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Ma participation à l’ouvrage Modélisation et Interdisciplinarité

Anne-Françoise Schmid

Les questions

Mon travail philosophique porte sur les relations entre philosophies et sciences sous l’hypothèse
d’une multiplicité de droit des philosophies.

Mes questions étaient comment la philosophie « intègre » les sciences et les traite dans une
philosophie des sciences, comment les sciences  « intègrent » du philosophique dans leurs
procédures. Cette recherche m’a conduite à l’idée que philosophie et sciences relèvent de postures
différentes, de chemins, d’itinéraires entre leurs savoirs. S’il y a chemin, il y a paysage, s’il y a
paysage, il y a espace, s’il y a espace, il y a substance. C’est cette substance-là qui m’a fait me
mouvoir. Elle a à voir avec toutes les disciplines, philosophie comprise, toutes les indisciplines, tous
les savoirs, même ceux que l’on n’a pas encore caractérisés. Elle permet le rapport entre les sciences,
leur hyper-compatibilité, en lieu et place de leur connectivité constatée, souhaitée ou désirée. Cet
espace est l’espace générique.

Dans ce travail, l’interdisciplinarité est venue en premier, mais sous d’autres noms, sous ceux de
multiplicité et de générique, plus simples que la combinaison des disciplines. Il me semble que nous
devons conserver quelque chose de ces autres noms. Mais j’ai aussi envie d’autres noms. Inter- veut
dire reconnaissance, mais inter est aussi traduit par un degré d’intensité des connections, inter, pluri,
multi. Le livre montre en creux que ne garder que ce sens-là conduit à une impasse théorique. Il n’y a
pas de rapport disciplinaire, il y faut un espace générique et une décomposition des propositions, un
traitement des disciplines, car le générique ne se donne pas spontanément.

La modélisation est intervenue alors que je tentais de rendre compte des hypothèses générales de
l’épistémologie, sur la base de savoirs philosophiques, mathématiques et logiques. Je voyais une
quantité de notions rendues peu opérantes par sa fascination de la théorie et de l’expérience. La
modélisation devenait un instrument – parmi d’autres, non pas unique et autoritaire – pour faire une
autre place et à la théorie et à l’expérience, ainsi qu’à bien des ingrédients de la démarche
scientifique. Là aussi, espace générique, la considération de fragments de disciplines articulés selon
une rigueur non-disciplinaire, des dynamiques de l’invention plutôt que de la justification,
devenaient nécessaires. La modélisation enrichissait beaucoup les problématiques, en admettant des
modèles multiples, reposant sur des hypothèses souvent contradictoires, sans que cette

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contradiction permette l’élimination des uns par les autres. Avec le générique, il fallait donc penser la
compatibilité et l’hyper-compatibilité.

Le trouble

Où en étais-je de ce travail lorsque nous avons décidé ensemble, Nicole et moi-même, de cet
ouvrage au coin d’un feu ? Il fallait que cette hyper-compatibilité prenne sens au travers de la
multiplicité des disciplines. C’est de leur choix qu’il s’agissait. La géographie et la philosophie, bien
entendu, lieux de nos engagements les plus forts. Nicole a ensuite insisté sur l’anthropologie, et ce
qui mettait en jeu la différence entre natures et sociétés. En épistémologue, j’ai insisté sur la
physique, la logique, puis la linguistique. Il m’importait aussi d’évaluer modélisation et
interdisciplinarité dans la philosophie elle-même et non seulement ce qu’elle en dit en extériorité. Le
refus d’une auto-modélisation de la philosophie par elle-même ainsi que le primat de la multiplicité
des philosophies sur la philosophie m’en donnait une première approche.

Que m’apportais Nicole Mathieu dans ce travail conceptuel ? Elle m’a conduite à considérer
autrement les relations entre Interdisciplinarité et modélisation, à ne pas les voir comme
échangeables ou transformables l’une dans l’autre, à ne pas les faire croire équivalentes. Elle voulait
résister à une formalisation abstraite de la recherche scientifique par cette identification qui amène à
croire qu’il y a interdisciplinarité lorsqu’il y a modélisation, et qu’il y a modélisation lorsqu’il y a
interdisciplinarité. Elle résistait à cette simplification sans jamais abandonner les exigences
intellectuelles et théoriques, voulant donner leur statut à toutes les géographies. Elle m’apportait à la
fois l’espace et une démarche de terrain, qui lui a donné l’idée des récits. Nous avions l’une et l’autre
le sentiment que le concept et le terrain ne s’opposaient pas, toutes les deux nous avions concepts et
terrain, mais un certain trouble s’est manifesté dans nos formes d’engagement.  A ce trouble, je
donne une très grande valeur, celle de mettre en jeu la façon dont l’une et l’autre avions travaillé,
différences non indifférentes, si je puis dire, mais engagement fort de chacune. Je crois qu’en régime
interdisciplinaire, ce trouble est plus créatif que le doute, ce dernier porte sur des contenus, le
trouble sur les savoirs et nos rapports à ceux-ci. Ce trouble s’est concentré sur une discipline que
nous ne pratiquons ni l’une ni l’autre, la biologie, différence de qualification des interdisciplinarités
mises en jeu, mais aussi fonction de modèle d’une science reposant sur une multitude de disciplines.
Cela mettait en jeu une différence entre les sciences traitées, certaines se présentant comme
théories passablement unifiées expliquant un réel donné, les autres comme voyant surgir un réel vif,
changeant, mobile, humain, social, autour duquel se forment une quantité de théories partielles. La
biologie, comme la géographie, se trouvent à leur façon prises dans cette différence et ce contraste,
et c’était là le lieu de nos rapports à nos savoirs respectifs.

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La production d’un savoir

Or travailler ensemble modélisation et interdisciplinarité nous permettait de produire un savoir, que


ni les carences de l’interdisciplinarité ni le positivisme de la modélisation ne pouvaient nous donner.
Ou plus exactement, il nous donnait des savoirs en même temps que les rapports à ces savoirs de
chaque personne engagée, bref, dans le même mouvement des contenus et des styles de passage de
l’un à l’autre. Ce sont ces différences de style qui provoquent le trouble, nous sommes à la fois
proches et lointains, mais partageant alors une intimité collective, faite des variations entre les deux
pôles de leurs relations possibles par l’intermédiaire d’un espace générique où peuvent se produire
des trajectoires multiples.

Une véritable expérience

Cet ouvrage est une véritable expérience, expérience de la reconnaissance de la pluralité et des
hétérogénéités, expérience de la constitution d’un savoir multiple au travers des récits qui supporte
et dépasse le trouble, expérience que l’interdiscipline n’existe pas sans garantie de discipline solide,
expérience enfin que par cet exercice, les sciences et la philosophie pouvaient sortir de leur superbe
– ce qui conduit, nous l’avons suggéré en conclusion – font se rejoindre terrain et concept pour
devenir un espace de création.

Cette expérience est une étape. J’espère que les récits engagés dans cette expérience permettront de
nouvelles perspectives d’articulation de terrains et de concepts et de nouvelles épistémologies.

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