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A lm a

EDITEUR
Marie-Claire Frédéric est journaliste culinaire
et gastronomique. Elle est notamment l'auteure
de : Cuisine Bling Bling (First, 2008),
Effeuillez-moi et Recettes éco (First. 2009).
Ses critiques et ses recettes sont consultables
dans Cuisine Actuelle, Gala Gourmand
et sur son blog :www.dumieletdusel.com.
NI CRU NI CUIT
NI CRU
NI CUIT
Histoire et civilisation
de l’aliment fermenté
Marie-Claire Frédéric

A lm a
EDITEUR
La vénus de Laussel.
Les historiens ont multiplié les
hypothèses d’interprétation
de cette extraordinaire figure
de femme datée aux
alentours de 25 000 ans avant
J.-C., trouvée en Dordogne.
La représentation est
conforme aux stéréotypes
des «vénus » préhistoriques
aux seins lourds et aux
hanches larges. Mais elle est
spéciale par la figuration de sa
chevelure et surtout par la
corne de bison qu elle tient
dans sa main droite, et dans
laquelle elle semble vouloir
boire. L'une des
interprétations possibles
est celle d’une «chamane »
buvant une boisson
fermentée cérémonielle dans
le but de modifier son état
de conscience. On ne saura
jamais quel breuvage
contenait la corne, mais
c’est peut-être là une des
premières représentations
connues d’une boisson
fermentée.

© Alma, éditeur. Paris,2014


ISBN :9782.5629.107.9
L’homm e n’a pas inventé la fermentation,
C ’est la ferm entation qui a inventé l’homme.
San do r E llix Katz
INTRODUCTION

LE GOÛT «D’ICI»
ET LE DÉGOÛT « D’AILLEURS » ,o
Un rite de passage 15
De l’identité au patriotisme 17

PREMIÈRE PARTIE

FERMENTATION
ET CIVILISATION HUMAINE
CHAPITRE 1 LE BARBARE ET LE CIVILISÉ 31
Au commencement était le ferment 53
Ferment de société 42
Ferment de culture 48
Ferment de transmission 50
Ferment d’humanité 55
CHAPITRE 2 LES DIEUX, LES HÉROS ET LES ANCÊTRES 62
Une origine divine 65
L’universelle libation 74
La nourriture d’immortalité 80
CHAPITRE 3 DU SACRÉ AU FOLKLORE 86
De la naissance à la tombe 88
Des nourritures en gestation 98
CHAPITRE 4 L’HOSPITALITÉ ET LA COMMENSALITÉ 106
Des aliments de convivialité 107
Des aliments d’hospitalité 114
Savoir-vivre et mesure 118
Un mode de vie communautaire 121
S E C O N D E PART IE

PARTOUT OÙ IL Y A DES HOMMES


FERMENTATIONS CH APITRES LES PRODUITS CARNÉS,
A EXPERIMENTER
Magret de canard séché... 154 DU FAISANDAGE AUX SALAISONS
Sine heng 157 Le goût du faisandé
Comed-beef 142
Gravlax 153
Les viandes séchées
Sauce d’huître 160 La salaison universelle
Anchois au sel 163 Les œufs de cent ans
Hydromel Tedj 169
Kvas 177 CHAPITRE 6 LES SAVEURS DE LA MER
Vin pétillant de Heurs... 186 Une industrie antique
Porridge 195
199 Une gastronomie hier comme aujourd’hui
Crêpes de sarrasin^.. 200 Le garum, or liquide de l’Antiquité
Labné, yaourt,... 214
Smen 220
Œuf meurette et nuoc-mâm
Caillebotte 223 CHAPITRE 7 LE M O N DE DES BOISSONS FERMENTÉES
Choucroute 231
Baechu ldmchi 232 Le singe ivre et l’arbre aux pigeons
Ketchup 235 De l’hydromel aux cocktails préhistoriques
Des bières préhistoriques à celles d’aujourd’hui
Le vin de raisin à la conquête du monde
Le vinaigre : ultime destin du vin
Les boissons fermentées non alcooliques
CHAPITRE 8 DU POP-CORN AU PAIN
La bouillie, mère des nourritures
De la galette au pain
Le premier pain du monde, et sa suite
CHAPITRE 9
LE FROMAGE, OU L'APOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS
Comment boire du lait avant d’élever une vache
La fermentation des peuples nomades
La fermentation des peuples sédentaires
CHAPITRE 10
L'INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMES ET LES FRUITS
Les « herbes acides » autour du monde
La choucroute et ses avatars
Les fruits ne font pas seulement de l’alcool
Les légumineuses et l’Asie
T R O IS IÈ M E P ART IE

ÉCLIPSE ET RENAISSANCE
CHAPITRE 11
CHASSEZ LES BACTÉRIES, ELLES REVIENNENT AU GALOP 244
Fermentation ou pourriture ? 245
Les acteurs des fermentations, le rôle de chacun 251
Du faisandage à la fermentation butyrique 254
Au-delà de la science 260
CHAPITRE 12 À VOTRE SANTÉ! 262
Ces microbes qui nous défendent 263
Des aliments encore plus nutritifs 265
Des aliments sains et sûrs 267
Quand la médecine moderne s’intéresse à la pharmacopée populaire 273
CHAPITRE 13 L’INFLEXIBLE PASTEURISATION DU M O N DE 284
L’Euphémisation de la fermentation 285
La grande peur des microbes 289
Pasteurisation et puritanisme 295
Les leurres de l’industrialisation 299
Une société sans fermentation ? 304
CHAPITRE 14 L’IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ 308
L’importance du terroir 509
Umami : une savoureuse imposture ? 314
La guerre des fromages au lait cru : un tournant décisif 318
L’échec du modèle universel et standardisé 325

POUR CONCLURE... 335

Cartes 544
Bibliographie 547
Notes 357
Remerciements et crédits photographiques 360
IN T R O D U CT IO N

LE GOUT “D’ICI”
ET LE DÉGOÛT
“D’A ILLEURS”
11

Les aliments fermentés, qui constituent notre ordinaire sans


que nous nous en rendions toujours compte, sont les plus univer­
sels et aussi les plus particuliers de tous les aliments consommés
par l’être humain. Ils ont le don de susciter à la fois l’engouement
et le dégoût. Certains sont considérés comme de précieuses gour­
mandises par les uns et des choses répugnantes par les autres. La
frontière entre les deux appréciations varie selon les groupes, les
familles, les pays, les continents. Les fromages odorants adorés
des Français paraissent immondes à des A siatiques ou à des
Américains. La viande de phoque ayant reposé un an au soleil
est un délice chez les Inuits du Canada, m ais un Européen la
jugera dégoûtante et pourrie. Prenons aussi l’exemple du café.
Il est bu partout dans le monde, mais la manière de le préparer
diffère selon que l’on soit en France, en Turquie, en Italie, en A l­
lemagne ou aux Etats-Unis. Bien évidemment, chaque membre
d’une communauté trouve que sa propre manière de faire est
la meilleure. Les nourritures fermentées autochtones sont des
délicatesses gastronomiques, mais celles des étrangers prouvent
leur manque de goût, voire leur barbarie.
Cela ne date pas d’aujourd’hui. Dans l’Antiquité gréco-romaine,
les flacons de garum pouvaient valoir le prix de l’or. Difficile à
comprendre pour nous qui le considérons comme un simple «jus
de poisson pourri » (par contre, nous comprenons fort bien que
des bouteilles de vin prestigieux puissent atteindre des prix as­
tronomiques, ce qu’un Indien doit trouver étrange). Pline qualifie
l’odeur du garum d’ingrate : « Odore quoque ingrato ceu gari. » Et
12

pourtant il l’apprécie. Plaute ne semble pas plus amateur : il utilise


les mots hallex viri comme une injure signifiant « pourriture ».
Conrad Gessner mentionne, au X V I e siècle, que plusieurs espèces
de poissons fermentés sont recherchées avec empressement
par les nations septentrionales des deux côtés de l’océan, tandis
que celles qui occupent l’intérieur de l’Europe les rejettent avec
dégoût1. En Amérique du Nord, la bouillie fermentée de maïs
dont les femmes mâchaient et recrachaient les grains, ou encore
les jeunes épis fermentant dans des jarres d’eau pendant des se­
maines, révulsaient les colons, mais régalaient les Amérindiens.
La panse de caribou farcie de sang chaud, puis nouée et fermen­
tée, était comme de la « confiture » pour les Indiens et une chose
révulsante pour les Européens2. Le fermenté, raffinement des uns,
devient pourriture et objet de répulsion chez les autres. En 2012,
le journaliste et auteur Christopher Tan m’écrivait de Singapour :

Lorsque j’étais à l’université, je me souviens avoir eu une


conversation animée avec un ami français et un autre japonais à
propos de l’amour asiatique pour les fruits de mer fermentés par
rapport à l’amour européen pour les produits laitiers fermentés.
Ils ont tous deux goûté et aimé le camembert, mais je n’avais
pas encore appris à apprécier son arôme, alors j’ai dû m’asseoir
à une certaine distance pendant qu’ils le dégustaient !

La frontière entre le fermenté et le pourri dépend donc de l’ori­


gine géographique et de la sphère culturelle du consommateur.
Cette frontière nous en rappelle une autre, celle que les Grecs ou les
Sumériens dressaient entre le barbare et le civilisé : la consomma­
tion ou la non-consommation d’aliments fermentés distinguerait
les deux catégories d’hommes. Une frontière souvent prise au
sérieux. Dans la Bible par exemple, ceux qui refusent de boire du
vin sont soupçonnés d’être sous l’emprise du démon. Ceux qui fer­
mentent leurs aliments différemment sont également suspects. Au
Moyen Age - et pendant des siècles - la façon de vinifier opposa

INTRODUCTION
13

les Ju ifs et les chrétiens. Une criée faite à Carpentras, le 25 mai


1444 déclare : « Qu’aucune personne chrétienne n’ose aller boire
dans les tavernes des Juifs, ni leur acheter du vin, attendu que les
Ju ifs ne boivent pas le vin des chrétiens et que les chrétiens ne
doivent pas boire le vin des Ju ifs3. » La ségrégation s’en donne
aussi à cœur joie avec le pain et ses dérivés. Un dicton espagnol
affirme : « Celui qui ne fait pas des beignets pour la sem aine
sainte, c’est qu’il est juif4. »
Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’en naissant, l’Eglise eut
besoin de se démarquer du judaïsm e ; elle abandonna donc la
circoncision et le shabbat, autorisa la viande de porc et choisit
comme pain liturgique du pain levé en opposition au pain azyme
des Juifs. Avant le V I I e siècle, le pain de la messe était offert par
les fidèles. Peu à peu, il fut spécialement fabriqué de sorte que l’on
distingue le pain liturgique du pain de la vie quotidienne. Pour
des raisons pratiques de conservation, et puisque la démarcation
d’avec le judaïsme était accomplie, l’hostie plate cuite entre deux
fers devint ensuite l’unique pain de la communion. Ce change­
ment lent et progressif se termina au X I e siècle par... un schisme :
le patriarche de Constantinople prit la plume pour condamner la
chrétienté romaine et son usage du pain azyme, « manière juive »,
alors que le levain ou le ferment est le symbole du Christ5. L'Église
orthodoxe, d’ailleurs, utilise toujours un pain fermenté pour la
communion, le ferment vivant étant ju gé indispensable au rite.
Com m e par hasard, à partir du X I I e siècle, des Ju ifs sont
condamnés à mort pour avoir profané des hosties volées en les
clouant ou en les brûlant. Selon la légende, les hosties ainsi mal­
traitées se seraient mises à saigner miraculeusement. Le récit de
ces profanations fut élaboré, mis en scène et joué en M iracles
devant les églises6. A la même époque, des lois antisémites sont
édictées, jusqu’à ce que Philippe Le Bel expulse les Juifs de France
en 1308. Il n’est pas innocent que ces événements apparaissent
après que le pain eucharistique fut transformé en hostie non levée.
« Le Ju if » honni, par un jeu de faire-valoir, donnait la preuve de

INTRODUCTION
14

l’incarnation, justement par la profanation. On réaffirmait par ces


légendes la différence entre le pain azyme des Ju ifs et celui des
chrétiens : il fallait démontrer que cette hostie blanche et plate
contenait effectivement le corps du Christ bien qu’elle eût perdu
son ferment. La fermentation ou non-fermentation de l’aliment
marquait la différence entre les « bons » et les « m auvais », les
« purs » et les « impurs », les chrétiens et les Ju ifs d’abord, puis
les orthodoxes et les chrétiens.
Dans le même ordre d’idée, la christianisation des pays ger­
maniques, entraîna une dépréciation des buveurs de bière. Un
grand nombre de textes et de proverbes indiquent que la bière
était considérée comme une boisson de pauvres et de manants,
voire la boisson que les sorcières partageaient avec le diable
lors des sabbats7. Bertrand Hell analyse cette opposition entre
la bière qui est la boisson des anciens païens, et le vin, boisson
noble de la nouvelle religion8. La bière est la boisson de la religion
du Nord tandis que le vin est celle de la nouvelle religion venue
du Sud. Ce discrédit dura plusieurs siècles, jusqu’à ce que la Ré­
forme remette ce breuvage à l’honneur. Bien sûr, la Réforme n’a
pas fait de la bière une boisson sacrée à l’instar du vin chez les
catholiques, mais elle l’a réhabilitée, lui ôtant son côté sulfureux
et diabolique. Aujourd’hui, les « pays à bière » correspondent à
peu près à la géographie du protestantisme et les « pays à vin »
à celle du catholicisme.
Pourri ou fermenté, pur ou impur, sauvage ou civilisé : c’est
aussi ces catégories qui expliquent la réaction des soldats amé­
ricains qui, après le débarquement de 1944, ont cru, d’après
l’odeur, qu’ils allaient trouver des cadavres dans les hâloirs
d’affinage de camemberts.

INTRODUCTION
U n r it e d e p a s s a g e

Le goût comme le dégoût varient d’un individu à l’autre et


tout au long des âges de la vie. Ils relèvent à la fois de l’acquis et
de l’inné. On sait par exemple que les bébés ont une préférence
pour le sucré et que l’amertume les fait grimacer.
Il faut en effet être initié pour surmonter sa répugnance puis
apprécier pleinement les saveurs de la fermentation. Il est rare
qu’un petit enfant apprécie le goût typé du café et des fromages
forts, celui des poissons fermentés, du caviar, ou puisse distin­
guer les saveurs présentes dans le nuoc-mâm. Même le yaourt
et le fromage frais sont incorporés progressivement à l’alimen­
tation. Les saveurs du fermenté sont des saveurs d’adultes que
l’on apprend à aimer en grandissant. A ce titre, aimer m anger
des aliments fermentés est le signe qu’on est devenu adulte et
pleinement membre de la communauté de ses pairs. Cela peut
aussi, sous certaines latitudes, être une question de survie. En
Mongolie, les enfants sont très tôt initiés à la consommation
d’aïrag. C’est quand ils commencent à manger un peu de soupe,
vers l’âge de huit ou neuf mois, que les adultes leur font goûter
du lait de jument fermenté car, dans la steppe, ils ne pourront
survivre sans ce type d’alimentation9.
Dans toutes les cuisines du monde, la relation à la fermen­
tation résulte de cet apprentissage, véritable rite de passage.
On distingue l’initiation verticale, d’un adulte à un enfant de
la même communauté, et horizontale, entre deux adultes de
communautés différentes. Dans les deux cas, il s’agit d’un pas­
sage d’un état à l’autre, d’un monde à l’autre, pour faire partie
d’une communauté nouvelle, soit celle des adultes, soit celle
d’un autre pays ou d’un autre groupe humain. Comme tout rite
de passage, il comporte une épreuve qui consiste à surmonter
ses haut-le-cœur et, surtout, ses préjugés. Le natto est fait de
graines de soja fermentées à l’aide d'une levure spécifique. Son
aspect est celui d’une masse gluante, coulante et glaireuse que

INTRODUCTION
16

les Japonais adorent, mais vers laquelle un Européen n’ira pas


spontanément. Cette inclinaison qui ne va pas de soi demande
un discours, des explications et un accompagnement.
Les aliments fermentés font partie de ceux que l’on fait goû­
ter aux touristes ou aux nouveaux immigrants d’un pays. Par
exem ple, en France, on éprouve un respect particulier pour
les étrangers qui aiment m anger notre camembert ou notre
roquefort : ils ont surmonté l’épreuve avec succès. En Islande,
on fait goûter aux nouveaux venus, en riant sous cape, le hâkarl,
requin faisandé, qui a maturé plusieurs mois enterré sous le
sable d’une plage. Dans l’Etat de Tabasco, au Mexique, le pozol
est une boisson fermentée d’origine précolombienne, à base de
maïs et de cacao. Un proverbe dit que si un visiteur arrivant à
Tabasco boit du pozol et l’aime, il s’installera sur place. Le rite
de p assage accompli, tous font alors partie de la même com­
munauté humaine.
L’initiation d’un disciple se conduit par degrés et s’accompagne
d’une instruction, qui peut être longue. Un Asiatique sait distin­
guer les mille et un parfums des sauces de poissons. Christopher
Tan de Singapour raconte une expérience qu’un Européen aura
du mal à saisir :

Au cours d’une dégustation de sauces de poisson du


Vietnam, de Thaïlande, du Myanmar, de Chine, de Corée et
des Philippines, on se rend compte qu’elles sont toutes très
différentes. La coréenne a des saveurs d’œufs d’éperlans
faisandés, la birmane évoque des parfums de champignons
tandis que la nuoc-mâm vietnamienne est la plus complexe.

De la m ême façon, le vin, le thé, le café ou le chocolat pos­


sèdent une richesse aromatique immense mais, pour savourer
ces produits avec finesse, il faut connaître les usages, les rituels,
et disposer d’un vocabulaire pour nommer la variété des sensa­
tions éprouvées.

INTRODUCTION
17

Le plaisir du fermenté résulte, en fait, d’un « goût du vieillisse­


ment » qui peut se traduire à la fois par un vieillissement du goût
et une appétence pour les choses maturées. Ainsi, un plat de riz
salé au sel aura une résonance tout à fait différente d’un plat de riz
salé avec une sauce de poisson. Celle-ci possède d’autres arômes,
une dimension supplémentaire qui provient non seulement de
la matière première, mais surtout de son vieillissement. On peut
faire la même comparaison avec deux vin s d’âge différent ou
deux fromages, l’un frais et l’autre affiné. La distinction résulte
d’un apprentissage, d’un apprivoisement du goût, qui donne du
sens à ce qui est ingurgité, un sens culturel qui met en relation
les hommes de la même communauté et permet l’intégration de
ceux qui viennent d’ailleurs.

D e l’id e n t it é a u p a t r i o t is m e

Même si les notions de barbare et de civilisé datent d’une


autre époque, les aliments fermentés fonctionnent aujourd’hui
encore comme des signes de connivence entre autochtones. Par­
tout dans le monde, ces aliments provoquent un sentiment de
reconnaissance identitaire, même dans les pays industrialisés
les plus hygiénistes, où certains aliments fermentés (toujours
ceux des autres !) sont bannis. C’est le cas du roquefort et de la
mimolette aux Etats-Unis, ou du surstrômming, hareng fermenté
suédois, dans les avions d’Air France et de British Airways. Les
aliments fermentés transmettent le goût du pays natal et relient
les hommes ayant une origine commune :

« J e suis un barbare, j ’en ai l’apathie musculaire, les langueurs


nerveuses, les yeux verts et la haute taille ; mais j’en ai aussi l’élan,
l’entêtement, l’irascibilité. Normands, tous tant que nous sommes,
nous avons quelque peu de cidre dans les veines, c’est une boisson
aigre et fermentée et qui quelquefois fait sauter la bonde »,
écrivait Gustave Flaubert dans ses Pensées.

INTRODUCTION
Le camembert est peut-être parmi les centaines de fromages
celui qui représente le plus l’identité française. Selon la légende
- comme tout bon produit fermenté qui se respecte, le camembert
est doté d’une légende d’origine -, il fut « inventé » pendant la
Révolution française, époque où se forgeait justement l’identité
nationale. Une jeune fermière nommée Marie Harel l’aurait créé
selon les instructions d’un obscur prêtre réfractaire originaire de
la Brie, qu’elle cachait dans sa ferme. Cette origine mystérieuse et
clandestine, presque divine et miraculeuse, confère au nouveau
fromage une auréole de sainteté civique. En réalité, la demande
de fromage augmentant au début du X V I I I e siècle dans la région
de Vimoutiers et de Livarot, il fallut collecter le lait de plus en
plus loin.

Durant les heures de transport hippomobile, la température de l’été


aidant, l’activité lactique s’emballe et le lait devient un « yaourt ».
Quand on l’emprésure pour faire le livarot, on obtient un autre
fromage. Peu à peu, on passe d’un fromage présure et basique à
couverture bactérienne exigeant un milieu basique riche en ammoniac
à un fromage acide à flore fongique exigeant de l’oxygène10.

Marie Harel n’aurait donc rien inventé. Le camembert aurait


pu rester un fromage local parmi tant d’autres en France, mais
la légende se poursuit en 1863, avec l’inauguration de la ligne
de chemin de fer Paris-Caen, au cours de laquelle le petit-fils de
Marie Harel aurait fait goûter un camembert à l’empereur Napo­
léon III. Le trouvant fort à son goût, l’empereur assura lui-même
sa promotion et le fit vendre à Paris. Le dernier acte se situe enfin
lors de la Première Guerre mondiale, lorsque le syndicat des
fabricants de camembert obtint le marché de l’armée : chaque
poilu reçut des camemberts dans sa ration. L’épilogue de l’histoire
fut l’inauguration, en 1926, du monument à Marie Harel dans la
bourgade de Vimoutiers, alors que l'on érigeait partout en France
les monuments aux morts de la Grande Guerre. Ce monument à

INTRODUCTION
19

la « mère » du camembert est une sorte de monument à la paix,


faisant l’éloge de la paysannerie, de la tradition, de la permanence
sécurisante des valeurs typiquement françaises à un moment où
la nation avait besoin d’être rassurée.
Plus près de nous, la lutte, en 2007, de plusieurs fromagers
pour maintenir la fabrication au lait cru et résister aux velléités
des industriels, exprime l’angoisse de nos contemporains devant
la mondialisation de l’économie et les règlements absurdes ve­
nus d’ailleurs : le camembert reflète toujours symboliquement
l’identité de la France en tant que vieux pays rural, et son unité
face à des menaces plus ou moins abstraites : mondialisation,
uniformisation, industrialisation... Encore aujourd’hui, les publi­
cités pour ces fromages (surtout ceux de fabrication industrielle,
qui ont d’autant plus besoin de légitimité) mettent en scène l'âge
d’or d’une paysannerie qui n’a plus cours, la cam pagne verte,
la richesse de « nos » terres, la ruralité, la famille, l’enfance, la
transmission, l’enracinement, l’attachement à des recettes ou
des procédés ancestraux, et le patrimoine culturel. Les mêmes
arguments étaient utilisés par les colporteurs suisses pour vendre
à la criée les fromages schabzieger dès le X V I e siècle, jusqu’à la
Seconde Guerre mondiale. Ces images de fidélité à la tradition,
à la lignée des ancêtres et à la terre natale sont consubstantielles
aux produits fermentés.
En Corée, c’est le kimchi, à base de légumes fermentés épicés,
qui est le plat national. Le nuoc-mâm est le symbole du Viêtnam.
En Turquie, la boisson nationale, à base de yaourt, est Yayran.
En Bavière, la bière fait partie intégrante de la culture locale et il
y a peu encore, chaque village pourvu d’une source était fier de
posséder sa propre brasserie. En Thaïlande, lorsque l’entreprise
Boonrawd lança en 1930 la première bière purement autochtone,
la Singha, elle afficha tout de suite la couleur : l’étiquette mention­
nait « bière thaïe », et dans ces années où le nationalisme de la
Thaïlande allait croissant, la publicité fut chargée de promouvoir
l’image d’une boisson nationale et patriotique11. Aux Philippines,

INTRODUCTION
20

la bière San-Miguel est également la boisson nationale - et natio­


naliste. La marque, qui souhaite incarner la modernité, œuvre pour
remplacer peu à peu les alcools locaux et soutient la promotion et
le financement les projets d’électrification des campagnes. Mais,
clin d’œil malicieux d’une tradition increvable, les bouteilles vides
et pourtant consignées sont réutilisées pour conserver le patis, la
sauce de poisson traditionnelle, ou le lambanog, un alcool local12.
En Scandinavie, ce sont les poissons fermentés qui jouent
le rôle d’aliments identitaires. Le surstrômming, en particulier,
donne lieu à des pratiques communautaires. Il s’agit d’un hareng
fermenté dans une boîte de conserve non appertisée. Les Suédois
du nord du pays, même s’ils viennent d’autres régions, organisent
en été, le troisième jeudi d’août, des surstrômming parties13. Cela
se passe obligatoirement en plein air à cause de l’odeur qui se
dégage lors de l’ouverture de la boîte. On doit d'ailleurs prendre
certaines précautions pour ne pas provoquer un véritable geyser
en raison de la pression exercée à l’intérieur, ce qui occasionne
tout un cérémonial. La manière de les accommoder donne lieu
à de grandes discussions entre connaisseurs. Depuis 2006, au
grand dam des Suédois, plusieurs com pagnies aériennes ont
interdit le transport de surstrômming dans les avions, au même
titre que les armes, en raison d’un risque d’explosion des boîtes.
En revanche, ils ont obtenu avec les Finlandais une dérogation
pour ce poisson après que la commission Européenne a interdit
la commercialisation de hareng de la Baltique dont les taux de
dioxine présents dans la chair sont trop élevés. C’est le ministre
suédois de l’Agriculture en personne qui plaida la cause du pois­
son fermenté, arguant de « l’importance du surstrômming pour
l’héritage culturel de la Suède14 ».
Depuis plusieurs années, en Norvège, le sentiment identitaire
est associé au rakefi.sk, truite fermentée préparée différemment
selon les familles et les régions, ce qui nourrit parfois des conver­
sations animées. C ’est un mets festif que l’on sert au repas de
Noël, du Vendredi saint ou de Pâques, accompagné généralement

INTRODUCTION
21

de bière ou d’aquavit15. Les Inuits d’aujourd'hui, bien qu’ils soient


équipés de congélateurs, fermentent encore la viande de phoque
et les têtes de saumon dans des récipients en plastique. Ces mets
sont consommés lors des fêtes communautaires ou pour accueil­
lir les visiteurs. Dans certaines régions du Groenland, elles font
partie de l’identité culturelle des communautés autochtones16.
Dans les pays qui ont été colonisés ou annexés, l’alimentation
fermentée indigène est particulièrement valorisée. Ainsi, le roi
des Zoulous affirmait en 1883 que la bière de millet était la nourri­
ture des Zoulous et qu’ils la buvaient comme les Anglais boivent
du café17. En Amérique du Sud, boire le pulque et la chicha était
une manière, pour les Indiens, de montrer leur attachement à
leur civilisation.
En Ecosse, les guerres d’indépendance sont terminées depuis
longtemps, mais tous les 25 janvier, les Ecossais célèbrent la fête
du poète Robert Bum s dont l’œuvre s’inspirait du folklore et des
traditions de son pays. La célébration de cette fête consiste en un
souper au rituel codifié, au cours duquel est servi le haggis, une
panse de brebis farcie d’abats et d’une bouillie d’avoine, qui n’est
plus fermentée aujourd’hui mais l’était dans les siècles passés.
Ce mets est considéré comme le « plat national » écossais, servi
accompagné d’un verre de whisky et suivi de fromages écossais
comme le Larnakshire blue et le caboc. C es libations célèbrent
la victoire de la nation mise en danger et réitèrent par le geste
sa capacité à résister.
Une célébration du même tonneau a lieu en Islande tous les
23 décembre. C’est le Thorlâksmessa, la fête du saint patron de
l’île, et l’occasion de consommer la raie fermentée et le hàkarl,
plat sacré hérité des Vikings. M ais surtout, au milieu de l’hiver,
a lieu le Thorrablôt (« sacrifice au dieu Thor »), au cours du­
quel les participants se partagent le Thorramâtur, un repas
traditionnel où ne sont présents que des aliments purement
autochtones, pour la plupart fermentés : hâkarl, testicules de
mouton marinées dans du lait fermenté, poisson séché, saucisse

INTRODUCTION
22

de foie et d’abats de mouton, gigot de mouton saumuré et fumé,


le tout accom pagné de pain de seigle et arrosé de brennivin.
Cette fête, même si elle prend sa source dans une saga écrite
au X I I e siècle, naquit au X I X e, au même moment que la fête
écossaise de Robert Burns, à cette époque du « nationalisme
romantique », lorsque se sont constituées les identités natio­
nales en Europe. L’Islande était alors colonisée par le Danemark
et le premier Thorrablôt fut organisé en 1873 par des étudiants
islandais à Copenhague, en réaction au mépris des colons da­
nois que dégoûtait la nourriture autochtone islandaise. Il fut
repris ensuite par les mouvements indépendantistes. L’Islande
ne devint indépendante qu’en 1944 et le Thorrablôt est tou­
jours célébré, en particulier par la communauté imm igrée en
Amérique du Nord.
Le corned-beef, avant d’être un conglomérat de viandes in­
dustrielles conditionné en boîte de conserve, était une viande
de bœ uf conservée en saumure, correspondant à ce que les Juifs
d’Europe centrale appelaient le pickelfleisch. Destinée à nourrir
les marins et les soldats anglais, cette viande de longue conser­
vation était emportée par tonneaux entiers sur les navires qui
traversaient l’Atlantique. La ville de Cork en Irlande était réputée
pour son corned-beef, du X V I I e au X I X e siècle18. En Irlande comme
partout ailleurs, on salait la viande (bœuf ou porc) au début de
l’hiver. Au printemps, on la cuisinait, comme un genre de pot-au-
feu, avec les choux nouveaux du potager. Ce plat du renouveau
printanier devint l’emblème des fêtes de la Saint-Patrick et, aux
Etats-Unis, où les Irlandais émigrèrent massivement, il est im­
possible aujourd’hui encore de ne pas faire longuement mijoter
ce plat tous les 17 mars. De la même façon, chez les Américains
d’origine norvégienne, le lutefi.sk est une nourriture ethnique que
l’on consomme le jour de la fête nationale norvégienne19.
Tout cela n’est pas surprenant : l’aliment fermenté étant for­
tement identitaire, les immigrants qui quittent leur pays pour
toujours voyagent avec leur ferment. Le ferment est ce qui les relie

INTRODUCTION
23

à leur origine, à leur pays natal, à leurs ancêtres. Les familles lao
émigrées en France dans les années 1970 continuent à préparer le
padek et les légumes fermentés, si importants dans leur cuisine.
Aux États-Unis d'Amérique, les aliments fermentés consommés
aujourd’hui furent apportés par les immigrants et se sont parfois
mêlés aux pratiques des Amérindiens. Sandor Ellix Katz rapporte
l’histoire particulièrement touchante d’un vieil homme de quatre-
vingt-quinze ans, le cadet de treize enfants d’une famille finlan­
daise immigrée au début du XXe siècle. Un jour, il demanda à sa
belle-fille si elle saurait prendre soin de la « semence ». C'était le
nom que les Finlandais donnaient au ferment pour faire le viili,
qui est un lait filant très typique. Ce ferment se transmettait dans
les familles de génération en génération. Les émigrants, avant
de partir, trempaient un mouchoir propre dans le lait fermenté,
le laissaient sécher, puis l’enfouissaient dans leur bagage pour
le long voyage vers une nouvelle vie. La belle-fille le rassura :
elle saurait s'en occuper. Il mourut la nuit suivante. Le ferment
représente pour les émigrants l’assurance de la perpétuation
de la v ie dans un nouveau pays. Nouveau pays, nouvelle vie,
mais pas sans le maintien des racines ancestrales. Pour le vieil
homme conçu sur le sol finlandais mais né sur le sol américain,
savoir que la souche de ferment venue de sa famille de Finlande,
en même temps que lui en gestation, serait perpétuée, c’était la
certitude que la vie continuait, bien que la sienne propre soit
arrivée à son terme20.
Les États-Unis constituent une entité alimentaire spécifique
qui permet de retracer symboliquement toute l’histoire du peu­
plement. Les aliments fermentés y sont bel et bien présents, avec
toutes leurs caractéristiques culturelles. Lorsqu’ils se retrouvent
en société, les Am éricains boivent de la bière, et c’est ce qu’ils
offrent aux visiteurs de passage. La bière est venue en Amérique
par les immigrants d’Allemagne et du Royaume-Uni. Le ketchup,
avant d’être industriel, était à l’origine un produit lacto-fermen-
té d’inspiration asiatique. Le Tabasco, cette sauce pimentée,

INTRODUCTION
24

spécialité de la cuisine du sud, est fait d’une recette qui remonte


aux Amérindiens. Le plat emblématique des Etats-Unis, le ham­
burger, venu tout droit des pays germaniques, comporte obliga­
toirement un pain fermenté, du ketchup, et des cornichons au
vinaigre, fermentés eux aussi. La choucroute et le pumpernickel
ont aussi leurs versions américaines. Les Ju ifs d’Europe centrale
ont apporté le bagel, un petit pain en forme de couronne, qui est
maintenant un emblème new-yorkais, et le pastrami, viande sau­
murée et fermentée héritière des pickelfleisch, qui sert à fourrer des
sandwiches. Quant aux Italiens, ils ont adapté la pizza au nouveau
territoire : la pâte est plus épaisse et la variété de fromages dif­
fère ; c’est donc par la partie qui est fermentée que l’on reconnaît
une pizza américaine d’une italienne. C ’est aussi les émigrants
d’origine hispanique qui ont apporté en Californie la culture de
la vigne et la vinification. Même le Coca-Cola, symbole entre tous
de l’alimentation états-unienne, provient de la recette de vin mé­
dicinal d’un médecin corse. Le culte du secret cultivé par la firme
d’Atlanta nourrit toutes sortes de rumeurs au sujet de la formule21,
mais aujourd’hui, seul le procédé est secret car la spectrographie
a permis de percer le mystère des ingrédients, et il est probable
qu’il existe au moins une fermentation dans le processus de son
élaboration. En effet, en 2007 une polémique obligea la firme à
reconnaître que la boisson pouvait contenir des traces d’alcool,
jusqu’à 1,2 %, ce qui fit grand bmit dans les pays musulmans22. D’où
provient l’alcool, si ce n’est d’une fermentation ?
On peut souligner que la prem ière recette du Coca-Cola,
créée à Atlanta par Jo h n Pemberton en 1885, était bel et bien
une boisson alcoolique à base de vin, de feuilles de coca, de noix
de cola et de dam iana, une plante utilisée par les M exicains
pour fabriquer une liqueur réputée aphrodisiaque. On n’est
pas loin des antiques recettes de « cocktails préhistoriques » à
base de vin et de plantes médicinales, les premières boissons
alcooliques de la préhistoire ! Suite à la prohibition, la b ois­
son devint un soda sans alcool. Dans le nord-est, on fabriquait

INTRODUCTION
25

aussi au X I X e siècle une ginger ale à base de gingembre, d’eau


sucrée et d’un scoby qui est un consortium de bactéries de type
kéfir. Cette boisson était née en Angleterre au X V I I I e siècle23
et fut fabriquée en A mérique à partir de 1851. A u tournant du
X X e siècle, une boisson gazeuse carbonatée non fermentée, le
Canada Dry, la remplaça et, comme pour le Coca-Cola, dut son
essor à la survenue de la prohibition.
Tous ces exemples montrent que c’est dans les communautés
émigrées ou colonisées, alors que l’identité est devenue précaire,
qu’il devient important de préserver les racines culturelles et les
traditions. La culture culinaire en fait partie. Les éléments des pra­
tiques alimentaires mis en avant dans ce cas sont toujours ceux
qui se différencient le plus fortement des habitudes ou des goûts
des colonisateurs, ou du pays d’émigration : les plus singuliers,
ou parfois même les plus choquants. C’est le cas, évidemment,
des aliments fermentés, majoritairement mis en valeur dans cette
affirmation de soi. On assiste souvent à leur folklorisation, et ils
prennent encore plus d’importance dans le pays de l’adoption
que dans celui d’origine. Dans les nations composées essentiel­
lement d’immigrants, comme aux Etats-Unis, ils participent de
la légende nationale.
C’est le cas, à San Francisco, du pain au levain traditionnel
issu de la culture des chercheurs d’or ; une singularité touchant
au folklore dans cette nation se nourrissant de pain industriel.
Le « pain français au levain de San Francisco », San Francisco
sourdough French bread, fait partie du patrimoine culturel de
la ville au point qu’un musée lui est consacré. La ville possède
égalem ent un institut du pain, la seule école consacrée à la
boulangerie artisanale sur tout le territoire am éricain où les
boulangeries sont pour la plupart industrielles. Il convient tou­
tefois de relativiser le terme de boulangerie « artisanale » aux
Etats-Unis : les trois plus anciennes boulangeries « artisanales »
de San Francisco emploient plus de mille personnes et cuisent
soixante millions de pains par an.

INTRODUCTION
26

De nombreuses légendes entourent les origines de ce pain


au levain. Il serait issu d’un levain apporté de France par Isidore
Boudin, boulanger de son état, venu en 1849 des confins de la
Bourgogne et du Jura. Il faisait partie des forty niners venus cher­
cher fortune au moment de la ruée vers l’or. Il trouva la fortune en
boulangeant, mais sans avoir découvert un gramme d’or. Selon
une version de la légende, son levain aurait acquis un goût par­
ticulier parce que le jeune boulanger avait dû le rafraîchir sans
pouvoir cuire de pain durant les mois de la traversée. Toutes les
cultures actuelles du levain de San Francisco seraient issues
de cette première pâte-mère venant de France. En réalité c’est
peu probable mais l’histoire est symbolique et rejoint celle, évo­
quée plus haut, des émigrants finlandais et de leur ferment de
lait. Il fallait que le levain provienne de France pour que le pain
fût réellement d'origine française, et, paradoxalement, il fallait
qu’il vienne d’ailleurs pour être réellement américain puisque
les Américains sont tous des immigrés.
Une autre version, plus crédible, raconte qu’Isidore Boudin
a seulement transmis le savoir-faire français de la boulangerie,
et utilisé le levain local tel qu’il était déjà cultivé par les cher­
cheurs d’or. Il existait en effet une fabrication de pain au levain
avant l’arrivée de Boudin. Les chercheurs d’or ne pouvaient pas
(et ne voulaient pas) utiliser la nouvelle poudre à lever issue de
la chim ie pour faire le soda bread, rapide à préparer car sans
temps de fermentation. Ce produit ne supportait pas l’humidité
constante de leur vie en plein air auprès des rivières aurifères ou
dans les mines. On affubla alors les chercheurs d’or du sobriquet
sourdough, « levain ». Ce levain, unique en son genre, réellement
autochtone, à la saveur acidulée, s’est avéré composé de plusieurs
sortes de bactéries lactiques, dont certaines qu’on ne trouve qu’en
cet endroit du monde au climat brumeux particulier, et qu’on a
baptisées Lactobaciïlus sanfranciscensis. La symbiose spéciale de
ces bactéries associée à des levures, indigènes également, fait que
la saveur acide du levain se retrouve dans la pâte finale. Le pain

INTRODUCTION
27

que fit Isidore Boudin était donc quelque chose de totalement


nouveau et unique en son genre, un pain selon la méthode fran­
çaise, mais fermenté par des bactéries purement américaines. S’il
n’y a plus de chercheurs d’or aujourd’hui, la boulangerie Boudin
existe toujours à San Francisco, parmi d’autres qui pratiquent
le pain au levain naturel. Elle a bâti jalousement sa réputation
sur l’affirmation que son levain serait toujours issu de la seule et
unique souche de celui de 1849, cultivé de manière continue. Il
aurait même été sauvé du grand tremblement de terre de 1906,
par Louise Boudin, la veuve d’Isidore qui eut la présence d’esprit
de le transporter dans un seau en bois juste avant de s’échapper
avec ses employés de sa boulangerie en flammes. Il fallait que
le levain fût considéré comme une chose précieuse pour qu’on
songe à le sauver avant tout autre bien en de telles circonstances !
La légende était née.
Ce n’est pas fini. Le pain au levain poursuivit sa saga depuis
la Californie vers le Grand Nord lors de la seconde ruée vers l’or,
en 1897, dans le Klondike, le Yukon et les Territoires du Nord-
Ouest canadien. Le poète Robert Service, qui intitula un de ses
recueils de poèmes consacrés à la ruée vers l’or du Klondike Songs
o fa Sourdough, décrit dans « Ballads o fa Cheechako » la vie du
chercheur d’or : « Il a vécu de conserves de tomates, de bœuf em­
baumé et pain au levain, de haricots rouillés et de bacon fourré
de moisissure24. »
Notons au passage que dans cette énumération de nourri­
tures, seuls les haricots et les tomates ne sont pas fermentés.
Les prospecteurs, qui n’avaient pas le temps de chasser ou de
pêcher, gardaient leur pâte à pain dans un sac de cuir attaché à
leur cou ou à leur ceinture, et enfermé sous leur chemise tout au
long de la journée, afin qu’elle soit bien au chaud, protégée des
températures polaires des contrées nordiques. Ils la faisaient cuire
le soir au campement en ayant pris soin de garder une portion
de la pâte pour ensemencer la fournée suivante. En Californie,
le levain était placé la nuit près des braises du feu de camp ou

INTRODUCTION
28

en équilibre sur les poutres de la hutte, m ais en Alaska, il était


gardé dans le lit de son propriétaire. Cette intimité causait un
attachement très fort au ferment. Chaque levain était l’objet de
tant de soins qu’il avait une grande valeur pour son propriétaire,
et certains le défendirent à coups d’armes à feu. Pourtant, le pain
obtenu dans les conditions plus que sommaires de cuisson ne
devait pas être excellent. La cuisson se faisait dans le meilleur
des cas dans des fours en fonte. Les pains pouvaient aussi être
cuits simplement sur des pierres plates chauffées dans le feu,
ou encore la pâte était enroulée en bandes autour d’un bâton,
et cuite directement sur les braises. Dégusté tout chaud, ça ne
devait pas être mauvais, m ais on comprend le succès qu’a eu
Isidore Boudin avec sa boulangerie dès son arrivée à San Fran­
cisco. Sourdough est devenu le surnom de toute personne ayant
passé un hiver entier au nord du cercle polaire. C ’est aussi le
petit nom donné aux personnes âgées, celles qui ont acquis une
sagesse naturelle, et celui de la mascotte de l’équipe de football
de San Francisco : Sourdough Sam. La mémoire des chercheurs
d’or est restée ancrée dans ce pain culturellement si spécial, à tel
point que l’hymne de l’Etat de l’Alaska fait référence à « l’or des
anciens rêves des sourdough », « the gold ofthe early sourdough’s
dreams ». Ces chercheurs d’or qui faisaient lever leur pâte à pain
contre leur cœur font maintenant partie de la m ythologie du
Far West américain, et la pâte fermentée en est le symbole. Les
Etats-Unis, jeune nation où l’aseptisation de la nourriture est
érigée en norme au point d’interdire sur son sol les aliments
fermentés étrangers, possèdent néanmoins dans leurs légendes
fondatrices une référence à un produit fermenté !
Le pain au levain de San Francisco, comme le camembert, est
l’exemple type de l’aliment possédant toutes les caractéristiques
symboliques et culturelles attachées à tout aliment fermenté. Ces
caractéristiques sont au nombre de quatre. Le produit fermenté
est nécessaire à la vie, il a même parfois sauvé des vies, et il est
considéré comme bon pour la santé autant que bon au goût. Le

INTRODUCTION
29

produit fermenté a une dimension symbolique qui transcende


celle de sa simple qualité nutritionnelle ou gastronomique. Le
produit fermenté est purement local et autochtone, et sa fabrica­
tion ne peut pas être délocalisée sous peine de perdre ses carac­
téristiques. Le produit fermenté est enfin considéré par les gens
du pays comme étant lié à leur histoire. C’est un emblème de la
communauté, il fait partie de la culture. On s’identifie à lui. Le
fermenté en tant que marqueur identitaire pourrait diviser les
hommes. En fait, il les relie, les unit même. Car, comme la cuisine,
la fermentation nous définit comme humains.

INTRODUCTION
iHfflffll

FERMENTATION
ET
CIVILISATION
HUMAINE
&
LE CIVILISÉ

*M
eHT*non& civilism' O "^
33

Comment est-ce que tout a commencé ? Pourquoi les hommes


ont-ils abandonné leur alimentation identique à celle des ani­
maux, à base de produits bruts et crus, non transformés ? La
cuisson des aliments, qui est attestée en même temps que les
premiers vestiges de l’apprivoisement du feu il y a grosso modo
500 000 ans, est-elle venue en tant que premier acte culturel tou­
chant à la nourriture, ou est-ce la fermentation ? L’universalité de
cette dernière, qui ne souffre d’aucune exception, plaide pour son
ancienneté, au moins aussi importante que celle de la cuisson,
mais... rien n’est certain. En éclairant d’un mince faisceau la nuit
des millénaires pour observer nos ancêtres en train de se nourrir,
nous découvrons toutefois des indices révélateurs.

A u c o m m e n c e m e n t é t a it le f e r m e n t

L’usure des dents fossiles des premiers hominidés a révélé


aux paléontologues leur mode d’alimentation. Leurs puissantes
molaires portent des rayures caractéristiques montrant qu’ils
se nourrissaient d’alim ents durs et coriaces, parce qu’avalés
tout crus. Aux temps les plus reculés de la préhistoire, les chas­
seurs-cueilleurs mangeaient telles quelles les plantes trouvées
lors des cueillettes, ainsi que les animaux de la chasse ou du
charognage. La cuisine était alors vite faite, mais il fallait masti­
quer longtemps ! Les premiers hominidés passaient beaucoup
de temps à manger : environ 48 % du temps (contre 4,7 % pour
l’homme moderne), selon une étude de l’université de Harvard
34

publiée en août 2 0 1125. Or, il y a environ 1,9 million d'années,


une diminution importante et inattendue du temps consacré à
l’alimentation serait survenue dans la branche qui aboutira aux
humains, après sa séparation d’avec celle des chimpanzés. Tout
au long de l’évolution de cette branche, on distingue chez Homo
erectus une réduction constante et marquée de la taille des mo­
laires, réduction qui est ensuite poursuivie, quoique de manière
irrégulière, chez Homo sapiens. Les chercheurs ont montré que
la réduction des molaires dans des époques plus anciennes, chez
Homo habilis et Homo rudolfensis, s’explique par la différence de
morphologie ; c’est la conséquence logique de la réduction de la
taille des mâchoires. Par contre, chose étrange, dans les époques
plus récentes, le changement de taille des molaires entre Homo
erectus, Homo neanderthalensis et Homo sapiens ne peut pas
s’expliquer par l’évolution du crâne ou des mâchoires. Cette di­
minution de la taille des dents fut beaucoup plus rapide que celle
des mâchoires. Les grands singes ont gardé jusqu’à nos jours leurs
grosses molaires tandis que l’évolution, chez les humains, favo­
risait les petites molaires. D’ailleurs, nous continuons à l’heure
actuelle cette évolution en « perdant » nos dents de sagesse.
La conclusion de cette étude est double. D’une part ce chan­
gement serait causé par la réduction du temps de mastication
d’aliments devenus moins coriaces. D’autre part il aurait eu lieu
après l’évolution en Homo, m ais avant - ou en même temps -
l’évolution en Homo erectus, soit il y a 1,9 million d’années, alors
que jusqu’à présent, les paléontologues s’accordaient pour situer
ce changement il y a 500 OOO ans, période qui correspond à la
date estimée de la maîtrise du feu et donc du début de la cuis­
son des aliments. Comme beaucoup de techniques, la cuisson
fut sans doute découverte fortuitement, bien avant l’apprivoise­
ment du feu (que l’on situe dans une fourchette entre 700 000 et
400 000 ans avant nos jours). A l’occasion de la découverte d’un
animal brûlé dans un incendie naturel provoqué par la foudre
ou la sécheresse ; ou bien dans ces endroits du monde où des

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
35

feux spontanés de tourbe se consument pendant des années ;


ou encore dans les zones volcaniques où des pierres demeurent
chaudes, offrant en permanence des surfaces de cuisson m eil­
leures que nos modernes planchas. Evidemment, le processus
ne fut pas instantané. Il a dû être découvert, puis oublié, puis
redécouvert, sur des milliers d’années. Des groupes de population
avec et sans cuisson ont dû cohabiter jusqu’à ce que, peu à peu,
la technique s’impose comme universelle.
Deux hypothèses logiques surgissent avec la découverte du
rapetissement des molaires : soit la date de découverte du feu est
erronée et doit être reculée d’i million d’années, ce qui n’est pas
rien, soit les humains avaient déjà trouvé auparavant un autre
moyen d’attendrir les aliments et de les rendre plus digestes.
Exam inons la prem ière hypothèse, celle qui voudrait que
les hominidés aient fait cuire leur viande depuis ce moment
situé après la séparation des branches singe-homme. Au paléo­
lithique, la cuisine était déjà élaborée. Les hommes utilisaient
non seulement le feu ouvert des grillades, mais des sortes de
fours naturels, des fosses dans lesquelles ils allumaient un feu
jusqu’à produire des braises incandescentes. On posait par-des­
sus les quartiers de viande, on refermait la fosse en la remplis­
sant de terre ou de pierres chauffées et on attendait quelques
heures, ou m ême une journée, que la cuisson à l’étouffée soit
achevée. Si on verse de l’eau sur les pierres, on obtient une cuis­
son à la vapeur. Cette méthode est encore utilisée aujourd'hui
dans le monde, en Océanie et en Amérique du Sud notamment.
Dans les Charentes, une spécialité nommée l’« éclade » consiste
à recouvrir des moules avec des aiguilles de pin auxquelles
on met le feu. Les moules cuisent et prennent une délicieuse
saveur de fumé. Aux Açores, on enterre le récipient pour cuire
le cozido, sorte de pot-au-feu, directement dans un trou creusé
dans le volcan : la marmite cuit sous terre grâce à la géothermie.
Ces exemples de techniques de cuisson traditionnelle viennent
tout droit du paléolithique et font la preuve que des procédés

LE BARBARE ET LECIVILISÉ
36

peuvent être em ployés de manière identique durant de très


longues périodes puisqu’ils ont survécu jusqu’à nous.
Après des millénaires d’aléas, la cuisson finit par être maîtrisée.
On découvrit aussi le fumage, qui permettait à la fois de parfumer
et de conserver les aliments. On construisit des fosses à cuire, des
fours, des barbecues, des cheminées, des foyers, des grills, des
plaques chauffantes, et enfin des fours à micro-ondes.
Depuis qu’ils ont mis leur premier steak d’auroch sur la braise,
les hommes ont recherché un goût différent de celui de l’aliment
brut et cru. Il existait donc, dès le paléolithique, une recherche
« gastronomique » qui eut des conséquences non négligeables.
Perdant moins de temps à manger et a mastiquer, les hommes
préhistoriques consacrèrent plus de temps à d’autres tâches
com m e la chasse, la fabrication des outils, la v ie en société,
améliorant par là leurs conditions de vie. Le nombre de calories
ingurgitées par jour aurait aussi augmenté, car la nourriture
cuite est plus appétente et les aliments riches en hydrates de
carbone comme les céréales, plus énergétiques26. Cela provo­
qua des changem ents physiques : la réduction des molaires
comm e nous l’avons évoqué, celle de l’intestin également, et
l’augmentation du volume du cerveau.
D’importants changem ents sociaux en découlèrent é gale­
ment. La vie se recentra sur le foyer. La préparation des repas et
la cueillette furent peu à peu dévolues aux femmes, ce qui ne fut
pas sans conséquences pour les sociétés futures jusqu’à nos jours.
Et si les humains, bien avant l’apprivoisement du feu, avaient
effectivement trouvé un autre moyen d’attendrir la nourriture ?
Il se trouve que la fermentation apporte les mêmes effets atten­
drisseurs, appétants et aseptiseurs que la cuisson, sans avoir
besoin du feu, ni d’aucune autre technologie compliquée. Si l’on
fait rôtir ou griller une viande dure, elle reste dure encore après
sa cuisson. Toute personne ayant fait une potée dans les règles
de l’art sait que pour l’attendrir, il faut la laisser bouillir dans une
marmite pendant des heures. Mais il faut avoir une marmite, ou

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
37

un four permettant une cuisson douce, ou encore une fosse à


cuire, ou habiter près d’un volcan. Si l’on n’a rien de tout cela, la
fermentation attendrit les viandes et les végétaux sans qu’on les
cuise. Elle transforme leur saveur, empêche la putréfaction et la
corruption des denrées, permet donc une longue conservation
facilitée par l’invention de la céramique utilitaire, généralisée
à partir du VIe millénaire, pour préserver de la famine durant la
mauvaise saison.
La fermentation améliore aussi les qualités nutritionnelles
des aliments. Elle est même de loin supérieure à la cuisson qui
détruit les vitamines. L’aurait-on découvert dès le paléolithique ?
Il existe effectivement des indices qui permettent de penser
à l’antériorité de la fermentation par rapport à la cuisson. Dans
le nord-ouest de la Papouasie, l’alimentation de base est dérivée
du palmier sagoutier (metroxylon sagiî) dont la partie médul­
laire subit plusieurs opérations pour être transformée en grains
puis en pâte fermentée en vue d’être conservée. La technique
principale de fermentation consiste à envelopper la pâte dans
des feuilles, puis à les immerger dans des trous remplis d’eau
et à les recouvrir de terre. Se développe alors une fermentation
lactique anaérobie, et le sagou peut être conservé plusieurs mois.
Dans la langue des Latmuls habitant cette région, le terme kwat
désigne la fermentation, ainsi que tout un ensemble de notions
englobant à la fois celles de décomposition et de fécondité. La
cuisson dans l'eau se dit « kwala »27. Pourquoi employer pour
« cuire dans l’eau » un terme dérivé de « fermenter » ? Sans doute
car la cuisson dans l’eau, dans les régions de M élanésie et de
Polynésie, est pratiquée traditionnellement dans une fosse dans
laquelle on jette des pierres chaudes. Or la fermentation est éga­
lement pratiquée dans une fosse, dans la terre où le processus
engendre une effervescence qui ressemble à s’y méprendre à
une ébullition. Les hommes auraient donc nommé la cuisson
dans l’eau d’après l’effet physique qu’ils avaient observé dans
la fermentation.

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
38

Le second indice nous vient également d’Océanie. Son peuple­


ment s’est fait à partir de l'Asie du Sud-Est, région du monde où le
goût des nourritures fermentées relève d’une longue tradition. On
suppose que le goût et les techniques de la fermentation furent
apportés en Océanie depuis l’Asie originelle, et que les habitants
des îles du Pacifique les ont adaptés aux conditions et aux produits
locaux. Des mythes océaniens racontent que les premiers hommes
se nourrissaient uniquement de produits crus et que c’est le dieu
Maui qui s’empara du feu d’un volcan en fusion pour le donner aux
hommes. Or, le régime alimentaire des Océaniens était principale­
ment constitué de tubercules dont la plupart sont toxiques à l’état
cru. C’est le cas du manioc par exemple. Pour éviter l’empoisonne­
ment, le trempage prolongé dans l’eau de mer suffit car il provoque
une fermentation qui rend les tubercules parfaitement comestibles.
D’après ce mythe, la fermentation serait donc venue avant la cuis­
son, puisque l’état « cru » de l’aliment n’a pas pu exister sans elle.
Le faisandage opportuniste des chasseurs-charognards du
paléolithique était une question de hasard, de découverte, de
nécessité. Il est vraisemblable que l’origine des aliments fermen­
tés soit, elle aussi, accidentelle. Les hommes ont observé puis
reproduit un processus naturel, avec plus ou moins de succès,
mais toujours de manière complètement aléatoire. L’observation
du comportement de certains animaux qui enterrent leur proie
pour la m anger plus tard a peut-être joué un rôle dans la décou­
verte de la fermentation. Il peut s’agir aussi d’une circonstance
fortuite, d’un accident, d’une maladresse, d’un oubli.
D’après les légendes, le fromage provient d’un lait caillé. Suite
à son « oubli » dans une outre de peau, il s’est transformé en une
masse solide et aigrelette. On avait faim, on l’a m angé quand
même puis on y a pris goût. Une écuelle de bouillie de céréale
laissée près de la chaleur du foyer en train de s’éteindre a bi­
zarrement doublé de volume et pris une odeur forte. La galette
obtenue avec cette pâte s’est avérée plus légère et d’une saveur
plus intense. Pourquoi a-t-on fait cuire quand même cette pâte

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
39

boursouflée ? Par curiosité ? Par horreur du gâchis en temps


de pénurie ? Pour une autre raison ? La galette cuite issue de
cette bouillie est ressortie différente, gonflée, remplie d’alvéoles,
moelleuse, dotée d’une saveur particulière : le pain était né. Un
mélange de miel détrempé par la pluie, puis réchauffé au soleil,
s’est mis à pétiller et à mousser, donnant une étrange boisson,
rafraîchissante et nutritive à la fois : l’hydromel. Ailleurs, une jarre
de jus de raisin s’est transformée en une boisson extraordinaire
qui donne à quiconque la boit une autre perception du monde.
Un légume tombé dans un pot de vinaigre fut retrouvé intact
plusieurs mois plus tard...
Plus proche de nous, le roquefort est né du plus inouï des
concours de circonstances : un morceau de pain qu’un pâtre au­
rait laissé dans une cave pleine de courants d’air aurait moisi près
d’un fromage de brebis. Qu’un seul paramètre change - la cave,
les courants d’air, le pain, la moisissure, le fromage, la brebis -, et
le résultat n’est pas du roquefort. On peut facilement imaginer de
semblables circonstances autour du berceau de la sauce soja, du
nuoc-mâm, de la choucroute et de tous les aliments fermentés.
Qu’ils relèvent de la magie ou de la chimie, tous ces processus, en
réalité, ont nécessité des milliers d’années pour être trouvés, ou­
bliés, puis redécouverts, ré-oubliés et enfin reproduits et amenés à
leur perfection, pour la plupart à la fin du paléolithique. Peut-être
sont-ils à l’origine de révolutions ? Peut-être des hommes ont-ils
été massacrés en voulant apporter à la collectivité des innovations
trop étranges, d’avant-garde ? Nous n’en saurons jam ais rien.
Il est vraisemblable que des sociétés de chasseurs-cueilleurs
sédentaires possédant des poteries ont existé bien avant les dé­
buts de l’agriculture et constituaient déjà dans des fosses ou des
contenants de céramique d’importants stocks de nourriture en
vue des saisons défavorables28. En l’absence de congélateur ou
d’appertisation, qui dit réserves dit fermentation. Peu à peu, les
progrès techniques conduisirent à une plus grande sédentarité
et aux débuts de l’agriculture.

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
40

La « révolution néolithique » comm ença au Moyen-Orient


avec la sédentarisation et la domestication de l’orge (hordeum
spontaneurrî). La fin de la glaciation, vers le I X e millénaire, favo­
risa cette culture, depuis les flancs du mont Zagros jusque sur les
terres fertiles du Taurus et de la Turquie. Vers la même époque
(entre le X e et le V I I e millénaire), la fabrication et l’utilisation de la
poterie utilitaire se généralisèrent, facilitant l’essor des boissons
fermentées. Les sociétés, dès leurs débuts, consacrèrent beaucoup
de temps et d’énergie à produire des breuvages fermentés à base
de céréales ou de riz, de fruits divers, de cacao, de miel, etc. Les
chasseurs-cueilleurs auraient commencé par apprécier la bière
et le pain qu’ils fabriquaient à partir de céréales sauvages avant
de se mettre à les cultiver afin de produire en plus grande quan­
tité de la bière et du pain. Ces aliments fermentés auraient donc
été le véritable moteur de la révolution néolithique. La question
de savoir qui, du pain ou de la bière, est arrivé en premier est
débattue chez les scientifiques29. Mais tous sont d’accord pour
dire que c’est un produit fermenté, pain ou bière, qui aurait don­
né l’impulsion à la domestication de nos plantes nourricières.
Autrement dit, à l’agriculture.
Cette hypothèse résout une énigme : pourquoi les humains
ont-ils domestiqué en premier les céréales plutôt que d’autres
variétés de végétaux à plus gros fruits ou à larges feuilles comes­
tibles, dont le rendement aurait été meilleur ? Les céréales sont
en réalité... de l’herbe qui présente de nombreux inconvénients.
Ces graminées possèdent deux parties : la tige et les feuilles d’une
part, les graines d’autre part. Les premières sont utilisées pour la
nourriture du bétail, les secondes pour celle des humains, depuis
le début, pense-t-on30. Les céréales sauvages du paléolithique
étaient difficiles à récolter : dès qu’elles étaient à maturité, leurs
graines se détachaient spontanément de la tige et volaient au
vent pour aller ensemencer d’autres terres. Leurs épis étaient
minuscules, portant des grains plus minuscules encore et, de
plus, ils étaient enveloppés dans une écorce dure à éliminer.

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
41

Cependant, elles furent utilisées dans l’alimentation des humains


pendant des millénaires avant d’être domestiquées et améliorées.
Aujourd’hui, les grains sont solidement attachés à la tige et le
péricarpe se sépare facilement de la graine. Or, absolument toutes
les civilisations ont une céréale de prédilection, qui constitue,
dans la plupart des cas, la base de l'alimentation... ainsi que celle
d’une boisson fermentée.
Les inconvénients des céréales comme l’orge, le m aïs ou le
blé sont aussi diététiques : ils sont p auvres en protéines, en
acides aminés, en certaines vitamines, et riches en acide phy-
tique qui empêche l’assim ilation du calcium dans le métabo­
lisme. La fermentation annule ces inconvénients. Il est probable
que la constatation que la fermentation améliorait les qualités
nutritionnelles des céréales a joué un rôle dans le fait qu’en
dépit de leurs inconvénients, elles ont été privilégiées. Ceux
qui consom maient des bouillies ou des boissons fermentées
étaient moins malades que les autres. « Il est évident que ce
qui fait lever la pâte, c’est une substance acide ; il est évident
aussi que les personnes qui se nourrissent de pain levé sont
plus vigoureuses », écrivait Pline l’Ancien31.
En Amérique, le maïs a été domestiqué il y a au moins 6 000 ans
à partir de la téosinte, une gram inée sauvage aux petits épis
composés de moins de dix grains. Cette céréale était à l’époque
utilisée non pas pour préparer des mets solides mais uniquement
des boissons fermentées, en l’occurrence de la bière et un vin
réalisés à partir des sucs de la jeune tige sucrée. D es analyses
sur les isotopes des ossem ents hum ains trouvés dans des sé­
pultures datant de plusieurs époques en Méso-Amérique, dont
les plus anciennes remontent aux premières traces de l’arrivée
des hommes sur ce continent, ont montré que l’alimentation ne
comptait pas le maïs sous forme solide avant 15 0 0 ans avant J.-C.
Des vestiges de tiges, épis et feuilles de téosinte mastiqués pour
produire la boisson fermentée ont été retrouvés dans plusieurs
grottes autour de la vallée de Tehuacàn non loin de l’endroit de

LE BARBARE ETLE CIVILISÉ


42

domestication de la téosinte. Ils vont en déclinant entre 5000


et 1500 avant J.-C., période durant laquelle la téosinte a été pro­
gressivement domestiquée et le procédé de nixtamalisation, qui
rend plus assimilables les nutriments de la plante, découvert.
Il a donc fallu environ 3 000 ans de recherches, de créativité et
d’essais agronomiques pour parvenir à faire de cette petite plante
le m aïs actuel aux gros épis comportant de nombreux grains
destinés à la fois à l’alimentation et à la boisson. Aujourd’hui, le
maïs domestiqué comporte des milliers de variétés qui n’ont plus
rien à voir avec la graminée téosinte originelle qui poussait au
Mexique il y a 6 000 ans.
C’est donc la production d’aliments fermentés que les hommes
préparaient à partir des plantes sauvages qui a joué un rôle dans
la volonté de domestication de ces plantes, et non l’inverse. La
vinification à partir de raisins sauvages a elle aussi précédé la
viticulture. Les hommes ont domestiqué la vigne sauvage pour
en faire la plante aux grosses baies sucrées que nous connaissons
parce qu’ils aimaient le vin fait à partir des petits grains cueillis
dans la nature. Ce qui est vrai pour la vigne, le maïs, les céréales
comme l'orge, l'épeautre, le blé l’est aussi pour le fromage : les
produits laitiers des mammifères sauvages ont été d’abord fer­
mentés, suite à quoi on a domestiqué les animaux.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce serait le désir du
pain et de la bière qui aurait conduit à l’agriculture, et non pas
l’inverse32 ! Plus incroyable encore, la première domestication
effectuée par l’homme est celle des micro-organismes, bien avant
celles du chien, du cheval ou de la vache laitière.

F e r m e n t d e s o c ié t é

Il existe une concordance de lieu et de temps entre la complexi­


fication des sociétés, l’apparition d’une élite et la généralisation
de la consommation des produits fermentés. A la fin du paléo­
lithique, vers le X e millénaire, alors que la sédentarisation devient

LE BARBARE ET LECIVILISÉ
43

la règle, même chez les chasseurs-cueilleurs33, des États et des


sociétés hiérarchisées, dirigées par ce qu’on s’accorde à appeler
un roi, fleurissent dans différentes régions du globe. Les progrès
techniques mettent l’homme à l’abri des principaux aléas de cette
nature hostile qu’il faut combattre à tout prix. La sédentarisation
favorise le développement de l’agriculture grâce à de nouvelles
techniques comme l’araire et l’irrigation. C’est aussi un moment
d’expansion et d’échanges avec les civilisations voisines. D es
animaux comme la chèvre ou le mouton à laine sont domestiqués,
des plantes nouvelles, comme la vigne et l’orge, cultivées34, et des
savoirs nouveaux sont partagés.
L’urbanisation, c’est-à-dire la présence d’un grand nombre
d’individus dans un même espace, pose des problèmes inédits :
il faut veiller à l’approvisionnement en nourriture et en boisson,
afin de maintenir la cohésion de la société, et d’éviter les troubles
à l’« ordre public ». Cela suppose une gestion des stocks et des
établissements de production, une organisation du travail, des
transports et du commerce, problèmes très modernes ! Le « chef »
justifie son autorité juridique sur la contrée en organisant la pro­
duction et la distribution des aliments et des boissons fermentées.
L’approvisionnement en eau potable dans les endroits densément
peuplés étant en effet très compliqué - ça l’est encore de nos jours
dans de nombreux pays -, les boissons fermentées comme la bière
furent la solution la plus simple, la plus économique et surtout la
plus saine pour pallier l’insuffisance d’eau. La bière était non seu­
lement une boisson désaltérante et salubre, contrairement à l’eau,
mais aussi une source de nutriments, de calories, et un stimulant.
Les propriétés psychotropes de l’alcool ont peut-être facili­
té l’allégeance du peuple à cette organisation hiérarchisée qui
assurait son approvisionnement en nourriture et en boissons
destinées à soulager la fatigue d'une journée de labeur35. Toute
boisson fermentée alcoolique conduit, potentiellement, à l’ivresse
et aussi... à la perte de contrôle. C’est pourquoi, dans toutes les
sociétés, son u sage est réglementé. Un mythe mésopotamien

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
44

raconte comment le dieu suprême Enki invita sa fille Inanna


- appelée Ishtar en akkadien - à un banquet bien arrosé, au cours
duquel il s’enivra. Inanna profita de cette ivresse pour lui soutirer
ses pouvoirs et acquérir la souveraineté. L’épisode biblique de
l’ivresse de Noé, qui le conduisit à pratiquer l’inceste homosexuel
sur ses fils, rappelle aussi que la boisson fermentée consommée
en dehors des règles conduit justement à des dérèglements. Il
existe un mythe similaire au Mexique, où c’est le dieu Quetzalcoatl
qui, enivré à la suite d’une ruse de son rival Tezcatlipoca, commit
l’inceste avec sa sœur36. Les premiers « codes » et ensembles de
lois datent de ces époques, édictant les règles de vie en société.
Contre les aléas de la nature, il était important de s’allier le
bon vouloir des forces surnaturelles. Le personnage principal
de l’Etat, le souverain, était le prem ier habilité à négocier la
faveur des dieux, seul ou par l’intermédiaire des prêtres. Cela
eut des conséquences sur l’organisation politique : le peuple
avait intérêt à se soumettre à un tel souverain qui le protégeait
de l’arbitraire des lois naturelles et lui octroyait l’abondance.
D’un autre côté, cela obligeait le roi à des résultats tangibles.
Personne ne voulait d’un souverain qui avait la défaveur des
dieux. A Sumer, à Rome, comme au Pérou ancien, le souverain
devait pourvoir son peuple en pain, en vin ou en bouillie de
maïs fermentée et en chicha. L’Inca ne pouvait conserver son
pouvoir théocratique qu’à condition que cette bière de maïs
à la fois cérémonielle et nutritive ne manque jamais. A lui de
solidem ent gérer les terres agricoles. Le pu lq u e d’agave au
Mexique était le signe tangible du pouvoir au même titre que
le vin et la chicha. Les A ztèques obtinrent la suprématie sur
les Toltèques en faisant du pu lque une boisson cérémonielle.
Et plus tard, les conquistadores m aintinrent égalem ent leur
pouvoir sur les Indiens grâce au pulque. Ils firent en sorte que
la boisson ne soit plus sacrée m ais qu’elle se répande à flots
dans le peuple. La boisson fermentée fut l’un des instruments
de la souveraineté des Espagnols.

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
45

Le vin, lui aussi, devint très tôt un sym bole du pouvoir. En


Egypte et encore avant chez les Sumériens, la bière était consom­
mée dans toutes les couches de la société, du peuple jusqu’aux
puissants. Il était impensable qu'elle manque aux travailleurs,
souvent rémunérés avec de grandes quantités de bière. Le vin,
lui, n’était consommé que par les classes supérieures ; c’était un
produit exotique et luxueux, importé tardivement des montagnes
de l’actuel Iran, où poussait la vigne.
Le schéma est le même en Amérique précolombienne. Alors
que le peuple pouvait, aux grandes occasions, s’enivrer de chi-
cha, de pulque, ou d’autres boissons mixtes, chez les Mayas et
les Aztèques, le cacao servait à concocter une boisson alcoolisée
réservée aux rois et aux dieux. A Tenochtitlân, la capitale des
Aztèques, les seules personnes autorisées à en boire étaient le
roi, son entourage proche, des guerriers haut placés ainsi qu’une
classe de marchands, les pochteca, habilitée à transporter le cacao
et d’autres objets luxueux, comme l’ambre, les peaux de léopard et
les plumes de l’oiseau quetzal, à travers les terres hostiles depuis
le Pacifique jusqu’à la capitale. Mais seul le roi pouvait boire du ca­
cao sans restriction ; les autres n’avaient le droit d’y goûter qu’à la
fin des banquets ou des cérémonies37. Notre chocolat actuel n’est
plus une boisson alcoolisée, mais il est tout de même fermenté à
partir des fèves du cacaoyer et fut longtemps la boisson des aris­
tocrates et des bourgeois avant de se populariser au X I X e siècle.
Dès le début de son existence, le vin est donc la boisson des
élites. Un m otif récurrent des sceaux cylindres de l’ancienne
M ésopotamie représente une assem blée où l’on boit. Sur l’un
des plus anciens sceaux trouvés en Iran à Kaftari ( I I I e millénaire
avant J.-C.), on voit des hommes et femmes richement habillés,
roi et reine, notables, ou dieux, sous des ceps de vign e et des
grappes de raisin, levant une coupe que l’on devine remplie de
vin. Deux mille ans plus tard, la même scène est présente dans
un relief assyrien du palais d’Assurbanipal à Ninive, datant du
V I I e siècle avant J.-C., conservé au British Muséum : à l’ombre de

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
46

vignes d’où pendent de belles grappes, le roi est allongé sur un


divan, la reine assise en face, sur un trône. Tous deux lèvent une
coupe de vin tandis qu’un harpiste joue en arrière-plan.
Le motif du roi levant une coupe, entouré de vignes, se ren­
contre sans discontinuer durant plusieurs milliers d’années. On
le retrouve encore dans le bas-relief d’un lit funéraire sogdien
de la province du Henan en Chine, datant du Ier siècle de notre
ère. Un patriarche et sa femme lèvent leurs coupes tandis qu’un
orchestre joue en arrière-plan. La représentation du roi qui lève
sa coupe symbolise le succès d’un règne favorisé par les dieux.
Le signe tangible du pouvoir du roi est l’abondance de la boisson
fermentée. Pour faire état de leur richesse et de leur pouvoir,
les rois organisaient d’immenses et prestigieux banquets cen­
sés im pressionner les convives par leur m agnificence et leur
richesse. C’est le cas d’Assurbanipal, qui aurait fêté ses victoires
militaires en organisant vers 870 avant J.-C. un banquet de plus
de 60 000 convives, qui dura dix jours, et où 10 000 outres de vin
et autant de jarres de bière furent consommées.
La coupe de bière, de vin ou d’hydromel est fréquente dans le
rituel d’intronisation du souverain. Dans l’Inde védique, les rites
de la consécration royale comprennent une cérémonie d’offrande
et de consommation de la sura, boisson fermentée à base de cé­
réales, consacrée à Indra, le « roi » des dieux. Chez les Celtes de
l’époque de la Tène, la souveraineté de l’Irlande, est représentée
sous la figure de Flaith Erenn, une dame portant une coupe d’hy­
dromel, parfois montée sur un cheval. Ainsi, dans le texte irlandais
Baile in scàil, « la vision extatique du fantôme38», le guerrier Conn
Cétchathach, « chef de cent batailles », est transporté dans l’autre
monde où il se voit offrir une coupe d’hydromel par une jeune fille
portant une couronne d’or. Le dieu Lug, debout à côté d’elle, fait
alors le récit du futur règne de Conn et de tous les souverains qui
régneront après lui. La dame à la coupe d’hydromel est celle qui
intronise le roi par l’offrande de la boisson fermentée. Michaël
Enright la rapproche de la figure de Rosmerta, déesse celtique très

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
47

présente dans les régions rhénanes, aux cotés de Mercure (qui


est souvent désigné comme la version romaine du Lug celtique),
avec lequel elle est représentée échangeant une coupe. Son rôle
est celui d’une déesse distributrice de boisson fermentée, parfois
qualifiée de « reine » dans les inscriptions gauloises39.
Le motif fait penser à la phrase « le roi boit » que l’on prononce
lors du partage de la galette dite « des rois » le jour de la fête chré­
tienne de l’Epiphanie. Issu de traditions païennes préexistantes au
christianisme, le roi de la fève s'est vu assimilé aux « rois mages »
présents lors de la Nativité. Le partage de la galette est le moment
clé du rituel. Rappelons qu’autrefois, la galette était fermentée,
comme aujourd’hui dans les régions méridionales où la tradition
veut que ce soit une brioche. Le partage de cette galette où se
cache une fève s’accompagne du tirage au sort du « roi » de la fête,
roi bouffon d’un jour qui, aux temps des saturnales romaines, était
parfois un condamné exécuté le lendemain. Dès que la fève est
découverte, on sert à boire - une boisson fermentée - et chacun
s’écrie : « Le roi boit ! » Cette formule magique accompagnant une
libation de vin est destinée à assurer prospérité et... fécondité : le
roi désigne sa reine en mettant la fève dans le verre de celle-ci,
symbole non équivoque !
L’idée du tirage au sort rappelle qu’autrefois chez les Grecs,
mais aussi chez d’autres peuples, la royauté se jouait ainsi. Le
hasard désignait le roi, preuve qu’il était marqué par le destin
pour régner et qu’il apporterait l’abondance. Faute de quoi, il était
révoqué et parfois même exécuté.
Un autre exemple nous amène au Nigeria. En pays igbo, les
cérémonies accompagnant l’initiation au titre d’ozo (titre réservé
aux hommes mûrs, le plus convoité de cette société) nécessitent
que l’on lave le bâton qui symbolise l’autorité dans le vin de palme.
L’initié boit ensuite le vin pour purifier sa langue et rendre sa
parole sacrée40.
Le roi qui boit est aussi le roi qui règne, qui décide. Au V e siècle
avant J.-C., Hérodote raconte que les généraux perses délibèrent

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
des affaires importantes quand ils sont ivres. Le lendemain matin,
à nouveau sobres, ils demandent au maître de la maison qui les
héberge de leur rapporter le détail des décisions qu’ils ont prises.
Alors, un nouveau débat a lieu pour décider de les entériner ou
non. Ailleurs, Hérodote rapporte le procédé inverse : d’abord
ils délibèrent dans un état de sobriété, puis ils boivent tout en
poursuivant la discussion. A la fin, ils débattent pour savoir quelle
est la meilleure décision prise, celle produite par la sobriété ou
celle résultant de la boisson. Tacite raconte la même chose au
sujet des Germains au I e r siècle de notre ère. L’alcool désinhibe,
atténue la méfiance et engendre la bonne humeur : les hommes
de pouvoir arrivent ainsi à trouver des solutions innovantes aux
problèmes. M ais comme parfois le procédé allait trop loin, ré­
examiner les résolutions le lendemain dans un état plus lucide
n’était pas inutile.
Dans la littérature et dans la Bible, de nombreuses décisions
politiques concernant la guerre ou la paix sont prises au cours
d’un banquet où le vin ou la bière coulent à flots. En Grèce, lorsque
les hetairiae, les associations politiques, avaient une décision à
prendre au sujet de la vie de la cité ou des stratégies guerrières,
elles organisaient un symposion, et c’était autour d’un cratère
rempli de vin mélangé à l’eau où tous les participants puisaient
à égalité que se tenaient les discussions.

F e r m e n t d e c u lt u r e

Les aliments fermentés, et surtout les boissons, sont également


indissociables de l’art et de la religion. Les poètes célébrant le vin
ont existé plusieurs millénaires avant J.-C., que ce soit en Chine
ou en Perse. La tombe de Jiahu, où l’on a retrouvé une extraordi­
naire jarre de boisson fermentée datant du V I e millénaire, était
celle d’un musicien, vraisemblablement chaman : près du corps
étaient posés des instruments de musique, flûtes en os de grue
et carapaces de tortue remplies de billes, sortes de maracas avant

LE BARBARE ETLE CIVILISÉ


49

l’heure. Ce n'est pas un hasard si on a identifié les plus anciens


alcools dans toutes les sociétés de l’âge du néolithique - en Europe
du Nord, au Moyen-Orient, en Chine, en Amérique centrale - où
simultanément sont apparus les arts, la religion et tout ce qui dé­
finit une civilisation humaine41. Toutes les traces archéologiques
de boissons fermentées s’accompagnent de traces culturelles.
La mythologie grecque a imaginé un « inventeur » pour tout ce
qui fut inventé. Ainsi, Prométhée est l’« inventeur » du feu, Diony­
sos celui du vin. Très logiquement, l’eau, considérée comme natu­
relle, n’en a pas. Elle était là, déjà toute prête quand les hommes
ont commencé à exister.
Le vin, fermenté, est la boisson culturelle par excellence. Le
culte de Dionysos s’accompagnait de mystères et d’œuvres jouées
lors des dionysies, qui donnèrent naissance au théâtre. Dionysos
est considéré comme le père de la comédie et de la tragédie (du
grec tragos, « bouc », les tragédies étant des « odes au bouc »,
animal emblématique de Dionysos). Avant l’apport de la culture
du vin par les Phéniciens, soit entre le I I I e et le I I e millénaire avant
J.-C., on buvait de la bière, autre boisson fermentée en Grèce, en
Crête et dans d’autres îles de la région. La bière était consacrée à
un autre dieu nommé Sabazios, parfois confondu avec Dionysos.
La bière était fermentée à partir d’épeautre - tragos en grec. Il est
possible que, comme Dionysos a succédé à Sabazios, les « odes
au bouc » se soient substituées aux « odes à l’épeautre », par
homonymie42. Quoi qu’il en soit, elles démontrent le caractère
culturel et civilisateur de la boisson fermentée : le théâtre et la
tragédie sont issus de la sacralisation d’une boisson fermentée.
Chez les Grecs, le mélange d’eau et de vin est la façon ritualisée
et policée de boire le vin. Le vin non coupé d’eau est pour eux la
marque de la folie, du dérèglement, de la barbarie. Il existait des
règles strictes pour les mélanges. Non seulement les quantités
étaient réglementées, m ais la manière de mélanger aussi : ce
n’était pas la même chose de mélanger l’eau dans le vin ou le vin
dans l’eau. Cette question nous semble aujourd’hui ridicule mais,

LE BARBARE ET LECIVILISÉ
50

symboliquement, elle ne l’est pas. En effet, si le vin se dissout dans


l’eau en y délayant sa substance, l’eau ajoutée dans le vin n’en
détruit pas la nature, l’essence. Le mélange était toujours consi­
déré comme du vin. Selon Aristote, l’eau apporte la diminution
de la quantité, tandis que la forme subsiste. Le culturel prend le
pas sur le naturel, en quelle que sorte43.
Une des plus anciennes boissons fermentées que l’on connaisse
(sans doute depuis le paléolithique) est également issue d’un mé­
lange : c’est l’hydromel. Paradoxalement, l’hydromel est constitué
de deux ingrédients qui ne fermentent pas lorsqu’ils sont à l'état
pur : l’eau et le miel. L’hydromel est donc une boisson essentiel­
lement culturelle, extra ordinaire, une pure création, et, pour
l’affirmer, on en a fait dans la mythologie le gage d’immortalité
des dieux, summum de la valorisation. Sa trace archéologique
se retrouve en Chine, en Scandinavie, en A sie centrale, dans le
Caucase, en Grèce, en Mésopotamie, chez les Celtes et les G er­
mains, le plus souvent dans des jarres placées auprès des défunts.
Partout, c’est la plus ancienne trace de boisson fermentée dont
on ait des vestiges.

F e rm e n t d e t r a n s m is s io n

On ignore dans quelle communauté et en quel endroit précis


la fermentation s'est développée en prem ier ; ce que l’on sait,
c’est qu’elle a conquis la totalité du monde bien avant le début
des périodes historiques.
Prenons l’exemple du vin, mais on pourra l’extrapoler à d’autres
aliments comme la bière, les saumures de poisson, ou le fromage.
Dans la civilisation sumérienne, L ’Epopée de Gilgamesh ne men­
tionne pas le vin car la boisson n’existait pas encore dans la vallée
entre le Tigre et l’Euphrate. Tout simplement parce que la vigne
ne poussait pas sous ce climat trop aride. Elle est arrivée par le
Nord, après le I I I e millénaire, depuis les montagnes de l’Iran et la
région syro-arménienne. C ’était une boisson exotique, luxueuse,

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
51

réservée aux rois et aux dieux, importée surtout par voie fluviale.
La vigne venue d’ailleurs a réussi à s’implanter seulement dans le
nord du pays, en Assyrie. Il existait même plusieurs crus réputés
qu’on a localisés dans le périmètre de la Syrie actuelle. Devenu
progressivement populaire, le vin n’a toutefois jam ais détrôné
dans ces régions la bière, boisson traditionnelle locale très prisée.
Le berceau de la culture de la vigne et de la vinification se situe
vraisemblablement entre le nord de l’Iran et l’Anatolie. C'est là
qu’on en a retrouvé les plus anciens vestiges. La culture du vin
s’est propagée grâce aux Phéniciens qui l’ont développée et ap­
portée en Egypte, en Crête puis en Grèce, et de là vers les rives
occidentales de la Méditerranée, l’Europe occidentale, jusque
dans les vallées du Rhin et de la Moselle. Quand nous disons
« culture » du vin, il faut prendre le mot « culture » dans toute son
acception. Il s’agit non seulement de la science agronomique rela­
tive à la plantation des vignes, mais aussi de tout ce qui concerne
la fabrication et la consommation du vin.
Lorsque les pharaons d’Egypte installèrent les premiers établis­
sements viticoles dans le delta du Nil, les grappes de raisin étaient
importées, sans doute par la mer, depuis les rivages phéniciens.
Sans doute aussi les « maîtres de chais » et les oenologues de
l’époque étaient-ils phéniciens. Plus tard, on planta la vigne dans
le delta et, là encore, il est vraisemblable que les spécialistes phé­
niciens donnèrent des conseils pour établir l’irrigation, mettre en
route les procédés de culture (sachant qu’il faut plusieurs années
pour qu’un pied de vigne commence à produire) et construire les
bâtiments nécessaires à la production. Transmettre la culture de
la vigne, c’est aussi transmettre le savoir-faire du pressage et de
la fermentation, celui de la conservation, les usages, les cérémo­
nies, les ustensiles de bronze ou de céramique souvent ornés,
fort beaux et élégants, les us et coutumes relatifs à la boisson, les
poèmes et les chansons à boire, les règles et les rituels concernant
les mélanges et la manière de boire. Le tout faisant preuve d’une
science, d’un art et d’un raffinement extrêmes.

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
52

En plus de la civilisation du vin, les Phéniciens ont transmis


l’alphabet sémitique dont le nôtre est dérivé. C’est donc non seu­
lement une nouvelle plante et une boisson qu’ils diffusèrent,
F ig u r in e d u M o y e n E m p ir e , mais aussi tout un ensemble culturel dont nous sommes, encore
la p r é p a r a t io n d u p a in e t d e
la b iè r e . M u s é e d u L o u v r e . aujourd’hui, les héritiers. Notre science oenologique, nos grands
E n É g y p t e an cie n n e , crus, nos concours, nos alliances mets-vins... et même notre alpha­
la fa b ric a tio n d u p a in e t c e lle
d e la b iè re s e d é ro u la ie n t e n bet, nos usages de table... et nos religions, nous les leur devons.
u n m ê m e lieu , c e q u i e st La transmission de la fermentation aux régions voisines ou loin­
fig u ré d a n s c e t te
re p ré se n ta tio n d u b ra ssa g e taines s’était déjà amorcée dans les millénaires précédents par la
d e la b iè re e t d u p é trissa g e
d u p ain . C 'e s t lo g iq u e ca r diffusion des savoir-faire. Depuis l’Afrique subsaharienne, la bière
la b iè re é ta it iss u e d e la est arrivée en Egypte via la vallée du Nil, puis est remontée jusqu’en
fe rm e n ta tio n d 'u n e p â t e à
p a in p e u c u ite , é m ie tté e e t Mésopotamie et en Asie mineure où l’on sait qu’elle s’installa il y
m is e à tre m p e r d a n s d e l’ea u . a au moins 6 000 ans. Un autre chemin de transmission passe par
C 'e s t ain si q u 'é ta it é g a le m e n t
p ré p a ré e la b iè re e n l’Asie centrale où les procédés de préparation des fromages, de la
M é so p o ta m ie . D e n o s jo u rs bière de céréales et des vins de fruits ont suivi ce que nous appelons
la B o u z a e n É g y p t e e t
a u S o u d a n , ain si q u e le K vas aujourd’hui la Route de la soie, assidûment fréquentée depuis le
e n R u ss ie , s o n t e n c o re paléolithique44, et qui connut un essor à partir de l’âge du bronze45.
d e s b o iss o n s fa b riq u é e s
su r c e m o d è le . On sait qu’il y eut des échanges très tôt dans la préhistoire entre
l’Asie et l’Occident, sur de très longues distances, entre la Turquie
actuelle et la Chine. Par cette route transitaient non seulement la
soie, très prisée des Gréco-Romains de l’Antiquité, mais aussi les
métaux ou les pierres précieuses comme l’ambre, le jade, l’ivoire,
les étoffes, la porcelaine, la poudre, les épices. Des aliments incon­
nus parvinrent jusqu’en Occident comme les pêches, les poires et
les oranges. Dans les cargaisons se trouvaient aussi des amphores
de vin, du garum, des viandes ou des poissons fermentés, et des
fromages. Les produits fermentés étaient les seuls qui pouvaient
se conserver toute la durée du voyage. On parle couramment de
la Route de la soie comme d’un vecteur d’échange de marchan­
dises, de savoirs, d’idées, de sciences et de techniques, mais par
la même route se sont aussi répandues, et simultanément, les
informations sur la panification, la fromagerie, la fabrication des
sauces de poissons et de céréales fermentées qui existent - ou ont
existé à un moment de l’histoire - d’un bout à l’autre de l’Eurasie.

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
54

C’est ainsi que des procédés découverts ici se sont retrouvés


identiques, à des milliers de kilomètres de là, sans que l’on sache
très bien dans quel sens eut lieu l’échange : le siqqu sumérien est
semblable au garum méditerranéen et au nuoc-mâm d’Asie du
Sud-Est, mais lequel a influencé l’autre ? L’idéogramme chinois
pour la boisson alcoolisée, Jiu , représente une jarre, avec trois
gouttes sortant du goulot. Cet idéogramme date de la dynastie
Chang, 16 0 0 ans avant J.-C. Or, il évoque étrangement le signe
cunéiforme kas, qui désignait la bière. Parmi les premiers ves­
tiges de l’écriture qu’on a retrouvés, ce signe datant de la fin
du I V e millénaire représente un vase couché rempli d’eau et de
graines. Coïncidence ? Et le fait que les Chinois boivent la bière
de riz avec une longue paille, exactement comme les Sumériens,
est-ce aussi une coïncidence ?
L’Empire romain établit des contacts avec la Chine entre le
I e r siècle avant J.-C. et le I I e siècle après J.-C. En 97, l’émissaire
G an Ying atteint la Mésopotamie. Il voulait poursuivre jusqu’à
Rome mais se découragea, croyant qu’il lui faudrait encore plu­
sieurs années de périlleux voyage46. Il serait bien étonnant qu’il
n’eût point goûté aux saumures locales de poissons fermentés.
La fermentation du pain est une tradition, aussi bien en A sie
centrale, qu’en France ou en Afrique du Nord... Et le vin de raisin
était déjà présent en Chine au V I e millénaire alors que la vigne
sauvage n’y a jamais été domestiquée.
La Route de la soie contournait le terrible désert du Taklama-
kan, surnommé « désert de la mort », soit par le Nord, soit par le
Sud. L’étymologie de ce surnom est controversée. Selon certains,
il vient d’un mot turc signifiant « dont on ne revient pas ». Selon
d’autres, takli dériverait d’un mot de la langue ouïghoure signi­
fiant « vignoble »47. Juste à l’ouest de ce désert débouche la fertile
vallée de Ferghana. Durant le premier millénaire avant notre ère,
elle était littéralement couverte de vignobles et possédait ce qu’on
pourrait appeler une « industrie du vin » très développée. Pour
ce faire, elle bénéficiait à la fois des influences des montagnes de

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
55

l’Iran, berceau de la domestication de la vigne Vitis vinifera, et


des connaissances sur la fermentation venant de la Chine ou des
steppes de l’Asie centrale. Grâce à ces apports, elle put développer
la viticulture et l’œnologie à un niveau inégalé dans l’Antiquité48.
Strabon raconte dans sa Géographie que cette région reculée
produisait d’énormes quantités de vin et que celui-ci était de si
grande qualité qu’il pouvait se conserver sans qu’on ait besoin
d’y ajouter de la résine. Aujourd’hui, les régions autour du Takla-
makan produisent un excellent raisin de table.
Une légende chinoise raconte, elle, comment l’explorateur
Zh ang Qian, ém issaire de l’em pereur de Chine au I I e siècle
avant J.-C., fut fait prisonnier dans cette province. Si longtemps
qu’il y eut fem m e et enfants. A yant goûté à la délicatesse de
la civilisation du vin, il retourna finalement dans son p ays en
emportant un plant de vig n e qu’il offrit à l’empereur. Il lui fit
découvrir le vin, et de là serait apparue la vinification en Chine.
L’archéologie a prouvé, notamment à Jiahu, qu’en réalité, la fer­
mentation du raisin sauvage existait depuis longtemps en Chine.
M ais le fait que la légende le dise venu d’ailleurs est intéressant,
car cela laisse supposer que ce genre de savoir-faire partagé sur
des distances très éloignées n’était pas inconcevable. C’est ainsi
que la pâte et la sauce de soja fermentées arrivèrent au Japon en
même temps que le bouddhisme, au V I I e siècle après J.-C. Preuve
parmi d’autres que les savoir-faire concernant la fermentation se
sont très tôt propagés hors de leur zone de naissance.

F e r m e n t d ’h u m a n it é

Changeons de continent et voyageons maintenant chez les


Wayana d’Amazonie. Les Wayana ne connaissent pas l’écriture.
Ils boivent une bière tirée du m anioc amer dont l’élaboration
longue et compliquée représente le summum de la sophistication
culinaire. La bière cachiri est bue uniquement lors de cérémonies
com m unautaires qui durent au moins trois jours, et au cours

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
56

desquelles la boisson est absorbée sans interruption tandis que


l’on récite les strophes du karau, chant d’initiation. La bière est
censée aider à se remémorer les chants anciens qu’aucune écri­
ture n’a fixés, à retrouver des refrains perdus dans les méandres
de la mémoire. Au fil de ces journées de libation, la soif physiolo­
gique, et même le plaisir gustatif, est assouvie rapidement. Pour­
tant, on continue à s’offrir mutuellement des litres de bière. C’est
donc une autre soif qui s’exprime : la soif de vivre ensemble, de
rencontrer et d’accueillir les étrangers, la soif de rapports sociaux
et d’acquis culturels communs, une soif qui semble inextinguible.
Les Wayana ont élaboré une technique corporelle de dégurgita­
tion (différente du vomissement) qui consiste à expulser la bière
bue afin de pouvoir continuer à en boire. La consommation de
cette boisson fermentée n’a donc rien à voir avec un quelconque
besoin physiologique d’alimentation ou d’hydratation. Il s’agit
d’un pur besoin culturel. Par le dégurgitement, antinaturel, les
buveurs s’affranchissent de l’ordre naturel des choses : ils boivent
pour raviver la mémoire des chants ancestraux49. La boisson fer­
mentée leur sert à affirmer leur humanité au regard de la nature
qui les entoure.
Dans les cultures anciennes, comm e dans celle des tribus
actuelles d’Am azonie, ce n’est pas la cuisson qui détermine
l’appartenance à la civilisation, m ais bien la fermentation. La
fermentation des aliments sépare l’état de « culture » de celui de
« nature ». Dans la Mésopotamie de l’âge du bronze, le monde
est imaginé comme concentrique : le centre est le summum de la
civilisation tandis qu’autour se placent des régions périphériques
de plus en plus barbares, sauvages et animales à mesure qu’on va
vers l’extérieur. A l’extrême périphérie, dans les régions reculées,
vivent des sauvages qui ont des physiques d’animaux, et s’expri­
ment par des grognements incompréhensibles. Ils habitent dans
des steppes désertiques, des brousses ou des montagnes où ils
broutent l’herbe en compagnie des gazelles et étanchent leur soif
en lapant directement l’eau des ruisseaux. Complètement arrié­

LE BARBARE ET LECIVILISÉ
57

rés, ils ignorent évidemment les villes et villages, n’offrent pas


de sépultures aux défunts, n’ont aucun respect envers les dieux,
ne pratiquent pas l’agriculture, ne connaissent pas les manières
de table et, surtout, ne connaissent pas les aliments fermentés.
Les Sumériens et Akkadiens auraient pu s’approprier l’apho­
risme de Brillat-Savarin : « Les animaux se repaissent ; l'homme
mange ; l’homme d’esprit seul sait manger. » J e ne sais comment
sonnerait cette phrase traduite en sumérien, m ais dans cette
langue, « manger du pain » et « boire de la bière » sont des pléo­
nasmes. Les deux verbes « m anger » et « boire » impliquaient la
présence d’un élément transformé par le savoir et la culture : un
élément fermenté. La fermentation rend mangeable un aliment
qui, au départ, ne l’est pas. En akkadien, manger et boire se dit
akalu u mû, ou akalu u sika.ru, qui signifie « pain et eau » ou « pain
et bière », la seconde formule étant aussi courante que la première.
Le mot akalu désigne toute céréale panifiée et cuite. En sumérien,
le mot « manger » se disait gu et signifiait la même chose. Sikaru,
la bière, est aussi dénommée simti mâtim, « coutume du pays »5°.
Nous retrouvons dans cette expression l’idée de communauté,
de règle, de civilisation.
Dès les débuts de l’écriture, aux environs de 3000 avant J.-C.,
l’idéogram m e cunéiforme pour désigner la nourriture figure
une bouche dans laquelle est introduite l’image du pain. Akalu,
« m anger », c’est « m anger du pain ». Cet idéogramme ne varie­
ra jam ais jusqu’à la disparition de cette écriture. Le mot pour
« banquet » peut se traduire par « lieu du pain et de la bière »51.
L’aliment fermenté est donc lié à l’alimentation de tous les jours
comme aux événements festifs et culturels.
L’Epopée de Gilgamesh raconte comment une harimtum, une
courtisane joliment prénommée La Joyeuse, se voit assigner la
mission de ramener le sauvage Enkidu vers la civilisation urbaine
d’Uruk où le roi Gilgam esh l’attend dans le raffinement de son
magnifique palais. Enkidu est un individu primitif qui vit à l’état
sauvage, loin dans la brousse. Il se nourrit en tétant le lait des

LE BARBARE ET LECIVILISÉ
58

animaux sauvages et en lapant l’eau des rivières : une alimen­


tation uniquement crue, complètement « naturelle », non trans­
formée, une nourriture d’animal en quelque sorte. La Joyeuse le
séduit d’abord en lui offrant l’amour, non pas la sexualité bestiale
et primitive des animaux, m ais l’amour délicat et voluptueux
d’une femme expérimentée. Appâté, Enkidu accepte de la suivre.
Sur le chemin vers Uruk, ils font une première étape chez des
bergers. Ce n’est pas encore la zone hautement cultivée de la
ville, c’est une étape intermédiaire, entre la « sauvagerie » des
montagnes et la civilisation urbaine. Les bergers ont une vie
encore un peu fruste, mais déjà des habitudes de gens civilisés.
Ils vont offrir à Enkidu du pain et de la bière. Enkidu est méfiant.
Il est habitué aux baies sauvages et à l’eau des ruisseaux. Jam ais
il n’a vu pareille nourriture.

Le pain qu’ils lui présentaient,


Il l’examinait avec méfiance !
Car Enkidu ne connaissait pas
Le pain pour nourriture ;
Et la bière pour boisson,
Il n’en avait pas l’habitude !

La courtisane l’encourage à goûter ces deux aliments tirés des


céréales, signe de l’appartenance au groupe des humains policés
et civilisés :

Mange du pain, Enkidu :


C’est indispensable pour vivre !
Bois de la bière :
Ici, c’est obligatoire !

Enkidu lui obéit et trouve cela fort à son goût :

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
59

Il mangea donc du pain,


Jusqu’à plus faim !
Et il but de la bière :
Sept pots !
Son âme, alors, fut à l’aise et contente,
Et son corps, dans un tel ravissement
Que son visage s’éclaira !52
Le texte poursuit en précisant qu’il se met à chanter : le chant,
première étape vers la musique et les arts, est un langage organisé,
donc culturel. Ensuite, il lave son corps et revêt des habits. Le texte
précise qu’alors seulement il ressemble à un homme. Rite de pas­
sage, initiation, c’est en mangeant du pain et en buvant de la bière
que le sauvage Enlddu est instruit des convenances en vigueur dans
la société des humains. Il peut alors rejoindre la ville, la civilisation, et
être présenté au roi. Boire de la bière et manger du pain représentent
l’apprentissage de la nourriture civilisée. On aurait pu lui offrir une
viande rôtie, une soupe ou un ragoût bouilli - tout cela existait dans
la cuisine sumérienne de l’époque -, mais c’est bien le pain et la
bière qui ont été choisis pour marquer l’appartenance à l’humanité.
Dans la Bible, Adam et Ève, dans leur état d’innocence au jar­
din d’Eden, se nourrissent uniquement de fruits, aliments qu'ils
trouvent dans la nature et consomment sans qu’il soit besoin
de les transformer. Ils ne font pas la cuisine, ne font pas de pro­
visions, ne vont pas à la chasse, mais cueillent au jour le jour
selon leur faim. Après le péché originel, Adam est condamné à
« gagner son pain à la sueur de son front ». A partir du moment
où ils sont chassés du paradis, c’est-à-dire à partir du moment
où ils deviennent véritablement humains, ils doivent cultiver la
terre pour se nourrir. La punition aurait pu consister à gagner
sa viande, ou gagner ses récoltes, ou son blé, ou sa farine... mais
c’est le pain qui est choisi entre toutes les nourritures possibles,
le pain qui est un aliment fermenté. C’est donc la production et
la consommation de l’aliment fermenté qui définit l’humanité.

LE BARBARE ETLE CIVILISÉ


60

De même après le Déluge, lorsque l’arche accosta sur le mont


Ararat, la prem ière chose que fit Noé, qu’on peut considérer
comme un nouvel Adam, c’est de planter de la vigne et de faire
du vin. On peut se dire que, dans un cas pareil, ce n’est pas for­
cément la chose indispensable pour nourrir le peuple. Il aurait
pu planter du blé, des choux ou des poireaux, mais c’est bien la
vigne qu’il se mit à cultiver. La culture de la vigne implique la
sédentarité : cette ère nouvelle après le Déluge est le symbole de
la fin des chasseurs-cueilleurs nomades de la préhistoire. C ’est
le début de la civilisation.
Dans le monde gréco-romain, le signe distinctif de l’homme
civilisé, c’est la consommation du pain et du vin. Cette civilisation
essentiellement agricole tient à se démarquer des « barbares »
celtes et germains, vivant dans les forêts du nord de l’Europe, qui
subsistent grâce à la chasse et mangent de la viande. Les textes
homériques désignent les hommes par l’expression « mangeurs
de pain ». Les hommes qui mangent de la viande et boivent du
lait sont des sauvages. Dans la civilisation, l’homme construit sa
propre nourriture, crée ses propres ressources par la domestica­
tion des animaux, des plantes... et de la fermentation. Massimo
Montanari, dans son Histoire de l'alimentation53, souligne que
cela est purement idéologique car à l’époque classique, les Grecs
et les Romains du peuple se nourrissaient plutôt de bouillies de
céréales que véritablement de pain. Les Romains désignaient les
Grecs par le vocable « mangeurs d’orge » et les Grecs appelaient
les Romains « m angeurs de bouillie »M. C e n’est toutefois pas
seulement idéologique, car il ne faut pas oublier qu’à l’époque,
et jusqu’au début du X X e siècle, les bouillies étaient la plupart du
temps fermentées.
En Asie, et sur le continent africain, c’est la bière qui est consi­
dérée comme l’aliment par lequel les hommes ont quitté le statut
animal pour devenir humains. Ainsi, dans les sociétés tradition­
nelles d’Afrique occidentale, autour du Burkina Faso actuel, un
mythe décrit comment le dieu créateur a appris aux femmes à

LE BARBARE ET LE CIVILISÉ
61

brasser la bière de sorgho et à cuisiner la bouillie. Une fois qu’ils


eurent consommé ces aliments de base, les hommes perdirent
leur queue ainsi que leur fourrure : ils devinrent complètement
humains55. Chez les Falis du Cameroun, les hommes perdirent
leur immortalité pour obtenir la bière56. On peut comprendre à
travers ce mythe que c’est en buvant de la bière que les hommes
sont devenus mortels.
Dans toutes les civilisations traditionnelles, sur tous les conti­
nents, la consommation d’aliments fermentés est le signe de
l’appartenance à l’humanité. Si l’on considère que la fermenta­
tion était vraisemblablement déjà pratiquée avant que les pre­
miers humains soient soupçonnés d’avoir quitté l’Afrique voici
100 000 ans, il ne s'agirait donc pas seulement d’une métaphore.
La fermentation peut aujourd’hui produire un vieux stilton
à partir d’un lait de vache, un château d’Yquem à partir d’un
jus de raisin, un vinaigre balsamique de moût de raisin maturé
douze ans, une sauce de soja fermentée des années dans des
jarres, ou un nuoc-mâm d’anchois qui a macéré dans les cuves
de bois de l’île de Phu Coc, à partir d’un tout petit poisson. Ces
produits sont considérés dans les différentes cultures comme des
chefs-d’œuvre. Le fermenté est aujourd’hui comme autrefois le
summum de la gastronomie et de la civilisation.

LE BARBARE ET LECIVILISÉ
LES DIEUX, ’
LES HÉROS &
LES ANCETRES r
*MeHr*TIOH&CIVIUSM'O*^
63

On pourrait voir un lien de causalité entre la naissance des


religions et les b oissons fermentées. Les propriétés psycho­
actives de ce type de boisson modifient en effet notre percep­
tion du monde et transportent « physiquement » le buveur dans
une autre réalité. Patrick M cGovem émet l’hypothèse que c’est
précisément lors d’une ivresse ou d’une transe provoquée par
l’ingestion d’un aliment aux vertus psychotropes que l’homme eut
un jour l’intuition qu’il pût exister un au-delà, un autre monde que
celui des réalités physiques57. Quoi qu’il en soit, il existe un lien
objectif entre les religions du monde et les aliments fermentés.
Dans le christianisme, la communication avec le divin se fait
métaphoriquement au cours d’une messe où le prêtre et les fidèles
consomment du vin selon une symbolique sophistiquée. Dans
d’autres religions, c’est non pas métaphoriquement mais réelle­
ment, par l’état d’exaltation que donne l’ivresse, que le prêtre ou le
fidèle entre en relation avec son dieu. Des peintures préhistoriques,
dans le Sahara, à Lascaux, ou dans la grotte des Trois Frères dans
les Pyrénées, datant de 13 000 ans avant le présent, montrent des
personnages qui, lors de rituels magiques, semblent rechercher un
état de conscience modifié. La « Vénus de Laussel » gravée sur une
paroi rocheuse, découverte en 19 11 dans la vallée de la Dordogne, et
datée de 25 000 ans avant notre ère, tourne son visage de profil vers
une corne qu’elle lève dans sa main droite, et où elle semble vouloir
boire. Que buvait-elle, et dans quel but ? Il pouvait s’agir aussi bien
d’une infusion de plante, d’un champignon, que d’une boisson
fermentée alcoolique comme un hydromel, un vin ou une bière.
64

Dans la civilisation maya, on trouve de nombreux vases re­


présentant des scènes de boisson où les buveurs portent des
masques d’oiseaux. On a aussi retrouvé des flûtes en os d’oiseaux
auprès de récipients ayant contenu des boissons fermentées
dans de nombreux endroits du monde58. Peut-être furent-elles
utilisées lors de la cérémonie des funérailles, ou bien ont-elles
appartenu au défunt, vraisemblablement un musicien et chaman.
Ce qui est certain, c’est que les boissons alcooliques présidaient
dans de nombreux endroits du monde aux rituels d’inhumation,
et aussi au chamanisme.
En Afrique, chez les Kofyars, une légende raconte comment
une grue couronnée aida le héros à trouver à l'intérieur d'un ro­
cher ancestral une jarre de bière qui lui permit d’avoir magique­
ment accès à une caverne remplie de trésors59. Cette présence
de l’oiseau en même temps que celle de la boisson fermentée
est significative. Le rôle de la boisson est comparable à celui
de l’oiseau : par son lien avec le ciel, il est associé au « voyage »
vers l’autre monde. Pensons à la colombe, symbole de l’âme, ou
à la cigogne qui apporte les nouveau-nés depuis le ciel. L’idée
de l’envol vers l’au-delà est liée par homologie à la boisson fer­
mentée et à l’oiseau.
Il en va de même du vol des abeilles depuis les champs de fleurs
jusqu’à la ruche, symboliquement le « saint des saints » où se trouve
la réserve de miel, la source de la vie, un vol qui inspire le voyage
du chaman vers l’autre monde grâce à l’hydromel qu’il a ingéré.
Les abeilles symbolisent en effet l’âme dans les religions de type
chamanique de Sibérie, d’Asie centrale, et d’Amérique. Elles sont
aussi associées au dieu Râ en Egypte, à Artémis, à Perséphone
en Grèce. Et au Christ : les trois mois d’hiver durant lesquels elles
sont invisibles symbolisent les trois jours du voyage de l’âme de
Jé su s dans les limbes avant sa résurrection. L’hydromel, qui est
vraisemblablement la première boisson fermentée consommée par
les hommes, a une place particulière dans de nombreuses religions :
gage d’immortalité, c’est la boisson dont se nourrissent les dieux.

LES DIEUX. LES HÉROS ETLES ANCÊTRES


65

U n e o r ig in e d iv in e

La difficulté du processus de la fermentation, le côté hasar­


deux - voire improbable -, de la chose conduit à attribuer aux
dieux ou aux êtres surnaturels la naissance des nourritures
fermentées. La puissance créatrice des dieux est la seule cause
pouvant expliquer la puissance créatrice de la fermentation. Le
mythe des Amérindiens mandan rapporté par Claude Lévi-Strauss
l’illustre parfaitem ent. Le dieu Seul-Homme avait décidé de
renaître parm i les Indiens. Il réussit à se faire concevoir par
une vierge de la façon suivante : une jeune fille cultivait son
champ en plein soleil. Assoiffée, elle voulut chercher de l’eau
à la rivière qui était alors en crue et charriait des carcasses
de bisons morts. Elle en vit un dont la peau avait éclaté : la
graisse des rognons était visible au dehors. Elle convoita cette
bonne graisse fermentée, tira le bison sur la berge, et mangea
la graisse, qui la rendit enceinte60. Dans ce mythe, l’association
entre l’aliment fermeté (ici une viande faisandée), le don divin et
la fécondité est claire. En Inde, le mythe d’origine de la boisson
sacrée amrita évoque un autre produit fermenté à la puissance
créatrice : le beurre, qui est considéré comme saint dans ce pays.
C’est avec le barattage de la mer de lait originelle par les dieux
et démons associés que, après mille ans d’efforts, apparut enfin
la boisson d’immortalité. L’idée d'un temps très long et d’un dur
labeur rappelle les immenses difficultés et le côté aléatoire de
la préparation des alim ents fermentés. Si c’est aussi difficile
pour les dieux et les démons réunis, il est compréhensible que
ce soit également difficile pour l’homme. Le produit ainsi créé
prend le statut de divinité.
Le récit fondateur de la religion chrétienne fait intervenir
deux produits fermentés : le pain et le vin. Les deux premiers
miracles du Christ sont celui des noces de Cana, au cours duquel
il transforme l'eau en vin pur, et celui de la m ultiplication des
pains. Ils concernent les deux aliments fermentés considérés

LES DIEUX. LES HÉROS ETLES ANCÊTRES


66

comme la nourriture de base de la civilisation méditerranéenne,


le « minimum vital » de l’époque - même si le bas peuple buvait
plutôt du vinaigre coupé d’eau que du vin, le vinaigre étant aussi
fermenté. Ce qui peut être considéré comme la manifestation
de sa m ission divine, c’est la présentation du pain et du vin
comme son propre san g et sa propre chair, quelques heures
avant son sacrifice réel. Lors de la messe, le prêtre et l’assemblée
réactualisent ce sacrifice dans l’eucharistie, par l’offrande et la
consommation du pain et du vin.
L'analogie de l’aliment fermenté en corps du dieu est déjà pré­
sente dans le soma indien. En effet, dans les textes iraniens et
indiens, les vocables haoma et soma désignaient trois choses : la
plante utilisée dans la préparation de la boisson, la boisson elle-
même et aussi le dieu tutélaire de cette boisson. En Iran, Haoma
était le fils d’Ahura Mazda le dieu suprême. Il était le maître de
toutes les plantes médicinales. En Inde, Soma était lié à la lune
dont le croissant représentait la coupe pleine de la boisson qui
se vide au fil des jours et se reconstitue le mois suivant. Il sym­
bolise la force vitale du monde et confère l’immortalité. A chaque
célébration du sacrifice, c’est le dieu lui-même que l’on sacrifie
et que l’on ingère. Une symbolique comparable se retrouve dans
la communion des chrétiens, où l’on ingère le corps et le sang
du Christ sous forme de pain et de vin. Les aliments fermentés,
aliments de vie étemelle, sont tenus pour divins. Ils participent
aussi de l’idée d’un cycle vie-mort et d’un étemel recommence­
ment, idée que nous allons retrouver dans tous les mythes du
monde concernant des aliments fermentés.
La sacralité du pain en Occident fut constante, même durant
la Révolution française où l’Etat tenta d’instituer le « pain de
l’égalité » pour remplacer symboliquement l’eucharistie. Le pain,
sym bole de vie, était déjà présent partout en Europe dans les
dépôts funéraires depuis le néolithique jusqu’aux époques cel­
tiques. Des pains et des meules de pierre ont été retrouvés dans
les tombes. Parfois, le pain était incinéré avec le défunt. Parfois,

LES DIEUX, LES HÉROS ETLES ANCÊTRES


67

la meule était brisée et entourait le crâne. Parfois encore, l’urne


contenant les cendres était renversée sur une meule : les cendres
symboliquement liées à la farine que l’on moud renaissent alors
sous forme du pain, preuve que la vie continue au-delà de la mort.
Le grain de blé lui-même meurt avant d’être pétri, puis renaît dans
la fermentation du pain. La meule, à plus d’un titre, symbolise la
perpétuation de la vie : elle permet indéfiniment de refaire du
pain, même dans l’autre monde. Une ume à incinération étrusque
datant du V I I e siècle avant J.-C. est, à ce titre, formidablement
éloquente. Elle est décorée de trois personnages en relief : un
boulanger et son four, un mitron en train de pétrir la pâte dans
une cuve et le défunt attablé avec des pains. Le pain est, dès son
origine, lié à la résurrection, à la vie étemelle61. Dans le mythe de
Perséphone, la mort est indispensable : sans le rapt de la déesse
aux Enfers, l’agriculture n’aurait pu exister.
Le grain de raisin, lui aussi, subit la mort dans le pressoir, puis
la fermentation le fait renaître et lui donne une vie « éternelle ».
Cette analogie entre l’autosacrifice d’un dieu pour le bien des
humains et la boisson fermentée reproduit un archétype dont le
christianisme est la plus récente illustration. Nous allons consta­
ter qu’il répète d’anciennes traditions existant en Inde, en Egypte
en Mésopotamie, en Grèce archaïque, dans les mythologies nor­
dique et celtique, et jusqu’en Amérique précolombienne.
C ’est parfois la bière, et non le vin, qui est liée au sang. Un
mythe de Basse-Egypte (Livre de la vache céleste) raconte une
rébellion des hommes. Râ apprend à Hathor, déesse pacifique de
l’amour et de la fécondité, que des hommes sur terre projettent
de l’assassiner. Sous la forme de Sekhmet la lionne, Hathor se
déchaîne alors et commence à massacrer l’humanité. Râ, voyant
le chaos sur terre, décide, pris de pitié, d’arrêter la lionne sangui­
naire. Il inonde alors le sol d’Egypte de grandes quantités de bière
couleur rouge sang. Croyant avoir accompli sa tâche, Sekhmet
arrête son geste, s’approche du liquide, le goûte, s’enivre et oublie
sa terrible vengeance. Grâce à la bière, elle redevient la pacifique

LES DIEUX. LES HÉROS ET LES ANCÊTRES


Hathor. Chaque année en été, lorsque le Nil débordait de son lit
et envahissait la terre en la couvrant d’un limon rouge, des fes­
tivités célébraient l’événement au temple d’Hathor à Dendérah.
A cette occasion, de grandes quantités de bière étaient offertes
et consommées62.
En Egypte, Osiris est l’inventeur du vin. Selon une première
version du mythe, tué par Seth, il fut mis dans un coffre et jeté à
la mer, symbole de l’autre monde. Il s’échoua près de Byblos, au
pied d’un cèdre du Liban qui poussa près de lui. Lorsqu’un roi
ht abattre l’arbre pour en faire une colonne pour son palais, on
trouva le corps du dieu et sa sœur Isis le ramena à la vie. Le Liban
n’est pas anodin dans l’histoire : c’est la terre où se développa la
culture de la vigne, c’est de là que les Egyptiens importaient le
vin avant d’acclimater et de cultiver la plante63.
Dans une autre version, Osiris est démembré, Isis retrouve
les morceaux et lui redonne magiquement la vie. Dans les deux
versions, tout comme le C hrist et Perséphone, ce dieu du vin
connut deux naissances.
Au Mexique, c’est dès la création du monde que les boissons
fermentées interviennent. Les dieux Tezcatlipoca et Ehecatl-Quet-
zalcoatl, après avoir donné naissance au ciel, à la nuit, à l’eau, à
la pluie, aux Enfers et à l’homme, inventèrent le pulque afin que
celui-ci « prenne plaisir de vivre sur terre, et qu’il nous loue, chante
et danse64 ». A près avoir convaincu la belle M ayahuel de s’au-
to-sacriher, ils mélangèrent les os broyés et le sang de la déesse
avec de la terre. A cet endroit poussa l’agave, cette plante grasse
aux longues feuilles, dont ils tirèrent la sève et élaborèrent la li­
queur fermentée connue sous le nom de pulque. Mayahuel est une
déesse de la fertilité-fécondité. Elle est représentée avec plusieurs
seins pour nourrir ses quatre cents enfants Centzon Totochtin,
« les quatre cents lapins » qui sont les dieux de l’ivresse. Le pulque
est un liquide blanc et légèrement épais, qui, visuellement, res­
semble au lait. Avant l’arrivée des Européens, le pulque était une
boisson cérémonielle dont la consommation était réglementée.

LES DIEUX. LES HÉROS ET LES ANCÊTRES


69

Elle était réservée aux prêtres, aux participants et aux victimes


des sacrifices, devant aussi rendre ces dernières plus dociles. La
boisson alcoolisée est vouée au culte des dieux, et porte aussi
en elle les dimensions de fécondité, de plaisir, de joie de vivre, et
aussi de mort et de renaissance. C’est par le sacrifice de la déesse
de l’agave que le pulque peut être réalisé : comme dans le cas du
vin et du Christ, le pulque porte en lui un peu du corps, du sang,
et ici aussi du lait, de la divinité. La boisson fermentée est liée
aux liquides vitaux ; en boire associe l’homme au divin.
Chez les Aztèques et les Mayas, une autre boisson fermentée,
d’une importance capitale, est liée au sacré : le cacao, préparé et
bu dans les temples lors des cérémonies par les prêtres et le roi.
Comme pour le pulque, ce n’est qu’après l’arrivée des Espagnols
que le cacao se « démocratisa ». Plusieurs sortes de boissons
étaient préparées à partir de la fève fermentée du cacao. Les mis­
sionnaires eurent à cœ ur de désacraliser ces boissons afin de
christianiser plus facilement les populations indigènes. Pour
les Aztèques, le cacao provenait du Sud, point cardinal associé
aux ancêtres et au sang. La ressemblance de la cabosse fraîche et
rouge avec un cœur renforce ce symbole. La boisson fermentée
obtenue était d’ailleurs colorée en rouge intense par du rocou.
Elle était bue par les victimes sacrificielles qui dansaient avant
d’être mises à mort, et leur donnait ce qu’il fallait de force pour
que leur danse et leur sacrifice sanglant garantissent l’ordre du
cosmos et la bonne marche de l’univers65.
Le lien du cacao et du sang évoque celui du vin et du sang
dans la religion chrétienne. Nous retrouvons cette association
dans un mythe maya. Hun Hunahpu a été tué par le seigneur
du monde d’en bas. Sa tête suspendue dans un cacaoyer cracha
dans la main de la princesse Xquic, « fille-sang », qui en devint
enceinte et donna naissance aux jumeaux Hunahpu et Xbalan-
qué. La boisson symbolisée par la tête du dieu cacao qui crache
est fécondante. Les jumeaux redonnèrent la vie à leur père en
tant que dieu du maïs, et devinrent le soleil et la lune. Plus tard,

LES DIEUX. LES HÉROS ET LESANCÊTRES


70

les hommes furent créés à partir de maïs, de fruits sucrés et de


cacao, trois ingrédients à l’origine de boissons fermentées. Au
cours de l’un des épisodes du mythe, les jumeaux se coupèrent
eux-mêmes en morceaux puis se reconstituèrent66. Encore une
fois, la boisson est associée au démembrement et à la renais­
sance d’un dieu, à la fécondité, et aux liquides vitaux : salive,
sperme et sang.
Chez les Sumériens, la bière est déifiée. Son nom, Nin-ka-si,
signifie « la dame qui remplit la bouche ». Le vin a aussi sa déesse,
Geshtinanna, dont le nom signifie « vigne feuillue », ou « vigne
céleste ». Elle porte l’épithète ama-Geshtinna, « la mère de la
vigne » ou « la racine de la vigne ». Son frère, Dumuzi le berger, est
un dieu agraire qui représente l’orge en tant que céréale nourri­
cière. Il est l’époux de la déesse de la fécondité Inanna. C’est aussi
le dieu des brasseurs de bière. Les boissons fermentées, et les
plantes qui en sont la source, relèvent toutes du domaine divin. Un
mythe raconte que Dumuzi fut envoyé dans l’autre monde avec
ses compagnons de débauche, les brasseurs. Retenu aux Enfers,
il fut considéré comme mort et devint une divinité infernale. Sa
sœur, Geshtinanna, put le secourir contre la promesse qu’elle le
remplacerait aux Enfers six mois par an. Dans ce mythe qui rap­
pelle celui de Perséphone, encore une fois, la boisson fermentée
est liée aux idées de fécondité, de passage dans l’autre monde,
de mort et de renaissance, que vient renforcer l’aspect cyclique
de l’histoire. Dumuzi représente le printemps et l'été, période des
semailles, de la récolte de l’orge et de la fermentation de la bière.
Geshtinnanna règne sur l’automne des vendanges, puis l’hiver
de la fermentation du vin, et c’est ce temps de dormance, de mort
apparente, qu’elle passe aux Enfers.
Chez les Grecs, Dionysos, devenu Bacchus pour les Romains,
est le dieu du vin, de l’ivresse et de l’extase mystique. Il est aus­
si associé aux liquides vitaux comme la sève des arbres, le lait,
le sang et le sperme. Dans une version du mythe, il est né des
amours de Zeus et de Sémélé. Poussée par Héra, jalouse, Sémélé

LES DIEUX. LES HÉROS ETLES ANCÊTRES


71

qui est enceinte demande à contem pler Zeus dans sa splen­


deur divine, et cette vue la fait succomber. Zeus sort l’enfant du
ventre de sa mère et le cache dans sa cuisse pour qu’il termine
sa gestation (de là vient l’expression « être sorti de la cuisse
de Ju p iter »). Dans l’autre version, D ionysos est le fils de Zeus
et de Perséphone. Héra, toujours jalouse, le fait enlever par les
Titans qui le découpent en morceaux et le font cuire dans une
marmite. Athéna recueille son cœ ur et le remet à Zeus qui en
féconde Sémélé. Le terme « cœur » semble être employé comme
une litote de « phallus »67, sym bole de la perpétuation de la vie.
Après d’autres épisodes, assez mouvementés, il descend aux
Enfers pour en ramener sa mère.
Son premier amour est un adolescent nommé Am pelos qui
fut tué par accident. Dionysos le transforma en pied de vigne et
ht de son sang le vin, en arrosant la vigne avec de l’ambroisie.
Dès sa création, le vin est considéré, à l’égal de la nourriture des
dieux, comme une boisson d’immortalité : c’est en versant de
l’ambroisie sur le corps de son amant que Dionysos le fait renaître
en pied de vigne.

De là vient qu’en changeant de forme, l’adolescent a communiqué


le parfum de l’ambroisie à son fruit [...]. Ampelos, c’est le nectar
et l’ambroisie de mon père que tu crées dans ce double et précieux
produit. Apollon n’a pas fait son aliment d’un laurier ni sa boisson
de l’hyacinthe. Pardonne, Cérès, mais ton épi n’enfante point une douce
liqueur et moi je donne aux humains un aliment et un breuvage
à la fois68.

La « liqueur » non douce, enfantée par l’épi de Cérès-Perséphone


dont parle ce texte des D ionysiaques, c’est la bière, qui est re­
léguée ici comme boisson « de second choix » à une époque
où le vin était la boisson « noble ». Il est considéré à la fois
comme un aliment et une boisson, comme l’était la bière dans
les périodes archaïques.

LES DIEUX, LES HÉROS ET LES ANCÊTRES


72

D ans toutes les variantes du mythe, D ionysos est sacrifié,


parfois démembré, connaît deux naissances et ramène sa mère
des Enfers. Nous retrouvons ici encore la trame universelle des
mythes liés aux boissons fermentées.
Ces structures se retrouvent aussi en Islande. Dans la saga de
Halfr, le roi Alrekr provoqua une compétition entre deux femmes,
Signy et Geirhildr, disant qu’il épouserait celle qui lui ferait la
meilleure bière. Le dieu Odin intervint en faveur de Geirhildr en
lui prêtant sa salive comme ferment. Rappelons que la salive est
l’ensemencement traditionnel de la bière dans de nombreuses
civilisations. La bière, considérée comme boisson divine, ne
peut être que liée au dieu Odin, qui p ar ailleurs a connu une
renaissance, après avoir été sacrifié à lui-même, pendu pendant
neuf nuits à l’Arbre du monde. A propos de cette scène, sa res­
semblance avec l’image du Christ en croix n'a pas fait l’affaire
de tous. Et si la bière a été fortement déconsidérée dans les pays
germaniques fraîchement christianisés, c’est bien parce qu’elle
était liée au paganisme.
Une autre boisson sacrée ferm entée fait intervenir le fer­
ment-salive : l’hydromel. Le mythe de son origine est raconté
par le poète Snorri Sturlusson dans le Skâldskarpamâl69. Cette
histoire est très dense en élém ents sym boliques. A la fin de la
guerre entre les A ses (les dieux) et les Vanes (leurs ennemis),
une paix fut conclue. En guise de gage de paix, les A ses et les
Vanes se réunirent autour d’une cuve où ils crachèrent. Pour
que ce liquide ne se perde pas, les Ases en firent un personnage
du nom de Kvasir, qui était à la fois poète et savant : il n’existait
pas de question à laquelle il n’eût pas de réponse. Le mot kvas
désigne aujourd’hui un moût de fruits dans les langues Scan­
dinaves, une b oisson fermentée dans les pays slaves. Kvasir
partit dans le monde pour enseigner la sagesse aux hommes.
Il se fit tuer par des nains qui le démembrèrent, firent couler
son sang et en remplirent trois cuves. Ils mélangèrent le sang à
du miel pour obtenir un hydromel sacré : quiconque en boirait

LES DIEUX. LES HÉROS ETLES ANCÊTRES


73

deviendrait poète ou savant. Après plusieurs épisodes rocam-


bolesques, un géant nommé Suttung entra en possession des
trois cuves du précieux hydromel et les fit garder au cœur d’une
montagne par sa fille Gunnlôd. Odin, encore lui, séduisit la fille.
Il coucha trois nuits avec elle pour qu’elle lui permette d’avaler
trois gorgées d’hydromel. Odin le rusé fit une seule gorgée de
chaque cuve. Transform é en aigle, il s’enfuit, poursuivi par
Suttung. Arrivé chez les A ses, il recracha l’hydromel dans les
cuves préparées, ju ste au moment où Suttung allait le rattra­
per. Il en laissa échapper quelques gouttes « par-derrière ».
De cet hydromel-là, tout le monde peut boire : c’est celui des
poètes de pacotille, tandis que l’autre, les Ases le donnèrent aux
homm es méritants, ceux qui savent composer. C ’est pourquoi
la poésie est appelée « sang de K vasir », ou « boisson d’Odin ».
Décryptons les symboles : la boisson fermentée par la salive des
protagonistes est un signe d’unité et de paix. La boisson donne
la sagesse, en même temps que l’ivresse mystique et surtout
poétique. En Islande, le poète était un personnage important
dans la société, égal du roi. A la mort du souverain, le poète
composait un poème de louange éternelle et c’est ainsi que le
roi entrait dans l’immortalité.
L’association entre la boisson fermentée et la poésie rappelle
les sym posia et les dionysies grecques au cours desquelles se
tenaient des concours de poésie, et qui donnèrent naissance
au théâtre. Remarquons aussi que l’hydromel sacré, personnifié
par Kvasir, est sacrifié dans l’histoire, par démembrement, et
que c'est son sang que l’on récupère pour en faire la boisson.
Georges Dumézil pense que ce mythe découle d’un ancien tronc
commun indo-européen. Dans le Mahâbhârata, il existe un conflit
entre les jumeaux Ashvins et les dieux. Les Ashvins font créer le
démon Mada - « ivresse » - capable d’engloutir l’univers d’une
seule bouchée. Les dieux découpent Mada en quatre parties et
l’ivresse, jugée maléfique en Inde, se trouve distribuée entre la
boisson, les femmes, le jeu et la chasse70.

LES DIEUX. LES HÉROS ET LES ANCÊTRES


74

Dans ces mythes, on trouve deux groupes antagonistes qui


font la paix sous l’égide d’un personnage artificiellement créé,
personnifiant la boisson fermentée ou l’ivresse. Ce personnage est
doté de capacités hors du commun, et se voit sacrifié, tantôt pour
le bénéfice des hommes et tantôt à l’inverse. C’est en se transfor­
mant en aigle qu’Odin rapporte la boisson dans le monde des
dieux : le vol de l’oiseau représente le voyage vers l’autre monde
lié a la boisson fermentée, comme au temps des chamans dont
les anciennes religions nordiques sont les héritières. L’oiseau
symbolise l’aller-retour entre ce monde-ci et celui des dieux. La
boisson a deux facettes : une profane et commune ; l’autre, sacrée,
est un cadeau des dieux. Elle doit être consommée avec respect
et attention dans le but de créer une œuvre poétique. Sa prove­
nance divine lui confère une puissance créatrice littéralement
« enivrante ». Elle permet de « s’envoler » métaphoriquement.
Dans tous ces mythes, le « don » de la fermentation fait par
les dieux apporte toujours un bien pour l’humanité. Celui qui est
dépositaire du savoir la concernant prend le statut privilégié de
prêtre ou d’intercesseur avec le divin. Dans les sociétés de chas­
seurs-cueilleurs, puis des premiers agriculteurs, le secret de la
fermentation, duquel dépendaient la vie et la mort de la tribu ou
du groupe, était la prérogative de quelques « savants » ou « sor­
ciers », enfin de « maîtres » hors du commun. Dans son paradoxe
vie-mort, fermenté-pourri, dès le départ, la fermentation était
vouée au remarquable, au divin, à l’extraordinaire, au surnaturel.

L ’u n i v e r s e ll e l ib a t i o n

La religion chrétienne n’est pas la seule à disposer d’un ali­


ment emblématique qui soit fermenté. Citons l’hydromel et la
cervoise chez les Celtes et les Germains, la chicha et le pulque
en Am érique précolombienne, les bières cérém onielles en
Afrique et en Asie du Sud-Est, le soma dans la religion védique,
le lait fermenté en A sie centrale. Entre autres ! « S’il n’y a pas de

LES DIEUX. LES HÉROS ET LES ANCÊTRES


75

bière, ce n’est pas un rituel », affirme un M asaï du Kenya cité par


Patrick McGovem71.
Dans l’islam qui pourtant prohibe le vin, au même degré que les
jeux de hasard et la divination, celui-ci est promis comme récom­
pense au paradis, signe qu’il possède une grande valeur : « A l’image
du paradis, qui a été promis aux fidèles, et où couleront des fleuves
d’une eau incorruptible, des fleuves de lait au goût inaltérable, des
fleuves de vins exquis72»... « les purs seront abreuvés d’un vin rare73».
La prohibition a d’ailleurs subi des éclipses durant l’histoire, cer­
tains califes ayant réhabilité le breuvage, ce qui a donné lieu à une
merveilleuse littérature poétique dans l’Iran du X I e siècle74.
D ans le judaïsm e, des libations de v in avaient lieu dans le
temple de Jérusalem . Aujourd’hui, durant la célébration du se-
der, les fidèles ont l’obligation de boire quatre coupes de vin. Le
Kiddouch, quant à lui est, une bénédiction sur une coupe de vin :
« Béni es-Tu, Etemel, notre Dieu, Roi du monde, qui crées le fruit
de la vigne », qui a lieu lors des cérémonies les plus importantes :
shabbat, Pessah, et aussi lors des m ariages, des naissances, des
bar-mitzva et anniversaires75.
Le rite de la libation qui consiste à offrir une boisson à la di­
vinité est un des plus anciens et des plus répandus. La boisson
alcoolique plus que toute autre est vouée aux êtres surnaturels.
Les Sumériens offraient chaque jour de grandes quantités de
bière et de vin aux dieux : une tablette nous décrit un détail du
grand rituel du temple d’Anu à Uruk :

Chaque jour, de toute l’année, pour le grand repas du matin, tu


disposeras sur la table d’Anu... 1 8 vases d’or dont 7 à gauche - à
savoir 3 de « bière d’orge » et 4 de bière-labku ; et 7 à gauche, à
savoir 3 de bière d’orge ; 2 de bière-labku ; 1 de bière nasu ; et l
de bièr e-zarbaba, ainsi que du lait dans un vase d’albâtre76.

À cela, il faut ajouter quatre vases d’or remplis de vin tiré, karâ-
nu sahtu. Même menu pour le « grand et le petit repas du soir »,

LES DIEUX LES HÉROS ET LES ANCÊTRES


76

sauf que le lait en était absent, remplacé par du vin d’Izalla. La


déesse Antu se voit offrir quatorze vases de bière, Ishtar 12 et
Nanaja 1077.
Dans la Rome antique, des fêtes sont spécialement dédiées
au vin. Dans le mythe d’Enée, c’est à Ju p iter que le héros pro­
met d’offrir la récolte : il s’acquitte de sa promesse une fois la
victoire obtenue en créant les fêtes de vinalia. Durant la vinalia
d’été, qui tombait le 23 des calendes de septembre (19 août), le
prêtre procédait à Yauspicatio vindem iae : après avoir sacrifié
une agnelle, il cueillait la première grappe et la dédiait à Ju ­
piter afin qu’il éloigne les orages dévastateurs. Le 11 octobre
avait lieu la m editrinalia, durant laquelle on ensem ençait le
moût avec du vin de l’année précédente, toujours en invoquant
Jupiter. Ce procédé d’encensement était, dit-on, destiné à sa
meilleure conservation. M ais en réalité, le moût non fermen­
té, considéré comme impur, n’était pas convenable pour une
libation au dieu. Le fait de l’ensemencer, donc de lui apporter
une part de fermenté, le rendait digne de la divinité. Durant la
vinalia du printemps, le 9 des calendes de mai (23 avril), le vin
nouveau était offert dans de grandes célébrations sur l’autel
de Ju p iter78. Là encore, ce n’est pas simplement le moût, le jus
de raisin brut issu de la récolte qui est donné au dieu, mais le
vin déjà élaboré, fermenté et alcoolisé, car la date du 23 avril
correspond à la fin de la fermentation. Le ju s de raisin, issu du
bon vouloir de la terre et du soleil, était du ressort des divinités
de la fertilité-fécondité. Le vin, issu de la mystérieuse fermen­
tation et du travail des hommes, était du ressort de Ju p iter
lui-même, le dieu suprême.
Le vin, produit naturel, ne peut être « réussi » si l’on ne s’en­
toure pas de la faveur divine en lui consacrant le produit au cours
d’une cérémonie, cultuelle et donc culturelle. Aucune goutte de
vin nouveau ne devait être consommée par les hommes avant
l’offrande officielle sur l'autel de Jupiter. Le dieu a la primauté, il
est servi avant les mortels.

LES DIEUX. LES HÉROS ET LESANCÊTRES


77

C’est vrai aussi pour la chicha que les Incas offraient aux dieux
dans de nombreuses cérémonies. Lors de l’Inti Raymi, la fête du
soleil, une coupe d’or remplie de bière était offerte au soleil. En
Afrique, chez les Falis du Cameroun, on asperge de bière de mil
des statuettes votives funéraires79. Au Nigeria, un peu de vin de
palme est versé sur la terre battue avant d’être bu, en offrande à
la terre-mère80. Au Laos, on pratique la même chose avec le vin
de riz que l’on offre aux esprits de la terre et du lieu81. Chez les
Tendas au Sénégal, la bière de sorgho est offerte en sacrifice aux
puissances surnaturelles ou en prestation à certaines classes
d’âges ; elle est toujours rituelle ou cérémonielle et est offerte,
jamais vendue82. En Asie du Sud-Est, de la bière de riz mélangée à
du sang sacrificiel est offerte pour la célébration du riz nouveau.
Et quand la première jarre de bière est ouverte, la première tasse
est offerte aux esprits. À Bornéo, au Viêtnam, aux Philippines,
à Ja v a et à Sumatra, en Thaïlande, en Birmanie, au Tibet, et en
Inde du Nord, la bière, qu’elle soit de riz, de palme, de canne à
sucre ou de maïs, accompagne toutes les fêtes agraires, les rituels
funéraires, et elle est considérée comme une offrande propitia­
toire d’intercession auprès des dieux83. Au Japon, le saké est la
boisson cérémonielle par excellence, présente dans tous les rites
d’offrande aux divinités84.
Les boissons alcooliques ne sont pas les seules offertes aux
divinités. Chez les Inuits du Groenland, les festins de viande
ferm entée étaient accom pagnés de jeux, de danses et de ri­
tuels chamaniques. Les ptomaïnes, toxines présentes dans la
viande ou la graisse fermentées, provoquent une excitation
euphorisante proche de l’ivresse, chez ces populations qui ne
connaissent pas l’alcool85. Au Japon, dans la ville de Ritto, existe
un temple construit durant l’ère Nara (710-784 après J.-C.) L’objet
de vénération qui est consacré sur l’autel de ce temple est un
morceau de narezushi de loche. Le temple se trouve près d’un
lac dans une région où les poissons, carpes, truites, anguilles et
loches assuraient autrefois l’essentiel de l’apport en protéines. Le

LES DIEUX, LES HÉROS ET LES ANCÊTRES


78

narezushi est un procédé de fermentation dans lequel le poisson


cru est fermenté avec du riz cuit ; c’est l’ancêtre du sushi. On
peut imaginer facilement que la réussite de la fermentation soit
essentielle pour la prospérité des habitants, qu’elle conditionne
même leur survie durant la m auvaise saison. Il n’est donc pas
étonnant qu’un autel soit consacré au produit - ou au procédé -,
en vue de s’attirer les bonnes faveurs des divinités et la réussite
du processus.
En Mongolie, les laitages fermentés et le thé (qui est aussi un
produit fermenté) font l’objet de libations aux esprits, au Ciel
bleu étemel, et à Bouddha dont la statue dans la yourte reçoit le
premier thé et le premier aïrag de l’année. La coupe ne sera pas
bue par les humains, mais répandue et offerte à la nature le soir
venu. Pour les libations aux esprits, on utilise une sorte de louche
plate percée de neuf trous, qui est habituellement suspendue
dans la partie honorifique et masculine à l’ouest de la yourte. Si
les femmes peuvent faire les libations de lait frais, celles du lait
fermenté ont un statut particulier et sont réservées aux hommes.
Ces libations ont lieu dans le cadre domestique, pour attirer les
faveurs des esprits sur la yourte ou la famille ; ou encore dans
le cadre de la communauté tout entière pour le bien de celle-ci.
Lors des cérémonies chamaniques, du lait fermenté est offert
aux esprits qui descendent, afin de « blanchir la route » lorsqu’ils
arrivent puis partent à la fin du rituel, la couleur blanche étant
considérée comme bénéfique et sacrée. Les offrandes de lait et
de thé par le maître et la maîtresse de maison s’adressent aussi
au tambour, aux participants, à la cérémonie en elle-même86. Ces
aliments fermentés acquièrent un caractère sacré.
Lorsque la religion chrétienne prit le pas sur le paganisme
gréco-romain, outre le fait d’élever le vin en sang du Christ, elle
s’empressa de remplacer les dieux du vin comme Bacchus par des
saints chrétiens, et les antiques rituels par des festivités jugées
plus innocentes. C’est ainsi que saint Vincent (dont le nom est
tellement évocateur : « vin-sang »), devint le patron protecteur

LES DIEUX. LES HÉROS ET LESANCÊTRES


79

de la vigne, en compagnie d’une kyrielle d’autres petits saints


locaux dont la multitude rappelle le paganisme.
A Boulbon, un village des Bouches-du-Rhône, a lieu chaque
année la fête de la « Saint-Vinage », sous le patronage d’un mys­
térieux saint Marcellin qu’on n’a pas pu identifier avec précision.
Il s’agit d’une messe où seuls les hommes sont admis. Ils entrent
dans la chapelle de Saint-Marcellin, érigée sur un édifice préro­
man, une bouteille emplie de vin à la main (la municipalité fait
pour l’occasion une offrande de vin destinée au clergé). Lors de
la messe, l’épisode des noces de Cana est lu puis, sur un signal du
prêtre, tous les hommes lèvent leur bouteille pour la bénédiction
et en boivent une rasade. Ce vin béni est censé être un remède
contre toutes les maladies87.
Comme Frédéric Mistral, on peut clairement voir dans ce culte
à « saint Vinage » la réminiscence d’un culte bachique. Dans son
ouvrage sur l’histoire de l’Eglise, Daniel Rops rappelle d’ailleurs
que des messes à Bacchus eurent lieu en Bourgogne en 1348 pour
endiguer la peste noire88. Merveilleuse persistance des traditions !
Pour s’assurer les meilleurs auspices, les boissons fermen­
tées sont traditionnellement fabriquées dans les enceintes des
tem ples ; c’est le cas dans l’ancienne M ésopotamie, en Grèce
et en Egypte. D e même, ce n’est pas un hasard si, dès le Haut
Moyen Age, un vignoble s’étendait autour de la résidence des
évêques. Le pouvoir de l’évêque se matérialisait dans cette vigne
bien soignée qui procurait des récoltes abondantes, preuve, non
seulement de la grandeur de Dieu, mais aussi de la puissance
temporelle de l’évêché. Dans les contrées où la vigne ne poussait
pas, l’Eglise s’efforça de contrôler la production de la bière dont
elle avait le monopole. Ce sont donc les monastères qui brassent
la bière dans le nord et vinifient le vin dans le sud. Les moines,
notamment les Bénédictins, étaient aussi des producteurs de
fromages. La tradition se perpétua dans les siècles ultérieurs ;
on ne compte plus les from ages portant le nom d’un saint ou
d’une abbaye : munster, port-salut, cîteaux, saint-marcellin, sainte-

LES DIEUX, LES HÉROS ET LES ANCÊTRES


maure, pont-l’évêque... Les seigneurs revenant des croisades leur
apportèrent des recettes d’Orient qui enrichirent leurs créations,
notamment avec le procédé de la distillation qui permettait de
concentrer l’alcool produit par la fermentation. On ne peut citer
tous les liqueurs, élixirs ou eau-de-vie qui furent et sont parfois
encore fabriqués dans les monastères. Partout le fermenté paraît
avoir besoin de la protection divine pour exister.

L a n o u r r i t u r e d ’im m o r t a l i t é

L’imm ortalité est un m otif constant dans les religions. Le


summum est atteint dans les croyances des anciens Egyptiens,
obsédés par l’idée d’une vie après la mort. Ils avaient recours
à la momification, qui comporte un processus de salaison : le
corps est plongé dans un bain de natron qui n’est autre qu’une
saumure, avant d’être oint d’aromates et d’épices. Il s’agit d’une
fermentation, ici encore associée à un processus de retour à la vie.
Le saloir à viande, qui empêche la putréfaction de la chair après
la mort, est l’archétype du chaudron d’abondance présent dans
tout le corpus légendaire européen89. Dans la légende de saint
Nicolas, c’est précisément dans un saloir que le saint a retrouvé
les trois petits enfants assassinés, et les a ramenés à la vie - la
légende dit qu’il les a simplement réveillés : ils n’étaient donc
pas vraiment morts dans la cuve de fermentation. Saint Nicolas,
personnage très important dans l’imaginaire européen, à l’origine
de la figure du Père Noël, évolue dans la sphère légendaire autour
du solstice d’hiver et de la naissance du Christ, en relation avec
l’enfance, la vie qui se perpétue. Il a fait du saloir à viande un
« saloir de résurrection ».
La cuve de fermentation possédant des propriétés magiques
de préservation de la vie ne peut se remplir que d’une boisson
d’immortalité. Dans la religion zoroastrienne, un des rituels les
plus importants décrits dans L ’A vesta était celui des libations
du haoma, la boisson sacrée. Nous trouvons la même boisson

LES DIEUX. LES HÉROS ET LESANCÊTRES


sacrée en Inde, sous les noms de soma dans la tradition védique
et amrita dans l’hindouisme. Les rituels avestiques et védiques
de fabrication et d’offrande de la boisson sont très proches.

En effet, d’après L'Avesta et le Rig Veda, on utilisait pour cela une


plante spéciale que l’on faisait d’abord tremper dans de l’eau, que l’on
broyait longuement ensuite dans des mortiers à l’aide de pilons, puis
que l’on tamisait pour la mélanger enfin, dans des récipients spéciaux,
avec de l’eau, des grains d’orge et du lait caillé. Après fermentation,
le mélange obtenu enivrait et provoquait un état extatique. Les prêtres
qui avaient bu ce breuvage devenaient euphoriques, état indispensable
au cours des cérémonies rituelles du culte90,

écrit l’archéologue Viktor Sarianidi dont les fouilles menées


au Turkménistan ont mis au jour à Gonur-Dépé près de Merv,
l’antique cité fondée par Alexandre le Grand, tout un ensemble
de sites construits au I I e millénaire avant J.-C., peut-être par des
Proto-Iraniens ou des Indiens qui sont p assés là au cours de
leur migration. Les fouilles du site de Togolok ont révélé dans
un bâtiment cultuel datant de l’âge du fer, au tournant du I I e au
I e r millénaires avant J.-C., un grand nombre d’objets rituels ayant
pu servir à préparer et à boire le haoma. Certains de ces objets
sont identiques à ceux trouvés à Persépolis, à côté d’un sceau les
figurant dans la préparation du haoma.
Une énigme réside dans la nature de la plante principale. On
a évoqué l’amanite tue-mouche, qui est encore utilisée chez les
chamans sibériens comme hallucinogène, ou l’ergot de seigle,
ce champignon parasite contenant un alcaloïde proche du LSD,
rendu célèbre au Moyen Age à cause du « feu de saint Antoine »
qu’il provoquait. Depuis les fouilles de Togolok, on pense qu’il
s’agit plutôt du pavot, du chanvre, et de l’éphédra, plantes aux
vertus psychotropes dont on a retrouvé du pollen, des graines et
des fragments de tiges dans les fouilles, et aussi dans des sites voi­
sins dont l’occupation dura plus d’un demi-millénaire91. Avant la

LES DIEUX. LES HÉROS ET LES ANCÊTRES


82

cérémonie, la plante était mise à tremper, puis écrasée. Le liquide


était mélangé à du jus d’orge ou de millet et du miel, parfois du
lait, puis fermenté dans des jarres. L’orge fait évidemment penser
à la bière ainsi que le millet, céréale utilisée pour la fabrication
de la bière en Asie. Un texte iranien ultérieur, du I X e siècle de
notre ère décrit le haom a comme un vin. Etant donné que la
prohibition était déjà établie à cette époque par les influences
conjuguées de l’islam et de l’hindouisme, ce détail remonte à
une tradition beaucoup plus ancienne. Par ailleurs, les régions
concernées par ces religions se situent dans ce qui fut le berceau
de la civilisation du vin au néolithique, non loin de la Route de la
soie et de la vallée de Ferghana. On a d’ailleurs retrouvé non loin
de là des grains de raisin datant des I I e et I I I e millénaires, dans de
nombreux sites comportant des cuves de fermentation utilisées
pour la vinification92. Les plantes aux propriétés psychotropes,
associées à l’alcool d’un vin de raisin - ou d’une bière de céréales -,
boissons que l’on retrouve dans toute l’A sie centrale jusqu'en
Sibérie, devaient amener les buveurs dans le monde parallèle
avec une grande efficacité !
Simultanément en Grèce, une boisson fermentée associée à
des plantes psychoactives était aussi utilisée au cours des rituels
religieux, dans le but d’atteindre un état de conscience modifié.
C’est le kykeon décrit par Homère. Il devait s’agir d’un genre de
cocktail fait de vin, bière et hydromel, qui pouvait contenir di­
vers aromates et des plantes ayant des propriétés psychoactives.
Dans L'Iliade, Homère raconte comment Hécamède prépara cette
boisson pour soigner un guerrier blessé, et réconforter les rois
combattant durant la bataille de Troie.

Et les deux rois, ayant séché leur sueur au vent de la mer, entrèrent
sous la tente et prirent des sièges, et Hékamèdè aux beaux cheveux
leur prépara à boire [...]. Elle posa devant eux une belle table aux pieds
de métal azuré, et, sur cette table, un bassin d’airain poli avec des
oignons pour exciter à boire, et du miel vierge et de la farine d’orge

LES DIEUX. LES HÉROS ET LESANCÊTRES


sacrée ; puis, une très belle coupe enrichie de clous d’or, que le vieillard
avait apportée de ses demeures. Et cette coupe avait quatre anses
et deux fonds, et, sur chaque anse, deux colombes d’or semblaient
manger. Tout autre l’eût soulevée avec peine quand elle était remplie,
mais le vieux Nestor la soulevait facilement. Et la jeune femme,
semblable aux déesses, prépara une boisson de vin de Pramneios,
et sur ce vin elle râpa, avec de l’airain, du fromage de chèvre, qu’elle
aspergea de blanche farine. Et, après ces préparatifs, elle invita
les deux rois à boire ; et ceux-ci, ayant bu et étanché la soif brûlante,
charmèrent leur repos en parlant tour à tour93.

Homère décrit également le kykeon dans L ’Odyssée : il était


fabriqué par Circé pour mettre les hommes sous son emprise
en les transformant en pourceaux. La recette que nous a lais­
sée Homère indique un mélange de vin de Pramneios, de farine
d’orge et de miel, ainsi que de fromage de chèvre râpé. Les autres
aromates composant la potion magique de Circé sont secrets ;
herbes médicinales, ou drogues comme le pavot, le chanvre, ou
la rue. L’ajout de farine d’orge suggère que ce breuvage était à
mi-chemin entre le vin et la bière.
Le mot kykeon en grec signifie « mélange, cocktail ». Ce genre
de boisson n’était pas rare dans le monde antique. On en a re­
trouvé de nombreuses traces archéologiques dans des tombes de
dignitaires ou de personnages de haut rang social depuis l’Europe
du Nord jusqu’en Extrême-Orient. Les personnages de haut rang
en emportaient d’importantes quantités dans leur « voyage »
outre-tombe. Le fromage de chèvre râpé ajouté par les Grecs était
aussi un produit fermenté. Un usage qui résout l’énigme de ces
râpes en bronze retrouvées dans les tombes de guerriers ou de
rois dans la péninsule apennine et en Grèce du I e r millénaire, par
exemple à Lefkandi94. Elles devaient être utilisées pour préparer
la boisson fermentée bue lors de la cérémonie des funérailles.
Un kykeon était utilisé durant le cérém onial des m ystères
d’Eleusis au cours desquels les participants entraient en transe.

LES DIEUX. LES HÉROS ET LES ANCÊTRES


C e cérém onial eut lieu san s interruption pendant plus de
deux mille ans95. Le secret de la fabrication de cette boisson n’a
jamais été révélé. L’hymne à Déméter parle de farine d’orge, d’eau
et de pavot selon les versions. Les spécialistes pensent que cette
recette donnée dans l’hymne est un leurre pour cacher la véritable
composition du breuvage, qui était sans aucun doute préparé à
l’avance, donc fermenté96. Ils évoquent les mêmes végétaux que
ceux qui composaient 1’haoma : l’ergot qui pouvait coloniser le
gruau d’orge servant d’ingrédient principal, l’amanite tue-mouche,
ou d’autres comme la menthe pouliot et le lys maritime, ces deux
plantes ayant un rapport antagoniste avec la fertilité-fécondité,
car l’une aide pour les accouchements et l’autre est abortive ;
l’opposition vie-mort est symbolisée.
Selon le mythe, les m ystères d’Eleusis furent enseignés aux
hommes par la déesse Déméter elle-même, dont Hadès enleva
la hile Perséphone pour l’épouser et en faire la reine des Enfers.
Désespérée, Déméter parcourut le monde à la recherche de sa hile.
Pendant ce temps, la végétation cessa de croître. Sous les traits
d’une mendiante, elle obtint l’hospitalité dans la cité d’Eleusis.
La déesse, reconnaissante, récompensa ses bienfaiteurs : elle
dévoila ses mystères et leur enseigna l’agriculture en leur offrant
des grains de céréales inconnues jusqu’alors. Déméter retrouva
Perséphone qui ne put être entièrement libérée des Enfers car
elle avait m angé une graine de grenade, et ceux qui mangent
la nourriture des morts ne peuvent retourner chez les vivants.
Zeus trouva toutefois un compromis : Perséphone passerait les
deux tiers de l’année avec sa mère sur terre (l’été, durant la saison
où poussent les plantes) et le reste de l’année (les trois mois d’hi­
ver, durant la saison où la nature est en sommeil) en compagnie
d’Hadès, aux Enfers. Ce mythe est celui de l’origine d’une plante
nourricière, en l’occurrence les céréales. Il exprime une relation de
solidarité entre la vie et la mort : jusqu’alors, personne ne pouvait
revenir des Enfers. A présent, un aller-retour devient possible. Si
l’on songe que les céréales ont d’abord servi à préparer de la bière

LES DIEUX. LES HÉROS ET LES ANCÊTRES


et du pain ou des bouillies fermentées, on comprend que l’idée
du processus de vie-mort lié à la fermentation était parfaitement
connue des civilisations anciennes. Le culte de Déméter est un
culte agraire, basé sur le rythme des semis, de la croissance, de
la récolte et du stockage des grains. C ’est aussi le rythme de la
fermentation de la bière ou du vin, qui a lieu entre l’automne et
le printemps, quand la déesse est censée être dans l’autre monde.
Le point culminant du rituel d’Eleusis était l’ingestion, après
neuf jours de jeûne, du kykeon. Ensuite se déroulait la partie se­
crète du rite où les mystes étaient initiés. La boisson fermentée
des mystères d’Eleusis dédiés à Déméter était-elle une sorte de
bière, faisant symétrie au vin consacré à Dionysos ? C’est vrai­
semblable. Ceux qui la buvaient étaient censés communiquer
avec le monde des dieux et après la mort, ne devenaient pas ces
ombres sans force qui erraient dans l’au-delà. « Heureux qui est
instruit de ces choses parmi les hommes terrestres ! Celui qui
n’est point initié aux choses sacrées et qui n’y participe point
ne jouit jam ais d’une semblable destinée, même mort, sous les
ténèbres épaisses97. »
Le motif de la mort et de la renaissance d’une divinité, déjà
croisé dans les mythes du haoma et du soma se déroule ici en liai­
son avec une boisson fermentée. Non seulement elle est boisson
d’immortalité, mais par son cycle naturel de dormance et de bouil­
lonnement, cycle calqué sur celui des saisons et de la croissance
des plantes, elle devient boisson de renaissance après la mort.

LES DIEUX. LES HÉROS ET LESANCÊTRES


AU FOLKLORE

D a t io n & civilismw" ^
87

C ’est peut-être leur lointaine origine divine qui transparaît


dans le respect que nous éprouvons, aujourd’hui encore, pour les
aliments fermentés. La sacralité du pain dans la religion chré­
tienne a fortement im prégné également les moeurs laïques. Il
était courant, il y a peu de temps encore, que le maître de maison
trace avec la pointe du couteau une croix sur le pain avant de le
couper. Le pain n’était jam ais jeté, jam ais gaspillé : on en em­
ployait les restes dans la soupe, on en faisait de la chapelure ou
bien du pain perdu. On ne devait pas le couper avec un couteau
mais le rompre avec la main. Laisser tomber le pain par terre
était un affront ou un sacrilège, et cela portait malheur de placer
la miche à l’envers. Dans certains endroits, on devait donner du
pain aux poules pour qu’elles pondent plus d’œufs. Il en reste
la comptine « Une poule sur un mur, qui picorait du pain dur ».
Pensons aussi aux nombreux proverbes ou locutions françaises
concernant le pain, et qui montrent son importance culturelle :
on dit « long comme un jour sans pain » et non pas long comme
un jour sans viande, sans légume ou sans pâtisserie ; on mange
« son pain blanc avant son pain noir » quand on traverse une
période faste avant de connaître des ennuis ; « manger son pain
dans son sac ou sous son manteau », c’est être avare ; quand on
s’y prend mal et que le résultat n’est pas ce qu’on attend, on dit
qu’« à mal enfourner on fait des pains cornus » ; quand on ne veut
pas participer à une mauvaise entreprise, « on ne mange pas de
ce pain-là » ; il faut se méfier de ceux qui « promettent plus de
beurre que de pain » ; « emprunter un pain sur la fournée », c’est
être enceinte avant le mariage ; et mourir, c’est tout simplement
« perdre le goût du pain ».
En parcourant les cinq continents à la recherche des spécialités
fermentées, on remarque que partout, elles sont liées à ce genre
de proverbes ou à des coutumes, des croyances, des superstitions,
des pratiques magiques et des rituels, qui sont plus folkloriques
que religieux, mais qui en montrent l’importance archétypale
dans l’inconscient collectif. L’aliment fermenté sacralise une
activité hum aine : c’est en portant un toast ou en partageant
une boisson fermentée que l’on honore une personne vivante ou
morte, ou bien que l’on célèbre un événement heureux comme
une naissance, un anniversaire, un projet, ou l’annonce d’une
bonne nouvelle. Pour un mariage, on organise un vin d’honneur,
jamais une eau d’honneur. C'est avec du champagne qu’on célèbre
la victoire lors d’un événement sportif... L’aliment fermenté est
présent dans toutes les circonstances de la vie. Il en accompagne
aussi les différentes étapes. D’ailleurs, la bière, le vin, ainsi que
les autres aliments fermentés, passent aussi par des âges, comme
la vie humaine :

N’est-il pas vrai qu’elles [les boissons fermentées] commencent


leur vie par le bouillonnement désordonné de la jeunesse (il
faut bien que COz se passe...), transitent par l’apaisement de
la maturité (juste assez d’acidité pour survivre en beauté...) et
déclinent à travers l’étrange paradoxe du pourri régénérateur98?

C’est ainsi que, de la naissance à la tombe, notre vie est balisée


par les aliments fermentés.

D e l a n a i s s a n c e à la t o m b e

La naissance se déroule très souvent sous les auspices d’un


aliment fermenté. Au Kenya et en Ouganda, lors de la cérémo­
nie de don du nom à un nouveau-né, la grand-mère maternelle

DU SACRÉ AU FOLKLORE
trempe les doigts de l’enfant dans de la bière. S’il les suce et avale
la bière, le nom est accepté". On pense à la légende française de
la naissance d’Henri IV : son grand-père Henri d’Albret lui au­
rait frotté les lèvres avec une gousse d’ail et du vin de Jurançon
pour le renforcer et le protéger des maladies. En Scandinavie, le
barnsôl est la célébration de la naissance. Son étym ologie est
« bière de naissance », montrant que les fêtes rituelles étaient
autrefois centrées sur cette boisson100. L’idée d’une naissance
est présente aussi dans le rituel de lancement d’un navire, qui
consiste à lancer une bouteille de champagne pour la briser sur
la coque afin que le rite soit propitiatoire. Cette offrande d’une
précieuse boisson fermentée lors du premier voyage d’un bateau
n’est ni récente ni circonscrite. On la retrouve dans la cérémonie
de lancement d’une pirogue sur les hauts plateaux du Viêtnam :
le mom, la bière de riz, est offert et bu pour l’occasion à l’aide d’un
chalumeau dans la jarre de fermentation101. Au Laos, la bière de
riz est répandue et offerte aux esprits de la barque avant toute
campagne de pêche102.
C orolaire de l’idée de naissance, ou de renaissance, la fé­
condité est souvent associée aux aliments fermentés dans les
célébrations qui rythment l’année. Evoquons les beignets de
carnaval : cette pâtisserie la plus levée, la plus fermentée qui soit,
accompagne en Europe la période de l’année où le renouveau
est célébré. Les fêtes de Pâques et des Rameaux sont la version
christianisée de célébrations de l’équinoxe de printemps, fêtes
agraires du culte de la terre-mère et de la fertilité. On y d é­
guste des gâteaux riches, nourrissants et fermentés, symboles
d’abondance : pains pascals ou brioches, parfois garnis d’œufs
durs teints, en forme de couronnes, ou de tresses. En Pologne,
c’est le baba, en Russie le koulitsch. En Hongrie, les parrains
et m arraines offrent un kalacs tressé à leur filleul le jo u r de
Pâques103. En Hongrie également, la prom esse de fiançailles
s’accompagne du cadeau d’un m atkalacs que l’on place dans
l’assiette de la jeune fille le dimanche après Pâques. C’est une

DU SACRÉ AU FOLKLORE
90

brioche en forme d’anneaux entrecroisés comm e un bretzel,


sym bole de l’éternité. Si la fille m ange le gâteau, c’est qu’elle
accepte de fréquenter le fiancé104. En Sardaigne, pour Pâques,
on prépare les lazzareddu, des petits pains représentant Lazare
dans son cercueil.
C’est en France, dans le Limousin et les Charentes, que le folk­
lore pascal nous apporte la coutume la plus explicitement liée à
la fertilité et à la fécondité. Pour la fête des Rameaux, on offre et
on déguste des brioches appelées cornues, dont la forme en Y est
phallique, sans équivoque possible. Dans la version féminine, cor-
nuelle - un triangle percé d’un trou en son centre -, on reconnaît
la forme du triangle pubien géométrisé tel qu’il est figuré dans les
représentations des Vénus pariétales de la région, comme celles
gravées sur la paroi du roc aux Sorciers à Angles-sur-l’Anglin,
datant du magdalénien. Ces brioches paillardes et païennes sont
réalisées en pâte à fouace dont la recette est tenue secrète par les
boulangers, ce qui leur donne une aura plus mystérieuse encore.
Etonnamment, elles sont intégrées dans le rituel chrétien : sus­
pendues aux brins de buis des rameaux, elles sont bénies avec
eux dans l’église où, vertu du sym bole, elles se convertissent
pudiquement en Sainte Trinité, grâce aux providentielles trois
pointes du Y et du triangle.
Ce n’est pas tout ; dans la même région et à la même époque
de l’année, les pin es sont des échaudés, morceaux de pâte à pain
plongés dans l’eau bouillante avant d’être cuits au four. Leur forme
est aussi évocatrice que celle des dozanes (dérivé de Hosanna,
acclamation religieuse présente dans les prières des Rameaux),
ces brioches tressées portant un trou de suspension à une ex­
trémité. On mesure toute la dimension anthropologique de ces
pratiques alimentaires et rituelles à leur durée : elles ont traversé
les époques, perduré malgré la christianisation et résisté à une
tentative de moralisation sous l’égide de l’évêque de Limoges au
X V I I I e siècle, pour parvenir jusqu’à nous avec leur sens ancien
perceptible sous le vernis chrétien.

DU SACRÉ AU FOLKLORE
91

L’aliment fermenté est souvent présent à un autre moment de


grande importance : le mariage. En Corée, c’est en buvant le vin de
riz à la même tasse que les époux sont déclarés mariés. En Pomé­
ranie, l’assistance présente de la bière aux jeunes époux. Chez les
Wotjaks, un peuple finnois, le m ariage à l’église se conclut par
la consommation de bière entre les époux105. De même, dans le
bouddhisme lao, la cérémonie de mariage inclut le partage de la
bière de riz entre les époux puis dans l’assistance. Il arrive parfois
que l’on en asperge les mariés et les plateaux d’offrandes. Suite à
quoi on accompagne les époux dans la chambre nuptiale où l’on
partage une jarre de riz fermenté que l’on boit au chalumeau106.
En Chine, une bière de riz glutineux est nommée nu’er hong-jiu,
« fille rouge ». Selon la coutume de la ville de Shaoxing, à la nais­
sance d’une hile, on plante un arbre au pied duquel on enterre
une jarre de nu’er hong-jiu. Lorsqu’elle se marie, de l’arbre on fait
des meubles tandis que la jarre est offerte en cadeau de mariage
à la fiancée ; son contenu est bu lors du banquet. Dans la cui­
sine coréenne, le myonglan jeot fait partie des jeotgal, poissons
et fruits de mer salés et fermentés. C e sont des œ ufs de mulet
assaisonnés de piment, et fermentés comme la poutargue ou le
caviar. Les œufs représentent la fertilité-fécondité, d’autant plus
s’ils sont fermentés. Ce mets est soit consommé lors des banquets
de mariage, soit offert en cadeau à la mariée, emballé dans de
petites boîtes de bambou. Au Groenland, c’est le kiviak, macareux
fermenté dans une peau de phoque, qui est consommé lors des
mariages. Au Liban, la pâte à pain a aussi une valeur d’oracle :
une jeune mariée doit lancer fortement un pâton qu’elle a pétri
pour le coller sur la porte de sa nouvelle maison. Si le pâton se
décolle lorsqu’elle est entrée, c’est mauvais signe. Dans les pays
arabes, on enfouissait une part de levain dans les fondations d’une
maison lors de sa construction pour attirer sur elle richesse et
fécondité. Dans l’est algérien, sur les hauts plateaux du côté de
Sétif, on dépose une noix de beurre fermenté ou smen dans la
paume de la main de la jeune mariée lors de son arrivée dans sa

DUSACRÉAU FOLKLORE
94

DOUBLEPAGEPRÉCÉDENTE
nouvelle maison familiale. Elle doit enduire le mur d’entrée de
Danse de la brioche - cette maison avec le smen. Par ce geste, elle garantit fortune et
carte postale éditée par la
Librairie Poupin, Mortagne prospérité à la maisonnée. Le smen est utilisé dans de nombreux
et envoyée en 1912. plats traditionnels de la cuisine arabe : la jeune mariée montre
v e n d é e n n e s ju s q u ’a u d é b u t par ce geste que sa m ain ne craint pas le dur labeur que peut
d u X X * s iè cle , la d a n s e représenter la préparation d’un repas familial pour une famille
d e la b rio c h e re p ré se n te un
m o m e n t fo rt d e la cé ré m o n ie . souvent nombreuse107. Au Tadjikistan, lorsqu’une femme se marie,
E lle ra p p e lle la c o u tu m e d e s les autres femmes pétrissent des pains richement décorés qu’elles
p a in s o u v ra g é s, s y m b o le s d e
fé c o n d ité , o ffe r t s à la m a rié e cuisent dans le tandour traditionnel. Lors des mariages, autour
e n G r è c e e t e n E u ro p e de la Méditerranée, dans les Balkans et en Europe centrale, on
C e n tra le . L 'é n o rm e b rio ch e ,
p ré a la b le m e n t b é n ie à confectionnait également des pains très ouvragés. Parfois, ces
la m e s se , é ta it p ré se n té e
à l'a sse m b lé e a v e c pains étaient en forme d’arbre de vie et portaient des ornements
c é ré m o n ie : p o rt é e s u r u n phalliques. En Grèce, ils étaient pétris sept fois. On ne consom­
b ra n c a rd à b o u t d e b ra s p ar
d e s h o m m e s v ig o u re u x , mait pas ces pains sans les avoir fait bénir. Parfois, ils étaient
e lle faisa it l'o b je t d 'u n e d a n s e posés sur l’autel durant la messe. On les présentait à l’assem ­
sp e cta cu la ire . A u jo u rd 'h u i la
c o u tu m e e s t t o m b é e e n blée avec tout un rituel : portés sur la tête ou à bout de bras sur
d é s u é t u d e m a is la b rio c h e un brancard par des hommes vigoureux, ils étaient apportés en
v e n d é e n n e e s t l’alim en t
id en titaire d e c e t te p ro vin ce . dansant, comme c’est le cas pour les énormes brioches des noces
vendéennes des siècles passés, qui appartiennent maintenant
au folklore108.
Symboliquement porteuses de vie, les boissons fermentées
sont déposées dans des tombes aux quatre coins du globe depuis
le paléolithique. Que cela soit en Chine, en Egypte, à Sumer, dans
le Caucase, en A sie centrale, en Europe du Nord... ces tombes
recèlent de grandes quantités de bière ou de vin que le défunt
emportait dans l’au-delà. Dans le cas du roi Scorpion Ier à Abydos
en Egypte au I V * millénaire, il s’agissait de sept cents jarres de
vin importées de Palestine, pour une contenance totale de plus
de 4 500 litres109; de quoi tenir dans l’au-delà !
Les boissons fermentées étaient aussi consommées lors du
repas des funérailles. Dans la chambre funéraire du tumulus dit
« du roi Midas » à Gordion, datant de 750 avant J.-C., étaient dis­
persées les 157 pièces d’un magnifique service à boire en bronze,
comprenant des cuves, pichets, bols et gobelets qui avaient servi

DU SACRÉAU FOLKLORE
95

au repas funéraire. Et dans les situles et les bols à boire, un résidu


épais et jaunâtre s’est avéré être une boisson fermentée combi­
nant du miel, de l’orge et du raisin110. Le dernier repas était donc
copieusement arrosé.
La coutume du repas funéraire arrosé d’une boisson fermentée
n’a jamais disparu. En Asie, chez les Rhadés et Jô rai du Viêtnam,
lors du rituel funéraire, on prépare une jarre de bière de riz des­
tinée au mort. La boisson est tirée au chalumeau et versée au
défunt, puis les membres de la famille boivent à leur tour selon
un ordre précis111. En Afrique, la bière de mil est répandue en
offrande sur le corps des défunts112, ou encore versée en libation
sur les tombes ou sur les monuments funéraires contre lesquels
on brise les jarres113. En Europe, cette pratique a existé aussi et
n’a d’ailleurs jamais vraiment cessé. Dans la région de Hanovre,
en Allemagne, la coutume veut que l’on verse de la bière sur la
tête, la poitrine et les pieds du mort avant de refermer la tombe.
En Russie, on verse en chantant de la bière dans la fosse. En
Lettonie, on répand un peu de bière sur la tombe. En Prusse, on
y dépose une cruche remplie114. En Macédoine, après la Première
Guerre mondiale, le pope tenait lors des enterrements un petit
vase rempli de vin rouge et en répandait le contenu sur la tombe.
Ensuite, il brisait le récipient contre la pioche ou la bêche qu’il
tenait en main et le tout était enfoui avec la dépouille mortelle115.
C es libations sont répétées à certaines dates anniversaires
de la mort et s’accompagnent d’un repas pris sur les tombes, un
repas où l’on consomme des pains, gâteaux et du vin. La cou­
tume du pain des morts a existé en Europe, mais a disparu en de
nombreux endroits. En Prusse orientale, on dépose sur le dernier
tonneau vide deux petites lumières, un petit pain et un verre de
bière pour l’âme du défunt116. Dans les Ardennes belges, un pain
en forme de couronne était partagé entre les participants après
les enterrements. En Catalogne, chacun emportait un pain chez
soi et il fallait dire une prière avant de le manger. Dans les pays
d’Europe centrale, des pains sont accrochés au corbillard, puis

DU SACRÉ AU FOLKLORE
96

consommés après les funérailles par la famille et les voisins. Dans


les Alpes du Haut-Adige, on sert des vinschger pa a rl aux repas
de funérailles. Ce sont des pains plats traditionnels accolés deux
par deux, ce qui leur donne la forme d’un huit, symbole de l’infini.
Lors de ce repas uniquement, les deux moitiés des pains sont dé­
Fabrication de pain à tachées l’une de l’autre pour signifier l’analogie de la mort et de la
Tuerredda, en Sardaigne.
Les femmes sont séparation. Dans les pays orthodoxes, le jour de l’enterrement et
traditionnellement chargées aux dates anniversaires du décès, on va manger sur la tombe. Le
de la préparation des aliments
fermentés, comme le pain repas partagé consiste en une bouillie de grains de blé ou d’orge,
et la bière. Cela a changé la coliva, et de vin rouge117. Toute la période du deuil est scandée
récemment en Occident où
les hommes plus souvent que par des offrandes de pains qui transformeront le cadavre en mort,
les femmes sont aujourd’hui
boulangers et brasseurs. Par
puis en ancêtre. Dès la survenue de la mort, on casse au-dessus
contre la tradition féminine de la tête du cadavre un pain azyme encore chaud ; la vapeur qui
est encore vivace autour
du bassin méditerranéen.
s’échappe est censée aider l’âme à s’échapper du corps. On place
En Sardaigne les femmes dans sa bouche un morceau de pain béni à Pâques. Lors de la
pétrissent et cuisent le pain
de manière communautaire cérémonie de l’enterrement, une table est dressée avec du vin et
et selon des recettes des pains qui sont bénis et offerts en offrande. Du vin est aussi
ancestrales. Les pains sardes
sont spécifiques et répandu sur la tombe. D’autres rituels identiques se passent après
identitaires, leurs formes quarante jours, un an et sept ans118. En Espagne, le jour des morts,
correspondent aux fêtes
et aux célébrations de l'année on installait des autels dans les cimetières où l’on offrait du pain
et du cours de la vie.
et du vin. Au Mexique, ce jour est une véritable fête où apparaît
le syncrétisme entre les religions précolombienne et chrétienne :
on offre (et on boit) de l’alcool sur les tombes, et on consomme
les pa n de muertos, sortes de brioches rondes ornées de sucre
rouge symbolisant le sang. En Corse, on prépare aussi ce jour-là
les panu di i morti. Toutes ces offrandes rituelles rappellent les
pains déposés dans les tombes datant du néolithique119.
On peut se demander pour quelle raison les aliments et bois­
sons fermentés se retrouvent partout dans le monde associés à
la perpétuation de la vie. La cuisine, qui fait intervenir la cuisson,
est une transformation par le feu, elle rend les aliments inertes,
les stérilise, les tue. La fermentation, au contraire, rend l’aliment
vivant. La fermentation est donc étroitement liée à tout ce qui
articule la vie : les fiançailles, le mariage, la naissance, l’entrée

DUSACRÉ AU FOLKLORE
dans l'âge adulte et les funérailles. On le sait depuis que Pasteur
l’a montré scientifiquement : tous les processus de fermentation,
quels qu’ils soient, font intervenir du vivant, en l’occurrence les
micro-organismes qui transforment l’aliment. Les hommes des
millénaires précédents l’avaient intuitivement compris en faisant
de ces aliments l’emblème du cycle naissance-mort-renaissance
qui se perpétue infiniment dans le temps qui passe, à la fois li­
néaire et cyclique. L’aliment, en fermentant, devient autonome, il
vit son existence propre, il évolue au fil du temps, comme un être
vivant et, à la fin, il meurt, soit parce qu’il est ingéré - dans ce cas
il participe à la vie de son mangeur -, soit parce que le processus
poussé à l’extrême se termine par la décomposition - ce qui est
le lot de tous les êtres vivants sur cette terre.

D e s n o u r r it u r e s e n g e s ta tio n

Les femmes, dans les sociétés traditionnelles, sont les garantes


de la perpétuation de la vie, et des soins aux enfants : la fermen­
tation est souvent une tâche qui leur incombe « naturellement »,
pourrait-on dire. Chez les Wayanas de Guyane, le dieu créateur
a justement créé les femmes pour avoir de la bière de manioc
cachiri. En Equateur, c’est Nunui, la terre-mère, qui enseigne
aux femmes le savoir relatif à l’ensemencement de la bière par
la salive, qu’elles se transmettent de mère en fille. La bière est
également brassée exclusivement par les femmes en Afrique, en
Amérique, en Asie méridionale du Sud-Est et en Extrême-Orient,
comme elle l’était autrefois en Egypte et à Sumer. Vers le I I e mil­
lénaire, en Mésopotamie, les « maisons de la tavemière » étaient
de véritables institutions de la société sumérienne : les femmes
y vendaient le surplus de la fabrication domestique de la bière120.
Au Viêtnam, les femmes sont chargées de préparer le ferment
selon la recette transmise de mère en fille121. Dans les pays ger­
maniques aussi, la bière était jusqu’au X I X e siècle une affaire
de femmes dans le cadre domestique. Dans le Kalevala, poème

DU SACRÉAU FOLKLORE
99

épique finlandais, c’est une brasseuse qui fit la première bière.


Il était même incongru qu’elle le fût par un homme : c’eût été
aussi im pensable pour un homme de brasser la bière que de
prendre la quenouille pour filer la laine. On sait que dans les
monastères également, il s’agissait plus souvent de moniales bras­
seuses que de moines brasseurs, et que les femmes brasseuses
« professionnelles » étaient jusqu’au XV* siècle plus nombreuses
que les hommes122. De même, dans l’agriculture de l’Europe de
l’Ouest, le fromage est traditionnellement fabriqué à la ferme
par les femmes en relation symbolique avec le lait, tandis que
les hommes s’occupent des cultures et de l’élevage. Au Liban, et
dans tous les pays bordant le sud et l’est de la Méditerranée, ainsi
qu’en A sie centrale, c’est le pain, nourriture sacrée, qui, dans la
tradition, est pétri par les femmes, gardiennes et intendantes de la
nourriture. C’est vrai dans les communautés musulmanes autant
que chrétiennes. Le pain qui gonfle durant la fermentation et la
cuisson évoque le ventre d’une parturiente. Dans l’imaginaire,
la panification est un enfantement. A Rome, le placenta était un
gâteau levé enrichi de fromage, de miel et parfumé de feuilles
de laurier, que l’on connaît encore en Roumanie sous le nom
de placinta. En Grèce, les femmes se prêtaient leur levain les
unes aux autres mais elles se gardaient bien d’emprunter celui
des voisines stériles. De même, on ne pétrissait jam ais une pâte
à partir du levain qui avait servi à confectionner le pain d’une
cérémonie funéraire123.
Le vocabulaire français de la boulangerie, à présent princi­
palement une affaire d’hommes, contrairement aux pays médi­
terranéens, évoque tout de même la fertilité-fécondité, car il est
truffé de mots aux connotations sexuelles : les miches, le bâtard, la
baisure (lorsque deux pains se touchent dans le four), les couches
(linges où le pain fermente) ; on parle d’ensemencer la pâte, on
enfourne le pain avec une longue pelle phallique dans la gueule
du four à la symbolique féminine. Lors de la fermentation de la
bière, on parle aussi de « fécondation ». Le grain devenu moût

DUSACRÉ AU FOLKLORE
100

sucré est ensemencé par la levure que le brasseur gardait autrefois


dans un « œ uf ». Il s’agit d’un appareil destiné au mélange de la
levure dans le moût grâce à l’air comprimé. Sa forme ovoïde peut
résister aux hautes pressions produites lors de la fermentation.
L’œ uf symbole de renaissance est encore présent chez certains
brasseurs artisanaux sous la forme d’un véritable œ uf de poule
jeté dans le moût pour le clarifier. Pour les bières traditionnelles
à fermentation naturelle (comme la gueuze ou le lambic), le moût
est placé à l’air dans des cuves à fond plat, et une insémination
spontanée a lieu grâce aux m icro-organism es présents dans
l’air124. Avant Pasteur, on évoquait une « fécondation céleste ».
Selon certaines légendes galloises, finnoises et estoniennes,
la première bière aurait été ensemencée grâce à la salive d’un
sanglier en furie125. Le sanglier est un animal symboliquement
lié à la fécondité-fertilité dans les mythologies du nord de l’Eu­
rope. Au Vietnam, c’est le porc-épic qui occupe la même fonc­
tion, et qui a produit la première bière à partir de son propre
estomac. Il a enseigné aux hommes, ou plutôt aux femmes, la
manière de la faire126. Enfin, en Ethiopie, la cafetière cérémo­
nielle qui sert au service du café lors des assemblées religieuses
possède un ou parfois deux becs d’une forme spéciale, appelés
t’ut’, « téton »127. Le café sort de l’u stensile comm e le lait du
sein des mères.
La fermentation, bien qu’elle fût d’origine divine, était malgré
tout un processus aléatoire et rempli de mystère. Elle possède
toute la complexité de la vie elle-même, avec ses paramètres
connus et inconnus, ses problèmes, ses maladies, ses aléas, ses
énigmes. Lorsqu’on chercha à la reproduire, puis à la conduire
volontairement et efficacement, il devint nécessaire de se conci­
lier les bonnes grâces de la divinité tutélaire et de ne l’offenser en
aucune manière, voire d’empêcher de venir rôder les éventuels
m auvais esprits qui risquaient de corrompre la préparation.
C’est ainsi que les jeunes m ariées du M ecklenburg ont réci­
té jusqu’à la fin du X I X e siècle cette prière avant d’entrer dans

DU SACRÉ AU FOLKLORE
101

leur nouvelle m aison : « Notre Seigneur/Quand je brasse, aide


la bière/Q uand je pétris, aide le p ain128. » La préoccupation
principale de la jeune mariée était de réussir la bière et le pain.
L’ensemencement du cantal de Salers, dans le buron, est aussi
accompagné d’une bénédiction. Le buronnier dose la présure.
Elle sera ensuite versée dans le lait, accompagnée d’une prière
et d’un signe de croix. En Sardaigne, on fait le signe de croix
avec un couteau sur la pâte pétrie et levée juste avant de la di­
viser. O n fait très attention à ses gestes et à ses paroles. Par
exemple, on ne fait pas de bruit autour du pâton en train de lever,
comme s’il s’agissait du berceau d’un nouveau-né. Dans d’autres
pays, il est nécessaire de respecter des procédures strictes, qui
montrent le respect que l’on a pour la chose ferm entée et la
crainte pour son devenir, procédures qui n’existent pas pour la
simple cuisine. Au Liban les femmes doivent se laver et mettre
des habits propres avant de commencer le pétrissage de la pâte
à pain. Elles ne peuvent pas pétrir si elles ont leurs règles. En
Corée, la préparation domestique traditionnelle du miso ou de
la sauce soja s’entoure de mille précautions. Le jour du Tigre ou
du Lapin est favorable pour commencer. La maîtresse de mai­
son doit s’abstenir de sortir pour éviter de croiser un mauvais
esprit et ne pas être tém oin de choses funestes. Il faut aussi
avoir un comportement exemplaire et pur, par exemple ne pas
maltraiter le chien, ne pas avoir de relation sexuelle. Le jour de
la préparation, on se lave soigneusement le corps, on fait des
prières aux dieux et plus particulièrement à Chol-lung, un dieu
nourricier qui vit dans l’arrière-cour de la maison, là où sont en­
treposées les jangdocks, jarres d’aliments fermentés, et qui veille
sur elles. Tout le long du processus de fermentation, des précau­
tions sont de rigueur : ne peuvent pas s’approcher des jarres les
personnes qui ont assisté à des funérailles ou les femmes qui
viennent d'accoucher. La mort ou la naissance récentes, toutes
deux des changem ents d’état, entreraient en conflit avec le
processus de fermentation qui est aussi un changement d’état.

DU SACRÉ AU FOLKLORE
102

Si beaucoup de ces rituels ont disparu, d’anciennes pratiques


cham aniques sont toujours en vigueur : autour des jarres, on
enroule une corde dans laquelle on glisse divers objets propitia­
toires : des piments rouges dont la couleur était censée effrayer
les mauvais esprits ; un morceau de charbon de bois purificateur ;
une brindille de pin, symbole chamanique du « baume » de gué­
rison ; et une chaussette blanche traditionnelle. La chaussette
était placée à l’envers pour piéger les esprits indésirables, afin
qu’ils ne puissent plus - s'ils venaient - en ressortir. Autrefois,
c’était une véritable chaussette que l’on accrochait aux jarres. Elle
est remplacée aujourd’hui par un patron de papier collé sur la
paroi même de la jarre. La corde enroulée empêche les mauvais
esprits d’accéder à la jarre et de faire échouer la fermentation.
Le sym bolism e du fil ou de la corde noués en sign e de bé­
nédiction est récurrent dans toute l’A sie du Sud-Est : la corde
maintient l’intégrité de l’être : ce qui est dedans reste dedans et
les m auvaises influences, ou mauvais esprits de l’extérieur, ne
peuvent pas pénétrer. Superstitions bizarres ? Primitives ? Pas
sûr. Il s’est avéré, à l’ère de la science, que le piment, le pin et le
charbon de bois sont des antiseptiques. Quant à la chaussette
blanche mise à l’envers ou collée sur la jarre, elle réfléchit la lu­
mière du soleil dans l’ombre, et les petits insectes indésirables
et amateurs d’obscurité vont faire leur nid ailleurs.
En Chine, un manuscrit du V I e siècle, Qiminyaoshu, décrit en
détail les procédures de fabrication des aliments fermentés. Les
boissons alcooliques répertoriées, une quarantaine, nécessitent
la fabrication préalable d’un ferment qu, qu’on élabore à partir de
céréales diverses : millet, blé, orge et riz. On distingue deux sortes
de ferment qu : le « divin » et le « grossier », ayant des pouvoirs
fermentaires différents. Leur élaboration passe par une succes­
sion de gestes techniques qui va du choix des grains à la manière
de les cuire, de les moudre et de les trier. Des recommandations
concernant la propreté et la qualité des matières premières sont
faites. M ais la plupart des gestes sont purement rituels :

DU SACRÉ AU FOLKLORE
103

Au septième mois, le second jour dont le nombre se termine enyin,


avant le lever du soleil, la face tournée dans la direction shadi,
faire puiser deux cents boisseaux d’eau à un jeune garçon vêtu de vert
sombre. Il ne faut pas renverser l’eau, et s’il y en a de trop on la répand,
il est interdit de l’utiliser. Lorsqu’on la mélange avec le ferment,
le fait d’être tourné vers la direction prescrite entraîne que, par la suite,
les galettes ne ramollissent pas129.

Les galettes sont ensuite rangées sur le sol selon un ordre parti­
culier, séparées en « ferments-hommes » et « ferments monarques ».

Une fois les galettes rangées, on invite un homme de la maison du chef


à jouer le rôle de maître de cérémonie pour faire des offrandes aux
« ferments monarques » ; celui-ci ne peut-être ni un esclave ni un hôte.
On place un bol dans leurs mains et on dépose alcool, fruits séchés,
bouillon et galettes. Le chef lit trois fois « l’oraison au ferment »
et chaque fois s’incline avec respect130.

Des prescriptions concernent aussi la configuration et la propreté


des lieux : « La pièce doit être couverte de chaume et non de tuiles. Le
sol doit être soigneusement balayé, il ne doit être ni sale ni humide. »
Dans le même traité, la fabrication des sauces jiang, sauces
fermentées qui forment l’ossature de la cuisine chinoise, à base
de viandes, de poissons, crustacés, ou de végétaux comme les
samares d’orme et le soja, demande des précautions semblables.
Pour la sauce soja, la période propice est entre le douzième mois
d’une année et le troisième de l'année suivante. Durant les mo­
ments clés de la préparation, il fallait tourner son visage vers une
direction particulière, pour éviter l’apparition d’asticots dans le
mélange. Il en était de même pour les vinaigres et les hydromels :
la date du début ou de la fin était importante, de même que le jour
où l’eau était puisée, ainsi que la manière de remuer.
Surtout, on éloignait les femmes enceintes des lieux de fermen­
tation. La vie qu’elles portent en elles est considérée aussi comme

DUSACRÉ AU FOLKLORE
104

un ferment, qui entre en concurrence avec celui des jarres. Mais


en cas de manquement, le maléfice n’est jamais irrémédiable, on
donne des recettes pour le contrer : ajouter les jujubes d’un juju­
bier sauvage blanc dans les jarres de sauce jian g ou une poignée
de terre sèche prélevée dans une ornière dans celles de vinaigre131.
Dans les pays occidentaux, ce genre de croyances précaution­
neuses a encore cours au X X I e siècle. Ici, ce sont les femmes qui
ont leurs règles qui ne doivent pas s’approcher du saloir où fer­
mente la viande, ni des cuves de brassage de la bière, et surtout
ne pas entrer dans les chais de vinification132. C e n’est pas tant
leur supposée « impureté » que l’on craint, mais le fait que, n’étant
pas fertiles durant cette période, elles ne compromettent l’acti­
vité vitale de la fermentation. L’orage aurait également un effet
néfaste sur la fermentation. Les brasseurs comme les boulangers
le craignent. On peut alléguer les différences de pression atmos­
phérique, l’humidité ou l’effet des vents chauds, mais l’orage est
aussi un genre de rupture d’équilibre météorologique qui risque­
rait de rompre l’équilibre de ces nourritures dans l’élaboration
desquelles la continuité du temps est primordiale.
Le temps est un véritable ingrédient. Il permet le processus de
fermentation et fixe le but, surtout lorsque ce but est la longue
conservation du produit. Le lait, qui à l’état frais ne va pas se
conserver plus de vingt-quatre ou quarante-huit heures, a une
longévité de plusieurs années lorsqu’il est transformé en fromage.
On peut dire la même chose de bien d’autres aliments fermentés.
Non seulement l’élaboration, mais aussi la maturation et l’affinage
de ces produits, s’inscrit dans le temps. C’est un processus à la
fois long et dynamique que l’on ne peut pas raccourcir, sous peine
de le voir échouer ou perdre la richesse sensorielle du produit.
Le temps, qui, d’habitude, conduit à la putréfaction et à la mort,
dans ce cas précis, sert au contraire à la prolongation de la vie.
Le temps ne mène plus à la vieillesse et à la destruction, mais à la
maturation qui, dans tous les cas, améliore l’aliment. La fermen­
tation est aussi une manière de rendre acceptable l’inacceptable :

DU SACRÉ AU FOLKLORE
105

le vieillissement ; et de réconcilier l’homme avec sa plus grande


terreur : celle du temps qui passe.
Une autre dimension du temps s’exprim e dans la fermenta­
tion : c’est la mémoire. La fermentation fait partie de l’histoire,
de notre culture vivante. Elle est parvenue jusqu’à nous, intacte,
depuis la nuit des temps. C’est vrai symboliquement, mais aussi
très concrètement. Autrefois secrets, les « recettes », les tours de
main et les procédés de fermentation se transmettaient orale­
ment de maître à disciple. Les boulangers du passé cultivaient
leurs levains qu'ils se léguaient de génération en génération. Il
existe ainsi des levains vieux de plusieurs siècles. Les grains de
kéhr se transmettent également depuis des générations ; chaque
personne qui en cultive les a obtenus d’un ami ou d’une connais­
sance, qui lui-même les a reçus de l’ami d’un ami... à qui un berger
du Caucase les a transmis il y a trois mille ans. En Corée, il existe
un programme mis en place pour retrouver et cultiver la « mère »
originelle de la sauce soja : étudier son génome à partir de le­
vures anciennes prélevées dans les résidus d’antiques jarres133. Il
s’agit de retrouver et de préserver un patrimoine que l’on conçoit
comme unique et précieux.
On ne prend pas toutes ces précautions pour un banal ali­
ment. Nul rituel superstitieux n’est établi lorsqu’on assaisonne
une salade, fait rôtir une viande ou m ijoter un bouillon, on ne
connaît pas de prière pour la réussite du b œ uf bourguignon,
du canard laqué ou de la pêche Melba. La simple cuisine a ra­
rement besoin d’un rituel pour exister. Par contre, dès qu’une
ferm entation entre en jeu, c’est le cas. On conserve le patri­
moine gastronomique d’un pays par ses recettes, ses produits et
ses traditions. L’aliment fermenté est à part. Fort de toute cette
m émoire des hom m es depuis le paléolithique, il représente
l’élaboration ultime de la nourriture, celle qui nous rapproche
allégoriquement de l’éternité.

DUSACRÉ AU FOLKLORE
L’HOSPITALITE
ET LA
COMMENSALITÉ

f/i/Sf/rATlON&CIVILISAI®*'^
107

L’aliment fermenté est avant tout communautaire et incite à


l’échange et à la convivialité.
A notre époque, la « fête de la bière », l’Oktoberfest des Mu-
nichois, déplace chaque année des foules incroyables. Les fêtes
du « vin nouveau », de la « choucroute nouvelle » lui emboîtent
le pas... L’arrivée des premiers tonneaux de m aatjes (harengs en
caques) fait aussi l’objet de fêtes en Hollande. Durant les specta­
culaires surstrômming parties Scandinaves, on ouvre en grande
pompe la boîte de harengs fermentés. La préparation du corned-
b eef pour fêter la Saint-Patrick, ou du haggis pour la fête de Robert
Burns en Écosse, est quasi cérémonielle. La consommation de
la poutargue ou du caviar spécialement lors du repas de Noël
procède des mêmes symboles.

D e s a l im e n t s d e c o n v i v i a li t é

Les peintures mpestres néolithiques du Tassili n’Ajjer, en plein


cœ ur du Sahara, montrent d’innombrables scènes de boisson
prise en commun à l’aide de longues pailles dans une jarre. Elles
datent d’avant la désertification du Sahara qui a commencé au
IIIe millénaire avant J.-C. On ignore la composition exacte de ces
boissons. Il pouvait s’agir d’hydromel, de bière de mil, d’éleusine
ou d’une autre céréale ; de vin de palme ou de dattes ; ou encore
de lait fermenté. Par contre, on sait très bien qu’à la même époque,
les Sumériens buvaient la bière collectivement à l’aide de longs
tubes identiques.
108

Les bières antiques n’étaient pas claires et limpides comme


nos bières filtrées modernes. Quel que soit le procédé de bras­
sage utilisé, des résidus solides, des impuretés, des enveloppes
des grains, des amas de levures devaient se déposer au fond ou
flotter dans le liquide. Les sillons incisés à l’intérieur des jarres,
que l’on a retrouvées par exemple à Godin Tepe en Iran, étaient
S c è n e d e ru e , K a p c h o r w a
Town, O u gan d a. destinés à collecter et emprisonner ces résidus qui se déposaient
En Ouganda, comme ailleurs par gravité. A cause des résidus flottant à la surface, on ne pouvait
en Afrique, les hommes ont
l’habitude de se rassembler transvaser le liquide sans verser en même temps des impuretés
autour d’une jarre de bière
pour boire et discuter de la
dans le gobelet ; le meilleur moyen de boire était donc d’utiliser
vie locale, des dernières un long tube, une paille en somme. C’était ainsi que les bières
nouvelles, d'agriculture,
de politique, c'est là que se
étaient bues dans l’ancienne Mésopotamie, en Egypte, chez les
font et se défont les alliances, Thraces, les Phrygiens, les Celtes134, et qu’on les boit encore au
les amitiés... Boire la bière
en commun à la paille est une X X I e siècle en Chine du Sud, dans la jun gle du Cam bodge, au
tradition attestée il y a 5000 Viêtnam, au Tibet et en Afrique.
ans. Elle est vivante encore
aujourd'hui, notamment en Au I I I e millénaire avant J.-C., d’innombrables sceaux cylindres
Asie et en Afrique, et est sum ériens montrent des scènes où les buveurs, hom m es et
le symbole absolu de
la commensalité. Le but est femmes, assis de part et d’autre d’une grande jarre, boivent la
de réaliser une communion
entre les buveurs, garante
bière à l’aide de longs tubes. A Tell el-Amarna, en Egypte, une
de l'harmonie sociale. stèle datant du pharaon Akhenaton (1350 avant J.-C.)135représente
la même scène. L’archéologie a aussi permis de retrouver sur le
site d’Ur, au Moyen-Orient, de longs tubes coudés à angle droit,
en cuivre et en argent, incrustés parfois de lapis-lazuli, ainsi qu’un
roseau recouvert d’or. D’autres chalumeaux ont été découverts sur
plusieurs sites syriens136. Dans ces scènes, la boisson est toujours
prise en commun. Dans les traditions de tous les continents, boire
une boisson fermentée ne se fait jamais seul.
La somptuosité des vaisselles à boire préhistoriques retrouvées
par les archéologues en Europe, en Asie ou en Amérique suggère
qu’il existe depuis le fin fond des âges des règles sociales pour
boire. La tradition d’un service à boire comprenant une grande
jarre, des cruches et des bols était déjà enracinée dans les cultures
de Baden à partir du milieu du I V e millénaire, puis celle des « vases
à entonnoirs » l’a étendu entre les I V e et I I I e millénaires depuis

L’HOSPITALITÉ ET LACOMMENSALITÉ
110

l’Europe centrale vers la Scandinavie, la Grande-Bretagne et la


péninsule ibérique. L’énigmatique civilisation qui a couvert l’Eu­
rope de mégalithes comme ceux de Cam ac ou de Stonehenge a
aussi laissé, et c’est moins connu, un grand nombre de services à
boire. Déposés dans les tombes, ils devaient servir aux libations
d’adieu au défunt. Les tourbières d’Allemagne et du Danemark
ont révélé aussi une grande quantité de vestiges de vaisselle à
boire, parfois très précieuse et richement ornée d’or ou d’argent.
Ces tourbières n’étaient pas des tombes, ce qui montre que
l’usage des boissons fermentées n’était pas uniquement funéraire.
Les archéologues supposent que dans ces endroits se tenaient des
cérémonies ou des rassemblements de sociétés d’hommes, à la fin
desquels les récipients à boisson étaient rituellement enterrés137.
Tacite, Ju le s C ésar et saint Colomban décrivent d’ailleurs des
rassemblements de Germains et de Celtes autour du chaudron
où la cervoise a fermenté, et les cornes d’auroch remplies à ras
bord qui passent de main en main, comme signe d’entente et
de commensalité138. La libation est un acte culturel dont le but
est de réaliser une communion entre les buveurs. Symbole de
commensalité, l’usage de porter un toast en levant un verre d’une
boisson fermentée provient de ces temps où la boisson était sa­
crée, et où on la consacrait aux dieux ou aux ancêtres avant de
la boire ensemble139.
Chez les Celtes, le partage de l’hydromel, boisson de souve­
raineté, renforçait l’esprit de corps avant la bataille et permettait
de célébrer en commun les victoires. Dans le livre d’Aneurin
il est bu avant les batailles, pour donner du courage. Après le
combat, il est servi à flots dans des cornes ou des coupes en or,
récompense ultime pour les héros : « Jam ais une salle ne connut
une telle acclamation, si puissant, si immense le carnage. Tu as
mérité ton hydromel, Morien Firebrand140. » Chez les Germains
de l’âge du bronze, le partage rituel de la boisson parmi les guer­
riers assurait la cohésion de l’armée, confortant le chef dans son
commandement141.

L'HOSPITALITÉ ET LACOMMENSALITÉ
111

Les Grecs utilisaient des services à boire identiques à ceux des


Germains et des Celtes, déjà employés avant eux par les Phéni­
ciens. Ce qui est significatif, c’est que ce sont les manières, les
usages, les façons de boire en commun qui se sont transmises,
et non pas la boisson elle-même, qui variait selon les lieux et
les époques. Les analyses de résidus ont montré que c’était de
l’hydromel et de la bière que l’on buvait ensemble en Europe du
Nord, mais on le faisait avec les mêmes services que dans les
contrées où l’on buvait du vin.
En Amérique précolombienne, les services à boire la bière de
maïs n’ont rien à envier à ceux des Grecs ou de la Chine ancienne.
Des collections entières de vases à décanter, jarres, pichets, go­
belets de toutes formes, aux décors somptueux, sont visibles
aujourd’hui dans les musées142. Chez les M ayas, on a retrouvé
dans la vaisselle à boire des vases ayant contenu du cacao, qui
dataient de toutes les époques, depuis le I I e millénaire avant J.-C.
jusqu’à l’arrivée des Espagnols. Il s’agit de genre de théières qui
furent copiées trait pour trait dans les chocolatières espagnoles
du X V I I I e siècle. D’autres vases mayas pour préparer la boisson
de chocolat ont une forme étrange, avec le bec tourné vers l’inté­
rieur, de telle manière qu’il soit impossible de verser le liquide par
ce bec. Il s’agit en réalité d’un dispositif pour créer une mousse
abondante, en soufflant dans ce bec. Des textes espagnols dé­
crivant les Indiens du Yucatan en train de préparer pour leurs
fêtes une boisson mousseuse et savoureuse à base de cacao et de
maïs ont permis de comprendre que ces Indiens reproduisaient
purement et simplement ce que faisaient leurs ancêtres mayas
trois mille ans plus tôt avec les étranges vases143.
La permanence des usages concernant les aliments fermentés
est fascinante : les mêmes rituels se sont répétés sans interruption
pendant au m oins 3 500 ans sur la terre du Mexique, puis ont
voyagé jusqu’en Europe avec les conquérants espagnols.
L’u sage qui consiste à boire en groupe est non seulem ent
très ancien, m ais profondément ancré et durable chez tous les

L'HOSPITALITÉ ET IA COMMENSALITÉ
112

peuples : les textes les plus anciens connus de Chine, durant les
dynasties Shang et Zhou (il* millénaire avant J.-C.) décrivent un
rituel codifié autour des boissons fermentées et les découvertes
archéologiques ont révélé des objets raffinés servant à les pré­
parer, les servir ou les boire144.
Cet usage est très difficile, voire impossible, à éradiquer ; au­
jourd’hui encore, il est vivace dans le monde entier. Au Kenya
et en Ouganda, les Itesos boivent la bière dans la maison de
l’hôte, assemblés en deux cercles concentriques autour de la jarre,
chaque sexe dans un cercle et selon un ordre précis selon l’im­
portance de l’individu dans la famille et la société. Les membres
de chaque cercle partagent les chalumeaux, ce qui engendre de
nouvelles alliances et de nouveaux accords au sein du groupe.
La boisson fermentée a donc un rôle actif dans l’évolution et la
morphologie de la société.
Les Puyum as, habitants autochtones de Taiwan, eux, ne
boivent la bière de riz gluant que dans les grandes occasions,
au retour de la chasse ou aux fêtes des solstices. De même, les
Mnong Gar et les Muongs du Viêtnam ne débouchent une jarre
de bière que pour honorer les esprits, ou bien les visiteurs étran­
gers. Ouvrir une jarre individuellement, sans motif religieux
ni d’hospitalité, est une chose inconcevable dans ces sociétés.
Les Ja w is de Thaïlande sont m usulmans et respectent les pré­
ceptes de cette religion, cependant les traditions ancestrales
persistent. Une fois par an a lieu la cérémonie du « festin des
chefs », le keduri, exclusivem ent réservé aux élites, et durant
lequel une bière de palme est consom mée rituellement dans
une demi-noix de coco évidée qui passe de main en main145. A
aucun autre moment de l’année cette bière n’est bue. Au La­
dakh, la bière, chang, est offerte pour honorer les hôtes ; elle est
présente dans la plupart des fêtes et cérémonies laïques et lors
des libations lamaïques. A u M exique, le pu lque d'agave joue
le même rôle. Dans les Andes, en Equateur, sur les pentes du
volcan Cotacachi, les Indiens fabriquent trois sortes de bière de

L'HOSPITALITÉ ET LACOMMENSALITÉ
113

maïs, dont deux ont un rôle social. La plus estimée est offerte
par les plus riches de la communauté aux invités de haut rang.
L’autre est la b oisson traditionnelle des travailleurs lors des
mingas, parties de travail en commun146.
On pourrait citer bien d’autres exemples ; prenons-en un der­
nier, tout proche : dans une région dont Genève est le centre, et
qui englobe la Savoie, l’Ain, le Dauphiné et le canton de Vaud,
on prépare dans les familles une boisson fermentée à but convi­
vial, non commercialisée, qu’on appelle la chèvre. La fabrication
commence en automne, au moment de la récolte des pommes ;
le moût fraîchement pressé est mis traditionnellement dans des
tonneaux de bois aux douelles épaisses et au cerclage en fer rap­
proché pour résister aux fortes pressions. Des fûts en inox, à la
robinetterie solide, sont maintenant utilisés. La recette varie selon
les régions et les familles. Le moût de pomme, ou parfois de raisin,
est sucré et aromatisé de vanille, ou d’alcool fort : marc, kirsch, etc.
Pour initier la fermentation, on ajoute soit de la crème de riz, soit
quelques grains d’orge, puis le tonneau est hermétiquement fer­
mé. La dégustation commence généralement autour de Noël. La
boisson doit être bue dès sa sortie du tonneau. Il suffit d’ouvrir
le robinet pour faire jaillir dans son verre une mousse blanche
et légère comme du lait de chèvre, qui retombe très vite. Elle se
consomme uniquement dans la cave, pendant l’hiver et le début
du printemps. Là encore, l’occasion est festive et communautaire.
Dans le Grand Nord, où l’on ne connaît pas les boissons fer­
mentées alcooliques, c’est à la viande faisandée qu'échoit cet
usage social. Les mots migiaq, qiitsiaq ou ilivitsiit, qui désignent
le gibier faisandé, sont synonymes de « festin en commun ». Du­
rant la longue période sombre de l’hiver, leur consommation est
une véritable fête qui a lieu en famille ou avec les étrangers de
passage. Actuellement encore au Groenland, il n’est pas rare qu’à
l’occasion d’une fête, on offre ces plats traditionnels qui plaisent
particulièrement aux personnes âgées. Le salama di sugo dégusté
en commun en Italie pour les fêtes de Noël, le lutefisk, dont on

L'HOSPITALITÉ ET LA COMMENSALITÉ
114

commence en Norvège et en Finlande le long procédé d’élabora­


tion pour la fête de sainte Anne le 9 décembre afin que le plat soit
prêt à être consommé le 24 décembre, ou la colatura de Cetara
qui ne doit pas manquer lors du souper de Noël, entrent dans le
V is it e u r s o c c id e n ta u x cadre de ces pratiques communautaires.
d a n s u n v illa g e a u V iê tn a m .
Lorsque des soldats Français
arrivent dans un village D e s a l im e n t s d ’h o s p i t a li t é
Mnong Gar des hauts
plateaux du Viêtnam,
en 1952, on leur offre en signe
On offre aux invités ce qu’on a de meilleur : c’est ainsi dans
de bienvenue la bière de riz
gluant bue à la paille toutes les sociétés humaines où régnent les règles de l’hospi­
directement dans lajarre
de fermentation. Cette bière
talité. Les aliments fermentés, et particulièrement les boissons
où macèrent des plantes est alcooliques, en tant que boissons prestigieuses, sont offerts au
une boisson cérémonielle
et d'hospitalité, qu'il serait très visiteur. Ils augmentent le prestige de l’hôte. Les offrir permet
impoli de refuser. Celui à qui d’une part de renforcer les liens d’amitié, de créer des alliances, et
elle est offerte est considéré
comme un hôte de marque. d’autre part d’impressionner les étrangers ou les vassaux, selon
O n peut être invité à boire les circonstances.
successivement à la même
paille, ou en commun avec Chez les Wayanas et les Wayapis d’Amazonie, l’art de boire en
chacun une paille, mais dans
société atteint son paroxysme. L’hospitalité est élevée au rang de
tous les cas c'est une marque
de respect et d'hospitalité. rituel sacré. Ces peuples préparent une grande diversité de bières
à partir du manioc amer, dont la connaissance des différents crus
est très poussée147. Ces boissons au nom générique de cachiri
jouent un grand rôle dans la société, aussi bien dans les mythes
d’origine que dans certains rituels sociaux, au cours desquels
elles sont servies en abondance : cérémonie d’initiation, fête pour
célébrer la fin d’un travail collectif, la construction d’une nouvelle
pirogue, ou pour honorer des visiteurs. Nutritive et joyeuse, la
cachiri coule alors à flots et régale tous les participants, des vieil­
lards aux enfants.
Lorsqu’un visiteur arrive dans un village, il est prié de rester
au moins trois ou quatre jours, le temps pour les femmes de pré­
parer plusieurs jarres de cachiri. La vie du village s’arrête alors.
Tous, même les femmes, qui ont alors terminé le brassage de la
bière, sont dispensés des tâches quotidiennes, et s’assemblent
pour boire et honorer le ou les visiteurs. Durant ces journées

L'HOSPITALITÉ ET LA COMMENSALITÉ
116

règne l’allégresse, la joie de douces conversations et le plaisir de


l’oisiveté dans le balancement des hamacs. Il serait malséant pour
les visiteurs de prendre congé avant que la dernière calebasse de
bière ne soit bue ! On ne refuse jamais une calebasse de bière, sous
peine d’offenser gravement la personne qui l’offre, même si c’est
la dixième (de deux litres). On doit toujours rendre le récipient
dans la main de qui on le tient. Les Wayanas dégurgitent la bière
pour continuer à en boire. Tous pratiquent ce dégurgitement dès
le plus jeune âge. Boire beaucoup et dégurgiter beaucoup apporte
un certain prestige et est salué d’exclamations admiratives. Boire
seul ou boire au cours du repas est une chose complètement
incongrue dans cette civilisation148.
La pratique de la boisson fermentée d’hospitalité n’est pas
uniquement réservée aux boissons alcooliques. Dans de nom­
breuses sociétés, dont la nôtre, le thé ou le café, boissons fermen­
tées non alcooliques, sont également des boissons d’hospitalité
que l’on offre aux visiteurs selon un certain rituel. La coutume
sociale de Yafternoon tea que la duchesse de Bedford inaugura
en A ngleterre au X V I I I e siècle g ag n a toute l’ Europe, ju sq u ’à
la Russie im périale où l’on se réunissait autour du samovar.
Au Japon, le thé est l’objet de mille attentions et raffinements.
Le café est dès son origine une boisson d’hospitalité chez les
Arabes. La prohibition de l’alcool par l’islam a favorisé son essor.
Chez les Bédouins, c’est un véritable cérémonial qui a lieu sous
la tente et qui commence par la torréfaction des grains sur les
braises. C’est le fils aîné de la famille qui est chargé de servir
la boisson, en remplissant les tasses de l’assemblée, en allant
de la gauche vers la droite. Refuser la première tasse est une
im politesse extrême. De même, l’accepter sans la boire, ce qui
interromprait le trajet du service. On doit boire le café dès qu’il
est servi et tendre de nouveau immédiatement sa tasse vide pour
signifier que l’on en désire une deuxième, ou bien la secouer
et la rendre immédiatement si l’on en a assez bu, ce qui doit se
faire seulement après la deuxième ou la troisième tasse. Rincée,

L'HOSPITALITÉ ETLA COMMENSALITÉ


117

elle servira pour d’autres convives. En Éthiopie, le cérémonial


d’hospitalité comporte aussi l’offrande du café, dans un triple
service. Le café est présenté aux invités dans l’ordre de leur
importance, et des paroles de politesse et de bénédiction sont
prononcées. Ce cérémonial encore vivant donne au café le statut
d’une boisson générant l’harmonie sociale et l’hospitalité149.
En Mongolie, le lait fermenté est offert en signe de bienvenue
aux visiteurs. La saison estivale est le point culm inant de la
sociabilité ; on se rend visite entre famille, voisins, amis, pour
échanger des nouvelles, bavarder, jouer et boire ensemble de
Yai'rag. Comme la bière, le lait de jument fermenté est autant
un aliment qu’une boisson : ses propriétés nutritives font qu’il
peut être la seule nourriture sans causer de carences. Il y a
donc dans cette boisson une force vitale, qui est sacrée et que
l’on offre à ses hôtes selon un rituel invariable où les règles
de bienséance doivent être respectées. A près avoir goûté au
thé au lait et à l’assiette de fromages arrosés de crème (notons
que tout cela est fermenté), le visiteur se voit offrir Yaïrag dans
un bol collectif en bois cerclé d’argent ou en porcelaine, dont
la contenance varie d’un demi à plusieurs litres. Les hommes
sont ob ligés de boire et montrent leur virilité en buvant de
grandes quantités. Les femmes participent aussi, mais ne sont
pas obligées de boire. Elles prennent la coupe autant de fois
qu’elle est tendue, trempent les lèvres, et le maître de maison
versera une nouvelle louche d’a ïra g dans le bol avant de le
p asser à quelqu’un d’autre, dans le sens du soleil. Le bol est
présenté dans la paume de la m ain tournée vers le haut, et au
moins à trois reprises. Il est très impoli de refuser le bol : c’est
se mettre en marge du groupe. Chaque bol s’accompagnant
d’un chant ou d’une bénédiction, les visiteurs qui vont de yourte
en yourte durant l’été doivent connaître un grand répertoire
lyrique150. Ja m a is on ne doit vider complètement la coupe : on
laisse toujours une petite quantité de boisson dans le fond,
pour le buveur suivant.

l'HOSPITAUTÉ ETLA COMMENSALITÉ


118

Avec cette offrande de Yaïrag se met en place un système de


don et de contre-don, symboliquement lié à la force vitale de la
boisson : en offrant Yaïrag aujourd’hui, on s’assure de la prospérité
de la famille. Elle sera appréciée par les autres, et aura donc une
bonne fortune dans l’avenir. Demain, on ira boire chez la parentèle :
c’est une chaîne de générosité et d’entraide qui se met en place
durant toute la saison d’été, celle qui réclame le plus de travail.
Le cercle autour de la jarre, du cratère ou du chaudron, de la
coupe, du bol ou de la calebasse qui circule selon un sens géo­
graphique ou un ordre hiérarchique préétabli, les paroles, les
chants, les prières ou les histoires qui les accompagnent... les
ressemblances entre tous ces cérémonials autour du monde sont
fascinantes. Boire en commun est véritablement un acte social
qui engage l’individu dans la collectivité.

S a v o i r - v i v r e et m e s u r e

Lors de ces assemblées de boisson, des règles strictes de sa­


voir-vivre s’imposent. En Afrique, on doit retirer la paille de la
jarre quand on éternue. On ne doit jam ais souffler à l’intérieur.
On ne doit pas non plus tenir la paille de la main gauche, ni
regarder directement à l’intérieur de la jarre. Un homme marié
ne doit pas partager son chalumeau avec sa belle-mère, ni une
femme avec son beau-père.
Dans la Grèce antique, on ne buvait pas de vin durant le re­
pas mais lors du symposion qui avait lieu après le banquet. Le
symposion grec correspond au convivium chez les Romains. On
y participe surtout pour écouter des chanteurs et s’adonner à l’im­
provisation poétique, seul ou sous la forme de conversations entre
participants. Les meilleurs poèmes restent dans les mémoires,
s’inscrivent ensuite dans la tradition et peuvent être récités plu­
sieurs décennies après leur composition.
Le rite est immuable : au centre de la pièce trône un grand
récipient ouvert, le cratère, dans lequel le vin est mélangé à l’eau.

L'HOSPITALITÉ ET LACOMMENSALITÉ
119

Symbole d’harmonie, d’équilibre et d’égalité entre les participants,


le cratère est à égale distance de tous et chacun peut y puiser à
volonté. Un participant que l’on veut honorer a la fonction de
décider de la proportion du mélange, qui varie selon le type de
réunion. Les serviteurs puisent ensuite la boisson dans le cratère
à l’aide de cruches puis la versent dans les coupes ou les vases à
boire des participants. Le mélange du vin à l’eau maintient plus
longtemps la bonne convivialité. Le vin aiguise l’esprit, délie les
langues, fait quitter les contingences terrestres et voir le monde
autrement. Mais l’ivresse incontrôlée n’est pas recherchée. Elle
empêcherait que dure une improvisation poétique de qualité. Le
mélange était donc le plus souvent composé de deux tiers d’eau
et d’un tiers de vin. Après des libations en l’honneur de Zeus, des
chants chorals et des récitations d’hymnes, les divertissements
commencent, différents selon la nature de l’assemblée : réunion
politique, mariage, célébration d’un anniversaire, d’une victoire
sportive, arrivée d’un hôte de marque, etc. Le symposion a lieu
après le banquet, on n’y mange pas, mais on grignote des ali­
ments qui suscitent la soif, comme du fromage. Enfin, lorsque la
fête devient plus joyeuse, elle se transporte à l’extérieur où l’on
emporte le cratère, autour duquel on danse avec plus ou moins
de décence. Le symposion est la marque de l’hospitalité grecque.
Lorsqu’on l’organise pour un étranger, c’est là que se déroule son
intégration : en partageant la boisson, il se dévoile, il raconte
son histoire, récite sa généalogie, sa poésie, et s’engage aussi à
recevoir chez lui ceux qui l’ont écouté autour du cratère151.
Boire du vin en dehors de ce contexte est hors norme. Chez
les Grecs anciens, boire le vin pur ou boire jusqu’à l’ivresse était
un signe de barbarie. Seul Dionysos buvait le vin pur. L’icono­
graphie de nombreux vases montre des satyres, des centaures,
ou même Héphaïstos, piégés par le vin et vaincus. Polyphème
le cyclope est vaincu par Ulysse dans son sommeil après avoir
succombé à l’ivresse. Tous les efforts d’U lysse ont consisté à
empêcher Polyphème d’appeler ses frères pour boire avec lui.

L’HOSPITALITÉ ETLA COMMENSALITÉ


120

Tant que Polyphème boit seul, il est à la merci de l’homme civi­


lisé152. Le vin est donc garant de la sociabilité, mais à condition
de respecter les règles du bien boire. Boire seul ou boire le vin
pur conduit à la perte de ceux qui s’y risquent. Les hommes ont
reçu de Dionysos le vin et aussi son mode d’emploi ; celui qui ne
le respecte pas se fait piéger.
Et les femmes ? Si elles participent au symposion, c’est en tant
que servantes ou hétaïres. La consommation de vin par les femmes
n’est pas formellement interdite, mais la femme qui boit du vin est
un sujet de plaisanterie. Chez Aristophane, le penchant des femmes
pour le vin est une source comique, au même titre que la gourman­
dise, la sensualité, le mensonge et le bavardage. Lorsqu’elles sont
représentées buvant du vin, il s’agit toujours de vin pur : preuve
du côté fantasmatique des représentations. La femme n’est ni un
homme adulte, ni un citoyen, c’est pourquoi elle ne respecte pas les
règles du savoir boire. Cependant, le culte dionysiaque est pratiqué
par les femmes qui deviennent alors bacchantes ou ménades lors
de la mania, sorte de danse rituelle bondissante, en état de transe,
pour honorer le dieu153. En dehors de tout contexte communautaire
ou religieux, les effets de l’excès de vin sont condamnés comme
folie, barbarie, déséquilibre et mise en danger du groupe.
À Sumer également, où la bière se buvait au cours des repas, ou
simplement pour passer le temps entre amis, son abus était mal
vu. Les tavernes où l’on buvait la bière au chalumeau ensemble
autour de la même jarre étaient des endroits très surveillés et
réglementés. Ces lieux plus ou moins bien famés, de rencontre et
de liberté, pouvaient être le creuset de révoltes ou de désordres154.
Des règles équivalentes étaient appliquées chez les Aztèques ou
les Mayas : l’ivresse n’était permise, voire encouragée, que dans
un cadre cérémoniel, et tout débordement était mal considéré155.
C’est aussi le cas dans toutes les sociétés traditionnelles d’Asie,
d’Afrique, d’Amérique : celui qui boit seul, ou qui boit trop, est
discrédité. L’abus de la boisson alcoolique est considéré comme
pathologique, ou comme un acte rebelle.

L'HOSPITALITÉ ET LACOMMENSALITÉ
121

Aujourd’hui en France, si on ouvre une bouteille de cham­


pagne, c’est pour fêter un événement heureux. Ceux qui le boivent
seuls ou pour étancher leur soif sont considérés comme hors
norme. De la même façon, c’est en groupe que l’on fête l’arrivée
du beaujolais nouveau, la percée du vin jaune... Ces célébrations
sont des occasions de rassemblements et de fête en commun qui
rappellent les anciennes libations. Même dans la vie de tous les
jours, en dehors d’un contexte festif, le savoir boire est chevillé
au groupe : en Angleterre, en Amérique du Nord, en Allemagne,
on se rassemble dans les pu bs ou les bierstub pour boire de la
bière ensemble, et ces établissements sont souvent le ciment de
la vie sociale. Dans les petits villages français, la perte du seul
café signe souvent la mort de la commune.

U n m o d e d e v ie c o m m u n a u t a ire

C’est aussi lors de leur préparation que les aliments fermen­


tés font l’objet de pratiques communautaires. En Océanie, le
kava est une boisson élaborée à partir du rhizome de la plante
pip er methysticum, apparentée au poivrier. Elle a des vertus eu­
phorisantes et stimulantes. Le rhizome est mâché puis laissé
plusieurs heures au soleil, et enfin m élangé à de l’eau. La bois­
son est consommée d’Hawaï à l’Australie, dans les îles Tonga,
Fidji, et Samoa. Sa préparation donnait autrefois lieu à de grands
rassemblements communautaires et cérémoniels au protocole
compliqué, où l’étiquette réglait les droits de préséance. Le peuple
est rassem blé concentriquement autour des jeun es gen s qui
mâchent le kava. Les chefs protocolairement disposés selon leur
rang au centre du cercle commandent les différentes opérations
de la fabrication, puis de la distribution de la boisson, qu’on offre
aux visiteurs de passage156.
En dehors de ces occasions festives, tous les habitants de ces
îles se réunissent pour la préparation des tubercules fermentés
qui seront entreposés dans de grandes fosses où ils se conservent

L'HOSPITALITÉ ET LACOMMENSALITÉ
122

F a b ric a t io n d u k im c h i à très longtemps, parant ainsi le risque de famine. En Europe, les


P yo n g yan g, C o ré e d u N ord.
Le kimchi, aliment vendanges et la vinification donnent lieu à des réunions et des
emblématique coréen, est fait fêtes collectives. La préparation de la choucroute se faisait aussi
de chou fermenté dans du
sel, avec des épices et des de manière communautaire dans les villages, depuis la récolte des
aromates. La préparation
du kimchi d’hiver, chaque
choux jusqu’à la mise en salaison. Au Japon, il existe des pratiques
année à la fin novembre, similaires autour des tsukemono, ces légumes lacto-fermentés
est collective, car de grandes
quantités sont fabriquées présents lors de tous les repas.
pour constituer les provisions En Corée, le kimchi d’hiver, ou kimjang, était encore récemment,
en vue de la mauvaise saison.
Cette photo a été prise en jusque dans les années quatre-vingt, et encore aujourd’hui dans
Corée du Nord en 2004. les campagnes, préparé par toute la communauté. Il s’agissait
L a m ê m e c h o s e e x iste e n c o re
e n C o r é e d u S u d , su rto u t de rassembler les forces et les compétences de tous pour faire
d a n s le s c a m p a g n e s. les provisions nécessaires afin d’affronter la rude saison froide.
L a p ré p a ra tio n e s t fe s tiv e
e t m o b ilise h o m m e s et Le kimjang joue un rôle social autant que nutritif. Les grandes
fe m m e s, re n fo rç a n t le s lien s quantités préparées obligent à une confection collective. Vers la
d u g r o u p e so cia l. L e s jarre s
fe r m e n te n t e n su ite p lu sie u rs fin novembre, les familles, les voisins, les proches se réunissent
s e m ain e s à l'e xté rie u r d an s
le s c o u rs d e s m aiso n s. pour traiter d’énormes quantités de légumes dans une ambiance
laborieuse et festive. Les jarres fermenteront ensuite en plein air
dans les cours des maisons. Cette préparation est joyeuse et c’est
l’occasion de festins bien arrosés, pris en commun. Pour cette
circonstance, les hommes viennent en cuisine, et les femmes
boivent de l’alcool, deux choses inhabituelles dans la société
coréenne, ce qui renforce encore l’idée de fête157.
En Espagne, des pratiques similaires existent pour préparer les
encurtidos, les légumes marinés au vinaigre qui sont omniprésents
dans la vie quotidienne. Ils sont consommés à tous les échelons
de la société, dans le cadre domestique, mais aussi dans les res­
taurants, les bars, et commercialisés dans toutes les échoppes. Ils
peuvent être cuisinés aussi bien selon des recettes traditionnelles
que dans les restaurants avant-gardistes qui ont fait la renommée
de la gastronomie ibérique au début du X X I e siècle. Ils sont aussi
consommés seuls en en-cas, souvent comme tapas, pour accom­
pagner un verre de vin. Surtout, ces légumes sont présents lors de
tous les événements de société en Espagne, de toutes les fêtes, de
toutes les réunions. Ils sont réputés apéritifs et accompagnent un

L'HOSPITALITÉ ET LACOMMENSALITÉ
124

verre de vin, un xérès, ou un simple verre de bière. Lorsqu’on se ré­


unit en famille ou avec des amis en Espagne, on entame toujours la
réunion par un verre de boisson fermentée et une tapa dans laquelle
figure inévitablement un légume mariné : c’est l’aliment symbole
de la convivialité espagnole. Au niveau de la récolte et de la fabri­
cation, les encurtidos, exactement comme pour le kimchi en Corée,
donnent lieu à de grands rassemblements communautaires qui
impliquent toutes les familles de la région concernée. Les recettes
sont jalousement gardées secrètes de génération en génération ;
on dit qu’elles remontent à l’arrivée des Arabes, au X e siècle.
Ces légumes - des oignons, cornichons, gousses d’ail, câpres
et caprons, petites aubergines ou petits piments et, bien sûr, les
olives - sont mis à macérer dans une saumure, ce qui provoque
une fermentation lactique. Les légumes sont ensuite conservés
dans du vinaigre avec des aromates et des épices : graines de
moutarde, thym, laurier, origan, etc., dont la fonction est de re­
hausser la saveur de l’aliment, mais qui sont aussi bactéricides. Il
en existe une grande variété, provenant de toutes les provinces
du pays, et ils ont une grande importance gastronomique. Cer­
tains sont même très réputés et font l’objet d’une IG P ou d’un
classement par l’association Slow Food.
Dans les sociétés traditionnelles d’Asie, la préparation de la
bière ou du vin de palme et de riz se pratique également de ma­
nière collective, pour des raisons pratiques, mais aussi rituelles. La
fabrication de boisson fermentée demandant beaucoup de temps
et d’énergie, un système d’entraide s’est développé autour d’elle.
On fabrique la bière à certaines saisons, pour certaines occasions
festives : à la hn des récoltes, lorsque les greniers sont pleins et que
les villageois disposent de temps libre. Sur les hauts plateaux du
Viêtnam, une bière est fermentée spécialement pour la fête de la
paille, appelée yoo reh, « boire à la paille » ; on termine la moisson
dont la dernière hotte est apportée au grenier en grande cérémo­
nie158. On ne peut qu’évoquer les fêtes de la « dernière gerbe » ou
de la « dernière grappe vendangée » des campagnes françaises.

L'HOSPITALITÉ ET LACOMMENSALITÉ
125

Les ressemblances qui existent entre les habitudes de peuples


très éloignés dans l’espace et dans le temps, là encore, sont frap­
pantes. Les règles du symposion grec et celles des cérémonies
de boisson communautaires des W ayanas sont étrangement
proches : dans les deux cas, on récite des chants ou des poèmes
traditionnels, on ne boit pas pendant les repas, ni à titre indivi­
duel. On peut aussi faire ce rapprochement avec les Mongols qui
chantent après avoir reçu le bol de lait fermenté dans la main, ou
les Ethiopiens qui le font en prenant la tasse de café. Partout, la
boisson fermentée est liée à la convivialité.
C ’est tout à fait récemment dans les sociétés industrialisées
que l’on s’est mis à consommer des boissons fermentées seules
ou dans un cadre privé, ce qui conduit aux problèmes d’addiction
que l’on sait. Dans les sociétés traditionnelles, ces problèmes
d’addiction, s’ils existaient, étaient moins importants car les
boissons fermentées étaient toujours bues en groupe, à des fins
d’organisation communautaire plutôt que de surveillance de
la santé d’ailleurs. Ce mode de consommation eut en effet des
conséquences importantes dans la construction des sociétés. A
partir de l’échange et du partage autour d’une jarre se sont for­
mées une étiquette d’hospitalité, une réglementation des relations
sociales, se sont construits également des réseaux d’obligations
réciproques parmi les buveurs à l’intérieur d’une communauté,
ou de différentes communautés entre elles. Cela va très loin :
une grande part de la vie sociale, économique et politique s’est
forgée, instituée autour de la fabrication et de la consommation
des aliments fermentés.
Les aliments fermentés ne relient pas seulement les hommes
aux dieux ; ils les relient également entre eux.

L’HOSPITALITÉ ET LACOMMENSALITÉ
PARTOUT
OÙ IL Y A
DES
HOMMES
i
LES PRODUITS CARNES,
DU FAISANDAGE
AUX SALAISONS

M outou il y a D t$ « oV^ S
r
129

Savoir quel aliment a été le premier fermenté dans l’histoire de


l’homme relève de l’hypothèse. On peut tout de même avancer
qu’aux époques les plus reculées, bien avant l’agriculture, les
hommes étant des chasseurs de gibier non sédentaires, c’est
logiquement la viande et les produits carnés qui furent l'objet
de tous leurs soins.

L e g o û t d u f a is a n d é

Les humains, avant d’être des prédateurs chasseurs, c’est-à-


dire avant que les techniques de fabrication d’outils et d’armes
de chasse soient m ises au point, étaient plutôt des cueilleurs
charognards. Ils chassaient éventuellement des petits mam­
mifères, mais les gros restaient hors de leur portée : ils étaient
plus forts et plus rapides. Les grosses proies étaient principale­
ment volées aux animaux carnivores, ou issues de la découverte
fortuite d’un animal mort naturellement, par exemple de faim lors
d’une sécheresse, enlisé, noyé en traversant une rivière, ou d’un
mammifère marin échoué sur une plage. Les australopithèques,
il y a 300 000 ans, consommaient beaucoup de végétaux, mais
aussi de la viande issue du charognage :

D’après les données archéologiques et les analyses biogéochimiques,


les Australopithèques, robustes et graciles, et les premiers
représentants du genre Homo d’Afrique étaient des omnivores
opportunistes, consommateurs de plantes, d’invertébrés, mais
130

également, dans une moindre mesure, de mammifères. Ces premiers


Hominidés étaient suffisamment organisés pour dérober
aux carnivores des morceaux de proies encore riches en viandes
et les rapporter auprès de caches d’outils en pierre ou dans leur habitat
pour les dépecer et les consommer159.

Les carcasses pouvaient être consommées fraîches. Cependant,


les hommes ayant des dents beaucoup moins acérées que celles
des carnivores, il leur était indispensable d’avoir des outils pour
dépecer les cadavres. Avant l’invention de ces outils, le faisandage
était un moyen facile de l’attendrir. Le faisandage est une sorte de
précuisson naturelle qui commence à se produire après quelques
jours, et change à la fois la texture et la saveur de la viande.
Les millénaires ont passé. Les armes de chasse furent élabo­
rées, mais la pratique du charognage a persisté dans le même
temps que se développait la chasse160. Entre 30 OOOet 15 000 ans
avant J.-C., sur tous les continents, Homo sapiens a exploité des
cadavres de chevaux, de cervidés, m ais aussi d’éléphants, de
mammouths ou de rhinocéros laineux. On en a retrouvé la trace
grâce aux éclats de silex ayant servi au dépeçage.
La consommation de viande faisandée qui était au départ une
question de survie finit par être une affaire de goût. Néandertal et
Cro-Magnon laissaient volontairement pourrir leur viande avant
de la consommer, tout comme les chasseurs amérindiens, abori­
gènes ou sibériens des millénaires ultérieurs jusqu’à nos jours.
La recherche des saveurs fortes est inhérente à l’alimentation
humaine. Notre époisses, ou notre roquefort aux veines bleues
qui font blêmir d’horreur des Américains ne sont pourtant ni plus
ni moins parfumés qu’une carcasse faisandée. Il s’avère que les
aliments fermentés contiennent des substances euphorisantes161.
Ceci explique peut-être cela.
Le faisandage est encore pratiqué dans de nombreuses parties
du monde. Jusqu’au début du X X e siècle, les Mandans d’Amérique
du Nord attendaient la saison des crues pour aller chercher au

LES PRODUITS CARNÉS. DU FAISANDAGEAUX SALAISONS


131

fond de l’eau les cadavres des bisons noyés charriés par le fleuve-
viande qu’ils préféraient à celle d’un animal fraîchement tué.
En dehors de la saison des crues, ils avaient l’habitude de sus­
pendre la viande jusqu’à ce que la chair fût à demi décomposée162.
En Australie, les aborigènes accrochent un morceau de viande
à une branche et attendent jusqu’à ce qu’il gonfle, devienne vert
et qu’on entende des sifflements produits par les gaz quand on
passe à proximité. Ensuite, ils le plongent pendant deux jours
dans l’eau courante. Ils l’enveloppent dans des feuilles, le font
cuire dans un four en terre ; le résultat est, paraît-il, délicieux.
L’ethnologue Isobel White qui relate l’épisode dans La Cuisine
des ethnologues ajoute :

Un ami vétérinaire me dit plus tard qu’il était parfaitement sain


de manger le « steak siffleur ». Les bacilles qui empoisonnent
les humains, disait-il, sont sur la viande uniquement lorsqu’elle
commence à pourrir. Quand elle devient verte elle n’est plus toxique.
L’eau et le feu avaient à la fois détruit le bacille et l’odeur163.

Les Yakoutes de Sibérie se délectent de renne fortement « avan­


cé », raconte l’explorateur Jo h n Dundas Cochrane au début du
XIXe siècle164. Un siècle plus tard, les missionnaires catéchistes
au Cameroun s’efforcent de combattre le goût de plusieurs eth­
nies pour la viande faisandée165. Dans le nord de ce pays, on fait
aujourd’hui encore sécher la viande sur les branches d’un arbre.
Une fois décomposée, elle est utilisée pour préparer une sauce
salée dans laquelle entrent diverses herbes et graines aroma­
tiques ainsi qu’une variété de punaise écrasée. Les Tchouktches
de Sibérie se régalaient, eux, avant l’union soviétique, de sang de
renne fermenté versé dans une outre de peau, auquel l’on ajoutait
les lèvres, les rognons, la panse, le foie, les artères, les tendons, les
oreilles, les jeunes bois de printemps gorgés de sang et même les
sabots passés au feu. On recousait la peau et on la mettait entre
deux semaines et un mois au soleil. Ce festin était consommé

LES PRODUITS CARNÉS. DU FAISANDAGEAUX SALAISONS


132

durant les fêtes du renne. À regret, la pratique en a été aban­


donnée après que les m édecins soviétiques ont affirmé qu’elle
pouvait transmettre la brucellose166, maladie qui se transmet en
réalité par le gibier, qu’il soit faisandé ou non.
V ia n d e d e p h o q u e En Terre de feu, où les phoques étaient très abondants, les Fué-
s u r d e s s é c h o ir s à B a rro w ,
A la s k a , E t a ts - U n is . giens suspendaient l’animal avant de le manger, jusqu’à ce que la
C e tt e v ia n d e d e p h o q u e tête se détache. Des pratiques identiques existent au Groenland.
su sp e n d u e s u r le site d e
P ig n iq p rè s d e B arro w , la Les Inuits étaient (et sont toujours) de grands amateurs de chair
lo calité la p lu s s e p te n trio n a le faisandée à l’extrême, mammifères marins, viandes ou poissons.
d e l la sk a , e s t la v e rsio n
d o u c e d e s fa isa n d a g e s inuits. Leur régime comporte une grande part d’aliments crus et des
T o u te s le s p o p u la tio n s viandes faisandées consommées aussi sans cuisson. Ces aliments
h u m ain e s v ivan t d a n s le
G ra n d N o r d , q u e c e s o it e n nécessitent une préparation très longue, jusqu’à plusieurs mois,
S ib é r ie , e n A m é riq u e o u e n
E u r o p e , fo n t d e s fe stin s d e durant la saison chaude. L’ilivitsiit est un phoque capturé à la fin
c h a ir e x c e ssiv e m e n t fa isa n d é e de l’été par les Inuits d’Ammassalik et gardé longtemps dans sa
q u 'ils c o n so m m e n t c ru e . L a
re c h e rc h e d e sa v e u rs peau, sans être éviscéré. Si l’animal est mangé cru avant d’être
p ro n o n c é e s serait-elle congelé, il se nomme migiaq. S’il est congelé, c’est le qiitsiaq.
in h é re n te à l'h u m an ité ?
L a b se n c e d e v é g é ta u x Pour accélérer la fermentation, on enferme la chair, les viscères,
a ro m a tiq u e s c o m m e le p o iv re le sang et le gras avec de l’huile de phoque, des plantes et des
o u le s é p ic e s d a n s c e s
c o n tré e s fr o id e s p o u s s e le s baies, dans la peau de l’animal recousue : c’est Yimmingaq. La
m a n g e u rs à t ro u v e r au tre m en t viande est protégée du soleil et de la pluie mais l’air doit circuler
c e s g o û t s fo rts. L alc o o l y était
é g a le m e n t in co n n u , e t la autour du contenant. Le krongalouk est du foie de gibier mélangé
v ia n d e fa isa n d é e c o n tie n t
d e s su b sta n c e s eu p h o risan te s. à de la graisse, le tout est enfermé dans une outre en peau qui
C e s a lim en ts o n t u n c a ra c tè re est suspendue. Les foies fermentent et se transforment en une
id en titaire p o u r to u te s
le s p o p u la tio n s q u i le s mousse onctueuse dont le fumet rappelle celui du roquefort.
c o n so m m e n t. Le kiviak est une gourmandise du Groenland. Pour le prépa­
rer, on enferme dans la peau d’un phoque des macareux ou des
pingouins, non vidés, avec les plumes; les pattes et le bec. Après
avoir vidé l’air de l’outre, on la recoud puis on la scelle en l’endui­
sant avec de la graisse de phoque, afin de la rendre hermétique.
L’outre est lestée de pierres et laissée à fermenter en anaérobie
au moins sept mois. Le kiviak est consommé durant l’hiver arc­
tique, spécialement lors de cérémonies comme les mariages167.
D’après l’explorateur danois Peter Freuchen, qui en a goûté, les
magrets sont particulièrement fins et délicats, le foie et le gésier

LES PRODUITS CARNÉS, DU FAISANDAGE AUX SALAISONS


134

<x><x>o<c><>c<><x><x><c><x><x><x><><x^

Magret de canard séché


aux aromates
- FRANCE -

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c <x x x x x x x >c k x ><><x x ><x >o o <x ><x x x ><x x x ><x ><x x x ><x ><x x x >o <x x >

POUR 4 PERSONNES Faites un lit de sel dans papier absorbant. Incisez l’oublierez pendant
♦1beau magret de canard un plat creux. Posez la peau du magret et 2 à 3 semaines. Plus
de 450 à 500 g, dénervé et paré le magret et recou- glissez des brins de thym vous attendrez, plus
1kg de gros sel ♦quelques vrez-le entièrement ou de romarin dans les la viande sera sèche et
branches de thymet/ou de sel. Tassez légère­ fentes. Concassez ferme. Très important :
de romarin ♦4 cuil. à soupe ment, couvrez d’un linge grossièrement le poivre ne le m ettez pas dans un
de mélangede poivre 5 baies propre. Laissez ainsi dans un mortier. récipient hermétique.
reposer 12 heures à Recouvrez-en toutes Servez-le coupé en
Ce magret de canard séché température ambiante. les faces du magret. tranches très fines,
du sud-ouest de la France A u bout de 12 heures, Emballez-le dans un à l’apéritif sur des toasts,
est très facile à faire sortez le magret du sel torchon propre, et ou bien dans une salade
soi-même. Il se conservera et rincez-le soigneuse­ placez-le dans la partie composée, sur une
longtemps tout en dévelop­ ment sous l’eau fraîche. la moins froide du pizza...
pant ses arômes. Epongez-le dans un réfrigérateur, où vous

< XX XX XX XX X xX X X > 00000000000< X > 0< X > 000000C > 00< x> 0< X xX > 0< X X > 00

ont un goût épicé, la saveur amère des intestins rappelle celle


de la bière168. Chez les Inuits du Québec, le puurtaq est fait avec
la peau retournée d'un phoque annelé, fourrure vers l’intérieur.
On la remplit avec la chair et la graisse de l’animal et on laisse
le tout macérer quelques mois. Les œufs et les têtes de saumon,
les queues de castor et les nageoires de phoques fermentés sont
une gourmandise traditionnelle en Alaska. Les aliments sont
enterrés pendant plusieurs jours dans un trou couvert de gazon
et à l’ombre, avant d’être dégustés.
Enterrer la viande avant de la consommer se pratiquait aussi
en Afrique du Sud pour la viande de baleine. Même en Europe,
au M oyen Age, il était fréquent que la venaison soit enterrée

LES PRODUITS CARNÉS. DU FAISANDAGE AUX SALAISONS


135

au lieu d’être suspendue169. C es traitements des viandes, loin


d’être des pratiques d’un autre âge, sont encore actuels dans
les régions arctiques.
En Europe, il existe une spécificité unique, héritée de recettes
paléolithiques : la saucisse embossée dans un boyau ; soit l’art
de remplir l’intestin ou l’estomac d’un animal avec une farce
constituée de sa propre viande. La préparation est ensuite suspen­
due pour être séchée, parfois en ayant été inoculée de bactéries
lactiques. Sa fermentation peut durer de plusieurs semaines à
plusieurs mois. C’est la grande famille des saucissons, rosette,
jésus, salam is et chorizos ; im possible de les citer tous. Nous
n’avons plus conscience de manger de la viande fermentée en
les dégustant, et pourtant c’en est, au même titre que la viande
de phoque vieillie dans sa peau.
En Italie, le salam a d a sugo est une spécialité de la région
de Ferrare, dont la première mention remonte au XV* siècle. Ce
hachis composé de joue, épaule, langue, gorge, foie, sel, poivre,
muscade et parfois girofle et cannelle, et de vin, est hermétique­
ment enfermé dans une vessie de porc. La saucisse obtenue, plus
ou moins sphérique, est affinée au moins douze mois dans une
cave humide, jusqu’à ce qu’elle se couvre de m oisissures noi­
râtres. Les caves pour cet affinage sont de plus en plus difficiles
à trouver : il faut une maison ancienne avec une cave en pierre
et un sol en terre battue. La saucisse est ensuite cuite suspendue
dans une marmite d’eau bouillante dont elle ne doit pas toucher le
fond, pendant quatre à six heures, selon sa taille et son temps de
séchage. On la consomme chaude, après avoir enlevé la peau, en
ayant pris soin de recueillir le jus de l’intérieur. Elle s’accompagne
d’une purée de pommes de terre qui adoucit sa saveur puissante
et corsée. Le cousin écossais de cette saucisse est le haggis, une
panse de brebis farcie avec des abats, de la graisse, et de la bouillie
d’avoine, qui, autrefois, était fermentée. Avec ces préparations,
nous ne sommes pas loin des outres du Grand Nord remplies de
viandes et de graisses, puis mises à maturer au grand air.

LES PRODUITS CARNÉS. DU FAISANDAGEAUX SALAISONS


136

Jusqu'au XIXe siècle, il était courant en Europe occidentale de


manger les viandes et les gibiers après un début de décomposition.
M agendie, un m édecin du XIXe siècle témoigne :

Dans notre civilisation avancée, ne sert-on pas, sur les tables


somptueuses, certaines viandes qui ont déjà subi un commencement
de décomposition ? On sait qu’un faisan, pour être prisé d’un
gourmand, doit avoir un mois de mort, une bécasse, deux mois et demi.
Entre une viande faisandée et une viande putréfiée, la différence
n’est pas immense ; il en existe cependant une immense au point
de vue gastronomique170.

M ontaigne recommandait de laisser faisander les bécasses


jusqu'à « l’altération de la saveur ». Brillat-Savarin ne jugeait
le faisan digne de la table d'un gastronome qu'à l'état de quasi
complète putréfaction : il recommandait en effet de le conser­
ver dans ses plumes jusqu’au verdissement de l’abdomen. Gri-
mod de La Reynière, lui, le déclarait à point lorsque, suspendu
par la tête, le faisan se détachait de lui-même. Tué au mardi
gras, on pouvait le manger à Pâques. Le fait de ne pas le vider
ni le plumer em pêchait les bactéries exogènes de l’infester ;
par ailleurs, l’absence d’incision le protégeait plus sûrement
des larves et des insectes.
Le faisandage, très prisé dans les siècles passés, ne l’est plus
guère aujourd’hui dans notre civilisation occidentale. Il faut dire
que son abus engendrait des maladies comme la goutte. Toutes
les viandes sont cependant maturées en chambre froide après
l’abattage pendant deux à quatre sem aines avant d’être com­
mercialisées. On peut dire qu’il s’agit encore d’un faisandage,
mais modéré. On trouve cependant quelques exceptions. Dans la
grande cuisine française, le salmis de bécasse se prépare encore
avec l’oiseau non vidé. Les entrailles sont utilisées pour lier la
sauce ou se servent écrasées et tartinées sur des croûtons qu’on
appelle des rôties, et c’est exquis.

LES PRODUITS CARNÉS. DU FAISANDAGEAUX SALAISONS


137

Malgré l’abandon du faisandage, ou du moins son euphémisation


en « maturation », les produits camés fermentés existent toujours
au X X I e siècle. Ils se présentent principalement sous deux formes :
les viandes séchées salées ou non, et les viandes en saumure.

L e s v ia n d e s sé ch é e s

D es fermentations de produits carnés séchés en lamelles,


identiques à celles des chasseurs-cueilleurs du paléolithique, se
pratiquent encore sur tous les continents, sous la même forme
aujourd’hui qu’hier. Les Amérindiens séchaient la viande, la rédui­
saient en poudre puis, au moment de la consommer, la mêlaient
à de la graisse et à des baies. Ce mets hautement énergétique est

<x x x ><x x k >o <>c k x x ><x x x x x x x x ><><><x x x x ><x x x x x ><x x x x x x x x x >o o <x x x >

Sine heng -LA O S-

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PO U R 4 PER SO N N ES sur des brochettes, et de M élangez. Hachez propre pendant 6 à
♦ 5 0 0 g d e viande d e bœ uf, dans les suspendre au soleil à finement la partie tendre 12 heures. La viande doit
un m orceau tendre à griller 35 °C sous un linge pour les du bulbe de citronnelle être sèche, sans trace
♦ 1 b ulbe d e citronnelle ♦ 3 0 g d e mettre à l’abri des insectes, ainsi que le gingembre. d’humidité, mais encore
gingem b re frais ♦ 2 cuil. à soupe durant 24 heures. Une fois Broyez-les dans un souple.
d e sau ce soja ♦ 2 cuil. à soupe frites, elles sont croustil­ mortier, ajoutez la farine Faites frire les lamelles
d e sau ce d e p oisson ( nuoc-mâm) lantes et se consomment de riz. M élangez soi­ dans un bain d’huile
♦ 1 à 2 cuil. à café d e farine d e riz en en-cas le plus souvent. gneusement le tout avec durant 1 minute, et
gluant (ou d e riz glu ant pilé) la viande. Salez au goût. servez-les à l’apéritif,
♦ sel ♦ huile d e friture. Taillez la viande en Faites-les sécher au four ou en plat avec du riz
fines lamelles d'environ allumé au minimum, et une salade.
La méthode traditionnelle 7 x 3 cm . Dans un sala­ porte entrouverte,
de séchage de ces lamelles dier, arrosez-les des sur une grille, recou-
de bœuf est de les enfiler sauces soja et de poisson. vrez-les d’un torchon

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LES PRODUITS CARNÉS, DU FAISANDAGE AUX SALAISONS
138

le pemmican. Le kitoza à Madagascar ou le biltong en Afrique du


Sud sont des viandes séchées et salées, agrémentées d’épices,
fermentées, parfois également fumées pour en améliorer le goût.
En Turquie, on séchait de fines tranches de bœ uf ou de mouton
après les avoir salées, que l’on consommait en voyage, crues avec
des oignons. En Mongolie et dans les plaines d’Asie centrale, on
coupe la viande en lamelles et on la fait sécher après lui avoir
inoculé des bactéries lactiques de la même façon que le voyageur
flamand, Guillaume de Rubrouck, le décrit en détail dans son
récit de voyage rédigé cinquante ans avant celui de Marco Polo :

Ils mangent indifféremment de toutes sortes de chairs mortes


ou tuées ; car entre tant de troupeaux de bêtes qu’ils ont, il n’est pas
possible qu’il n’en meure beaucoup d’elles-mêmes ; toutefois en été,
tant que leur koumis ou vin de jument dure, ils ne se soucient pas
d’autre nourriture ; de sorte que si alors il arrive que quelque boeuf
ou cheval meure, ils le sèchent, coupé par petites tranches, le pendant
au soleil et au vent ; ainsi la chair se sèche, sans sel ni sans aucune
mauvaise senteur171.

Le sine heng des Laotiens y ressemble beaucoup : de fines


lamelles de bœ uf sont séchées pendant quelques heures à l’air
ambiant. En Thaïlande, le neuadad deo, au Vietnam, le thitbokho
en sont des variantes. Le b œ uf dengdeng en Indonésie ou le
bagua aux Philippines peuvent se m anger en en-cas ou en plat
principal. Dans la même tradition, en Malaisie, à Singapour et à
Hong Kong, les Chinois préparent le bakkwa à partir du bœuf,
du porc ou du mouton. En Corée, les viandes salées et séchées
proviennent de divers animaux :yuk-po de bœuf, de volaille, de
faisan, de cheval ou de cerf. Le jerk des Caraïbes suit un pro­
cessus identique de fermentation ; seule différence, le porc est
séché à l’air et fumé sur des claies. En A sie du Sud-Est, on fait
fermenter la viande de porc finement hachée avec du sel, de l’ail,
du piment et de l’amidon de riz gluant cuit (destiné à accélérer le

LES PRODUITSCARNÉS. DU FAISANDAGEAUX SALAISONS


139

développement des bactéries lactiques). On en fait des boulettes


enveloppées autrefois dans des feuilles de bananier, qui doivent
maturer quelques semaines avant consommation. On l’appelle
som mou au Laos, et nem chua au Viêtnam.
Ces recettes sont toutes héritées d’antiques pratiques de sé­
chage et de fermentation. Bien sûr, les techniques actuelles sont
plus élaborées que celles des chasseurs-cueilleurs ; l’ajout d’aro­
mates et d’épices est destiné à améliorer la saveur, mais aussi à
empêcher la venue de putréfactions indésirables.

L a s a la is o n u n i v e r s e ll e

Après le séchage, la salaison figure parmi les plus anciens


des moyens de conservation de la viande. Elle fait intervenir
une fermentation lactique. La viande peut être salée à sec avant
d’être séchée, ou fumée, comme les jambons crus. Elle peut aussi
être laissée dans la saumure puis dessalée dans de l’eau avant
d’être consommée cuite. Dans la préhistoire, on pouvait saler
la viande ou le poisson en les trempant tout simplement dans
de l’eau de mer ou une source d’eau naturellement salée. C’est
ainsi que serait né le jambon de Bayonne d'après la légende : le
cadavre d’un porc aurait été retrouvé comestible très longtemps
après sa chute accidentelle dans un ruisseau des sources salées
de Salies-de-Béarn. Si la légende contient une part de vérité - le
fait a dû se produire aussi maintes fois ailleurs et en d’autres
temps -, cette anecdote confirme le fait que beaucoup de procédés
de fermentation ont une origine accidentelle.
Dès le IIIe millénaire avant J.-C., les Sumériens séchaient et
salaient la viande pour la conserver. « J e suis en train d’engrais­
ser du bétail pour en faire de la viande salée et séchée », écrit un
fonctionnaire de l’époque, cité par Je a n Bottéro172. Il s’agissait
de bœufs et de moutons, de porcs et de poissons, mais pas seu­
lement. L’expéditeur d’un bordereau d’expédition de viandes
pour l’approvisionnement du temple d’Enlil à Nippur indique

LES PRODUITS CARNÉS. DU FAISANDAGE AUX SALAISONS


140

que « deux faons d’antilopes, offerts au Temple et destinés (en


attendant usage) à être mis en m agasin clos, ont été salés ; en
même temps que seize antilopes, immédiatement dirigées sur
les cuisines du temple ». Plusieurs techniques de salaison étaient
pratiquées chez les Sumériens : les viandes pouvaient être frot­
tées au sel ou bien plongées dans une saumure liquide. Parfois
on incisait la viande pour mettre le sel dans les entailles. C es
salés étaient cuits dans des bouillons gras, selon des recettes
étonnamment modernes qui sont parvenues jusqu’à nous.
Durant l’Antiquité, d’après Hippocrate et Apicius (cuisinier de
l’empereur Tibère), on faisait mariner de la viande ou du pois­
son dans du vinaigre. Les Egyptiens, eux, salaient la viande des
palmipèdes, des cailles et d’autres petits oiseaux. Au IVe siècle,
les Cosséens (un peuple des m ontagnes de Perse vaincus par
Alexandre le Grand) salaient la chair des animaux carnassiers173,
raconte Diodore de Sicile. En Mésopotamie, d’après Strabon, on
salait et on consommait la chair des chauves-souris. En Ethiopie,
selon Pline, en Libye, selon Jérôm e de Stridon, les Acridophages
(littéralement les « mangeurs de sauterelles ») récupéraient les
sauterelles qui s’abattaient au printemps en grosses nuées, en
les étouffant grâce à de la fumée. Ils les salaient et elles consti­
tuaient, dit-on, leur seule nourriture car ils ne s’occupaient ni
d’agriculture, ni d’élevage174.
C’est dire la diversité des matières premières ! Pour la manière
d’accommoder, Caton l’Ancien (234-149 avant J.-C.) est le premier
à nous avoir laissé une « recette » précise de salaison et de fumage
de jambon. Une recette très moderne :

Lorsque vos jambons seront achetés, retranchez-en l’extrémité osseuse.


Employez pour chacun un muid de sel romain trituré. Mettez-en un lit
au fond de la tonne ou du saloir : stratifiez vos jambons en plaçant
la peau en bas, et mettez une seconde couche de sel. Faites un second
lit de jambons, que vous couvrez de la même manière. Prenez bien
garde que les chairs ne soient en contact, et couvrez-les tous de sel.

LES PRODUITSCARNÉS. DU FAISANDAGEAUX SALAISONS


141

Lorsque tous les jambons seront entonnés, mettez au-dessus une


couche de sel qui les couvrira et que vous égaliserez. Après qu’ils
auront séjourné dans le sel pendant cinq jours, enlevez-les avec le sel.
Replacez au fond du saloir les jambons qui étaient à la surface, couvrez-
les et stratihez-les comme précédemment. Après l’intervalle
de douze jours retirez définitivement les jambons, secouez-en le sel,
et mettez-les à un courant d’air pendant deux jours. Essuyez-les avec
une éponge le troisième jour, et frottez-les d’huile ; suspendez-les à
la fumée pendant deux jours, après quoi vous les retirerez. Frottez-les
d’huile et de vinaigre mêlés ensemble, suspendez-les au garde-
manger : ils ne seront attaqués ni par les teignes ni par les vers175.

On est déjà loin du porc tombé par hasard dans la source sa­
lée ! Les jambons d’aujourd’hui ne sont pas préparés vraiment
différemment : mis dans le sel, puis épongés, séchés, suspendus
dans les hâloirs où circulent les courants d’air, ils sont recouverts
de graisse de porc et maturent ensuite pendant des mois.
Les viandes séchées, salées et fermentées existent aussi dans
les pays arabes, où l’on sale le mouton de la fête de Yaïd. Pastir-
ma en Turquie, bastourma au Moyen-Orient sont des viandes
en lanières séchées et salées plusieurs fois, successivem ent.
Une préparation persane de viande hachée conservée dans le
vinaigre est passée avec son nom, scapece, en Italie, escabeche
en Espagne et est devenue notre escabèche176. Les tribus gau­
loises s’étaient spécialisées dans les préparations de viande de
porc salée, qu’elles exportaient jusqu’à Rome. Les charcuteries,
salaisons et fumés du Doubs et du Ju ra si réputés au XXIe siècle,
remontent à l’Antiquité : les Séquanais qui habitaient une par­
tie du territoire actuel de la Bourgogne et de la Franche-Comté
étaient renommés pour leurs préparations de viande de cochon
salée. Leurs produits salés et parfois fumés, lard, palette, jambons,
boudins, alimentaient en partie le peuple Romain et ses armées.
Les Belges approvisionnaient aussi une grande partie de l’Italie
de leurs viandes salées, et les Cérétani de l’Ibérie tiraient un

LES PRODUITS CARNÉS, DU FAISANDAGEAUX SALAISONS


142

très grand revenu de l’exportation de leurs jambons qui étaient


si succulents, qu’ils ne le cédaient en rien à ceux de la Cantabre.
Ces tarichos de cochon devaient être d’autant plus recherchées,
que les anciens trouvaient cette viande la plus nourrissante de
toutes, et la plus facile à digérer177.

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Corned-beef- IR L A N D E , É T A T S-U N IS -

<XKXX><>0*<XX><XXXX><XX><XXXXXXXXX><X><XX><XXXXXXX><XXXXXXXX><><>

POUR 6-8 PERSONNES : Le début de l’hiver était M élangez le sel et les dessaler 4-6 heures
♦ 5 kg d e p aleron d e b œ u f la saison où l'on mettait les épices, ajoutez-les dans dans de l'eau froide.
viandes en salaison. l’eau et attendez que le M ettez-la dans une
POUR LA SAUMURE: Lorsque revenait le prin­ sel se dissolve. Versez grande marmite d’eau
temps, la viande avait ensuite le tout sur la non salée, avec un
♦ 1 1 d 'eau ♦ 12 0 g d e g ro s sel reposé tout l’hiver et les viande. Elle doit être bouquet garni et un
d e m er * 1 cuil. à sou pe d e choux nouveaux poussaient com plètem ent recou­ oignon piqué de clous
salpêtre ♦ 5 0 g d e sucre ♦ 2 cuil. à dans les potagers. Le jour verte. Posez dessus une de girofle. Portez à
sou pe d e paprika ♦ 1 cuil. à sou pe de la Saint-Patrick, le assiette ou une plan­ ébullition. Laissez cuire
d e poivre noir concassé ♦ 1 cuil. 17 mars, on se régalait d'un chette, puis un poids (un pendant 3 heures.
à sou pe d e graines d e m outarde plat de corned-beefaccom­ bocal d’i litre d’eau), de A jo utez les légumes
concassées ♦ 1 cuil. è sou pe pagné de chou nouveau. manière que la viande e t terminez la cuisson
d e quatre-épices ♦ 1 cuil. à soupe soit maintenue im mer­ le temps nécessaire à
d e thym sé ch é * 4 -5 d ou s Rincez et séchez le gée dans le ce qu’ils soient tendres.
d e girofle écrasés ♦ 1 gou sse d'ail morceau de viande. liquide. M ettez le tout Tranchez la viande et
p ressée ♦ 5 feuilles d e laurier Piquez-le à de nom ­ au frais et oubliez-le dégustez chaud,
ém iettées. breuses reprises de part pendant 15 jours à accom pagné des
en part avec une aiguille 1 mois. Vérifiez réguliè­ légumes. Servez avec
POUR LA CUISSON:
à brider ou une rement que la viande du raifort ou de la
♦ 1 oignon p iqué d e 3 clous brochette en métal. reste sous le niveau moutarde. Et puis si
d e girofle ♦ 1 b ouq uet garni Mettez-le dans un réci­ de la saumure. c'est le jo u r de la
♦ d e s carottes ♦ d e s navets pient de taille adaptée. L a veille du repas, Saint-Patrick, une
♦ 1 chou ♦ 1 poireau ♦ quelques Faites bouillir l’eau et rincez soigneusement G uinness s’impose.
p om m es d e terre. laissez-la refroidir. la viande, puis faites-la

o<xxxx><x><x>c><xxxxxxxxx><xx>oo<x><xxxxxxxxxx><xxxxx><x><x><x>o
LES PRODUITS CARNÉS. DU FAISANDAGEAUX SALAISONS
143

La réputation actuelle des cochons ibériques et autres pata ne-


gra ne date donc pas d’hier : ils faisaient déjà la joie des gastro­
nomes de la Rome antique.
Le jambon de Bayonne, de Parme, et tous les autres jambons
de pays existent depuis longtemps. En Italie, les lards de Colo-
nata et d’Ado sont célèbres. Celui d’Arnad, dans la vallée d’Aoste,
une pure merveille, est fermenté pendant trois m ois dans des
tonneaux de chêne, de châtaignier ou de mélèze avec des herbes
aromatiques. Ce sont aujourd'hui des produits rares et luxueux. Et
n’oublions pas de mentionner la célébrissime viande des Grisons,
faite en Suisse à partir de bœ uf maturé quelques semaines avec
des aromates, puis suspendu et séché. Le bresi franc-comtois
séché et fumé est son frère jumeau.
Les viandes salées et en même temps fumées sont aujourd’hui
encore des spécialités de pays d’Europe du Nord. Ces régions,
longtemps couvertes de forêts, abritaient des civilisations de
chasseurs (ou de pêcheurs près de la mer) habitués à un régime
carné. Dans ce périmètre, les salaisons de porc ou de sanglier,
de renne, de mouton ou même d’oiseaux palm ipèdes se sont
perpétuées : on peut déguster le renne en saumure en Laponie,
le mouton en Islande et le canard au Danemark. La salaison eu­
ropéenne s’est aussi exportée sur le continent américain pour y
développer des spécialités que l’on croit souvent originaires de
ce continent : le corned-beef n’est pas seulement une mauvaise
conserve de viande appertisée en boîte. Fait de bœ uf salé et fer­
menté, il fut apporté aux Etats-Unis par les colons irlandais au
X I X e siècle ; et le pastrami, d’inspiration analogue, le fut par les
colons juifs.

L e s œ u fs d e c e n t a n s

Il serait dommage de ne pas aborder, dans ce chapitre on ne


peut plus camé, ce qui semble une spécificité du continent asia­
tique : les œufs fermentés appelés « œufs de cent ans », non pas

LES PRODUITS CARNÉS. DU FAISANDAGE AUX SALAISONS


144

à cause de leur durée de conservation, m ais en vertu de leurs


bienfaits pour la santé. En Chine, les œ ufs peuvent être pidan
(enrobés), xiandan (salés), ou zaodan (en saumure), avec des
variantes portant de jolis noms comme caidan, « œufs en cou­
leurs », ou songhuadan, « œufs fleuris du désir » : c’est tout dire
de leur statut de véritable gourmandise.
La plus ancienne recette attestée date du X V I e siècle. Les œufs
pidan sont enveloppés crus dans un mélange de cendre et d’ar­
g ile pendant plusieurs sem aines, jusqu’à cinq mois. D’autres
manières de les préparer consistent à les enrober d’une pâte salée
comportant divers additifs, dont des feuilles de thé, de la cendre,
du son de riz ; ou bien de les recouvrir de moût de grains ; ou
encore de les baigner dans une saumure (exactement comme on
le fait pour la viande en Occident). Il s’agit principalement d’œufs
de cane. Ils prennent alors une couleur foncée, une consistance
onctueuse, et développent des saveurs inédites, concentrées, très
appréciées des connaisseurs qui rapprochent leur texture et leur
goût de ceux du foie gras. Ils sont consommés le plus souvent
crus après une maturation de plusieurs mois. Les œufs pidan et
zaodan, loin d’être une nourriture du passé, sont à l’heure actuelle
couramment fabriqués et consommés en Chine et exportés dans
différents pays du monde178. Des préparations similaires existent
aux Philippines où les œufs sont enrobés d’un mélange d’argile.
Au Viêtnam, en Thaïlande et au Laos on garde simplement les
œufs de cane dans une saumure d’eau et de sel. Après cuisson
à l’eau bouillante, on ne consomme que le jaune qui prend une
texture crémeuse, pour en farcir des gâteaux, ou les laisser mijoter
dans les plats de viande ou les currys.

LES PRODUITS CARNÉS, DU FAISANDAGE AUX SALAISONS


DE LA MER

fi M r OUT OÙ I I Y A DES
147

Les hommes se sont toujours nourris de la mer : les plus anciens


harpons et hameçons retrouvés datent de 40 000 ans. Comme les
autres, les nourritures de la mer furent fermentées pour obtenir des
aliments solides et des préparations liquides, servant d’assaisonne­
ment autant que d’aliments à part entière. Dans les pays tropicaux,
impossible de faire autrement : aucun poisson ne se conserve plus
de quelques heures à l’état frais. Et même si nous le concevons
difficilement, nous qui sommes habitués à la réfrigération et à la
congélation, le fait est que jusqu’au X X e siècle, la plupart des pois­
sons consommés dans le monde étaient fermentés.
Au I I I e millénaire avant J.-C., les Mésopotamiens, ainsi que les
Égyptiens, séchaient au soleil les poissons ouverts en deux pour
les m anger crus. Durant ce temps de séchage, la fermentation
commençait. Ils préparaient aussi en saumure les poissons du
Nil et ceux du lac Moeris.
Les Ichthyophages de L’Odyssée vivaient de part et d’autre de la
Mer rouge. Comme leur nom - « mangeurs de poisson » - l'indique,
ils se nourrissaient exclusivement de produits de la mer. Après
avoir pêché les poissons, ils les faisaient sécher sur des pierres
au soleil puis les secouaient pour séparer la chair des arêtes179. La
chair était broyée, réduite en poudre, mêlée à des végétaux puis
comprimée en briques qui se conservaient longtemps. Cette sorte
de farine était utilisée aussi bien pour l’alimentation des humains
que pour celle du bétail. On la retrouve ailleurs, au Kamtchatka
par exemple où, au X V I I I e siècle, les habitants consommaient lors
de leurs voyages une sorte de farine de poisson séché180.
148

U n e i n d u s t r i e a n t iq u e

Dans l’Antiquité, la mer Noire et la Méditerranée regorgeaient


de poissons de toutes espèces que l’on pêchait en abondance et
presque de manière industrielle : les thons qui m igraient dans
le détroit des Dardanelles remplissaient par m illiers les filets
accrochés à des échafaudages, lestés de plomb en bas et ourlé
de liège en surface. Il ne suffisait pas de prendre les poissons ; il
fallait ensuite les conserver et les transporter sur de très longues
distances. Des colonnes d’Hercule jusqu’à Byzance, le chemin
était long et la seule façon de les conserver, c’était la fermentation.
Les Grecs étaient de grands amateurs de tarichos. Ce mot
désignait au départ indifféremment viandes et poissons fermen­
tés, mais l’usage voulut qu’il finît par désigner exclusivement
le poisson et tous ses dérivés. Ils les importaient massivement
de la mer Noire et d'Egypte. Plus tard, les Romains installèrent
également de grands sites de production en Afrique du Nord,
en Ibérie et en Gaule du Sud. Il en existait aussi en Syrie, à Tyr,
en Sicile, à Rhodes et en Sardaigne. Sur tout le pourtour de la
Méditerranée, des villes tiraient leur richesse du commerce des
tarichos, même si leur arrière-pays était pauvre.
Les archéologues ont mis au jour en Crimée les vestiges de
véritables usines à saler le poisson. On a retrouvé également,
dans des navires naufragés en mer Noire, des amphores conte­
nant des arêtes de poissons ainsi traités. La réputation des tari­
chos provenant des mers d’Azov et de Marmara s’étendait très
loin, jusque chez les peuples scythes qui vivaient plus au nord.
Constantinople ht aussi un commerce considérable de tarichos
jusqu’au X I V e siècle de notre ère181.
Tous les poissons comestibles de mer ou de rivière fournis­
saient les tarichos. Parmi les plus réputés, 1o’ motarichon était
préparé avec les œ ufs de poissons (et n’est pas sans rappeler le
caviar et la poutargue actuels). Celui fait avec les parties les plus
grasses des grands thons pélamydes, notre « ventrèche » de thon,

LES SAVEURS DE LA MER


149

était particulièrement apprécié182. Au X V e siècle, on exportait du


Schleswig-Holstein des poissons salés et fumés de la longueur
d'un pied (il s’agissait vraisemblablement de harengs) et de la
Suède et Norvège d’autres de la longueur d’une aune nommés
merluciae, pièces longues et très dures réputées chez les Alle­
mands. C ’est la morue d’aujourd’hui. Les Hollandais salaient
l'esturgeon qu’ils exportaient en Angleterre où il était payé très
cher. Le thon remplissait les marchés et magasins de salaisons
et partait de Cadix où il était salé et mis en tonneaux par bateau
pour toute l’Europe. Les Belges envoyaient dans une grande partie
de l’Europe du saumon qui n’était consommé que par le peuple.
Il existait trois sortes de tarichos. Le poisson pouvait être seu­
lement séché à l’air ou au soleil ; ou bien salé (et parfois fumé) et
séché ; ou encore mariné en saumure. Les poissons séchés deve­
naient durs comme du bois et on devait les réhydrater avant de
les manger. Ils étaient consommés par le peuple, les esclaves et
surtout par les soldats, car on pouvait les transporter facilement
sans avoir besoin de disposer d’amphores. Lors des expéditions
militaires dans des contrées lointaines, il arrivait que les chefs des
armées ou les empereurs se contentent des tarichos ordinaires
salés, séchés et durs des hommes de troupe : le fermenté récon­
ciliait tout le monde. Le poisson entier ou découpé, mariné en
saumure, était conservé dans des amphores. Ces tarichos étaient
considérés comme les plus raffinés de tous183. Les anguilles ou
l’esturgeon en saumure, dont la chair était bien blanche, étaient
les plus réputés. Certaines amphores atteignaient des prix éle­
vés. On les servait lors de grands banquets luxueux, ou de fêtes.
C ’était le caviar de l’époque.
Justement, le caviar que nous connaissons, fait d’œufs d’estur­
geons lacto-fermentés, existait déjà dans l’Antiquité. Diphilus,
un médecin du I I I e siècle avant J.-C., le mentionne184. Le caviar
consommé à Rome et en Grèce était un caviar bas de gamme pressé
et sec. Les techniques de l’époque ne permettaient pas de trans­
porter très loin le caviar en grains, à moins d’y ajouter de grandes

LES SAVEURS DE LAMER


150

quantités de sel, ce qui le dénaturait. Le caviar provenait surtout


de l’embouchure du Don, du Dniepr et de la mer Noire, et transitait
par la Grèce, empruntant le même chemin que les tarichos de dos
d’esturgeon. Comme on pouvait se procurer à Rome et en Grèce
d’autres tarichos de grande qualité, les deux sortes de caviar, le pres­
sé et le non-pressé, étaient réservées aux classes les plus pauvres.
Ce n’est qu’au X V I e siècle de notre ère que le caviar se généralisa
en Grèce. Le plus estimé était le caviar liquide (celui qu’on appelle
aujourd’hui « caviar malossol », toujours le plus réputé). Pierre
Belon, naturaliste français du X V I e siècle, mentionne qu’au Levant,
les Grecs et les Turcs mangent à chaque repas du caviar d’œufs
d’esturgeons : « Comme aussi est une sorte de drogue faite d’œufs
d’esturgeons, que tous nomment caviar, qui est si commune aux
repas des Grecs et Turcs, par tout le Levant, qu’il n’y a celuy qui
n’en m ange185. » Le terme « drogue » désignait à cette époque
une substance naturelle, c’était un synonyme d’« ingrédient ».
Bartholomeo Sacchi dit Platine, hum aniste et gastronome de
la Renaissance Italienne, mentionne dès le X V e siècle plusieurs
recettes à base de caviar d’esturgeon, dont la préparation est
exactement la même que celle pratiquée de nos jours.
L’embouchure du Don fournissait une autre sorte de caviar,
confectionné avec les œufs du mulet et connu sous le nom de bo-
targo, ou boutargue (poutargue également). Il s’agit de la poche des
œufs du mulet, salée, fermentée, pressée et séchée. Les poches sont
enduites de cire pour le transport. On la consomme râpée ou en
tranches fines sur du pain, ou pour aromatiser des sauces, des plats
de pâtes, etc. Au Liban, elle est coupée en fines tranches macérées
avec de l’ail dans de l’huile d’olive, et dégustée sur du pain. L’avgo-
taracho (version moderne du mot grec ancien omotarichon) de
Missolonghi, en Grèce, est une poutargue qui bénéficie d’une AOP.
Son nom, en provençal botargo, provient de l’arabe boutharkha
ou bitarikha, qui signifie « œufs de poisson salés et séchés », nom
tiré du verbe buttarikh, « conserver dans la saumure », venant
lui-même de la langue copte, outarakhon, qui est tiré du grec

LES SAVEURS DE LA MER


151

omotarichon, « tarichon d’œufs ». Si le mot existe dans ces langues,


c’est que le produit était connu dans les régions où on les parlait.
Théodosie en Ukraine, Tunis, Alexandrie et M artigues près de
M arseille sont les hauts lieux de la boutargue. A u X V I e siècle,
plusieurs auteurs indiquent que du caviar rouge, d’œufs de carpe,
était fabriqué en grande quantité par les Grecs pour les Ju ifs qui
ne consomment pas l’esturgeon, poisson sans écailles186. J.-B. Re-
boul, le disciple d’Escoffier, en donne la recette dans La Cuisinière
provençale, publié en 1897187.
Spécialité des pays méditerranéens, la boutargue connut une
éclipse au X X e siècle et doit son renouveau, récemment, aux
quelques grands chefs qui l’on fait redécouvrir au public. On la
trouve aujourd’hui dans le sud de la France, mais aussi en Italie,
en Grèce, en Turquie, au Liban, dans le Maghreb et en Espagne.
Les œ ufs de mulet fermentés sont également appréciés en
Chine sous le nom de v/uyuzi. Au Japon, on trouve le karasumi,
littéralement « enfants de mulets ». En Corée, les œufs de mu­
let fermentés, myeonglan-jeot, sont assaisonnés de piment. Au
Japon, où ils débarquent après la guerre russo-japonaise, ils se
nomment mentaiko et sont assaisonnés différemment. Dans le
Grand Nord canadien et en Alaska, ce sont les œufs de saumon
qui sont consommés fermentés.

U n e g a s t r o n o m i e h i e r c o m m e a u j o u r d ’h u i

Dans l’Antiquité gréco-romaine, les poissons saumurés consti­


tuaient, tout comme aujourd’hui, l’entrée du repas. On les man­
geait crus, avec de l’oignon ou de l’ail, de la moutarde ou des
herbes piquantes, ou assaisonnés d’huile et de vinaigre. La per­
sistance des préparations culinaires est parfois fascinante. Les
Grecs anciens dégustaient les anchois marinés crus avec de l’ail,
ou bien frits dans de l’huile. On utilisait également les anchois
pour saler et aromatiser la nourriture. Pline et Xénocrate com­
parent le dos d’esturgeon salé à une planche de chêne, ce qui est

LES SAVEURS DE LA MER


152

frappant car les actuels balyk, dos d’esturgeon salés spécialité


des régions du Don et de la Volga, ont la même apparence. On
pense aussi à la bonite fermentée des Japonais, que l’on détaille
à l’aide d’un rabot comme s’il s’agissait d’une planche.
Dans le monde antique, une véritable gastronomie s’est créée
autour des tarichos. De nombreux auteurs - Gallien, Hippocrate,
Xénocrate, Aristote, Athénée - font l’éloge de tel ou tel tarichon,
qu’ils classent selon leur espèce et leur provenance, la saison de
pêche ou le mode de préparation. La qualité dépend de la partie
du poisson : ventre, nuque, dos ou queue ; ou du vieillissement du
tarichon : on pouvait le consommer vieux ou nouveau. En Italie,
Platine et Paulus Jovius (1483-1552) mentionnent les tarichos et
indiquent des recettes pour les préparer. Celle notamment d’un
gastronome florentin qui inventa un nouveau mets délicat, les
nombrils de thon salés et marinés dans du vinaigre et du fenouil,
mis en petits tonneaux. On se les arrachait à l’époque. Joviu s
raconte que les carpes salées et frites du lac de Garde étaient le
necplus ultra. Les anchois en saumure de la côte de Gênes sont
encore réputés au XVe siècle.
Dans le nord de l’Europe, la variété des préparations de ha­
reng laisse coi. Les harengs saurs, les kippers de Boulogne,
sont salés et légèrement fumés. Les délicats maatjes, dont se
délectent les habitants de l’Europe du Nord-Ouest au début de
l’été, sont issus de harengs « vierges » bien gras parce qu’ils ne se
sont pas encore reproduits. Lors de leur préparation, on n’enlève
pas le pancréas, ce qui active la fermentation. Le surstrômming
suédois s’apparente plus à un faisandage qu’à une salaison. Les
harengs pêchés au printemps sont d’abord fermentés en barils
pendant deux mois, puis mis dans une boîte de conserve scellée
mais non appertisée où la fermentation se poursuit. Six mois à
un an plus tard, la boîte cylindrique a pris une forme ballonnée,
gonflée par les gaz de fermentation. C ’est un mets considéré
comme très délicat en Suède, où l’on trouve ces conserves dans
tous les supermarchés.

LES SAVEURS DE LAMER


153

Le surstrômming est, on l'a vu, un des aliments les plus odo­


rants qui puissent exister. Il concurrence le hongeohoe coréen,
raie fermentée à la puissante odeur ammoniaquée, ou le kusaya
japonais, poisson fermenté et séché, dont l’odeur est très forte,
mais la saveur douce. La truite et l’omble chevalier donnent le
rakfisk, le saumon le gravlax mariné à l’aneth, qu’on trouve au­
jourd’hui, fortement euphémisé, sur les meilleures tables, sans
que les consommateurs aient conscience de manger du poisson
fermenté. Le mot gravlax signifie littéralement « saumon enterré ».
Le gravlax, à l’origine, ressemblait beaucoup au requin faisandé
islandais (hâkarl), ou à la raie (kaest skata). Ces deux poissons ont
la particularité d’emmagasiner l’urée non pas dans des glandes
spéciales, mais dans la chair. Ils sont donc toxiques à l’état frais.
Le requin est enterré dans une cavité, dans le sable d’une plage,

oo<x><x><x>o<x>o<xxxxxxxx><xxx><>c><xxx><>x><><xxx><x>c<x>ooo<xxx><>

Gravlax
- S C A N D IN A V IE -

oo<x><x><xxx><xx><x>o<xx><x><x><xxx><x><><x><xx><x><x><xxxx><xx>o<x><x>
♦ 1 saum on ♦ 7 0 g d e g ro s sel Le mot gravlax, qu'on arêtes subsistantes à planchette surmontée
d e m er ♦ 5 0 g d e sucre traduit improprement par laide d ’une pince à épiler. d’un poids, et laissez
en p oud re ♦ 1 bouquet « saumon mariné ». signifie Etendez sur un plat le macérer au frais pendant
d'aneth ♦ 1 cuil. à c afé d e grains « saumon enterré ». Ver­ premier filet de saumon, au moins 48 heures.
d e p oivre concassés. sion moderne des anciens côté peau vers le bas. A u moment de servir,
poissons fermentés, c'est M êlez le sel, le sucre, le grattez la couche de sel
POUR LA SAUCE: un délice, très facile à poivre et l’aneth ciselé. et détaillez le saumon
♦ 2 0 d d e m ayonnaise préparer soi-même. Recouvrez le filet du en fines tranches.
♦ 2 cuil. à sou pe d e m outarde mélange de sel. Posez Préparez la sauce en
dou ce ♦ 1 cuil. à café Demandez au poisson­ dessus le second filet, mélangeant tous les
d e m iel ♦ 1 cuil. à sou pe nier de lever les filets du côté peau vers le haut, ingrédients. Accom pa­
d e vinaigre d e cidre ♦ ! cuil. saumon en laissant la pour reconstituer le sau­ gnez avec du pain de
à sou pe d'aneth ciselé. peau. Eliminez toutes les mon. Recouvrez d'une seigle et du beurre.

<xxxxxxxx>ooo<><x>o<><xx>o<><xxx><xxxxxxxxxx><x>ooo<x>oo<>o<x><x>
LES SAVEURS DE LA MER
154

recouvert de graviers et pressé par de lourdes pierres destinées


à faire sortir les fluides corporels du poisson. Il est abandonné là
pendant six mois à un an. Les saisons passent, les changements de
température, et le gel permettent à la chair du poisson d’évacuer
son urée. Il est ensuite déterré, taillé en lanières puis suspendu
pour sécher encore quelques mois. Une croûte brune se développe
en surface, elle est éliminée, la chair est découpée en cubes pour
être consommée avec du brennivin, l’alcool de grain local. Le ré­
sultat donne une chair tendre au parfum puissant d’ammoniaque
et à la saveur proche d’un maroilles ou d’un munster bien affiné.
Comme c’est le cas de beaucoup de produits fermentés, la saveur
est beaucoup plus douce que l’odeur. Remarquons au passage
l’identité totale des procédés dans toutes les régions de l’Arctique.
Le lutefi.sk, attesté depuis le X V I e siècle est issu du cabillaud. Il
est séché jusqu’à ce qu’il soit dur comme du bois, trempé dans une
solution alcaline, et bouilli avec de la cendre, afin qu’il reprenne sa
consistance de poisson frais, puis de nouveau trempé dans l’eau
avant d’être cuit au four. Son aire s’étend en Norvège, en Suède,
dans les régions finlandaises de langue suédoise et aussi dans
le Midwest américain, près de la côte nord du Pacifique, et au
Canada où il fut apporté par les colons finlandais et norvégiens.
Changeons de continent pour trouver les mêmes habitudes :
au Laos, le sompa est du poisson fermenté dans des feuilles de
bananier comme on le fait pour la viande. Au japon, le katsuo-
bushi est de la bonite (Katsuwonus pelam is) séchée, fumée et
fermentée. Il ressemble à un morceau de bois comme l’esturgeon
de l’Antiquité, et se rabote en copeaux qui sont utilisés comme
ingrédients dans le dashi, le bouillon de base de la cuisine japo­
naise. Le konka-zuke est une fermentation lactique de poissons
dans du son de riz. Les funazushi, narezushi et le kusaya sont
préparés à base de poissons de rivière ou de mer (maquereau,
saumon ou petite daurade, selon l’approvisionnement) salés et
fermentés seuls ou avec du riz. A l’origine, le riz ajouté autour du
poisson servait simplement à accélérer la fermentation. Puis, à

LESSAVEURS DE LA MER
155

la suite d’une disette peut-être ou par souci d’éviter le gaspillage,


on s’est mis à manger aussi le riz. Poisson fermenté dans le riz :
c’est l’origine des sushis modernes, qui ne sont plus fermentés
depuis le XXe siècle.
L’Afrique est riche, elle aussi, d’une longue tradition de pois­
sons fermentés. Citons-en quelques-uns. Le kéthiakh est une
sardinelle braisée, salée et séchée, le sali, un poisson salé et sé­
ché. Le tambadiang, un petit poisson salé séché entier, parfois
faisandé. Le kong, un poisson-chat fumé. Le métorah est fumé
puis séché. Le yoss est un alevin séché. Le yeet et le touffa sont
des gastéropodes fermentés séchés, 1 eyokhoss, une huître sé­
chée. Ces produits aux saveurs fortes sont très appréciés d’une
bonne partie des populations d’Afrique de l’Ouest et centrale,
où ils constituent une part importante des apports en protéines
alimentaires. Le momoni est un condiment très répandu, issu de
poissons de différentes espèces. On le retrouve sous différents
noms au Sénégal, au Ghana, au Togo, au Bénin ou en Côte-d’Ivoire
Qah, loosra, stinkûsh). Son odeur est puissante, il assaisonne les
soupes et les ragoûts. De goût presque identique, le guedj est du
poisson fermenté, salé et séché qui garde sa texture188. Il en est de
même du lanhouin, couramment utilisé comme condiment dans
le golfe du Bénin, au Togo et au Ghana, fabriqué par les femmes
uniquement. Le lanhouin est utilisé pour assaisonner principa­
lement le monyo, un plat de poisson, mais aussi des sauces, du
riz et des fritures. Il a une grande importance socio-économique
dans toute cette région de l'Afrique189.

Le g a ru m , o r l iq u id e d e l ’A n t i q u i t é

On ne peut parler de la fermentation des poissons sans évoquer


le garos des G recs (garos signifiant « petit poisson »), latinisé
en garum lorsque la Rome antique l’adopta. Les Latins en fabri­
quaient aussi une autre version, la muria, de l’akkadien muratum
que Je a n Bottéro traduit par « saumâtre ». Le garum ou la muria

LES SAVEURS DE LA MER


156

étaient, dans les cuisines du b assin m éditerranéen, ce que le


nuoc-mâm est à la cuisine Vietnamienne : des sauces tirées de la
fermentation lactique des poissons, qui assaisonnaient les plats
ainsi que certaines boissons.
Les Gréco-Romains étaient fous des sauces de poissons. Les
gastronomes de l’époque les considéraient comme le summum
de la délectation. Les Grecs les ont apprises des Egyptiens, qui
les tenaient eux-mêmes des Sumériens, installés en Mésopotamie
vers le IVe millénaire avant J.-C. La découverte fortuite, dans les
réserves de l’université de Yale, de plusieurs tablettes gravées de
cunéiformes, et datant de 1700 à 1600 avant J.-C., nous plonge
dans l'intimité des cuisines de cette époque reculée. On peut y
lire trente-cinq recettes de cuisine, en majorité des bouillons de
viandes et de légumes, des genres de pot-au-feu, des bouillies,
et des tourtes. On y trouve la mention d’une sauce de poissons
lacto-fermentée nommée siqqu, qui entre dans la composition
de plats de poissons, de bouillons, ou bien est pétrie avec de la
semoule ou de la farine pour former une pâte dans laquelle on
ajoute des aromates et de la graisse. On en fait des petits pains
fermentés, ou bien la croûte d’un pâté contenant divers oiseaux
mijotés dans un bouillon190. La recette est extrêmement élaborée
et pourrait figurer sans honte à la carte d’un restaurant étoilé ; et
pourtant elle a près de quatre mille ans !
Nous ignorons si la recette de la fermentation des poissons
a voyagé de la Mésopotamie vers l’Orient, ou si elle est arrivée
d’Orient vers la M ésopotam ie par les chemins commerciaux
qui existent depuis la nuit des temps. Et le mystère des origines
s’épaissit encore si l’on regarde du côté des A m ériques et de
l’Océanie, où l’on retrouve les mêmes procédés. Avant d’être tou­
chés par la civilisation européenne, les Mayas faisaient sécher au
soleil les crevettes qu’ils saupoudraient de sel. Les Polynésiens,
durant la période pré-occidentale, appliquaient la fermentation
au p oisson qu’ils faisaient (et font encore) macérer dans une
préparation d’eau de mer et de crevettes écrasées : c’est le fafaru,

LES SAVEURS DE LA MER


157

dont le liquide de macération est utilisé pour saler l’alimentation.


Ces pratiques des peuples dits « premiers » sont étonnamment
proches des sauces de poissons de l’Asie, des tarichos ou du
garum de l’Antiquité gréco-romaine.
Dans le b assin m éditerranéen, il existait plusieurs sortes
de garum. Le plus haut de gamme était fait principalement de
scombros, le maquereau. Il se préparait avec le sang, les intes­
tins et entrailles du poisson, et d’autres parties qu’on aurait
dû jeter, et qu’on faisait mariner dans le sel. L’espèce la plus
estim ée était appelée garum sociorum, garum espagnol, g a ­
rum noir, ou garum nobile, et ne comportait que le sang et les
intestins du poisson. Le terme sociorum appliqué à ce garum
haut de gamme désigne une « société », dans le sens d’« entre­
prise », et serait une marque de fabrique, un genre de label de
qualité191. L’existence de cette « société » quasi industrielle avant
l’heure, qui rapportait beaucoup de richesses à l’Etat romain,
à qui elle payait une redevance sur l’ensemble des pêcheries
professionnelles et des salines, montre encore l’importance de
ce produit. C ’était la substance alimentaire la plus chère que
l’on pût trouver. Sénèque, Isidore, Martial, Horace et Pline le
mentionnent dans leurs œuvres. Le prix exorbitant du produit
s’explique par le savoir-faire que demande sa préparation. Entre
aussi e n je u une notion de terroir, exactem ent comm e pour
nos grands vins actuels, ou comme pour le véritable vinaigre
balsamique de Modène, qui peuvent valoir des fortunes. Il était
transporté dans de petites amphores soigneusement étiquetées
avec la mention de la provenance, comme nos produits AO C
d’aujourd’hui. Les m aquereaux étaient pêchés au large de la
Mauritanie. Le principal centre de production de ce garum se
situait dans la nouvelle Carthage, dans une île nommée Scom-
braria, du nom des scombros, ou maquereaux. Il en existait éga­
lement dans le sud de l’Espagne, à Parium dans l’Hellespont, et
à Pompéi, où les jarres de fabrication enfouies dans les cendres
du volcan sont parvenues jusqu’à nous. C’est même grâce aux

LES SAVEURS DE LA MER


158

résidus restant dans ces jarres que les archéologues purent


dater l’éruption du V ésuve au m ois près : les poissons de la
saison venaient d’être pêchés et le garum n’avait pas terminé
sa fermentation.
Les autres poissons utilisés, le goujon de mer, le loup, l’anchois,
donnaient des garum de moins grande réputation. Plus commune,
la muria était principalement tirée du thon. Moins chère et donc
beaucoup plus répandue que le garos ou garum de maquereau,
elle finit par le remplacer plus ou moins complètement.
Plusieurs descriptions de la manière dont on faisait le garos et
la muria sont parvenues jusqu’à nous192. Elles sont absolument
identiques à celles des sauces de poissons asiatiques actuelles.
Les parties solides qui restaient après le filtrage étaient nommées
alec ou alex (parfois orthographié aussi halex). Pline le décrit
comme la lie du garum non parvenue à son terme193, c'est-à-dire
avant la liquéfaction complète des poissons. L’a lec était au dé­
part l’aliment des classes les plus pauvres de la société. On en
engraissait aussi les poissons dans les viviers. Les seigneurs
romains nourrissaient les cultivateurs de leurs terres avec de
l’a/ec et du vinaigre194. Cependant, ces parties solides furent peu
à peu appréciées comme des nourritures plus nobles. Marcus
Gavius Apicius donne une recette d’a lec très raffiné, à base de
foie de rouget-barbet, poisson très recherché par les gastronomes
romains, qui devait être tué en étant noyé dans le garum sociorum,
le plus précieux. Le foie était ensuite broyé et mêlé d’un peu de
vin pour donner un condiment exquis.
Un autre alec, d’un raffinement extrême, préparé uniquement
à base d’ingrédients recherchés : des huîtres, des oursins, dif­
férents crustacés ainsi que le foie du rouget195, passait pour le
summum de la perfection gastronomique. Il ne faut pas être grand
clerc pour songer immédiatement aux shiokara, animaux m a­
rins, comme les oursins, les concombres de mer, les calamars, et
viscères de fruits de mer lacto-fermentés qui sont au Jap on de
véritables délicatesses pour amateurs avertis.

LES SAVEURS DE U MER


159

Œ u f m e u re tte et n u o c -m â m

La cuisine arabe du Moyen Age possédait une sauce de pois­


sons lacto-fermentés : le murî, dérivé de muria. Le mode de
fabrication en est parvenu jusqu’à nous par un traité de cuisine,
Fudalat al-Khiwan, « les délices de la table », écrit par Ibn Ra-
zinTujibi, et un traité d’agronomie par Ibn Luyun, au XIIIe siècle.
Il existait aussi un murî d’anchois un peu différent du garum
car il fait intervenir une fermentation alcoolique. Les anchois
frais sont m élangés avec la même quantité de moût de raisin.
Le tout est brassé, tamisé, puis le filtrat est mis à fermenter
dans des jarres « jusqu’à ce que son bouillonnement se calme ».
L’auteur sous-entend que ce produit est interdit. On peut en
effet s’étonner de ce m urî alcoolisé dans une civilisation mu­
sulmane, mais la société arabo-andalouse du XIIIe siècle était
tolérante et multiculturelle, la production viticole fort active
en Espagne, et si l’ivresse y est combattue, c’est bien la preuve
qu’on y consommait du vin196.
L’usage du garos et de la muria était encore courant dans l’est
du bassin méditerranéen au XVIe siècle. Pierre Belon raconte qu’à
Constantinople, on voyait dans les poissonneries des poissons
tout frais pêchés vendus frits, dont les intestins et les branchies
macéraient déjà dans l’eau salée pour être convertis en liquamen.

Il n’y a contrée en toute la juridiction des Grecs et Latins qui n’use


des salez, qui est avec double profict : car ostant les trippes et ouyes,
après qu’ils les ont meslées avec du sel en un grand vaisseau, ils en font
une saumure que les anciens nommoient garum, dont ils usent
journellement es pais du levant, comme nous faisons maintenant
de la moustarde197.

Mais le fait que Pierre Belon parle du liquamen comme d’une cu­
riosité laisse supposer que le produit était plus ou moins tombé en
désuétude dans l’ouest de l’Europe au moment de la Renaissance.

LES SAVEURS DE LA MER


160

<XXX><XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX><X><XXX><XXX><XX><XXX><X><><0><>

Sauce d'huître - S IN G A P O U R , C H I N E -

<xxx>o><>c><xx><xx><x><xxx><x><><xxx><><x><>o<><xxxxxxxxxx>o<><xxxxx>o
♦ Pour environ 5 cl d e sau ce : frais. O u vre z les huîtres remuant de temps en translucide. Transvasez
4 0 g d'huîtres séch ées (en fraîches, sortez-les des temps. Il va se former dans une petite bouteille
épicerie asiatique) ♦ 2 douzaines coquilles. Vous devez une écume grise, mais hermétiquement fermée
d’huîtres n ° 2 ♦ 2 cuil. à sou pe de avoir 250 g de chair. ne l'enlevez pas car c’est et gardez au frais.
vin d e riz chinois ou d e sa­ Mixez-les rapidement ce qui donnera toute sa S'il se forme un dépôt,
ké 4 1/2 cuil. à café d e sel de dans un blender. Elles saveur à la sauce. agitez la bouteille avant
m er ♦ 1 cuil. à c afé d e cassonade. doivent être hachées, Enfin, transvasez dans de l’utiliser.
mais sans être en une autre casserole à Q uelq ues gouttes de
A base d’huîtres séchées bouillie. Versez dans travers une passoire fine cette sauce rehausseront
et d'huîtres fraîches, cette une casserole. en appuyant fortement avec bonheur un filet
sauce est un concentré Hachez finement les sur les résidus pour de poisson, mais on peut
de saveurs marines, elle huîtres séchées, extraire tout le jus l’essayer aussi à la mode
se garde plusieurs mois ajoutez-les dans la aromatique. Faites asiatique pour assaisonner
au frais, et même elle se casserole avec leur eau réduire ce jus d ’huîtres à du riz, ou même du
bonifie avec le temps. de trempage. Incorporez petite ébullition, jusqu’à poulet grillé. N e jetez
le vin de riz, le sel et la ce qu'il ait réduit des pas les résidus solides
Rincez et égouttez les cassonade. Portez à trois quarts. Le liquide, de la passoire : on peut
huîtres séchées. Faites- ébullition, couvrez à au départ trouble et gris en faire des ravioles,
les tremper dans 25 cl moitié et laissez bouillir verdâtre, va devenir ou les ajouter dans une
d’eau durant une nuit au pendant 15 minutes, en brun et (plus ou moins) farce de poisson.

<X>C<XXX><XXXxX>0<X><X><>C><XXX><X><XXXXXXXXXXXXXXXXXX><><X><><Xx>

Cependant, il existe encore une recette de la cuisine française


dans laquelle persiste le souvenir de la muria. Elle a donné en
français les « œufs en meurette » que l’on déguste en Bourgogne
ou dans les pays de Loire. Il s’agit d’œufs pochés dans du vin rouge,
accompagnés de lardons salés (donc en saumure). L’étymologie
du mot « meurette », tiré de l’ancien français muire qui veut dire
« saumure », « eau salée », est énigmatique. Une sauce « à l’eau
salée » n’a aucun sens ! Une définition du début du XVe siècle
indique que la murrette de poisson est une « sauce dans laquelle

LES SAVEURS DE LA MER


161

on cuit le poisson ». Dans la recette actuelle, les oeufs en meurette


sont cuits dans le vin et non pas à l’eau salée. M ais quand on
rapproche cette muire de muria, on comprend que cette saumure
n'était pas une simple eau salée, mais bien le condiment à base de
poissons fermentés entrant dans la mise au point de nombreux
plats, comme c’est le cas actuellement dans le Sud-Est asiatique.
Dans le Dictionnaire d’ancien français de Godefroy198, nous lisons
cette définition : « Murrette, s.f, sauce : Liquamen, murrette de
poisson (Gloss. De Salins). » La meurette, avant le XVe siècle, n’est
donc pas une sauce pour assaisonner le poisson mais bel et bien
un synonyme de liquamen : une sauce de poisson. Ce qui n’est pas
la même chose ! En dialecte bourguignon, un « flaire-meurette » est
un pique-assiette, une personne qui veut se faire inviter. A l’origine,
on désignait ainsi les laquais, piétons et aventuriers qui suivaient
une armée. Quand on sait que les armées romaines emportaient
avec elles la précieuse mais odorante muria qui assaisonnait l’or­
dinaire et qui, diluée, servait aussi de boisson, on mesure tout le
sens ironique du burgondisme « flairer la meurette », signifiant en
substance « flairer la bonne affaire ». Les œufs en meurette étaient
vraisemblablement à l'origine des œufs cuits dans la muria.
Voici la première recette connue des œ ufs en meurette, rap­
portée par Galien au IIe siècle, et reprise par Paul d’Égine au
VIIe siècle. La recette ressem ble à ce que nous appelons au­
jourd’hui les œufs cocotte : on cassait des œufs dans un plat, on
les arrosait avec la muria et un peu d’huile d’olive, on faisait cuire
le tout au bain-marie, brièvement pour que les œufs ne soient « ni
bouillis ni frits » ; comprenez : qu’ils soient encore mollets. Pour
les reproduire exactement à notre époque, il suffit de remplacer
la muria par du nuoc-mâm, et nous aurons une idée ce que dé­
gustaient les Romains au petit déjeuner.
La muria et le garum n’ont pas disparu, loin de là. Au XXIe siècle,
on trouve encore du garos dans certaines régions de Grèce et de
Turquie. Ce sont des produits rares, des survivances extraordi­
naires. En Italie, la colatura di alici di Cetara, fabriquée à Cetara

LES SAVEURS DE LA MER


162

près de Salerne, est un produit ancien hérité tout droit du garum,


que les pêcheurs se sont transmis de génération en génération.
Autrefois considéré comm e un alim ent de pauvre, c’est au­
jourd’hui un produit recherché qui bénéficie d’un label de qualité.
Le pissalat niçois, dont le nom vient de peis salat, « poisson
salé » est aussi l’héritier direct du garum. Cette sauce pâteuse
préparée à partir d’anchois salés avec divers aromates, fermente
dans une jarre pendant plusieurs semaines. C’est la base de la
célèbre pissaladière, qui devait déjà faire les délices des Romains
dans l’Antiquité : un pain plat tartiné de pâte de poisson et cuit
au four. Au début du XIXe siècle, sa fabrication occupait encore à
Nice une douzaine de familles. J.-B. Reboul, en indique la recette1"
qui est parfaitement identique à celle donnée par Pline200. A u­
jourd’hui, c’est un produit confidentiel connu de seuls amateurs.
La pissaladière niçoise vulgaire, faite tout simplement avec une
purée d’anchois, n’a plus rien à voir avec celle de la tradition.
Spécialité de l’étang de Berre, le melet, en revanche, a gardé
toute sa saveur. Il est préparé avec la melette, petit alevin de la
famille de l’anchois, pêchée entre mars et fin mai. La fabrication
est la même que celle du pissalat ; seuls les aromates diffèrent.
Le melet est un produit festif d’une grande valeur gastronomique.
Depuis le siqqu des premiers Sumériens, la lacto-fermenta-
tion des poissons a fait son chemin dans le monde. En Asie, on
fabrique selon les mêmes procédés les pâtes de crevettes fermen­
tées, appelées belacan (Malaisie, Singapour) et terasi, kapi (Laos).
Au Laos, terre de conviction pour la fermentation, on trouve en
plus une pâte de crabe, le Nampou. Les versions liquides sont
appelées nuoc-mâm (Viêtnam), nam pla (Thaïlande), ou nga p i
(Myanmar). Le prahok cambodgien, p la raa thaïlandais, bu du en
Malaisie, ou le gochugalu en Corée, sont comparables. Au Japon,
la sauce ishiri, ou ishiru, est une sauce de poisson réputée. Elle est
fabriquée à partir de viscères de calmar ou de sardines. Comme
Yalec, le pa dek laotien comporte à la fois des parties solides et
liquides. Aux Philippines, on appelle pa tis la partie liquide et

LES SAVEURS DE LA MER


163

<XXXXXKXXXXXXXXXXXXXXXX>0 <XXX><XX><X><XX><XXX><XX><X><X><><0>0 0 <>

Anchois au sel
- B A S S IN M É D IT E R R A N É E N -

<xxxxxx><x>o<x><xxxxxx><xxx><><xxxx><x><x>c<>oo<xxxxxxxx>o<x><x><>
POUR 1 BOCAL DE 1 LITRE C assez la tête en bonne couche de sel. Laissez macérer
♦ 5 0 0 g d'anchois frais ♦ 5 0 0 g la tordant et tirez, pour Tassez bien entre au frais pendant au
d e gros sel gris d e m er ♦ des extraire une partie des chaque couche, e t aussi moins trois mois. Plus
feuilles d e laurier, d e s d o u s d e entrailles et les deux à la fin : il ne doit pas la conservation sera
girofle et du pim ent, si o n aim e. minuscules nageoires y avoir de vide entre longue, plus les anchois
ventrales. Laissez le les poissons. Tassez auront du goût, et plus
Voici la version moderne reste ; ne rincez surtout encore plusieurs fois ils seront salés. Veillez
des tarichos de l'Antiquité, pas les anchois. A u fond avec la main durant à ce que le liquide
que les Grecs dégustaient d'un grand bocal, faites les 48 heures qui vont recouvre toujours
au début du repas, avec une couche de sel de suivre, puis ferm ez les poissons.
des oignons et du vinaigre. 1 cm. Rangez-y une le bocal. Les anchois au sel
Le jus brun qui s'en écoule première couche A près quelques jours, se conservent plusieurs
après un an de macération d’anchois côte à côte, les anchois vont rendre années. A vant de les
la queue au centre. A u leur eau. S’il se forme utiliser, rincez-les, ouvrez
est tout simplement
le garum. milieu, placez un nouvel une huile en surface, pour enlever l’arête
anchois enroulé sur retirez-la car elle peut centrale. Dessalez-les
lui-même. Recouvrez de donner une saveur en les trempant dans
Il est impératif d'avoir sel, et continuez en rance. Les poissons vont de l’eau fraîche pendant
des anchois extra-frais, intercalant les aromates, ensuite baigner dans un 30 minutes.
brillants avec l’œil bombé. en terminant par une liquide abondant.

o <><x >o <x x x >o o <>^<x x x >c k x x x x x x ><x x ><x x ><x >o <><><x >o <>c <>o <><><x x ><x x ><>

hagoong les parties solides de la fermentation des anchois. Au


Moyen-Orient aujourd’hui, le fesikh est préparé à partir du mulet
ou d’autres espèces et sert d’assaisonnement (Egypte, Soudan).
Dans les pays du golfe Persique, la mâyawah est une sauce de
poisson fermentée proche du nuoc-mâm.
Le plus récent avatar du garum est la sauce anglaise worces-
tershire sauce, un souvenir de la colonisation des pays d’Asie par
l’Angleterre. Il contient des anchois fermentés et relève le steak
tartare et le bloody Mary.

LES SAVEURS DE LAMER


vit r R I IN ir ifir

LE MONDE
DES BOISSONS
FERMENTÉES

^OUTOÙ ILYADtSW^tS
165

Les boissons fermentées peuvent être alcooliques ou non,


à base de céréales, de fruits, de miel, parfois m ême de lait.
N ’oublions pas que le thé, le café et le chocolat sont aussi des
boissons fermentées. O m niprésentes dans le m onde actuel,
elles l’ont été tout au long de l’histoire. Comment les premiers
homm es ont-ils eu l’idée de laisser fermenter ces ingrédients
variés pour obtenir des boissons qui ont en commun de rendre
la vie plus douce ?

L e s i n g e i v r e e t l ’a r b r e a u x p i g e o n s

Après avoir observé dans la jungle d’une île de Panama un


singe en état d’ébriété, Dustin Stephens et Robert Dudley de l’uni­
versité de Berkeley émirent l’« hypothèse du singe ivre » en 2004.
L’animal venait de se régaler des fruits bien mûrs d’un palmier
Astrocaryum. En vingt minutes, il avait consommé l’équivalent
pour un humain de deux bouteilles de vin. Les fruits très mûrs,
les grains de céréales, et tous les végétaux qui contiennent du
sucre, produisent naturellement de l’alcool grâce aux levures
sauvages présentes à leur surface. La fermentation est d’autant
plus rapide et efficace que le climat est chaud et humide, ce qui
est le cas sous les tropiques. L’alcool étant une molécule légère
qui se disperse très vite dans l’air, elle est facilement détectable
par l’odorat. Ainsi, les singes peuvent déceler olfactivement les
fruits mûrs à point, dédaignant ceux qui ne sont pas parvenus
au stade de maturité idéal pour eux. La sensibilité olfactive et
166

l’attraction pour l'odeur de l’éthanol sont donc un moyen efficace


de localiser la nourriture. Les singes consomment chaque jour
plusieurs kilos de fruits mûrs qui ont déjà commencé à fermenter.
Leur préférence va aux fruits contenant peu d’alcool, donc ayant
encore du sucre résiduel, plutôt qu’aux fruits insuffisamment
mûrs n’en contenant pas encore, et à ceux, très mûrs, dont la
totalité du sucre a déjà été transformée en alcool (les fruits très
mûrs peuvent contenir jusqu’à 4 %d’alcool). L’alcool est un produit
hormétique, c’est-à-dire qu’il est bénéfique à faibles doses, mais
toxique à doses élevées.
Les très lointains ancêtres de l’humanité, qui étaient aussi es­
sentiellement frugivores, auraient-ils développé une appétence
pour l’éthanol, perpétuée au fil de l’évolution - les individus la
possédant pouvant mieux se nourrir que les autres -, et grâce
à cela survivre plus sûrement ? L’hypothèse reste à vérifier.
Selon une étude, l’appétence actuelle des hum ains pour l’al­
cool serait d’origine génétique201. Très tôt dans l’évolution, les
hommes auraient éprouvé un attrait pour des boissons alcoo­
liques spontanées202. Certes, mais pourquoi alors l’appétence
de l’alcool n’est-elle pas innée chez les humains aujourd’hui ?
La sensation de soif conduit plutôt à se tourner vers l’eau pour
l’assouvir : c’est toujours près des sources et des points d’eau que
s’établissent les communautés humaines. Il existe d’ailleurs des
puits artificiels très anciens, datant du paléolithique, montrant
que la proximité de l’eau fut de tout temps primordiale. Qui
plus est, en général, les enfants n’aiment pas le goût de l’alcool
et, dans toutes les sociétés du monde, c’est après une initiation
que les adultes en consomment.
Quoi qu’il en soit, l’observation du singe montre que la re­
cherche de fruits fermentés a pu commencer très tôt dans l’évo­
lution humaine. Il se peut qu’après avoir goûté ces fruits très
mûrs, les prem iers humains aient apprécié l’état euphorique
qu’ils procuraient - état qu’ils avaient peut-être déjà eu l’occasion
d’expérimenter en consommant certains champignons, ou des

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


167

plantes psychotropes dont on a souvent retrouvé des graines dans


les tombes préhistoriques -, et qu’ensuite ils aient eu envie de le
reproduire... Récemment encore, à la campagne, on conservait
dans des jarres les fruits mûrs tombés qui avaient commencé à
fermenter au pied des arbres, pour fabriquer une sorte de moût,
ou de vin de fruits. La « confiture de vieux garçon », dans laquelle
on superpose tous les fruits de l’été en couches avec du sucre et
parfois de l’eau-de-vie, évoque cette méthode, l’ajout moderne
d’eau-de-vie faisant penser à une fermentation « fossile ». Peut-on
y déceler la perpétuation de pratiques préhistoriques ?
Des légendes racontent comment l’origine de l’alcool serait
due au hasard, ou plutôt à l’observation d’une circonstance natu­
relle. Au Laos, la légende est très plausible. Un jour, un chasseur
nommé Soula découvrit un arbre dont le tronc se divisait en
trois b ranches ; au centre se trouvait une cavité qui recueil­
lait les eaux de pluie ; au-dessus poussaient des tamariniers
et des arbres sômmo dont les fruits tombaient dans la cavité.
Des pigeons venaient s’abreuver dans le creux plein d’eau et
y laissaient tomber de leur bec les grains de riz qu’ils avaient
picorés dans les champs. Quelques mois plus tard, à la saison
chaude, le chasseur découvrit les anim aux venus s’abreuver
engourdis au pied de l’arbre dans un état bienheureux. Intri­
gué, il alla goûter le liquide au creux des branches et le trouva
agréable. Bientôt, il ressentit les effets de l’ivresse. Il rapporta
du liquide chez lui, en parla au roi qui en demanda de grandes
quantités. Fatigué de ces allers-retours incessants vers l’arbre,
Soula essaya de fabriquer lui-même la boisson : il ht fermenter
des écorces de tamarinier, des fruits de sômmo et des grains de
riz dans des jarres d’eau. C ’est ainsi que le premier alcool aurait
été fabriqué par l’homme203. Cette légende ne contredit pas les
plus récentes recherches archéologiques qui montrent que les
prem ières boissons ferm entées furent des b oissons mixtes,
composées à la fois de grains, de fruits, additionnés parfois de
miel et de plantes aromatiques.

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


D e l ’h y d r o m e l a u x c o c k t a i l s p r é h i s t o r i q u e s

Les humains d’avant le néolithique disposaient sous tous les


climats d’ingrédients bruts contenant divers sucres fermentes­
cibles : des baies et des fruits sauvages, de la sève d’arbres comme
le palmier, l’érable ou le bouleau, du miel et aussi du lait. Certains
de ces produits, saisonniers, devaient être stockés. On sait par
exemple qu’en Europe du Nord, les hommes récoltaient au début
du printemps de grandes quantités de sève de bouleau et d’érable.
Une partie était consom mée pure. L’autre conservée dans des
récipients en peau, en bois ou en pierre. En Asie mineure, le jus
de raisin issu de vignes sauvages était stocké dans des jarres ou
des outres. Dans les zones tropicales, c’était la sève du palmier
dattier qui était collectée. En Amérique, la pulpe de la cabosse
de cacao, ou la tige sucrée du maïs.
Il est vraisemblable qu’à un moment donné, ces jus de fruits
ou d’arbres ont spontanément fermenté au cours du stockage à
cause des levures présentes naturellement sur la peau des baies
ou sur les plantes204. C ’est le cas de tous les végétaux, fruits,
graines ou tiges, contenant du sucre. Des boissons fermentées
traditionnelles à base de divers végétaux sont encore fabriquées
aujourd’hui et remonteraient au paléolithique : la frênette est
une décoction de feuilles de frêne qui fermente spontanément
grâce au sucre présent dans le miellat que rejettent les pucerons.
La sève du bouleau ou de l’érable fermente aussi naturellement.
La première boisson fermentée délibérément fabriquée fut
vraisem blablem ent l’hydromel. Le miel était déjà consom mé
par les hom m es au paléolithique et l’hydromel est la boisson
fermentée la plus sim ple à préparer. Le miel ne fermente pas
spontanément, mais s’il est mélangé à proportion de 70 % d’eau
pour 30 % de miel, il donne en quelques jours une boisson légè­
rement alcoolique. Il est possible que la pluie ait rempli un nid
d’abeilles tombé d’un arbre. La réserve de miel s’y trouvant a
fermenté naturellement dans les jours suivants, comme dans la

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


169

<x>o<x*x>oc*><c>o<>c><x><>o<>c<o<x^

Hydromel ou Tedj - É T H IO P IE -

<xxx><xx><xxxxxxx><x><xxxx><xxx><xx><x><x><c>o<xx><x><>c<><x>c<><>c><x><>
P O U R 1 LITR E dans un bocal à large odeur un peu entrouvrant le levier
♦ ïO O g d e m iel ♦ 7 0 d d ’e au col, à joint de caout­ « vineuse ». Fermez quelques secondes.
non chlorée. chouc et fermeture à le bocal avec le levier C e t hydromel se
levier métallique, sans le métallique afin que l’air consom m e jeune : après
Voici la boisson fermentée remplir jusqu’en haut. ne puisse plus entrer. trois m ois de bouteille,
la plus universelle et Co uvrez d ’un linge. Laissez fermenter environ il donne une boisson
la plus simple à réaliser. Laissez dans une pièce quatre semaines, puis pétillante et parfumée,
On peut y ajouter chaude, et mélangez mettez-le en bouteilles très légèrement alcoolisée.
des aromates comme une ou deux fois chaque solides à fermeture à O n peut aussi le laisser
des zestes d'agrumes, jour. A p rès cinq à levier métallique, sans vieillir en cave. Toutefois,
des herbes ou des épices. sept jours, de fines les remplir jusqu’en haut. avec le temps, on finira
bulles vont se former et Soulagez de temps à par obtenir... un vinaigre
M élangez le miel et l’eau le liquide va prendre une autre la pression en très original.

0000<X><><X><C><><X><X><X><X><>C><X><><X><><>^^

légende de Soula au Laos. Les hommes y ont goûté, l’ont apprécié,


et ont pu ensuite reproduire le processus en enfermant le liquide
dans des outres de peau, par exemple. On a retrouvé des traces
préhistoriques d’hydromel sur tous les continents.
Les autres boissons fermentées dont on a retrouvé les vestiges
archéologiques les plus anciens sont toutes des boissons mixtes,
comportant à la fois du miel, des céréales, du raisin ou d’autres
fruits, et des plantes. La boisson alcoolique la plus ancienne connue
au monde vient d’Asie. À Jiahu, dans la province du Henan en
Chine du Nord, des pots de céramique entourant le squelette d’un
homme ont été retrouvés dans une sépulture datant de 6200 à
5600 avant J.-C. Après analyse, les résidus jaunâtres contenus dans
un des pots se sont avérés provenir d’une boisson fermentée à base
de miel, riz, raisin et baies d’aubépine : une sorte d’hybride entre

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


170

le vin, la bière et l'hydromel205. Des boissons mixtes semblables à


base de fruits et de céréales perdurèrent sur le continent asiatique
jusqu'à notre ère. Elles étaient souvent mélangées à des plantes
variées, plus ou moins psychoactives comme l’éphédra, le chanvre
et le pavot. Des fouilles menées au Turkménistan, dans les steppes
de l’Asie centrale et en Anatolie laissent supposer que des boissons
de fmits, miel et graines fermentées associées à ces plantes étaient
consommées durant le néolithique206.
La découverte de cette boisson vieille de presque 9 OOOans en
Chine a remis en question l’idée que la civilisation a débuté uni­
quement au Proche-Orient. La fabrication du breuvage de Jiahu
était très sophistiquée. En effet, pour que le sucre contenu dans
le riz fermente, il faut que l’amidon soit converti en sucre simple.
Cela peut se faire de plusieurs manières. Le maltage, qui est une
germination suivie d’une une torréfaction, est le procédé utilisé
aujourd’hui pour toutes les bières industrielles et artisanales.
Le procédé le plus ancien pour transformer l’amidon en sucre
est la m astication : la salive contient une amylase qui opère la
saccharification de la céréale. C’est ainsi que les bières antiques
et un grand nombre de bières traditionnelles actuelles étaient
et sont encore fabriquées, en m astiquant puis recrachant des
graines ou des tubercules broyés. Le produit fermente ensuite
en quelques jours. Le paiwuri aux Antilles, la chicha de manioc
en Amazonie, le cachiri et le calalou en Guyane par exemple,
successivement à base de manioc et d’igname violet, sont brassés
de cette manière207. Les Tupis du Brésil fabriquent une bière à
base de quinoa mastiqué par les femmes. Le pito est une boisson
peu alcoolique à base de manioc doux mastiqué par les femmes
chez les Araras d’Amazonie208. En certains endroits du Japon ou
de Taiwan, on rencontre encore des vieilles femmes assises en
cercles, qui mâchent des grains de riz et les recrachent dans le
récipient où elles feront fermenter le vin de riz pour une cérémo­
nie de mariage. C’est aussi de cette manière que sont fabriquées
de nos jours les bières traditionnelles de sorgho et de mil en

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


171

Afrique209. Jusqu’au XIXe siècle, la technique était encore utilisée


aux confins de l’Europe et de l’Asie centrale.
Au fil du temps, les boissons mixtes de céréales et de fruits
ont laissé la place aux boissons de céréales pures, plus ou moins
aromatisées de plantes ou de résines. L’apport spécifique des
Chinois dans la fermentation des boissons est l’utilisation d’une
levure pour procéder à la saccharification des céréales, la levure
qu, constituée de divers champignons de la famille Aspergillus,
Rhizopus ou Monascus, qui facilitent la fermentation en rendant
inutile l’apport sucré de fruits ou du miel, de même que le mal­
tage ou la mastication. Le procédé est apparu entre le VIe et le
IIe millénaires, peut-être durant la dynastie Xia, et s’est ensuite
étendu dans tout l’Extrême-Orient. Cette levure a pu être apportée
spontanément par des insectes, ou par des poussières de vieilles
poutres en bois tom bés accidentellement dans des jarres. La
levure fut cultivée sur un substrat de riz ou de millet, céréales
autochtones dans la Chine préhistorique. Le vin de riz chinois
et le saké japonais modernes sont toujours faits de cette façon.
Ces cocktails préhistoriques comportant des macérations de
plantes plus ou moins médicinales, plus ou moins psychoactives,
nous semblent très exotiques, mais ils ne le sont pas tant que cela.
Certes, les bières d’aujourd’hui ne sont en général aromatisées
qu’avec le seul houblon, mais les boissons aux plantes existent
toujours en Europe et prennent la forme de vin s apéritifs, de
bitters, de vermouths pour lesquels on fait infuser toutes sortes
de végétaux et d’épices dans une boisson fermentée. Les plantes
utilisées, comme la gentiane, l’angélique, le génépi, la réglisse
ou le quinquina des apéritifs et « vins cuits » à la mode aux XIXe
et XXe siècles ont bel et bien des propriétés pharmaceutiques.
Ou même carrément psychotropes comme l’absinthe. Le mot
« vermouth » dérive d’ailleurs de l’allemand Wërmut, signifiant
« absinthe ». Qui songe encore, en prenant l’apéritif, que son
america.no est directement issu des cocktails préhistoriques des
débuts de l’âge du bronze ?

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


172

D e s b i è r e s p r é h i s t o r i q u e s à c e ll e s d ’a u j o u r d ’h u i

L’apparition de la poterie utilitaire à partir de 6000 ans avant


J.-C. a permis l’expansion de boissons fermentées dans des ré­
cipients fabriqués à cet usage. En A sie centrale, au M oyen et
Proche-Orient, en Afrique et en Europe, la bière fermentée à partir
de diverses graines était semble-t-il la boisson courante depuis le
néolithique et durant toute l’Antiquité. Elle était mélangée à du
miel et des herbes aromatiques ou médicinales. Les Sumériens
brassaient de la bière d’orge qu’ils consom maient en grande
quantité dans toutes les classes de la société. La bière était une
part importante de l’alimentation des Egyptiens. Nous parlons
bien d’alimentation, car la bière fermentée naturellement et non
filtrée contient plus d’élém ents nutritifs que le pain. La bière
était considérée comme un « pain liquide » par les Egyptiens
et les Sumériens. Les ouvriers des pyramides étaient d’ailleurs
rémunérés par un ou deux pains et des quantités de bière qui
nous semblent énormes : 4 à 5 litres par jour, mais qui étaient
nécessaires pour nourrir ces travailleurs de force. La bière était la
boisson la plus courante, consommée dans toutes les classes de la
société, depuis le pharaon jusqu’au petit peuple. Sur le continent
africain, encore aujourd’hui, la bière, souvent plus saine que l’eau,
est considérée comme une nourriture a part entière et constitue
la moitié de l’apport en calories de l’alimentation.
En haute Egypte, non loin du Soudan et de l’Afrique noire, se
trouvent des installations de brasseries très anciennes. A Hié-
rakonpolis, un établissem ent de brasseries datant de 3 500 à
3400 avant J.-C. comporte un dispositif de chauffage et plusieurs
rangées de grands récipients ouverts destinés au maltage et à
la réalisation du moût. Les ingrédients infusaient dans de l’eau
maintenue chaude. Patrick McGovern estime qu’à l’époque, ces
installations pouvaient fournir plus de 1 000 litres de bière par
jour210. Elles jouxtaient des fours destinés à la fabrication du pain.
Il existait donc au I V e millénaire une organisation collective pour

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


173

le traitement des céréales, depuis la récolte et le stockage jusqu’à


la transformation en pain et en bière211. On a fait le rapprochement
avec d’autres installations similaires à Abydos. Datant de 3100 en­
viron, elles présentent les mêmes grandes jarres de 500 litres,
sur des réchauds en briques. Le plus fascinant est que des équi­
pements identiques à ces brasseries préhistoriques sont encore
utilisés de nos jours au Burkina Faso212.
Le procédé de fermentation de cette bière que les égyptolo­
gues du XIXe siècle ont appelée zythum ou zythos était différent
de celui de la cervoise celte qui, elle, est comparable aux bières
modernes : une bouillie fermentée plus ou moins liquide de
céréales maltées et torréfiées. En Egypte ancienne, les grains
de froment ou d’orge sont moulus ou pilés, puis m élangés à de
l’eau pour former une pâte à pain, ensemencée de levain (mor­
ceau de pâte de la veille laissé à fermenter), puis cuit au four
à basse température et en surface seulement, de manière que
l’intérieur reste humide et que les levures et les enzym es n’y
soient pas détruites. Le pain est ensuite émietté dans de l’eau
pour former une bouillie. Le liquide est filtré, puis transvasé dans
des jarres chauffées. Le moût est enfin transféré vers les jarres
de fermentation, où parfois on ensemence le liquide avec des
levures naturelles par l’ajout de dattes ou de grains de raisin,
ou encore avec un peu de la bière de la veille.
C’est exactement de la même façon qu’est fabriquée de nos
jours la bouza, qui se vend encore dans les souks du Caire, au Sou­
dan et au Maroc, et que les voyageurs du XIXe siècle ont décrite213.
La boisson épaisse, jaune pâle, a une odeur de levure et un goût
acidulé car la fermentation est lactique avant d’être alcoolique.
La teneur en alcool est faible : entre 3 et 5 %, selon qu'elle soit
filtrée ou non, et selon le temps de fermentation. C’est une bois­
son populaire dont il existe de nombreuses variétés, aujourd’hui
comme il y a 5 OOO ans. L’explorateur Bruce (1805) atteste de
sa fabrication dans plusieurs régions d’Afrique, en Ethiopie, au
Soudan, en Afrique de l’Ouest et du Sud214.

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


176

DOUBLEPAGEPRÉCÉDENTE
Il existe actuellement sur ce continent une grande diversité
Z o u lo u s à T u g a la , f e m m e de bières locales, à base de mil, sorgho, manioc, éleusine, maïs,
fa b r ic a n t d e la b iè re ,
illu stra tio n d u X I X ’ s iè c le . blé, banane, patate douce, et d’autres racines locales seules ou
L A friq u e s u b sa h a rie n n e e st en mélange avec diverses plantes aromatiques, qui génèrent
d e p u is t o u jo u rs le co n tin e n t
d e la b iè re . E lle y se ra it n é e , une importante activité économique. Il est im possible de les
citer toutes, tellement elles sont nombreuses. Les voyageurs du
l'E g y p te . L e s g r a n d e s ja rr e s
o ù cu it e t m a c è re la X V I I I e siècle racontaient qu’il en existait des centaines de sortes215.
p ré p a ra tio n so n t id e n tiq u e s Pour prendre quelques exemples, au Burkina Faso, le dolo est
à c e lle s t ro u v é e s à
H ié rak o n p o lis, e t q u i o n t p lu s une bière de sorgho rouge fabriquée par les dolotières dans de
d e 5 0 0 0 a n s. A c tu e lle m e n t grandes poteries qui ressemblent comme des sœurs à celles de
e n c o re , le s c e n ta in e s d e
b iè re s lo c a le s s o n t b ra ssé e s l’ancienne Egypte. A u Tchad, c’est le bilibili, au Cameroun, le
à b a s e d e c é ré a le s o u d e
tu b e rc u le s au to c h to n e s, bilbil. L’urgwagwa est une bière de banane brassée en Ouganda.
o u p lu s ré c e m m e n t d e m aïs. En Afrique du Sud, la kaffir beer, appelée aussi bantu beer, est
E lle s s o n t to u jo u rs fa b riq u é e s
p a r le s fe m m e s. L e s s e c re ts brassée à partir du sorgho selon une méthode qui rappelle les
d e fa b rica tio n s e tra n sm e tte n t fermentations naturelles du lam bic belge. Elle est bue en pleine
d e m è re e n fille , p a rfo is lors
d 'u n e in itiation . P arm i le s fermentation, trouble et effervescente. Chaque localité brasse
b iè re s le s p lu s ré p a n d u e , sa bière à partir du végétal disponible. L’Afrique est également
la kaffir beer e s t b ra s s é e e n
A friq u e d u S u d , e t le dolo riche en vins de palme, de banane, de dattes, et autres sortes de
e n A friq u e C e n tra le . boissons à base de miel et de plantes comme le tedj éthiopien216.
C e tt e d e rn iè re e s t fa b riq u é e
p a r le s d o lo tiè re s q ui Il est probable que ces « recettes » de boissons alcooliques soient
so n t d e s fe m m e s u n ie s
e n c o n g ré g a tio n s p u issa n te s passées d’Afrique subsaharienne en Egypte, et de là vers la Mé­
e t re s p e c t é e s d a n s la so cié té . sopotamie au cours de la préhistoire.
A Godin Tepe, au nord de l’Iran, des vestiges datant de 4000 ans
avant J.-C. ont montré que de la bière d’orge y était fabriquée par
les Proto-Sumériens et Proto-Elamites à partir de céréales ayant
poussé sur place. Cette bière était adoucie de miel et aromatisée
avec des plantes. La bière est appelée sikaru en akkadien, ce qui
signifie « liquide enivrant ». En sumérien, elle se nomme kas, mot
d’origine inconnue. Le vocabulaire concernant la brasserie n’est
pas indigène, ce qui laisse supposer que la technique est aussi
venue d’ailleurs217. On ne peut s’empêcher de rapprocher ce terme
du russe kvas, mot attesté depuis le X e siècle qui désigne une
bière encore produite de manière familiale en Europe de l’Est, à
base de malt et de pain de seigle, fermentée puis filtrée, selon un

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


177

<xxxxxxxx>o<><><x>oo<x>o<><x><><><><>o<><>c><xxxx>o<x><x>o<x>o<>c,<x><>o<><>

Kvas
- R U S S IE -

<x >o <x x x ><x ><x x ><x ><x x x x x x x > c k x ><x ><x ><x x x x x x x x ><x ><x ><><>x ><x ><x >o <>

POUR 2 BOUTEILLES Détaillez le pain en quelques cuillerées de zeste de citron.


tranches, étalez-les sur d’eau, ajoutez 1 cuillerée Filtrez le kvas e t ver-
♦ 500 g de pain de seigle
une plaque et faites-les de sucre, laissez reposer sez-le dans les bou­
(ou de blé) ♦ 3 I d'eau bouillante
sécher dans le four 20 minutes, puis versez teilles, sans les remplir
♦ 10 g de levure fraîche de
allumé à 180 ° C jusqu'à le tout dans l'eau de jusqu’en haut. Ferm ez
boulanger ♦ 60 g de sucreou de
ce qu elles com m encent pain. A jo utez 1 branche hermétiquement et
miel ♦ 6 raisins secs ♦ 2 brins de
à colorer. M ettez le pain de menthe. C ouvrez laissez 3-4 jours à
menthe (ou une plante aroma­
grillé dans un grand d’un linge et laissez température ambiante.
tique de votrechoix) ♦ lezeste
récipient. Versez dessus fermenter pendant Lorsque les raisins
d’un citron bio.
l’eau bouillante. Laissez 48 heures à température remontent à la surface,
La manière de préparer m acérer à température ambiante (20-25 * C ) . placez les bouteilles
le kvas à partir de pain ambiante pendant Préparez deux bouteilles au réfrigérateur.
est héritée de la technique 8 heures. Transvasez de 75 cl à bouchon de L a boisson est prête
des Sumériens et des le liquide dans un autre céramique et levier à consommer, bien
Egyptiens de l'Antiquité. récipient à travers un métallique. Placez à fraîche. Elle se conserve
On obtient une boisson linge. Pressez fortement l’intérieur 3 grains de quelques semaines
très pétillante et peu alcoo­ pour extraire toute l’eau. raisin, 2 feuilles de au frais.
lisée, aux alentours de 2 %. Délayez la levure avec menthe et 1 morceau

ck > o <x x x x x >o <x ><><><>o <x x x x x >o <x ><x k x x x ><x ><>o <x ><>o <x ><x >o <><><>o o <x ><>

procédé identique à celui des anciens Égyptiens et Sumériens.


D’après Jean Botéro, il existait en Mésopotamie plusieurs recettes
de brassage qui donnaient une grande variété de bières dont
le goût, la force et la qualité variaient, un peu comme pour nos
vins actuels qui comportent à la fois des grands crus et des vins
ordinaires. Elles portaient des noms différents dont on a retrouvé
des listes entières218.
La b o isso n nationale de la G rèce antique était la bière
d’épeautre, bien avant que le vin y fût introduit vers le I I I e millé­
naire. C ’était le cas aussi dans le reste de l’Europe : des boissons
fermentées à base de miel et de céréales furent fabriquées dans

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


178

tout le continent, sur de très longues périodes depuis le néo­


lithique. Comme les cocktails préhistoriques d’Asie centrale, ces
boissons comportaient l'ajout de plantes psychotropes, parfois
hallucinogènes et toxiques. En Espagne, des résidus de bière
d’orge et de froment furent retrouvés dans des cuves et des gobe­
lets sur plusieurs sites autour de Barcelone (grottes de Can Sadur-
ni, Geno, Covadel Calvaro et Loma de la Tejeria), et en Espagne
centrale (Valle de Ambrona et La M esata Sur) sur des périodes
allant du V* millénaire au début de l’ère chrétienne. Ces boissons
étaient parfois additionnées de miel ou de farine d’engrain et de
plantes comme l’armoise (Artem isia vulgaris).
En Écosse, les tombes d’Ashgrove in Fife ont révélé des résidus
noirâtres au fond de cuves intactes datant de 1750 à 1500 avant J.-
C. Les analyses ont révélé des traces de pollen de plantes diverses
provenant de miel ou de la plante même, comme la bruyère qui
fait partie des plantes traditionnelles pour aromatiser la bière219.
Près de là, dans le henge de North M ain à Strathallan, près de
Tayside, des cuves de 100 litres de contenance datant du milieu
du IVe millénaire ont été trouvées, ainsi que des couvercles ayant
pu servir à une fermentation anaérobie. Les résidus de Tayside
comportaient du pollen de céréales, de jusquiame noire et de bel­
ladone, des plantes toxiques et psychoactives réputées, bien plus
tard, faire partie des onguents des sorcières. Selon l’archéologue
anglais Andrew Sherrat, ces boissons étaient aussi enrichies de
chanvre et de latex de capsule de pavot220, comme les boissons
du IIe millénaire au Turkménistan.
Des découvertes similaires eurent lieu à Barnhouse sur l’île de
Mainland dans les Orcades, à Machrie Moor dans l’île d’Arran
(1750-1500 avant J.-C.) et sur le site de Rhum dans les Hébrides
(fin du IIIe millénaire). Elles suggèrent la consommation de bois­
sons fermentées à base de miel et de céréales, aromatisées par
divers végétaux, comparables aux cocktails préhistoriques de
l’Asie centrale. En Irlande, les étranges constructions préceltiques
de l’âge de bronze, appelées fulachtfiadh, furent peut-être des

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


179

installations utilisées pour le brassage221. La bière était aussi la


boisson des Celtes continentaux. Caton affirme que la cervoise,
dont le nom dériverait de la déesse Cérès, est la boisson nationale
des peuples gaulois. Pline en signale plusieurs variétés. Une his­
toire de la péninsule ibérique écrite au V e siècle de notre ère par
un certain Orosius décrit une technique de brassage utilisant le
maltage du grain, qui se rapproche de très près de la technique
moderne222. Les Germains décrits par Tacite boivent une boisson
à base d’orge et d’avoine et Ju les César précise qu’ils la buvaient
dans des cornes d’aurochs. Des trouvailles archéologiques dans
des tourbières d’Allem agne permirent aux scientifiques d’ana­
lyser des résidus restés à l’intérieur de plusieurs de ces cornes à
boire. On y retrouva de l’hydromel et de la bière à base de grain
malté et ensemencé à partir de levures sauvages223.
Malgré la prééminence du vin, la bière continua d’être consom­
mée durant le Moyen Age. Elle était brassée de façon domestique
par les femmes puis, peu à peu, sa fabrication devint artisanale et
se masculinisa. Lorsque l’Eglise voulut en contrôler la fabrication
et la commercialisation, de nombreux monastères se spécialisèrent
dans le brassage. Les moines, qui avaient accès à d’anciens ma­
nuscrits expliquant les techniques grecques et égyptiennes, per­
fectionnèrent le savoir224. Ce contrôle de l’Eglise sur les boissons
fermentées provoqua de véritables conflits politiques et religieux.
D ans l’Antiquité, ainsi qu’à l’époque médiévale, les bières
n’étaient pas aromatisées au houblon. La cervoise était une bière
brassée par les tribus celtes, à base d’orge ou de méteil (mélange
de seigle et de froment), parfois d’avoine, additionné de diverses
plantes, et sans houblon. L’ale des îles britanniques en est la sœur
jumelle. Ces mélanges de plantes étaient appelés gruit, materia
ou pigmentum. Les plantes utilisées étaient très diverses ; on en
a répertorié plusieurs dizaines. Chaque brasseur avait sa propre
recette qui donnait à sa bière une saveur spécifique et qu’il gardait
soigneusement secrète. Dans la composition des gruit pouvaient
entrer la noix muscade, la cannelle, l’anis, la menthe, le gingembre,

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


l’angélique, l’absinthe, l’origan, le genièvre, le carvi, l’épinette,
la sève d'érable... A ces végétaux inoffensifs étaient associées
d’autres plantes comme le pavot, la jusquiam e noire, le myrte
des marais, l’achillée millefeuille... Les plantes utilisées avaient
aussi un caractère médicinal, voire magique. Le gruit renforçait
l'action enivrante de la boisson, et avait des effets psychotropes.
Les mélanges étaient aussi réputés énergisants, agissant comme
stimulants sexuels.
À l’époque carolingienne, l’empereur s’octroya le monopole
exclusif, non pas du brassage de la bière, mais de la production
et de la vente du gruit. Ce qui revenait au même. Les terres non
cultivées où poussait le myrte des marais devenaient propriété
impériale et quiconque voulait brasser la bière, et donc utiliser
le gruit, devait payer une redevance. C’était considéré comme
un droit régalien majeur. Au fil des années, le droit de gruit fut
cédé à certains évêchés225. Peu à peu, les monastères, puis les
villes, se virent octroyer ce droit qui équivalait à un monopole
de la fabrication des gruit. A près l’évêque d’Utrecht en 999, ce
fut la ville de Bommel sur la Meuse, où poussaient d’importantes
étendues de myrte des marais, puis la ville de Dortmund, celle
de Dinant, etc. En accordant ce droit, l’empereur réaffirmait son
pouvoir et sa mainmise sur les territoires.
Peu après l’an mil, les évêques et les seigneurs en tiraient un
revenu substantiel : quiconque brassait sa bière devait obligatoi­
rement acheter le gruit à l’autorité religieuse ou séculaire. Impos­
sible de le préparer soi-même car le secret de sa composition était
soigneusement gardé, un peu celui du Coca-Cola aujourd’hui !
Impossible aussi, croyait-on, de se passer du gruit lors du bras­
sage. Il était synonyme de « ferment ». À l’époque, on ignorait
l’action des levures et on croyait que c’était l’ajout des plantes qui
faisait fermenter le liquide. Tout au long du Xe siècle, les monas­
tères furent ainsi les principaux agents du contrôle de la bras­
serie dans toute l’Europe du Nord-Est. Au XIIe siècle, l’autorité
de l’Empire romain germanique ayant décliné, le droit devint

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


181

purement seigneurial et commença à faire l’objet de résistances :


l’utilisation du houblon en était une forme. Lorsque le houblon
fut employé à plus grande échelle, l’Eglise catholique tenta de
l’interdire. En 1364, l’évêque d’Utrecht condamne l’usage du hou­
blon pour la raison qu’il n’est pas traditionnel. L’archevêque de
Cologne, le 17 avril 1381, décrète que quiconque veut brasser sa
bière doit acheter le gruit dans l’évêché, que l’importation de
bière au houblon de la Westphalie voisine est interdite, ainsi
que le brassage et la consommation de telles bières à Cologne,
sous peine de sanctions extrêmement sévères. On comprend que
c’était sérieux : on risquait d’être excommunié pour une simple
chope de bière.
En réaction contre cette mainmise de l’Eglise sur le brassage,
la Réforme protestante accéléra le passage au houblon. Il s’agis­
sait, d’une part, de contrer le clergé catholique qui s’enrichissait
en procurant au public de véritables drogues, et d’autre part de
prôner la modération en utilisant cette plante plutôt calmante et
soporifique qu’aphrodisiaque ou énergisante. L’ajout de houblon,
qui est un antiseptique conservateur, permettait de brasser des
bières moins fortes en alcool. Un édit de Je a n 1er, dit « Je a n sans
Peur» (1371-1419), duc de Bourgogne, comte de Flandre et d’A r­
tois, qui était favorable à la Réforme protestante - le détail n’est
pas anodin -, a rendu le houblon obligatoire dans ses provinces.
De ce fait, il permettait aux brasseurs flamands de s’exonérer
de la redevance du gruit et donc de se libérer de l’emprise des
monastères catholiques. Il avait d’ailleurs pris le houblon comme
emblème, et fondé en 1406 une confrérie du Houblon226.
C’est au cours du XVe siècle que l’usage de cette plante fut gé­
néralisé. Les brasseurs rachetèrent peu à peu les anciens droits
de gruit pour pouvoir abandonner cet usage et brasser au hou­
blon malgré les protestations des évêques227. La célèbre « loi de
pureté de la bière » de 1516, qui n’autorisait comme ingrédients
que l’orge, le houblon et l’eau, permit au duc de Bavière W il­
helm IV de reprendre le contrôle de la fiscalité sur la brasserie.

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


182

D’autres lois équivalentes fleurirent ultérieurement, comme à


Strasbourg en 1736228. Lors de son rattachement à l’Empire alle­
mand en 1871, une des conditions posées par la Bavière fut de
garder sa loi spécifique de pureté sur la bière, ce qui lui permit de
protéger ses brasseurs de la concurrence du reste de l’Allemagne.
Ce n’est qu’en 1906 que la loi fut étendue au pays tout entier.
Après la Seconde Guerre mondiale, elle fut assouplie en raison
de la réglementation européenne, surtout pour les bières desti­
nées à l’exportation. Toutefois, de nombreux brasseurs locaux la
respectent encore à la lettre comme un gage de qualité et aussi
pour se démarquer des bières étrangères parfois issues d’autres
céréales comme le maïs. Et si aujourd’hui la majorité des bières
est aromatisée au houblon, c’est à cause de cette rivalité entre
l’Eglise et les Etats, et entre catholiques et protestants.
La bière est la boisson la plus largement répandue dans le
monde. Les Européens ont apporté la bière industrielle partout
où ils sont allés : en Amérique, en Afrique, en Asie, en Australie, et
celle-ci a remplacé les boissons autochtones traditionnelles. Les
seules régions sans tradition attestée de brassage sont l’Afrique
au nord du Sahara et, à l’est de l’Egypte, la péninsule arabique,
ainsi que les régions très froides du globe : le Grand Nord amé­
ricain et asiatique. Peu d’études sont disponibles pour ce qui est
de l’Australie, mais en Polynésie, en Nouvelle-Zélande et en Tas­
manie, des boissons fermentées à base de sèves ou de tubercules
sont attestées. Il serait étrange qu’il n’y en eût pas également chez
les aborigènes d’Australie. Selon Patrick M cGovern, plus une
boisson est répandue, plus elle est ancienne. Il y a fort à parier
que la bière est alors la boisson dont l'origine se confond avec
celle de l’humanité.

L e v i n d e r a i s i n à la c o n q u ê t e d u m o n d e

On peut techniquement faire du vin avec n'importe quel fruit


contenant du sucre. Le cidre, qui est un « vin de pomme », est

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


183

encore bien présent dans tout le quart nord-ouest de la France,


en Allemagne et au Québec. Des traditions de vin de groseilles
ou de rhubarbe existent aussi dans l’est de la France et, autrefois,
tout le nord de l’Europe préparait des boissons fermentées à bases
de baies diverses. Le raisin est une des baies qui possède la plus
forte teneur en sucre et fermente facilement, c’est peut-être la
raison pour laquelle il a détrôné presque toutes les autres.
Les hommes du paléolithique consommaient les fruits de la
lambrusque, vigne sauvage qui donnait des petits fruits noirs
dont on a retrouvé des pépins associés aux établissements hu­
mains vieux de 500 000 ans229. La vigne à vin sauvage, Vitis vini-
fera sylvestris, poussait déjà autour de la Méditerranée et en Asie
de l’Ouest bien avant que l’humanité n’existe. Elle poussait aussi
en Amérique puisque Leif Erikson appela Vinland la terre où il
aborda vers l’an mil, sans doute en Nouvelle-Ecosse.
En 2007, une équipe d’archéologues irlandais, américains et
arméniens découvrit sur le site d’Areni en Arm énie un crâne
contenant encore son cerveau, des traces de cannibalisme ainsi
que des vases emplis de pépins de raisin, permettant de suppo­
ser qu’il y a 6 000 ans, une des plus anciennes vinifications au
monde aurait eu lieu. Cette découverte étonnante a poussé la
National Géographie Society à financer une nouvelle campagne
de fouilles en 2010 qui... mit à jour un complexe de vinification
complet, daté entre 4100 et 4000 avant J.-C. ! Dans la grotte d’Are-
ni-l, un bassin d’argile recouvert de maldivine, un pigment qui
donne sa couleur rouge au vin230, a servi de fouloir. Il est muni
d’une rigole permettant au liquide de se déverser dans une cuve
de fermentation d’une capacité de 54 litres. On y a trouvé des
pépins de raisin, des restes de grappes écrasées, des grains de
raisin desséchés, des prunes, des noix et des poteries, ainsi qu’une
tasse en corne et d’autres poteries contenant des résidus de vin,
qui servaient peut-être à boire231. En contrebas du site, le village
d’Areni est encore réputé de nos jours pour sa production vini-
cole. On a pu déterminer, d’après leur forme, que les pépins de

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


184

raisin retrouvés sont de l'espèce Vitis vinifera sativa, c’est-à-dire


la vigne cultivée. Au Ve millénaire avant J.-C., les équipements
étaient déjà si perfectionnés, que jusqu’au XIXe siècle, on utilisa
des installations similaires dans tout le bassin méditerranéen,
où l’on foulait les raisins avec les pieds.
La découverte du pressoir d’Areni ne détrôna toutefois pas
les six jarres de neuf litres de contenance découvertes à Hajji
Firuz Tepe, aux confins de l’Iran, de l’Irak et de la Turquie dans
les monts Zagros, qui passent encore pour la première trace de
vinification au monde. L’analyse des résidus de matière jaunâtre
et rougeâtre à l’intérieur de ces jarres a permis de montrer que
du vin était fabriqué entre 5400 et 5000 avant J.-C. Des études
sont en cours pour déterminer si vraiment les pigments jaunes
et rouges révèlent des vins blanc et rouge. Dans cette « cuisine »
préhistorique qui se trouve dans une habitation ordinaire, pas
moins de 54 litres de vin étaient conservés. Soit l’équivalent de
72 bouteilles, ce qui représente aujourd’hui une belle cave pour un
particulier. Hajji Firuz Tepe se situe près de la limite occidentale
de l’aire de diffusion de la vigne sauvage. Les grandes quantités
de vin stockées (extrapolées à toutes les maisons du site, elles
équivaudraient à plus de 5 000 litres) montrent que cette popu­
lation avait domestiqué la vigne, car la plante sauvage n’aurait
pu fournir autant de rendement.
Il fallut vraisemblablement moins d’un millénaire pour que
la vigne domestiquée soit transplantée jusqu’au Moyen-Orient,
dans la vallée du Jourdain, où la fabrication du vin devint, sous
l’égide des Cananéens-Phéniciens, une véritable industrie. Au
IVe millénaire, les hauteurs de Jéricho, la région de Gaza, la vallée
du Jourdain et la plaine de la Beqaa - là où les Romains, plus tard,
édifièrent un temple à Bacchus, étaient couverts de vignobles.
La vallée du Jourdain était le plus grand centre de production
du vin dans l’Antiquité.
Les Phéniciens transmirent la viticulture aux Egyptiens vers
la fin du IVe millénaire. A Abydos, dans une chambre funéraire

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


185

de la tombe du pharaon Scorpion Ier, premier pharaon de la Dy­


nastie O, se trouvaient 700 jarres de vin, soit environ 4 500 litres.
Le vin ne provenait pas d’Egypte, où la vigne ne poussait pas
du fait du climat trop aride, mais il était importé de la vallée du
Jourdain, sans doute de la région de Gaza ou de Petra, comme
en témoigne la provenance de l’argile des jarres et des sceaux qui
les fermaient. Dans certaines jarres se trouvaient des grains de
raisin. Ou bien une figue. L’ajout de ces fruits frais avait vraisem­
blablement pour but de faciliter la fermentation grâce aux levures
naturelles contenues sur leur peau. Peut-être aussi souhaitait-on
renforcer l’apport en sucre. Le vin était également aromatisé avec
des plantes comme la sarriette, la mélisse, la coriandre, la menthe,
le séné, la sauge, la germandrée ou le thym.
Le vin gagna ensuite la Crête, la Grèce et tout le pourtour de
la Méditerranée, sans d’ailleurs s’arrêter là. La viticulture était
présente en Inde en 500 avant notre ère, et les Chinois du IIe siècle
appréciaient le vin. Concernant nos ancêtres les Gaulois, ce sont
les Grecs qui l’apportèrent dans leur colonie de M arseille au
VIe siècle avant J.-C. Puis les Romains l’étendirent dans leurs pro­
vinces des Gaules. Les tribus gauloises participèrent à l’expansion
de la viticulture en développant certains cépages pouvant résister
au froid et aux conditions de climats nordiques. Elles inventèrent
par ailleurs le tonneau de bois, toujours utilisé aujourd’hui pour la
fermentation et le vieillissement du vin. C’est ainsi que la vigne
parvint jusqu’au nord de la Loire et aux rives du Rhin.

L e v in a ig r e : u ltim e d e s t in d u v i n

On peut imaginer que la fabrication du vinaigre est aussi an­


cienne que celle du vin puisqu’il s’agit d’une « maladie » de ce­
lui-ci, ou plus exactement du stade ultime de sa fermentation. Le
vin, au contact de l'air, s’ensemence de bactéries qui transforment
l’alcool en acide acétique. Depuis le début de la vinification, on a
cherché, par divers procédés tels que l’ajout de résine ou le maintien

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


186

dans des récipients hermétiques, à empêcher l’inéluctable trans­


formation du vin en vinaigre. Les analyses des résidus de Hajji
Firuz Tepe et d’Abydos ont montré que le vin était additionné de
résine de pin térébinthe (Pistacia atlanticà). Cette résine, issue
d’un arbre présent en abondance dans toute l’aire m éditerra­
néenne, possède des propriétés médicinales, conservatrices et
anti-oxydantes. Les Grecs l’utilisèrent, bien plus tard, comme
conservateur pour leurs vins résinés.
Les hommes de l’Antiquité avaient découvert que le vinaigre
ralentissait ou stoppait le pourrissement des aliments. Son usage
est avéré chez les Sumériens ; dans l’Egypte antique, la Bible le
mentionne à plusieurs occasions et Cléopâtre, soit dit en passant,
y fit dissoudre une perle pour éblouir Marc Antoine. Quant aux
Romains, jam ais en reste, ils l’utilisaient comme condiment et
pour conserver le gibier.
On le parfumait avec des herbes, des épices ou des fleurs
et, dilué avec de l’eau, c’était la boisson rafraîchissante la plus
consommée dans l’Antiquité. Dans son traité d’agriculture, Caton
l’Ancien rapporte que les cueilleurs d’olives étaient rémunérés
par une quantité de vinaigre en plus d'une part d’olives en sau­
mure. Le vin doux coupé d’eau de mer et de vinaigre, gardé dans
un tonneau durant dix jours, était la boisson donnée aux gens
durant l’hiver232. Les armées romaines se désaltéraient en buvant
du vinaigre dilué dans de l’eau ; cette boisson rafraîchissante
et énergisante était appelée posca. Les samouraïs japonais en
buvaient une semblable. C’est sans doute cette boisson à base
de vinaigre que l’on a donnée au Christ sur la croix lorsqu’il a
demandé à boire.
Le vinaigre se rencontre aussi dans la légende d’Hannibal
traversant les Alpes en 218 avant J.-C. Les Carthaginois, bloqués
dans la montagne, allumèrent de grands feux pour chauffer les
roches qu’ils firent éclater en y versant du vinaigre. Pur bobard
car jamais le vinaigre, qui est un acide très dilué, n'aurait efficace­
ment attaqué un morceau de montagne. On imagine les grandes

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


187

quantités qu’il aurait fallu pour ce faire ! La légende proviendrait


d’une faute de transcription entre acetum, « vinaigre » et acies,
« acier » et c’est plutôt avec le feu et l’acier des outils que la mon­
tagne fut percée233. Toutefois, il faut noter que cela ne paraissait
pas aberrant qu’une armée en déplacement transportât de si
grandes quantités de vinaigre pour Tite Live et Juvénal qui rap­
portent cette légende.

L e s b o i s s o n s f e r m e n t é e s n o n a l c o o l iq u e s

Le chocolat, que nous buvons et mangeons avec gourmandise,


est aussi un aliment fermenté. Les Amérindiens d’il y a 6000 ans
ne fabriquaient pas de tablettes de chocolat, ni de sauces, ni de
boisson chaude au lait et au sucre. Ils en faisaient bel et bien une
boisson alcoolique. Les fruits du cacaoyer contiennent une pulpe
blanche et juteuse dont la richesse en sucre et en graisse attire de
nombreux animaux sauvages comme les singes et les oiseaux.
Le goût très amer et astringent des graines (les « fèves »), en re­
vanche, leur déplaît. Ils mangent la pulpe et laissent les fèves sur
le sol où elles germent pour donner naissance à un nouvel arbre.
Lorsqu’une cabosse bien mûre tombe à terre, elle se fend et la
pulpe commence à fermenter spontanément puis devient liquide.
Des chroniqueurs espagnols ont décrit des populations du Gua­
temala fabriquant une boisson à partir de pulpe de cacao pilée
qu’ils laissaient fermenter dans de l’eau stagnant à l’intérieur de
leurs canoës. Ils obtenaient une boisson rafraîchissante d’une
saveur aigre-douce dont le taux d’alcool pouvait aller jusqu’à 5 à
7 %234. C’est par attrait pour cette boisson que les premiers Amé­
ricains ont domestiqué le cacaoyer. La plus ancienne trace a été
retrouvée dans une poterie à Puerto Escondido au Honduras, et
date de 1400 avant J.-C., alors que la région était peuplée par les
Olmèques235. La vallée d’Ulùa, proche, est supposée, dans l’état
actuel des connaissances, être le berceau de la domestication
du cacaoyer.

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


<XXXX>C<XXXXXXXXXXX><XX><XKXXX><X><XXX><><><X><X><X><XXX><><XX><X><>

Vin pétillant de fleurs


de sureau
- FRANCE -

<X><XXXXX><XXXXX><XXXX>CKXXXX><X><XXX><XxX>0<XXXXXXXXX><XX>0<X>

POUR2BOUTEILLES Elle est très pétillante Versez l’eau et mélangez. teilles munies
DE75CL (attention à l’ouverture Recouvrez le bocal d ’un d'un bouchon à joint
de la bouteille !) et se petit carré de tissu fixé de caoutchouc et
♦ 4 om belles m oyenn es de. fleurs conserve plusieurs années avec un élastique. d ’un levier métallique.
d e sureau ♦ 2 litres d 'eau ♦ 2 0 0 g en se bonifiant. Exposez-le au soleil Entreposez les bouteilles
d e su cre * 2 citrons bio. pendant cinq à six jours, debout à température
N e rincez pas les en remuant tous les ambiante fraîche
Ce « champagne » de ombelles de sureau. jours. A u bout de ce et à l’abri de la lumière
sureau est une boisson Da n s un bocal à large temps, de petites bulles pendant au moins
rafraîchissante à réaliser au col, réunissez les fleurs commencent à se former. deux mois avant
printemps, quand les avec les citrons coupés Filtrez le liquide et met- de consommer.
sureaux sont en fleurs. en rondelles et le sucre. tez-le dans des bou­

<xxxx>o<x><x><xxx><xx><xxxx><x><x><x><x><><xxxx><xxx><><xxx><xxx><><x>
Les Mayas et les Aztèques décrits par les conquistadores bu­
vaient le cacao écumant, coloré en rouge par le rocou, sucré de
miel et aromatisé d’épices et de plantes dont le piment et la vanille
faisaient partie.

Après le repas, on servait plusieurs boissons de cacao délicatement


préparées, comme celle qui est faite avec le fruit tendre, laquelle est
fort savoureuse ; celle qu’on fait avec du miel d’abeilles ; une autre
avec du ueinacaztli (Cymbopetalum penduliftorum) ; une autre
encore avec du Ulxochill (vanille) tendre ; une autre rouge ; une autre
vermeille ; une autre orangée ; une autre noire ; une autre blanche,

écrit Bemardino de Sahagun vers 1540 dans son Histoire g é­


nérale des choses de la Nouvelle Espagne236. La boisson de cette
époque contenait-elle encore de l’alcool ? On ne peut répondre

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


189

avec certitude, mais le soupçonner lorsque l’on lit certaines des­


criptions du frère Sahagun : « Quand le fruit est nouveau, il enivre
si l’on en boit beaucoup, tandis qu’il est rafraîchissant quand on
le prend avec modération237. »
Les conquérants trouvèrent la boisson à leur goût et la rappor­
tèrent en Espagne d’où elle connut la postérité que l'on sait... Au
XXIe siècle, le chocolat est toujours fermenté afin de développer
ses arômes même si la boisson obtenue n’est plus alcoolique.
Depuis les Aztèques, il est parfumé avec de la vanille, dont les
gousses subissent une fermentation afin de développer, elles
aussi, leur envoûtant parfum.
Quant au café, on sait peu de chose sur son origine. Qu’il vient
sans doute d’Ethiopie, que les caféiers sauvages poussent aussi en
Afrique équatoriale jusqu’au Sénégal et qu’il est « immémorial »
selon un manuscrit du XVe siècle238.
Son usage ne parvint en Arabie, par le Yémen, qu’au XVe siècle.
Ce qui explique pourquoi les croisés n’en eurent pas connais­
sance. Fort appréciée dans les pays où l’islam prohibait l’alcool,
la boisson connut un grand essor. Elle parvint à Constantinople
puis en Europe occidentale dans la seconde moitié du XVIIe siècle,
importée par des marchands vénitiens depuis le port de Mokka
sur la Mer rouge239. Les Hollandais, eux, acclimatèrent la culture
du café en Indonésie et au Surinam à la fin du XVIIe siècle. Plus
tard, les Français l’implantèrent à La Réunion puis à Saint-Do­
mingue où la traite négrière rendait cette culture très lucrative.
Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’elle atteignit le Brésil, puis
au XXe la Colombie, l’Afrique tropicale et le Viêtnam. Quoique
son expansion soit assez tardive, le café est bu aujourd’hui dans
le monde entier.
Autre boisson mondialement connue, le thé est aussi fermenté.
Les feuilles, après la cueillette, sont étalées à l’air libre, dans une
atmosphère chaude et humide, ce qui provoque par fermentation
leur noircissement, et surtout le développement des arômes. Plus
le thé est noir, plus il est fermenté. Les thés verts ne le sont pas.

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


190

Les prem ières traces de thé en C hine datent du I I e siècle


avant J.-C., bien que des légendes fassent remonter son utilisa­
tion deux mille ans plus tôt encore. A l’origine, les feuilles étaient
réduites en poudre puis compactées en briques. On les émiet­
tait ensuite selon les besoins et on les faisait bouillir dans l’eau
additionnée de sel et parfois d’épices. On buvait le thé dans un
grand bol commun qui passait de m ains en mains. Les briques
de thé servaient de monnaie d’échange et c’est ainsi que le thé
parvint, en échange de chevaux, en Mongolie, où on le boit tou­
jours bouilli, salé et additionné de lait.
Plus tard, vers le X e ou X I I e siècle de notre ère, les Chinois pré­
parèrent le thé en fine poudre fouettée dans le liquide. C’était la
boisson des lettrés qui l’introduisirent au Japon où la cérémonie
du thé se pratique encore en fouettant le thé. Ce n’est qu’en 1391
que le fondateur de la dynastie M ing décréta que le thé devait
être présenté en feuilles. On commença alors à le boire infusé.
C’est l’époque où apparurent les théières et les bols ou tasses
individuelles. Entre-temps, le thé était parvenu par la Route de la
soie jusqu’en Russie et en Inde, mais on ne l’y cultivait pas. C’est
par les Portugais qu’il parvint en Europe au X V I e siècle, via leur
colonie de Macao. Et ce n’est qu’au X V I I e siècle qu’il parvint en
Angleterre où il fut popularisé grâce au mariage du roi avec la
princesse portugaise Catherine de Bragance qui apporta dans sa
dot ses services à thé et des caisses de feuilles séchées. Elle ensei­
gna aux dames de sa cour la coutume portugaise de boire le thé.
M ais la carrière du thé ne fut pas uniquement mondaine ou
gustative. Il fut l’enjeu d’importants conflits économ iques et
politiques dans le monde. Les Anglais et les Hollandais se dis­
putèrent le monopole de son importation, qu’ils avaient déjà
ravie aux Portugais, tout au long des X V I I e et X V I I I e siècles. La
Compagnie des Indes orientales fondée par Élisabeth Ireconser­
va le monopole du commerce du thé jusqu’au X I X e siècle. Les
A nglais firent avec la Chine un lucratif commerce triangulaire
d’opium et de thé, à l’origine des deux guerres de l’Opium, qui

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


191

aboutit à l’ouverture de la Chine à l’Occident, et à la mainmise


des Anglais sur Hong Kong. Ce sont aussi les Anglais qui im­
portèrent en Inde la culture du thé au XIXe siècle, après que la
Compagnie des Indes orientales eut perdu son monopole pour
l’importation du thé de Chine. L’amour du thé eut d’autres consé­
quences politiques non négligeables : en 1773 lors de la Boston
Tea Party, les colons américains jetèrent à la mer des caisses de
thé britannique pour protester contre les taxes. Cet événement
fut le prélude à la guerre d’indépendance des États-Unis.

LE MONDE DES BOISSONS FERMENTÉES


wU T R I I Nil C U I T

DU POP-CORN
AU PAIN

* * * * * * où il y a
193

Six céréales constituent l’aliment de base de la plus grande par­


tie de l’humanité. Ce sont le blé, l’orge, le seigle, l’avoine, le riz et le
maïs. Les quatre premières poussent dans les régions tempérées,
les deux dernières dans les régions tropicales. Toutes ces céréales
sont consommées soit brutes, soit après fermentation, sous forme
de boisson ou de nourriture solide.
La première céréale domestiquée par l’homme semble être l’orge
dont la culture aurait commencé, non pas au Moyen-Orient, mais
plus à l’est, dans les régions d’Asie centrale proches du Tibet240. Les
premiers champs d’orge furent peu à peu contaminés par d’autres
graminées, des mauvaises herbes locales qu’on appelle aujourd’hui
blé, avoine et seigle... Au fil des siècles, il se produisit des croise­
ments, des mutations, et c’est ainsi que peu à peu on domestiqua
aussi ces céréales, à m esure que la culture de l’orge se répandait
vers l'Occident.

L a b o u illie , m è r e d e s n o u r r i t u r e s

N ous ne saurons probablem ent ja m a is exactem ent quand


l’homme sut extraire la farine du grain puis commença à faire du
pain à partir des céréales. Il existe un grand nombre d’étapes entre
la consommation des grains bruts, le vannage puis l’écrasement
ou la mouture de ces grains, et le criblage pour produire la farine,
confectionner la pâte et la faire cuire. Les archéologues ont retrouvé
des grains torréfiés en de nombreux endroits du monde. Ce qui laisse
penser que la première forme de céréale consommée par l’homme a
194

pu être le pop-corn : pour éliminer l’enveloppe coriace du grain,


celui-ci était grillé sur un foyer. Les grains éclataient et devenaient
beaucoup plus faciles à mâcher. L’amertume des grains crus était
également éliminée par la même opération. On pouvait aussi,
grâce au rôtissage, retirer facilement l’enveloppe de ceux qui
n’éclataient pas, ce qui rendait ensuite la mouture plus aisée. Des
exemples de pratiques analogues existent en Inde, en Amérique,
en Ecosse241 et au M oyen-Orient où le shawi, un grain de blé
vert, est grillé et dégusté lors d’occasions festives ou récréatives,
comme le pop-corn américain.
L’homme eut ensuite l’idée de broyer les grains ainsi torréfiés,
puis de m élanger la farine obtenue à de l’eau pour obtenir une
bouillie liquide à boire, ou bien pâteuse à manger, avec laquelle
on put ensuite faire une galette non levée et enfin un pain levé.
Qu’est-ce qu’une pâte à crêpe ou à galette sinon une bouillie cuite
sur une plaque chaude ? La première fermentation des céréales
ne sem ble être ni le pain, ni la bière, m ais la bouillie, appelée
aussi gruau, qui nécessite fort peu de matériel, pas de four, ni
de grande cuve. Si cette bouillie est laissée à reposer à tempéra­
ture ambiante avant la cuisson, elle fermente spontanément. Et
d'autant plus vite qu’il fait chaud dans des pays comme ceux du
croissant fertile ou d’A sie centrale.
La bouillie est l’aliment typique du néolithique, qu’elle soit
à base de grains ou de tubercules. Elle a traversé les siècles
jusqu’à nos jours sans modifications profondes. Dans les Balk­
ans, la coliva est une bouillie grossière de grains de blé écrasés
m élangée à des fruits secs, réservée de nos jours aux rituels
touchant à la mort. D’après Dan Monah, ce détail prouve son
ancienneté. Les croûtes retrouvées dans des va se s du néo­
lithique ancien (vile-vie millénaire) en seraient les vestiges242.
Il est précisé dans les rituels funéraires d’aujourd’hui qu’on
doit l’utiliser sans tarder pour qu’elle ne fermente pas243, ce qui
montre bien qu’elle fermentait et se consommait ainsi dans la
vie courante.

DU POP-CORNAU PAIN
195

o <x k ><x x >c<><x x x x x ><x k ><x ><x x x x >c>o <x ><x >o o <x x x x x x x ><x x x x x x ><x x x >

Porridge - ÉC O SSE -

0 <XX>0 0 <><XXX>0 <><><>0 C<><XXX><><>0 <X><XKXXKXX><XXK>0 <XKX><><>0 <XX>0 <>

PO U R 2 PER SO N N ES M élangez les flocons Laissez reposer le sel et l'eau supplé­


♦ 8 0 g d e flocons d ’a voine d'avoine, 25 cl d'eau et le 5 minutes avant de mentaire) d ans un bocal
♦ 5 0 d d’e au non chlorée yaourt. C ou vrez d’un servir avec la garniture à température ambiante.
♦ 2 cuil. à sou p e d e yaourt linge et laissez fermenter de votre choix. Pour préparer le prochain
nature ♦ 1 p incée d e sel. dans un endroit tiède Si vous consom m ez porridge, ajoutez l'avoine
pendant 24 heures. régulièrement du et l'eau nécessaires
Cette bouillie d'avoine A jo ute z l’eau restante et porridge, vous aurez (le yaourt est mainte­
est traditionnellement le sel, versez dans une intérêt à en garder une nant inutile) et laissez
consommée au petit casserole e t portez à portion com m e starter ferm enter com m e dans
déjeuner. On peut ébullition tout en mélan­ pour les futures prépara­ la recette. Pensez à
l'agrémenter de crème geant. Baissez le feu et tions. D oublez ces toujours en prélever
fraîche, de miel, de sucre, poursuivez la cuisson quantités, e t conservez une partie pour
de sirop d’érable, de can­ environ 5 minutes, la m oitié du mélange la fournée suivante.
nelle, et de fruits frais. jusqu'à épaississement. (p rélevé avant d’ajouter

<x>*x>o<x>ooooo<><>oo<><><><x>oo<x><>oo<x>o<xxxxx><><x><><><>oo<><x>o<><x>

D e la même façon, le boulgour est un grain de blé d'abord


bouilli puis séché au soleil et enfin concassé. Il est consommé, au
Moyen-Orient, cuit à l’eau pour donner une bouillie grumeleuse.
Mélangé à du yaourt, il est fermenté plusieurs semaines et produit
le kishk qui est utilisé séché et émietté pour épaissir des soupes.
En Amérique, les Indiens précolom biens consom maient le
maïs sous forme de bouillies fermentées. À Hawaï, le po i est une
bouillie de taro (un tubercule) fermentée. Les M aoris de Nou­
velle-Zélande laissent fermenter le maïs (autrefois un tubercule
local) durant plusieurs semaines, avant d’en moudre les grains
pour en faire une bouillie très prisée appelée kanga pirau, que
l’on consomme au petit déjeuner. En Extrême-Orient, le congee
est une bouillie de riz trempé toute la nuit et longuement cuite.

DU POP-CORNAU PAIN
196

En Inde, Yambali est une bouillie de millet et de riz fermentés.


Aux Philippines, le puto est une pâte fermentée de riz cuite à
la vapeur244. Au Soudan, Yaceda est un porridge de sorgho. Au
Kenya, YUji est une bouillie fermentée de maïs, millet, sorgho ou
manioc ; fluide, on la boit dans une demi-calebasse.
Le maïs a souvent remplacé les céréales autochtones dAfrique.
En Afrique occidentale, Yogi est une bouillie de maïs, de sorgho ou
de millet. Le fufu et le gari sont de manioc fermenté. Le manioc,
qui est toxique s’il n’est pas fermenté, donne aussi des dizaines
d’autres préparations en Afrique, en Amérique du Sud, dans les
Caraïbes et en Asie245. En Afrique du Sud, le mahewu est fermenté
à partir du maïs. Au Ghana, le kenkey, ou banku est une pâte de
maïs fermentée en boules enveloppées dans des rafles de maïs.
Ils rappellent fortement le pozol mexicain, à base de maïs nixta-
malisé, qui sert à faire des bouillies et des boissons. Au Venezuela,
dans les régions où l’altitude ne permet pas sa cuisson parfaite,
on fait fermenter le riz avant de le cuire.
On mangeait beaucoup de bouillie dans l’Antiquité médi­
terranéenne, en Europe centrale aussi. Les bouillies de farine
finement moulue seraient apparues dès le néolithique moyen
(V e millénaire). Rappelons que les Grecs appelaient les Romains
« mangeurs de bouillie », même si eux-mêmes en préparaient à
partir de l’orge. Selon la recette qu’en donne Pline l’Ancien,

on la prépare de plusieurs manières : les Grecs humectent l’orge avec


de l’eau, la font sécher pendant une nuit ; le lendemain ils la font rôtir,
et puis moudre. Il y en a qui, la faisant rôtir plus fortement, l’humectent
derechef avec un peu d’eau, et la font sécher avant de la moudre [...].
De quelque manière qu’on prépare la polenta, on prend toujours
vingt livres d’orge, trois livres de graine de lin, une demi-livre
de coriandre, une acétabule de sel ; on fait d’abord rôtir, puis moudre
ce mélange. Ceux qui veulent le garder plus longtemps le mettent,
avec la farine et le son, dans des pots de terre neufs246.

OU POP-CORNAU PAIN
197

Jusqu’au XIXe siècle, la bouillie de sarrasin était encore un ali­


ment important dans les campagnes de l’Ouest de la France. En
Bretagne, on lui préférait le yod kerc’h, une bouillie d’avoine laissée
à fermenter une nuit et consommée jusqu’au XXe siècle. D’autres
exemples se rencontrent aux quatre coins du monde : la kacha de
sarrasin des Russes, la polenta italienne, autrefois faite avec du
millet avant l’arrivée du maïs, comme le millas du sud-ouest de la
France et les gaudes du Jura. Tous sont issus en droite ligne de la
bouillie de semoule dont se nourrissaient les Sumériens.
Dans les îles britanniques, le porridge est fait de grains d’avoi­
ne écrasés en flocons. La tradition exige qu’on laisse tremper les
flocons durant au minimum une nuit avant de les cuire. Cette fer­
mentation donne sa saveur typique, légèrement acidulée, au por­
ridge. Aux îles Canaries, avant l’arrivée des Espagnols au XVe siècle,
les Guanches préparaient le gofio, une bouillie de seigle et de blé
qui était la base de leur alimentation. Cette bouillie, d’origine
berbère, est également préparée au Maroc. Selon le même mode
de fermentation, la braga ou le zur répandus dans toute l’Europe
orientale, de la Pologne aux Balkans jusqu’en Sibérie, étaient faits
dans le passé à partir d’une bouillie de grains de millet trempés
dans de l’eau. Il en résultait une pâte plus ou moins liquide qui était
chauffée puis laissé à fermenter pendant 24 heures. Cela donnait
une boisson ou soupe épaisse et opaque qu’on servait après l’avoir
passée, et qui avait un faible taux d’alcool, de 1 à 2 %. Dans chaque
maison, on trouvait un pot de grès pour la fermentation du zur.
Il n’était pas nettoyé après usage, de manière à laisser au fond un
peu de la préparation destinée à la fermentation du lendemain. En
Roumanie et dans les Balkans, ce zur fermenté à partir de seigle
sert aujourd’hui à aromatiser des soupes.
Le kissel ou kisiel russe est aujourd’hui un dessert à base de
fruits, épaissi à la fécule. A l’origine, c’était une bouillie de cé­
réales fermentée, plus épaisse que le zur. La première mention
se trouve dans la chronique de Nestor rédigée en l l l l , racontant
un événement qui s’est produit en 997. La chronique indique que

DU POP-CORN AU PAIN
198

le kissel est fait d’avoine, de blé et de son trempés dans une cuve
d’eau247. Son nom vient du russe kisly, qui signifie « aigre, acide »,
comme le mot zur, qu’on peut rapprocher du francique sur, et
qui a donné l’allemand sauer, l’anglais sour, et le français « sûr »,
étymologie montrant qu’il était bien fermenté. Il est possible que
cette boisson nourriture, qui peut être considérée comme une
« bière fossile », soit la survivance d’une préparation préhistorique
à la fois ancêtre du pain et de la bière248.

D e l a g a le t t e a u p a i n

La bouillie a également engendré les posta, pâtes alimentaires,


qui existaient déjà chez les Sumériens : des petits morceaux ou
des râpures d’une pâte épaisse sont jetés dans du bouillon en
ébullition pour y cuire249. Aujourd’hui, on en trouve partout. La
bouillie liquide versée sur une tuile ou bien sur une pierre plate
préalablement chauffée dans le foyer, devient... une galette ! Une
spécialité bretonne, européenne et mondiale depuis les blinis
ukrainiens jusqu’aux idlis et dosas indiens qui sont des galettes
ou petits gâteaux à base de farine de lentilles et de riz, parfois
inoculés de petit-lait250. Dans le sud de la France, la socca ou
panisse, est une galette à base de pois chiche. A u Maroc, les
msemen et baghrir sont des crêpes de farine ou de semoule que
l’on nappe de miel. En Inde du Sud et au Sri Lanka, les appa sont
des galettes de riz et de noix de coco251. Toutes ces préparations
sont fermentées préalablement à leur cuisson.
Une bouillie épaisse peut facilement être façonnée en galette
et cuite sur la pierre du foyer. La m aza grecque, galette d’orge,
en est l’antique version. C’est le mot focus, foyer, qui a donné la
foccacia italienne, de notre fougasse et aussi de la fouace. La
famille galette possède une nombreuse descendance, depuis
les tortillas des Am érindiens jusqu’aux nans et aux chapatis
indiens, les enjera ou kocho éthiopiens, les appa sri-lankais, kisra
soudanais, et les galettes de blé chinoises qui accompagnent le

DU POP-CORNAU PAIN
199

<xxx><xxxxxxxxx><x><x><x><x><x><x><xx><xxxx><xx><>o<xxxx>c^xxxxxx>

Dosa — IN D E —

< X X X X > 0 0 0 0 0 0 0 0 < X X X X X > < X > < X X X X X X X X X X > < > 00< > 0< X > 00< > < X X > < > 0< > < > < > 0< >

P O U R 4 P E R SO N N E S plus faciles à trouver. toujours séparément, récipient car elles vont


♦ 3 0 0 g d e riz ♦ 2 0 0 g d e lentilles pour obtenir deux pâtes doubler de volume.
corail ♦ 1 pincée d e fenugrec Rin cez le riz avec de en ajoutant le minimum Ajoutez suffisamment
l’eau à température d ’eau nécessaire d’eau pour fluidifier la
♦ 1 cuil. à c afé d e sel.
ambiante. M ettez-le au bon fonctionnement pâte et faites cuire les
Ces crêpes remplacent le dans un récipient, avec de l'appareil. Les pâtes crêpes d ans une poêle
pain et accompagnent des de l’eau non chlorée doivent être assez légèrement graissée.
légumes ou des salades. jusqu’à 5 cm au-dessus épaisses. Dégustez-les aussitôt,
On les déguste aussi au du niveau du riz. Faites M élangez les deux avec du chutney par
petit déjeuner. En Inde, on la m êm e chose avec pâtes, ajoutez le sel exemple.
utilise des lentilles noires les lentilles corail, ajoutez e t laissez fermenter dans
décortiquées (urad dal), le fenugrec. Laissez un endroit chaud
mais on peut aussi les faire tremper durant une nuit. pendant 12 à 48 heures.
avec des lentilles corail, L e lendemain, mixez-les, Prévoyez un grand

<x>oo<xxx><xxxxxxx><xxxx><x><x>o<x>o<xxx><x<><><><xx><xxx><>oo<x><x>
canard laqué, ainsi que tous les pains plats du Moyen-Orient,
d’Asie centrale et d’Afrique du Nord. Sans oublier le fladenbrot
allemand et les pains plats Scandinaves.
De la galette, nous glissons vite au pain. Le pain, né peut-être
dans le croissant fertile, s’est répandu dans toute l’Europe et
une grande partie de l’Asie. Encore aujourd’hui, l’Asie centrale
est une région du monde de tradition boulangère. Même en Ex­
trême-Orient, la pâte levée de farine de blé cohabite avec la tradi­
tion céréalière du riz. Des tablettes mésopotamiennes datant du
I I e millénaire avant J.-C. font état de plus de 200 sortes de pains
différents, classés selon la variété de farine, le pétrissage, les ajouts
de divers ingrédients, les saveurs ou aromatisations, les cuissons252.
C’est énormément plus que dans la plupart de nos boulangeries
actuelles ! Nous pouvons constater que des pains fantaisie, du

DU POP-CORNAU PAIN
200

genre brioche, avec ajouts d’aromates, d’œufs, de graisse ani­


male ou d’huile, de miel, de graines, étaient déjà préparés il y a
quatre mille ans. Notons aussi que les pains plats faits d’une pâte
finement étalée comme on en trouve encore au Moyen-Orient et
jusqu’au nord de l’Europe coexistaient déjà avec les pains levés.
Les galettes étaient fermentées en laissant simplement reposer
la pâte quelques heures ; par contre les pains levés l’étaient par

o<
x ><x k ><x x xx x ><><x ><><x ><x x xx x ><x x xx ><x x ><>x ><x x xx x ><>ck ><x ><>^<x xx >

Crêpes de sarrasin, blinis


- BR ETAG N E -
- E U R O P E C E N T R A L E . U K R A IN E , R U S SIE -
CKXXXKXXK><XXXxX><X>00<>CKX><XXXXX>0CKXXXXXX><XXXX><>00<>0<X><X>

Les crêpes de blé noir avec elle et pour lui c’est-à-dire fermentée. saladier. Mélangez-la
étaient l’aliment de base perm ette de rester à avec les jaunes d’œufs,
en Bretagne jusqu'au l’abri de l’air. C ouvrez ♦ 2 0 g d e levure fraîche de le sel, le reste de lait, la
XX' siècle. On les nappe de d’un linge e t laissez boulanger ♦ 3 0 d d e lait en­ crème et le yaourt.
beurre et les garnit comme ferm enter pendant tier ♦ 1 5 0 g d e farine d e sarra­ Travaillez jusqu’à ce que
on aime... En voici la 24 heures à température sin ♦ 2 0 0 g d e farine d e fro­ la pâte soit bien lisse.
recette traditionnelle ambiante. A u moment m ent ♦ 3 œ u fs (blancs e t jaunes Lorsque la pâte au
fermentée, d’une simplicité d’utiliser la pâte, ajoutez sé p aré s),! cuil. à c afé de sarrasin a reposé, incor-
enfantine, qui prend du le sel et suffisamment sel ♦ 2 5 0 g d e crèm e fraîche porez-la dans la pâte
temps mais vaut la peine. d’eau pour quelle soit épaisse ♦ 1 yaourt nature. au froment. Laissez
bien fluide. Faites cuire fermenter encore
♦500 g de farine de sarrasin les crêpes et gamissez-les Délayez la levure pendant 2 heures.
♦1,251 d’eau ♦1cuil. à café à votre goût. émiettée dans la moitié A u m om ent de cuire
de sel. du lait tiède et incorpo- les blinis, incorporez
Autre manière : les blinis rez-la dans la farine de délicatement les blancs
M élangez la farine avec sont de petites crêpes sarrasin. Couvrez d ’un montés en neige dans
50 cl d’eau pour obtenir épaisses également de linge, laissez reposer la pâte. C uisez les blinis
une pâte épaisse. Ajoutez sarrasin, mais fermentées ce mélange au chaud dans une petite poêle
50 cl d’eau en la versant à la levure de bière. On les pendant 1 heure. sur feu vif.
sur le dos d’une louche, déguste traditionnellement Pendant ce temps,
afin qu elle recouvre la avec des poissons fumés et versez la farine de
pâte sans se mélanger de la crème aigre, froment dans un grand

<X><XXX><><XX><XXXXX><XXXX><X><XX><XXX><>O<>0><X><XXX><X><X><>O<><X><X^

DU POP-CORN AU PAIN
201

ajout d’un ferment extérieur, qui pouvait être un peu de bière, ou


de soupe, et de bouillie aigrie253. En Inde, on ensemence encore
aujourd’hui la pâte des nans avec du lait fermenté ou du yaourt.
Ces galettes pouvaient être cuites rapidement sur la pierre du
foyer, ou directement sous la cendre avant qu’elle ne refroidisse.
Le plus souvent, elles étaient cuites dans un tinûru d’argile, grand
four vertical cylindrique, qui est l’ancêtre du tandor où l’on cuit
encore aujourd’hui les nans dans l’Inde du Nord, et qui est utilisé
aussi jusqu'en Afghanistan, en Iran, dans les pays du Caucase
et dans le sud de l’A sie centrale pour cuire les pains. Les pains
étaient cuits dans un four à cloche ou à coupole en terre cuite,
ancêtre des fours des boulangers actuels, qui existait en Europe
du Sud dès le néolithique.

L e p r e m i e r p a i n d u m o n d e , e t s a s u it e

Une idée reçue attribue aux Egyptiens l’invention du pain levé,


événement dû au hasard, parce qu’une pâte à galette aurait été
oubliée et aurait fermenté. Les vestiges de boulangeries et de
pains trouvés en Egypte montrent qu’ils perfectionnèrent l’art
de la boulangerie et de la pâtisserie en préparant des dizaines de
variétés de pains différents, parfois enrichis d’œufs, de graisse,
et fourrés de dattes ou d’autres fruits ; on peut en voir au musée
du Caire. Ces pains étaient sans doute fermentés avec un levain
naturel selon la méthode encore à l’œuvre dans les villages : on
verse de l’eau dans le récipient où l’on a pétri pour décoller les
restes de pâte, puis on y ajoute un peu de farine pour former
une nouvelle pâte qu’on laisse reposer à température ambiante
jusqu’à la fournée suivante.
L’utilisation d’une levure ajoutée remonte au moins à 1500
avant J.-C . On suppose que les boulan gers récupéraient la
levure lors de la fabrication de la bière, car souvent les deux
produits étaient faits dans les m êmes lieux254. Les pains égyp­
tiens antiques ne pouvaient lever comme les pains européens

DU POP-CORN AU PAIN
202

à cause des farines utilisées : l’amidonnier et l’orge possédant


peu de gluten donnent des pains com pacts, moulés dans la
plupart des cas.
Les plus anciennes traces archéologiques connues de pain
levé viennent en fait d’Europe, où l’on estime qu’il fait son ap­
parition au Ve millénaire. A u chalcolithique (v*-me millénaire)
l’agriculture était florissante des Balkans jusqu’en Ukraine. Dans
des habitats de cette époque, mis au jour en Roumanie, on a re­
trouvé des moulins perfectionnés, des fours à voûte et d’énormes
réserves de céréales pouvant aller jusqu’à 2 tonnes, conservées
dans des silos séparés selon la variété (blé et orge) et la taille des
grains255. Des tourteaux de millet dans lesquels on distinguait les
grains dans la pâte ont été exhumés, sorte d’intermédiaire entre
la galette et le pain. Des tourteaux identiques, mais modelés en
argile, devaient servir à des fins rituelles. Encore en Roumanie,
dans le tell de Sucidava-Celei, on a découvert les restes d’un pain
carbonisé datant du IIIe millénaire, qui se présente sous la forme
d’une galette épaisse. Dans la mie du pain, on a pu identifier de
l’orge et des graines de lin. Des alvéoles visibles prouvent qu’il
s’agissait d’un pain levé.
Mais le plus ancien pain levé connu a été retrouvé, en plusieurs
morceaux, en Suisse, près de Neuchâtel, sur le site de Montmirail.
Il date de 3719 à 3699 avant J.-C. Un autre, retrouvé à Douanne
près du lac de Bienne, est entier et parfaitement conservé. Il a été
pétri entre 3560 et 3530 avant J.-C., à partir de froment finement
moulu et tamisé, et de levain. Bien rond et gonflé, il a été cuit
dans un four et ressemble trait pour trait aux pains actuels256. « Sa
forme et sa fabrication ne permettraient pas de le distinguer du
pain levé qui existe encore dans les Alpes, notamment dans le
Valais », écrit M ax Wâhren qui l’a analysé257. Sur le même site, on
a retrouvé aussi du pain d'orge et des céréales broyées en gruau
et préparées en bouillie.
Le pain de Douanne était vraisem blablem ent levé avec un
levain naturel : un morceau de pâte aigrie de la veille qu’on

DU POP-CORN AU PAIN
203

réutilisait pour ensemencer la nouvelle fournée, ou une pâte faite


avec les raclures du pétrin selon la méthode décrite plus haut.
Les Grecs et les Romains utilisèrent un agent levant à base de
moût de vin dont Pline donne la recette :

Le millet s’emploie principalement pour les levains ; pétri avec


du moût, il se garde un an. On fait aussi du levain avec le son, fin et très
bon, du froment même ; on pétrit ce son avec du moût blanc
de trois jours, et on le sèche au soleil ; on en forme de petits pâtés
qu’on délaye pour faire le pain [...]. Ces espèces de levain ne se font
que pendant la vendange. Mais, à la saison qu’on veut, on fait du levain
d’orge et d’eau : on en forme des gâteaux du poids de deux livres ;
on les cuit sur le foyer très chaud, ou dans un plat de terre sur la cendre
et la braise, jusqu’à ce qu’ils soient roux ; puis on les ferme dans
des vases jusqu’à ce qu’ils aigrissent : cela fait un levain qu’on délaye
pour s’en servir258.

Ils avaient découvert empiriquement que la flore présente sur


la peau des raisins contient le Saccharomyces cerevisiæ qui n’est
autre que la levure de bière ou de boulangerie.
Toutefois, le levain naturel était également utilisé :

Maintenant le levain se fait avec la farine même : on la pétrit avant


d’ajouter le sel, on la cuit jusqu’à consistance de bouillie, et on la laisse
jusqu’à ce qu’elle aigrisse. Mais d’ordinaire on ne la fait même pas
cuire, et on se borne à employer de la matière gardée de la veille,

ajoute Pline. C’est cette dernière méthode qui fut adoptée par
tous les boulangers européens jusqu’au X V IIIe siècle et qui re­
vient maintenant. Les Celtes utilisaient la levure de bière, qu’ils
récupéraient dans la cuve de fermentation. Pline appréciait ce
pain léger : « La G aule et l’Espagne, qui font une boisson avec
les espèces de blé indiquées ailleurs, emploient pour levain la
levure qui se concrète ; aussi le pain est-il dans ces contrées plus

DU POP-CORNAU PAIN
206

DOUBLEPAGEPRÉCÉDENTE
léger que dans les autres259. » La technique de la levure de bière
F a b r ic a t io n d u p a in disparut après la christianisation, sauf dans les pays germaniques
à D a k h la , É g y p t e .
C e s fe m m e s é g y p tie n n e s où la bière était toujours brassée de façon domestique. Elle revint
fa b riq u e n t le p a in e x a c te m e n t en France au X V IIe siècle lors du mariage d’Henri IV avec Marie
d e la m ê m e m a n iè re q u ’o n
le fa b riq u a it a u te m p s de Médicis, ce qui ne se ht pas sans polémique. L’emploi de la le­
d e s P h a ra o n s o u e n E u ro p e vure soulevait de gros doutes sur la salubrité du pain et fut même
il y a 6 0 0 0 a n s. L e fo u r d it
« à c lo c h e » o u « à c o u p o le » , déconseillé par l’académie de Médecine. Le pain à la levure était
q u i e s t le m o d è le d e s fo u rs appelé « pain mollet » ou « pain à la reine ». Plus blanc et mieux
trad itio n n e ls ju sq u 'a u X I X ”
siè c le , e x ista it d è s le levé que le pain traditionnel au levain, il séchait plus vite. On le
n é o lith iq u e , e t d e v a it considérait comme un pain de luxe au regard du pain ordinaire,
fo rte m e n t re ss e m b le r à
c e u x -c i, fa b riq u é s e n a rg ile . moins blanc, plus acide et plus compact.
L e s p a in s q u i so rte n t d u fo u r
so n t d e s p a in s le v é s. L a p â te La boulangerie n’a guère fait de progrès depuis l’Antiquité : on
e s t e n s e m e n c é e s o it a v e c u n fait le pain au XXIe siècle comme on le faisait il y a quatre mille ans.
le v a in fa it à p a rtir d e la p â te
d e la fo u rn é e p ré c é d e n te , o u Rien n’a changé, ni le levain, ni l’emploi de la levure, ni l’immense
d e la le v u re d e b iè re q u i é ta it variété des pains qui existaient déjà : ronds, allongés, moulés, faits
a u s si d é jà c o n n u e d è s la p lu s
h a u te an tiq u ité . L a de diverses céréales seules ou en mélanges, plats ou levés, fourrés,
p a n ifica tio n , p a r le s fe m m e s, roulés, enrichis de graines ou de fruits ; d’huile ou de graisse, de
e s t c o m m u n a u ta ire . A u to u r
d e s fo u rs s e d é ro u le u n e miel. Les seules innovations concernent le matériel : pétrins élec­
g r a n d e c o n vivialité . triques et chambres de pousse à la température contrôlée. Nous
parlons évidemment des pains artisanaux, ceux de l’industrie
comportant, eux, divers additifs destinés, entre autres choses, à
rendre la mie plus blanche.
La brioche existait aussi il y a deux m ille ans : « Certains
pétrissent [le pain] avec des œ ufs et du lait, et même avec du
beurre ; invention des nations pacifiées qui appliquent désor­
mais leurs soins aux diverses espèces de boulangerie260. » Pline
l’Ancien, dans son encyclopédie, renonce à citer tous les pains
existants. Nous ne pourrons pas plus le faire tant les pains sont
nombreux et variés dans le monde, depuis nos pains et viennoi-
series européens, traditionnellement, à la levure dans le nord et
au levain dans le sud, jusqu’aux pains plats du M aghreb et du
Moyen-Orient. Le pain s’est aussi répandu depuis des millénaires
jusqu’en Inde et en A sie centrale où il existe une grande variété
de pains plats ou levés, parfois farcis ou fourrés de fromages et de

DU POP-CORN AU PAIN
207

viandes. La panification est aussi arrivée en Chine, où les pains


sont levés, ensemencés à la levure, et souvent cuits à la vapeur.
Et plus récemment au Japon, où l’on fabrique des pains de mie
uniques et très moelleux. Sur le continent américain aussi, les
colons ont créé des traditions devenues autochtones comme le
pain au levain de San Francisco, le pain de Boston, ou les petits
pains ronds destinés aux hamburgers.

DU POP-CORN AU PAIN
vu TRI I NI r / lir

É LE FROMAGE, i
OU L’APOTHÉOSE
DES PRODUITS
LAITIERS

Partouj où il y a 0 t S H 0 ^ S
209

Les produits laitiers constituent une immense partie de l'ali­


mentation fermentée. D’après la théorie de la « révolution des
produits secondaires » élaborée par Andrew Sherratt en 1981,
l’utilisation des produits secondaires de l’élevage (la viande étant
un produit primaire), c’est-à-dire des produits que l’on peut exploi­
ter sans avoir besoin de tuer l’animal, tels que la laine, le lait, les
œufs, mais aussi la force de traction et le transport des charges,
aurait eu lieu durant le rv* millénaire en Mésopotamie et se serait
étendue durant le IIIe millénaire en Europe, en Afrique du Nord
puis en Asie. C’est à ce moment-là que le labourage, l’invention
de la roue et l’utilisation du cheval ou de l’âne seraient apparus au
Moyen-Orient puis en Europe261. Il existe pourtant des vestiges
fromagers plus anciens.

C o m m e n t b o i r e d u l a it a v a n t d ’é le v e r u n e v a c h e

Ju sq u ’aux dernières décennies, il semblait improbable aux


historiens de l’alim entation que le lait ait pu être exploité
au début de la néolithisation, pour p lu sieu rs raisons. Tout
d’abord, les vaches, les chèvres, ou les cham elles, selon les
cas, ne pouvaient donner de lait sans avoir de petit. Il semblait
im possible qu’il y eût suffisamment de lait pour nourrir à la
fois les hum ains et le veau qui devait continuer à téter pour
entretenir la lactation. Ensuite, l’élevage supposait un savoir
et une organisation dont les hum ains de l’époque étaient pré­
tendument incapables.
210

C es croyances ont été démenties récemment par des trou­


vailles archéologiques ayant mis au jour, au Moyen-Orient, des
faisselles et des moules à caillé v ieu x de cinq mille ans. Un
bas-relief sumérien, la Frise à la laiterie, trouvé à El Obeid et
datant de 3500 ans avant J.-C., représente la traite des vaches et
le caillage du lait262. En Egypte ancienne, des bas-reliefs sur des
tombes du IIe millénaire avant J.-C. représentent aussi la traite
des vaches. C’est le cas du sarcophage de Kaouit, X Ie dynastie263,
ou de peintures ornant la tombe de Météti, visibles au Musée
du Louvre. Au Pakistan, les fouilles d’une habitation datant du
IIIe millénaire avant J.-C. ont révélé des vases percés de trous
contenant des résidus de produits laitiers caprins264. En Anatolie
et en Lybie, des fouilles ont révélé des résidus de lait datant des
VIe et Ve millénaires sans toutefois que l’on puisse affirmer qu’il
avait été transformé en fromage265.
Depuis ces découvertes, on mit au jour en Europe occidentale
des vestiges encore plus anciens. Des analyses menées à l’Institut
de géochimie de l’université de Lausanne ont mis en évidence
des résidus de lait de vache, de chèvre et de brebis sur des cé­
ramiques trouvées sur le site d’une « ferme » du IVe millénaire
avant J.-C., située sur le bord du lac de Constance. On a même
pu montrer que le lait avait dû être chauffé dans ces récipients,
seul ou avec des céréales, pour faire de la bouillie, par exemple.
Des résidus de produits laitiers datant du Ve millénaire ont été
détectés en grand nombre en Grande-Bretagne, et d’autres remon­
tant au VIe millénaire dans la région des Carpates. Dans le Ju ra
suisse, en Roumanie et en Hongrie, on a retrouvé des faisselles
en céramique datées du V Ie millénaire, contenant des résidus de
fromage. Une étude de l’université de Bristol décrit également
une production fromagère en Pologne au V Ie m illénaire266. La
consommation de produits laitiers était donc déjà bien établie
il y a huit mille ans.
Plus incroyable encore : il se pourrait que l’homme ait bu le
lait avant de manger la viande de ses troupeaux. Dans un site

LE FROMAGE. OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


211

néolithique du IVe millénaire situé à Paris-Bercy267, des chercheurs


ont découvert, en étudiant l’âge d’abattage des animaux à partir
de leur squelette, que certains avaient été abattus vers quatre ou
cinq ans, ce qui est classique pour les bêtes à viande. Mais un
grand nombre d’ossements étaient ceux d'animaux très jeunes,
entre six et neuf mois, abattus à la fin de l’été, c’est-à-dire juste à
la fin de la lactation. La dentine des molaires des veaux, différente
selon qu’ils tètent ou qu’ils broutent, l’a confirmé. Cette constante,
l’abattage d’animaux très jeunes, a mis la puce à l’oreille des cher­
cheurs. En effet, les vaches, à cette époque, ne donnaient plus de
lait si leur petit leur était enlevé : on gardait donc le veau près de
sa mère tant que durait la lactation, du printemps à l’automne
(c’est parce qu’on donne des hormones aux vaches et aux chèvres
que la lactation dure toute l’année maintenant). A la fin de la lac­
tation, on abattait le veau, l’agneau ou le cabri devenu « inutile ».
On ne pouvait se permettre de nourrir un animal pour ne rien en
faire. La viande, souvent, était conservée par salaison afin d’avoir
des provisions pour la mauvaise saison - c’est ce qu’on fait encore
dans les campagnes.
On voit donc que des élevages caprins et ovins pour le lait sont
attestés sur les rives de la Méditerranée à Chypre et au Moyen-
Orient, dès le début du V IIIe millénaire avant J.-C. ; et en Europe
au début du VIe millénaire. Le système d’élevage en vigueur dans
ces villages était mixte, destiné au lait autant qu’à la viande : on
n’a pas retrouvé d’élevage de viande uniquement. Des élevages
bovins datant du début et du milieu du néolithique ont aussi
été retrouvés en France, dans les Balkans, en Italie et au Proche-
Orient ; il s’agissait de « chasseurs agriculteurs élevant » plutôt
que de véritables « agriculteurs éleveurs ».
Ils étaient capables de développer une organisation et des tech­
niques appropriées pour l’exploitation laitière des premiers bovins
et caprins qui n’étaient pas vraiment domestiques. C ’est-à-dire
qu’ils savaient gérer la démographie du cheptel et les stocks, an­
ticiper, transmettre et recevoir les techniques et procédés.

LE FROMAGE. OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


212

Cela remet en cause l’image de ces derniers chasseurs d’avant


la « révolution néolithique » dont l’on pensait qu’ils avaient des
moyens techniques limités. L’idée que le lait est un produit secon­
daire de la consommation de viande est aussi remise en question.
La viande des veaux abattus jeunes était un sous-produit de la
laiterie et non pas l’inverse. En réalité, ce serait la consommation
de lait qui serait à l’origine de la domestication des premières
chèvres et des vaches, ainsi que de la diffusion de leurs descen­
dants dans tout le bassin méditerranéen, et non pas la domesti­
cation du bétail pour la viande qui aurait eu pour conséquence
secondaire la consommation puis la « mode » des laitages268.
Un autre argument est donné par Jean-Denis Vigne : pour que
les chasseurs abandonnent la chasse et se mettent à l’élevage, il
faut que l’élevage « rapporte » plus que la chasse, au sens qua­
litatif plutôt que quantitatif du terme. En étudiant le nombre
de spécim ens de mamm ifères retrouvés autour des foyers de
peuplement, on remarque que la quantité de gibier décroît lente­
ment par rapport aux animaux domestiques. Ce n’est que vers le
milieu du V IIe millénaire que le nombre d’animaux domestiques
commence à l’emporter sur le gibier, ce qui tend à montrer que
les animaux étaient d’abord élevés pour les produits secondaires
dont le lait, tandis que la chasse continuait à subvenir en grande
partie aux besoins de viande.
Des études paléo génétiques ont montré par ailleurs qu’à cette
époque lointaine, les hommes ne synthétisaient pas encore la
lactase à l’âge adulte. Chez les mammifères, la lactase est une
enzyme produite dans l’intestin grêle, qui permet de digérer le
lactose en le transformant en glucose. Cette enzyme est produite
chez les bébés de toutes les espèces jusqu’à l’âge du sevrage,
c’est-à-dire tant que la digestion du lait est absolument indis­
pensable à leur survie. Les adultes, eux, ne la produisent plus et
deviennent intolérants au lactose. Les hommes du néolithique
devaient donc souffrir de nombreux désordres digestifs à la pre­
mière gorgée de lait.

LEFROMAGE. OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


213

Une mutation génétique a permis la persistance de la sécrétion


de la lactase à l’âge adulte. On estime qu’à l’heure actuelle 90 %
des Européens possèdent le gène issu de cette mutation. Mais
il est quasiment absent chez les populations de l’Est asiatique,
par exemple. Or, la mutation a eu lieu après la domestication
du bétail, et non pas avant. Elle s’est produite à des dates diffé­
rentes selon les endroits : il y a dix mille ans dans le Caucase et
chez les nomades d’Afrique subsaharienne, plus récemment au
Moyen-Orient et en Europe du Nord. La forme la plus commune
de la mutation est d’origine caucasienne pour les populations
d’Europe du Nord, et aurait été introduite en plusieurs fois il y
a six mille ans environ. Les scientifiques parlent de processus
convergeant d’évolution.
Une autre mutation, beaucoup plus récente (elle date de 1400
à 3000 ans) touche des populations d’une région particulière
située à l’ouest de l’Oural et au nord du Caucase. Les gênes sur
lesquels ont eu lieu cette mutation sont également présents en
Asie centrale, du Caucase au Pakistan et jusqu’en Mongolie, au
Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne, soit dans les popula­
tions ayant une très ancienne tradition fromagère. L’étude des dif­
férences génétiques a montré que les populations qui partagent
une même forme de la mutation partagent aussi la même culture
fromagère et laitière à travers l’histoire. Les populations ayant
les mêmes allèles élèvent les mêmes animaux et appartiennent
à la même sphère culturelle269.
On supposait jusqu'alors que l’élevage des animaux pour la
production de lait était survenu après la mutation et en était la
conséquence naturelle : pour une raison inconnue, l’espèce hu­
maine aurait un jour « muté » et digéré le lactose, à la suite de quoi
elle aurait pu se mettre à élever des vaches ou des chamelles...
En réalité, c’est l’inverse qui s’est produit : la consommation ha­
bituelle de produits laitiers a favorisé la mutation génétique.
M ais alors, comment se fait-il que les homm es aient si long­
temps continué à consommer un aliment qui les rendait malades

LE FROMAGE, OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


214

(la mutation ne s’est pas faite du jour au lendemain, il a parfois


fallu cinq millénaires entre le moment où les hommes se sont mis
à consommer les produits laitiers et le moment où, en théorie, ils
ont été capables de les digérer sans aucun trouble) ? Cela veut
dire, tout simplement, qu’ils maîtrisaient bien avant le début de la
mutation le processus de fermentation. En effet, la fermentation
transforme le lactose en acide lactique parfaitement assimilable
sans que l’organisme ait besoin de la lactase.

ckxxxxx ><x x x ><x x xx xx xxx ><x x xxxxx ><>c><x x x ><x k x ><><x x xx xx ><><c><x >o

Labné, yaourt, dahi, lassi, ayran...


- M O Y E N -O R IE N T , T U R Q U IE . IN D E -

<XXXXXXXXXxXKXXXXXXXXXXXXXXXXXX><XX><X><X><X><XXXXX><X><><><X>

POUR1LITRE de « spécialité laitière au de lait e t mélangez très Posez dessus un poids et


bifidus » ou à autre chose. soigneusement avec un laissez-le s'égoutter
♦ 1 1 d e lait cru entier ♦ 1 cuil.
fouet. Transvasez dans quelques jours. Vous
à sou pe d e yaou rt nature
Dans une casserole, un récipient, couvrez et obtiendrez un fromage
La famille des yaourts portez le lait à ébullition, placez-le dans un endroit frais, plus ou moins
est grande et elle s’étend baissez le feu e t laissez chaud de la maison, sous ferme selon le temps de
depuis les Balkans jusqu’en frém ir entre 5 e t 15 une couverture pour l’égouttage.
Inde, en passant par la minutes (plus l’ébullition garder la chaleur, et
Turquie, le Moyen-Orient sera longue, plus le laissez fermenter pendant Pour faire du lassi indien,
et l'Asie centrale. La yaourt sera ferm e). 3 heures. Entreposez ou de l’ayran turc :
technique pour le faire est Retirez du feu et laissez ensuite au frais. mélangez avec un fouet
partout la même, mais les tiédir jusqu’à 55 ° C . 2 mesures de yaourt
ferments sont différents Prélevez dans un bol Pour faire du labné avec 1 mesure d'eau
selon les contrées. Utilisez l’équivalent d’un verre arabe, labané libanais ou fraîche et 1 pincée
un yaourt du commerce, du lait. Mélangez-le du paneer indien : ajoutez de sel. O n peut aussi
de préférence fermier. avec la cuillerée de 1 pincée de sel au yaourt le mixer pour obtenir
Vérifiez qu'il y ait bien yaourt, en remuant bien. quand il est pris, et ver- un effet mousseux.
le mot « yaourt » Versez ensuite ce sez-le dans une passoire A déguster très frais.
sur l’emballage, pas ferment dans le reste doublée d'une gaze.

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o<><><>o o o <x x x ><x k ><x ><x ><x <><>c k ><x ><x x x ><><x x x x x >o <x x ><x k ><><><>

LE FROMAGE. OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


En résumé, les premiers humains consommaient des yaourts et
des fromages avant de boire du lait pur et avant de domestiquer
les vaches. La fermentation, présente dès le début chez les éle­
veurs de bétail270, était une nécessité : sans elle, le lait ne pouvait
pas être consommé à l’âge adulte.

L a f e r m e n t a t i o n d e s p e u p le s n o m a d e s

Née chez les populations nomades d’Asie centrale dix mille ans
avant notre ère, la tradition fromagère s’est transmise jusqu’en
Afrique et en Europe occidentale au VIe millénaire avant notre ère.
Au début, la fabrication de fromage se ht à partir de la fermenta­
tion lactique acide. Cette fermentation, souvent spontanée, n’a
pas besoin d’ajout d’enzymes pour faire cailler le lait. Le lait est
ensemencé avec des bactéries présentes localement dans l’air,
sur les pis des animaux et dans l’outre même où il coagule. On
ensemencera la fournée suivante avec un reste de la précédente,
indéfiniment ou presque. Ce procédé, initié par les civilisations
nomades de chasseurs-cueilleurs éleveurs qui se déplaçaient en
suivant les migrations naturelles des troupeaux, existe encore
chez les peuples nomades d’Asie centrale. La facilité de fabrica­
tion, de transport et le fait de ne pas avoir à le stocker (contraire­
ment aux fromages solides, égouttés et affinés) en a fait l’aliment
idéal, aussi bien chez les peuples migrateurs d’Asie que chez les
pasteurs d’Afrique du Nord et de la zone sahélo-soudanienne de
l’Afrique subsaharienne. Hérodote, qui a voyagé en Asie, men­
tionne ce lait fermenté, nourrissant, fortifiant et stimulant. Pline
l’Ancien rapporte que « les nations barbares qui vivent de lait
ignorent ou méprisent depuis tant de siècles le mérite du fro­
mage ; et cependant elles savent transformer le lait en un liquide
d’une acidité agréable, et en un beurre gras271 ».
Si nous remontons à la source, du côté de la Mongolie, nous
constatons qu’aujourd’hui comme autrefois, la nourriture, à domi­
nante animale, repose sur le lait en été : lait et crème fermentés,

LE FROMAGE. OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


216

beurre et fromages ; et sur la viande, souvent fermentée, en hiver.


On distingue deux catégories de produits selon la nature du lait
utilisé : lait de jument, ou autre.
Les laits autres que celui de jument donnent le tarag. Le lait
est partiellement écrémé puis ensemencé avant d’être chauffé
à l’aide d’une souche produite par la fournée précédente qu’on
laisse égoutter dans un sac de toile et que l’on conserve sous
la yourte. Certains tarag sont fermentés deux fois, la seconde
fois dans une outre ou dans un récipient en bois spécial où sont
présents des ferments sauvages. Le lait y reste plusieurs jours,
est agité jusqu’à ce qu'une mousse blanche apparaisse. Il donne
une boisson acide et légèrement alcoolique que l’on peut distiller
pour fabriquer un alcool comparable à la vodka, Yarkhi.
Le lait de jument donne un produit à plus forte valeur symbo­
lique : Yaïrag, boisson alcoolique répandue aujourd’hui encore en
Mongolie, existe, au moins, depuis le Ier millénaire avant J.-C.272.
C’est une sorte de « vin de lait », ou plutôt de « champagne de lait »
car il est pétillant. Le lait ensemencé à partir d’un « levain » de
souches lactiques sauvages coagule puis est affiné en anaérobie
dans des outres faites avec l’estomac d’un animal. On verse du
lait frais plusieurs fois par jour dans l’outre, au fur et à mesure
des prélèvements pour la consommation courante. Il y a donc
une sorte de fermentation éternelle, la souche étant toujours la
même. On l’agite fréquemment pour assurer une bonne fermen­
tation. L’outre est rangée près de l’entrée de la yourte et chaque
personne qui y pénètre se fait un devoir de battre le lait avec un
moussoir se trouvant en permanence dans le récipient. Le produit
obtenu, une boisson pétillante, fraîche et acidulée, légèrement
alcoolisée, sert à la fois de nourriture et de boisson. Les enfants
en consomment très tôt, dès le sevrage.
Voisins de Yaïrag, le koumis est produit en Russie, Yunda et
le khormôg, dans le désert de Gobi, par fermentation du lait de
chamelle. Au Turkménistan, on consomme le chai, appellé shubat
au Kazakhstan, à partir du lait de chamelle qu’on laisse fermenter

LE FROMAGE. OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


217

dans une peau ou une jarre de terre cuite, après l’avoir ensemen­
cé avec la fournée précédente. On en tire YAgaran, une crème
fermentée qui remonte à la surface. Dans le Caucase est produit
1’ayran, une boisson lactée à base de yaourt et d’eau légèrement
salée que les Kurdes appellent dawé et les Arméniens tahn. Les
bergers laissent fermenter le lait à partir de bactéries sauvages
dans une outre de chèvre hermétiquement fermée et jamais lavée,
dans laquelle on remplace le lait coagulé par du lait frais, ainsi de
suite. Au ftl du temps, les souches forment sur la paroi de l’outre
des grains de protéines et de polysaccharides agglutinés riches
en micro-organismes vivants, servant à réensemencer de nou­
velles quantités de lait, même à température ambiante, tout en
produisant beaucoup de gaz carbonique : ce lait fermenté est de
consistance liquide, et pétille beaucoup. Ces grains se léguaient
- et se lèguent toujours - de génération en génération. Ils sont
appelés kéhr, ou képhir.
A partir des laits fermentés, les Mongols fabriquent aussi un
from age solide, p ressé et séché, qu’ils consomment en l’état,
conservent dans un boyau ou congèlent en hiver : Yarts. Le bias-
lag est un fromage de lait de brebis ou de chèvre de type ricotte
ou sérac. A partir d’un caillé de chèvre ou de brebis acidifié, puis
additionné de lactosérum acide, chauffé, égoutté et fortement
pressé puis séché au soleil, les Mongols font 1a’ aruul et 1e’ zgii,
deux fromages plus ou moins acides et durs. Consommés frais, on
les appelle huruud, « doigts »273. Durant le séchage, ils subissent
une seconde fermentation fongique qui leur donne une saveur
très prononcée. La pâte est mélangée à des plantes aromatiques
ou à des épices qui renforcent encore la saveur. Ils servent de
nourriture de base, comme le pain. On les consomme à tous les
repas, râpés ou broyés, un peu comme le parmesan en Italie.
Ces from ages durs et secs d’origine très ancienne existent
dans toute l’Asie centrale, jusqu’en Afghanistan. Le mot khurüd
qui désigne ces fromages m ongols en forme de galette existe
toujours dans la langue afghane et désignait autrefois l’ensemble

LE FROMAGE, OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


218

des fromages secs d’Asie centrale. La fabrication de lait fermenté,


fromages secs, beurre et crème fermentée acidifiée, permettait
de survivre tout l’hiver, en dehors de la période de lactation des
femelles mammifères.
Je a n Froc montre bien l’axe de déplacement de ces techniques
de fermentation lactique et acide créé par des peuples nomades
ou semi-nomades d’A sie centrale. Il mène du Nord-Est de l’Asie
vers l’Ouest africain, en incluant les apports de la Perse, de l’Em­
pire ottoman et des Arabes274. A l’intérieur de cet axe, le proces­
sus emprunte différentes routes. Il s’est développé par la Russie,
l’Anatolie, la Turquie vers le sud, au Moyen-Orient, en Egypte, et
par l’Iran vers l’Inde ; vers l’ouest par la Bulgarie, et vers le nord
jusqu’en Laponie, Finlande et l’ensemble des pays Scandinaves.
Dans ces pays, le lait de vache est ensem encé avec certaines
bactéries qui donnent des laits filants à des températures fraîches
(contrairement aux yaourts de type bulgare qui ont besoin de
chaleur). En Finlande, le viili est traditionnellement ensemencé
avec une partie de la fournée précédente. Il est ensuite incubé
vingt-quatre heures à 18 °C ; une moisissure, importante pour la
qualité du lait fermenté se forme alors en surface. Ce lait a une
consistance gluante, voire élastique. Le piim à est liquide et se boit.
Citons aussi le ûlmjôlk en Suède, l'Ymer au Danemark, le skyr en
Islande. Le lait est parfois coagulé avec une plante carnivore des
marécages des pays du nord, Pinguicula vulgaris, la grassette.
C ’est ainsi qu’est fabriqué le tâttmjôlk, un yaourt filant norvégien
ou suédois que Linné a décrit dans sa Flora lapponica en 1837275.
Tous les pays de l'axe d’expansion des techniques fromagères
décrit ci-avant produisent des fromages à fermentation lactique
et appartiennent au même tronc culturel. Nous connaissons tous
le yaourt, qui en est l’héritier direct. En Inde, une sorte de yaourt
épais est utilisé dans la cuisine pour faire mariner des viandes,
ou dilué, pour fabriquer une boisson, le lassi. Autre exemple, la
fêta grecque, également caillée avec l’ajout de cultures acides. De
nombreux fromages identiques sont produits dans les Balkans,

LE FROMAGE. OU IAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


219

en Turquie et dans les grandes îles de la Méditerranée orientale.


Au Moyen-Orient, les lehan, laban, labneh peuvent être liquides
ou égouttés dans un linge pour devenir plus épais, et varient
beaucoup selon les régions.
En Egypte, on filtrait le lait coagulé dans une toile de ramie
(sorte d’ortie blanche) qui apportait ses propres micro-orga­
nismes. Notons que la ramie a donné des toiles à fromage durant
des siècles. La pâte obtenue est roulée en boule, en galette ou
embossée dans des sacs en peau de chèvre, comme en Anatolie.
Le touloumpeynir, fromage perse, le tulum turc, ainsi que le hurut
hongrois sont fabriqués selon le même canevas. Tulum signifie
« sac de peau » et peynir, « from age », qui a donné le pa n eer
indien. En Crête, le touloumotyri kritis y ressemble fortement
(touloumi signifiant aussi « sac de peau » en crétois, et tyri, « fro­
mage »). Ces fromages restent souples et ne rancissent pas. Leur
pâte est protégée, m ise à l’abri de l’air par l’outre hermétique.
La fermentation protéolytique, due aux enzymes présents dans
l’outre, leur donne des saveurs fortes et acides. Dans le chant VI
de L ’Odyssée, le cyclope Polyphème se vante d’être le premier
producteur de fromage après qu’il eut entreposé du lait de brebis
pendant plusieurs jours dans une outre de peau. Nous entrons,
ici encore, dans le légendaire commun aux produits fermentés.
En Afrique, les populations pastorales ont également une an­
cienne tradition fromagère. Dans le Sahel, la corne de l’Afrique
et tout le sud du continent, le lait est fermenté et parfois baratté.
Dans la bande sahélo-soudanienne de l'Afrique subsaharienne, les
laits de vache ou de petits ruminants (caprins et ovins) sont utili­
sés, seuls ou en mélange. Sur place, on appelle ces produits « lait
caillé », expression trompeuse car elle évoque aussi le « caillé »
solide de la fermentation enzymatique. Or, il s’agit en réalité de
lait fermenté, chauffé ou non, acidifié à l’aide des bactéries natu­
rellement présentes dans le lait ou, parfois, de ferments ajoutés
après la traite. En Ethiopie, un fromage blanc granuleux, l’ayeb, est
fabriqué de manière traditionnelle par chauffage du lactosérum

LE FROMAGE. OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


220

< X X X X X x X><X><XX><X>0<XXXXXX><>C<X><X>C><X><X><><XKXX><X><X><X><XXXXX>

Smen - MAROC -

<XXXxXXXXXXXXXXxXxXxXXX><XXX><XXXX>Cx>0<><X><X><X><C><X><X><xX><X>

POUR 1 POT DE SMEN saveur profonde et puis­ puis pétrissez le beurre avant de l'utiliser pour
sante, presque de fromage. à l'aide de vo s mains. la cuisson des tajines
♦ 5 0 cl d ’eau ♦ 4 0 g d'origan
L’eau et le beurre ou du couscous, dont
séché (zaatar) ♦ 5 0 0 g d e beurre
Portez l’eau à ébullition, se séparent, le beurre vous réduirez alors le sel
dou x à tem pérature am ­
ajoutez l'origan. Laissez va devenir crémeux. indiqué dans la recette.
biante ♦ 2 cuil. à sou pe d e sel.
bouillir 5 minutes, puis V ide z l'eau, et tassez Il se conserve plusieurs
égouttez et laissez re­ le beurre dans un pot. années et plus il est
Le smen est improprement froidir. Etalez le beurre U n bocal en verre vieux, meilleur il est.
appelé « beurre rance ». dans un grand plat avec convient très bien. Veillez
C ’est un beurre rincé avec le dos d’une cuillère. à ce qu’il ne reste pas
une eau d'origan, puis Saupoudrez le sel en le de bulle d'air entre les
fermenté durant 1 an. Il est répartissant à la surface. couches de beurre.
indispensable dans la Versez ensuite l’eau Fermez hermétiquement.
cuisine marocaine. Il a une d’origan bien refroidie, Enfin, attendez 1 an

0<X x X><X>C><XXXXX><>^<><XXXXX><X><X><Xx X><X><x X><><XXXXXx XXXXX>0<X>

fermenté. L’arera est produit avec du lait baratté tandis que l’ergo
est à base de lait entier. Au Sénégal, le katch ou le kossam kaadam
est au lait entier, le m’bannick au lait baratté. Au Tchad, le rouaba
en arabe, appelé pendidam en peul, est au lait entier ; le rayeb, au
lait écrémé. Il existe aussi des crèmes fermentées appelées fènè
en bambara au Mali, ou kétoungol en peul au Sénégal ou au Bénin.
Le lait fermenté sert à faire des bouillies de mil comme le degue
(bambara) au Mali ou le lakh (wolof) au Sénégal. Le lait fermenté
sert aussi à la fabrication du beurre, obtenu soit par barattage de
ce lait, soit par barattage de la crème obtenue par décantation.
Climat oblige, le beurre est souvent vendu sous forme liquide
et appelé « huile de vache » : diinbaggar en arabe tchadien ou
nebbam n a ï en peul. Il existe aussi des laits fermentés concen­
trés appelés ititu au sud de l’Ethiopie et chekamwaka au nord

LE FROMAGE. OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


221

du Kenya. Un fromage frais maigre, 1a’ oules, est originaire du


massif sahélien du Hoggar ; des fromages gras, gibnaboyda ou
Wagassi, du Soudan276.
Tous les from ages précédemment cités sont issus de la fer­
mentation lactique. La seule zone d’Afrique subsaharienne où
la fermentation enzymatique pour la fabrication du fromage est
maîtrisée depuis longtemps se situe d’une part au Soudan, d’autre
part dans les régions touarègues, où l’on utilise la caillette. C’est
le cas, au nord du Mali, du tamachek, un fromage préparé par
ensemencement de lait frais de brebis, de chèvre ou de vache.
On le remue avec un bâton trempé dans de la présure provenant
de la caillette d’un cabri ou d’un agneau. Le caillé est égoutté sur
une natte et donne des petits fromages très peu épais que l’on fait
sécher ensuite sur des claies ou des branches. Les éleveurs toua­
regs du Hoggar au sud de l’Algérie préparent un fromage proche
de celui-ci, au lait entier de vache, brebis ou chèvre emprésuré
avec de la caillette de chevreau. Au début du XXe siècle, le père
de Foucault a décrit la technique de fabrication de ce fromage
qui fut adopté par plusieurs ethnies, comme les Haoussas ou les
Peuls. Au Niger, le tchoukou est un fromage sec élaboré à partir
de lait de vache, de chèvre ou d’un mélange des deux, ensemencé
avec un jus de caillette. Au Bénin, les Peuls de la région du Borgou
fabriquent deux sortes de fromages : soit le lait est acidifié puis
laissé au repos - il donne un caillé mou et friable -, soit on utilise
un coagulant végétal, Calotropis procera, pour faire le woagashi,
un fromage à pâte molle et cuite fabriqué par les femmes277.
La caractéristique commune de tous ces produits laitiers issus
de civilisations nomades, qu’ils soient à fermentation lactique, en­
zymatiques animales ou végétales, c’est qu’on n’a pas besoin d’un
matériel lourd pour les fabriquer. On les fait, on les consomme
dans la foulée ; ou alors on les transporte à l’état liquide dans
leurs outres, ou séchés en petit format quand on lève le camp.
La flore bactérienne est donc très variée, issue des flores locales
rencontrées au fil des déplacements.

LE FROMAGE, OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


222

L a f e r m e n t a t i o n d e s p e u p le s s é d e n t a i r e s

Les Sumériens, peuple sédentaire, vont industrialiser la fabri­


cation du fromage, toutes proportions gardées, évidemment. De
même qu'on construit des établissements vinicoles, des brasse­
ries, des boulangeries pour la cuisson et la fabrication du pain,
ils vont créer des laiteries installées dans des bâtiments.
Ainsi naquirent les premiers fromages au sens qu’on leur donne
aujourd’hui, c’est-à-dire « formages », des fromages plus ou moins
volumineux, égouttés et moulés, des fromages de garde en meules
de plusieurs kilos qu’on peut entreposer dans des caves pendant
des mois ou même des années. D’abord purement lactiques, ces
fromages seront ensuite mixtes puis enzymatiques, c’est-à-dire
ensemencés avec l’ajout d’un enzyme d’origine animale - comme
la présure extraite de l’estomac des veaux - ou d'enzymes végétaux,
par exemple la ficine, cardamine, papaïne ou broméline, extraites
des plantes locales comme le chardon sauvage, le figuier, la gras-
sette, ou le caille-lait jaune (Galium verurri).
Il semble que la fromagerie enzymatique telle qu’elle est ré­
pandue aujourd'hui soit typique du continent européen. Elle
s’est développée avec des procédés différents dans les zones
de m ontagne et de plaines. Cependant, l’origine lactique des
fromages n’a jam ais complètement disparu : avant ou après le
caillage à la présure, selon les cas, l’encensement, spontané ou
provoqué, avec des souches de bactéries est toujours nécessaire.
La plupart des fromages européens actuels subissent plusieurs
fermentations. D’abord la coagulation, grâce à la présure ou à
un extrait de plante. Puis d’autres fermentations dues à des bac­
téries, des levures ou des champignons. Pensons au Pénicillium
roqueforti qui ensemence le roquefort et tous les persillés, du
stilton au gorgonzola. Aujourd’hui, les spores sont apportées
mais autrefois, elles provenaient d’une pollution à répétition de
la pâte fraîchement fabriquée mélangée aux précédentes. Selon
le nombre d’animaux dans la ferme, on m élangeait la pâte de

LE FROMAGE. OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


223

O<XXXXXXXXXXXX><X><X><XX><X>O<><XXX>CKXXXX><>0KXKXXXXX><><>O<X><X>

Caillebotte
- BRETAG NE, V EN D É E , C H A R E N T E S -

o<x»o<x>ooo<x><xx><><x><x><x>o<x>c<><>^<x><>ooc><x><xxx><x><xx><xx><xxx>
POUR 6 PERSONNES Autrefois préparé à la En Vendée, on l'arrosait frais. Si vous le mettez
maison, en été, le lait de café froid sucré. dans un grand plat,
♦ 1 litre d e lait cru entier
♦ 3 g rains d e g ro s sel ♦ du sucre encore chaud du pis de la coupez le caillé en
roux au go û t ♦ 1/2 cuil. à c afé d e vache était caillé à l'aide de Faites tiédir le lait jusqu'à croisillons avec un
présure (en pharm acie ou d ans chardonnette, la fleur d’un 37 ° C . A jo utez 3 cuil­ couteau. L e petit-lait va
certains superm archés) ♦ parfum artichaut sauvage, puis mis lerées de sucre et le sel, remonter à la surface ;
au choix : café, fleur d'oranger, à reposer. Aujourd’hui, on puis la présure, versez-le retirez-le avec une
utilise la présure. On le dans un grand plat ou cuillère. Arrosez
cognac...
consommait très frais, seul, dans des ramequins et la caillebotte avec
La caillebotte est un dessert avec de la crème et/ou avec attendez qu’il coagule le parfum choisi et
ancien cité par Rabelais. des petits fruits rouges. avant de le mettre au sucrez à votre goût.

o<xx>ooo<x>oo<xx><x>o<x>o<><xx><xxxx><><><xxxxxx>c><x><x><xx><><x><xx>
plusieurs traites successives. Elle s’acidifiait après inoculation
de la flore microbienne ambiante. Je a n Froc souligne en citant
Chaptal278qu’autrefois, le veinage bleu du roquefort était consi­
déré comme un défaut dû à de mauvaises pratiques. Un roquefort
de qualité était blanc. Le cantal résulte également d’une fermen­
tation mixte. Il est caillé à la présure, mais le lait est ensemencé
avec les bactéries naturellement présentes dans la gerle, cette
cuve de châtaignier où il séjourne durant la première partie de
fabrication. Les bactéries de la cave font ensuite le reste durant
l’affinage. Le cahier des charges actuel de la fabrication du ca­
membert exige que le lait cru subisse une « maturation » avant
l’emprésurage, comprenez une première fermentation acidifiante,
pendant vingt-quatre heures à 22 °C.
Il existe encore un fromage européen unique en son genre qui
cumule toutes les caractéristiques des fromages les plus anciens
des peuples nomades : sa fermentation est lactique et acide, il est

LE FROMAGE. OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


224

pressé, et aromatisé avec des plantes. Comme les fromages secs


d’Asie centrale, on le mange en accompagnement du repas, râpé
sur certains plats, dans des soupes, ou bien additionné à du beurre
puis tartiné sur du pain, ce qui en atténue le parfum puissant.
Autrefois, il était broyé à la meule. C’est le Schabzieger, appelé
sapsago dans les langues latines et en anglais. Il est fabriqué en
Suisse dans le canton de Glaris. C’est un fromage de vache très
dur à l’odeur et à la saveur très fortes. Sa pâte est de couleur verte.
Très maigre, il est fait de lactosérum de lait écrémé ensemencé
avec un ferment bactérien pur appelé « acide » ou « etscher ». A f­
finée plusieurs mois, sa pâte est ensuite broyée et c’est alors qu'on
lui ajoute une plante réduite en poudre, le mélilot, ou trigonelle
des prés (Trigonella caerulea), qui va lui donner sa couleur verte
et ajouter sa saveur herbacée à la force du fromage. Le tout est
mis en forme dans des moules tronconiques. Le mélilot, « trèfle
à sérac », est une plante originaire d’Asie mineure, apportée par
les croisés et cultivée dans les alpages suisses par les moines de
l’abbaye de Sâckingen. La même plante sert aussi à aromatiser
certains pains de seigle au levain des régions alpines. Cette plante
donne au fromage sa saveur spéciale d’herbe épicée, mais aussi
sa couleur vert-bronze.
De l’origine lointaine dix fois millénaire jusqu’aux productions
fromagères modernes, on remarque un continuum de traditions :
les premières fermentations lactiques acides aidées par les en­
zymes présents dans les outres sont toujours présentes dans les
fromages du X X I e siècle où l’ajout de présure est complété par la
fermentation lactique qui donnera la caractéristique de la saveur.
Nos fromages, emblématiques fleurons de la gastronomie fran­
çaise, plongent leurs racines très loin dans le temps. Ces racines,
uniques, ont engendré une immense diversité de produits : per­
sillés, salés, séchés, frais ou affinés, à croûte fleurie, lavés, à pâte
molle ou dure... il en existe des centaines, tant et si bien qu’ils sont
plus nombreux que les jours dans l’année. Il en va de même, ce qui
est moins connu, dans d’autres pays d’Europe comme l’Angleterre.

LE FROMAGE. OU LAPOTHÉOSE DES PRODUITS LAITIERS


L’INCROYABLE
ÉTERNITÉ
DES LÉGUMES
1 ET LES FRUITS

P % % 0Ù |L Y A D E S W ^ S
227

En observant les animaux prédateurs, on s’aperçoit que les


carnassiers se délectent du contenu, souvent végétal, des esto­
macs de leurs proies herbivores. Il arrive aussi que les animaux
vivants régurgitent une nourriture prédigérée pour sustenter
leurs petits. En dépeçant les bêtes, les chasseurs humains trou­
vaient dans leurs entrailles cette nourriture, végétaux ou petits
animaux déjà prédigérés. En présence de sucs gastriques, les
végétaux subissent une fermentation lactique comparable à celle
de la choucroute. Ils acquièrent une saveur acidulée à laquelle
les premiers hommes prirent goût. Dans le Grand Nord cana­
dien, le contenu de l’estomac du caribou composé des meilleurs
lichens à demi digérés auxquels on ajoute du sang était la seule
alimentation végétale durant l'hiver.

J ’ai mangé une fois, dans le Nord-Est de l’Ungava, cette pâtée


d’un jaune verdâtre douteux et d’un parfum aucunement douteux.
Mets un peu amer, mais mon compagnon montagnais m’a expliqué
que cette saveur provenait des feuilles des petits saules arctiques
que le caribou mange l’été,

raconte Jacques Rousseau, le botaniste et ethnologue québécois


qui explora le Grand Nord au début du XXe siècle279. Il explique
aussi que le contenu de l’estomac du lièvre fournissait une sauce
verdâtre corrigeant un régime exclusivement camé.
228

L e s « h e r b e s a c id e s » a u t o u r d u m o n d e

C’est sans doute à partir de la consommation de ces herbes fer­


mentées dans l’estomac des animaux que sont nés la choucroute
et tous les légumes lacto-fermentés. A l’origine, la choucroute, le
seul de ces légumes qui ait résisté à l’industrialisation, n’était pas
faite uniquement avec du chou. Toutes sortes d’herbes la compo­
saient, comme en témoigne son étymologie : sauerkraut signifie
littéralement « herbes acides », herbes dans le sens de « feuilles ».
Caton l’Ancien évoque les choux conservés au vinaigre280 et,
selon la légende, le chou fermenté aurait servi de nourriture de
base aux bâtisseurs de la Grande M uraille de Chine, 3000 ans
avant J.-C. En réalité, la lacto-fermentation est réalisée depuis le
plus lointain de la préhistoire sur de nombreux légumes, herbes
ou fruits comestibles, partout dans le monde. La formation du mot
« choucroute » est la même que celle du barszcz polonais. Sauf
qu’en Pologne, c’est la betterave rouge fermentée qui sert à prépa­
rer cette soupe de légumes et de viande appelée bortsch en Russie
et barsciai en Lituanie. Mais tout s’explique. Le nom de cette soupe
vient de la « berce » (Heracleum sphondylium) qui est une plante
herbacée. À l’origine, ce n’était pas la betterave qui était utilisée
pour faire la soupe, mais des herbes sauvages comme la bourrache
et la berce. Nous voilà revenus à l’origine du mot « choucroute »
en tant qu’« herbes acides » et, un peu plus loin dans le temps,
aux chasseurs préhistoriques dégustant le contenu de l’estomac
des lièvres. Les Lapons préparent encore une « choucroute » de
plantes fermentées, tout comme autrefois le rumex des Alpes en
Suisse et, dans le Queyras, l’oseille des neiges281.
Sous tous les climats, la fermentation sert à conserver les végé­
taux en dehors des périodes de récolte. Les Polynésiens, durant
l’ère précoloniale, appliquaient la fermentation à la pulpe de la
noix de coco et au fruit de l’arbre à pain qu’ils entreposaient dans
de grandes fosses. Partout en Océanie, et depuis très longtemps,
on conserve les tubercules et les féculents comme les bananes,

L'INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMES ET LES FRUITS


229

le fruit de l’arbre à pain, le manioc, la patate douce, l’arrow-root


et l’ignam e dans des fosses de fermentation. D ans le cas de
certains tubercules, toxiques à l’état cru, cette fermentation est
même obligatoire. En Ethiopie, une variété de bananes est mise
à fermenter dans des fosses tapissées de feuilles de bananier. Le
tout, mis sous presse par des poids, permet d’obtenir une pâte,
le kocho, dont la durée de conservation est très longue. On en
prélève une part selon les besoins, on la fait sécher au soleil, on
la pile, la m élange avec du miel ou du sucre et du lait de coco,
puis on la cuit enveloppée dans des feuilles de bananier282. Ce
type de fermentation en fosse est sans doute une survivance de
pratiques très anciennes, car il peut être réalisé aussi par des
peuples qui ne connaissent pas la céramique.
Il n’est même pas obligatoire d’avoir du sel. Certaines fermen­
tations traditionnelles s’en passent. Au Népal, le gundruk est
consommé comme condiment ou dans des soupes. Il compense
en légumes verts une alimentation constituée en grande partie
de féculents283. Des feuilles vertes, par exemple la moutarde, les
épinards, les radis, le chou-fleur, sont mises à fermenter dans
de l’eau, puis séchées au soleil. Ensuite, la conservation est très
longue. Les Sherpas de l’Himalaya préparent le goyang à partir
d’une plante sauvage. En Inde, au Népal, au Bhoutan, le sinki est
un radis fermenté, utilisé comme condiment ou comme base de
soupes284. Les racines sont lavées, séchées quelques jours, puis
placées soit dans des fosses, soit dans des jarres hermétiques, et
laissées à fermenter à température ambiante. Le sinki est ensuite
frit avec des oignons, des tomates et du piment, puis mouillé
d’eau de riz et servi comme une soupe en accompagnement d’un
autre plat.Au Japon, dans le district de Kiso, on fait fermenter
le sunkizuke à partir des feuilles d’un gros radis rouge285. Après
une ébullition, la préparation est ensemencée avec du sunkizuke
séché de l’année précédente et une petite pomme sauvage. La
fermentation, sans sel, dure un à deux mois. Au Soudan, le kawal
est un aliment préparé à partir des feuilles de Cassia obtusifolia,

L'INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMES ET LES FRUITS


230

un légume sauvage qu’on récolte à la saison des pluies286. Les


feuilles sont pilées, entassées dans des jarres enterrées. La prépa­
ration, fermentée pendant quinze jours, développe une odeur très
forte. Puis la pâte est formée en boules qui sont séchées au soleil.
On les consomme dans des soupes ou des ragoûts. Cet aliment
a une haute valeur nutritionnelle, il est très riche en protéines et
en acides aminés. Autant que la viande ou le poisson, ce qui est
précieux dans ce pays où la famine est fréquente.

L a c h o u c ro u te et se s a v a ta rs

Sur tous les continents, le même principe prévaut : en gardant


les légumes submergés dans un liquide, qui peut être leur propre
eau de végétation ou une saumure ajoutée, on les met à l’abri de
l’air, et l’acidification du milieu empêche les pathogènes de faire
pourrir la matière première. Il est significatif d’observer que les
jarres de fermentation en terre cuite utilisées en Extrême-Orient
ont la même forme que celles employées en Alsace pour faire la
choucroute. Peut-être a-t-il existé d’autres méthodes, mais c’est
celle-ci qui a survécu à l’épreuve de m illénaires de recherche
empirique : elle est sûre et saine à cent pour cent.
Les cousins lointains de la choucroute peuvent être faits de
chou et de toutes sortes d’autres légumes. Le kimchi, que l’on
surnomme « choucroute coréenne », est l’aliment national de
la Corée. On estime sa production, surtout domestique, à plus
d’un million de tonnes par an. La consommation journalière est
d’environ 250 grammes par personne. Le kimchi est principale­
ment du chou fermenté avec des épices dont le piment, mais il en
existe beaucoup de variétés différentes, à base de radis, ou d’autres
légumes. En Thaïlande, le pak-gard-dong est une fermentation de
feuilles de moutarde brune (Brassica junceà) séchées au soleil
puis salées287. Elles sont, comme dans le kiam chai chinois, prépa­
rées en saumure. En Chine du Sud, où cette préparation s’appelle
hum choy288, les feuilles sont fermentées dans de l’eau de riz salée.

L'INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMES ET LES FRUITS


231

0000<><><XK>C>0<><><><><X><>^<>C<>C<><X^

Choucroute
- FRANCE, EU R O P E C E N T R A L E -

<xxx><x>o<xxx>o<x><>cx>o<xx><>x><x><>o<x><xxxxxxxxx>c<xx><x><x^
POUR 4 PERSONNES qui donnerait un goût en recouvrant avec les constatez qu’aucun
(SOIT 2 BOCAUX DE 50 CL) am er à votre conserve. feuilles entières de chou, liquide ne se forme
Retirez les feuilles tassez encore. N e (cela peut arriver si le
♦ 1 k g d e chou b lanc * 1 0 g abîmées autour du chou. remplissez pas les chou a été cueilli depuis
d e gros sel gris d e m er ♦ 2 cuil. Réservez 4 belles bocaux jusqu'en haut : longtemps), ouvrez le
à sou pe d e baies d e genièvre feuilles. C ou p ez le chou laissez environ 2 cm bocal e t rajoutez de
et d e graines d e carvi. en quatre, éliminez le sous l’ouverture car l’eau salée à raison de
La choucroute est un grand cœ ur dur. Em incez-le le la fermentation va 30 g de sel au litre.
classique de la cuisine plus finement possible. augmenter le volume, L a choucroute est
alsacienne. Elle est extrê­ Pesez le chou et préparez et le liquide risquerait bonne à manger après
mement simple à préparer le sel à raison de 10 g de déborder. Ferm ez environ 3 semaines.
chez soi, même si on habite par kilo de légume. les bocaux avec le Elle se garde au moins
en ville. Il suffit d’avoir des Remplissez les bocaux caoutchouc en place. 1 an, à température
bocaux à joint en caout­ en alternant des couches Entreposez-les une ambiante. O n peut
chouc et fermeture métal­ de chou et de sel, en semaine à température traiter de la m ême
lique. Ne lavez pas le chou : intercalant les baies de ambiante, le tem ps que manière d’autres
on a besoin des micro­ genièvre et le carvi. démarre la fermentation. légumes : haricots verts,
organismes présents à sa Tassez fortem ent entre U n jus abondant va se carottes, céleri,
surface pour que se pro­ chaque couche, afin former. Ensuite, gar- chou-rave, betteraves...
duise la fermentation. d'éliminer les éventuelles dez-les dans une pièce
poches d’air. S'il reste du fraîche. Il est inutile de
Vérifiez que le sel soit du sel préparé, ajoutez-le les laisser au réfrigérateur.
sel brut, sans l’additif E536 sur le dessus. Terminez Si, après trois jours vous

<x x x x x >o <x x x x x x ><x ><x ><x x >o <x ><><x ><x >c k x ><><><x ><x ><x >o <><x ><x x x x xxx >

En Indonésie, les feuilles de moutarde donnent le sayur asin, et


le kiam chaye en Malaisie. En Thaïlande, le pak-sian-dong289est
fermenté à partir des feuilles de Gynandropsis pentaphylla, une
plante herbacée. Les pousses de bambou donnent les naw-mai-
dong, les oignons rouges hom-dong. En Malaisie, on prépare le
jeruk à base de divers légumes, dont la papaye et le gingembre.
Les carottes et navets fermentés sont préparés en Afrique et en

L'INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMES ETLES FRUITS


232

O<X><X><xXXX><XXXXX><0<XXXXXXXXx><X><X><XXXxXX><XXXXX>O<XXXXXX>

Baechu kimchi - CORÉE-

<x k x x ><x x x x ><x x x x x x x x x x x x x ><x >o <x ><x x x x ><x x ><x x x ><><x ><x ><><x >o <x >

PO U R 1 G R A N D B O C AL D E 1 .5 L Retirez les premières gingembre et détaillez-le chou et d’assaisonne­


♦ 1 chou chinois ♦ 1 0 0 g d e gros feuilles abîm ées du en petites lamelles. ment, e t tassez bien
sel d e m er ♦ 2 5 0 g d e radis blancs chou. N e le lavez pas, M élangez tous ces avec la main entre
(ou à défaut d es navets, du radis coupez-le en quartiers, ingrédients avec la sauce chaque couche, de
noir o u rose) ♦ 1 0 0 g d e ciboule puis retirez le trognon de poisson, le sucre et le manière à éliminer
ou d'oignons nou veaux (têtes dur et séparez-les pim ent. Laissez reposer toutes les bulles d’air.
et tiges vertes) ♦ 1 branche feuilles. Faites dissoudre à température ambiante N e remplissez pas
d e céleri ♦ 2 gou sses d’a il ♦ 2 0 g entièrem ent le sel dans A près les 6 heures de jusqu’en haut. Ferm ez
d e gingem b re ♦ 2 cuil. à sou pe 1 1d’eau. Plongez-y le salaison, rincez soigneu­ hermétiquement le
d e sau ce d e poisson (nuoc-mâm) chou, posez dessus un sem ent les feuilles de bocal et laissez-le 5 jours
♦ 1 cuil. à café d e su cre ♦ 2 5 g autre saladier plus petit chou à l'eau claire. à tem pérature ambiante
d e poud re d e gochugam , rempli d’eau afin qu’il reste Laissez-le tremper dans en été, 1 semaine en
pim ent rou ge coréen (en épicerie totalement immergé. une bassine d'eau en hiver. Entreposez
asiatique). Laissez-le dans changeant l’eau au ensuite au frais.
la saumure pendant moins trois fois. L e kimchi peut être
6 heures, en vérifiant G o ûte z : le chou doit consommé après
Ce kimchi de chou chinois de tem ps en temps qu’il rester très salé, mais pas 5-7 jours, mais la
est surnommé la « chou­ soit bien recouvert. au point d’être amer. fermentation est
croute coréenne » : non Préparez l'assaisonne­ C ou p e z les feuilles de optim ale après 2 à 3
seulement l’ingrédient m ent : pelez e t ém incez chou en tronçons de semaines. U n bocal,
principal est le même, mais le radis, ciselez la 3-4 cm . Dans un grand m ême entamé, se
la méthode lui ressemble ciboule, effilez le céleri bocal en verre à fermeture conserve au moins
beaucoup. Seul l’assaison­ e t émincez-le en fins à joint de caoutchouc, 1 an à température
nement est différent. bâtonnets, pelez le alternez des couches de ambiante fraîche.

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Asie. On les appelle hua-chai p o en Thaïlande et tai tan tsoi en
Chine. En Inde du Nord et au Pakistan, on prépare une boisson
très populaire à base de carottes violettes lacto-fermentées, le
kanji. Les carottes sont râpées, mélangées à de l’eau, du sel, des
graines de moutarde et du piment, puis laissées à fermenter dans
une jarre fermée avec un petit trou pour que s’échappent les gaz.

L’INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMES ETLES FRUITS


233

La boisson est ensuite filtrée et consommée dans les jours qui


suivent. Au Japon, les nukamiso-zuke, très populaires, sont des
légumes fermentés dans du son de riz. Au pays du soleil levant
encore, les tsukemono sont des légumes de toutes sortes, fermen­
tés seuls ou en mélange, avec des aromates. Ils accompagnent
tous les repas. Les choux-fleurs produisent des achards, achar-
tandal en Inde. Au Laos, on fait fermenter ensemble duyiu cha,
un genre de chou, et des pieds de porc cuits et coupés en petits
morceaux ; c’est le som phak tin mou.
En France, les cornichons industriels d'aujourd’hui sont
placés directem ent dans le vinaigre sans ferm entation pré­
alable. La plupart des conserves au vin aigre sont apparues
au X I X e siècle et, pendant longtem ps, les cornichons étaient
fermentés, comme ceux qu’on trouve en Afrique, en Amérique
latine et en Europe centrale : ce sont les fam eux cornichons
malossols russes aromatisés à l’aneth. La sauce relish anglaise
ou américaine est à base de cornichons fermentés m ixés. Elle
entrerait dans la composition de la sauce du « b ig M ac », lui
donnant ce goût si particulier qui n'est sans doute pas étran­
ger à l’engouement qu’elle suscite. Au Népal, le khalpi est une
fermentation de concom bres tranchés ou en tronçons qu’on
prépare dans des récipients en bambou290. Dans les pays mé­
diterranéens les olives, les petits oignons, les gousses d’ail et
d’autres petits légum es sont préparés de la même façon. Les
feuilles de vignes sont conservées en saumure en Grèce et dans
les Balkans. E lles seront ensuite farcies de riz ou de viande
pour faire les dolmas. C es feuilles étaient déjà p réparées de
manière analogue dans l’Antiquité ; Pline nous en donne la
recette : « On m ange aussi la vigne elle-même, c’est-à-dire les
sommités de la tige, ou bouillies ou confites dans du vinaigre et
de la saumure291. » On en trouve aussi la trace en Italie et à Lyon
à la fin du X I X e siècle, où elles servaient à nourrir le bétail292.
En Espagne, les encurtidos sont des condiments présents
sur toutes les tables à tous les repas. A u Moyen-Orient et en

L’INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMES ET LES FRUITS


254

Afrique, on fait fermenter des piments doux, torshi felfel, et des


aubergines, torshi betingen. A u Mexique, ce sont les piments
jalap en o s. En A sie du Sud-Est, les feuilles de thé (Ç am ellia
sinensis) sont fermentées pour faire un condiment acidulé. Au
Myanmar, le produit est appelé lephet, en Thaïlande, m iang.
En Iran, les torshi sont des légumes en saumure, concombres,
carottes et navets, qui voyagen t dans tout le M oyen-O rient
jusqu'en Turquie et en Egypte293. En Bulgarie et en Croatie, ces
préparations portent le nom de tursii et concernent aussi des
piments doux, des tomates et du melon.

L e s f r u i t s n e f o n t p a s s e u le m e n t d e l ’a lc o o l

Les fruits, à cause de leur richesse en sucre, fermentent na­


turellement en alcool. M ais le fait de leur adjoindre du sel va
inhiber les levures et transformer cette fermentation alcoolique
en fermentation lactique acide. En A sie du Sud-Est, en Inde, au
Népal, on prépare des citrons verts lacto-fermentés avec des
épices, notamment du piment, dont on se sert pour assaisonner
les currys. Les Lamoun makbous sont des citrons jaunes fermen­
tés. En Afrique du Nord, les mêmes citrons jaunes fermentés,
faussement nommés « citrons confits » dans nos épiceries, sont
appelés msir et servent à aromatiser les tajines ou autres plats
mijotés. En Malaisie, on fait fermenter la pulpe du durian, c’est
le tem poyak294. A u Jap on , des petites prunes vertes (Prunus
mume) sont fermentées avec des feuilles de shiso pour donner
les umeboshi, utilisés à la fois comme condiment et comme mé­
dicaments. Les mangues vertes lacto-fermentées sont préparées
en Afrique, en A sie et en Amérique latine. C’est un condiment
très apprécié, piquant et avec une saveur acide relevée d’épices.
On l’appelle burong m angga et dalok aux Philippines. En Inde
et au Sri Lanka ; on fait fermenter le fruit du jacquier. En Europe
de l’Est, les airelles, les pommes et les melons sont conservés
par lacto-fermentation.

L'INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMES ET LES FRUITS


235

Les fruits mélangés à des légumes donnent de délicieux condi­


ments lacto-fermentés de la famille des achards, chutneys, srira-
cha et autres sauces épicées dont la plus récente forme élaborée
est le ketchup. En Inde et dans toute l’A sie du Sud-Est où ils
sont très populaires, on les prépare avec des mangues, des ba­
nanes, des aubergines, du chou-fleur, des piments, de l’ail, des
concombres et des tomates. Les préparations sont salées, assai­
sonnées d’épices, parfois de miel ou de sucre, et conservées dans
des pots en terre.

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Ketchup
- É T A T S-U N IS -

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POUR 5 BOCAUX DE 250 G originelle du produit. ébullition pour pouvoir goûtez pour ajuster
♦ 4 0 0 g d e purée d e tom ates Utilisez des pots à joint séparer la pulpe de l’eau. l’assaisonnement.
(faite ave c 3 kg d e tom ates) de caoutchouc. Versez-la dans une Remplissez les pots,
♦ 3 5 g d e petit-lait ( ♦ 3 cuil. à passoire doublée d'un versez à la surface de
café) ♦ 2 cuil. à so u p e d e vinaigre L e petit-lait est le liquide linge. Rassem blez les chaque pot 1 cuil. à café
d e cidre ♦ 2 cuil. à café d e m ou­ d’égouttage du fromage quatre coins et suspen- de petit-lait. Ferm ez.
tarde fo rte ♦ 1/2 cuil. à café blanc en faisselle, dez-le pour faire égoutter Laisser fermenter
d e cannelle ♦ 4 clous d e g irofle ; ou bien celui obtenu la purée toute la nuit. au moins 5 jo urs à
1/2 pim ent sec ♦ 1 cuil. à café
après égouttage d'un L e lendemain, vous température ambiante,
d e quatre-épices ♦ 1 cuil. à café
yaourt dans une passoire obtenez une purée puis dans un endroit
d e sel ♦ 5 0 g d e m iel.
doublée d'une gaze. épaisse (gardez le liquide frais. L e ketchup est prêt
On ne présente plus le Faites la purée de pour faire un potage, ou à consom m er après
ketchup, mais on ne le tomates : m ixez 3 kg y faire cuire des pâtes). 3 semaines. Il se
connaît que dans sa version de tomates. Passez la M élangez la purée de conserve ensuite
industrielle, et c'est bien pulpe obtenue au tamis, tomates avec tous les plusieurs années,
dommage ! Essayez la puis faites-la bouillir ingrédients (sa u f les m ême s’il est entamé.
version lacto-fermentée, 3 minutes à pleine 3 cuillerées de petit-lait),

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L'INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMES ET LES FRUITS


(l1(Jfc
n '- S A '
N N N S^ 'N fc y
238

DOUBLEPAGEPRÉCÉDENTE
Au chapitre des sauces, citons aussi le Tabasco préparé au
J a r r e s d e s a u c e s o ja Mexique et au Guatemala à partir de piments réduits en purée
fe r m e n t a n t e n C h in e .
Cette photo prise en Chine
et mis à fermenter dans des tonneaux avec du sel295. Quant au
en 1919 montre la cour d’une ketchup, à base de tomates et d’épices, son origine vient d’une
maison remplie de jarres
sauce ferm entée malaise, le ketjap m anis, à la saveur aigre-
fe rm e n ta tio n , r e c o u v e rte s douce. Le goût actuel du ketchup est loin du produit d’origine
d 'u n c h a p e a u d e p aille. L e
so ja , q u i a d e s p ro p rié té s mais son utilisation, comme assaisonnement, est la même. La
an tin u tritive s lo rsq u ’il e s t b ru t, manière de le préparer à la fin du X I X e siècle était de le laisser
s e c o n s o m m e p re sq u e
u n iq u e m e n t fe r m e n té fermenter quelques semaines afin qu’il acquière la saveur aigre-
e n s a u c e o u e n p â te . douce qui fait tout son caractère. Les industriels ont abandonné
L a s a u c e so ja , a u tre fo is d e
fa b rica tio n d o m e stiq u e , e st cette ferm entation, la rem plaçant par un ajout de vinaigre,
a u jo u rd ’h u i le p lu s s o u v e n t
in d u strielle. C e tt e m an iè re autre produit fermenté.
d e fa ire d a n s d e s ja rre s
e n ple in a ir n 'e x is te p lu s
q u e d a n s d e ra re s p e tite s L e s l é g u m in e u s e s e t l’A s i e
m a n u fa c tu re s a rtisan ale s,
n o ta m m e n t à T aïw an o u
a u V iê tn a m . En Europe, il est rare que l’on fasse fermenter les légumineuses.
Quelques préparations à base de pois chiche existent, la socca par
exemple. En revanche, en Asie, la fermentation des légumineuses
est courante : falafels de pois chiches au Moyen-Orient, lentilles
en Inde, soja en Extrême-Orient. Le soja est cultivé depuis le
I I I e millénaire avant J.-C., son berceau est la Mandchourie. Il n’est
généralement pas consommé brut, car il contient des éléments
anti-nutritifs qui le rendent indigeste : surtout des inhibiteurs
d’enzymes et des phytates. Sa fermentation, en faisant intervenir
des moisissures et des levures, annule ces inconvénients, ajoute
même des vitamines et augmente l’assimilation des protéines
contenues dans la graine. Le nom de la plante dérive de la fer­
mentation, en chinois jiang, en coréen ja n g et en japonais shio.
L’idéogramme chinois pour désigner le haricot figure une jarre
avec un piédestal et un couvercle : c’est une jarre de fermentation
utilisée comme offrande dans les temples. Ce sont les Japonais
exportant la sauce de soja en Europe au X V I I e siècle sous le nom de
shôyu, « huile fermentée », qui sont à l’origine du nom occidental
de l’ingrédient principal de cette sauce noire : « soya ».

L’INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMES ET LES FRUITS


239

De la fermentation du soja résultent plusieurs types d’aliments :


les sauces liquides, les pâtes comme le miso et le grain entier
sous la forme du tempeh indonésien et du natto japonais. La
plus ancienne trace connue de soja, datant du I I e siècle avant J.-
C., a été trouvée dans le tombeau de Mawangdui. Les Chinois
et les Coréens se disputent l’invention de cette fermentation si
importante dans l’alimentation d’Extrême-Orient. Pour l’heure
l’avantage est à la Chine qui possède une preuve remontant à la
période des Han, au I I I e siècle avant J.-C.296. Cela dit, la sauce et
la pâte de soja fermentée faisaient autrefois partie de la dot d’une
nouvelle mariée au royaume de Balhae, le nom de l’actuelle Corée
au V I I e siècle de notre ère. La technique traversa enfin la mer et
fut transmise au Japon vers les V I I e et V I I I e siècles après J.-C.
Le soja fermenté évolua de manière autonome dans chaque pays,
sous des appellations légèrement différentes pour désigner la pâte
et la sauce : ch ijiang en Chine, ganjang, doenjang en Corée, miso,
shôyu au Japon. La fabrication a conservé une base commune,
mais les manières de consommer les produits sont différentes.
Par exemple, pour les Coréens et les Japonais, la soupe faite avec
la pâte fermentée est une nourriture de base, quotidienne. Ce miso
est l’ingrédient principal, et non pas un condiment. Il riy a pas de
soupe équivalente en Chine. Autre différence, le tofu est consommé
fermenté en Chine mais tel quel au Japon et en Corée. Les Jap o­
nais sont les premiers à avoir industrialisé le procédé. Le tamari,
quant à lui est une sauce faite de soja pur alors que le shôyu est un
mélange de soja et de blé. Le mot tamari signifie « sauce cumulée
ou stagnante » ; il apparaît dans le dictionnaire japonais-portugais
Nippojisho écrit au X V I I e siècle. On y définit cette sauce comme le
liquide filtré par une passoire tressée en bambou, le même outil
utilisé par les Romains de l’Antiquité pour filtrer le garum.
La sauce soja fut importée en Europe par les marchands hollandais
dès le X V I I e siècle. A l’époque, on pensait en Occident que cette sauce
était tirée d’extraits de viandes, comme en témoignent les articles
du dictionnaire de Furetière et de l'Encyclopédie de Diderot :

L'INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMES ET LES FRUITS


240

SOUI, ou SOI, s. m. (Cuisin.) C’est une espèce de sauce que les


Japonnois préparent, & qui est très recherchée par les peuples de
l’Asie, & par les Hollandois qui en apportent de ce pays ; c’est une
espèce d’extrait ou de suc qui se tire de toute sorte de viandes,
& surtout des perdrix & du jambon. On y joint du suc de champignons,
beaucoup de sel, de poivre, de gingembre, & d’autres épiceries qui
lui donnent un goût très fort, & qui contribuent à empêcher que cette
liqueur ne se corrompe. Elle se garde pendant un grand nombre
d’années dans des bouteilles bien bouchées, & une petite quantité de
cette liqueur mêlée avec les sucs ordinaires, les relève, & leur donne
un goût très agréable. Les Chinois font aussi du soui, mais on regarde
celui du Japon comme supérieur ; ce qui vient, dit-on, de ce que les
viandes sont beaucoup plus succulentes au Japon qu’à la Chine297.

L’erreur fut reprise dans les dictionnaires de Larousse et de


Littré au X I X e siècle. Cependant elle était corrigée dans l’Ency­
clopédie méthodique de 1796 publiée par Lamarck.

Les Japonnois préparent avec les semences de la vingt-huitième


espèce (de soja) du Japon, une sorte de bouillie qui tient lieu de
beurre et dont ils font une sauce fameuse qui se sert avec des
viandes rôties ; ils nomment la bouillie Miso et la sauce Soja298.

Cette confusion vient peut-être de la richesse en protéines du


produit et de sa saveur complexe qui détient des notes animales.
Son expansion au Jap on fut liée à celle du bouddhisme qui prô­
nait le végétarisme. Cette sauce est purement végétale, mais
elle remplace la viande d’un point de vue diététique. L'arôme
M aggi (dont la formule est aussi secrète que celle du Coca-Cola
ou de la sauce du « big Mac ») créé à la fin du X I X e siècle repose
sur l’hydrolyse des protéines végétales en milieu acide, soit le
résultat de la fermentation de la sauce soja. Il était vendu comme
un produit économique et concentré, un substitut des bouillons
de viandes et bon nombre de consommateurs étaient persuadés

L’INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMES ETLES FRUITS


241

d’avoir là un extrait de viande. Les connaisseurs ne s’y trompent


pas : ce succédané bon marché et rapidement produit ne peut en
aucun cas posséder les mêmes arômes qu’une sauce fermentée
durant plusieurs années.
Dans la cuisine arabe du Moyen Age, on trouve un produit
qui ressemble au shôyu. Il s'agit d’un mûri préparé avec des in­
grédients purement végétaux. D es céréales, l’orge, le blé, sont
saumurées et lacto-fermentées. Cette version végétarienne du
garum, inconnue dans la civilisation gréco-romaine, semble avoir
existé en M ésopotamie, comme en témoigne son étymologie
venant de l’akkadien. Cette sauce antique lacto-fermentée est du
même type que la sauce soja et des autres pâtes de légumineuses
ou céréales fermentées d’Extrême-Orient. Comme pour le garum,
ces fermentations donnent des produits liquides ou solides qui,
à l’origine, étaient fabriqués en même temps, sous l’action de la
même fermentation. On recueillait le liquide d’un côté et la par­
tie solide de l’autre en plongeant dans la cuve un panier tressé
en bambou ou en osier. Le m urî est tombé en désuétude dans
la cuisine arabe, m ême si on en trouve la trace en A lgérie au
X V I I e siècle299. Encore une fois, on ignore s’il y a eu une influence,
un contact dans la préhistoire ou si tout simplement l’origine des
produits est si ancienne qu’elle a eu lieu avant la dispersion des
humains sur la terre. Quelle que soit la matière première dont elle
est tirée, la fermentation se perd dans les brumes de l’histoire...

L’INCROYABLE ÉTERNITÉ DES LÉGUMESET LES FRUITS


„ mcRUNicu/r -

11TROISIÈME PARTIE |K

ECLIPSE
&
RENAISSANCE
J CHASSEZ
LES BACTÉRIES,
i
ELLES REVIENNENT
AU GALOP 1

falPStg, RENAISSE
245

Nous avons parcouru le monde et les époques et constaté que


tous les ingrédients alimentaires peuvent être fermentés, depuis des
temps immémoriaux. Cependant, ce n’est que depuis une centaine
d’années que la science peut expliquer ce qui se passe dans un ali­
ment qui fermente. L’explication raisonnée se fit en plusieurs étapes.

F e rm e n t a t io n o u p o u r r it u r e ?

Dans l’imaginaire traditionnel, la fermentation est associée


à la chaleur, qui provoque aussi la putréfaction. Le verbe « fer­
menter » vient du latin fermentare, qui signifie « transformer à
l’aide d’un ferment », le fermentum. Ce mot est lui-même issu
de fervere, « bouillir ». Un liquide en cours de fermentation pro­
voque un dégagement gazeux important, il se remplit de bulles
qui viennent éclater en surface et prend l’aspect d’un liquide en
ébullition. La fièvre, du latin febris, était autrefois associée à une
fermentation du sang300. La même généalogie existe en grec :
le mot zyme, « ferment » est étymologiquement cousin de zeo,
« bouillir », et zomos, « bouillon ».
Après des millénaires d'empirisme, les auteurs de l’Antiquité
se sont interrogés sur l’origine des fermentations. Empédocle
décrivait le vin comme de l’« eau pourrie ». Hippocrate et Aristote
précisent que les eaux stagnantes peuvent pourrir sous l’effet de
la chaleur qui les épaissit301. La fermentation était expliquée par
la théorie de la chaleur comme principe vital universel. Ainsi,
Aristote décrit la levée de la pâte à pain comme ayant la même
246

cause calorifique que le développement d’un œ uf : « En effet, le


levain augmente de volume parce que la partie solide se liquéfie
et que le liquide se transforme en gaz. Ce résultat est produit dans
les êtres vivants par la nature de la chaleur psychique, dans le
levain par la chaleur du suc qui s’y trouve mêlé302. » Cicéron, saint
Thomas d’Aquin puis Dante évoquent l’action échauffante du
soleil sur le jus du vignoble pour donner le vin303. En parlant de
la bière en train de fermenter, les brasseurs d’autrefois évoquent
l’ébullition du moût. Dans les sociétés traditionnelles également,
on trouve cette idée de la chaleur causant la fermentation. Par
exemple en Mongolie, Yaïrag est considéré comme cuit par un
« feu intérieur »304. Dans les textes védiques de l’Inde ancienne la
fermentation est censée « cuire » la boisson sacrée, sura. Durant
les trois nuits de sa fermentation, on l’invoque par ces m ots :
« Rends-toi cuite pour les dieux Asvin, rends-toi cuite pour Sa-
rasvatî, rends-toi cuite pour Indra305. »
Ce n'est qu’au X V I I I e siècle que Lavoisier fait l’analyse chimique
du processus et comprend que le sucre se décompose en alcool
et en anhydride carbonique. Au X I X e siècle, Gay Lussac et Boul-
lay étudient la dilatation des gaz et formulent les équations
chimiques relatives à l’alcool, au saccharose et au glucose, mais
le processus m ême de la fermentation reste inconnu. Le Hol­
landais Antoine van Leeuwenhoek (1632-1723) avait pourtant, le
premier, observé des micro-organismes grâce à un microscope
de sa fabrication. Mais personne, avant 1787, ne songe à les rendre
responsables des fermentations. Cette année-là, en effet, Adamo
Fabbroni soutient que la fermentation du vin est produite par une
substance vivante contenue dans le moût306. Personne ne l’écoute.
Vingt-deux ans plus tard, dans l’article consacré à la fermentation
du Cours complet d’agriculture de 1809307, les auteurs, dont les plus
connus sont Parmentier et Chaptal, décrivent en détail les diffé­
rentes étapes des fermentations panaires, vineuses, ou acéteuses
(produisant le vinaigre). Mais ils ne donnent aucune explication
sur la cause des phénomènes observés. Le rôle du levain ou de la

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247

levure reste complètement inconnu et l’ouvrage ne parle pas de


la fermentation lactique du fromage ou des légumes. Les auteurs
citent une analyse chimique de la levure de bière datant de 1796,
faisant apparaître que celle-ci contient du gluten, des matières
sucrées et de Peau. C’est ce gluten qu’ils tiennent pour responsable
de la fermentation, car il se trouve également dans les céréales qui
sont à l’origine de la bière. Dans la fermentation vineuse, on croit
qu’une substance similaire au gluten des céréales se trouverait sur
les grains de raisins et provoquerait la fermentation.

En général, le produit vineux est d’autant plus considérable,


que le sucre est plus abondant ; il paraît même que le gluten ne sert
que de ferment dans l’opération, car son mélange avec d’autres
substances que le sucre ne donne jamais lieu à une fermentation
vineuse. Le produit vineux dépend donc essentiellement du sucre :
la fermentation vineuse lui doit son caractère ; mais il faut l’existence
du gluten pour qu’il fermente ou se décompose308.

Des expériences d’ajout de levure de bière ont montré qu’elle


provoquait aussi la fermentation du jus de raisin, associé au sucre
que contient celui-ci. Mais, ignorant que la levure fut vivante, on
pensait que c’était le gluten contenu dans cette levure qui agissait,
on ne savait comment. Le mystère restait entier.
Dans l’édition de 1836 du même ouvrage, Cours complet d ’agri­
culture, les auteurs essaient de donner une définition de la fer­
mentation selon l’état des connaissances de l’époque. On ne peut
pas dire que la science ait beaucoup avancé. Leur définition se
contente encore de décrire les différents effets de la fermenta­
tion ainsi que les circonstances dans lesquelles elle se produit
et fonctionne. Ils avouent cependant en ignorer les causes : « En
y réfléchissant un peu, on s’aperçoit bientôt qu’on ne saurait
donner aucune explication vraiment satisfaisante, et on serait
fort embarrassé, par exemple, de pouvoir déterminer quelles sont
les véritables fonctions de la levure309. »

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248

Qu’apprend-on alors ? Les auteurs distinguent six sortes de


fermentations : la fermentation saccharine, celle qui transforme
l’amidon en sucre ; la fermentation vineuse qui produit l’alcool ;
la fermentation acide qui transforme le vin en vinaigre ; la fer­
mentation colorante qui donne l’indigo ou le pastel après fermen­
tation de la plante ; la fermentation panaire de la pâte à pain ; la
fermentation putride qui donne l’humus ou le terreau. En fin de
compte, la seule définition retenue est celle de « décomposition
spontanée ». On voit là que la frontière ténue entre le « pourri »
et le « fermenté » n’a pas disparu depuis l’Antiquité.
Les micro-organismes jouent effectivement le même rôle dans
la pourriture ou décomposition que dans la fermentation de la
nourriture. Dans les deux cas, la matière organique est transfor­
mée pour créer de nouvelles substances. La différence que nous
faisons entre le pourri et le fermenté réside dans la nature de
ces substances créées et la finalité du processus. La pourriture
aboutit à la destruction finale de son substrat ; la fermentation,
au contraire, aboutit à sa conservation. Si les substances créées
sont nocives, c’est le cas du sulfure d’hydrogène ou d’ammoniac,
le processus est appelé « décom position ». Si des substances
utiles et bénéfiques sont créées, acide lactique, alcool, vitamines,
molécules aromatiques, il est appelé « fermentation ». Ainsi, la
distinction se fait selon le résultat obtenu et relève finalement
d’une simple question de perspective. Ne perdons toutefois pas
de vue que la décomposition est une chose positive : elle assure la
fertilité des sols et constitue le substrat même de la vie sur terre.
Jusqu’au milieu du X I X e siècle, le monde scientifique se divisait
sur la question des causes de la fermentation entre les partisans
de la « génération spontanée » et ceux du « ferment vivant ».
Jean-Baptiste Dumas décrivait le ferment comme un organisme
et comparait son activité à la nutrition chez les animaux. Il fallut
attendre 1836 et 1837 pour que Cagniard de Latour et Payen dé­
crivent pour la première fois la nature vivante et la composition
chimique exacte de la levure. Mais ce fut loin de faire l’unanimité

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249

dans la communauté scientifique ! Justus von Liebig et Berzelius


pensaient que la levure avait un rôle catalytique. Si la matière
fermentait sous son action, c'était par la transmission d’un mou­
vement, d’un état vibratoire de la matière en décomposition.
Pasteur a développé les travaux de Cagniard de Latour et de
Jean-Baptiste Dumas et a démontré, en 1859, que la levure agit bien
en tant qu’être vivant et non pas en tant que matière en décompo­
sition. Sans ces êtres vivants, la fermentation ne se produit pas. On
voit toujours, dans son laboratoire à Arbois, le jus de raisin « pasteu­
risé » hermétiquement enfermé dans un flacon à l’abri des microbes,
et qui n’a jamais fermenté depuis plus de cent cinquante ans. Les mi­
cro-organismes sont donc devenus officiellement les responsables
des fermentations. Il fallut encore plusieurs années pour démontrer
que les microbes ne sont pas générés spontanément par les « pro­
priétés génésiques » de l’air ambiant, mais sont présents partout.
La fermentation ne se produit pas sans la vie, c’est sa caracté­
ristique principale.

L’acte chimique de la fermentation est essentiellement un phénomène


corrélatif d’un acte vital commençant et s’arrêtant à ce dernier [...].
Je pense qu’il n’y a jamais fermentation alcoolique sans qu’il y ait
simultanément organisation, développement, multiplication de
globules, ou vie poursuivie constituée de globules déjà formés [...].
Je professe les mêmes idées au sujet de la fermentation lactique,
de la fermentation butyrique, de la fermentation de l’acide tartrique
et de beaucoup d’autres fermentations proprement dites,

écrivait Louis Pasteur en 1860310. Toutefois les théories cataly­


tiques de Berzelius et Liebig n’étaient pas fausses : les micro-orga­
nismes qui agissent dans la fermentation le font en sécrétant des
produits non vivants, appelés « ferments solubles », « diastases »
ou « enzymes », qui, eux, sont les véritables agents de la transfor­
mation de la matière. C ’est Moritz Traube et Marcelin Berthelot
qui firent donc la synthèse des travaux de Pasteur et de Liebig,

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250

et décrivirent la fermentation comme une action mixte, à la fois


physiologique et catalytique311. Pasteur s’opposa à cette théorie
pour des raisons philosophiques : selon lui, le vivant et l’inanimé
étaient séparés par une barrière infranchissable.
On définit actuellement la fermentation comme un processus
biochimique au cours duquel certains composés organiques sont
dégradés sous l’action d’enzymes spécifiques agissant comme
des catalyseurs. Ces enzymes sont produites par divers micro-or­
ganismes. La réaction libère de l’énergie et rejette des produits
très variés, la plupart utiles en termes de nutrition. Le processus
se déroule en général en anaérobie, c’est-à-dire sans oxygène,
ce qui le distingue d’une simple respiration. Pour Pasteur, la fer­
mentation est « la vie sans air ». Cette définition est toutefois
strictement biochimique. Dans l’alimentation fermentée, certains
processus demandent de l’air pour opérer, par exemple les mi­
cro-organismes du vinaigre, du tempeh ou du bleu du roquefort
respirent, et l’on admet quand même qu’il s’agit de fermentations.
Un aliment fermenté est donc un aliment qui a été transformé
par des micro-organismes : bactéries, levures, moisissures, cham­
pignons. Ces êtres vivants sont dans l’état actuel des connais­
sances les premiers à être apparus sur Terre, et il en existe des
centaines d’espèces. Ils sont mal aimés et l’objet de luttes in­
cessantes car on ne retient, souvent, que leur aspect négatif :
les bactéries sont responsables de maladies et d’infections très
graves, les moisissures font pourrir la nourriture, les champignons
sont à l’origine de mycoses ou d’allergies. On oublie qu’à côté de
ces pathogènes vivent des milliards de micro-organismes qui
colonisent l’intérieur et l’extérieur de notre corps, du haut du
cuir chevelu jusqu’à la pointe des orteils et sans lesquels nous ne
serions pas en vie. Les cellules bactériennes sont même dix fois
plus nombreuses que les cellules humaines dans un corps, chaque
personne en porte environ deux kilos. Les bactéries lactiques
responsables de la plupart des fermentations alimentaires sont
indispensables pour le fonctionnement de notre système diges­

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251

tif. D’autres micro-organismes contribuent à l'équilibre de notre


peau, de nos muqueuses. Bref, sans les microbes, non seulement
nous ne survivrions pas, mais toute v ie aurait disparu depuis
longtemps sur la Terre.

Les acteurs de la ferm entation, le rôle de chacun

Les bactéries sont des êtres vivants unicellulaires mesurant


entre 0,2 et 2 microns, présents partout et en très grand nombre :
1 gramme de terre en contient 40 millions. Elles peuvent être
sphériques, en bâtonnets, en spirales, en forme de virgule. Ce sont
de mini-usines biochimiques qui se nourrissent, se reproduisent
et fabriquent des molécules complexes : les enzymes, capables
de transformer la matière organique. Elles se reproduisent en
se divisant par deux. Dans des conditions favorables, on estime
qu’elles peuvent doubler leur nombre toutes les vingt minutes.
Lorsque les conditions sont défavorables, elles se transforment
en spores et peuvent survivre très longtemps. M ais vraiment
très longtemps. En 1999, Russel Vreeland et son équipe de l’uni­
versité de West Chester en Pennsylvanie, ont découvert au Nou­
veau Mexique dans un cristal de sel déposé là par la mer il y a
250 millions d’années une spore de bactérie qui a pu être rame­
née à la vie312. La spore découverte en 1995 dans l’abdomen d’un
insecte englué dans de l’ambre par Raul J. Cano de l’université
de San Luis Obispo en Californie, ne date que de 25 à 40 millions
d’années. Elle semble toute jeune à côté313.
Les moisissures sont des organismes de la famille des cham­
pignons dont il existe des milliers d’espèces différentes. Elles se
développent en forme de filaments. Tout le monde connaît l’effet
des moisissures sur les fruits ou le pain : ce sont des décompo-
seurs naturels. Leurs spores peuvent être responsables d’allergies
et elles fabriquent parfois des toxines à l’origine d’intoxications
alimentaires. Mais elles ont également le pouvoir de détruire les
bactéries pathogènes. C'est le cas de la pénicilline, qui est une

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252

moisissure du genre Pénicillium, et qui fut le premier antibiotique


efficace. Les moisissures présentes sur la croûte des fromages,
non seulement leur apportent des saveurs riches et délicieuses,
mais assurent, aussi, leur conservation. Outre les fromages, les
moisissures du genre Aspergillus interviennent dans la fermen­
tation des sauces soja, du miso et du tempeh.
Les levures utilisées pour la panification, la brasserie de la
bière et la vinification sont des cham pignons unicellulaires
(contrairement aux moisissures qui peuvent être polycellulaires)
du genre Saccharomyces. Elles sont plus grosses que les bacté­
ries, allant de 6 ou 10 microns jusqu’à 50. Elles se multiplient en
présence d’air. En anaérobie, elles produisent de l’éthanol, du
C0 2 et tout un tas d’autres substances en petites quantités, des
esters volatiles, des aldéhydes, des acides, des alcools supérieurs
qui participent aux différents parfums et saveurs des boissons
fermentées ou du pain.
Tous ces micro-organismes synthétisent des enzymes qui sont
des protéines et agissent comme catalyseurs dans le processus
chimique de la fermentation. On les nomme d'après la substance
qu’elles transforment suivi du suffixe -ase. Les enzymes trans­
formant l’amidon en sucre simple sont les amylases, celles qui
« attendrissent » les protéines de la viande sont les protéases, et
celles qui agissent sur le maltose pour le transformer en glucose
sont les maltases. Elles transforment les grosses molécules des
sucres complexes en petites molécules de sucres simples dont
les bactéries ou levures peuvent se nourrir.
Les micro-organismes responsables de la fermentation sont
présents à la surface ou à l’intérieur des matières premières leur
servant de substrat. Par exemple, les levures servant à vinifier se
trouvent sur la peau des grains de raisin, celles du levain naturel
sont déjà sur le grain de blé. On les trouve aussi dans les sols où
poussent les plantes et dans l’air des caves d’affinage, des chais, des
greniers à ciel ouvert où repose le moût des bières à fermentation
naturelle, mais aussi dans les instruments utilisés pour la récolte

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253

et durant la fabrication. La gerle dans laquelle on fait cailler le lait


pour le salers est une cuve en bois de châtaignier où sont présents
les ferments qui donneront au fromage sa saveur caractéristique.
On peut aussi les ajouter intentionnellement, comme dans les
yaourts que l’on insémine avec un peu de la fournée précédente
ou le roquefort, qui, traditionnellement, était ensemencé avec
de la mie de pain moisie (aujourd’hui il est ensemencé à partir
d’une culture de ferments). Si les levures sont insuffisantes pour la
vinification, on recourt au levurage à partir de souches de Saccha-
romyces cerevisiæ. C’est cette même levure que le boulanger
ajoute à sa pâte pour faire le pain, les croissants et les brioches.
Les micro-organismes vivent en communautés et agissent en
synergie. On parle de consortiums de bactéries et de levures. Sur
la croûte des fromages ou dans le pain au levain, il peut en exister
plus d’une dizaine et c’est leur mélange spécifique qui produit tel
résultat. Par exemple, la flore la plus fréquente du pain au levain
est composée de lactobacilles (Lactobacillus pantarum, L. casei,
L. brevis, L. san francisco), de leucnosostocs (Leucnosostoc mesen-
teroides), de pediocoques (Pediococcus cerevisiae, P. acidilactici,
P. pentosaceus). Certains fabriquent uniquement de l’acide lactique,
d’autres des acides lactiques et acétiques, de l’alcool et du gaz car­
bonique. Il est possible d’entretenir un levain durant de longues
années sans qu’il perde ses propriétés. Cependant au fil du temps,
la flore lactique évolue et devient de plus en plus hétérogène dans
les levains âgés, c’est pourquoi les vieux levains font mieux lever le
pain que les levains jeunes. Les levures créent aussi des composés
aromatiques qui se développent à loisir, étant donné les plus longs
temps de fermentation que nécessitent ces pains.
Les yaourts fermentent grâce à diverses bactéries dont Strepto-
coccus thermophilus et Lactobacillus bulgaricus. Les organismes
agissent en équilibre l’un par rapport à l’autre. Quand l’un domine
au début, il est ensuite supplanté par un autre. Dans la fermentation
de la choucroute, Lactobacillus mesenteroides commence à produire
l’acide lactique puis le milieu trop acide lui devient défavorable et

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252

moisissure du genre Pénicillium, et qui fut le premier antibiotique


efficace. Les moisissures présentes sur la croûte des fromages,
non seulement leur apportent des saveurs riches et délicieuses,
mais assurent, aussi, leur conservation. Outre les fromages, les
moisissures du genre Aspergillus interviennent dans la fermen­
tation des sauces soja, du miso et du tempeh.
Les levures utilisées pour la panification, la brasserie de la
bière et la vinification sont des cham pignons unicellulaires
(contrairement aux moisissures qui peuvent être polycellulaires)
du genre Saccharomyces. Elles sont plus grosses que les bacté­
ries, allant de 6 ou 10 microns jusqu’à 50. Elles se multiplient en
présence d’air. En anaérobie, elles produisent de l’éthanol, du
CO et tout un tas d’autres substances en petites quantités, des
esters volatiles, des aldéhydes, des acides, des alcools supérieurs
qui participent aux différents parfums et saveurs des boissons
fermentées ou du pain.
Tous ces micro-organismes synthétisent des enzymes qui sont
des protéines et agissent comme catalyseurs dans le processus
chimique de la fermentation. On les nomme d’après la substance
qu’elles transforment suivi du suffixe -ase. Les enzymes trans­
formant l’amidon en sucre simple sont les amylases, celles qui
« attendrissent » les protéines de la viande sont les protéases, et
celles qui agissent sur le maltose pour le transformer en glucose
sont les maltases. Elles transforment les grosses molécules des
sucres complexes en petites molécules de sucres simples dont
les bactéries ou levures peuvent se nourrir.
Les micro-organismes responsables de la fermentation sont
présents à la surface ou à l’intérieur des matières premières leur
servant de substrat. Par exemple, les levures servant à vinifier se
trouvent sur la peau des grains de raisin, celles du levain naturel
sont déjà sur le grain de blé. On les trouve aussi dans les sols où
poussent les plantes et dans l’air des caves d’affinage, des chais, des
greniers à ciel ouvert où repose le moût des bières à fermentation
naturelle, mais aussi dans les instruments utilisés pour la récolte

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253

et durant la fabrication. La gerle dans laquelle on fait cailler le lait


pour le salers est une cuve en bois de châtaignier où sont présents
les ferments qui donneront au fromage sa saveur caractéristique.
On peut aussi les ajouter intentionnellement, comme dans les
yaourts que l’on insémine avec un peu de la fournée précédente
ou le roquefort, qui, traditionnellement, était ensemencé avec
de la mie de pain moisie (aujourd’hui il est ensemencé à partir
d’une culture de ferments). Si les levures sont insuffisantes pour la
vinification, on recourt au levurage à partir de souches de Saccha-
romyces cerevisiæ. C’est cette même levure que le boulanger
ajoute à sa pâte pour faire le pain, les croissants et les brioches.
Les micro-organismes vivent en communautés et agissent en
synergie. On parle de consortiums de bactéries et de levures. Sur
la croûte des fromages ou dans le pain au levain, il peut en exister
plus d’une dizaine et c’est leur mélange spécifique qui produit tel
résultat. Par exemple, la flore la plus fréquente du pain au levain
est composée de lactobacilles (Lactobacillus pantarum, L. casei,
L. brevis, L. san francisco), de leucnosostocs (Leucnosostoc mesen-
teroides), de pediocoques (Pediococcus cerevisiae, P. acidilactici,
P. pentosaceus). Certains fabriquent uniquement de l’acide lactique,
d’autres des acides lactiques et acétiques, de l’alcool et du gaz car­
bonique. Il est possible d’entretenir un levain durant de longues
années sans qu’il perde ses propriétés. Cependant au fil du temps,
la flore lactique évolue et devient de plus en plus hétérogène dans
les levains âgés, c’est pourquoi les vieux levains font mieux lever le
pain que les levains jeunes. Les levures créent aussi des composés
aromatiques qui se développent à loisir, étant donné les plus longs
temps de fermentation que nécessitent ces pains.
Les yaourts fermentent grâce à diverses bactéries dont Strepto-
coccus thermophilus et Lactobacillus bulgaricus. Les organismes
agissent en équilibre l’un par rapport à l’autre. Quand l’un domine
au début, il est ensuite supplanté par un autre. Dans la fermentation
de la choucroute, Lactobacillus mesenteroides commence à produire
l’acide lactique puis le milieu trop acide lui devient défavorable et

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254

c’est alors Lactobacillusplantarum qui prend la relève. Ces colonies


sont très stables et existent depuis très longtemps. Pour les cultiver,
il suffit de les maintenir en vie en leur fournissant leur substrat,
Y a o u rt v u a u m ic r o s c o p e
é le c t r o n iq u e à b a la y a g e . et c’est ainsi qu’on peut faire les mêmes yaourts ou le même pain
D e p u is q u e le s m ic ro b e s depuis des siècles. Parfois, et c’est vraiment fascinant, les micro-or­
s o n t c o n n u s e t id en tifié s
c o m m e é ta n t à l’orig in e ganismes vivant en symbiose et agissant en synergie depuis des
d e s fe rm e n ta tio n s, la sc ie n c e millénaires, se sont constitués en entité biologique spécifique. Pour
a p u a g ir su r e lle s, d a n s u n e
ce rta in e m e s u re , c a r il e xiste décrire cette entité, les Anglo-Saxons ont forgé un acronyme, SCO-
e n c o re b e a u c o u p d 'in co n n u e s BY(Symbiotic Colony ofBacteria and Yeast). Le premier des SCOBY
d a n s c e d o m a in e . L e s y a o u rts
trad itio n n e ls so n t fe r m e n té s connus est peut-être le kéfir, dans lequel une trentaine de variétés
p a r Lactobacillus bulgaricus e t
Streptococcus thermophilus.
de microbes et de levures, dont certains n’ont même pas de nom,
C e lu i-c i s'a p p e lle Lactococcus et qui diffèrent selon les endroits de production, ont sécrété des
lactis, il e s t u tilisé d a n s le s
y a o u rts in d u strie ls m o d e rn e s, polysaccharides formant des grains, qui se maintiennent ensemble
c a r il p ro d u it m o in s d 'a c id e et se reproduisent à l’identique. Ce consortium n’existe que par
lactiq u e , e t d o n n e d e s y a o u rts
p lu s d o u x , c o n fo rm e s l’activité humaine, qui est de faire du lait fermenté. Il est impossible
à u n g o û t c o n te m p o ra in q ui d’en recréer une nouvelle souche ex nihilo. Il ne se reproduit que
d é la isse le s s a v e u rs a c id e s.
T o u s c e s m ic ro -o rg a n ism e s dans son substrat, le lait : c’est seulement immergé dans le lait que
so n t p ré se n ts d e m a n iè re le kéfir engendre du kéfir. Les grains existant actuellement sont
a u to c h to n e d a n s
l’e n v iro n n e m e n t d e s é ta b le s donc directement les descendants de ceux que les bergers d’Asie
o ù ils c o lo n is e n t le la it d è s
la tra ite , lui d o n n a n t s o n centrale grattaient sur leurs outres de peau il y a plus de 6000 ans,
c a ra c tè re . C ’e s t p o u rq u o i et qui ont co-évolué avec leurs « éleveurs » humains. De la même
le la it m ic ro filtré o u p a ste u risé
a m o in s d e sa v e u r q u e façon, il existe des levains de pain vieux de plusieurs siècles.
le lait cru .
D u f a is a n d a g e à la f e r m e n t a t i o n b u t y r i q u e

La fermentation d’un seul produit peut être complexe et faire


intervenir plusieurs processus. Dans le cas du chocolat, par
exemple, les cabosses fraîchement récoltées sont fermentées
une première fois jusqu’à ce que la pulpe se dissolve et que l’on
puisse en extraire les graines. Sous l’effet de l’humidité et de
l’augmentation de la chaleur, la graine commence à germer et
la température interne atteint 50 °C. Après cinq ou six jours de
fermentation, le goût astringent des graines laisse place à des
arômes plus doux et plus suaves, et on entrevoit déjà le goût du

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256

chocolat. La fermentation se poursuit au soleil pendant une à


deux semaines, puis les fèves sont grillées avant d’être envoyées
aux chocolatiers. Le café, lui aussi, subit plusieurs fermentations.
La première, plutôt courte, permet de séparer les grains du mu­
cilage qui les entoure à l’intérieur de la cerise. Ensuite, les grains
sont fermentés grâce à la flore microbienne présente sur la sur­
face des fruits : une bactérie contribue à dissoudre l’enveloppe
pectinique des grains puis une fermentation lactique se met en
route. Enfin, les acides organiques produits sont dégradés par
d’autres bactéries aérobies. On a recensé plus de 1 200 compo­
sés chimiques résultant de cette fermentation ; ils participent à
l’arôme final de la boisson314.
On dénomme généralement les différentes fermentations d’après
le résultat, ou les produits synthétisés par les micro-organismes.
Le faisandage est l’une des premières fermentations. Elle date
du paléolithique. En séchant, les lamelles de viande déposées sur
des pierres au soleil enclenchent un processus de fermentation.
Entre le moment où la viande est coupée en morceaux et le mo­
ment où la déshydratation totale a lieu, les micro-organismes pré­
sents sur la chair, dans les entrailles de l’animal mort et dans l’air
ambiant commencent à se développer, produisant les enzymes
responsables de la fermentation. « Faisandage » vient de « faisan »,
ce volatile dont la chair sèche gagne à être traitée de cette façon.
Il consiste à laisser reposer le gibier non vidé durant quelques
jours - voire quelques sem aines - avant de le consommer. Les
tissus sont alors envahis par la flore intestinale qui décompose
les protéines, ce qui attendrit la viande en transformant sa saveur.
Il ne faut pas confondre le faisandage et la putréfaction : les
micro-organismes de la flore intestinale ne sont pas toxiques.
Ils assurent au contraire une prédigestion de la viande. Aucune
viande n’est bonne à m anger aussitôt après l’abattage mais le
faisandage sur un gibier trop abîmé ou qui dure trop longtemps
finit par engendrer des substances toxiques, comme par exemple
la toxine botulique.

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257

La fermentation lactique est effectuée par des bactéries dites


lactiques qui se nourrissent du glucose présent dans les ma­
tières premières et le transforment en acide lactique. Elle est dite
« homolactique » quand elle est réalisée par des bactéries homo
fermentaires appartenant aux genres Lactococcus.Lactobacillus
et Streptococcus, et donne majoritairement naissance à l’acide
lactique. Elle est qualifiée d’« hétéro lactique » quand elle est
assurée par des bactéries hétéro fermentaires appartenant aux
genres Leuconostoc et d’autres espèces de Lactobacillus, et mène
à la production d’acide lactique conjugué à d’autres produits,
alcool, C0 2 et acide acétique. Elle intervient dans la production
des yaourts, laits fermentés, fromages, des légumes comme la
choucroute ou les pickles, mais aussi du saucisson, des salaisons
de viande et de poisson, comme le caviar, les harengs, les anchois,
et des sauces de poissons type nuoc-mâm. Une fermentation de
ce type se produit également dans le levain naturel pour l’en­
censement du pain. Certaines bières de fermentation naturelle,
comme le lambic, subissent aussi une fermentation lactique en
plus de la fermentation alcoolique, ce qui leur donne cette saveur
acidulée recherchée par les amateurs.
Les bactéries présentes sur les aliments, par exemple sur les
feuilles du chou dans le cas de la choucroute, conduisent naturel­
lement à sa putréfaction. Mais en l’absence d’air et en présence
d’une petite quantité de sel qui inhibe l’apparition précoce des
bactéries pathogènes, les lactobacilles prolifèrent et produisent
l’acide lactique. Le sel, en tirant l’eau des aliments, accélère le
démarrage du processus. La préparation devient de plus en plus
acide, ce qui neutralise complètement les microbes. A la fois ceux
qui provoquent la putréfaction et les bactéries qui ont causé la
fermentation : le milieu s’équilibre au bout d’un certain temps, la
fermentation s’arrête spontanément. La conservation peut alors
être très longue, même à température ambiante.
Dans le cas des sauces de poissons, il se produit une autolyse
des protéines qui conduit à une liquéfaction complète de la chair.

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258

Il ne s’agit pas d’une putréfaction, mais bien d’une fermentation


lactique qui est initialisée par les bactéries se trouvant naturel­
lement dans les entrailles des poissons. Au début du processus,
les poissons restent entiers et baignent dans un ju s abondant
que le sel fait sortir par osmose. Les bactéries lactiques font leur
travail et digèrent peu à peu les chairs qui finissent par tomber
en bouillie puis se liquéfient. Le processus est arrêté à divers
stades, selon le produit final que l’on veut obtenir, solide, pâteux
ou liquide. Si la fermentation n’est pas arrêtée, la putréfaction va
commencer et l’odeur du produit deviendra alors si insupportable
et répugnante que personne n’aura l’idée même de le manger.
La pourriture prétendue des sauces de poissons ne se produit en
réalité que quand elles commencent à se corrompre.
L a f e r m e n t a t io n a lc o o liq u e est effectuée par des levures du
genre Saccharomyces principalement Elle est à la base de la pro­
duction des boissons alcooliques, et aussi du pain sur levure. Il
suffit de laisser au contact de l’air les fruits dont on a broyé les
membranes. Les levures qui se trouvent sur la peau des fruits et en
suspension dans l’air provoquent la fermentation en quelques jours,
voire quelques heures. Les micro-organismes transforment les
sucres du jus de raisin ou du moût de céréales en alcool éthylique,
dioxyde de carbone, et en de nombreux composés aromatiques
tout en produisant de la chaleur. Cette fermentation, parmi les
plus anciennes utilisées par l’homme, est universelle. On l’utilise
pour faire fermenter le miel dilué dans l’eau pour l’hydromel ; des
fruits pour le vin ou le cidre ; des céréales pour la bière ; ou parfois
les tiges, les feuilles ou la sève des plantes pour le vin de palme, de
banane (fait avec la tige juteuse de la plante) ou le pulque d’agave ;
parfois encore des tubercules (patate douce, manioc, gingembre).
Les fruits sucrés (raisin, pommes) broyés et laissés à reposer
à température ambiante fermentent spontanément grâce aux le­
vures présentes sur leur peau. Les céréales doivent préalablement
subir une germination puis une torréfaction - c’est le maltage, pour
transformer leur amidon en sucre simple fermentescible. Sinon

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259

la fermentation alcoolique n’a pas lieu. C’est ce qu’on appelle la


saccharification. Dans les temps anciens, et encore aujourd’hui en
certains endroits du monde, cette saccharification était produite
par la mastication des graines. La salive produit la ptyaline, une
amylase qui opère la saccharification de la céréale. Dans le cas du
pain, les levures produisent à la fois de l’alcool qui s’évapore durant
la cuisson et du CO qui gonfle les alvéoles de la pâte. L’alcool à
haute dose est un toxique, y compris pour les bactéries qui le pro­
duisent. Lorsqu’il devient trop abondant, les micro-organismes
meurent et la fermentation alcoolique s’arrête d’elle-même.
C ’est alors que commence la f e r m e n t a t i o n a c é t iq u e qui est
une des rares qui puissent se produire en présence d'oxygène.
Pasteur découvrit la bactérie responsable de cette fermentation,
qu’il baptisa M ycoderm a aceti car il croyait avoir affaire à un
champignon. Dans le cas du vinaigre, les bactéries se développent
à la surface du liquide en un voile blanchâtre qui est la « mère »
du vinaigre. Elles meurent au fur et à mesure de l’acidification,
puis tombent au fond de la cuve ; et ainsi de suite jusqu'à ce qu’il
n’y ait plus d’alcool. Contrairement aux idées reçues, le vinaigre
ne contient pas d’alcool !
L a fe r m e n t a t io n m a lo la c t iq u e est utilisée en vinification pour
adoucir l’acidité de certains vins. Elle transforme l’acide malique
présent dans le jus de raisin en acide lactique et en CO sous l’ac­
tion de bactéries lactiques, essentiellement du genre Œnococcus.
Elle permet d’éliminer l’acide malique qui donne une acidité
désagréable dans les vins de qualité destinés à vieillir. Cette fer­
mentation est utilisée pour les vins rouges et pour rendre les vins
blancs ronds et soyeux. Mais elle doit être contrôlée sous peine
d’apporter une saveur d’acide lactique inopportune. Parfois, pour
les vins blancs destinés à être bus jeunes et frais, le côté « vert »
que donne l’acide malique est au contraire recherché.
L a p o u r r it u r e n o b le est produite par un champignon, Botry-
tis cinerea, qui se développe en automne sur le raisin très mûr.
Des conditions d’ensoleillement et d’humidité particulières à

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260

certaines régions, par exemple en Hongrie, dans le Sauternais,


en Alsace, en Autriche, en Allemagne, favorisent l’apparition du
Botrytis et permettent à ce champignon, qui devrait normalement
conduire à la putréfaction du raisin, de se nourrir de l’eau que
contiennent les grains. Ce qui favorise la concentration en sucre
du jus et développe les arômes exquis des grands vins liquoreux.
Le premier vin à avoir été produit de cette manière est le tokaj
de Hongrie, pays où la culture de la vigne fut introduite par les
Romains. On dit que, devant la menace d’une guerre, la récolte
fut retardée et les raisins récoltés en surmaturation produisirent
ce vin exceptionnel.
L a fe r m e n t a t io n p r o p io n iq u e est réalisée par des bactéries ap­
partenant au genre Propionibacterium et conduit à la production
d’acide propionique, d’acide acétique et de COz. Elle est active
dans la fabrication des fromages à pâte cuite (comté, gruyère,
emmental) auxquels elle donne un goût caractéristique et... les
trous dans leur pâte.
L a f e r m e n t a t io n b u t y riq u e , provoquée par la bactérie Clostri­
dium butyricum synthétise de l’acide butyrique. Elle donne un goût
rance aux aliments, en particulier au beurre. Elle est indésirable
pour l’industrie agroalimentaire mais recherchée dans certaines
cultures, comme au Tibet ou dans les pays arabes où l’on fait des
beurres fermentés improprement appelés « beurre rance ». En re­
vanche, Leuconostoc citrovorum et Lactococcus lactis produisent
du diacétyle qui donne au beurre un délicieux goût de noisette, et
à certains vins un parfum de beurre frais ou de caramel.

A u - d e l à d e la s c i e n c e

Depuis une centaine d’années, on connaît l’origine de la fer­


mentation, mais le lait, le jus de fruit, la viande ou les céréales
fermentaient il y a dix mille ans comme aujourd’hui, alors que
nul microbiologiste n’était là pour surveiller ce processus. Par
ailleurs, le fait de connaître les micro-organismes à la manœuvre

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261

n’a pas débouché sur un contrôle absolu des processus. Si les


superstitions et les croyances liées à la fabrication des vin s ou
des fromages n’ont pas disparu, même dans les pays occidentaux,
c’est que la fermentation ressort du vivant : les paramètres du
succès sont innombrables, certains sont connus, d’autres ignorés
encore des scientifiques qui poursuivent à l’heure actuelle les re­
cherches. Chaque fromage, chaque vin, chaque bière est différent
de celui des voisins. On ne sait toujours pas cultiver un levain de
San Francisco ailleurs qu’à San Francisco, et on ignore pourquoi
la bactérie Mycoderma vini produit du vin jaune et non pas du
vinaigre comme sa cousine Mycoderma aceti. Même si la science
a permis de maîtriser quantité de processus, au XXIe siècle, beau­
coup d’énigmes demeurent encore. Imaginons comment ce devait
être au cours de la préhistoire !
Cependant, ne rien connaître aux véritables causes des procé­
dés de fermentation n’a pas empêché les humains de les conduire
parfaitement, uniquement par l’observation des phénomènes.
La science aide considérablement les fabricants de produits fer­
mentés, qu’ils soient industriels ou artisanaux. En oenologie par
exemple, on sait comment corriger telle ou telle insuffisance,
tel ou tel défaut. Et pourtant, il suffit d’interroger un vigneron
pour comprendre toute la part d’em pirism e présente dans la
maîtrise de la fermentation qui donnera un produit comportant
plusieurs milliers de composants différents, dont seulement 400
sont connus et répertoriés, et surtout d’éviter que tout se termine
« naturellement » par faire du vinaigre. De la même façon, si vous
interrogez un fabricant de fromages, il vous expliquera la difficul­
té qu’il a à obtenir telle ou telle moisissure sur la croûte et à éviter
telle autre indésirable315. La maîtrise absolue est impossible : la
fermentation, c’est le vivant.

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A
VOTRE
SANTÉ !

XlIPSE & RENAISSE


263

Contrairement à l’appertisation et à la congélation qui sont


encore trop jeun es pour faire leurs preuves, les aliments fer­
mentés sont le résultat de dizaines de millénaires d’expérience
acquise par les civilisations : on sait donc avec certitude qu’ils
sont nourrissants, sûrs et sains. Ils ont permis à l’humanité de
survire, même dans des conditions extrêmes. De ce fait, ils oc­
cupent une place particulière dans l’ensemble des aliments. Ils
en sont dans les mentalités traditionnelles la « quintessence » :
l’aliment quasi idéal, toujours disponible, qui nourrit, soigne et
procure une longue vie.

C e s m ic r o b e s q u i n o u s d é f e n d e n t

On ignorait avant le XXe siècle qu’un être humain est « habité »


par plus de cent mille milliards de micro-organismes. Ils résident
sur sa peau, ses muqueuses, dans ses cheveux, dans sa bouche,
et surtout dans son systèm e digestif. C’est ce qu’on appelle le
microbiote, qui représente environ dix fois plus de cellules que
n’en comporte l’organisme lui-même. La recherche médicale s’y
intéresse de plus en plus, car ces micro-organismes ont un effet
sur la santé de leur hôte. Parmi ces microbes, seule une très petite
proportion est pathogène. Cette flore vivante, tant qu’elle est en
équilibre, se protège - et nous protège par la même occasion - des
organismes indésirables. Elle constitue une grande part de notre
système immunitaire. Si elle s’affaiblit, elle laisse la porte ouverte
aux infections, aux maladies, ou simplement à des troubles qui
264

peuvent compromettre la santé. La plupart des bactéries pré­


sentes dans le microbiote sont aussi celles qui font fermenter les
aliments. Elles sont parfois mises en gélules et commercialisés
par des laboratoires pharm aceutiques comm e compléments
alimentaires, et on les appelle alors des probiotiques.
Nul besoin d’avaler des gélules. En consommant des légumes
lacto-fermentés, des yaourts, du miso, du vin ou de la bière non
pasteurisée, nous avalons ces probiotiques et soignons notre
microbiote ; nous l’enrichissons, nous l’aidons à m aintenir la
proportion adéquate de « bonnes » bactéries qui nous défendront
lorsqu’un pathogène opportuniste viendra s’immiscer dans la
foule immense et variée de nos microbes amis. Non seulement
elles renforcent notre système immunitaire, mais elles en font
partie, elles agissent symbiotiquement avec nos propres cellules.
Si elles étaient détruites, nous ne pourrions pas vivre.
Une expérience a été m enée en 2004316 sur des personnes
ayant l’habitude de consommer des aliments fermentés variés.
Les scientifiques ont étudié l’effet de la privation d’aliments fer­
mentés sur l’organisme. Une partie des volontaires a dû retirer
de son régime les yaourts, fromages, beurre, viandes, poissons,
vin, bière, légumes, y compris les olives, et sans oublier le v i­
naigre. A près deux sem aines, les analyses ont montré que la
flore intestinale comptait moins de lactobacilles, de bactéries
aérobies et d’acides gras à chaîne courte, qui ont une influence
bénéfique sur le fonctionnement du tube digestif. Ils agissent sur
le degré d’inflammation du colon, sur sa motricité, et protègent
les muqueuses gros-intestinales. On a constaté également que
la réponse immunitaire de l’organisme était moindre qu’avant le
début de l’expérience. Le régime restrictif fut poursuivi encore
deux semaines pour les participants. On ajouta du yaourt, parfois
enrichi avec des souches de probiotiques de laboratoire, pour la
moitié du groupe. Le résultat montra que le yaourt, enrichi ou non,
ne restaure qu’en partie le microbiote intestinal et les éléments
sanguins tels qu’ils étaient avant l’expérience, bien que l’enrichi

ÀVOTRE SANTÉ!
265

soit un peu plus efficace. Le microbiote ne fut restauré totalement


que lorsque les participants revinrent à leur alimentation riche
en ferments variés.
Cette expérience montre que c’est l’imm ense diversité des
ferments présents dans une alimentation riche en aliments fer­
mentés variés qui contribue au bon fonctionnement de l’intestin
et du système immunitaire. Les bactéries vivent en communau­
tés et collaborent pour faire fermenter un aliment, constituer
la croûte d'un fromage ou transformer le ju s de raisin en vin.
La même chose se produit dans notre corps : l’immense variété
des bactéries constitue une sorte de biotope et crée l’équilibre
nécessaire pour nous maintenir en bonne santé. Il est révélateur
de constater que les probiotiques issus de laboratoires pharma­
ceutiques n’ont pas le même effet que les bactéries naturellement
présentes dans les aliments.

D e s a l im e n t s e n c o r e p l u s n u t r i t i f s

La fermentation renforce la qualité nutritionnelle des aliments


en les rendant plus digestes et mieux assimilés que les produits
frais car elle agit comme une prédigestion. Les viandes et les
poissons sont plus tendres, les fibres deviennent moins irritantes,
l’amidon est scindé en sucres simples et complexes, les protéines
sont mieux assimilées et les minéraux rendus bio disponibles.
Non seulement les vitamines existantes sont préservées dans
cette prédigestion, mais la fermentation synthétise des vitamines,
des enzymes, des acides aminés et d’autres éléments nutritifs qui
n’existent pas ou peu dans l’aliment frais. La quantité de vitamines
du groupe B est notamment augmentée. Claude Aubert en donne
un exemple éloquent317. Pendant la Seconde Guerre mondiale,
des prisonniers de guerre britanniques dans un camp japonais
étaient nourris de riz blanc et de grains de soja bruts bouillis,
coriaces et indigestes. Des prisonniers néerlandais suggérèrent
de transformer en tempeh ces grains de soja, comme on le faisait

ÀVOTRE SANTÉ!
266

dans les Indes néerlandaises. Avec une installation de fortune, ils


ensemencèrent les grains de soja décortiqués et trempés avec une
moisissure que l’on trouve sur les fleurs d’hibiscus fanées. Après
quarante-huit heures, ils obtinrent une masse grise et élastique
qui fut frite et s’est avérée croustillante, délicieuse et surtout très
digeste. Les prisonniers guérirent de leurs carences en protéines
et en vitamines et durent donc leur survie à la fermentation du
soja. Les analyses scientifiques ont montré que la fermentation
du tempeh l’enrichit de manière exponentielle en vitamines du
groupe B, surtout en B 12.
Les bactéries lactiques produisent un environnement acide
qui améliore la digestion des glucides et des protéines. Elles
augm entent la teneur en vitam ines des groupes B et K et en
vitamines C. Ces vitamines ne restent pas longtemps dans l’ali­
ment frais. A l’inverse, l’acidité de l’aliment fermenté les conserve
durant des mois. On connaît la réputation de la choucroute que le
capitaine Cook chargea à bord de ses navires. Lors d’un voyage
de vingt-sept mois, malgré les remous du navire, les différences
de températures et la variété des climats rencontrés, le dernier
tonneau dégusté au retour lors d’un dîner offert à des notables
portugais était aussi excellent qu’au prem ier jour. Aucun cas
de scorbut n'avait été déploré durant tout le voyage alors que
cette maladie décimait les équipages de l’époque. Les aliments
fermentés (sauf quelques exceptions comme le natto japonais, le
dawadawa, Yogiri ou le soublala d’Afrique occidentale) sont en
général acides, ce qui pourrait être un inconvénient. Cependant,
consommer des yaourts, de la choucroute ou du pain au levain
restaure l’équilibre acido-alcalin de l’organisme parce que la fer­
mentation rend mieux assimilables les minéraux alcalinisants318
comme le potassium. Or l’équilibre acido-basique dépend essen­
tiellement du ratio sodium-potassium319. Les boissons fermen­
tées n’échappent pas à la règle : la bière dont étaient nourris les
bâtisseurs des pyramides d’Egypte, non filtrée, est aussi nutritive
que le pain, voire plus. Elle contient plus de protéines (apportées

ÀVOTRE SANTÉ!
267

par la levure), plus de vitamines B, d’acides aminés, et moins de


phytates qui empêchent l’absorption des minéraux par l’intestin.

D e s a l im e n t s s a i n s e t s û r s

La sécurité alimentaire des produits fermentés est très élevée.


Il est quasiment impossible de s’intoxiquer avec ces aliments. On
ne peut en dire autant des moyens de conservation modernes
comme l’appertisation ou la congélation. Le plus étonnant est
que la fermentation annihile m ême des substances toxiques
présentes dans le produit frais. Elle permet donc d’enrichir le
panel des produits consommables disponibles. A commencer
par le lait, qui à l’état brut était indigeste pour la plupart des
humains de la préhistoire, et l’est encore pour un grand nombre
de personnes intolérantes au lactose. Par contre, le fromage, le
beurre ou les yaourts ne le sont pas320. C’est le cas aussi du pain
au levain, ou des pâtes de céréales et légumineuses fermentées.
Leur fermentation élimine l’acide phytique qui déminéralise l’or­
ganisme en empêchant au niveau de l’intestin l’assimilation de
nutriments indispensables comme le fer, le zinc ou le calcium321.
Les substances présentes dans les légumineuses responsables de
flatulences sont détruites par la fermentation. L’effet des nitrites
et nitrates et de certains pesticides présents dans les légumes
sont également amoindris322.
En Amérique, le procédé de nixtam alisation du maïs, suivi
d’une fermentation, apporte une meilleure assimilation des nutri­
ments de la plante : la pellagre, maladie sévissant dans les popula­
tions pauvres se nourrissant de maïs non fermenté au XIXe siècle
en Europe, était inconnue dans l’Amérique précolombienne. Le
manioc contient une toxine qui produit le l’acide cyanhydrique.
Cet acide est détruit par la fermentation. C’est le cas aussi pour
le buah keluak, ce fruit à coque utilisé dans la cuisine malai-
sienne et à Singapour. Un procédé de fermentation lui enlève
tout son acide cyanhydrique. En Australie, les aborigènes traitent

ÀVOTRE SANTÉ!
268

également les noix de macrozamia en les faisant fermenter dans


de l’eau afin d’éliminer des composants tanniques et amers323. Des
mycotoxines contenues dans des oléagineux, des fruits ou des
céréales pourraient théoriquement se retrouver dans les aliments
fermentés produits à partir de champignons, comme la sauce
soja. Or les analyses ont montré que le risque est très faible car
justement, elles sont détruites par la fermentation324.
L'aliment le plus spectaculaire dans ce registre est sans aucun
doute le fugu, Takifugu rubripes. Ce poisson, abondant dans le
Pacifique, est consommé à Taiwan et dans toutes les îles du Pa­
cifique. Mais c’est au Jap on que sa consommation fait l’objet de
tout un cérémoniel. Ses ovaires et son foie contiennent un des
poisons les plus violents au monde, la tétrodotoxine, qui provoque
la paralysie suivie de la mort par asphyxie dans les quatre heures
suivant l’ingestion. Il n'existe aucun antidote. La pêche est sévè­
rement contrôlée par l’Etat japonais, sa préparation aussi. Pour
avoir le droit de le servir, le cuisinier doit pratiquer la découpe
du poisson depuis au moins dix ans et avoir, en plus, suivi une
formation spéciale de deux ans, sanctionnée par un diplôme
d’Etat, afin de découper le poisson en séparant la moindre partie
toxique du muscle qui ne l’est pas.
Les ovaires du fugu femelle deviennent énormes à une certaine
période de l’année. Ils peuvent peser un kilo et contenir assez
de poison pour tuer vin gt personnes. Pour autant, les ovaires
de fugu sont une spécialité très réputée de la région d’Ishikawa.
Ce produit délicieux et luxueux (un plat de fugu coûte très cher
dans un restaurant) est récent. Il existe depuis l’ère Edo (1603-
1867) et est devenu un mets de choix à la fin du XIXe siècle. Une
fois fermentés pendant trois ans dans du son de riz, les ovaires
ne présentent plus aucune toxicité.
Très concrètement, voici comment les opérations se déroulent :
les ovaires sont extraits du poisson, mis dans un tonneau, en
alternance avec des couches de sel, et laissés là pendant un an.
Leur volume va diminuer pour représenter 20 % du volume de

ÀVOTRE SANTÉ!
269

départ. Ils sont ensuite rincés puis placés dans un autre baril avec
du son de riz et du malt qui agit comme un accélérateur pour la
fermentation qui durera encore deux ans. Les saisons passent, la
température varie dans le cellier, les micro-organismes somnolent
en hiver et reprennent leur activité en été. Après la deuxième
année, le couvercle est devenu rouge ; ce serait dû à des caroté-
noïdes secrétés par les bactéries. Le taux de tétrodotoxine a alors
considérablement baissé. Après un an passé dans le sel, il est
passé de 400 à 10 0 0 unités par gramme à 30-50 unités. Après les
trois ans, à moins de 10 unités, seuil à partir duquel le produit est
jugé comestible par les autorités sanitaires. On pourrait supposer
que les toxines ont été entraînées à l’extérieur de l’ovaire avec
l’eau que le sel a extraite par osmose. Or c’est la toxicité totale qui
baisse, pas seulement celle des ovaires, mais celle de l’exsudât
aussi. Pourquoi ? C’est un mystère. On suppose que le Lactoba-
cillus responsable de la fermentation a un effet mais il n’existe
aucune hypothèse scientifique pour expliquer la diminution de
la concentration du poison. Cet aliment étonnant perdure grâce
à une production ancestrale à laquelle on ne change pas un iota
évidemment, sous peine de rompre l’efficacité d’un processus
que l’on ne comprend pas.
On peut se demander quelle est la raison pour laquelle on
s’est obstiné à vouloir consommer quand même ces aliments
toxiques. Pourquoi, tout simplement, ne jetait-on pas les ovaires
pour manger seule la chair du poisson ? Est-ce pour des raisons
gustatives ? Est-ce par économie, pour ne rien gaspiller ? On
connaît l’immense respect des Japonais pour les produits de la
mer : rien n’est jamais gâché, on consomme tout dans le poisson,
y compris les arêtes et les entrailles. Alors, est-ce la vue de ces
énormes ovaires qui a suscité l’envie d’en faire quelque chose
de comestible plutôt que de les jeter ? Mais comment a-t-on pu
penser que la fermentation annulait le poison ? Et quel fut le cou­
rageux qui a goûté le produit la première fois afin de démontrer
son innocuité ? Dans l’état actuel des connaissances, on ne peut

À VOTRE SANTÉ!
270

pas répondre à ces questions fascinantes. À ce jour, on ne connaît


aucune intoxication due à l’ingestion d’ovaires de fugu fermen­
tés. Ils sont vendus dans la région de production comme des
produits traditionnels de grand choix pour gourmets avertis325.
Cet exemple confirme que la fermentation permet d’augmenter
la quantité et la variété des aliments disponibles, elle réduit le
gaspillage alimentaire en permettant la consommation des par­
ties que l’on aurait jetées.
Les rares intoxications que l’on ait répertoriées à partir d’ali­
ments fermentés furent causées, non pas par un défaut dans l’ali­
ment fermenté lui-même, mais par une contamination extérieure.
Lors du stockage par exemple, ou sur des produits pasteurisés,
c’est-à-dire dont on avait détruit les ferments vivants. Les germes
pathogènes comme des salmonelles ou des staphylocoques dorés
présents dans du lait cru sont complètement éliminés après trois
à cinq jours de fermentation en yaourt, en fromage frais ou en
fromage affiné326. On a observé aussi que du saucisson fait avec
une viande contaminée par des salmonelles ou des listeria en
était indemne après la fermentation327. Des bactéries pathogènes
peuvent envahir les légumes lacto-fermentés dont la fermenta­
tion n’a pas été bien conduite : présence d’air, par exemple, ou
mauvaises températures. Dans ce cas, le produit final prend un
aspect peu engageant, une couleur bizarre, une odeur repoussante
qui renseignent tout de suite le consommateur sur sa dangero­
sité. Théoriquement, les toxines pourraient aussi se développer
dans les aliments fermentés dont les matières premières ont été
contaminées en amont. Mais la fermentation va détruire rapide­
ment et complètement les mycotoxines ainsi que les bactéries
pathogènes, à tel point qu’on peut dire qu’on ne connaît aucun
cas d’intoxication à partir d’un aliment fermenté vivant et produit
de manière traditionnelle.
Au Canada et en Alaska, on recense tous les ans plusieurs
cas de botulisme. La moyenne annuelle au Canada est de un à
trois cas, causés principalement par la consommation de caviar

ÀVOTRE SANTÉ!
271

de saumon ou de saumon fumé maison. Les œ ufs de saumon


fermentés, les têtes de saumon, les queues de castor et les na­
geoires de phoque sont des mets traditionnels réputés chez les
Inuits de la côte ouest, en Colombie britannique. Même si les
méthodes traditionnelles de fermentation varient d’un groupe
à l’autre, elles présentent des éléments communs. Les œufs de
saumon fraîchement pêchés sont déposés dans un trou peu pro­
fond creusé dans le sol, situé à l’ombre pour garder les œufs au
frais. Les œufs sont couverts de gazon ou de mousse et on laisse
fermenter quelques jours selon les conditions de température
ambiante. Le caviar fermenté est ensuite sorti du trou, conservé
à température ambiante et consommé dans les jours qui suivent.
Les Inuits d’aujourd’hui ont eu la mauvaise idée de préparer
ces aliments traditionnels dans des matières non traditionnelles
et à la température ambiante d’une cuisine. Contrairement à
la fermentation en plein air, le seau en plastique fermé - donc
un milieu anaérobie -, conjugué avec la chaleur et l’humidité,
facilite la prolifération des spores de Clostridium botulinum qui
peuvent ainsi se développer et produire une toxine mortelle. Les
cas d’intoxication ont tous sans exception été remarqués sur les
produits fermentés non traditionnellement. En Alaska, des expé­
riences menées aux Center for Disea.se Control and Prévention à
Anchorage n’ont pas réussi à détecter la toxine botulique dans
les têtes de saumon fermentées de façon traditionnelle alors
que cette toxine a été mise en évidence dans celles qui avaient
été traitées dans des seaux en plastique. Il n’existe pas à l'heure
actuelle d’étude prouvant que l’apparition ou non de la toxine
botulique dépend de la méthode de fermentation. On ne peut
que constater ces choses, éloquentes tout de même328.
Aux époques où l’hygiène était précaire, se nourrir d’aliments
fermentés, sains et sûrs donc, protégeait de nombreux risques.
Le miracle de saint Arnould, qui, lors d’une épidémie dans les
Flandres au XIe siècle, changea l’eau polluée d’une rivière en bière
est significatif. Une des versions du miracle raconte qu’il réunit

À VOTRE SANTÉ!
272

les villageois chez le brasseur et, plongeant sa crosse dans la cuve,


déclara : « Ne buvez plus cette eau, buvez de la bière », et tous
les villageois furent guéris. Ce miracle évoque avant l’heure la
recommandation attribuée à Louis Pasteur, qui nous fait sourire
aujourd’hui et qu’il faut replacer dans son contexte : « Le vin est
la plus saine et la plus hygiénique des boissons. » Autrefois les
maladies liées à l’alcool étaient beaucoup moins importantes que
celles causées par l’eau. L’alcoolisme était lié à la consommation
des alcools distillés. On buvait rarement le vin pur et ajouter du
vin dans l’eau était une façon de la désinfecter. Pasteur avait
observé que dans l’eau, les microbes proliféraient alors que la
fermentation du vin le protégeait de tous les miasmes. Lorsqu’il
n’existait aucun assainissement, il était très difficile d’avoir de
l’eau vraiment potable à moins d’habiter près d’une source. La
salubrité des eaux naturelles est une préoccupation de toutes les
collectivités humaines depuis la préhistoire. Dans l’Antiquité et
encore après elle, les rois ou les empereurs ont commandé de
grands travaux pour apporter dans les villes une eau parfois loin­
taine : le pont du Gard, l’aqueduc de Marly en sont des exemples.
Soit l’eau était saumâtre ou souillée par les déjections humaines
et animales, soit elle était corrompue par la chaleur et les larves
d’insectes. Des maladies comme le choléra, la bilharziose et autres
parasites intestinaux, les salmonelloses et la fièvre typhoïde, se
transmettaient par l’eau.
Alors qu’en Occident nous n’avons qu’à ouvrir un robinet pour
boire de l’eau claire, des millions de personnes meurent chaque
année dans le monde du fait d’une eau contaminée. La distribution
généralisée d’eau potable en Europe date de la hn du XXesiècle, c’est
très récent ! Voilà pourquoi le meilleur moyen que les hommes ont
trouvé pour rendre l’eau de boisson potable est de la transformer
en bière ou en vin, ou de lui adjoindre une faible quantité d’alcool
ou de vinaigre (des produits de fermentation) afin de l’aseptiser. Ce
n'est donc pas un hasard si c’est en levant un verre de vin, et non
pas d’eau, que l’on prononce la formule rituelle : « A votre santé ! »

ÀVOTRE SANTÉ!
273

Q u a n d l a m é d e c in e m o d e r n e s ’i n t é r e s s e à l a p h a r m a c o p é e
p o p u la ir e

Il n’est pas un pays sur terre qui ne dispose de son aliment de


longue vie quasi miraculeux. Dans la plupart des cas, il s’agit d’un
aliment fermenté. La médecine populaire attribue des qualités,
réelles ou supposées, aux produits fermentés et souvent les em­
ploie comme de véritables médicaments. Le concept moderne
d’« alicament » ne date pas d’aujourd’hui. On attribue d’ailleurs à
Hippocrate cette formule : « Que ton alimentation soit ta première
médecine. » De nombreux aliments fermentés ont été utilisés
traditionnellement pour nourrir les bébés au moment du sevrage
et stimuler la lactation des mères, stimuler l’appétit, redonner
force aux personnes affaiblies ou malades, soigner les problèmes
intestinaux, guérir les plaies... On trouve dans certains papyrus
égyptiens la trace de l’utilisation thérapeutique de légumes, de jus
de dattes et de miel fermentés329; en Grèce aussi, où Dioscoride
(médecin botaniste, vers 40-90 après J.-C.) soignait les infections
avec des betteraves rouges et du chou fermentés. Son traité « des
plantes médicinales » est la principale source de connaissances
sur l’usage thérapeutique des plantes utilisées dans l’Antiquité.
Dans l’Antiquité gréco-romaine, le garum, les tarichos et la
muria servaient de remèdes contre beaucoup de maux. Le garum
sociorum, le plus haut de gamme, était riche en sel et en enzymes
protéolytiques. Il avait des propriétés désinfectantes et anti-in­
flammatoires. Pline le préconise comme médicament contre la
gale du mouton, les brûlures, les morsures de chien et de croco­
dile (sic), pour guérir les ulcères, la dysenterie et les maladies de
la bouche et des oreilles330. Les médecins Gallien, Dioscoride,
Arétae, Paul d’Aegine et d’autres prescrivaient les tarichos, le
garum et la muria comme purgatif, pour soigner les plaies, les
ulcères, la jaunisse, les morsures, les pustules, les mycoses, les
douleurs diverses. Et même la léthargie. Columelle et Végèce
ordonnent l’emploi du garum contre des maladies d’animaux

ÀVOTRE SANTÉ!
274

domestiques331. Koehler a publié son étude sur le tarichos en 1832.


Il remarque que « de nos jours encore on se sert tant intérieure­
ment qu’extérieurement du hareng et de sa saumure dans le trai­
tement de plusieurs maladies ». C ’est encore le cas au XXIe siècle
en Hollande, où la sagesse populaire dit : « Du hareng dans le
pays, le docteur s’ennuie. » Le maatje, jeune hareng gras fermenté,
estimé comme la perle des harengs salés, est considéré dans le
Nord de l’Europe comme un aliment de santé. Il est très riche en
protéines, en vitamines A l, Bl, B2, B6, B12, C, D et E. Il contient des
acides gras insaturés riches en oméga 3 qui font baisser le taux de
cholestérol et réduisent les risques de maladies cardiovasculaires.
Il a aussi un effet bénéfique sur le cerveau et le système nerveux.
Des remèdes de grand-mère recommandent de manger, à jeun, un
maatje pour bien passer l’hiver sans risques de refroidissement,
pour fortifier l’organisme, ou encore d’en faire une cure en cas de
carence en fer.
Le surstrômming, ce hareng fermenté suédois, est paré des
mêmes propriétés curatives. En 2009, un laboratoire suédois
a com m ercialisé d e s g é lu le s contenant du surstrôm m ing
lyophilisé, comme complément alimentaire destiné à soigner
les maux d’estomac332. Ce médicament est aujourd’hui interdit
à cause de la teneur en dioxine trop élevée des harengs qui
servaient de matière première. Dans la même série d’aliments
de la mer, qu’on se souvienne encore l’huile de foie de morue
riche en vitam ine D donnée à des générations d’enfants dans
tout le nord de l’Europe pour lutter contre le rachitisme. Elle
était extraite par fermentation des foies de cabillaud333.
Le vinaigre est sans doute l’un des premiers antiseptiques de
l’histoire utilisé pour soigner les piqûres d’insectes et les petites
plaies. Hypocrate, en 400 avant J.-C., vantait déjà ses propriétés et
conseillait à ses patients de boire du vinaigre de pomme mélangé
à du miel pour soigner les rhumes et la toux. Il avait la réputation
d’être efficace pour lutter contre les « m iasmes », et même de
soigner la peste. Dans la Bible, on trouve plusieurs mentions du

ÀVOTRE SANTÉ!
275

vinaigre comme remède pour soigner les infections et les plaies.


La mère de vinaigre servait parfois de cataplasme sur les foulures
ou les entorses. Citons encore le pulque des Aztèques, qui était
utilisé pour stimuler la lactation et soigner les affections rénales.
En Alsace et en Pologne aussi, le jus de choucroute est utilisé
comme bactéricide pour soigner les petites blessures, les ulcères
et les entérites. En Inde, 1i’ dli fortifie les enfants affaiblis, tout
comme Yogi nigérian à base de maïs. Il stimule aussi la lactation
des mères. Même chose pour le tarhanas en Grèce, nourriture
des femmes allaitantes, des enfants au moment du sevrage et des
convalescents. Ce mélange de yaourt et de blé fermenté, séché et
réduit en poudre, sert à fabriquer des soupes. Au Ladakh, le chang
a la réputation de fortifier le corps et de soigner les céphalées334.
En Russie, le levas, boisson fermentée à base de seigle, est utilisé
contre les infections et les fièvres. En Europe occidentale, on
dit que la bière stimule la lactation. Des brasseries fabriquaient
d’ailleurs une bière spéciale pour les nourrices. La bière a aussi
des vertus régénérantes. Elle est réputée nettoyer le sang, purifier
le corps et le renforcer335. Pline nous apprend que les femmes
de la Gaule utilisaient l’écume de la cervoise pour entretenir la
fraîcheur de leur peau. Cette utilisation est mentionnée aussi
dans des ouvrages de la Renaissance, et de nos jours encore, les
brasseries alsaciennes voient régulièrement au printemps des
personnes demander de la levure pour soigner l’acné. La bière en­
tretient aussi la beauté des cheveux. Plusieurs marques actuelles
de cosmétiques ont leur shampoing à la bière336.
Les recherches scientifiques ont montré que les aliments fermen­
tés avaient effectivement des propriétés antiseptiques. D’une part
leur acidité empêche la flore pathogène de proliférer, d’autre part les
bactéries responsables de la fermentation produisent elles-mêmes
des substances antibiotiques. Les antibiotiques comme la pénicil­
line, utilisés en médecine, sont d’ailleurs issus de champignons mi­
croscopiques voisins de ceux qui forment la flore du camembert, du
roquefort ou du tempeh. Ce dernier aliment possède une efficacité

ÀVOTRE SANTÉ!
276

puissante contre la redoutable bactérie responsable du botulisme


et le staphylocoque doré. Il permet aux populations d’Indonésie
de se maintenir en bonne santé malgré des conditions d’hygiène
difficiles337. En Tanzanie et au Kenya, des études ont montré que
les bébés nourris avec de la bouillie fermentée avaient beaucoup
moins de diarrhées que les autres338. En Russie, en Grèce et dans
les Balkans, on utilisait autrefois du pain moisi pour soigner les
plaies. En Irlande, on laissait moisir une tartine de pain de seigle
grassement beurrée. Quand elle était devenue verte, on l’utilisait
comme cataplasme pour guérir les infections. On raconte dans la
région de Roquefort qu’autrefois les bergers soignaient les plaies
menacées de gangrène avec les moisissures du fromage. Certains
d’entre eux furent poursuivis pour charlatanisme et pratique il­
légale de la médecine. C ’était avant qu’Alexander Flemming ne
découvre la pénicilline...
La science s’intéresse de près aux aliments ancestraux. Les
descendants des Mayas conservent toujours sur eux, dans un petit
sac, un peu de masa, pâte de maïs fermentée que l’on consomme
en la diluant dans un peu d’eau ; c’est le pozol, boisson énergé­
tique qui sert à la fois de nourriture et de fortifiant. C’est pour
eux un aliment m agique qu’ils utilisent aussi pour apaiser la
fièvre, soigner les diarrhées et les infections intestinales. Ils en
font aussi des cataplasmes pour empêcher l’infection des plaies.
Cette boisson est tellement riche en propriétés thérapeutiques
qu’elle attise aujourd’hui la convoitise de puissants laboratoires
pharmaceutiques. Des chercheurs de l’université du Minnesota
ont trouvé dans le Pozol un ensemble microbien très complexe
qui inhibe la formation de bactéries pathogènes, comme c’est le
cas dans de nombreux aliments fermentés339. Un laboratoire a
déposé un brevet aux Etats-Unis. La question des brevets et des
« droits » sur les remèdes traditionnels est aujourd'hui cruciale :
peut-on déposséder les populations p auvres de leur richesse
biologique, comme les Mayas qui utilisent le pozol pour se nourrir
et se soigner depuis plus de 3000 ans ?

ÀVOTRE SANTÉ!
277

La même chose se produit dans la pharmacopée chinoise. Le


riz rouge fermenté, ou levure rouge de riz (c'est sous l’effet de
la fermentation que le riz devient rouge), est utilisé depuis 800
avant J.-C. dans l’alimentation. On lui connaissait des propriétés
anti-diarrhéiques, facilitant la digestion et la circulation sanguine.
Dans le Ben Cao Gang Mu-Dan, un ouvrage de la pharmacopée
traditionnelle chinoise écrit par Shi Bu Yi en 1378, on trouve la
recette de la fermentation du riz pour obtenir cette levure rouge
médicinale340. Des études récentes ont montré ses propriétés
bénéfiques sur le sang, sur la rate et surtout pour empêcher l’élé­
vation du taux de cholestérol : il contient de la monacoline K,
chimiquement identique aux statines, médicaments de synthèse
utilisés pour faire baisser le taux du cholestérol sanguin341.
En Chine, un professeur de l’université de Pékin a mis au point
un m édicament constitué de levure de riz rouge dans les an­
nées quatre-vingt. Utilisé dans de nombreux pays asiatiques, en
Norvège et en Italie aussi, il fut rapidement commercialisé aux
Etats-Unis où il devint très populaire grâce à son efficacité et à
son prix beaucoup moins élevé que celui du même médicament
de synthèse. M ais le laboratoire pharmaceutique commerciali­
sant ce dernier prit ombrage de cette concurrence. Aujourd’hui,
par décision judiciaire, le riz rouge fermenté reste toléré plutôt
qu’autorisé comme complément alimentaire mais interdit comme
médicament. Si les études des laboratoires chinois sont sujettes à
caution par manque de méthodologie sérieuse, des études amé­
ricaines, norvégiennes et italiennes menées entre 2008 et 2010
ont néanmoins montré l’efficacité du produit342.
En Mongolie l’aïrag, lait de jument fermenté, est utilisé contre
les fièvres et les dysenteries. Il est riche en vitamine C et on en
donne aux personnes fatiguées ou affaiblies. Avant l’apparition
des brosses à dents, on se frottait les gencives avec 1Arrhuul,
’ un
fromage très dur. Les enfants sont régulièrement lavés à l’eau,
frottés à la graisse de mouton puis enduits d’airag pour renforcer
leurs défenses et susciter l’appétit. Les jeunes filles s’en enduisent

ÀVOTRE SANTÉ!
278

pour avoir la peau douce et blanche, signe de bonne santé. Un


texte du XIIIe siècle atteste de son usage en application contre
les piqûres d’insectes et pour cicatriser les plaies343. Il est jugé
efficace aussi contre les morsures de serpent. Il a d’ailleurs des
vertus bactéricides qui empêchent les contaminations qui de­
vraient se produire lorsque le bol circule de bouche en bouche
sous la yourte. Dans les sanatoriums de Bulgan et d’Oulan-Bator,
il est utilisé pour lutter contre la tuberculose344.
Le chai ou shubat, lait fermenté de chamelle d’Asie centrale,
a la même réputation d’aliment de santé. Dans le Caucase, le
kéfir guérit aussi les entérites et les diarrhées infantiles. On
lui impute le fait qu’il existe beaucoup de centenaires dans les
régions où il est traditionnellement consommé. Aujourd’hui,
le kéfir est toujours considéré en Russie comme un aliment de
longue vie345. Il est proposé aux malades dans les hôpitaux et les
sanatoriums. Il soignerait les ulcères d’estomac et toutes sortes
d’inflammations chroniques des intestins dont il améliore l’éco­
système intérieur, mais également l’artériosclérose, l’asthme, les
affections des bronches, et les allergies. Il aide les malades du
sida à combattre leur grande fatigue. On a montré aussi ses pro­
priétés antiseptiques contre les salmonelles. In vitro, il a un effet
contre des tumeurs346... Les yaourts sont aussi réputés pour leur
action bénéfique sur la flore intestinale, ils soignent la diarrhée
des bébés, donneraient bonne mine et bon teint. Les industries
agroalimentaires reprennent les affirmations de la pharmaco­
pée populaire et utilisent très souvent des arguments de santé
lorsqu’elles veulent commercialiser un nouveau produit à base
de lait fermenté. Par exemple, « Actim el » ou « Activia » de la
marque Danone sont présentés comme bons pour le système
digestif, le système immunitaire et pour l’éclat du teint. En Nor­
mandie, on utilisait le beurre pour calmer les inflammations et les
brûlures. Jusqu’au début du XXe siècle, il servait à la toilette des
nouveau-nés. En Inde, le dahi (un genre de yaourt) soigne tous
les troubles intestinaux. Au Japon, les umeboshi, petites prunes

À VOTRE SANTÉ!
279

lacto-fermentées calment la soif, facilitent la digestion, soignent


les diarrhées et les maux d’estomac. Le natto est très nutritif et a
d’énormes bienfaits sur la flore intestinale. Dans le natto, le Bacil-
lus subtilis secrète une enzyme appelée nattokinase qui fluidifie
le sang et nettoie les artères. On en a fait un médicament pour
empêcher les caillots et lutter contre les AVC347. La nattokinase
aurait aussi des effets sur la maladie d'Alzheimer.
Parmi tous ces aliments, le miso illustre bien l’extrême valori­
sation des aliments fermentés dans la culture à laquelle ils appar­
tiennent. Il bénéficie de la même réputation que les aliments dont
nous venons de parler, à savoir qu’il est un aliment de longue vie
utilisé dans la pharmacopée populaire pour soigner tous les petits
maux de la vie quotidienne. Le miso, consommé chaque jour en
petite quantité, créerait dans l’organisme un terrain favorable pour
lutter contre les infections et les maladies. A la fois stimulant de la
digestion, détoxifiant, énergisant, il est une source de minéraux,
d’enzymes digestives, de probiotiques favorables à la flore intesti­
nale, d’acides aminés essentiels, de vitamine B 12, et de protéines
facilement assimilables. Il permet de lutter contre les intolérances
alimentaires. Il est faible en calories et en graisses, fait baisser le
mauvais cholestérol, neutralise les effets du tabagisme et de la
pollution et serait même un remède contre la gueule de bois345 !
Mais le plus extraordinaire est la croyance en son effet anti-ra­
dioactivité. Le 9 août 1945, lors du bombardement atomique de
Nagasaki, deux hôpitaux se trouvaient dans l’épicentre de l’explo­
sion nucléaire. À l’hôpital universitaire, plus de 3 000 patients et
membres du personnel périrent ou souffrirent d’irradiations, de
leucémies, et de graves brûlures. Non loin de là, l’hôpital Urakami
Dai-Ichi (maintenant hôpital Saint-Francis), dirigé par le docteur
Tatsuichiro Akizuki, compta nombre de survivants. Contre toute
logique. Le docteur Akizuki et son équipe, indemnes dans l’hôpital
en mine, purent continuer à soigner les victimes du bombardement
alors que tout était détmit et que les médicaments manquaient.
Le docteur Akizuki a remarqué une chose : le premier hôpital

ÀVOTRE SANTÉ!
nourrissait les patients avec une alimentation occidentalisée, à
base de riz blanc, de sucre, de farine blanche et de produits raffinés.
Dans son établissement, l’alimentation quotidienne des patients
reposait sur le riz brun, la soupe miso, les légumes assaisonnés de
sauces fermentées et d’algues wakamé séchées, riches en iode. Le
sucre était proscrit. Après la catastrophe, les réserves de légume
frais étaient anéanties, hormis un stock de courges. Les survivants
ont donc vécu uniquement de courges, de riz brun, de miso, de
prunes fermentées (umeboshi) et de sauce soja. En l’absence de
médicaments, des grands brûlés ont été soignés, avec succès, par
l’application de miso sur les plaies et les victim es souffrant du
syndrome de l’irradiation ont survécu.
Tatsuichiro Âkizuki est le premier à avoir décrit cette maladie
de l’irradiation, inconnue à l’époque. Dans les années 2000, on
comptait encore une trentaine de survivants parmi les patients
du docteur Akizuki, lui-même décédé en 2005. Ces survivants se
nourrissaient à l’époque de miso et autres aliments traditionnels349.
Tatsuichiro Akizuki en a conclu que le régime alimentaire à base
de miso était responsable du soi-disant « miracle ». Il le pensait
déjà lorsqu’il publia, en 1964, Physical Constitution and Food :

J e pense que la soupe de miso est la partie la plus essentielle


de l’alimentation d’une personne... J ’ai constaté, à quelques exceptions
près, que les familles qui ont pour pratique de servir de la soupe
de miso quotidiennement ne sont presque jamais malades.
En consommant de la soupe miso chaque jour, votre constitution
s’améliorera progressivement et vous développerez une résistance
aux maladies. J e pense que le miso appartient à la plus haute catégorie
de médicaments, ceux qui aident à prévenir les maladies et renforcent
le corps par un usage continu350.

D’autres études furent menées en Russie, après la catastrophe


de Tchernobyl, au Japon et en Californie. Elles ont montré l’effi­
cacité du miso contre la radioactivité351. Des expériences récentes

ÀVOTRE SANTÉ!
281

menées au Japon sur des souris le confirment352. L’Institut natio­


nal de recherche sur le cancer du Ja p o n prône la consomma­
tion de deux portions de miso par jour, ce qui réduirait de 50 %
le risque de cancer du sein353. Consom m er régulièrement du
miso de longue fermentation ainsi que de la sauce soja pourrait
aussi agir comme agent de prévention des cancers intestinaux et
gastriques354. Le miso est un atout dans la nutrition délicate des
personnes en chimiothérapie ainsi que celles atteintes du sida,
présentant de graves troubles intestinaux.
Au-delà des croyances, les études scientifiques ont montré que
les aliments fermentés préviennent les calculs des reins355, les
maladies parodontales356, améliorent l’état des patients souffrant
de cirrhose du foie357, font baisser la tension artérielle et le taux de
cholestérol358, réduisent l’anxiété359, les risques d’ostéoporose360
et de cancers361. D’autres ont m is en lumière les bénéfices des
bactéries d’aliments fermentés sur la croissance des nourris­
sons nourris au lait artificiel362, sur les transplantés du foie ou
les opérés de l’intestin qui souffrent de moins d’infections bac­
tériennes, ce qui permet de réduire les traitements antibiotiques,
de raccourcir les hospitalisations363, ou tout simplement pour
passer l’hiver sans être malade364. Des traitements par probio­
tiques sont efficaces pour prévenir ou traiter les maladies gas­
tro-intestinales365. Ils peuvent réduire les allergies, en particulier
l’eczéma366. Ils diminuent l’apparition de la carie dentaire chez
les enfants367, réduisent les affections du système respiratoire
lors des maladies hivernales368, soulagent aussi les infections
vaginales et urinaires369 et augmentent chez les enfants atteints
du sida le nombre des cellules exprimant CD4 (l’infection par le
V IH conduit à la réduction progressive de ces cellules)370.
Il est impossible citer ici tous leurs effets. J ’invite les lecteurs
intéressés à se référer aux publications citées par Sandor Ellix
Katz et Keith Steinkraus371.
Le garum était un remède pour Pline l’Ancien. Un Hawaïen
vantera les bienfaits du poi, pâte de taro fermentée, un Japonais

À VOTRE SANTÉ!
282

ceux de la sauce soja, du miso et des tsukemono, un A lsacien


expliquera les vertus de la choucroute, un Allemand celles de la
bière, un Mexicain du pozol, un M ongol du koumis, un Chinois
portera aux nues les bénéfices pour la santé des sauces jian g et
du tofu fermenté. Et tous auront raison sans jam ais avoir lu les
publications scientifiques. Qu’elles soient réelles ou supposées,
issues de la pensée m agique ou de la pensée scientifique, ces
affirmations sur les propriétés bienfaisantes ou miraculeuses
des aliments fermentés sont symptomatiques du statut spécial
que ceux-ci ont toujours eu dans les sociétés.
Un recueil de médecine chinois datant de 1596, Bencao gang-
mu, fait référence à un document écrit en 150 de notre ère à propos
des sauces jia n g : « Jia n g est comme un général m ilitaire qui
dirige et peut contrôler le poison dans la nourriture. C’est exac­
tement comme un général contrôlant les mauvais éléments dans
la population372. » La métaphore est parlante et merveilleusement
juste : les micro-organismes des aliments fermentés contrôlent
les pathogènes en les empêchant de proliférer et de dominer.

À VOTRESANTÉ!
RENAISSE0 -
285

Où est passée la fermentation qui avait tant d’importance pour


les homm es des millénaires p assés ? H ormis quelques livres
spécialem ent dédiés au sujet, qui se comptent sur les doigts
d’une main, aucune référence, aucun détail, aucune allusion à la
fermentation n’apparaît de prime abord dans les articles et les
livres d’histoire, de techniques ou de recettes alimentaires. La
fermentation semble avoir disparu du discours commun. Ten­
drait-elle à disparaître de nos vies ?

L ’e u p h é m i s a t i o n d e la f e r m e n t a t io n

Les ethnologues évoquent la nourriture crue de certains


peuples, la viande chassée, rapportée au campement et consom­
mée, les réserves faites par les derniers chasseurs-cueilleurs du
paléolithique et les prem iers v illageois du néolithique, mais
personne ne dit jam ais que la viand e m angée au moins une
semaine après la chasse est de la viande fermentée ou faisan­
dée. Aucun chasseur ne consomme la viande fraîchement tuée,
et même encore actuellem ent, la viande de boucherie subit
une « maturation » plus ou moins longue dans les entrepôts
frigorifiques avant d’être vendue. On sem ble ignorer que le
stockage alimentaire, depuis le néolithique jusqu’à la Seconde
Guerre mondiale, à base de légumes ou de tubercules en jarres,
de viandes en salaison, boucanées ou séchées, était constitué
de conserves ferm entées. Cette om ission est-elle due à une
évidence ? Ce n’est pas certain.
286

Combien de fois ai-je lu et entendu, même de la part de spé­


cialistes, que les Inuits se nourrissent principalement de phoque
ou de poisson cru. Comme si tout ce qui n’est pas cuit était cru, et
inversement. Comme si cet état de fermentation, qui n’est ni cuit
ni cru, était, volontairement ou non, ignoré. On passe également
sous silence le fait que le salami, le jambon « cru » ou le saucisson
sont des viandes fermentées. C’est le cas aussi du jambon « cuit »
et du lard salé. Où peut-on lire que la bouillie, la pâte à crêpes,
les clafoutis, le porridge, les cakes et les sushis tellement à la
mode sont des ex-produits fermentés ? Où voit-on que le beurre
l’est ? La question vaut aussi pour la crème fraîche, le saumon
mariné ou fumé, le caviar, les harengs saurs et les anchois : qui
est conscient qu’il s’agit de produits fermentés ?
Peu nombreux sont les historiens qui précisent que si le sel
était si important dans les millénaires passés, s’il faisait l’objet de
taxes et de contrebandes, ce n’est pas parce qu’il servait à saler,
mais surtout à fermenter les aliments373. Certes, la conservation
est évoquée, mais jam ais sous son aspect de fermentation. On
lit souvent que le sel empêche la prolifération microbienne dans
les salaisons et qu’il permet de les conserver. C’est erroné. Le sel
empêche certaines proliférations mais favorise justement celles
qui servent à la fermentation. Et c’est bel et bien cette dernière
qui assure la conservation, et non pas le sel en lui-même.
Pour découvrir la fermentation, il faut donc gratter, creuser et
lire entre les lignes. Car la fermentation se cache désormais sous
des mots d’emprunt qui sont autant de clés pour la découvrir.
Sortons des livres et regardons dans notre vie de tous les jours.
On ne dit plus qu’une viande est faisandée, on dit qu’elle est ma-
turée ou rassise, parce qu’on croit faussement que « fermenté » ou
« faisandé » signifie « putréfié ». On fait volontiers « mariner » la
viande en croyant que la mettre dans du vin ou du vinaigre avec
des herbes aromatiques, l’empêchera de fermenter, alors que non,
bien au contraire : c'est pour l’empêcher de se putréfier tout en lui
permettant de fermenter plus longtemps sans risque. On ne dit

L’INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


287

plus qu’une pâte fermente, on dit qu’elle repose. On ne dit jamais


que la crème aigre des pays anglo-saxons ou des pays de l’Est est
tout simplement une crème fermentée, on conseille simplement
d’adjoindre à notre crème un peu de jus de citron pour lui donner
une saveur acide approchante. On ne dit plus qu’un saucisson fer­
mente, on dit qu'il sèche. Les choses, selon les cas, mûrissent, ma-
turent, macèrent, s’affinent, rassissent, reposent, salent, étuvent,
boucanent, sèchent, fument, vieillissent, rancissent, mais elles ne
fermentent plus. Comme si, dans notre société, la fermentation
faisait peur. On l’escamote, on la camoufle. On l’euphémise. Et
pour cela, on dissimule.
La prem ière dissim ulation en la m atière se tient, peut-être,
dans l’appellation française : « levure chimique » pour désigner
la poudre qui fait lever les gâteaux. Les Anglais l’appellent plus
justem ent baking po w d er et les Allem ands backpulver. Cette
poudre fut mise au point à la fin du X I X e siècle par Justus von Lie-
big et son élève américain Benjamin Rumford, afin de remplacer
la levure de panification, au nom du progrès, du temps gagné.
« Levure chimique », voilà un bel oxymore de marketing ! Une
levure est un être vivant, elle est biologique et ne peut pas être
créée par la chimie. Cette levure chimique a remplacé la levure
biologique dans certaines pâtes levées à base de céréales. Elle
résulte d’un mélange de bicarbonate de sodium, basique, et d’un
acide, qui provoque un dégagement gazeux sous l’effet conjugué
de l’humidité et de la chaleur, par réaction chimique. La levure
naturelle produit, elle aussi, un dégagement gazeux qui fait lever
la pâte, mais c’est selon un processus biologique qui engendre
en même temps d’autres substances à l’origine des arômes et
de l’évolution de la composition nutritive de l’aliment. La levure
chimique permet d’un coup de réaliser en vingt minutes un soda
b rea d en lieu et place d’un pain qui dem ande généralem ent
quatre heures avec la levure biologique, et parfois douze heures
avec du levain naturel. Un pain visuellement proche m ais très
éloigné du point de vue de la saveur.

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


La poudre à lever fut l’un des premiers pas significatifs vers l’in­
dustrialisation de la nourriture, la production de masse, la rapidité,
la standardisation, et l’abandon des saveurs complexes propres
aux produits fermentés. L’appellation usurpée de « levure » a été
donnée en français par homologie à cette poudre pour des raisons
commerciales, pour contrebalancer le mot « chimique » qui risquait
de provoquer la méfiance quand elle fit son apparition en ce début
du XXesiècle : il ne fallait pas heurter la ménagère dont on bouscu­
lait les habitudes. Dans « levure chimique », on retient seulement
« levure », un mot dont on comprend le sens. Ou plutôt l’usage.
Les préparations dans lesquelles on l’emploie, majoritairement
fermentées autrefois, sont nombreuses. Il ne s’agit pas seule­
ment des quatre-quarts ou des clafoutis français, mais aussi des
crêpes « mille trous » marocaines, des idlis et des dosas indiens,
des pancakes anglo-saxons : l’oubli est mondial. Une pincée de
bicarbonate jetée dans la pâte a remplacé le long temps de la
fermentation, changé la saveur des mets... et les habitudes des
cuisiniers. Comment faisait-on les gâteaux avant l’invention de
la levure chimique ? Pour les biscuits délicats, on utilisait des
blancs d’œufs montés. Dans tous les autres cas, on laissait fer­
menter. On attendait donc. C’est la raison pour laquelle on lit
encore parfois dans les recettes : « Laissez reposer, laissez matu-
rer », alors qu’avec l’usage de la poudre à lever, cette pratique est
devenue superflue. On peut être sûr, dans ce cas, qu’une ancienne
fermentation se cache derrière la préparation.
Remarquons aussi que Ju stu s von Liebig, l’inventeur de la
poudre à lever, eut égalem ent l’idée de remplacer le compost
et le fumier utilisés pour améliorer la fertilité de la terre par des
composés chimiques374. Ce problème est quelque peu en marge
de notre sujet mais il y reste lié par sa substance, pourrait-on
dire, et aussi par ses effets. Le terreau, le compost et le fumier
sont en effet des produits fermentés issus de la décomposition
des matières organiques par les micro-organismes. Le compost
est le but ultime de toutes les fermentations. La pourriture est le

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


289

destin de toute matière organique, mais la putréfaction alimente


en réalité la vie selon un cycle continuel et immuable. Tout ce
qui est organique meurt et se décompose puis vient nourrir de
sa substance les nouveaux organismes. Rien ne se perd, rien ne
se crée. Enfouir du fumier ou de la matière végétale enrichit le
sol de substances m inérales et les racines des futures plantes
viendront y puiser leur nourriture.
Ju stu s von Liebig a tenté de montrer que les plantes ne se
nourrissent pas d’humus mais de solutions minérales dissoutes
dans la terre, que l’humus n'est pas absorbé par les racines mais
qu’il sert uniquement à ameublir le sol et accélérer l’absorption
des éléments minéraux. Les sels minéraux peuvent être apportés
par des éléments naturels comme la poudre d’os ou le guano, mais
Liebig prophétisait leur épuisement rapide. Il fut à l’origine de
l’industrie des engrais chimiques qui se développa rapidement à
mesure des succès de cette nouvelle méthode de fertilisation. Les
rendements augmentèrent de 400 %, et effectivement les engrais
menèrent rapidement à la suffisance alimentaire de l’Europe375...
En revanche, la théorie de l’inefficacité du compost et de l’humus,
qui partait d’un bon sentiment, s’est avérée fausse. Aujourd’hui,
l’usage trop intensif des engrais chimiques a montré ses limites :
il est en train d’empoisonner à la fois les sols, les agriculteurs et les
consommateurs. L’agriculture bio et biodynamique redonne la part
belle au fumier décomposé et aux micro-organismes du sol, mais
l’agriculture intensive est encore la plus largement pratiquée pour
nourrir l’humanité. La Révolution industrielle et son corollaire, la
naissance de l’industrie agroalimentaire, a retiré non seulement à
l’homme, mais aussi à la terre, ses aliments fermentés.

L a g r a n d e p e u r d e s m ic r o b e s

L’euphémisation de la fermentation va de pair avec la peur


des microbes qui est apparue en même temps que l’on décou­
vrait leur existence. Louis Pasteur, qui mit en évidence le rôle des

L’INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


290

micro-organismes dans les fermentations, est présenté de ma­


nière hagiographique comme un modèle d’abnégation, de rigueur
scientifique, d’intelligence, de courage et de bonté, le « père » de
la médecine moderne et le plus grand bienfaiteur de l’humanité.
Un genre de dieu laïc à l’heure du triomphe du positivism e et
du déclin des religions en Occident. Avant Pasteur, quand les
hommes mouraient, on attribuait la mort ou la maladie à une
cause soit divine, soit diabolique : on l’expliquait par la fatalité,
l’ignorance, la malchance ou le châtiment de Dieu si l’on avait
enfreint sa loi. Après Pasteur, les microbes devinrent l’unique
cause des maladies et des malheurs de l’humanité. La punition
n’était plus pour ceux qui enfreignaient la loi de Dieu mais pour
les m isérables qui passaient outre celle de l’hygiénisme. Elle
faisait la preuve de la perfidie de ces êtres microscopiques.
Lorsque Louis Pasteur observa les microbes, ce monde grouil­
lant de l’infiniment petit le fascina et le terrifia en même temps.
Des témoignages décrivent un comportement paranoïaque. Il
évitait de serrer les mains d’inconnus par peur de la contagion ;
en visitant sa maison à Arbois, on apprend qu’il avait fait rem­
placer tous les tapis, nids à poussière et à microbes, par du lino­
léum facilement lavable à grande eau ; en mangeant, il émiettait
son pain au bord de l’assiette aussi finement que possible pour
en éliminer les éventuelles mues de vers de farine, fréquentes
à l'époque. L’ennemi de l’humanité n’était plus Satan, c’était le
microbe et de nouvelles croyances remplacèrent les anciennes :
la science, qui maintenant connaissait l’ennemi à abattre, allait
enfin pouvoir vaincre définitivement la maladie... et la mort. Un
nouveau mythe prométhéen était en train de naître ainsi qu’une
nouvelle idéologie, presque une nouvelle religion, le scientisme
et son corollaire, l’hygiénisme. Louis Pasteur était son dieu, lui, le
vainqueur du microbe tellement omnipuissant que H. G. Wells lui
donna le mot de la fin dans La Guerre des mondes, paru en 1898 :
les monstres extraterrestres qu’aucune technologie humaine ne
peut vaincre, le seront... tout simplement par les bactéries.

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


291

À la fin du X I X e siècle, et dans la première moitié du X X e, les


campagnes d’éducation sanitaires appliquées par les acteurs so­
ciaux et les médecins touchèrent toutes les populations des pays
occidentaux. Le message tenait dans un axiome très simple : « Les
microbes sont la cause des maladies graves et contagieuses, la
propreté, l’air, la lumière chassent les microbes376. » Les micro-or­
ganismes sont partout : dans l’air, sur les surfaces, dans la terre
et dans l’eau. Pasteur pensait que l’oxygène pouvait les détruire
alors qu’ils prolifèrent au contraire dans les endroits sombres, hu­
mides et confinés. L’eau pure sortant de la terre est saine alors
que les eaux courantes ou stagnantes, comme l’eau de la Seine,
sont contaminées. Les statistiques montrèrent que les infections
étaient plus fréquentes dans les quartiers pauvres et insalubres des
villes que dans les quartiers riches ou les campagnes. La croisade
contre les microbes s’accompagna donc de la chasse aux logements
malpropres et sombres, aux cuisines mal aérées et jamais nettoyées,
aux latrines sans égout, et aux comportements nocifs comme le fait
de ne jamais ouvrir les fenêtres ou de cracher par terre. On recom­
manda de dormir la fenêtre ouverte, même en hiver. La poussière
visible à l’œil nu était la forme apparente de ce monde microbien
invisible et insidieux. L’air renouvelé, le soleil entrant à flot dans
les habitations et la propreté ambiante assuraient une bonne santé.

L’hygiène exige que nous maintenions notre demeure en état


de propreté parfaite afin d’éliminer les poussières et les microbes
nuisibles à notre santé. Ce travail quotidien d’entretien du logis
demande de la persévérance et de la méthode. La ménagère sera
matinale ; elle saura prévoir et organiser le travail de la journée,

peut-on lire dans un manuel d’éducation ménagère de 1933377. Ces


principes influencèrent toute la vie quotidienne et contribuèrent
à éradiquer de terribles maladies. Un peu plus tard, la découverte
de la pénicilline fut acclamée comme un immense bienfait pour
l’humanité : enfin les microbes allaient être définitivement vaincus.

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


292

Les idéologies hygiénistes de la fin du X I X e siècle coïncident


avec l’essor de l’industrie pharmaceutique. Quoi de plus simple,
et de plus pratique : un microbe, une maladie, un médicament.
Enfin, tout comme la religion avait l’ambition de faire reculer
l’enfer et le diable, on allait pouvoir éradiquer ici bas la maladie
et sans doute aussi faire reculer la mort !
Dès la découverte de l’existence des microbes, une course ef­
frénée s’engagea pour s’en débarrasser, une course qui est loin
d’être terminée cent ans plus tard, alors que la tuberculose est en
recrudescence, que des maladies nosocomiales ne connaissent
pas encore de traitement et que l’on recommande tous les ans
de se faire vacciner contre des virus de la grippe éternellement
évolutifs. Paradoxalement, les messages de propagande hygié­
nistes préconisent les mêmes mesures qu’à l’époque de Pasteur,
comme de se laver les mains. Quel aveu d’impuissance... Cent ans
de lutte acharnée ressem blent au tonneau des Danaïdes. Les
micro-organismes forment dans le monde une m asse omnipré­
sente, fluctuante, mouvante, protéiforme. Elle se reconstitue à
la moindre agression et il est im possible de s’en débarrasser,
même à grands jets de désinfectant qui ne sont pas plus efficaces
qu’une goutte d’eau de Ja ve l dans l’océan. Une variété disparaît,
une autre arrive. Point culminant d’un combat sans fin, depuis
quelques décennies, de nouvelles substances qui n’existaient
pas en dehors du milieu hospitalier apparaissent : les solutions
bactéricides en petits flacons que l’on transporte partout afin
de se nettoyer les mains où que l’on se trouve, même si l’on ne
dispose pas d’eau. C es nouvelles molécules comme le triclosan
ont aussi envahi les produits d’entretien ménagers, et d’hygiène
corporelle courante. Ils comportent des ingrédients bactéricides
concoctés par l’industrie pharmaceutique, qui malheureusement,
anéantissent les micro-organismes bénéfiques ou inoffensifs et
rendent les pathogènes, comme Staphylococcus aureus, Esche-
richia coli et Salmonella enterica, encore plus résistants par sé­
lection naturelle378.

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


293

L'avenir du « pasteurisme » a montré que cette éradication


des m icrobes à outrance est loin d’avoir supprimé le malheur
et la m aladie. Encore moins la mort, même si l’espérance de
vie a progressé depuis cent ans. Les mesures de propreté dra­
coniennes n’ont pas em pêché la survenue de virus et autres
germes résistant à tous les antiseptiques connus. L’apparition
de m aladies nouvelles, parmi lesquelles les m aladies auto-im-
munes dont le sida, montre qu’il ne suffit pas de vouloir éra­
diquer les microbes pour combattre les affections. Certaines
maladies comme l’asthme, l’allergie, et le cancer sont même plus
fréquentes dans les milieux aseptisés urbains des pays évolués
que dans les campagnes ou les pays du tiers-monde. C’est-à-dire,
justement, dans les endroits remplis de ces microbes honnis et
combattus par les premiers hygiénistes.
On a compris aujourd’hui que trop d’asepsie tue l’asepsie et le
recours aux antibiotiques n’est plus automatique. C ’est le sujet
des cam pagnes d’éducation sanitaire : encore un aveu d’im ­
puissance... Les règles d’hygiène données voici cent ans, bien
qu’ayant contribué de façon spectaculaire à l’amélioration de la
santé des populations, ne suffisent pas devant la recrudescence
des germes résistants. Après le soleil, l’eau et le savon comme
agents de lutte contre les maladies, on a préconisé l’ionisation,
l’irradiation, la stérilisation et enfin les solutions bactéricides
que les laboratoires recommandent d’appliquer partout, dans
notre environnement, sur nous-mêmes et qui le sont aussi dans
la nourriture que nous ingérons. Bien entendu, je ne prétends
pas que l’hygiène est m auvaise et loin de moi l’idée de faire
l’apologie de la saleté. C ’est l’excès de cet hygiénism e qui est
dérangeant car il est disproportionné par rapport à la menace
réelle et finit par être dangereux : l’espérance de vie en bonne
santé qui, jusque-là progressait sans cesse dans les pays indus­
trialisés, recule depuis quelques années aux Etats-Unis, pays
parmi les plus hygiénistes et le plus grand consommateur de
nourriture industrielle379.

L’INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


294

Q uelques rivaux de Pasteur, com m e A ntoine Bécham p ou


Claude Bernard, avaient pourtant évoqué l’importance du ter­
rain dans l’apparition des maladies. Par le passé, l’humanité fut
confrontée à des épidém ies meurtrières, comme la peste ou le
choléra. Cependant des homm es y survivaient ; probablement
ceux qui consommaient le plus d’aliments fermentés, bienfaisant
pour leur systèm e imm unitaire ! L’affection peut être plus ou
moins grave selon l’état de force ou de faiblesse de l’organisme.
Pour la théorie hygiéniste, le m icrobe est forcément mauvais,
responsable de tout le mal. Par conséquent, la seule fonction du
système immunitaire est de tuer les microbes.
Il était impossible pour les tenants de l’hygiénisme de conce­
voir ce qu’on comm ence à appréhender aujourd’hui, à savoir
qu’il existe une collaboration entre le systèm e im m unitaire
et la flore microbienne environnante. Dans la plupart des cas,
si un m icrobe p athogène entre en contact avec l’organism e,
ce sont les m icro-organism es du m icrobiote qui l’éradiquent
et l’individu, s’il est bien portant au départ, ne se rend même
pas compte qu’il a été infecté. Il faut une invasion importante
de pathogènes pour causer une maladie, une armée au moins
impériale pour coloniser les tissus et avoir le dessus, d’abord
sur la flore du microbiote, et ensuite sur les cellules du système
immunitaire380. Le système immunitaire entre en action lorsque
la flore microbienne n’arrive pas à se défendre seule. En outre, il
agit par expérience, comme le cerveau, lorsque le pathogène est
déjà connu. Si le systèm e immunitaire n’a jam ais été confronté
à un agresseur, son action n’est pas du tout adaptée. Soit elle est
inefficace, soit elle a un effet démesuré et cause alors d’autres
m aladies comm e les allergies et les m aladies auto-immunes.
Les études à ce sujet ne font que commencer.
La « peur » des m icrobes com m ence à régresser dans les
m ilieux scientifiques qui étudient le m icrobiote humain. Les
chercheurs ont pris conscience de sa variété et de sa vivacité
indispensable à notre santé, à tel point que l’on songe à faire des

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION OU MONDE


295

greffes de flore intestinale et que l’on inocule aux bébés nés par
césarienne la flore vaginale ou même fécale de la mère381. Inima­
ginable à l’époque pasteurienne ! Mais ce savoir reste confiné et
l’information auprès du grand public parcimonieuse.

P a s t e u r is a t i o n e t p u r i t a n i s m e

L’hygiénisme s’attaqua radicalement à la saleté, celle de l’habi­


tat et celle du corps. La poussière et la crasse, voilà où logent les
microbes qui causent notre perte. Comme on nettoie sa maison, il
faut donc nettoyer l’intérieur de l’organisme, rendre l’alimentation
propre et pure de tout germe. Les aliments fermentés contiennent
un grand nombre de germes et leur goût comme leur odeur sont
souvent forts. C’est le cas des sauces de poissons, des poissons
fermentés et aussi des fromages. Ces derniers sont d’ailleurs parmi
les aliments les plus touchés par l’hygiénisme et la pasteurisation
à outrance. Comme si le lait blanc et pur, symbole de la maternité
mais aussi de la féminité, le lait qui nourrit l’innocent nouveau-né,
devait plus que tout autre aliment rester d’une pureté irréprochable.
N os munster, maroilles et camembert ont des odeurs ani­
males qui ravissent les amateurs mais dérangent les narines
sensibles. C es odeurs ressem blent à des odeurs corporelles.
On dit vulgairement que ça sent « les pieds », « les chaussettes
sales », ou « la petite fille négligée ». C’est d’ailleurs bien obser­
vé car ce sont les mêmes micro-organismes qui transforment
la sueur du corps humain en composés odorants et créent le
parfum du pont-l’évêque ou de l’époisses. L’odeur animale et
musquée, qu’elle soit corporelle ou fromagère, est bannie dans
notre société contemporaine, combattue par tout un attirail de
parfums, lotions, savonnettes et gels douche de plus en plus
efficaces pour éradiquer les bactéries. Un nouveau produit fut
inventé en 1888 en Amérique pour contrer les mauvaises odeurs
de la transpiration dont on pensait qu’elles provenaient de la
dégradation de la sueur par les microbes. Il est arrivé en Europe

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


296

à la f in d u X X e s i è c l e s a n s q u ’o n n ’a i t j a m a i s s o u p ç o n n é s o n
u t i lit é a u p a r a v a n t : j ’a i n o m m é le d é o d o r a n t 382.
« Sentir » est dérangeant. C’est un signe de malpropreté et d’in­
civilité, pour ne pas dire d’in-civilisé. Cela évoque la part d’anima­
lité tapie en chacun de nous. Celui qui transporte un camembert
ou un munster dans un compartiment de chemin de fer en fait
les frais : ses compagnons de voyage le suspecteront très vite
d’avoir omis le passage journalier dans la salle de bains. L’odeur
corporelle est de l’ordre de l’intime, elle évoque l’animalité, mais
aussi, plus ou moins consciemment, l’idée du plaisir.

Sur ta chair le parfum rôde


Comme autour d’un encensoir ;
Tu charmes comme le soir,
Nymphe ténébreuse et chaude383,

écrivait Baudelaire dans Les Fleurs du mal. Le parfum d’un mets,


comme celui d’un corps, est une promesse du plaisir. L’odeur du
fromage fait partie intégrante du plaisir de dégustation. Tout
comme la couleur et le velouté de sa robe, la mollesse ou la fer­
meté de sa pâte - de la chair -, la douceur et le coulant, puis sa
saveur lactée, herbacée ou animale. Les amateurs de vin, de bière,
de café, de surstrômming, de pain au levain, de chocolat ou de thé
associeront eux aussi le parfum et le goût de leur mets préféré,
dans le même désir de plaisir et de sensualité.
Est-ce un hasard si les pays les plus hygiénistes sont aussi
les pays protestants issus du puritanisme ? Dans les mentalités
puritaines, le plaisir est banni. On mange par obligation, pour
se m aintenir en vie. M ais il est hors de question d’en tirer un
quelconque plaisir. C’est peut-être là l'origine de la junk food
étatsunienne : on n’accorde pas d’attention à ce qu’on mange
puisqu’on ne fait que combler une obligation physiologique et,
dans ce cas, la quantité est plus importante que la qualité. Le rituel
social qui consiste à se retrouver deux fois par jour autour d’une

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


297

table tombe en désuétude dans ces pays : on mange dès qu’on


en ressent le besoin, et avant même de le ressentir. La nourriture
n’a plus ce côté codifié et sacramentel qu’elle a toujours eu dans
les civilisations traditionnelles.
Les esprits puritains, tout spécialement, peuvent s’offusquer de
l’idée de fécondation, qui est partie prenante dans le processus de
fermentation. L’analogie de la sexualité et de la fermentation est
archétypale. La rencontre d’un ferment, d’un microbe, avec le lait
(qui est lui-même un liquide corporel qui n’est secrété qu’après
une fécondation) ou avec la pâte du pain pétrie par le boulanger
qui ressemble au ventre d’une femme gonflé par la grossesse, ou
encore avec la chair du poisson, aboutit à la création d’un aliment
vivant et qui, de plus, procure du plaisir à celui qui en mange. Il
n’en faut pas plus pour rendre ces aliments suspects pour qui veut
contrôler la sexualité et la jouissance. « Chassé du lit, l’ordre moral
revient dans l’assiette », déplore Pierre Boisard384. Le plaisir qu’on
peut avoir en mangeant un aliment élaboré par des microbes est
forcément trouble. L’aliment fermenté malodorant est de l’ordre
du corps, de son plaisir et de la bestialité supposée, comme l’est le
manque d’hygiène. Il est le cousin des sombres nids à poussière
et des remugles où vivaient les pauvres entassés « comme des
bêtes », sans hygiène et sans morale, que l’on combat à grands
coups de balai, de Bible et de désinfectant.
Curieusement, alors que la fermentation des aliments est un acte
fondamental et éminemment culturel dans l’histoire de l’humanité,
les aliments fermentés passent pour des choses barbares, sales et
dégoûtantes, voire dangereuses depuis que les micro-organismes
sont connus et identifiés. Pour les accepter, le seul moyen est de les
contrôler avant de les pasteuriser. Pour prendre un exemple signifi­
catif relaté par Pierre Boisard385, les producteurs de camembert ont
mis des années à obtenir que la croûte de leur fromage devienne
du blanc immaculé qu’on lui connaît aujourd’hui. A l’origine, la
croûte du camembert était d’une nuance bleu-gris-vert, marquée
de taches brun-rouge. Ce n’est que vers les années 1900, quand il

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


298

arriva sur les marchés parisiens, qu’on commença à préférer les


plus blancs. Pour les fromagers, la cause du phénomène coloré
était une fatalité, due à l’affinage naturel du fromage. Le lait était
préalablement maturé vingt-quatre à quarante-huit heures à ciel
ouvert, dans un local frais, afin qu’il s’acidifie sous l’effet des bac­
téries sauvages. Il était ensuite emprésuré puis moulé à la main.
Selon les variétés de moisissures qui dominaient, la croûte des
fromages prenait une couleur différente et le maître fromager
montrait son habileté en obtenant la flore la plus blanche pos­
sible. Tout l’art consistait à faire en sorte que la m oisissure du
rouge éclose avant celle qu’on baptisa Pénicillium camemberti, ou
P. album, blanche au départ mais virant au gris-bleu. Les fromagers
savaient par expérience que le rouge empêchait le bleu de survenir.
Un empirisme insupportable pour les scientifiques ! Les élèves
de Pasteur qui ont étudié le phénomène sur le brie et le camem­
bert ont montré que des champignons microscopiques étaient
responsables de la couleur de la croûte, et que ces moisissures
spontanées provenaient de l’environnement : l’air, les locaux, les
claies. Au nom de la science et de la guerre contre l’ignorance et les
superstitions, il fallait rationaliser tout cela. Comme si les taches
brunes ou grises étaient des tares ou des souillures, la marque
d’une origine trop terrienne ou trop campagnarde, la preuve de
techniques primitives et de croyances irrationnelles. Pour plaire
aux clients parisiens, on éradiqua la moisissure coupable pour la
remplacer par une autre moisissure, Pénicillium candidum, cultivée
in vitro par l’institut Pasteur.
Le remède fut draconien : il fut prôné de badigeonner toutes les
surfaces des fromageries avec de l’antiseptique puis d’y déposer la
culture pure de la bonne moisissure. Cela ne se fit pas sans résis­
tances de la part des fromagers : la nouvelle moisissure accélérait
l’affinage des fromages et les emmitouflait d’une croûte épaisse
et touffue de spores blanches d’aspect plâtreux. La nouvelle robe
du camembert mit plusieurs décennies à être adoptée. Durant
tout le début XXe siècle, on continua à produire des camemberts

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


299

bleus comme ils l’avaient toujours été. Mais en 1950, une épidémie
de moisissures bleues sema la frayeur chez les producteurs nor­
mands, qui appelèrent encore une fois la science à la rescousse.
Sans nul doute, le camembert que nous dégustons n’a plus rien
à voir avec le fromage d’origine. Son ensemencement n’est plus
spontané comme autrefois car, non seulement on imprègne les
locaux de Pénicillium candidum, mais on pulvérise le caillé avec
les cultures de spores adéquates. Le changement de couleur ne
fut définitivement réalisé... que dans les années 60. Depuis, la
maturation du lait est omise et, c’est un comble, le camembert
n’est plus fermenté avec le Pénicillium camemberti. Plus personne
ne se doute que ce fromage emblématique a, dans tous les sens
du terme, été « blanchi » par l’institut Pasteur.
Ces événements coïncident avec la généralisation de la pas­
teurisation, déjà pratiquée au début du XXe siècle pour le lait de
consommation. Elle fut étendue dans les années 50 au lait destiné
à la fabrication des fromages. Les Etats-Unis sont les premiers à
avoir entrepris des recherches, en 1907, sur la pasteurisation des
fromages. En 1949, une loi fut votée par le congrès, obligeant à
pasteuriser tous les produits laitiers, incluant les fromages affinés
moins de soixante jours. C ’est à cause de cette loi toujours en
vigueur que le camembert et le roquefort sont hors la loi aux Etats-
Unis. Au nom de l'hygiène, on pasteurisa aussi le lait destiné à la
fabrication des fromages, obligeant de la sorte à réensemencer
de micro-organismes de culture jugés plus sains et irréprocha­
blement plus « propres » que les levures et bactéries sauvages
celles qui ne passent pas dans les éprouvettes des hommes en
blouse blanche. Aussi blanche que la peau du camembert et que
la couleur supposée de l’âme d’un pénitent.

L e s l e u r r e s d e l’i n d u s t r i a l i s a t i o n

Le blanchiment du camembert destiné à le rendre conforme


à une demande du marché et, parallèlement, à rationaliser la

L’INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


300

production montre que le lien entre la science et l’industrie ali­


mentaire exista dès le début de la microbiologie. Pasteur lui-
même s’est toujours intéressé aux retombées industrielles de ses
découvertes : s’il a étudié la bière et le vin, c’était pour le compte
des brasseurs du Nord et des vignerons d’Arbois. En chauffant
le jus de raisin et en le réensemençant de levures, il a permis une
production exempte d’aléas. La bière pasteurisée put enfin voya­
ger hors de sa province d'origine et étendre considérablement
son marché. Après lui, ses disciples comme Émile D uclaux et
Pierre Mazé étudieront la fabrication des fromages et, à partir des
années vingt, la collaboration entre l’institut Pasteur et l’institut
national d’agronomie s'intensifie386. En entrant dans les fromage­
ries, les brasseries et les chais dès la fin du X I X e siècle, la science
crée les conditions de la future industrialisation des procédés.
Après des millénaires d’empirisme, la fermentation est devenue
contrôlée... enfin, presque.
L’industrie agroalimentaire connut un essor parallèle à l’in­
dustrie pharmaceutique. Elle naquit à la même époque que la
Révolution industrielle, à partir d’innovations techniques parmi
lesquelles l'appertisation, la pasteurisation et la congélation. Avec
ces trois méthodes de conservation - les deux premières tuaient
les microbes, la troisième les endormait -, la fermentation qui
avait fait ses preuves durant plus de dix millénaires est devenue
inutile en quelques décennies. L’appertisation et la congélation
furent suivies d’autres techniques fermenticides comme la sté­
rilisation UHT, l’irradiation, et l’ajout d’additifs conservateurs
produits par l’industrie pharmaceutique, dont on découvre au­
jourd’hui que tous ne sont pas inoffensifs. Que l’on habite en
ville ou à la campagne, aujourd'hui, tout le monde possède un
congélateur, des boîtes de conserves appertisées dans le p la­
card de la cuisine ou des barquettes d’aliments sous vide dans
le réfrigérateur. Peu de personnes en Europe occidentale, même
dans les zones rurales, font encore leur propre choucroute, leurs
réserves de haricots lacto-fermentés, leurs cornichons, leur pain,

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


301

leurs fromages ou yaourts, leur bière, leur cidre ou leur vin, alors
qu’il y a un siècle, la fabrication domestique de ces produits était
courante. Un grand nombre de petites entreprises artisanales de
salaisons ou de fromageries ont disparu tout le long de la seconde
moitié du XXe siècle et continuent, quotidiennement, à disparaître.
Il a fallu seulement cent ans après la découverte des microbes
pour que s’amenuisent puis disparaissent des m illénaires de
traditions alimentaires.
C ertes l’industrie alimentaire fabrique aussi des produits
fermentés. M ais il s’agit bien souvent de succédanés fort éloi­
gnés du produit original. Parfois même, elle vend des « fer­
ments » permettant de réaliser chez soi du yaourt ou du kéfir.
M ais ces souches artificielles ne peuvent pas réensem encer
indéfiniment le lait. Elles meurent très vite et on doit racheter
la poudre de bactéries si l’on veut continuer la culture, rentabi­
lité oblige. C’est tout le contraire des grains naturels de kéfir
qui se multiplient au fil des utilisations, obligeant l’utilisateur
à les partager avec son entourage.
L’industrie fabrique des pains avec des levures chimiques et
des additifs, ce qui donne des pâtes levées, aérées et... fades. Pour
que le pain panifié à la levure de boulangerie soit plus blanc plus
aéré et plus rapidement fait, on a inventé des techniques de pé­
trissage accéléré. Résultat : un pain au levain traditionnel peut
se conserver une semaine sans rassir, une baguette industrielle
seulement quelques heures. De même, les viennoiseries fabri­
quées à la chaîne sont remplies d’additifs afin de pallier, entre
autres choses, le défaut de fermentation. Les fromages industriels
sont pasteurisés, les ferments y sont tués et leur durée d’affinage
réduite au minimum. Certains sont à base de lait « thermisé »,
qui utilise une température inférieure à la pasteurisation mais
n’en détruit pas moins les micro-organismes indispensables aux
qualités organoleptiques du produit final. On ne laisse plus re­
monter naturellement la crème destinée au beurre industriel bon
marché pour l’écrémage et on ne prend plus le temps de la laisser

L’INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


302

maturer pendant vingt-quatre à quarante-huit heures avant cette


fabrication afin qu’elle s’ensemence de ferments qui fabriqueront
l’acide lactique et le diacétyle qui donneront au beurre son bon
goût de beurre. La crème étant pasteurisée, on est de toute façon
obligé de l’enrichir de ferments reconstitués en laboratoire car
elle ne maturerait plus naturellement. Pour les beurres premier
prix, cette opération est omise. La fabrication en continu dans
les butyrateurs prend aujourd’hui quelques secondes au lieu de
deux heures dans une baratte, et le beurre obtenu est insipide.
Dans le meilleur des cas, on le réensemence de ferments lactiques
à la fin du processus ; dans le pire, on lui ajoute des additifs et du
diacétyle pour l’aromatiser, ce qui est interdit en France. Autrefois,
le beurre n’avait pas la même saveur en été qu’en hiver, selon ce
que broutaient les vaches. C’est impensable pour l’industrie ! Tous
les produits industriels doivent avoir une saveur identique toute
l’année et en tous lieux. Jam bon, saucisson, pain ou fromages,
tous sont vite faits, insuffisamment fermentés, et vite vendus :
une production de masse pour une consommation de masse.
En Asie aussi, la grande tradition ancestrale de la fermentation
a subi l’industrialisation de plein fouet. Le som mou laotien, appelé
nem chua au Viêtnam, est de la viande de porc fermentée avec du
riz gluant, de l’ail et du piment. Autrefois emballé dans des feuilles
de bananier, aujourd’hui dans du papier rose, il était couramment
fabriqué dans les familles. Par souci d’hygiène, on s’est mis à vendre
des préparations industrielles en sachet, contenant un mélange
d’épices en poudre et d’ingrédients chimiques empêchant la sur­
venue de bactéries indésirables, destinées à rendre plus sûre cette
préparation familiale. S’agit-il encore d’une fermentation ?
Les sauces soja industrielles bas de gamme ne sont plus fer­
mentées pendant trois à quatre ans comme il se doit, mais prépa­
rées en quelques heures et la recette n’est pas très appétissante :
on extrait les acides aminés à partir des protéines du soja, du riz
ou du blé par hydrolyse chimique à l’aide d’acide chlorhydrique.
Neutralisée avec du carbonate de sodium, la solution est ensuite

L’INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


303

filtrée et additionnée de mono glutamate de sodium, de colorant


caramel, de sirop de glucose, épaissie avec de l’amidon. Le produit
final n’a plus rien à voir avec les sauces traditionnelles et des
savoir-faire séculaires disparaissent à mesure que se développe
cette version bon marché que les consommateurs européens, peu
informés sur les qualités organoleptiques des bonnes sauces soja,
achètent sans savoir que c’est un ersatz. Les sauces soja haut de
gamme sont toujours fermentées, mais le produit est pasteurisé
avant la commercialisation pour garantir sa bonne stabilité ; les
ferments vivants sont donc détruits.
Tous les autres produits fermentés industriels, comme les
saucissons, les jambons, les poissons saumurés, le pain et les
viennoiseries, suivent des procédés de fabrication qui n’ont pas
grand-chose à voir avec leurs fermentations traditionnelles. De
plus, l’industrie leur impose des dates de péremption tout à fait
arbitraires. L’alibi est sanitaire mais la raison est commerciale. Un
yaourt, un fromage, un jambon sec ou un saucisson, se conservent
en réalité bien plus longtemps que la date indiquée sur l’emballage.
L’industrie agroalimentaire a connu un essor prodigieux dans les
années 50, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Avant guerre,
la France était encore un pays agricole et artisanal. Les circuits ali­
mentaires étaient en majorité des circuits courts, et la production
venait en grande partie de petites ou moyennes exploitations. Ce
n’est que dans l’immédiat après-guerre que s’effectua le fulgurant
passage des produits agricoles bruts aux produits élaborés, en
même temps que le boom de l’agriculture intensive. En 1959»la
consommation des produits de l’industrie agroalimentaire repré­
sentait déjà 70 % de la consommation totale alimentaire. En 1997,
elle atteignait 80 %387. L’industrie agroalimentaire, en France, est
actuellement le secteur le plus important de l’économie en termes
de chiffre d’affaires. Elle devance toutes les autres industries (c’est
à partir de 1993 que la valeur ajoutée de l’industrie alimentaire a
dépassé celle de l’agriculture) et tout le monde consomme ses
produits. Les enjeux économiques sont énormes.

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


304

Or, on assiste depuis le début du X X Ie siècle, à un ralentisse­


ment de la consommation alimentaire par rapport à la consom­
mation d’autres produits manufacturés388. Ce qui tend à montrer
que la phase d’industrialisation est achevée389. Les entreprises
doivent chercher de nouveaux vecteurs de croissance, comme
l’exportation internationale et la segmentation des marchés (on
voit apparaître des produits « pour seniors », « pour enfants », etc.).
Parallèlement, les entreprises fabriquent de nouveaux débouchés
autour des deux grandes thématiques : celle de la santé et celle
du terroir, les deux allant de pair avec celles de l’environnement,
du naturel et de l’écologie, très en vogue aujourd’hui. L’industrie
s’approprie ainsi indûment les notions de typicité, de tradition,
d’origine géographique et historique, en même temps qu’elle se
répand en allégations de santé, et affirme sa supériorité dans la
sécurité alimentaire en créant les « alicaments », ces aliments
censés nous guérir. Autant de notions propres à qualifier les
produits fermentés, et détournées à des fins industrielles. Quel
leurre ! Les aliments industriels sont tout sauf traditionnels, na­
turels et typiques d’un terroir. Quant à leur aspect sanitaire : les
abus de pesticides et d’autres additifs que l’on retrouve dans les
fruits et légumes, la composition nutritionnelle riche en graisses
saturées et en sucre des produits transformés les rend en réalité
très peu sains, en tout cas beaucoup moins que les conserves
lacto-fermentées de nos grands-parents, contrairement à ce que
le discours ambiant veut faire croire aux consommateurs.

U n e s o c ié t é s a n s f e r m e n t a t i o n ?

Paradoxalement, c’est à partir du moment où l’on a connu


l’existence des bactéries, et surtout leur effet dans les fermen­
tations, qu’on a cherché à lutter contre elles. La pasteurisation,
sous couvert de protéger les aliments fermentés des miasmes
et des risques de pourriture, et surtout sous prétexte de vouloir
éviter d’hypothétiques dangers sanitaires, mène une lutte à peine

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


305

déguisée contre la fermentation. C’est la pasteurisation et l’hy­


giénism e exagéré qui ont finalement fait le lit de l’industrie et
apporté la rationalisation des fabrications alimentaires. La chasse
aux microbes fut le prétexte pour uniformiser, standardiser, et
donc par la m ême occasion rentabiliser, la production des ali­
ments. Cette industrialisation a des effets p ervers comme l’a
prouvé en 2013 le scandale de la viande de cheval vendue pour
du bœuf. Ce fut l’occasion pour le grand public d’apprendre que
les industriels utilisaient du « minerai » de viande indéterminée
dans leurs plats cuisinés.
B ien sûr, les fraudes alim entaires ont existé à toutes les
époques, bien avant l’apparition de l’industrie, et des contrôles
existaient bel et bien pour réprimer ces fraudes, comme le ra­
conte Madeleine Ferrières dans son ouvrage sur les peurs ali­
mentaires390. Les grands volumes des productions actuelles et
les moyens de communication planétaire accentuent la portée
de n’importe quel scandale ou intoxication qui, autrefois, serait
passé inaperçu. Mais justement : on peut se demander si l’indus­
trie apporte vraiment plus de sécurité qu’il n’y en avait dans le
passé, toutes proportions gardées. Dans les sociétés occidentales
touchées par l’hygiénisme et la pasteurisation, le fermenté a re­
culé, sans que reculent les intoxications alimentaires, et alors
même temps que progressent des maladies comme les affections
cardio-vasculaires, le cancer, le diabète, et l’obésité.
Les techniques de fermentation étant difficilement industria-
lisables, l’industrie et la grande distribution alimentaires ont
tout intérêt à ce que les savoirs les concernant se perdent dans
les sables mouvants du passé. Les produits aseptisés sont plus
faciles à fabriquer, et donc économ iquement plus rentables.
Ces produits nécessitent moins de contrôles, sont moins chers
à produire et rapportent tout de suite de l’argent car il est inutile
de les stocker longtemps avant de les vendre. Immobiliser des
stocks de marchandises pendant des mois ou des années avant
de les commercialiser coûte cher. Le temps, cet « ingrédient »

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


306

indispensable à l’apparition des molécules odorantes et sapides


de la fermentation, disparaît avec l’optimisation de la chaîne de
production. Dans les produits pasteurisés, ces molécules n’appa­
raissant pas, on les remplace souvent par des arômes artificiels.
L’autre modification du goût est apportée par la suppression ou la
réduction du temps d’affinage. Aujourd’hui, seuls quelques bou­
chers artisanaux passionnés laissent encore maturer la viande une
ou deux semaines, au risque de la voir perdre du poids au fil des
jours à mesure qu’elle gagne en tendreté et en saveur, faisant ainsi
fondre le chiffre d’affaires. Les viandes de boucherie destinées à
la grande distribution sont mises sous vide immédiatement après
l’abattage : elles ne peuvent dès lors plus évoluer, c’est pourquoi
la saveur et la tendreté ne sont pas les mêmes et le prix non plus.
La course perverse à la rentabilité et au « premier prix » conduit
à deux niveaux d’alimentation. Un niveau de tout-venant indus­
triel pour les pauvres ; un niveau plus artisanal et de qualité,
réservé aux riches, puisque la qualité en ce domaine demande du
travail et de la main-d’œuvre et que ces deux choses augmentent
les prix. D’autre part, la production de nombreux aliments fermen­
tés n’est pas délocalisable : on ne peut pas produire du roquefort
au Pakistan, ni même à Lille ; du pain d’Altamura à Madrid, de
la fêta au Maroc. Le modèle de production des multinationales,
reposant sur la délocalisation des unités industrielles en fonction
des avantages concurrentiels, peut difficilement s’accommoder
de ce qui, pour lui, est une contrainte.
La volonté de préserver, ou non, la production et la consom­
mation des aliments fermentés relève donc d’un choix de société.
L’industrie agroalimentaire mondiale se situe au premier plan
des industries manufacturières. Une poignée d’entreprises mul­
tinationales contrôlent entre les deux tiers et les trois quarts du
marché mondial. Elles rachètent une par une les petites entreprises
artisanales et détiennent un tel pouvoir économique qu’elles ac­
quièrent progressivement la m aîtrise du systèm e alimentaire
marchand dans les pays où elles sont implantées. Ce pouvoir, dans

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


307

certains cas, est supérieur à celui des institutions politiques391. La


prospérité de ces entreprises repose sur l’homogénéisation du
comportement des consommateurs à travers le monde. L’objectif
poursuivi, la production de masse et la standardisation, entraîne
un formatage des désirs et des goûts des individus via les mes­
sages publicitaires et les pseudos messages sanitaires.
Cent ans de propagande pour la nourriture aseptisée ont ha­
bitué les consommateurs aux saveurs plates et uniformes des
produits industriels. Il est certain que l’industrie a changé la sa­
veur des aliments. Nous avons déjà évoqué le cas du camembert ;
c’est vrai aussi pour de nombreux produits, fermentés ou non.
Les fromages sont de plus en plus doux et sans caractère, les
cornichons beaucoup moins acides, les oignons perdent leur
âcreté, les endives et les choux de Bruxelles leur amertume, les
tomates deviennent insipides, les pommes de terre sont conser­
vées sous atmosphère pour être nouvelles toute l’année et les
topinambours perdent leur forme biscornue afin d’être plus fa­
ciles à éplucher. Les consommateurs s’habituent à ces saveurs
et oublient les autres. Le goût pour l’acide ou l’amer se perd au
profit de celui pour le sucré. Les saveurs s’uniformisent et on
finit par vouloir m anger la même chose de Tokyo à Brest et de
Montréal à Sydney, en passant par Dakar ou Rio. C’est le rêve
réalisé de l’industrie : la mondialisation de l’alimentation. En
dépit du bon sens des cultures locales, on cherche maintenant
à faire manger de la mozzarella (industrielle) aux Chinois dont
la tradition millénaire ignore les produits laitiers et des fausses
sauces fermentées orientales aux Occidentaux. C ’est le triste
avènement du règne universel du Coca-Cola et des hamburgers.

L'INFLEXIBLE PASTEURISATION DU MONDE


m ro i I ni r/HT

L’IRRESISTIBLE
REVIVAL
DU FERMENTÉ

4 RENMSSMK*
309

L'industrie agroalimentaire tient une place prépondérante


dans le paysage alimentaire de notre société occidentale. Depuis
un siècle, elle a connu une expansion gigantesque, modifiant
les sources d’approvisionnement, entraînant des conséquences
sociales autant que gastronomiques. M ais des indices laissent
toutefois penser que nous assistons à un revirement, un délais­
sement de ce « tout industriel », au profit d’univers alimentaires
différents, plus conformes à ce qui fut, durant des millénaires,
l’alimentation que l’humanité s’est élaborée. Si ce tournant, nu­
tritionnel et culturel, n’est pas encore réellement effectué, au
moins, il est amorcé. Pour preuve : les premiers indices viennent
du monde industriel. En effet, si l’industrie alimentaire met au­
tant l’accent sur le terroir, l’origine et l’aspect identitaire, presque
« intime », de la nourriture, c’est qu’elle a senti son importance
dans l’imaginaire collectif.

L ’im p o r t a n c e d u t e r r o i r

Les communautés microbiennes qui participent à l’élaboration


d’un produit fermenté appartiennent non pas au produit fini mais
à un lieu. Leur diversité résulte de tout un ensemble de facteurs
naturels : géographiques, climatiques, environnementaux, et
chimiques. De facteurs humains aussi : habitudes sociales, pra­
tiques et modes de fabrications locaux. Un produit fermenté d’une
certaine origine ne peut pas être reproduit ailleurs ; il appartient
à son terroir. De ce fait, sa fabrication n’est pas exportable ni
310

délocalisable : il n’est pas possible de faire du roquefort ailleurs


que dans l’Aveyron, du salers ailleurs que dans le Cantal, du jam ­
bon serra.no ailleurs qu’en Espagne. Si on le fait, on n’obtient pas
le même produit et celui-ci, d’ailleurs, est considéré comme une
contrefaçon. Ce qui n’empêche pas l’industrie d’en fabriquer et
d’essayer de les faire passer pour authentiques à coups de slogans
publicitaires orientés sur le thème du terroir.
Le système des AOC, né en France au début du XXe siècle, puis
étendu à d’autres pays, fut longtemps cantonné à deux seuls pro­
duits fermentés : les vins et les fromages. Aujourd’hui, mais c’est
très récent, l’AOC, devenue AOP et IGP au niveau européen, s’est
étendue à d’autres produits agricoles non transformés - légumes,
fruits ou céréales. Les deux produits à l’origine de ce système,
le vin et le fromage, sont complètement dépendants de la géo­
graphie, de la nature du sol, du climat, du choix de l’homme en
ce qui concerne les variétés de la vigne, les races des animaux
d’élevage, les procédés de fabrication, la valorisation de certaines
techniques ancestrales, ou au contraire la volonté d’innover, les
recherches d’arômes et de saveurs des produits finaux. C’est tout
cela qui fut reconnu important et qu’on a voulu protéger.
Chaque vin porte le nom de sa terre d’origine, depuis la plus
haute Antiquité. Chez les Grecs ou les Romains, les amphores
portaient la mention de la région du vin et classaient déjà la pro­
duction en crus. La plus ancienne mention connue d’un grand cru
figure sur une amphore trouvée dans les fouilles du parc Saint-
Georges à Lyon. L’inscription indique qu’il s’agissait d’un « Fa-
leme », vendangé en 102 avant J.-C.392. De même en Égypte, il y a
six mille ans, les jarres d’Abydos étaient fermées par des sceaux
d’argile marqués de signes. Ils servaient vraisemblablement d’éti­
quettes et indiquaient le lieu de production du vin393. Comme quoi,
tout le « cérémonial » de la viticulture actuelle était déjà en place !
On peut parfois réduire la notion de terroir à un maillage étroit
et spécifique. Le vin de tel viticulteur, même s’il garde les points
communs d’une appellation, sera différent de celui de la propriété

L'IRRÉSISTIBLEREVIVAL DU FERMENTÉ
311

voisine. C’est le cas du vin jaune. Dans le Ju ra et seulement là,


dans certaines caves et pas dans d’autres, Mycoderma vini produit
ce vin absolument singulier, élaboré durant plusieurs années
grâce à cette levure qui forme une pellicule le protégeant de l’air
ambiant. Action conjuguée du raisin, de la flore microbienne
et du lieu, ce v in est d’autant plus un mystère que la bactérie
Mycoderma vini est cousine de Mycoderma aceti, celle qui pro­
duit... du vinaigre. Le fromage de telle ferme n’a pas non plus
le même goût que celui du village d'à côté, pourtant fabriqué à
partir d’une unique matière première. Et ce sera encore différent
en hiver et en été puisque le fromage a ses saisons...
Dans la famille des saveurs, la diversité est proprement in­
croyable. Si les processus de fermentation sont entièrement na­
turels et dus à une flore indigène spécifique au lieu, il n’en reste
pas moins vrai que la main de l’homme occupe une place de choix
dans le résultat final. L’AOC assure donc que le produit est issu
à la fois du terroir et du savoir-faire des habitants de ce terroir.
Bien avant les AOC, la première marque déposée de l’histoire
concerne le fromage suisse schabziger, dont la recette a été fixée
par une loi - toujours en vigueur aujourd’hui - adoptée par les
citoyens de Glaris lors du Landgem einde du 24 avril 1463- Elle
obligeait les producteurs à respecter la recette à la lettre et à
appliquer une marque de provenance. Il n’existe pas de telles
lois concernant des produits non fermentés ; aucune recette de
cuisine au monde ne fait l’objet de pareilles directives.
Autre exemple de fermentation purement locale et spontanée :
les bières de type lambic brassées en Belgique. Ce sont des produits
uniques au monde, les seules bières brassées comme aux origines.
D’autres bières sont mixtes, la Berliner Weisse par exemple, ou
les bières brunes et rouges des Flandres. Ces dernières subissent
une double fermentation : un ensemencement provoqué puis une
fermentation lactique par des bactéries qu’on laisse agir naturel­
lement. La composition du lambic respecte un décret communal
de la ville de Halle, édicté en 1559, stipulant que « la bière doit se

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAl OU FERMENTÉ


312

composer de 16 mesures de céréales : à savoir 6 mesures de fro­


ment et 10 d’avoine et d’orge, selon une très ancienne coutume ».
Le procédé se perd dans la nuit des temps puisqu’en 1559, il était
déjà considéré comme « ancestral ». La fermentation spontanée
de la bière était la méthode utilisée avant la culture des levures
pratiquée à partir du Moyen Age. Cette technique donne des bières
peu effervescentes, à la saveur acide et très particulière. Contrai­
rement aux autres bières pour lesquelles on utilise des souches
de levures soigneusement cultivées afin d’obtenir une saveur et
une qualité, homogènes d’une fabrication à l’autre, le lam bic est
ensemencé naturellement et sa saveur varie d’une fabrication à
l’autre. Le moût bouillant est exposé durant son refroidissement
dans des cuves larges et peu profondes, sous le toit de la brasserie
dont les volets d’aération sont ouverts, en plein courants d’air, donc.
On n’ajoute aucune levure. Après une nuit d’insémination par les
levures présentes dans l’air ambiant, la bière est mise en tonneau.
La fermentation va durer jusqu’à trois ans.
On a répertorié au moins quatre-vingt-six variétés de cellules
de bactéries et levures qui agissent soit conjointement, soit suc­
cessivement, alors que dans les bières industrielles, les brasseurs
utilisent au m aximum deux sortes de levures. Chacune de ces
levures a un effet spécifique sur l’acidité, la viscosité, le taux d’al­
cool, la saturation en gaz et les arômes. Les levures « sauvages »
sont présentes dans le bois des fûts, les poutres des caves et dans
l’air ambiant. Cette écologie de ferments ne se trouve que dans
la vallée de la Senne et au Pajottenland ; nulle part ailleurs dans
le monde : le lambic et la gueuze sont véritablement uniques et
liés au terroir.
Même le pain ensemencé au levain naturel obéit à ces règles
d’unicité de lieu. Le pain d’Altamura, en Italie, ne ressemble à
aucun autre pain de la péninsule. Il n’est pas possible non plus
de faire du pain au levain de San Francisco ailleurs qu’à San Fran­
cisco. A tel point que la légendaire boulangerie Boudin à l’ori­
gine de ce pain, qui possède aujourd’hui des filiales dans tout le

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


313

pays, cultive son levain à San Francisco, et doit en envoyer une


nouvelle souche tous les mois aux ateliers de fabrication situés
en dehors de la ville car le levain renouvelé sur place s’enrichit
en très peu de temps avec les bactéries du lieu. Il finit par perdre
sa particularité originelle et le pain n’a plus le même goût. Le
levain naturel étant une fermentation spontanée, à la différence
du pain ensemencé à la levure de bière, il prend le « caractère »
des bactéries autochtones qui lui donnent une saveur et texture
qui lui sont propres. La fermentation spontanée est assurée par
des micro-organismes présents naturellement sur les matières
premières, les instruments de travail, dans l’air et sur les murs
des locaux de fabrication. Dans le cas du pain, c’est surtout la
farine utilisée pour alimenter le levain qui apporte les bactéries.
Chaque levain est unique et comporte un consortium de bactéries
qui lui est propre. On peut dire qu’il y a autant de levains que
de boulangers. La même constatation vaut pour les fromages,
la charcuterie, les œ ufs et le poisson... La fermentation est, en
réalité, le fondement des terroirs.
Souvent, les humains sont attachés au souvenir de leur village,
de leur région, de leur pays natal et des saveurs goûtées durant
l’enfance. C ’est en bas âge que l’on acquiert des goûts et des
habitudes alimentaires que l’on gardera en grande partie à l’âge
adulte. Les bébés repèrent déjà les saveurs en tétant le lait de leur
mère : si elle mange de la sauce de poisson à tous les repas, si elle
boit du lait fermenté, la perpétuation des goûts alimentaires de
l’enfant ira dans ce sens. On dit même que les fœtus les goûtent
dans le liquide amniotique.
Lorsqu’ils sont loin de chez eux, les hommes ont habituelle­
ment la nostalgie des produits fermentés de leur région d’origine.
Lorsqu’on demande à des Français expatriés à l’étranger auxquels
on va rendre visite ce qui leur ferait plaisir et qu’ils ne trouvent
pas là où ils sont, on a la plupart du tem ps cette réponse : un
saucisson, une bouteille de vin, ou encore un fromage ou une
baguette de pain. On peut faire un parallèle entre la spécificité

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


314

de l’être humain liée à son lieu de naissance et celle des produits


fermentés qui est aussi reliée à leur origine. Un fruit ou un lé­
gume peut pousser (naturellement ou artificiellement) sur tous
les continents, un munster ou un beaujolais, non. C ’est pour la
même raison que les Jap on ais emportent dans leur valise des
mini-flacons de sauce soja et des sachets souples de pâte miso :
le goût du fermenté est une chose qu’on a peur de ne pas retrou­
ver ailleurs. Et pas n’importe quel fermenté : le sien, celui que
l’on connaît et auquel on est habitué. Les Allemands en voyage
regrettent que la bière des autres ne soit pas aussi bonne que
la leur. Vers quoi soupire un Tibétain en exil ? Vers la tsampa,
la bouillie d’orge arrosée de thé au beurre de yack rance qu’il
ne retrouvera dans nulle autre partie du monde. C e « goût du
terroir », qui rend l’aliment fermenté si identitaire, est peut-être
la force qui assurera leur survivance.

U m am i : u n e s a v o u r e u s e i m p o s t u r e ?

Dans les régions où l’alimentation quotidienne est monotone,


la fermentation des viandes, des poissons ou des plantes pallie
l'absence de condiments en rehaussant leur goût. Certaines po­
pulations pauvres d’Asie ne se nourrissant pratiquement que de
riz blanc, la sauce soja ou la saumure de poissons exalte alors le
goût fade de la céréale. La fermentation ajoute quelque chose à
l’aliment qui va au-delà du simple assaisonnement. Le meilleur
exemple est celui de la sauce soja ou de la saumure de poisson
qui ne sont pas utilisées uniquement pour saler une préparation.
Elles modifient les saveurs de ce qu’elles touchent en changeant
la « longueur d’ondes » du plat : les mots laotiens pour dire la
saveur salée n’ont pas la même racine si le plat est salé avec du
sel (kua) ou s’il l’est avec de la saumure de poisson (khém)394. De
plus, dans la langue laotienne, la notion de « savoureux » est liée
au salé, qui dans cette cuisine, s’obtient principalement avec la
saumure de poisson.

L’IRRÉSISTIBLE REVIVAL OU FERMENTÉ


515

Cette notion de « savoureux » alliée au goût du fermenté est à


rapprocher du goût umami, « inventé », en 1908 par le chimiste
japonais Kikunae Ikeda (1864-1936). Les Occidentaux recon­
naissent quatre saveurs de base : le salé, le sucré, l’acide et l’amer,
une schématisation controversée aujourd’hui. Il existe en effet
des saveurs qui ne peuvent entrer dans ce cadre strict, comme
la vanille, le floral, le poivré ou le pimenté. Les Asiatiques recon­
naissent aussi d’autres saveurs : l’astringent, le piquant, le gras, le
fade. Les Japonais, eux, décrivent une saveur, appelée umami, qui
signifie « délicieux » dans leur langue. Cette saveur donne une
sensation d’appétence, de longueur en bouche, de délectation, de
profondeur dans le goût qui ne peut pas se décrire avec les mots
« acide », « amer », « salé » ou « sucré ». En goûtant le plat, on le
trouve bon mais sans savoir expliquer pourquoi ; il provoque une
montée de salive, une sorte d’envoûtement des papilles.
L’umami résulte chimiquement de la conjonction de plusieurs
substances présentes dans les aliments : l’acide inosinique, l’acide
guanylique et l’acide glutamique. Ces substances existent na­
turellement dans certains aliments et ne sont pas à confondre
avec les additifs alimentaires comme le glutamate monosodique,
ou GMS, l’inosine 5’-monophosphate ou le guanosine, utilisés
comme exhausteurs de goût par les industriels et aussi dans la
mauvaise cuisine asiatique. Elles ont toutes un rapport avec la
fermentation, puisqu’elles sont produites grâce à des micro-or­
ganismes, levures ou bactéries.
L’acide glutamique est présent dans de nombreux produits
fermentés, comme le thé, le vinaigre, les vieux vins, et le saké,
le mirin et le vin de riz chinois longtemps maturé, les viandes
et poissons fumés ou marinés, tous les légumes lacto-fermen-
tés, du kimchi coréen à notre choucroute, en passant par les
cornichons, le miso, les fromages affinés (le parmesan et le ro­
quefort en sont très riches), la sauce de soja et toutes les sauces
fermentées asiatiques à base de poissons ou de céréales ainsi
que les pâtes de crevettes. On le trouve également dans le riz

L’IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


316

rouge fermenté chinois et dans certains produits frais aux sa­


veurs typées : l’algue kombu, les poireaux, les tomates mûres,
les oignons et les carottes, le chou chinois, la pâte et l’huile de
sésam e, les p oissons et fruits de mer, comm e le crabe et les
saint-jacques. Les bouillons, fonds et extraits de viande en sont
riches également : c’est pourquoi un bouillon extrait en laissant
mijoter longuement viandes et os sera beaucoup plus sapide
qu’un cube de bouillon industriel. L’acide glutamique confère
aux plats mijotés une saveur riche et profonde. On n’est pas loin
de la notion d'« osmazôme » chère à Brillat-Savarin. Ce serait
comme la quintessence de la saveur, celle qui donne du goût à
tout ce qui lui est associé.
La bonite, et les niboshi, petites sardines séchées, qui sont
la base des bouillons japonais sont, elles, riches en acide ino-
sinique. Ce sont des produits fermentés à longue élaboration
tout comme un vin ou un fromage, et qui dégagent des arômes
puissants et complexes. L’acide guanylique, enfin, se rencontre
dans les champignons sous toutes leurs formes : du shiitaké au
champignon de Paris, en passant par la truffe et sans oublier les
champignons microscopiques que sont les levures.
Les produits fermentés sont donc indissociables de cette sa­
veur umami ; sans eux, elle ne peut s’exprimer : que serait le bouil­
lon dashi japonais, sans la bonite séchée ? Le porc au caramel
sans la sauce de poisson ? Le coq au vin, sans les lardons salés, et
surtout le vin rouge ? Le risotto, sans le beurre et le parmesan ?
La tartiflette, sans le reblochon ? Le sandwich jambon-beurre,
sans... le pain, ou le jambon ou le beurre ? Et une bonne pizza,
sans sa pâte bien fermentée ni sa mozzarella ? Le goût du fer­
menté ne s’exprime pas directement, mais il a un retentissement
secondaire et donne une saveur corsée, longue et complexe. Le
goût du fermenté apporte une dimension supplémentaire à la
saveur globale d’un plat : une note qui sous-tend toutes les autres,
un peu comme la basse continue en musique, qui donne de la
profondeur à la mélodie.

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


317

Hélas, ce concept d’umami, inventé par le docteur Ikeda, pro­


fesseur de chimie à l’université de Tokyo, a surtout servi les be­
soins de l’industrie agroalimentaire. Rappelons le contexte de la
« découverte » de la saveur umami. Kikunae Ikeda fait un voyage
d’étude en Allemagne en l899.C’est l’époque qui a suivi celle de
Pasteur et de Justus von Liebig, la grande époque où l’industrie
alimentaire remuait dans son berceau, lorsque tout était pos­
sible et enthousiasmant. Au cours de ce voyage en Europe, dit
la légende, le docteur Ikeda fut impressionné par la condition
physique des Allemands. Il prit connaissance à Leipzig des tra­
vaux de Ju stu s von Liebig, qui avait m is au point en 1865 son
« extrait de viande pour faire un bon bouillon » dans le but de
pallier la malnutrition des pauvres ne pouvant s’offrir de viande.
Le docteur Ikeda dut évidemment consommer ce bouillon qui est
le pendant occidental du bouillon dashi qui constitue la base de
l’alimentation nipponne. De retour au Japon, dit toujours la lé­
gende, alors qu’il savourait justement un bouillon concocté par sa
femme, il eut la révélation soudaine de la saveur délicieuse de ce
bouillon et se demanda d’où elle provenait, question qui le mena
à découvrir les substances chimiques responsables de Yumami,
toutes présentes dans le bouillon « maison » de madame Ikeda.
A cette époque, celle du début de l’ère Meiji, ère d’ouverture
vers l’Occident, l’Etat cherche à fortifier la santé du peuple ja­
ponais en promouvant la consommation de viande rouge, ali­
ment interdit dans les siècles précédents. Or, les bovins sont
rares au Japon. Rares et donc chers. Le docteur Ikeda, revenant
d’Allemagne, berceau des bouillons en cubes, s’est donc inspiré
de la technique chimique de l’extraction des acides aminés de
la viande, qu’il a appliquée au soja pour fabriquer la première
sauce de soja industrielle, non fermentée et très bon marché.
Les progrès de la biochimie et de la biotechnologie étaient en
route à la même époque, aussi bien en Orient qu’en Occident,
pour que l’industrie alimentaire règne sur le monde au détriment
des nourritures fermentées traditionnelles. Il est probable que

L’IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


318

la légende de l’invention de Yumami par le docteur Ikeda ne soit


effectivement qu’une légende faite pour enjoliver un dessein
totalement industriel et mercantile. Le concept d’umami a mené
tout simplement les industriels à ajouter du mono-glutamate de
sodium et d’autres additifs dans tous les produits industriels afin
de remplacer les saveurs naturelles trop longues et trop chères
à produire. Et c’est ce qui a permis de rendre palatable, c’est-à-
dire agréable au goût, les pires nourritures fabriquées. Est-ce un
hasard si le concept de Yumami est mis surtout en avant dans
les publicités par l’industrie des plus grands pays producteurs
de GM S : le Japon et la Corée ?

L a g u e r r e d e s f r o m a g e s a u l a it c r u : u n t o u r n a n t d é c is i f

Les fromages contiennent beaucoup d’umami et le G M S ne


les a pas encore remplacés. Revenons sur l’exem ple des fro­
mages au lait cru emblématiques de la culture alimentaire fran­
çaise et européenne car leur histoire récente est symptomatique
du combat du pot de fer contre le pot de terre auquel se livrent
l’industrie et les producteurs artisanaux. Combat qui a pris une
tournure inattendue.
La production traditionnelle d’un aliment fermenté tel que le
fromage est chère et difficile à gérer par l’industrie, dans la mesure
où elle relève de l’empirisme et comporte des aléas. Le lait cru est
imprévisible, instable, difficile à travailler sans une solide expé­
rience. Il oblige à des contrôles rigoureux. Si on laisse maturer
du lait pas très frais ou de qualité douteuse, il s’aigrit, il tourne.
Travailler le lait cru oblige donc à l’excellence : il faut contrôler
tous les points de la chaîne, depuis la santé et le bien-être de la
vache jusqu’à l’emballage du produit final. Tout cela a un coût.
De plus, la qualité et la saveur du fromage au lait cru dépendent
du terroir, de la croissance de l’herbe, de l’humeur de la vache,
de la météo du jour de la traite et du savoir-faire de la fermière.
D’un jour à l’autre et d’une ferme à l’autre, le produit ne sera

L’IRRÉSISTIBLE REVIVALDU FERMENTÉ


319

pas identique. Impensable pour l’industrie laitière qui vend des


millions de tonnes de fromage par an. Le boulanger artisanal
qui travaille un levain naturel s’attend aussi à des irrégularités
dans la production, impossibles à admettre dans l’industrie. Les
bières artisanales sont fabriquées avec l’attention d’un maître
brasseur qui observe les réactions du moût en fonction des aléas
journaliers et saura adapter l’eau, la chaleur et le temps. Chaque
cuvée sera donc différente. Il en est de même pour le vin, pour
la sauce soja et pour n’importe quelle fermentation naturelle.
L’industrie qui veut produire et vendre des milliers de tonnes
d’aliments a besoin de régularité dans la qualité, la forme ou la
couleur du produit aussi bien que dans sa saveur. Elle ne peut pas
se soumettre aux caprices des ferments ! En pasteurisant le lait,
on le met au pas, on l’oblige à obéir à des machineries, à couler
dans des tubes et à faire exactement ce qu’on veut qu’il fasse. On
élimine tous les aléas. On lui enlève sa vie propre, même son goût,
à tel point qu’on est obligé de lui rajouter des arômes : arôme
« chèvre » ou « arôme bleu » dans les fromages, c’est selon. On
l’homogénéisé pour que la crème ne remonte plus à la surface
et qu’il ait toujours une composition identique, quelle que soit la
saison et quelle que soit l’alimentation des vaches, qui d’ailleurs
mangent rarement de l’herbe de nos jours.
On tue le lait en tuant les micro-organismes qui l’habitent. Et
tout cela permet, évidemment, d’être moins scrupuleux sur la
qualité de la matière première. L’industrie a tout à gagner à pas­
teuriser, stériliser et supprimer les fermentations sauvages. Les
grandes quantités produites vont de pair avec la moindre qualité
et les prix les plus bas qu’elle cherche à obtenir. Nulle philan­
thropie dans cette affaire car ni l’agriculteur, ni le consommateur
n’y trouvent leur avantage. L’industrie ajoutera des additifs, des
conservateurs, des colorants, et des épaississants. Elle standardi­
sera les productions sans tenir compte des spécificités du terroir,
de la saison ou du produit puisque, de toute façon, elle abolit les
terroirs et les particularités du produit. En pasteurisant le lait,

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


320

on empêche les micro-organismes qui font tout son caractère de


s’exprimer et il est alors possible de mélanger des laits de diverses
provenances, même très lointaines. Selon les arrivages ou les lois
du marché, un camembert ou un fromage de chèvre industriel
fabriqué en Normandie ou dans la campagne poitevine pourra
être élaboré à partir de laits venant d’Espagne ou de Pologne, ou
bien encore à partir d’un mélange des deux puisqu’ils n’auront
plus aucune personnalité microbienne.
La pasteurisation consiste à chauffer le lait jusqu'à 70 °C pen­
dant quelques minutes. Elle permet de détruire le bacille de Koch
responsable de la tuberculose : c’est la raison pour laquelle elle
fut prônée par les autorités sanitaires au début du XXe siècle.
Or, ce qui se conçoit pour le lait à boire est absurde pour les
fromages : le bacille de Koch est naturellement détruit par la
fermentation, m ême dans le cas de from ages au lait cru. Cet
argument sanitaire utilisé encore dans les années cinquante
n’était donc qu’un prétexte pour masquer le véritable mobile de
l’opération : la standardisation. L’argument sanitaire est encore
utilisé aujourd’hui par l’industrie qui accuse le fromage au lait
cru d’être dangereux, à tel point que les autorités médicales le
déconseillent aux femmes enceintes.
En étudiant le sujet, on s’aperçoit très vite qu’il existe un double
discours. Le discours industriel d’une part, largement diffusé
dans le grand public, accuse le lait cru de tous les maux et prône
le recours systématique à la pasteurisation, à la thermisation
ou à la microfiltration, techniques fermenticides ; et le discours
scientifique d’autre part, qui n’est pas diffusé dans le public, va,
au contraire, jusqu’à affirmer que le lait pasteurisé est bien plus
risqué que le lait cru dans la fabrication des fromages, étant don­
né que leurs micro-organismes vivants les protègent contre les
pathogènes présents dans le lait ainsi que de ce qui pourrait les
contaminer en aval de sa fermentation395. Par ailleurs, les contrôles
de la qualité bactériologique du lait sont plus nombreux et plus
pointus sur le lait cru que sur le lait destiné à la pasteurisation.

L’IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


321

Le risque d’intoxication associé à la consommation de fro­


mages au lait cru a donc toujours été extrêmement faible. Les
intoxications sont très rares, aussi bien en France qu’à l'étran­
ger, surtout rapporté à la production européenne annuelle de
from ages au lait cru qui est de 700 OOO tonnes396. Les statis­
tiques montrent que les intoxications se produisent plus sou­
vent lors de consommation de from ages au lait pasteurisé397.
En outre, il n’existe pas un seul décès répertorié au monde
qui soit causé par un from age au lait cru. L’Agence française
pour la sécurité sanitaire des aliments ne ju g e pas nécessaire
de recomm ander la pasteurisation du lait pour les from ages
car les concentrations de micro-organismes pathogènes sont
très faibles dans les from ages au lait cru398. A u x Etats-Unis,
entre 1973 et 1992, le CDC, (Centre de contrôle des maladies),
a répertorié trente-deux cas d’intoxications alimentaires dues
au lait ou aux produits laitiers. Pas un seul ne concernait le lait
cru, tous étaient le fait du lait pasteurisé399.
D’autres études encore ont montré que les cas d’intoxications
étaient très rares ailleurs dans le monde400. Il se trouve que les
intoxications collectives les plus graves dues à des produits lai­
tiers ont bel et bien eu lieu en consommant des from ages au
lait pasteurisé, thermisé ou micro-hltré. La crise sanitaire qui
a eu lieu en 1987 concernant le vacherin M ont-d’Or suisse et
qui a causé la mort de trente-quatre personnes était due à une
listeria qui ne se trouvait pas dans le lait avant sa thermisation,
ni sur le fromage durant l’affinage, mais dans les locaux de la
fromagerie et des caves d’affinage où celui-ci était stocké. Le lait,
une fois thermisé, ne possède plus ses défenses naturelles qui
auraient détruit la listeria. Le vacherin Mont-d’Or suisse n’était
pas au lait cru alors que les vacherins français, qui le sont, n’ont
jamais connu de crise sanitaire. Une étude scientifique de l’INRA
a montré que les consortia de micro-organismes naturellement
présents sur la croûte des fromages les auto-protègent contre
Listeria monocytogenes401.

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


322

Dans l’état actuel des recherches, on ne peut pas artificiellement


reconstituer cette communauté microbienne. Il ne sert à rien d’en­
semencer artificiellement la croûte des fromages avec un ferment
cultivé en laboratoire, c’est inefficace. Le consortium de bactéries
se développe naturellement en milieu salé, ce qui est le cas des
fromages au lait cru affinés. Mais ce consortium est complètement
absent des fromages pasteurisés ou filtrés dont on a éliminé une
grande partie - ou la totalité - de la flore microbienne. D’autres
études ont mis en évidence la disparition de Listeria durant l’af­
finage de fromages au lait cru, de type fromages de Hollande et
manchego espagnol402. Les scientifiques ont pu montrer aussi que
la bactérie Escherichia coli se développait mieux dans le lait pas­
teurisé que dans le lait cru403, et que plus l’affinage était long, plus
les bactéries pathogènes étaient détruites404.
M algré ces évidences, le fromage au lait cru a besoin de justi­
fier son innocuité face aux accusations des industriels. Dans les
années 1990-2000, des débats ont animé l’Assemblée européenne,
appuyés par les Etats-Unis et par des lobbys agroalimentaires, au
sujet du Codex alimentarius qui définit les normes et les produits
alimentaires au niveau mondial, dans le but de rendre la pas­
teurisation obligatoire pour tous les produits laitiers, y compris
le fromage. Signe manifeste d’un renouveau, ou d’une prise de
conscience débutante, beaucoup de voix se sont élevées contre
cette possibilité, même aux Etats-Unis. L’Association américaine
de microbiologie, la plus ancienne et la plus importante des orga­
nisations scientifiques du monde, qui compte 39 000 membres,
a protesté, ainsi que de nombreuses autres associations, arguant
qu’interdire ces fromages millénaires - qui causent aux Etats-
Unis beaucoup moins d’intoxications que la viande hachée des
hamburgers - serait comme « lacérer une toile de maître ou dé­
chiqueter la partition originale d’une symphonie classique405 ».
En 2001, Slow Food a envoyé à la Comm ission européenne
un manifeste pour les from ages au lait cru qui a reçu plus de
20 000 signatures.

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


323

Le fromage au lait cru ne présente pas plus de risques que le fromage


pasteurisé, pourvu que soient prises les précautions nécessaires
auxquelles veulent aujourd’hui se soustraire les industriels pour
des raisons économiques. Le fromage au lait cru est la garantie
d’un goût plus complexe et plus riche. C’est la seule technologie
à même de préserver le lien au terroir, qui fait non seulement le délice
des consommateurs, mais la raison d’être des petits transformateurs
et des éleveurs. Un lait pasteurisé devient une matière première
standardisée qui autorise la mise en concurrence de produits privés
de leur personnalité microbienne. Le lait cru est donc le garant
du maintien de la petite production fromagère qui favorise l’emploi,
l’occupation équilibrée du territoire, la préservation de
l’environnement, la biodiversité et le bien-être animal406.

Affirmer que le lait cru est bienfaisant n’arrange pas les in­
dustriels qui veulent produire vite et de manière standardisée
en se soustrayant aux contrôles et aux précautions nécessaires
pour des raisons économiques. La contre-attaque ne se fit pas
attendre. On vit apparaître des accusations sans fondement en­
vers quelques camemberts traditionnels au lait cru qui se sont
avérés, après analyse, indem nes de tout germ e pathogène407.
Le m al était fait : le temps que les résultats d’analyses soient
disponibles, le fabricant avait retiré ses from ages de la vente
et les calomnies créèrent un inévitable doute dans l’esprit des
consommateurs. En 2007, la coopérative Isigny-Sainte-Mère et
le groupe Lactalis, qui jusqu’alors représentaient 90 % de la pro­
duction de camemberts de Normandie AO C, ont demandé le
changement du cahier des charges de l’AO C imposant le lait
cru, pour pouvoir utiliser du lait pasteurisé, micro-hltré ou ther-
misé, pour ces raisons sanitaires. C’était méconnaître l’industrie
alimentaire qui, suite à des crises comme celle de la vache folle,
commençait à perdre sa crédibilité sur les questions sanitaires,
justement. L’affaire a fait beaucoup de bruit. Retirer les ferments
naturels du camembert, c’est justement lui enlever ce par quoi il

L’IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


324

est un produit identitaire ! Cette attaque contre la fermentation


faisait suite à plusieurs années de pressions diverses auprès de
la Commission européenne.
L’INAO a refusé de changer le cahier des charges ; les deux
grands groupes alimentaires ont donc cessé de produire du ca­
membert AOC. Est-ce là l’aveu que la fermentation traditionnelle
et la production industrielle sont incompatibles ? Cette affaire
marque-t-elle un début de « divorce » entre la science et l’industrie ?

Dans leur volonté de changer la charte de l’AOC, Lactalis et Isigny-


Sainte-Mère ont probablement sous-estimé que derrière la science,
il y a la société, et qu’il arrive que la science change de camp. Alors
que l’agronomie a été l’alliée de l’industrialisation pendant des
décennies, les différentes crises qui se sont succédé - de la dioxine
à la vache folle, en passant par les antibiotiques, la listériose ou
la salmonellose -, ont modifié les considérations sanitaires408.

En effet, dans les discussions du Codex alimentarius, les scien­


tifiques sont intervenus dans le débat non pas en faveur des in­
dustriels, mais en faveur de la sauvegarde du lait cru. L’Associa­
tion américaine de microbiologie, qui sait de quoi elle parle en ce
qui concerne la dangerosité des microbes, a mis en avant non pas
les considérations sanitaires, mais les aspects culturels ! L’INRA,
grand partenaire historique de l’industrie, axe désorm ais ses
recherches non pas sur l’éradication des microbes mais sur leurs
facultés de défendre l’aliment contre les pathogènes409. L’étude
de la flore m icrobienne présente sur les croûtes du saint-nec­
taire et du comté permettra dans le futur de favoriser l’apparition
des souches de bactéries et levures bénéfiques à la fois pour les
qualités organoleptiques des fromages et pour lutter contre les
micro-organismes nuisibles.
Aujourd’hui de plus en plus souvent, plutôt que de désin­
fecter les locaux des fromageries, on les réensemence de m i­
cro-organismes favorables. De même, des études menées en

L'IRRÉSISTIBLE REVIVALDU FERMENTÉ


325

Franche-Comté et dans le périmètre de certaines appellations


comme l’époisses et la fourme de Montbrison ont conduit à ces­
ser de stériliser les trayons des vaches avec des lingettes imbi­
bées de désinfectant avant la traite. Si on nettoie simplement les
trayons avec de la laine de bois, la flore présente sur la peau des
animaux est préservée et elle peut jouer son rôle bénéfique dans
la maturation des fromages. D’autres travaux en cours étudient
l’impact de la microflore des sols, de la litière et des étables sur
l’ensemencement du lait cru dans l’idée de garantir la notion de
terroir410. Autre fait significatif, le refroidissement du lait à 4 °C,
qui était généralement pratiqué dans toute collecte de lait, a été
interdit dans le cahier des charges du comté au lait cru, depuis le
1erjanvier 2013. Le lait collecté est désormais simplement réfrigéré
à 12 °C, ce qui en préserve la flore naturelle et augmente la qualité
des fromages sans avoir d’impact sur la qualité sanitaire411. Au
contraire : on détecte plus rapidement les laits de qualité défec­
tueuse, comme autrefois le laitier qui, en ramassant les bidons au
bord du chemin dans lesquels le lait commençait sa maturation
à température ambiante, voyait tout de suite si le lait de certains
bidons était altéré.
Ces exemples montrent bien que le discours de la science a
changé depuis l’ère de la pasteurisation à outrance. Si le grand
public entend peu parler de ces changements, c’est que la grande
industrie n'a aucun intérêt à ce que ce retour éclairé aux anciennes
pratiques soit élevé en norme. L’industrie continue à délivrer le
message inquiétant de la peur des microbes.

L ’é c h e c d u m o d è le u n i v e r s e l et s t a n d a r d i s é

Le fermenté accompagne l’histoire humaine depuis son ori­


gine ; ce sont des dizaines de milliers d’années qui ont forgé
les habitudes alimentaires actuelles. Sans la fermentation, les
grandes cultures gastronomiques n’existeraient plus. Imaginons
par exemple la cuisine française sans aucun des produits fermentés

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


326

qui font sa particularité : vin, fromage, crème, beurre, pain ; ou la


cuisine chinoise sans les innombrables sauces fermentées qui
sont sa signature ; on pourrait citer aussi la japonaise, la coréenne,
la maghrébine, la russe.
Au Groenland, les nourritures faisandées traditionnelles
connurent un abandon dans les années soixante-dix et quatre-
vingt. On constate actuellement un regain d’intérêt des plus
jeunes pour ces nourritures que les anciens apprécient tant. Lors
des fêtes de famille, dans la maison, la table est dressée avec le thé
et les gâteaux comme au Danemark, tandis qu’à l’extérieur, dans
la cour, on se régale de chair de phoque faisandée412. En Norvège,
le rakehsk, truite fermentée, autrefois considéré comme une nour­
riture de paysan arriéré, fut redécouvert dans les années trente
par des pêcheurs sportifs. Elle est devenue à partir de 1970 un
mets apprécié des élites urbaines.
Il existe un regain d’intérêt pour ce mets fermenté, qui évoque
les idées de nature, de paysages grandioses intacts et de cours
d’eaux sauvages, qui est lié à la fois à un sentiment écologique et
aussi nationaliste d’appartenance à un terroir ou à un groupe413.
Le summum en la matière est le poisson que l’on a pêché et
que l’on a préparé soi-même. De même, la tradition du lutehsk
tombait également en désuétude jusqu’à son renouveau dans
les années quatre-vingt, grâce en partie aux médias norvégiens.
C e mets est aujourd’hui présent sur les tables de fêtes de fin
d’année ou de Pâques. D’autres produits ont fait l’objet d’une
redécouverte depuis quelques années, la poutargue dans le
m idi de la France, et la colatura en Italie. La production du
from age traditionnel de Salers, dans le Cantal, avait presque
disparu en raison des contraintes particulières de sa fabrica­
tion. Les vaches de cette race produisent un excellent lait, mais
en quantité moindre qu’une autre race, et leur traite demande
qu’elles aient leur veau à côté d’elles. Pas facile quand on veut
industrialiser la production ! Or, il se trouve que cette production
est en recrudescence aujourd’hui.

L’IRRÉSISTIBLE REVIVALDU FERMENTÉ


327

On remarque en effet depuis deux décennies dans les élites


occidentales un renouveau d’intérêt pour des produits alimen­
taires naturels, locaux, de culture biologique, et pour les aliments
fermentés ancestraux, comme le pain au levain, la bière à fer­
mentation spontanée, les salaisons de montagne, et les vins bio
à ensemencements naturels... L’élite qui, autrefois, fut la première
à soutenir les produits de l’industrie, lorsque c’était nouveau et
moderne, s’en détache actuellement, recherchant les petits pro­
ducteurs artisanaux locaux, les produits rares dont les qualités
organoleptiques sont bien m eilleures que celles des produits
industriels, la recherche du moindre prix n’étant pas leur priorité.
C’est à la même époque, en 1986, que Carlo Petrini a fondé
l’association Slow Food, en référence opposée aux fast-foods de
l’industrie agroalimentaire. La philosophie de cette association
est de promouvoir une alimentation qui répond aux trois critères
de « bon, propre et juste ».

Bon, en référence au plaisir suscité par les qualités organoleptiques


d’un aliment, mais aussi par la sphère complexe des sentiments,
des souvenirs et des implications identitaires découlant de la valeur
affective accordée à la nourriture ; propre, parce que produite dans
le respect des écosystèmes et de l’environnement ; juste, puisque
conforme aux concepts de justice sociale sur les lieux de production
et de commercialisation414.

L’association a mis en place une « arche du goût » pour la


préservation de produits alimentaires devenus rares comme les
animaux d’élevage, des variétés de céréales, de légum es et de
fruits qui ne sont plus cultivées que dans des « niches », mais
aussi des fromages, des vins, des charcuteries dont la fabrication
est traditionnelle et liée à un terroir. Il s’agit de sauvegarder le
patrimoine alimentaire et la biodiversité agricole. Cette sauve­
garde passe par celle des produits fermentés traditionnels : c’est
bien dans l’air du temps.

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


328

Malheureusement, les classes défavorisées de la population,


même si elles partagent aussi ces idées et ces tendances, n’ont
pas d’autre choix que de consommer les produits industriels
bon marché. Et justement, les industriels, qui ont compris où
souffle le vent, ont dû adapter leurs produits à la tendance géné­
rale. C ’est ainsi que l’on voit, par exemple, la firme de fast-foods
M c Donald’s adapter ses « recettes » aux différentes cultures
locales du monde. Le symbole même de la mondialisation venue
d’Amérique, identique à cet autre symbole, le Coca-Cola, dont
l’ambition avouée était que tout le monde sur la planète mange
et boive exactement la même chose, est obligé de s’adapter aux
traditions et aux manières de chaque sphère culturelle. Et, ce qui
est un comble, c’est que c’est en ajoutant un ingrédient fermenté
qu’il fait cette adaptation ! Le premier Mc Donald’s à vendre de la
bière se trouvait en Allemagne. En Italie, on y trouve une salade
« caprese » avec de la mozzarella et des panini. En Turquie est
servi un menu « Mc Turco », avec les mêmes ingrédients que dans
un hamburger, mais dans du pain turc. En Inde, on ajoute du fro­
mage paneer et une sauce au curry, au Japon une sauce teriyaki
arrose le hamburger et on boit du thé Oolong. Le summum est
en France : depuis les années deux mille, on voit apparaître des
hamburgers aux fromages AO P, beaufort, reblochon et tomme de
Savoie. Plus tard, ce fut le tour du saint-nectaire, du cantal AO P, et
de la fourme d’Ambert, puis en février 2013, du camembert et de
la raclette. En plus, depuis 2012, le pain baguette est utilisé dans
les sandwiches pour remplacer le pain des hamburgers. Enfin, en
janvier 2013, c’est le lancement du « casse-croûte » avec baguette,
jambon et fromage : trois éléments fermentés. Le communiqué
de p resse l’affirme : « En France, le fromage est une véritable
institution, produit par excellence du terroir et du savoir-faire
français [...]. Dans un pays où le fromage est sacré, Mc Donald’s™
ne pouvait passer à côté de ce produit incontournable dans la
culture française415. » Quel aveu, de la part de l'industrie, de l’échec
du postulat de base qui était l’uniformisation de la nourriture !

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


329

Ne nous réjouissons pas trop vite de ce soudain revirement.


L’industrie reste l’industrie et c’est bien le goût du produit qui
est modifié, et non pas le produit lui-même. Il s’est avéré, par
un procès-verbal de la D G CC RF dressé à propos des produits
Mc Donald’s, que la tomme de Savoie et le reblochon représen­
taient une toute petite partie du fromage utilisé dans la sauce.
Quant aux tranches de beaufort, elles n’en comportaient que 51 %,
le reste étant un peu de cheddar, de l’eau et des additifs pour que
tout tienne ensemble416... Un procès s’est conclu en 2 0 11 par la
condamnation de Mc Donald’s. Cette affaire montre plusieurs
choses importantes : d’une part que le modèle universel d’une
nourriture identique dans tous les pays de la planète ne fonc­
tionne pas. D’autre part que l’industrie, qui commence à com­
prendre ce fait, essaie de jouer sur les particularités de chaque
culture alimentaire, et que ces particularités reposent en priorité
sur des aliments fermentés.
Le renouveau du fermenté germe paradoxalement dans les
pays les plus hygiénistes. Les études de marché montrent que
les saveurs acides sont tout à coup prisées par les consomma­
teurs américains. Etant l’opposé du sucré, elles donnent au pro­
duit la réputation d’être bon pour la santé. Les yaourts « à la
grecque » ainsi que les bières belges de saveur acide ont connu
une croissance exponentielle en parts de marché, passant de 1
à 30 % entre 2007 et 2012417. Un récent article paru dans le Wall
418
Street Journal traite de ce nouvel engouement des Américains
pour les saveurs fermentées. D’après les cuisiniers, les fabricants
de plats industriels et les distributeurs, la demande est de plus
en plus forte pour des saveurs acides et amères affirmées, alors
que dans la période précédente, c’était le sucré et le piquant qui
dominaient le goût de la cuisine américaine.
L’industrie est la première à réagir : elle va donc chercher à
donner des « goûts fermentés » aux plats préparés. Les entreprises
qui fabriquent des arômes artificiels se mettent au diapason de
cette demande, et font des recherches pour imiter les saveurs des

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


330

aliments fermentés sans avoir besoin de les ajouter « en chair


et en os ». Par exemple, on voit apparaître sur le marché un ket­
chup « parfum vinaigre balsamique », ou des chips à la saveur
de sriracha, la sauce pimentée fermentée d’origine thaïe. Les
experts d’arômes artificiels étudient les parfums complexes du
kimchi coréen ou du Tahasco pour fabriquer un arôme artificiel
ressemblant qui assaisonnera des plats industriels ou des sauces à
napper les hots dogs. Mettre un arôme de synthèse à la place d’un
produit réellement fermenté adoucit les saveurs trop prononcées.
Le fermenté, oui, mais édulcoré au goût américain. Evidemment,
ces goûts recréés sont loin d’avoir la complexité du produit origi­
nel et le mets ainsi parfumé n’est qu’un pâle succédané élaboré à
moindre coût. Les industriels interviewés ajoutent qu'il n’est pas
question d’écrire le mot « fermenté » sur l’emballage : ce serait
trop choquant pour les consommateurs américains. « Fermenté »
est toujours synonyme de « non comestible » dans les mentalités
hygiénistes ou puritaines.
Tout cela est donc encore de l’ordre du leurre, mais c’est peut-
être le reflet d’une vague plus profonde. La plus grande marque
américaine de pickles commence à introduire sur le marché de
nouveaux produits à la saveur fermentée plus prononcée. Et dans
certains restaurants à la mode, on voit apparaître aussi des plats
comportant des légumes fermentés. Des sites internet, des dé­
monstrations, des cours organisés dans tout le pays permettent
d’apprendre à faire soi-même ses conserves lacto-fermentées.
Sandor Katz, qui se présente comme un « revivaliste » de la fer­
mentation, est l’auteur de plusieurs livres érudits sur la question
et fait un grand travail pédagogique, animant des démonstrations,
donnant des cours dans les universités américaines et lors de
diverses manifestations. Il résume la situation en ces termes :

Je dirais que la fermentation est certainement dans une période


de renaissance ici aux Etats-Unis. C’est certainement un mouvement
minoritaire, mais il devient de plus en plus prégnant. Le regain

L’IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


331

d’intérêt pour la fermentation va de pair avec des renouveaux


plus globaux : l’intérêt de connaître la provenance des aliments,
d’acheter de la nourriture locale et l’idée d’acheter directement auprès
des producteurs. Ces nouveaux intérêts inspirent les jeunes à s’engager
dans l’agriculture, la brasserie, la fabrication du fromage,
la boulangerie, la fabrication de choucroute, etc. Cette curiosité chez
les jeunes (si différente de ma génération, dans laquelle personne
de ma connaissance ne parlait de devenir agriculteur ni aucune sorte
de producteur de denrées alimentaires) me rend optimiste.
Mais en même temps, nous savons que tout élan social peut être
détourné par la démagogie du marketing. Ainsi, alors que mon propre
travail est de rendre les personnes autonomes en leur communiquant
des compétences et des informations pour fermenter à la maison
avec confiance, les industries alimentaires influencées par le regain
de popularité de la fermentation s’empressent d’y répondre
avec leurs produits.

C’est également dans le Nouveau Monde que se produit un


revival des fromages au lait cru. Des consommateurs réagissent
face à l’envahissement de leur alimentation par la nourriture asep­
tisée que l’industrie veut leur imposer. Il existe maintenant, en
Amérique du Nord, de plus en plus de producteurs de fromages
au lait cru. A tel point que le volume de la production de ces
fromages fermiers du terroir américain a été multiplié par mille
en vingt ans. Elle y est même plus importante aujourd’hui qu’en
France où - paradoxe - la production ne cesse de diminuer419.
Les from agers américains sont venus se former en France
pour apprendre les techniques et les g estes ancestraux de la
fermentation. Ils fabriquent dans leurs caves d’affinage récem­
ment creusées dans la roche américaine des fromages du type des
fromages européens, mais adaptés au terroir américain. L’Ameri-
can Cheese Society organise tous les ans un concours. En 1989,
seuls 150 producteurs participèrent. En 2010, ils étaient plus de
1500. Toutefois, rien n’est encore gagné ; les géants de l’industrie

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAL OU FERMENTÉ


332

alimentaire lorgnent aussi sur ce pactole qui grossit à vue d’œil :


leur politique est, comme Lactalis l’a fait en France, de racheter
ces petites fromageries qui se développent trop à leur gré. Le
combat est celui de David contre Goliath.
Un autre aspect du revival est tout aussi inattendu. Il se produit
dans d’autres pays à tradition puritaine : les pays Scandinaves.
Des chefs cuisiniers, qui sont à la pointe de l’innovation culinaire,
comme le chef du restaurant Noma au Danemark, René Redzepi
ou Magnus Nilsson en Suède, s’intéressent - après que certains
cuisiniers français tels que Michel Bras et R égis Marcon l’ont
fait en France, et Andoni Luis Aduritz en Espagne - aux fermen­
tations et à la palette des saveurs qu’elles procurent. Pour ces
chefs, la fermentation est comme une nouvelle terre à explorer,
de nouvelles frontières à franchir. Redzepi sert ainsi une viande
de bœ uf maturée durant cinq semaines, prépare des prunes et
des pétales de rose lacto-fermentées, réalise du miso d’orge et
de petits pois, des pâtisseries et des sauces au levain naturel.
C’est une cuisine expérimentale, très avant-gardiste et inventive,
et qui, pourtant, utilise des procédés millénaires en les faisant
évoluer d’une manière originale. Peut-être cela leur évitera-t-il de
disparaître dans le broyeur infernal de l’industrie agroalimentaire.
Dans son Nordic Food Lab créé en 2008 en collaboration avec
des universitaires, l’équipe de René Redzepi revisite d’anciennes
techniques de saumurage, salaison, séchage et fermentation, pour
lesquelles elle expérimente avec syncrétisme des techniques
provenant du monde entier, et l’usage de micro-organismes di­
vers. Ce laboratoire à but non lucratif, interdisciplinaire, publie
le résultat de ses recherches dans une démarche de partage et
d'information. Les chefs cuisiniers, le grand public, mais aussi
les scientifiques et l’industrie, y ont accès.
Josh Evans, qui fait partie de l’équipe, s’intéresse à l’interaction
du microbiote entre la nourriture, les hommes et l’environne­
ment420. Et l’un des objets de recherche de ce laboratoire concerne
la notion d’umami dans le sens de « déliciosité » d’un aliment.

L'IRRÉSISTIBLE REVIVAL DU FERMENTÉ


333

Autant dire la question de la fermentation ! En interrogeant la


spécificité des saveurs et du terroir nordique, les chercheurs cui­
siniers ont remarqué, par exemple, que l’acidité qui fait le charme
des fruits et des baies du Grand Nord peut être conservée au-delà
de la maturité des fruits grâce à la lacto-fermentation. Avec des
techniques anciennes, René Redzepi et Lars Williams ont créé
un nouveau produit appelé pea-so, inspiré du miso, fermenté de
la même façon, mais à partir de petits pois à la place des grains
de soja. Sur le modèle des anchois du Pays basque, des harengs
ont été fermentés avec un ajout de koji, le ferment servant à faire
le saké. De la viande de porc fumée est traitée à la manière de
la bonite umeboshi japonaise. Devenue très dure et débitée en
copeaux, elle sert à faire un bouillon comme le dashi nippon.
René Redzepi et Lars Williams ont également réalisé un étonnant
garum de sauterelles.
Ces recherches peuvent avoir des débouchés utiles en matière
d’alimentation quotidienne. Par exemple, de la viande de porc
est fermentée afin de savoir si certaines m oisissures peuvent
enlever « l’odeur de verrat » qui sourd de la chair d’animaux non
castrés (la pratique de la castration des porcelets sera interdite
dans la communauté européenne en 2018). L’avenir nous dira si
ces recherches aboutiront à des résultats utilisables et surtout
acceptables par le grand public. Les savoirs retrouvés sont par­
tagés chaque année lors du sym posium M AD avec des chefs
cuisiniers et des acteurs de l’alimentation du monde entier421.
Dans sa quête futuriste de nouvelles saveurs, le Nordic Food
Lab et les chefs Scandinaves qui s’en inspirent en viennent à
utiliser des procédés ancestraux. Ils se posent les mêmes ques­
tions que, peut-être, d’autres hommes se sont posées il y a cinq
ou six millénaires devant une outre de lait caillé, un jus de fruit
pétillant, des graines germées moisies ou une bouillie devenue
aigre : « Comment le reproduire ?... Et si j'essayais avec un autre
fruit... si je mélangeais l’aubépine, le miel et l’orge qui a germé ? »
Au paléolithique, il y eut forcément un moment où les premiers

L'IRRÉSISTIBLE REVIVALDU FERMENTÉ


334

fromagers, boulangers et s a is o n n ie r s étaient considérés avec


méfiance par leurs contemporains. La démarche est finalement
identique : il s’agit d’explorer l’inconnu. De regarder devant en se
souvenant. Il est très significatif que cette cuisine, qui se veut à la
pointe extrême du modernisme, observe les millénaires passés
pour trouver son inspiration. L’avant-gardisme rejoint des inter­
rogations, des démarches et des techniques préhistoriques : la
boucle est peut-être bouclée. L’avenir est assuré.

L'IRRÉSISTIBLE REVIVALDU FERMENTÉ


_ ^ CRU NI cu/r -

POUR
CONCLURE...

~ N/ CRU NI CUlt '


337

Les hommes du XXIe siècle ont depuis bien longtemps aban­


donné l’état sauvage. Et cependant, la « nature » se voit au­
jourd’hui gratifiée d’un engouement considérable. Face à la glo­
balisation, à la mondialisation de l’économie, à l’industrialisation
galopante, de nouvelles inquiétudes apparaissent. Jam ais dans
le passé autant qu’aujourd’hui on ne s’est préoccupé de l’envi­
ronnement et de sa préservation. Dans le domaine alimentaire,
on cherche à promouvoir l’agriculture biologique, on rejette ce
qui est transformé et industriel et l’on souhaite consommer des
aliments « bruts », « naturels », dotés de saveurs « pures » et « non
trafiquées ». Surtout, on veut connaître la provenance et le mode
de culture ou d’élevage de ce que l’on mange. Le renouveau de
la fermentation épouse ce courant soucieux à la fois d’écologie,
d’économie et de bienfaits pour la santé. Il a pour lui de propo­
ser un mode de conservation à la fois sain et gratuit. Les modes
de conservation développés par l’industrie, la congélation ou
l’appertisation réclament du matériel et sont énergivores. Pour
appertiser des conserves, il faut disposer d’un stérilisateur ain­
si que d’une source de chaleur : gaz, électricité et, dans le cas
des boîtes de conserve, il faut en plus s’équiper de machines
pour les sertir. Pour fabriquer, ou même simplement conserver
des aliments congelés si l’on n’habite pas dans le Grand Nord,
il faut impérativement posséder un congélateur, et avoir accès
à l’électricité pour le faire fonctionner. A l’inverse, la fabrication
des légumes, poissons ou viandes lacto-fermentés ne nécessite
qu’un récipient, une planche munie d’un poids et un peu de sel.
338

Aucune énergie n’est nécessaire, ni pétrole, ni gaz, ni électrici­


té. C ’est une méthode parfaitement écologique et économique,
adaptée aux préoccupations de notre époque.
On parle beaucoup de la biodiversité en danger, celle des fo­
rêts, de l’océan, des différentes espèces d’animaux, de plantes ou
encore d’écosystèmes géographiques et climatiques complexes
en voie de disparition. Mais il est une autre biodiversité à sauver,
aussi importante, indispensable à notre survie, et qui ne va pas
sans l’autre : c’est celle de l'infiniment petit, des micro-organismes
qui maintiennent la vie sur terre. Sauver cette biodiversité micros­
copique passe par la sauvegarde de la biodiversité alimentaire
et surtout par celle des aliments fermentés traditionnels. Riches,
multiples, vivants, les ferments offrent une incroyable palette de
formes, de couleurs et de saveurs. C’est tout le contraire de l’ali­
mentation industrielle prônée par les multinationales qui rêvent
d’un monde où tous mangent la même chose, tout le temps. Une
nourriture bon marché, aseptisée, morte, faite de calories vides,
pauvre en saveur, en nutriments, produite de manière standar­
disée et dont le goût pluriel résulte d’additifs.
Aujourd’hui, d’après les statistiques, on jette énormément de
nourriture avant même qu’elle soit réellement avariée. Les dates
de péremption appliquées arbitrairement sur les emballages
y sont pour quelque chose, mais pas uniquement. Des savoirs
se perdent. Plus personne ne sait qu’une moisissure apparais­
sant sur la tranche d’un fromage est inoffensive : dans le doute,
on préfère tout jeter. Plus personne ne sait qu’un saucisson est
fait pour se conserver durant des années, et dans tous les cas
plusieurs m ois au-delà de la date indiquée. Plus personne ne
sait, sauf dans certains pays où la tradition est restée, comme
en Europe de l’Est, en Corée, ou au Japon, qu’il suffit d’avoir de
l’eau et du sel pour conserver n’importe quel aliment sur de très
longues durées. Plus personne n’a l’idée de mettre en saumure
un surplus de légumes, ou de saler une viande achetée en trop
grande quantité. Plus personne n’oserait faire la « confiture de

POUR CONCLURE...
339

vieux garçon », qui consiste à laisser pendant six mois des fruits
simplement placés dans du sucre afin qu’ils fermentent naturel­
lement et se conservent, sans aucune toxicité.
Des préparations similaires sont toujours pratiquées en Co­
rée par exemple, où des savoirs ancestraux existent encore. Les
cultures non occidentales ont été en effet moins touchées par
l’idéologie et l’éducation hygiéniste. En Afrique, on fait toujours
fermenter les poissons, les tubercules, et les bières traditionnelles
comme autrefois. Dans certaines régions du monde industrielle­
ment développées et au niveau de vie élevé mais de culture non
occidentale, la tradition de manger ou de fabriquer soi-même des
aliments fermentés est encore vivace malgré l’industrialisation.
Au Japon par exemple, il n’y a pas de repas sans un assortiment
de tsukemono variés. Non seulement il existe de nombreuses
boutiques qui vendent ces produits prêts à consommer, mais
on trouve aussi très facilement dans le commerce des récipients
spéciaux, en plastique, en céramique ou en verre, dont le cou­
vercle est muni d’un ressort et d’une presse pour les fabriquer
soi-même à la maison. Le but poursuivi n’est pas forcément la
longue conservation, mais le changement de la saveur qui devient
acidulée, piquante, astringente. En France, les jarres pour faire
fermenter la choucroute s’achètent seulement dans quelques
magasins spécialisés qu’il faut chercher pour les trouver.
Les mentalités occidentales post-pasteuriennes craignent
encore la moindre moisissure. Fermenté égale corrompu, égale
toxique, contaminé, empoisonné. On oublie vite que les pires
intoxications sont causées par des conserves appertisées dé­
fectueuses ou des incidents de congélation, c’est-à-dire par les
procédés utilisés par l'industrie. Etrange aveuglement sélectif
alors qu’il est si facile et sans risque de mettre une denrée dans un
bocal pour la laisser fermenter. C’est ce que l’on faisait autrefois,
dans les temps de pénurie, c’est-à-dire souvent, pour éviter le gas­
pillage alimentaire. Dans les campagnes, les paysans préparaient
ainsi toutes sortes de conserves végétales et animales que l’on

POUR CONCLURE...
540

entreposait dans une pièce de la m aison désormais disparue :


le garde-manger. Et dans les villes, on trouvait une infinité de
boutiques qui en vendaient.
En même temps que la fermentation reculait sous les assauts
de l’industrialisation de l’alimentation, le savoir domestique le
concernant s’effaçait dans les sociétés occidentales. Retrouver
aujourd’hui ces savoirs anciens demande de désapprendre beau­
coup de choses inculquées depuis un siècle.
L’industrie veut faire accroire que les aliments fermentés sont
moins sains que ceux qu'elle produit elle-même. Elle tente de se­
mer le doute sur les fromages au lait cru, le surstrômming et tout
ce qui n’a pas besoin d’être pasteurisé. La fermentation apporte
en réalité énormément de bienfaits nutritionnels, notamment
auprès des populations les plus pauvres, car non seulement elle
conserve la nourriture, mais elle en augm ente aussi la valeur
nutritive. A tel point que la FAO (Organisation des Nations unies
pour l’alimentation et l’agriculture) publie de nombreux articles
pour mettre en valeur les aliments fermentés, les recommande
pour améliorer la nutrition des populations les plus démunies du
monde et faire baisser la mortalité infantile en préconisant l’utili­
sation des bouillies fermentées traditionnelles en Afrique ou en
Amérique du Sud. Les savoirs sur les méthodes de fermentation
auraient tout avantage à réapparaître, au nom de la nécessité :
celle de lutter contre la faim et la pauvreté dans le monde.
L’industrie tente d’asep tiser l'alim entation pour faciliter
l’uniform isation de la production. Ju s q u ’à très récemment,
la science lui donnait raison. A ujourd’hui, les choses com ­
m encent à changer. Le fait que l’ industrie qui, de toute sa
puissance, a cherché à l’éradiquer sans succès tente mainte­
nant de l’imiter est un signe qui ne trompe pas. Le fermenté
est tellem ent ancré au plus profond des mentalités qu’il ré­
apparaît sous la chape industrielle comm e la petite pousse
d’herbe increvable dont la graine a volé, et qui s’insinue dans
la moindre faille de béton.

POUR CONCLURE...
541

Nous risquerions de perdre un magnifique patrimoine si les


aliments fermentés traditionnels disparaissaient. Avec eux, toute
une dimension culturelle de l’alimentation serait irrémédiablement
enfouie dans les ténèbres de l’indifférence. Sans cette dimension, se
nourrir deviendra un besoin purement physiologique d’où les no­
tions de plaisir et de partage seraient effacées. Des savoir-faire mil­
lénaires seraient perdus, et avec eux, des traditions, des légendes,
du folklore, du sens et de la mémoire. La perte de tous les bienfaits
pour la santé serait fort dommageable également. Leur disparition
nous obligerait à les remplacer par des médicaments chimiques
de synthèse, pas anodins du tout. L'industrie, elle, gagnerait sur
tous les tableaux en nous vendant d’abord les produits aseptisés
et ensuite les médicaments pour pallier l’absence des bactéries
naturelles protectrices. Et nous perdrions notre âme et notre corps
aussi : c’est lorsque nous ne respectons pas la nourriture, en man­
geant des aliments dont nous ne maîtrisons plus la composition
ni la provenance, que nous risquons de devenir malades et obèses.
Si la prise de conscience amorcée continue à s’affirmer, cela
risque peu de survenir. Grâce à Internet, ces savoirs ressurgissent
des mémoires pour être partagés dans des forums ou des blogs
afin que tous en profitent. Des citadins de tous les continents
se mettent à faire le pain, les yaourts ou les conserves lacto-fer-
mentées. Plus simplement, ils apprennent à mieux choisir leurs
aliments. Mais la prise de conscience exige un choix plus global
de société. Veut-on un monde dominé par les multinationales qui
contrôlent entièrement l’agriculture planétaire et l’approvision­
nement alimentaire de tous les humains, ou veut-on rester maître
de ce qu’on mange, en connaître l’origine ? Faire ses courses, c’est
choisir. On favorise tel ou tel système selon que l’on fréquente la
grande distribution ou les marchés de proximité, que l’on choisit
un fromage pasteurisé ou bien au lait cru, un pain industriel ou
une baguette du boulanger, un plat tout préparé contenant un
« minerai » de viande ou que l’on cuisine soi-même, et pour moins
cher, une viande parfaitement identifiable.

POUR CONCLURE...
342

L’industrie agroalimentaire n’existe que depuis cent ans. Les


hommes ont domestiqué des micro-organismes depuis des mil­
lénaires sans même les connaître. Les nourritures fermentées
leur ont permis de survivre dans des conditions difficiles d’ap­
provisionnement, d’hygiène, parfois de dénuement. L’évolution a
fait que ceux qui consommaient des aliments fermentés étaient
moins malades et survivaient mieux que les autres. Les denrées
se sont conservées sur de longues périodes, on a pu enrichir le
panel des nourritures disponibles, la qualité nutritionnelle a été
améliorée ainsi que les qualités organoleptiques, c’est-à-dire la
saveur, le parfum et la texture. Certaines productions, dans toutes
les époques, ont été classées comme des œuvres d’art, le summum
des ouvrages de valeur parmi toutes les productions humaines.
N’en connaissant pas les causes, on répétait les mêmes procédés.
Ainsi, des fabrications traditionnelles venues de la préhistoire se
sont perpétuées et ont fini par acquérir une dimension presque
anthropologique.
Nous sommes les descendants de ces gens qui ont survécu à
tous les aléas grâce à leurs fromages, leurs poissons saumurés
et leurs saloirs remplis de viandes et de chou fermenté. Nous
sommes humains parce que nous cuisons nos aliments, certes,
mais aussi, et surtout, parce que, depuis encore plus longtemps,
nous les faisons fermenter. L’aliment fermenté n’est pas un ali­
ment comme les autres : la fermentation lui ajoute une valeur
symbolique. Elle apporte à l’alimentation une sorte de vertica­
lité qui nous amène dans un autre domaine : la nourriture ne
sert plus seulement à sustenter le corps, mais elle acquiert un
sens, elle entre dans la dimension des relations humaines, de la
mémoire individuelle et collective, de l’histoire, de l’identité des
groupes sociaux, voire du sacré, du spirituel. Entre le cru et le
cuit, le fermenté a accompagné les humains depuis le début de
leur existence, et il est probable qu’il ne s’éteindra pas tant qu’il
y aura des hommes sur cette terre.

POUR CONCLURE...
LES C H E M IN S D 'E X P A N S IO N P R O B A B L E S D E P U IS 10 0 0 0 A N S
Q U E L Q U E S A L IM E N T S FE R M E N T É S A U T O C H T O N E S

OISEAUXFAISANDÉS
PHOQUE
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LÉGUMESETCONDIMENTS
LAIT- FROMAGES -BEURRE
BOISSONSFERMENTÉES
PAINETBOUILLIES
VIANDES
347

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médicine vétérinaire, 340. Chi-Tang-Ho, 2002, p. 16. 376. Heller, 1999. 421. Komitéen for MAD
1809, p. 423. 341-Riquier, 2012. 377- Heller, 1999, p. 143-144 symposium s.d.
REMERCIEMENTS
Ce livre est le résultat de plusieurs années Conception graphique
de recherches et de réflexion, et ma gratitude va Fran çois-X avier D elarue
vers tous ceux qui les ont nourries, au propre Fabrication
comme au figuré, par des échanges de paroles aussi C ath erin e Lab rousse
bien que d’ingrédients. En particulier, que soient Suivi éditorial
remerciés Luna Kyung de Corée qui m’a fait goûter L éa A rth em ise
kimchi et gochujang, a traduit pour moi des textes Impression et brochage
coréens et japonais, et m’a donné l’envie d’en savoir In T e m p o - France - Février 2015
toujours plus ; Christopher Tan de Singapour, Numéro d'impression
qui a échangé ses souvenirs et sa connaissance 5 0 10 5 0
des cultures alimentaires asiatiques ; Sandor Katz Dépôt légal
d’Amérique, qui a bien voulu répondre à M ai 2 0 14
mes questions et m’a fourni des articles de presse
témoignant du revival. Aussi Viviane la vigneronne
en Périgord, dont les fermentations spontanées
donnent de si savoureux résultats, et Régis
Pondaven de Bretagne, pour sa crêpe de sarrasin
fermentée. Merci spécialement à Souneth
Phavilayvong pour les recettes et les souvenirs
de sa grand-mère du Laos. Sans oublier les inconnus
de tous continents, qui, à travers les commentaires
posés sur mon blog, m’ont raconté leurs histoires
et leurs souvenirs et ont ainsi enrichi ma
connaissance des ferments et des cultures.
Toute ma reconnaissance à Pierre, d’avoir supporté
les innombrables bocaux, jarres et bouteilles
en effervescence qui peuplent notre cuisine, ainsi
que pour sa relecture, ses remarques et nos
discussions qui m’ont permis d’avancer encore
davantage. Merci à Catherine Argand qui a cru
au projet de ce livre et m’a aidé à lui donner son Créditsphotographiques
architecture et sa consistance. Et enfin, toute ma © Corbis:p.55.109.115.125.155.256-257.255
gratitude va aux milliards de milliards de bactéries © LysianeGauthier,mairiede Bordeaux. Muséed'Aquitaine:couverture
© Leemage:p.92-95,97.174-175.204-205
et de levures qui me font vivre chaque jour. © PierreStutin:cartes

Çyp
© Im a g e d e c o u v e rtu re :
M u sé e d’A q u ita in e /M a ir ie d e B o rd e a u x ,
clic h é L y sia n e G a u th ie r.
« Nous sommes les descendants de ces hommes et femmes
qui ont survécu à tous les aléas, depuis des millénaires,
grâce à leurs fromages, leurs poissons saumurés et leurs
saloirs remplis de viandes et de chou fermenté. Nous
sommes humains parce que nous cuisons nos aliments,
certes, mais aussi, et surtout, parce que, depuis encore plus
longtemps, nous les faisons fermenter. L’aliment fermenté
n’est pas un aliment comme les autres : la fermentation
apporte à l’alimentation une sorte de verticalité qui nous
conduit dans un autre domaine : la nourriture ne sert plus
seulement à sustenter le corps, mais elle acquiert un sens,
elle entre dans la dimension des relations humaines,
de la mémoire individuelle et collective, de l’histoire,
de l’identité des groupes sociaux, voire du sacré. Entre
le cru et le cuit, le fermenté a accompagné les humains
depuis le début de leur existence, et il est probable qu’il
ne s’éteindra pas tant que l’humanité habitera cette terre. »

Journaliste culinaire, Marie-Claire Frédéric nous emmène dans


la préhistoire, en Mésopotamie, en Afrique, à Rome, en Gaule, chez les Inuits,
les Mayas ou les Japonais ancestraux, les Mongols ou les Chinois....
À partir d’une étonnante documentation, cette enquête enthousiaste analyse
aussi bien l’histoire des aliments fermentés que la révolution de l’industrie
agroalimentaire dont elle appelle à secouer le carcan. Au nom du bien
manger et du goût de vivre.

www.nicrunicuit.com

+ 18 recettes étonnantes ♦

IS B N : 9 7 8 - 2 -3 6 - 2 7 9 10 7 - 9
C O D E IN T ER FO R U M : 5 7 6 2 5 3
P R IX : 2 9 EU R O S
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