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L’intersectionnalité, un mot à la mode.

Ce qui fait le succès d’une théorie féministe


Kathy Davis
Traduction de Françoise Bouillot
https://doi.org/10.4000/cedref.827

Cet article m’a été inspiré par un séminaire de deux jours sur le thème de « l’intersectionnalité »
que j’ai donné récemment alors que j’étais professeure invitée dans une université allemande.
À ma grande surprise, ce séminaire, conçu à l’origine pour un petit groupe d’étudiantes en
études féminines, attira l’attention de collègues et de post-doctorantes de toute la région, toutes
disposées à sacrifier leur week-end et à faire un effort linguistique (le cours étant dispensé en
anglais) pour y participer. C’était certes gratifiant, mais également fort surprenant. Pourquoi ce
soudain intérêt pour « l’intersectionnalité » ? Ma curiosité s’accrut quand je découvris que la
plupart des participantes avaient une notion fort vague du sens de ce concept, ignorant même
s’il pouvait s’appliquer à leur propre domaine de recherche. Elles n’en étaient pas moins
persuadées que l’intersectionnalité était absolument essentielle à la théorie féministe, et bien
déterminées à ne pas « louper le coche ».

J’explore ici le secret du remarquable succès de l’intersectionnalité dans la recherche féministe


contemporaine, en dépit de la confusion entourant ce concept, y compris chez les chercheuses
les plus désireuses de l’utiliser à leurs propres fins. L’« intersectionnalité » désigne à la fois
l’interaction entre le genre, la race et d’autres catégories de différences dans les vies
individuelles, les pratiques sociales, les dispositions institutionnelles et les idéologies
culturelles, et l’issue de ces interactions en termes de pouvoir. Forgé par Kimberlé Crenshaw
(1989), ce concept visait au départ à aborder le fait que les expériences et les luttes des femmes
de couleur tombaient systématiquement dans les failles des discours féministes et antiracistes.
Pour Crenshaw, les théoriciennes devaient prendre en compte à la fois le genre et la race et
montrer en quoi leur interaction façonne les multiples dimensions des expériences des femmes
noires1.

L’intersectionnalité a depuis été brandie comme « la plus importante contribution des études
féministes à ce jour » (McCall, 2005, p. 1771). Les chercheuses féministes, ayant des
disciplines (philosophie, sciences sociales, humanités, économie et droit), des perspectives
théoriques (phénoménologie, sociologie structuraliste, psychanalyse et déconstructionnisme) et
des orientations politiques (féminisme, antiracisme, multiculturalisme, queer studies, disability
studies) les plus diverses, semblent toutes convaincues que l’intersectionnalité est exactement
ce qu’il leur faut. Il en a résulté de brûlants débats théoriques en Europe et aux États-Unis, et
l’intersectionnalité est devenue un thème classique des cours de premier cycle, des séminaires
et des cours des études féminines. Il paraît aujourd’hui des numéros spéciaux de revues et des
anthologies féministes entièrement consacrés à l’exploration des complexités théoriques de ce
concept.

Il est inimaginable aujourd’hui qu’un programme d’études féminines se concentre uniquement


sur le genre. Les manuels et les anthologies de la discipline ne peuvent se permettre de négliger
la différence et la diversité entre les femmes (même si les opinions diffèrent sur la meilleure
façon d’approcher ces questions). Il est de bon ton chez les professeures en études féminines
de prier leurs étudiantes de reconsidérer leur sujet de recherche à la lumière des différences
multiples. Apprendre les ficelles de la recherche féministe signifie s’intéresser à des identités
et à des expériences de subordination multiples. Les revues féministes tendent à rejeter les
articles qui, outre le genre, ne portent pas assez d’attention à la « race », à la classe et à l’hétéro-
normativité. À cette jonction particulière des études de genre, toute chercheuse qui néglige ces
différences risque de voir son travail perçu comme théoriquement déviant, politiquement non
pertinent, voire purement fantaisiste.

5L’ironie de la chose, c’est que si les chercheuses féministes s’accordent bien à dire que
l’intersectionnalité est essentielle à la théorie féministe, il semble bien, à en juger par les
discussions qu’a suscité ce concept, qu’elles souffrent de la même confusion que les
participantes à mon séminaire. Pour certaines, l’intersectionnalité est une théorie, pour d’autres,
c’est un concept ou un dispositif heuristique, tandis que d’autres encore y voient une stratégie
de lecture des analyses féministes. Des controverses ont surgi pour savoir si l’intersectionnalité
devait être conceptualisée comme un carrefour (Crenshaw, 1991), comme « axes » de
différence (Yuval-Davis, 2006) ou comme un processus dynamique (Staunæs, 2003). On ne
sait pas exactement s’il faut limiter l’intersectionnalité à la compréhension des expériences
individuelles et à la théorisation de l’identité, ou s’il faut y voir une propriété des structures
sociales et des discours culturels.

Tout cela pose la question de savoir comment une théorie aussi floue a pu être considérée par
tant de gens comme le fer de lance de la théorie féministe contemporaine. Lui faut-il en outre
– comme on l’a parfois affirmé – un cadre théorique et une méthodologie plus cohérents pour
qu’elle réalise son potentiel et rende compte des réalités complexes qu’elle était censée aborder
au départ (McCall, 2005) ?
J’étudie ici le phénomène du succès spectaculaire de l’intersectionnalité, ainsi que les
incertitudes qu’elle génère. Je n’entends pas clarifier les ambiguïtés et les incertitudes quant à
son mode d’emploi. Je soutiens bien au contraire, en m’appuyant sur la sociologie des sciences,
que c’est peut-être l’aspect flou et flexible de « l’intersectionnalité » qui est précisément le
secret de son succès2. Cette branche de la sociologie concerne les processus de l’activité
scientifique, la relation entre les théories et leur public, et, plus généralement, la façon dont une
théorie ou une perspective théorique spécifique peut persuader un public (universitaire) de
percevoir sous un certain angle certains aspects du monde.

J’entends examiner notamment le travail de Murray S. Davis qui, voici quelques décennies, a
produit deux articles à mon sens trop négligés, intitulés respectivement ‘That’s Interesting!’
(1971) et ‘That’s Classic!’ (1986)3. Il y étudie ce qui permet à une théorie sociale spécifique
d’enflammer l’imagination d’un vaste public d’universitaires. Empruntant à la phénoménologie
et à la rhétorique de la science, il analyse en quoi les théories qui circulent ou qui sont « dans
l’air » (1971, p. 312) finissent par être perçues comme intéressantes par leur public et, dans
certains cas, finissent même par obtenir le vénérable statut de « classiques ». Il tire ses exemples
des grandes théories de la sociologie (Marx, Durkheim, Weber), mais ses arguments peuvent
s’appliquer à n’importe quelle théorie – y compris, comme j’entends le montrer, à la théorie
féministe. Davis ne se demande pas si une théorie spécifique est bonne (valide ou capable
d’expliquer adéquatement certains aspects du monde social) ou cohérente (en termes de logique
de ses propositions ou de cohérence de ses arguments). Il soutient en fait qu’aucune théorie
n’est jamais devenue célèbre parce qu’elle était « vraie » ou « cohérente » - bien au contraire.
Pour lui, les théories prospèrent sur l’ambiguïté et sur l’incomplétude. Elles abordent une
préoccupation jugée fondamentale par un public de chercheur-e-s et ce, d’une façon non
seulement inattendue, mais aussi floue, ouverte, voire vaguement mystifiante.

À première vue, l’intersectionnalité semble avoir toutes les qualités d’une théorie féministe à
succès4. Laissant de côté la question de savoir si elle peut être traitée comme une « théorie » au
sens plein du terme, je vais me pencher sur ce qui lui a permis de « faire bouger » un vaste
public de chercheuses féministes, non seulement en suscitant leur intérêt, mais aussi en les
poussant à entrer dans des débats théoriques sur les moyens d’intégrer ce concept à leur propre
recherche. En m’appuyant sur l’explication de Davis des raisons du succès d’une théorie, je
vais explorer l’apparent paradoxe entre le récent succès de l’intersectionnalité au sein de la
théorie féministe et la confusion qu’elle suscite parmi les chercheuses féministes sur sa réalité
et son usage. Je vais m’attacher notamment aux caractères de l’intersectionnalité qui rendent
compte de son succès : sa concentration sur une préoccupation fondamentale dans la théorie
féministe, son apport en nouveauté, l’attrait qu’elle présente pour les généralistes comme pour
les spécialistes de la discipline, son ambiguïté et son ouverture inhérentes requérant une critique
et une élaboration plus poussées. Après avoir abordé le secret du succès de l’intersectionnalité,
j’aborde la question de savoir si l’adoption d’un concept aussi chimérique et aussi instable sur
le plan scientifique5 doit susciter l’inquiétude et/ou la satisfaction.

Une préoccupation fondamentale

Selon Davis (1986), la première caractéristique d’une théorie sociale à succès est qu’elle aborde
une préoccupation primordiale de son public. Elle doit être reconnaissable comme
« impérative », « cruciale » ou « clé » pour comprendre quelque chose qui tient
particulièrement à cœur à ce public. Cette préoccupation doit être si omniprésente que, pour
qu’une théorie réussisse, il lui suffira simplement de l’aborder (p. 287)6. Mais Davis (1986)
nous avertit que pour être fondamentale, une préoccupation ne doit pas être uniquement
partagée par un public large et disparate de chercheur-e-s. Elle doit aussi porter sur un problème
qui entre en collision avec quelque chose qui est cher au public, quelque chose, dit-il, qui
« risque de détruire son objet de valeur idéalement immuable » (p. 290). Tel est donc la situation
désespérée qui peut pousser un public à investir du temps et de l’énergie pour avoir le problème
sous contrôle, éliminant ainsi la source de son anxiété (p. 290).

L’« intersectionnalité » aborde le souci théorique et normatif le plus central de la recherche


féministe : la reconnaissance des différences entre les femmes. Le fait même d’une différence
entre les femmes est devenu ces dernières années le thème premier des théories féministes. Cela
parce qu’il touche au problème le plus pressant qu’affronte le féminisme contemporain, à savoir
le long et douloureux héritage de ses exclusions (Zack, 2007, p. 197). L’intersectionnalité
aborde précisément la question des différences entre les femmes en offrant un « terme pratique
et attrape-tout visant à rendre visible le positionnement multiple qui constitue la vie quotidienne
et les rapports de pouvoir qui sont en son coeur » (Phoenix, 2006, p. 187). En même temps, elle
promet d’aborder (et de réparer) les exclusions qui ont suscité tant d’anxiétés dans la recherche
féministe, grâce à la procédure d’une facilité fallacieuse consistant à « poser l’autre
question »7 :

Je tente de comprendre l’interconnexion de toutes les formes de subordination par le biais


d’une méthode que j’appelle « poser l’autre question ». Quand je vois quelque chose qui a
l’air raciste, je demande : ‘où est le patriarcat là-dedans ?’ Quand je vois quelque chose qui a
l’air sexiste, je demande ‘Où est l’hétérosexisme là-dedans ?’ Quand je vois quelque chose
qui a l’air homophobe, je demande : ‘Où sont les intérêts de classe là-dedans ?’ (Matsuda,
1991, p. 1189).
L’intersectionnalité rassemble deux courants importants de la pensée féministe contemporaine
qui se sont intéressés pour diverses raisons à la question de la différence. Le premier courant
s’est consacré aux effets de la race, de la classe et du genre sur les identités, les expériences et
les luttes des femmes pour l’empowerment. Il s’est intéressé en particulier à la marginalisation
des femmes pauvres et des femmes de couleur dans la théorie féministe blanche et occidentale.
A l’origine, ce courant de la théorie féministe a adopté l’approche du « triple péril » - de classe,
de race et de genre (King, 1988) - en explorant comment l’ajout de chaque nouvelle catégorie
d’inégalité rend l’individu plus vulnérable, plus marginalisé et plus subordonné. Mais peu à
peu, l’attention s’est déplacée sur la façon dont la race, la classe et le genre interagissent dans
les réalités sociales et matérielles de la vie des femmes pour produire et transformer les rapports
de pouvoir (Anthias et Yuval-Davis, 1983 ; Yuval-Davis, 1997 ; Anthias, 1998 ; Collins, 2000).
L’intersectionnalité semblait idéale pour explorer comment les catégories de race, de classe et
de genre sont entrelacées et mutuellement constitutives, donnant une place centrale à la façon
dont la race est « genrée » et dont le genre est « racialisé », et à la façon dont ces mouvements
sont liés à la persistance et à la transformation de la classe sociale. Si l’intersectionnalité est le
plus souvent associée à la théorie féministe noire américaine et au projet politique de théoriser
les rapports entre le genre, la classe et la race, elle a aussi été reprise et élaborée par un second
courant de la théorie féministe. Les théoriciennes féministes inspirées par les perspectives
théoriques postmodernes ont vu dans l’intersectionnalité un coup de main bienvenu au projet
de déconstruction des oppositions binaires et de l’universalisme inhérent aux paradigmes
modernistes de la philosophie et de la science contemporaines (Phoenix, 2006 ; Brah et
Phoenix, 2004). Les perspectives critiques inspirées par la théorie poststructuraliste – les études
postcoloniales (Mohanty, 1988 ; Mani, 1989), les Diaspora Studies (Brah, 1996) et la
théorie queer (Butler, 1989) – étaient toutes en quête d’alternatives aux conceptualisations
statiques de l’identité. L’intersectionnalité s’insère très bien dans le projet postmoderne de
conceptualiser des identités multiples et changeantes. Elle coïncide avec les idées de Foucault
sur le pouvoir, centrées sur les processus dynamiques et la déconstruction de catégories
normalisantes et homogénéisantes (Staunæs, 2003 ; Knudsen, 2006). L’intersectionnalité
semble incarner l’engagement envers l’aspect situé de toute connaissance (Haraway, 1988),
promettant de renforcer la réflexivité des théoriciennes en leur permettant d’intégrer leur propre
situation intersectionnelle dans la production d’une théorie féministe autocritique et en mesure
d’assumer ce qu’elle dit (Lykke, 2005).

Si les questions de différence et de diversité étaient importantes à la fois pour le projet politique
d’explorer les interactions de race, de classe et de genre, et pour le projet déconstructif de la
théorie féministe postmoderne, elles suscitaient aussi une certaine incertitude chez les
chercheuses féministes quant à la viabilité de l’entreprise féministe en général. Si le « vieil »
idéal d’un féminisme inclusif – le scénario du « monde commun aux femmes », selon les termes
de Mohanty – était abandonné comme ethnocentrique et impérialiste (Lugones et Spelman,
1983 ; Mohanty, 1988), où les chercheuses féministes allaient-elles trouver une plateforme
assez unifiée pour garantir à leur entreprise théorique le label de « féministe » ? Si terni que
puisse être l’idéal d’inclusivité, la théorie féministe a toujours besoin d’une plateforme
théorique et normative pour ne pas disparaître totalement8.

Non seulement l’intersectionnalité promet d’aborder la « préoccupation fondamentale et


omniprésente » de la différence et de la diversité, mais elle le fait de façon à étayer le vieil idéal
féministe de générer des théories susceptibles d’aborder les préoccupations de toutes les
femmes. Elle coïncide avec le besoin de problématiser l’hégémonie théorique du genre et les
exclusions du féminisme occidental blanc, tout en offrant une plateforme pour la théorie
féministe comme entreprise commune. Elle promet une applicabilité quasiment universelle,
permettant de comprendre et d’analyser toute pratique sociale, toute expérience individuelle et
de groupe, toute disposition structurelle et toute configuration culturelle. Elle peut en outre par
définition être utilisée par toute chercheuse (féministe) désireuse d’utiliser sa propre situation
sociale, de quelque nature qu’elle soit, comme une ressource analytique plutôt qu’un simple
marqueur d’identité. L’intersectionnalité offre une nouvelle raison d’être à l’analyse et à la
théorie féministe. Son succès peut donc être attribué, du moins en partie, à la réassurance
implicite qu’elle nous offre que la concentration sur la différence ne rendra pas la théorie
féministe obsolète ou superflue9. Au contraire, l’intersectionnalité suggère qu’il reste beaucoup
de travail à faire – et heureusement pour nous toutes, c’est nous qui le faisons. En d’autres
termes, l’intersectionnalité promet aux chercheuses féministes de toutes identités, perspectives
théoriques et orientations politiques, la possibilité d’« avoir le beurre et l’argent du beurre ».

Une nouvelle tournure

La seconde caractéristique des théories sociales à succès est qu’elles donnent une nouvelle
tournure à un problème ancien. Selon Davis (1971), les théories sociales prospèrent précisément
parce qu’elles parviennent à « dénier (…) ce qui est supposé tout en affirmant ce qui n’avait
pas été anticipé » (p. 343). Les théories à succès saisissent l’attention d’un public en discutant
ou en déstabilisant quelque chose qui avait été jusque-là un article de foi. Elles établissent des
liens inattendus entre des événements improbables, que le public n’aurait pas imaginés
auparavant (p. 310-311). En revanche, les théories qui se bornent à confirmer ce que public sait
déjà (ou croit savoir) sont ennuyeuses. Au mieux, elles peuvent avoir une utilité, comme c’est
le cas par exemple des innombrables revues promettant une vue systématique d’ensemble du
canon de la théorie sociale. Ces présentations générales sont certes pratiques, notamment pour
donner aux étudiantes de premier cycle une idée de leur domaine, mais elles risquent peu de
susciter des débats théoriques excitants chez les chercheuses. Les théories de pure confirmation
ont en général une vie assez courte. Elles sont rarement citées et finissent en prenant la poussière
parmi les piles d’autres revues également besogneuses mais sans intérêt particulier. Devenir
une théorie à succès requiert une autre trajectoire. Le public doit être alerté sur le fait qu’il a
devant lui quelque chose de nouveau et de différent, quelque chose de si surprenant qu’il
requière toute son attention et tout son engagement.

A première vue, l’intersectionnalité peut sembler ne pas faire l’affaire. Après tout, ce n’est
guère une idée neuve. Kimberlé Crenshaw a pu introduire le terme10, mais elle était loin d’être
la première à aborder le problème de la marginalisation ou de la déformation des expériences
des femmes noires dans le discours féministe. Et elle n’avançait pas un argument
particulièrement neuf en affirmant que leurs expériences devaient être comprises comme
modelées de façons multiples par la race et le genre. Les féministes noires des deux côtés de
l’Atlantique et les chercheuses féministes du tiers-monde avaient déjà produit de nombreuses
critiques sur l’oubli de leurs expériences par le discours féministe et déjà souligné l’importance
de théoriser des identités et des sources d’oppression multiples11. Dès 1977, le Combahee River
Collective, un groupe de lesbiennes12 féministes noires américaines, sortait un manifeste
dérangeant et très influent, où elles soutenaient que le genre, la race, la classe et la sexualité
devaient être parties intégrantes de toute analyse féministe du pouvoir et de la domination.
Quelques années plus tard, la première anthologie de la pensée féministe noire paraissait avec
un titre affirmant de façon provocatrice ce qui était en jeu dans l’intersectionnalité : All the
Women Are White, All the Blacks Are Men, But Some of Us Are Brave: Black Women’s
Studies [Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes, mais certaines
d’entre nous sont courageuses] (Hull et al., 1982). Tout au long des années 1980, la catégorie
« femme » a été longuement déconstruite (Riley, 1988 ; Spelman, 1988) et le « genre »,
autrefois l’axe non discuté de la pensée féministe, a été démantelé en tant que base théorique
pour penser une identité commune ou une expérience de subordination partagée entre les
femmes. La race/classe/genre est devenu le nouveau mantra des Études féminines et il est
désormais de bon ton de parler au pluriel – de genres au lieu de genre, de féminismes au lieu
de féminisme (Zack, 2007). Mais si toutes ces idées étaient déjà « dans l’air », qu’avait donc
de si spécial l’intersectionnalité?

Si l’intersectionnalité abordait un problème ancien dans les études féministes, elle l’a fait avec
une nouvelle perspective. Elle a offert un lien nouveau entre une théorie féministe critique sur
les effets du sexisme, de la classe et du racisme, et une méthodologie critique inspirée par la
théorie féministe postmoderne, en les assemblant de façons qui n’avaient pas été envisagées
auparavant. Si les théories féministes de la race, de la classe et du genre et la théorie féministe
poststructuraliste partageaient de nombreuses préoccupations, il existait aussi entre elles
certaines incompatibilités théoriques et méthodologiques. D’abord, les théoriciennes n’avaient
pas toutes les mêmes motivations. Les théories féministes postmodernes étaient inspirées par
le projet postmoderne de déconstruction des traditions philosophiques modernistes, alors que
les théoriciennes de la race, de la classe et du genre étaient motivées par les politiques féministes
contemporaines. Pour beaucoup de féministes poststructuralistes, le problème principal était
l’essentialisme du genre. Elles se souciaient moins de savoir comment le genre est façonné par
d’autres catégories de différence dans la réalité sociale et matérielle de la vie des femmes, que
de trouver le moyen d’abandonner complètement la pensée catégorielle (McCall, 2005)13. Elles
critiquaient vivement de nombreux concepts adoptés par les théoriciennes de la
race/classe/genre – par exemple l’expérience, le point de vue, et la politique identitaire14. Les
théoriciennes de la race, de la classe et du genre, en revanche, reprochaient à la théorie féministe
poststructuraliste de ne pas prêter assez d’attention aux conséquences matérielles de ces
catégories de différence sur les expériences des femmes de couleur. Elles se méfiaient du
relativisme politique qui imprégnait la pensée poststructuraliste. Si elles reconnaissaient le lien
entre catégorisation et exercice du pouvoir, elles n’étaient pas aussi enclines à rejeter l’usage
de catégories de différences, notant l’importance des politiques identitaires dans des contextes
historiques spécifiques où elles avaient été une stratégie de résistance cruciale, et même plus
efficace que la déconstruction des catégories pour combattre les effets du racisme et du sexisme
(McCall, 2005)15.

L’intersectionnalité offre une façon inattendue de surmonter ces incompatibilités entre théorie
féministe de la race, de la classe et du genre, et théorie féministe postmoderne. Elle reprend le
projet politique de rendre visibles les conséquences sociales et matérielles des catégories de
genre/classe/race, mais elle le fait à l’aide de méthodologies compatibles avec le projet
poststructuraliste de déconstruire les catégories, de démasquer l’universalisme et d’explorer le
fonctionnement dynamique et contradictoire du pouvoir (Brah et Phoenix, 2004, p. 82)16. Elle
offre aux féministes de la race/classe/genre une méthodologie sophistiquée au plan théorique,
susceptible de les aider à éviter certaines chausse-trapes des approches cumulatives des
identités multiples. Elle donne à la théorie féministe poststructuraliste une crédibilité politique,
lui permettant de contrer certaines critiques issues du féminisme multiculturel, qui lui
reprochent de s’être trop écartée des réalités matérielles de la vie des femmes et d’être trop
relativiste pour servir leurs luttes politiques concrètes. En bref, l’intersectionnalité offre la base
d’une collaboration mutuellement bénéfique entre des projets théoriques aux fondements
jusque-là assez flous. Donc, si l’idée d’intersectionnalité n’est pas neuve, elle offre une nouvelle
plateforme – « un point nodal » – pour des approches théoriques disparates au sein de la
recherche féministe (Lykke, 2005).
Généralistes et spécialistes

La troisième caractéristique des théories sociales à succès est qu’elles doivent attirer un large
public universitaire, formant un pont entre les généralistes et les spécialistes. Elles doivent
« contenir assez de concepts célèbres apparemment faciles à saisir pour attirer les généralistes,
et assez difficiles (mais pas impossibles) pour saisir la complexité de ces concepts afin d’attirer
les spécialistes » (Davis, 1986, p. 295). Les généralistes ont souvent, au mieux, une impression
très générale de la théorie. Leur connaissance de celle-ci s’étend rarement au-delà de ce
qu’elles-ils ont besoin de savoir pour l’intégrer dans leur enseignement ou pour la citer au
passage dans leur recherche, n’ayant pas nécessairement lu le travail original du ou de la
théoricien-ne et encore moins son œuvre complète, et étant rarement familier-e-s avec les
complexités des débats théoriques. Pour les généralistes, la théorie se résume souvent à
quelques « concepts célèbres » ou « clichés » qu’il est facile de se rappeler (Davis, 1986, p.
294). En revanche, les spécialistes consacrent toute leur carrière à comprendre une théorie
particulière. Elles-ils ont en général lu tout ce qu’un-e théoricien-ne a jamais écrit (souvent dans
la langue originale) et connaissent à fond les concepts, leurs rapports complexes et les
problèmes spécifiques qui leur sont associés. Leur travail consiste à comprendre les subtilités
d’une théorie, à identifier ses défauts et ses impasses, et à avancer des propositions pour la
poursuivre.

Établir une passerelle entre les spécialistes et les généralistes n’est en rien une tâche aisée, mais
le succès d’une théorie en dépend partiellement. Les théories à succès ayant besoin d’être
perçues comme neuves, elles devront reprendre d’anciennes théories d’une façon si nouvelle
que les spécialistes de celles-ci se sentiront poussé-e-s à les adopter. D’autre part, si la théorie
est trop complexe, elle peut laisser les généralistes mystifié-e-s ou perplexes. Afin de retenir
leur attention, la théorie devra offrir un ou plusieurs concepts assez surprenants pour les
intéresser et les convaincre qu’il s’agit d’une nouvelle façon d’aborder quelque chose qu’elles-
ils pensaient déjà connaître17.

L’intersectionnalité s’est révélée particulièrement apte à attirer à la fois les généralistes et les
spécialistes des publics universitaires féministes. D’autre part, elle a toutes les caractéristiques
d’un mot tendance, qui peut aisément retenir l’intérêt des généralistes. Elle apparaît souvent
dans les titres des articles des revues féministes sur les sujets les plus divers18, offrant une façon
commode d’exprimer les engagements normatifs de l’auteure. Elle lui permet d’exprimer sa
familiarité avec les derniers développements de la théorie féministe, sans devoir forcément
explorer toutes les ramifications des débats théoriques. L’image d’un carrefour associé à
l’intersectionnalité semble applicable à quasiment tous les contextes, offrant une visualisation
aisée de l’intersection des différences dans l’identité d’un-e individu-e, dans une pratique
sociale ou dans un lieu spécifiques. Les clichés, comme « poser l’autre question », sont non
seulement faciles à mémoriser, mais promettent aussi de faire d’une façon commode de la
recherche. Il n’est donc pas étonnant que l’intersectionnalité ait été accueillie par de
nombreuses généralistes comme une aide bienvenue pour s’engager dans la recherche
féministe.

D’autre part, l’intersectionnalité présente de nombreux attraits pour les spécialistes de la théorie
parmi les chercheuses féministes. Depuis son introduction comme concept théorique, elle a fait
l’objet de nombreux débats des deux côtés de l’Atlantique. Les théoriciennes ont trouvé maintes
raisons de s’accrocher les unes avec les autres. Ainsi, de vifs débats ont émergé sur le nombre
de catégories à inclure dans l’analyse intersectionnelle (Lutz, 2002)19 et pour savoir si la
prolifération apparemment infinie des différences ne pourrait pas, après tout, être « le talon
d’Achille de l’intersectionnalité » (Ludwig, 2006, p. 247), laissant les différences « les plus
saillantes » (race, classe et genre) sous-théorisées (Knapp, 1999 ; Skeggs, 1997)20. Pourtant,
d’autres théoriciennes ont longuement débattu de l’utilisation même des catégories, suggérant
la nécessité d’une approche plus transversale – une pensée à travers les catégories (Yuval-
Davis, 2006), se concentrant sur les « sites » où sont performées des identités multiples plutôt
que sur les catégories elles-mêmes (Staunæs, 2003)21. Des discussions ont également émergé
sur la portée de l’analyse intersectionnelle. Doit-elle s’intéresser avant tout à la théorisation de
l’identité (Staunæs, 2003 ; Buitelaar, 2006; Prins, 2006) ou le problème est-il qu’elle se soit
trop concentrée sur l’identité au détriment des structures sociales ? (Yuval-Davis, 2006). Ou
encore, devons-nous utiliser l’intersectionnalité comme une sorte de « grande théorie »
permettant de comprendre les liens entre les expériences vécues des individu-e-s, les
dispositions institutionnelles socialement structurées et les mobilisations politiques collectives
(Crenshaw, 1991) ? Enfin, les théoriciennes ont discuté des usages éventuels de
l’intersectionnalité. Faut-il la déployer avant tout pour dénoncer des vulnérabilités ou des
exclusions, ou y voir une ressource, une source d’empowerment (Saharso, 2002 ; Burman,
2003 ; Lutz et Davis, 2005) ? En bref, comme l’a bien noté Ann Phoenix (2006), il semble y
avoir suffisamment d’éléments dans le concept d’intersectionnalité pour attirer et repousser les
théoriciennes féministes, et pour les occuper encore longtemps (p. 187). L’intersectionnalité a
du succès non pas seulement parce qu’elle est à la fois assez accrocheuse et complexe pour
stimuler le débat théorique, mais aussi parce qu’elle offre une passerelle indispensable entre
chercheuses féministes (généralistes) et théoriciennes féministes. Dans un article bien connu
(et vivement débattu), Liz Stanley et Sue Wise (2000) ont critiqué les récents développements
de la théorie féministe, soutenant qu’elle est devenue « l’activité distincte et la chasse gardée
d’une caste déterminée à préserver une position d’élite » (p. 276). Pour elles, la théorie
féministe a fini par se cantonner aux ruminations théoriques ésotériques d’une poignée de
« stars », au lieu d’être une activité partagée par toutes les chercheuses féministes. Elles font
un plaidoyer passionné pour un retour à la conception de la théorie comme « la production
commune et le partage d’idées féministes » (p. 276). C’est précisément ce que semble faire
l’intersectionnalité. Elle répare la division entre les généralistes (chercheuses féministes) et les
spécialistes (« théorie ») en poussant les spécialistes à fonder leurs méta-préoccupations sur les
contextes sociaux et politiques concrets de la vie des femmes, et les généralistes à revendiquer
la théorie comme partie intégrante de la recherche féministe.

Ambiguïté et incomplétude

La quatrième caractéristique d’une théorie à succès est paradoxalement son ambiguïté inhérente
et son incomplétude manifeste. Davis (1986) discute un des fétiches de la sociologie des
sciences : le fait de savoir si les articulations théoriques marquent la fin d’un paradigme.
Contrairement au pionnier Thomas Kuhn (1962), qui voyait les désaccords sur les incohérences
et les contradictions d’une théorie comme le début de sa « phase d’effondrement », Davis
considère que ce sont précisément ces incohérences et ces pièces manquantes qui rendent la
théorie célèbre au départ. Les théories prospèrent sur l’ambigüité et l’incomplétude. Le déclin
d’une théorie tient le plus souvent aux changements dans l’esprit du public – changements qui
font qu’elle cesse d’être pertinente pour les préoccupations du moment (Davis, 1986). Étant
donné les myriades de divisions qui font s’affronter tout public universitaire, une théorie réussie
doit être assez vague et indéterminée pour que des groupes disparates puissent l’interpréter « de
façons conviviales, même si elles sont mutuellement incompatibles » (p. 296). Moins une
théorie est cohérente, plus elle exigera une synthèse et une élaboration. Pointer les incongruités
d’une théorie est la première étape pour améliorer l’original – une activité qui fait le miel de la
théorisation. Si l’ambiguïté stimule la synthèse, l’incomplétude peut pousser un public
universitaire à élaborer ou « tester » la théorie en l’appliquant à de nouveaux domaines de la
vie sociale qui n’étaient pas abordés dans la théorie originale (p. 297). Selon Davis (1986), les
chercheur-e-s s’intéressent moins en général à « remplir les blancs au sein d’un ensemble déjà
défini de sujets » qu’à « étendre leur théorie à un nouveau territoire » - soit la différence entre
« les troupes de renfort qui ‘nettoient’ derrière la ligne de front » et « les troupes de première
ligne d’une armée conquérante » (p. 297).

Bien que certaines féministes puissent objecter à ces métaphores militaristes, elles acceptent
avec Davis que ce qui rend la recherche universitaire excitante n’est pas de réitérer le familier,
mais bien d’explorer un nouveau domaine. Son argument que « l’ambiguïté essentielle » et
« l’aspect ouvert » d’une théorie sont précisément ce qui font son attrait est convaincant. Telles
sont en effet les qualités qui permettent à une théorie de résister aux tempêtes des interprétations
et d’empêcher de privilégier de façon autoritaire une théorie par rapport à une autre22. En bref,
les théories à succès le sont précisément parce qu’elles ne règlent pas les questions une fois
pour toutes, mais les ouvrent à de nouvelles discussions et de nouvelles théories.

En tant que concept, il ne fait pas de doute que l’intersectionnalité est ambiguë et ouverte. Nous
l’avons vu, les théoriciennes féministes se sont lancées dans d’innombrables débats sur la façon
dont il convient de définir ce concept et de l’utiliser. En tentant de donner sens au fatras des
interprétations et des points de vue en concurrence sur l’intersectionnalité, Ann Phoenix (2006)
conclut qu’« aucun concept n’est parfait et aucun ne peut jamais servir à comprendre et
expliquer tout ce qui doit être compris et expliqué dans le domaine des études féminines » (p.
191). Si cela suggère que les imperfections de l’intersectionnalité sont des problèmes
inévitables qu’il n’y à plus qu’à embarquer à bord, l’analyse de Davis offre une autre lecture –
peut-être plus optimiste. C’est précisément parce que l’intersectionnalité est aussi imparfaite –
ambigue et ouverte – qu’elle a été aussi productive pour la recherche féministe contemporaine.
Son absence de définition précise, ou même de paramètres spécifiques, a permis de l’enrôler
dans quasiment tous les cadres de recherche. La régression infinie caractérisant le concept –
quelles catégories utiliser et à quel moment s’arrêter – le rend vague, tout en permettant
d’explorer des constellations infinies de différences en intersection. À chaque nouvelle
intersection, de nouvelles connexions émergent, et des exclusions jusque-là masquées
apparaissent au grand jour. La chercheuse féministe n’a qu’à « poser une autre question » et sa
recherche prendra un tour nouveau et souvent surprenant. Elle peut aller taquiner les liens entre
les catégories cumulatives, explorer les conséquences des rapports de pouvoir et, bien sûr,
décider quand une autre « question » est nécessaire, et quand et pourquoi il est temps de
s’arrêter. L’intersectionnalité offre d’infinies opportunités d’interroger ses propres points
aveugles et de les transformer en ressources pour une analyse critique ultérieure. En bref,
l’intersectionnalité, en vertu de son aspect flou, initie un processus de découverte non seulement
potentiellement interminable, mais qui promet aussi de nouveaux aperçus plus englobants et
réflexivement critiques. Que demander de plus à la recherche féministe ?

Evaluer le succès de l’intersectionnalité

J’ai soulevé ici la question du caractère flou de l’intersectionnalité, qui lui a permis une telle
réussite dans la théorie féministe contemporaine. J’ai montré que son succès peut s’expliquer
par le paradoxe de ses prétendues faiblesses. Ce qui irrite et désoriente le plus les chercheuses
féministes, quand elles cherchent à utiliser l’intersectionnalité dans leur propre recherche, est
en même temps ce qui les séduit et les pousse à s’y engager. Surtout, c’est l’absence même de
précision du concept et ses pièces manquantes qui en font un dispositif heuristique si utile pour
une théorie féministe critique.
À l’évidence, les théories à succès ne sont pas forcément de « bonnes » théories ; comme l’a
montré Davis, elles ne sont souvent pas les plus cohérentes ni les plus capables de fournir des
explications englobantes ou irréfutables de la vie sociale. Certaines chercheuses féministes –
en phase avec le bon sens sociologique de la « bonne théorie » - ont soutenu que le concept
d’intersectionnalité serait grandement amélioré par une définition plus nette et plus
universellement applicable (Verloo, 2006)23. D’autres ont exprimé leur préoccupation de voir
les théoriciennes féministes embrasser avec un tel enthousiasme un concept aussi flou sur la
portée et les paramètres de la théorie. Pour être une « bonne théorie », l’intersectionnalité
exigerait donc une attention plus soutenue aux logiques spécifiques et fondamentalement
différentes des divisions et des inégalités sociales, ainsi qu’aux diverses dynamiques et issues
de leurs intersections (Yuval-Davis, 2006). D’autres encore ont suggéré que l’intersectionnalité
serait une meilleure théorie si elle était accompagnée de recommandations méthodologiques
plus rigoureuses sur ses modes d’utilisation – où, comment et à quelles fins – dans la recherche
féministe (McCall, 2005). Ces préoccupations entrent en résonnance avec les incertitudes dont
souffrent de nombreuses chercheuses féministes qui aimeraient intégrer l’intersectionnalité à
leur propre recherche, mais ne savent pas exactement par où commencer, ou avec la perplexité
de celles qui, ayant adopté le concept, se trouvent confrontées au problème de savoir que faire
une fois que l’on a « posé l’autre question ». Toutes partagent la conviction que, alors que
l’intersectionnalité a visiblement une importance, l’ambiguïté et la flexibilité du concept font
obstacle à son utilité pour la théorie féministe. Pour atteindre son plein potentiel,
l’intersectionnalité a besoin d’une définition, d’un ensemble de paramètres clairement
démarqués et d’une méthodologie qui éliminerait toute confusion chez les chercheuses quant à
ses modes d’application.

Bien sûr, la notion de « bonne théorie » est elle-même fortement contestée. On pourrait soutenir
que la théorie féministe devrait moins se soucier de clarté et d’exhaustivité que de savoir
comment une théorie peut être déployée pour des objectifs normatifs ou politiques spécifiques.
Comme l’ont noté Judith Butler et Joan Scott (1992), la théorie féministe a besoin de « générer
des analyses, des critiques et des interventions politiques, et d’ouvrir au féminisme un
imaginaire politique qui indique clairement la voie pour ouvrir certaines des impasses où elle
s’est embourbée » (p. xiii). Pour elles, une « bonne » théorie féministe ne mettrait pas fin à la
confusion une fois pour toutes, mais nous permettrait de nous livrer à une analyse critique de
la multiplicité des divisions et des inégalités. Cela ouvrirait de l’espace à la critique et à
l’intervention, tout en nous permettant de réfléchir à la portée et aux limites de notre propre
entreprise théorique.
Si l’intersectionnalité n’entre pas dans la définition sociologique classique de la « bonne
théorie » (cohérente, exhaustive et solide), elle offre bien un exemple de bonne théorie
féministe au sens où l’entendent Butler et Scott. L’intersectionnalité initie un processus de
découverte, en nous alertant du fait que le monde autour de nous est toujours plus compliqué et
contradictoire que nous ne l’aurions cru. Elle nous pousse à aborder cette complexité dans notre
recherche. Elle ne fournit pas des recommandations gravées dans le marbre pour la recherche
féministe, ni une méthodologie féministe qui conviendrait à toute recherche. Elle stimule plutôt
notre créativité, nous invitant à chercher de nouvelles façons, souvent non orthodoxes, de faire
de l’analyse féministe. L’intersectionnalité n’est pas une camisole de force normative qui
guiderait la recherche féministe en quête de la « ligne juste ». Elle encourage plutôt chaque
chercheuse féministe à examiner de façon critique ses propres présupposés dans l’intérêt d’une
recherche féministe réflexive, critique et responsable.

En ce sens, l’intersectionnalité a précisément les ingrédients requis d’une bonne théorie


féministe. Elle encourage la complexité, stimule la créativité et évite une fermeture prématurée,
poussant les chercheuses à soulever de nouvelles questions et à explorer des terres inconnues.
Certes, nous risquons de découvrir à un certain point que l’intersectionnalité n’aborde pas les
questions qui semblent les plus importantes pour nous. Il est possible également qu’elle ne les
aborde pas d’une façon assez neuve et inattendue. Nous pouvons découvrir que les débats
théoriques sur l’intersectionnalité sont devenus trop détaillés et trop compliqués à notre goût,
ou que la recherche est devenue si prévisible que la seule idée d’en lire un article de plus nous
fait bailler. Quand ce jour arrivera, j’espère qu’une nouvelle théorie entrera en scène – une
théorie parlant d’une préoccupation encore plus fondamentale, d’une façon délicieusement
nouvelle mais d’une agaçante ambiguïté, nous invitant toutes, généralistes comme spécialistes,
à retrousser nos manches pour nous occuper de son cas.

NOTES

1 Crenshaw (1991) a ensuite développé ce concept pour y inclure des niveaux structurels,
politiques et représentationnels, en l’appliquant de façon générale à la violence contre les
femmes de couleur. Elle a montré comment celles-ci affrontent des obstacles structurels qui les
rendent particulièrement vulnérables aux voies de fait et au viol, et que tant le féminisme que
l’antiracisme ont échoué à aborder la façon dont la race et le genre entrent en intersection pour
produire cette vulnérabilité. Les féministes ont eu tendance à placer la question de la violence
domestique sur l’agenda politique en tant que « problème des femmes », en négligeant les
différences entre celles-ci. Les antiracistes se sont avant tout intéressées au stéréotypage
historique des hommes noirs comme violeurs de femmes blanches, négligeant ainsi la violence
intra-race contre les femmes de couleur. Du fait de leur identité intersectionnelle de femmes et
de personnes de couleur, les femmes de couleur sont marginalisées dans les deux discours,
rendant l’approche intersectionnelle indispensable pour aborder et réparer leurs expériences de
la violence. Voir aussi Crenshaw (1992).

2 Voir une formulation séminale in Merton (1973).

3 Cette question m’étant souvent posée, je précise que Murray Davis et moi n’avons aucun lien
de parenté.

4 Et même – comme l’a soutenu Knapp (2005) – l’une des « théories voyageuses » les mieux
connues du féminisme.

5 Je ne souscris pas à l’idée qu’une théorie doit répondre à certains critères scientifiques pour
être utile. Cependant, comme le savent tous les étudiants en sciences sociales, on a porté une
attention considérable à ce que requiert une « bonne » théorie. Par « solidité », j’entends donc
les conventions scientifiques définissant la « bonne » théorie.

6 Pour la sociologie, la préoccupation fondamentale a été le rapport entre individu et société –


recyclé dans d’interminables débats sur l’ordre social et le rôle social, la structure et l’agency,
les discours et les processus culturels de subjectivation. Cette préoccupation a nourri les débats
sociologiques jusque dans les premières années du XXIe siècle, moment où elle a été évacuée
par une nouvelle « préoccupation fondamentale » : la mondialisation.

7 « Fallacieuse » parce que, comme le sait quiconque a tenté d’utiliser cette procédure, elle
n’est qu’un début. Le rude travail consistant à donner sens aux liens entre catégories de
différences et à les interpréter en termes de pouvoir reste à faire. Je reviendrai plus loin sur ce
point.

8 Cela me rappelle une conversation que j’ai eue voici quelques années avec des collègues sur
l’intitulé de notre département (encore appelé « Études féminines »). Après avoir envisagé de
passer aux « Études de genre », l’une de nous suggéra : « Et pourquoi pas « Études de la
diversité ? ». Si la plupart d’entre nous s’accordaient à dire que cela correspondait mieux à ce
que nous faisions réellement, il y eut un sentiment palpable de malaise, de perte, une crainte de
nous propulser ainsi nous-mêmes dans le néant. Voir une discussion de cette inquiétude sur la
différence in Felski (1997) et d’autres contributions au numéro spécial de Signs, « The Doxa of
Difference ».
9 Ou, comme le note Pfeil (1994), un « fétiche incapacitant » qui ignore l’effort de féministes
autrement situées pour découvrir des affinités et des possibilités d’alliance « sur le terrain ».

10 Avtar Brah et Ann Phoenix (2004) commencent leur histoire de l’intersectionnalité par une
citation d’un discours donné voici plus d’un siècle par l’ancienne esclave et abolitionniste
Sojourner Truth lors d’une convention sur les droits des femmes qui se tint à Akron, dans
l’Ohio, en 1851. Parlant devant un public essentiellement blanc d’abolitionnistes, dont
beaucoup étaient des femmes, elle aurait dit : « Cet homme là-bas dit qu’il faut aider les femmes
à monter en voiture, à sauter par-dessus les caniveaux, et qu’elles doivent avoir la meilleure
place partout. Personne ne m’aide nulle part à avoir la meilleure place. Pourtant, ne suis-je pas
une femme? » (Cité in Brah et Phoenix, 2004, p. 77). Ce « Ne suis-je pas une femme? », qui
saisit en une formule l’intersectionnalité d’une identité, reste à ce jour une déclaration
provocatrice expliquant pourquoi il n’y a pas de définition universelle du genre et pourquoi les
expériences des femmes pauvres et des femmes de couleur doivent toujours êtres situées au
sein de multiples sources d’oppression.

11 Il est impossible de citer tous ces travaux, mais voici quelques-uns des ouvrages les mieux
connus et les plus souvent cités : Davis (1981), Hooks (1981), Carby (1982), Smith (1983),
Moraga et Anzaldúa (1983), Ware (1992), Zinn et Dill (1994), Collins (1990).

12 L’ensemble du groupe ne se revendiquait pas lesbien (NdT).

13 Considérons la célèbre critique de Judith Butler (1989) de « ‘l’etc.’ plein d’embarras »


terminant la liste des prédicats (genre, race, ethnicité, classe, sexualité, intégrité corporelle) qui
« s’efforce d’embrasser un sujet situé, mais manque systématiquement à être complète » (p.
143).

14 Voir par exemple Scott (1992), Hekman et al. (1997), Henwood et al. (1998), Trinh (1989),
Butler (1989), Brown (2001), Nicholson et Seidman (1995), Brah (1996), Moi (2000).

15 On trouve des arguments comparables chez Hooks (1992, 1994), Spivak (1993), Moya
(2001) et Mohanty (2003).

16 Il n’est pas surprenant que de nombreux débats sur l’intersectionnalité aient porté
précisément sur le problème des catégories et sur la nécessité de s’appuyer sur elles dans
l’analyse intersectionnelle. Voir, par exemple, la critique de Yuval-Davis (2006) de la
métaphore du « carrefour », qui suppose qu’une fois une route adoptée, les autres perdent tout
intérêt, du moins sur le moment. Knapp (2005) a également exprimé sa préoccupation du peu
d’intérêt porté par la théorie intersectionnelle aux ontologies et aux histoires de catégories
spécifiques d’inégalité sociale.

17 Un simple regard sur la théorie féministe contemporaine attestera que les théories à succès
ont, de fait, attiré les deux groupes. Prenons par exemple la critique du genre de Judith Butler,
devenue un classique (Butler, 1989, 1993). Son livre Trouble dans le genre n’a pas seulement
généré une vague de spécialistes cherchant à expliquer ce qu’elle voulait « vraiment » dire et à
prendre position pour ou contre sa théorie, mais il a offert suffisamment de concepts et de
clichés faciles à mémoriser (le genre comme performance, le genre comme trouble, les corps
matériels) pour susciter l’intérêt d’un vaste public de généralistes dans le domaine des études
féministes. De fait, son travail est sans doute le plus cité parmi les recherches féministes, où il
est perçu comme le modèle d’une nouvelle approche du genre. On peut citer parmi d’autres
exemples de théories féministes également à succès le Manifeste Cyborg de Donna Haraway
(1980), The Reproduction of Mothering de Nancy Chodorow (1978) et In A Different Voice de
Carol Gilligan (1982). Voir une analyse du succès de cette dernière théorie chez K. Davis
(1992).

18 Une recherche sur Internet a révélé 2450 mentions du terme « intersectionnalité »,


englobant des domaines comme le droit, les relations internationales, les droits humains, la
psychothérapie, la politique identitaire, la littérature, la culture populaire, etc.

19 Helma Lutz (2002) a fourni une liste de quatorze lignes de différences (genre, sexualité,
race ou couleur de peau, ethnicité, appartenance nationale, classe, culture, religion, intégrité
physique, âge, sédentarité, possession d’un bien, situation géographique et statut en termes de
tradition et de développement). Cette liste est toutefois potentiellement bien plus longue. Voir
aussi Lutz et Wenning (2001).

20 Leiprecht et Lutz (2006) proposent un intéressant compromis qui prend la race, la classe et
le genre comme les « critères minimum » d’une analyse intersectionnelle, auxquels peuvent
venir s’ajouter d’autres catégories, selon le contexte et les spécificités du problème de
recherche.

21 Comme le souligne McCall (2005, 1779), une grande part de la littérature sur
l’intersectionnalité a critiqué les vastes généralisations de catégorisation plutôt que la
catégorisation en soi. Crenshaw (1991) attaque délibérément ce qu’elle appelle les tentatives
du « constructionnisme vulgaire » de démanteler complètement les catégories au nom de l’anti-
essentialisme. Étant donné la signification des catégories comme la race et le genre dans les
expériences et les luttes des femmes de couleur, il fait plus sens de questionner les conséquences
sociales et matérielles des catégories plutôt que le processus de catégorisation en soi. Les
politiques d’identité n’ont pas besoin d’être abandonnées parce qu’elles s’appuient sur des
catégories, mais doivent aussi reconnaître la multiplicité des identités et les diverses façons
dont les catégories entrent en intersection sur des sites spécifiques (Crenshaw, 1991, pp. 1297-
9).

22 Ceci inclut pour la théoricienne sa propre définition de ses concepts. Notons que Crenshaw
a été implicitement accusée de n’être pas assez « intersectionnelle » (Yuval-Davis, 2006).

23 Verloo (2006) aimerait voir l’intersectionnalité utilisée pour scanner la recherche sur le
genre et la politique sociale, un usage comparable à l’utilisation du mot « genre » dans
l’expression « gender mainstreaming ». Comme l’ont déjà noté de nombreuses critiques du
« gender mainstreaming », l’un des problèmes a été l’effacement des complexités des débats
sur le genre en faveur d’une définition claire qui convienne à une politique.

BIBLIOGRAPHIE

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Cet article est la traduction de : "Intersectionality as Buzzword. A Sociology of Science


Perspective on What Makes a Feminist Theory Succeesful", Feminist Theory, vol. 9 (1), p. 67-
85.

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