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Séquence V – Phèdre de Racine : la tragédie de l’aveu ?

Fascicule des élèves

Définitions de la tragédie antique et classique

Aristote, La Poétique, env. 335 av. J.-C., Chapitre 6 et 13 (trad. Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, éd.
1838).

Chapitre 6 - II. La tragédie est l’imitation d’une action grave et complète, ayant une certaine étendue,
présentée dans un langage rendu agréable et de telle sorte que chacune des parties qui la composent subsiste
séparément, se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d’une narration, et opérant
par la pitié et la terreur la purgation des passions de la même nature

VII. Or l’imitation d’une action, c’est une fable ; j’entends ici par « fable » la composition des faits, et par
« caractères moraux » (ou mœurs) ceux qui nous font dire que ceux qui agissent ont telle ou telle qualité ;
par « pensée », tout ce qui, dans les paroles qu’on prononce, sert à faire une démonstration ou à exprimer
une opinion.

VIII. Il s’ensuit donc, nécessairement, que toute tragédie se compose de six parties qui déterminent son
caractère ; ce sont : la fable, les mœurs, le langage, la pensée, l’appareil scénique et la mélopée.

Chapitre 13 - IV. Il faut donc que la fable, pour être bien composée, soit simple et non pas double, ainsi que
le prétendent quelques-uns ; et qu’elle passe non pas du malheur au bonheur, mais, au contraire, du bonheur
au malheur ; et cela non pas à cause de la perversité, mais par suite de la grave erreur d’un personnage tel
que nous l’avons décrit, ou d’un meilleur plutôt que d’un pire.

Nicolas Boileau, L’Art poétique, 1674, Chant 3.


Le secret est d'abord de plaire et de toucher
Inventez des ressorts qui puissent m'attacher.
[...] Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu'avec art l'action se ménage ;
Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.
Jamais au spectateur n'offrez rien d'incroyable
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas.
Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose
Les yeux, en le voyant, saisiraient mieux la chose ;
Mais il est des objets que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux.

Racine, préface de Bérénice, 1670


Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie; il suffit que l'Action soit
grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s'y ressente de
cette tristesse majestueuse qui fait tout la plaisir de la Tragédie. [...]
Il n'y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie. Et quelle vraisemblance y a-t-il qu'il arrive en un
jour une multitude de choses qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines ? Il y en a qui pensent que
cette simplicité est une marque de peu d'invention. Ils ne songent pas qu'au contraire toute l'invention
consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d'incidents a toujours été le refuge des
poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d'abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes
leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et
de l'élégance de l'expression. [...]
La principale règle est de plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour arriver à cette
première

Racine, préface de Phèdre, 1677


Au reste, je n'ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux
lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c'est que je n'en ai point fait où la
vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci. Les moindres fautes y sont sévèrement punies ; la seule pensée
du crime y est regardée avec autant d'horreur que le crime même ; les faiblesses de l'amour y passent pour de
vraies faiblesses ; les passions n'y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont
cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. C'est là
proprement le dut que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer, et c'est ce que les premiers
poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école où la vertu n'était pas moins bien
enseignée que dans les écoles des philosophes.

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Euripide, Hippolyte couronné ou Hippolyte porte-couronne (428 avant J.C)

Liste des personnages :


Aphrodite (ou Cypris), déesse de l’amour.
Artémis, déesse de la chasse.
Hippolyte, fils de Thésée et de l’Amazone.
Phèdre, épouse de Thésée, fille de Minos, roi de Crète.
La nourrice, nourrice de Phèdre.
Thésée, roi d’Athènes.
Une servante
Un serviteur
Un autre serviteur d’Hippolyte
Choeur de femmes de Trézène

La scène représente le palais de Trézène. À droite et à gauche de la porte les statues d’Aphrodite et Artémis,
chacune surmontant un autel. Aphrodite apparaît au-dessus du palais.

Sénèque, Phèdre connu aussi sous le titre Hippolyte (4 avant J.C / 65 après J.C)

Liste des personnages :


Hippolyte, fils de Thésée et de l’Amazone.
Phèdre, épouse de Thésée, fille de Minos, roi de Crète.
La nourrice, nourrice de Phèdre.
Thésée, roi d’Athènes.
Un messager
Les Chœurs

Racine, Phèdre (1677)

Liste des personnages


Thésée, fils d’Égée, roi d’Athènes.
Phèdre, épouse de Thésée, fille de Minos, roi de Crète, et de Pasiphaé.
Hippolyte, fils de Thésée et d’Antiope, reine des Amazones.
Aricie, princesse du sang royal d’Athènes (famille des Pallantides).
Oenone, nourrice et confidente de Phèdre.
Théramène, gouverneur et confident d’Hippolyte.
Ismène, confidente d’Aricie.
Panope, femme de la suite de Phèdre.
Gardes

La scène est à Trézène, ville du Péloponnèse.

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Préface de Phèdre de Racine
Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d'Euripide. Quoique j'aie suivi une route un peu
différente de celle de cet auteur pour la conduite de l'action, je n'ai pas laissé d'enrichir ma pièce de
tout ce qui m'a paru le plus éclatant dans la sienne. Quand je ne lui devrais que la seule idée du
caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois ce que j'ai peut−être mis de plus raisonnable sur
le théâtre. Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d'Euripide,
et qu'il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu'il a toutes les qualités qu'Aristote demande
dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. En effet, Phèdre
n'est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente. Elle est engagée, par sa destinée et par la colère
des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts
pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne, et lorsqu'elle est
forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt
une punition des dieux qu'un mouvement de sa volonté.
J'ai même pris soin de la rendre un peu moins odieuse qu'elle n'est dans les tragédies des Anciens,
où elle se résout d'elle−même à accuser Hippolyte. J'ai cru que la calomnie avait quelque chose de
trop bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche d'une princesse qui a d'ailleurs des sentiments
si nobles et si vertueux. Cette bassesse m'a paru plus convenable à une nourrice, qui pouvait avoir
des inclinations plus serviles, et qui néanmoins n'entreprend cette fausse accusation que pour sauver
la vie et l'honneur de sa maîtresse. Phèdre n'y donne les mains que parce qu'elle est dans une
agitation d'esprit qui la met hors d'elle−même, et elle vient un moment après dans le dessein de
justifier l'innocence et de déclarer la vérité. Hippolyte est accusé, dans Euripide et dans Sénèque,
d'avoir en effet violé sa belle−mère : vim corpus tulit. Mais il n'est ici accusé que d'en avoir eu le
dessein. J'ai voulu épargner à Thésée une confusion qui l'aurait pu rendre moins agréable aux
spectateurs.
Pour ce qui est du personnage d'Hippolyte, j'avais remarqué dans les Anciens qu'on reprochait à
Euripide de l'avoir représenté comme un philosophe exempt de toute imperfection ; ce qui faisait
que la mort de ce jeune prince causait beaucoup plus d'indignation que de pitié. J'ai cru lui devoir
donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter
de cette grandeur d'âme avec laquelle il épargne l'honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans
l'accuser. J'appelle faiblesse la passion qu'il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la sœur
des ennemis mortels de son père.
Cette Aricie n'est point un personnage de mon invention. Virgile dit qu'Hippolyte l'épousa, et en eut
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un fils, après qu'Esculape l'eut ressuscité. Et j'ai lu encore dans quelques auteurs qu'Hippolyte avait
épousé et emmené en Italie une jeune Athénienne de grande naissance, qui s'appelait Aricie, et qui
avait donné son nom à une petite ville d'Italie.
Je rapporte ces autorités, parce que je me suis très scrupuleusement attaché à suivre la fable. J'ai
même suivi l'histoire de Thésée, telle qu'elle est dans Plutarque. C'est dans cet historien que j'ai
trouvé que ce qui avait donné occasion de croire que Thésée fût descendu dans les enfers pour
enlever Proserpine, était un voyage que ce prince avait fait en Epire vers la source de l'Achéron,
chez un roi dont Pirithoüs voulait enlever la femme, et qui arrêta Thésée prisonnier, après avoir fait
mourir Pirithous. Ainsi j'ai tâché de conserver la vraisemblance de l'histoire, sans rien perdre des
ornements de la fable, qui fournit extrêmement à la poésie ; et le bruit de la mort de Thésée, fondé
sur ce voyage fabuleux, donne lieu à Phèdre de faire une déclaration d'amour qui devient une des
principales causes de son malheur, et qu'elle n'aurait jamais osé faire tant qu'elle aurait cru que son
mari était vivant.
Au reste, je n'ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse
aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c'est que je n'en ai
point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle−ci. Les moindres fautes y sont sévèrement
punies ; la seule pensée du crime y est regardée avec autant d'horreur que le crime même ; les
faiblesses de l'amour y passent pour de vraies faiblesses ; les passions n'y sont présentées aux yeux
que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des
couleurs qui en font connaître et haïr la difformité.
C'est là proprement le dut que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer, et c'est ce
que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école où la
vertu n'était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes. Aussi Aristote a bien
voulu donner des règles du poème dramatique, et Socrate, le plus sage des philosophes, ne
dédaignait pas de mettre la main aux tragédies d'Euripide. Il serait à souhaiter que nos ouvrages
fussent aussi solides et aussi pleins d'utiles instructions que ceux de ces poètes. Ce serait peut−être
un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur
doctrine, qui l'ont condamnée dans ces derniers temps et qui en jugeraient sans doute plus
favorablement, si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu'à les divertir, et s'ils
suivaient en cela la véritable intention de la tragédie.

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Euripide, Hippolyte, 428 av. J.-C. (éd. de Marie Delcourt-Curvers), Prologue

Aphrodite
[...] Le fils que l’Amazone a conçu de Thésée, cet Hippolyte qu’a nourri le pieux Pitthée, seul ici parmi tout
le peuple de Trézène, me déclare la dernière des déités. Il méprise les couples et refuse l’amour. À la sœur
de Phébus, Artémis fille de Zeus, va son respect. Elle est pour lui la déesse suprême. Dans la verte forêt,
toujours aux côtés de la Vierge, avec ses chiens légers il détruit les bêtes sauvages. C’est là trop haute
société pour un mortel ! Non certes que j’en prenne ombrage. Que m’importe ! Mais il m’a offensée et je
l’en châtierai, cet Hyppolyte, avant que ce jour soit fini. J’ai dès longtemps dressé le piège. Ce qui me reste à
faire n’est plus rien. Quittant un jour la maison de Pitthée il vint pour célébrer les saints mystères dans la
ville de Pandion. L’illustre épouse de son père, Phèdre, le vit et son cœur fut saisi d’un amour violent. Tel
était mon dessein. Avant de venir de l’Attique à Trézène, au flanc du rocher de Pallas, d’où le regard s’étend
jusqu’ici, elle érigea un temple de Cypris, s’avouant du coup amoureuse. Je décidai de m’y nommer un jour
la Cypris d’Hippolyte. Puis Thésée dut quitter le pays de Cécrops expiant par l’exil le sang versé des
Pallantides. Avec sa femme il s’embarqua pour ce pays, résigné à passer ici l’année de son bannissement. Et
la voici, l’infortunée, gémissante, blessée de tous les poinçons de l’amour. Elle se meurt, muette, et nul dans
la maison ne sait quel est son mal. Mais ainsi ne doit pas s’éteindre cet amour. J’en instruirai Thésée. Tout
viendra au grand jour. Et ce garçon qui se rebelle contre moi son père le tuera d’une imprécation. Car
Poséidon, le seigneur de la mer, promit à Thésée, en don gracieux, de lui exaucer jusqu’à trois souhaits. Pour
Phèdre, elle est sans nul reproche, mais elle doit périr. Car de son malheur comment faire cas s’il doit
m’empêcher de tirer justice de mes ennemis jusqu’à me sentir satisfaite ?

Sénèque, Phèdre, Ier siècle (éd. M. E. Greslou), Acte 1 scène1


Dans le prologue, Hippolyte donne ses ordres aux veneurs. Empli d’exaltation pour la déesse Diane, il rêve
d’un monde transformé en terrain de chasse.

Phèdre à sa Nourrice
O Crète, reine puissante de la vaste mer, dont les innombrables vaisseaux couvrent tout l'espace que Neptune
livre aux navigateurs jusqu'aux rivages de l'Assyrie, pourquoi m'as-tu fait asseoir comme otage à un foyer
odieux ? Pourquoi, associant ma destinée à celle d'un ennemi, me forces-tu de passer ma vie dans la douleur
et dans les larmes ? Thésée a fui de son royaume, et me garde en son absence la fidélité qu'il a coutume de
garder à ses épouses. Compagnon d'un audacieux adultère, il a pénétré courageusement dans la profonde
nuit du fleuve qu'on ne repasse jamais ; il s'est rendu le complice d'un amour furieux, pour arracher
Proserpine du trône du roi des enfers. La crainte ni la honte ne l'ont pas arrêté ; le père d'Hippolyte va

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chercher jusqu'au fond du Tartare la gloire du rapt et de l'adultère. Mais un autre sujet de douleur pèse bien
autrement sur mon âme. Ni le repos de la nuit ni le sommeil ne peuvent dissiper mes secrètes inquiétudes.
Un mal intérieur me consume ; il s'augmente et s'enflamme dans mon sein, comme le feu qui bouillonne
dans les entrailles de l'Etna. Les travaux de Minerve n'ont plus de charme pour moi, la toile s'échappe de
mes mains. J'oublie d'aller aux temples présenter les offrandes que j'ai vouées aux dieux, et de me joindre
aux dames athéniennes pour déposer sur les autels, au milieu du silence des sacrifices, les torches discrètes
des initiées, et honorer par de chastes prières et de pieuses cérémonies la déesse de la terre. J'aime à
poursuivre les bêtes féroces à la course, et à lancer de mes faibles mains les flèches au fer pesant. Où
t'égares-tu, ô mon âme ? Quelle fureur te fait aimer l'ombre des forêts ? Je reconnais la funeste passion qui
égara ma mère infortunée. Les bois sont le théâtre de nos fatales amours. O ma mère, combien tu me parais
digne de pitié ! Tourmentée d'un mal funeste, tu n'as pas rougi d'aimer le chef indompté d'un troupeau
sauvage. Cet objet d'un amour adultère avait le regard terrible ; il était impatient du joug, plus furieux que le
reste du troupeau ; mais au moins il aimait quelque chose. Mais moi, malheureuse, quel dieu, quel Dédale
pourrait trouver le moyen de satisfaire ma passion ? Non, quand il reviendrait sur la terre, cet ingénieux
ouvrier qui enferma dans le labyrinthe obscur le monstre sorti de notre sang, il ne pourrait apporter aucun
secours à mes maux. Vénus hait la famille du Soleil, et se venge sur nous des filets qui l'ont enveloppée avec
son amant. Elle charge toute la famille d'Apollon d'un amas d'opprobres. Aucune fille de Minos n'a brûlé
d'un feu pur ; toujours le crime s'est mêlé à nos amours.

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Robert Garnier, Hippolyte, 1573, Acte 1 scène 1
EGEE
Je sors de l’Acheron, d’où les ombres des morts
Ne ressortent jamais couvertes de leurs corps :
Je sors des champs ombreux, que le flambeau du monde
Ne visite jamais courant sa course ronde :
Ains une espoisse horreur, un solitaire effroy,
Un air puant de souphre, un furieux aboy
Du portier des Enfers, Cerbere à triple teste,
Maint fantôme volant, mainte effroyable beste.
Mais l’horrible sejour de cet antre odieux,
De cet antre privé de la clairté des cieux,
M’est cent et cent fois plus agreable, et encore
Cent et cent autres fois, que toy , que je deplore,
Ville Cecropienne , et vous mes belles tours,
D’où me precipitant je terminay mes jours.
Vostre Pallas devoit, belliqueuse Deesse,
Destourner ce mechef de vous, sa forteresse :
Et, alme, vous garder d’encombreux accidens,
Puis qu’elle a bien daigné se retirer dedans :
Et de plus en plus faicte à vostre bien proclive,
Vous orner de son nom, et de sa belle olive.
Mais quoy? C’est le destin, c’est ce mechant destin,
Que mesme Jupiter, tant il luy est mutin,
Ne sçauroit maistriser: Jupiter qui d’un foudre
Qu’il lance de sa main, peut tout broyer en poudre.
Tandis que j’ay vescu, je t’ay veu, ma Cité,
Tousjours porter au col une captivité :
Non telle que lon voit en une ville prise,
Qu’un Roy victorieux humainement maistrise.
Mais en ta servitude, ô Athenes, le sort
Menaçoit tes enfans d’une cruelle mort :
Qui mis sous le hasard d’une ordonnance inique,
Entroyent l’an, deux fois sept au logis Dedalique ,

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Pour servir de pasture aux devorantes dens
Du monstre Mi-taureau qu’on nourrissoit dedans.
Et toymesme Thesee, et toy ma geniture,
Pour qui moy desja mort, la mort encor j’endure,
Ravy d’entre mes bras, le destin envieux
Te choisit pour viande à ce monstre odieux :
Ce monstre pour lequel ce poil gris qui s’allonge
Espars dessus mes yeux, se dresse quand j’y songe :
Et ces genoux privez de chair et de chaleur,
Comme genoux d’un mort, chancellent de douleur.
Aussi fut-ce cause, il t’en souvient, Thesee,
D’accourcir de mes ans la mortelle fusee :
Bien que le vueil des Dieux, propice à ton dessain,
Te sauvast du gosier de ce monstre humain,
Qui glouton de l’appas que ta main cauteleuse
Jetta par pelottons dans sa gorge monstrueuse,
S’abbatit au sommeil, te permettant plonger
Au travers de son cœur ton poignard estranger.
Ainsi tu te sauvas de sa felonne rage,
Puis suivant sagement l’advertissement sage
De ta bonne Ariadne, à la suitte d’un fil
Tu sors du labyrinthe au bastiment subtil.
Mais ainsi qu’il advient que l’humaine nature
Insatiable d’heur convoite outre mesure,
Et jamais ne s’arreste à mediocrité:
Non bien contant d’avoir ton malheur evité,
Tu brigandes Minos, et corsaire luy pilles
Avecques ses thresors ses deux plus cheres filles.
De là tout le malheur, de là tout le mechef,
Qui ja ja prest de cheoir penche dessur ton chef,
Prend source, mon Thesee, et de là la mort blesme
D’ailes noires vola jusques à mon cœur mesme:
Ne voulant les grands Dieux courroucez contre toy,
Te donner le plaisir d’essuyer mon esmoy :

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Ains voulurent (que c’est des vengences celestes !)
Que tes heureuses naufs m’apparussent funestes,
Et que leurs voiles noirs, qui flotoient oubliez,
Me fissent eslancer dans les flots repliez,
(Miserable tombeau de ma vieillesse agee!)
Et changeassent leur nom au nom de moy Egee.
Les Dieux aiment justice, et poursuivent à mort
L’homme mechant, qui fait à un autre homme tort.
Ils tiennent le parti du foible qu’on oppresse,
Et font cheoir l’oppresseur en leur main vengeresse.
Thesee, helas Thesee, aujourd’hui le Soleil
Ne sçauroit voir malheur à ton malheur pareil.

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Racine, Phèdre, 1677, Acte 1 scène 1
HIPPOLYTE
Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène,
Et quitte le séjour de l'aimable Trézène.
Dans le doute mortel où je suis agité,
Je commence à rougir de mon oisiveté.
Depuis plus de six mois éloigné de mon père,
J'ignore le destin d'une tête si chère ;
J'ignore jusqu'aux lieux qui le peuvent cacher.

THÉRAMÈNE
Et dans quels lieux, Seigneur, l'allez-vous donc chercher ?
Déjà, pour satisfaire à votre juste crainte,
J'ai couru les deux mers que sépare Corinthe ;
J'ai demandé Thésée aux peuples de ces bords
Où l'on voit l'Achéron se perdre chez les morts ;
J'ai visité l'Élide, et, laissant le Ténare,
Passé jusqu'à la mer qui vit tomber Icare.
Sur quel espoir nouveau, dans quels heureux climats
Croyez-vous découvrir la trace de ses pas ?
Qui sait même, qui sait si le Roi votre père
Veut que de son absence on sache le mystère ?
Et si, lorsqu'avec vous nous tremblons pour ses jours,
Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours,
Ce héros n'attend point qu'une amante abusée...

HIPPOLYTE
Cher Théramène, arrête, et respecte Thésée.
De ses jeunes erreurs désormais revenu,
Par un indigne obstacle il n'est point retenu ;
Et fixant de ses vœux l'inconstance fatale,
Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.
Enfin en le cherchant je suivrai mon devoir,
Et je fuirai ces lieux que je n'ose plus voir.

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THÉRAMÈNE
Hé ! Depuis quand, Seigneur, craignez-vous la présence
De ces paisibles lieux, si chers à votre enfance,
Et dont je vous ai vu préférer le séjour
Au tumulte pompeux d'Athènes et de la cour ?
Quel péril, ou plutôt quel chagrin vous en chasse ?

HIPPOLYTE
Cet heureux temps n'est plus. Tout a changé de face
Depuis que sur ces bords les Dieux ont envoyé
La fille de Minos et de Pasiphaé.

THÉRAMÈNE
J'entends. De vos douleurs la cause m'est connue,
Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue.
Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit,
Que votre exil d'abord signala son crédit.
Mais sa haine sur vous autrefois attachée,
Ou s'est évanouie, ou s'est bien relâchée.
Et d'ailleurs, quels périls vous peut faire courir
Une femme mourante et qui cherche à mourir ?
Phèdre atteinte d'un mal qu'elle s'obstine à taire,
Lasse enfin d'elle-même et du jour qui l'éclaire,
Peut-elle contre vous former quelques desseins ?

HIPPOLYTE
Sa vaine inimitié n'est pas ce que je crains.
Hippolyte en partant fuit une autre ennemie.
Je fuis, je l'avouerai, cette jeune Aricie,
Reste d'un sang fatal conjuré contre nous.

THÉRAMÈNE
Quoi ! vous-même, Seigneur, la persécutez-vous ?
Jamais l'aimable sœur des cruels Pallantides
Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides ?
Et devez-vous haïr ses innocents appas ?

HIPPOLYTE
Si je la haïssais, je ne la fuirais pas.

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Racine, Phèdre, 1677, Acte 1, scène 3

PHÈDRE
Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d'Égée
Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait s'être affermi,
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables.
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée,
D'un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l’encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse,
J'adorais Hippolyte ; et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J'offrais tout à ce Dieu que je n'osais nommer.
Je l'évitais partout. O comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j'osai me révolter :
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre,
J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre ;
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L'arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais Oenone, et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence.
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,

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De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaine précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné :
Ma blessure trop vive a aussitôt saigné,
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C'est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire ;
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t'ai tout avoué ; je ne m'en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler.

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Racine, Phèdre, 1677, Acte 2, scène 5

HIPPOLYTE
Madame, pardonnez. J'avoue, en rougissant,
Que j'accusais à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;
Et je vais...

PHÈDRE
Ah ! Cruel, tu m'as trop entendue.
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.
Hé bien ! Connais donc Phèdre et toute sa fureur.
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux je m'approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les Dieux m'en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang,
Ces Dieux qui se sont fait une gloire ; cruelle
De séduire le cœur d'une faible mortelle.
Toi-même en ton esprit rappelle le passé.
C'est peu de t'avoir fui, cruel, je t'ai chassé.
J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine.
Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.
De quoi m'ont profité mes inutiles soins ?
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les larmes.
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Que dis-je ? Cet aveu que je viens de te faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?

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Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr.
Faibles projets d'un cœur trop plein de ce qu'il aime !
Hélas! je ne t'ai pu parler que de toi-même.
Venge-toi, punis-moi d'un odieux amour.
Digne fils du héros qui t'a donné le jour,
Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t'échapper.
Voilà mon cœur. C'est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d'expier son offense,
Au-devant de ton bras je le sens qui s'avance.
Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m'envie un supplice si doux,
Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.
Donne.

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Racine, Phèdre, 1677, Acte 5, scène 7

PHÈDRE
Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence ;
Il faut à votre fils rendre son innocence.
Il n'était point coupable.

THÉSÉE
Ah ! Père infortuné !
Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !
Cruelle, pensez-vous être assez excusée...

PHÈDRE
Les moments me sont chers, écoutez-moi, Thésée.
C'est moi qui sur ce fils chaste et respectueux
Osai jeter un œil profane, incestueux.
Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste ;
La détestable Oenone a conduit tout le reste.
Elle a craint qu'Hippolyte, instruit de ma fureur,
Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur.
La perfide, abusant de ma faiblesse extrême,
S'est hâtée à vos yeux de l'accuser lui-même.
Elle s'en est punie, et fuyant mon courroux,
A cherché dans les flots un supplice trop doux.
Le fer aurait déjà tranché ma destinée ;
Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée.
J'ai voulu, devant vous exposant mes remords,
Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée apporta dans Athènes.
Déjà jusqu'à mon cœur le venin parvenu
Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;
Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage
Et le ciel, et l'époux que ma présence outrage ;

17
Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour, qu'ils souillaient, toute sa pureté.

PANOPE
Elle expire, Seigneur.

THÉSÉE
D'une action si noire
Que ne peut avec elle expirer la mémoire !
Allons, de mon erreur, hélas, trop éclaircis,
Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils.
Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,
Expier la fureur d'un vœu que je déteste.
Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités ;
Et pour mieux apaiser ses mânes irrités,
Que malgré les complots d'une injuste famille,
Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille.

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