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Tromelin - Chapitre VI. Echos littéraires du naufrage de l’Utile - ... https://books.openedition.

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CNRS
Éditions
Tromelin | Max Guérout

Chapitre VI. Echos


littéraires du
naufrage de l’Utile
p. 35-45

Texte intégral
1 Parmi les auteurs qui font écho à l’histoire de l’Utile dans les
années 1760-1770 – l’abbé Pingré, Bernardin de Saint-Pierre
et l’auteur anonyme du document de colportage –, aucun ne
semble avoir été en possession de l’ensemble des données
concernant cet événement. Ils n’imaginent pas non plus son
épilogue en 1776, avec le sauvetage de huit rescapés. Il
faudra attendre l’année suivante et la publication d’un même

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article dans plusieurs gazettes, puis plus tard la parution des


œuvres de Condorcet et de l’abbé Rochon pour que la fin de
l’histoire soit connue du public.
Le transit de Vénus
L’observation du transit de la planète Vénus devant le Soleil
a pour but de calculer la distance Terre-Soleil par la méthode
de la parallaxe. A cet effet, en 1761, des astronomes français,
anglais et autrichiens furent envoyés simultanément en
plusieurs points du globe. L’abbé Pingré devait ainsi
observer le phénomène à Rodrigue et Le Gentil à Pondichery.

Abbé Pingré (1761)


2 L’abbé Pingré, astronome venu observer depuis l’île
Rodrigue le transit de Vénus devant le Soleil, est présent à
l’île de France en 1761. Il décrit dans le manuscrit de son
Voyage à Rodrigue1, le contexte local dans lequel se déroule
le voyage de l’Utile. Il fait une allusion indirecte au naufrage
et à la fraude du commandant Lafargue, mais il passe sous
silence la décision de Desforges et ignore bien entendu le
triste sort qui sera celui des rescapés malgaches.
« Le Conseil souverain de l’Île de France est composé de cinq
ou six conseillers, outre un procureur du Roi, le gouverneur
y préside. Les lois sur lesquelles ce tribunal dirige ses
jugements sont très sages, on se plaint qu’elles ne sont pas
toujours exécutées, on accuse même quelques-uns de ceux
qui devraient montrer l’exemple d’être les premiers à les
enfreindre. On était alors occupé principalement des
préparatifs nécessaires à la défense de l’île ; on craignait en
quelque sorte moins les forces de l’ennemi, que la famine qui
pouvait être occasionnée par l’investissement de l’île. Le
départ de la marine du Roi laissait une charge de moins,
mais on doutait cependant s’il y avait assez de provisions
pour en entretenir les habitants durant deux mois. On avait
fait partir quelques vaisseaux pour faire des provisions de
riz à Madagascar et, pour ne pas multiplier les bouches
inutiles, on défendit en même temps tout commerce

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extérieur des esclaves. L’appât du gain faisait négliger la


défense. On achetait des Noirs à Madagascar ; on prenait
pour revenir des routes détournées et inconnues, soit pour
cacher sa marche, soit pour déposer les Noirs en lieu sûr en
attendant qu’on pût les faire entrer commodément. C’est
peut-être à ce manège qu’on a dû la perte de quelques-uns
de ces vaisseaux et de toute leur cargaison. »

3 L’allusion à l’Utile est transparente, et Pingré est le seul à


parler de la fraude du commandant de l’Utile.

Le récit imprimé du naufrage de l’Utile est


colporté
4 L’histoire étonnante du naufrage passionne l’opinion au
point qu’un texte imprimé est distribué par les colporteurs,
sans doute au milieu de l’année 1763. Imprimé à Bordeaux,
chez Jean Chappuis, le document est ici transcrit
intégralement.

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Figure 6-1 – Frontispice de l'imprimé de la Relation du


naufrage.
« Relation, des principales circonstances qui ont
accompagné et suivi le naufrage de la frégate l’Utile,
Capitaine M. de Lafargue, sur le ressif de l’Isle de Sable ou
du Corail, situé au 15e degré 52 minutes de latitude Sud, et
au 52e degré de longitude à l’Orient de Paris2. »
« Depuis que la Navigation est connue, il n’y a peut-être
jamais eu de naufrage plus attendrissant que celui de la
Frégate l’Utile. C’est par le coup le plus extraordinaire de la
Providence, que ceux qui montaient ce Vaisseau ont eu le
bonheur de trouver le salut au sein même du désespoir et de

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la mort. L’Histoire, ni le Roman n’offrent point d’événement


plus capable d’intéresser des concitoyens & des hommes. Le
récit en est dû à une Nation qui scait penser et sentir, &
surtout à un Gouvernement attentif à procurer, par
l’émulation, des sujets capables & fidèles aux Souverains & à
l’Etat, pour le service de la Marine. Voici ce que portent de
plus intéressant les pièces justificatives des faits qu’on a
sous les yeux, & qui sont en état d’être mis sous ceux du
Ministre.
La Frégate l’Utile partit de Foul-Pointe le 22 juillet 1761,
pour aller à l’île de France. La nuit du dernier de ce mois au
premier Août suivant, au moment que la plus grande partie
de l’Equipage étoit ensevelie dans le sommeil, le Vaisseau
fut tout-à-coup poussé & comme soulevé au milieu des flots,
par une secousse impétueuse. Il alla se précipiter sur une
chaîne de rochers couverts d’eau, & entrecoupés par des
torrens. Dans le premier effroi du réveil, l’Equipage se croit
perdu : le cri du désespoir est la seule voix qui se fait
d’abord entendre.
La chute subite de la mâture soulage le Vaisseau, en le
jettant au même instant dans un péril extrême, par une
secousse qui le porte tout-à-coup sur le côté droit.
Dans cette horrible extrémité l’Equipage ne voit plus que la
mort, & ce n’est que dans le désespoir que les Officiers
trouvent l’intrépidité & l’activité qui leur sont nécessaires.
Les prières & les menaces sont employées tour-à-tour : on
sauve ce qu’on peut dans la chambre la plus élevée ; on jette
à la mer les canons de stribord, côté sur lequel le vaisseau
était penché ; on essaye inutilement d’y jetter aussi ceux de
bas-bord ; on attache des cordages, pour empêcher les baux
de s’écarter, & pour s’assurer des bateaux. Ce n’est qu’avec
effort & qu’a l’aide de tout ce qu’on peut saisir, qu’on se
soutient parmi les secousses du Vaisseau, qui se redresse &
retombe à chaque moment, & qui est presque submergé par
l’impétuosité des vagues & des lames : on demande au Ciel,
par des cris lamentables, l’arrivée du jour.
Au milieu de ce tumulte & la nuit, le Vaisseau, qui souffroit
la plus violente fatigue, menace de s’entrouvrir ; le
gouvernail casse la barre d’arcasse, & la barre les baux de

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derrière : on fait partir le gouvernail ; le fond du Bâtiment


s’ouvre dans le même instant On se sauve des soutes ; les
malades sont noyés dans leurs cadres : on n’a plus devant
les yeux que la terreur ou la mort. On veut jetter le canot à
la mer ; mais les chutes et rechutes du Vaisseau rendent
tous les efforts inutiles : tous les travailleurs sont précipités
au milieu des débris, tout est au comble du désespoir.
Vers les trois heures du matin, le mouvement du vaisseau
paraît se ralentir ; nouvelles tentatives pour mettre le canot
à la mer, aussi infructueuses que les premières. Il survient
tout-à-coup une lame qui par sa chute enfonce le pont ou le
coffre, & entraîne tout dans la cale avec les hommes. Alors
le vaisseau se divise en six principales parties, sur chacune
desquelles l’Equipage se trouve dispersé au hasard. Il n’est
pas possible d’exprimer l’horreur de ces séparations, il faut
la sentir.
On ne décrira point les cris lugubres & lamentables des
Noirs ; les gémissements de tous ces infortunés qui voyant
fondre à chaque instant la mort sur eux avec les vagues, &
qui se sont suspendus sur les abîmes que par les débris où ils
se tiennent avec peine enfin toutes ces saillies mortelles qui
font frémir la Nature en de pareil cas, & qui doivent toucher
l’humanité, plutôt que frapper l’imagination. Au moment où
chacun croyoit être englouti dans les flots, une voix se fait
entendre, qui crie terre à plusieurs reprises. Tous prennent
d’abord ces cris pour des effets de leur étourdissement. La
voix continue de percer les ténèbres où l’on étoit encore
enveloppé ; on s’enhardit à l’écouter ; on reconnoit celle du
commis de la Frégate. Aussitôt ceux qui scavent nager
s’élancent dans les flots, vers l’asyle qui leur est annoncé :
les Sieurs Audique & Monier sont les premiers à donner aux
autres un exemple qui devient funeste à la plupart.
L’aurore commence à paroître ; le crépuscule offre une
espèce d’Isle le long du réssif ; l’espérance renaît sur les
différents débris : à mesure que le jour croît, l’Isle désirée se
découvre plus distinctement, mais elle ne fait voir encore
qu’un roc de corail ; elle laisse craindre à des malheureux
épuisés de fatigues, de n’y trouver qu’un refuge où il faudra
peut-être expirer plus cruellement que dans les flots ; tout ce

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qu’ils voyent n’est qu’un sinistre présage, & l’extrême aridité


de la côte, & l’air abattu de ceux qui s’y étoient sauvés à la
nage, tout étouffe l’espoir dans les cœurs. Cependant on
demande des nouvelles du Capitaine ; on le croyoit péri : il
se présente à la bouteille de bas-bord, qu’il fait briser pour
l’en tirer. Il apperçoit avec joie la terre en sortant de ce
réduit ; il cherche à rallier l’équipage ; on délibère sur les
moyens de gagner la terre ; on parvient à établir un
cordage sur un débris peu distant de l’Isle : cet expédient
coûte bientôt la vie au jeune frère que le Sieur Castelan du
Vernet, premier lieutenant de la Frégate, avoit eu la
consolation de voir sauvé des périls de la nuit. Une lame
furieuse renverse tout-à-coup le débris sur lequel il étoit, il
s’y attache avec effort par dessous ; mais il est bientôt forcé
de quitter prise par la violence des secousses. En vain lutte-
t-il contre les flots pour rejoindre le débris qui lui est
échappé ; en vain se porte-t-il vers son frère, qui lui tend les
bras ; le choc impétueux du torrent le repousse et le
replonge dans le gouffre. Le Sieur Castellan du Vernet, tout
hors de lui-même, oublie qu’il ne scait pas nager, & veut
s’arracher des bras des matelots qui le retiennent, pour
s’élancer vers son frère, & le sauver ou périr. Il a la douleur
de le voir emporter par la furie des vagues, sans pouvoir lui
donner aucun secours.
Le renversement du débris fait craindre que le cordage ne
vienne à se détacher ; on le saisit de nouveau & on l’étend
sur une partie des premières allonges de stribord, qui avoit
passé sous celle de bas-bord. On se tient au cordage ainsi
tendu, & l’on parvient, avec beaucoup de périls & en
recevant les secousses les plus terribles, au débris voisins de
la terre, mais ce voisinage étoit bien dangereux ; il falloit,
pour passer du débris dans l’île, franchir un courant d’eau
qui couvroit le corail, le roc & des précipices. Néanmoins,
dans l’impatience où l’on étoit d’arriver à terre, on attend
avec peine que la lame se soit retirée. Quelques-uns
s’élancent sur un plateau du Ressif, & ont le bonheur de
prendre terre avant le retour de la lame ; mais d’autres
secoués avec violence par le retour de la lame, sont en
danger de périr, & ne se sauvent qu’en saisissant le corail

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qui les blesse & les mutile.


Le Sieur Castellan du Vernet essuya le plus grand péril dans
ce passage ; il y aurait été submergé, si le Sieur Herga,
Chirurgien-Major du Vaisseau, qui étoit à terre, ne fut
promptement venu à son secours. Le Sieur Benagé dut son
salut à deux Noirs qui l’arracheront aux flots qui
l’emportaient ; le Sieur Monier fut sauvé par le moyen d’un
cordage : enfin, c’est à travers de tant de danger que la plus
grande partie de l’Equipage arrive sur l’Isle désirée.
Presque tous sont meurtris, mutilés & couverts de
contusions ; ce sont plutôt des spectres que des hommes.
Ces malheureux Insulaires ont encore la désolation de se
voir sur un roc desséché par les ardeurs du Soleil, & qui ne
leur offre aucune pâture : ils se regardent les uns & les
autres d’un œil morne et abattu ; ils se disent par un silence
mortel, que c’est en vain qu’ils ont espéré se trouver un
asyle ; leur sang se glace dans les veines, tandis que la
chaleur excessive brûle au dehors ; ils tremblent, ils sont
agités et enflés, comme dans les crises d’une fièvre violente
accompagnée d’hydropysie.
Cependant les plus intrépides sortent, par l’effet du
désespoir, de leur abattement, se traînent vers les débris de
la Frégate, pour y chercher des vivres.
Ils ont le bonheur d’y trouver quelques barriques d’eau de
vie & quelques barrils de farine. Les premiers qui font cette
découverte se jettent avidement sur tout ce qui peut calmer
leur soif : ils sont bientôt suivis par d’autres : on ramasse
avec soin ces précieux restes, & l’on se hâte de les dérober à
la mer.
Il y avoit dans l’Isle, pour tout habitant, une multitude
d’oiseaux, qui d’abord étoient venus fondre précipitamment
sur les hommes de l’Equipage ; comme ils voltigeaient
presque à terre, on les prend & on les abat sans peine ; on
les fait rôtir sur la cendre, en les arrosant d’un peu d’eau de
vie ; ce fut la nourriture principale de l’Equipage pendant
son séjour dans l’île.
A l’approche de la nuit, qui amenoit avec elle un froid vif &
âpre, il fut question de se construire un abri avec quelques
débris & quelques lambeaux de voiles, on parvient à former

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une espèce de tente. Ce refuge se trouvant trop étroit pour


contenir tout le monde ; la plupart se retirent dans les
cavités du corail, avec les pensées les plus sombres, & des
réflexions d’autant plus accablantes, qu’ils venoient de voir
expirer plusieurs Officiers Mariniers.
Le jour succède à une nuit affreuse. Depuis l’instant où l’on
étoit entré dans l’Isle, on avoit presqu’entièrement perdu
l’usage de marcher ; on se traînoit ou l’on n’allait que d’une
manière chancelante, comme dans une grande yvresse. Le
bloc de corail paroissoit aussi agité que les débris mêmes
qu’on avoit quittés ; la plupart s’imaginoient être sur une
Isle flottante, & pensoient être entraînés à chaque instant au
gré des vagues. Les mugissements continuels de la mer
causoient des étourdissements effroyables ; tous les objets
ne s’offroient que sous des aspects extraordinaires, comme
dans un songe où l’imagination s’épouvante d’elle-même.
Cependant chacun revoit avec une sorte de joie les
compagnons de son infortune ; on songe en même temps à
sauver ceux qui étoient demeurés sur les débris : quelques
coups d’eau de vie inspirent assez de courage à plusieurs
pour affronter de nouveau les abîmes d’où ils étoient sortis ;
ils vont chercher un Officier Marinier dangereusement
blessé, ils le rapportent comme ils peuvent, & le mettent
entre les mains du Chirurgien, qui lui fait un appareil
douloureux avec des lambeaux de voile.
D’autres cherchent des instruments pour percer le corail.
On établit en même temps une police exacte & ferme pour
économiser la farine & la boisson : on recommande à tous
l’activité du travail ; on reproche à quelques-uns leurs
excès ; on propose à tous leur salut, pour prix de leurs
efforts : tout ce que la prudence humaine, jointe à la
confiance, peut fournir de ressources, est employé.
La découverte qu’on fit d’une source d’eau, ou plutôt d’une
liqueur épaisse & blanche comme du lait, fut une espèce de
miracle qui excita une joie universelle. On part en
procession pour aller vers cette heureuse source ; le Ciel y
est mille fois béni, mille actions de grâces font retentir les
airs. Cependant cette eau étoit salée & se corrompoit
bientôt, plusieurs périrent en la buvant.

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Ensuite l’idée de construire un Bâtiment pour sortir de l’Isle,


vint à quelques-uns, elle est bientôt saisie par tout le
monde ; mais la difficulté étoit de la réaliser. Il falloit un
plan & des matériaux, il falloit une exécution prompte &
heureuse, le Charpentier ne pouvoit rien effectuer, ce qui
jetta tout le monde dans la consternation.
Le sieur Castellan du Vernet, qui pour soulager le capitaine,
se portoit de tous côtés, & veilloit, en sa qualité de premier
Lieutenant, au maintien du bon ordre, déclara qu’il se
chargeoit de travailler au plan du Bâtiment en question ; &
sans délibérer, il commença à le dessiner sur une plate-
forme dressée avec des débris. A la vue des premiers traits
de l’épure d’un Bateau en forme de Prâme, l’espérance se
relève dans tous les coeurs, & y ranime le courage. La
suivante procure quelque repos.
Chaque jour inspire une nouvelle fermeté, une nouvelle
vigueur, malgré la disette où l’on est, pour fournir des
travaux. Les officiers tantôt dirigent les opérations qui leur
sont distribuées, tantôt conduisent chacun leur peloton aux
débris ; on démolit tout ce qui présente, & l’on travaille à
construire un four et une forge.
Le point qui alarmoit le plus, c’est qu’on craignoit de
manquer du bois nécessaire pour la construction du Bateau,
auquel il fallait donner au moins quarante-cinq pieds de
quille sur quinze de face, pour pouvoir transporter tout
l’Equipage.
Le Sieur Castellan du Vernet épuisé de fatigues & accablé
d’incommodités, se traîne comme il peut sur la plate-forme,
en tombant dans des évanouissements continuels. Sa
situation jettoit tout le monde dans l’accablement ; on
craignoit à chaque moment de le perdre, & chacun lui
témoignoit ses terreurs, comme si l’on eut été sur le point de
faire une seconde fois naufrage. Parmi les cris lamentables
qu’on poussoit autour de lui, il recevoit soudain & comme
par saillie la connoissance ; il se hâtoit de mettre à profit les
momens où il étoit à lui, pour achever son travail, en
montrant la plus grande confiance, afin d’en inspirer aux
autres. Il étoit obligé d’être tout à la fois Commandant,
Ingénieur, Charpentier, Scieur-de-long, en un mot, de se

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multiplier suivant les divers besoins & les différentes


opérations. Déjà on a la satisfaction de voir des planches
étendues sur une espèce de chantier, de voir le fourneau de
la forge achevé, & le Bateau prendre une forme régulière.
A ce spectacle que chaque jour rendoit plus intéressant, ce
n’étoit plus la consolation qui se montroit sur les visages,
c’étoit presque de la joye ; ces courageux Insulaires
croyoient déjà voir leur Patrie combattre encore pour elle &
pour le Roi, & s’il falloit périr, périr du moins en vendant
leur vie bien cher aux Ennemis.
Le Sieur castellan du Vernet va jusqu’à perfectionner ses
inventions ; il fabrique un soufflet pour la forge avec de la
basane, le dessus d’un coffre & deux panneaux de la grande
chambre lui servent à en faire la boiture. Il se transporte
sur les débris pour y chercher tout ce qui peut servir à
l’exécution de son plan ; il arrache des mains des Matelots
des pièces d’argent que ces infortunés s’amusoient à
ramasser au lieu de cloux, il les jette à la mer à leur yeux, &
les fait travailler à leur propre vie.
Cependant on n’étoit pas un moment sans alarmes. Il
survenait de temps en temps des agitations et des
bouillonnements autour de l’Isle, qui faisoient frémir, & qui
replongeoient les travailleurs, c’est à dire tout l’équipage ;
dans des consternations entrecoupées. On avoit découvert
presque au milieu de l’Isle des débris de vaisseaux, qui
annonçaient qu’elle étoit souvent submergée par la mer. On
redoutoit sans cesse les ouragans et les tempêtes. L’heureux
Esquif étoit prêt à s’achever, lorsque les flots courroucés
emportent pendant une nuit obscure un espace de l’Isle
d’environ 125 toises. Cet évènement causa une terreur
d’autant plus affreuse, qu’on touchoit au moment de
pouvoir se sauver.
Enfin, le Sieur Castelan du Vernet a la consolation de mettre
la dernière main à son ouvrage le 27 septembre, 56 jours
après le naufrage. Tout l’Equipage alors éclate en cris
d’allégresse ; on verse des larmes de joye sur ces planches
qui avoient été arrosées de pleurs si amers. Chacun appelle
le Sieur Castelan son bienfaiteur & son père, chacun le
remercie de la vie qu’il tient de son activité & de son

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industrie ; tous demandent pour lui les bénédictions du Ciel


& les récompenses qu’il a méritées. Ce devoit être pour cet
Officier une satisfaction bien touchante & bien digne d’un
cœur sensible, de voir que des débris, ou plutôt des restes,
pour ainsi dire du tombeau de l’Equipage, il étoit parvenu à
faire un bâtiment capable de sauver la vie de cent vingt-
deux Européens, tous Officiers ou Matelots expérimentés.
On bénit solennellement le Bâtiment, & pour lui donner un
nom qui lui convienne, on l’appelle la Providence. On se
prépare donc au départ sans délais pendant la nuit du 26
au 27 Septembre. Tous les bras s’employèrent avec le plus
grand empressement pour ratîner3 le Bateau, on vient à
bout de le faire marcher sur des rouleaux, malgré plusieurs
accidents & des terreurs continuelles ; enfin on le lance à
l’eau, en le retenant avec une ancre à jet qu’on avoit retirée
des débris.
Aussitôt le grand mât à bascule est dressé, les voiles sont
appareillées, la mer en courroux menace de les prendre de
flanc ; mais on a le bonheur de faire présenter la proue à la
lame. Les cent vingt-deux Français s’embarquent ainsi avec
l’espérance, ils sont obligés de s’entrelasser les uns dans les
autres pour pouvoir y être tous contenus avec quelques
vivres. Les Noirs, qu’on était forcés de laisser sur l’Isle
demeurèrent dans un silence accablant au moment du
départ. Le Sieur Castelan étoit désolé plus que jamais de
n’avoir pu donner que 33 pieds de quille au bateau, parce
que le bois n’avoit pas suffi. Mais quel parti prendre dans
une pareille extrémité ? Ce fut de laisser des vivres aux
malheureux Noirs, en leur promettant de les envoyer
chercher, & en leur laissant même un écrit par lequel leurs
services étoient attestés, afin que si quelqu’un venoit à
passer, on les y recut sans difficulté.

A cet endroit du texte, un renvoi imprimé dans la marge


indique : « On a envoyé un bâtiment de l’Isle de France, pour
prendre ces infortunés. », mais une note manuscrite ajoutée
ultérieurement précise : « On avait promis d’envoyer et on
ne l’a pas fait jusqu’à présent. »

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Figure 6-2 – Renvois imprimés et manuscrits dans la marge.


Au bout de quatre jours de traversée, après avoir rencontré
de grosses mers & des vents variables, le fortuné Bâtiment
arrive le premier Octobre, à neuf heures du soir, au Port de
Foul-Pointe. M. d’Aiguille, Chef d’Escadre étoit sur le point
de sortir de ce Port, où il étoit mouillé ; il demanda en
passant d’où venoit ce Bateau, le Sieur Castelan du Vernet,
qui reconnut sa voix lui repondit que c’étoient les débris de
la Frégate l’Utile, qui avoit fait naufrage à l’Isle de sable.
Tout ce qu’on lui raconta touchant ce naufrage & ce qui
l’avoit suivi, ainsi que sur le nombre d’hommes qu’on lui dit
qu’il y avoit dans le Bateau, lui parut incroyable. Ce Général
partit le lendemain pour l’Europe. Avant son départ il
donna au Sieur Lafargue, Capitaine, une lettre pour M. de
Laval, commandant le Silhouette, qui étoit à l’Isle de
Marotte dans la Baye d’Antongil, afin qu’il vint prendre
l’équipage du Bateau à Foul-Pointe, & qu’il le transportât à
l’Isle de France. Ce fut le Sieur de Castelan qui fut chargé de

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remettre cette lettre, & qui s’embarqua en conséquence dans


une petite pirogue ou nacelle. Le Silhouette mouilla à Foul-
Pointe le 23 Octobre, & partit le 26 pour l’Isle de France, où
il arriva le 25 novembre. Pendant la route le Sieur de
Lafargue mourut, le 12 de ce dernier mois, à la vue de l’île
Bourbon. On conçoit bien que le récit du naufrage qu’on
vient de décrire, & de toutes les circonstances qui l’on
accompagné, & encore plus l’espèce de prodige avec lequel
l’Equipage de la Frégate l’Utile fut sauvé, causa le plus
grand étonnement à ceux qui furent comme les témoins de
la vérité du fait, en voyant cet Equipage & le Bateau
construit par le Sieur Castelan du Vernet4.
Pour témoigner leur reconnaissance à cet Officier, tous ceux
qui composoient l’Equipage le forcèrent d’agréer un
Certificat signé d’eux, & qui atteste les faits avancés sur son
compte dans cette relation. Le Sieur Castellan du Vernet
auroit constamment refusé une attestation d’ailleurs si
glorieuse pour lui, s’il lui avoit été permis de rejetter un
monument qui lui paroissoit nécessaire pour faire croire des
faits aussi extraordinaires & aussi peu vraisemblables, & si
sa sensibilité avoit pu répondre autrement à celle que lui
marquoient par-là les compagnons de son naufrage & de
ses travaux. Il se trouvoit trop heureux d’avoir soulagé la
vie à cent vingt hommes, tous estimables en leur genre,
pour ne pas accepter ce qui devoit lui rappeller à jamais à
lui-même le service qu’il leur avoit rendu, & le mettre en état
de certifier ce qui sera toujours sa consolation & sa gloire.
L’An mil sept cent soixante-un, le vingt-neuvième jour de
novembre, au Port de France : Nous Maître d’Equipage,
Officiers-Mariniers & Matelots de la Frégate l’Utile,
Capitaine de Lafargue : Certifions authentiquement
qu’ayant naufragé à dix heures de nuit du dernier juillet au
premier août de la susdite année, sur l’Isle de Sable, ou pour
mieux dire de Corail, sur laquelle nous avons resté jusqu’au
27 Septembre au soir, & que nous fîmes route pour Foul-
Pointe sur un Bateau plat à trois quilles, dans le plan des
Prâmes, quoique en petit, puisque ledit Bateau n’avoit que
trente-trois pieds de quille ; nous arrivâmes à Foul-Pointe
cent-vingt-un hommes tout compris, le premier Octobre. Il

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ne nous falloit rien moins qu’un Officier comme M.


Castellan du Vernet notre premier Lieutenant, qui lui seul,
après notre triste naufrage, a ranimé le courage d’un
chacun par la construction du susdit Bateau ; non
seulement il en leva les plans, mais même il l’exécuta en
partie, & cela des débris qu’il falloit aller lever sur
différentes parties des plus grands débris, dont il fut le
premier à donner l’exemple. Nous pouvons publier qu’il
trouvoit du remède à tous les obstacles, qui n’étoient pas
moindre, tout incommodé qu’il fut, & affligé de la perte d’un
frère qui promettoit beaucoup. Il ne décessoit jamais le
travail depuis la pointe du jour à la nuit close ; son industrie
nous donna une Forge, car il fit un soufflet d’une basane
qu’on sauva. Si nous tracions ce qu’il a fait jour par jour, le
détail seroit trop long. Nous dirons avec vérité qu’après
Dieu, nous devons notre sortie de cette Isle à lui seul,
puisque c’est à la connaissance du plus simple de
l’Equipage, que nous n’agissions que par son conseil. & ses
ordres au travail qui étoit indispensable pour parvenir au
but où Dieu nous a fait la grace d’arriver. A peine fûmes-
nous sortis de la susdite Isle, qu’il forma le projet de venir
prendre les Noirs que nous y laissions, pourvu qu’à Foul-
Pointe il eût pu trouver un rechange de voiles ; ce qu’il n’a
pu exécuter par ce défaut. Nous supplions instamment le
susdit Lieutenant d’accepter notre reconnoissance par le
présent exposé, n’étant que la vérité. En foi de quoi avons
signé le jour & an que dessus. Lange Stepons, Pierre
Desdebes, Mandement, Joseph Elissade, Bertrand Vergès,
Jean-Louis Catalot, Vital Sarran, Taillefer, De Pierre
Florimer, Martin Darlas, Jean Deffaa, Jean Cazenave,
Caubinot, Joseph Duval, Jean-Louis Rossy, Pierre Balere,
François Jourcin, François Le Quennet, Ribert, David
Lassale, François Lafitte, Jean Lafourcade, Pierre Laems,
Vincent S. André, Jean Bertrand, Pierre Cruchet, Pierre
Dembrun, Jean Fourquet. »

5 Outre le certificat peu banal, délivré par l’équipage, Castellan


du Vernet, deux ans plus tard, en obtiendra un autre des
Directeurs de la Compagnie des Indes5 :

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« Nous Sindics et Directeurs de la Compagnie des Indes


certifions à tous qu’il appartiendra que le Sr. Castellan du
Vernet premier lieutenant de la Marine de la Compagnie,
s’est embarqué le dix-sept novembre mil sept cent soixante
au Port du passage en qualité de second sur la frégatte
l’Utile commandée par le Sr. Lafargue pour le voyage de
l’Isle de France et de Bourbon ; que ce bâtiment a eu le
malheur de faire naufrage le 31 juillet 1761 par un gros
temps pendant la nuit sur une chaîne de rescifs de l’Isle de
Sable, coste de Madagascar ; que les violentes secousses de
la mer contre les roches ayant dégradé ce navire en très peu
de tems et mis l’Etat-major et l’équipage composé de cent
vingt hommes dans un danger imminent de périr tous sans
ressources, le Sr. Castellan du Vernet et ceux de ses officiers
qui dans une si triste extrémité étaient en état d’agit ;
ramenèrent par leur fermeté le courage des équipages, à
l’effet d’employer tous les moyens possibles pour se sauver
sur l’isle de Sable, qu’en effet après des travaux et des
risques infinis suivant les détail que cet officier en a
rapporté à la Compagnie, et qui lui sont venus d’ailleurs par
différentes lettres, non seulement tous le monde a eu le
bonheur de se sauver sur cette isle, mais encore que cet
équipage sous la conduite du Sr. Castellan du Vernet, qui
s’en trouvait le commandant, s’est rendu en quatre jours de
traversée à Madagascar sur un bateau qu’il a construit lui-
même sur cette isle déserte en cinquante-six jours de tems
avec les débris de la frégatte et sur les plans du Sr. Castellan
du Vernet qui n’a cessé de les encourager par ses conseils et
par son exemple, ainsi que les gens de l’équipage l’on
reconnu par le certificat qu’ils en ont donné à ce
Commandant, signé d’eux ; et qu’il nous a produit et sur le
compte que la Compagnie a rendu à Mr. le Controlleur
Général, le Ministre a obtenu du Roy une gratification de
900 livres pour le dit Sr. Castellan du Vernet, et pour
donner à cet officier une marque de la satisfaction que nous
avons du zèle et de la capacité qu’il a fait paroitre en cette
occasion, nous luy avons délivré le présent certificat signé
de nous pour lui servir et valoir ce que de raison, et je lui
fait apposer le cachet des armes de la Compagnie et contre

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signer par le secrétaire d’Icelle, fait à Paris en l’Hôtel de la


Compagnie des Indes, le dix-huit juin mil sept cent soixante-
trois. Paumier de St-Bal6, David7, Godheu8
Pour la compagnie
Boize9. »

Bernardin de Saint-Pierre (1773)


6 Bernardin de Saint-Pierre, séjourne à l’île de France entre
1768 et 1770, il publie son Voyage à l’île de France en 1773.
S’il ne connaît pas l’épilogue de l’histoire, il révèle toutefois
le refus de l’administration de la Compagnie d’aller
rechercher les naufragés. Cependant, il n’osera pas publier
ses critiques, ni certaines révélations sur les excès des colons.
On les retrouve cependant dans son manuscrit conservé à la
bibliothèque du Havre dont voici la transcription10.
« Le vaisseau l’Utile partant de Madagascar s’échoua sur
une isle appelée l’isle aux sables, presque à fleur d’eau, et
sans eau ni herbe d’aucune espèce. Ce vaisseau avait
environ 160 nègres esclaves, le Cap. les fit descendre avec
son équipage et ce qu’on put sauver des provisions du
vaisseau qui avait coulé, ensuite on résolut de le démembrer
pour en construire une barque qui put les ramener à l’isle de
France. Les noirs esclaves le servirent avec un grand zèle
dans ce travail. Quand la barque achevée et faites aussi
grande qu’on l’avoit pu, le capitaine s’aperçut avec chagrin
qu’elle ne pouvait contenir que les gens de son équipage, il
les fit donc embarquer secrettement et ayant laissé tant soit
peu de provisions avec les noirs il leur promit de leur
envoyer un vaisseau dès qu’il serait arrivé à l’Isle de France,
les malheureux, femmes et enfants, levèrent les mains au
ciel et leur souhaitèrent un bon voyage, cependant le Cap.
étant arrivé au bout de trois semaines à l’Isle de France
rendit conte [sic] à l’administration de son malheur et de la
promptitude du secours qu’il fallait porter aux noirs
abandonnés au milieu de la mer11. D’autant qu’il ne fallait
que quelques jours de voyage pour aller à eux, les vents
étant presque toujours favorables. Mais les chefs de

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l’administration décidèrent qu’ils devoient être péris et on


les abandonna sur cette isle. Depuis on n’a pas même
aperçu d’ossements, la mer couvrant ce haut fond dans les
équinoxes. Ils pouvaient avoir péri mais l’administration
était très coupable car enfin c’étaient des hommes qu’ils
livraient à la mort et la démarche qu’elle devoit faire,
quoique inutile eut prouvé qu’elle faisait quelques cas des
hommes et qu’elle devoit, même de [manière] inutile, à leur
mémoire12. »

Gazettes et journaux (1777)


7 En 1777, la nouvelle du sauvetage des rescapés parvient en
Europe et plusieurs journaux publient un texte identique. En
mai, le Journal de politique et de littérature13, publié à
Bruxelles ; en juillet, la Gazette des gazettes14, publié dans le
duché de Bouillon ; en août, le Journal historique et
politique de Genève15 et le Journal encyclopédique16, publié à
Liège :
« Extrait d’une lettre du Port-Louis dans l’Isle de France La
corvette du Roi la Dauphine, commandée par le Chevalier
Lanuguy-Tromelin, Enseigne de vaisseau, partit de ce port
le 25 de Novembre dernier, pour aller reconnaître l’Isle aux
Sables, & y prendre des noirs, que plusieurs bâtiments y
avoient apperçus précédemment ; le 28, au coucher du
soleil, on découvrit l’Isle, & le 29, M. Lepage, Officier de la
corvette, fut envoyé avec une chaloupe & une pirogue à
l’ouest de l’Isle, d’où il ramena à bord de la corvette sept
négresses & un négrillon ; âgé de huit mois, qui étoient les
seules personnes existantes dans cette Isle ; on interrogea
ces femmes infortunées, qui répondirent qu’elles étoient
dans cette Isle depuis la perte du vaisseau de la Compagnie
des Indes l’Utile, qui fit naufrage le 31 juillet 1761 ; qu’après
le départ de l’équipage, qui se sauva dans une espèce de
chalan, fait des débris du vaisseau, il étoit resté environ 80
noirs ou négresses dont 18, peu de temps après,
s’embarquèrent sur un rat, & ne reparurent plus ; que,
depuis environ douze ans, il n’en étoit plus resté que treize,

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les autres étant morts de misère. Ces mêmes femmes


rapportent n’avoir vu, pendant les quinze années qu’elles
ont passées dans l’isle, que cinq navires, dont plusieurs ont
essayé de mettre à terre ; que le troisième, la Sauterelle, y
avoit réussi, que, le mauvais temps où la peur ayant obligé
un Matelot de rester avec eux, cet homme s’étoit embarqué
sur un rat, il y a environ trois mois, avec trois Noirs et trois
Négresses, dans l’espérance de se rendre à l’Isle de
Madagascar. Quant au genre de vie que ces malheureux ont
mené dans cette Isle déserte, depuis l’époque de leur
naufrage, voici ce qu’on en a pu recueillir. Ils étoient
parvenus à se bâtir, avec les débris du vaisseau, une espèce
de case, qu’ils avoient construite sur la partie la plus élevée
de l’Isle ; ils l’avoient couverte de l’écaille des tortues, qui
leur servaient de nourriture. Les poissons, les oiseaux &
leurs œufs étoient leur unique ressource. Un puits, pratiqué
dans le sable, leur donnoit pour boisson une eau saumache
(sic), & les plumes d’oiseau, tissues fort artistement, leur
servoient de pagnes et de couvertures.
Cette Isle n’est qu’un banc de corail, qui peut avoir un quart
de lieue de longueur, sur 300 toises de largeur, & dont la
hauteur peut avoir environ 15 pieds. La mer a rassemblé
autour de sa circonférence du corail brisé & du sable, de
manière que le milieu de l’Isle est plus bas que ses bords ; il
n’y croît que de la soldanelle, qui rampe sur le sable. Tout le
contour de l’Isle est cerné de récifs, qui s’étendant 150 toises
dans la partie Sud, & se rapprochent de la côte. En allant
vers le nord, dans les mauvais temps, qui sont assez
fréquens, à ce que disent les naufragés, le vent ensabloit leur
case, & ils étoient souvent dans la crainte d’être engloutis
par la mer. M. l’Intendant a donné asyle chez lui à l’enfant,
à sa mère, nommée Eve, & à une autre négresse mère de
celle-ci, nommée Dauphine ; l’enfant a été baptisé, & a reçu
le nom de Jacques Moyse. »

Condorcet (1781)
8 Condorcet fait une première allusion à l’histoire en 1781
lorsqu’il publie ses Réflexions sur l’esclavage des nègres. Il

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prend comme exemple le naufrage de l’Utile et l’abandon des


esclaves pour montrer « combien les Européens sont
éloignés en général de regarder les noirs comme leurs
semblables »17 ; on aurait pu imaginer contestation plus
virulente. Lorsqu’il fut admis le 8 avril 1788 à la Société des
amis des Noirs, il venait de publier une seconde édition des
Réflexions. Si Condorcet avait connu le récit du naufrage
rédigé par de Keraudic, sans doute y aurait-il trouvé
l’illustration parfaite de son propos.
9 En relatant l’histoire des esclaves de l’Utile, Condorcet
commet plusieurs erreurs qui posent la question de ses
sources. Il attribue par exemple le sauvetage des rescapés à
la Sylphide et non à la Dauphine. Ayant sans doute eu vent
du drame vécu par les esclaves de l’Utile et souhaitant s’en
servir pour illustrer son propos, il prit contact avec le
capitaine de vaisseau Louis-Dominique de Joannis, ancien
capitaine de la Compagnie des Indes passé dans la marine
royale. Ce dernier s’en ouvrit à Madame de Brain, sœur de
Desforges-Boucher, qui vivait à Paris. Elle écrivit à son frère,
au château de Gol à l’île Bourbon, la résidence familiale où il
s’était établi après avoir quitté en 1767 ses fonctions de
gouverneur. Après l’émoi initial, l’affaire avait peu à peu été
oubliée. Le sauvetage des rescapés la ramena brutalement
sur le devant de la scène, l’affaire devenant particulièrement
gênante pour Desforges-Boucher. Très méfiant et cherchant
à connaître les intentions de Condorcet, il fit parvenir à sa
sœur un paquet secret contenant des » notes instructives » et
lui fit ses recommandations :
« Je suis fort content de savoir que le paquet secret que je
vous ai adressé vous soit parvenu ; je suis bien assuré que
vous n’userez qu’avec circonspection de son contenu et
qu’autant qu’il vous sera nécessaire pour parvenir à la
connaissance de ce que l’on désire de savoir. J’ai écrit à
notre ami Joannis de vous faire part de tout ce qu’il a pu
entrevoir dans les questions de M. le Mquis de Condorcet18. »

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10 Condorcet fut-il informé ou désinformé par Desforges-


Boucher ? Il écrit simplement, sans commenter la décision
du gouverneur : « M. des Forges, alors gouverneur de l’île de
France, refusa d’envoyer un vaisseau sous prétexte qu’il
courait risque d’être pris. »

Abbé Rochon (1791)


11 L’abbé Rochon, astronome de la Marine Royale, présent à
l’île de France en même temps que Bernardin de Saint-Pierre
consacre plusieurs pages au naufrage et au sauvetage des
rescapés dans son Voyage à Madagascar et aux Indes
Orientales. Sans doute parce qu’il le publie tardivement à
Paris en 179119, sa critique est plus vive, et plus directe. Il
s’insurge contre la décision de ne pas porter secours aux
naufragés, d’autant plus facilement que l’air du temps a
changé : « Tout homme qui a quelque sentiment d’humanité
frémit quand il sait qu’on a laissé périr misérablement ces
pauvres noirs, sans daigner faire aucune tentative pour les
sauver. »
12 La vertueuse indignation de Rochon, un personnage haut en
couleur, une forte personnalité, doit être tempérée. En effet à
une époque de prise de conscience, les idées et les
comportements changent rapidement et il est parfois aisé de
pointer des attitudes et des déclarations contradictoires à
quelques années de distance.
13 Dans le même ouvrage Rochon s’indigne :
« Hommes justes et compatissants, voyez ce qu’il en a coûté
de sang et de crimes, pour amener vos colonies à cette
espèce de prospérité dont vous entendez tous les jours
exagérer la plupart des avantages, comme si cette
prospérité toujours précaire n’étoit pas plus apparente que
réelle, puisque l’opulence du petit nombre n’est fondée que
sur la servitude et la misère de la multitude. »

14 Mais lors du violent différend qui oppose le Gouverneur


Jean-Daniel Dumas à l’intendant Pierre Poivre en 1767/1768,

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la saisie des papiers du Sr.Glémet régisseur des traites du


Roi à Madagascar, nous montre un autre visage de Rochon.
Voici un extrait de l’une de ces lettres :
« Une lettre du S. Glémet au nommé Filet dit La Bigorne
interprète envoyé dans la baie d’Antongil par laquelle lettre,
sur la recommandation de M. Dumas, le S. Glémet ordonne
à son cher Filet de procurer à M. l’abbé Rochon toutes les
facilités pour la recherche de beaux morceaux de cristal…
Lui demande de procurer à M. l’abbé Rochon l’achat de
deux esclaves, … Lettre du 17 septembre 1768. »20

15 On peut remarquer que toutes ces critiques se concentrent


sur la décision de Desroches de ne pas secourir les
Malgaches restés sur l’île. Personne en revanche ne souligne
la désobéissance de Lafargue, pas plus que la fraude
organisée par le gouverneur lui-même.

Notes
1. Hoarau S., Janiçon M. P., Racault J.M., Voyage à Rodrigue, le transit
de Vénus de 1761 : la mission astronomique de l’abbé Pingré dans
l’océan Indien / Alexandre-Gui Pingré, édition critique, Paris, 2004. -
373 p.
2. Un autre document identique a été imprimé à Amsterdam et diffusé à
Paris chez Knapen.
3. Sans doute une déformation par consonance de « pour attiner », verbe
correspondant au mot attinage, terme utilisé pour désigner la mise en
place des tins, ici destinés à faire glisser la quille de la Providence lors de
sa mise à l’eau.
4. Le Sieur Castellan, natif d’Aunat, Diocèse d’Alet en Languedoc, au
centre des Pyrénées, sert sur les vaisseaux de la Compagnie des Indes
depuis 1741, il s’est trouvé au siège de Madras en 1746 et 1747, sur le
vaisseau le Duc d’Orléans ; il commanda pendant le siège un
détachement de matelots ; il était en 1759 Lieutenant de Frégate [à bord
du] Saint-Priest, lorsque le vaisseau fut attaqué au nord du Cap Finistere
par une frégate anglaise qui, quoique supérieure en force, fut fort
maltraitée ; il fit un grand nombre de voyage dans les Indes. Il a eu trois
frères morts au service du Roi ; l’un au siège de Bergopsoon, l’autre sur le
vaisseau le Beaumont, & le troisième fut submergé en sa présence à l’Isle
de Sable. Son père et son grand-père ont servi dans le Royal-Roussillon,

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Infanterie. Ce fut son grand père qui, quoique retiré du service avec une
pension du Roi, fut chargé de porter secours au Mont-Louis & à la
Sardaigne française, contre les incursions de Dom Miguel, ce fameux
partisan espagnol, qu’il vint à bout de chasser.
5. AN – Colonies E 65 – (Aix en Provence) – Dossier Castellan du Vernet
6. Annibal Pannier de Saint-Bal, Syndic de la Compagnie des Indes et
banquier.
7. Antoine David, Directeur de la Compagnie des Indes de 1743 à 1764.
8. Charles Robert Godeheu d’Igoville, Directeur de la Compagnie des
Indes.
9. Jean-Baptiste Boize, Premier secrétaire de la Compagnie des Indes.
10. Bibliothèque du Havre, Manuscrit no 82 fo B4 - Brouillons du texte du
Voyage à l’Ile de France de Bernardin de Saint-Pierre.
11. Bernardin de Saint-Pierre commet ici une erreur car Lafargue décéda
en mer le 12 novembre 1761.
12. Bibliothèque Municipale du Havre - Manuscrit no 82, fo B4.
13. Journal de politique et de littérature, no 13, 5 mai, tome second,
Bruxelles, 1777, p. 253.
14. Gazette des gazettes, Année 1777, juillet, première quinzaine,
Bouillon, p. 50.
15. Journal historique et politique de Genève, no 24, 30 août 1777.
16. Journal encyclopédique, volume 44, Pierre Rousseau, 1777, p. 560. Ce
journal fut publié à Liège par Pierre Rousseau à partir du 1er janv. 1756.
17. Condorcet 2003, p. 52.
18. AD 56, E 2226 – Correspondances A. Desforges-Boucher, Lettres
adressées à Mme de Brain datées du 20 novembre 1781, fo 171.
19. Rochon Alexis Marie, abbé, Voyage à Madagascar et aux Indes
Orientales, Paris, 1791, p. LIX-LXIIJ (Introduction).
20. AN – Colonies, C5a 3, pièce 25 – Extrait des lettres et autres papiers
du Sr. Glemet trouvés après sa mort à Foulpointe, Isle de Madagascar.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés)


sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Référence électronique du chapitre


GUÉROUT, Max. Chapitre VI. Echos littéraires du naufrage de l’Utile

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Tromelin - Chapitre VI. Echos littéraires du naufrage de l’Utile - ... https://books.openedition.org/editionscnrs/27868

In : Tromelin : Mémoire d'une île [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2015
(généré le 20 février 2024). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/editionscnrs/27868>. ISBN :
978-2-271-13042-6. DOI : https://doi.org/10.4000
/books.editionscnrs.27868.

Référence électronique du livre


GUÉROUT, Max. Tromelin : Mémoire d'une île. Nouvelle édition [en
ligne]. Paris : CNRS Éditions, 2015 (généré le 20 février 2024).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/editionscnrs
/27814>. ISBN : 978-2-271-13042-6. DOI : https://doi.org/10.4000
/books.editionscnrs.27814.
Compatible avec Zotero

Tromelin

Mémoire d'une île


Max Guérout

Ce livre est cité par


Manfio, Stefania. von Arnim, Yann. (2020) Maritime archaeology
of slave ships: reviews and future directions for Mauritius and the
Indian Ocean. Azania: Archaeological Research in Africa, 55.
DOI: 10.1080/0067270X.2020.1841967
Weeks, Joëlle. (2019) The Shipwrecked Slaves of Tromelin Island:
A Crime of Lese-Humanity. Angles. DOI: 10.4000/angles.820
Béarez, Philippe. Bouffandeau, Laurie. (2019) Fishing for survival:
The forgotten slaves of Tromelin Island (Indian Ocean).
International Journal of Osteoarchaeology, 29. DOI:
10.1002/oa.2763
Guérout, Max. Romon, Thomas. Laroulandie, Véronique. Lefèvre,
Christine. Béarez, Philippe. (2013) Survivre à Tromelin. Stratégies
d’adaptation de naufragés sur une île déserte au xviiie siècle.
Archeopages. DOI: 10.4000/archeopages.493
Motte, Virginie. Jacquot, Édouard. Cornec, Thierry. (2018)
L’océan Indien, des terres nouvelles pour l’archéologie. Les
Nouvelles de l'archéologie. DOI: 10.4000/nda.3881

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