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Études internationales

Taguieff, Pierre-André. La force du préjugé. Essai sur le


racisme et ses doubles. Paris, Éditions la découverte, 1988, 647
p.
Pierre-André Tremblay

Volume 20, numéro 4, 1989

URI : https://id.erudit.org/iderudit/702589ar
DOI : https://doi.org/10.7202/702589ar

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Éditeur(s)
Institut québécois des hautes études internationales

ISSN
0014-2123 (imprimé)
1703-7891 (numérique)

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Citer ce compte rendu


Tremblay, P.-A. (1989). Compte rendu de [Taguieff, Pierre-André. La force du
préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles. Paris, Éditions la découverte, 1988,
647 p.] Études internationales, 20(4), 903–904. https://doi.org/10.7202/702589ar

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LIVRES 903

TAGUIEFF, Pierre-André. La force du Comment modifie-t-il ses t h é m a t i q u e s


préjugé. Essai sur le racisme et ses pour récupérer son opposition?
doubles. Paris, Éditions la Découverte,
Une bonne partie de l'ouvrage est ain-
1988, 647 p.
si consacrée à cette recherche dite de
« lexicologie politique » et fournit les pas-
Le gros livre de P.A. Taguieff porte
sages parmi les plus intéressants. On re-
sur une de ces idéologies dont on se deman-
tiendra, en particulier, le chapitre sur
de comment elles font pour continuer à
« Naissances, fonctionnements et avatars
avoir cours. Interrogation qui est d'ailleurs
du mot « racisme » (pp. 122-151), qui offre
un des fils conducteurs de la recherche que
une remarquable histoire des déplace-
l'auteur mène depuis plusieurs années. La
ments du concept.
question vaut en effet la peine d'être po-
sée: après tant de travaux prouvant par Cette méthode, si elle permet de décri-
raison démonstrative que les discours ra- re avec minutie, n'offre guère de voies d'ex-
cistes ne sont qu'un tissu de fantasmes plication sur la durabilité raciste. La re-
n'ayant rien à voir avec la réalité scientifi- cherche de Taguieff se dédouble alors.
que dont ils disent pourtant s'inspirer, D'une part, sa première préoccupation est
comment se fait-il que le racisme soit aussi une interrogation anthropologique, comme
florissant? aurait dit Kant, sur les antécédents et
conséquents cognitifs du racisme. Sans éla-
À cette question pertinente, plusieurs
borer, indiquons que la base du racisme,
personnes ont voulu apporter une réponse.
qu'il soit historique ou « néo », repose sur
Les sociologues britanniques, des wébé-
un refus du métissage, un « désir d'homofi-
riens comme J. Rex ou des marxistes tels
liation physique » (p. 354). On recherchera
R. Miles, l'ont cherchée du côté des struc-
donc le fondement du racisme du côté de
tures sociales en replaçant les discours
ces pulsions profondes, socialement diri-
dans la trame des rapports d'exploitation
gées, certes, mais néanmoins plus « profon-
économique dont le racisme devient alors
des » que la société. « L'autoracisation pui-
l'expression. De son côté, C. Guillaumin,
qui est sûrement la chercheure française la se son énergie dans une passion spécifique :
plus connue sur le sujet, défend une thèse la peur inconditionnelle de l'Autre, l'an-
reposant sur les liens entre les idéologies goisse identifiable au sentiment d'insécuri-
« naturalisantes » et les rapports de pou- té absolue » (p. 166).
voir. Ces divers auteurs ont en commun Malgré de longs excursus sur l'hermé-
leur mode de pensée sociologique qui re- neutique, l'analyse repose donc, en fait, sur
porte l'idéologie à quelque chose de non dit une psycho-sociologie centrée sur les atti-
mais qui sert de fondement aux discours tudes, ce que les chercheurs américains des
sociaux. années cinquante appelaient préjudice,
c'est-à-dire, comme l'indique le titre de
L'approche de Taguieff est radicale- l'ouvrage, le préjugé. Elle est donc passible
ment différente. Plutôt que de prendre des mêmes critiques que ses antécédents
l'idéologie raciste comme une exsudation américains, qu'on ne reprendra pas ici.
des rapports sociaux, il se situe d'emblée
dans l'ordre discursif. La question devient La seconde voie d'explication recher-
alors : comment se construit ce discours qui chée par Taguieff est toute différente : elle
sait si bien résister aux critiques? Com- consiste à chercher la faille dans le dis-
ment s'est-il transformé dans le temps? cours anti-raciste. Comment se fait-il que
celui-ci n'arrive pas à trouver d'arguments
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définitifs contre le racisme ? Comment sont il en vient à refuser toute politique d'« ac-
donc construits ces points de vue humanis- tion positive » en faveur des discriminés
tes si raisonnables et, finalement, toujours (p. 475). Une telle position est peut-être
sur la défensive? éthiquement satisfaisante, mais se rappro-
che beaucoup du wishful thinking le plus
Le sous-titre donne la réponse: le dis-
classique : ce n'est pas en faisant comme si
cours anti-raciste est le « double » du dis-
le problème n'existait pas qu'on le réglera.
cours raciste, il appartient à la même cons-
Bref, comme le suggère cette illustration,
tellation intellectuelle car, pour contrer les
je ne suis pas sûr que ce livre contribuera
arguments racistes, il en récupère les caté-
vraiment à faire avancer la lutte contre le
gories mentales. Cela explique, par exem-
racisme.
ple, l'incapacité des anti-racistes à trouver
une réponse adéquate à la récupération du Ceci n'est qu'un exemple parmi d'au-
thème du « droit à la différence » par les tres des inconséquences auxquelles risque
racistes, qui permet à ceux-ci de dévelop- de mener un point de vue non sociologique
per une nébuleuse politico-discursive tout sur un problème qui est, à la base, social.
à fait étrangère au racisme nazi. Le problè- D'autres difficultés déçoivent dans ce livre
me de l'anti-racisme, c'est donc qu'il est lui qui, pourtant, est sûrement le plus impor-
aussi une idéologie, même s'il invoque la tant en langue française depuis celui de C.
science et les scientifiques. Guillaumin. Les notes sont certes impres-
sionnantes (128 pages!), mais elles ne sont
De plus, il est une idéologie qui se
pas toutes essentielles, c'est le moins que
trouve sur le terrain même de son adver-
l'on puisse dire. De plus, comme il s'agit
saire: « la référence à la différenciation
d'une collation d'articles précédemment
raciale représente un présupposé commun
publiés, on garde l'impression que l'auteur
aux ennemis idéologiques déclarés, et qui
a voulu compenser par la répétition ce qui
enveloppe un postulat second et implicite:
lui manque de systématisation. L'argu-
les différences sont traitées comme indé-
ment se développe longuement, en spirale,
passables, ou comme des frontières infran-
ce qui n'est pas toujours du meilleur effet.
chissables. » (p. 380) Selon Taguieff la seu-
Enfin, les pas de côté à volonté sociologi-
le issue à l'impasse anti-raciste serait le
que (par exemple les pages 110-121 qui
métissage universel (faire disparaître la
s'apparentent à u n compte-rendu d'un livre
cause, c'est-à-dire les races, pour annuler
d'E. Todd, La troisième planète, structures
la conséquence, c'est-à-dire le racisme), so-
familiales et systèmes idéologiques) sont
lution irréalisable, sauf système totalitaire
plus divertissants que vraiment convain-
mondial.
cants. Le savoir de l'auteur est vaste et son
L'ampleur de ses adversaires pousse livre vaut la peine qu'on s'y arrête, mais à
donc Taguieff dans des positions souvent vouloir trop dire en même temps, on est
inconfortables. Refusant de faire des condamné au bafouillage.
concessions aux idéologies adverses qu'il Pierre-André TREMBLAY
dénonce, il se réfugie dans son rôle d'« in-
tellectuel sans attaches », au risque de per- Département des sciences humaines
dre tout contact avec le débat politique qui, Université du Québec à Chicoutimi
pourtant, lui donne son élan. La consé-
quence en est parfois extrêmement discu-
table: ainsi, en voulant sortir du cercle
vicieux racisme-antiracisme (ce qu'il ap-
pelle « penser au-delà de l'antiracisme »),

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