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Mémoire de licence
Marc Luisoni
Commission de mémoire :
Monica Gather Thurler (directrice)
Jean-Michel Baudouin
Philippe Perrenoud
Myriam Repond Sapin
Avec ce mémoire, mes remerciements vont à :
• Toute l’équipe de l’école de Bois-Joli qui m’a offert un terrain pour ma recherche et
particulièrement : Alain, Ariane, Carole, Cédrine, Emilie, Géraldine, Hélène, Leila,
Malorie, Marie-Carmen et René qui m’ont ouvert une porte sur leurs pratiques
d’enseignant. Ils m’ont donné de leur temps sans compter et ont accepté de jouer le jeu que
je leur imposais avec gentillesse, ouverture et sincérité. Sans eux, ce travail n’aurait
simplement pas été possible et je leur en suis redevable.
• Monica Gather Thurler pour son accompagnement au long de cette recherche. Son
exigence, son suivi pointu et ses remarques constructives m’auront permis une évolution
indéniable sur le chemin de la réflexion et l’élaboration conceptuelle.
• L’ensemble de mes collègues qui se reconnaîtront peut-être un peu dans cette recherche,
pour leurs interrogations, leurs doutes et les débats qui les animent ; notre collectif est à
l’origine de mon questionnement. Parmi eux : Christophe Dafflon pour ses
encouragements et ses relectures intermédiaires et Isabelle Oberson pour son appui, sa
compréhension et sa souplesse durant ces nombreuses années de travail en commun.
• Mes parents, parce que l’école et les débats qu’elle engendre a toujours eu une place
particulière dans notre famille. Ma mère pour son soutien au long de ce mémoire et durant
toutes les années d’études qui l’ont précédé. Mon père pour ses essentielles relectures
finales, ses conseils avisés et ses encouragements.
• Ma compagne Patricia qui m’a soutenu, encouragé et relu non seulement au cours des
mois qui ont été nécessaires à l’écriture de ce mémoire, mais durant toute la durée de mon
parcours universitaire. Ce mémoire lui est dédié.
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Table des matières
1. Introduction et hypothèses de travail 7
1.1 Les hypothèses de travail 10
1.1.1 Hypothèse 1. : 10
1.1.2 Hypothèse 2. : 10
1.1.3 Hypothèse 3. : 11
1.1.4 Hypothèse 4. : 11
1.1.5 Hypothèse 5. : 12
2. Les éléments issus de la littérature 13
2.1 L’innovation en général et l’innovation scolaire en particulier 13
2.1.1 L’innovation 13
2.1.1.1 Les trajectoires de l’innovation 13
2.1.1.2 Les inventions dogmatiques 15
2.1.1.3 L’incertitude, l’organisation, la performance et la compétence 16
2.1.1.4 La lassitude des acteurs 17
2.1.2 L’innovation du point de vue scolaire 19
2.1.2.1 La problématique de la définition 19
2.1.2.2 Le transfert des innovations 22
2.1.2.3 L’innovation, le changement et les transformations de pratiques 24
2.2 La question de l’établissement scolaire 26
2.2.1 Le changement et la culture de l’établissement 27
2.2.2 Le projet d’établissement 29
2.3 L’analyse du travail en général et de l’enseignant en particulier 31
2.3.1 La question du travail 31
2.3.1.1 La différence entre tâche et activité 31
2.3.1.2 L’intelligence pratique 32
2.3.1.3 La reconnaissance et les jugements au travail 34
2.3.2 La distinction entre genre et style 35
2.3.3 La question de la prescription 37
2.3.3.1 Au sens strict 37
2.3.3.2 Dans un sens plus large 38
2.3.3.3 La prescription dans le cadre de ce travail 40
2.3.4 Les raisonnements défensifs 40
2.3.5 Le travail de l’enseignant 42
2.3.5.1 Une approche systémique 42
2.3.5.2 La dimension individuelle 43
2.3.5.3 La dimension collective 46
2.3.5.4 Des résistances 48
3
3. Une approche exploratoire et fondée 50
3.1 Les fondements épistémologiques 50
3.2 L’observation 53
3.2.1 L’observation dans le cadre de ma recherche 55
3.3 L’entretien 55
3.4 L’instruction au sosie 56
3.5 Le choix d’un « terrain » 58
3.5.1 Une école en projet 58
3.5.2 Un projet récent 58
3.5.3 Une école ouverte à ma recherche 58
3.6 Les éléments du contexte de recherche 59
3.6.1 Les projets d’établissement dans le canton 59
3.6.2 Le terrain et son contexte 60
3.6.2.1 L’école de Bois-Joli et son projet 60
3.6.2.2 Des éléments de prescription 62
3.7 La récolte des données 63
3.7.1 Les observations directes 63
3.7.2 Les instructions au « sosie » 64
3.7.3 Les entretiens de vérification 64
3.7.4 La retranscription et le codage 64
3.7.5 Le récapitulatif des entretiens effectués 65
4. Cadre conceptuel d’analyse des données 66
4.1 Présentation du cadre d’analyse 67
5. Analyse des données 68
5.1 Valse-hésitation pour ou contre le projet 69
5.1.1 Le contexte général 70
5.1.2 Les positions initiales des enseignants 70
5.1.3 La visite de l’inspectrice 70
5.1.4 L’évolution de la position des enseignants 71
5.1.5 La rencontre avec un membre du DAF 71
5.1.6 L’inscription au cours 72
5.1.7 Pour conclure 72
5.1.8 Un éclairage théorique 73
5.2 Motivation et sentiment de réussite 74
5.2.1 Les caractéristiques en lien avec la personne 75
4
5.2.1.1 Le parcours biographique 75
5.2.1.2 L’ouverture au changement comme valeur professionnelle 75
5.2.2 Les caractéristiques en lien avec le collectif 76
5.2.2.1 La valorisation de la part collective du projet 76
5.2.2.2 Le rôle dans l’établissement 77
5.2.2.3 La posture dans le collectif 77
5.2.3 Les caractéristiques en lien avec le projet 78
5.2.3.1 La compréhension des objectifs 78
5.2.3.2 La planification durant le cours d’été 80
5.2.3.3 La faisabilité du projet 81
5.2.3.4 La réaction des élèves 81
5.2.3.5 La valorisation des personnes ressources 82
5.2.3.6 La motivation envers le projet 82
5.2.3.7 Détour théorique 83
5.3 Effets sur le collectif 85
5.3.1 Situation initiale du collectif 85
5.3.2 Durant le cours d’été 86
5.3.3 Amélioration de l’organisation 87
5.3.4 Amélioration de la communication et des relations 89
5.3.5 Effet paradoxal 90
5.3.6 Pour conclure 91
5.3.7 Un éclairage théorique 92
5.4 Changements dans les pratiques 94
5.4.1 Domaine pédagogique du changement : la centration sur la lecture 95
5.4.1.1 Type de changement : restructuration de pratiques antérieures 96
5.4.2 Activités ponctuelles 96
5.4.2.1 Type de changement : intégration d’éléments nouveaux aux pratiques routinières 97
5.4.3 Nouvelle modalité de travail avec les élèves : le décloisonnement 98
5.4.3.1 Type de changement : essai ponctuel d’une nouvelle organisation du travail scolaire99
5.4.4 Domaine du changement : la coopération entre collègues 100
5.4.4.1 Type de changement : amélioration collective de pratiques antérieures 100
5.4.4.2 Type de changement : sécurisation de ses pratiques. 101
5.4.5 Pour conclure 101
5.4.6 Un éclairage théorique 102
5.5 Les effets conceptuels 104
5.6 L’hétérogénéité dans le cadre d’un projet 105
5.6.1 Les cycles 106
5.6.2 Les enseignants 108
5.6.2.1 Les années d’expérience : 109
5.6.2.2 Position initiale par rapport au projet 110
5.6.2.3 Les risques envisagés 110
5
5.6.2.4 La posture dans l’établissement 111
5.6.2.5 Position actuelle par rapport au projet 113
5.6.2.6 Les raisons de ce sentiment 113
5.6.3 Les perspectives pour la suite du projet 114
5.6.4 Pour conclure 115
5.6.5 Un éclairage théorique 115
Conclusion 118
Un retour sur les hypothèses 120
L’omerta sur les pratiques 121
L’accompagnement, un moteur du projet 125
La complexité 126
Des développements possibles 128
Et si… 129
Références bibliographiques des éléments cités 131
Bibliographie complémentaire 136
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1. Introduction et hypothèses de travail
Le travail de recherche qui débute ici doit clore mon parcours universitaire en vue de
l’obtention d’une licence en sciences de l’éducation, mention recherche et intervention.
Durant les nombreuses années passées à étudier, j’ai été confronté à un nombre important de
problématiques passionnantes qui ont souvent piqué mon intérêt et aiguisé mon appétit de
savoir. Toutes ces ouvertures suscitées par la confrontation aux recherches et aux notions
théoriques en général n’ont jamais été très éloignées de mes préoccupations en lien avec mon
terrain d’activité professionnelle : l’enseignement primaire. Dans les lignes qui suivent, je
présenterai rapidement l’origine du questionnement qui sous-tend et dirige l’ensemble de ce
travail.
Je travaille depuis douze ans dans une petite école primaire de la campagne fribourgeoise
qui compte actuellement six classes primaires et une classe enfantine. C’est là que je suis
arrivé immédiatement après l’obtention de mon brevet d’enseignement primaire à l’école
normale de Fribourg. J’y ai travaillé à plein temps durant cinq ans avant de reprendre des
études universitaires à temps partiel à l’université de Genève. J’ai choisi cette université parce
que, d’une part, elle correspondait bien à l’ouverture théorique que je cherchais et d’autre
part, elle permettait de poursuivre des études en cours d’emploi. Dès ce moment, la majeure
partie de mon temps a été consacrée à mon métier d’enseignant et environ trente pour-cents à
mes études. Cette manière de faire m’a permis de ne jamais perdre le lien avec la pratique et
ses difficultés quotidiennes tout en bénéficiant d’une ouverture théorique stimulant la
réflexion sur l’école en général et mon action pédagogique en particulier. J’ai fonctionné ainsi
durant les six dernières années et, arrivé au moment de choisir une thématique pour mon
mémoire, il m’a paru évident qu’elle devait être en lien avec ma réalité d’enseignant.
Durant toutes mes années d’enseignement, je me suis beaucoup interrogé sur la manière de
« faire mieux », d’évoluer, de changer afin d’améliorer mon enseignement et par conséquent
les résultats de mes élèves. J’ai donc essayé de diriger mes recherches personnelles dans
différentes directions dont certaines ont dû être abandonnées et d’autres ont porté leurs fruits.
C’est dans cet état d’esprit que l’idée de mettre sur pied un projet d’établissement dans notre
école est apparue. Il faut également dire que, dès l’année 2000, nous avons été encouragés par
la voix des inspecteurs scolaires à nous « mettre en projet ».
Pour moi, cette idée ne pouvait être que positive puisqu’elle allait entièrement dans le sens
de mes aspirations à progresser et à évoluer professionnellement. De plus, en 2002, lorsque le
collectif auquel j’appartiens a décidé de se lancer dans cette démarche, cela faisait déjà deux
ans que je suivais ma formation universitaire. Pour moi, notre école avait tout à gagner dans
ce processus de recherche et d’évolution de pratiques. Nous avons donc, durant une semaine,
lors d’un cours d’été de formation continue, réfléchi et mis par écrit nos aspirations et les
objectifs auxquels nous voulions parvenir dans les années qui allaient suivre. Après la grande
motivation et la quasi euphorie de la rédaction en milieu « protégé », pour laquelle nous étions
accompagnés quotidiennement, le réel nous a rattrapés à la rentrée scolaire, au moment où il a
fallu mettre notre projet en pratique. Dès cet instant, les difficultés sont apparues et la lenteur
de notre avancée collective a démobilisé une partie de l’équipe. La clarté de notre visée lors
de la rédaction du projet était contrecarrée par les compréhensions, les croyances et le réel de
chacun. Les difficultés à progresser dans notre projet, à faire évoluer nos pratiques et à
réellement « parler d’école » ont été importantes et ne sont pas encore résolues à ce jour.
7
J’ai déjà tenté d’analyser à plusieurs reprises, au cours de mon parcours universitaire, les
étapes parcourues et les écueils rencontrés par notre école dans le cadre de son projet
d’établissement. J’y ai trouvé des éléments de réponses mais également de nouvelles
questions. Durant ces travaux, j’ai pu constater les difficultés, voire l’impossibilité de
maintenir une certaine objectivité dans le cadre de l’analyse de mon propre collectif de travail,
ce qui est d’ailleurs propre à toute recherche impliquée. Néanmoins, le questionnement autour
de notre école en projet restait très important et l’envie de poursuivre mon cheminement sur
cette thématique n’a pas diminué. Au moment de choisir un axe de recherche pour mon
mémoire, il me semblait donc cohérent de m’intéresser, dans l’espoir de mieux comprendre
les résistances observées dans ma pratique quotidienne, à ce qui gravitait autour du projet
d’établissement et plus précisément autour de l’action de l’enseignant intégré dans un
processus de changement de pratiques.
Comme j’avais pu constater que les difficultés liées à notre projet n’étaient apparues que
lorsque nous avons été confrontés à la réalité de nos quotidiens d’enseignants, les apports
conceptuels rencontrés dans le cadre des cours de Jean-Michel Baudouin ou Guy Jobert
consacrés à l’analyse du travail me sont apparus comme particulièrement pertinents. Une
citation de P. Davezies relayée par Jobert (1999) collait parfaitement à mes constatations et à
mes interrogations autour de ce rapport au réel :
Travailler implique de sortir du discours pour se confronter avec le monde. Le mot n’est
pas la chose, et il va bien falloir que quelqu’un “se la farcisse” la chose. C’est bien
structurellement que le travail réel est différent du travail théorique. (p. 211)
J’avais donc le sentiment, par le biais des concepts propres à l’analyse du travail, d’avoir
quelques moyens pour partir à la rencontre de mes questionnements. Cette cohérence
m’apparaissait également dans le sens où le travail réel des enseignants fait encore peu l’objet
d’une approche ergonomique1 et que la prescription de l’innovation reste une réalité. Je cite à
titre d’exemple la volonté du département de l’instruction publique fribourgeois d’obliger,
d’ici quelques années, chaque école du canton à se mettre en projet. Une injonction de ce
type, que je mets d’emblée en relation avec les difficultés rencontrées par notre collectif alors
qu’il était volontaire pour entrer dans une telle démarche, m’invite à poursuivre mes
questionnements. Les propos de Perrenoud (2005), à propos des dégâts provoqués par des
innovations imposées dans des contextes qui ne sont pas favorables, résonnent à mes oreilles
de manière particulière:
Les innovateurs sont parfois des « apprentis-sorciers », qui ne savent pas ce qu’ils
provoquent, faute d’un modèle suffisant d’intelligibilité du travail. La sagesse
consisterait à ne pas désorganiser une activité avant de savoir si et comment elle peut se
réorganiser à un niveau supérieur, à quel prix et en combien de temps. (p. 12)
Les termes choisis par Perrenoud ne sont pas anodins et recèlent peut-être une part de
provocation. Du reste, je suis persuadé que ces quelques phrases seraient acclamées si elle
étaient prononcées dans certaines salles des maîtres de ma connaissance. Faut-il donc écouter
ces propos de salle des maîtres et se laisser aller à un fatalisme qui verrait, de la part de
l’institution, le gel des innovations proposées parce que contestées par une partie des
enseignants, souvent les plus conservateurs ? De prime abord et certainement en raison d’une
1
Même si les travaux Durand (1996, 2002), Durand, Ria et Flavier (2002), Barrère (2002a, 2002b, 2005), Clot
(2000), Saujat (2004), Lanthaume (2005) et d’autres sont consacrés à cette question, le champ d’exploration
reste vaste et la diffusion des résultats de ces recherches peu importante. C’est surtout lorsque l’on compare
l’enseignement avec d’autres domaines professionnels, par exemple les soins infirmiers que la différence est, à
mon sens, marquante.
8
sorte de foi qui m’anime, je pense que ce serait une réaction qui aurait certainement une
incidence dramatique sur tous ceux qui tentent d’innover et d’évoluer dans le cadre de leur
métier et sur l’évolution de l’école en général. Alors comment réussir à faire évoluer les
pratiques dans le bon sens « avec » et non « contre » les enseignants ? J’aimerais espérer, au
regard de mes lectures et de mon parcours académique que l’un des éléments de réponse
pourrait se trouver dans l’analyse du travail réel au sens où l’entendent les ergonomes de
langue française.
Si l’étude du travail réel me paraît une voie intéressante à suivre, je reste conscient que ce
n’est ni une panacée, ni une voie sans risque. Perrenoud (2005) dans une de ses hypothèses
sur les raisons du manque de prise en compte du travail réel des enseignants par les
innovateurs avance l’idée du « risque d’ignorer le travail réel pour préserver autre chose » (p.
8) et prend pour illustrer son propos l’image de la boîte de Pandore que l’on risque d’ouvrir
en s’intéressant au travail réel en général et à celui des enseignants en particulier. Ces propos
me paraissent particulièrement pertinents mais, n’ayant pas une fonction ou un mandat
d’innovateur et parce que la question du travail réel des enseignants m’intéresse, j’ai
l’impression que je suis en mesure de prendre ce risque.
Si Perrenoud (2005) fait référence, dans son article, à la prise en compte du travail réel des
enseignants par les innovateurs de manière générale, je vais m’intéresser à l’approche de cette
notion dans un cadre plus précis.
En effet, en raison du parcours personnel déjà évoqué au début de ce chapitre, je
m’intéresserai au travail réel de l’enseignant pris dans le contexte d’un établissement
cherchant à modifier ses pratiques. Cet intérêt est directement relié aux difficultés rencontrées
dans le cadre de la mise en place de notre projet d’établissement où les résistances
n’apparaissent qu’au travers d’actes anodins, de regards ou de réflexions lancées sans but
affiché. Ces éléments ne sont qu’issus de ma propre perception et ils ne font pas partie de
l’analyse du travail. Ce n’est pas parce que je fais le même métier que je sais comment
fonctionne l’autre, rappelle Perrenoud (2005) en ajoutant que seuls des outils conceptuels et
des théories pointues de l’activité peuvent permettre de comprendre le travail. Ceci est
d’autant plus pertinent qu’une part importante de l’activité échappe à la conscience de
l’opérateur, ce que Vermersch (2003) appelle cette « part de connaissances, de pensée privée,
qui n’est pas formalisée et conscientisée » (p. 75). L’emploi de ces outils conceptuels et
méthodologiques ne peut s’imaginer sans le consentement explicite des opérateurs concernés
et oblige le chercheur à avoir une position clairement extérieure à la situation étudiée. Dans
ces circonstances, il n’est pas possible pour moi de m’intéresser directement aux membres du
collectif auquel j’appartiens, bien que j’y perçoive l’expression de résistances, de difficultés à
articuler travail réel et prescription. Par contre, je peux, par ces mêmes moyens, essayer
d’approcher le travail d’enseignants oeuvrant dans une autre école, dans un autre contexte.
Ces éléments m’amènent à la question suivante qui servira de ligne directrice à ce travail
de recherche :
Comment les enseignants composent-ils face aux difficultés du travail réel dans un
établissement engagé dans un processus de transformation de pratiques?
Pour tenter de répondre à cette question, cette recherche sera structurée en différentes
parties. Je formulerai tout d’abord quelques hypothèses de travail qui me paraissent
intéressantes. En souhaitant approcher le travail réel d’enseignant et aborder la question des
transformations de pratiques, j’ai conscience d’entrer dans un domaine où la complexité sera
omniprésente. Pour m’aider dans cette approche et parce que j’en éprouve la nécessité à ce
stade de ma recherche, j’ai fait le choix d’éclairer le début de ma réflexion par une approche
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conceptuelle des différents éléments de ma thématique de recherche. Je commencerai par
traiter de la notion d’innovation au sens général puis au niveau scolaire. Je développerai
ensuite les questions propres à l’établissement scolaire avec les notions de « culture » et de
« projet ». Dans un temps suivant et puisque j’ai envie d’approcher le travail réel dans le
cadre de cette recherche, j’aborderai certains concepts propres à l’analyse du travail et je
développerai la question du travail spécifique de l’enseignant. Sous le titre « une approche
exploratoire et fondée », je présenterai mes choix épistémologiques et les procédés
méthodologiques qui seront mobilisés dans le cadre de cette recherche. Cette partie abordera
également les éléments du contexte fribourgeois, la présentation du terrain sur lequel j’ai
effectué mes observations et la manière dont les données ont été récoltées. Le cadre
conceptuel sera l’objet de la partie suivante et, à sa suite, je présenterai, dans une partie
empirique, l’analyse des données récoltées. Enfin, dans un dernier temps, la conclusion me
permettra de faire un rapide retour sur les éléments de ce mémoire et d’ouvrir sur quelques
pistes de développements possibles.
1.1.1 Hypothèse 1. :
Même si le projet est négocié et rédigé par le collectif, l’autonomie des enseignants
permet à chacun d’entre eux de composer en classe lors de sa mise en oeuvre. Cette
réalité n’est pas forcément identifiée par les enseignants.
Cette hypothèse repose sur l’impression d’être en présence d’une situation un peu
paradoxale. Lorsqu’un collectif décide de se mettre en projet, il doit commencer par établir les
finalités qu’il poursuit puis il définit des objectifs à différents niveaux pour les atteindre.
Durant tout ce processus, le collectif doit faire ses choix et identifier, sous forme d’un
compromis, les aspirations de chacun. Rien ne peut être décidé si les membres en présence ne
sont pas tous en accord avec les choix collectifs. Ces précisions permettent de montrer à quel
point le projet d’un établissement est véritablement le fruit d’une démarche collective relatant
normalement l’ensemble des aspirations individuelles. C’est là qu’opère le paradoxe puisque
j’ai l’impression qu’une part importante des aspirations collectives tend à disparaître lors de la
prise en charge individuelle du projet dans le cadre de la classe. Les changements décidés en
groupe sont oubliés, transformés, amenuisés en raison d’un nombre important d’éléments
présents lors de la confrontation au réel. A la fin de ce processus, les pratiques habituelles
gardent leur primat. L’autonomie des enseignants offre évidemment à chacun la possibilité
d’accommoder à sa manière les éléments définis en groupe, mais il est intéressant d’identifier
dans quelle mesure les enseignants le font et s’ils en ont conscience.
1.1.2 Hypothèse 2. :
Dans un établissement en projet, un genre très spécifique peut se développer entre deux
pôles : le développement de représentations communes améliorant les pratiques ou la
simple mise en place de bureaucraties de contrôle confirmant les « pseudo-
améliorations ».
Cette hypothèse fait référence au concept de genre tel qu’il est défini par Clot (1999), Clot
et Faïta (2000) et repris par Hanique et Jobert (2002). La nature collective du projet
10
d’établissement va produire des normes d’action qui pourront aller dans deux directions
différentes : la modification des pratiques ou la simple production d’éléments de contrôle.
Dans l’une ou l’autre situation, la portée du projet, son investissement par les membres du
collectif et les résultats qui en découlent ne sont pas du même ordre. Dans le premier cas, le
développement de visées communes va obligatoirement impliquer une évolution des pratiques
et, dans l’autre cas, le genre développé contribuera simplement à la mise sur pied d’éléments
de contrôle sous forme d’objectifs et d’indicateurs de réussite presque « alibi ». Dans le
premier cas, le projet entre véritablement dans les classes et dans l’autre il reste confiné à la
salle des maîtres et aux rapports de fin d’année censés légitimer les transformations dont on se
sent « redevable ».
1.1.3 Hypothèse 3. :
Les enseignants sont influencés tout au long de leur action par les acteurs qui les
entourent : collègues, parents, enfants, accompagnateurs, formateurs, hiérarchie… Au
long de l’année, c’est le jugement des parents, des collègues et des enfants qui aura le
plus d’importance et dont l’influence sera la plus grande.
Cette hypothèse fait référence à la prescription, aux normes et aux jugements propres au
métier d’enseignant. Pour simplifier ces notions qui seront développées dans la partie
théorique, la prescription au sens strict du terme, officielle et écrite, est beaucoup plus
éloignée de l’enseignant alors que tout ce qui concerne la prescription au sens large, les
normes et les jugements semblent plus proches. Dans les faits, cela impliquerait que plus ces
éléments sont proches de l’enseignant, plus leur impact sera important sur sa pratique. En
même temps, plus ces éléments sont proches et moins ils sont « officiels ». Par exemple, une
prescription obligeant la suppression des notes sur les trois premiers semestres du deuxième
cycle peut être ignorée par un enseignant sous prétexte que des parents se sont plaints de cette
manière de procéder ou que le collègue des classes suivantes juge ce règlement inadapté
puisque les élèves ne savent plus la valeur des notes lorsqu’ils arrivent dans sa classe. En
résumé, le jugement des « partenaires » sur le terrain est plus important que les indications
officielles. Ce rapport à la prescription me semble intéressant à explorer au travers de cette
hypothèse puisque les observations récoltées pourront, peut-être, donner des éléments de
compréhension des phénomènes en présence.
1.1.4 Hypothèse 4. :
Les enseignants gèrent difficilement leur autonomie et leur responsabilité lorsqu’ils
tentent de transformer leur pratique : lorsqu’ils légitiment leur action, ils parlent
rarement en leur nom, mais font souvent référence aux divergences pouvant exister
entre des prescriptions au sens strict ou au sens large du terme pour justifier l’écart
entre ce qu’ils font et ce qu’ils devraient faire. Comme les projets poussent à explorer les
marges, ils mettent les enseignants en difficulté. Le recours aux différentes prescriptions
pour légitimer son action est utilisé en tant que moyen de défense.
Cette hypothèse tire son origine d’une observation intuitive du milieu des enseignants.
Lors de nombreuses discussions de salle des maîtres, j’ai pu observer, sans y prendre garde au
début, que les choix des enseignants, lorsqu’ils étaient discutés, étaient souvent justifiés par
des prescriptions au sens strict ou des normes établies. Leurs justifications ne s’organisent pas
autour de leurs choix personnels ou de bases théoriques quelconques, mais autour d’un
argumentaire faisant référence à des éléments exogènes pouvant aller de l’inspecteur aux
parents en passant par des remarques du type : « Je fais comme ça parce que les enfants
11
aiment bien… ». Cette hypothèse s’articule autour d’éléments théoriques en lien avec les
notions de la prescription, de l’autonomie et des raisonnements défensifs.
1.1.5 Hypothèse 5. :
Le travail réel et a fortiori son analyse n’ont pas leur place en salle des maîtres. Les
activités ou les événements discutés en collectif par les enseignants sont plus proches de
la prescription, donc de la tâche, que de l’activité.
Cette hypothèse se base sur les notions théoriques propres à l’analyse du travail et à la
définition du travail réel. On peut penser que, lorsqu’un collectif décide de se mettre en projet
pour modifier ses pratiques, la modification du travail réel est visée. Or, dans les séances
collectives, la discussion ne porte qu’exceptionnellement sur l’activité en tant que telle. Mon
expérience m’a montré que, si l’on est d’accord d’expliquer ce que l’on fait en classe, ou
plutôt ce que l’on croit avoir fait, l’on trouve par contre facilement des excuses lorsqu’il faut
apporter des traces de son activité et qu’il est finalement inimaginable de discuter la mise en
place d’observations mutuelles en situation d’enseignement pour les analyser. On pourrait
imaginer deux raisons possibles à la difficulté de parler de travail réel entre enseignants.
Premièrement, il pourrait y avoir une volonté délibérée de cacher son travail réel parce que
l’on a conscience qu’il est obligatoirement éloigné de la tâche. Deuxièmement, il y aurait le
manque d’outils, dans le monde enseignant, pour mettre au jour le travail réel et, les
réticences que provoquent ces méthodes d’analyse lorsqu’elles sont proposées.
Troisièmement, le travail réel est souvent de l’ordre du pré-conscient, ce qui empêche un
accès facile.
12
2. Les éléments issus de la littérature
Dans cette partie théorique, je vais aborder différentes dimensions qui devront me
permettre d’asseoir ma réflexion et d’analyser les éléments relatés dans le cadre de la partie
empirique. Les trois chapitres qui constitueront cette partie théorique seront consacrés à la
question de l’innovation scolaire, celle de l’établissement ainsi qu’aux ancrages théoriques
propres à l’analyse du travail.
2.1.1 L’innovation
La question de l’innovation a été largement étudiée par Alter (2000, 2003) et je base mon
approche générale de l’innovation sur les travaux de cet auteur.
Dans son ouvrage « L’innovation ordinaire » (Alter, 2000), il fait état de la différence
fondamentale existant entre une invention et une innovation alors que ces termes sont
facilement pris pour synonymes dans le langage courant. Le terme d’invention correspond
alors à l’élaboration d’une nouveauté de quelque ordre que ce soit alors que l’innovation va
correspondre à la mise en place de l’invention que ce soit au niveau du marché ou de
l’intégration dans le milieu social.
Elle représente l’articulation entre deux univers. Celui de la découverte […] et celui de
la logique de marché et/ou d’usage social, qui représente le moyen de tirer profit des
inventions. L’inventeur ou le concepteur […] peuvent être des génies dénués de sens
pratique, mais pas l’innovateur, qui se charge de trouver un marché ou un usage à ces
découvertes. (p. 8)
Dans ce sens, si l’innovation suit toujours l’invention, bien des inventions ne donnent pas
lieu à des innovations. Ces deux notions ne sont pas assimilables l’une à l’autre et leur
articulation ne se fait jamais rapidement et sans heurts.
13
Premièrement, comme relevé précédemment, « une invention ne se traduit pas toujours en
innovation : certaines fois le processus est très lent, d’autres fois il n’aboutit pas.» (p. 39)
Deuxièmement, « un processus d’innovation obéit à des séquences qui représentent, dans
le temps, les formes d’appropriation d’une invention par le corps social » (p. 39). Différentes
manières de séquencer ce processus sont présentées dans ce travail. La présentation du
modèle de la courbe en « S » qui associe les perspectives de la durée et du nombre de
personnes concernées me paraît particulièrement pertinente. Ce modèle peut compter trois,
quatre ou cinq séquences selon les auteurs, mais dans tous les cas les séquences sont sociales.
Par exemple une première phase montre que « quelques individus atypiques seulement
acceptent de prendre le risque de mettre en œuvre de nouvelles pratiques » (p. 17), puis
« beaucoup de suiveurs s’associent rapidement à la nouveauté » (ibid.). La troisième phase
voit la diminution du nombre d’individus concernés puisque le nombre d’utilisateurs n’est
pas extensible. La quatrième phase associe plus lentement « la minorité qui résistait encore à
l’utilisation de l’innovation » (p. 17).
Troisièmement, « L’innovation bute toujours contre l’ordre établi ; elle suppose donc une
rupture, et celle-ci s’appuie sur la déviance » (p. 39). Puisque les inventions sont par
définition nouvelles, elles vont entrer en conflit avec les normes établies. L’exemple illustrant
bien ce principe est l’arrivée du jazz. Bien que venant de la culture classique, ces musiciens
innovent et leur innovation entre en conflit avec l’ordre établi ; ils sont même considérés
comme déviants puisqu’ils transgressent les règles pour se consacrer presque uniquement au
développement de leur « œuvre ». « La transgression des règles ne représente […] pas une fin
en soi » (p. 20), mais un moyen de faire une musique différente qui devra, à terme, trouver sa
place dans les conventions moyennant une adaptation de celles-ci. Dans cette optique, ce ne
sont jamais toutes les règles qui sont transgressées puisque cela irait à l’encontre du but
ultime : la reconnaissance par le monde de l’art établi. Finalement, « avec le recul, il est donc
bien difficile d’opposer radicalement le monde des francs-tireurs et celui de l’art
conventionnel, puisque les premiers participent finalement, par leur assimilation, au
développement de ce monde » (p. 21). Ce principe de rupture avec les normes établies se
retrouve dans tous les groupes sociaux et une nouveauté passe toujours par l’action de
pionniers qui doivent détruire des conventions pour en créer d’autres débouchant sur un
mouvement qui peut « être considéré comme fonctionnel : celui d’une dialectique constante
entre innovation et institution » (p. 23). S’il est pertinent au niveau global, il n’en est pas de
même si l’on se place du point de vue des innovateurs qui eux sont souvent condamnés à la
déviance, le payant parfois au prix fort, jusqu’à la légitimation de leur comportement par de
nouvelles normes.
Quatrièmement, « l’activité d’innovation n’est ni prévisible, ni prescriptible ; cette activité
n’est par ailleurs pas le seul fait des innovateurs définis comme tels par l’institution ; elle peut
tout aussi bien être le fait quotidien d’opérateurs quelconques » (p. 39). Si « classiquement, la
sociologie de l’innovation appliquée au monde des entreprises s’intéresse surtout aux activités
de recherche et développement » (p. 36), il manque à cette approche la part de l’opérateur qui
participe au processus d’innovation. En fait, les innovateurs ne se définissent pas par « une
position particulière dans l’organisation de l’économie […]. Leur action ne correspond ni a
une fonction particulière, ni même a un état durable, il s’agit généralement d’un moment de
leur vie professionnelle » (p. 38). De croire que seules les personnes appartenant à un groupe
autorisé innovent, revient à penser que les institutions recèlent en elles le pouvoir de produire
des innovations, ce qui est contradictoire avec l’idée que « l’on ne peut ni prédire, ni prescrire
la trajectoire d’une innovation » (p. 38).
14
Cinquièmement, « la rationalité économique n’explique pas l’action innovatrice ; celle-ci
correspond beaucoup plus largement à un désir de reconnaissance sociale ; dans tous les cas,
l’action innovatrice s’appuie sur des croyances » (p. 39). Ce postulat de départ est basé sur le
fait que le décideur ne peut logiquement choisir le meilleur choix. Il choisit parmi les
solutions proposées celle qu’il espère être la meilleure. Mais les actions non logiques des
innovateurs ne sont pas uniquement causées par l’inconnu et le manque d’information en
général. L’innovation ne serait pas uniquement guidée par un intérêt économique du fait que
« l’entrepreneur-innovateur représente tout d’abord un personnage plus intéressé par l’action
elle-même, par l’engagement qu’elle suppose que par les bénéfices financiers qu’il en tire »
(p. 26). Dans cet ordre d’idée, plus que la logique, c’est bien la reconnaissance sociale qui
prévaudrait dans le choix des actions des innovateurs. « L’analyse de l’innovation amène ainsi
à dissocier les résultats qu’elle obtient, qui sont de type économique, des raisons pour
lesquelles les individus y souscrivent qui sont de type social, affectif ou symbolique » (p. 27).
Si l’innovation s’appuie sur les croyances des individus qui la portent et qui la relaient, c’est
qu’il est nécessaire de combler le déficit d’informations dû au fait que l’on ne peut jamais tout
savoir au moment d’opérer un choix. Le vide est alors comblé par les croyances des individus.
Sixièmement, « ces croyances représentent un code commun permettant aux individus et
aux groupes de s’engager dans les processus de diffusion de l’innovation, bien plus que ne le
font les analyses rationnelles » (p. 39). On peut analyser ces croyances en les considérant de
deux manières différentes : « comme des causes (j’agis de telle manière parce que mes
croyances m’y engagent) ou comme des raisons (les croyances me permettent d’agir comme
je le souhaite, j’ai donc de “bonnes raisons” de croire en telle ou telle chose) » (p. 34). On
procède alors en donnant un caractère logique même aux actions qui ne le sont pas. Les
exemples en la matière sont parlants : les « business plans » qui, pour obtenir l’appui des
banquiers, donnent l’impression que la logique est respectée en adaptant simplement une
pratique innovante à la croyance dominante qui tend à faire croire que les résultats peuvent
être connus à l’avance. Ou les responsables d’une formation qui donnent à voir « des données
chiffrées présentant les avantages économiques de ce type d’action » (p. 35).
15
Finalement,
Cette politique produit des comportements conformistes : les individus tiennent des
rôles en lesquels ils croient assez peu. Ces comportements permettent bien d’habiter le
corps social […] Mais ces comportements ne donnent pas une signification bien claire
de l’utilité des nouvelles procédures ; au contraire, ils conduisent les acteurs à s’y
investir un peu comme dans une comédie dans laquelle ils se sentent, en tant que
personnes, parfaitement étrangers. (p. 79)
Ce processus débouche sur le fait que les croyances ne sont pas critiquées et restent à leur
état initial. Elles sont imposées sans pénétrer le champ des pratiques et finissent par devenir
des dogmes « des croyances, formulées sous forme de doctrine et considérées comme des
vérités fondamentales et incontestables » (p. 79).
17
de l’acteur via son rapport au pouvoir. L’exemple proposé est celui des personnes choisissant
la voix de la retraite anticipée sur des considérations n’ayant que peu à voir avec la mise en
balance des avantages ou des inconvénients d’ordre économique. Les salariés qui acceptent à
contrecœur de se séparer de leur emploi le font souvent « parce que les politiques de gestion,
centrées sur la réduction de la masse salariale […] rendent difficile la poursuite de leur
carrière : en leur confiant des missions sans intérêt, en leur demandant des mobilités
supplémentaires, en mettant en évidence les limites de leur compétence » (p. 246). Donc,
même si le droit leur permettrait de rester actif dans l’entreprise, le choix de la retraite est fait
parce que les efforts devant être entrepris pour rester deviennent plus importants que ceux
engendrés par le départ. De manière générale, le désengagement des acteurs et leur mise à
l’abri des inconvénients que représente l’action, doit être compris comme une manière de
renoncer à l’action et non une incapacité d’agir. Alter (2000) identifie quatre formes de
désengagement.
• Les spécialistes du discours sur l’innovation, qui mettent en premier leur goût pour
le mouvement. Ils ne sont jamais les acteurs du changement, mais ils en vantent les
avantages « démontrant les bonnes manières de faire, articulant les négociations
entre acteurs » (p. 246).
• Il y a ceux qui ferment leur espace professionnel, limitant les échanges avec
l’extérieur. Ils négocient un statut à part qui leur permet d’éviter de participer « au
développement informel et conflictuel des innovations » (p. 247). Ces personnes ou
ces groupes sont souvent passés par une phase innovante avant de bloquer
l’évolution de leur activité par une définition claire et négociée de leurs
attributions. Cette configuration a été observée chez les spécialistes des nouvelles
technologies, du marketing et de la formation continue.
• Les cadres qui ne font qu’une courte période dans un poste donné pour éviter une
routine contre-productive, peuvent se permettre de se positionner en chantre de la
nouveauté tout en étant préservés des difficultés puisqu’elles surviennent souvent
au moment où ils changent de poste. « Ils bénéficient ainsi d’une image
d’innovateur, mais n’ont pas à prendre en charge les coûts de l’action » (p. 247).
• Enfin, il y a le cas de ceux qui se détournent de l’action dans laquelle ils s’étaient
engagés parce que son coût est trop élevé tout en pensant que cette action est la
bonne. Ils se trouvent alors dans une situation où ils ne peuvent que « retrouver
l’étroitesse de leur fonction formelle » (p. 248).
Dans ces quatre cas de figure, les acteurs choisissent en fait de quitter la fonction de
transformation de l’ordre social propre à l’innovation pour retrouver des fonctionnements et
des formes sociales plus établies.
Après la reprise de quelques concepts liés à « l’innovation ordinaire » tels qu’ils sont
définis par Alter, il me semble intéressant de m’arrêter sur la notion d’innovation telle qu’elle
est perçue dans le milieu scolaire.
18
2.1.2 L’innovation du point de vue scolaire
On pourrait penser que la définition d’une telle notion serait simplifiée en la restreignant à
un seul champ d’application, or il n’en est rien. Je vais donc débuter en commentant le
problème que pose la définition de cette notion pour ensuite m’intéresser à l’idée de transfert
de l’innovation ainsi qu’à quelques séries de raisons qui le limitent.
19
la première fois de sa vie, sera confronté à du nouveau et ce sera pour lui une innovation,
même si cette manière de procéder est implantée depuis dix ans dans la classe voisine de la
sienne.
La deuxième composante consiste à associer la notion d’innovation à celle de la nouveauté
du produit. Dans ce sens, il suffirait d’introduire un produit nouveau pour qu’il y ait
innovation. On peut, avec un nouveau produit, ne rien changer à sa manière de faire. Par
exemple, on peut employer l’ordinateur en classe comme substitut des moyens « papier
crayon » ou prétendre utiliser des moyens audiovisuels en enregistrant sa dictée puis en
passant la bande à ses élèves. « Le cœur de l’innovation, c’est l’utilisateur. Sans “esprit” de
l’utilisateur, pas d’innovation » (p. 18). Le produit peut donc entrer dans les éléments
permettant la définition de l’innovation, mais ce n’est pas lui qui va la garantir.
La troisième composante intègre le changement comme élément capital dans
l’identification de l’innovation scolaire. Il ne s’agit pas de n’importe quel changement
puisque, comme le rappelle l’auteur, la vie elle-même est changement. Non, il s’agit d’un
changement intentionnel, délibéré et conscient. Lorsque l’on regarde les évolutions de
pratiques d’un enseignant au cours de sa carrière, bon nombre de changements ne peuvent être
considérés comme des innovations puisqu’ils sont inconscients et involontaires.
Quatrièmement, l’innovation doit être une action finalisée. Cette composante suit
logiquement la précédente et la précise. L’innovation doit être soutenue par des valeurs et des
intentions fortes. L’auteur prend l’exemple de l’enseignant qui, pour élever le niveau de ses
élèves introduit les châtiments corporels et parvient à ses fins. Elle pose ensuite la question
polémique : est-ce un innovateur ? Puis, elle répond par l’affirmative en justifiant : « Il a
changé sa pratique par du nouveau relatif à ce qu’il faisait avant et il a atteint les objectifs
qu’il voulait atteindre» (p. 19). Cette situation montre bien que les valeurs sont prédominantes
dans la définition d’une innovation. Il peut y avoir des « innovations régressives » qui peuvent
être dangereuses pour l’humanité. Ce n’est pas parce que c’est une innovation que c’est
forcément positif. On peut parfois assister à des situations où les innovateurs veulent
tellement améliorer la situation, et croient tellement à ce qu’ils font, qu’ils perdent la faculté
de voir la réalité telle qu’elle est et en viennent à faire plus de mal que de bien.
La cinquième composante de l’innovation est de la considérer comme un processus, ce qui
rejoint la vision d’Adamczewski (1996) citée plus haut. Dans le cadre de cette composante,
Cros (2004) oppose les notions de projet et d’innovation en expliquant que, si les deux
possèdent des objectifs et des finalités, l’innovation reste plus évolutive et s’adapte aux
différents éléments rencontrés. Le « projet » dans ce contexte est pris au sens du projet de
l’architecte et il cherche à diminuer l’incertitude, alors que l’innovation, elle, la provoque.
Ces cinq composantes donnent des pistes intéressantes pour l’identification des innovations
scolaires tout en gardant une ouverture pertinente quant à sa définition, celle-ci étant très
difficile.
Prost (1996) met en avant l’idée que « l’innovation est portée par des mouvements
pédagogiques sur le mode du militantisme syndical ou politique. Ce qui implique plusieurs
choses » (p. 3) :
• Ce sont des valeurs démocratiques qui sous-tendent les innovations et qui visent le
développement d’une école devant être celle du citoyen. Les valeurs mises en avant
sont celles de la libération de la personne, du développement de la solidarité, de
l’esprit d’équipe. Les discours des militants des innovations correspondent à des
20
visions propres à la gauche de l’échiquier politique alors que les gouvernements de
droite sont considérés « comme des facteurs de difficulté potentiels » (p. 3)
• L’innovation recèle une dimension d’engagement personnel fort. Pour les militants,
ce sont les enseignants qui feront réellement changer les choses et c’est dans cette
optique qu’ils doivent changer leurs pratiques. L’implication personnelle des
militants est sensée en susciter d’autres.
• L’innovation ne peut être considérée que d’un point de vue individuel, elle est
portée par des groupes qui remplissent plusieurs fonctions. D’un point de vue
technique, le groupe permet à ses membres de confronter les expériences et ainsi
d’améliorer les pratiques. Au plan social, il offre la convivialité et un
investissement affectif peu présent dans la gestion bureaucratique de l’institution.
Finalement, le groupe donne l’occasion d’être identifié et considéré comme un
interlocuteur par la hiérarchie, permettant ainsi une légitimation et une
reconnaissance externe.
• Finalement, l’innovation est considérée comme un moyen pratique et concret de
pallier les insuffisances et les défauts du système. « La conviction des militants
repose sur l’évidence pratique d’avoir trouvé un moyen d’améliorer un
fonctionnement. La difficulté qu’ils résolvent étant générale, les innovateurs
pensent qu’elle vaut universellement, ce qui fonde leur prosélytisme. […] La
pédagogie devient ainsi une “cause” » (p. 3).
Il paraît intéressant, dans cette partie consacrée à mieux identifier l’innovation scolaire, de
prendre en considération le fait que les enseignants ont à se positionner en fonction des
origines du changement. Gather Thurler (2000) présente six catégories qui inventorient les
sources possibles du changement.
• La source peut être l’enseignant, à titre individuel décidant de modifier sa pratique
suite à sa propre réflexion.
• Des changements peuvent avoir comme source la culture ambiante, « parce qu’ils
sont “dans l’air, que chacun est invité à se poser la question s’il est concerné, s’il va
adopter […] les innovations dont on parle» (p. 22). Pour illustrer ce principe, on
pourrait donner comme exemple la diffusion du conseil de coopération à partir
d’une pédagogie québécoise dans le canton de Fribourg vers la fin des années
nonante.
• La troisième catégorie prend en compte les changements demandés par les milieux
proches de l’école : les parents, la commission scolaire, voire les instances
politiques locales.
• Il y a les changements envisagés suite à l’insistance du monde de la recherche et de
la formation.
• Certains changements sont provoqués par une décision des autorités scolaires,
l’arrivée de nouveaux moyens d’enseignement, la refonte d’un programme ou des
nouvelles directives sur la grille-horaire.
• La dernière catégorie identifie comme source du changement le collectif de travail,
l’équipe pédagogique qui peut, selon ses aspirations, développer la collaboration
professionnelle, trouver de nouveaux moyens d’organiser le travail, etc…
21
Il est évident que la source du changement va avoir une influence importante sur les
représentations des enseignants à son sujet et sur le sens qu’ils vont lui donner. « C’est ainsi
que certains changements auxquels les enseignants se rallient librement sont combattus dès
lors qu’un pouvoir organisateur veut les imposer… » (p. 23). Ces propos permettent de faire
le lien avec la problématique du transfert des innovations.
22
Le terme de traduction ne doit pas être entendu au sens linguistique du terme mais au sens
opérationnel qui décrit :
les perceptions de l’innovation en conformité avec les attentes opératoires des
différents acteurs. Ceci veut dire que ce n’est pas parce que les individus se sont
compris entre eux, mais parce que chaque catégorie professionnelle y a vu son propre
intérêt, sa légitimité et a engagé sa volonté pour un bien supérieur qui devient commun
à travers ses intérêts proprement particuliers. Cette opération de traduction est un
« passage de relais ». (p. 149)
L’analyse d’innovations scolaires à partir de ce modèle emprunté au monde de l’entreprise
permet une bonne compréhension de la mise en œuvre de l’innovation et il pourrait être
utilisé, par les innovateurs, comme moyen d’éviter des erreurs de stratégie.
Le dernier modèle présenté par Cros (2001) est celui de l’influence sociale. Il est basé sur
le principe qui veut que, les échanges non conflictuels entre pairs accélèrent l’adoption de
l’innovation. Deux orientations existent dans ce modèle. Les relations sociales asymétriques,
qui impliquent que l’innovation sera adoptée sous la contrainte. Lorsqu’une relation
d’influence est par contre symétrique, les acteurs seront contraints à chercher un consensus, ce
qui s’avère en réalité difficile en raison des luttes d’influence qui ne sont pas toujours régies
par des débats rationnels.
Prost (1996) identifie trois séries de raisons qui font que les innovations scolaires « ne font
jamais tache d’huile » (p. 7).
Les premières sont à mettre en lien avec l’administration qui se doit de gérer les militants
pédagogiques. En effet, ceux-là sont considérés comme des agitateurs qui provoquent
immanquablement des complications. Face à eux l’administration se place sur la défensive et
préserve son pouvoir. « De toute façon elle est responsable de la cohérence globale du
système ; en un sens, elle fait son métier en évitant que les innovations ne la menacent » (p.
4).
La seconde série de raisons met en évidence le rôle de frein joué par l’opinion. « Elle est
largement influencée par des intellectuels légitimes qui n’ont aucune expérience concrète de
ce que les innovations ont pour but de réduire » (p. 4). Comme il n’est pas valorisant de parler
des problèmes et des insuffisances rencontrées dans le cadre de son métier, les enseignants ne
discréditent pas ces opinions ; les innovations apparaissent comme superflues car elles ne
servent qu’à rendre la vie plus agréable pour ceux qui les proposent en détruisant ce qui
fonctionnait. On arrive ensuite à un raisonnement complètement illogique qui identifie les
innovations comme étant la source des problèmes qu’elles se proposaient de résoudre.
Troisièmement, les résistances les plus fortes viennent des collègues qui, même s’ils sont
conscients que la situation n’est pas idéale, préfèrent s’en tenir aux pratiques connues et aux
coutumes éprouvées plutôt que de se lancer dans l’incertitude provoquée par la nouveauté.
Le poids de la coutume est d’autant plus fort que la fonction même de l’enseignement
est de reproduction, de continuité : il s’agit aussi de transmettre un héritage culturel.
Aucune institution n’est viable si, pour vivre, elle doit être composée de héros ou de
saints. Les bonnes armées sont faites avec des soldats qui ont peur. Un bon système
éducatif repose sur une majorité d’enseignants consciencieux et routiniers,
consciencieusement routiniers. (p. 4)
23
Gather Thurler & Perrenoud (2002) mettent en évidence dix éléments2 propres au
processus d’innovation qui en permettent une meilleure intelligibilité.
• L’innovation est de l’ordre des représentations avant d’être un changement effectif,
elle est anticipée et imaginée.
• Cette représentation contient non seulement l’objet du changement, mais également
ses raisons, les difficultés qui peuvent être prévues, les avantages et les inconvénients
qu’il engendrera.
• L’innovation n’est pas obligatoirement un changement allant dans le sens du progrès
unanimement considéré. Les raisons d’innover ne sont jamais désintéressées.
• Les résistances au changement ne sont pas forcément dues à des réactions
irrationnelles et les raisons de ces résistances peuvent être entendues.
• « L’innovation est rarement un but en soi, elle est reliée à des visions du monde, des
idéologies, des stratégies plus vastes. Elle n’est parfois qu’un moyen pour que rien
d’essentiel ne change » (p. 2).
• Dans chaque mise en place d’innovation, il y des implications sur les personnes
entourant l’innovateur : les élèves, les parents, les collègues etc… L’innovation n’est
jamais qu’un processus individuel.
• Les personnes touchées par un processus d’innovation n’ont jamais le même rapport
au changement et chaque implication individuelle se fait selon leur propre calcul
mettant en balance le rapport coût / bénéfice.
• « L’innovation fait donc en général l’objet d’une transaction […] aboutissant à un
compromis entre plusieurs intérêts, plusieurs systèmes de valeur, plusieurs projets,
plusieurs logiques d’action » (ibid.).
• Ces transactions sont au centre du fonctionnement des groupes ayant des buts en
commun, que ce soit dans le monde du travail ou dans le cadre de n’importe quelle
organisation. « Elles renvoient constamment au rapport de pouvoir et au sens des
activités » (ibid.).
• Finalement, ce sont les acteurs qui, de manière individuelle, construisent le sens des
innovations auxquelles ils prennent part ou qu’ils combattent.
2
Ces éléments sont repris de Gather Thurler, M. (1998). Savoirs d’action, savoirs d’innovation des chefs
d’établissement, in G. Pelletier. (dir.), Former les dirigeants de l’éducation. L’apprentissage par l’action, (pp.
91-129). Bruxelles : De Boeck.
24
présentées dans la partie précédente. Qu’importe donc si les changements apparaissent à
l’origine avec une visée d’innovation ou non, puisque cette notion reste encore difficilement
définissable. Ce qui compte, c’est que ces changements visent la mise en place de quelque
chose de nouveau et que cela se fasse dans le cadre d’une action finalisée et identifiable en
tant que processus.
En fait, à défaut d’une innovation clairement établie, la notion de changement du troisième
type développée par Perrenoud (1999, 2002) correspond bien à l’idée du changement évoquée
dans ma question de recherche. L’auteur définit trois types de changements. Le premier est
d’ordre structurel et n’implique pas de réel changement de pratique et le deuxième se situe au
niveau du curriculum et n’affecte que très partiellement les pratiques des enseignants « soit
parce qu’on se borne à une modernisation des contenus, soit parce que l’autonomie des
enseignants et leur pouvoir d’interprétation des textes les autorisent à ne pas modifier grand-
chose s’ils ne sont pas convaincus » (1999, p. 1). Les changements de troisième type
investissent directement le champ des pratiques pédagogiques et ne peuvent être simplement
décrétés, ils doivent être négociés, débattus, construits avec les acteurs puisqu’ils passent
obligatoirement par une modification des représentations.
C’est donc à ce changement de troisième type que je ferai référence lorsque les termes
d’innovation et de changement de pratique seront utilisés dans la suite de ce travail.
25
2.2 La question de l’établissement scolaire
Après avoir exploré quelques aspects propres à l’innovation, il me paraît nécessaire de
m’arrêter sur la question de l’établissement. En effet, on sait que l’établissement exerce une
influence non négligeable sur les résultats observés dans le cadre de grandes études
quantitatives portant sur les niveaux de performance des élèves. Il y a donc des établissements
qui « fonctionnent » mieux que d’autres et cela produit des effets positifs sur les résultats des
élèves. Dans le cadre de ce travail, je m’intéresserai moins au fonctionnement des
établissements qu’à la prise en compte de l’établissement comme entité collective dans
laquelle l’individu exerce son travail et s’applique à modifier ses pratiques. Ce travail se base
donc sur les deux volets de la thèse défendue par Gather Thurler (2000) :
Quels que soient sa culture et son fonctionnement, l’établissement joue nécessairement
un rôle non négligeable dans la construction du sens du changement, parce qu’il
constitue l’environnement du travail aussi bien qu’une communauté d’appartenance.
Certaines cultures et certains fonctionnements d’établissements sont plus propices que
d’autres à l’innovation, qu’elles viennent de l’intérieur ou de l’extérieur. (p. 24)
Cette auteure a synthétisé les caractéristiques favorables ou non au changement dans les
établissements selon différentes dimensions. Le tableau qui en résulte doit être pris en
considération pour ce qu’il est : une simplification qui met les extrêmes en évidence, mais il
fournit néanmoins une clé de lecture et une entrée intéressante dans la thématique.
Dimensions de la Caractéristiques Caractéristiques
culture défavorables favorables
et du fonctionnement de au changement au changement
l’établissement
Organisation Organisation rigide, chacun protège son horaire, Organisation flexible et négociable, recomposée
du travail son territoire, sa spécialisation, ses droits, son en fonction des besoins, des initiatives, des
cahier des charges. problèmes.
Relations Individualisme, modèle de la « boîte à œufs », peu Collégialité et coopération, échanges sur les
professionnelles de discussions sur des sujets professionnels. problèmes professionnels,
entreprises communes.
Culture et Les enseignants se représentent leur métier Les enseignants se représentent leur métier
identité collective comme un ensemble de routines à assumer pour comme orienté vers la résolution de problèmes
soi, sans trop réfléchir. et la pratique réfléchie.
Capacité de Une partie de l’équipe seulement adhère au Le projet est le résultat d’un processus de
se projeter projet, qui a été conçu et rédigé dans une logique négociation au bout duquel la majorité de
dans l’avenir de prise de pouvoir, voire pour s’affranchir l’équipe adhère aux objectifs, aux contenus, à la
envers les autorités. stratégie
L’établissement comme Les enseignants considèrent l’établissement Ils se reconnaissent dans un modèle
organisation comme un simple lieu de travail, dont l’avenir ne professionnel, s’attaquent aux problèmes et au
apprenante les concerne guère. Il y a obligation de moyens, développement de la qualité.
on rend compte à l’autorité. Il y a obligation de compétence,
on rend compte à ses pairs.
Dimension L’existence des émotions est reniée, refoulée, non Les émotions sont admises,
émotionnelle3 prise en compte discutées, analysées
3
Cette dimension n’est pas présente dans la version publiée en 2000, mais a été ajoutée ultérieurement et
présenté dans le cadre du cours LMRI 7224T le 15.12.2004, en se référant à Hargreaves (2000).
26
Les dimensions présentées dans ce tableau sont toutes intéressantes et demanderaient une
analyse fouillée. Dans le cadre de ce travail, c’est surtout le rapport au changement dans la
culture de l’établissement qui me paraît à même d’éclairer le mieux mon questionnement
initial.
4
Mise en évidence par l’auteur.
27
Ces éléments empruntés à Gather Thurler (2000) ne sont pas exhaustifs, mais illustrent
bien la manière dont la culture commune va être prépondérante dans l’approche et la mise en
place du changement dans le cadre de l’établissement. N’importe quel événement, n’importe
quelle sollicitation d’un partenaire ou de la hiérarchie sera appréhendé à partir du filtre de la
culture collective de ses acteurs. Elle délimitera des zones intouchables, presque sacrées, ce
que Gather Thurler (2000) appelle « le noyau dur » de la culture de l’établissement, avec
l’hypothèse forte que des réformes ou des innovations qui « s’attaquent » à ce noyau dur n’ont
aucune chance de s’implanter dans l’établissement en question.
La culture de l’établissement va également déterminer la conception de ce que doit être ou
de ce que devrait être « l’école idéale ». Elle va également influer sur le rapport à l’efficacité
de l’établissement. Chaque établissement, chaque sous-groupe voire chaque individu a une
idée sur ce qu’est l’efficacité et sur ce qui la produit. Ces diverses représentations de
l’efficacité vont avoir une influence très importante sur l’accueil des réformes ou des idées
novatrices au sein des collectifs enseignants.
Les chercheurs, les formateurs, les experts ont toujours pensé détenir une forme de
vérité, fondée sur la démarche expérimentale, la comparaison raisonnée des méthodes et
de leurs résultats. Plus on en sait sur l’école « idéale », plus les projets de réforme
tentent d’intégrer ces connaissances, plus on s’aperçoit que les certitudes des experts ne
sont pas partagées par la majorité des enseignants, que les conceptions de
l’apprentissage et de l’échec qui semblent faire l’unanimité dans l’établissement ont
beaucoup plus de force que les travaux scientifiques et les acquis de la formation. Les
visions locales des finalités et de l’efficacité de l’action éducative sont donc des filtres
majeurs dans la lecture et l’évaluation des projets de réforme et des idées novatrices.
(Gather Thurler, 2000, p. 106)
Une culture favorable au changement ne garantit cependant pas que des changements
auront effectivement lieu. Il importe que le changement soit inscrit dans la culture de
l’établissement pour que les innovations aient une meilleure chance de s’implanter. Cette
inscription ne doit pas forcément être présente avant l’arrivée de l’innovation, mais elle peut
se développer en cours de route, au fur et à mesure que le changement s’implante dans le
collectif.
Gather Thurler (2000) propose une illustration intéressante pour comprendre et analyser les
problèmes qui surviennent lorsqu’un établissement scolaire s’inscrit dans un processus
d’évolution et de changement. Il s’agit d’un modèle en trois strates allant du plus observable
et du plus accessible à la conscience des acteurs, au plus difficilement identifiable. Ce dernier
est constitué des normes, des valeurs et des non-dits échappant à la conscience des
enseignants. Le niveau intermédiaire est fait des normes propres à l’établissement qui sont
identifiées comme telles par les acteurs pour autant qu’ils appartiennent pleinement au
collectif. Tout changement va donc devoir pénétrer ces différents niveaux qui vont à leur tour
influer sur sa perception comme une « grille sélective », ou encore « l’assimiler » au déjà-là.
Ces trois strates évolueront ou résisteront sous l’influence de ce qui se trouve en leur centre :
tout ce qui est du domaine des représentations, des mythes, des discours et des parcours
individuels.
28
Assimilation/interprétation
des prescriptions
Activités
routinières
Normes et
valeurs implicites
Assimilation/interprétation
attentes, collectifs
valeurs implicites
des prescriptions
valeurs implicites
enjeux
des prescriptions
routinières
routinières
Normes et
Normes et
Activités
Activités
Compétences Biographies
individuelles/ & parcours individuels
collectives
Normes et
valeurs implicites
Activités
routinières
Assimilation/interprétation
des prescriptions
29
enseignants et les élèves. Il est négocié entre les partenaires, collectif tout en ayant une
dimension individuelle, il contient des objectifs pertinents et réalisables et se déroule sur un
temps donné.
Enfin, Boutinet définit comme troisième type de projet le projet d’établissement. Il
concerne, comme son nom l’indique, l’établissement qui va chercher, par ce biais, à « utiliser
les capacités de création et d’innovation rendues disponibles par l’autonomie accordée à
l’institution scolaire » (p. 213). Un tel projet se base sur l’analyse méthodique des problèmes
que l’établissement cherche à résoudre dans ce cadre et également sur les ressources à
disposition pour y parvenir.
Le projet d’établissement, plus que les deux autres projets déjà analysés, se présente
comme étant davantage de l’ordre du processus, de la démarche que de celui du but à
cerner adéquatement. En effet, les énergies mises en jeu, les capacités d’action libérées,
la négociation incessante qui se trouve impliquée renvoie aux obligations d’une gestion
permanente de l’action projetée. (Boutinet, 1999, p. 213)
Pour Gather Thurler (2000) le projet d’établissement correspond réellement à un
programme d’action qui engage le collectif d’un lieu géographique et administratif et dont les
composantes pragmatiques sont les suivantes :
• un enracinement dans l’histoire de l’organisation et de son environnement ;
• un objectif ambitieux à trois, à cinq, à huit ans ou plus, un défi collectif, un grand
dessein ;
• un code de valeurs ;
• des dimensions économiques, sociales, culturelles ( et pédagogiques pour un
établissement scolaire) ;
• une intention de communiquer et d’évaluer ;
• une volonté explicite de capitaliser et de théoriser l’expérience, tant pour le
développement ultérieur de l’établissement qu’à l’échelle plus vaste du système
scolaire. (Gather Thurler, 2000, p. 132)
Cette auteure met également en évidence qu’un établissement qui se lance dans la mise en
place d’un projet aura à jouer avec trois dimensions.
Il y a la capacité des individus à se projeter dans un futur où la réussite n’est pas
obligatoirement au rendez-vous, pour établir des visées communes « qui fonctionneront à la
fois comme des moteurs et comme des boussoles dans les moments difficiles » (p. 135).
Ensuite, il importe que les partenaires qui adhèrent au projet et qui le signent soient prêts à
endosser un rôle d’acteur et d’auteur qui les place dans une situation contractuelle nouvelle
avec l’institution et les autres membres du collectif.
Enfin, il y a la manière dont les membres du collectif se représentent la façon dont le
système apprend, « du degré auquel tous les acteurs concernés sont convaincus que
l’apprentissage organisationnel n’est pas réductible aux évolutions personnelles des uns et
des autres, puisqu’il s’agit d’un système d’apprentissages coordonnés, d’une démarche
d’exploration coopérative5 dont la synergie commande le résultat global » (p. 135). Cela
implique de concevoir le changement non seulement dans une perspective individuelle
d’évolution, mais également dans la prise en compte de « la complémentarité de ces
évolutions, la continuité du système d’interaction, donc l’orchestration des habitus6 » (p.
5
Mis en évidence par l’auteure
6
Idem.
30
136). Dans cette idée, le projet doit veiller à ne pas trop s’éloigner de l’orchestration initiale
sous peine d’être confronté à une rupture puisque les membres du collectif perdraient leurs
points de repère et seraient incapables de réorganiser leur action à partir de ce qui constitue
leur base de fonctionnement. En même temps, il importe que ces mêmes acteurs aient
l’impression de progresser, de ne pas tourner en rond, afin qu’ils ne se lassent pas. Difficile
équilibre !
Dans ce travail, c’est au sens donné par Gather Thurler qu’est entendue cette notion du
projet d’établissement. La raison de ce choix est simple, depuis plusieurs années, le canton de
Fribourg propose aux écoles primaires de mettre sur pied un projet d’établissement pour
permettre des changements du troisième type. Dans ce contexte, Monica Gather Thurler
assume la charge, avec une équipe constituée, de favoriser la mise sur pied et le suivi de ces
projets. Comme ce travail s’implante dans le canton de Fribourg, il paraît naturellement
logique de se rallier à sa définition conceptuelle du projet d’établissement.
31
Deuxièmement, l’écart tiendrait plus à la différence de nature entre le discours produit par
les prescripteurs et le réel auquel les opérateurs sont confrontés. Comme si le langage ne
pouvait, par essence, ne pas « coller » au réel et rendrait sa maîtrise impossible.
Cette reconnaissance du fait que les savoirs théoriques ne sont pas suffisants pour
percevoir de manière globale la notion de travail ne veut pas dire qu’il faut éliminer toute
prescription, bien au contraire. En effet, les situations de travail où il y a un manque patent de
prescription constituent des problématiques au moins aussi importantes que dans les cas où
les normes exogènes sont très étroites. Par contre, la position des ergonomes et des
psychologues du travail démontre que les opérateurs au travail sont obligés, pour exécuter
leur tâche, de faire « quelque chose de plus », d’y mettre un peu d’eux-mêmes. C’est ce
« plus » qui, pour les ergonomes de langue française, fonde la définition du terme « travail ».
Travailler ne consiste jamais en une pure exécution de normes antécédentes, mais exige
de la part des opérateurs une mobilisation d’intelligence, de l’invention, de la prise de
décision, soit pour rendre les règles applicables malgré la singularité des situations, soit
pour pallier leur manque ou leur inadéquation. (Jobert, 1999, p. 213)
Dans la notion d’écart entre le travail prescrit et le travail réel, Perrenoud (2001, p. 7-8)
établit une liste non exhaustive des sources et des logiques possibles de l’écart à la norme. Il
présente, entre autres, le fait que l’écart à la norme est parfois une condition de réussite de
l’action, que la course au rendement peut forcer l’opérateur de s’écarter de la prescription. Cet
écart peut également être dû à un manque de compétence ou à l’absence de connaissance des
fondements scientifiques, des enjeux éthiques du métier. Cet écart peut également résulter du
refus de la norme ou de la paresse qui permet d’équilibrer, par exemple, la maigre rétribution
du poste, un manque de courage, un conflit avec l’employeur, l’irruption de pulsions et de
passions humaines. Il peut aussi être dû à la maladie, être une forme de délinquance, être la
manifestation d’une opposition au pouvoir ou une affaire de solidarité entre les membres de la
collectivité des opérateurs et devenir une culture quittant ainsi l’individuel pour le collectif.
Si les logiques de l’écart à la norme évoquées par Perrenoud (2001) sont intéressantes, le
premier élément proposé permet d’observer que c’est dans la confrontation au monde réel, qui
offre toujours des résistances, que les opérateurs vont devoir s’investir, mettre quelque chose
d’eux-mêmes, de subjectif, pour produire des savoirs pratiques qui leur appartiennent et qui
sont différents des savoirs appris et transmis dans le cadre d’une formation. En fait, les
opérateurs « se débrouillent en situation, inventent pour réussir ce qui leur est confié » (Jobert,
1999, p. 212). Cette « débrouillardise » est très importante dans n’importe quel métier et va
même apparaître dans des domaines où les prescriptions nombreuses et précises sont censées
répondre à tous les cas de figure. Or, il a été établi que cette manière de faire face au réel se
base sur ce qui a été appelé l’intelligence pratique.
32
Appelée Mètis, cette intelligence est composée d’un ensemble complexe et cohérent
d’attitudes mentales mais qui, à l’inverse d’une intelligence plus discursive, ne cherche pas à
s’émanciper de la pratique, du réel. Bien au contraire, c’est une intelligence qui « se trouve
directement impliquée dans les difficultés de la pratique » (Jobert, 1999, p. 212). C’est une
intelligence qui va tenter d’arriver directement au résultat par le chemin le plus court.
Elle est largement incorporée dans le corps. À l’origine, Mètis, déesse grecque, vivant au
fond de l’eau, là où tout est trouble, se fait mettre enceinte par Zeus qui, par crainte d’avoir
une progéniture plus intelligente que lui, dévore Mètis et son enfant. Dès lors, Mètis et son
intelligence sont en Zeus, incorporées à son corps.
Par tous ses sens, le corps est alerté par les écarts qu’il perçoit entre la situation dans
laquelle il est immergé et la situation normale dont il possède, véritablement
incorporées, la mémoire et la représentation. L’implication sensorielle du corps peut
s’exercer aussi bien dans un rapport avec les objets (variation dans une vibration,
apparition d’une odeur, d’un déplacement dans l’espace), que dans les échanges avec
autrui (à travers les mimiques, les mouvements, etc.…). (Jobert, 1999, p. 213)
C’est à partir de cette intelligence que la ruse, le flair, la sagacité vont pouvoir s’exprimer.
Même si l’on est en présence d’une intelligence aussi trouble et peu identifiable que le fond
de l’eau dans lequel séjournait la déesse Mètis, il ne faut pas être dupe et la reléguer à un rang
de sous-intelligence. En effet, c’est grâce à cette forme d’intelligence que de nombreuses
situations problèmes trouvent leur solution. De plus, elle côtoie ou précède souvent
l’intelligence rationnelle et logique. Jobert (2000) va même plus loin :
Dans la distinction qui se dessine, l’intelligence au travail se définit comme l’activité
psychique supérieure capable d’inspirer des réponses efficaces aux sollicitations d’un
environnement mouvant et non totalement prévisible alors que la pensée apparaît
comme un processus intersubjectif de sémiotisation du monde. L’une recherche la
maîtrise du monde, l’autre son interprétation. (p. 7)
Un autre éclairage concernant cette intelligence pratique peut être trouvé dans les écrits de
Vermersch (2003) consacrés à l’entretien d’explicitation. Cet auteur cherche, à l’aide de cette
technique, d’accéder à ce qu’il appelle la « part de connaissances, de pensée privée, qui n’est
pas formalisée et conscientisée » (p. 75). Dans le cadre de cette démarche, on postule que ce
qui permet l’expertise, mais également empêche la réussite, est inconscient au sujet. Le fait de
le rendre conscientisable permet d’identifier les éléments propres à l’expertise ou de mettre
sur pied les régulations permettant l’amélioration de la situation.
Cet inconscient ou, de manière plus descriptive, ce non-conscient se définit par le fait
qu’il correspond à des connaissances préréfléchies, c’est-à-dire des connaissances que le
sujet possède déjà sous une forme non conceptualisée, non symbolisée, donc antérieure
à la transformation qui caractérise la prise de conscience. (Vermersch, 2003, p. 76)
Qu’on la nomme pensée privée, intelligence pratique ou Mètis, c’est bien dans cette forme
particulière de l’intelligence qu’il est possible de trouver des éclaircissements intéressants à
propos des conduites humaines sur leur lieu de travail. Si l’on peut, à l’aide de cette notion,
approcher de quoi sont faits une partie des agissements des humains dans ce qui sépare la
tâche de l’activité, on peut également émettre des hypothèses sur le « pourquoi » de ces
conduites et aborder le thème de la reconnaissance au travail.
33
2.3.1.3 La reconnaissance et les jugements au travail
Pour Jobert (1999) « la reconnaissance de soi par autrui constitue la fin recherchée par les
hommes et les femmes dans l’activité de travail et, par conséquent, la possibilité ou l’espoir
de l’obtenir doivent préexister à la mobilisation subjective des individus » (p. 215). Elle serait
une raison importante de l’investissement des opérateurs à combler le fossé entre la tâche et
l’activité. Le travail aurait donc une double fonction, premièrement et comme le sens
commun le perçoit : la production d’objet ou de services et deuxièmement, une recherche « de
production de soi dans le monde psychique » (p. 215). Dans la tentative de poursuivre ces
deux buts, ce qui est développé par les individus pour lier normes et réel doit être donné à voir
aux autres travailleurs dans le but d’obtenir leur reconnaissance. Il peut être intéressant de
s’arrêter quelque peu sur ce que Dejours (1995) appelle « les jugements sur le travail » et qui
pourraient fonder cette reconnaissance.
Cet auteur propose de prendre en considération deux formes de jugements sur le travail, le
jugement d’utilité et le jugement de beauté.
Le jugement d’utilité est porté par les personnes situées « en dessus » (chef, cadre etc…)
ou « en dessous » (employés subalternes) de la position hiérarchique du travailleur. Ce
jugement peut également être porté par les clients, aptes à juger de l’utilité du travail
accompli.
La forme du jugement de beauté est en premier lieu basée sur « la conformité du travail, de
la production, de la fabrication ou du service avec les règles de l’art » p. 60). Ce premier
aspect du jugement de beauté permet d’inscrire le travailleur dans la collectivité de son métier
d’appartenance. Le deuxième aspect du jugement de beauté permet de situer l’opérateur dans
sa personnalité propre, il lui confère « la reconnaissance de son identité singulière ou de son
originalité, c’est-à-dire de ce par quoi ego n’est précisément identique à nul autre » (p. 61).
Ces deux aspects du jugement de beauté, à l’inverse de celui d’utilité, ne peuvent être produits
que par ceux qui appartiennent au métier et qui se situent, de surcroît, dans une certaine
symétrie avec l’opérateur.
Comme le précise Dejours (1995), les jugements émis par autrui s’adressent en premier
lieu au travail effectué, qu’il soit utile ou beau, puis, « Ontologiquement c’est dans un
deuxième temps seulement qu’ego est en mesure de rapatrier cette conquête obtenue dans le
registre du faire, du côté de l’accomplissement de soi et de la construction de la personne et
de l’identité » (p. 61). C’est donc à cet endroit que s’articulent les notions d’intelligence
pratique et de jugement qui ont été évoquées plus haut.
L’intelligence pratique qui est obligée de s’arranger avec le réel en trichant parfois avec les
prescriptions établies ne peut être divulguée à autrui, pour être jugée, que dans la condition où
elle sera accueillie dans un climat de confiance. Jobert (1999) précise que, « pour que la
confiance existe, il est nécessaire que chacun puisse s’assurer que les autres ont une
conception du travail compatible avec la sienne, c’est-à-dire que leur façon de re-normaliser
les situations repose sur les mêmes bases éthiques » (p. 216). En se dévoilant ainsi,
l’opérateur prend un risque à s’exposer aux autres, mais c’est, pour lui, le seul moyen de se
soumettre aux deux aspects du jugement de beauté de ses pairs. C’est ainsi qu’il pourra sentir
son appartenance à sa collectivité de travail et également renforcer son identité propre en
observant la reconnaissance de ce qui le différencie des autres.
C’est ainsi que l’on peut dire, avec N. Dodier (1995, p. 228), que pour faire valoir sa
compétence, « l’individu engagé dans une arène de l’habileté technique est donc
confronté à deux exigences, il doit tout d’abord satisfaire une exigence fonctionnelle :
34
réussir à faire fonctionner un ensemble technique. Mais il doit également satisfaire une
exigence d’individualisation de la performance vis-à-vis de ses audiences » (Jobert,
1999, p. 217)
Cette notion de jugement de beauté, et en particulier les deux aspects qui la composent –le
marquage de l’appartenance à la collectivité et la reconnaissance de l’individualité dans le
travail- permettent de faire un parallèle avec deux concepts qui sont intéressants et qui
peuvent vraiment enrichir la perception et la compréhension de l’objet “travail”: le genre et le
style.
Réel
Ego Autrui
C’est grâce aux jugements émis par autrui que la reconnaissance de l’action d’ego sur le
réel va être produite et ainsi participer à son équilibre psychologique. J’aimerais maintenant
m’attarder un moment sur un aspect qui voit se glisser entre la prescription et le sujet, la
dimension collective.
Clot et Faïta (2000) postulent à ce propos qu’« Il existe, entre l’organisation du travail et le
sujet lui-même, un travail de réorganisation de la tâche par les collectifs professionnels, une
recréation de l’organisation du travail par le travail d’organisation du collectif » (p. 9). Clot et
Faïta (2000) proposent de nommer cette production de normes d’action par le collectif le
« genre social de métier, le genre professionnel, c’est-à-dire des “obligations ” que partagent
ceux qui travaillent pour arriver à travailler, souvent malgré tout, parfois malgré
l’organisation prescrite du travail » (p. 9).
Ce concept de « genre » est développé en opposition à une dichotomie peut-être trop
simpliste qui voit d’un côté la tâche prescrite et de l’autre l’activité du sujet. Ils prennent en
cela exemple sur les travaux de Bakhtine qui avait développé la notion de genre de discours
réagissant ainsi à une autre dichotomie, celle propre à la linguistique saussurienne. Pour le
linguiste, le genre va servir d’interface entre le sujet, la langue et le monde. Pour arriver à
interagir avec ses pairs, le sujet doit posséder les genres langagiers. Les genres fonctionnent
donc comme « un stock d’énoncés attendus, prototypes des manières de dire ou de ne pas dire
dans un espace-temps socio-discursif » (p. 10). Bien que présents dans chaque utilisation de la
langue dans une situation sociale, les genres échappent à la conscience des sujets, mais s’il
fallait les recréer à chaque fois, la communication serait impossible.
Les genres professionnels vont donc, à la manière des genres de discours, constituer une
sorte de déjà-là obligatoire à la reconnaissance de l’action dans un milieu social. Ils peuvent
« être présentés comme une sorte de préfabriqué, stock de “mises en actes”, de “mises en
mots” […]prêts à servir » (p. 13)
35
Ils vont pouvoir fonctionner à la manière d’une mémoire qui sera mobilisée par et dans
l’action de l’opérateur. Il s’agit d’une mémoire impersonnelle et collective qui n’est pas
propre au sujet et qui « donne sa contenance à l’activité en situation : manières de se tenir,
manières de s’adresser, manières de commencer une activité et de la finir, manières de la
conduire efficacement à son objet » (Clot, Faïta, Fernandez, Scheller, 2000, p. 2).
Cette notion de genre va jouer un rôle très important dans l’intégration du travailleur au
collectif de travail. Il va jouer comme une sorte de code d’accès au collectif de travail. Ne pas
utiliser les genres du collectif expose le travailleur à de nombreuses difficultés relationnelles
et risque, ainsi, d’empêcher l’accès aux jugements de beauté de ses pairs, tellement importants
au maintien de l’équilibre psychologique.
Le genre est en quelque sorte la partie sous-entendue de l’activité, ce que les travailleurs
d’un milieu donné connaissent et voient, attendent et reconnaissent, apprécient ou
redoutent ; ce qui leur est commun et qui les réunit sous des conditions réelles de vie ;
ce qu’ils savent devoir faire grâce à une communauté d’évaluation présupposées, sans
qu’il soit nécessaire de respécifier la tâche chaque fois qu’elle se présente. (Clot &
Faïta, 2000, p. 11)
Donc, si l’on suit ces auteurs, pour pouvoir fonctionner à l’intérieur d’un collectif, il faut
en maîtriser les genres, il faut se mettre « au diapason professionnel » (p. 13). Ces genres sont
intégrés par l’opérateur à travers une re-normalisation de son action propre en fonction des
évaluations fournies par le collectif.
Le concept de genre au travail serait incomplet et donnerait un caractère quasiment
sclérosé aux normes d’actions du collectif de travail s’il n’avait pas son pendant individuel et
dynamique : le style de l’activité. Comme le présentent Clot et Faïta (2000) « celui ou ceux
qui travaillent agissent au travers des genres tant qu’ils répondent aux exigences de l’action.
Du coup, quand il est nécessaire, ils ajustent et retouchent les genres » (p. 15). Cette
adaptation du genre est alors considérée comme une création stylistique et « le style peut donc
être défini comme une métamorphose du genre en cours d’action » (p. 15). Pour les auteurs, le
style, en dehors de recréation du genre collectif, serait également une distance entre le sujet et
son action et sa propre histoire, lui permettant de s’en affranchir pour agir, comme il
s’affranchit du genre professionnel. « Le style est un “mixte ” qui signe l’affranchissement
possible de la personne vis-à-vis de sa mémoire singulière, dont elle reste pourtant le sujet, et
de sa mémoire impersonnelle et sociale dont elle reste forcément l’agent » (p. 17).
L’aspect collectif du genre et individuel du style m’amène à faire le lien entre ces deux
concepts et les deux aspects du jugement de beauté proposé par Dejours (1995). Il paraît assez
cohérent de voir dans l’aspect « conformité du travail » du jugement de beauté, un jugement
porté sur le respect du genre de métier et, en conséquence, on aimerait penser que, l’aspect
« reconnaissance de son identité » correspond aux jugements émis sur le style de l’activité.
J’ai conscience de lier ainsi des concepts qui ne font pas forcément partie du même champ de
réflexion, -celui de la psychodynamique du travail et celui de la clinique de l’activité-, mais le
parallèle me semblait tout de même intéressant à relever.
Les notions que je viens de présenter dans cette dernière partie ne possèdent peut-être pas
de caractère directement transférable dans le cadre de l’analyse que j’envisage de mener. Le
principal intérêt que je vois à ces éléments est l’occasion qu’ils me donnent d’ouvrir et
d’élargir ma réflexion autour de la question du travail et d’en approcher ainsi l’extraordinaire
densité sous un jour psychologique.
36
2.3.3 La question de la prescription
Comme la partie précédente a tenté d’éclairer la notion de « travail », il me paraît
important d’approfondir ce qui va participer à la définition de la tâche : la prescription. Cette
question centrale pour les ergonomes recèle différentes facettes qui les obligent à la définir de
manières très diverses. J’aborderai, dans un premier temps, cette notion dans son sens strict,
sur lequel tout le monde s’entend, puis j’élargirai un peu vers d’autres manières de définir
cette question. Je terminerai cette partie en m’arrêtant sur la définition qui sera utilisée pour le
reste du travail.
37
pour permettre l’activité des travailleurs et, en définitif, la production visée. Schwartz (2002)
rappelle à ce sujet que l’émission de prescriptions n’est pas le seul fait des entreprises, mais
que les gouvernements et les organisations de défenses des salariés y participent également.
Cette précision est importante, mais elle n’enlève rien au fait que la prescription au sens strict
arrive essentiellement par la voie hiérarchique.
Cette notion ainsi traitée est éclairante, mais, face aux questionnements qui sous-tendent ce
mémoire, elle apparaît alors comme insuffisante pour prendre en compte l’ensemble des
éléments qui influent sur l’activité enseignante. Après l’observation au sens strict, il semble
donc judicieux de s’intéresser à la question de la prescription dans un sens plus large.
38
Daniellou (2002) fait remarquer que, même si l’on considère traditionnellement les
prescriptions comme des injonctions provenant de l’amont, certaines prennent la forme d’un
contrôle en aval, ce qui amène le travailleur à « anticiper les formes de l’évaluation aval pour
les transformer en objectifs amont » (p. 9).
Ce même auteur démontre que nombre de prescriptions ne prennent pas de forme écrite,
mais sont incorporées au moyen de travail. Par exemple, le réglage automatique d’une chaîne
est tout autant prescriptif qu’une circulaire définissant une cadence de travail. En se basant sur
les travaux de Six (1999), Daniellou reprend la thématique de la diversité de la source de la
prescription en distinguant les prescriptions « descendantes » et les prescriptions
« remontantes ».
Les premières sont celles qui proviennent, comme il est entendu traditionnellement, d’un
étage supérieur de l’organigramme. Les deuxièmes viennent de la matière, des collectifs, du
psychisme du sujet ou du vivant. La matière a ses lois qui peuvent faire loi.
• Le béton qui ne prend pas suffisamment rapidement, un bois pas assez sec ou un
ordinateur qui bogue peuvent entrer en conflit avec des prescriptions visant la rapidité
d’effectuation de la tâche. Si la « matière » du travail est humaine : « la prescription
vient aussi du client, du patient, de l’élève » (p. 9).
• Les collectifs de travail, comme observé dans la partie consacrée au genre, produisent
aussi de la prescription. Sans faire directement référence à des normes collectives
d’action établie, une demande d’aide d’un collègue pour déplacer un objet ou un
malade est également rattachable à de la prescription.
• Le travailleur, aux prises avec ses normes internes et ses croyances, est également
producteur de ses propres prescriptions.
• Le vivant possède également ses propres lois qui peuvent entrer en conflit avec les
prescriptions officielles, comme, par exemple, le besoin d’heures de sommeil ou les
capacités physiques et cérébrales endogènes.
En parallèle de ces prescriptions « remontantes », l’auteur propose de prendre en
considération ce qu’il appelle la « prescription de la façon de penser ».
Les mots et les concepts qu’il est possible d’utiliser dans une entreprise, dans un milieu,
à un moment donné, constituent aussi une injonction sur les modes de pensée. Bourdieu
(1982) soulignait que tout énoncé concernant le monde social, sous l’apparence de
décrire, est avant tout une prescription. Thématiser la « résistance au changement », par
exemple, ouvre sur des formes de pensée très différentes d’une approche en termes de
« difficultés d’apprentissage ». (Daniellou, 2002, p. 10)
En s’intéressant aux diverses manières de définir la prescription, en fonction de ses
différentes sources et de ses différents types, on constate aisément son caractère réducteur
lorsqu’elle est entendue au sens strict.
Dans les lectures effectuées, j’ai pu observer que les auteurs développaient deux sortes de
stratégies face à la définition de la prescription : soit ils ne la définissaient pas, donnant à
penser que leur manière de voir était partagée de tous, soit ils prenaient le soin de proposer
une définition qui leur était propre et qu’ils partageaient au moins avec eux-mêmes. Il me
semble, par conséquent, pertinent de préciser le sens qui sera attaché au terme prescription
lorsqu’il sera utilisé.
39
2.3.3.3 La prescription dans le cadre de ce travail
Si ce travail autour de cette notion a été entrepris, c’est bien en raison du fait que la
définition au sens strict ne correspondait pas à mon questionnement. Elle était adéquate pour
une partie, mais ne satisfaisait pas à l’éclairage des différentes zones d’ombre. Je conserverai
donc, dans la suite de ce travail l’idée de prescription à la fois au sens strict et dans un sens
plus large qui correspond aux éléments abordés dans la partie précédente. C’est en ce sens que
je fais mienne la définition de Daniellou (2002) qui propose de passer
d’une définition de la prescription comme “injonction de faire émise par une autorité” à
une approche en termes de prescriptions multiples, “pressions diverses exercées sur
l’activité de quelqu’un, de nature à en modifier l’orientation”7 : de ce point de vue,
l’autorité n’est pas la seule source de prescription, la prescription n’est pas toujours un
énoncé explicite, et elle n’est pas toujours intentionnelle. (p. 10)
De ce point de vue et pour rester cohérent, on peut terminer ce chapitre consacré à la
question du travail en suivant ce même auteur sur sa lancée :
La question qui se pose au travailleur concerné n’est alors pas seulement de respecter ou
de ne pas respecter la prescription émanant de sa hiérarchie : travailler, c’est mettre en
débat une diversité de sources de prescription, établir des priorités, trier entre elles, et
parfois ne pas les satisfaire toutes tout le temps8. (Daniellou, 2002, p. 10)
7
La mise évidence est mienne.
8
Mise en évidence par l’auteur.
40
d’information, l’impossibilité de débattre du problème, l’incertitude et l’incohérence en font
partie.
Le flou et l’ambiguïté dans la théorie d’usage organisationnelle engendrent des
situations organisationnelles que les individus perçoivent comme menaçantes.
L’incertitude sur la nature des situations embarrassantes, sur ce qu’il faut faire et sur qui
doit le faire, et sur les critères de performance requis, accroissent les réactions de
défense et l’anxiété des personnes. Lorsqu’une information importante n’est pas
divulguée, lorsque les questions capitales sont considérées comme impossibles à
aborder dans une discussion, les individus éprouvent souvent gêne et méfiance. Les
incompatibilités dans les théories d’usage se concrétisent généralement par des conflits
interpersonnels, ce que les individus vivent alors comme un jeu gagnant / perdant. (p.
131)
Ces boucles d’inhibition primaire vont quitter leur aspect individuel pour migrer vers des
boucles d’inhibition secondaires qui sont caractérisées par les relations entre les groupes au
niveau d’une organisation. Les conflits intergroupes entre le personnel et la direction en sont
des exemples fréquents.
Ces boucles secondaires sont composées de routines défensives qui paradoxalement ont
comme but d’empêcher les individus de connaître des situations de gêne ou de menace. Dans
les faits, des messages incohérents sont émis en donnant le sentiment qu’ils ne sont pas
incohérents. Dans l’organisation, cette incohérence est considérée comme inabordable et
finalement, le fait de vouloir aborder les sujets inabordables devient lui-même un sujet
inabordable.
En réaction à ces routines défensives qui sont considérées comme inévitables et sur
lesquelles aucun ne peut avoir une influence, les acteurs développent le cynisme, le
pessimisme puis, finalement, le doute.
On constate également dans le monde du travail toute une panoplie de routines défensives
qui s’appuient sur des caractéristiques techniques ou théoriques. Dans ces cas-là, on va
essayer d’argumenter à partir d’éléments techniques qui paraissent plus objectifs. Par
exemple, pour éviter d’affronter un problème de prise de responsabilité d’un chef de projet
informatique, la discussion va s’enliser autour des caractéristiques techniques du projet alors
que le problème est en fait lié au manque d’initiatives du chef de projet et donc à une
dimension humaine.
Argyris et Schön mettent en évidence que
le raisonnement défensif consiste à rendre implicites et invulnérables ses propres
principes et inférences face à la vérification publique. L’analyse qu’on peut en tirer
passe alors nécessairement au travers du filtre logique mis en place par les acteurs,
soucieux consciemment ou non d’influencer le raisonnement vers une conclusion forgée
d’avance. (p. 148)
Le problème est que c’est justement cette déviation vers une logique autoréférentielle qui
va provoquer la création de la conclusion du raisonnement au départ de ce raisonnement. Le
but de ce processus est la justification de son comportement passé et futur, cela va avoir
comme conséquence d’exacerber les générateurs d’erreur. Au final, le raisonnement défensif,
considéré comme fructueux par les acteurs dans un premier temps, va empêcher toute forme
de dialectique constructive et déboucher sur un déficit d’apprentissage au niveau de
l’organisation.
41
C’est sur ce concept de raisonnement défensif que s’achève cette partie consacrée à
l’analyse du travail dans un cadre général. Le prochain chapitre sera consacré plus
spécifiquement au travail de l’enseignant.
Pratiques
dans l’école Pratiques d’enseignement
Pratiques
de
Pratiques Pratiques Pratiques hors de
direction
« individuelles » partenariales, l’école :
L’enseignant dans (team teaching) Corrections,
Pratiques en sa classe Autre enseignant préparations,
situations formations continues,
formalisées activités syndicales,
Conseil militantisme
d’école, de pédagogique, etc…
cycle, des
maîtres,
réunions de
parents Pratiques durant le temps interstitiel
d’élèves Accueils, sorties, récréations…
Schéma : Système des pratiques professionnelles de l’enseignant primaire : SPPEP (Marcel, 2004, p. 64)
42
Cette manière de percevoir et de mettre en évidence les pratiques professionnelles de
l’enseignant primaire a le grand mérite d’élargir la perspective et de permettre la prise en
compte de travail de l’enseignant de manière plus globale. Son auteur met en évidence son
intérêt dans le fait que les sous-systèmes renvoient à « des configurations sociales
différentes » (p. 65). En effet, dans cette schématisation, les dimensions collectives et
individuelles apparaissent clairement.
L’auteur de ce schéma s’est référé aux travaux de Crozier et Friedberg (1977) pour
appréhender la question du collectif et de l’individuel. La vie d’une organisation est basée sur
deux modes de raisonnements. Premièrement, il y a le comportement des acteurs qui s’appuie
sur une volonté de résoudre les situations à partir de leurs propres aspirations et de leur point
de vue individuel qui est qualifié de « raisonnement stratégique ». Deuxièmement, il y a la
logique propre au système et à sa finalité qui est dictée aux acteurs. Ces deux logiques sont
reliées par Crozier et Friedberg (ibid.) sous le concept de jeu qui est « l’instrument que les
hommes ont élaboré pour organiser leur coopération. C’est l’instrument essentiel de l’action
organisée » (p. 97). L’acteur reste donc libre de jouer ou non le jeu et, s’il l’accepte, il doit
entrer dans un système alliant liberté et contrainte où, « le produit du jeu sera le résultat
commun recherché par l’organisation » (ibid.).
Le concept de jeu […] est, au fond, un modèle d’intégration des comportements
humains qui suppose une vision dualiste et non plus intégrée des rapports sociaux. Sont
entretenues ensemble et non réconciliées les deux orientations contradictoires, celle de
la stratégie égoïste de l’acteur et celle de la cohérence finalisée du système. L’une
s’applique au comportement des acteurs dans le jeu et l’autre aux résultats du jeu. Seul
le jeu en tant que mécanisme social intégrateur parvient à le dépasser. (p. 204)
Bien que se basant sur les apports qui viennent d’être évoqués, Marcel (2004) choisit, dans
son modèle, de ne pas considérer les pratiques individuelles à de seules fins stratégiques
conscientisées, mais de les considérer également dans tout ce qui est du domaine du non
conscientisé. Au niveau des pratiques collectives, « [elles] ne seront pas appréhendées
exclusivement au niveau des “résultats” puisque, là aussi, ils seront articulés avec des
théorisations collectives des acteurs » (p. 67).
Cette manière de percevoir les pratiques professionnelles permet de localiser les sous-
systèmes du système plus général qui cadre l’activité des enseignants. Elle offre donc une
localisation intéressante. D’autre part, l’identification opérée à l’aide du concept de jeu ouvre
sur les dimensions individuelle et collective du travail enseignant. C’est à ces deux dernières
que je vais maintenant m’intéresser.
44
enseignants et cette constitution en groupes stables établit un passé et un futur à
chaque moment passé en classe.
• Le temps et l’espace sont délimités de façon stricte et cela influence de manière très
importante toute l’organisation scolaire.
• Les particularités des élèves sont des contraintes explicites à toute activité
enseignante.
Ces éléments font du travail enseignant une tâche singulière pour l’auteur :
Cette tâche se caractérise par un spectaculaire contraste entre une liberté pédagogique
étendue et des contraintes administratives rigoureuses. Les objectifs et les conditions
d’atteinte de ces objectifs sont fortement spécifiés, en revanche les opérations à réaliser
ne font pas l’objet d’une définition particulière […] Cela contribue certainement à
définir une forte composante de résolution de problème ou de délimitation de problème
dans l’activité cognitive des enseignants. (Durand, 1996, p. 62-63)
Lorsque l’on se penche sur l’activité de l’enseignant, l’on perçoit, selon Durand (1996),
que l’enseignement peut être appréhendé comme « une activité dirigée vers le maintien
d’équilibres précaires et fragiles » (p. 135-136). Il démontre que les enseignants doivent avoir
une tendance à l’économie pour être efficaces dans l’action. Cette tendance y est analysée en
quatre points.
1. L’enseignant va mettre en place des routines qui vont lui permettre de se soulager de
prises de décisions coûteuses et qui permettent d’être en phase avec le contexte et la
situation. « Un fonctionnement opératoire efficient semble donc être un
fonctionnement intégré, au sein duquel les routines, règles et procédures délibérées
sont coordonnées dans une recherche simultanée d’efficacité et d’économie » (p. 138).
2. L’enseignant va tenter d’anticiper les événements pour éviter l’apparition des
problèmes et utiliser des hypothèses pour aborder la tâche. Ces anticipations peuvent
prendre la forme de planifications à court, moyen ou long terme ou être développées en
cours d’action. L’anticipation est toujours plus confortable que la réaction aux
dysfonctionnements qui surviennent.
3. L’enseignant va avoir recours à « des procédures simplifiées d’appréhension des
événements de la classe » (p. 140). Dans les faits, il va tenter de résumer les
stimulations qu’il rencontre en les regroupant. Il utilisera le niveau sonore comme
indice du climat de travail ou régulera son action à partir des performances d’un groupe
d’élèves qui lui donneront une sorte d’indication sur le niveau moyen de sa classe. Il
base cette manière de fonctionner sur le postulat implicite qui veut que « un niveau
moyen d’intervention (celui que peuvent appréhender les élèves de ce groupe de
pilotage) est bénéfique pour tous les élèves de la classe » (p. 140) C’est une manière
plus économique de fonctionner puisqu’elle résume les aptitudes des élèves à une sorte
de moyenne. C’est donc une stratégie par défaut qui minimise la charge cognitive
potentiellement associée à une pédagogie différenciée » (p. 141)
4. L’aspect suivant regroupe les stratégies qui visent à éviter les problèmes. « Elles
consistent en une renonciation temporaire de la part des enseignants, aux règles et aux
valeurs qui structurent habituellement leur action et celle des élèves » (p. 141). Par
exemple, l’enseignant va parfois choisir de ne pas intervenir face à une attitude
perturbatrice d’un élève parce qu’il juge qu’il a plus à perdre qu’à gagner dans une
intervention. Ce qui lui permet d’éviter une surcharge cognitive et émotionnelle. Ces
45
fonctionnements stratégiques vont s’appliquer différemment selon l’identité des
perturbateurs en question, ce qui n’est pas sans donner le signal d’un cadre fluctuant et
d’une inégalité dans le traitement des élèves.
En plus de ces stratégies visant l’économie, les enseignants doivent également faire face à
une série de dilemmes qui se présentent lorsqu’ils sont pris dans des situations contradictoires.
Durand (ibid.) en propose trois, recensés souvent dans la littérature ou fréquemment observés
sur le terrain : les incompatibilités entre les objectifs éducatifs, les incompatibilités entre les
objectifs éducatifs et les conditions d’enseignement et les incompatibilités entre les conditions
d’enseignement et les exigences propres à l’apprentissage. Face à ces dilemmes dont la liste
complète serait trop longue à dresser, les enseignants vont toujours essayer d’opter pour la
solution qui sera « la moins mauvaise possible ».
46
formelles, n’étant pas considérées comme réellement collectives puisque largement pilotées
par la hiérarchie et ne donnant qu’une marge de manœuvre minime aux enseignants.
Le travail sur projet est vu comme le second type de travail collectif. Le terme de projet
englobe des réalités allant de l’organisation de voyages d’étude à la gestion de classes
difficiles. Pour ceux qui s’y investissent, cette manière de fonctionner en équipe apporte une
réelle satisfaction, mais ce fonctionnement reste fragile parce qu’il dépend pour une partie
importante de l’énergie individuelle et de ses fluctuations. « L’univers du projet est aussi celui
de la déception et de l’usure. […] Nombre d’enseignants décrivent des projets « où le cœur
n’y est plus », en comparaison d’une époque reine, véritable âge d’or » (p. 486).
Le troisième mode de fonctionnement collectif est constitué des échanges informels qui ne
méritent pas le statut de travail en équipe, mais qui constituent, pour une part non négligeable
des participants à cette enquête, les seules pratiques collectives effectives. Discussions durant
les pauses et dans les couloirs, échange de matériel, concertations ponctuelles sur des aspects
du programme ou d’évaluations communes forment cet ensemble des pratiques informelles.
Monceau (2004) met en lumière les clivages qui « font apparaître une polysegmentation du
milieu professionnel » (p. 37) et qui vont influer sur ces pratiques informelles et sur le travail
en collectif.
Barrère (2002b) met donc en lumière qu’il n’y aurait pas un refus massif des enseignants
face au travail collectif, mais plutôt une attitude ambivalente qui voit comme principale
réticence à ce type de travail, des éléments se rapportant plutôt « aux modalités des
propositions actuelles et au quotidien vécu, souvent décevant, des concertations ordinaires
qu’à une option de principe ou de fond » (p. 487).
En identifiant « la faiblesse institutionnelle du travail en équipe », Barrère (2002a, p. 215)
met en évidence le manque de consensus professionnel et le fonctionnement hiérarchique de
l’établissement scolaire comme raison de cette faiblesse. Elle observe également avec
perspicacité que ce ne sont pas les réunions qui forment les équipes. Dans le cadre de ses
travaux, Barrère (2002a ; 2002b ; 2005) fait l’hypothèse de l’existence d’un chaînon
manquant entre les objectifs de haut niveau présents dans les projets ou chez les chefs
d’établissement et un objectif commun à tous et rarement évoqué : le respect de l’ordre
scolaire. Il y aurait donc une nécessité importante à gérer l’ordre scolaire de manière
collective puisqu’il concerne l’ensemble des intervenants et pourrait être considéré en tant que
pré-requis obligatoire à la prise en considération d’autres objectifs.
Dans des établissements qui s’approchent parfois de ce qu’on appelle « organisations
apprenantes », apprenantes des événements aléatoires de la gestion de classe : le
premier stade est de se mettre d’accord sur la manière de gérer des problèmes
considérés comme récurrents sur une classe ou un élève jugé difficile par tous. Mais
certains vont plus loin en considérant que l’organisation porte une responsabilité dans la
manière dont elle met tel ou tel enseignant en face de tel ou tel groupe d’élèves à telle
heure ou telle heure de la journée, ouvrant la voie à un travail collectif en ce sens.
(Barrère, 2005, p. 15)
Gather Thurler (2000) propose à ce sujet une intéressante typologie des relations
professionnelles et de leur influence sur la mise en place du changement dans les
établissements. Cette typologie, bien que synthétique, a la pertinence de mettre des mots
imagés sur des modes de fonctionnement réels, allant de l’individualisme pur et dur à la forme
la plus évoluée des modes d’action collective : la coopération professionnelle, seule à même
de permettre l’émergence d’une organisation apprenante efficace. Les modes intermédiaires
dont « chacun d’eux contient sans doute des éléments qui peuvent contribuer, à moyen ou
47
long terme, à l’émergence d’une coopération professionnelle » (p. 76) fonctionnent tous dans
l’optique de gérer les contradictions et les conflits potentiels.
Forme de
Incidences
Style de consensus Style de
sur le
direction par rapport aux fonctionnement
changement
objectifs
Changements
Autoritaire Consensus ponctuels,
Individualisme
libéral faible actions
spécifiques
Coexistence
+/- pacifique Richesse,
Décentralisation Accords partiels, Anomie dispersion,
Balkanisation
des dossiers projets juxtaposés cohérence
limitée
Maintien des
Pastoral, Souci fédérateur acquis Conservatisme
Grande famille grand-père ; valorisation des Évitement des et résistance au
souci du bien-être valeurs locales conflits socio- changement
cognitifs
Groupes de tâches
Collégialité Chef Consensus Réactivité plutôt
limitées dans la
contrainte d’orchestre « guidé », imposé qu’initiative
durée
Tableau : Typologie des relations professionnelles et de leurs incidences sur les cultures professionnelles et sur
le changement. (Gather Thurler, 2005)
On perçoit, à la lecture de ce tableau, les liens et les lignes de convergences existant avec
les éléments proposés par Barrère et Monceau lorsqu’ils évoquent les difficultés des
enseignants à travailler ensemble. On peut également remarquer l’importance donnée au
mode de gestion de l’établissement et à l’orientation dans l’un ou l’autre type de
fonctionnement qui peut en découler. Cette classification montre aussi à quel point les acteurs
du système prennent part au processus et l’inutilité de la simple injonction à la collaboration.
Dans ce chapitre qui essayait de caractériser, à l’aide d’éléments théoriques, le travail des
enseignants, l’on a pu observer deux dimensions propres à l’activité enseignante : les aspects
individuels et collectifs. En ayant abordé la question des raisonnements défensifs de manière
générale dans la partie consacrée à l’analyse du travail9, il me paraît nécessaire d’ajouter ici
quelques éléments propres aux résistances plus spécifiquement observées dans le travail des
enseignants.
9
Au chapitre 2.3.4
48
Pour Saujat (2003), il faut arrêter de dire que les enseignants font de la résistance au
changement et, pour lui, l’observation du travail réel permet de sortir de cette affirmation
triviale. Il propose de quitter l’idée que l’activité enseignante se résume au rapport didactique
et de la prendre en compte de manière plus large et plus complexe. Pour lui, certaines
innovations ont du mal à passer parce que l’enseignant ignore comment les mettre en place, et
qu’elles lui demandent trop d’investissement pour combler une incertitude déjà très présente
dans la pratique quotidienne.
La prise en compte de la complexité a également sa place dans les considérations de
Perrenoud (2002b) puisqu’il voit dans l’activité enseignante un professionnalisme prudent.
Les enseignants, dans leur grande majorité, se posent des questions et ne croient pas que les
problèmes de l’école peuvent se régler de manière simple et définitive. Dans cet ordre d’idée,
les résistances des enseignants ne peuvent être ramenées qu’à une analyse en termes de peur
irrationnelle ou de flemmardise crasse.
Dans une de ses études, Monceau (2004) s’est intéressé à analyser par les résistances,
l’élargissement du champ d’intervention professionnelle des enseignants dans un contexte
français. Là aussi, la résistance ne peut être analysée de manière triviale. Il dégage ce qui est
ressenti par les enseignants comme un non respect du contrat d’embauche par l’Etat. Dans le
cas des collèges et des lycées, les enseignants formés académiquement dans une branche
doivent participer à des projets interdisciplinaires. Le trouble est important puisque ces
enseignants tirent leur légitimité de leur maîtrise disciplinaire et que, suite à certaines
injonctions de la hiérarchie, ils assistent à une valorisation des enseignants moins gradés et
moins expérimentés, mais qui mettent en œuvre des projets regroupant plusieurs disciplines.
Un autre point intéressant relevé est lié au sentiment d’être surveillé et jugé par tous les
acteurs de l’école : collègues, parents et élèves. Là encore, la volonté de voir les enseignants
travailler en équipe, évoquer leurs pratiques et participer à la vie de l’établissement a opéré un
changement sur l’idée corporatiste encore valable il y a quelques années : « chacun maître
dans sa classe et tous solidaires de chacun » (p. 40). Les solidarités ne sont donc plus aussi
fortes qu’avant et la crainte d’être « lâché » par ses collègues dans le cadre d’un conflit avec
les parents ou les élèves est souvent mise en avant par les enseignants. Les enseignants sont
moins souverains dans et hors de leur classe. Un troisième point d’analyse proposé par cet
auteur est la remise en cause de la séparation entre le domaine professionnel et privé.
Traditionnellement, le domaine professionnel correspondait à la présence dans l’établissement
dans le cadre de la relation didactique, les temps de préparation et de correction étant gérés de
manière autonome dans le cadre de la sphère privée. Avec la modification des modes de
travail, les réunions qui se déroulent hors du temps d’enseignement son perçues par certains
comme des atteintes à leur sphère privée. Dans les faits, on retrouve toujours les mêmes
personnes dans les réunions et les clivages se développent entre ceux qui pensent qu’il faut
donner de soi pour que ça avance et ceux qui pensent que leur temps hors enseignement doit
essentiellement être consacré à la préparation de celui-ci. Le dernier point souligné par
Monceau (2004) est l’augmentation de la responsabilité individuelle et la diminution de
l’assistance dont il bénéficie. Par exemple, les sanctions demandées par les enseignants à leur
chef d’établissement ne sont pas toujours appliquées et ils ne peuvent plus uniquement
charger les documentalistes d’aider les élèves à effectuer des recherches, ils doivent négocier
avec eux des projets pédagogiques.
Ce qui est en cause, mis en évidence par les résistances des enseignants, est la perte
progressive de centralité de l’acte d’enseignement et, ce faisant, de l’enseignement lui-
même dans l’établissement. L’établissement est de moins en moins au service de
49
l’enseignant dont la place évolue dans le sens d’une plus grande interactivité avec les
autres corps professionnels. (p. 44)
Dans le même souci d’échapper à une vision trop simpliste des résistances des enseignants,
Barrère (2002a, 2005) propose de les analyser à la lumière de ce qu’elle appelle les épreuves
subjectives. Celles-ci, une fois définies, contiennent en elles toute la complexité puisqu’elles
« doivent être relues au sein de situations socialement différenciées, qui cependant ne
les déterminent pas strictement. Au contraire, des épreuves de même nature viennent
creuser l’écart entre deux individus ayant des caractéristiques sociales comparables et
placées également dans des contextes comparables ; de la même manière des contextes
différents peuvent engendrer des épreuves subjectives comparables ». (p. 5)
Le deuil de la discipline en fait partie et est caractérisé par la difficulté pour les enseignants
à quitter l’intérêt qu’ils portaient à leur branche de prédilection pour pouvoir l’enseigner et
ainsi se préoccuper entre autres de sa transmission. La cyclothymie des relations est définie
comme le sentiment d’être déterminé par l’humeur des autres. L’enseignement étant un travail
de relation, la nature de ces relations va y avoir une grande influence. La gestion de
l’émotionnel et des affects va être une épreuve importante. Le fantôme de l’impuissance est
une épreuve qui donne l’impression d’être inefficace dans son activité pour laquelle on a
l’impression de faire le maximum. Le déficit de reconnaissance est la dernière épreuve définie
par cette auteure. Il est surtout important pour les enseignants qui s’investissent de manière
extraordinaire dans les projets ou certaines innovations et qui ne bénéficient pas de la
reconnaissance à laquelle ils pensent avoir droit. C’est suite à cette épreuve que l’on entendra
certains justifier leur manque d’investissement en disant : « moi, j’ai déjà suffisamment
donné ». Barrère (2004) propose de les utiliser pour avoir une approche différente des
résistances et de l’indifférence à l’innovation :
« ces épreuves décident d’un sentiment de réussite ou d’échec global, mais aussi de
processus d’engagement ou de distanciation au travail et dans l’organisation qui
décident souvent de la réelle issue ou portée des innovations, décrites comme des
processus collectifs inséparables précisément de la manière dont les acteurs y
interviennent. […]. L’usure de l’innovateur est la sanction de la prise de risques et
d’initiative ». (p. 16)
Ce rapide tour d’horizon des éclairages de quelques auteurs sur la question des résistances
des enseignants n’a pas la volonté d’être exhaustif, puisqu’il aurait fallu en faire l’unique
objet de ce mémoire, mais il vise plutôt à mettre en lumière une constante importante à mes
yeux. Dans tous ces travaux, l’on perçoit bien que la vision simpliste de cette notion ne peut
permettre de faire avancer le débat autour du travail des enseignants et que seule la prise en
compte de leur travail réel offre la possibilité d’une réflexion constructive.
C’est avec ce chapitre sur le travail des enseignants que se termine la présentation des
aspects théoriques de ce mémoire. La partie suivante sera consacrée aux éléments qui
constitueront le cadre méthodologique de cette recherche.
50
qu’une faible connaissance à propos de la recherche en sciences humaines et sociales, j’ai eu
l’occasion de m’intéresser à de nouvelles notions épistémologiques qui ont enrichi mon
raisonnement intellectuel et qui ont également orienté mes choix quant à la présente
recherche. Dans ce sens, cette recherche sera largement influencée par le paradigme
compréhensif qui voit son origine, entre autres, chez Rickert (1899/1997) lorsqu’il établit la
distinction entre les sciences de la nature et les sciences historiques qui ne visent pas
l’élaboration de lois naturelles ou de concepts généralisants, mais qui :
veulent représenter la réalité qui n’est jamais générale mais toujours individuelle, dans
son individualité ; et sitôt que celle-ci est prise en considération, le concept des sciences
de la nature ne peut plus fonctionner, car sa signification repose justement sur le fait
qu’il rejette l’individuel comme «inessentiel». (p.86)
Dans cette manière de voir la constitution de la connaissance, une étape intermédiaire est
ajoutée entre le général et le particulier. Le commun entre les individualités va avoir sa raison
d’être sous le concept de culture « [qui] fournit donc à la formation de concepts historiques
son principe de sélection de l’essentiel au sein de la réalité » (p.119).
La position épistémologique de Taylor (1997), temporellement plus proche de nous, sert
également de support à mon ancrage méthodologique. Cet auteur plaide pour que
l’interprétation, au sens de l’herméneutique, soit considérée comme le moyen par excellence
de progresser dans les sciences de l’homme :
Une interprétation réussie rend clair un sens présent au départ sous une forme confuse,
fragmentaire, obscure. Mais comment sait-on que cette interprétation est correcte ? Sans
doute parce qu’elle rend compte du sens du texte original : ce qui est étrange, déroutant,
énigmatique, contradictoire ne l’est plus, on l’a expliqué. (p. 140)
Cette réflexion oblige à intégrer et à prendre en considération la question du cercle
herméneutique dans lequel s’inscrit toute personne interprétant ses données et qui demande le
développement d’une compréhension mutuelle provoquant parfois l’obligation de se changer
soi-même. La thèse de Taylor, bien qu’un peu extrémiste, a le mérite de pousser le
questionnement jusqu’à son terme, mettant l’intuition au centre des qualités du chercheur en
sciences de l’Homme : « Dans une science herméneutique, un certain degré d’intuition est
indispensable, et cette intuition ne peut être communiquée en rassemblant des données brutes,
ni en apprenant certains modes de raisonnement formel, ni non plus en combinant les deux
méthodes » (p.188).
Ce rapport à l’interprétation et à l’intuition du chercheur permet de faire le lien avec le
positionnement méthodologique de la théorie enracinée, ou fondée, développée par Glaser et
Strauss en 1967, dans lequel j’aimerais inscrire cette recherche.
Une inscription dans un tel paradigme a une influence extrêmement importante sur la
manière dont la recherche doit être construite et menée. Elle pose également des questions sur
son adéquation à mon entreprise puisque, à ce jour, passablement de concepts ont été abordés
dans la partie théorique et qu’un cadre conceptuel a déjà été développé et sera présenté plus
loin. Ces questions sont légitimes au regard de la définition du concept donné par Stauss et
Corbin (2004) :
Que voulons-nous dire lorsque nous utilisons les termes de “théorie enracinée” ? Nous
voulons désigner une théorie qui dérive des données systématiquement récoltées et
analysées à travers un processus de recherche. Avec cette méthode, la récolte des
données, l’analyse et la théorie éventuelle sont inter-reliées. Un chercheur ne commence
51
pas un projet avec une théorie préconçue[…]. Il débute plutôt par un champ d’étude qui
permet aux données de faire émerger la théorie. (Strauss & Corbin, 2004, p.30)
Si l’on suit ces auteurs, le travail de recherche théorique et conceptuelle effectué en amont
de ces considérations méthodologiques empêcherait l’inscription de cette recherche dans ce
courant méthodologique. Une autre manière de percevoir cette question serait de se prendre
en considération le fait que l’origine de cette recherche et les premières hypothèses qui la
guident sont bien issues d’un terrain : celui de mon activité professionnelle
La théorie enracinée oblige le chercheur à un continuel va et vient entre les données
qu’il récolte et leur analyse. Cette analyse va, à son tour, influencer la récolte des
données. Ce processus vise la production de la théorie. La théorisation est un travail qui
comprend non seulement l’intuition et ou la conceptualisation des idées, mais également
leur formation dans un schème logique, systématique et explicatif. […] Aussi, toutes les
hypothèses et les propositions qui dérivent des données doivent-elles être
continuellement “contrôlées” par de nouvelles données et modifiées, étendues ou
rejetées selon les circonstances. (ibid. pp. 42-43)
Avec cette manière de faire de la recherche en sciences humaines, on évite, autant que
possible, de parler à la place des répondants et de les maintenir à l’écart de la théorie. Pour
Stauss et Corbin (ibid.) « une théorie enracinée dans les données est reconnaissable par les
enquêtés, même si elle n’est pas conforme à chaque aspect de leurs cas, les concepts plus
larges peuvent s’appliquer » (p. 199).
En voulant s’inscrire dans la théorie enracinée, cette recherche sera donc une recherche de
type qualitatif, définie par des résultats obtenus « ni par des procédures statistiques, ni par
d’autre moyen de quantification » (p. 28) et dont quelques caractéristiques centrales sont
proposées par Huberman et Miles (2003) :
• La recherche qualitative se conduit par un contact prolongé et/ou intense avec un
terrain ou une situation de vie. Ces situations sont par définition banales ou
normales ; elles reflètent la vie d’individus, de groupes, de sociétés et
d’organisations au quotidien.
• Le rôle du chercheur est d’atteindre une compréhension “holiste” (systémique,
globale, intégrée) du contexte de l’étude : sa logique, ses arrangements, ses
règles implicites et explicites.
• Le chercheur essaie de capter des données sur les perceptions d’acteurs locaux
“de l’intérieur ” à l’aide d’un processus d’attention approfondie, de
compréhension empathique (verstehen) et de préconceptions mises en suspens
ou entre parenthèses selon les sujets abordés.
• A la lecture du matériel récolté, le chercheur peut isoler certains thèmes et
expressions qui peuvent être revus avec les informants mais qui devraient être
maintenus dans leur formulation d’origine tout au long de l’étude.
• Une tâche importante est d’expliquer la façon dont les personnes dans les
contextes particuliers comprennent progressivement, rendent compte, agissent et
sinon gèrent leurs situations quotidiennes.
• De nombreuses interprétations de ces matériels sont possibles, mais plusieurs
ont plus de force pour des raisons théoriques ou de validité interne.
• Relativement peu d’instrumentation standardisée est utilisée au départ. Le
chercheur est essentiellement l’outil principal de l’étude.
• La majeure partie de l’analyse est réalisée à l’aide de mots. Les mots peuvent
être assemblés, regroupés ou répartis dans des segments sémiotiques. Ils peuvent
52
être organisés de façon à permettre au chercheur de constater, de comparer,
d’analyser et d’établir des modèles. (pp. 21-22)
Dans une recherche qualitative, les données doivent être entendues dans un sens assez
large, se concentrant sur « des événements qui surviennent naturellement et des événements
ordinaires qui surviennent dans des contextes naturels » (Ibid., p.26). Comme le précisent
Strauss et Corbin (2004) « les données peuvent comprendre des interviews et des observations
mais peuvent aussi inclure des documents, des films ou des vidéos, ainsi que des données
quantifiées pour d’autres objectifs tels que les données de recensements. » (p. 28)
La volonté affichée de ce travail est de s’intéresser, même dans une petite mesure, à
l’activité réelle d’enseignants. A ce propos, j’ai envie de suivre Tardif et Levasseur (2004)
dans leur vision de ce que devrait être la recherche sur la pratique enseignante :
Cette perspective amène à centrer la recherche sur ce que font et sont les enseignants,
plutôt qu’à se borner, comme c’est souvent le cas aujourd’hui en sciences sociales sous
l’influence du mentalisme et du cognitivisme, à enregistrer leur représentations, leurs
perceptions ou leurs croyances. En effet, étudier du travail, c’est forcément étudier
l’agir de quelqu’un, c’est-à-dire, un système de pratiques à la fois objectives et
subjectives. (p. 253)
Dans ce contexte, une méthodologie de recherche uniquement inscrite dans l’élaboration
d’entretiens peu ou prou centrés sur une pré-conceptualisation de l’activité enseignante ne
permettrait que difficilement d’accéder à son travail réel et ne me permettrait pas de
progresser dans ma recherche. Dans les paragraphes qui vont suivre, je décrirai mes choix
méthodologiques dont j’espère qu’ils me permettront, tout en restant inscrits dans la théorie
enracinée, d’arriver à mes fins.
3.2 L’observation
Pour accéder au réel du travail de l’enseignant, un entretien compréhensif ou
d’explicitation ne saurait être suffisant pour la simple raison évoquée que ce qui motive les
conduites humaines au travail n’est pas forcément accessible à la conscience de l’individu.
L’entretien compréhensif classique n’apporterait pas les éclaircissements attendus. Par
conséquent, je récolterai mes données dans le cadre d’une articulation entre différents
moments d’observation qui seront suivis d’entretiens
L’observation sera entendue au sens de la méthode générale de recherche telle que définie
par Massonnat (1993). Cette méthode implique que le chercheur ait délimité la situation
observée, l’information donnée aux acteurs et les conditions de déroulement de son travail.
Comme mon but n’est pas d’utiliser seulement l’observation directe comme moyen de
récolter des données, je n’utilise pas de moyens méthodologiques trop élaborés, sans pour
autant tomber dans une forme d’observation participante (Dufour, Fortin & Hamel, 1991).
Lors de toute récolte de données, le chercheur peut plus ou moins s’impliquer. Dans le cas
d’une observation directe, cette implication sera de fait plus importante que lors d’un simple
envoi de questionnaire par la poste. Massonnat (1993) propose quatre paliers d’implication
dans le cadre de l’observation :
• L’observateur intervient sans prévenir les observés et fait en sorte de ne pas être
repérable.[…]
• L’observateur limite son implication à l’établissement d’un contrat de travail et à
l’obtention des conditions qui favoriseront au mieux son intégration.
53
• L’observateur commence à se faire admettre et connaître avant d’intervenir.
L’ethnologue observant les rites culturels et le psychologue du travail analysant
un poste procèdent de la sorte.
• L’observateur désire s’impliquer pour étudier un phénomène à travers les
changements qu’il tente de provoquer. La règle est alors que le scénario de
l’intervention soit parfaitement explicite et qu’il soit fait appel à des
observateurs totalement extérieurs. (p. 29)
Cette progression de l’implication du chercheur en quatre niveaux possède certainement
autant d’avantages que de défauts. Il n’empêche qu’elle met en lumière le fait que, dans mon
cas, l’implication est importante. En effet, mes aspirations m’obligent à envisager une
observation qui se situe sur le troisième échelon de la gradation proposée. Si le procédé
méthodologique utilisé m’implique de manière importante, il ne faudra pas oublier la charge
de l’implication « psychologique » de mon observation, étant due à mon double statut
d’étudiant menant une recherche et d’enseignant primaire. On se rend compte que cette
implication serait nettement moins importante si j’avais choisi d’observer, par exemple, le
travail d’une équipe de soins infirmiers. « Les conditions de l’observation […] peuvent
indirectement aussi infléchir les attitudes réciproques entre observateur et observé : sentiment
de gêne, impression d’être voyeur ou persécuteur chez l’observateur ; sentiment d’être jugé,
dépossédé de son savoir ou de s’exhiber chez l’observé » (Massonnat, 1993, p. 32).
Dans le cadre de cette recherche, il faut également se poser la question de l’inférence.
Lorsque l’inférence est faible, l’observateur se centre sur ce qui est visible, audible,
donc directement perceptible et le retranscrit immédiatement. Lorsque l’inférence est
forte, l’observateur interprète les observables comme signe d’une intention cachée, d’un
processus cognitif ou affectif intériorisé, d’une stratégie souvent non directement
accessible pour l’observé et l’observateur. (Ibid., 1993, p. 45)
Dans mon cas, je dois admettre une forte inférence. En effet, je positionne cette recherche
dans une visée compréhensive ce qui implique, de fait, une implication du chercheur. Dans
mes observations, j’essaie ainsi de réunir deux conditions de base. Premièrement, ne
laisser aucune place à un positionnement de l’observateur en termes de valeurs, ce qui
implique une suppression du jugement. Dans le cadre de mon rapport avec le milieu observé,
puisque je suis à la fois chercheur et « du métier », cette condition est d’autant plus
importante. Deuxièmement, il y a le partage du postulat qui veut que toutes les conduites
humaines aient un sens et que c’est de ce sens que je voudrais approcher la compréhension.
Dans le cadre de ces observations, je dois également être conscient des biais possibles pour
en tenir compte et tenter de diminuer leur apparition et leur influence. Massonnat (1993) en
liste quatre considérés comme généraux :
• L’effet de halo est l’impression dominante de l’observateur qui est appliqué à
l’ensemble des observables.
• L’effet de Howthorne est l’effet d’activation générale, plus ou moins durable
chez les observés, due à la présence de l’observateur perçue comme valorisante.
• L’effet de congruence ou de contraste : lié à la distance entre ce qui est observé
et les expériences ou les analyses antérieures de l’observateur.
• La focalisation sur les éléments saillants, sur les temps forts, sur l’activité au
détriment des autres moments et des ruptures dans l’activité. (p. 33)
Dans le cadre de ma recherche, je suis ainsi attentif aux effets de congruence et de
contraste qui seront importants en raison de ma pratique professionnelle, en gardant
54
continuellement cette considération en mémoire lors de mes observations et de mes
réflexions. J’espère pouvoir limiter les autres effets en associant les observations directes avec
les données récoltés dans le cadre des entretiens et également en retournant sur le terrain pour
vérifier intuitions et hypothèses.
Après ces quelques apports théoriques à propos de l’observation, il me semble important
d’expliquer concrètement dans quelle mesure ce procédé méthodologique intervient dans mon
travail de recherche.
3.3 L’entretien
Dans le cadre qui m’intéresse, l’entretien va poursuivre deux buts principaux. Il va tout
d’abord me donner l’occasion d’essayer de cerner les valeurs, les croyances et les
représentations des personnes interviewées. Ensuite, le deuxième but de ce procédé
méthodologique est de permettre aux personnes interrogées, dans un premier temps, la prise
de conscience de l’activité réalisée, pour qu’ils puissent accéder, dans un deuxième temps, au
réel de l’activité tel qu’il est défini par Clot (2001). Je reviendrai tour à tour sur ces points.
Pour le premier but attribué à l’entretien, je me situe clairement dans le cadre de la
recherche qualitative à visée compréhensive. Dans ce cadre-là, l’entretien semi-directif
attribue un statut particulier à la parole des gens. Il correspond à celui exprimé par Demazière
et Dubar (1997) qui considèrent « les personnes qui parlent au chercheur comme des “sujets ”
exprimant, dans un dialogue marqué par la confiance, leur expérience et leurs convictions,
leur point de vue et leur “définition de situations vécues” » (p. 7). Les personnes qui
participent aux entretiens, par le biais des mots, ne livrent pas des faits, mais elles donnent
accès à ce que Demazière et Dubar (Ibid.) appellent « leur monde ». « C’est à la découverte
de ces mondes que sont destinés les entretiens de recherche centrés sur les sujets qui ont
accepté le dialogue » (p. 7).
Sous le label entretien de recherche se trouve toute une panoplie de types d’entretiens
allant du plus directif au moins directif. Le type choisi est semi-directif puisqu’il laisse une
grande liberté d’expression à la personne interviewée tout en permettant à l’interviewer de
10
Pour des raisons de lisibilité, c’est au masculin que la dualité des genres sera entendue.
55
guider l’entretien dans les zones visées par la recherche. La plus grande interaction est
demandée entre les protagonistes puisque c’est au moment de l’entretien que les
éclaircissements sur ce qui est évoqué doivent être apportés, afin de permettre une
intercompréhension des représentations de l’individu.
Dans le contexte de l’entretien, l’on sait également l’importance que peuvent avoir les
projections des interviewés quant à la personne de l’interviewer ou la nature de la recherche.
Bézille (1985) en a fait une analyse intéressante en interviewant des répondants ayant
participé à une enquête par entretien. Il en ressort de manière très nette l’importance que peut
avoir l’information donnée à propos de la recherche à laquelle participent les répondants et le
soin qui doit être mis par l’enquêteur afin d’éviter tous les doutes possibles à son égard.
Dans le préambule de cette partie consacrée à l’entretien, j’ai rapidement évoqué une sorte
de double statut que je lui attribuais. Je viens de faire état de la première partie de ce statut et
je peux maintenant aborder le second. Dans le cadre de cette recherche sur le travail des
enseignants, l’entretien devrait également me permettre d’accéder à la prise de conscience
par l’interviewé du réel de son activité. Cette prise de conscience est à mon sens possible dans
ce type d’entretien puisque, comme le dit Jobert (2000) :
En utilisant le langage comme instrument d’action sur autrui et en intégrant à son récit
le souci du rapport d’autrui au contenu de son discours, le narrateur modifie son propre
rapport à son action passée. Une version nouvelle, des versions successives, vont révéler
des aspects de l’action passée non entrevus, au plan des intentions, des faits et de leur
causes ou de leurs conséquence. Les espaces ainsi ouverts par les jeux du dialogue
reconstruisent le rapport du sujet à son action passée en révélant des possibles empêchés
et en ouvrant des alternatives à l’action future. (p.17-18)
Je souhaite utiliser les entretiens qui vont suivre les observations directes dans une fin de
recherche visant une meilleure compréhension de l’activité des enseignants et non, comme
plusieurs auteurs l’ont développé (Clot, 1999, 2000, 2001 ; Clot & Faïta, 2000 ; Clot, Faïta,
Fernandez & Scheller, 2000), dans le cadre d’une analyse de l’activité à des fins « cliniques ».
Dans les faits, je souhaite, en m’entretenant avec des enseignants préalablement observés,
faire apparaître ce qui se trouve en amont de ce que Clot (2001) nomme l’activité réalisée et
qui fait néanmoins partie du réel.
56
Pour essayer tout de même d’accéder à certaines dimensions du travail réel des enseignants
sans les observer en cours d’action, j’ai choisi d’utiliser la technique de l’instruction au sosie
présentée par Clot (2001).
Cette technique d’exploration de l’activité se base sur l’interaction, dans le cadre d’un jeu
de rôle, entre deux personnes : un opérateur jouant le rôle de l’instructeur et un chercheur
jouant le rôle du sosie. La consigne donnée par le chercheur est la suivante : « suppose que je
sois ton sosie et que demain je me trouve en situation de te remplacer dans ton travail. Quelles
sont les instructions que tu devrais me transmettre afin que personne ne s’avise de la
substitution ? » (p. 134). L’opérateur, dans son rôle d’instructeur, va devoir passer les
informations qui permettraient au sosie de fonctionner à sa place. Le sosie, ne connaissant pas
exactement la manière dont l’instructeur exerce son métier va devoir essayer de récupérer
toute l’information qui lui sera utile une fois qu’il sera seul et contraint d’agir à la place de
son instructeur.
Par cette manière de faire, il est possible d’accéder à une part de l’activité du sujet
instructeur qui ira au-delà de à l’explication de prescriptions, de théories d’action comme en
parlent Argyris et Schön (2002). En effet, le rôle joué par le sosie est capital puisque
l’activité du sosie consiste à résister à l’activité de l’instructeur qui cherche à lui faire
partager sa version « réalisée » du réel. Il résiste en interposant entre l’instructeur et son
action, une image de la situation peu conforme à l’idée « naturalisée » que s’en est fait
le sujet. […] Il entrave le déroulement des opérations évoquées afin que le sujet
mobilise non seulement ce déroulement-là mais d’autres déroulements plus compatibles
avec la description du milieu proposé par le sosie, même et surtout s’il s’agit d’une
réalisation surprenante de la situation de travail. (Clot, 2001, p.137)
Idéalement, dans cette méthode, le sosie ne devrait pas être un expert du domaine, pour
pouvoir bénéficier d’un double handicap : ne pas savoir et devoir agir. Dans mon cas, je
connais relativement bien le métier d’enseignant, du moins au niveau de la prescription et des
théories d’action déjà évoquées. Par contre, mon expérience m’a montré à quel point les
représentations et les pratiques pouvaient diverger au sein d’un même établissement. C’est en
étant fort de ce constat et en m’impliquant dans une attitude de chercheur qui vise « la
recherche de la conformité opératoire » (ibid., p. 138) avec l’activité du sujet que j’espère
contourner cette difficulté.
Cette méthodologie, tout comme l’auto-confrontation et l’auto-confrontation croisée (Clot
& Faïta, 2000), vise la prise en compte du réel de l’activité. Pour ces auteurs, ne prendre en
compte que ce qui est effectivement réalisé par l’opérateur, ampute l’activité de toute une part
de sa substance.
Le réel de l’activité c’est aussi, selon nous, ce qui ne se fait pas, ce qu’on ne fait plus,
mais aussi ce qu’on cherche à faire sans y parvenir – le drame des échecs – ce qu’on
aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense pouvoir faire ailleurs. Il faut y ajouter –
paradoxe fréquent – ce qu’on fait pour ne pas faire ce qui est à faire. (Clot, 2001, p.128)
En utilisant un procédé qui ne se contente pas de ce qui est réalisé, l’on met en lumière les
conflits qui habitent le réel et sa prise en compte par l’activité ainsi que la part d’intelligence
mobilisée par l’opérateur. Pour ma part, ce procédé devra me permettre, par une situation
artificielle mais peu éloignée du réel de l’activité, de récolter des données sur le travail réel
des enseignants pris dans un processus de transformation de pratiques. Je me détache en cela
des aspirations de Clot (2001) pour qui : « il n’est jamais question d’un simple projet de
connaissance et de recherche. L’investigation scientifique est conçue ici comme un instrument
57
(Rabardel, 1995) dont les professionnels peuvent disposer » (p. 133). De fait, mon utilisation
de ce procédé n’aura aucune visée de « transformation indirecte du travail des sujets » (ibid.)
même si je crois en son bien-fondé.
58
Une part importante de ma difficulté à trouver un « terrain » est certainement liée aux
résistances des écoles de participer à une recherche. On peut trouver plusieurs raisons à cela.
Dans le canton de Fribourg, il n’existe que très peu de liens entre la recherche et les écoles. Le
fait de participer à une étude ne fait pas encore partie de la culture professionnelle des
enseignants fribourgeois. De plus, mon statut d’enseignant, de pair, a certainement dû
contribuer aux résistances des enseignants approchés. Finalement, le fait de chercher à
travailler avec un établissement dans son ensemble et à soumettre les enseignants à une
« radiographie » prolongée et approfondie de leurs pratiques individuelles et collectives a
également freiné certaines écoles, dont seule une partie des membres était disposée à
s’engager dans une mise à découvert de ce qui reste encore largement du domaine de
l’implicite et du tacite.
59
• L’inspecteur scolaire fonctionne comme « garant externe » auprès des écoles en projet
et favorise les processus de développement, en validant les projets et en étant le garant
de la qualité de l’enseignement dispensé (ibid., p.6).
Dans le cadre du cours d’été consacré à la rédaction du projet et lors de sa mise en
pratique, les écoles sont guidées à travers les sept étapes du développement proposées par
Awecker, Schratz & Weiser (2002).
1. Analyse des facilitateurs et les obstacles en lien avec le développement visé.
2. Identification des forces et des faiblesses dans le contexte de la situation de départ.
3. Développement d’une vision commune en mettant au service de l’établissement les
concepts partagés par tous.
4. Formulation des objectifs généraux et spécifiques du développement d’un projet
collectif.
5. Planification des mesures concrètes dans le cadre de la mise en œuvre du projet.
6. Mise en œuvre sans perdre de vue les objectifs du projet.
7. Evaluation de la mise en oeuvre en analysant des données récoltées.
Entre les années 2000 et 2006, ce sont trente-quatre écoles qui ont choisi de mettre en œuvre
un projet d’établissement.
60
Dans ce cadre-là, ils analysent leur ouverture au changement :
Sur le nombre élevé d’enseignants de notre école, nous rencontrons divers degrés
d’ouverture au changement. Il n’y a pas d’échange au niveau des nouvelles tendances
et de la presse pédagogiques lors des séances, mais cela se pratique individuellement.
(Ecole de Bois-Joli, Projet remis à l’inspecteur, août 2006)
En tenant compte de leurs acquis très hétérogènes en termes d’organisation, d’expérience
et d’éléments facilitateurs pour une mise en oeuvre d’un tel projet (relation aux parents,
relations avec la commission scolaire, l’inspecteur, etc…), le cours d’été a servi à négocier et
à expliciter les finalités à long terme d’un projet qui a été remis à l’inspecteur en août 2006
sont les suivantes:
• L’objectif visé est l’amélioration des compétences scolaires des enfants. Pour y
parvenir, les enseignants ont, dans un premier temps, réorganisé le
fonctionnement interne de l’école. Puis, dans un deuxième temps, ils ont élaboré
un projet sur la lecture.
• En tenant compte des objectifs de fin de cycle, du plan cadre romand
(PECARO) et du cahier des charges, le corps enseignant planifie et évalue
régulièrement le suivi du projet d’établissement.
• Chacun est prêt à participer activement au développement de son école. La
coopération devient ainsi une source de cohérence et de continuité dans la prise
en charge des élèves. Elle est la condition d’une division du travail plus souple
et plus mobile, permettant de construire et de faire évoluer des dispositifs de
pédagogie différenciée.
• L’école a mis en place une gestion de l’information qui permet aux divers
partenaires (élèves, enseignants, parents) de s’exprimer et de chercher ensemble
des solutions aux problèmes rencontrés.
• Les réunions d’équipe et de travail dans l’établissement sont orientées selon des
objectifs, sont bien animées et efficaces.
• L’école élabore ses propres outils pour procéder à une répartition optimale
répondant aux besoins des enfants : contrats pédagogiques, plan de travail,
groupes de besoin, appuis, décloisonnement…
• Pour favoriser les apprentissages, l’école organise des décloisonnements, des
groupes de besoins, le travail par classe, le travail par cycle.
• La bonne conduite du projet nécessite un budget pour l’achat de livres et
l’aménagement d’un local en bibliothèque, ainsi que la mise à disposition de ce
dernier . (Ecole de Bois-Joli, Projet remis à l’inspecteur, août 2006)
Selon le projet rédigé par les enseignants, ces finalités devraient être atteintes grâce à la
poursuite d’un objectif pédagogique à long terme centré sur l’amélioration des compétences
en lecture, et en réalisant des objectifs à court terme de deux ordres. Le premier est travaillé
dans la verticalité : développer le goût de lire. Le deuxième est différent suivant le cycle :
« Objectif complémentaire à court terme par cycle :
Cycle 1 : jouer autour du livre.
Cycle 2 : s’approprier la lecture.
Cycle 3 : partager ses lectures. » (ibid)
En lien avec ces objectifs, les enseignants ont défini une liste importante d’activités qui
devront être organisées durant l’année scolaire. Certaines sont propres à toute l’école et
d’autres ne seront réalisées que dans certaines classes ou certains cycles.
61
3.6.2.2 Des éléments de prescription
Après avoir présenté le contexte propre à l’école de Bois-Joli, il me semble pertinent,
puisque je m’intéresse au travail réel des enseignants, d’amener quelques éléments de
prescription propres au travail des enseignants dans le canton de Fribourg.
Le cadre légal de l’enseignement primaire est régi par la loi scolaire du 23 mai 1985 et son
règlement d’application du 16 décembre 1986. La fonction de l’enseignant primaire est
précisée dans une description de fonction provenant de la Direction de l’instruction publique,
de la culture et des sports (DICS) qui date de 2005. Cette récente publication, distribuée à
chaque enseignant, doit permettre de clarifier les éléments prescriptifs liés à leur fonction,
comme le précise la DICS (2005) dans le communiqué accompagnant cette description de
fonction :
Depuis plusieurs années, l’absence d’un véritable cahier des charges pour le personnel
enseignant a fait l’objet de questions, tant de la part des autorités politiques que des
associations professionnelles. Par ailleurs, la conception et la conduite de la fonction
d’enseignant et d’enseignante ont passablement évolué depuis la rédaction de la loi
scolaire de 1985, comme la notion même de formation considérée au sens large. Il était
donc devenu nécessaire de mieux préciser le cadre de travail du corps enseignant.
C’est naturellement à partir de ce document que les éléments propres à la prescription
officielle seront présentés.
Le but général de la fonction est d’abord présenté : « L’enseignant ou l’enseignante
primaire est chargé-e de l’instruction et de l’éducation des élèves qui lui sont confiés. Il ou
elle enseigne généralement toutes les disciplines. » (p.1) Puis, les activités du champ
« enseignement » sont évoquées. Elles devraient occuper 80 à 85 % du temps de l’enseignant
et correspondent aux activités de planification et de préparation des cours, à l’enseignement
proprement dit, à la correction et à l’évaluation des travaux ainsi qu’aux autres formes
d’enseignement.
Le deuxième champ concerne ce qui est appelé « suivi pédagogique et éducatif des
élèves ». Le temps approximatif par année de ce champ est estimé entre 5 et 10 %. Il englobe
les domaines suivants : le soutien et le conseil, la surveillance et l’encadrement, les relations
entre l’école et la famille et la collaboration avec les services auxiliaires.
Le troisième champ concerne le « fonctionnement de l’école » et devait occuper 5 à 10 %
de la fonction. On y retrouve les éléments propres au projet d’établissement avec la
concertation avec les collègues, la participation aux réunions, à la vie scolaire et la
collaboration avec les autorités. Ce champ concerne également l’exécution de tâches
organisationnelles et administratives.
Le dernier champ de cette description de fonction est relatif à la « formation continue » et
devrait prendre 3 à 5 % du temps de travail d’un enseignant primaire. On y trouve la mise à
jour des connaissances professionnelles et le développement des compétences personnelles et
sociales ainsi que la participation à des intervisions ou des supervisions en cas de besoin.
L’école de Bois-Joli élabore son projet en bénéficiant de la structure mise à disposition par
l’institution. En faisant cela, elle respecte tout un pan des prescriptions du nouveau cahier des
charges des enseignants. Elle choisit de développer son projet autour de la lecture. En
observant les objectifs définis au niveau des cycles par les enseignants, on peut remarquer
qu’ils restent très vagues et finalement peu contraignants. On pourrait avancer quelques
hypothèses sur les raisons de ces choix.
62
• Les enseignants établissent de tels objectifs pour ne pas avoir à rendre des comptes
trop exigeants : en ayant des objectifs aussi vagues, les échecs sont plus difficilement
identifiables.
• Le choix de ces objectifs montre la volonté de bâtir un projet sur un consensus prenant
en compte un minimum commun : les objectifs sont facilement identifiables par tous,
chacun ayant l’impression de se lancer dans un projet réalisable.
• Avec un projet comme celui-ci, l’ensemble de l’établissement se mobilise derrière
deux sentiments assez distincts. Premièrement la volonté de commencer par quelque
chose de modeste pour ne pas se perdre et ainsi pouvoir aller plus loin.
Deuxièmement, le sentiment de se lancer dans un projet qui met l’établissement en
accord avec les prescriptions cantonales et la volonté de l’inspectorat : l’école à un
projet, qu’importe son contenu.
On verra que, si ces hypothèses ne seront pas vérifiées dans la partie consacrée à l’analyse
des données, elles y trouveront un certain écho.
63
3.7.2 Les instructions au « sosie »
Dans le but d’approcher le plus possible le travail réel des enseignants tout en évitant une
intervention trop invasive, j’avais choisi d’utiliser le principe de « l’instruction au sosie » dans
le cadre de mes entretiens. Dans un travail préalable ayant pour but de tester de l’utilisation
d’un tel procédé dans ma recherche, je me suis rendu compte de la difficulté d’accéder à
toutes les dimensions qui m’intéressaient en maintenant la discussion uniquement sur
l’activité servant de support à l’instruction. Fort de ce constat, j’ai opté pour une forme
d’entretien en trois temps qui devait me permettre d’accéder à la vision la plus globale
possible de l’ensemble de la problématique.
Avant de commencer, je rappelais à la personne interviewée « le contrat » de l’entretien.
La question de l’enregistrement était abordée et je précisais à chaque fois que leur discours
leur appartenait et que si le répondant estimait avoir dit des choses qu’il n’aurait pas dû, il
pouvait, à tout moment, me demander de les enlever, même une fois l’entretien terminé et
retranscrit. Je présentais également le principe de l’instruction au sosie et les différents
moments de l’entretien.
La première phase était consacrée à une instruction au sosie centrée sur une séquence
d’enseignement en lien avec le projet d’établissement11.
La deuxième partie de l’entretien continuait d’utiliser le principe du sosie, mais était cette
fois consacrée aux réunions et au contact avec les autres enseignants. Par ce biais, j’espérais
approcher des dimensions propres au collectif et accéder à la position tenue par les répondants
dans ce cadre-là.
Le troisième et dernier moment de l’entretien changeait de registre et se déroulait à la
manière d’un entretien semi-directif. Par ce biais, je pouvais aborder des questions en lien
avec l’historique du projet, l’identification des répondants accordée au projet et les risques
redoutés par rapport à sa mise en œuvre.
11
Dans la majorité des cas, cette séquence était la présentation du « livre coup de cœur » qui avait la particularité
d’être l’élément présent dans toutes les classes de l’école. Cette première phase durait entre trente et quarante
minutes.
64
Une fois retranscrits, les entretiens étaient relus puis codés. J’avais mis en évidence une
série de variables à partir de mes lectures théoriques et des élaborations successives de mes
cadres conceptuels. Les variables étaient réparties en différents groupes comme les éléments
organisationnels, contextuels, les facilitateurs et obstacles internes à la mise en place du
changement, les facilitateurs ou obstacles externes à la mise en place du changement, les
ressources, les effets sur les pratiques, les effets conceptuels et les effets secondaires.
Au fur et à mesure que les données étaient analysées et codées, de nouvelles variables
apparaissaient et rejoignaient les différents groupes établis. Au final, une liste d’environ
nonante variables avait vu le jour. Le codage se faisait toujours de la même manière avec
l’inscription du numéro de la variable dans le texte, au début d’un groupe d’énoncés qui
faisaient sens12.
Mireille 2
Yannick 4
Gaby 2
Marie 2
Camille 1
Andrea 1
Claude 1
Lucienne 1
Magalie 1
Jeanne 1
Totaux : 3 3 1 6 5 18
12
Voir dans les annexes la liste des variables et les entretiens codés.
13
Dans un but de « désidentification », les prénoms des enseignants sont fictifs.
65
4. Cadre conceptuel d’analyse des données
DESCRIPTIF GENERAL
Taille de l’école Relation avec les parents
Relations avec la commission scolaire Parcours biographiques et professionnel des personnes
Relations avec l’inspecteur Composition du cycle
Hétérogénéité importante
Avant le cours d’été
Caractéristiques:
• Parcours biographique
Après le cours d’été
• Valeur professionnelle :
Ouverture au changement Effets sur la validité de la
• Valorisation de la part collective du projet. démarche:
• Rôle dans l’établissement • Motivation envers le projet
• Posture dans le collectif • Sentiment de réussite
• Compréhension des objectifs
• Planification réalisée au cours d’été.
• Faisabilité du projet
• Réaction des élèves
• Valorisation des personnes ressource
Effets conceptuels :
• Articulation de la
Caractéristiques pratique avec certains
• Expériences vécues les autres années : Effets sur le collectif : aspects de la théorie.
Travail individualiste • Amélioration des • Nouvelle posture face à
Organisation collective d’activités ponctuelles relations et de la l’hétérogénéité.
Tensions relationnelles communication dans le • face à l’organisation du
• Expérience vécue durant le cours d’été. collectif. travail scolaire.
Evocation des problèmes. • Amélioration de • Face à la coopération
Nouveau départ. l’organisation. professionnelle.
Mise sur pied d’un projet basé sur un minimum commun. • Prise en compte de
l’autoévaluation du
projet.
66
4.1 Présentation du cadre d’analyse
Le cadre schématisé dans le tableau précédent va me servir de base à l’analyse des données
récoltées sur le site de ma recherche. Il correspond en fait à la cinquième tentative de
conceptualisation de ce qui se passe sur le terrain. Voici quelques éclaircissements à son
propos.
Le descriptif général prend en compte des éléments propres au contexte de l’établissement.
La majeure partie de ces données à été présentée dans le projet de l’école de Bois-Joli. Si ces
variables traversent l’ensemble de la problématique et qu’elles sont présentes partout, elles ne
semblent pas avoir une influence trop importante quant à la mise en place des processus liés
au changement. Ceci est dit sans tenir compte de l’importante hétérogénéité à laquelle je
consacrerai une partie de mon analyse.
A la suite des diverses allées et venues sur le terrain, il m’est assez clairement apparu que,
pour les membres du collectif enseignant, il y avait un avant et un après cours d’été. Je
trouvais tout à fait important de débuter mon analyse à l’origine de ce projet d’établissement
et aux différentes étapes qui l’ont précédé. La première partie de ce schéma met en lumière
quelques facilitateurs et obstacles qui ont été mis au jour dans le cadre de mes rencontres et de
mes observations sur le terrain ; j’essaie de montrer les divers effets qu’ils ont pu provoquer.
La deuxième partie de ce cadre d’analyse est consacrée à une mise en lumière des
différents effets provoqués par la mise en projet et à une observation des prédicteurs qui les
ont influencés. Les flèches montrent les influences que les différents groupes ont pu avoir les
uns sur les autres.
Trois types d’effets sont regroupés. Premièrement, les effets sur la posture des enseignants
face au projet et sur leur identité professionnelle. Deuxièmement, les effets au niveau du
collectif qui apparaissent surtout dans le cadre des relations entre les membres du collectif et
sur un plan organisationnel. Troisièmement, j’aimerais m’intéresser aux effets sur les
pratiques des enseignants puisque c’est là que se situe l’axe prioritaire des projets
d’établissement. Enfin, dans un quatrième temps, c’est les effets conceptuels occasionnés par
le projet qui seront observés.
Ce cadre d’analyse, par les liens qui unissent les différentes « boîtes », se profile
obligatoirement à la manière d’un système, ce qui en complexifie grandement la perception.
On remarque d’ailleurs que les effets engendrent eux-mêmes d’autres effets et que des
boucles apparaissent alors. Par exemple, les effets liés à l’identité professionnelle influent sur
les relations dans le collectif qui influe à son tour sur l’identité professionnelle. Je suis bien
conscient que l’approche de la situation n’en est pas simplifiée, mais la complexité est
indissociable des processus mis en jeu dans un collectif modifiant ses pratiques.
67
5. Analyse des données
Dans la partie initiale de cette recherche, j’ai formulé la question de recherche suivante :
« Comment les enseignants composent-ils face aux difficultés du travail réel dans un
établissement engagé dans un processus de transformation de pratiques? »
Cette question a été formulée alors que je n’avais pas encore trouvé de terrain de recherche
et que je n’avais, comme base de questionnement, que mon expérience personnelle et des
lectures théoriques en lien avec les thématiques qui m’intéressaient.
Au fur et à mesure que mes lectures avançaient, et surtout lorsque j’ai été confronté au
terrain, mon cadre d’analyse a beaucoup évolué. Les premières ébauches cherchaient, dans
une opérationnalisation de mes hypothèses de travail, à appliquer au terrain les concepts
rencontrés dans les lectures théoriques. Les résultats aboutissaient à des schémas d’analyse
trop normatifs en décalage complet avec le paradigme méthodologique dans lequel je voulais
m’inscrire et le terrain de ma recherche.
En étant confronté au terrain et en pré-analysant les données récoltées, mon cadre
conceptuel s’est transformé vers une mise en évidence des effets d’un processus de
transformation de pratique sur le travail réel des enseignants. Ma question de recherche a donc
évolué suite au contact avec le terrain vers cette formulation :
Quels sont les effets d’un processus de transformation de pratiques comme un projet
d’établissement, sur le travail réel d’enseignants, dans les premiers temps de sa mise en
oeuvre?
Dans le cadre des observations et des entretiens effectués, il a souvent été fait référence à
l’avant « mise en projet ». En fonction de ce constat, et même si, au départ, je pensais me
focaliser essentiellement sur la mise en pratique du projet, j’ai décidé d’intégrer à mon
analyse la manière dont l’établissement a choisi de mettre en œuvre ce processus.
La première partie consacrée à l’analyse sera organisée en suivant le cadre conceptuel
présenté dans la partie précédente. La première partie analysera les étapes qui ont conduit
l’établissement à participer à la mise en œuvre d’un projet. Les chapitres suivants font
référence aux différents effets qui ont été mis en évidence dans le cadre des données récoltées.
Il s’agira des effets sur la validité de la démarche qui est illustrée par la motivation et le
sentiment de réussite. Le point suivant sera consacré aux effets de la mise en projet sur le
collectif. J’aborderai ensuite la question des changements dans les pratiques qui ont été
induits par le projet. Enfin, les derniers effets analysés seront les effets conceptuels provoqués
dans ce processus de changement. La structure de ces chapitres est à chaque fois identique. Le
titre du chapitre correspond à l’effet analysé puis les données sont présentées de manières
schématiques. L’analyse développe ensuite la situation schématique initiale en l’illustrant à
l’aide du discours des répondants. Chaque chapitre est conclu à la fois part une synthèse qui
reprend les éléments marquants et par une partie qui reprend des éléments développés dans la
partie théorique de cette recherche.
Le dernier chapitre de cette analyse sera consacré à l’hétérogénéité dans le cadre du projet.
Une fois de plus, cette thématique n’était pas prévue au départ, mais les données ont mis en
évidence de telles différences entre les membres du collectif qu’il m’est apparu comme
indispensable d’y consacrer une partie de mon analyse.
68
5.1 Valse-hésitation pour ou contre le projet
Dans le cadre des différents entretiens menés auprès des enseignants de Bois-Joli, j’ai
abordé la question de l’apparition du projet au sein du collectif, dans le dessein de me
familiariser avec le contexte et l’historique du projet. J’ai alors été frappé par le fait que le
choix du projet ne s’était pas fait sans difficultés et je me suis questionné sur ce qui a pu
permettre la bascule vers une mise en place d’un projet d’établissement.
A partir des données que j’ai récoltées, j’ai mis en évidence les étapes importantes et les
positions des enseignants aux différents moments du processus qui a abouti au choix de se
mettre en projet et de participer au cours d’été. J’ai schématisé cette trame sur la page
suivante et je vais, dans mon analyse, m’arrêter sur ces différentes étapes.
Ce schéma a été discuté et validé par les enseignants dans le cadre des entretiens de
vérification. C’est à cette occasion que le nombre d’enseignants appartenant à chaque groupe
a été estimé. Cette donnée n’a donc qu’une valeur indicative.
Temps
Pas besoin de s’y mettre, beaucoup de choses Bof… On devrait s’y mettre, on a des choses à y
se font déjà en commun dans l’école. Pas envie de donner plus de temps… gagner.
Positions initiales des 1-2 3-4 3-4
enseignants.
D’autres écoles s’y sont mis et elles vont
moins bien après qu’avant.
4-6
Printemps 2004
On ne s’y met pas… Si on s’y met, on ne fait pas le cours d’été, On devrait s’y mettre, on a des choses à y
Evolution dans les 1-2 pas de temps. gagner.
positions des enseignants 9-10 3-4
Printemps 2006
Décision du groupe,
Rencontre avec des membres du DAF
après proposition de
certains de rencontrer
des membres du DAF
69
5.1.1 Le contexte général
Comme il l’a été évoqué dans le chapitre qui présentait la situation cantonale en matière de
projets d’établissement, les écoles ont été invitées, depuis 1998, à se mettre en projet.
Certaines ont fait office de pionnières en traçant la voie pour d’autres. Avec le choix
institutionnel de promouvoir les projets d’établissement, un délai placé initialement à l’année
2008 marquait la date limite à la mise en place d’un projet dans chaque établissement scolaire
du canton. Cette date a ensuite été déplacée à l’année 2011. Au fil du temps, tous les
enseignants du canton ont compris qu’ils allaient devoir se mettre en projet à un moment
donné.
Pour l’équipe de Bois-Joli, les années ont passé depuis l’annonce de l’institutionnalisation
des projets et, depuis 2004, la pression tend à s’accroître. Par ailleurs, une nouvelle
inspectrice entre en fonction et part à la découverte des écoles qu’elle doit chapeauter.
Pendant la période précédant la prise de décision, d’importantes tensions relationnelles
sont à l’œuvre, comme on le verra dans l’un des chapitres suivants.
14
Le discours des enseignants a été retranscrit tel quel, mis à part quelques corrections permettant une meilleure
compréhension à l’écrit.
70
points qu’on trouvait bien et qu’on avait vraiment la même optique… On a vu qu’on avait déjà fait un grand
pas et qu’on ne risquait pas vraiment grand chose avec le profil d’enseignant qu’on avait là… (Jeanne)
C’est Mme l’inspectrice qui nous a incités. Pas obligés, mais incités, invités …fortement invités. On s’est dit
si on veut se mettre ensemble pour des problèmes organisationnels, relationnels… (Dominique)
71
Moi j’ai l’impression qu’on avait compris qu’il s’agissait d’un cours très théorique et en fait on s’est rendu
compte que durant le cours on rédigeait notre projet et on s’est dit qu’on allait revenir du cours qu’on aurait
notre projet… (Magalie)
Quand la personne du DAF est venue, en gros elle a dit : « si vous faites les cours d’été, il est vendu le projet,
il est admis, vous avez des heures de décharge et tout ». (Marie)
C’est vrai que il y en a beaucoup qui pensaient que ce serait plus facile de faire le cours d’été parce que tout
le monde serait là, la communication serait plus facile… mais ils [ceux qui étaient finalement d’accord de
faire le cours] étaient un peu obligés… (Gaby)
72
avenir radieux devant lui. Or, il s’avère, au gré des discours de toutes les personnes
interrogées, que le contraire s’est produit :
Moi j’ai eu l’impression qu’il y en a beaucoup qui ont évolué durant la semaine et que à la fin, tout le monde
est ressorti content et puis ça, on ne s’y attendait pas… le bilan est de toute façon positif parce que je n’ai pas
entendu une fois à la salle des maîtres quelqu’un qui regrettait d’être parti en projet… (Yannick)
Je tenterai d’ailleurs de mettre en lumière quelques aspects de cette motivation dans le
prochain chapitre de mon analyse.
73
• Certains changements sont provoqués par une décision des autorités scolaires,
l’arrivée de nouveaux moyens d’enseignement, la refonte d’un programme ou des
nouvelles directives sur la grille-horaire.
On peut remarquer que ces trois catégories font référence à des sources extérieures à la
pratique professionnelle des enseignants de cette école, ce qui a certainement renforcé la
faible mobilisation de l’équipe à l’origine de la mise en projet. Par exemple, à aucun moment,
dans le cadre de ma récolte de données, les enseignants n’ont expliqué leur mise en projet en
termes de besoin quant à leur pratique professionnelle. Dans leurs discours, le projet, à
l’origine, n’était pas vraiment bien parti et ce point tranche véritablement avec les premières
observations réalisées sur le terrain où le projet semble être très rapidement entré dans les
classes de l’école. Le chapitre suivant essaie de mettre en lumière quelques aspects de cette
problématique.
74
5.2.1 Les caractéristiques en lien avec la personne
Ce premier groupe de d’éléments influe, dans un premier temps, sur une motivation
générale plus ou moins grande face au changement dans son activité professionnelle. Les
variables qui produisent cet effet n’apparaissent pas de manière très claire dans les données
récoltées, mais on sent qu’elles n’en sont pas moins importantes.
75
Parce que forcément j’espère ne pas devenir une de ces enseignantes qui reprend ses choses et qui fait
toujours la même chose, donc au niveau de la matière, ça changera toujours… je ferai qu’il y a toujours une
petite base qui restera, mais là-autour, je ferai d’autres choses… le matériel que j’ai déjà, je pense utiliser les
choses que j’ai pour pouvoir en créer d’autre, mais ça je pense que ça va évoluer constamment… (Andrea)
C’est plus une continuité… et un besoin pour moi… J’aime bien aller voir un peu ce qu’on peut faire d’autre
et puis pour moi c’est un besoin pour avancer, parce que selon ma vision de l’enseignement, et puis voilà, il
faut chaque fois aller un petit peu plus loin, et puis tout en restant dans les normes, mais sans exagérer. Mais
un petit pas de plus et puis là, ce qu’on fait cette année c’est un petit pas de plus et puis l’année prochaine on
le gardera et on rajoutera une chose de plus… et puis pour moi heureusement qu’il y a ça pour avancer… ça
m’a donné plein d’autres envies et je trouve que ça amène vraiment les choses… (Mireille)
Ces deux caractéristiques du parcours biographique et de l’ouverture au changement
exercent, à mon avis, une influence importante sur le positionnement des enseignants face aux
changements, même si cette dernière reste difficilement mesurable. En ayant conscience que
leur activité professionnelle ne peut se contenter d’acquis et d’habitudes sclérosées, ils se
positionnent immanquablement de manière positive par rapport aux évolutions de leur métier.
Par contre, il me paraît assez évident que ces caractéristiques ne peuvent expliquer à elles
seules la motivation à s’investir dans le projet et le sentiment de réussite qui se dégage de mes
observations.
76
Comme on est en projet d’école, on a quand même signé une charte commune, décidé en commun des
objectifs, il y a quand même eu du boulot là derrière, donc pour que ça reste projet il faut de la globalité il
faut l’ensemble [pour la réussite]. (Marie)
Disons que le changement lui-même m’a demandé beaucoup d’efforts, parce que c’est quand même nouveau
pour moi, mais cet effort est réduit du fait qu’on est en groupe, qu’on est dans un … que toute l’école le
fait…qu’on est un cycle où on est trois à le faire, on se réunit… et comme on tire tous à la même corde, … je
veux pas dire qu’on a tous intérêt à le faire, mais on est un peu motivé par le fait que dans chaque classe, ça
se passe quoi. (Dominique)
Le pôle organisationnel de l’établissement est géré par un autre enseignant qui, lui aussi, fait
en sorte d’assumer ses responsabilités. Les objectifs fixés doivent être atteints de la manière la
plus efficace possible.
C’est moi qui ai proposé le remaniement de l’organisation interne de l’école, ceci sur deux pôles… le projet
d’établissement au niveau de la lecture et l’autre domaine, c’est vraiment ce qui est administratif par rapport
à l’école et comme c’est moi qui l’ai présenté, c’est moi qui me suis mis en avant par rapport à ça et dès
l’instant où j’ai cette responsabilité, où on m’a donné cette responsabilité-là j’ai décidé de la prendre… donc
là je ne fais plus de propositions, je dis on fait ça, ça et ça… pour des choses qui sont des choses de
fonctionnement… […] c’est moi qui mène les séances, donc je serai plus intransigeant sur certaines choses
dans la séance parce que le but c’est de tenir l’horaire et d’aller droit au but… (Camille)
15
Voir le chapitre 5.3.3
77
cours d’été qui leur avait permis de corriger un fonctionnement qui ne leur convenait pas. Par
exemple, réunir des informations avant d’intervenir :
Je clarifie la situation pour moi avant de donner mon avis, parce que ça ne sert à rien de donner mon avis si je
ne sais pas de quoi on parle…(Andrea)
Ecouter beaucoup, écouter parce que c'est le programme de lecture… mon implication... c'est des choses que
je ne connais pas, je veux dire voire très peu… comment on apprend la méthode alpha… ah oui, ben
maintenant je sais ce que c'est... j'enregistre beaucoup, je veux dire d'informations pour savoir un peu cibler
comment ils ont déjà fonctionné par cycle... j'interviens quasi pas…(Claude)
ou simplement faire attention aux règles de bienséance :
[ Qu. : Est-ce qu’il y a des choses que je ne fais jamais en réunion ?]16 Je ne sais pas, écrire des messages
avec mon natel…, faire d’autres choses… (Lucienne)
Je ne dirai jamais que c’est nul, je ne démolirai jamais une personne et je crois que je ne coupe pas la parole,
j’attends qu’on me la donne […] Je ne me lève pas tant que la réunion n’est pas terminée, je ne vais pas me
servir à boire, je ne ferai pas autre chose pendant une réunion, parce que ça m’énerve de voir des gens qui
font autre chose. (Marie)
Cette caractéristique semble participer activement au développement du sentiment,
largement partagé chez les répondants, de la réussite dans l’amélioration des relations entre
les membres du collectif. Le souci du respect des règles de fonctionnement du collectif et le
développement d’une attitude d’écoute et de respect sont présents chez un nombre important
de répondants (6/9). Les données ont aussi mis en évidence que, pour un nombre important
des enseignants interrogés, il y avait de la réticence à participer aux débats lorsque ce qui était
traité ne touchait pas leurs pratiques ou leur classe de manière générale. Je reviendrai
d’ailleurs sur cette question dans ma conclusion.
16
Les questions posées ont été parfois retranscrites sous cette forme pour permettre une meilleure
compréhension.
78
importantes. Ce qui ressort des données n’est pas uniquement la différence de pratique, mais
également l’évidence, pour chacun, que sa pratique et son argumentation sont partagées par
tous.
Dans le but d’affiner un peu l’analyse de cette compréhension des objectifs, j’utiliserai les
six catégories du modèle de Hall et Hord (2001) (Concern-Based Adoption Model). Ce
modèle postule que, lors de la mise en place d’un changement au sein d’une organisation, les
destinataires traverseraient différentes phases durant lesquelles ils seraient concernés par le
changement en question de diverses manières. Ils traverseraient, en fait, sept phases durant
toute la période de la mise en œuvre qui débute lors de l’annonce du changement et se termine
avec l’obtention de nouvelles routines établies par les personnes le mettant en oeuvre.
L’ensemble des répondants rencontrés dans cette recherche ont dépassé les deux premiers
niveaux de l’échelle qui sont celui de la prise de conscience en étant peu concerné
(awareness) et celui de n’être qu’informé des changements devant être opérationnalisés
(informational). Le niveau de l’échelle correspondant à la projection de ce que le changement
implique pour soi-même (personal) a été dépassé chez tous les répondants et des traces de
cette phase sont présentes dans les données, comme dans le discours de cet enseignant :
C’est à dire, moi je ne le connaissais pas bien ce …cette chose … et puis elles ont proposé, moi je les ai un
peu suivies c’est vrai au début puis j’ai posé des questions, j’ai dit ben qu’est-ce que c’est… ben voilà… je
trouvais ça bien … et puis je suis nouveau en 3-4…j’avais une troisième l’année passée, j’ai travaillé quinze
ans en 5-6 et auparavant quinze ans en 3-4. C’est quelque chose de nouveau, c’est un nouveau défi, ça me
plaît bien. (Dominique)
Les données, même si elles ne sont pas forcément explicites, montrent que les enseignants
interrogés et observés se situent tous au quatrième niveau de l’échelle caractérisée par une
attention placée sur la mise en pratique du changement (management). L’action, le « faire »
est privilégié pour la meilleure adéquation possible avec ce qui a été décidé dans le cadre du
projet.
Par exemple, dans l’extrait suivant, Andrea explique certaines stratégies qu’elle a mises en
oeuvre pour développer la compréhension en lecture tout en mettant en pratique qui a été
discuté dans le cadre de son cycle d’enseignement.
J’utilise aussi les uns et les autres pour… les troisièmes peuvent lire une histoire aux quatrièmes, les
quatrièmes peuvent lire une histoire aux troisièmes, donc après on reste toujours aussi dans cette
compréhension de lecture, mais on peut un peu lui donner d’autres directions… et le prendre différemment
pour que les élèves n’aient pas toujours l’impression de prendre un texte et de répondre à des questions…
sinon il y a ce livre coup de cœur qui est là régulièrement et en ce moment, je fais le rallye lecture…
(Andrea)
Le cinquième niveau basé sur les impacts et les conséquences (consequence) est plus
difficilement identifiable dans les données. Si les enseignants semblent au clair sur les
objectifs visés dans ce projet sur la lecture, il y a peu de références aux impacts et aux
conséquences de la mise en place de ce changement.
Le sixième niveau est celui de la coopération (collaboration) et il est entendu, dans le
modèle de Hall et Hord comme celui de l’échange de pratique à propos de la mise en place du
changement. Le projet de l’école de Bois-Joli met l’accent sur le travail collectif dans le cadre
des cycles et la dimension collaborative y est obligatoirement présente. Mais, malgré cela et si
aucun enseignant ne travaille isolément, on ne peut pas considérer que ce niveau de
coopération tel qu’il est entendu par les auteurs du modèle soit atteint. Je reviendrai sur ce
point dans le chapitre consacré aux effets sur les pratiques.
79
Le septième et dernier niveau de l’échelle (refocusing) est celui du contrôle, de la
vérification et de l’évolution vers une amélioration de la mise en place du changement. Je n’ai
pas observé l’école suffisamment longtemps pour obtenir de telles données. Si ce dernier
niveau n’est pas encore atteint, plusieurs enseignants ont conscience que leur démarche devra
être évaluée, ce qui est une nouveauté. Par contre on constate également que les outils
d’analyse et de récolte des données manquent et que les instruments pensés jusque-là
demeurent largement insuffisants, voire « pifométriques ».
Alors on pensait mesurer [l’effet du projet] en regardant aussi par rapport à ça… Il y avait « aimes-tu lire ? »
oui, non, ça dépend… (explication du questionnaire proposé aux élèves)… Et puis une moyenne de livres lus
par semaine, mois ou année. Et puis on s’était dit que si on était motivé à lire un livre […] on est parti du
principe que si ils lisaient plus et ben que leur motivation est plus grande parce que là c’est vraiment sur les
livres qu’ils lisent pour eux, pas qu’on va lire en classe… (Yannick)
On verra à la fin de l’année, quand on fera le bilan … quand on fera le bilan général de tout ce qui fait… oui,
est-ce que ça vaut la peine, ou non, est-ce que ça ne vaut pas la peine, est-ce qu’on s’est planté. Un des
critères d’évaluation c’était de voir le fonctionnement des bibliothèques de classe. (Camille)
Et bien il faudra quand même trouver une solution pour aller plus loin. Ben voilà, si cette année on a fait
comme ça mais l’année prochaine il faut aller un cran plus loin quoi… (Mireille)
A partir des données récoltées, on peut observer que les objectifs généraux et opérationnels
sont bien compris chez l’ensemble des répondants, bien que tous ne se situent pas au même
niveau de compréhension. On peut facilement dire que tous ont atteint le quatrième niveau de
l’échelle et qu’ils se trouvent au moins dans la phase où leur attention est portée sur la mise en
pratique des objectifs du projet. On peut être surpris par un niveau général aussi élevé après
seulement quelques mois de mise en projet. Il est vrai que, dès la rentrée scolaire et mes
premiers contacts avec cette école, j’ai été surpris par la présence marquée du projet dans les
classes et les préoccupations des enseignants.
80
scolaire à l’élaboration des axes sur lesquels ils avaient envie de travailler. Dès la rentrée, une
fois pris dans le tourbillon de l’année scolaire, ils avaient uniquement besoin de porter leur
attention sur l’organisation. Mireille, à ce propos, émet déjà des propositions afin de réitérer
ce mode de fonctionnement positif l’année suivante :
On est obligé, on voit que ça bien fonctionné cette année…autant garder le même système, se prendre une
journée [avec toute l’école, l’été prochain] … parce que après, il y a toute la réflexion que l’on a faite l’été
passé que l’on aura pas besoin mais il y a la décision de quel objectif on prend et après du travail par cycle…
(Mireille)
81
c’est purement sur ces choses-là qu’ils sont contents. Et puis ils vont voir autre chose que la classe avec la
maîtresse mais il y en a qui adorent…il y a aussi ceux qui sont tout contents de rester en classe et d’avoir
d’autres copains qui viennent,…mais c’est vrai qu’ils aiment bien ce côté mélangé, être avec d’autres et de
voir d’autres choses. (Mireille)
Dans un seul cas, on sent que la réaction des élèves est prise comme un critère
d’évaluation primordial qui pourrait à lui seul justifier son action dans le cadre du projet.
Je ne crois pas que j’ai fait un effort, je ne crois pas que c’est venu naturellement [la mise en place du
changement], naturellement dans le sens où, paf, l’étincelle venait tout seul, non, c’est venu par le projet…
mais ça ne m’a pas demandé d’effort puisqu’on le faisait et que j’ai remarqué que les enfants l’aimaient
bien…[…] Quand je vois ça, c’est très gratifiant, c’est même émouvant parce qu’ils sont gentils… ils sont là,
ils t’écoutent…alors qu’avec les autres [une ancienne classe] un truc comme ça, mais tu n’aurais rien pu
faire. (Dominique)
Si cette caractéristique apparaît finalement comme peu importante par rapport à l’ensemble
des données récoltées, il est intéressant de noter qu’elle exerce une influence très différenciée,
selon l’enseignant concerné, marquant ainsi l’hétérogénéité du collectif.
82
• L’ouverture au changement comme valeur professionnelle d’une majorité de
personnes interrogées fonctionne comme un moteur de la motivation.
• La valorisation du collectif et la volonté de travailler en groupe développe le sentiment
d’avoir réussi à améliorer les relations dans le collectif.
• La bonne compréhension des objectifs et le sentiment de s’être fixé des visées réalistes
encouragent les enseignants à poursuivre sur la voie choisie.
Il est entendu que ces axes généraux se combinent entre eux de sorte qu’il est difficile
d’attribuer la part d’effet engendrée par chacun. La complexité ne semble pas s’arrêter là et
l’on sent bien que, pour établir un tableau qui soit le plus pertinent possible, il faut
obligatoirement entrer dans une perspective individuelle. Je ne m’engagerai pas sur cette voie
concernant cette question de la motivation, puisque ce n’est pas le propos central de ma
recherche. Il me semble cependant que l’analyse sommaire réalisée jusque-là permet de
souligner la perspective individuelle et la question de l’hétérogénéité qui en découle.
Dans le chapitre suivant, je m’intéresserai à l’analyse des effets que la mise en projet a
engendrés sur le collectif et qui, comme on vient de le voir, exercent un impact non
négligeable sur le sentiment de réussite et sur la motivation des acteurs concernés.
17
C’est une fonction qui est cependant en discussion depuis que la partie alémanique du canton a introduit les
« Schulleitungen ».
84
5.3 Effets sur le collectif
Dans le cadre de mes rencontres avec les enseignants, j’abordais systématiquement la
question des changements qu’ils percevaient entre l’année scolaire précédente et celle-ci. A
chaque fois, la thématique de l’amélioration des relations professionnelles et du climat de
travail fut évoquée. Le schéma suivant met en évidence les effets de la mise en projet sur le
collectif. Il a été établi, dans un premier temps, à partir des données récoltées et, dans une
deuxième étape, discuté et validé par cinq enseignants dans le cadre des entretiens de
vérification. Ce chapitre est consacré à la description des différentes parties de ce schéma.
85
L’individualisme des enseignants de Bois-Joli avant la mise en projet a été très souvent
évoqué. Pour certains, cet état de fait est considéré comme habituel chez les enseignants,
comme un trait caractéristique du métier.
[…] moi je pense que les enseignants sont créatifs et individualistes, on n’aurait jamais choisi ce métier-là
autrement…(Marie)
Pour d’autres, nouvellement arrivés dans l’établissement, l’individualisme régnant dans
l’école a été vécu comme quelque chose de difficile à vivre.
[…] Alors j’ai trouvé très dur [de collaborer] avant, parce que on est déjà énormément de collègues, et puis
c’est vrai que entre les gens qui ont des familles, des enfants, qui travaillent à mi-temps, à temps partiel, ils
ont peu de temps…Ils disent : j’ai pas le temps… et tout ça, j’ai trouvé très dur, je pensais que c’était plus
facile de collaborer quand on a deux classes du même degré et puis au départ, je me suis dit : ah, chouette, ça
va pas mal me soulager et puis en fait, j’ai trouvé très dur la collaboration… J’ai été déçue dans le sens où je
pensais qu’on pourrait vraiment collaborer, travailler ensemble, pour se soulager, et puis en fait… pour
certaines choses oui, mais finalement très peu au final, je trouvais que c’était plus de l’échange de
compétences, à la limite, mais personnelle, l’un envers l’autre, ou tu me donnes ça, je te donne ça… plutôt
qu’une collaboration vraiment…(Mireille)
Cet individualisme dans les pratiques d’enseignement était – en apparence - compensé par
une habitude de collaboration « fortement visibilisée » et concentrée sur des événements
ponctuels comme les fêtes collectives, des animations du village ou des spectacles. Dans un
contexte davantage « pédagogique », un projet de « fiche de devoirs » identique à chaque
classe a été élaboré et utilisé dans l’école. Bien que l’établissement ait ainsi développé une
« certaine » habitude à travailler ensemble, cette collaboration ne se faisait pourtant pas sans
poser de problèmes :
Si on prévoyait par exemple de faire une activité commune, […] par exemple on fait la clôture, c’était
toujours malvenu que quelques-uns prévoient, préparent, il fallait toujours tout faire ensemble, je sais pas
comment dire, y avait pas vraiment de bonne entente, j’avais l’impression que si quelqu’un faisait, ça lui était
reproché, si quelqu’un ne faisait pas ça lui était aussi reproché, on ne sait plus sur quel pied danser. (Marie).
Bien que des tensions relationnelles apparaissent dans tous les entretiens, elles sont
diversement ressenties par les membres de l’établissement. Elles engendrent, pour certains, un
climat de travail extrêmement difficile à vivre.
Il n’y a pas de tension par rapport à ça…comme il y a eu avant d’être en projet… (Mireille)
Et puis finalement, on s’est rendu compte, bon il y avait aussi des problèmes de tensions, de relations entre
différentes personnes …(Camille)
Ils n’avaient pas une bonne ambiance de travail, un peu se tirer dans les pattes, mais par derrière, des choses
comme ça…(Andrea)
On s’entendait très bien mais avec le nombre, on s’est rendu compte qu’il y avait des problèmes d’ordre
organisationnel …ça créé des petits conflits, entre certains… (Dominique)
Moi, il y avait des fois où je n’entrais pas dans la salle des maîtres, parce que ça s’engueulait fort… j’ai de la
peine avec les conflits… (Jeanne)
Dans ce cadre-là, on comprend mieux les résistances des enseignants évoquées dans le
chapitre précédent. La situation relationnelle étant déjà précaire, il leur était difficile de se
mettre en projet, d’autant plus que les expériences négatives vécues dans d’autres écoles leur
étaient bien connues.
86
très positif de la semaine de cours. Il en ressort le sentiment général d’être parvenus à se dire
les choses et à donner au groupe un nouveau départ.
Avant on avait des réunions très tendues et puis ça je crois que c’est le gros point positif du cours d’été… on
a pu tous mettre les choses à plat, dire ce qui nous plaisait dans notre façon de collaborer, dire ce qui nous
déplaisait… et puis on est reparti à zéro et je trouve que ça vraiment positif… (Lucienne)
Et puis là avec ce projet et puis cette semaine de cours, ça a vraiment mis des choses à plat …(Mireille).
Pour la nouvelle enseignante qui a rejoint l’équipe durant le cours d’été, mais qui n’avait
aucune connaissance du groupe et de son histoire, le fait de se rencontrer dans un endroit
« neutre » semble avoir eu de l’importance en lui donnant immédiatement la possibilité de
s’intégrer.
La première fois que je les ai vus, c’était donc à Grangeneuve et j’ai trouvé ça extraordinaire parce que ça
m’a permis de les connaître dans un endroit neutre… donc pas de les connaître en tant qu’enseignants qui
font ça et ça et ça, mais en tant que personnes . Et puis j’ai pu directement entrer en contact avec eux au
moment du projet et on était tous sur la même base, même si j’étais la petite nouvelle, je pouvais amener
autant qu’eux en découvrant ensemble… en fait, il n’y avait pas d’acquis déjà sur ça, c’était vraiment
quelque chose de neutre et on devait tous y aller ensemble et ça m’a donné une vraiment bonne
impression… (Andrea)
Le cours d’été n’a pas uniquement été l’occasion d’opérer un grand déballage et de laver le
linge sale en famille. Le groupe a dû se mobiliser pour mettre sur pied son projet
d’établissement et il a choisi de le faire porter sur deux aspects : le pédagogique avec les
objectifs liés à la lecture et l’organisationnel devant améliorer le fonctionnement de l’école.
A la suite de ce cours d’été et dès la rentrée d’août, le projet est entré dans sa phase
opérationnelle et a produit quelques effets : ceux liés aux pratiques de l’enseignement de la
lecture seront développés dans le chapitre suivant et je me focaliserai maintenant sur
l’amélioration de l’organisation du travail et l’amélioration de la communication au sein de
l’établissement.
87
Il y a eu par exemple la semaine de la lecture, il n’y a pas longtemps… Et puis là alors, le groupe, parce qu’il
y a des délégués par cycle qui se rencontrent…et puis c’est eux qui prennent les décisions un petit peu plus
importantes…Donc là par exemple, on n’y avait pas du tout pensé à cette semaine… Donc là le groupe pilote
a décidé de quand même se rencontrer et de proposer une activité… mais moi je n’y ai pas participé… donc
c’est vrai qu’ils nous ont dit exactement voilà les activités qu’on a choisi et toi tu animes ça … (Lucienne)
Dans l’ensemble des entretiens effectués, j’ai pu relever une grande satisfaction des
enseignants face à ce mode de gestion.
Notre école devait absolument fonctionner différemment parce que ça devenait un petit peu l'anarchie totale...
donc là simplement rien que dans la gestion des réunions... on va à l'essentiel, on dit vraiment ce que l'on a à
dire... puis il y a la gestion du temps, la gestion de la parole, la gestion de... non ça c'est top franchement c'est
top... c'est un bénéfice en tous points… (Claude).
Dans le souci d’être le plus efficace possible dans l’organisation de leur école et dans la
mise sur pied de leur projet, le collectif a décidé de limiter les activités d’animation du village
et de n’en garder que deux par année scolaire, se positionnant ainsi clairement par rapport aux
autorités.
Parce qu’on a eu pas mal d’activités extra-scolaires qu’on organisait, que la commune nous demandait
d’organiser ou que la commission scolaire nous demandait d’organiser, ou qu’on proposait nous-mêmes
d’organiser… parce que c’est vrai, souvent on partait oui, oui, oui, parce que c’était pour les camps, parce
que c’était pour ceci… et puis on se retrouvait dans des situations où on avait beaucoup de choses à faire
quoi. Donc il a fallu un peu séquencer tout ça, mettre un peu de l’ordre là-dedans et revenir à des choses pas
vraiment plus simples, mais moins nombreuses… On a fait des choix.. (Camille)
Le choix de laisser tomber certaines animations du village ne semble pas plaire à tous les
enseignants que j’ai pu rencontrer. Sans que cela ne pose de problèmes relationnels majeurs,
l’on perçoit que, si le fait de limiter les activités a été accepté, il ne serait pas admis d’en
diminuer encore le nombre.
Je trouve toujours dommage quand certaines personnes ont l’idée d’arrêter St-Nicolas. […] Se dire, ah, mais
maintenant on a plein d’autres choses, on leur fait des sites Internet, alors on pourrait un peu laisser ces
choses-là, tu vois ? […] Moi je trouve un peu dommage, depuis qu’on est en projet d’école, on a décidé de ne
plus être les animateurs du village, c’est à dire, préparer un carnaval, ça demande trop de temps… On a
beaucoup de réunions et on est un peu démotivé pour préparer des soirées sympas et continuer à être
animateur du village et puis je regrette un petit peu, parce que j’aimais bien ça. (Lucienne)
Pour les enseignants avec qui j’ai pu évoquer cette question, il y a effectivement parfois
divergence de vue à ce propos. Certains pensent que ce n’est pas dans les attributions des
enseignants de trouver des fonds et que cela perpétue d’anciennes habitudes liées à la peur des
jugements des villageois.
Moi j’ai l’impression que c’est surtout par rapport au qu’en dira-t-on, le fait de ce que vont penser les gens du
village… que c’est encore dans les anciennes manières de fonctionner, par rapport à ça… où on doit
beaucoup faire par rapport au village, par rapport aux parents… ils sont encore dans ces idées-là, qui sont des
idées un peu anciennes… ils ont peur de l’image que va donner l’école à l’extérieur en fait…(Gaby)
D’autres pensent que ces animations font partie de la fonction et que l’obtention de moyens
financiers les justifient tout en reconnaissant que ce point de vue est avant tout défendu par
ceux qui habitent sur leur lieu de travail.
Si on enlève la St- Nicolas, on n’a pas d’aide financière non plus… les animations du village nous donnent
des fonds pour les camps et les activités… (Magalie)
[…] et puis on ne peut pas non plus tout laisser faire faire par la commission scolaire… Elle est là pour nous
aider, mais nous, les enseignants, on doit aussi tirer à la corde… parce que c’est pour nos
élèves…(Jeanne)C’est vrai qu’il y a quand même des gens qui reconnaissent ça et des autres qui aimeraient
ne rien faire et avoir quand même l’argent… Il y a aussi les gens qui habitent ici et d’autres qui n’y habitent
pas, ça fait aussi une différence…(Magalie)
88
On voit bien, avec la question des animations du village, que si le choix commun ne reflète
pas exactement l’avis de chacun, celui-ci est néanmoins respecté. Ce point a été souvent
relevé par les enseignants quand ils évoquaient les améliorations en lien avec la mise en
projet. Avant la semaine de cours, chaque décision prise en commun était ponctuée par une
liberté laissée à chacun de la respecter ou non.
C’est vrai qu’à l’origine, on prenait la décision et à la fin on disait toujours : mais chacun fait comme il
veut… maintenant, on respecte la décision et si c’est décidé, on ne fait plus comme on veut… (Jeanne)
En ayant mis sur pied sa nouvelle structure organisationnelle, l’établissement semble avoir
réellement amélioré son fonctionnement et peut ainsi fonctionner de manière plus rationnelle
efficace et à bon escient (Gather Thurler, 1997), sans qu’il n’y ait d’inflation au niveau des
réunions.
Une chose qui est sûre, c’est que ça n’a pas multiplié les réunions… cette année, il y en même eu moins que
l’année passée. C’est vrai que c’est les délégués qui se réunissent avec les répondants et que c’est eux qui
sont un peu plus chargés.
L’amélioration de l’organisation de l’équipe exerce une influence certaine sur la
communication et les relations au sein du collectif, ce qui est évoqué dans la partie suivante.
89
On est parti tous dans le même sens, même s'il y en a ceux qui tirent plus sur la corde que d'autres je veux
dire mais on est partis tous dans le même sens... donc on a tous intérêt à tirer tous dans le même sens et puis à
aider.... aller de l'avant au lieu d’aller en arrière... (Claude)
Comme le projet est l’affaire de tous, l’évolution des relations professionnelles est présente
dans chaque aspect de sa mise en pratique.
Alors quand on organise un décloisonnement c’est clair qu’on discute de la manière dont on va le faire…Les
autres années, on faisait des échanges informels sur ce qu’on faisait ou qu’on ne faisait pas, mais on ne
s’attardait pas à discuter sur une activité, là oui, en tout cas hier j’ai vraiment senti ça assez fort, comment
est-ce qu’on veut faire, est-ce qu’on met un thème, et tous les avis étaient…j’ai senti qu’on tirait tous à la
même corde, j’ai l’impression qu’on avait tous un peu le même point de vue sur le décloisonnement et puis
bon on en a discuté, on a presque fait une heure de discussion là-dessus, alors ça, ça a changé, on l’aurait pas
fait l’année dernière. (Marie)
Les outils informatiques de communication sont utilisés pour servir les intérêts du projet, il
prennent alors du sens aux yeux des utilisateurs parfois rétifs aux nouvelles technologies.
Maintenant que tout est mis sur Internet, la communication fonctionne mieux et tout le monde est plus au
courant de ce qui se passe…ça c’est vraiment une amélioration… Avant, Educanet existait déjà, mais on était
pas tous à même de l’utiliser. (Jeanne)
Pour terminer, l’évolution au sein du groupe permet d’affirmer sa cohésion et son identité à
l’extérieur de l’établissement scolaire.
Ça fait une cohésion entre les enseignants aussi par rapport au monde extérieur... ça sort souvent... rien que là
j'ai assisté à la réunion des parents, ils étaient tout contents... ah les enseignants sont vraiment là ils font front
ils sont tous là... on voit qu'ils marchent tous dans le même sens même si chaque enseignant a sa classe qu'il
mène d'une manière différente... ça montre que l'école elle est bien présente et puis qu'elle avance ; que l'on
est pas assis sur ses acquis. Voilà, le monde continue de tourner, on est déjà assez montré du doigt pour
certaines choses comme ça, je crois que là on avance aussi tout bouge, l'école aussi...(Claude)
90
effet paradoxal de ce type ne soit apparu pour l’instant et que, dans la majorité des cas, les
délégués assument bien leur rôle et savaient, lorsqu’ils l’ont accepté, à quoi s’en tenir.
Moi je trouve que ça fonctionne bien, c’est une bonne organisation… bon personnellement c’est sûr qu’au
niveau temps, comme je suis délégué, il y a un investissement en plus, mais je trouve que ça fonctionne
bien… je me suis dit à un moment donné, comme c’est une personne qui transmet les informations, parfois,
elles ne sont peut-être pas entendues de la même manière, mais non, je trouve que c’est intéressant… c’est
sûr, on savait en acceptant ce rôle-là que c’était plus de travail…(Gaby)
Deux éléments semblent jouer un rôle positif dans ce contexte. Premièrement le fait que ce
mode d’organisation ne soit pas arrêté et qu’il puisse être rediscuté en fin d’année dans le
cadre de l’évaluation du projet. Et, deuxièmement, que le groupe de pilotage puisse déléguer à
d’autres une partie du travail de mise sur pied dans les différentes activités qu’il supervise.
Moi, en étant dans le bas de la pyramide, je l’ai aussi accepté, étant donné que j’ai encore un enfant et que je
ne pouvais pas forcément m’investir cette année-là, eh bien je me suis aussi rendu compte que j’avais
conscience que j’avais un peu moins de poids dans le projet… par contre on a la possibilité de changer tout
ça d’année en année… donc moi j’attends aussi peut-être l’année suivante de pouvoir aussi plus
m’investir…(Jeanne)
C’est vrai que en étant délégué, on est beaucoup plus au courant de ce qui se passe, on a plus l’occasion de
faire des propositions dans les discussions, il y a toujours des idées qui émergent… mais après, il y un groupe
qui organise, mais ça ne veut pas dire que c’est lui qui a toute la responsabilité… Là, par exemple, le groupe
St-Nicolas a fait des propositions qui ont été soumises à tous… Maintenant, c’est vrai qu’il y en a toujours
qui sont bien contents qu’on leur fasse tout, mais ces personnes-là, dans une réunion tous ensemble, ça
donnerait la même chose…(Yannick)
Parmi les membres de ce groupe de pilotage, un seul délégué de cycle aurait exprimé une
impression de surcharge.
Alors ça dépend des personnes, mais pour certaines, c’est vraiment une surcharge. Chez la déléguée de
l’école enfantine, on sent une certaine fatigue. Elle me disait qu’elle devait se taper les réunions et ensuite
faire le pv pour le transmettre aux autres… qu’elle faisait en somme le double de boulot… Elle trouvait que
ça lui prenait plus de mercredis que l’année d’avant et puis elle m’a dit qu’elle n’imaginait pas ça en se
mettant comme déléguée…
Les autres membres disent assumer une charge à laquelle ils s’attendaient.
Il n’y a pas de surcharge parce qu’on a choisi en connaissance de cause, on a mis sur pied cet organigramme
et c’était clair que ceux qui acceptaient d’être délégués acceptaient de faire un peu plus de travail…(Yannick)
91
5.3.7 Un éclairage théorique
J’ai présenté, dans le cadre de ma partie théorique, plusieurs éléments en rapport avec
différentes thématiques abordées dans le cadre de ce chapitre. J’aimerais esquisser quelques
liens entre les éléments rencontrés sur le terrain et certains éclairages théoriques.
Pour Gather Thurler (2000), la culture de l’établissement joue un rôle important dans la
mise en place du changement quel qu’il soit. Elle a mis au jour certaines caractéristiques
favorables ou défavorables au changement en fonction de diverses cultures et
fonctionnements des établissements. Certaines de ces caractéristiques se retrouvent aisément
dans l’établissement de Bois-Joli.
Au chapitre des caractéristiques défavorables au changement, on peut prendre en
considération les éléments suivants, où la description de l’auteure correspond parfaitement à
la situation décrite par les enseignants avant leur mise en projet :
• Les relations professionnelles: «Individualisme, modèle de la boîte à œufs, peu de
discussions sur des sujets professionnels » (p.13).
• L’organisation du travail : « Organisation rigide, chacun protège son horaire, son
territoire, sa spécialisation, ses droits, son cahier des charges » (ibid.).
• La dimension émotionnelle : « L’existence des émotions est reniée, refoulée, non prise
en compte » (ibid.).
Ces éléments défavorables ont été clairement admis et pris en compte dans le cadre du
projet d’établissement de Bois-Joli. C’est d’ailleurs pour tenter d’y pallier qu’un nombre
important de décisions ont été prises concernant le travail collectif, l’organisation et la gestion
des relations.
Des caractéristiques favorables au changement émergent dès la mise en projet de
l’établissement. Leur apparition est aisément identifiée lors de la semaine du cours d’été.
• Capacité de se projeter dans l’avenir : « Le projet est le processus de la négociation au
bout duquel la majorité de l’équipe adhère aux objectifs, contenus, à la stratégie »
(ibid.).
• Leadership et mode d’exercice du pouvoir : « Il y a un leadership coopératif et la
pratique d’une autorité négociée » (ibid.).
Ces deux caractéristiques sont largement relayées dans les données que j’ai pu récolter
auprès des enseignants. On en a vu l’expression à la fois dans ce chapitre sur les effets à
l’intérieur du collectif mais également dans l’analyse du sentiment de réussite et de la
motivation.
En abordant la question du travail de l’enseignant dans ma partie théorique, j’ai présenté le
schéma des pratiques professionnelles de l’enseignant primaire tel qu’il a été proposé par
Marcel (2004). On peut facilement y repérer plusieurs aspects du projet de l’école de Bois-
Joli. Premièrement, le projet pédagogique orienté vers l’apprentissage de la lecture touche
principalement le domaine des pratiques d’enseignement dont l’objectif affiché est de les
transformer pour améliorer les compétences des élèves. On se rend également compte que,
pour tenter d’y parvenir, les enseignants ont choisi d’agir initialement sur les pratiques en
situation formalisée. Cela met assez bien en évidence les dimensions individuelles et
collectives présentes dans le schéma de Marcel (ibid.)18 ainsi que les fondements théoriques
18
p. 42
92
qui le soutiennent comme le concept de jeu proposé par Crozier & Friedberg (1977)19. Le
raisonnement stratégique de chaque enseignant, basé sur ses propres aspirations, rencontre
celui des autres dans le jeu qui vise l’atteinte des objectifs fixés dans le cadre du projet. En
entrant dans ce système de jeu, les individus acceptent les contraintes et les libertés qui lui
sont associées. Il est intéressant de noter que, dans un cas comme celui de Bois-Joli, le
collectif s’est octroyé une grande liberté dans la manière de gérer les diverses contraintes,
comme on pourra le voir lors d’un prochain chapitre consacré à l’hétérogénéité dans le cadre
du projet.
En abordant de manière théorique la dimension collective du travail de l’enseignant,
j’avais mis en évidence à quel point il s’agit d’un élément récent du travail de l’enseignant.
Pour Tardif et Levasseur (2004), il y a une irruption du collectif dans une structure jusque-là
cellulaire. L’individualisme en cours dans l’école observée avant sa mise en projet illustre
bien cette caractéristique encore marquée dans la culture enseignante.
En référence à Barrère (2002b) et à ses différents types de travail collectif comme les
réunions formelles et statutaires, le travail sur projet au sens large et les échanges informels,
on remarque que les modes de fonctionnements collectifs constitués d’échanges informels
étaient présents de manière marquée dans l’école de Bois-Joli, mais qu’ils ne suffisaient pas à
un travail collectif suffisamment efficace. Pour y parvenir, il y a eu une mise sur pied d’un
projet portant sur des objectifs en lecture qui correspond, selon Barrère, au second type de
travail collectif.
On remarque également que l’école choisit en outre de se donner une structure spécifique
pour être le plus performant possible dans les réunions de type formel qui constituent la
première modalité décrite par Barrère (ibid.). Il est intéressant de noter que, pour les
enseignants interrogés par cette auteure, ces réunions ne sont pas considérées comme
véritablement collectives parce que trop formelles. Si l’on observe les enseignants de Bois-
Joli, on se rend compte qu’ils produisent un raisonnement inverse en ajoutant « du formel »
pour essayer de parvenir à un mode de fonctionnement plus collectif.
Je terminerai par une référence à Gather Thurler (2005) et à sa typologie des relations
professionnelles. Dans ce cadre, on arrive facilement repérer la dominante de l’école de Bois-
Joli avant sa mise en projet sous l’intitulé de l’individualisme. On y rencontre alors les
caractéristiques suivantes:
• un faible consensus marqué du sceau du « mais chacun fait comme il veut »,
• un style de fonctionnement sous la forme d’une coexistence plus ou moins pacifique
entre les enseignants pouvant aller jusqu’à une forme d’anomie,
• une incidence sur des changements ponctuels et des actions spécifiques.
En se référant à cette typologie, on se rend compte du fait que, bien que les relations
professionnelles soient en passe d’évoluer de manière marquée sous l’effet du projet, elles se
situent évidemment encore loin de la coopération professionnelle qui demande des années
d’évolution, mais qu’elle se caractérise encore par des « imperfections » d’une coopération
contrainte, purement au service des objectifs du projet momentané. Mais Gather Thurler
(2007) montre aussi qu’il s’agit d’un passage obligé, auquel peu d’équipes pédagogiques
échappent, car l’abandon du modèle individualiste représente un défi important. Un défi qui
ne semble pas poser trop de problèmes à Bois-Joli dans la mesure où le projet rassembleur
fonctionne dès sa conception – et semble continuer à fonctionner - comme un catalyseur
puissant.
19
Au point 2.3.5.1 de ce travail.
93
Après ce chapitre consacré aux effets de la mise en projet sur le collectif et les relations, je
vais m’intéresser maintenant aux changements apparus au niveau des pratiques
professionnelles.
Illustration Les enseignants Les activités décidées Les Le collectif permet Le fait de se sentir
partent de leurs dans les cycles et mises décloisonnements d’échanger et de membre d’un
acquis pour les faire en place dans les classes sont des faire évoluer des groupe et de
évoluer en fonction sont parfois uniquement événements pratiques déjà pouvoir y échanger
des objectifs du juxtaposées aux routines ponctuels et intégrées par sur son métier
projet. permettent l’enseignant. permet de valider
d’essayer une des pratiques
nouvelle antérieures et de se
organisation voir rassurer.
20
Voir le point 2.2.2
94
Ce tableau essaie de mettre en évidence les dimensions individuelles et collectives de
l’élaboration du changement par les enseignants.
• Il organise les changements en fonction de différents domaines dans lesquels ils
apparaissent.
• A chaque domaine correspondent ensuite un ou plusieurs types de changements
observés.
• Pour les « domaines du changement », les indications chiffrées dans les en-têtes font
référence au nombre d’enseignants concernés par le domaine.
• Pour les « types de changement » les indications chiffrées indiquent le nombre
d’enseignants observés chez qui l’on retrouve des références explicites de ces
changements dans leurs discours.
L’analyse se fera au travers des « domaines de changement » et des « types » qui leur sont
rattachés.
95
5.4.1.1 Type de changement : restructuration de pratiques antérieures
En cherchant à comprendre comment les enseignants avaient fait pour commencer à
changer leurs pratiques, j’ai pu me rendre compte que, pour nombre d’entre eux, il s’agissait
en fait d’une restructuration de pratiques auxquelles ils étaient déjà habitués. En fait, ils
utilisaient des éléments d’un répertoire, de « schèmes d’action » et d’ « habitus » connus
(Perrenoud, 1994), tout en ayant aussi conscience de s’interroger sur ces conduites pour les
faire évoluer.
Au niveau de l’argumentation…de… pour moi dans ma tête, c’est plus structuré… Pour dire, ben voilà, en
lecture, qu’est-ce que je veux atteindre… […] Mais je crois que maintenant, j’ai plus, quand je prépare des
leçons comme ça de me dire, ah ben à la fin ou bien pendant l’histoire, qu’est-ce que je vais pouvoir dire
pour mettre le doigt là-dessus… sur telle ou telle valeur… sur tel ou tel élément… tandis qu’avant je ne me
posais pas ça comme question… je préparais et puis sur le moment je …ah ben je pourrais dire ça ou bien
alors ça venait tout seul, par les enfants… (Yannick)
Je le faisais mais j’avais peut-être pas ce regard là-dessus, je le faisais comme ça quoi, ah ben je pourrais
mettre encore une petite activité, je le faisais mais pas autant que maintenant, maintenant j’essaie en
préparant une activité de me dire attends est-ce que là tu pourrais déjà faire lire, mettre des consignes, en
images pour …tu vois… j’essaie de plus faire prendre conscience aux enfants de l’écrit, plus que ce que je
faisais en début de première avant (Marie).
On a eu fait des ateliers des choses comme ça où l'enseignement par atelier... l'activité sur textile c'est vrai
que les troisième avaient de la peine parce que compréhension et lecture... voilà c'est pour ça que l'on avait
mis de côté un peu des choses et voilà maintenant je ressors un peu des choses parce que les ateliers... les
stimuler un peu plus à la lecture. (Claude)
Dans le cadre de ces extraits, on se rend bien compte que le changement ne survient pas ex
nihilo, mais qu’il repose sur une base de pratiques antérieures largement incorporées, que le
projet est, dans ce cadre-là, le moteur d’une restructuration qui est ancrée dans les pratiques
quotidiennes et surgit au gré d’activités ponctuelles.
96
On voit que tous ces éléments sont considérés comme des nouveautés par les enseignants
interrogés. Il me semble intéressant d’observer le type de changement qu’elles mobilisent
dans certains cas.
97
ponctuelle décidée en commun correspond à une pratique existant avant la mise en projet et ce
n’est, alors, qu’un changement de terminologie qui est opéré.
Après m’être intéressé aux domaines de changement propres à la dimension individuelle
du travail de l’enseignant, je vais me focaliser sur les domaines d’une nouvelle modalité de
travail avec les élèves et de la coopération entre collègues qui sont propres à la dimension
collective développée dans le cadre du projet.
98
5.4.3.1 Type de changement : essai ponctuel d’une nouvelle organisation du
travail scolaire
Les décloisonnements ont lieu sur des périodes délimitées dans le temps, durant lesquelles
chaque enseignant prend en charge un groupe d’élèves et mène avec eux une activité qu’il a
choisie ou qu’on lui a proposée. Cet aspect très ponctuel ressort de manière marquée des
observations et des entretiens. Le décloisonnement permet réellement d’essayer une nouvelle
manière de faire, en évitant une prise de risque trop importante. Cette phase de « prise de
contact » avec une manière différente de fonctionner ne permet pas une cohérence complète
avec des objectifs d’apprentissage clairement définis dont les effets seraient observables. Cet
état de fait peut donner une impression « d’artificialité », d’ailleurs mise en évidence par
certains.
Des fois, c’est faire des décloisonnements pour faire des décloisonnements et on va pas tellement chercher
plus loin en fait. Dans le sens où on le fait, parce que dans le projet, c’est une chose, on peut le faire, et puis
par exemple comme on le fait aujourd’hui, eh bien oui, c’est sympa pour le plaisir de lire mais je ne trouve
pas que cela a tellement d’impact en fait. Alors, pour le plaisir de lire c’est sympa mais moi je vois plus loin
où cela serve vraiment, un côté pratique où ça serve à tout le monde en fait. (Mireille)
Ces décloisonnements très ponctuels, centrés sur des activités bien délimitées, ne semblent
mobiliser que peu de changements dans la pratique des enseignants. C’est donc
essentiellement l’organisation en soi qui est nouvelle, pour le reste, les enseignants mobilisent
des routines bien intégrées.
[Qu. : Les décloisonnements, c’est aussi un changement pour toi ?…] Mais pas forcément, parce que
j’enseigne de la même manière, si je reçois un groupe de première ou de deuxième et de l’école enfantine,
que si j’enseignais à mes élèves… Si tu veux, je ne vais pas faire de liens avec notre vécu de classe, si c’est
dans un décloisonnement, mais je vais enseigner de la même manière…(Lucienne)
Cette phase d’approche d’une nouvelle manière de s’organiser ne laisse pas indifférents les
enseignants. J’ai pu noter que, pour plusieurs d’entre eux, il y avait la volonté de poursuivre
l’expérience et d’évoluer dans sa mise en pratique. L’évaluation de cette première tentative
met en lumière les incohérences, les faiblesses et les améliorations possibles, tout en
s’accordant une phase d’apprentissage et en acceptant le fait de prendre du temps pour
progresser.
Non, ça s’arrête vraiment à un décloisonnement, voilà, on mélange les élèves et ont fait des activités. Ça
s’arrête un peu à ça, j’ai l’impression. C’est pour ça que pour moi il faudrait soit rien faire soit aller plus
loin. Mais là on est un peu … c’est aussi les premiers, faut qu’on mette en route, on est un peu entre-deux…
mais ça ne sert pas vraiment toujours à grand-chose. Bon on reste toujours dans l’objectif plaisir de lire, donc
c’est ça, l’objectif est atteint parce qu’ils peuvent choisir mais voilà…il faudra voir l’année
prochaine…(Mireille)
Pour les décloisonnements, moi on vient plus me dire…qu’aux décloisonnements, il faudrait mettre des
objectifs… Maintenant, c’est vrai qu’on a fait le grand avec toute l’école, on en a fait un et le deuxième,
celles qui préparaient, elles disaient qu’elles aimeraient savoir le niveau des enfants pour pouvoir faire par
rapport aux enfants qu’on aura… Donc il y a eu une discussion ouverte par rapport à ces décloisonnements et
ça je crois que c’est pas mal qu’on mette le doigt dessus pour l’année prochaine…Qu’on reprenne déjà la
théorie des décloisonnements et de voir dans les autres écoles… Et mettre des objectifs pédagogiques solides
là-dessus…(Marie)
Là, moi je crois qu’on a fait le premier pas et on va s’améliorer… on va passer par des étapes et s’améliorer
petit à petit… autrement, on va faire peur à tout le monde… Là on a fait le premier pas et on a vu qu’il y a
des choses à améliorer… mieux spécifier, cibler les enfants que ce soit plus constructif… (Jeanne)
Après avoir abordé la question de la mise en place d’une nouvelle organisation de travail
scolaire avec les élèves, je vais m’intéresser à un autre domaine du changement qui est un
effet de la mise en projet : la coopération entre collègues.
99
5.4.4 Domaine du changement : la coopération entre
collègues
Dans la partie de l’analyse consacrée aux effets sur le collectif, j’ai mis en évidence le fait
qu’à partir d’une situation de travail très individualiste, les enseignants avaient choisi
d’évoluer vers une forme collective de travail plus importante.
Cette collaboration est effectivement observée chez tous les membres du collectif et elle
est largement valorisée par tous les enseignants rencontrés, comme je l’ai analysé dans la
partie consacrée à la motivation et au sentiment de réussite. Les enseignants collaborent
mieux qu’avant dans l’ensemble de l’établissement et chaque cycle se dirige vers un mode de
coopération qui lui est propre et qui demande une implication plus ou moins importante des
membres du collectif. Deux principaux types de changement apparaissent à ce propos dans les
données.
100
5.4.4.2 Type de changement : sécurisation de ses pratiques.
J’ai eu l’occasion de relever un autre type de changement relatif au travail collectif
mobilisé par la mise en projet. Pour trois enseignants, le fait de travailler en collectif dans le
cadre du cycle permet de sécuriser ses pratiques en les confrontant aux collègues.
Pour Dominique, le fait de ne pas se lancer seul dans l’ensemble des éléments nouveaux
amenés par le projet, lui permet d’évoluer à son rythme et de prendre de plus en plus
confiance en sa capacité à évoluer.
Il y avait des choses que je ne connaissais pas…bon… le rallye, bibliothèque et tout… je me suis dit, je fais
comme les autres, je tente l’expérience et je pense que certainement si on le fait, si on le propose, c’est que
c’est certainement positif, à la fin. Donc moi je le fais aussi et puis je ne regrette rien, au contraire. J’étais un
peu sceptique, c’est un peu normal, et puis la confiance a grandi […] Donc, au début c’était un peu forcé, si
on veut, et plus on avançait…plus je vois ce que mes deux collègues font…plus je suis aussi stimulé quoi.
(Dominique)
Pour Andrea, le fait de parler et d’échanger sur ce qu’elle met en place dans sa classe la
rassure et se fait sentir moins seule.
J’aime bien un peu discuter… j’aime bien ces moments-là… pour justement…ça a quelque chose de
rassurant… […] de pouvoir aussi dire les choses… les verbaliser… pas les garder sans cesse pour soi…
Dans le cas de Mireille, le fait d’être en projet et de travailler en collectif lui donne
l’occasion d’essayer des choses qu’elle n’aurait peut-être pas osé mettre en pratique dans une
autre configuration. Pouvoir parler, échanger dans le cadre du cycle, donne de la légitimité à
ses manières de fonctionner et lui donne le sentiment d’être soutenue et protégée par ses pairs.
Ça me permet de le faire…plus, ouais…peut-être qu’aussi, ben plus tard je l’aurais fait de moi-même, mais
avant je ne sentais pas trop, de par la configuration qu’on a d’avoir deux classes de même degré… donc avant
mes collègues ça faisait plusieurs années qu’elles étaient là, donc on arrive, on doit faire attention à pas trop
dépareiller donc… toutes ces choses-là qui faisaient que je devais quand même un peu me calquer et puis là,
dans le cadre du projet, je peux me permettre… Alors oui, il y a des choses qu’on collabore, qu’on fait
ensemble, mais y a d’autres choses que je peux me permettre de faire sans avoir des retours négatifs… des
justifications à devoir faire, aussi c’est ça…[…][il y a] la protection du groupe, du fait d’être en projet…
avec des choses comme ça…
En observant ces trois situations, on peut émettre l’hypothèse que les effets n’apparaissent
pas uniquement en ce qui concerne l’augmentation de la confiance en soi, voire l’action
professionnelle de tout un chacun, mais également sur l’augmentation de la confiance dans le
collectif, permettant ainsi une évolution positive de la relation et du travail en commun.
102
d’entre eux, le développement de la coopération et le renforcement du lien social entre élèves
sont des valeurs qui ont orienté le choix de mettre sur pied des décloisonnements.
L’innovation est considérée comme un processus provoquant de l’incertitude. Si aucune
généralisation n’est permise, j’ai pu tout de même pu noter chez un nombre important des
répondants rencontrés, le sentiment de n’être qu’au début d’un changement, d’un processus en
marche. Pour certains, c’était quelque chose d’attendu et de voulu depuis longtemps tandis
que pour d’autres, il s’agissait d’une prise de conscience teintée de résignation. Quant à la
notion de l’incertitude dans le cadre de la mise en œuvre d’innovation relevée par Cros
(2004), elle me semble pour l’instant particulièrement bien contenue derrière des pratiques
rôdées et parfaitement incorporées.
Au regard des composantes de l’innovation exigées par Cros (2004), l’établissement ne
peut être considéré innovant dans son ensemble. En même temps, il convient de tempérer ce
jugement. Premièrement, il est important de rappeler qu’un temps très court s’est écoulé entre
la mise en projet et ma récolte de données et qu’il ne s’agit que du début d’un processus qui
sera certainement de longue durée. Deuxièmement, il existe des différences importantes entre
la dynamique naissante dans les équipes des cycles et les pratiques réelles des personnes
observées et il ne serait pas étonnant que se développent à moyen terme ici ou là, sur la base
de l’évolution des représentations observées, des « poches » de pratiques innovantes.
Dans le cadre de ma partie théorique, j’avais également pris le parti d’utiliser la notion de
changement de premier, deuxième et troisième type développé par Perrenoud (1999, 2002). Je
pensais alors, dans le cadre de ma recherche, partir à la rencontre de ce changement de
troisième type, qui investit directement le champ des pratiques, ne pouvant être décrété, mais
devant être discuté, débattu et négocié avec les acteurs. Une fois de plus, je suis dans
l’impossibilité d’établir des liens directs entre ce concept et les données analysées, la réalité
étant toujours infiniment plus complexe que toute tentative d’y accéder, que ce soit dans le
cadre d’entretiens ou par le biais d’une observation et explicitation des pratiques. J’aimerais
toutefois relever deux points.
• Les changements mis en place dans l’établissement de Bois-Joli n’ont pas été décrétés,
mais bel et bien débattus, négociés et construits avec les acteurs. Il n’empêche que
cela ne semble pas suffire pour en faire des changements de troisième type puisqu’il
manque le temps nécessaire pour que les changements soient intégrés, que les
représentations des acteurs soient modifiées et que ces derniers parviennent à les
formuler en paroles.
• Les différences individuelles sont tellement importantes que ce qui a été débattu et
négocié ne correspond pas à une visée véritablement commune et homogène. Le
projet, tel qu’il a été négocié, devient alors prescription pour les individus dont les
vues sont des plus différentes. On se retrouve alors dans une situation d’un
changement de deuxième type où « l’autonomie des enseignants et leur pouvoir
d’interprétation des textes les autorise à ne pas modifier grand-chose s’ils ne sont pas
convaincus. » (Perrenoud, 1999, p.1)
On peut donc dire que, pour l’instant, les changements observés ne correspondent pas à des
changements de troisième type. Ils ne sont pas encore suffisamment intégrés dans les
pratiques et les représentations des enseignants n’ont pas encore pu réellement se transformer.
Je pense qu’une fois de plus, il faudra obligatoirement un temps important pour que ce type
de changement apparaisse et soit stabilisé dans les pratiques de certains enseignants
seulement, ce qui risque encore de renforcer l’idée d’hétérogénéité déjà présente à plusieurs
endroits de mon analyse. En plus du temps, on peut émettre l’hypothèse qu’il faudra
également la présence d’un accompagnement permettant l’explicitation et le partage de
103
connaissances tacites tout en développant la mise en pratique de nouveaux concepts proposés
dans le cadre de la recherche en sciences de l’éducation.
Ce tableau rappelle qu’il existe d’importantes différences dans la manière dont les
membres d’un même établissement conçoivent, perçoivent, vivent et sont amenés à mettre en
mots leur travail. On constate notamment que les effets conceptuels sont peu identifiables,
certainement en raison du temps très limité qui s’est écoulé entre la mise en projet et mes
observations. J’aimerais faire à sujet les remarques suivantes.
Les données indiquent que l’articulation entre théorie et pratique ne concerne que très peu
d’enseignants. Les considérations à ce sujet semblent être complètement balayées par la
description de problématiques très terre-à-terre rencontrées au quotidien. Dans le cas des trois
personnes chez qui il a été possible d’observer ce type d’effets, il semble exister, d’abord, une
ouverture générale importante dans le cadre de leur métier et, ensuite, la prise de conscience
très forte que l’évolution et le processus en cours soient liés à la mise en projet. Pour ces
enseignants, l’amélioration des pratiques prendra du temps, et dépendra obligatoirement d’une
mise en lien avec la dimension théorique. Mes données ne me permettent pas de discerner une
évolution dans la posture face à l’hétérogénéité scolaire. Les enseignants qui ont profité du
projet pour développer des approches pédagogiques différenciées le faisaient déjà avant. Dans
la mesure où le projet n’est pas explicitement centré sur cette problématique, il semblerait que
les autres n’aient pas éprouvé le besoin de faire évoluer ni leurs représentations, ni leurs
pratiques.
104
L’organisation de décloisonnements a cependant permis à tout le monde d’envisager une
organisation différente du travail scolaire et cette expérience s’est avérée positive pour
plusieurs enseignants. En revanche, peu d’entre eux ont clairement exprimé leur souhait de
réellement mettre la nouvelle manière d’organiser le travail scolaire au service d’une
meilleure prise en compte des différences.
L’évolution des enseignants dans leurs relations professionnelles a déjà été soulignée à
plusieurs reprises : une majorité des répondants évoque les bénéfices que cette évolution
représente tant pour soi que pour le collectif. Pour certains, l’habitude de simplement
échanger du matériel a évolué vers une coopération soutenue, devant permettre l’atteinte des
objectifs du projet. En même temps, cette évolution n’est pas homogène et dépend dans une
large mesure des cycles et des individus. Au gré des entretiens, j’ai en outre constaté que les
énoncés concernant l’amélioration de la coopération étaient essentiellement centrés sur les
relations hors classe (planification, organisation de séquences didactiques, analyse des
résultats obtenus par les élèves), mais n’incluaient guère une analyse approfondie de ce qui se
passait réellement dans les classes.
Le dispositif cantonal exige que l’établissement entreprenne une autoévaluation
approfondie en fin d’année. Cette manière de fonctionner est complètement nouvelle pour
l’école de Bois-Joli, bien que plusieurs enseignants aient bien intégré cet aspect de leur
travail, qui compense l’autonomie accordée par un rendre compte assez détaillé, tout en
incitant l’équipe des enseignants à faire le bilan non seulement de la progression, mais aussi
de l’impact sur les apprentissages des élèves. Il est évident que les résultats de cette auto-
évaluation orienteront à court terme la suite du projet et auront, à moyen terme, un impact sur
le développement ultérieur des pratiques des enseignants.
105
5.6.1 Les cycles
L’école de Bois-Joli comporte trois cycles et j’ai choisi de comparer les deux cycles les
plus éloignés au niveau de cursus scolaire par rapport à certains critères Le tableau suivant
présente les éléments sur lesquels je reviendrai dans un deuxième temps.
106
Les données propres à la composition des cycles montrent ainsi que les enseignants y
rencontrent deux réalités complètement différentes quant à l’organisation et la dynamique de
groupe. Il est beaucoup plus aisé de mettre sur pied une rencontre entre deux enseignants qui
sont à l’école cinq jours par semaine plutôt qu’entre neuf enseignants dont huit ne sont
présentes que la moitié de la semaine. On remarque aussi que le premier cycle englobe l’école
enfantine et les deux premières années primaires, ce qui crée une plus grande hétérogénéité
qu’entre les degrés 5 et 6 qui recèlent une importante parenté du curriculum.
Les objectifs spécifiques de chaque cycle sont différents et l’on remarque que le premier
cycle a prévu un nombre plus important d’activités dans le cadre de la classe que le troisième.
A cela correspond une différence importante au niveau des objectifs généraux de chacun des
cycles : les premiers degrés de la scolarité sont consacrés à l’entrée dans lecture alors que
pour les derniers, cette activité ne représente qu’une petite part du curriculum.
La présentation du « Livre coup de cœur » est l’une des activités qui est commune à toute
l’école. Outre le fait qu’un livre est présenté dans les deux cycles, des activités menées autour
de cet objet commun sont visiblement complètement différentes.
Chaque cycle se réunit pour préparer ses séquences en décloisonnement, mais les rythmes
et les modalités de ces phases ont peu de points communs, si ce n’est, lors des
décloisonnements, une répartition des élèves qui est différente des groupes-classes
habituelles.
Bien que les deux cycles portent un regard positif sur leurs propres fonctionnements, ils
n’accordent pas la même importance aux mêmes aspects. Pour le troisième cycle le souci
d’efficacité est prioritaire :
Mais voilà, c’était pas la préparation la plus studieuse qu’on ait eu fait [décloisonnement préparé en trois
minutes]… Après, bon ça nous a fait beaucoup rire aussi… Il y en a d’autres qui se voient, et font des
réunions pendant trois heures pour décider ce qu’ils font… Après peut-être qu’on aurait pu faire quelque
chose de plus efficace, mais après, j’ai l’impression que ce qu’on voulait, on l’a. Et puis ça a fonctionné
plutôt bien, les consignes étaient claires, nous on était clair dans ce qu’on voulait quand même… notre
objectif était clair… à quoi on voulait arriver à la fin…(Yannick)
Nous, notre cycle, comme on n’est que deux, déjà c’est plus rapidement fait et comme on s’entend assez
bien, on a les mêmes visions, on est vite prêt…on va pas travailler une heure et demie parce que tout le
monde a décidé qu’on devait travailler là-dessus une heure et demie… (Camille)
Le premier cycle met plutôt en avant les qualités d’écoute et d’ouverture :
Alors quand on se voit pour les réunions, je sais pas… j’ai vraiment l’impression qu’on est vraiment tous sur
un pied d’égalité, on donne nos avis quand on a envie de le donner et puis… ouais, je trouve qu’on est une
équipe où on a tous plein d’idées et quand je donne une idée, je trouve qu’elle est bien entendue… tout
simplement quand tu as une bonne idée pour une activité à proposer, faut pas se gêner de la dire…
(Lucienne)
C’est facile au cycle 1 de faire passer les choses parce que je trouve qu’on est tout à fait constructives, on a
une bonne écoute et on se connaît bien, donc moi j’ai l’impression qu’on a assez peu besoin de vendre nos
idées parce que tout de suite ça démarre assez vite, ah oui ça peut être super, on est toutes assez motivées et
ouvertes, donc y a pas besoin de beaucoup pour vendre une idée… (Marie)
Si l’on s’intéresse à la suite que chaque cycle aimerait donner au projet, on s’aperçoit qu’il
n’y a pas d’unité de vue. Je dois préciser que ces questions ont été abordées avec les
enseignants, alors que l’année scolaire n’était pas encore terminée.
Pour le premier cycle, il y a la volonté de poursuivre autour de la lecture et de développer
les décloisonnements :
J’imagine que le grand objectif du goût de la lecture, il va rester et que les objectifs de cycle vont
changer…Mais je crois qu’on a pas fait le tour de la lecture… (Marie)
107
[dans d’autres écoles], ils font au moins un décloisonnement par semaine et certains par jour… alors c’est
vrai que ça demande des aménagements importants au niveau de l’horaire… mais c’est vrai que chez nous on
n’a pas encore été si loin… mais je pense que quand on viendra dans des objectifs plus ciblés comme la
compréhension, peut-être que ça deviendra plus fréquent, les décloisonnements... (Magalie)
Dans le cadre du troisième cycle, des idées en lien avec la création d’un livre ont été
émises, mais on se dirige également vers une réflexion autour de l’évaluation et de son
harmonisation au niveau de l’établissement. Cette thématique correspondant véritablement à
un besoin pourrait, si aucun lien n’est fait avec cette première année consacrée à la lecture, se
voir complètement déconnectée de la volonté initiale du projet.
On est partis sur une idée avec la bibliothèque du Gibloux qui nous propose une formation pour fabriquer
nous-mêmes nos livres avec nos élèves... et on trouvait que ça tombait pile poil dans notre projet… donc on
est parti un peu dans cette idée-là…Et puis en même temps, on a plein de questions par rapport à l’évaluation
en fait… dans nos classes, pour que ce soit le plus vertical possible au niveau du comportement ou autre et
par rapport à la notation ou aux appréciations pour que ce soit le plus ressemblant possible, parce qu’on a eu
de problèmes de cohérence entre des notes ou certaines années… […] et puis c’est vrai que la lecture nous
plait beaucoup, mais l’évaluation nous serait plus utile, à nous dans notre pratique d’enseignant, on a
l’impression… (Yannick)
Lorsque l’on met en parallèle les différentes caractéristiques que je viens de rapidement
aborder, on se rend vraiment compte des importantes différences existant entre les différents
cycles de l’établissement. Le même exercice de comparaison avec le deuxième cycle aurait
sans doute permis de constater des différences tout aussi importantes.
Cette analyse met bien en lumière à la fois la complexité et la richesse du développement
d’un projet d’établissement. Chaque cycle a dû, en fonction de sa réalité propre, développer
ses propres objectifs, mobiliser les moyens et ressources disponibles pour tenter de les
atteindre. L’établissement développe donc son projet à partir d’un socle commun minimum,
qui laisse suffisamment de liberté aux enseignants de chaque cycle pour concevoir et
développer leurs propres modes d’approche. Dès, lors, il n’est pas étonnant de voir des
divergences aussi importantes dans la manière dont le projet est mis en œuvre par tout un
chacun. Le premier cycle, dont l’apprentissage de la lecture constitue l’un des défis
primordiaux ne peut que se projeter dans la poursuite d’une telle thématique alors que le
troisième cycle, du fait de sa proximité avec les procédures de pré-orientation, se trouve
confronté à des enjeux d’une nature différente.
Pour les années suivantes, la difficulté consistera alors à faire coexister ces multiples
réalités et à s’accorder par rapport à un nouveau socle commun qui permettra à chacun de
s’investir dans le projet. Il faudra, à chaque fois, rééditer la performance réalisée lors de
l’écriture initiale de leur projet.
108
Marie Dominique Mireille
Nombre d’années Plus de dix ans Plus de trente ans Moins de cinq ans
d’expérience.
Sentiment par rapport au Absolument pas motivée. N’avait pas envie du projet, Motivée de la première
projet à l’origine. Ne veut pas donner de son ne sachant pas trop où il heure. Avait envie de
temps pour ça. allait. collaborer.
Craintes, risques Peur de faire éclater l’équipe Ne pas arriver à assumer les Difficulté de collaborer avec
enseignante changements les l’ensemble du cycle en
raison des nombreux temps
partiels
Posture dans Cherche à maintenir l’unité N’est pas de ceux qui Essaie d’amener des idées,
l’établissement de l’équipe. amènent des idées, préfère de faire avancer le projet
suivre le mouvement. dans son sens
Position par rapport au Très motivée par le thème Trouve le projet positif et dit Toujours aussi motivée.
projet au deuxième abordé et les évolutions du y adhérer.
semestre. collectif
Raison de ce sentiment Ses lectures théoriques sur Le travail avec les collègues. Les effets positifs au niveau
les projets. Son ouverture au Le besoin de faire partie du du groupe et de la
changement. groupe. collaboration.
Sa volonté d’être active et Le retour positif des élèves.
de ne pas passer à côté de
quelque chose.
Rôle dans le projet Répondante du projet Aucun Déléguée de cycle
Perspectives pour la suite Continuer le projet autour de Aimerait développer les
du projet. la lecture. décloisonnements pour
Développer la réflexion qu’ils deviennent une
autour des manière habituelle de
décloisonnements. travailler.
Plus de coopération et un
responsabilité partagée des
élèves.
109
influence sur l’investissement de personnes en dehors du cadre bien délimité de leur charge de
classe. Comme l’investissement dans le travail collectif autour d’un projet n’est pas
véritablement obligatoire dans le canton de Fribourg, mais consenti librement par les
enseignants pendant la « durée du projet », il risque d’être le premier à être mis en question
lors de la prochaine étape d’évaluation et de régulation, au moment où de nouveaux choix
devront être faits.
Compte tenu de ces éléments, on se rend compte que les années d’expérience
professionnelle vont être un critère d’hétérogénéité important dans un collectif de travail,
l’expérience professionnelle pouvant amener une meilleure gestion du stress et une attitude
plus posée face aux divers partenaires de l’école, la jeunesse véhiculant des pratiques encore
peu sclérosées et des agendas extra-professionnels un peu moins surchargés.
110
Contrairement à ce que j’attendais, aucun enseignant n’avait le sentiment de prendre des
risques par rapport aux parents et personne n’a fait mention d’un risque pris par rapport à
l’inspectrice.
Quelques enseignants ont eu le sentiment de prendre un risque concernant la pratique dans
la classe, dans le cadre de leur enseignement et avaient, par exemple, peur de se perdre dans
quelque chose de trop grand et trop difficile à gérer.
D’autres ont fait référence à leur souci d’avoir beaucoup de « paperasserie » à remplir et de
devoir rédiger le projet.
En ce qui concerne les trois enseignants qui m’intéressent plus particulièrement dans cette
partie, on voit que le sentiment de prise de risque ne correspond pas tout à fait aux mêmes
domaines.
Pour Dominique, le risque est surtout lié à tous les changements qui arrivent et sur lesquels
il a le sentiment de n’avoir que peu de prise. Il avait donc un peu peur de se perdre, et s’est
laissé guider par les enseignants de son cycle en leur faisant confiance.
Il y avait des choses que je ne connaissais pas…bon… le rallye, bibliothèque et tout… je me suis dit, je fais
comme les autres, je tente l’expérience et je pense que certainement si on le fait, si on le propose, c’est que
c’est certainement positif
Mireille et Marie avaient essentiellement des craintes par rapport au collectif et au climat
de travail déjà tendu avant la mise en projet.
Le risque c’était que ça fasse éclater les liens que j’ai avec les collègues parce que c’est vrai qu’avant qu’on
soit en projet, ça bataillait dur dans la salle des maîtres, je me disais mais si il faut batailler comme ça, je
veux dire il y a eu des remarques pas forcément plaisantes en salle des maîtres, je me suis dit : mon Dieu,
mais si dans le projet on doit se mettre d’accord et qu’on s’envoie des vannes comme ça, on pourra plus se
parler…
Tous les trois étaient certains que devoir composer avec les emplois du temps de tous
allait certainement provoquer des tensions.
Non, par rapport à ma classe, pas, mais plus par rapport au cycle, à l’organisation, oui… Parce que justement,
de travailler qu’avec des temps partiels, c’est pas évident de tout organiser avec tout le monde… c’est
vraiment ça qui me faisait souci… c’est la seule chose…
J’ai retrouvé cet élément du risque relationnel chez un nombre important d’enseignants
interrogés21, Je dois également préciser que les risques évoqués avant le démarrage du projet
n’ont pas été vérifiés entre le début de l’année scolaire et le moment de récolte de mes
dernières données au début du printemps.
21
Voir le chapitre 5.3
111
en France, c’était de montrer que l’école était forte, avait une autonomie et puis se laissait pas démonter par
les parents, par la politique… C’était de donner une autonomie à l’école, une certaine force et aussi une
cohérence, et moi je voyais pas le projet comme ça, en fait on me l’avait pas expliqué comme ça, c’est quand
je suis allée fouiller un peu pour vraiment connaître l’idée d’un projet d’école, d’établissement que je suis
dite bien oui
A partir de cela, on comprend bien pourquoi elle va essayer, dans le cadre du collectif, de
maintenir une cohérence et une unité, même dans les discussions un peu plus difficiles. Par
exemple, lorsqu’il faut décider comment utiliser l’argent mis à disposition par la commune,
Marie tentera de privilégier une activité liant toute l’école et de ne pas simplement partager
l’argent entre toutes les classes pour laisser la liberté de son utilisation à chacun.
On avait décidé d’aller plus ou moins au Salon du livre… ben je me suis dit, voilà l’argent il passe là-dessus,
en plus que c’est l’argent que la commune doit nous donner, ça veut dire que tous les enfants en
bénéficieront, qu’on va pouvoir prendre des cars pour aller jusqu’à Genève, on va pouvoir s’offrir une belle
sortie voilà…pis là, je me suis rendue compte que non, ça fonctionne pas comme ça parce que […] chacun a
un point de vue différent sur ce budget.
La posture de Dominique dans le cadre du collectif est très différente. Suite à des
expériences douloureuses dans le cadre de son travail, il y a chez cet enseignant une attitude
d’attente et de suivi des décisions communes. Ce n’est pas lui qui fera des propositions
concernant le projet et les activités qui lui sont liées, mais il va, en fonction de ses moyens,
tout faire pour essayer de suivre le mouvement et faire partie du groupe. En essayant des
choses nouvelles, il va prendre conscience d’éléments positifs.
Disons que je suis plutôt un suiveur qu’un décideur. Dans ce domaine-là disons. On est nombreux, il se dit
tellement de choses…mais je suis volontiers parce qu’il y a beaucoup de choses qui sont très intéressantes.
J’adhère disons.
Le fait… un peu… faut être objectif, j’y étais obligé, j’étais dans cette équipe-là, j’étais dans ce team-là, dans
ce cycle 2. Je me vois mal faire le projet d’établissement et de ne pas faire le « le livre coup de cœur », le
rallye ou la bibliothèque. C’est clair que j’étais obligé de le faire, un. Ensuite deux, comme j’ai vu que tout le
monde le faisait, je me suis dit peut-être qu’ils ont raison de le faire, et puis troisièmement c’est venu après,
comme étant poussé, j’ai vu que toutes ces choses étaient intéressantes…
La posture de Mireille est encore différente des deux autres. Pour elle, le projet était
quelque chose d’important à mettre sur pied et elle n’envisage pas son métier comme une
activité solitaire et individualiste.
Pour certains, l’enseignement c’est juste on est dans sa classe et puis voilà, il fallait faire des cours, ça
demande du travail en plus, ça demande ci, ça demande ça… Alors ça a été quand même assez difficile…
Elle va donc essayer de promouvoir le travail en collectif, pensant que, si elle a tout à y
gagner, il en est de même pour ses collègues.
On est beaucoup dans la plainte: ça demande trop de travail, ça demande trop de ci, trop de ça…[…] Mais
moi, c’est le contraire, moi je trouve que ça nous soulage ce projet
Dans le cadre de son action dans le collectif, elle va faire en sorte de développer le projet
petit à petit dans son idée de l’enseignement et de l’école en général, comme elle agit au
niveau de sa pratique professionnelle.
C’est plus une continuité… et un besoin pour moi… J’aime bien aller voir un peu ce qu’on peut faire d’autre
et puis pour moi c’est un besoin pour avancer, parce que selon ma vision de l’enseignement, et puis voilà, il
faut chaque fois aller un petit peu plus loin, et puis tout en restant dans les normes, mais sans exagérer. Mais
un petit pas de plus et puis là, ce qu’on fait cette année c’est un petit pas de plus et puis l’année prochaine on
le gardera et on rajoutera une chose de plus… et puis pour moi heureusement qu’il y a ça pour avancer… ça
m’a donné plein d’autres envies et je trouve que ça amène vraiment les choses…
J’ai été surpris de constater, lors de la récolte des données, la grande lucidité et sincérité
des personnes interrogées dès lors que nous avons été amenés à évoquer leur fonctionnement
112
dans le collectif. Je ne m’attendais pas à autant de différences à ce sujet et, si les positions
sont aussi variées chez les trois personnes présentées ici, elles le sont également chez les
autres enseignants qui ont participé à cette recherche.
113
Mais au final, tout le monde est content et puis s’est rendu compte que c’était nécessaire pour plein de
choses, pour le projet mais aussi pour notre école et notre fonctionnement interne c’était nécessaire aussi…
Les premiers mois de la mise en projet ont été vécus de manière très positive par
l’ensemble des enseignants interrogés, même si les raisons de ce sentiment ne sont pas les
mêmes pour tous. On remarque que, pour chacun, la mise en projet est légitimée par les
réussites qui en découlent au niveau du collectif ou des pratiques mises en place. Les efforts
consentis n’ont pas été vains et les craintes ne se sont pas vérifiées.
114
5.6.4 Pour conclure
J’ai tenté, dans le cadre de cette partie de mon travail, de me focaliser sur l’hétérogénéité de
l’établissement étudié. L’existence de différences importantes ressort de manière assez
marquée tant pour les cycles que pour les individus. Dans le cadre d’un projet global dont
l’objectif est le développement du goût de lire, chaque groupe a pu définir ses objectifs et ses
activités. Même lorsqu’il s’agit d’éléments communs à toute l’école, leur mise en pratique est
très différente en fonction des différents cycles. Cette hétérogénéité est justifiée par les
enseignants en raison des caractéristiques propres à chaque degré scolaire et à la configuration
des différents cycles.
Lorsque l’on analyse les différences entre les individus, on remarque également une grande
hétérogénéité. Les enseignants analysés ne sont pas de la même génération et n’ont pas eu la
même formation. Ils ont tous des parcours de vie très différents qui vont avoir une influence
sur leurs représentations du métier et de l’apprentissage. De manière générale, les divergences
sont très importantes selon tous les critères choisis. On remarque une convergence de vue en
ce qui concerne les aspects positifs et le sentiment de motivation engendrés par le projet.
Les caractéristiques individuelles de ces enseignants exercent une grande influence sur la
posture qu’ils développent dans le collectif et sur leur implication dans les différents rôles liés
à l’organisation du projet.
116
professionnelles qui vont être au centre des discours entendus dans le cadre des entretiens,
mais également des parcours de vie, des expériences et des valeurs.
Le schéma proposé par Gather Thurler (2000) que je présente dans ma partie théorique22,
met en évidence trois strates de l’établissement allant du plus conscient et explicitable par les
acteurs (prescriptions), au plus difficilement observable qui constitue le niveau des normes et
des valeurs implicites. Au centre de ces strates se trouve le cœur du système qui englobe les
domaines des représentations, des mythes, des discours et des croyances individuelles.
Cette représentation de l’établissement me semble correspondre parfaitement à ce que j’ai
mis en évidence dans mon analyse. J’ai pu voir une réelle volonté de la part de tous les
acteurs d’œuvrer en commun dans le cadre d’un projet rassembleur qui donne à leur école une
image d’unité et de professionnalisme. Cet élément correspond alors à la strate la plus
extérieure du système, la plus consciente. On est dans l’interprétation et l’assimilation de la
prescription qu’est le projet, lui-même issu du centre et des deux autres strates du système.
C’est ce que l’ensemble a choisi comme son minimum commun et qu’il était prêt à présenter
à l’extérieur.
On peut alors s’interroger sur l’importante persistance observée de cette hétérogénéité. Il
semblerait que les différences au niveau des cycles et des individus correspondent à
l’incarnation du cœur de ce système (représentations, mythes, croyances) qu’il est si difficile
de mettre à jour et dont l’influence sur les pratiques et la mise en place du changement est
tellement importante.
Je me pose alors la question de l’évolution possible ou non de la culture de l’établissement.
Selon Gather Thurler (ibid.), pour qu’une évolution soit possible, il faut une prise en compte
de ces différentes strates et favoriser une communication entre elles. En analysant mes
données, j’ai l’impression que cette prise en compte a eu lieu durant cours d’été qui a servi de
base à la mise en route du projet. A cette occasion, la culture de l’établissement a évolué en
prenant en compte l’ensemble des étages du système et en favorisant leur communication. Par
contre, j’ai l’impression que la question reste posée pour la suite du projet au cours des années
à venir. Beaucoup de choses vont dépendre de la capacité de l’établissement à prendre en
compte la nouvelle configuration issue de l’évolution qui a eu lieu dès la mise en projet et de
son aptitude à réactiver la communication entre les différentes couches du système.
C’est avec ce chapitre consacré à l’hétérogénéité dans le cadre de l’établissement que je
termine ma partie d’analyse de mes données. J’ai tenté de mettre en évidence des éléments
que j’ai jugés importants, de les articuler à la lumière de mon cadre conceptuel et de les
confronter aux éléments théoriques de ma partie initiale. Je suis conscient que j’aurais pu
réaliser une analyse beaucoup plus fine des données récoltées, mais j’aurais à ce moment dû
encore multiplier mes observations et mes entretiens. Je me suis donc « contenté » de faire
émerger quelques aspects assez généraux, alors que je m’aperçois, aujourd’hui, que les
véritables « routines défensives » (Argyris) des enseignants se situent très probablement sur le
plan de compétences didactiques et transversales comme l’analyse de la progression de leurs
élèves, leur capacité à développer des situations didactiques efficaces permettant à une
majorité d’élèves d’apprendre. Il y a enfin leur capacité à identifier les paliers de progression
de leurs élèves, de manière à savoir organiser les dispositifs de décloisonnement pour qu’ils
permettent, au mieux, de gérer les parcours de chacun. Je m’aperçois aujourd’hui, à la fin de
ma recherche, que mes propres schémas de pensée m’ont amené à faire certains choix au
niveau de mon cadre conceptuel et à me satisfaire d’une granularité qui reste relativement
grossière.
22
au chapitre 2.2.1, p.29
117
Conclusion
J’arrive, avec ce dernier chapitre, au terme de cette recherche sur l’observation
d’enseignants engagés dans un processus de transformation de pratiques. Dans la première
partie de ce mémoire, avant de trouver un terrain pour effectuer ma recherche, j’ai réalisé une
sorte de synthèse des éléments théoriques qui me semblaient définir un cadre et un éclairage
intéressants pour le travail dans lequel je me lançais. J’ai traité dans cette partie les thèmes qui
se retrouvaient dans les diverses parties de l’intitulé de ce mémoire comme des questions
générales liées au changement et à l’innovation, à l’analyse du travail et l’inscription de ces
éléments dans le milieu de l’enseignement.
Avant d’être en contact avec le terrain que j’allais observer, j’ai dû faire des choix
épistémologiques et méthodologiques importants et j’ai décidé d’inscrire cette recherche dans
le courant de la théorie fondée qui me paraissait, bien que très déstabilisant, le plus pertinent
pour arriver à observer ce qui m’intéressait. J’ai choisi de réaliser des observations directes
sur des séquences d’enseignement en lien avec les éléments du projet et c’est sur ces
observations qu’était basé un entretien semi-directif. Une autre partie importante des données
était récoltée en utilisant le procédé de l’instruction au sosie qui permet, en évitant la présence
invasive de l’observation, d’accéder au réel de l’activité. Au fur et à mesure que les données
étaient récoltées et que je procédais à leur pré-analyse, de nouvelles questions surgissaient et
j’ai choisi de réaliser quelques entretiens de vérification pour essayer d’y répondre. Au total,
onze des seize enseignants de l’école observée ont participé à au moins un type d’entretien qui
était proposé.
À partir des éléments issus de mon expérience professionnelle et du cadre théorique que
j’ai choisi d’observer, j’ai établi un cadre conceptuel qui devait subir d’importantes
modifications au fur et à mesure de ma confrontation aux données et à leur pré-analyse. C’est
en fonction de ce cadre conceptuel que j’ai organisé l’analyse des données récoltées.
Cette analyse a mis en évidence plusieurs choses. Premièrement, la mise en projet ne s’est
pas faite sans difficulté dans l’établissement et un temps important a été nécessaire entre les
premières discussions, jusqu’à ce que la décision de se lancer soit prise. Dans ce cadre-là, les
conceptions et les positions de chacun ont évolué pour aboutir, avant le cours d’été qui allait
préparer le projet, à un consensus fortement teinté du poids de la soumission à l’arrivée
inéluctable de l’obligation d’une mise en projet dans un futur proche.
Deuxièmement, malgré le sentiment mitigé que provoquait la mise en projet à l’origine, les
enseignants ont développé, dès le cours d’été, un sentiment très positif et de la motivation à
l’égard du projet. En analysant cet aspect, j’ai établi que plusieurs caractéristiques avaient une
influence sur les enseignants et le sentiment de motivation :
• la personne avec son parcours biographique et son ouverture au changement
• le lien avec le collectif, avec la valorisation de la part collective du projet et le rôle ou
la posture pris à l’intérieur du collectif
• le projet avec la compréhension de ses objectifs, la planification réalisée au cours
d’été, la faisabilité perçue par les enseignants, les réactions des élèves et la
valorisation des personnes ressources.
Le fait que l’ouverture au changement soit une valeur professionnelle importante partagée
par plusieurs membres du collectif me paraît être un élément qui influence de manière
marquée l’envie de réussir et de mener à bien ce projet. L’utilisation de l’échelle proposée par
Hall et Hord (2001) montre que les enseignants de Bois-Joli ont une bonne compréhension
118
des objectifs liés au projet et qu’ils peuvent juger de leur faisabilité. Ils ont, sur ce point,
également le sentiment de réussir ce qui accroît leur motivation à poursuivre sur cette voie.
De manière générale, les enseignants de Bois-Joli ont été fortement influencés par les
importantes évolutions qu’il y a eu dans le cadre des relations à l’intérieur de leur collectif. Le
travail en commun effectué durant l’été leur a permis de « mettre les choses sur la table » et
de partir sur de nouvelles bases plus saines et sereines qu’auparavant. Des améliorations ont
été apportées à la structure de l’organisation de l’école, qui a vu la mise sur pied d’un
organigramme devant mieux répartir les charges et permettre de gagner en efficacité.
L’ensemble des données récoltées à ce sujet montre que les enseignants sont satisfaits de ce
nouveau mode de fonctionnement et que, pour l’instant, chez les enseignants les plus
impliqués, peu d’entre eux se plaignent de la surcharge occasionnée par leur nouvelle
fonction. D’autre part, aucune crainte n’est ressentie, pour l’instant, quant à l’instauration de
trop grandes différences d’investissement en fonction des responsabilités prises dans le cadre
du collectif.
Le climat de travail s’est réellement amélioré au niveau des relations et de la
communication. L’impression la plus partagée est celle de la possibilité donnée à chacun de
pouvoir s’exprimer et d’être entendu par ses collègues. On sent également une cohésion
importante autour du projet qui est devenu un élément commun et validé par tous.
En analysant les changements dans les pratiques, j’ai essayé de m’intéresser à l’essence
même d’un projet d’établissement qui essaie de faire évoluer les choses au cœur de l’activité
enseignante. J’ai observé que les changements apparaissaient au niveau individuel et collectif.
Sur le plan individuel, on peut dire que, de manière générale, les changements observés ne
sont pas très importants puisque les données indiquent qu’ils étaient largement basés sur des
acquis et des processus mis en pratique depuis longtemps. Pour certains enseignants, les
changements se situent ainsi essentiellement autour de la réflexion sur l’enseignement de la
lecture, qui est désormais devenu un point d’attention traversant l’ensemble des domaines
enseignés. Pour d’autres enseignants, on constate que le changement réside essentiellement
dans l’intégration, voire la juxtaposition, des éléments nouveaux amenés par le projet à des
routines déjà bien intégrées. Les décisions communes sont alors simplement appliquées, sans
être réellement réinvesties.
Au niveau collectif, de nouvelles organisations du travail ont été testées de manière plus ou
moins marquée au sein des différentes équipes de cycles. Pour certains enseignants, cela a
permis d’ouvrir sur une manière nouvelle d’envisager l’organisation de l’école et a donné
l’envie de tenter de nouvelles choses dans le futur. Pour d’autres, cet essai d’une organisation
différente semble rester « ponctuel », sans devenir une pratique diffusée à plus large échelle.
La caractéristique la plus importante des effets sur les pratiques réside dans la généralisation
de la coopération entre enseignants au sein des différents cycles d’apprentissage. J’ai pu
observer que ce procédé permettait pour certains d’améliorer, en collectif, des éléments de la
pratique habituelle et pour d’autres, de faire valider, dans le cadre du groupe, leurs propres
manières d’agir, développant ainsi un sentiment de sécurité.
Un élément important mis en évidence dans le cadre de l’analyse des données récoltées, est
la présence d’une hétérogénéité importante des pratiques pédagogiques à différents niveaux.
L’école de Bois-Joli a choisi de développer son projet autour de la lecture et elle a décidé de
le faire en suivant des objectifs correspondant à un « minimum commun », exigible de tous
les élèves et donc également de tous les enseignants. Pour y parvenir de la manière la plus
efficace possible et pour développer le travail en collectif, l’opérationnalisation des objectifs
du projet s’est faite au sein de chaque cycle. Dans mon analyse, j’ai pu mettre en évidence les
119
importantes différences présentes, entre les cycles, sur les moyens pédagogiques et
didactiques d’atteindre les objectifs fixés par tous. Si les termes employés sont identiques –
notamment dans le contexte de l’activité collective « livre coup de cœur » -, la réalité que
recèlent ses diverses mises en pratique ne l’est absolument pas. Chaque cycle a donc adapté
les objectifs communs correspondant sa réalité et aux différentes personnalités de ses
enseignants.
Après m’être intéressé à l’hétérogénéité en fonction des cycles, j’ai observé ce qu’il en
était au niveau des individus qui constituent l’équipe enseignante. En analysant, sous forme
de portraits et en fonction de certains critères, trois enseignants de l’équipe de Bois-Joli, j’ai
mis en évidence des différences très importantes. Ce chapitre sur l’hétérogénéité permet de
rendre compte de la tâche complexe que représente, pour un collectif, l’exigence de se mettre
en projet. Il apparaît ainsi que, arrivées à la fin d’une première étape qui avait permis de
négocier les fondements du projet collectif et de s’engager ensuite dans la première année de
sa mise en œuvre, les enseignants de Bois-Joli n’en ont pas fini avec la recherche d’un
consensus en vue des différentes orientations que d’aucuns aimeraient donner à leur projet.
120
influence. Cette hypothèse a été partiellement vérifiée puisque, si l’influence de la
« hiérarchie » (l’insistance de l’inspectrice qui encourageait l’école à se mettre en projet,
évoquée à de nombreuses reprises) a été prépondérante dans leur décision, elle a ensuite
disparu des préoccupations des enseignants. J’ai également pu constater que les collègues et
leurs jugements étaient importants pour plusieurs enseignants. Par contre, je n’ai rencontré
que peu de références aux parents sur les questions liées au projet. A ce sujet, une nouvelle
hypothèse serait de savoir dans quelle mesure la faible présence des parents dans le discours
des enseignants est due au fait que le projet n’est pas encore parvenu, après les quelques mois
de sa mise en œuvre, à produire des effets visibles au niveau des pratiques pédagogiques et a
donc laissé « indifférents » tant les élèves que leurs parents. On pourrait également se
demander si les enseignants, en basant le projet sur des acquis et des routines bien intégrées
ont, de manière consciente ou non, éliminé les d’éléments qui auraient risqué d’éveiller la
curiosité parfois encombrante de certains parents. On peut également dire que, pour plusieurs
enseignants, les jugements des enfants avaient également une grande influence sur les
sentiments qu’ils développaient à l’encontre du projet. Ce qui est largement ressorti, c’est
qu’aucun enseignant observé ne s’est montré hermétique aux jugements, quels qu’ils soient.
La quatrième hypothèse établissait que les enseignants justifiaient leurs actions en parlant
peu en leur propre nom, mais plutôt en justifiant leur pratique par les divergences qu’il peut
exister entre leurs pratiques et les différentes prescriptions. Cette hypothèse n’a pas été
vérifiée dans les données. Lorsque les enseignants expliquent leurs pratiques, ils les justifient
en faisant principalement référence à leurs valeurs où à des prescriptions établies. Mais je
dois également dire que je n’ai pas amené les enseignants à justifier leurs pratiques durant les
entretiens, qui ne poursuivaient pas ce but.
La cinquième hypothèse mettait en évidence que le travail réel et son analyse n’avaient pas
leur place en salle des maîtres. Cette hypothèse a été largement vérifiée dans les données que
récoltées et j’aimerais la développer plus longuement dans le chapitre suivant qui traite de
l’échange sur les pratiques.
121
un exemple… moi je ne vais pas intervenir sur leur manière de faire… par rapport à ça donc je ne vais pas
intervenir tout simplement…
[Qu. : Donc tu laisses faire…]
Je laisse faire, tout à fait…
[Qu. : D’accord, donc si j’interviens, si je pose une question, sur un lien avec l’objectif du projet…]
Non tu ne poses pas cette question… tu ne poses pas cette question… la chose est claire… C’est pas parce
que je ne veux pas poser la question, c’est parce que je pars du principe que nous sommes tous des
professionnels et qu’un professionnel qui propose quelque chose, ça veut dire que pour lui, ça a une
importance ce quelque chose… donc je n’ai même pas à intervenir sur la validité de ces caisses… c’est bien,
point final…
[Qu. : C’est de toute façon bien…]
C’est de toute façon bien puisqu’ils ont décidé dans le cycle de le faire…Ça deviendrait peut-être moins bien
si l’ensemble du bâtiment et tous les cycles devaient faire une activité… Alors là, à ce moment-là, on
intervient en fonction… je pense à cette activité-là tu vois ce que je veux dire… moi je ne me mêle pas de ce
qui se fait dans les différents cycles…
Le discours de cet enseignant est très clair. Lorsque des pratiques sont évoquées dans le
cadre du collectif, elles ne sont pas discutées ou débattues. Il ressort de cet extrait
l’impression de l’existence d’un « pacte implicite de non-agression ». J’ai retrouvé ce type de
raisonnement chez plusieurs autres enseignants et j’ai décidé de revenir sur cette
problématique avec certains d’entre eux durant mes entretiens de vérification.
Toutes les personnes chez qui j’ai vérifié le fait que les pratiques n’étaient pas réellement
discutées dans le collectif m’ont dit en avoir conscience et avoir essayé de modifier ce
phénomène avec la mise en projet. Pour elles, les discussions ont plus facilement lieu dans le
cadre du cycle, plutôt qu’avec l’ensemble du collectif. En essayant de voir de quoi sont
constitués ces échanges, on s’aperçoit qu’ils se résument souvent à un « comment ça va chez
toi… », sans entrer dans une explication de sa pratique, sur ce qui se fait réellement dans la
classe.
Quelques raisons évoquées par les enseignants interrogés pour expliquer ce phénomène me
paraissent intéressantes. Il y a la question de l’histoire du collectif qui se retrouve dans le
même bâtiment scolaire depuis peu d’années et de l’apparition tardive de plusieurs classes de
niveau identique.
Peut-être aussi, on a été longtemps une classe, deux classes, quatre classes… on travaillait chacun dans son
coin, en étant pas dans le même village, on ne se voyait jamais et je crois qu’on est encore un peu resté dans
cet esprit… il n’y a encore pas trop l’habitude, le projet est tout nouveau… (Magalie)
Il y a aussi l’idée que ce que l’on fait dans sa classe au quotidien n’a rien de particulier et
que chacun fait à peu près la même chose.
On a aussi l’impression que c’est banal, que c’est le quotidien de la classe… (Jeanne)
Ou que l’espace pour échanger n’existe pas et qu’il manque des « outils » pour en parler.
Et puis échanger nos pratiques, on n’a pas l’habitude, pas de moments pour ça, si on avait un moment
ensemble avec un petit objectif fixe, je pense qu’il y aurait plein d’idées qui viendraient… (Jeanne)
Il y a aussi l’idée que la discussion professionnelle sur ce qui se fait en classe doit être
tributaire d’un besoin de résoudre une situation problématique. On s’intéresse à la pratique de
l’autre parce qu’on rencontre des difficultés avec sa propre manière de faire.
Là, je parle pour moi, mais tant que j’ai des idées pour changer, je vais me débrouiller, mais le jour où je
n’aurai plus d’idées, j’irai voir ailleurs… Tant que pour moi, tout va bien, je me dis que mes collègues ne
viennent pas chez moi donc tout va bien… (rire)… et je reste dans ma petite boîte… (Jeanne)
122
Les pratiques quotidiennes n’ont donc pas réellement leur droit de cité dans les discussions
professionnelles. Les enseignants ont conscience de ce fait et pensent que la situation est sur
le point d’évoluer. Il sont également conscients que cela demandera du temps pour que les
changements soient effectifs.
Cette question de la discussion sur les pratiques m’a intéressée pour plusieurs raisons. La
première est liée à la position privilégiée d’observateur que j’ai pu prendre dans
l’établissement de Bois-Joli. J’ai eu, à cette occasion, la possibilité de me focaliser sur la mise
en pratique de la même séquence dans plusieurs classes différentes. Si les différences entre les
cycles sont importantes, comme je l’ai montré dans mon analyse, j’ai également observé des
différences entre les séquences données dans le même degré alors que, dans ce cas-là, les
prescriptions sont pratiquement identiques. Les enseignants de ces classes avaient
l’impression de faire exactement la même chose, alors que ce n’était visiblement pas le cas :
si l’architecture globale est identique, les divergences vont apparaître au niveau des attentions
portées sur des éléments différents. Par exemple, Marie fait en sorte qu’il y ait, lors de chaque
présentation du livre coup de cœur, quelque chose de surprenant pour les enfants : changer le
nom des personnages, arrêter avant la fin, modifier des caractéristiques du contexte, etc.… Ce
point, qui donne beaucoup de richesse à l’activité, est important pour elle, mais ses collègues
ne connaissent pas sa manière de procéder et mènent leur activité du livre coup de coeur
différemment, en se focalisant de manière consciente ou inconsciente sur d’autres points
d’attention. En constatant cela, j’ai pris conscience des multiples facettes des pratiques, qui ne
sont guère partagées dans le cadre du collectif, sous prétexte que chacun est professionnel. La
peur d’être jugé et la conviction de chacun d’agir de la même manière que son collègue
privent les uns et les autres d’échanges certes pas toujours faciles, mais fructueux.
La deuxième raison qui m’a fait m’intéresser à ce partage des pratiques est liée à plusieurs
éléments de l’analyse du travail que j’ai présentés dans ma partie théorique. En observant,
dans plusieurs entretiens, qu’il y avait une volonté affichée de ne pas entrer en discussion sur
ce qui se faisait dans les différentes classes, je me suis demandé si ne s’agissait pas de
l’expression d’un « genre de métier ». Clot et Faïta (2000) définissent ce terme en tant que
normes d’action produites par le collectif « c’est-à-dire des “obligations ” que partagent ceux
qui travaillent pour arriver à travailler, souvent malgré tout, parfois malgré l’organisation
prescrite du travail » (p. 9). Les entretiens de vérification m’ont montré qu’il ne s’agissait pas
de normes réellement collectives, mais leur présence est indéniable et elles pourraient faire
office de protection face à un « déballage » toujours difficile à maîtriser. Les enseignants avec
qui j’en ai parlé paraissent en avoir conscience et disent vouloir modifier leur fonctionnement
à cet égard. Par contre, pour certains membres du collectif, aucune évolution en ce sens ne
semble être souhaitée.
S’il ne s’agit pas d’un genre de métier, on peut certainement aborder cette question sous
l’angle du manque de la culture (encore trop fragile) de la confrontation et du feed-back,
c’est-à-dire de la volonté partagée de mettre à profit le conflit socio-cognitif dans le cadre des
échanges professionnels. Car ne pas questionner et discuter la pratique de l’autre permet de se
prévenir du questionnement sur sa propre manière de faire son travail. Or, la remise en
question de certaines pratiques est encore perçue comme un jugement ou comme une atteinte
à sa liberté pédagogique. En affirmant qu’on ne discute pas l’agir pédagogique de ses
collègues sous prétexte que ce sont des professionnels et qu’ils sont libres de faire comme ils
l’entendent, les enseignants coupent court toute possibilité de comprendre la manière dont
fonctionnent les autres - et dont ils fonctionnent eux-mêmes - et de s’enrichir mutuellement
de leurs réflexions. Pour le dire dans des termes encore plus « pointus » : en fermant la porte à
123
un développement professionnel basé sur l’échange de pratiques, il est impossible pour
l’établissement de se transformer en organisation apprenante.
L’on voit bien qu’en maintenant une sorte d’omerta sur les pratiques, le collectif se prive
d’un riche développement professionnel, facile d’accès puisque chacun peut y participer. L’on
assiste également à une perte au niveau de la reconnaissance du travail. En reprenant la
question des jugements sur le travail développée par Dejours (1995), où il définit l’existence
de jugements d’utilité et de beauté, l’on comprend alors que de ne pas ouvrir sa pratique aux
autres professionnels empêche la création de jugements de beauté, que seuls les pairs peuvent
formuler. Ce jugement donne accès à la reconnaissance des membres du collectif par le biais
de la conformité du travail avec « les règles de l’art » et par la reconnaissance, par son
originalité et « sa patte personnelle », de l’identité singulière de la personne en tant que
membre du collectif.
Le développement de cette culture de l’analyse et de la confrontation des pratiques
demandera encore du temps à l’école de Bois-Joli. Si les relations ont été améliorées, elles
restent fragiles et la cohésion retrouvée risque de voler en éclats si les étapes sont franchies de
manière trop rapide. Le changement demande du temps et de la volonté, mais cela ne suffit
pas. Comme le montre Argyris (2003), ce n’est pas parce que le groupe est conscient de ses
modes de fonctionnement en termes de routines défensives et qu’il pense pouvoir les
modifier, qu’il y arrivera d’emblée. Cet auteur met également l’accent sur le fait que ce sont
les comportements, plutôt que les valeurs qui sont le plus facilement modifiables par une
intervention de faible envergure. Il s’agit alors d’un apprentissage en « simple boucle », c’est-
à-dire d’une modification ponctuelle de certaines pratiques, sans impact sur les actions
futures.
Il est ainsi possible d’aider un leader autoritaire et agressif à se comporter moins
agressivement, mais il suffira souvent que les conditions deviennent embarrassantes ou
menaçantes pour que ce nouveau comportement disparaisse. Au moment où le sujet
passera d’un stress modéré à un stress plus prononcé, il reviendra à la théorie d’usage de
modèle I et au raisonnement défensif qui l’accompagne, théorie et raisonnement que le
sujet n’aura en vérité jamais abandonnés. Les « recettes » managériales sont souvent
fondées sur des changements comportementaux qui n’affectent pas les valeurs
directrices. (p.110)
Ces éléments proposés par Argyris (ibid.) éclairent bien, à mon sens, la situation que
l’établissement a vécu durant cette mise en projet. Les changements importants ayant eu lieu
au niveau des relations représentent essentiellement des comportements qui sont, d’après cet
auteur, le plus facilement modifiables. Avec la question du partage de pratiques, on ne touche
plus uniquement aux comportements ponctuels, mais surtout à des schèmes de comportement,
d’habitus (Perrenoud, 1994) et à ce titre, les transformations qui sont infiniment plus
complexes, donc plus lentes et difficiles. Comme souvent, une évolution à ce niveau ne peut
pas être simplement décrétée, mais doit être le fruit d’un long travail de (re)construction
effectué par l’ensemble du collectif qui devra développer, pour reprendre le schéma de Gather
Thurler (2000), le va-et-vient entre les différentes couches du système ou, en référence à
Argyris (2003), permettra le passage des théories d’usage de Modèle I à celles de Modèle II.
L’approche, dans le cadre de ce retour sur mes hypothèses de travail, de la question de
l’échange sur les pratiques met clairement l’accent sur la difficulté, pour un collectif,
d’évoluer seul face à cette problématique. L’exemple donné par Argyris (ibid.) illustre bien
cette question puisque dans son ouvrage « Savoir pour agir : surmonter les obstacles de
l’apprentissage organisationnel », il présente et analyse son intervention dans un collectif de
124
travail qui a l’ambition de devenir une organisation apprenante. Lorsque l’on sait que ce livre
relate un travail qui a duré cinq ans, l’on comprend facilement la difficulté de la tâche et
l’importance d’être accompagné par des personnes qualifiées et extérieures à la situation de
travail.
La complexité
En me référant à l’ensemble de cette recherche qui s’achève, c’est réellement le terme de
« complexité » qui s’impose à mon esprit.
La complexité est tout d’abord présente dans les thématiques que j’ai essayé d’aborder. Les
questions du travail et du changement ne peuvent être abordées dans une perspective de
simplicité sous peine de ne donner que des réponses stériles et inintéressantes. J’ai également
montré dans ma partie théorique que ces questions ne gagnent jamais en simplicité dès
qu’elles sont placées dans le contexte scolaire. Les propos de Cros (2001) quant à la définition
de l’innovation scolaire illustrent d’ailleurs clairement ce constat: « L’innovation est un mot
qui, pour garder son efficacité, ne souffre pas d’être enfermé dans le cadre d’une définition
qui lui enlèverait toute sa magie, toute l’ambiguïté de son attraction » (p. 21).
La complexité est également présente dans mes choix épistémologiques et
méthodologiques. J’ai pris cette orientation en fonction de la conviction profonde qui
m’habite et qui considère que les réponses aux questions complexes ne peuvent être obtenues
par des procédés méthodologiques trop simples. En effet, partir des données pour construire
une analyse et un raisonnement ne s’est pas fait sans difficultés dans mon cas. J’ai, à plusieurs
moments de cette recherche, été découragé par la quantité envahissante des données récoltées
et par les choix d’analyse qui devaient être opérés. Dans ces moments-là, j’ai souvent eu
l’impression d’être en face d’une immense pelote de laine que je devais tenter de démêler
dans une chambre noire dont je n’arrivais pas à trouver l’interrupteur.
C’est dans ces moments de doute qu’il m’est arrivé de raisonner de manière trop normative
et simpliste, enfermé dans mes représentations personnelles de la réalité scolaire, en prenant
126
des chemins qui ne me menaient nulle part. La réflexion fut longue avant d’arriver à dégager
un minimum de cohérence de mon cadre conceptuel.
La complexité est enfin présente dans les données récoltées et dans l’analyse que j’en ai
faite. Le cadre conceptuel essaie d’illustrer de manière schématique et simplifiée les lignes de
force qui se dégagent des données. Il faut donc toujours garder à la conscience que le réel
demeure bien plus complexe. J’ai l’impression d’avoir fait un peu émerger cet aspect en
traitant, entre autres, la question de l’hétérogénéité dans l’établissement. Si j’avais pris la
mesure de l’individuel de manière encore plus marquée, la complexité ressortirait plus
fortement encore. J’ai donc essayé de faire une sorte de va-et-vient entre la granularité assez
fine des séquences d’enseignement et celle plus grossière du fonctionnement de
l’établissement. Au final, ce qui en ressort reste, bien que basé de la manière la plus honnête
possible sur les données récoltées, la simplification d’une réalité plus complexe encore.
Cette question de la complexité me paraît particulièrement importante dans la mesure où se
soulève la question de la généralisation possible de certains points de ma recherche qui
demeure avant tout exploratoire. La prise en compte du fait que cette complexité est au coeur
du collectif et du travail de l’enseignant est un point que je considère comme véritablement
généralisable et devrait encourager trois évolutions dans les milieux gravitant autour des
systèmes scolaires. Il y aurait, premièrement, le développement de recherches basées sur
l’analyse du travail des enseignants puisque l’on ne peut espérer faire évoluer que ce que l’on
connaît ; il y aurait, deuxièmement, le bannissement, à tous les niveaux, des modes de pensée
du type « y’a qu’à » et « il faut que… » et, troisièmement, la poursuite du développement
ainsi que l’appui indéfectible à l’accompagnement des établissements qui ont choisi de faire
évoluer leurs pratiques. Car, j’ai pu constater que, malgré l’importante complexité à mettre
sur pied un projet d’établissement et de tenter d’analyser ce qui s’y passe en termes de travail
réel des enseignants, malgré le fait que l’établissement de Bois-Joli n’est qu’au début de son
projet et que des difficultés vont immanquablement surgir, malgré les routines défensives
encore intactes et l’important chemin qu’il reste à parcourir si cette école veut devenir une
organisation apprenante, cet établissement a amorcé un mouvement qui ne pourra plus être
arrêté, tout en réussissant à en retirer un sentiment positif largement partagé.
Si la complexité est présente dans l’école de Bois-Joli, c’est qu’elle est propre à la nature
humaine et, de surcroît, à tout collectif constitué d’humains. Mais il est intéressant de noter
que la volonté de l’appréhender apparaît chez plusieurs enseignants, avec, en ligne de mire, la
progression et l’évolution professionnelle.
Enfin, il y a la complexité à pénétrer en tant qu’ « apprenti-chercheur » un milieu
professionnel dont je suis issu, dans le but de l’analyser. Le fait de bien connaître ce milieu et
d’avoir le même type de culture professionnelle joue un rôle indéniable dans la mise en forme
de mes propres schémas de pensée. De plus, par respect pour ces enseignants qui m’ont
ouvert leur porte et permis d’approcher leurs pratiques et par crainte de ne pas pouvoir
« prouver » par des données les plus objectives possibles les éléments de mon analyse, je me
suis parfois contenté d’une analyse peu critique et basée essentiellement sur une présentation
des éléments récoltés.
127
Des développements possibles
En arrivant au terme de cette recherche, il est temps d’aborder la question des
développements que j’aurais souhaité lui donner.
Un premier point m’est apparu au cours de mes observations sur le terrain et dans les
entretiens que j’ai effectués. J’ai effectivement été surpris par l’importance qu’il y avait, pour
les enseignants, de faire partie du groupe, de ne pas rester sur la touche. J’ai fait ce constat,
par exemple, en analysant la mise en projet et le ralliement des opposants à la majorité. J’ai
également observé, chez certains enseignants, l’importance qu’ils accordaient au respect de ce
qui avait été décidé dans le cadre du cycle, marquant ainsi leur appartenance à ce sous-groupe.
J’ai déjà approché cette question en traitant rapidement la question de l’établissement d’une
culture propre à chaque cycle, mais j’ai l’impression que cette question de l’identité et de
l’appartenance au groupe est plus importante qu’il n’y paraîtrait, au premier abord, dans le
cadre d’une profession encore largement teintée du sceau de l’individualisme. Ce serait donc
un point à approfondir.
Un deuxième point que j’aurais aimé développer est celui qui concerne le rendement
maximum du changement minimum. Cette formulation prend en compte les aspects suivants.
Durant mes observations, j’ai eu l’impression que les enseignants, s’ils changeaient peu leurs
pratiques effectives en privilégiant largement leurs acquis antérieurs, valorisaient au
maximum leur investissement dans le changement. Pour certains, j’ai eu l’impression que la
valorisation des changements leur permettait de garder un lien intact avec le collectif ; en
changeant un peu, ils gagnent le droit d’appartenir pleinement au collectif en mouvement.
Pour d’autres, les changements minimaux servent de piste d’élan pour atteindre des objectifs
beaucoup plus importants dans le futur. Un approfondissement de cette question permettrait
de réaliser une analyse beaucoup plus poussée des théories d’usage et des routines défensives,
telles qu’elles sont développées par Argyris (2003).
Le troisième développement que j’aimerais donner à cette recherche est lié au facteur
temps qui a déjà été plusieurs fois évoqué. J’ai essayé, avec mes maigres moyens,
d’approcher le travail réel d’enseignants pris dans un processus de changement de pratiques et
j’ai déjà réussi à mettre en évidence un certain nombre d’éléments. Mais il est vrai que
lorsque l’on essaie aborder la question du changement il faut compter sur une durée plus
importante. Je voulais mettre en évidence des changements de troisième type tels qu’ils ont
été définis par Perrenoud (1999, 2002). A ce sujet, la durée de mes observations m’a empêché
d’observer leur apparition véritable ou absence réelle. En fait, la petite recherche qui s’achève
ici serait un point de départ idéal pour une analyse d’une plus grande envergure en
poursuivant, sur les quatre à cinq ans à venir, l’observation de ce collectif pris dans un
processus de changement de pratiques.
Le dernier développement pourrait être axé sur une approche plus interventionniste face au
travail de cette école en projet. En étant issu de la même culture que les personnes observées,
en leur étant largement redevable de leur ouverture et en entamant pour la première fois une
recherche, j’ai été sur la retenue dans le cadre de mon analyse, en cherchant à présenter de la
manière la plus objective possible ce que j’avais pu observer. À partir de mon analyse et de la
connaissance acquise de ce terrain, il me semble qu’un développement possible serait la
participation, dans le cadre d’une intervention, à la poursuite du projet de Bois-Joli. Le travail
effectué par cette école au cours des mois qui viennent de s’écouler est important et les
bénéfices en ont été largement établis dans mon analyse. Par contre, j’ai également pu
observer que, pour l’instant, les membres de ce collectif n’étaient pas encore « prêts » à
128
envisager un développement plus pointu de leurs compétences professionnelles, ni à inscrire
celles-ci dans une optique claire et affichée de l’amélioration de la qualité de l’enseignement,
des compétences et performances des élèves. En ayant développé une connaissance du
contexte et des outils propres à l’analyse du travail, il me paraîtrait cohérent d’envisager que
le chemin de l’amélioration des pratiques de la qualité l’école de Bois-Joli - et d’autres
établissements d’ailleurs - pourrait également passer par une logique de « recherche-action »
dont le support et l’accompagnement permettraient peut-être une meilleure prise de
conscience des fonctionnements et l’acquisition de nouvelles compétences.
Et si…
Et si je devais (re)commencer cette recherche aujourd’hui?
Cette question me permet de jeter un regard critique sur l’ensemble de ce travail tout en
ayant conscience du chemin parcouru au cours de sa réalisation, ce qui m’a sans doute
transformé, en tant que professionnel et en tant que personne.
Si je devais commencer cette recherche aujourd’hui, je n’aurais plus du tout le même
rapport à la littérature théorique. J’ai fait le choix, pour me rassurer et parce qu’il fallait bien
commencer par quelque chose, de beaucoup lire et de construire mon cadre théorique avant
d’avoir trouvé un terrain et avant d’avoir songé à un cadre conceptuel. Je ne procéderais plus
du tout de la même manière aujourd’hui, mais me contenterais de travailler – probablement
autrement, avec un regard plus « averti », moins innocent et moins normatif – quelques
aspects théoriques avant de me rendre sur le terrain d’où je ferais émerger les éléments d’un
cadre conceptuel qui m’amèneraient, à leur tour, dans un enrichissement mutuel, à
approfondir certains aspects théoriques. Je m’aperçois ainsi que j’ai agi, dans le cadre de cette
recherche, de manière peut-être trop linéaire ; dès lors que les aspects théoriques avaient été
développés, je n’avais plus vraiment le temps ni la possibilité de les modifier en fonction de
ce que je trouvais sur le terrain, si je voulais respecter les délais imposés (par moi-même, il
faut l’avouer). Arrivé au terme de ma recherche, je suis conscient que la théorie fondée
appelle la circularité et c’est pour moi un regret de ne pas être suffisamment parvenu à
développer cet aspect dans les liens entre les données et la théorie.
En commençant aujourd’hui, je gagnerais certainement du temps en évitant certaines
élaborations conceptuelles parfois boiteuses. À plusieurs reprises, en étant confronté aux
données, j’ai essayé de mettre en évidence des relations et des concepts beaucoup trop
normatifs. J’avais l’impression que, pour valider ma recherche, il fallait absolument que je
mette au jour des relations causales marquées. J’étais encore très influencé par le
déterminisme et la causalité forte propres à une vision traditionnelle de la recherche en
sciences humaines, qui me fut, entre autres, transmise lors de ma formation initiale
d’enseignant. En procédant de la sorte, j’évacuais complètement l’idée d’un système plus
ouvert et complexe. Toute l’élaboration du cadre conceptuel a ainsi été marquée par le
balancement entre approches normatives et d’autres, plus vagues et diffuses, davantage
inscrites dans une démarche herméneutique et compréhensive. Lors de l’analyse de mes
données, je me suis senti confronté à cette réalité, avec l’impression désagréable que les
assises théoriques développées durant ma formation correspondaient à l’apprentissage de la
nage en dehors du bassin et que, dans le cadre de ce mémoire, j’étais largué du bateau en
pleine mer, de nuit, durant la tempête. J’ai aujourd’hui l’impression que ces phases de doute
étaient un passage obligé dans l’approche de la réalité d’un terrain. Jusqu’à ce mémoire, la
réflexion que j’avais développée par rapport à la recherche était uniquement basée sur des
lectures et les positions épistémologiques parfois tranchées d’auteurs ou de professeurs. J’ai
129
donc été confronté, et c’est bien normal, à la difficile interaction entre mes propres schémas
de pensée et la réalité. C’est dans le cadre de ces « aller-retour » entre certitudes et doutes que
j’ai, je l’espère, développé des compétences qui m’amèneront vers une réelle posture de
praticien-réflexif.
Cette recherche m’aura permis d’importants apprentissages. Tout d’abord en essayant
d’approcher la réalité, j’aurai pu faire l’expérience de sa complexe richesse, ce qui implique
qu’elle va toujours bien au-delà de ce qui paraît en premier lieu. Pour tenter de voir de plus
près de quoi elle était faite, j’ai eu l’occasion, dans le cadre de cet apprentissage,
d’expérimenter quelques instruments d’observation et ainsi de me les approprier d’une
manière concrète.
Ensuite, si j’ai l’impression d’avoir peut-être, dans un premier temps, trop développé ma
partie théorique, cette recherche m’aura permis d’incarner par le réel de mes observations un
nombre important de concepts qui n’étaient, jusque là, « que » théoriques. Par ce biais, la
théorie prend une autre dimension, atteignant certainement le but qu’elle poursuit.
Cette recherche m’aura aussi permis d’aller le plus loin possible dans ma réflexion
personnelle, en utilisant les compétences acquises dans le cadre des mes études universitaires.
J’ai été forcé, par ma directrice de mémoire que je remercie au passage, de remettre plusieurs
fois l’ouvrage sur le métier. C’était pour moi la première fois que j’avais l’occasion de
confronter ma pensée à celle de quelqu’un d’aussi compétent et exigeant puisque jusque-là
mes travaux universitaires étaient simplement évalués et validés, ce qui n’impliquait pas
d’approfondissement dans le cadre de ma réflexion, ne m’obligeait pas à remettre en question
mes représentations, ni à « changer de modèle d’apprentissage », si je me réfère à Argyris et
Schön.
Enfin, ce mémoire qui a vu son origine dans une problématique rencontrée sur le terrain
professionnel d’une école en projet, m’aura également beaucoup appris sur ma propre école et
mon fonctionnement dans ce cadre-là. Le fait d’observer, par une approche qui se veut
compréhensive et herméneutique, d’autres enseignants pris dans un processus de changement
de pratiques m’aura certainement permis de changer mon regard sur ma propre situation
professionnelle. J’espère ainsi avoir réussi à me dégager d’une posture parfois un peu trop
normative et encline à juger, pour adopter un regard moins prescriptif, plus tolérant et que
j’espère surtout plus constructif.
130
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