Vous êtes sur la page 1sur 406

Du même auteur

Lyon occupé, 1940-1944, Éditions lyonnaises d’Art et d’Histoire, 2019.


La Gestapo française, avec Philippe Valode, Éditions Acropole, 2018.
Les Éminences grises du nazisme, Éditions Ixelles, 2014.
1914, enquête sur une guerre programmée, Pygmalion/Flammarion, 2014.
Hitler, le pouvoir et l’argent, Éditions Ixelles, 2013.
Les Archives de la police scientifique française, des origines à nos jours, Acropole/Hors
Collection, 2013. Traduit en japonais.
Histoire sombre de la Milice, Éditions Ixelles, 2012.
Lyon disparu, 3e édition, Éditions lyonnaises d’Art et d’Histoire, 2010.
Le Drame de l’armée française, du Front populaire à Vichy, Pygmalion/Flammarion, 2010.
Lyon, les années 70, préface de Jacotte Brazier, Éditions Le Progrès/La Taillanderie, 2007.
Lyon les années 50, préface d’André Mure, Éditions Le Progrès/La Taillanderie, 2006.
Lyon les années 60, préface de Paul Berliet, Éditions Le Progrès/La Taillanderie, 2005.
Lyon criminel, 100 ans de crimes à Lyon, Éditions des Traboules, 2005.
Lyon, les années 40, préface d’Henri Amouroux, Éditions Le Progrès/La Taillanderie, 2004.
Lyon 1940-1947, Perrin, 2004.
Les Acquittés de Vichy, Perrin, 2003.
Aubrac, Lyon 1943, Albin Michel, 1997.
La Malle sanglante, collection « Crime Story », Fleuve Noir, 1994.
Les Quartiers de Lyon au fil des rues, Privat, 1993. Prix du livre 1993 du Conseil général du
Rhône.
Histoire secrète de l’Occupation, Payot, 1991.
Lyon, des années bleues. Libération-épuration, Plon, 1987.
Lyon 40-44, Plon, 1985, réédition Payot, 1993. Grand Prix de l’Association des auteurs et
écrivains lyonnais 1986.
© Perrin, un département de Place des Éditeurs, 2023

92, avenue de France


75013 Paris
Tél. : 01 44 16 08 00

Couverture :
Soldat de la Wehrmacht dans le centre de renseignements d’un grand bunker du Westwall, avril
1940.
© akg-images/Sammlung Berliner Verlag/Archiv

EAN : 978-2-262-10362-0

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à


l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à
titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement
interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et
suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de
poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les
juridictions civiles ou pénales. »

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


S
Titre

Du même auteur

Copyright

Introduction

1 - L'Abwehr, du colonel Nicolai à Wilhelm Canaris (1919-1935)


1919 et la création de nouveaux services secrets allemands

Canaris, l'insaisissable

2 - Les renseignements militaires allemands s'attaquent à la France

Des agents de premier ordre indispensables


De la faiblesse à la méfiance : la France au cœur des années 1930

Canaris et l'Abwehr contre-attaquent


La fin des années 1930 et les tensions à leur paroxysme

3 - « Nach Paris ! » L'Abwehr à l'hôtel Lutetia dès 1940


1940 : les renseignements allemands s'installent dans la capitale
Christmann : l'espion aux multiples visages
Les premières actions en France

L'Abwehr s'organise sur le territoire


Objectif Angleterre
4 - Une organisation qui se met en place
Intégrer l'Abwehr

Se financer via les bureaux d'achat


5 - La lutte contre la Résistance s'enclenche

Premiers coups de filet


L'Abwehr recrute
L'Espagne : un lieu stratégique
De l'Angleterre à la France
6 - 1941 : l'Abwehr décime la Résistance française
Fin 1941 : la première pénétration du contre-espionnage allemand en France

Des réseaux démantelés par l'Abwehr


7 - Mathilde Carré livre la Résistance française aux Allemands
Le réseau « Interallié »
Vomécourt et « Autogiro »

8 - 1942 : quand les services secrets de l'état-major allemand perdent leur puissance
Le service de Canaris dans l'œil du cyclone
L'Abwehr se restructure fin 1942
9 - 1943 : une nouvelle Abwehr plus efficace ?
L'ange gardien des V1 d'Arras

Des relais efficaces


De Dijon à Lyon
Détruire l'Armée secrète
La section de K 30
10 - Les succès de Bleicher et l'opération Grand-Duc
Les protagonistes
Hugo Bleicher, un espion antinazi ?
11 - Le bal des traîtres
L'abbé Alesch poursuit Germaine Tillion et le SOE
L'équipe de Bleicher en action

Van de Casteele et son « service Léopold »


L'Abwehr veut détruire Alliance
12 - L'Abwehr ridiculisée en 1943
Automne 1943 : les services de renseignement de l'état-major allemand font peau neuve

L'organisation perd son indépendance


Les services secrets allemands dépassés par les Alliés
Connaître le jour et le lieu du débarquement
L'attentat manqué du 20 juillet 1944
Le combat de l'Abwehr continue à Lyon
Heinz Eckert (alias « Evans ») : un agent efficace
13 - La chute (printemps 1944-mai 1945)
La division Brandebourg : une tragique mutation
Dans les flots de la débâcle
Les dernières cartes du colonel Henri
Bleicher et Reile : des modèles de reconversion
Conclusion
Annexes
Annexe 1 - Leur après-guerre
Annexe 2 - Glossaire

Annexe 3 - L'Abwehr en septembre 1939


Annexe 4 - Le RSHA (Office central de la sécurité du Reich) en 1939
Annexe 5 - La police allemande et les services de renseignement après intégration
de l'Abwehr au sein du RSHA (1944)
Sources et bibliographie

Remerciements

Index
Introduction

Si nombre d’organisations du IIIe Reich sont connues de tous – l’État


SS d’Heinrich Himmler, la police secrète du parti nazi (Gestapo), ou
encore son service de renseignement et de surveillance (SD) –,
l’Abwehr, elle, est moins célèbre. Pourtant, cette entité de l’armée
allemande a tenu un rôle très important, notamment en France. Quoi de
plus naturel, puisque, pendant plus de vingt ans, l’Abwehr a été le pilier
du renseignement militaire allemand, dont la tâche première consistait à
réunir et à exploiter un maximum de sources d’information sur les
ennemis du Reich, grâce à des hommes bénéficiant d’une formation
spéciale ?
Pour définir son action en des termes plus évocateurs – et, en bien
des points, plus séduisants –, disons qu’elle nous fait entrer dans le
domaine sulfureux et fascinant de l’espionnage et du contre-espionnage.
Et précisons que les objectifs essentiels de ces services de renseignement
sont d’abord de préserver la sécurité d’un pays, en essayant de percer à
jour les intentions et les actions d’ennemis potentiels ou avérés ; puis de
déjouer, avant qu’ils ne s’accomplissent, les plans de l’adversaire (voire
de pratiquer, à l’encontre de ce dernier, désinformation et intoxication) ;
enfin, de démasquer – ou retourner – les agents des pays hostiles. Ces
pratiques de base sont les clés de l’un des plus vieux métiers du monde et
sont adoptées par tous les pays soucieux d’assurer leur sécurité ou
d’imposer leur influence, en temps de paix comme en temps de guerre.
Les missions de l’Abwehr – créée au lendemain de la Première
Guerre mondiale – étaient simples, et l’on peut succinctement les définir
grâce à ses trois principales sections : l’Abwehr I était chargée de la
collecte du renseignement ; l’Abwehr II organisait les opérations de
sabotage ; tandis que l’Abwehr III s’occupait du contre-espionnage. Au
service de l’État allemand, elle a d’abord agi sous la république de
Weimar, puis sous le IIIe Reich nazi. En outre, jusqu’en 1938, elle
relevait du ministère de la Guerre, puis Hitler – soucieux de mettre à la
tête de ses armées des hommes dévoués à sa cause – décida de la placer
sous la coupe de son nouvel organisme, l’OKW (Oberkommando der
Wehrmacht, le Haut Commandement de l’ensemble des forces armées
allemandes). Mais à son sommet, elle disposait toujours d’une forte
personnalité : l’amiral Wilhelm Canaris, qui était devenu son chef en
1935.
Ces services secrets, s’ils jouaient pleinement leur rôle sur le sol
allemand, allaient surtout se montrer déterminants en France, dans ce
pays d’abord ennemi, puis défait et conquis, qu’il était indispensable de
surveiller jour et nuit. En juin 1940, l’Abwehr s’installa donc à Paris,
dans un hôtel emblématique de la capitale : le Lutetia. Sur le sol français,
c’était le colonel Rudolph, adoubé par l’amiral Canaris, qui régnait en
maître, avec une petite équipe formée à l’espionnage et au contre-
espionnage. Progressivement, celle-ci s’étoffa et déploya ses antennes
sur tout le territoire. Ainsi commença l’histoire, jusqu’alors méconnue,
de l’Abwehr dans la France vaincue.
Évidemment, son adversaire direct fut la Résistance, qui menaça
bientôt l’autorité de l’occupant. L’ouverture de nombreux dossiers
jusqu’alors inexploités permet aujourd’hui de suivre les grandes
opérations d’investigation et d’infiltration qui aboutirent au
démantèlement, voire à la disparition de quantité de réseaux et de
mouvements clandestins. Des hommes clés étaient à l’origine de ces
opérations qui décimèrent une partie de la Résistance. Les plus célèbres
sont Oscar Reile, véritable chef d’orchestre de la section III chargée du
contre-espionnage, ou – malgré son modeste grade de Feldwebel
(correspondant au grade d’adjudant) – Hugo Bleicher, un personnage
multiforme qui manipula Mathilde Carré – alias « la Chatte », du réseau
Interallié. Citons encore « M. Otto » (Hermann « Otto » Brandl),
animateur des bureaux d’achat créés à l’initiative de l’Abwehr et
véritables instruments de pillage de l’économie française. D’autres noms,
moins connus, surgissent aussi des fonds d’archives : celui d’Andreas
Folmer, dont Oscar Reile louera les services, « [l’]habileté et dans
certaines circonstances [la] brutalité », qui « en ont fait un des agents les
plus précieux de l’Abwehr III » ; ou encore celui d’un Belge, Jean Van
de Casteele, l’un des meilleurs agents du SR allemand et créateur de son
propre service « Léopold ». Citons également l’abbé Robert Alesch, qui
usa du privilège rassurant que lui conférait sa soutane pour piéger
quantité de résistants. Enfin, impossible de passer sous silence le trio
tragique composé de : Henri Frager, un très actif et valeureux agent de la
section française (section F) du SOE (Special Operations Executive)
britannique ; Roger Bardet, un résistant manipulé par Hugo Bleicher ; et
l’agent trouble aux multiples visages Henri Déricourt. Dans ce monde où
régnaient la tromperie et la trahison, on découvre au gré des recherches
quelques germanophiles convaincus, mais surtout des agents retournés,
et parmi eux un certain nombre de résistants qui, à l’opposé de ces
espions passés de l’autre côté, comptèrent dans leurs rangs des hommes
et des femmes d’un courage et d’une ténacité remarquables.
Mais dans les années 1940, en France, l’Abwehr devait aussi
s’accommoder de la présence d’autres organes de répression, surtout des
services de sûreté placés sous la coupe de la SS d’Heinrich Himmler, de
Reinhard Heydrich, puis d’Ernst Kaltenbrunner – c’est-à-dire
principalement la Gestapo. Progressivement, une rivalité s’était instaurée
au plus haut niveau entre ces trois hommes, d’un côté, et le service de
renseignement militaire, de l’autre. Cet antagonisme avait pourtant été
précédé d’une période de respect mutuel, amorcée par son chef, l’amiral
Canaris, qui marqua véritablement l’Abwehr de son empreinte.
Dès 1935, cet homme avait développé autour de lui – fonction oblige,
puisqu’il occupait la place du maître espion – un voile assez opaque,
entretenu aussi bien par la légende que par sa personnalité, insaisissable
et énigmatique. Et, contrairement à l’image trop souvent véhiculée, il
avait parfaitement accepté l’avènement du nazisme, en parfait partisan de
l’ordre et en nationaliste et anticommuniste convaincu. Canaris, mettant
à profit ses accointances avec l’Espagne, parvint à convaincre Hitler
d’apporter son aide à la dictature de Franco quand il était à la tête de
l’Abwehr. Par ailleurs, il était l’ami intime de Reinhard Heydrich, ce
dernier ayant été sous ses ordres au sein de la marine allemande, alors
qu’il était commandant en second du navire-école Berlin.
Leurs relations furent toutefois vite mises à mal par les ambitions
affichées de celui qui devint en 1939 le chef de la tentaculaire
organisation centrale des services de police et de sûreté, le RSHA
(Reichssicherheitshauptamt). En effet, Heydrich, avec Himmler, avait
pour projet d’absorber l’Abwehr. Ce travail de sape – plus long que
prévu – fut facilité par la suspicion des milieux nazis provoquée par
l’hostilité que vouaient plusieurs chefs de l’Abwehr au Führer. L’amiral
Canaris savait ce qui se tramait autour de lui mais, contrairement à la
légende qui a longtemps entouré le personnage, il ne participa jamais
activement à cette résistance animée par plusieurs de ses adjoints ni aux
attentats commis contre Hitler. Certains documents prouvent qu’il avait
connaissance des actions menées contre le Führer, à défaut d’en avoir été
l’initiateur. Il ne comprit que trop tardivement (une fois la guerre
déclarée) que le dictateur allait entraîner l’Allemagne dans l’abîme. C’est
ce qui provoqua sa chute en 1944, et cela modifia profondément le
fonctionnement de l’Abwehr. Celle-ci fut, dès lors, contrôlée par les
services de renseignement de la SS, que l’intrigant Walter Schellenberg
dirigeait.
En France, on poursuivit malgré tout avec acharnement les actions
contre la Résistance, et ce jusqu’aux derniers jours de l’Occupation.
Certains agents entretinrent des contacts avec les Alliés dans de
nébuleuses tractations, d’autres avec l’entourage du rival du général
de Gaulle (comme le général Giraud), et d’autres enfin avec des gens de
Vichy…
Mais l’Abwehr connut des échecs retentissants : elle demeura
perméable aux opérations d’intoxication de l’ennemi – à l’exemple des
mystifications de l’agent « Garbo » ; elle fut dans l’incapacité de prévoir
le lieu des débarquements alliés, en Afrique du Nord comme en
Normandie et en Provence ; enfin, son aveuglement persista quant à la
protection des moyens de transmission de l’armée allemande (avec le
déchiffrement de la machine à coder Enigma). En outre, ses tentatives
d’infiltration d’agents en territoires ennemis, depuis la France et
notamment à destination de l’Angleterre, échouèrent pour la plupart. Elle
affichait ainsi ses faiblesses face aux services secrets adverses, anglais en
particulier. Tout cela, ainsi que la chute du IIIe Reich, entraîna la mort de
l’Abwehr. Dès lors, il ne restait plus à ses cadres et à ses agents français
les plus habiles qu’à proposer leurs services aux Alliés, ce qui réussit
assez bien à quelques-uns.
Mais l’histoire de l’espionnage et du contre-espionnage allemands en
France de 1939 à 1945 ne peut se comprendre qu’en revenant sur les
années précédentes, lorsque l’Abwehr forgea ses structures, dès le
lendemain de la Première Guerre mondiale, et entreprit ses premières
actions, contre la France en particulier…
1

L’Abwehr, du colonel Nicolai


à Wilhelm Canaris (1919-1935)

Pour l’Allemagne, au lendemain de la Première Guerre mondiale, il


est essentiel de surmonter le chaos politique et économique qui
désorganise le pays. La république de Weimar, fragile, est la cible des
groupes ou partis qui lui sont hostiles, dans un contexte favorisant les
aventures individuelles. Elle est menacée par les extrémistes de tous
bords. Dans ce climat perturbé par des tentatives de coups de force, où
l’assassinat politique n’est pas rare, les chefs militaires qui ont conduit
l’armée de 1914 à 1918 sont parmi les premiers – Erich Ludendorff et
Paul von Hindenburg en tête – à répandre une version de la défaite qui
les déresponsabilise. Pour expliquer la déroute, ils évoquent une trahison
venue de l’arrière, donnant ainsi crédit à la fameuse légende du « coup
de poignard dans le dos » qui va imprégner beaucoup d’esprits – puis
enrichir la contestation du traité de paix (le Diktat) signé à Versailles en
1919.
Les dispositions de ce traité brident évidemment l’armée allemande –
la Reichswehr, que la nouvelle Constitution républicaine a instituée.
Celle-ci est réduite à 100 000 hommes pour l’armée de terre et 15 000
pour la marine, mais aussi privée d’état-major, d’aviation et de matériel
lourd. Elle se veut pourtant un rempart, tout comme ces volontaires et
soldats en disponibilité formés en corps francs auxquels la République
même fait appel, contre la révolution bolchevique qui se déclenche en
1918.
Dans cette Allemagne bouleversée, alors que la Première Guerre
mondiale les avait mis à l’épreuve et qu’il n’était plus possible de se
contenter de lire les articles de presse ou d’envoyer en temps de guerre
des patrouilles de reconnaissance sur le front pour percer les intentions
de l’ennemi, que sont devenus les services de renseignement allemands ?

1919 et la création de nouveaux services


secrets allemands
Dès la fin du premier conflit mondial, la Reichswehr commence à
regrouper et à reformer ses unités de renseignement. Elle dispose pour
cela d’hommes d’expérience, à l’image du colonel Walter Nicolai qui a
joué le rôle de maître espion en 1914-1918. Il a été nommé en 1913 chef
du Nachrichtendienst, le service de renseignement allemand.
Apparu bien avant 1870 sous le nom de « Nachrichten Bureau »,
celui-ci devint en 1889 le Nachrichtendienst. Ce service – plus
communément appelé III b – dépendait du quartier-maître général III,
c’est-à-dire du chef d’état-major général. Il était chargé du
renseignement de haut niveau et également de l’infiltration au sein des
services de renseignement ennemis. En la personne du colonel Walter
Nicolai, il a trouvé un agent qui excellait en matière d’actions secrètes.

D N P
Né en 1873, formé à l’Académie de guerre de Prusse de 1901 à 1904,
Walter Nicolai a intégré l’état-major général de l’armée allemande en
1912. Sa position à la tête du III b a été renforcée grâce au soutien de
deux chefs militaires : le maréchal Paul von Hindenburg et le général
Erich Ludendorff. Nicolai s’est distingué plus particulièrement dans la
manipulation d’agents en matière politique et dans la guerre
psychologique. La manœuvre, orchestrée par le III b et consistant à
favoriser le retour en Russie des responsables bolcheviques, Lénine en
tête, a contribué à la désorganisation et au désengagement de ce pays
dans sa lutte aux côtés des Alliés.
Mais dans l’évolution de la guerre à l’Ouest, les talents de Nicolai
n’ont pas suffi à favoriser les plans allemands – Verdun étant la parfaite
illustration des résultats en demi-teinte obtenus. En effet, si le général
von Falkenhayn – qui a cumulé les fonctions de ministre de la Guerre et
de chef d’état-major – disposait de bons renseignements sur le
désarmement des forts et la réduction des garnisons adverses, la
mauvaise estimation de la situation militaire et du moral français – jugés
de manière trop optimiste par les agents allemands – fut lourde de
conséquences dans le déclenchement de cette bataille à outrance. Le III b
n’a également sans doute pas mesuré à temps l’importance de l’emploi
des tanks côté allié, qui entrèrent vite dans la bataille. Dès lors, il devint
nécessaire de restructurer les services de renseignement.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le colonel Nicolai
n’occupe plus qu’une place de consultant à la tête des nouvelles
structures des services secrets allemands. Sans doute ses nombreuses
activités parallèles – notamment au sein du Parti populaire national
allemand (national-monarchiste et conservateur), bientôt dirigé par le
magnat Alfred Hugenberg, futur partenaire de Hitler – l’en ont-elles
détourné 1.
Pendant ce temps, sur le terrain, faute de structures bien établies, on
s’essaie à l’application de bonnes vieilles méthodes en recrutant des
indicateurs. Il s’agit notamment pour la Reichswehr de former des cadres
susceptibles d’enrayer la diffusion d’idées progressistes parmi les
troupes en ces lendemains troublés. C’est dans ce contexte qu’un certain
Adolf Hitler, qui vit encore à Munich aux crochets de l’armée, est
remarqué par le capitaine Karl Mayr, du service de renseignement du
commandement militaire de Bavière. Ce dernier le recrute alors comme
agent d’infiltration en juin 1919. Cela permet au petit caporal d’établir
ses premiers contacts avec un minuscule parti dont il prend bientôt la
tête…
Parallèlement, au plus haut niveau, à Berlin, il revient au major
Friedrich Gempp de réunir des officiers d’active – en particulier des
anciens membres du III b qui ont été mis en disponibilité – et d’œuvrer à
la constitution d’un nouveau service. Il a été formé à bonne école,
puisqu’il a été l’adjoint de Nicolai. C’est lui qui porte en quelque sorte
sur les fonts baptismaux l’Amt Auslandsnachrichten und Abwehr
(Service de renseignement extérieur et de défense), en s’installant dans la
capitale allemande, au 72-76 Tirpitzufer, au début de l’année 1921.
Progressivement, bénéficiant d’une stabilisation de la vie politique et
économique du pays, ainsi que de l’expérience dans la lutte contre
l’agitation révolutionnaire, une structure se rapprochant de celle de
services secrets est élaborée. Reposant sur des effectifs plus nombreux,
trois branches essentielles sont ainsi créées : Abwehr I (renseignement) ;
Abwehr II (chiffrage et écoutes radio) ; Abwehr III (contre-espionnage).
Toutes dépendent du ministère de la Défense.
L’Abwehr continue ainsi à s’étoffer et à élargir ses compétences à un
rythme régulier. Alors que Gempp quitte ses fonctions en juin 1927, son
successeur, le lieutenant-colonel Günther Schwantes, poursuit pendant
deux ans le travail amorcé. Il intègre même la section renseignement de
la Reichsmarine à l’Abwehr en 1928. Il quitte à son tour son poste en
juin 1929, et c’est le major général Ferdinand von Bredow qui lui
succède. Celui-ci appartient à une famille de la noblesse du
Brandebourg, où l’on privilégie la carrière militaire. Respectant la
tradition, il intègre une académie militaire de 1912 à 1914 et, pendant la
Première Guerre mondiale, il participe en tant qu’officier aux combats
sur le sol français. Après la fin du conflit, il entre dans la nouvelle armée
allemande, la Reichswehr, puis dans l’Abwehr en 1925, dont il prend les
commandes quatre ans plus tard. Mais l’homme a d’autres ambitions.
Ainsi, Bredow fait le choix de la politique en devenant en mai 1932 chef
de cabinet au ministère de l’Armée du général von Schleicher, qui ne
tarde pas à devenir un rival d’un certain Adolf Hitler dans la course au
pouvoir. Il doit donc la même année céder sa place à la direction de
l’Abwehr au capitaine de vaisseau Conrad Patzig 2.

L’A ’

Arrivé à la tête des services de renseignement allemands, Patzig


restructure l’Abwehr en fonction de cibles potentielles – en clair, selon
les pays avec lesquels l’Allemagne pourrait être amenée à en découdre.
Les priorités sont donc la Tchécoslovaquie, la Pologne, l’Angleterre,
l’URSS et, bien sûr, la France. Trois postes principaux en territoire
allemand sont réservés à la surveillance de cette dernière : l’Ast
(Abwehrstelle, poste 3) de Münster, l’Ast de Wiesbaden et l’Ast de
Stuttgart.
Mais l’accession à la chancellerie d’Adolf Hitler le 30 janvier 1933
contribue à l’effacement de Patzig, qui se heurte chaque jour davantage à
un personnage que rien ne semble devoir rebuter : Reinhard Heydrich.
Ce dernier a su séduire Himmler qui, avant même l’arrivée au pouvoir
des nazis, avait façonné les premières bases de son État SS. C’est ainsi
que, le 19 juillet 1932, Heydrich – entré au parti nazi en juin 1931, puis
dans la SS le mois suivant grâce à ses talents d’organisateur – a pris en
main la création du service de sécurité du parti (SD 4), recevant dans la
foulée le grade de SS-Standartenführer (l’équivalent de colonel) décerné
par Himmler.
L’avènement d’Hitler au pouvoir en janvier 1933, puis le vote de la
loi lui attribuant les pleins pouvoirs en mars laissent entrevoir
l’apparition d’un système policier (dans lequel les nazis entendent bien
développer leur influence) qui va vite se compléter en matière de
renseignement. Évidemment, une fois le pouvoir conquis, Himmler et
Heydrich s’intéressent de près aux structures policières et de
renseignement du nouveau Reich… Face à cette « concurrence », Conrad
Patzig ne peut donc lutter.
La scène se passe peu avant la Noël de 1934. Le capitaine de
vaisseau échange avec un membre de la marine. Il lui fait part de ses
craintes et lui expose les rapports très tendus qu’il entretient avec la SS,
dont les ambitions sont grandes. Il lui demande s’il partage ses
inquiétudes, sachant qu’il est lui-même sur la sellette. L’homme qu’il a
en face de lui s’appelle Wilhelm Canaris. S’il approuve sans doute ce
que lui dit Patzig, il semble néanmoins conserver une certaine confiance
en l’avenir. Tant et si bien qu’il devient le chef charismatique de
l’Abwehr l’année suivante…

Canaris, l’insaisissable
Depuis sa disparition tragique en 1945, le personnage n’a cessé
d’alimenter des commentaires dignes d’un roman d’espionnage. L’un de
ses premiers biographes français, André Brissaud, souligne que « selon
les auteurs, Canaris apparaît tantôt comme un nationaliste antinazi, tantôt
comme un patriote anticommuniste moins opposé aux buts hitlériens
qu’aux méthodes employées ; tantôt encore comme un vrai renard, passé
maître en l’art du double jeu, à la fois serviteur de Hitler et conspirateur
contre lui, victime à la fin de ses propres machinations […]. Quoi qu’il
en soit, le mystère plane toujours sur la vraie personnalité de l’amiral
Canaris 5 ». Il est vrai que la description de l’amiral Canaris peut paraître
déroutante : « Au premier abord, le personnage n’a rien
d’impressionnant : à quarante-huit ans, ce petit homme de 1,60 mètre a
déjà la chevelure blanche d’un sexagénaire, le regard bleu rêveur d’un
philosophe, un train de vie des plus modestes, de vagues nostalgies
monarchistes, de profondes convictions religieuses teintées de
mysticisme, un amour immodéré des chiens et des chevaux, une grande
réserve naturelle et des ambitions restreintes à une fin de carrière paisible
en tant que commandant de la forteresse de Swinemünde. Pourtant, il
accepte de relever le défi 6. » Le défi en question est la prise en main de
l’Abwehr sous le régime nazi.

Wilhelm Canaris est né en 1887, à Aplerbeck, près de Dortmund. Son


nom ne descend pas, comme il se plaisait à le faire croire, du héros de la
guerre d’indépendance grecque, Constantin Kanaris. Sa famille est, en
fait, originaire d’Italie et ne s’installe en Allemagne qu’à la fin du
e
XVIII siècle. Issu d’un milieu aisé, Wilhelm commence sa carrière dans

la marine à partir de 1905. Quand la Première Guerre mondiale éclate, il


se trouve engagé dans des batailles navales – notamment celle des
Falkland, où il sert sur le croiseur Dresden, qui parvient à échapper à la
désastreuse issue de ce combat pour les Allemands. En mars 1915
néanmoins, le Dresden est victime de l’attaque d’un navire anglais et
doit se saborder dans les eaux territoriales chiliennes. Canaris est interné
avec tout son équipage au Chili, dont il réussit à s’enfuir en août 1915.
Ce succès lui vaut une forme de reconnaissance, puisqu’il est versé dans
le service de renseignement qui le désignera pour servir en Espagne. En
effet, le chef des services spéciaux allemands d’alors, le colonel Nicolai,
l’envoie bientôt à Madrid. Après quelques mois de formation, il organise
sous une fausse identité un réseau destiné à surveiller le mouvement des
navires alliés et à s’assurer du ravitaillement dans les ports espagnols des
croiseurs et sous-marins de la marine allemande. Une mission dont il
s’acquitte à la perfection.
Canaris, qui maîtrise parfaitement la langue espagnole, tombe sous le
charme de ce pays, ce qui ne sera pas sans influencer son attitude
quelques années plus tard lorsqu’il sera à la tête de l’Abwehr. Il souhaite
cependant reprendre du service actif en Allemagne, qu’il tente de
regagner en suivant un chemin semé d’embûches. En effet, après la
France, il pénètre en Italie dans l’intention de passer par la Suisse, mais
le contre-espionnage italien contrarie ses plans. Arrêté puis interné après
de multiples péripéties, Canaris revient à la case départ, à Madrid.
Finalement, pendant l’hiver 1917-1918, il demande à servir dans les
sous-marins, et le lieutenant de vaisseau qu’il est devenu, après des
semaines de formation à Kiel, obtient un commandement au printemps
1918 et sert bientôt à bord d’un U-Boot. Le sort des armes est toutefois
défavorable au Reich, qui doit signer l’armistice le 11 novembre.
L’Allemagne est désormais plongée dans un chaos révolutionnaire
que réprouve Canaris. Gustav Noske, dirigeant social-démocrate qui se
montre impitoyable face au mouvement spartakiste, confie à Canaris des
opérations de répression contre les révolutionnaires. Il n’est pas prouvé
que ce dernier ait participé à l’exécution sommaire des deux dirigeants
du mouvement, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, mais son action
efficace lui vaut bientôt d’être mandaté pour réorganiser clandestinement
une marine allemande limitée par le traité de Versailles. Il s’acquitte avec
brio de cette tâche, surtout dans les années 1920, notamment en menant
en Espagne – décidément, un pays de prédilection pour lui – la
construction de sous-marins allemands, tout en s’employant à déployer
un réseau d’espionnage à travers la péninsule Ibérique. Ce travail
souterrain permet à Canaris d’étoffer son carnet d’adresses, notamment
en y intégrant quelques hommes qui se distingueront aux côtés d’un
certain Franco…

S III R
Progressivement, la situation militaire de Canaris évolue. Nommé
premier officier à bord du navire de ligne cuirassé Schlesien en
juin 1928, il est promu capitaine de frégate en 1929. En 1930, on lui
offre le poste de chef d’état-major des bases de la mer du Nord et, en
décembre 1932, Canaris revient – cette fois, en tant que commandant – à
bord du Schlesien. Cependant, à l’orée de 1933, les événements se
précipitent en Allemagne avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Au sein de
l’Abwehr, le courant ne passe plus guère entre son chef, Patzig, et les
responsables nazis : surtout Himmler (nommé chef des SS en 1929, chef
de la Gestapo en 1934, puis chef suprême de la police en 1936) et
Heydrich (alors à la tête du service de renseignement du parti, le futur
Sicherheitsdienst, SD).
Il faudrait donc placer à ce poste quelqu’un qui soit apte à composer
avec ces derniers. Puisque l’Abwehr est jusqu’à présent entre les mains
de marins, l’amiral Raeder, commandant en chef de la Reichsmarine,
pressé de trouver un nouveau responsable par le ministre de la
Reichswehr, le général von Blomberg (qui est soucieux de ne pas
déplaire au nouveau pouvoir), finit par se convaincre que Canaris est le
meilleur candidat. Celui-ci est donc nommé chef de l’Abwehr en
janvier 1935.
Outre les qualités qu’il a montrées aussi bien dans la marine que dans
le domaine du renseignement, l’homme dispose d’une solide culture – il
maîtrise plusieurs langues –, et il est doté d’un sens de la diplomatie qu’il
a prouvé en bien des pays. Tout cela joue en sa faveur. Autre avantage, il
a eu sous ses ordres, alors qu’il était commandant en second du croiseur
Berlin, un jeune enseigne de vaisseau avec lequel il a entretenu de
bonnes relations : Reinhard Heydrich. Ce dernier a d’ailleurs ensuite
suivi un mauvais chemin en étant exclu de la marine, probablement pour
une affaire de mœurs… Mais en gravissant les échelons de l’univers SS
et en devenant en 1939 le chef du RSHA, Heydrich confirmera sa
position de dangereux rival 7…
Une question reste entière : quels sentiments éprouve Canaris pour le
nazisme et, plus particulièrement, pour la personne du Führer ? Il s’avère
qu’il n’a pas véritablement d’a priori au sujet du nouveau pouvoir, en
tout cas rien qui justifierait de refuser le commandement de l’Abwehr, un
poste clé à n’en pas douter. Il décide donc de s’aligner sur les objectifs
qui lui sont fixés.
Avec le rétablissement de la conscription, la création des nouvelles
forces armées – la Reichswehr devenant la Wehrmacht en 1935 – et la
mise en place du programme de réarmement (en violation des
dispositions du traité de Versailles), l’Abwehr se doit de développer ses
structures, notamment l’Abwehr III (contre-espionnage), pour contrer
d’éventuelles intrusions des services secrets adverses. Canaris fait
adopter, en même temps, de strictes mesures de sécurité, soutenues par
une intense propagande axée sur la fidélité à la patrie auprès des forces
armées, afin d’éviter de possibles fuites ou trahisons. Il bénéficie pour
cela d’une totale confiance des principaux chefs militaires ; Hitler n’a
qu’à se féliciter d’une telle situation.
Quand il est nommé en janvier 1935, Canaris accepte donc de jouer
le jeu du IIIe Reich, les premiers contacts avec Hitler étant empreints
d’une sorte de respect mutuel, même si les deux hommes sont d’un
caractère et d’une formation totalement opposés. Ils partagent toutefois
un certain goût du secret, de la dissimulation, de la manipulation, de
fausse empathie, et possèdent de réelles capacités de mystification envers
leurs interlocuteurs. Par ailleurs, son entente avec Heydrich, dont la
brutalité de comportement tranche avec l’apparente finesse de l’amiral, si
elle est constamment accompagnée d’arrière-pensées et de méfiance,
confirme que Canaris n’éprouve pas de réticence à servir le national-
socialisme.
Dès le 17 janvier 1935, un accord est conclu entre l’Abwehr, la
Gestapo et le SD. S’il est fragile, comme tout document écrit, Canaris
peut toutefois s’estimer satisfait, car il établit la prépondérance de ses
services sur l’espionnage, le contre-espionnage, et le SD surtout (ce qui
est important car, à partir de 1935, Himmler et Heydrich affichent leur
volonté d’en faire un instrument efficace de renseignement extérieur, le
SD Ausland, pour défier l’Abwehr…).

D ,

Cette collaboration aboutit en décembre 1936 à de nouveaux accords


sur les compétences respectives de ces organisations. À ce moment-là,
les rapports de Canaris d’un côté et de Heydrich et Himmler de l’autre
semblent au beau fixe… Le premier travaille avec les seconds et les
services de renseignement de la SS.
L’Abwehr a pour champ d’action l’espionnage et le contre-
espionnage militaire, alors que le SD (qui, dans l’organisation centrale
établie en 1939, se répartit entre une section III dédiée au renseignement
intérieur et une section VI consacrée au renseignement à l’étranger) est
lié au parti nazi et à la SS, et a donc une vocation politique. Cela va
inévitablement entraîner, malgré des accords passés, des chevauchements
de compétences, encore aggravés par l’action de la Gestapo (police
secrète d’État), chargée de la recherche des ennemis du régime et de la
répression…
En attendant, Canaris, qui voue une haine profonde au communisme
et à la subversion, joue même un rôle de conseiller influent auprès de la
SS alors qu’un événement secoue l’Europe : à l’été 1936, la guerre civile
éclate en Espagne. Ses interventions auprès d’Hitler en vue d’apporter
l’aide de l’Allemagne à Franco et aux nationalistes espagnols découlent
certainement de la passion qu’il éprouve pour ce pays depuis longtemps,
d’autant plus en raison des liens qu’il noue ensuite avec le Caudillo.
Dans le même temps, les projets expansionnistes développés par
Hitler créent un climat nouveau, parmi les dirigeants de l’Abwehr
notamment. Progressivement, ceux-ci commencent à penser – même s’ils
en restent souvent au stade des velléités – qu’il faut agir contre ce
pouvoir néfaste. Canaris a pleinement conscience de tout cela, mais il
reste un homme profondément ambivalent, comme le fait remarquer l’un
de ses biographes : « Le fait est qu’il était attaché à Hitler par des
milliers de liens de fidélité et de tradition, tout en connaissant le pouvoir
de destruction du Führer 8. » Il va donc jusqu’au bout de la tâche de
reconstruction qui lui a été confiée et fait son maximum pour adapter les
structures de l’Abwehr à ce qui sera bientôt une situation de guerre.
Petit à petit, Canaris réussit incontestablement à donner un visage
neuf à l’Abwehr, qui s’articule en plusieurs grands ensembles. Un
premier département (département Z ou Abteilung Z, sous la direction de
Hans Oster de 1938 à 1943) est chargé de l’administration. Par ailleurs,
un département étranger (Amtsgruppe Ausland, sous les ordres de
Leopold Bürkner jusqu’en 1944), en plus de la collecte de
renseignements hors des frontières, coordonne l’évaluation du
renseignement avec le Haut Commandement de l’armée de terre (OKH)
et avec les ministères. On trouve ensuite trois autres sections : la
section I, chargée de la collecte de renseignements sur les forces et les
armements des puissances étrangères, ainsi que des réseaux d’agents à
l’étranger (dirigée par Hans Piekenbrock jusqu’en 1943) ; la section II,
spécialisée dans le sabotage, la subversion et la planification des
opérations commandos (que dirige Erwin Lahousen de 1939 à 1943) ; et
enfin la section III pour l’espionnage et le contre-espionnage et
l’infiltration des services secrets étrangers (dirigé par Franz Eccard
von Bentivegni de 1939 à 1944). S’y ajoute une formation particulière de
combat destinée aux opérations de sabotage et de commando, voire
d’actions de subversion sur le terrain ou d’opérations de désinformation :
la « division Brandebourg » 9 (rattachée à la section II). Canaris mérite
donc bien sa promotion de vice-amiral le 1er avril 1938, puis d’amiral
deux ans plus tard. Désormais, il lui faut mettre en action l’Abwehr, en
particulier contre la France…
1. Utilisant à des fins personnelles nombre de dossiers qu’il a soigneusement détournés,
Nicolai continue à jouer un jeu trouble, aussi bien avec les nazis qu’avec les services secrets
soviétiques, jusqu’à sa mort… à Moscou, en mai 1947. Selon certaines sources, Nicolai,
dont les avances auraient été repoussées par Canaris une fois celui-ci devenu chef de
l’Abwehr, se serait tourné vers Heydrich pour fonder un « Bureau pour les affaires juives »,
tout en établissant des contacts avec les services secrets soviétiques. (Pierre de Villemarest,
G.R.U., le plus secret des services soviétiques, 1918-1988, Stock, 1988 ; Roger Faligot et
Rémi Kauffer, Histoire mondiale du renseignement, t. I, 1870-1939, Robert Laffont, 1993).
2. Bredow, en tant que chef du service de renseignement de Schleicher, apparaît vite comme
un personnage gênant pour les nazis. Au retour d’un voyage en France, il est arrêté par la
Gestapo en mars 1933. Il est physiquement liquidé à Berlin-Lichterfelde le 30 juin 1934 par
des membres de la SS appartenant à la Leibstandarte Adolf Hitler. Il fait partie des victimes
de la nuit des Longs Couteaux, qui permet à Hitler de décapiter la SA (Section d’assaut),
mais aussi d’éliminer froidement de nombreux opposants.
3. Voir en fin d’ouvrage le glossaire reprenant les principaux termes ou abréviations,
notamment des différentes structures militaires allemandes.
4. Voir le glossaire en annexe 2 pour les principales abréviations.
5. André Brissaud, Canaris, le « petit amiral », prince de l’espionnage allemand, Perrin,
1970, p. 22.
6. François Kersaudy, « Canaris et la guerre des services secrets », in Les Secrets du
IIIe Reich, Perrin, « Tempus », 2015, p. 212.
7. Voir l’organigramme du RSHA en septembre 1939 en annexe 4.
8. Heinz Höhne, Canaris, la véritable histoire du chef des renseignements militaires du
IIIe Reich, Balland, 1981, p. 268.
9. Voir l’organigramme de l’Abwehr en septembre 1939 en annexe 3 en fin d’ouvrage.
2

Les renseignements militaires


allemands s’attaquent à la France

Parmi les mesures adoptées dès l’arrivée de Canaris à la tête de


l’Abwehr, un certain nombre visent à étendre le champ d’action de
l’organisation au-delà des frontières allemandes. « Le centre de gravité
de l’action du contre-espionnage se trouva ainsi porté à l’étranger »,
soulignera Oscar Reile, l’une des figures des services de renseignement
allemands. De son côté, Henri Navarre, membre des services de
renseignement français, explique : « Avant 1939, les postes de l’Abwehr
“travaillant” sur la France sont bien connus des services français. Trois
grands postes se répartissent notre territoire national : au nord, l’Ast
Munster, avec annexes à Cologne et Trèves ; au centre, l’Ast Wiesbaden,
avec antenne à Sarrebruck ; au sud, l’Ast Stuttgart, avec antenne à
Karlsruhe. En outre, deux postes spécialisés ont des missions de
recherche sur l’ensemble des territoires métropolitains et coloniaux
français : l’Ast Hambourg, avec antenne à Brême, pour le renseignement
Marine ; l’Ast Berlin, pour le renseignement Air 1. »

Des agents de premier ordre


indispensables
Ce dispositif compartimenté et efficace – amorcé dès la période
1932-1934 avec le colonel Patzig – positionne de fait la France au tout
premier rang des pays dont la surveillance est essentielle pour Hitler, qui
développe progressivement son programme de reconquête de
souveraineté en violant les clauses du traité de Versailles avant d’aborder
ses projets d’expansion en Europe. Et pour sonder l’adversaire, percer
ses intentions et évaluer son potentiel de riposte, l’Abwehr accorde une
attention particulière à certains éléments : les VM (Vertrauen Männer, ou
V-Mann, littéralement « hommes de confiance »). Ces agents, recrutés
dans des circonstances et des milieux divers, laissent apparaître des
motivations variées. Elles sont liées – assez rarement toutefois – à des
convictions idéologiques, ou bien à la trahison par contrainte (ou, le plus
fréquemment, par intérêt, quand ce n’est pas par esprit de vengeance), ou
encore à la volonté d’exercer sur autrui une forme de domination en
toute impunité.

L …

Mais quel est exactement le rôle du VM ? Précisons que si ce dernier


signifie « homme de confiance », il peut toutefois s’agir aussi d’une
femme. En outre, c’est l’agent sur lequel on compte pour fournir des
renseignements sur le pays voisin en temps de paix, chez l’ennemi en
temps de guerre, en s’infiltrant, dans les deux cas, au sein des structures
étrangères qui sont à même d’apporter un certain nombre d’informations,
essentiellement sur son dispositif militaire ou sur ses plans de défense ou
d’attaque. La nationalité du VM, recruté par la section III, importe peu.
Si le mot « confiance » est capital, il n’en comporte pas moins ses
limites, car l’agent ne représente d’intérêt pour celui qui le manipule que
dans la mesure où il se montre efficace et habile à ne pas être démasqué.
Dès lors qu’il l’est, le risque d’être « retourné » – c’est-à-dire utilisé par
celui qu’il voulait abuser – devient réel.
La mission des VM est de percer, voire de déjouer, les plans de
l’ennemi extérieur – notamment ceux des Alliés, dont les Allemands ne
peuvent ignorer, à partir de 1942 surtout et après l’attaque manquée sur
Dieppe (opération Jubilee), qu’un débarquement sur les côtes françaises
se produira à plus ou moins brève échéance. Il faut pour cela user de tous
les moyens : « la ruse, l’hypocrisie, la corruption, l’art de persuader »,
autant de « qualités » soulignées par l’un des chefs de l’Abwehr en
France, le colonel Oscar Reile…
À cette tâche s’attelle particulièrement la sous-section III F de
l’Abwehr. Celle-ci, en 1935, est forte d’une quarantaine d’officiers
formés au contre-espionnage. Leur travail consiste à surveiller
l’évolution des services de renseignement étrangers, à définir leur
implantation, à découvrir l’identité de leur personnel, enfin à démasquer
leurs espions qui travaillent en Allemagne. Il lui faut également assurer
l’organisation et la protection des agents de l’Abwehr en mission à
l’extérieur.
Bien avant le déclenchement des hostilités en septembre 1939,
l’Abwehr fourbit donc ses armes, contre la France en particulier.
Pourquoi ? Parce qu’elle incarne l’ennemi héréditaire, jouant le rôle de
puissance dominante garante des « ukases » du traité de Versailles, et
aussi parce qu’elle est liée par des accords ou des pactes avec plusieurs
pays figurant parmi les cibles du IIIe Reich.

O R ,

Au cours des années 1930, le jeu des services secrets est de plus en
plus serré, car les Allemands parviennent progressivement à obtenir des
informations assez détaillées sur les quelque 128 fonctionnaires de la
Surveillance du territoire (ST) française qui vient d’être réorganisée.
Pendant ce temps, dans le camp d’en face, on en apprend beaucoup
sur l’effort de pénétration allemand en suivant un officier du contre-
espionnage : Oscar Reile. Ce dernier, qui agit sous l’identité d’un
paisible commerçant, occupe une place importante dans le dispositif mis
en place par l’Abwehr en France.
Oscar Reile est né le 3 décembre 1896, à Strutzfon, en Prusse-
Occidentale. Fils de fermier, d’une famille descendant de colons souabes
émigrés en Prusse au XVIIIe siècle, il suit des études au lycée de
Graudenz, mais la guerre qui éclate l’incite à se porter volontaire, et il est
affecté au 129e régiment d’infanterie de cette ville. Nommé sergent en
1915, il obtient le grade de lieutenant deux ans plus tard. Sa conduite au
combat – il est blessé à deux reprises – lui vaut en avril 1917 la croix de
fer de 2e classe. Mais sept mois plus tard, près de Cambrai, il est fait
prisonnier par les Anglais. Quand Reile est libéré en novembre 1919, il
rentre travailler dans la propriété paternelle à Strutzfon, mais
apparemment sans goût pour le travail de la terre.
Ainsi, en janvier 1921, Reile intègre la police criminelle de Dantzig,
où il franchit plusieurs échelons pour en devenir le chef en 1933.
L’avènement du nazisme ne semble pas favoriser sa carrière, puisqu’en
juillet 1934 il déclare avoir été congédié de la police par le sénateur de
Dantzig Greiser. Les SS l’auraient signalé comme un individu aux idées
conservatrices, voire hostiles au parti nazi. La vérité est bien différente,
puisque Reile a adhéré au parti nazi en mars 1933. Ainsi, il a été
probablement victime de luttes d’influence entre différents potentats
nazis : Max Linsmayer, Hermann Rauschning et Arthur Greiser, dont il
n’avait vraisemblablement pas partagé les vues… Quoi de plus normal,
donc, que de travestir les faits à son avantage pour celui qui va bientôt
s’employer à manipuler les autres ?
En octobre 1934, Reile quitte la police et rejoint l’armée allemande,
plus exactement l’Abwehr, en étant intégré à l’Ast de Kassel. Il est vrai
qu’il possède une certaine expérience en matière d’espionnage, puisqu’il
a travaillé, au lendemain de la Première Guerre mondiale, en Prusse, sans
affectation déclarée à ses supérieurs de la criminelle, avec un officier de
renseignement du nom de Walter Weiss. Voilà qui explique peut-être que
ses capacités soient rapidement reconnues par l’Abwehr. En effet, il est
promu capitaine en 1935 et envoyé en avril 1936 au poste de Trèves
comme membre du bureau III F, qui dépend de la IIIe section militaire
installée à Wiesbaden. Il travaille alors en symbiose avec le major
Steffan, qui a en charge la surveillance des « ennemis potentiels » de
l’Allemagne – la France en particulier. Celle-ci est aussi une cible pour
Reile (même si ce dernier confiera dans ses mémoires qu’on lui attribua
des missions en rapport avec le service secret britannique).

Parmi les recrues de Reile, quelques-unes se distinguent. C’est le cas


de l’excellent élément luxembourgeois Peter Brenner, un homme d’une
trentaine d’années, « grand, blond, vigoureux, à la figure sympathique »,
dont les membres de la famille se considéraient comme de « bons
Allemands ». Reile obtient avec lui de très bons résultats : « Je pus, par
exemple, introduire des hommes de confiance à Metz pour observer le
2e Bureau, connaître son emplacement, ses moyens, le caractère et les
défauts de ses membres. Cette connaissance visait à acquérir le concours
de certains de ceux-ci par la corruption ou d’autres moyens. » Reile
prospecte d’ailleurs assidûment en territoire luxembourgeois. Une tâche
ingrate, souligne-t-il, car « la population, quoique parlant en majorité
l’allemand, était loin d’être germanophile 2 ».
Il parvient également à attirer dans ses filets un autre excellent
élément, qui s’appelle Léo Marnac (ou Marnach). Ce Luxembourgeois,
qui a appartenu à la police de son pays et dont le portrait est très flatteur,
est proche de l’espion idéal : 34 ans environ, grand, élancé mais bien
bâti, cheveux noirs ondulés, les yeux marron, bel homme, bien habillé.
Ce célibataire est considéré comme quelqu’un de sérieux. C’est par Peter
Brenner que Reile entre en contact avec lui. Marnac « était volontaire
pour le travail en Allemagne parce qu’il était d’origine allemande. Il était
soucieux d’obtenir la nationalité allemande le plus tôt possible afin de ne
pas être obligé de travailler contre son pays, le Luxembourg. Il fut
finalement naturalisé. Selon son désir, racontera Reile, le travail qui lui
fut confié concernait seulement la France. Il avait pour mission d’obtenir
des informations au sujet des membres du SR (service de renseignement)
français, qui à ce moment-là se rendaient souvent au Luxembourg, afin
de rencontrer leurs agents qui venaient d’Allemagne 3 ».
Peter Brenner, de son côté, recrute un certain René Besson, un
inspecteur de police spéciale en poste à Longwy, âgé de 37 ans,
originaire de Bagneux (Maine-et-Loire), marié et père d’un enfant. Sa
nouvelle recrue fait une moisson de documents émanant du ministère de
l’Intérieur et de ceux concernant l’organisation et les attributions des
commissariats de la Surveillance du territoire. Celui qu’Oscar Reile
appelle « Flobert » dans ses souvenirs est effectivement « une source
d’information sûre, d’une importance exceptionnelle ». Toutefois, les
Allemands éprouvent le plus total mépris à son égard : « Flobert était un
traître vulgaire. Français, il vendait tout ce qu’il savait ou pouvait
apprendre sur le service secret français, sans paraître troublé le moins du
monde par le mal qu’il causait ainsi à son pays. C’était un être amoral,
pourri, prêt à faire n’importe quoi pour de l’argent 4. » Mais les rouages
se grippent parfois. Probablement par manque de discrétion, Besson est
très vite démasqué par le lieutenant Doudot et le commissaire Koenig de
la brigade de surveillance de Nancy. Arrêté en juin 1938 et jugé en
compagnie d’un sujet luxembourgeois, Paul Huberty, il est condamné un
an plus tard à vingt ans de détention 5.

De la faiblesse à la méfiance :
la France au cœur des années 1930
Au début de 1936, les premières tensions apparaissent entre la France
et l’Allemagne. En effet, une menace se précise : les Allemands étudient
la possibilité de réoccuper la zone rhénane démilitarisée pour rétablir la
souveraineté du Reich sur la frontière occidentale et continuer à
transgresser les dispositions du traité de Versailles. Côté français, les
hommes du renseignement ont fait une bonne recrue en la personne d’un
anonyme sujet autrichien, un certain Fritz R., né à Graz en 1898. Ce
dernier est bientôt en mesure de prendre contact avec l’Abwehr, à
laquelle il propose ses services. Convaincant, il parvient à se faire
recruter par l’Ast de Lindau où agit l’Oberstleutnant Friedrich Gombart,
un vieux de la vieille des services allemands puisqu’il est né en 1877.
Cela ne l’empêche pas d’être berné par Fritz R., alias « Florimond ». Les
renseignements que l’Autrichien communique jusqu’au début de l’année
1936 ne laissent guère de doute sur les intentions d’Hitler. Il est même
chargé par l’Abwehr de missions en Alsace pour déceler d’éventuels
mouvements de troupes françaises qui pourraient annoncer une riposte à
la réoccupation de la Rhénanie. Toutes ces informations sont
évidemment transmises aux plus hautes autorités militaires en France,
mais visiblement, ces éléments n’ont guère secoué l’inertie dominante.
Côté allemand, contrairement à ce que l’on écrit souvent, « non
seulement l’opération ordonnée par Hitler ne s’est pas effectuée contre la
volonté de ses chefs militaires, ainsi que le souligne Benoît Lemay, mais
ceux-ci la réclamaient depuis la fin de 1933. Pour l’armée allemande, la
réoccupation militaire de la Rhénanie était un élément essentiel des plans
de réarmement, mis en place en décembre 1933, et de la défense sur le
front occidental. Cependant, pour des raisons logistiques et par crainte
d’une réaction brutale de la France, ses dirigeants insistaient pour que la
réoccupation prît au départ une allure symbolique et fût limitée à trois
bataillons 6 ».
Mais pour la France, il apparaît que « l’idée d’envoyer rapidement en
Rhénanie un corps expéditionnaire français, même sous une forme plus
ou moins symbolique, est chimérique ». De toute façon, cette opération,
qui peut être considérée comme « une prise de gage », comporte trop de
risques de déboucher sur une guerre totale qui serait amorcée dans de
mauvaises conditions, ainsi que l’affirme une réunion du Conseil
supérieur de la guerre français du 28 mars 1936 7. Une fois encore est
évoquée la crainte d’une contre-offensive isolée qui pourrait mettre la
France en position d’agresseur. C’est une situation paradoxale dans la
mesure où l’action allemande a bafoué une nouvelle fois le traité de
Versailles – même si l’on doit admettre les graves imperfections de ce
dernier –, et celle-ci finit pourtant par être considérée non pas comme un
casus belli, mais plutôt comme une action réparatrice 8. La décision
politique française ne va évidemment pas à l’encontre de ce piètre
constat militaire… Mais la faiblesse de la France face à la
remilitarisation de la Rhénanie en mars 1936 n’est que le premier acte
d’une longue pièce.

Parallèlement, la guerre secrète se poursuit entre les services de


renseignement. À la suite de l’infiltration de Fritz R. au sein de l’Ast de
Lindau, d’autres hommes se distinguent particulièrement dans la chasse
aux espions. Ainsi, Joseph Doudot, un fils de cultivateur né le
7 novembre 1902 à Altrippe, dans la région de Saint-Avold, près de la
frontière sarroise, est affecté en juin 1930 au contre-espionnage du
BREM (Bureau régional d’études militaires, en réalité une couverture
des services spéciaux militaires) à Metz. Il devient ainsi un agent double,
infiltré dans les rouages de l’Abwehr, avec l’aide de son adjoint le
lieutenant Joseph Klein. Ensemble, ils permettent la neutralisation de
nombreux agents ennemis, aidés en cela par d’autres infiltrés :
l’Autrichien Gessmann, l’agent double qui travaille à la fois pour le
poste SR de Belfort et l’Ast de Lindau ; ou encore ce sous-officier de la
Légion étrangère, Stephan Friedmann, alias « Stevo ». L’activité de ces
personnages permet incontestablement de mettre en échec un certain
nombre d’infiltrations de membres de l’Abwehr.
Né le 14 août 1901, Stevo, un Yougoslave de confession israélite,
possède l’avantage de parler plusieurs langues et met à profit ces qualités
en se faisant passer pour un déserteur auprès des autorités allemandes.
Après avoir fait des offres de services, il réussit à intégrer l’antenne de
l’Abwehr à Wiesbaden, en agissant sous le nom de « Frederking ». Il
devient en 1937 un agent du capitaine Paillole du contre-espionnage
français, pour lequel il est désormais un « W » – lettre qui désigne un
agent retourné devenu agent double au bénéfice des services français.
Wilhelm Gessmann, lui, est à l’origine de plusieurs affaires. Né en 1888
à Vienne, il apparaît successivement sous les noms de Gomes da Silva
Antonio, Jacques Berton, de Consalves, Manuel Schneider ou encore
José Maria Lima de Fonseca. Ces multiples identités sont bien
nécessaires à l’activité de celui qui devient finalement un agent triple.
D’abord agent double du poste de renseignement français de Belfort aux
dépens du poste Abwehr de Lindau du major Gombart, Gessmann est
classé « W2 », c’est-à-dire agent du SR français infiltré chez l’ennemi
devenu agent ennemi puis à nouveau agent français…
Il est à l’origine de l’affaire Frogé, qui éclate en 1933. Cet intendant
militaire de Belfort est d’abord piégé, assez grossièrement, par
Gessmann – ce qui fait l’objet de vives polémiques – et ensuite balancé
par un agent allemand du nom de Stanislas Krauss (alias « Sybert »),
arrêté par les services français. Ses déclarations, établissant la
transmission de documents militaires, notamment sur les plans de la
ligne Maginot, permettent à la justice de prononcer, en novembre 1934, à
l’issue d’un procès au palais de justice de Belfort, une condamnation
relativement clémente à l’encontre de Frogé et de l’espion allemand
(cinq ans de prison pour tous les deux et, respectivement, 5 000 et
3 000 francs d’amende), dans la mesure où les peines pour trahison
deviendront plus sévères à partir de 1939. Quant à Gessmann, nous le
retrouverons dans d’autres affaires…

L F :
’A
On ne peut ignorer les réussites du contre-espionnage français aux
dépens des Allemands. Henri Navarre, dans son ouvrage sur le service de
renseignement, cite des chiffres d’arrestations d’espions – il est vrai, de
plus ou moins gros calibre – qui vont de 35 en 1935 à « plus de 300 pour
les cinq premiers mois de 1939 ». Quelques-unes ne passent pas
inaperçues.
Ainsi de l’enseigne de vaisseau Marc Aubert, qui est cueilli à bord du
contre-torpilleur Vauquelin de l’escadre de la Méditerranée en
septembre 1938.
Tout commence en ce printemps 1937 à l’ambassade d’Allemagne à
Paris, où se présente un Français qui se déclare aspirant de la marine
française et se dit prêt à travailler pour le Reich. Vérification faite sur
l’identité du personnage, le dossier est transmis en haut lieu et se
retrouve sur le bureau de Canaris. L’amiral décide alors de mettre le
poste de l’Abwehr de Brême sur le coup. En octobre 1937, un homme
qualifié (un connaisseur de l’arme navale, le lieutenant de vaisseau Fritz
Unterberg, alias « Gibhardt » ou « Gibbahrt ») est désigné pour établir le
contact.
Ce dernier s’avère fructueux, mais le véritable mobile de la trahison
est mis au jour : une amante. Gibhardt constate en effet que Marc
Aubert, officier de la marine française, s’il transmet effectivement des
informations de valeur (des documents d’ordre technique sur la flotte de
guerre, des rapports secrets, etc.), agit toujours en présence d’une femme
– sa maîtresse –, une Française aux goûts de luxe, à laquelle d’ailleurs
sont remis les « honoraires » élevés de cette forfaiture. Aubert va jusqu’à
livrer le code chiffré de la marine française, ce qui met les Allemands en
capacité de percer les échanges entre les navires de la Royale et
l’Amirauté. L’Abwehr n’a qu’à se louer des services du Français, lequel
est finalement démasqué. Le contre-espionnage français passe à l’action,
réussissant à exploiter l’origine d’un courrier intercepté par l’Intelligence
Service (IS). Après plusieurs recoupements, l’identité de l’espion est
révélée. Fin septembre 1938, tandis qu’il est de garde à bord du contre-
torpilleur Vauquelin, Aubert est discrètement arrêté. Sur sa table se
trouve la copie d’un code de chiffrement qu’il était en train de rédiger
pour transmission à l’Abwehr…
Toutefois, l’histoire va plus loin et le 2e Bureau décide alors
d’exploiter la situation à son avantage en forçant Aubert à continuer de
transmettre à l’Abwehr, pendant trois mois, mais de fausses
informations. Ce classique retournement deviendra dans les mois et les
années à suivre un sport très prisé des services de renseignement…
Quant à Aubert, espion trop faible envers la gent féminine, il paie au prix
fort sa trahison, puisqu’il tombe sous le coup d’une nouvelle loi
punissant de la peine capitale les auteurs de tels forfaits. Il est exécuté
dans les fossés du fort de Malbousquet le 6 mai 1939…
D’autres affaires témoignent des plans de l’Abwehr déployés en
France que les services français s’efforcent de contrecarrer. Dans le
courant de l’année 1939, un certain Masson, un officier de réserve
français qui opère à partir de la Belgique, proposant des renseignements
sur l’aviation, est piégé grâce à une infiltration au sein du poste de
Stuttgart. Il est finalement interpellé au cours d’une mission qu’il
effectue à Tunis en août 1939. Dans le même temps, c’est un élément du
poste SR de l’Abwehr de Munster, le capitaine Schultze, qui est attiré
dans un guet-apens. Son arrestation entraîne la révélation de bon nombre
de contacts du renseignement allemand 9.

L O , M H ?

Un autre épisode, presque romantique, se déroule à Brest et a pour


héroïne principale une créature qui fera bien vite le bonheur de plus d’un
organe de presse.
La revue Détective, par exemple, se délecte de tracer, sous toutes les
coutures, le portrait de Lydia Oswald, une espionne aux charmes
redoutables. Née en 1906 en Suisse, à Saint-Gall, d’un père suisse et
d’une mère allemande, dans un milieu relativement aisé, la jeune femme
voit sa famille se briser avec le départ brutal de son père, qui laisse son
épouse et leurs quatre enfants démunis. Sans doute faut-il voir là un
traumatisme qui marquera la vie de la jeune Lydia. Dans une sorte de
fuite en avant, elle décide à son tour de s’évader, et se rendra, toute sa
vie durant, aux quatre coins du monde, enchaînant les aventures et les
amants. Jeune, belle, séductrice, elle a suffisamment de culture, de
conversation (elle maîtrise plusieurs langues) pour faire plier tous les
hommes. Les années passant, elle se transforme en demi-mondaine,
brillante et élégante, indifférente aux affaires publiques et attirée par
l’argent facile.
La rencontre marquant un virage dans son existence a lieu au cours
d’un séjour à Genève d’août 1933 à mars 1934, quand un agent recruteur
de l’Abwehr, dont l’identité demeurera inconnue, lui propose de
devenir… une nouvelle Mata Hari. L’intérêt pécuniaire de la tâche, plus
que tout autre argument, a probablement convaincu Lydia. Ainsi, au
printemps 1934, elle séjourne vraisemblablement à Lindau, « dans une
grande maison au bord du lac de Constance », dont le maître des lieux se
nomme Friedrich Gombart, qui dirige depuis 1925 le poste de l’Abwehr.
Sa formation est rapide, car elle est assez vite – trop vite, peut-être –
lâchée dans la nature à la recherche de quelques proies. Sans doute ces
dernières sont-elles faciles à saisir ; en revanche, la discrétion n’est pas
le point fort de notre « espionne », dont le manège, qui la conduit de
Paris à Toulon et même à Londres, est rapidement repéré. Dès le
7 novembre 1934, le commissariat spécial d’Annemasse demande à ses
agents à Genève de recueillir discrètement « tous renseignements sur la
nommée Oswald ». Tout cela remonte bientôt à la Sûreté, rue des
Saussaies, où elle est fichée…
Lydia n’en continue pas moins son travail. En janvier 1935, elle
débarque à Brest avec la ferme intention de percer quelques secrets de la
base militaire. Le premier poisson ferré est un enseigne de vaisseau,
René Guignard, 29 ans, un Méridional vif et enjoué, qui tombe volontiers
dans ses bras. Peu jaloux, le marin lui présente un de ses amis, le
lieutenant de vaisseau Jean de Forceville, qui sert sur La Galissonnière,
un croiseur en cours de construction. Subjugué, amoureux, l’officier lui
fait visiter son bâtiment et d’autres installations. Les deux amants
auraient pu filer le parfait amour si, début mars 1935, la Sûreté nationale
ne les avait pas cueillis en gare de Brest alors qu’ils s’apprêtaient à
gagner Paris. Les perquisitions permettent de découvrir de la drogue
chez le lieutenant de vaisseau, mais les « opium parties », confiera
Lydia, semblaient en vogue à cette époque parmi les jeunes officiers de
marine.
En réalité, ce que recherchent avant tout les policiers est de tout autre
nature, et ils le trouvent au domicile de cette « Mata Hari suisse », qui a
conservé chez elle tout ce qu’il y a de plus compromettant : télégrammes
maladroitement maquillés, registre des questions que les agents de
l’Abwehr devaient poser à leurs « victimes », l’ensemble étant couronné
par l’arrivée, au moment de l’arrestation, d’un mandat de 5 000 francs
émanant de Suisse et dont l’origine ne fait pas de doute. Inutile de nier,
Lydia le comprend rapidement et prépare sa défense avec les arguments
qui l’ont toujours servie…
Face au conseil de guerre maritime, devant lequel elle comparaît en
septembre 1935, elle use de tout son charme et tente de faire croire
qu’elle était réellement amoureuse du lieutenant de vaisseau, et qu’elle
n’a livré aucun renseignement important. Résultat : neuf mois de prison.
La peine est bien légère et, le 2 décembre 1935, Lydia Oswald est
reconduite dans la plus grande discrétion à la frontière helvétique, pour y
poursuivre une vie d’aventures dépassant le cadre de cet ouvrage…
Quant à René Guignard et Jean de Forceville, ils sont acquittés, mais
ce dernier, désespéré et trahi, fait une tentative de suicide dans sa
cellule… L’échec s’inscrit aussi dans les annales de l’Abwehr et de
l’Oberstleutnant Gombart, en poste à Lindau, qui connaîtra d’autres
déboires…

Canaris et l’Abwehr contre-attaquent


Du côté de la direction générale de l’Abwehr, on a pourtant pris des
mesures pour se montrer plus efficace. Canaris, en octobre 1936, a
nommé à la place du lieutenant-colonel Grimmeiss, jugé « vieillissant »,
le major Hans Piekenbrock, qui s’impose dans l’organisation allemande
bien au-delà de ses attributions. Ses fonctions ne devaient s’étendre
« qu’à » l’Abwehr I, chargée du renseignement à l’étranger, mais il
décide de réunir en son sein, pour plus d’efficacité, les groupes V
(marine) et VI (aviation). Devenu très proche de Canaris, il occupe
bientôt une place de choix à ses côtés, au point de rivaliser avec une
autre figure de l’organisation : Rudolf Bamler.
Ce dernier est depuis 1933 à la tête de l’Abwehr III, chargée du
contre-espionnage. Homme habile, bon organisateur, il entretient des
liens personnels avec Reinhard Heydrich, qui l’ont d’ailleurs conduit à se
rapprocher des nazis. Ces « liaisons dangereuses » ont toutefois leur
importance, car l’Abwehr III se doit de composer avec la Gestapo…
Mais dans ce contexte, la personnalité de Canaris déconcerte souvent.
Fréquemment en déplacement, laissant parfois ses subordonnés dans
l’indécision, le chef de l’Abwehr est souvent imprévisible, ce qui n’est
pas toujours de bon augure quand on est à la tête d’un service de
renseignement dont le rôle ne peut, au fil des mois, que prendre de
l’ampleur…

L’ ’A F
En revanche, sur le terrain, avant même que les hostilités ne se
déclenchent entre les puissances européennes, se profilent déjà des
figures qui, dans le monde secret de l’espionnage, vont vite se distinguer.
André (ou Andreas) Folmer, né le 15 août 1902 à Luxembourg,
décide de s’engager dans l’armée belge, après avoir suivi des cours à
l’École industrielle et commerciale de sa ville natale jusqu’en
octobre 1919. Son but est d’obtenir la nationalité belge, mais malgré
quatorze ans de service (dont sept au Congo) et un grade de sous-officier,
il n’obtient pas satisfaction. Sans situation, il se lance dans des affaires
qui tournent mal. Il finit donc par accepter la proposition d’une de ses
relations, un certain Kariger, qui lui propose de travailler pour le
2e Bureau belge. Folmer entame alors une nouvelle carrière et révèle ses
talents lorsqu’on lui demande de prendre des photographies, au
Luxembourg, des fortifications sur la frontière allemande, et d’autres
missions d’investigation en Allemagne. Cependant, en juin 1939, un
différend – peut-être lié au refus d’une « promotion » qui lui aurait été
promise – lui fait changer de patron…
Grâce au dénommé Vannuchi, un de ses amis et ancien complice
dans de précédentes affaires d’argent fort suspectes, de nouvelles
perspectives s’offrent à Folmer : travailler pour les services secrets de
l’état-major allemand. Autrement dit, pour l’Abwehr. Folmer ne tarde
pas à rencontrer le responsable de l’antenne de Trèves, le lieutenant-
colonel Reile, lequel semble séduit par le personnage. Il n’aura pas à le
regretter. Reile le citera même à de nombreuses reprises, à la fin de la
guerre, lors de ses « entretiens » avec les services spéciaux français. Il en
donne un portrait presque intimiste dans ses mémoires publiés en 1962.
« Andreas Folmer, surnommé Pat, haut de 1,90 mètre, svelte, vigoureux,
les cheveux noirs, des yeux sombres et perçants. Il m’était alors
directement subordonné comme Sonderführer, et, à cause de son rôle à
Paris, il sortait toujours en civil. C’était un citoyen luxembourgeois
d’origine allemande. Il avait servi pendant plusieurs années au Congo,
dans l’armée belge, puis fait son chemin dans le monde comme
marchand. Envers ses subordonnés, il se comportait tel un adjudant dans
une cour de caserne, ne souffrant aucune contradiction ; il possédait
cependant un cœur d’or qui ne s’ouvrait qu’à ses amis intimes. Il était
aussi assez cultivé, parlait le français comme l’allemand et s’exprimait
sans difficulté en anglais. Je faisais partie de ses amis. Nous nous
entendions très bien et avions effectué ensemble plusieurs opérations 10. »
Et lorsque l’on cernera sa personnalité après la guerre, on écrira
qu’Andreas Folmer « [possédait] toutes les qualités nécessaires pour
réussir dans le travail d’agent. Ses connaissances militaires (quatorze ans
dans l’armée belge), des langues étrangères (dues à son origine
luxembourgeoise), son flair, son tempérament de domination, plein de
ressources, décision rapide, son habileté et, dans certaines circonstances,
sa brutalité en ont fait un des agents les plus précieux de
l’Abwehr III 11 ».

V C ,S ,B ,R …

Parmi les personnages bientôt à la pointe du combat mené contre les


services alliés et la Résistance française figurent des hommes recrutés
par des professionnels du renseignement. Ils apparaissent durant les
années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale. Souvent, ils
découvrent alors en eux des dispositions qui les amènent à « servir », et
l’on décèle chez eux certaines capacités. Jean Van de Casteele est de
ceux-là et mérite d’être mentionné car, dès 1940, en France, il fait preuve
de beaucoup d’efficacité au sein de l’Abwehr.
Né à Ostende le 7 avril 1903, Van de Casteele est décrit comme un
personnage de corpulence assez forte, d’environ 1,80 mètre. « Chevelure
noire abondante et ondulée, les yeux saillants de couleur marron 12 »,
l’homme parle le flamand et le hollandais. Il exerce officiellement une
double profession : journaliste et « exportateur de matériaux ». Son
parcours est donc assez déroutant. Comme journaliste, il travaille
d’abord au Matin d’Anvers. Il rejoint ensuite un casino, puis entre au
sein d’une Fédération de fabricants de tuiles à Bruxelles. À cette époque,
il mène grand train. Quand, en 1938, il devient directeur d’un Centre de
documentation des bâtiments, il a de gros besoins d’argent pour
entretenir ses deux maîtresses ainsi que son ancienne épouse. C’est à ce
moment-là qu’il commence à user de moyens malhonnêtes (chèques sans
provision, etc.).
Mais c’est, semble-t-il, pour une autre raison que, vers 1938 ou 1939,
il est arrêté et mis au secret pendant plusieurs jours : son nom aurait été
trouvé dans le carnet d’un individu soupçonné d’espionnage. Il est
cependant relâché. Il est en fait en contact avec un sujet belge – un
certain Keusters – soupçonné à l’époque de relations avec le service de
renseignement allemand. Pour recruter des agents, la technique de
Keusters est simple : il fait paraître dans le journal Le Soir une rubrique
très particulière qui offre des prêts d’argent uniquement aux
fonctionnaires, agents de l’État et officiers. Cette méthode lui permet
ainsi de repérer parmi eux des hommes en situation de précarité
susceptibles de se laisser convaincre d’embrasser une nouvelle carrière
plus lucrative…
Van de Casteele a cependant d’autres relations qui vont lui permettre
de développer ses activités. En 1937, il est contacté et « embauché » par
un dénommé Max Stoecklin. Celui-ci est né en Suisse, le 12 août 1901, à
Bâle. Diplômé de l’école de commerce de Zurich, il est venu très tôt en
France, puis s’est installé à Bruxelles, où il s’occupait de l’exploitation
de brevets. Mais ses affaires allaient mal. En 1936, il retrouve une
connaissance, rencontrée quatre ans plus tôt : Hermann Otto Brandl.
Stoecklin lui confie ses problèmes d’argent et Brandl devient l’homme
providentiel qui lui fournit du « travail ». Ce dernier est en fait un vieil
agent de l’Abwehr qui utilise plusieurs couvertures, toutes très solides
(c’est un ingénieur diplômé très doué et spécialisé dans les gazogènes).
S’il travaille d’abord en Belgique, c’est en France que le poste Abwehr
de Munster et son antenne de Cologne lui confient à partir de 1935
plusieurs missions. Or, cette dernière antenne est alors dirigée par un
certain colonel Rudolph.
Né à Goslar en Basse-Saxe le 4 septembre 1892, Friedrich Rudolph
participe à la Première Guerre mondiale comme cavalier et il est blessé
lors de la bataille de la Marne. Intégré à un régiment de dragons, une fois
le conflit achevé, il fait partie des corps francs qui luttent contre les
révolutionnaires allemands. Revenu à la vie civile, il entre dans les
affaires, mais son souhait est de réintégrer l’armée. Cependant, au bout
de trois mois de service, un accident de cheval le conduit à l’hôpital
militaire de Kolberg, en Poméranie. Grâce à un contact au sein du
9e régiment de dragons, il est présenté au chef de l’antenne de l’Abwehr
en Prusse-Orientale en septembre 1924. Il devient dès lors collaborateur
de l’Abwehr III avec le rang de capitaine. En février 1929, il passe à la
section I de l’antenne de Munster et y reste jusqu’en août 1933. Ses
capacités sont sans nul doute reconnues, puisqu’en septembre il devient
le chef de l’antenne de Cologne – poste qu’il conserve jusqu’en
mai 1940. Lorsque les hostilités sont déclenchées sur le front de l’Ouest,
il est rattaché à l’état-major du groupe d’armées du général von Bock.
C’est d’ailleurs ce dernier qui organise la parade des troupes allemandes
au départ de l’Arc de Triomphe le 14 juin 1940. Rudolph célèbre à sa
façon la victoire dans la capitale parisienne, puisqu’il va bientôt s’y
installer, à l’hôtel Lutetia plus précisément.
Van de Casteele, Stoecklin, Brandl et Rudolph font partie des
nombreux maillons du service de renseignement allemand qui, dès les
premières heures de l’Occupation, trouvent en France de quoi révéler
leurs talents.

L «5 » ’
A
En ces années 1930, la pénétration allemande dans la société
française n’est pas seulement le fait de l’Abwehr et de ses agents.
L’Allemagne pratique également, dans le même but, la propagande.
Celle-ci doit beaucoup à Otto Abetz, l’homme de Joachim
von Ribbentrop, qui a d’abord été conseiller officieux d’Hitler pour les
Affaires étrangères, ambassadeur à Londres en 1936 avant de devenir
ministre des Affaires étrangères en 1938.
Abetz est le représentant idéal pour entretenir en France l’illusion
d’une entente avec l’Allemagne nazie, en s’entourant de nombreuses
personnalités françaises. Il se déclare volontiers pacifiste et amoureux de
la France – il est par ailleurs marié à une Française, Suzanne de Bruyker,
qui lui a été présentée par Bertrand de Jouvenel. Ce dernier (journaliste,
écrivain mais aussi économiste) est un partisan déterminé de la
réconciliation franco-allemande. Il est l’auteur, en février 1936, d’une
interview d’Adolf Hitler demeurée célèbre, pour le journal Paris-Midi,
dans laquelle le Führer fait mention de ses intentions pacifistes. Il est
également membre d’une officine au sein de laquelle des hommes de
renom (pacifistes sincères) se mêlent à des admirateurs du IIIe Reich : le
Comité France-Allemagne. Le comte Fernand de Brinon, futur chantre
de la Collaboration, en est l’une des figures 13. Jouvenel fonde également
le Cercle du grand Pavois, qui veut renforcer l’action du Comité France-
Allemagne. Parmi ses membres, se trouvent des « gens titrés », mais
surtout des agents allemands, tels que le comte von Toggenburg –
journaliste d’origine autrichienne soupçonné d’être un agent de la
Gestapo – et Friedrich Sieburg – correspondant du Frankfurter Zeitung à
Paris, et surtout auteur du livre à succès traduit en 1930 : Dieu est-il
français ?.
Ainsi, la 5e colonne 14 utilise des personnalités recrutées dans tous les
milieux, y compris sur la gauche de l’échiquier politique. L’affaire
Amourelle est sans doute celle qui illustre le mieux cette situation.
« Dans le courant d’avril 1938, résumera un rapport de police, l’attention
a été attirée sur M. Amourelle Gaston, sténodactylographe rouleur à la
Questure du Sénat, militant de la Fédération de la Seine du parti SFIO et
connu pour sa participation à l’activité des éléments extrémistes de ce
groupement dont le chef était M. Marceau Pivert. L’information précisait
qu’Amourelle avait conçu le projet de lancer un journal qui s’intitulerait
La Carmagnole et qu’il se préoccupait d’obtenir des Allemands une
avance de fonds fixée à 10 millions qui lui permettrait de lancer son
journal. M. Amourelle comptait intéresser les Allemands d’autant plus
que le programme qu’il se proposait de donner à son organe comportait
notamment une attitude nette en ce qui concernait la Défense nationale,
c’est-à-dire une affirmation plus vigoureuse de l’antimilitarisme, allant
jusqu’au refus de répondre à l’ordre de mobilisation 15. »
La position d’Amourelle n’est pas négligeable pour les Allemands :
« Dans le courant de l’année 1938, il fut nommé secrétaire-rédacteur-
sténographe au Sénat sur les interventions de MM. Blum et Bouisson, ce
dernier alors président de la Chambre des députés. Peu de temps avant
les hostilités de 1939, les commissions de l’armée de la Chambre des
députés et du Sénat se réunirent en commission secrète au palais du
Luxembourg. Amourelle avait été chargé de sténographier, sous la foi du
serment, les débats secrets des deux commissions. Par la suite, on apprit
qu’il avait gardé une copie intégrale de ce rapport qui intéressait la
Défense nationale et qu’il était sur le point de vendre cette pièce à
l’Allemagne. Comme prix de ses services, il devait toucher la somme de
400 000 francs 16. »
Plusieurs autres personnages gravitent autour du sténographe du
Sénat : « Deux intermédiaires de M. Amourelle tentèrent à diverses
reprises d’être reçus à l’ambassade d’Allemagne et effectuèrent un
voyage à Amsterdam et à Bruxelles, mais sans résultat. Un troisième
intermédiaire, le sujet tchécoslovaque Bauer Robert, réussit à s’entretenir
du projet Amourelle, à Berlin et à Dresde avec la baronne von Einem,
dont l’activité très suspecte avait attiré l’attention en France et en
Angleterre. En décembre 1938, il fut établi que la baronne von Einem,
qui faisait de fréquents séjours dans notre pays, était plus spécialement
chargée par les services de M. Goering de recruter des personnalités de
premier plan du journalisme et de la politique qui consentiraient, contre
des rémunérations importantes, à servir les desseins du Reich sous une
forme à déterminer. »
La baronne, qui travaille en liaison avec Otto Abetz, a aussi ses
entrées chez l’épouse du ministre des Affaires étrangères français,
Georges Bonnet. « On apprenait à la même époque qu’un nommé Hirsch
Léo, ex-Autrichien, était le démarcheur de la baronne von Einem. Hirsch
s’intéressa au projet Amourelle avec Bauer et s’il ne parvint pas à faire
aboutir complètement ce projet, il réussit à corrompre MM. Aubin et
Poirier, respectivement chef du service des informations au journal Le
Temps et l’autre, administrateur du journal Le Figaro 17. »
Fin juin 1939, alors qu’Otto Abetz, malgré les réticences du
gouvernement, est enfin expulsé de France pour espionnage, Amourelle
est arrêté. Il sera fusillé le 22 juin 1940, jour de la signature de
l’armistice.
Parmi ses complices, Aubin sera condamné à dix ans de travaux
forcés, et Poirier succombera à une crise cardiaque en prison après avoir
avoué qu’il travaillait pour l’Abwehr. La baronne von Einem, ayant pris
soin de regagner précipitamment l’Allemagne, sera rattrapée après
guerre par la justice.

La fin des années 1930 et les tensions


à leur paroxysme
En cette fin des années 1930, les tensions internationales sont
maximales. Mais heureusement pour l’Allemagne nazie, depuis 1936,
l’Abwehr a permis d’élargir ses zones d’influence, notamment pendant la
guerre civile espagnole. En effet, dès juillet 1936, Canaris, grand
connaisseur de l’Espagne, fait étalage auprès d’Hitler des qualités du
général Franco, qu’il présente comme un « homme éprouvé », avec
lequel il a déjà eu des contacts personnels.
Début août, à Rome, dans le plus grand secret, il rencontre son
homologue italien, Roatta. Les deux hommes entretiennent de bonnes
relations et établissent un programme commun d’intervention en
Espagne. Dès lors, l’influence de Canaris sur l’intervention allemande
paraît déterminante. À Paris, le responsable de l’Abwehr (le capitaine de
vaisseau Lietzmann) et son second (le capitaine von Wurzberger)
constituent ainsi une plaque tournante pour les contacts avec les
émissaires franquistes…

Mais peu après, l’Abwehr est ébranlée par les réactions que suscite le
développement des plans d’Hitler. En effet, en novembre 1937, celui-ci
dévoile ses projets d’expansion au cours d’une réunion où sont présents
Konstantin von Neurath, ministre des Affaires étrangères, Werner
von Blomberg, ministre de la Guerre, Werner von Fritsch, commandant
en chef de la Wehrmacht, Hermann Göring, commandant en chef de la
Luftwaffe, et Erich Raeder, commandant en chef de la Kriegsmarine.
L’aide de camp de Hitler, le lieutenant-colonel Friedrich Hossbach, prend
des notes et son compte rendu (le « protocole Hossbach ») va rapidement
devenir la preuve des intentions belliqueuses et préméditées du dictateur.
Pour ce dernier, l’espace vital indispensable passe par la conquête de
territoires à l’Est avec, en priorité, deux premières cibles désignées :
l’Autriche et la Tchécoslovaquie. Hitler ne prévoit pas de réaction de la
part de la France et de l’Angleterre, mais estime le déclenchement d’un
conflit inévitable à partir de 1943 – date à laquelle les armées du Reich
seront prêtes. Au moins trois des membres de cette réunion expriment
leurs réserves : Neurath, Blomberg et Fritsch, ce qui provoque leur
exclusion. Neurath est remplacé par le très dévoué Ribbentrop aux
Affaires étrangères et les deux militaires sont victimes de sombres
machinations entraînant leur limogeage : Blomberg est mis en cause pour
son mariage avec une ancienne prostituée et Fritsch est accusé du péché
mortel d’homosexualité. C’est l’occasion pour Hitler de mettre les chefs
de l’armée à sa botte, en remplaçant le ministère de la Guerre par
l’Oberkommando der Wehrmacht (OKW) qui coiffe les trois armes avec
Wilhelm Keitel à sa tête, et en nommant Walther von Brauchitsch
responsable des forces armées terrestres (OKH). Canaris, lui, n’a pas été
convié à cette réunion de novembre. Les plans du Führer mènent à la
guerre, ce qu’il désapprouve intérieurement, mais il ne fait rien pour s’y
opposer.
Le 26 janvier 1938, Canaris reçoit la visite de deux membres de
l’Abwehr : Hans Oster, le chef de la section centrale, et Hans Gisevius,
d’abord membre de la Gestapo puis recruté par l’Abwehr, qui font figure
d’opposants à Hitler. Ils révèlent à leur chef le coup monté contre
Blomberg et Fritsch, et considèrent qu’il faut agir contre le régime.
Cependant, le chef de l’Abwehr repousse toute idée de cette nature. Sans
toutefois s’opposer véritablement à ce projet, il préfère « leur proposer
ses services pour mieux les contrer 18 ». Toute l’ambiguïté du personnage
apparaît alors : certes il porte un jugement défavorable sur les
manigances d’Hitler, mais son but premier étant de servir, lorsqu’il s’agit
de préparer l’Anschluss, il accepte sans rechigner de mettre en place les
manœuvres contre le gouvernement du chancelier Schuschnigg…
Après l’annexion de l’Autriche en mars 1938, les services secrets
autrichiens sont absorbés par l’Allemagne. Un personnage central, Erwin
Lahousen, le chef du contre-espionnage autrichien, rejoint alors
l’Abwehr. À cette époque, Lahousen – qui deviendra un des proches de
Canaris – est en contact avec une Française, Madeleine Bihet-Richou,
professeure de langue et de civilisation françaises. Dès lors, à sa
demande, elle établit une série de rapports qui constituent, pour le
2e Bureau français (dont elle est l’agent), une source importante
d’information, baptisée « source MAD ». Lahousen, qui compte bientôt
dans le cercle des opposants de l’Abwehr à Hitler, fera au procès de
Nuremberg une déposition qui enrichira avec beaucoup de complaisance
le rôle de Canaris dans la résistance au nazisme…

H -T S :
F
Pour l’heure, chacun des futurs adversaires fourbit ses armes dans la
guerre secrète. On marque encore des points côté français avec une
source assez remarquable : Hans-Thilo Schmidt, personnage certes
vénal, grand séducteur et coureur de jupons, toujours à court d’argent,
mais qui n’en devient pas moins, à partir de 1931, l’un des meilleurs
agents allemands du SR (service de renseignement) français.
Employé au Service du chiffre allemand, il transmet des documents
relatifs à la machine d’encodage Enigma, utilisée par les armées du
IIIe Reich pour transmettre leurs messages. Il décroche son poste grâce à
son frère, dont il ne cessera d’exploiter la position au sein des armées du
Reich, en pillant ses secrets et en trahissant sa confiance : « Le
lieutenant-colonel Rudolf Schmidt, brillant officier d’état-major et chef
de la Chiffrierstelle de 1925 à 1928, très attiré par l’arme blindée dont il
deviendra général de panzers […] s’est servi de son rang pour faire
entrer son frère dans la Chiffrierstelle. Fonctionnaire confortablement
installé, marié et père de famille, Hans-Thilo Schmidt ne se satisfait pas
pour autant de son sort. Il aspire en effet à retrouver l’aisance de son
enfance, et possède deux passions : les beaux vêtements et les femmes.
Des centres d’intérêt assurément plaisants, mais aussi passablement
onéreux. Et Schmidt n’a pas les moyens de ses désirs. Moins patriote
qu’hédoniste, il décide de verser dans la trahison rémunérée 19. »
Le 1er juillet 1931, Hans-Thilo Schmidt adresse un message depuis
Prague au 75 de la rue de l’Université à Paris, une annexe anonyme du
ministère de la Guerre français. « Je suis en mesure, écrit-il, de négocier
dix documents de la plus haute importance. Afin de vous convaincre du
sérieux de mon offre, je vous donne ci-après quelques références. Vos
spécialistes sauront ce qu’elles valent. Veuillez me répondre avant le
1er octobre 1931 à l’adresse ci-après : Hans-Thilo Schmidt, 2
Kaufhausgasse – Basel – Suisse. Sans réponse et passé cette date, je
m’adresserai ailleurs. Si vous me donnez un rendez-vous, faites en sorte
que ce soit un dimanche et de préférence en Belgique ou en Hollande à
proximité de la frontière allemande. » Il ajoute la précision suivante sur
deux documents qu’il est en mesure de communiquer : « Les notices
d’utilisation et de chiffrement de la machine à chiffrer, en service depuis
le 1er juin 1930 20. »
La machine en question s’appelle Enigma. Ainsi, outre les
informations qu’il communique sur le réarmement de l’Allemagne et ses
plans de conquête, Hans-Thilo Schmidt transmet des renseignements qui
permettront de reconstituer cette machine à chiffrer, donnant naissance à
l’une des plus grandes aventures secrètes de la Seconde Guerre
mondiale. Le haut commandement et le gouvernement français, jusqu’à
la déclaration de guerre, n’exploiteront pas ces précieuses informations.
Le SR français, grâce au capitaine Gustave Bertrand, du 2e Bureau,
finit néanmoins par communiquer ces renseignements techniques aux
services polonais (beaucoup plus avancés en ce domaine) qui, à cette
époque, sont à la pointe du déchiffrement. C’est ainsi qu’ils réalisent
en 1933 une reproduction de la machine Enigma. Puis aux compétences
polonaises s’ajoutent celles, décisives, des Anglais, grâce à un génie en
la matière : Alan Turing. Ce logicien et mathématicien concevra une
nouvelle machine automatique capable de déchiffrer les messages
allemands…
Hans-Thilo Schmidt (l’agent « H.E. », ou « Asche », alias
« Source D ») est aussi précieux dans d’autres domaines. Il se sert, on l’a
vu, de son frère le général Schmidt, spécialiste de l’arme blindée, mais
également de son poste au Forschungsamt, qu’il occupe à partir de 1937,
pour collecter des informations sur les projets d’expansion – ou
d’agression – territoriale envisagés par le Führer et les communiquer aux
services français. Dépendant du ministère de l’Air d’Hermann Goering,
ce service parallèle est spécialisé dans les écoutes téléphoniques, les
interceptions de communications, la pose de micros sur différents lieux
« sensibles », l’ouverture du courrier, etc. Paul Paillole expliquera même
que grâce à cet important informateur les services secrets français
avaient eu connaissance du projet d’invasion de la Pologne à la fin du
mois d’août 1939 : « Nous l’avons su un mois à l’avance 21. » De même,
des éléments de première main sur la manœuvre allemande envisagée
pour envahir la France en 1940 ont pu être transmis. Cependant, dans
l’ensemble, le pouvoir politique, comme souvent dans ce genre de cas,
est demeuré très sceptique face à de telles révélations…
L’invasion de la Tchécoslovaquie le 15 mars 1939 ne laisse plus
guère de doute sur l’insatiabilité d’Hitler. On le sait d’ailleurs fort bien à
l’Abwehr, au sein de laquelle des mesures sont adoptées courant
mai 1939 en vue d’une prévisible et prochaine déflagration. Oscar Reile
est convoqué à Berlin. Il doit renforcer ses équipes de VM, en France en
particulier, mais il compte bien aussi s’appuyer sur des hommes qui ont
déjà fait leurs preuves, comme Andreas Folmer. De plus, à la veille du
déclenchement du second conflit mondial, l’Abwehr est une force non
négligeable : elle est composée d’environ 400 officiers et de quelque
30 000 « correspondants » et « intermédiaires ». Au cours de la guerre,
son appareil et ses méthodes vont même s’exporter dans les pays vaincus
et occupés – France comprise. En 1939, l’Abwehr est donc prête à entrer
en scène.
Cela tombe bien car, le 1er septembre, l’invasion de la Pologne
entraîne le déclenchement de la guerre avec l’Angleterre et la France et,
le mois suivant, l’Abwehr reçoit de nouvelles missions. Reile est placé à
la tête d’un commando rattaché à l’état-major du 12e corps d’armée
installé à Wiesbaden. Plusieurs objectifs sont alors fixés, notamment
l’établissement de listes d’agents ennemis opérant sur le territoire
français. En accompagnant les troupes d’occupation, il s’agit de
recueillir un maximum d’informations sur les forces adverses ;
d’intercepter ou de saisir si possible des ordres ou des plans des états-
majors alliés ; de protéger les unités allemandes d’éventuelles incursions
d’agents ennemis, de sabotages ou d’attaques surprises ; de mettre la
main sur les documents des services secrets français pour permettre de
démasquer leurs agents ; et enfin de délivrer des VM détenus dans les
prisons françaises. Ce programme, certes chargé, se peaufine au cours
des longs mois d’attente de la drôle de guerre. Mais le 10 mai 1940,
l’orage éclate soudainement…
1. Henri Navarre, Le Service de renseignements, 1871-1944, Plon, 1978, p. 27.
2. Oscar Reile, L’Abwehr, le contre-espionnage allemand en France de 1935 à 1945,
Éditions France-Empire, 1970, p. 31.
3. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
4. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 40-41.
5. Libéré de la centrale de Clairvaux par l’Abwehr en 1940, Besson poursuivra sa sinistre
besogne en participant à de nombreuses arrestations de résistants. Démasqué seulement en
1952, il sera condamné à mort et exécuté trois ans plus tard.
6. Benoît Lemay, « La remilitarisation de la Rhénanie en 1936 : une réévaluation du rôle
des généraux allemands (1933-1936) », Guerres mondiales et conflits contemporains,
no 224, 2006/4, p. 35-46.
7. Conseil supérieur de la guerre, réunion du 28 mars 1936, Service historique de la
Défense, cote 1 N 36.
8. Il est vrai qu’Hitler a pris la peine d’annoncer au Reichstag, pour faire pièce à l’image de
briseur de traités et de fauteur de troubles que certains lui accolaient, une série de
propositions de paix, de pactes de non-agression avec la Belgique et la France et autant de
mesures apaisantes dont il savait pertinemment qu’elles ne seraient jamais reçues…
L’essentiel était de se montrer fin diplomate après l’épreuve de force et, vis-à-vis de
beaucoup d’Allemands, le dictateur apparaissait désormais comme l’homme providentiel et
infaillible. Ce qui, du coup, lui renvoyait une image qui ne manquerait pas d’influer sur son
comportement futur, finissant de le convaincre qu’un « destin mystique l’unissait au peuple
allemand ». (Cf. Ian Kershaw, Hitler, t. I, 1889-1936, Flammarion, 1999).
9. Henri Navarre, Le Service de renseignements, 1871-1944, op. cit.
10. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
11. Dossier Andreas Folmer, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
11796.
12. Dossier Léopold Van de Casteele, archives du Service historique de la Défense, cote GR
28 P 9 12104.
13. Bertrand de Jouvenel démissionnera cependant, comme quelques autres, du Comité
France-Allemagne en octobre 1938, pour marquer sa désapprobation après les accords de
Munich qui livrent les Sudètes à Hitler.
14. L’expression, qui désigne un ou plusieurs traîtres infiltrés à l’intérieur d’un pays ou
d’une armée, destinés à en saper les fondements au profit d’une autre partie, a pour origine
la guerre civile espagnole. En juillet 1936, les troupes nationalistes des généraux Franco et
Mola convergent vers Madrid, réparties en quatre colonnes. Lors d’une émission
radiophonique, le général Emilio Mola évoque une 5e colonne qui se tiendrait prête à agir à
l’intérieur de Madrid au milieu des partisans du camp républicain. Cette astuce de
propagande avait pour objectif de semer le désordre, la suspicion et la panique dans le camp
des républicains espagnols. Malgré tout, le siège de Madrid échouera, mais dans les esprits
la 5e colonne désignera désormais cette nouvelle mouture du cheval de Troie.
15. Rapports d’enquête, datés des 2 et 3 mai 1940. Cités par Jacky Tronel, Jean Amourelle,
condamné à la peine de mort pour trahison, billet du blog sur l’histoire pénitentiaire et la
justice militaire.
16. Extraits des rapports de police des 2 et 3 mai 1940, du 6 juin 1947, préfecture de police
de Paris, dans le dossier Einem. Cités par Jacky Tronel, ibid.
17. Ibid.
18. Éric Kerjean, Canaris, le maître espion de Hitler, Perrin, 2012, p. 87.
19. Jean-Charles Foucrier, La Guerre des scientifiques, 1939-1945, Perrin, 2019, p. 189.
20. Paul Paillole, Notre espion chez Hitler, Robert Laffont, 1985, p. 27.
21. Ibid., p. 145.
3

« Nach Paris ! » L’Abwehr à l’hôtel


Lutetia dès 1940

Oscar Reile est sans doute surmené en ce début du mois de mai 1940.
En tout cas, il confiera plus tard avoir obtenu, dans l’après-midi du 7, de
la part de l’officier dont il dépendait alors dans le cadre des opérations
d’invasion, le major von Uckermann (le chef du 2e bureau de la
16e armée), une courte permission. Mais le moment était vraiment mal
choisi. Dans la journée du 9, un de ses officiers vint à lui et l’informa
qu’il devait regagner Trèves d’urgence pour prendre la tête du
commando dont il avait la charge depuis octobre dernier. « Trois autres
devaient opérer au nord de nous, relatera Reile. J’avais l’ordre de
franchir la Moselle et la Sauer avec les avant-gardes de la 16e armée.
D’après les instructions reçues, je déduisis qu’elle constituait l’aile sud
des forces d’attaque et devait protéger leur flanc 1. »
L’objectif confié à Reile est commun à d’autres commandos de
l’Abwehr. Dans un pays devenant théâtre d’opérations, l’Ast et ses
antennes ne peuvent se déplacer en même temps que le front, et les civils
ne peuvent travailler sous les ordres de chefs de troupes combattantes.
Aussi, pendant les opérations – et quand elles sont sur le point de se
produire –, l’Abwehr utilise des formations mobiles militarisées. Celles-
ci, destinées à recueillir des informations immédiatement exploitables
par le commandement, sont calquées sur l’organisation centrale de
l’Abwehr et identifiées par un numéro qui indique notamment la section
de l’Abwehr dont elles dépendent et, par conséquent, leurs missions.
En dehors du renseignement en pays étranger, les commandos de la
section I doivent recruter des agents, des radios, des passeurs de ligne,
mais aussi interroger les civils et les déserteurs, et étudier les documents
saisis. Les commandos de la section II, outre le sabotage, doivent
provoquer des défections dans les lignes alliées et lutter contre
d’éventuelles infiltrations d’ennemis à l’intérieur des lignes allemandes.
Quant aux commandos de la section III, outre le contre-espionnage, ils
doivent contrôler la sécurité radio, assurer la censure des lettres et des
publications, réprimer le bavardage imprudent et veiller à la sécurité des
documents. La mobilité et la souplesse étant les clés de ce système, les
unités ont le pouvoir d’agir de façon autonome dans une zone donnée.
Dès le 10 mai, premier jour de l’offensive et fin de la drôle de guerre,
le commando de Reile entre à Luxembourg. Son périple s’effectue dans
le sillage de la 16e armée du général Busch, intégrée au groupe
d’armées A sous les ordres du général von Rundstedt. Il incombe à ce
dernier de mener l’offensive principale à travers l’Ardenne pour percer le
front français sur Sedan et poursuivre en direction de la basse Somme,
afin de prendre à revers les armées alliées imprudemment montées en
Belgique.

1940 : les renseignements allemands


s’installent dans la capitale
Autant dire que Reile a une place décisive au centre du dispositif
allemand. L’avance rapide de la Wehrmacht le conduit successivement à
Sedan, Charleville, Hirson, Cambrai et Abbeville. Ordre étant donné à la
16e armée d’opérer un retour sur l’est, Verdun et Metz sont les étapes
suivantes. Avec plus ou moins de bonheur selon les lieux occupés, des
VM sont libérés des prisons françaises et des documents d’état-major
récupérés, notamment à Verdun, ceux-ci permettant aux Allemands de
cibler certaines unités qui leur sont opposées. Le 19 juin, alors que Paris
est occupé depuis cinq jours, Reile – qui est l’un des chefs de l’Abwehr
connaissant le mieux la France – est informé qu’il doit rejoindre sans
délai la capitale et se rendre au 43 boulevard Raspail.

F R L

De son côté, Friedrich Rudolph, le chef du poste de Cologne, voyage


beaucoup en ces mois de mai et juin 1940. D’abord attaché à l’état-major
du groupe d’armées B du général von Bock à Düsseldorf puis à Aken, il
est à la tête d’un détachement de l’Ast de Munster lors de la prise de
Bruxelles, le 20 mai 1940, où il y retrouve l’amiral Canaris.
Au début du mois de juin, il est affecté à une mission à Rome puis à
Barcelone pour mettre en place un réseau d’agents capable de
fonctionner en France, lorsqu’il est rappelé d’urgence à Berlin. Là, on
l’informe qu’il doit se rendre à Cologne pour y retrouver le colonel
Oster, le chef de l’Abteilung Z, chargé de l’organisation et de
l’administration de l’Abwehr. Les deux hommes se rencontrent alors le
10 juin.
Hans Oster, ami intime de Rudolph, joue un rôle particulier au sein
de l’Abwehr – si particulier qu’il est l’une des chevilles ouvrières de la
résistance à Hitler. Mais ce n’est pas à ce sujet qu’il reçoit Rudolph. En
effet, il lui apprend que l’amiral Canaris a décidé d’installer à Paris
l’Abwehrleitstelle Frankreich – une organisation centrale pour la France,
désormais à genoux –, mais il est primordial que ce projet ne soit pas
révélé. Pour en prendre la tête, le chef de l’Abwehr a songé à l’un de ses
meilleurs spécialistes et connaisseurs de la France. C’est donc lui,
Friedrich Rudolph, que l’on sollicite.
Les Allemands, dès leur arrivée à Paris, jettent leur dévolu sur les
grands hôtels – comme dans d’autres grandes villes françaises, d’ailleurs.
Tandis que le Majestic, près de la place de l’Étoile, est le siège du
commandement militaire allemand, le Militärbefehlshaber (MBF),
l’Abwehr s’installe au Lutetia. Cet établissement emblématique de la
capitale est situé dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, au 43 du
boulevard Raspail, depuis 1910. Le colonel Rudolph prend possession
dès le 15 juin de ce lieu conçu dans le style Art déco de la Belle Époque.
Son équipe – dont certains cadres vont se montrer très efficaces – arrive
en même temps que lui, et tous sont présentés à Oscar Reile par le
capitaine Leyerer.
Avant 1933, cet officier de réserve, âgé d’environ 50 ans, appartient à
la police, puis il tente – sans succès, semble-t-il – de devenir officier
d’active. Peut-être est-il empêché en cela par ses accointances politiques
trop « modérées » avec le Parti du centre allemand de tendance
catholique (le Zentrum). Il entre finalement à l’Abwehr en 1938, affecté
d’abord à l’Ast de Wiesbaden, avant d’être nommé à Paris en 1940.
Chargé de l’évaluation des agents, il doit progressivement assurer la
gestion du personnel et de l’équipement.

Le colonel Rudolph a pour adjoint Friedrich Alfred Garthe, que l’on


connaît aussi sous les alias de « Arnold », « Dr Schultz » ou encore
« Jensen ». Ce dernier est né en Afrique du Sud, à Port Elizabeth, en
1893, d’un père allemand et d’une mère anglaise. Il a servi durant la
Première Guerre mondiale au sein de l’armée de l’air allemande. Fait
prisonnier en 1915, il a vraisemblablement été échangé deux ans plus
tard avec d’autres prisonniers, et il aurait réintégré l’armée sans
appartenir à une unité combattante. Après la guerre, il a travaillé comme
vendeur pour la filiale allemande de la Hudson Motor Car Company, un
constructeur automobile américain. En 1934, trois ans après son
adhésion au parti nazi, il rejoint l’Abwehr.
Parmi les éléments de poids qui arrivent à Paris à partir de 1940,
citons aussi Alexander Waag. Né à Stuttgart en février 1895, c’est un
homme d’expérience, ainsi que le neveu de l’amiral Canaris. Il est
responsable de la section I, chargée du renseignement, et se consacre
particulièrement à l’Italie, la Suisse et l’Espagne.
Le major Diebitsch, lui, est à la tête de la section II (sabotage et
propagande), mais c’est la section III (contre-espionnage) qui retient
particulièrement l’attention. Celle-ci est divisée en plusieurs Gruppen,
parmi lesquels la III F ne tarde pas à se distinguer : ses missions sont la
recherche des agents ennemis et la pénétration des services spéciaux
adverses 2. En son sein, des noms sont à retenir.
Avec l’incontournable Oscar Reile, citons le Hauptmann (capitaine)
Hans Schmitz, né en 1897 à Duisbourg. Ancien combattant de 14-18, il
fut capturé par les Anglais le tout dernier jour de la guerre, puis fut
finalement libéré en 1919. Durant l’entre-deux-guerres, Schmitz devient
commissaire de police, mais est suspendu courant 1933, alors que les
nazis sont au pouvoir. L’Abwehr lui offre donc une nouvelle chance de
carrière, qu’il va brillamment exploiter une fois affecté à la section III F
de Paris…

Christmann : l’espion aux multiples


visages
L’un des hommes les plus emblématiques de la section III de
l’Abwehr se nomme Richard Louis Guillaume Christmann. Il est « né le
12 novembre 1905 à Montigny-lès-Metz en Moselle ». « Je suis de
nationalité allemande », précise-t-il lorsqu’il est interrogé le 17 mai 1946
par deux membres des renseignements généraux, au 11 de la rue des
Saussaies. Son interrogatoire est un long fleuve de révélations, même si
l’intéressé – c’est de bonne guerre – en oublie en cours de route. En
effet, il dit s’être marié le 23 décembre 1933 à Paris et être père de
famille, mais sa vie privée est aussi instable que sa vie professionnelle 3.
U A F …

Sept ans auparavant, en 1926, à la suite de « dissentiments » avec sa


famille, il s’est rendu à Euskirchen, en Rhénanie-du-Nord, où « se
trouvait un quartier général français qui m’a délivré, racontera-t-il plus
tard, un papier me permettant d’aller à Metz pour contracter un
engagement dans la Légion ». Son désir d’obtenir à terme la nationalité
française devient vite un espoir déçu, et Christmann, un déserteur.
Condamné en 1928 par le conseil de guerre de Tunis, il est libéré en
décembre 1932, à Oran. Il s’installe alors à Lyon, où l’attend une
certaine Andrée Gillet, avec laquelle il se marie bel et bien en
décembre 1933. Il travaille ensuite un temps comme contremaître au
laboratoire d’analyses Pacheux, à Bron, dans la région lyonnaise. Une de
ses maîtresses, Madeleine Poignant, ne l’a cependant pas oublié et, par
vengeance, le dénonce… comme espion allemand. Christmann est
entendu en novembre 1933 par la police, rue des Saussaies. L’affaire n’a
pas de suite. Désormais établi à Paris, il occupe plusieurs emplois
d’octobre 1933 à octobre 1937, devenant même « calculateur » dans une
société de réassurance : la Préservatrice-Vie.
Toutefois, Christmann ne reste pas étranger à l’engagement politique.
Il se lie avec le Parti franciste, parti politique fasciste français dirigé par
Marcel Bucard, et reçoit la carte d’adhérent 33-03. Il n’hésite pas à faire
le coup de poing, notamment lors des événements du 6 février 1934, où
les ligues nationalistes animent une manifestation antiparlementaire qui
va faire trembler la République. On le retrouve également deux ans plus
tard, en juillet 1936, dans une bagarre boulevard Saint-Michel avec des
militants communistes, ce qui lui vaut une nouvelle interpellation.
Fasciste, Christmann ? Devenu membre du Parti franciste grâce à
« deux camarades connus au Quartier latin », il ne manifeste
apparemment pas de convictions profondes. En outre, sa rencontre avec
Marcel Bucard, pendant laquelle celui-ci se serait « montré d’une
amabilité vraiment excessive », l’aurait finalement conduit à rompre
avec le mouvement, précisera-t-il plus tard. Ses propos ne sont d’ailleurs
pas sans ajouter quelque crédit aux dires des détracteurs du chef franciste
qui lui prêtent des relations homosexuelles…
Le personnage semble plus que jamais en « disponibilité », d’autant
qu’il se heurte une fois de plus à un rejet de sa demande de naturalisation
française, et il fait l’objet, en octobre 1937, d’un arrêté d’expulsion.
Motif : une vengeance, selon lui, de sa femme dont il est maintenant
séparé… Peut-être existe-t-il d’autres explications plus graves, mais
toujours est-il que son expulsion le renvoie en Allemagne, à Osnabrück.
Là, il connaît semble-t-il quelques démêlés avec la Gestapo. Il s’en sort
néanmoins grâce à des « amis de jeunesse » bien placés au sein du parti
nazi. Il est même embauché dans une entreprise d’Osnabrück.
Christmann semble toujours apte à se tirer d’affaire, même quand il
refuse, en mai 1939, de répondre à un ordre de mobilisation allemand.
C’est à ce moment que sa véritable aventure d’espion commence…
En effet, à cette date, Christmann décide de fuir l’Allemagne et passe
clandestinement la frontière dans la nuit du 14 au 15 mai 1939. Il gagne
ainsi Amsterdam. Cependant, qu’il parvienne avec autant de facilité à se
déplacer n’est pas sans faire planer un doute sur sa véritable situation.
Toujours est-il qu’il se présente au consulat de France pour solliciter une
réintégration au sein de la Légion étrangère. On lui répond qu’il est
impossible d’accéder à cette demande et encore moins de lui accorder un
passeport pour la France, d’où il avait été expulsé. En revanche, quelques
jours plus tard, Christmann reçoit une proposition l’invitant à se rendre
auprès d’un attaché militaire français, le capitaine Trutat, qui appartient
au service de contre-espionnage. Nous sommes fin mai 1939 et notre
personnage ne tarde pas, après quelques tests concluants, à devenir un
agent de renseignement français. Il exécute plusieurs missions qui le
conduisent à travers toute l’Allemagne et il revient à chaque fois à
Amsterdam pour fournir son rapport détaillé à un certain
« M. François », qui n’est autre que le lieutenant André Fontès, son agent
traitant. Il reçoit même un poste émetteur. Mais la vie d’espion est pleine
d’aléas. « Le 17 mai [1940] pendant que je démontais mon antenne,
racontera-t-il, et que je cachais mon appareil après mon émission, la
porte de ma chambre fut brusquement enfoncée. Je me trouvai en face
d’un lieutenant, suivi de deux sous-officiers de l’armée. Avec eux, se
trouvait un civil que j’ai su plus tard être le capitaine Giskes, de
l’Abwehr III F de Hambourg 4. »

… ’A

Christmann n’est pas homme à tenir tête longtemps à ses nouveaux


interlocuteurs. Il devient donc un agent retourné, au service du fameux
capitaine Giskes, lequel est une pointure de l’Abwehr.
Hermann Giskes, né en 1896 à Krefeld en Rhénanie-du-Nord-
Westphalie, est de ceux qui n’éprouvent aucune sympathie pour le
nazisme, mais qui accomplissent leur devoir d’officier de renseignement.
Dans ses souvenirs, Christmann raconte que, le 30 ou le 31 mai 1940,
« Giskes me fit savoir qu’il se proposait de me rendre la liberté à la
condition expresse que je travaille pour lui. J’acceptai immédiatement et
il me fit alors comprendre que la moindre défaillance de ma part
entraînerait fatalement des représailles contre ma famille. Il me promit
en outre d’arranger mes démêlés avec la Gestapo et me précisa que si
j’étais interrogé par celle-ci, par la suite, je devais seulement répondre
que je travaillais pour l’Abwehr de Hambourg depuis mai 1939, sans
donner aucune autre précision. […] Je fus remis en liberté le lundi
suivant, c’est-à-dire le 2 ou 3 juin, avec ordre de reprendre possession de
ma chambre que j’avais toujours conservée, Overbeckstrasse 21 […]. Il
me procura les visas allemand et italien nécessaires, mais je devais moi-
même me procurer le visa de transit suisse. Bien entendu je me servais
toujours de mes papiers danois au nom de Roger Class 5. »
Sous cette identité, avec un laissez-passer « no 11. 035 délivré en date
du 19.6.1940 à Hambourg », Christmann suit bientôt Giskes, muté à
l’Abwehr III C 2 de Paris. Ils emmènent un certain Graf (ou comte)
Alexander von Kreutz – un élément qui va bientôt prouver toute son
efficacité au sein de l’équipe du Lutetia. Les deux agents sont donc bien
encadrés par Giskes, et Christmann lui est très reconnaissant : « [Il] fut
toujours pour moi un chef admirable, plein de compréhension, et si je l’ai
suivi fidèlement à Paris, et plus tard en Hollande, c’est que je lui devais
la vie 6. »

Les premières actions en France


L’installation à Paris nécessite bientôt d’établir trois bureaux de
réception des indicateurs. « L’un était situé au 44 ou 46 avenue des
Champs-Élysées, au 3e étage, dans l’appartement d’un Chinois. Le
second se trouvait 52 rue du Faubourg-Saint-Honoré, 3e étage. Le
troisième était au 2 rue du Cirque, au rez-de-chaussée. Chacun de nous
se servait des trois bureaux 7. » Mais avant de mettre en place toute son
organisation et d’attribuer à ses agents de nombreuses missions,
l’Abwehr confie à Christmann une des premières tâches qui lui
incombent en France : dépouiller et exploiter les archives françaises
tombées entre les mains des troupes allemandes.

Dans Paris, Oscar Reile a fait, selon ses dires, une riche moisson. Sa
tournée aux ministères des Affaires étrangères et de la Guerre, ainsi qu’à
la préfecture de police, aurait été fructueuse : « À de rares exceptions
près, tous les bureaux étaient ouverts ; les archives étaient restées en
place. La garde demeurait très faible ; on pouvait craindre que les
documents fussent volés ou brûlés. Il fallait faire venir au plus vite des
unités de l’Abwehr. » D’autant que parviennent bientôt « les archives du
ministère de la Guerre, découvertes dans le train près d’Orléans 8 ».
Sans doute Reile fait-il allusion à la saisie de documents qui a eu lieu
bien plus au sud d’Orléans, à La Charité-sur-Loire, en juin 1940. Il s’agit
en fait « de nombreux dossiers secrets du grand quartier général français.
On crut longtemps qu’il s’agissait des archives du 2e Bureau. L’affaire
fut exploitée à fond par la propagande hitlérienne […]. D’après le major
général Ulrich Liss, qui centralisait les renseignements pour le Haut
Commandement de l’armée allemande (OKH), le butin n’avait pas une
valeur immédiate pour la conduite de la guerre. Il comportait cependant
des aspects politiques compromettants pour certains pays, comme la
Suisse, qui avait signé secrètement avec la France une convention
militaire dirigée contre le IIIe Reich 9. »
La découverte, fortuite, dans deux wagons de marchandises d’un
train bloqué et abandonné en gare de La Charité-sur-Loire, concerne bien
les archives secrètes du général chef d’état-major de la Défense
nationale, Gamelin. « Elles sont entassées dans un fatras indescriptible,
parmi des objets hétéroclites. Bouteilles de vin, aliments divers,
machines à écrire, téléscripteurs, matériel de téléphone, appareils de
projection, films ultrasecrets, vêtements militaires, le tout avait été fourré
pêle-mêle dans les wagons, en même temps que les dossiers. Pêchant
dans le tas des documents, les Allemands poussent des cris de surprise
quand ils tombent sur des pièces officielles qui portent les signatures de
contemporains illustres. Il s’agit d’une véritable collection d’autographes
de personnalités alliées, civiles et militaires, comme Churchill,
Chamberlain, Daladier, Gamelin, Ironside, Reynaud et Weygand. Les
papiers sont souvent souillés par des taches de confiture ou de
moutarde 10. »
Le major Kaffke, officier de l’Abwehr – attaché à l’état-major de la
2e armée allemande et établi depuis le 14 juin 1940 à Clamecy – est
chargé de recueillir ces dossiers, qui partent ensuite via Paris, par avion,
jusqu’au quartier général de l’armée de terre (OKH), où séjourne Hitler.
Pour dépouiller ces archives découvertes à La Charité-sur-Loire, le
Hauptmann Wiegand, adjoint de Reile, dirige les opérations avec un
autre officier, le capitaine Bulang, qui forme une équipe assez
importante. On y trouve notamment celui qui devient bientôt le
Sonderführer K. Christmann (un grade civil de l’armée allemande
équivalant à celui de capitaine). Reile estime que la lecture des
documents a permis de démasquer des agents ou des traîtres, après avoir
adressé les renseignements obtenus à la section III de l’Abwehr à
Berlin 11. Cette saisie apporte, en effet, certaines révélations qui
remontent au plus haut niveau côté allemand et font naître une grande
effervescence. Toutefois, si a priori ces documents semblent être
d’importance plus politique ou diplomatique que stratégique – de toute
façon, sur le terrain, la victoire allemande est chose acquise –, et s’ils ne
semblent pas contenir des archives du 2e Bureau et des services spéciaux,
il n’en va pas de même, selon les dires de Reile, pour d’autres saisies
faites par l’Abwehr au siège de la Sûreté, 11 rue des Saussaies.

L R
Parallèlement à cette exploitation des archives de La Charité-sur-
Loire, une autre affaire débute, à partir du 28 juillet 1940, quand le
colonel Rohleder débarque à l’hôtel Lutetia à Paris. L’homme a la
quarantaine, possède une solide expérience des services spéciaux et a
notamment exercé ses talents lors de la guerre civile espagnole, dans le
cadre de la légion Condor, qui matérialisait sur le terrain le soutien
allemand à Franco. Canaris, satisfait de ses services, lui confie en cet été
1940 une mission très particulière : identifier le traître qui circule dans
les rangs du Reich. Pour qu’elle puisse être menée à bien, le 28 juillet,
donc, devant le colonel Rudolph, Reile et évidemment Rohleder, le chef
de l’Abwehr évoque la réunion du 16 juin précédent à la chancellerie du
Reich.
Ce jour-là, le Führer était de très mauvaise humeur, en dépit de
l’avancée foudroyante et victorieuse que réalisaient ses armées en
France. Face à lui se trouvait l’amiral Canaris, mais aussi Hermann
Goering et Reinhard Heydrich, le chef SS de l’Office central de la
sécurité du Reich (RSHA) – qui entretenait alors avec le chef de
l’Abwehr des relations suivies mais empreintes de défiance. Devant ces
hommes, Hitler jeta sur la table des feuilles qui contenaient la
transcription d’écoutes téléphoniques effectuées par le Forschungsamt,
l’office (ou Bureau de recherche) créé par Goering en avril 1933, placé
sous son autorité et celle de la Luftwaffe, les « grandes oreilles » du
IIIe Reich. Ces interceptions téléphoniques avaient alors révélé
d’étonnants éléments. « Il y a un traître chez nous ! », éclata le Führer.
En effet, des diplomates étrangers (hollandais et belges, en particulier)
avaient été mis au courant du plan d’attaque allemand à l’Ouest ainsi que
de la date de l’offensive du mois de mai. Ce genre d’informations ne
pouvait avoir été transmis que par quelqu’un de très haut placé. Ainsi,
Hitler exigea que l’on remontât à la source pour démasquer le ou les
traîtres et les mettre hors d’état de nuire, quel que fût leur rang.
À vrai dire, Canaris était déjà au courant de certaines fuites
concernant la date de l’offensive allemande sur la France, la Belgique et
les Pays-Bas, et en avait finalement appris l’origine. En effet, le 3 mai,
en provenance du Vatican, un télégramme adressé aux nonces de
Bruxelles et de La Haye avait annoncé une attaque imminente, qui avait
eu lieu effectivement le 10. Ces informations avaient été communiquées
aux gouvernements concernés qui, échaudés par plusieurs fausses alertes,
n’en avaient malheureusement pas tenu compte. Canaris avait découvert
qu’elles provenaient du Dr Josef Müller, un agent envoyé à Rome par
l’Abwehr, mais qui servait aussi de relais entre le Vatican et les officiers
allemands hostiles au régime nazi, parmi lesquels figurait l’un des
adjoints du chef de l’Abwehr : Hans Oster. Canaris avait alors convoqué
Müller et avait évidemment été consterné par ces révélations.
Mais bien qu’il désapprouvât la conduite de Müller et d’Oster, il
choisit de couvrir ses hommes afin de sauver l’honneur de sa maison –
qui était évidemment en jeu. Le risque d’être pris était d’autant plus
grand que Heydrich, de son côté, menait sa propre enquête sur les fuites.
Heureusement, celui-ci était convaincu que les archives saisies à Paris
permettraient d’identifier le traître qui avait mis Hitler dans tous ses
états. La piste française fut donc suivie, au grand soulagement de Canaris
et sur ordre de Heydrich. Un commando spécial du RSHA sous les
ordres d’Helmuth Knochen, qui avait été installé à Paris, entame ses
propres recherches. Canaris, de son côté, choisit évidemment de confier
l’enquête à l’un de ses hommes, le lieutenant-colonel Joachim Rohleder,
et l’encouragea à exploiter le plus d’éléments possible côté français et à
se détourner de la piste de l’Abwehr. Dès le 28 juillet, on décida donc de
dépouiller les archives saisies et, le 15 août, Canaris se rendit à Paris
pour appuyer la mission dont était investi Rohleder.
Malheureusement pour le chef de l’Abwehr, le colonel n’eut guère de
mal à découvrir les coupables et jugea comme une trahison la conduite
de ces agents de l’Abwehr qui persistèrent toutefois à nier les faits, et
Canaris exigea bientôt que le dossier fût refermé. Rohleder, officier
rigoureux, en fut indigné et protesta, mais dut finalement s’incliner. Tout
ce qu’il obtint, ce fut l’assurance d’une cessation des contacts entre Oster
et Müller. Si cette nouvelle compromission de certains responsables de
l’Abwehr commença à mettre sérieusement en péril le service de
renseignement allemand, pour l’heure, il fallait à tout prix détourner de
ce dossier brûlant les hommes du RSHA. Or ceux-ci, au cours de leur
propre enquête, découvrirent justement une nouvelle piste qui les mena
sur d’autres chemins de trahison. Elle concernait le dossier d’un certain
Stahlmann.

S R S
Interrogé après guerre, Reile ne se montrera pas très prolixe au sujet
de Stahlmann : « Celui-ci, confiera-t-il, est connu sous le nom de Rudolf
Lemoine, dont le nom réel est Konig, et est d’origine allemande. Avant
la guerre, il travailla pendant une très longue période pour le 2e Bureau
français contre l’Allemagne 12. » De son côté, le SS-Sturmbannführer
Kieffer, du commando SD dépêché à Paris, découvre fin 1940 dans les
archives de la préfecture de police le même personnage. Sauf qu’il ne
s’appelle pas véritablement Lemoine, ni même Konig, mais Rudolf
Stahlmann.
Ce vieux de la vieille des services secrets est un sujet allemand. Né
en 1871 à Hanovre, il entre en piste dès le début du XXe siècle mais, fiché
comme agent ennemi, il est expulsé de France en 1902. Cinq ans plus
tard, il y revient après avoir épousé une certaine Renée Lemoine, une
Française issue d’un milieu aisé. En novembre 1931, il emprunte son
nom quand il propose aux services secrets français de travailler pour eux.
Le personnage se révèle alors rapidement extrêmement précieux pour la
France. Il permet notamment d’établir le contact avec le fameux Hans-
Thilo Schmidt 13, qui occupe un poste important au Service du chiffre
allemand (et que nous avons déjà évoqué dans le chapitre 2). Dès la fin
de l’année 1940, côté allemand, on cherche à mettre la main sur ce
Lemoine, mais celui-ci échappe aux premiers pièges qui lui sont tendus.
Toutefois, il ne perd rien pour attendre, puisqu’il tombera sans gloire
début 1943, comme nous le verrons…

L , ’ ?
En France, à mesure que la progression allemande provoque en bien
des endroits une retraite précipitée, l’Abwehr aussi poursuit ses missions,
particulièrement en recrutant des agents français incarcérés qu’elle remet
en liberté.
Il y a parfois des détenus de longue date, comme Hélène Belle, née le
14 mai 1886 à Beaufort. Domiciliée à la fois à Fourmies et à Lyon, cette
ménagère est condamnée en juillet 1919 par le quatrième conseil de
guerre de Paris à la peine de mort (finalement commuée en une peine de
travaux forcés à perpétuité) pour intelligence avec l’ennemi. Écrouée à la
prison de Rennes, elle est libérée le 7 juillet 1940 par les Allemands.
Elle est loin d’être la seule femme dans ce cas, car, sur une liste assez
longue établie à la Libération, figurent un certain nombre d’éléments
féminins. Par ailleurs, parmi tous les noms inscrits, hommes ou femmes,
peu sont des espions de haut vol, mais beaucoup sont condamnés pour
propagande ou distribution de tracts « d’inspiration étrangère » et autres
« agissements susceptibles de nuire à la Sûreté extérieure de l’État 14 ».
Quelques personnages se distinguent néanmoins, tels que ce Pierre
Beignier, né en 1916 à Wassy, en Haute-Marne. Fiché comme « ex-
maréchal des logis au 40e RANA (régiment d’artillerie nord-africain),
prisonnier ayant servi d’interprète dans son camp – agent SRA », il est
« détenu à la prison de Nîmes, transféré à celle de Lyon, libéré par les
Allemands ». Il est aussi noté qu’il réside « à Paris, chez le comte Guy
de Marcheret d’Eu ». Ce dernier est une recrue de l’Abwehr qui ne tarde
guère à se distinguer, car il agit bientôt également pour le compte de la
Gestapo 15. Beignier apparaît donc comme un homme plus ou moins
manipulé dans ce monde où se mélangent facilement tous les genres…
Prélever des agents dans les prisons françaises est une méthode de
recrutement qui alimente en personnel l’Abwehrleitstelle Frankreich
(Alst), qui emploie environ 600 hommes appartenant aux cinq districts
en zone occupée : Paris (direction centrale), Saint-Germain-en-Laye,
Angers, Dijon et Bordeaux. Ce n’est pas pour rien que, dès le 15 juin
1940, l’amiral Canaris et son adjoint (le major Hans Piekenbrock)
arrivent à Paris et s’installent à l’hôtel Ritz. « Pendant cette première
année d’occupation, note Oscar Reile, Canaris ne fit que quelques visites
aux sections de l’Abwehr en France. Par la suite, il séjourna plus
fréquemment à Paris. Il se faisait tenir au courant du travail des chefs de
l’Abwehr, de leurs échecs, de leurs soucis, de leurs désirs et présentait
ceux-ci au maréchal von Rundstedt, commandant en chef à l’ouest, et au
général Otto von Stülpnagel, gouverneur militaire en France 16. »
Ainsi, pour l’Abwehr, il est essentiel de s’employer à couvrir au
mieux le territoire occupé.

L’Abwehr s’organise sur le territoire


Le poste de Saint-Germain-en-Laye est installé par des éléments
provenant de l’Ast de Wiesbaden (qui va également avoir en charge au
début de son existence ceux de Sarrebruck et de Metz). Le major Fred
Eschig, né à Salzbourg le 14 août 1896, en est une des figures. Dès
novembre 1940, Saint-Germain-en-Laye dirige également le poste de
Bourges et les antennes de Beauvais, Abbeville, Cherbourg et Le Havre,
et ce jusqu’en 1942, lorsqu’il sera dissous. À Angers, placé sous les
ordres du capitaine Meissner, un agent ne tarde guère à se distinguer. Il
s’agit de Friedrich Dernbach, qui opérait à Oslo au sein de la III F et qui
est appelé en août 1940 à exercer ses fonctions dans cette ville du Maine-
et-Loire. L’Ast d’Angers est en liaison avec les postes de Nantes,
Quimper, Brest et Rennes. Les agents allemands et français travaillent
souvent d’un poste à l’autre.
L’Ast de Dijon, quant à elle, occupe une place particulière dans le
dispositif allemand. Installée pour soutenir l’action des
Abwehrtruppen 17, elle permet de suivre le mécanisme mis en place par
les Allemands lors de l’offensive de mai 1940.
L’Oberstleutnant (lieutenant-colonel) Servaes est désigné comme
futur responsable de l’Ast de Dijon. Il installe d’abord son poste de
commandement (PC) à Strasbourg dans les locaux de la région militaire,
puis à Lunéville, avant d’arriver le 25 juillet 1940 à Dijon au 28 de la rue
Pasteur, dans l’immeuble des assurances L’Urbaine et la Seine.
L’Ast de Dijon n’est pas subordonné à l’Abwehr de Paris, mais est
directement rattaché à l’état-major de Canaris à Berlin. Poste directeur
important, il dispose d’un centre de transmissions en relation avec toutes
les régions de France. Ses antennes se trouvent à Chalon-sur-Saône,
Besançon, Nancy, Bourges et Strasbourg, cette dernière étant placée sous
le contrôle de Stuttgart en novembre. L’antenne de Metz est également
transférée à la même date à Wiesbaden. La zone attribuée à Dijon
comprend ainsi la portion du territoire français occupé entre Vosges,
plateau de Langres, Morvan et Jura ainsi que la partie non occupée
comprise entre Rhône et Alpes. La Suisse est également « zone de
travail » de Dijon. Ce poste se consacre à l’instruction des agents en
créant une école au château de Diénay. Celle-ci forme au chiffrement, à
l’utilisation de l’encre sympathique ou encore aux transmissions radio.
Jusqu’en mars 1944 au moins, Dijon mobilise des agents de
renseignement dans le midi de la France.
La section III, comme souvent, va vite se montrer particulièrement
active. Elle bénéficie de la présence d’officiers chevronnés, également
bons spécialistes du contre-espionnage, et dont les noms vont souvent
revenir dans de nombreux dossiers : le lieutenant-colonel Ehinger, le
major Gleichauf, les lieutenants Merk et Wagner, le major Koch…
Pour Bordeaux, l’installation de l’Abwehr s’effectue vers la fin du
mois d’août 1940 à l’hôtel d’Orsay, cours de l’Intendance. Le major
Giesenregen en assume la direction, puis est remplacé en 1941 par le
lieutenant-colonel Lorscheider, à son tour révoqué en août 1943. Mais
l’animateur principal se révèle en la personne du capitaine Werner
Gartner… L’une des missions du poste est de procéder à la surveillance
de la côte atlantique, dans un secteur compris entre Nantes et Biarritz.
Pour le nord de la France, l’antenne de Lille relève de l’Abwehrstelle
Belgien de Bruxelles et étend son autorité sur le Nord-Pas-de-Calais.

D « »

Beaucoup d’autres Ast (Abwehrstellen, postes principaux), Nest ou


Aust (Nebenstelle ou Aussenstelle, antennes de postes importants), mais
aussi des MK (Meldekopf, petites antennes) s’installent, à mesure que les
objectifs militaires de Hitler sont fixés. La plupart sont établis en zone
sud après novembre 1942.
Le respect de la zone libre avant cette date est toutefois très relatif.
En effet, déjà bien avant l’occupation totale de la France, beaucoup
d’agents de l’Abwehr agissent sous différentes couvertures. Les
commissions d’armistice installées dans plusieurs villes en zone non
occupée abritent nombre d’agents qui sont tenus d’étudier l’état d’esprit
des militaires français, de la population, et toutes les activités suspectes
susceptibles de menacer les forces allemandes. Citons en exemple la
teneur des rapports de la police lyonnaise d’août 1941 qui observe
bientôt l’installation dans la ville des membres de cette commission, dont
il est permis de douter des réelles activités et qui en fait appartiennent au
service de renseignement allemand.
Ainsi, à Lyon, deux responsables ont pour mission de s’occuper des
échanges et des relations avec la population de la ville : le Sonderführer
Krieger et le lieutenant Naegel. Apparemment, ils s’acquittent de leur
charge avec conscience, voire avec zèle – un jour, ils dénoncent même
aux autorités françaises un indélicat qui a voulu soudoyer leur collègue,
le Sonderführer Werner, « dans l’intention d’obtenir de lui un laissez-
passer pour se rendre à Paris ». Mais un représentant français tenu
d’assurer les liaisons avec les Allemands observe que ces officiers
« parlent couramment le français, opèrent en tenue civile et semblent
plus particulièrement chargés d’un rôle de renseignement par des
contacts fréquents avec la population civile ». En août 1941, le même
observateur, prenant acte du fait que « la police municipale de Lyon
procède, actuellement, en fin de soirée, à des vérifications dans toute la
ville de Lyon », demande au gouverneur militaire de la ville « s’il serait
possible de vérifier, tout au moins pendant un certain temps, l’identité de
toutes les personnes qui se rendent à l’hôtel Carlton et d’en prendre
note ». Car la commission allemande reçoit, à l’évidence, beaucoup de
visites, et pas seulement de courtoisie…
Sur le terrain, les actions de l’Abwehr ne sont rendues possibles que
grâce au concours de la Geheime Feldpolizei (ou GFP). Celle-ci assure,
parallèlement à la Feldgendarmerie 18, la sécurité des forces allemandes
et la surveillance du territoire dans le domaine de la sûreté militaire.
Mais son rôle s’étend sur le terrain à la lutte contre toutes les forces
hostiles à l’Allemagne. Elle est en fait le bras armé de l’Abwehr, et son
action dans la répression et les arrestations lui vaut d’être assimilée à une
« Gestapo de la Wehrmacht ». Composée en partie de policiers de métier,
à partir de février 1941, elle est constituée de vingt groupes d’une
centaine d’hommes qui opèrent en zone occupée (dont six pour la seule
région parisienne). À la tête de l’échelon central, qui siège également au
Lutetia, se trouve le commandant Philip Greiner, sous le titre de
Leitender Feldpolizeidirektor.

U ?

À l’été 1940, l’occupant jouit pleinement de sa victoire historique sur


la France et qui a surpris le monde entier. Pour sa part, Oscar Reile note
que, en juillet et en août, les forces occupantes connaissent pratiquement
de « véritables vacances ». En effet, les soldats bénéficient d’un taux de
change avantageux – le mark est à 20 francs – et dans Paris, « on voyait
partout des soldats allemands, parfois accompagnés de jeunes femmes
charmantes ». De plus, les distractions sont faciles : « Le soir, les lieux
de plaisir comme le Lido, les Folies-Bergère, Schéhérazade, ne
désemplissent pas. Les touristes militaires envahissaient tous les lieux
artistiques et historiques, comme Versailles et Fontainebleau 19. »
Cela rejoint le récit, assez coloré, du journaliste et écrivain allemand
Curt Riess : « Aussitôt après l’entrée à Paris des troupes allemandes, les
services de l’Abwehr se sont installés dans les confortables locaux de
l’hôtel Lutetia. On y vit “comme Dieu en France” (selon le fameux
dicton). Les plus luxueuses voitures françaises réquisitionnées
stationnent à l’entrée, les maîtres queux s’affairent dans les cuisines où
les cordons-bleus s’évertuent sans cesse à confectionner des plats
savoureux particulièrement soignés. Les membres de l’Abwehr
s’adonnent jour et nuit aux joies de la table, car on ne manque de rien et
tout se trouve à profusion, sans tickets. » Quant au personnel féminin, il
« ne s’est pas fait faute de se documenter en parfumerie française. Ces
dames et ces demoiselles portent des bas de soie arachnéens qui donnent
un plus joli galbe à leurs jambes ; elles arborent de nouvelles toilettes
élégantes, car on n’en manque pas à Paris. Dans les chambres adaptées
en bureaux, on sable le champagne, ou l’on déguste des liqueurs. On fait
la conversation : la vie est belle ! » 20.
Seule une visite de l’amiral Canaris en cet été 1940 incite le colonel
Rudolph à remettre de l’ordre dans la maison. « Bien qu’il sache que
Canaris n’est pas précisément un “tyran du règlement”, il sera cependant
nécessaire de procéder à quelques mises au point au Lutetia 21. » Adieu
les luxueuses voitures, qui sont « remplacées par des voitures militaires
allemandes. Le hall et les corridors sont aérés à fond, et le personnel
féminin est invité à renoncer, au moins passagèrement, au parfum tant
aimé et de s’inspirer davantage de la mode du Tirpitzufer 22 que de celle
de la rue de la Paix. À la grande désolation des membres de l’Abwehr,
les cuisiniers français doivent céder la place à un cuistot de la
Wehrmacht. Les officiers qui portaient déjà des complets faits pour eux
sur mesure par les grands tailleurs des Champs-Élysées endossent à
nouveau leurs uniformes 23 ».
Ainsi, l’austère amiral refuse tous ces à-côtés et ne se montre pas très
enjoué ou attentionné vis-à-vis de ses collaborateurs. Il pense peut-être
aussi que l’Abwehr – qui prédisait une forte résistance de l’armée
française – doit faire profil bas. En revanche, sans doute se réjouit-il –
car il est avant tout soucieux de démontrer l’efficacité de ses services –
de la moisson des documents qui ont été saisis et qu’il consulte lors de sa
visite à Paris.
La France est donc calme à cette période de la guerre, même si Oscar
Reile souligne que « l’attitude de la population risquait de changer tôt ou
tard 24 ».
Pour l’heure, certains agents de l’Abwehr remplissent dans la
capitale des tâches qui n’ont rien de périlleux, voire sont agréables. Par
exemple, on confie à Richard Christmann la mission de surveiller l’une
des maisons closes parmi les plus huppées de Paris : le One Two Two. Il
est également demandé au bras armé de l’Abwehr, la GFP, sous l’autorité
de la Kommandantur du Gross-Paris, de réorganiser et de surveiller le
réseau de prostitution de la ville. Le capitaine Haucke, commissaire de la
GFP, en est responsable : « Ce n’est pas un débutant. Avant d’arriver en
France, il a dirigé la police des mœurs à Berlin. Sur les cent soixante-
dix-sept maisons de tolérance ou de rendez-vous disséminées dans le
département de la Seine, il en affecte d’emblée cinq aux officiers et dix-
huit à la troupe 25. »
En plus du « renseignement sur l’oreiller », on confie à Christmann
les cabarets de la capitale – des lieux où les langues se délient plus
facilement… Il fréquente donc les vedettes du moment, notamment
Lucienne Boyer, mais aussi Suzy Solidor. Cette dernière tient le cabaret
La Vie parisienne ou encore Le Parnasse, qui ouvre ses portes à de
futures stars de music-hall et que fréquente notamment un jeune
compositeur, Francis Lopez.
Officiers et soldats allemands sont de bons clients, mais il est
nécessaire de surveiller ceux qui se laisseraient aller à certaines
confidences. C’est le cas d’un officier de l’Organisation Todt, habitué du
One Two Two, dont la sous-maîtresse révèle à Christmann qu’il laisse
traîner un peu partout des plans de fortifications allemandes…
L’avancement du personnage, évidemment, s’en trouve fortement
contrarié 26.
Mais Christmann enrôle aussi bon nombre d’indicateurs qui agissent
bientôt dans d’autres domaines.

Objectif Angleterre
Parallèlement, l’Abwehr et l’armée allemande voient se dessiner un
nouvel objectif beaucoup plus sérieux : l’invasion de l’Angleterre. En
juillet 1940, Hitler est déçu par le rejet de ses propositions de paix faites
au pays, désormais le seul restant dans la lutte après l’effondrement de la
France.
Il tergiverse, puis, « le 14 juillet enfin, le Führer se décide à signer la
directive numéro 16 sur la préparation d’une opération de débarquement
en Angleterre baptisée Seelöwe (“Lion de mer”). Mettant en jeu la
marine, l’aviation et l’armée, l’opération a pour objectif un
débarquement par surprise sur un large front s’étendant de Ramsgate à
l’île de Wight. En raison de l’impuissance de la Kriegsmarine, le rôle
principal incombera à la Luftwaffe 27 ». Dans cette nouvelle aventure
guerrière, l’Abwehr doit bien sûr participer, et ce depuis la France –
point de départ de l’opération.

A F ’ G -
B
Parmi les rouages qui s’activent, citons celui animé par un officier de
la III F : Adolf von Feldmann. Né le 14 septembre 1899 à Hanovre, il a
fait ses études dans sa ville natale, puis à Hambourg, avant d’intégrer en
1912 l’école militaire de Plön, dans le Schleswig-Holstein et, deux ans
plus tard, celle de Berlin-Lichterfelde. Il obtient l’Abitur (l’équivalent du
baccalauréat) en juin 1918, mais il s’engage le mois suivant comme
enseigne au 84e régiment d’infanterie et prend part à l’ultime offensive
allemande en France, au cours de laquelle il est blessé.
En novembre 1918, l’armistice signé, Feldmann est en garnison à
Schleswig, dans le nord de l’Allemagne, avec son régiment. En
avril 1919, il participe à la guerre de Courlande dans le cadre de la lutte
pour l’indépendance, que mène finalement victorieusement la Lettonie
contre la Russie bolchevique et l’Allemagne. En octobre de la même
année, Feldmann est démobilisé et quitte l’armée avec le grade de
lieutenant.
Désormais, il ne semble plus attaché à la vie militaire, puisque, à
partir de janvier 1920, il entame des études d’architecture à l’université
de Hanovre. Elles sont couronnées de succès, car il obtient en juin 1923
son diplôme d’ingénieur. Il s’installe comme architecte d’État et travaille
à son compte jusqu’en 1935. C’est une année charnière car, en octobre,
Feldmann reprend du service dans l’armée. Il intègre l’Abwehr et est
affecté à l’Ast de Hambourg au sein de la section III F. Il est plus que
probable que ce changement d’itinéraire professionnel ait reposé en
partie sur des motifs familiaux.
En effet, Feldmann est le neveu de l’amiral Canaris. Pour les services
spéciaux français qui l’interrogeront, « ce lien de parenté avec le grand
chef de l’Abwehr explique pourquoi cet officier qui n’a jamais possédé
les qualités d’un officier de contre-espionnage soit resté pendant dix ans
dans le service 28 ». De là à prétendre qu’il est peu capable, il n’y a qu’un
pas, que semblent franchir les Français qui l’interrogent.
Mais cela ne correspond pas tout à fait à la réalité. Ce n’est, en tout
cas, pas l’avis d’un spécialiste en la matière, Oscar Reile : « C’était un
bon soldat, énergique et expérimenté dans le contre-espionnage. Un bon
organisateur et meneur d’hommes […]. Il arrivait rarement qu’il dirige
personnellement des agents ou qu’il leur parle. Il avait un jugement juste
et prompt et son évaluation des informations était sûre 29. »
Ce « bon soldat, énergique et expérimenté », si son ascension a pu
être facilitée par son lien de parenté avec le grand patron – il est nommé
capitaine en avril 1938 –, devient en septembre 1939 chef d’un Abwehr
Kommando.
Ce commando, formé avec l’Ast de Hanovre, avec des officiers de la
section III, fait partie des forces d’appoint de l’Abwehr qui suivent les
troupes d’invasion. Le 10 mai 1940, il entre en Hollande, puis il est
envoyé en réserve à Chimay, en Belgique, où il reste jusqu’au 14 juin. Il
se rend ensuite en France et, à la signature de l’armistice, le commando
se trouve à Tours. Arrestations de personnes figurant sur les listes noires
de l’Abwehr ou encore saisies de documents militaires jalonnent son
parcours dans ces pays désormais occupés.
Mais une fois la victoire obtenue, le commando n’a plus de raison
d’être. Il est donc dissous. Le personnel rejoint alors Paris, où il est mis à
la disposition du major Reile, tandis que Feldmann est envoyé à l’Ast de
Bordeaux (qui est en formation). En août 1940, Feldmann est rappelé à la
capitale, où on lui donne le commandement de l’Abwehr Kommando
West. Un nouveau commando est alors reconstitué avec les mêmes
éléments que le précédent, mais cette fois en prévision de l’invasion de
la Grande-Bretagne…
O L : ’
D’autres membres de l’Abwehr sont mobilisés pour Seelöwe. Parmi
eux, le capitaine de corvette Erich Pfeiffer. Il est affecté, à l’été 1940, à
Brest, qui contrôle aussi le poste du Havre, et qui occupe évidemment
une situation géographique privilégiée face à l’Angleterre. Il est
convoqué en septembre de cette même année par Herbert Wichmann,
officier de marine lui aussi et responsable de l’unité de renseignement de
Hambourg – l’un des postes importants, pour la marine, des services
secrets allemands.
On demande à Pfeiffer de se rendre à l’hôtel Lutetia, où une réunion
importante est organisée et à laquelle doit participer également un des
grands chefs de l’Abwehr : Hans Oster. Il s’agit de préparer l’opération
Lena, qui doit permettre de procéder à un déploiement d’espions sur les
îles Britanniques. L’Ast de Hambourg en a la charge. Mais le fiasco est
bientôt total, car au moins une douzaine d’espions – visiblement très mal
préparés pour leur mission – sont lâchés sur la Grande-Bretagne puis
capturés peu après leur arrivée.
Les tentatives d’infiltration d’agents en Angleterre depuis la France
démontrent la parfaite impréparation de ces opérations montées par
l’Abwehr, pilotée, au départ par l’antenne de Hambourg, elle-même
dirigée par Herbert Wichmann. Ce dernier agit en coopération avec l’Ast
de Bruxelles pour enrôler des espions dans l’intention de les faire
débarquer par bateau sur les rivages de l’Angleterre. L’un des relais sur
le terrain est le Rittmeister (grade d’officier de cavalerie, équivalent à
celui de capitaine dans l’infanterie) Kurt Mirow, de l’Ast de Bruxelles,
qui s’est rendu en Hollande pour recruter. Ainsi, parmi les hommes
lancés dans l’aventure Lena en septembre 1940, trois sont hollandais :
Carl Heinrich Meier, Charles Albert Van den Kieboom et Sjoerd Pons.
Un quatrième est allemand et se nomme Rudolf Waldberg, probablement
le moins inexpérimenté du groupe. Ensemble, ils vont tenter d’accomplir
une mission qui va vite tourner au ridicule.
Le 2 septembre 1940, ces quatre hommes arrivent au Touquet-Paris-
Plage. Dans une villa au centre de la ville, à côté du quartier général des
troupes d’occupation allemandes, ils sont mis en présence d’un officier
pour une courte réunion préparatoire : on leur indique sur la carte le
point de la côte anglaise où ils doivent débarquer et la zone où ils doivent
opérer. Après le déjeuner, ils sont conduits en voiture jusqu’à Boulogne-
sur-Mer, où ils attendent une marée favorable pour rejoindre le port. Ils
prennent place à bord de deux bateaux, La Mascotte et la Rose du
Carmel, bientôt remorqués par un dragueur de mines allemand avant
d’entamer la traversée de la Manche, jusqu’à environ un mile de la côte
anglaise. Deux chaloupes les déposent sur la plage entre Dungeness et
Dymchurch, sur la côte du Kent. Après qu’ils ont dissimulé, non sans
mal, leur émetteur radio et divers matériels, le dénommé Meier commet
d’emblée une erreur de débutant pour un espion. En effet, le groupe
s’aperçoit que leurs vivres ne comportent pas… de boisson. Meier se
rend alors jusqu’au village voisin de Lydd, où il entre dans un pub pour
commander une bouteille de cidre. La tenancière se méfie tout de suite
de ce jeune homme à l’accent étranger qui ignore qu’il ne peut acheter
d’alcool dans un pub britannique à 9 heures du matin ! Ses soupçons sont
renforcés lorsque Meier se cogne la tête contre le plafond
traditionnellement bas du pub en sortant. La police est prévenue,
l’interpelle, et, en quelques heures, les trois autres espions, eux aussi
trahis par leur attitude peu « british », sont cueillis. En effet, peu avant,
deux d’entre eux ont été aperçus à vélo roulant du mauvais côté de la
route alors qu’ils transportaient des saucisses allemandes dans leurs
sacs !

L’
Face à cet amateurisme, l’étonnement est grand au sein des services
secrets britanniques. Ils en tirent certaines conclusions : « Toute la
conduite de cette expédition reflète la précipitation qui a présidé à son
organisation. 1940. La France était tombée, l’armée allemande se massait
dans les ports français de la Manche en vue d’une invasion des îles
Britanniques et la bataille d’Angleterre se déroulait déjà dans le sud de
l’Angleterre […]. La manière dont l’expédition a été planifiée est
révélatrice de la façon d’agir allemande à l’époque. Lors du recrutement,
une forme de chantage a été exercée sur trois des quatre espions pour les
convaincre. La formation de tous était extrêmement sommaire et les
instructions parfois contradictoires. L’équipement était inadéquat ; ils
ont, par exemple, débarqué dans une zone de défense sans aucuns
papiers civils. Les instructions détaillées concernant leur comportement à
leur arrivée ont été complètement omises, ce qui a contribué à leur
arrestation rapide. Ils n’avaient pas forcément besoin d’être hautement
entraînés et équipés, mais le manque d’organisation de cette expédition
semble plutôt indiquer un état d’impréparation de la part des Allemands.
La chute de la France s’est produite de manière inattendue, et les
ajustements rapides et considérables d’un plan pour une nouvelle
invasion ont conduit à la confusion et à l’échec en certains points 30. » En
revanche, conclut le rapport, « l’arrestation rapide de ces quatre espions
a fait tomber d’inestimables renseignements entre les mains des
Britanniques, parmi lesquels les noms et les descriptions d’agents
potentiels, les noms de contacts britanniques et des informations sur
l’organisation des services secrets allemands. Les services secrets
britanniques disposaient ainsi, à un moment crucial de la guerre, d’un
plan sommaire des activités d’espionnage de l’ennemi près de nos
côtes 31 ». Lors de ses interrogatoires, Waldberg a ainsi fourni des
informations précieuses sur l’un des centres des services secrets
allemands, à Wiesbaden. Mais cela ne suffira pas pour lui éviter la
potence.
Condamné à mort pour espionnage, il est pendu, tout comme Meier, à
la prison de Pentonville, dans la banlieue de Londres, le 10 décembre
1940, précédant Van den Kieboom, pendu sept jours plus tard. Seul Pons,
déclaré non coupable au motif qu’il avait été forcé à agir, sauve sa tête et
est reconduit au camp 020 32 d’internement des agents allemands 33.
D « » ?
On peut se demander comment des officiers de l’Abwehr aussi
expérimentés que Pfeiffer ou Wichmann ont pu commettre de telles
erreurs. À moins, évidemment, qu’ils aient agi de manière délibérée…
C’est d’ailleurs l’explication que propose l’historienne Monika
Siedentopf dans son livre Operation Sealion : Resistance inside the
Secret Service 34. Elle soutient que ces missions d’espionnage bâclées ne
devaient rien à l’incompétence allemande, mais étaient un acte de
sabotage de la part d’un groupe de responsables du renseignement
hostiles aux plans d’Hitler. Ses recherches l’ont amenée à découvrir
qu’Herbert Wichmann, l’officier responsable de l’unité de renseignement
de Hambourg, entretenait des liens étroits non seulement avec Wilhelm
Canaris, mais aussi avec les milieux d’opposition au nazisme.
L’historienne, après des années de recherches au sein de fonds
d’archives, en a déduit que Wichmann et quelques officiers de l’Abwehr
avaient délibérément mobilisé pour l’opération Lena des agents sans
grande connaissance de l’Angleterre, de son mode de vie, de la langue.
Ils auraient volontairement choisi des individus peu intelligents mais
affichant de l’enthousiasme pour le national-socialisme. Beaucoup
d’entre eux étaient de petits criminels ou des membres d’organisations
d’extrême droite aux Pays-Bas, en Belgique et au Danemark.
Quelles étaient les véritables motivations de ces officiers ? Ils
craignaient non seulement que l’opération Lion de mer, mal planifiée,
pût avoir de fâcheuses conséquences militaires pour l’Allemagne, mais
aussi qu’une attaque contre l’Angleterre ne transformât le conflit en une
véritable guerre mondiale. L’une de leurs idées était donc que des
espions incompétents contribuent à contrarier les opérations d’invasion.
En vérité, s’il est possible de souscrire à cette version, elle n’a guère
de conséquence, sauf bien sûr pour ces « espions » à la petite semaine
rapidement mis hors d’état de nuire. Ainsi, Feldmann, installé à Paris, à
l’hôtel Madison, a bel et bien entamé sa part de travail dans la
préparation de l’invasion de l’Angleterre, semble-t-il très sérieusement.
Durant sept mois, il étudie les cartes des îles Britanniques, la langue
anglaise, et effectue des exercices militaires. Mais ces sept mois de
préparation n’aboutissent pas, puisque l’opération Lion de mer tourne
court, d’une part parce que la Luftwaffe de l’infatué Goering subit le
premier grave échec militaire du IIIe Reich face à la Royal Air Force en
perdant la bataille d’Angleterre, d’autre part parce que Hitler a la tête
ailleurs. En effet, se heurtant à un Churchill entêté qui rejette ses
propositions de paix, Hitler doit revoir ses plans. Ainsi, dès le 21 juillet
1940, il donne l’ordre de mettre au point un programme pour envahir et
détruire l’URSS. Mais il applique surtout ce qu’il a écrit dans Mein
Kampf, au sujet de la nécessité pour l’Allemagne de conquérir son
« espace vital » à l’Est. Une directive rédigée le 18 décembre 1940 vient
confirmer l’attaque contre l’URSS.
Les objectifs ne sont donc plus les mêmes, pour l’Abwehr comme
pour la Wehrmacht. Désormais, les services de renseignement allemands
peuvent se consacrer davantage à la France, où la situation intérieure
évolue vite face à la résistance qui se manifeste.
1. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 62.
2. Voir annexe 3 en fin d’ouvrage.
3. Dossier Richard Christmann, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
9 12349.
4. Dossier Richard Christmann, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
9 12349.
5. Dossier Richard Christmann, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
9 12349.
6. Dossier Richard Christmann, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
9 12349.
7. Dossier Richard Christmann, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
9 12349.
8. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 78-79.
9. Henri Koch-Kent, « 1940, des archives secrètes tombent aux mains des Allemands »,
Bulletin de l’AASSDN, no 75.
10. Henri Koch-Kent, « 1940, des archives secrètes tombent aux mains des Allemands »,
art. cit.
11. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 80.
12. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
13. Ce n’est que très tardivement que Hans-Thilo Schmidt sera démasqué par l’Abwehr.
Arrêté en mars 1943, torturé, le personnage, qui n’était certes pas étouffé par les scrupules
mais doté d’une exceptionnelle efficacité, meurt – exécution ou suicide ? – quelques mois
plus tard…
14. « Liste des agents SRA arrêtés par les autorités françaises pendant l’Occupation et
libérés par les autorités allemandes… », archives du Service historique de la Défense, cote
GR 28 P 7 163.
15. Cf. Gérard Chauvy et Philippe Valode, La Gestapo française, Acropole, 2018, p. 98.
16. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 95.
17. Les Abwehrtruppen étaient des formations dont le personnel était fourni par l’Ast de
Stuttgart, et qui étaient destinées à suivre les grandes unités en mouvement dans l’est de la
France et à installer des postes dans la zone française d’opérations. Elles étaient au nombre
de trois, sous le commandement du colonel Ehinger.
18. La Feldgendarmerie, forte d’environ 6 000 hommes, assure les opérations de contrôle de
la circulation, des papiers, des forces de l’ordre françaises. S’ajoute à la complexité des
infrastructures nazies les troupes de sécurité (Landesschützenbataillone et
Sicherheitstruppen) qui assurent la surveillance des points névralgiques de communication
et des lieux d’internement allemands.
19. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 81-82.
20. Curt Riess, « Le secret de l’Amiral (Canaris) », Die Weltwoche (Zurich), 27 juillet 1951.
Archives nationales, 72 AJ/ 82/II.
21. Curt Riess, « Le secret de l’Amiral (Canaris) », art. cit.
22. Le siège de l’Abwehr à Berlin.
23. Curt Riess, « Le secret de l’Amiral (Canaris) », art. cit.
24. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit.
25. Patrick Buisson, 1940-1945. Années érotiques, vol. 1, Vichy ou les Infortunes de la
vertu, Albin Michel, 2010.
26. Roger Faligot et Rémi Kauffer, « L’Abwehr dans les maisons closes », Historia, no 567,
mars 1994, p. 14-20.
27. Philippe Masson, Hitler chef de guerre, Perrin, 2005, p. 116.
28. Note de renseignement du 20 juin 1947, archives du Service historique de la Défense,
cote GR 27 P7 163.
29. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
Hormis quelques cas, les interrogatoires des responsables de l’Abwehr après la guerre
s’apparentent à un jeu, auquel ils sont rompus, qui consiste sur certains points à faire
comprendre ce que l’on sait sans véritablement l’exprimer. Les non-dits peuvent se retrouver
aussi en clair hors procès-verbal, tout cela dans le but de compromettre tout en essayant de
se tirer d’affaire et aussi, selon l’étendue des compétences, de permettre, ce qui sera le cas
pour certains, une « reconversion » dans les services hier encore ennemis. Une note de
renseignement de juin 1947 est d’ailleurs révélatrice, lorsqu’elle mentionne que « en sa
qualité de chef de III F, et du fait qu’il était spécialement chargé de l’exploitation, il
[Feldmann] a vu “passer” de nombreuses affaires, mais il n’a en mémoire aucun détail
intéressant » (note de renseignement du 20 juin 1947, archives du Service historique de la
Défense, cote GR 27 P7 163).
30. The National Archives, dossier José Rudolf Waldberg, cote KV 2/107.
31. The National Archives, dossier José Rudolf Waldberg, cote KV 2/107.
32. Le camp 020 de Latchmere House, dans le sud-ouest de Londres, était un centre
d’interrogatoire britannique pour les agents allemands capturés.
33. The National Archives, dossier José Rudolf Waldberg, cote KV 2/107, et dossier Van
den Kieboom Charles Albert, cote KV 2/11.
34. L’historienne Monika Siedentopf a aussi publié Parachutées en terre ennemie, préface
d’Olivier Wieviorka, Perrin, 2008.
4

Une organisation qui se met en place

En France, les structures de l’Abwehr sont désormais bien


implantées. Depuis la seconde quinzaine du mois de juin 1940, les
services secrets allemands s’efforcent de consolider le maillage du
territoire français dans la zone nord. L’Alst pour la France – une
émanation directe de Berlin, dont elle est en fait la représentation en
Europe occidentale – bénéficie de l’apport d’officiers de renseignement
prélevés sur les postes SR de Wiesbaden, Hambourg, Cologne, Munster
et Stuttgart.

Intégrer l’Abwehr
À la tête de l’organisation, on trouve des hommes expérimentés
comme le colonel Rudolph et son adjoint, le lieutenant-colonel Reile, qui
transposent en France l’organisation adoptée par l’Abwehr en
Allemagne. Ses services, calqués sur son schéma général avec ses trois
grandes sections, s’activent alors. Désormais, dès la fin de l’année 1940,
le recrutement et l’administration des informations sont soumis à des
règles précises, ce qui permet de garantir une efficacité maximale.
L :

L’action de la section III est donc prépondérante, car ses officiers


recrutent et actionnent les informateurs. Pour chacun, un dossier
contenant des données complètes sur son état civil, son signalement, son
identité, ses lieux de résidence, etc. est constitué. Lorsqu’il s’agit d’une
nouvelle recrue, l’Ast adresse obligatoirement une demande de
vérification à son service central à Berlin, qui est désigné par la lettre Z
(Zentrale). Il s’agit de vérifier si le nouveau candidat n’est pas déjà
inscrit comme informateur d’un poste SR ou signalé comme un escroc
aux renseignements ou agent provocateur d’un SR ennemi. Ces mesures
de précaution et de sécurité sont le lot commun de tous les services de
renseignement du monde. La transmission des demandes de recrutement
à Berlin s’effectue à l’aide d’un imprimé type. Après étude, la réponse
est généralement télégraphiée (les télégrammes étant classés dans des
dossiers particuliers avec des indicatifs codés).
Une fois son dossier accepté, le nouvel agent, comme il se doit dans
le renseignement, est dépossédé de son vrai nom pour recevoir un
pseudonyme ou un indicatif, avec de faux papiers correspondant à sa
nouvelle identité. Pour la section III F, l’indicatif – variant entre 7 000 et
9 000 – est précédé de la lettre F. La lettre E est réservée aux
informateurs de la section I (renseignement militaire). Pour les
cumulards, utilisés à la fois par les sections I et III, la lettre E ou F est
adoptée selon la nature du renseignement. L’indicatif précédé des
lettres G.V. est réservé aux agents doubles (Gegenseitiger V. Mann).
Cette dernière mention, « V. Mann », désigne désormais l’informateur.
Muni d’un Ausweis (papier d’identité permettant de circuler), d’une
carte d’accréditation au service allemand, d’un permis de port d’arme et
d’une arme personnelle (voire d’un véhicule de fonction et d’un
appartement particulier pour les meilleurs éléments), l’agent n’a plus
désormais qu’à démontrer ses capacités…
J P B :

Buss 1 se différencie des agents formés à l’école des espions dont


l’entregent est l’arme principale. Il ne doit rien aux procédés classiques
plus ou moins retors de retournement ou d’infiltration. Né le
11 juillet 1894, à Mannheim, cet agent de la section Iwi (espionnage
économique) de l’Abwehr de Paris possède une personnalité tranchant
avec celle de certaines recrues qui ne brillent guère par leurs relations
sociales et professionnelles.
Il suit des études à l’université de Heidelberg de 1916 à 1919, où il
est président du groupe d’étudiants socialistes, puis devient docteur en
philosophie. Son évolution politique est assez remarquable. En 1919, il
adhère au Parti social-démocrate et exerce des missions de journaliste. Il
participe ainsi à plusieurs journaux du mouvement. Plus tard, il prétendra
avoir déployé avant 1933 une activité hostile au parti nazi. Il a, par
ailleurs, pris position lors des élections présidentielles de 1925 en faveur
du candidat du centre, Wilhelm Marx, opposé au maréchal Hindenburg –
qui est finalement élu. Buss est également un sportif de bon niveau,
voire de classe internationale en tennis. Il s’incline notamment en finale
du tournoi de la Villa d’Este, en 1929, face à René de Buzelet, champion
français qui participe à plusieurs internationaux de France et de
Wimbledon.
Il exerce ensuite des activités industrielles, mais, à l’avènement du
nazisme, ses antécédents politiques le font exclure de toutes fonctions
professionnelles et honorifiques, et il doit abandonner la présidence de
l’association de tennis de Bade et Sarre-Palatinat. L’homme a cependant
de la ressource : il se sert de ses relations avec l’Oberstleutnant
von Wassmer, en poste à l’Abwehr de Wiesbaden. Ainsi, à l’automne
1940, ce dernier signale au major Fritz Weber, chef de la section Iwi à
l’hôtel Lutetia et chargé de l’espionnage économique, que Buss pourrait
être fort utile. On lui confie donc bientôt un certain nombre de tâches.
Weber traite avec égard sa recrue, qualifiée par les services français – qui
s’intéresseront à lui après la guerre – « d’homme intelligent et très
instruit, ayant des relations dans tous les milieux ». Grâce à ses
nombreux voyages à l’étranger, il doit informer Weber « sur tout ce qui a
trait à la situation économique, politique et militaire de l’Angleterre et
des États-Unis 2 ».
À cet effet, on remet à Buss au moins deux questionnaires qui
reprennent les nombreux points sur lesquels l’Abwehr de Paris veut des
réponses. Si certaines, habituelles, portent par exemple sur les
productions industrielles de l’Angleterre et des États-Unis, ou encore sur
les dates et lieux d’invasion des Alliés en Afrique et en Europe, d’autres
sont, semble-t-il, plus orientées vers des préoccupations propres à
l’Abwehr, notamment en ce qui concerne les issues possibles au conflit.
Ainsi est-il demandé : « Quelles personnalités anglaises sont pour une
paix séparée avec l’Allemagne et sous quelles conditions ? » On trouve
encore : « Recueillir tous les symptômes ayant trait à une paix séparée
avec l’Angleterre et les États-Unis. »
Ce globe-trotter de l’espionnage économique effectue au moins une
quarantaine de voyages en Suisse, où il possède quantité de contacts. Il
se défendra d’avoir « jamais eu d’informateur attitré et qu’il s’en est tenu
à des échanges de vues avec des personnages généralement bien
informés », en niant « avoir collecté d’autres renseignements que ceux
intéressant l’Angleterre et les États-Unis ». Il n’empêche que les
autorités suisses l’ont dans le collimateur, et le soupçonnent d’avoir
« une activité proallemande » – ce qui ralentit la délivrance de son visa 3.
Il effectue ensuite d’autres voyages, notamment en Italie, où il prétend
que le but de sa présence est « de disputer des tournois de tennis » !
En France et en Belgique, Buss – qui offrira ses services aux Français
après la guerre – souligne « avoir rendu de nombreux services à des
Français ou des Belges inquiétés par la Gestapo ». En Espagne, à
Madrid, sa moisson d’informations semble importante et lui permet d’en
savoir plus « sur l’effort de guerre américain, les transformations des
industries privées en industries de guerre, le ravitaillement et surtout le
ravitaillement en produits déshydratés, qui intéressent tout
particulièrement le gouvernement allemand ».
Tant de dévouement vaut à cet agent la reconnaissance allemande.
Lorsque les États-Unis déclarent la guerre à l’Allemagne, il est ainsi
nommé administrateur des biens ennemis – donc américains – en France
et en Belgique. En 1941, il est chargé d’assurer la réouverture
progressive de la circulation frontalière dans les territoires du Jura, entre
la France et la Suisse, où il traite de multiples affaires. On ignore quel
usage fera l’Abwehr de la masse de renseignements fournis par Johann
Philippe Buss. Une chose est certaine : il saura trouver le chemin de la
reconversion à la fin de la guerre.

Se financer via les bureaux d’achat


Tous les agents recrutés ne présentent évidemment pas le même
profil que Johann Philippe Buss. L’Abwehr, contrairement à ce que l’on
pourrait croire de la part d’un service de renseignement militaire, fait
naître d’autres talents, assez éloignés de la seule pratique, quelle que soit
sa forme, de l’espionnage ou du contre-espionnage.
L’amiral Canaris prend ainsi une décision importante au début de
l’Occupation en France : la création d’organismes à façade commerciale
à usages multiples. L’avantage est que cela permet de disposer d’une
autonomie financière, en toute indépendance et sans contrôle, les agents
ne travaillant assurément pas pour la gloire (et souvent avec des tarifs
très élevés). Il faut employer pour cela des hommes d’expérience, et l’un
d’eux s’impose particulièrement pour ouvrir la voie. Il s’agit d’Hermann
Brandl, que nous avons brièvement croisé dans ses débuts en tant
qu’agent de l’Abwehr 4.

L ’H B
Malheureusement pour lui, Brandl a quelques ennuis. Il est victime,
en mai 1940, de l’audace des services français qui interceptent en gare de
Lille le train dans lequel il se trouve, à destination de Bruxelles. Bien
qu’il soit doté d’un passeport diplomatique, il est arrêté. Avec lui se
trouve une certaine Gertrud Beckmann, qui occupe « officiellement » le
poste de secrétaire à l’ambassade d’Allemagne à Bruxelles.
Apparemment, l’homme est le plus bavard des deux durant les
interrogatoires des services de renseignement français de Lille – en
particulier avec un jeune commissaire du nom de Robert Blémant. Ce
dernier n’en impose pas par la taille, mais davantage par ses méthodes
jugées, contrairement à celles de la plupart de ses camarades,
relativement expéditives, pour ne pas dire brutales. Brandl n’est pas un
fier-à-bras, donc il balance et livre les noms de ceux qui ont travaillé
pour lui ces derniers mois en Belgique.
Peu après, grâce à ses révélations, la Sûreté belge arrête un certain
Georges Delfanne, né à Bruxelles le 22 janvier 1913, et qui possède déjà
de bons antécédents. En effet, peu avant la guerre, il monnayait ses
services auprès de Juifs qui voulaient quitter l’Allemagne. Arrêté
début 1940 par la police allemande, afin d’éviter la prison, il passe entre
les mains de l’Abwehr, qui se porte alors garante de sa liberté en échange
de ses services. Sous la coupe du capitaine Burchartz, Delfanne change
une première fois de nom et devient « Henri Matisse ». Il est mis ensuite
au service d’Otto Brandl, et son action aurait permis aux Allemands
d’obtenir d’importants renseignements sur les positions de l’armée belge.
Mais il est arrêté par le contre-espionnage belge le 11 mai 1940.
Incarcéré, lors de la débâcle, il est entraîné jusque dans le sud de la
France, au camp de Gurs. C’est là, en août, qu’une commission
allemande inspectant les lieux de détention français le libère. Otto Brandl
le récupère alors et l’intègre dans son organisation…
Brandl, entre-temps, a fait jouer ses relations pour se sortir du
mauvais pas dans lequel il s’était mis. Au mois de mai 1940, alors que
les divisions allemandes amorçaient leur redoutable offensive, l’annonce
de son arrestation par les services français a déclenché une série de
protestations en haut lieu pour faire libérer cet homme « respectable ».
Les officiers du renseignement n’avaient pas d’autre choix : « Les ordres
restant les ordres, le colonel Bertrand, officier français du Service du
chiffre, raccompagne l’espion Hermann Brandl et sa complice, Gertrud,
la belle Allemande. En gare de Lille, le personnel diplomatique du Reich
salue par des applaudissements et l’hymne nazi le retour des deux agents
de l’Abwehr. Le 14 mai, le train des espions repart vers l’Allemagne au
grand dépit des officiers du contre-espionnage français et du
commissaire Blémant qui enrage de ne pas avoir éliminé l’agent nazi et
s’emporte contre son supérieur 5. » Le commissaire s’était porté
volontaire pour éliminer l’agent allemand. Son projet était de faire croire
à un accident de voiture, méthode souvent employée dans les histoires
d’espionnage. Mais cette solution expéditive lui fut refusée, et il en
nourrira de profonds regrets pendant longtemps.

L « O »

Brandl revient vite sur le devant de la scène, d’autant que les


Allemands sont victorieux en 1940, et que Rudolph (son « ami ») et
l’Abwehr sont désormais installés au Lutetia. Là, on lui confie une tâche
qui semble coller à merveille au personnage, dont les relations dans les
milieux industriels et d’affaires sont nombreuses. Il s’agit de constituer
une sorte d’agence commerciale dont les bénéfices doivent procurer des
ressources occultes à l’Abwehr, indispensables à son bon
fonctionnement.
En ce début d’automne 1940, « l’entreprise baptisée “bureau Otto”
ou “service Otto”, écrira l’historien de la Gestapo Jacques Delarue,
connut une grande réussite. Son extension fut telle qu’au printemps de
1941 elle employait déjà près de 400 personnes. Le bureau Otto achetait
un peu de tout, et il payait bien 6 ». « On y vendait, achetait, troquait, les
marchandises les plus disparates, l’acier, le cuivre, le tungstène, le
wolfram comme le caoutchouc et le mercure, les produits
pharmaceutiques, la laine, les étoffes, la maroquinerie de luxe, le fil de
fer barbelé comme les vins fins et le cognac français, le champagne 7. »
On y attira des commerçants ou des industriels sans scrupule. Les
reventes avec de larges bénéfices, à l’intendance de la Wehrmacht
notamment, assurèrent d’énormes profits, les bureaux se développant par
ailleurs, où apparaissaient à leur tête des agents de l’Abwehr ou de la
Gestapo, puisque, loin des règles d’honneur préconisées par le service de
renseignement allemand, on n’était pas trop regardant sur la qualité des
« employés » ou « gérants ».
Ainsi, l’organisation se déploie, tout comme les immeubles
réquisitionnés par l’Abwehr, successivement installée aux 18, 23 et
24 square du Bois-de-Boulogne (non loin de l’avenue Foch), 25 rue
d’Astorg et 6 rue Adolphe-Yvon, ainsi que de vastes entrepôts aux docks
de Saint-Ouen et de Saint-Denis.
Aux côtés de Brandl se trouve « Mary », à la fois sa secrétaire et sa
maîtresse, et dont le colonel Rudolph dira après guerre avoir oublié le
nom de famille 8. Sa véritable identité est en fait Anne-Marie Jacobson
(qui devient Jacobsen après la guerre). Née au Cap en 1908, elle est la
fille de Douglas A. Jacobson, marin marchand descendant d’éleveurs de
moutons écossais, et de Grethe Huber, Hanséate sans profession.
Travaillant à Bruxelles depuis 1931 comme dactylo, elle est recrutée par
Otto en 1938, qui ne tarde pas à découvrir tous ses talents, notamment
son aptitude pour les langues puisqu’elle pratique l’allemand, l’anglais,
le français et l’espagnol 9…
Le bureau Otto, dont le réseau devient tentaculaire, utilise maintes
sociétés écrans, en particulier les services d’une société de transport : la
maison Schenker & Co. Son siège se trouve à Paris dans le 9e, au 5 rue
Mayran, mais elle possède des succursales dans toutes les grandes villes
françaises (Lille, Marseille, Lyon, Toulouse…). Sur le plan administratif,
une société pour le commerce des matières premières, la ROGES
(Rohstoffhandelsgesellschaft), a non seulement un rôle comptable, mais
régule également toutes les livraisons de marchandises en partance pour
l’Allemagne et reçoit par ailleurs des fonds destinés à alimenter le
marché noir, le tout brassant des sommes considérables 10.
Progressivement, le bureau Otto multiplie ce genre d’entreprises à
but lucratif pour le compte de l’Abwehr, et son action peut se résumer en
trois axes principaux : « Dénicher les stocks, financer le travail de
l’Abwehr en France et fidéliser un nombre impressionnant d’agents et de
rabatteurs collectant des informations fort utiles qui pouvaient être
exploitées par la section de renseignement proprement dite, la III F,
installées au Lutetia 11. »
Le système des bureaux d’achat ne fait toutefois pas long feu : « Née
dans le courant de l’année 1941, l’agitation commerciale des bureaux
d’achat parisiens se poursuivit ainsi pendant vingt mois à peu près. Mais
après avoir atteint son point culminant vers la fin de 1942, cette activité
devait subitement prendre fin en mars 1943, victime de ses propres
excès 12. »
Avant cela, cependant, l’action des bureaux d’achat dépasse
largement le rôle premier voulu par l’amiral Canaris, que ce soit en
raison de la dérive financière ou de l’emploi de personnages fort éloignés
du renseignement. L’adjoint de Brandl est le capitaine Wilhelm Radecke,
un banquier (il a été directeur de la banque berlinoise Reichkredit-
Gesellschaft) membre du parti nazi depuis 1931, et dont les fonctions
intéressent la gestion des affaires commerciales de l’Abwehr à Paris. Il
maintient une liaison constante entre cette dernière et le bureau Otto.
Mais il brille très peu par l’étendue de son sens moral. Dénué de tout
scrupule, il entretient par exemple des liens étroits avec un certain
Chamberlin, connu sous le nom d’Henri Lafont.
Ce petit malfrat était en train de purger une peine de prison au
Cherche-Midi lorsque la débâcle de 1940 favorisa son évasion. Il était en
bonne compagnie, puisqu’il s’échappa avec trois autres prisonniers (trois
agents de l’Abwehr), dont un certain Max Stoecklin. Cela déclencha sa
fulgurante et triste carrière à Paris. En effet, grâce à Stoecklin, Lafont fit
la connaissance d’Hermann Brandl et du capitaine Radecke. Voilà qui
offrait de bonnes perspectives, et Lafont se révéla vite en chef de bande,
dont l’efficacité fut renforcée par le soutien allemand. C’est ainsi qu’en
juillet 1940, avec la bénédiction de l’occupant, il se présenta à la prison
de Fresnes et, dans une scène digne d’un roman policier, il fit libérer
vingt-huit truands. Il constitua alors sa première équipe, à laquelle
vinrent s’adjoindre des policiers révoqués – le plus connu d’entre eux
étant l’ex-inspecteur de la Sûreté Pierre Bonny. Toutefois, il fallut aussi
donner des gages aux protecteurs, notamment à Oscar Reile.
Lafont est certes immatriculé à l’Abwehr sous le numéro 10474 R,
mais pour le rester, il doit prouver son efficacité. Voilà pourquoi, grâce à
ses multiples relations dans la pègre, il réussit, en octobre 1940, à
capturer à Toulouse, en zone non occupée (pourtant théoriquement
inaccessible à l’Abwehr), un homme très recherché : le chef des services
secrets de la Belgique combattante, Lambrecht. Ce dernier est torturé par
Lafont en personne et cela a pour conséquence l’arrestation de plusieurs
centaines d’agents.
Cependant, Lafont trouve vite un meilleur employeur, puisque, au
printemps 1942, son équipe et lui passent au service du Sipo-SD et du
chef de la Gestapo en France, Boemelburg, fournissant abondamment
cartes de police, Ausweis, armes, munitions, automobiles, essence et
autres agréments, qui feront de la « bande de la rue Lauriston » (du nom
de l’adresse où elle était installée) une terrifiante équipe, agissant en
toute impunité…

R M :
’A

D’autres personnages se distinguent également, car le bureau Otto


attire beaucoup de monde. La raison principale en est qu’il ne se limite
pas à ses seuls objectifs principaux.
Le bureau Otto recrute des personnages de tous types et appelés à un
bel avenir. C’est le cas d’un certain Frédéric Martin, qui délaisse ce
patronyme trop banal à ses yeux pour devenir « Rudy de Mérode ». Ce
Mosellan, né le 28 décembre 1905 à Silly-sur-Nied, laisse un temps
perplexes les services français à la Libération. « L’identification de
von Mérode est encore douteuse, écrivent-ils. Très connu sous le nom de
Rudolf von Mérode, dit Rudy, il s’est fait appeler également Montaigu
ou De Montaigu (en 1940). » Au moins son signalement est-il précis :
« Taille 1,70 m, yeux gris bleu, cheveux châtain clair, légère calvitie,
athlétique, trapu, cicatrice de la barre du cou à la base de l’oreille, regard
dur et pénétrant, grosse chevalière à l’auriculaire gauche, reste toujours
debout et fronce les sourcils pour fixer 13. »
En réalité, l’individu se nomme bel et bien Frédéric Martin. Dans son
dossier, grâce auquel on tente de situer le personnage, il est présenté dès
1933 comme un agent des services de renseignement allemands qui
« vendait en France de l’héroïne allemande pour procurer des devises au
Reich ». Il est d’ailleurs condamné en septembre 1934 par le tribunal
correctionnel de Metz à payer 1 000 francs d’amende pour trafic de
stupéfiants.
Arrêté en 1936 pour espionnage et interné dans une prison française,
il purge sa peine à la maison centrale de Clairvaux, mais il ne va pas
jusqu’au bout des dix ans de détention infligés par le tribunal militaire de
Metz. Évacué lors de la débâcle de 1940 – comme beaucoup d’autres –,
il est récupéré par les Allemands. Avec lui se trouve un certain Gédéon
Van Houten, dont il a fait la connaissance à Clairvaux. Ce dernier va se
faire connaître sous les alias de « Henri d’Humières » (ou Dumières),
« baron d’Uhart » ou encore « Boby ». Ce Hollandais, né le 19 décembre
1909 et ingénieur de formation, a été condamné pour espionnage
industriel. À l’automne 1940, avec Frédéric Martin, il gagne Paris où le
très accueillant Hermann Brandl intègre les deux hommes dans son
service 14.
Jusqu’en septembre 1941, celui qui est désormais Rudy de Mérode a
des fonctions d’apparence « purement commerciales ». L’expression
paraît impropre, tant les opérations auxquelles il se livre sont
nombreuses et variées, mais parfaitement illégales. S’il travaille dans le
trafic de cuirs et de peaux au bénéfice de Brandl, il est également
impliqué dans le fonctionnement d’un autre bureau d’achat situé 4 cité
d’Antin à Paris. Le trafic d’or est l’une de ses autres activités, et il touche
un pourcentage sur le pillage des magasins juifs. Ses adresses de
prédilection se situent à Neuilly où, sous le nom de De Montaigu, il
habite au 70 bis du boulevard Maurice-Barrès. Dans la même ville, il
utilise aussi le 42 de l’avenue Victor Hugo sous l’identité de Rudy de
Mérode. Il a ses habitudes au restaurant Le Relais de la Butte, à
Montmartre, tenu par le marquis de La Noë ou encore au Cabanon
voisin. Comme il se doit alors, il a, au moins jusqu’en 1942, une
maîtresse attitrée : une certaine Suzanne Villiers, chanteuse de cabaret
connue sous le nom de « Suzy ».
Chef intraitable d’une petite équipe, Rudy ne néglige pas la lutte
contre ceux que l’on ne tarde pas à surnommer des « terroristes », et il
va, comme beaucoup d’individus de sa trempe, travailler aussi pour une
des Gestapos parisiennes (celle dite « de Neuilly »). Le nombre de
personnages peu fréquentables autour de lui ne cesse de s’accroître…

D B F V C …

Dans le rayon d’action du bureau Otto – en dehors du cadre des


profits illicites –, on découvre de nouveaux visages. « Je me nomme
Fallot Bernard, Aristide, François, de nationalité française, né le
23 octobre 1920 à Saint-Hilarion (Seine-et-Oise). »
C’est ainsi que se présente, au cours de l’un de ses interrogatoires en
septembre 1944, celui qui constitue dans cet environnement délétère une
recrue de choix. Le dénommé Fallot a commencé sa carrière comme
apprenti imprimeur avant de contracter, en août 1939, un engagement
chez les pompiers de Paris. Mais la guerre, la défaite, puis l’Occupation
pourrissent le climat et favorisent les mauvaises rencontres. Il raconte :
« Au début du mois de septembre 1941, je me trouvais dans un café situé
près de la station Richelieu-Drouot, où je consommais en attendant
l’arrivée d’une jeune femme dont j’avais fait la connaissance […]. J’étais
en uniforme de pompier. À côté de moi, accoudé au comptoir, se trouvait
un individu qui, tout d’abord, engagea la conversation sur des choses
banales, puis sur les événements de guerre. Au cours de notre échange de
vues, je lui manifestai très ouvertement mes sentiments germanophobes.
C’est alors qu’il me dit être de nationalité belge, chargé d’organiser des
groupes de résistance en France. Pressenti pour essayer de lui trouver des
armes, j’acceptai son offre 15. »
Bernard Fallot a ainsi mis le doigt dans un engrenage. Après tout,
l’offre était alléchante pour un pompier à la solde modeste. « Il fut
décidé que nous nous reverrions à mon jour de repos, huit jours après, à
la sortie du métro Dauphine, dans la soirée vers 19 heures. En nous
séparant, il m’a dit s’appeler Lescalier et qu’il me couvrirait de tous les
frais que j’engagerais pour me procurer des armes 16. » Selon ses dires, il
réussit à se procurer des armes et, en compagnie d’un dénommé Simon,
il donna rendez-vous quelques jours plus tard au sieur Lescalier au
deuxième étage d’un immeuble proche du faubourg Saint-Honoré.
« Nous étions en train d’empaqueter ces armes lorsque Lescalier, armé
d’un revolver, fit irruption dans la pièce en compagnie de deux militaires
allemands en uniforme 17. »
En réalité, Lescalier n’est autre que Georges Delfanne, qui ne
s’appelle plus Henri Matisse mais Henri Masuy (l’identité qu’il va
désormais conserver en France, même s’il sera parfois prénommé
Christian). Ce dernier fournit une autre version du recrutement de Fallot :
« Mon premier agent fut le nommé Bernard Fallot que j’ai connu par
l’intermédiaire de sa mère, employée de métro. Fallot était pompier à
Ivry. Je savais par sa mère que c’était un garçon énergique, décidé, et
qu’il ne gagnait pas beaucoup. Un jour, je l’attendis à la caserne des
pompiers, me fis connaître et lui demandai si cela l’intéresserait de
travailler pour moi. D’emblée, il accepta. Je lui donnai un peu d’argent.
La première affaire qu’il m’apporta était une affaire de trafic
d’armes 18. »
Mais il existe encore une autre version dans laquelle Fallot apparaît
effectivement comme âpre au gain. Dès le mois d’août 1941, au cours
d’un déjeuner bien arrosé, il aurait été sollicité par Masuy pour le
seconder « dans l’exploitation d’un bureau d’achat allemand ». Il
s’agissait de celui de Brandl, et Fallot, en acceptant, découvrit vite tous
les avantages de cette collaboration. « Mon travail consistait à me rendre
sur les indications de Masuy chez des fournisseurs à Paris et en province
pour y prendre et régler les marchandises que je transportais par camion
au dock de Saint-Ouen. La plupart des marchandises étaient dirigées sur
l’Allemagne […]. Dès le premier mois, j’ai reçu, avouera Fallot,
2 000 francs de Masuy pour arriver progressivement à percevoir des
mensualités de 50 000 francs que je devais continuer à percevoir par la
suite. » La suite ? Le bureau Otto, comme d’autres bureaux d’achat, était
une excellente passerelle pour devenir, comme nous le verrons, un agent
actif de la répression. Quelles que soient les circonstances véritables de
l’enrôlement de Fallot, le résultat est le même : il rejoint l’équipe
d’Hermann Brandl et va accomplir un travail ravageur au service des
nazis.
Fallot complète ainsi une cohorte de personnages qui vont
pareillement s’illustrer, parfois en bénéficiant d’une certaine expérience
acquise avant la guerre. C’est notamment le cas de Van de Casteele, dont
nous avons relaté les débuts, en particulier avec Brandl 19. Sous
l’Occupation, celui-ci a poursuivi sa mission d’agent de l’Abwehr.
Cependant, le parcours est parfois semé d’embûches. Van de Casteele
tombe ainsi dans un piège en entrant en relation avec un certain Luigi
Angrisani, à qui il procure de fausses cartes d’identité françaises.
Angrisani le dénonce et, à Marseille, en juillet 1941, il est pris par les
hommes du colonel Paillole, dont les services continuent à fonctionner
sous Vichy, avec l’équipe du commissaire Blémant. Van de Casteele
reconnaît travailler pour le service de renseignement allemand depuis
1935 et avoir été envoyé à Marseille afin de recruter des agents pour
Alger et Dakar. Blémant, comme il avait cherché à le faire avec Brandl,
souhaite envoyer ad patres Van de Casteele. Cela lui est refusé. Sans
surprise, le 20 août 1941, deux personnages se présentent aux Baumettes
avec un ordre d’extraction du détenu pour qu’il comparaisse devant un
juge. Il s’agit de deux individus de sa bande : Reville et Lahaye.
Van de Casteele est donc libre. Il regagne Paris et se rend au Lutetia.
Là, il peut retrouver ses activités qu’il partage entre Bruxelles et Paris. Il
en entame d’autres, notamment avec l’ouverture dès 1941 d’un bureau
d’achat. Progressivement, il constitue sa bande d’hommes de main et
d’indicateurs, et installe ses bureaux au 40 avenue du Président-Wilson,
puis au 3 bis square Lamartine – lieux de rendez-vous des membres de
son équipe. Il agit aussi sous couvert de l’Organisation Todt, en se
faisant appeler dorénavant « Léopold ». Finalement, il ne tarde pas à
avoir sous ses ordres, en Belgique comme en France, une centaine
d’agents. De quoi agir efficacement contre la Résistance française
naissante…
1. Toutes les informations sur Buss proviennent d’une note des services de renseignement
français du 4 décembre 1945, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
7 163.
2. Note des services de renseignement français du 4 décembre 1945, archives du Service
historique de la Défense, cote GR 28 P 7 163.
3. Note des services de renseignement français du 4 décembre 1945, archives du Service
historique de la Défense, cote GR 28 P 7 163.
4. Cf. chapitre 2.
5. Jean-Pax Méfret, Un flic chez les voyous, le commissaire Blémant, Pygmalion, 2009,
p. 19-20.
6. Jacques Delarue, Trafics et crimes sous l’Occupation, Fayard, 1993, p. 31.
7. Jacques Delarue, Histoire de la Gestapo, Fayard, 1962, p. 397-398.
8. De même, Rudolph a la mémoire courte en déclarant qu’il n’a « aucune connaissance du
nombre d’agents acheteurs employés par Otto ». Il ne se souvient vaguement « que de deux
transactions effectuées par Otto. L’une consistait à acheter un grand nombre de peaux
d’agneaux en Espagne et l’autre à commander une quantité considérable de bottes qui
étaient indispensables aux mineurs allemands » ! À n’en pas douter, Rudolph est loin du
compte, tout en ayant le soin de préciser « qu’il n’y avait pas de lien officiel entre Otto et
l’Abwehr, celui-ci signalant tout de même à l’Alst Frankreich toute question dont il aurait eu
connaissance ». Dossier Friedrich Rudolph, archives du Service historique de la Défense,
cote GR 28 P9 1214.
9. Philippe Aziz, Les Dossiers noirs de l’Occupation, Famot, 1979, p. 244.
10. Extrait d’un rapport secret établi le 15 janvier 1943 par le colonel Veltjens, dans lequel
il rend compte de son activité durant six mois à Hermann Göring, l’un des grands maîtres du
pillage organisé dans les pays occupés. (Document PS-1765 produit lors du procès de
Nuremberg) : « Volume des achats effectués (jusqu’au 30 novembre 1942) : a) Depuis
l’inauguration des achats dirigés par les commandants militaires ou le commissaire du Reich
et de la répartition dirigée des marchandises dans le Reich, il a été acheté pour un total de
1.107.792.818,64 RM/Reichsmarks/. En France pour… 929.100.000,00 RM… » La France
arrive largement en tête des pays occupés.
11. Paul Sanders, Histoire du marché noir, 1940-1946, Perrin, 2001, p. 177.
12. Audience du 21 janvier 1946, procès de Nuremberg.
13. « Note de synthèse de l’affaire von Mérode », 17 avril 1945, archives du Service
historique de la Défense, cote GR 28 P 7 164.
14. « Note de synthèse de l’affaire von Mérode », 17 avril 1945, archives du Service
historique de la Défense, cote GR 28 P 7 164.
15. Dossier Bernard Fallot, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
11781.
16. Ibid.
17. Ibid.
18. Dossier Bernard Fallot, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
11781.
19. Cf. chapitre 2.
5

La lutte contre la Résistance


s’enclenche

Les premiers faits d’armes dirigés contre les naissantes initiatives


françaises hostiles à l’occupant sont racontés par Oscar Reile dans ses
mémoires. La scène se passe le 19 août 1940. Deux officiers de
l’Abwehr viennent rapporter au responsable de la III F qu’ils sont sur la
piste d’un groupe de Français qui « font de l’espionnage dans nos
aérodromes et sur la côte de la Manche ». Ils utilisent pour cela les
services d’un VM, un certain « Silber » (possiblement le dénommé
Silbermann, un agent de confession israélite, qui tombera d’ailleurs entre
les mains des services français et de l’incontournable commissaire
Blémant 1).
L’action d’un des agents de la section III employés par Richard
Christmann, Jean Carrère, est aussi déterminante dans cette enquête. Son
chef raconte qu’il était « employé de mairie à Asnières. C’est lui qui
délivrait d’abord les fausses cartes d’identité […]. C’est lui qui a apporté
la première affaire intéressante que nous ayons eue en France : l’affaire
Pilote, qui se passe en hiver 1940-1941. Un certain nombre de pilotes
provenant notamment de l’école de Chartres avaient été contactés par un
envoyé venu de Londres ou de la zone sud et étaient chargés, dans un
immense secteur allant de la Normandie à Paris, de recueillir tous
renseignements d’ordre militaire : champs d’aviation, cantonnements,
états-majors, fortifications, installations d’intérêt militaire. Ils avaient été
munis de bicyclettes, de vêtements d’hiver, etc. C’était la première fois
que nous tombions sur un véritable réseau organisé. Carrère n’avait
d’ailleurs fourni que le début de l’affaire et deux hommes de Kreutz 2
avaient réussi à entrer dans la filière. Les arrestations se chiffrant à une
vingtaine furent exécutées par la GFP. Vu leur jeune âge, ils n’eurent
d’ailleurs que des condamnations bénignes, la plus forte ayant été, je
crois, cinq ans de prison 3. »
On voit ici que Christmann est soucieux, comme bon nombre
d’officiers de l’Abwehr, de mettre en avant une magnanimité qui, en
réalité, n’était pas toujours de mise. Dans ce récit, il apparaît qu’une
affaire pouvait souvent être traitée par un ou plusieurs agents, ce qui rend
d’ailleurs plus complexe le récit de leurs actions.

Premiers coups de filet


Toujours durant la période 1940-1941, c’est d’ailleurs le cas pour une
opération face à une organisation de résistance qui s’inscrit parmi les
premières formations clandestines résolues à lutter contre l’occupant :
« J’ai participé également, relatera Christmann, à une grosse affaire
amorcée par Graf Kreutz qui aboutit à de nombreuses arrestations au
musée de l’Homme. Cette affaire avait pris tant d’extension que nous
avions dû y participer avec tous avec nos hommes. C’est à la suite de ce
coup de filet que le professeur Langevin avait pris la fuite 4. Le plus gros
coup de filet dans cette affaire eut lieu dans un restaurant près de la
station de métro Raspail, où déjeunaient cinq chefs de l’organisation 5. »

L « ’H »

Le musée de l’Homme est une institution située place du Trocadéro


dans le 16e arrondissement. Il est dirigé par Paul Rivet qui, avant la
guerre, était membre du Comité de vigilance des intellectuels
antifascistes, et qui cautionne désormais les actions entreprises au sein de
l’établissement par certains de ses collaborateurs décidés à agir contre
l’occupant 6. Autour de la bibliothécaire des lieux, Yvonne Oddon, et de
deux chercheurs d’origine russe fraîchement naturalisés, Boris Vildé et
Anatole Lewitsky, se forme donc une organisation reprenant le nom de
l’institution.
Le contact s’établit avec d’autres personnes désireuses de s’engager,
« qu’il s’agisse des Français libres, animés notamment par Jean Cassou,
Agnès Humbert et Claude Aveline, de Vérité française, que chapeautait
le colonel Maurice Dutheil de la Rochère, ou d’une association
d’entraide pour les combattants coloniaux qui couvrait les agissements
clandestins de Paul Huet, militaire en retraite, et de Germaine Tillion,
une jeune ethnologue 7 », comme le souligne Olivier Wieviorka.
Rapidement, le groupe du Musée de l’Homme s’active dans la
transmission de renseignements aux Alliés, par l’intermédiaire de
diplomates américains ou néerlandais en poste à Vichy. Il participe
également à des filières d’évasion de prisonniers de guerre. Mais l’état
de clandestinité est fragile, d’autant que le groupe est infiltré par deux
agents : Albert Gaveau et Jacques Désoubrie.
Le premier est né en 1901 à Angers. Il a été un temps membre de la
franc-maçonnerie, mais a aussi navigué politiquement dans le sillage des
néosocialistes conduits par Marcel Déat, progressivement séduit par les
modèles autoritaires, voire fascisants. Ce passionné d’aéronautique, ex-
employé des usines Blériot, ne montre en fait guère de rigueur dans ses
convictions. Il est embauché au sein du bureau d’études d’Achille Boitel,
mais celui-ci n’est pas seulement le directeur d’une entreprise
aéronautique. En effet, l’homme, influent, est très engagé dans la
Collaboration, et c’est par lui que Gaveau entre en contact avec la
Gestapo, qui le recrute en octobre 1940. À partir de là, le personnage
atteint un point de non-retour. Il se glisse dans la peau de l’aviateur qui
souhaite poursuivre le combat en Angleterre. Il entre ainsi en contact, en
octobre 1940, avec un pilote, Daniel Héricault, qui travaille avec Boris
Vildé. Ainsi Gaveau réussit à s’intégrer au groupe. Se montrant très actif,
il figure bientôt comme l’homme de confiance de Boris Vildé et l’un des
meilleurs éléments parmi les agents de liaison du réseau du Musée de
l’Homme, dont il apprend à connaître les rouages et les animateurs.
L’inévitable se produit assez rapidement : le 13 janvier 1941, alors
que Gaveau est censé exfiltrer l’avocat Léon-Maurice Nordmann, ce
dernier est arrêté après avoir pris le train en gare de Versailles. L’agent
infiltré poursuit son chemin, et l’hécatombe continue avec « une cascade
d’arrestations qui foudroient le groupe du Musée de l’Homme à partir du
début de l’année 1941 ». Ainsi, « en février, à la suite d’un coup de filet
effectué au musée même, Yvonne Oddon et Anatole Lewitsky tombent.
Les interpellations se succèdent et rares sont ceux qui parviennent,
comme Paul Rivet, Jean Cassou ou Claude Aveline, à trouver à temps
refuge en zone sud. En dépit de ces coups durs, le journal Résistance
poursuit sa parution jusqu’au mois de mars grâce aux efforts conjugués
d’Agnès Humbert et de Pierre Brossolette, qui vient juste d’intégrer la
petite équipe de rédaction du périodique. Mais Boris Vildé, à peine
revenu à Paris après sa tournée en zone sud, est lui aussi interpellé le
26 mars 1941. À cette date, son “secteur” a été largement démantelé 8 ».
Gaveau est bien l’un des meilleurs agents de Doering, l’un des adjoints
de Boemelburg, le chef de la Gestapo en France…
Quant au très jeune Jacques Désoubrie – né en Belgique le
22 octobre 1922 –, il a fait de son côté un bref passage dans la Résistance
comme membre du groupe « Vauban », qui subit très vite une vague
d’arrestations en mars 1941, dont il est également victime. Il trouve
finalement sa voie grâce à la GFP (police militaire rattachée à l’Abwehr),
avec laquelle il entre en contact au cours de l’été suivant. Il est un temps
entre les mains de l’Abwehr, mais il ne s’entend pas bien avec son
officier traitant, Richard Christmann, et il intègre finalement, fin 1942, la
Gestapo de la rue des Saussaies, sous les ordres de l’Oberscharführer
(adjudant) Genzel. Maurice de la Rochère, le responsable de « Vérité
française » (groupe infiltré par Désoubrie et qui est rattaché au réseau du
Musée de l’Homme) est capturé en juillet 1941, mais l’œuvre de
Désoubrie n’est complète que lorsque l’organisation est décimée quatre
mois plus tard, en novembre 1941. Près d’une centaine d’arrestations
sont alors opérées... Désoubrie – qui passe sans états d’âme de l’Abwehr
à la Gestapo, comme c’est le cas de nombreux agents – fait aussi des
ravages au sein du réseau belge « Comète », une remarquable filière
d’évasion, animée notamment par Andrée De Jongh. Avec d’autres
délateurs belges, Prosper De Zitter ou encore Eugène Sterckmans, il est à
l’origine de très nombreuses interpellations…
En août 1942, Germaine Tillion est interpellée à son tour, mais cette
fois c’est un agent de l’Abwehr qui est à l’origine de son arrestation :
l’abbé Robert Alesch, que nous recroiserons. Ce dernier vient lui aussi
grossir la liste des « traîtres » redoutablement efficaces…

L «B »

Dans ces actions de répression, l’Abwehr se réserve évidemment une


part du gâteau. C’est le cas pour le démantèlement du réseau du Musée
de l’Homme et de ses nombreuses ramifications, au cours duquel se
distingue en particulier un personnage. À la Libération, entendu par les
services spéciaux français, le responsable de l’Abwehr Oscar Reile –
assez admiratif sans toutefois s’étendre sur le détail de ses activités – le
décrit ainsi : « Environ 29 ans. Faisait partie de l’état-major de la
Leitstelle III West 9. Était interprète de Reile et l’aidait dans ses autres
devoirs [sic]. A un “savoir-faire” considérable et parle couramment
plusieurs langues, en particulier le français et le russe. Sa femme est une
aristocrate russe 10. »
L’homme en question se nomme Alexander von Kreutz 11. D’origine
russe, né à Saint-Pétersbourg le 29 novembre 1907, il est issu d’une
famille noble, d’où son titre de comte (« Graf ») qu’il ajoute à son nom,
et de l’un de ses surnoms, le « Baron balte ». Il obtient la naturalisation
allemande en 1930, car son père, après avoir vécu un temps en Suède et
après son divorce, était venu s’installer à Berlin.
Lorsque la guerre éclate, Alexander est mobilisé mais, aidé par ses
relations familiales et ses capacités en langues, il intègre l’Abwehr au
sein du poste de Hambourg. Il est placé sous l’autorité de Feldmann – le
neveu de l’amiral Canaris que nous avons déjà évoqué. En juin 1940, il
est affecté à Paris, au Lutetia, sous les ordres du capitaine Giskes, au sein
de la sous-section III C 2, chargée de préparer les dossiers pour la
section III F. Dans cette équipe figure Richard Christmann. Ensemble, ils
sont sur la piste du réseau du Musée de l’Homme. Kreutz établit alors un
contact grâce à sa propre femme, Olga, qui lui présente une employée du
musée, une certaine Mme Erouchkowski. Par elle, il rencontre Alice
Simonnet, membre du réseau. Christmann et son adjoint, Kuchenbecker,
la prennent en filature et finissent par la faire arrêter le 1er février 1941…
Ces multiples arrestations, réussies grâce à des trahisons et à des
dénonciations exploitées par différents services allemands, dont
l’Abwehr, aboutissent en partie à un procès qui s’ouvre le 8 janvier 1942.
Devant le tribunal du Gross-Paris comparaissent ainsi dix-neuf résistants
du réseau du Musée de l’Homme, dont dix sont condamnés à mort. Sept
exécutions auront lieu au Mont-Valérien le 23 février 1942 : celles de
Boris Vildé, Jules Andrieu, Anatole Lewitsky, Léon-Maurice Nordmann,
Georges Ithier, René Sénéchal et Pierre Walter 12.

L’Abwehr recrute
Dès la fin de l’année 1940, les services de l’Abwehr ne manquent
donc pas de travail : les réseaux et mouvements naissants de la
Résistance française, souvent structurés à la hâte et sans protection
suffisante, constituent des cibles de choix. Les hommes de Reile, dont
l’équipe ne cesse de s’étoffer, en profitent.

A F …
À cette époque réapparaît Andreas Folmer 13. Après bien des
péripéties entre Bruxelles et Paris, celui-ci finit par s’installer dans la
capitale française au mois de novembre 1940. « C’est à cette date que
j’ai commencé à travailler avec Reile pour l’Abwehr de Paris. Après
avoir séjourné à l’hôtel, j’ai été installé dans un appartement
réquisitionné au 3 de la rue Arsène-Houssaye 14. »
Puisqu’il a donné des preuves de son dévouement à la cause
allemande, Folmer se voit confier, par le colonel Reile, la direction de
l’organisation commerciale Italo-Continentale, qui prendra le nom
d’« organisation Pat » (du surnom Pat de l’agent Folmer, indicatif
F 71013) et s’installera au 53 de l’avenue Hoche à Paris. Son ancien
directeur n’est autre que Vannuchi Dante, agent allemand lui aussi et ami
d’enfance de Folmer, qui lui a permis d’entrer dans l’Abwehr 15. Outre
les achats massifs effectués pour l’armée allemande, « l’organisation Pat
permet à Folmer de réaliser des bénéfices importants, selon lui à hauteur
de 550 millions de l’époque, dont une partie sera utilisée pour la
création, en mars 1942, d’un service de renseignement allemand devant
fonctionner en Espagne selon les directives du colonel Reile 16 ».

… ’

Une foule d’autres personnages apparaissent dans le sillage de cette


organisation. Citons notamment un certain André Gabison, le type même
de l’aventurier qui s’épanouit dans les milieux d’affaires de la
Collaboration. Grâce à Vannuchi, Gabison est nommé directeur
commercial de l’organisation Pat aux côtés de Folmer. Quand il rejoint
l’Abwehr, il gagne Madrid pour le compte de la section III et s’y installe
bientôt (il préfère ce pays à la France, où il est visé par la Résistance).
Chargé d’alimenter financièrement les agents allemands, il effectue
néanmoins plusieurs voyages entre les deux pays. Ses énormes
« revenus », qu’il transfère également en Espagne, avec l’aide de Michel
Szkolnikoff (un des principaux trafiquants de la collaboration
économique), lui permettent d’être à la tête de nombreux biens en France
comme en Suisse.
Parmi ceux qu’il côtoie figure Albert Modiano, qui n’est autre que le
père de l’écrivain Patrick Modiano. Ce dernier l’évoque en ces termes
dans un de ses livres : « Au hasard de mes recherches, je suis tombé sur
les noms de quelques individus qui travaillaient au 53, avenue Hoche : le
baron Wolff, Dante Vannuchi, le Dr Patt, “Alberto”, en me demandant
s’il ne s’agissait pas, tout simplement, de pseudonymes dont usait mon
père. C’est dans ce bureau d’achat de l’avenue Hoche qu’il rencontre un
André Gabison, dont il parle souvent à ma mère et qui est le patron de
l’endroit. J’ai eu entre les mains une liste d’agents des services spéciaux
allemands qui datait de 1945 et où figurait une note au sujet de cet
homme : Gabison (André). Nationalité italienne, né en 1907.
Commerçant. Passeport 13755 délivré à Paris le 18/11/42 le désignant
comme un homme d’affaires tunisien. Depuis 1940, associé de Richir 17
(bureau d’achat 53, avenue Hoche). En 1942 se trouvait à St Sébastien
correspondant de Richir. En avril 1944, travaillait sous les ordres d’un
certain Rados du SD, voyageant fréquemment entre Hendaye et Paris. En
août 1944 est signalé comme faisant partie de la sixième section du SD
de Madrid sous les ordres de Martin Maywald. Adresse : cale Jorge
Juan 17 à Madrid (téléphone : 50.222) 18. »

L’Espagne : un lieu stratégique


Les raisons d’être de ces filières espagnoles qui agissent au service
des Allemands sous une couverture commerciale sont multiples. Si l’on
sait l’attachement particulier que manifeste le chef de l’Abwehr, l’amiral
Canaris, à la péninsule Ibérique, où il possède nombre de relations, le
pays présente aussi l’avantage d’être un poste d’observation des secteurs
méditerranéen et atlantique (l’Afrique du Nord et Gibraltar notamment).
Il y grouille d’ailleurs – sous diverses couvertures, allant de postes
diplomatiques à des emplois commerciaux – une foule de personnages
qui s’adonnent au renseignement.
Ces régions sont aussi parcourues par des résistants qui se trouvent
dans des situations précaires pour la plupart du temps, pourchassés sur le
territoire français, ou des agents alliés qui y opèrent ou tentent de gagner
l’Angleterre. Il faut également préciser que le territoire espagnol est
propice à la réalisation de juteuses transactions…

L «L P D »

Folmer évoque lors de ses interrogatoires qu’il « a fait la


connaissance d’un capitaine de l’armée espagnole du nom de Urraca
Manolo qui a été notre agent régulier et fidèle jusqu’à la débâcle
allemande 19 ». De son côté, Reile confirme non seulement l’existence de
ce personnage, mais aussi les éléments mentionnés à son propos. Il décrit
Manolo comme quelqu’un « de nationalité espagnole, secrétaire et
spécialiste des questions de police à l’ambassade espagnole à Paris »,
recruté « au cours de l’été 1943 », « petit, mince, 45 ans environ ». Son
nom de couverture est « Unamuno » 20.
C’est en fait son frère, avec qui il est en contact, que Folmer évoque :
un capitaine de la division Bleue 21, qui était lui aussi un agent allemand
et se faisait appeler Cervantes. Urraca-Unamuno « donnait également des
renseignements sur les Espagnols qui se trouvaient en France. Il fut
principalement utile à l’Abwehr à cause de ses contacts avec Cervantes
et aussi parce qu’il procurait des visas espagnols 22 ». Reile omet de
préciser que le policier espagnol Urraca était également au service de la
Gestapo, comme agent « personnel » de son chef en France : Karl
Boemelburg…
Quant à Cervantes, toujours selon Reile, son « principal travail était
de fournir des informations sur les forces alliées (par exemple, des
rapports sur la navigation à Gibraltar) et sur tous sujets qui pourraient
être amenés à sa connaissance par le canal des contacts sociaux avec les
diplomates étrangers, en particulier avec les Anglais et les Américains.
Cervantes demanda un opérateur radio pour les transmissions des
renseignements 23 ».
C’est ainsi que se constitue entre la France et l’Espagne une filière,
bizarrement baptisée « La Petite Dame », formée de Folmer, Urraca,
Cervantes, et Paneyko. Ce dernier, dont Reile dit ne pas être très sûr de
l’orthographe, est peut-être Basil Paneyko, vice-président de la
délégation ukrainienne à la conférence de la paix de 1919, et défenseur
des minorités ukrainiennes 24. D’après Reile, il l’a recruté en 1941 avant
d’en faire de même avec son fils : « Paneyko était journaliste et historien.
En 1943, son fils, qui était alors âgé de 23 ans environ, étudiait la
philologie à la Sorbonne. Paneyko fils se proposa comme agent pour
l’Espagne. Il suivit un stage d’opérateur-radio et fut envoyé à Madrid
comme étudiant. Il reçut un passeport suisse fabriqué par l’Abwehr au
nom de Pierre Payot. Le visa espagnol fut fourni grâce à l’aide
d’Urraca. »
Le nom de Payot revient effectivement dans les longues dépositions
de Folmer après la guerre. Il précise que, à partir de l’été 1943,
Cervantes avait à sa disposition « un radiotélégraphiste qui avait été
introduit en Espagne avec de faux papiers suisses, du nom de Pierre
Payot. Je sais que ce Payot était le fils d’un vieil agent de Reile qui
habitait depuis de longues années à Paris et qui devait y exercer la
profession de professeur de langues (docteur en philologie) ». C’est sous
le nom de « Popp » qu’il fit équipe, en Espagne, avec Cervantes 25.

D ?

Dans ses déclarations aux services spéciaux alliés, Reile donne dans
le détail les noms de quelques-uns de ses agents, précisant également
leurs activités, et s’évertue souvent à dénigrer leur travail : pour
Cervantes, « ses rapports étaient presque toujours sans valeur et sans
intérêt » ; quant à Paneyko fils, « il n’arriva jamais à grand-chose sur
aucun terrain ».
En réalité, Reile cherche sans doute à rester vague afin de cacher les
résultats obtenus. Et à supposer que les activités de renseignement de ces
personnages n’aient pas été à la hauteur des espérances allemandes,
certaines, peu louables, sont peu, voire pas du tout abordées par Reile.
D’ailleurs, tous ces agents étaient plus ou moins liés à des transactions
qui ne possédaient qu’un lointain rapport avec de pures affaires
d’espionnage.
Les archives de l’OSS – Office of Strategic Services, les services de
renseignement américains – relèvent ainsi dans leurs dossiers les noms
de Cervantes et, évidemment, de Folmer et Gabison, animateurs de La
Petite Dame. Parmi les tâches qui étaient les leurs figurait l’échange de
pesetas contre des marchandises en provenance de France, les
« recettes » étant vraisemblablement utilisées pour l’achat de produits
espagnols et pour financer les agents allemands en Espagne. Avec
Cervantes, Gabison – dont nous avons déjà évoqué les « affaires » – était
au centre de ces opérations et venait au moins une fois par mois à San
Sebastian, en provenance de Paris, avec une « valise diplomatique »
bourrée d’objets de valeur. Ils procédaient également à des échanges de
matières contre des marchandises en coton espagnoles. Par ailleurs, dès
cette époque, Gabison était en contact avec un certain Forrester, un agent
de l’OSS en Espagne – ce qui était une façon efficace de préparer
l’avenir 26.

R L

L’un des objectifs de l’Abwehr en France a toujours été de se servir


de l’Espagne comme tremplin en direction des pays méditerranéens,
voire de l’Angleterre. Dans cette optique, le recrutement d’agents
s’effectuait dans toutes les classes de la société, mais l’examen des
véritables capacités des personnes enrôlées (même lorsqu’elles
occupaient la position la plus élevée dans la hiérarchie sociale) laissait
souvent à désirer.
Ainsi, selon Reile « au cours de l’été 1942, le prince Charles de
Ligne fut arrêté en France. Il fut prouvé qu’il était membre d’une
organisation de résistance et d’espionnage et qu’il avait travaillé contre
l’Allemagne. Il fit des aveux et était passible de la peine de mort. Il fut
enfermé dans une prison de la Wehrmacht à Paris. Il dit qu’il était
disposé à travailler pour le SRA s’il était remis en liberté 27 ». Le prince
Charles de Ligne ? Il s’agit du frère du roi des Belges Léopold III, avec
lequel d’ailleurs il n’entretiendra jamais de rapports cordiaux. Sur le site
de la monarchie belge 28, il est simplement mentionné que « durant la
période d’occupation de notre pays par les troupes allemandes, le prince
Charles mène une vie discrète à Bruxelles. Au cours des mois qui
précèdent la libération de la Belgique, il vit sous une fausse identité dans
un village wallon ».
Cependant, le roi Léopold, assigné à résidence dans son palais, est
finalement arrêté et incarcéré en 1944 par les Allemands. Le destin de
Charles bascule alors à la libération de la Belgique : il est désigné régent
le 20 septembre 1944, poursuivant ainsi la politique adoptée durant
l’occupation du pays par le gouvernement belge en exil en Angleterre.
Auparavant, le prince se serait occupé « activement du sort des
prisonniers de guerre 29 ». Mais si l’on examine les récits de membres de
l’Abwehr, le parcours du prince aurait en fait été plus tortueux…
En effet, dans ses déclarations d’après guerre, Reile explique qu’il a
été reçu, en cet été 1942, par le Hauptmann Schmitz, de la section III F,
qui était en charge du dossier du prince de Ligne. Ce dernier « répéta en
prison et donna sa parole d’honneur d’officier et de prince qu’il désirait
travailler pour le SRA. Il fut convenu qu’il serait remis en liberté et
tâcherait de se rendre en Espagne pour se mettre en rapport avec des
personnalités militaires étrangères, dans le principal but de découvrir et
de donner des renseignements sur les plans des opérations du haut
commandement allié. Pendant qu’il serait en Espagne, il devrait étudier
les possibilités de se rendre en Afrique du Nord 30 ». La remise en liberté
s’était effectuée avec l’accord du général von Stülpnagel, le chef des
forces d’occupation allemandes en France.
De son côté, Folmer, en charge du dossier, confirme l’arrestation du
prince de Ligne « comme membre d’une organisation clandestine franco-
belge ». Il précise que des « personnages haut placés sont intervenus en
sa faveur et il fut relâché à la condition de travailler pour l’Abwehr. Il
devait se rendre en Espagne épouser la marquise de Villa-Lobard [sic] ».
Sans doute Folmer confond-il ce mariage avec celui d’un autre membre
de la famille, Isabelle Marie Diane Françoise de Ligne, qui s’était unie le
13 décembre 1941 avec Rodrigo de Saavedra, marquis de Villalobar.
Mais il confirme que le prince de Ligne « devait fournir des rapports
journaliers sur les personnalités qu’il fréquentait et fournir des
renseignements sur l’économie et les conditions sociales en Angleterre ».
Il indique enfin que leur lieu de rencontre était situé « à Madrid, à l’hôtel
Ritz, chambre 528, chaque mois pour prendre les rapports quotidiens. Ce
contact cessa à partir du 7 novembre 1943 ».
Selon Reile, ce contact se révéla toutefois totalement infructueux, sa
noble recrue préférant se dégager de l’engagement pris et n’ayant
apparemment aucunement l’intention de collaborer : le prince de Ligne
« ne fit aucun rapport à l’Abwehr », et il suppose qu’il « aurait
immédiatement informé les Alliés de la mission qui lui avait été
confiée ». Reile ajoute qu’il a « toujours douté de la sincérité du prince ».
On peut le croire lorsqu’il souligne qu’il avait couru ce risque « parce
que l’Abwehr à ce moment-là était très à court de contacts utiles 31 ».

De l’Angleterre à la France
L’aveu de Reile confirme que le service de renseignement allemand
éprouvait – et éprouverait encore – bien des difficultés à monter ou à
réaliser d’autres opérations via l’Espagne… En revanche, les actions
contre la Résistance en France étaient plus faciles à mener que contre
l’Angleterre et permettaient à l’Abwehr de continuer sa chasse aux
ennemis du Reich.

F « »
Pour y parvenir, Folmer recrute et, parmi les hommes qu’il emploie,
il dispose bientôt d’un certain Léon Jacobs. Reile le présente ainsi : « De
nationalité belge, ancien sergent de l’aviation belge, 30/35 ans, taille
moyenne, fortement bâti, travaille sous les ordres de Folmer pendant
quelque temps 32. » Léon Jacobs est l’agent F 7109, et apparaît tour à tour
sous les noms de Kruja, Félix, Mareuil, Meunier, ou le « Petit Gros ».
« Je l’ai rencontré, racontera Folmer, au commencement de
décembre 1940, par l’intermédiaire de sa femme, à qui je m’étais
présenté pour lui fixer rendez-vous. J’ai donc demandé à Jacobs s’il
accepterait de travailler pour le compte d’un service allemand, travail qui
serait en rapport avec son métier d’aviateur. Je lui ai exposé la mission
exacte qu’on attendait de lui et que le montant de la prime serait
l’équivalent du prix de l’appareil ramené 33. »
De quelle mission Folmer parle-t-il ? « En décembre 1940,
expliquera-t-il encore, je fus chargé par Reile de trouver un aviateur
belge qui accepterait d’aller en Angleterre pour le compte du service
allemand à l’effet de s’y faire engager dans la RAF et de ramener dans
les lignes allemandes un avion, de préférence un prototype ou un modèle
tout récent. »
Pour mener à bien cette mission, Jacobs fut conduit dans un
immeuble de l’avenue Molière à Paris, où il fut présenté à plusieurs
officiers de l’Abwehr : le capitaine Brunner, le lieutenant Niebuhr et le
Sonderführer Nottermann, tous chargés de monter l’opération. Il devait
« pénétrer, en se faisant passer pour un réfugié belge désirant se rendre
en Angleterre, une organisation secrète qui travaillait pour le compte de
ce dernier pays et qui s’occupait du regroupement et du rapatriement de
militaires anglais cachés en France ». Cette première phase de
l’opération, Jacobs la mena à bien. Mais il s’arrêta probablement là,
puisque le projet, sans doute trop compliqué à mettre en place
(« prélever » en Angleterre un appareil de la RAF n’était pas rien !),
n’eut finalement pas de suite…
Si l’on dénombre beaucoup d’échecs parmi les opérations
d’infiltration en Angleterre, l’Abwehr connut tout de même quelques
succès – évidemment assez peu commentés par les services britanniques.
Ainsi, Mona De Witte Parra évoque dans sa thèse le cas d’Augustin
Preucil : « Des ressortissants des pays alliés, comme la France, la
Belgique, la Pologne, servent aux côtés de leurs collègues dans la Royal
Air Force (RAF). L’Abwehr recrute des pilotes pour se mêler à leurs
rangs, collecter des informations sur les armées alliées, sur les opérations
à venir, et en définitive retourner en Allemagne avec un avion allié, si
possible un modèle récent, ce qui constituerait un grand succès pour le
renseignement du Reich 34. »
C’est ce qui se produisit avec ce pilote tchèque. Augustin Preucil,
parti d’une base de la RAF près de Sunderland, décida de s’envoler pour
l’Allemagne à bord d’un Hawker Hurricane. Faute de carburant, son
avion s’écrasa vers Bastogne en Belgique, où il fut recueilli par des civils
belges… qu’il s’empressa de dénoncer ensuite ! Cela lui valut une forte
récompense d’environ 10 000 marks.
« Plusieurs éléments laissent penser qu’il a été envoyé par les
Allemands au Royaume-Uni afin de collecter des informations et de
détourner un avion. Aucun fichier du MI5 portant sur lui n’a été
déclassifié, alors que des documents existent certainement 35. »

J P
Il semble, en tout cas, plus facile de conduire des opérations sur le sol
français. C’est là que l’on retrouve Léon Jacobs, qui réussit à s’infiltrer
dans le réseau d’évasion Pat O’Leary. Ce dernier s’emploie au
rapatriement des militaires britanniques restés en France et à celui des
aviateurs alliés abattus. Ce réseau fonctionne en liaison avec le MI9
britannique – la branche du MI6 en charge des évasions.
Jacobs se rend en mars 1941 à Marseille, où il rencontre Ian Garrow,
un officier des services britanniques et un des responsables du réseau
Pat 36. Celui-ci sera arrêté par la police de Vichy dans des circonstances
mal définies. Jacobs profite alors de la situation pour exploiter au mieux
ce filon, ce qui lui permet de contacter le capitaine français Claude
Chabot, adjoint du chef du 2e Bureau de Marseille (le commandant de
Saint-Simon). Il se présente en déclarant vouloir passer en Angleterre.
Chabot, qui se trouve des points communs avec Jacobs puisqu’il est lui-
même pilote, commet l’imprudence de le recruter et de lui confier les
coordonnées de la boîte postale du groupe qui fonctionne à Marseille 37.
L’agent infiltré connaît cependant quelques malheureuses péripéties,
puisque la Surveillance du territoire français met la main sur lui au mois
de novembre 1941. Il n’a plus qu’à patienter quelques mois, le temps que
ses amis de l’Abwehr le tirent de ce mauvais pas…

H ’E ’O N

Le courage et l’audace des pionniers de la Résistance sont louables,


mais ne font pas oublier le manque d’expérience et de discernement dont
ils font parfois preuve, pouvant être à l’origine de mauvais recrutements.
À la fin de l’année 1940, le capitaine de corvette Honoré d’Estienne
d’Orves en est un exemple particulièrement révélateur.
Polytechnicien, ancien élève de l’École normale supérieure,
catholique fervent, il a rejoint de Gaulle en septembre 1940. Son but était
de parvenir à créer un réseau, baptisé « Nemrod ». Son rôle ?
Transmettre – grâce à l’installation de postes radio sur la côte bretonne –
des informations sur les implantations militaires allemandes.
Dans cette optique, Honoré d’Estienne d’Orves quitte le sol anglais le
21 décembre 1940 sur un bateau de pêche, le Marie-Louise, et il est
débarqué sur la côte de Plogoff. Il s’appelle désormais Jean-Pierre
Girard. Accompagné d’un radio télégraphiste (Georges Marty),
d’Estienne d’Orves/Girard réussit à mettre sur pied son organisation à
travers toute la Bretagne et commence à réunir des renseignements sur
les défenses côtières allemandes, les évolutions de la Kriegsmarine, les
aérodromes, les dépôts d’essence et les différentes infrastructures de
l’occupant sur la région nantaise.
Mais le ver est dans le fruit. Georges Marty, le radio, se nomme en
réalité Alfred Jean Gaessler, et cumule les alias, outre celui de Marty :
« Georges », « Georges Schneider », « Nemrod », « A » ou « radio A »,
« opérateur Nantes ».
Le personnage est né le 21 novembre 1919 à Schiltigheim (Bas-
Rhin). « Ancien quartier-maître radio sur le Minerve, où il s’est engagé
en 1937, et qui sert actuellement sur le Triomphant […] l’homme n’a pas
bonne réputation : ancien élève de l’école hôtelière, renvoyé de plusieurs
places pour inconduite, il a vaguement fréquenté les Arts déco de
Strasbourg. Gaessler est arrivé en Angleterre en juin et a d’abord été
employé au centre de propagande de Liverpool. Pourtant, il donne à ses
supérieurs l’impression d’être résolu à se battre et sollicite une
affectation opérationnelle 38. »
Bien plus tôt, lorsque d’Estienne d’Orves avait dû se prononcer sur le
choix d’un radio, il avait écarté la candidature d’un jeune Normand de
18 ans, Jacques Leprince, pourtant breveté de l’école de radios de Port-
Louis, près de Lorient. Mais il avait préféré choisir Gaessler, plus âgé, et
qui, outre l’anglais, parlait couramment allemand – ce qui, à ses yeux,
pouvait être un élément déterminant. Cette décision fut lourde de
conséquences. D’autant que, sitôt arrivé sur le sol français, Gaessler
manifeste un comportement désinvolte qui inquiète ses compagnons. En
effet, celui-ci traîne dans les bars et converse imprudemment avec des
soldats allemands. Il est également renvoyé à l’hôtel après avoir séduit la
bonne d’une famille appartenant au réseau qui l’avait accueilli. Mais on a
besoin d’un radio et Girard continue de lui attribuer sa confiance. Or, à la
mi-janvier 1941, Gaessler se rend à la Feldkommandantur de Nantes.
Apparemment, il veut un permis de séjour et de travail. Cela éveille les
soupçons de ses interlocuteurs, et Alfred Gaessler est bientôt entendu par
les hommes de la section III F de l’Abwehr, notamment le capitaine de
corvette Hans Pusback…
Mais le dossier va être confié un homme chevronné de l’Abwehr (qui
s’est implantée à Angers dès novembre 1940, sous les ordres du
capitaine de frégate Meissner). Il s’agit de l’Oberstleutnant Friedrich
Dernbach, qui appartient à la section III F. C’est un agent expérimenté,
un « vétéran de la police politique » qui a participé à la lutte contre-
révolutionnaire en Allemagne dès la fin de la Première Guerre mondiale.
Pour Jacques Delarue, « c’était, comme beaucoup de vieux agents des
services allemands, un ancien membre du fameux corps franc Balte, où
Roehm 39 avait choisi ses amis. Il avait ensuite appartenu à la Schwarze
Reichswehr, la Reichswehr noire, clandestine, et était entré à la police
politique de Brême en 1925, puis à l’Abwehr en 1929. Finalement, il
était devenu chef de l’Abteilung III F, à Sarrebruck, après s’être
spécialisé dans les questions de radio 40 ».

F D ’
G

On devine que Friedrich Dernbach, se retrouvant face au radio


Gaessler, entrevoit la possibilité de réaliser ce que l’on nomme un
Funkspiel. Ce terme signifie littéralement « jeu radio ». Cette pratique
consiste à retourner un opérateur clandestin après l’avoir capturé, en
l’obligeant à continuer à émettre. Double avantage : le manipulateur peut
ainsi obtenir du correspondant ennemi des renseignements précieux tout
en essayant de l’intoxiquer par la diffusion de fausses informations. En
revanche, le danger est que le radio, par exemple en transmettant les
renseignements différemment, éveille les soupçons du destinataire –
lequel peut alors, en poursuivant les échanges en connaissance de cause,
retourner la situation à son avantage.
Mais Friedrich Dernbach a suffisamment d’expérience pour utiliser
Gaessler, qui se sent désormais à l’aise dans la peau d’un espion – ou
d’un traître, c’est selon – au service des Allemands. Celui-ci livre alors
tous ses camarades. D’Estienne d’Orves est arrêté dans la nuit du 21 au
22 janvier 1941 (non sans lutter contre les hommes de l’Abwehr, en
vain), tandis que sont raflés la plupart des hommes et des femmes du
réseau Nemrod, dont l’existence aura été éphémère. Mais reste
désormais à entamer le Funkspiel…
Malgré certaines informations parvenues aux services de la France
libre à Londres concernant une possible trahison de Gaessler, celui-ci
rassure ses interlocuteurs. Lorsque Londres se fait trop pressant en
demandant des nouvelles de Girard, il répond qu’il est parti en voyage
pour deux ou trois semaines à la recherche de nouvelles sources de
financement, ou pour organiser un réseau dans la zone sud. Afin de
brouiller les pistes, il n’en transmet pas moins de vraies informations sur
les mouvements des troupes allemandes, ou encore les déplacements des
navires de guerre (il signale, par exemple, l’arrivée en rade de Brest des
cuirassés Scharnhorst et Gneisenau). Mais le pire est atteint lorsque,
dans un message destiné à Girard, mais intercepté par Gaessler, on donne
le signalement d’un sympathisant qui serait prêt à l’action. Celui-ci est
appréhendé dans les jours qui suivent.
Par ailleurs, Gaessler ne manque pas de culot et sa cupidité n’a pas
de limites : il signale à Londres qu’il est à court d’argent. On lui dit
d’attendre le retour de Girard, probablement retardé, qui pourra lui
attribuer des fonds. Mais une semaine plus tard, Gaessler insiste à
nouveau et obtient ce qu’il souhaite. Finalement, de juillet à novembre, il
reçoit de l’argent caché dans un livre adressé à un certain « Martin » (un
autre de ses alias), à la poste d’Angers. Chaque versement se monte
environ à 10 000 francs…
En outre, le jeu ne s’arrête pas au malheureux réseau Nemrod.
Gaessler est pris en main par un autre homme au service de Dernbach, un
certain Zankovitch (alias « Philippe Delaroche », et que l’on surnomme
« le Niçois »). Son but est de faire tomber d’autres organisations qui sont
en liaison avec celle de d’Estienne d’Orves 41. Mais tout a une fin, et la
crédulité de Londres aussi. L’IS finit par poser des questions de plus en
plus embarrassantes et, à plusieurs reprises, des rendez-vous sont fixés à
Gaessler.
À partir du mois de septembre 1941, Londres s’impatiente face aux
dérobades de Gaessler et finit par lui demander de revenir en Angleterre.
L’homme tergiverse et tente de gagner du temps. Dernbach sent bien que
la partie est finie et qu’il faut mettre un point final, en novembre, au
Funkspiel (et, du même coup, au rôle de Gaessler). L’Abwehr n’ayant
plus besoin de lui, il est donc retenu quelque temps à Angers en tant que
VM, puis, jugé peu fiable, il est envoyé comme employé dans un hôtel-
restaurant, à Vienne, en Autriche, sous la supervision de l’Ast des lieux.
Plus tard, il aurait rejoint la Waffen-SS et combattu sur le front russe,
mais rien n’est sûr quant à sa destinée…
Agent au comportement médiocre, Gaessler a sur la conscience
l’arrestation de plusieurs dizaines de résistants, dont certains ont été
condamnés à mort et exécutés. Parmi eux figure Honoré d’Estienne
d’Orves, qui fit preuve, de son arrestation à ses derniers instants, d’une
éclatante grandeur d’âme, notamment lorsqu’il se retrouva au Mont-
Valérien pour y être fusillé avec deux de ses compagnons, Maurice
Barlier et Jan Doornick, le 29 août 1941…
L’Abwehr révèle donc son efficacité dans les premiers temps de
l’Occupation, mais c’est encore peu de chose par rapport à la série
d’opérations qui vont être réalisées au cours des mois suivants, aux
dépens d’une Résistance française trop souvent vulnérable et minée par
l’infiltration d’agents au rôle, hélas, dévastateur…
1. Herbert Silbermann et sa compagne Hélène Gerstl seront finalement remis aux autorités
allemandes le 27 avril 1942.
2. De la section III C 2.
3. Dossier Richard Christmann, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
9 12349. Reile, de son côté, précisera dans ses mémoires que l’action a débouché sur
l’arrestation d’un certain Dr Benjamins et de onze membres d’un groupe qui destinait ses
renseignements à l’ambassade américaine à Paris, mais aussi à l’ambassade soviétique.
4. Le célèbre physicien et philosophe des sciences Paul Langevin est en fait arrêté puis
incarcéré par la Gestapo le 30 octobre 1940 à la prison de la Santé. Il est libéré quarante
jours plus tard et assigné à résidence à Troyes, qu’il quittera clandestinement pour gagner la
Suisse en mai 1944.
5. Dossier Richard Christmann, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
9 12349.
6. Ouvertement opposé à Vichy, il est relevé de ses fonctions le 19 novembre 1940. Menacé
d’arrestation, il est contraint à l’exil – en Colombie – en février 1941.
7. Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance, 1940-1945, Perrin, 2013, p. 79.
8. Julien Blanc, « Du côté du Musée de l’Homme : nouvelles approches de la Résistance
pionnière en zone occupée », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 242, 2011/2.
9. Reile évoque un des organes de commandement de l’Abwehr, au nombre de trois, mis en
place à partir de 1944, les anciens Äste (postes) étant alors séparés et placés sous l’autorité
des Leitstellen I, II et III.
10. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
11. Nous avons suivi plus haut ses premiers pas sous la coupe d’Hermann Giskes et de
Richard Christmann (Cf. chapitre 3).
12. Yvonne Oddon, Sylvette Leleu et Alice Simonnet voient leur peine commuée en
déportation. Émile Muller et Agnès Humbert sont condamnés à cinq ans d’emprisonnement
en Allemagne, Jean-Paul Carrier et Élisabeth de la Bourdonnaye, respectivement à trois ans
et six mois de prison. Jacqueline Bordelet, Albert Jubineau, Daniel Héricault, René-Georges
Étienne sont acquittés.
13. Cf. chapitre 2.
14. Dossier Andreas Folmer, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
11796.
15. Cf. chapitre 2.
16. Dossier Andreas Folmer, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
11796.
17. Il s’agit de Folmer.
18. Patrick Modiano, Un pedigree, Gallimard, 2005, p. 21-22.
19. Dossier Andreas Folmer, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
11796.
20. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
21. La division espagnole Azul engagée sur le front russe.
22. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
23. Ibid.
24. Il exposait encore les revendications de celles-ci dans une étude publiée en janvier 1939
dans Esprit international.
25. Dossier Andreas Folmer, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
11796.
26. Meyer Eliah, The Most Secret List of SOE Agents, en ligne :
https://independent.academia.edu/EliahMeyer.
27. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
28. https://www.monarchie.be/fr.
29. Charles, le prince oublié, par Éric Loze, série documentée, RTBF, réalisation Adrien
Pinet et Pascale Tison, 2020.
30. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
31. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
32. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
33. Dossier Andreas Folmer, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
11796. Les citations suivantes sont issues de son dossier.
34. Mona De Witte Parra, La Protection du renseignement britannique, américain et
allemand pendant la Seconde Guerre mondiale, thèse, université de Champagne-Lorraine,
2016.
35. Ibid. Accusé de trahison, Preucil a été condamné à mort en Tchécoslovaquie et pendu le
14 avril 1947.
36. Ce réseau tient en fait son nom d’Albert-Marie Guérisse, médecin belge mais utilisant
l’identité d’un Canadien francophone, embauché par le SOE sous le nom de guerre de Pat
O’Leary. Guérisse prend le relais de Garrow. En collaboration avec le MI6, le MI9 et le SOE
à Londres, le réseau permet à des centaines de militaires (aviateurs) et d’agents alliés d’être
convoyés jusqu’en Angleterre.
37. Le réseau Pat est également trahi par l’un de ses membres, l’Anglais Harold Cole, qui,
arrêté en décembre 1941 par l’Abwehr, dénonce plusieurs de ses camarades. Confié au
Sonderführer Christmann, il entraîne une série d’arrestations, au-delà même de son propre
groupe. Cole, devenu Paul Delobel, passe plus tard, comme beaucoup d’autres, de l’Abwehr
à la Gestapo. Il sera abattu en janvier 1946 en essayant d’échapper à son arrestation.
38. Étienne de Montety, Honoré d’Estienne d’Orves, Perrin, « Tempus », 2005, p. 210.
39. L’un des premiers lieutenants d’Hitler, futur chef des sections d’assaut, qu’il fera
assassiner en 1934.
40. Jacques Delarue, Histoire de la Gestapo, op. cit., p. 520.
41. Étienne de Montety, Honoré d’Estienne d’Orves, op. cit., p. 254.
6

1941 : l’Abwehr décime la Résistance


française

À partir du second semestre 1940, le chef de l’Abwehr est très


sollicité. Et pour cause : le 12 novembre 1940, Hitler signe une nouvelle
directive de guerre, qui porte le numéro 18. Elle a pour nom de code
Félix et décrit une intervention militaire allemande contre Gibraltar, dans
les îles atlantiques espagnoles et, éventuellement, au Portugal. Le but ?
Refouler les Britanniques de la Méditerranée occidentale, en occupant le
site stratégique de Gibraltar. Mais pour mener à bien une telle opération,
il est nécessaire d’obtenir la participation de l’Espagne. Et l’Abwehr est
bien placée pour convaincre cette dernière d’entrer dans la guerre,
puisque Canaris, on l’a vu, possède une grande connaissance de la
péninsule Ibérique et entretient de très bonnes relations avec Franco.
Néanmoins, l’amiral n’est pas décidé à se laisser entraîner dans une telle
aventure…
En effet, les différents rapports adressés fin 1940 à Hitler révèlent le
côté ambigu de l’attitude de Canaris. Celui-ci, tout en étant convaincu de
l’importance de la prise de Gibraltar, va s’efforcer de dissuader le Führer
de conclure une alliance avec Franco, nécessaire dans le cadre de la
réalisation du plan Félix. Il est possible d’invoquer la faiblesse
économique et militaire espagnole, et les louvoiements du Caudillo ne
font pas de lui un allié sur lequel on puisse compter. Ce sont
effectivement des arguments de poids qui s’opposent à une quelconque
alliance. Le plan Félix va donc vite être abandonné. En revanche, il y a
un point sur lequel Canaris peut être satisfait : le rôle de plaque tournante
que joue l’Espagne pour l’Abwehr – qui est, on le sait, en concurrence
avec les services de renseignement adverses…
Mais d’autres dossiers brûlants attendent Wilhelm Canaris. En effet,
Mussolini, emporté par ses folles ambitions de conquête, a donné l’ordre
à ses troupes, le 28 octobre 1940, d’envahir la Grèce à partir de l’Albanie
(tout cela sans prévenir Hitler, lequel est d’autant plus furieux que
l’offensive italienne avorte piteusement, au point que les Grecs
retournent la situation à leur avantage). Voilà qui est fâcheux pour le
Führer, car cette mise en péril de l’équilibre dans les Balkans contrarie
ses plans. Dans ce contexte, Canaris et les chefs de l’Abwehr connaissent
parfaitement le rôle qui sera le leur dans un proche avenir. Le
témoignage de l’ancien chef de la section I du service de contre-
espionnage allemand, le major Hans Piekenbrock, lu au procès de
Nuremberg, est très clair à ce sujet : « Déjà, depuis août-septembre 1940,
la section des armées étrangères de l’Est à l’état-major général qui avait
considérablement élargi ses missions d’espionnage vis-à-vis de l’URSS
était certainement liée aux préparatifs de la guerre contre la Russie. J’ai
appris de Canaris une date plus précise sur l’agression contre l’URSS en
février 1941. Je ne connais pas la source d’information de Canaris, mais
il m’a dit que l’agression contre l’URSS était prévue pour le 15 mai 1. »
Cette date initiale sera modifiée finalement par les événements
imprévus qui se déroulent dans les Balkans. Un autre responsable de
l’Abwehr, le général Franz von Bentivegni, confirme : « J’ai eu
connaissance pour la première fois, au mois d’août 1940, de la
préparation de la guerre par l’Allemagne, par le chef du contre-
espionnage, l’amiral Canaris, au cours d’un entretien privé dans son
bureau. Canaris me dit que Hitler procédait à l’exécution de mesures
tendant à réaliser la campagne de l’Est, à laquelle il avait fait allusion
déjà en 1938 dans son discours à la réunion des gauleiters 2 à Berlin.
Canaris me dit, en outre, que les projets de Hitler commençaient déjà à
prendre des formes concrètes, et que cela s’apercevrait. Un grand
nombre de divisions seraient transférées de l’Ouest sur les frontières de
l’Est et, suivant un ordre spécial d’Hitler, seraient rassemblées sur des
positions de départ pour l’invasion de la Russie 3. » Dans cette optique,
l’amiral est loin d’incarner l’image d’un opposant au régime national-
socialiste. « Canaris faisait ce pour quoi il était payé par le Reich et,
porté par ses idéaux nationaux-socialistes, il le faisait magistralement.
Les préparatifs de la campagne à l’Est enthousiasmaient à ce point les
agents de l’Abwehr et son chef qu’ils firent de cette guerre une croisade
anticommuniste 4. »
Mais avant toute chose, il fallait réduire cet abcès balkanique
imprévu, conséquence de la déroute italienne face à la Grèce. Le
14 décembre 1940, Canaris, rendant compte à Hitler de ses contacts
infructueux avec Franco, est alors chargé de préparer le terrain pour un
armistice entre l’Italie et la Grèce. Les démarches de l’amiral auprès
d’Athènes se soldent par un échec, alors que, en mars 1941, la
Yougoslavie, de son côté, finit par décréter la mobilisation contre le
IIIe Reich. Le 6 avril, Hitler décide de lancer ses armées dans les
Balkans, et le dénouement intervient rapidement. Belgrade est prise le
13 avril, les combats s’arrêtent le 16, et la Yougoslavie capitule
officiellement le 17. Athènes tombe le 27 avril 1941. Après la chute de la
Crète le 1er juin, la Grèce est sous la domination des puissances de
l’Axe…
L’Abwehr doit désormais s’attaquer aux préparatifs d’invasion de
l’URSS – la fameuse opération Barbarossa, dont la date de
déclenchement est finalement reportée au 22 juin 1941. Mais l’amiral
Canaris a aussi sur son bureau le dossier français…

Fin 1941 : la première pénétration


du contre-espionnage allemand
en France
Au mois d’août, Canaris gagne enfin la France. Il est accompagné du
chef de l’Abwehr II, Erwin Lahousen, et il commence sa tournée tout
naturellement à Paris. Selon les propos tenus par Reile dans ses
souvenirs, l’amiral, venu « entendre les rapports des chefs de l’Abwehr
en France, en Suisse, en Espagne et au Portugal » avait particulièrement
apprécié le déroulement d’une très grosse opération – « l’affaire Porto ».
Reile ajoute : « Nous avions réussi par la ruse, sans effusion de sang
jusque-là, à empêcher que des dommages fussent causés à la
Wehrmacht 5. »

L G

Pour comprendre toute l’affaire, il faut remonter deux mois plus tôt,
en juin, quand Reile convoque l’un de ses meilleurs agents, Andreas
Folmer (alias « Pat »). Il lui propose ni plus ni moins de jouer le rôle de
chef d’une cellule secrète du Secret Intelligence Service (SIS, en abrégé
IS, ou MI6, le service de renseignement extérieur du Royaume-Uni). En
effet, les Allemands ont appris peu avant que, depuis Lisbonne, l’IS
projetait d’établir un contact en France avec la Résistance. Reile, qui
prend un malin plaisir dans ses souvenirs à dissimuler les identités,
évoque un certain « Max ». Ce personnage doit rencontrer à Paris, au
nom de l’IS, un homme « que nous désignerons, écrira le responsable de
l’Abwehr, par le nom de Gajus et qui est une personnalité intéressante
qui nous sert secrètement 6 ». Ce Gajus présente Folmer à Max comme
l’homme capable de constituer à Paris une cellule qui pourra établir
rapidement des contacts radio avec Londres, au bénéfice d’organisations
de la Résistance, et qui permettra d’en connaître ainsi l’activité et les
membres.
Voilà des acteurs bien mystérieux qu’il faut essayer de découvrir.
Selon Reile, « un certain Lima de Fonseca, personnage juif d’une nation
de l’Europe centrale et agent d’un service anglais au Portugal, avait
profité d’un voyage de Lisbonne à Berlin, vers août 1941, pour donner
des renseignements importants, dont Folmer ignore le contenu, à
l’Oberkommando der Wehrmacht. Il avait fait cela dans le but de
récupérer sa fortune, saisie comme juive. De plus, pour une question de
compétence, l’OKW a envoyé de Fonseca, par avion, à Paris, afin qu’il
remette au chef du service III F pour la France, le colonel Reile, deux ou
trois lettres qui l’introduisaient auprès d’organisations françaises de
résistance. De Fonseca a déclaré connaître à Paris un agent de l’une de
ces organisations qui était désireux de retourner sa veste et de travailler
pour les Allemands 7 ».
Dans cette opération, Folmer joue donc le rôle d’intermédiaire entre
le dénommé Max – qu’il désigne sous le nom de Lima de Fonseca – et
celui que Reile appelle Gajus. Le colonel, au cours de ses interrogatoires
d’après guerre, se montre un peu plus précis, notamment à propos de
Fonseca : « Le Hauptmann [plus tard, major] Kramer avait recruté en
1941 un agent qui travaillait dans une organisation tchèque ou polonaise
à Lisbonne. Cet homme était d’origine allemande. Son nom : Gessmann.
Connu sous le nom de “Fonseca de…”. Le centre était contrôlé par
l’Angleterre ou l’Amérique. L’agent en question avait reçu l’ordre [des
Alliés] de contacter des gens en France en faveur de De Gaulle et de
fournir à ces groupes des postes émetteurs avec lesquels ils auraient pu
communiquer avec les SR anglais ou américains 8. »
Le nom de Gessmann ne nous est pas inconnu, puisque nous l’avons
déjà rencontré avant le déclenchement de la guerre 9. D’origine
autrichienne, d’abord au service de l’Ast de Lindau dirigé par le major
Gombart, il était devenu agent du SR français et avait été à l’origine de
nombreuses affaires au profit de ce dernier. Mais le personnage n’est-il
pas, en définitive, difficile à cerner ? Dès le premier contact établi avec
Gessmann pour le compte des services français, le futur colonel Paillole
n’avait pu refréner un sentiment de perplexité quant à la fiabilité de cet
agent au parcours peu banal : « En rentrant à pied à mon bureau, écrira-t-
il, je ne peux m’empêcher de penser à l’existence compliquée de cet
homme étrange mais non dénué de charme. Que peut-il en advenir ? Tôt
ou tard, son jeu dangereux cessera, l’aventure se terminera, peut-être
tragiquement, ici, ou ailleurs 10. »
Paillole nous éclaire davantage en révélant que pour lui éviter
d’éventuelles représailles des gens de l’Abwehr, les services français
avaient remis à Gessmann de nouvelles pièces d’identité. « Avec l’aide
de notre poste de Lisbonne, nous lui procurons en juin 1938, sous le nom
de Fonseca, un emploi d’ingénieur au Portugal. Nous l’y retrouverons en
1941 poursuivant entre l’IS et l’Abwehr son jeu d’agent double. »
Quelque peu énigmatique, Paillole mentionne ensuite le « terme définitif
[…] mis à sa dangereuse activité 11 ». Quoi qu’il en soit, Fonseca-
Gessmann entre dans ce jeu orchestré par Reile et Folmer sous les traits
d’un agent triple, puisque, pour ne pas simplifier les choses, selon le
responsable de la section III de l’Abwehr, un autre membre des services
allemands, Eugen Kramer, est désormais son agent traitant…
Qui est ce dernier ? Il est né le 9 décembre 1893 à Kandern, dans le
Bade-Wurtemberg. Ingénieur de formation, celui qui se fait appeler aussi
« Gegauff » (ou « M. Eugène ») appartient avant 1939 à l’Abwehr et est
affecté au poste de Stuttgart. Son rôle paraît assez particulier. Dès
l’invasion de 1940, il fait partie de l’Ast de Dijon, une des plaques
tournantes de l’Abwehr en France. Après avoir été affecté quelque temps
au Meldekopf de Chalon-sur-Saône qu’il dirige, il est envoyé par l’Ast de
Dijon à Paris pour créer une antenne. Il s’installe au 16 rue de Villejust,
dépendant toujours de la section I H de Dijon dirigée dès 1941 par le
major Max Knoch. Il crée un réseau d’agents, et Kramer couvre bientôt
toute la France métropolitaine avec l’ambition de l’étendre à l’Afrique
du Nord. Ces agents opèrent en petits groupes, et le numéro de leur
immatriculation est précédé de la lettre K (la première lettre de Kramer).
Parmi eux, certains seront à l’origine d’opérations dévastatrices pour la
Résistance…

« L’ P »
Beaucoup de personnages sont donc en place dans ce qui deviendra
« l’affaire Porto » (nom attribué en référence à cet « excellent vin
portugais », souligne Reile, puisque tout part de ce pays). Folmer, qui va
désormais agir sous l’identité d’Albert Richir, conscient de la difficulté
de sa tâche, a obtenu le concours d’un autre agent en qui il a pleinement
confiance et qu’il désigne sous le nom de « Félix ». Il s’agit en fait de
Léon Jacobs, l’agent F 7109, déjà évoqué dans le cadre d’autres
opérations d’infiltration 12. Mais de nombreux VM entrent aussi en lice…
L’opération, minutieusement préparée, va vite devenir tentaculaire,
au point qu’il est compliqué d’en démêler tous les liens. Si
« l’affaire Porto » prend ses racines du côté du Portugal, les cibles visées
concernent essentiellement, outre l’IS, les organisations « anglo-
gaullistes », et les milieux du renseignement en lien avec Vichy.
Au cours de l’été 1941, le dénommé Gajus, dont il est difficile de
connaître la véritable identité, entre en scène en rencontrant Folmer
(alias « Richir »), avant que ce dernier ne soit mis en contact avec Max
(alias « de Fonseca », en réalité Gessmann). Celui-ci est muni de lettres
de service de l’IS destinées à mettre en confiance quatre chefs de
groupes de résistance. Gajus reste ensuite hors du jeu, car « il ne faut pas
qu’il soit jamais soupçonné d’avoir trahi des membres de la Résistance »,
écrira Reile dans ses mémoires.
Folmer entreprend ensuite de contacter les responsables de la
Résistance qui lui ont été désignés. Ses rencontres sont très fructueuses,
puisqu’elles permettent bientôt à l’agent de l’Abwehr d’obtenir des listes
de membres de ces organisations clandestines imprudemment
communiquées, promettant en échange l’établissement d’une liaison
pour transmettre à Londres des renseignements sur l’armée allemande.
Dans ce genre d’exercice (Funkspiel ou « jeu radio »), il faut doser la
teneur des informations transmises pour ne pas risquer de mettre en péril
les forces d’occupation, tout en les rendant crédibles pour les services
anglais destinataires. À en croire Reile, Folmer gagne progressivement la
confiance de ses interlocuteurs et « en quelques semaines, ils livrèrent
une foule de renseignements qui permirent d’identifier plusieurs
centaines d’autres membres de la Résistance en diverses localités de la
zone occupée ».
Prolongeant dans ses souvenirs le récit de ce jeu subtil – une
jouissance, somme toute, logique pour un maître espion –, Reile se
contente de désigner par des initiales les responsables des organisations
qui ont mordu à l’hameçon. Toutefois, l’un des contacts établis retient
particulièrement l’attention, car il comporte suffisamment d’indications
pour percer cet anonymat et, par conséquent, démontrer l’ampleur de la
pénétration réalisée.

S BCRA

Toujours d’après Reile, Folmer apprend bientôt qu’un chef d’un


groupe clandestin « était entré en contact avec deux amis qui étaient
arrivés d’Angleterre, avec des appareils de radio, et se trouvaient depuis
peu à Paris ou aux environs. Il s’agissait de membres du 2e Bureau du
général de Gaulle. Ils étaient passés d’Espagne dans le midi de la France
pour se mettre en liaison avec Londres et prendre la direction des réseaux
d’espionnage et de sabotage. Ils ne réussiront pas à établir cette liaison,
les appareils s’étant vraisemblablement détériorés au cours du voyage
[…]. Navrés de ne pouvoir remplir leurs missions, ils acceptèrent de
confier leurs appareils à Richir pour qu’il essaye de les faire réparer.
Bien entendu, ils furent remis à des spécialistes de l’Abwehr 13 ».
Le Livre blanc du BCRA (Bureau central de renseignements et
d’action de la France libre, dirigé à Londres par le colonel Passy) nous
fournit les premiers éléments sur ces missions : « C’est d’Espagne que
vont partir les deux missions destinées à devenir les deux plus fécondes
du SR de De Gaulle : la mission Raymond et la mission Lucas. Raymond
[il s’appelle en réalité Gilbert Renault, mais se nommera tour à tour
Rémy, Jean-Luc, Roulier] est un producteur de films. Il avait entrepris en
1939 la réalisation d’un film sur Christophe Colomb. Sitôt l’armistice du
25 juin signé, la société qui a financé l’entreprise lui télégraphie à
Londres de rejoindre l’Espagne pour se remettre au travail. Sa présence
en Espagne sera donc toute naturelle 14. »
Né en 1904, Gilbert Renault (alias « Raymond ») est un homme au
caractère bien trempé, un patriote déterminé et un fervent catholique,
proche de l’Action française, dont le parcours professionnel très varié et
inégal le conduit finalement à se consacrer à la production
cinématographique. Il gagne Londres en juin 1940, et là, il est recruté par
les services du colonel Passy. Disposant de facilités pour passer en
France par l’Espagne, Raymond (qui va s’inscrire dans l’histoire sous le
nom de « colonel Rémy » comme le chef de l’un des plus importants
réseaux baptisé « Confrérie Notre-Dame ») se lance dans cette mission
en même temps que « Lucas ».
Derrière ce dernier pseudonyme, on découvre Pierre Fourcaud, né en
1898 à Petrograd, qui s’est déjà distingué lors de la Première Guerre
mondiale : engagé volontaire pour la durée de la guerre en avril 1916, sa
conduite lui vaut d’être décoré de la croix de guerre avec quatre
citations. Après le conflit, il occupe un poste de directeur technique
d’une importante compagnie pétrolière (Standard Oil), qui lui permet de
développer un certain nombre de relations en France et à l’étranger. C’est
un avantage pour lui, puisque, dans des conditions demeurées assez
mystérieuses, il est aussi utilisé comme agent de renseignement. Agent
trouble ? Fourcaud aurait été lié à des mouvements complotistes
d’extrême droite (à savoir la Cagoule, active durant les années 1930
contre la IIIe République). Parmi ceux qui l’affirment se trouve un de ses
membres, Maurice Duclos – que nous allons aussi retrouver à la tête
d’un autre réseau, le réseau « Saint-Jacques ». Le courage de Fourcaud
n’est, en tout cas, pas en doute : il est mobilisé comme capitaine de
réserve dans l’infanterie lorsque la guerre éclate en 1939, et, blessé en
juin 1940, il est évacué à Sète. Sa destination finale est l’Angleterre, où
ses antécédents militaires, son dynamisme et son autorité lui valent
d’être enrôlé par Passy. Mais cela ne dissipe pas pour autant les
suspicions que nourrissent certains quant au noyautage du BCRA par
d’anciens activistes d’extrême droite…
Parmi les objectifs assignés à Fourcaud et à Raymond, l’un est
primordial pour la Résistance intérieure, qui doit pouvoir disposer de
postes radio pour communiquer avec Londres. C’est une « question plus
complexe qu’elle n’y paraît. […] Les premiers disponibles sont destinés
aux services britanniques, qui ont eux aussi commencé à envoyer des
missions en territoire français. Finalement, l’état-major français obtient
deux postes : l’un destiné à Lucas, nommé “Roméo”, l’autre destiné à
Raymond, nommé “Cyrano” […]. La solution que l’on finit par adopter
est d’envoyer en Espagne deux postes. Le premier, nommé Roméo,
arrive à l’ambassade britannique de Madrid dans le courant de
janvier 1941. Le 16 janvier, Lucas arrive également à Madrid. Le 17, il
part pour la France. Le 26, toujours grâce à la valise de Vichy, le poste
Roméo franchit la frontière et Lucas en prend possession. […] Ces blocs
massifs n’en sont pas moins fragiles. En ouvrant la caisse, Lucas
constate que les transformateurs, mal suspendus, sont cassés et que
l’appareil est inutilisable. Il faudra plus de deux mois pour le remettre en
état et ce n’est qu’au milieu d’avril que Roméo trouvera enfin le contact
avec Londres. Heureusement, durant ces deux mois, Lucas a trouvé le
moyen d’expédier par la Suisse une dizaine de messages et a maintenu le
contact. Cependant, Raymond attend à Madrid son poste 15 ».
Effectivement, ce dernier est « revenu à Madrid le 7 mars, il en repart
le 15, emmenant cette fois « Cyrano ». Mais, en dépit de toutes les
précautions, l’appareil ne résiste pas au voyage et il faudra encore un
mois de réparations et de mise au point avant de réussir le contact avec
Londres le 12 avril 16 ».

L’ ’ F
Cependant, le Livre blanc ne nous donne pas de détails précis sur ces
« réparations ». Raymond (Rémy) écrira dans l’une des dernières
éditions de ses volumineux mémoires qu’il a rencontré « Fourcaud qui
m’apprend que Roméo, arrivé en piteux état, est en réparation chez un
spécialiste de Marseille 17 ». À l’évidence, ce sont donc bien Fourcaud et
Rémy (et leurs mésaventures à propos de leurs radios), « récupérés par
l’Abwehr », que Reile évoque dans son livre – il se garde toutefois bien
de révéler leur identité.
Reile ajoute que Kramer, avec l’aide de Gessmann, incite ce dernier,
grâce à ses attaches avec l’IS, à récupérer postes de radio et codes de
transmission pour les mettre au service de l’Abwehr en France. « Au
cours de l’hiver 1941-1942, peut-on lire dans le rapport établi d’après les
déclarations de Reile faites aux services spéciaux français, l’agent
[Gessmann] remit les postes émetteurs et les codes au Hauptmann
Kramer. Ce dernier les transmit à l’Alst France. Reile donna l’ordre à ses
propres opérateurs d’entrer en communication avec Londres. Il devait
faire comme si un petit groupe de personnes était en possession du poste
et était prêt à envoyer des rapports sur des questions d’espionnage et à
commettre des actes de sabotage. L’intention de l’Abwehr était de
ménager ce contact, dans le but d’être capable, quand l’occasion se
présenterait, de passer de faux renseignements militaires. Au début ne
furent fournies que des informations d’ordre militaire. Bientôt les
Allemands signalèrent qu’ils avaient trouvé quelques hommes sûrs, prêts
à faire du sabotage. Du matériel fut alors réclamé. Il était suggéré qu’il
devait être envoyé par parachutage. Autant que Reile puisse s’en
souvenir, c’est en mai et juin 1942 que l’aviation alliée envoya deux
containers dans la région de Barbizon près de Fontainebleau, dans la
plaine de Chailly 18. »
Mais ce petit jeu – Funkspiel – a ses limites et, bientôt, « les
Allemands espacèrent graduellement les contacts, car Reile avait
l’impression que Londres se méfiait. Ils considéraient donc que la
transmission de faux renseignements risquait d’avoir l’effet contraire de
ce qui était recherché 19 ».

R F
Du côté de la Résistance, Rémy, lui, ne fait pas mystère de la
découverte de l’existence d’Andreas Folmer dans son sillage dès cette
période – et, par conséquent, aux côtés de nombreux membres de
réseaux avec lesquels il est en contact. En effet, il apprend qu’il a été mis
en relation et a rencontré une dénommée « Janine » (en réalité, Jeannine
de Chillaud), et que celle-ci « est la maîtresse d’un agent allemand, Jean
Richir, dit “Albert” » (autrement dit, Folmer). Rémy dit toutefois qu’il
ignorait l’identité de cette femme 20. Il ajoutera des années plus tard à
propos de Folmer : « Luxembourgeois d’état civil, cet individu s’était
mis au service des envahisseurs de sa patrie d’origine qui, usant de son
excellente connaissance de notre langue, l’employait en France avec
mission de s’infiltrer dans nos réseaux. Il accomplit sa détestable
besogne à la pleine satisfaction de ses maîtres jusqu’au jour où il se
retrouva à la prison Saint-Gilles de Bruxelles, sous sa véritable identité
d’André Folmer. Dénué de toute vergogne, il m’écrivit pour me tendre
une main qu’il disait “loyale”, échappant à la peine de mort requise
contre lui du fait de sa nationalité allemande qui avait récompensé son
zèle au service du troisième Reich hitlérien. Je lui fis répondre que je le
tenais pour deux fois traître 21. »
Rémy échappe à l’arrestation, mais il est finalement contraint de
gagner l’Angleterre en juin 1942, emportant d’importants plans de
défenses côtières allemandes de Cherbourg à Honfleur. Son intrépidité
est toutefois liée à sa faculté de « monter des coups, en conjuguant une
inexpérience et une naïveté confondantes », souligne l’historien de la
Résistance Olivier Wieviorka, ajoutant : « Rémy, durant les années
sombres, fut loin de mener une vie d’ascèse. Au mépris des consignes, il
fréquentait les restaurants les plus huppés, dépensant largement les
subsides pourtant comptés de la France libre. Irrité par cet iconoclaste,
qui excédait également Pierre Brossolette, Passy veilla donc à ce que son
légendaire agent ne remette plus les pieds en France à partir de 1943.
Triste épilogue de la saga entamée en 1940 22. » Il lui faudra attendre,
pour qu’il touche à nouveau le sol français, la mise en place de
l’opération Sussex dans le cadre de la préparation et de la réalisation du
débarquement en France par l’état-major du général Eisenhower…
Quant à Fourcaud, fidèle à lui-même, il connaît une série d’aventures
à partir de 1941. Après avoir monté le réseau « Fleurs » – qui devient
ensuite le très important réseau « Brutus » –, il accomplit plusieurs
missions depuis l’Angleterre. Plusieurs fois arrêté, il réussit à chaque fois
à s’évader. De retour en Angleterre, il est affecté à la tête du 1er bataillon
d’infanterie de l’air (BIA). Il se blesse grièvement au cours d’un
entraînement. Rétabli, il se voit confier une mission : superviser la
coordination des maquis de Savoie. Le 19 mai 1944, Pierre Fourcaud est
arrêté à Albertville. Il tente une évasion, mais est blessé de deux balles
de revolver. Prisonnier des Allemands, incarcéré à la prison de
Chambéry, il parvient à s’en évader le 6 août 1944. De retour à Londres,
il revient en France en septembre 1944. Il intègre ensuite le Service de
documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE)…

Des réseaux démantelés par l’Abwehr


« L’affaire Porto » a été une opération tentaculaire qui marque
profondément une grande partie de la Résistance française. Mais
beaucoup de résistants, hélas, ne connaissent pas le même destin que
Pierre Fourcaud. En effet, au cours de l’année 1941, infiltrations,
trahisons ou retournements sont nombreux et touchent des organisations
dont le cloisonnement ne résiste pas aux opérations menées par
l’Abwehr.

L «S -J »

C’est notamment le cas du réseau « Saint-Jacques », animé par


Maurice Duclos. Ce dernier est une haute stature, dans tous les sens du
terme. Très engagé politiquement avant la guerre puisqu’il a milité dans
l’organisation d’extrême droite de la Cagoule, inculpé et incarcéré pour
cela de février à mai 1938, il est mobilisé en 1939. Là, il se distingue
dans les combats de Narvik. De retour en France avec le corps
expéditionnaire français, Duclos combat jusqu’à l’extrême limite, mais
décide de gagner l’Angleterre, à bord d’un bateau de pêche avec
plusieurs camarades, pour ne pas être fait prisonnier. Parmi les premiers
à s’engager dans les Forces françaises libres, il est intégré au sein du
BCRA, et il figure parmi les tout premiers agents envoyés en mission en
France en zone occupée.
Très vite, il recrute et crée le réseau Saint-Jacques. Il participe aussi
avec Gilbert Renault, alias « Rémy », à la formation d’un réseau qui
deviendra la Confrérie Notre-Dame. Après un retour à Londres, il est
parachuté en février 1941 en Dordogne. Mais il se blesse gravement à
l’atterrissage. Son radio, John Mulleman, réussit à gagner Paris, mais il
est bientôt arrêté en mai 1941 par les Allemands en possession de son
poste émetteur. Il est incarcéré à Angers et mis en cellule en compagnie
du radio de d’Estienne d’Orves, Gaessler (que nous avons déjà croisé),
qui a trahi son équipe et travaille désormais pour les Allemands.
Mulleman l’ignore, alors il se confie. Piégé, il est récupéré par l’Abwehr
et accepte de passer à son service en tant que VM. Remis en circulation,
Mulleman contribue à l’arrestation d’un couple, les Lambert, au domicile
duquel il avait repris ses émissions radio. Il est ensuite à l’origine de
quantité d’autres arrestations au sein du réseau.
Une première vague touche plusieurs de ses membres, le 8 août
1941 : Charles Deguy, Marcel Halbout, Lucien Feltesse. Deux mois
après – à l’initiative, semble-t-il, de Folmer –, le PC et la centrale du
réseau de la rue Washington sont anéantis. Les différents échelons du
réseau sont atteints, les sous-réseaux – « Normandie » (Halbout) et
« Jean Boulard » (Feltesse) – sont décimés, de même que le sous-réseau
« Rivière » (Michel Louet, ce dernier parvenant cependant à s’échapper
et à gagner l’Afrique du Nord). Charles Deguy, fusillé au Mont-Valérien
le 29 juillet 1942, connaît un destin tragique, comme son jeune agent de
liaison, Roger Pironneau. Officier de gendarmerie, le commandant Jean
Vérines, une des figures du réseau Saint-Jacques, est arrêté 10 octobre
1941. Transféré en Allemagne, condamné à mort, il est fusillé le
20 octobre 1943 à Cologne.
Mais dans ce terrible guêpier, Maurice Duclos est volontairement
épargné car, auprès de lui, un de ses adjoints n’est autre… qu’Andreas
Folmer. Parvenant à regagner l’Angleterre, il accomplira encore de
nombreuses et périlleuses missions en France.

L «H »
La proximité de tous ces réseaux, qui accentue leur vulnérabilité,
ainsi que le manque d’expérience et de prudence de leurs membres sont
encore fatals au réseau « Hector ». Celui-ci est animé par Alfred
Heurtaux, un as de 1914-1918 au sein de l’escadrille des cigognes.
Devenu après la guerre directeur de la General Motors aux États-Unis
puis chez Renault, ce nationaliste milite comme Duclos au sein des
milieux activistes d’extrême droite – la Cagoule, notamment. Après la
défaite, il semble suivre la ligne pétainiste, puisqu’il est nommé vice-
président de la Légion des combattants instaurée par Vichy. Mais il met à
profit son poste pour agir clandestinement contre l’occupant, dès 1940.
Ses contacts sont multiples. Trop, peut-être.
Le réseau Hector s’implique avec de nombreuses autres
organisations. Parmi les rapprochements – toujours délicats, mais qui
s’expliquent par la nécessité de renforcer l’action clandestine –, citons
celui qui a lieu avec le groupe « Robert » fondé par Robert Guédon.
Officier de tirailleurs sorti de Saint-Cyr, ancien combattant du RIF,
Guédon, en liaison avec les officiers de l’IS à Granville, a rencontré
Henri Frenay qui, avec son « Mouvement de Libération nationale »,
prépare les bases de « Combat ». C’est lui qui oriente Guédon vers
Heurtaux et le réseau Hector, et il entretient aussi des relations avec la
Confrérie-Notre-Dame et le réseau Saint-Jacques… On imagine sans
peine quels ravages Folmer, introduit dans ces milieux clandestins,
s’apprête à opérer avec l’aide d’autres agents.
Un autre personnage important, qui se présente comme un membre
de l’IS, fait alors son entrée : Arthur Bradley Davies. En réalité, c’est un
agent allemand, et Folmer n’omet pas de parler de lui dans ses longues
dépositions d’après guerre. Il est chargé par Reile de chapeauter cet
opérateur radio qui possède plusieurs appareils avec code et qui accepte
de se mettre au service de l’Abwehr. Outre les transmissions qu’il
effectue sous surveillance d’un radio allemand dans le cadre d’un
Funkspiel, Davies dénonce à Reile des membres du réseau Hector, mais
également quelques-uns du réseau « Alliance », avec lequel il est en
contact. Comme pour d’autres organisations, pour Hector, le coup d’arrêt
se produit lorsque l’Abwehr décide d’un coup de filet massif, le
9 octobre 1941, dans le cadre de « l’affaire Porto »…

L’A RSHA « ’O
»

La décision de procéder aux arrestations est motivée en partie par le


changement de climat en France occupée. En effet, l’été 1941 voit se
dérouler les premiers attentats physiques contre les Allemands.
L’aspirant Alfons Moser est tué le 21 août de cette année, à la
station Barbès-Rochechouart. Reile pointe dès lors une série d’attentats
rompant la quiétude qui semblait régner jusqu’alors, surtout dans la
capitale. Le 10 septembre, l’officier de marine Denecke est grièvement
blessé à la station de métro Porte-Dauphine. Peu après, le capitaine
Scheben est tué de deux coups de revolver, boulevard de Strasbourg à
Paris. Le colonel finit par se demander si ces attentats ne sont pas liés
aux groupes que contrôle de moins en moins facilement Folmer/Richir,
car, parmi ces derniers, beaucoup manifestent une certaine impatience,
voire une méfiance face aux consignes qui leur demandent de temporiser
et de ne pas mener d’actions directes autres que le renseignement. La
visite, en août 1941, de Canaris à Paris y est peut-être aussi pour quelque
chose – l’amiral craignant également que ses services puissent avoir
facilité indirectement ces actions violentes. En réalité, le chef de
l’Abwehr et Reile se trompent, et ils s’en apercevront bientôt, car ces
attentats sont le fait de communistes, à l’image de celui perpétré au
métro Barbès par un jeune militant, Pierre Georges, bientôt plus connu
sous le nom de « colonel Fabien »…
Pourtant, sur un plan général, la lutte contre les réseaux
communistes, dès cette seconde moitié de l’année 1941, préoccupe
l’Abwehr. Dans ses mémoires, Oscar Reile soutient que, « dès le début,
l’Abwehr s’était prononcée contre les fusillades d’otages », qui vont
pourtant bientôt constituer une réplique aux attentats commis contre
l’occupant. « De toute évidence, les terroristes qui commettaient ces
lâches attentats, admet-il, étaient des instruments de Moscou. »
D’ailleurs, le territoire français n’est pas le seul concerné. Le
12 décembre, après plusieurs interceptions d’émissions radio, les
Allemands opèrent une descente à Bruxelles, permettant d’établir que
« les messages étaient destinés au service de renseignement soviétique ».
C’est le début d’une vaste opération contre une organisation aux
nombreuses ramifications, baptisée « Orchestre rouge » (Rote Kapelle).
Ainsi, sur plusieurs mois au cours de l’année 1942, une douzaine
d’émetteurs à ondes courtes sont repérés, en France, en Belgique et
même en Hollande. Reile souligne l’efficacité du « capitaine de réserve
Piepe, de l’Abwehr de Bruxelles », qui, devant l’amoncellement de
documents concordants informe de cette situation Berlin et l’amiral
Canaris. Dans ce contexte, « l’Abwehr et le RSHA combinèrent leurs
efforts », mais finalement, « le RSHA prit alors l’affaire complètement à
sa charge 23 ».
Et effectivement, bien vite, ce sont les hommes du Sonderkommando
« Rote Kapelle » qui prennent la main. Son premier chef est le
Kriminalrat Karl Giering, un Berlinois né en août 1890, membre de
l’Amt IV (Abteilung II) du RSHA. Ce policier est placé au cœur de la
lutte contre le PC allemand depuis l’arrivée de Hitler au pouvoir. Son
adjoint, le Kriminalkommissar Heinrich Reiser, est un Badois de cinq ans
plus jeune, précédemment responsable de l’équipe chargée du
communisme au sein du Sipo-SD parisien. C’est lui qui va remplacer
Karl Giering lorsque celui-ci va devoir abandonner ses fonctions pour
cause de maladie au cours de l’été 1943. Cependant, Reiser cède la place
en septembre 1943 à Heinz Pannwitz, un officier de la Gestapo de la
sous-section IV A 2, et prend pour le RSHA le commandement de
l’unité.
Au moins, Reile, que l’on sent quelque peu peiné de voir ce dossier
échapper en partie à l’Abwehr, précise que, parmi les découvertes faites
au cours de l’année 1942, l’une permit de remonter jusqu’au « traître à
un échelon élevé du commandement allemand » : « Ce fut finalement
l’Abwehr qui le trouva. Il s’agissait du capitaine aviateur Schulze-
Boysen, qui avait reçu du service soviétique le pseudonyme de “Coro” et
qui occupait un emploi au ministère de l’Air d’Hermann Goering 24. »
C’est pourtant Horst Kopkow, du SD de Berlin, responsable du contre-
espionnage et du contre-sabotage, au sein de la sous-section IV A 2 du
RSHA, qui procède finalement à l’arrestation de Schulze-Boysen –
lequel sera exécuté le 22 décembre 1942…
Plusieurs arrestations sont opérées en France dans le cadre de ce
dossier. Celle du « Grand Chef », c’est-à-dire Leopold Trepper, dont
l’histoire a donné lieu pendant longtemps à des versions fantaisistes, est
peut-être la plus connue. « La vérité des faits est beaucoup moins
séduisante, estime l’historien Guillaume Bourgeois. Les officiers du
service de renseignement militaire soviétique (GRU) déployés en France
et en Belgique n’ont guère été efficaces et leur grand chef s’est conduit
en dilettante. Arrêté par le Sonderkommando “Rote Kapelle” constitué
pour lutter contre eux, Trepper livra de lui-même les hommes et les
femmes de son réseau. Il affirma plus tard avoir berné les Allemands
[son célèbre Grand Jeu 25] et avoir tout fait pour les sauver, mais c’est là
pure invention. Embourbé dans sa collaboration avec les Allemands, il
leur permit de pénétrer le cœur du dispositif clandestin du PCF. Si près
que le Sonderkommando faillit arrêter Jacques Duclos et décapiter la
résistance communiste 26. »
Du côté de l’Abwehr, on n’est pas étranger à l’arrestation de
plusieurs agents de l’Orchestre rouge en France. Fin 1942, « entre Noël
et le Jour de l’an, note Reile, l’agent Harry qui jouait un grand rôle
important dans le réseau de l’Orchestre rouge en France fut mis sous les
verrous 27 ». Reile oublie de préciser que « Harry », en fait Henri
Robinson, kominternien éprouvé, responsable de l’appareil de
renseignement en France à partir de 1940, a été arrêté le 21 décembre
1942, à la sortie du métro Invalides, conjointement par le
Kriminalkommissar Heinrich Reiser, du RSHA, et le capitaine Piepe, de
l’Abwehr…
Pour le chef de la section III, le réseau d’agents « soviétiques » est
« pratiquement détruit dès la fin décembre 1942 ». Il estime à 800
environ le nombre de membres de l’Orchestre rouge sous les verrous 28.

« L’ P »: …
Sur un plan plus général, c’est à la fin de l’année précédente, en
1941, que les coups portés au sein des autres réseaux et mouvements
clandestins en France ont été particulièrement dévastateurs. Avec
« l’affaire Porto », les Allemands ont recensé près d’un millier de noms
au sein des organisations de résistance, et ils ne peuvent plus les laisser
évoluer sans rien faire.
C’est pourquoi le 9 octobre 1941, Reile convient avec son chef,
Rudolph, de réaliser un coup de filet, qui se poursuit le lendemain. Selon
le responsable de l’Abwehr, « en quelques jours, 962 personnes furent
sous les verrous ; des armes et du matériel de sabotage furent
découverts ». Ce chiffre est corroboré à quelques unités près par une
autre source qui retient environ 900 arrestations – dont 720 en France
occupée 29.
Beaucoup sont suspectés d’appartenir à des réseaux de
renseignement anglo-gaullistes, mais aussi d’être en relation avec des
membres du 2e Bureau de Vichy – les Allemands soulignant que le
gouvernement français a continué officieusement à entretenir un service
de renseignement propre. Sur ces quelque 900 personnes appréhendées,
« près de 250 sont ensuite déportées vers le Reich ». Devant l’ampleur
des arrestations et des dossiers constitués, l’Abwehr et l’OKW s’en
remettent au RSHA, autrement dit à la Gestapo. C’est ainsi que plusieurs
dossiers parviennent aux postes de cette dernière à Düsseldorf ou encore
à Sarrebruck.
Les Allemands ratissent large, trop large même. C’est ce qui
explique, dans « l’affaire Porto », « une fois l’enquête achevée en
Allemagne et l’absence de responsabilité établie, les multiples libérations
des suspects arrêtés puis internés dans les camps et prisons du Reich 30 ».
Il n’empêche que l’on retrouve, parmi les victimes de Folmer,
quelques-uns des contacts que celui-ci a établis, au début notamment,
avec l’un des quatre chefs de groupe de la Résistance et que Reile s’est
contenté de désigner par des initiales. Notamment avec un certain « F…
el 31 », qui ne peut être que Joseph Führel, lequel apparaît dans les
rapports allemands constitués après les arrestations. Le réseau qu’il
animait était en relation avec le réseau Saint-Jacques.
« Les membres du groupe Führel, dont l’enquête est passée sous la
responsabilité de la Stapo 32 de Munster, sont jugés par le Tribunal du
peuple à Cologne le 4 juin 1943 et à Trèves le 30 septembre. Pierre
Cuvillier, Lucien Eyreau et Maurice Ronceray, condamnés à mort, sont
exécutés à Cologne le 31 août. Joseph Führel l’est à son tour le
11 novembre 33. »
Quant aux déportations, quelque 110 personnes arrêtées dans le cadre
de « l’affaire Porto » ne reviendront pas des camps, alors que 34 au
moins ont été exécutées 34.
Mais « l’affaire Porto » a eu d’autres conséquences importantes. En
effet, Reile, soucieux de se donner le beau rôle, rappellera l’intention de
l’Abwehr de remettre en liberté les « moins coupables » et, peut-être,
« d’enrôler » certains d’entre eux. « Malheureusement, écrira-t-il,
le RSHA reprend les choses en main. » Pour cela, il s’appuie sur une
directive dont l’appellation recouvre une sinistre signification : « Nacht
und Nebel » (NN, « Nuit et Brouillard »), qui s’inspire d’une expression
figurant dans le Siegfried de Wagner. Cela concerne un texte signé le
7 décembre 1941 par Wilhelm Keitel, chef d’état-major de l’OKW, qui
ordonne la déportation de tous les ennemis ou opposants du IIIe Reich en
les faisant disparaître sans laisser de traces. « Toutes les personnes
arrêtées dans « l’affaire Porto », précisera Reile, qui n’avaient pas encore
comparu devant une cour martiale, furent déportées hors des régions
occupées et soustraites à l’influence de l’Abwehr 35. » En parallèle,
certaines procédures judiciaires aboutissent devant le redoutable Tribunal
du peuple nazi et se prolongent jusqu’en 1943 au moins…
Un homme, affecté depuis août 1941 à la section III F de l’hôtel
Lutetia comme interprète, a participé à l’interrogatoire des prisonniers et
à l’étude de leur dossier dans le cadre de cette affaire. Il s’agit de
l’adjudant Joseph Placke, qui acquiert ainsi une solide connaissance des
rouages d’une grande partie de la Résistance française. Celui-ci
consolidera ses sources en poursuivant sa carrière en 1943 au sein de la
section IV du SD et sera alors au centre de nombreux autres dossiers. Il
en fera probablement étalage lorsqu’il sera entendu après la guerre par
les services secrets alliés. Heureusement pour lui, un non-lieu, obtenu en
mai 1949, soldera favorablement son compte…
L’ampleur des arrestations et la profondeur de la pénétration de
l’Abwehr au sein de plusieurs organisations de résistance laissent des
traces au sein de ces dernières. En plus d’être affaiblies – quand elles ne
sont pas littéralement décapitées –, elles permettent désormais aux
Allemands de suivre de nouvelles pistes. Dès lors, plusieurs de leurs
membres échappent aux mailles du filet, soit par chance, soit grâce à
leurs capacités à éviter les pièges, soit enfin grâce à la volonté perfide
des agents de l’Abwehr – ou de la Gestapo – de poursuivre leur action
dans leur sillage sans se manifester, afin de démasquer d’autres réseaux
ou mouvements clandestins…
L’ «C »
L’affaire « Continent », quant à elle, concerne essentiellement le
mouvement Combat en zone nord. C’est là qu’il s’est développé, avec
des groupes qui lui étaient rattachés. Dans ses mémoires, Henri Frenay a
retracé les circonstances qui ont présidé, début 1942, à la formation du
comité directeur : « Le 3 janvier, à ma demande, Élisabeth Dussauze a
organisé cette réunion, André Noël, Paul Dussauze, Jacques Dhont, Tony
Ricou, Jeanne Sivadon, Odile Kienlen, Henry Ingrand sont là et aussi
trois hommes que je ne connais pas. Ce sont (de leurs vrais noms)
Jacques Lecompte-Boinet, Charles Le Goalez et François Morin. Robert
Guédon, étant en Normandie, n’a pu se joindre à nous 36. » Après
l’exposé de Frenay sur les raisons d’être et les objectifs de son
mouvement, « le comité directeur de la zone nord est formé. Il sera
dirigé par André Noël et Élisabeth Dussauze. À eux de désigner les
responsables de la propagande, du renseignement et de l’action et de
pousser cette organisation jusqu’à la base en passant par nos groupes
déjà constitués en province 37 ». Mais Frenay ajoutera dans ses
mémoires : « Après cette réunion décisive, je ne reverrai pas mes amis
qui ignoraient comme moi la terrible menace qui déjà pesait sur eux 38. »
La structure clandestine constituée par Combat en zone nord est en
effet victime de l’infiltration de deux sinistres personnages. Le premier
est Jacques Désoubrie. Cet homme à tout faire au service des Allemands
est passé de la GFP à l’Abwehr, puis à la Gestapo – dont nous avons
relaté l’action dévastatrice dans le cadre de l’affaire du Musée de
l’Homme. L’autre est Henri Devillers. Ce dernier est un de ces nombreux
aventuriers engagés dans la spirale infernale de la trahison. Ce prisonnier
des combats de 1940 a retrouvé la liberté grâce à sa femme, qui a pris
contact avec les services de renseignement allemand, et il a fini par
accepter, en retour, de travailler pour ces derniers au cours de l’été 1941.
C’est d’abord le capitaine Schulte, de l’Abwehr de Besançon (une
antenne qui s’est installée en même temps que celle, voisine, de Dijon)
qui l’emploie… Il devient un agent de la section III F sous le
numéro 4954. Pour lui assurer une couverture, les Allemands le font
entrer aux Messageries de la librairie Hachette à Paris, afin de justifier
les nombreux déplacements qu’il effectue entre les deux zones.
Grâce à ces deux hommes, on devine quelle moisson l’Abwehr a pu
faire en ayant connaissance des messages échangés et des contacts
établis. Selon Fabrice Grenard, « l’Abwehr organise du 2 au 6 février
1942, une vaste rafle à Paris, qui décapite totalement l’état-major de
Combat en zone occupée. Au total, 47 personnes sont appréhendées,
parmi lesquelles se trouvent Jeanne Sivadon, Élisabeth et Paul Dussauze,
André Noël, Tony Ricou, René Parodi, ainsi que différents responsables
des groupes qui s’étaient développés 39 ».
Toutefois, ce sont en fait 65 personnes qui sont interpellées dans un
premier temps. Un des groupes rattachés à Combat (le « Bataillon de
France ») est décimé entre mars et avril 1942. Pour l’Abwehr, c’est le
capitaine Schmitz qui a mené les opérations (pour le compte de la
section III F de Paris). Quelques-uns parviennent toutefois à éviter
l’arrestation, comme Robert Guédon. Mais le 9 juin 1942, c’est au tour
d’Henry Ingrand d’être interpellé chez lui par la GFP, ainsi que Pierre
Le Rolland – lequel, conduit au Cherche-Midi, est interrogé quelques
jours après à l’hôtel Cayré (siège du service III F 3), par Schmitz en
personne. Cependant, l’Abwehr ne se charge pas de la suite de la
procédure, puisque les détenus sont transférés en Allemagne. À
Sarrebruck, 45 dossiers sont traités par la Gestapo et 17 membres sont
condamnés à mort.
Le Tribunal du peuple allemand a rendu son verdict sur plusieurs
dossiers. « Le 7 décembre 1943 à la prison de Cologne. Tony Ricou,
André Noël, Paul Dussauze et Édouard Le Gualès de la Villeneuve sont
exécutés le 7 janvier 1944 ; Louis Durand et Adrien Thomas le 24 mars.
Raymond Burgard, professeur au lycée Buffon, résistant du groupe
Valmy lié à Combat, qui avait été condamné le 16 octobre 1943, est
exécuté le 15 juin 1944. De même, le diplomate Paul Petit, également lié
au mouvement, l’est le 26 août 1944. Les femmes condamnées à mort
bénéficient de suspensions d’exécution. Elles sont transférées dans
différentes prisons, à Lübeck, Cottbus ou Jauer dans le cas d’Élisabeth
Dussauze. Marietta Martin-le-Dieu, collaboratrice de Paul Petit, meurt de
maladie en novembre 1944. Du fait de l’abrogation de la
procédure “NN”, à laquelle leurs dossiers avaient été rattachés, ses
camarades finissent pour la plupart par être transférées au camp de
concentration de Ravensbrück. Seuls onze membres de Combat zone
nord déportés dans le Reich en 1942 reviennent en 1945 40. » L’Abwehr
peut toujours prétendre que le sort de ces femmes et de ces hommes
n’était pas de son ressort…
1. Témoignage de Hans Piekenbrock, au procès de Nuremberg, audience du 11 février 1946,
après-midi.
2. Chef de district – « Gau » – dans l’Allemagne nazie.
3. Témoignage produit au procès de Nuremberg, séance du 11 février 1946.
4. Éric Kerjean, Canaris…, op. cit., p. 92.
5. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 98.
6. Ibid., p. 100.
7. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
8. Ibid.
9. Cf. chapitre 2.
10. Paul Paillole, Services spéciaux (1935-1935), Robert Laffont, 1975, p. 57.
11. Ibid.
12. Cf. chapitre 5.
13. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 108.
14. Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin, a été chargé de rédiger avec l’aide de
Stéphane Hessel le Livre blanc du BCRA en 1944. Tout au long de la guerre, le service du
colonel Passy (André Dewavrin) avait été accusé des pires crimes sans pouvoir s’expliquer.
À la Libération, ces attaques s’étaient intensifiées et le général de Gaulle avait donné son
accord pour qu’un Livre blanc du BCRA fût rédigé, afin de défendre l’action de ses services
secrets.
15. Le Livre blanc du BCRA, 1re partie, Archives nationales, édition électronique.
16. Ibid.
17. Colonel Rémy, Le Refus. Mémoires d’un agent secret de la France libre, t. I, Éditions
France-Empire, 1998, p. 130.
18. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
19. Ibid.
20. Colonel Rémy, Le Refus. Mémoires…, op. cit., p. 249.
21. Rémy racontera plus tard qu’il eut l’occasion de rencontrer celui qui porta tant de coups
à la Résistance française : Oscar Reile. Ses propos datent de l’été 1972 : « Je lui révélai que
ma petite centrale avait, pendant un temps, été installée tout près de l’hôtel Lutetia où il
résidait. “Je vous cherchais plus loin !”, me répondit-il avec une nuance de regret, non dénué
de cordialité » (Ibid., p. 240). Il est probable, connaissant le déploiement de l’activité des
gens de l’Abwehr, que la discussion ait tourné autour d’autres sujets, mais Rémy n’en dit
mot. Il manifeste, en revanche, une certaine admiration pour le fair-play de son interlocuteur
et du service de renseignement allemand. À tel point que, lorsque celui-ci fera paraître ses
mémoires en France, il en sera le préfacier en se montrant particulièrement beau joueur vis-
à-vis de l’Abwehr et de son principal responsable.
22. Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance, op. cit., p. 129.
23. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 140-141.
24. Ibid., p. 140-141.
25. Leopold Trepper, Le Grand Jeu, Albin Michel, 1975.
26. Guillaume Bourgeois, La Véritable Histoire de l’Orchestre rouge, Nouveau Monde
éditions, 2015.
27. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 142.
28. Ibid., p. 144.
29. Gaël Eismann, Hôtel Majestic. Ordre et sécurité en France occupée (1940-1944),
Tallandier, 2010. D’après un rapport de l’Abwehr à l’attention du chef de l’OKW le
11 octobre 1941.
30. Thomas Fontaine, Déporter : politique de déportation et répression en France occupée,
1940-1944, thèse d’histoire, université Panthéon-Sorbonne, Paris I, 2013, p. 343.
31. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 102.
32. Gestapo.
33. Thomas Fontaine, Déporter…, op. cit., p. 349.
34. Ibid., p. 350.
35. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 116.
36. Henri Frenay, La nuit finira. Mémoires de résistance, 1940-1945, Michalon, 2006,
p. 203-204.
37. Ibid.
38. Ibid.
39. Fabrice Grenard, La Traque des résistants, Tallandier/Ministère des Armées, 2019,
p. 75.
40. Thomas Fontaine, Déporter…, op. cit., p. 354.
7

Mathilde Carré livre la Résistance


française aux Allemands

Cette nouvelle affaire, dont l’un des protagonistes va inscrire en


bonne place son nom au Panthéon des agents doubles ou triples,
commence le 3 novembre 1941 avec l’arrestation d’un dénommé Robert
Kiffer.

Le réseau « Interallié »
Kiffer, un sergent aviateur de 27 ans, originaire de Meurthe-et-
Moselle, diplômé des Arts et Métiers, a été contacté au début de cette
même année 1941 par un membre d’un réseau de résistance qui se
développe en Normandie. Il a accepté d’en faire partie. Quelques mois
plus tard, il a été dénoncé par un certain Émile Lemeur. Le personnage
n’était pas ce que l’on peut appeler un brillant sujet, mais il avait été
recruté par une certaine « dame Buffet », laquelle appartenait à un réseau
de résistance.
Un jour, dans un café, Lemeur, employé au dépôt de carburant de la
Luftwaffe à Cherbourg, fit donc des révélations, en plein état d’ébriété, à
un caporal allemand attablé avec lui. L’affaire aurait pu en rester là
venant de la part d’un homme paraissant peu crédible, mais elle remonta
néanmoins jusqu’à la GFP de Cherbourg. Un rapport fut alors envoyé à
la section III F de l’Abwehr de Saint-Germain-en-Laye et fut réceptionné
par le Hauptmann Borchers. C’est lui qui se rendit à Cherbourg pour
enquêter. Sur place, il n’y avait que des hommes de la GFP, dont peu
semblaient capables de mener l’affaire. Hormis l’un d’entre eux : un
certain Hugo Bleicher, qui paraissait manifester quelques bonnes
dispositions. Ce choix était le bon et l’Abwehr n’aurait qu’à s’en
féliciter. Mais qui était ce personnage ?

P :H B

Notre homme est né le 9 août 1899 à Tettnang, non loin du lac de


Constance. Après ses études, il travaille comme apprenti puis courrier
dans une banque à Ulm. Mobilisé pendant la guerre de 1914, il est
2e classe, d’abord dans l’infanterie, puis avec une unité de pionniers
spécialisés dans la guerre des gaz. Bleicher est fait prisonnier sur la
Somme, puis il est interné dans un camp de prisonniers anglais près
d’Abbeville. Évadé quatre fois, il ne peut toutefois rejoindre
l’Allemagne. Fin 1919, il est enfin rapatrié à Tettnang. Il monte en grade
et, très doué pour les langues, il travaille en 1921 comme interprète dans
un bureau de contributions indirectes à Mayence, où il occupe un poste à
responsabilités. En 1922, on le retrouve au sein d’une autre entreprise,
l’Afrikanische Handelskompagnie, puis il contribue à la formation d’une
société (Elka), qui fait faillite en 1927. L’année suivante, Bleicher
devient commis principal d’une firme de Hambourg spécialisée dans
l’exportation de produits chimiques…
Sous le régime nazi, cette maison, cataloguée entreprise juive, doit
changer de nom et elle adopte alors un patronyme aryen : Friedrich and
Co. Pour assurer la survivance de la firme, Bleicher adhère au parti nazi.
Les affaires ne sont pas florissantes lorsque, la guerre ayant été déclarée,
en octobre 1939, il souhaite être enrôlé à la censure postale en arguant de
ses connaissances en langues étrangères. Il est finalement affecté à
la GFP (Gruppe 312) de Duisbourg. En mai 1940, en pleine offensive
allemande, son unité se retrouve à La Haye, puis, après la victoire sur la
France, elle est transférée à Paris pour assurer la sécurité d’une partie de
la route sur laquelle le Führer doit faire son entrée triomphale dans la
capitale française. Au mois d’août 1940, Bleicher est envoyé à Caen, en
Normandie.
Dans cette ville, il vit une aventure amoureuse : il rencontre une
certaine Suzanne Laurent, qui tient le bar du Pélican, au 11 de la rue
d’Auge, et qui devient sa maîtresse… Ainsi commence une relation qui
tient autant de l’histoire d’amour que du roman d’espionnage.
Suzanne est née le 2 mars 1914 à Laize-la-Ville, dans le Calvados, au
sein d’une famille aisée de quatre enfants. Elle a fait trois ans de
pensionnat religieux à Caen. Elle se marie vers 1933 et devient veuve
peu de temps après, mais dispose apparemment de suffisamment de
moyens pour acheter un bar. Celui-ci accueille bientôt une clientèle
honorable d’employés, permettant à l’établissement et à sa propriétaire
de vivre aisément. Suzanne est, par ailleurs, à cette époque, la maîtresse
d’un marchand de machines agricoles à Caen, un certain Roger Gauthier.
Mais sa vie bascule lorsque les Allemands entrent dans la ville vers le
15 juin 1940.
Elle ferme son bar pendant deux jours, mais, à sa réouverture, le
18 juin, se présente un Feldwebel, un membre de la GFP locale. Il se
nomme Hugo Bleicher. Il parle un français impeccable. Rapidement, il
vient tous les jours sous le prétexte de donner des leçons d’allemand.
Sans être particulièrement attirant, il possède l’art de séduire. Et le
14 juillet, Suzanne devient sa maîtresse. L’agent s’installe vite chez elle
et y reste jusqu’au 15 septembre. Puis, il se met en civil et part pour
Saint-Lô, mais il vient la chercher de temps en temps. C’est le grand
amour. Quels que soient les sentiments que peut éprouver l’Allemand
(doué pour la dissimulation, il est difficile à cerner), Suzanne, elle, aime
son amant passionnément.
Quand celui-ci part pour Cherbourg en juin 1941 avec tout son
détachement, elle décide de vendre son bar pour aller vivre près de lui, et
en septembre ils s’installent rue du Président-Loubet, à Cherbourg, au
siège de la GFP. Il y a là une petite équipe : le dénommé Wels, un
rouquin, parlant français et anglais ; Willy Jäger ; Rudy Kikelmann ; et,
enfin, un autre Willy, le chauffeur. Tous recueillent de nombreuses
dénonciations faites par des Français. Et Bleicher se met justement sur la
piste d’un réseau qui se nomme « Interallié »…

D :« C »

La création dès 1940 d’une organisation de renseignement franco-


polonaise d’abord appelée « F », puis « F2 », est à l’origine de ce réseau.
Installé à Marseille, le major Zarembski, dirigeant le réseau F, est bientôt
épaulé par un autre officier polonais, le major Korwin-Szymanowski, qui
arrive de Londres avec des instructions et les premiers fonds nécessaires
au fonctionnement de l’organisation. Celle-ci reçoit vite un outil
précieux, qui est encore trop rare à l’époque pour la Résistance : un poste
émetteur avec le code et la procédure de chiffrage. En novembre 1940,
Zarembski charge un autre officier polonais, Roman Czerniawski, de se
rendre en zone occupée pour y établir une antenne. Afin d’étoffer son
équipe, celui-ci a rencontré peu de temps auparavant, à Toulouse, au
restaurant La Frégate, une jeune femme. Petite, la trentaine, un visage
très expressif… Sans être une beauté fatale, elle dégage un charme
certain.
Elle s’appelle Mathilde Lucie Carré. Elle est mariée depuis 1933 à un
ancien militaire devenu enseignant, Maurice Bélard. Mais celui-ci, par la
suite affecté en Syrie, loin du front qui va s’ouvrir en septembre 1939,
n’exerce plus guère de pouvoir d’attraction sur son épouse avide
d’action. La jeune femme rejoint alors Paris, s’enrôle comme infirmière
et, pendant les combats de mai-juin 1940, dans un climat de débâcle
totale, elle porte assistance aux soldats français blessés. La défaite ne la
décourage pas : elle entre en contact avec des membres des services
spéciaux du 2e Bureau français, qui tentent clandestinement de maintenir
une activité contre le vainqueur allemand. Elle ne suit pas de chemin
bien défini lorsque, dans ce restaurant toulousain où elle dîne, elle est
accostée par un homme qui se trouve à une table voisine.
Il s’agit de Roman Czerniawski. La trentaine séduisante d’un officier
très entreprenant, il écoute cette femme lui confier son souhait d’être
utile à son pays. Ils vont se revoir, et peut-être deviendront-ils amants –
bien que Mathilde ait déclaré plus tard n’avoir jamais été sa maîtresse.
En tout cas, ils sont bientôt associés dans le réseau qui a pris pour nom
« Interallié ». Mathilde devient « Micheline » (ou « Victoire »), dépense
sans compter, ne néglige aucun excès, ni aucune extravagance,
notamment vestimentaire : arborant un chapeau rouge et parfois un
manteau de fourrure sombre, il n’est pas rare de la voir accoudée au bar
de l’hôtel des Ambassadeurs à Marseille où les habitués la surnomment
déjà « le chat noir ». Grâce au capitaine Simoneau du 2e Bureau, elle est
initiée aux rudiments de l’espionnage, du langage chiffré, du
décryptage, etc. Elle apprend vite. Czerniawski – qui a adopté le
pseudonyme d’« Armand » – décide alors de lui attribuer le nom de code
sous lequel elle va entrer dans l’histoire : « la Chatte ».
Pendant ce temps, le réseau s’étend. La Chatte y contribue beaucoup
et, début 1941, deux postes émetteurs fonctionnent et transmettent à
Londres des renseignements fort utiles sur l’emplacement des troupes
allemandes et des différents sites stratégiques. L’engrenage aurait pu
fonctionner sans accroc, mais il se grippe à l’automne 1941.
En effet, à cause des bavardages du sieur Lemeur sous le coup de
l’ivresse, l’Abwehr parvient à remonter jusqu’à la dame Buffet, dont
l’amant n’est autre que Robert Kiffer. Celui-ci est donc arrêté alors qu’il
se rendait chez elle à pied, à Cherbourg. Voilà qui offre un bon point de
départ pour Bleicher, à qui l’on a confié le dossier. Il est appelé à
l’antenne de Saint-Germain-en-Laye. Là, il est reçu par le Hauptmann
Borchers, qui le présente au chef de l’Abwehr III F, le major Eschig. On
lui apprend qu’il est muté dans ce service. Cette promotion encourage
Bleicher à poursuivre son entreprise, d’autant que Kiffer parle. Grâce à
lui, il parvient à arrêter, le 15 novembre 1941, « Christian » (alias
« Kleind »), un Polonais connu sous le nom d’Orsival, l’un des
secrétaires de Czerniawski. Cette prise lui permet de découvrir le
quartier général de l’organisation : la villa Léandre, au no 8, en plein
Montmartre, à Paris. Le major Eschig met à la disposition de Bleicher la
GFP de l’hôtel Édouard-VII, rue Royale. La descente s’effectue le
18 novembre 1941 et, ironie du sort : la veille, en ce même lieu, dans
cette petite maison, on a fêté le premier anniversaire du réseau, avec
Armand, sa secrétaire, Renée Borni (alias « Violette »), et deux radios…

T :
Reile est averti de l’opération au petit matin. Le capitaine Borchers,
depuis Saint-Germain-en-Laye, lui apprend les arrestations de
Montmartre : belles prises avec Armand et Renée Borni. Mais le colonel
craint une certaine précipitation de la part de Borchers. Les radios se sont
notamment échappés dans un vacarme qui a même alerté la police
française, alors renvoyée dans ses foyers. En arrivant sur place, Reile
aperçoit un homme en civil, silencieux, effacé, d’environ 40 ans, de taille
moyenne, robuste, avec des yeux brillants : le sergent Hugo Bleicher, à
qui revient le principal mérite de la capture.
Violette, autrement dit Renée Borni, est interrogée immédiatement.
Elle dénonce sans difficulté une certaine Micheline. Elle a quelques
raisons très personnelles de le faire : elle est la maîtresse d’Armand et
Micheline (la Chatte) est une rivale en puissance. Mais mêler espionnage
et sentiments est un jeu dangereux…
À cet instant, la Chatte n’est pas très loin. Elle habite tout près de la
villa Léandre, où viennent d’avoir lieu les arrestations. Rue Lamarck,
elle est hébergée chez un couple membre du réseau : les Lejeune. C’est
là qu’elle se présente, mais elle est prévenue que le quartier grouille
d’Allemands. Elle hésite, tourne dans plusieurs rues, mais finit par se
jeter dans la gueule du loup. On l’embarque dans une voiture où ont déjà
pris place Bleicher… et Renée Borni qui la désigne tout de suite aux
Allemands…
Après un interrogatoire sommaire au siège de la GFP, à l’hôtel
Édouard-VII, elle est incarcérée à la Santé. C’est un moment douloureux
pour la Chatte, qui n’est pas habituée à tant d’inconfort : « La nuit à la
Santé, racontera-t-elle, a été véritablement affreuse, mais je n’ai jamais
pris la décision de parler au cours de ces heures-là ! Cette décision, c’est
Hugo Bleicher qui me l’a imposée dans la journée du lendemain, en me
menaçant de me faire fusiller. On me reproche d’avoir couché avec lui le
soir même… Il n’était pas séduisant… et ses bretelles bleues ! Mais
j’avais désespérément besoin de chaleur humaine, même venant de lui !
C’est à mon avis la seule faute, la lâcheté, que j’ai commise 1. »
On peut diversement apprécier ce témoignage. En effet, ces propos
sont tenus par une personne à l’apparence froide et calculatrice,
intrigante, voire amorale. En vérité, Bleicher entame avec elle de
véritables tournées d’arrestations. Il « la fit sortir de prison
immédiatement et s’installa avec elle, en en faisant sa maîtresse, dans
une villa de Saint-Germain, mise à sa disposition par le major Eschig
[…]. Grâce au travail acharné de Micheline, il leur fut possible de
liquider presque toute l’organisation, le nombre total des arrestations
effectuées par la GFP étant d’environ 90. Le Sonderführer Eckert, alias
“Evans”, était chargé des interrogatoires 2 ». C’est ici qu’apparaît un
nouveau personnage qui va rapidement s’illustrer au sein de l’Abwehr.
Heinz Aloïs Eckert, né le 20 janvier 1907, à Mannheim, se déclarait
avant guerre « commerçant spécialisé dans l’exportation ». Mobilisé en
mai 1939 dans un régiment d’infanterie, il fait la campagne de Pologne
« comme tireur sur un side-car ». En janvier 1940, ses aptitudes pour les
langues le font désigner comme interprète de français, d’anglais et
d’espagnol auprès de la 5e Panzerdivision, et cela jusqu’à la fin de la
campagne de France. Affecté en novembre 1940 comme interprète à la
Kommandantur de Vierzon, il commence à travailler pour l’Abwehr
(dans la section II) en accomplissant « des missions de sécurité
militaire » le long de la ligne de démarcation. Il reste à ce poste jusqu’en
février 1942, mais il est ensuite muté à Saint-Germain-en-Laye, sous
l’autorité du commandant Eschig qui dirige la III F. Il entre désormais de
plain-pied dans des missions de contre-espionnage. Après sa nomination
comme responsable de l’antenne de l’Abwehr de Rouen dans le courant
de l’année 1942, il déclare que « le nombre de mes agents, qui
changeaient souvent, était de 8 à 15 personnes 3 ». Et c’est lui qui
procède aux interrogatoires à la suite des arrestations au sein du réseau
Interallié…

I : B /C

Bleicher exploite à fond le dossier « Interallié ». « Quand Marcel,


l’ancien radio de l’organisation 4, eut été arrêté à son tour, la station radio
recommença à travailler. Marcel fut emmené de Paris à la villa Saint-
Germain. Violette 5, qui était également consentante pour travailler avec
Bleicher, fut aussi installée à la villa, où elle chiffrait et déchiffrait les
radiogrammes échangés avec Londres. » Ce Funkspiel a commencé par
« l’annonce au War Office que la Chatte avait sauvé un des deux
émetteurs du réseau et qu’elle allait essayer d’établir un nouveau
service 6 ».
Elle est « devenue pleinement un agent double. Elle représente un
exceptionnel élément pour les Allemands. N’a-t-elle pas mis en échec les
excellents renseignements envoyés en Angleterre par le réseau de Rémy,
Confrérie Notre-Dame, et par le réseau Alliance, qui avertissaient du
départ de Brest, en direction de l’Allemagne, de trois croiseurs, le
Gneisenau, le Scharnhorst et le Prinz Eugen ? Les Anglais préfèrent
croire Victoire qui leur affirme que les bâtiments, très touchés, sont pour
longtemps incapables de naviguer. Les croiseurs allemands s’enfuient de
Brest sans être attaqués par la Navy. C’est le genre d’erreur que les
Britanniques n’aiment guère avouer et feront payer un jour à Mathilde
Carré 7 ». De son côté, Reile préfère ne pas entrer dans les détails en se
contentant de souligner que « Londres conçut vite de la méfiance et il fut
décidé d’abandonner l’opération ».
En revanche, une autre opération est envisagée avec le responsable
du réseau Interallié. En effet, le colonel Joachim Rohleder, chef de la
section III F, a rapidement saisi l’importance de la capture de
Czerniawski/Armand. L’Abwehr peinant à recruter des agents de valeur
susceptibles de passer en Angleterre, il propose un marché au chef
d’Interallié, lequel est soucieux de protéger les nombreux membres de
son réseau qui ont été arrêtés. Rohleder lui assure que ceux-ci seront
traités comme des prisonniers de guerre. Mais le résistant demande plus :
qu’on lui donne l’assurance que la Pologne retrouvera sa souveraineté à
la fin de la guerre. L’officier de l’Abwehr ne peut évidemment pas tenir
une telle promesse. Toutefois, il joue sur la corde sensible en évoquant
pour la Pologne la menace de la Russie soviétique, expliquant que celle-
ci, plus que l’Allemagne, constitue un ennemi naturel. Sur ces bases se
conclut un accord, ratifié au plus haut niveau par Canaris en mai 1942 :
l’Abwehr va remettre en liberté le Polonais dans une mise en scène
faisant croire à une évasion, il passera en Angleterre et se transformera
ainsi en agent allemand. Le pari est risqué, et Reile, qui supervise avec
Bleicher cette opération, avouera son échec : « De toute évidence, il ne
tint pas son serment de ne mettre aucun tiers au courant de notre contrat.
Selon une vraisemblance touchant à la certitude, il avoua tout à
l’Intelligence Service qui ne voulut pas mettre en danger la vie des
prisonniers et composa des messages ne pouvant causer beaucoup de tort
aux Alliés mais restant intéressants pour les Allemands. En tout cas, il
s’efforça, pendant deux ans, de nous donner l’impression qu’ils étaient
bien envoyés par Armand 8. »
Consciemment ou non, Reile est en dessous de la vérité. Non
seulement Armand a tout révélé aux Anglais, mais en plus il est utilisé
par le comité XX 9, installé depuis début 1941 au siège du MI5, sur Saint
James’s Street, et composé des représentants de l’IS (Air, Naval,
Military), avec pour tâche de manipuler les agents retournés. Ainsi
Czerniawski va-t-il devenir l’agent « Brutus », intégré progressivement
au vaste plan d’intoxication – nom de code Fortitude – destiné à berner
les Allemands sur le lieu et l’heure du débarquement qui doit se dérouler
sur les côtes françaises…
Autre réussite, côté britannique ? L’exploitation à plein du travail de
ceux qui ont permis de percer le secret de la machine Enigma, dont
l’armée allemande s’est massivement dotée pour ses transmissions 10. Le
Service du chiffre, depuis 1939, s’est établi dans le manoir de Bletchley
Park, à 80 kilomètres au nord-ouest de Londres. C’est en ce lieu que
s’effectue le travail de décryptage des services britanniques pendant
toute la durée de la Seconde Guerre mondiale.

Vomécourt et « Autogiro »
Pour l’Abwehr, il semble décidément plus facile d’entreprendre des
actions contre la Résistance française, elle s’y emploie donc à nouveau
très rapidement. De plus, Hugo Bleicher ne veut pas se limiter à la
destruction d’Interallié, et justement, d’autres objectifs se profilent
bientôt. Ainsi, l’une des prochaines cibles est le premier réseau de
résistance installé par le SOE en France…

L C P V

Les opérations menées avec la Chatte ne sont pas terminées. En effet,


en décembre 1941, elle ouvre une nouvelle piste qui, dans le jargon de
l’Abwehr, va constituer les affaires « Nobel 1 » et « Nobel 2 ».
Micheline/la Chatte selon la version donnée par Bleicher, toujours
soucieuse de travailler, en ayant terminé avec l’organisation Interallié,
cherchait de nouvelles victimes. « Par l’un de ses amis, Brault, ancien
homme de loi, […] elle prit contact avec Pierre de Vomécourt (envoyé
spécial de Londres chargé de grouper les organisations françaises et
attaché au War Office), commençant ainsi une nouvelle affaire 11. »
Michel Brault, alias « Jérôme », officier de l’armée de l’air en 1940,
avocat au barreau de Paris, est en 1941 l’un des animateurs du réseau
Interallié. Quant à Vomécourt, dans un rapport qu’il rédige à la fin de la
guerre sur son aventure peu ordinaire, il se présente ainsi : « Je suis
arrivé en France, en parachute, le 11 mai 1941, avec la mission
d’organiser la propagande, le sabotage et de voir les possibilités
éventuelles d’un soulèvement général, basé sur les mouvements de
résistance connus ou inconnus. J’ai donc été le premier agent arrivé en
France pour organiser le travail de la Résistance 12. » Plus précisément,
Pierre de Vomécourt est le premier chef de réseau SOE qui rejoint
l’opérateur radio Georges Bégué, parachuté quelques jours plus tôt.
Arrivé sur le sol français, Vomécourt, sous le nom de guerre de
« Lucas », ne tarde pas à organiser le réseau Autogiro. Mais en
octobre 1941, Bégué est arrêté et, le mois suivant, un second radio,
André Bloch, qui avait été parachuté le 6 septembre précédent, subit le
même sort. « Je me trouvais complètement coupé de l’Angleterre, à bout
de ressources 13 », précise alors l’agent du SOE. Une solution apparaît
lorsque « le 28 décembre 1941, Monsieur Michel Brault, avocat, dit
Miklos, proposa de me faire rencontrer, si cela m’intéressait, le chef du
service de renseignement franco-polonais fonctionnant en zone occupée.
Le premier chef, Armand ou Valentin, polonais, avait été arrêté vers le
17 novembre, mais son adjointe, une femme appelée Micheline, ou
Victoire, qui avait formé avec lui ces services polonais qui avaient fourni
les renseignements de la plus haute importance pour l’Angleterre, avait
regroupé l’organisation et continué le travail ».
C’est ainsi que Vomécourt/Lucas croise sur son chemin la Chatte,
pour le meilleur et pour le pire. Cette dernière, offrant ses services
puisqu’elle a les moyens de transmettre à Londres, informe évidemment
Bleicher, qui saisit l’aubaine. C’est donc sous contrôle allemand que
Lucas va pouvoir reprendre ses émissions. Dans la lignée des grands
films d’espionnage, une rencontre est organisée par la Chatte entre,
d’une part, Vomécourt et Benjamin Cowburn (agent du SOE qui a
effectué plusieurs missions en France), et, d’autre part, celui que
Micheline/la Chatte présente sous le nom de Jean Castel, un Belge
dévoué à la Résistance. Celui-ci est en fait Hugo Bleicher qui, comme
tout agent des services secrets qui se respecte, utilise de nombreuses
fausses identités 14.
Lucas est pleinement satisfait et constate la régularité des échanges
avec Londres : « Je pus faire le nécessaire pour obtenir des fonds en zone
occupée et commencer à organiser mon voyage de retour en Angleterre.
L’avion qui devait me prendre, début janvier, en fut empêché par le
mauvais temps. Tous mes télégrammes passaient par Victoire/la Chatte
car on n’avait pas encore été à même de me renvoyer un radio 15. »
Pour Bleicher, Lucas faisait totalement confiance à Micheline. « Il lui
suggéra qu’ils travaillent ensemble et, lorsqu’elle y consentit, ils louèrent
un bureau au Lido où Micheline fit la connaissance des principaux
collaborateurs de Lucas, en février/mars 1942 : son adjoint Roger [Roger
Cottin] et le secrétaire Wolters [Léon Wolters] 16. »

L C : ?

Cependant, Lucas commence à avoir quelques soupçons à la mi-


janvier 1942. La tentative d’arrestation de Brault, un message de Londres
communiqué tardivement (et qui lui fait manquer une réception), ainsi
que quelques questions maladroitement posées par la Chatte… voilà qui
convainc Lucas de cuisiner cette dernière. « Je l’emmenai chez moi sous
prétexte de préparer un nouveau code et l’interrogeai de près […]. Au
bout d’un interrogatoire très court, Victoire me raconta l’histoire
suivante 17. »
D’après elle, les Allemands lui auraient déclaré : « Vous n’avez plus
le choix que de travailler avec nous. En effet, les agents que nous venons
d’arrêter vont dire que c’est vous qui les avez trahis et, quoi que vous
fassiez, vous êtes maintenant compromise. Nous vous offrons tout
l’argent que vous voulez et tout le confort, robes, appartement
chauffé, etc. 18. » La Chatte affirme qu’elle refusa, mais les Allemands
auraient insisté : « Inutile de lutter contre nous, nous sommes trop forts
pour vous ; vous êtes une femme intelligente, vous devez le comprendre.
Vous êtes compromise 19. » Toujours d’après ses dires, après un instant de
réflexion, elle aurait accepté de travailler pour eux, se réservant de se
venger au moment opportun. Évidemment, elle s’était bien gardée
d’ajouter qu’elle avait fini rapidement dans le lit de Bleicher...
C’est une belle histoire comme elle sait si bien les raconter : la
version d’une femme piégée contrainte de trahir. Pour l’agent du SOE,
désormais, il n’y a que deux possibilités : éliminer physiquement la
Chatte ou bien lui proposer de se racheter. Il choisit finalement cette
dernière solution, d’ailleurs acceptée rapidement par celle qui devient
ainsi un agent triple, avec tous les risques que cela peut comporter…
À cela s’ajoute une difficulté : faire entrer dans son jeu Hugo
Bleicher, d’autant qu’il faut lui faire avaliser le projet du retour de Lucas
en Angleterre… accompagné de la Chatte. L’Allemand, après un temps
de réflexion puis avec l’accord de ses supérieurs, donne son feu vert.
L’organisation du départ pour l’Angleterre donne lieu à des épisodes
mouvementés, et cela sous la surveillance des Allemands ! Ainsi, début
février 1942, la Chatte tombe à l’eau et manque de se noyer après avoir
embarqué sur une mer très agitée. La vedette rapide anglaise remet alors
le cap sur l’Angleterre sans ses passagers. Ce n’est que dans la nuit du 26
au 27 février 1942 que les deux agents, toujours suivis de près par les
hommes de Bleicher, passent enfin de l’autre côté de la Manche.
Sitôt arrivé, Vomécourt informe immédiatement les autorités
anglaises. Reprenant les éléments décrits dans les mémoires de la Chatte,
il écrira par la suite : « J’ajouterai que l’attitude de Mathilde Carré a
certainement été influencée par notre volonté de réussir coûte que coûte.
Elle savait aussi que même si nous étions arrêtés, Londres recevrait tôt
ou tard le message envoyé par mon frère 20. » Vomécourt a en effet pris
certaines précautions avant de gagner l’Angleterre, notamment en
avertissant son frère du rôle joué par la Chatte et en le chargeant d’en
aviser Londres. « Elle avait donc tout intérêt, poursuivra Vomécourt, à
jouer le jeu à fond pendant les trois semaines qui se sont écoulées entre
sa confession et l’embarquement. Quelles que soient les raisons qui l’ont
poussée à servir à nouveau la cause alliée, il est certain qu’elle
s’attendait à être reçue à Londres comme un personnage important. Elle
se prenait pour la plus grande espionne du siècle. En fait, elle se trouva
incarcérée dans une prison anglaise 21. »
Celle qui est redevenue Mathilde Carré est en effet incarcérée à la
prison de Holloway. En juin 1945, Scotland Yard la rend aux autorités
françaises. Elle a désormais tout à redouter d’un procès pour trahison…
Au moins l’un des protagonistes de cette affaire jouit-il pleinement de
son déroulement. Courant avril 1942, Bleicher quitte l’appartement de la
rue de la Faisanderie qu’il occupait pour s’installer avec sa fidèle
maîtresse, Suzanne Laurent, dans un appartement du 31 bis boulevard
Suchet. Après quoi, une permission donne l’occasion au couple de passer
quelques jours de détente à Hambourg. Avant de se remettre, plus que
jamais, au travail…

B V

L’histoire de Pierre de Vomécourt n’est pas encore terminée. Il insiste


en mars 1942 pour retourner en France et, même s’il porte désormais un
nouveau nom, « Sylvain », l’entreprise est risquée. En effet, son identité
est grillée et, dès son retour sur le sol français, le 1er avril 1942, il se
retrouve complètement isolé. Il ne lui est plus guère possible de sauver
les restes de son réseau, Autogiro. Pour communiquer avec Londres, il a
recours à une liaison radio établie à Lyon par Virginia Hall, intrépide
agent du SOE, qui transmet des rapports émanant des chefs de la
Résistance française, mais sert aussi de point d’appui à des agents de
passage ou en difficulté. Recrutée en 1941 par Nicolas Bodington, de la
section française du SOE, elle agit sous le couvert d’une correspondante
américaine du New York Post, d’abord à Vichy, ensuite à Lyon. Là, sous
le nom de code de « Germaine », elle anime le réseau « Heckler ».
Malheureusement, un des hommes chargés de la transmission des
messages se fait arrêter lors d’un contrôle effectué à la ligne de
démarcation. Il est porteur d’une note manuscrite de Sylvain et, une fois
le document communiqué à l’Abwehr, Bleicher reconnaît l’écriture de
Lucas. L’officier allemand comprend alors que ce dernier « est rentré à
Paris sans le prévenir ». Ainsi, il décide de mobiliser pour cette affaire
des hommes qu’il a arrêtés et, dans cet exercice, Bleicher possède de
l’expérience. « Il appela immédiatement son agent Jouffret, dit “Claude”,
et par lui organisa un rendez-vous avec Wolters, secrétaire de Lucas. Cet
homme, arrêté au bureau du Lido, promit de livrer Lucas à condition
d’avoir la liberté immédiate et aucune poursuite ultérieure à craindre.
Vingt-quatre heures plus tard, Vomécourt, son adjoint Roger, furent
arrêtés, ensemble, avec Wolters dans un café, ce dernier uniquement pour
sauver les apparences 22. »
Claude Jouffret est l’un des résistants appréhendés en
novembre 1941. Il a été libéré à la demande de la Chatte par Bleicher,
puis est devenu VM. Même cas de figure pour Wolters qui a accepté,
moyennant certaines assurances, de livrer Vomécourt, lequel est
désormais entre les mains de Bleicher. Selon la version de ce dernier,
« pendant son interrogatoire, en échange de la promesse de Bleicher de
considérer et de traiter tous ceux qui avaient été arrêtés en prisonniers de
guerre, Lucas dénonça, après s’être entendu avec Roger, tous les
membres de l’organisation qui, à leur tour, furent arrêtés par la GFP ».
Bleicher « croit se souvenir qu’il y avait à peu près 20 personnes »
concernées par les arrestations 23. Mais à la fin de la guerre Vomécourt
dut donner sa version des faits : « Le 2 mai environ, Bleicher revint à la
charge et alors me promit la vie sauve comme pour tous ceux qu’il avait
arrêtés si je lui donnais la liste des membres de mon organisation. Je lui
répondis que ce n’était guère la peine car il valait mieux souvent être
fusillé que de crever dans des camps de travaux forcés. Il me dit qu’il
promettait à tout le monde le traitement de prisonniers de guerre 24. »
B : ?

Toutefois, Bleicher accepte de laisser Vomécourt consulter son


adjoint, Cottin (alias « Roger »). « Nous dressâmes ensemble rapidement
la liste des gens connus de la Gestapo dont nous pouvions parler et nous
mîmes d’accord très rapidement sur ce que nous dirions d’eux. Nous
préparâmes en quelque dix minutes le schéma de nos réponses aux
interrogatoires qui suivraient. Roger était d’accord avec moi et pensait
que c’était une chose à faire, car nous ne pensions pas réussir à les berner
très longtemps mais assez pour nous sauver la vie et peut-être faire
relâcher bon nombre de nos amis. Nous fîmes tout de suite une liste de
gens de notre affaire, ne mentionnant que ceux connus de la Gestapo et
tous ceux de cette liste devaient bénéficier du traitement “prisonnier de
guerre” 25. »
Vomécourt mais aussi Benjamin Cowburn affirmeront que l’agent de
l’Abwehr n’apprit la trahison de la Chatte qu’à la Libération. Cowburn
déclarera : « Je n’ai vu Bleicher qu’une fois, et cela par hasard. C’était
après la guerre en 1947. Cités tous deux comme témoins à un procès,
nous nous trouvions dans la salle d’attente où il me fut désigné. Je
l’abordai et lui révélai que j’étais “Benoît”. Il me demanda
textuellement : “Dites-moi, je vous en prie, est-il vrai que la Chatte me
doublait ?” Lorsque je lui en donnai l’assurance, il parut effondré 26. »
Dans sa version – non publiée – aux services secrets alliés, Bleicher
déclarera pourtant tout autre chose, peut-être pour masquer l’échec qu’il
avait subi : « Micheline n’avait aucune mission spéciale pour Londres, le
but principal de ce voyage était d’affaiblir sa position ainsi que celle de
Lucas vis-à-vis du 2e Bureau français avec lequel Micheline avait de
bonnes relations […]. Bleicher qui pensait s’être assez sacrifié en vivant
avec Micheline [sic], désirait s’en débarrasser 27. »
Une chose paraît certaine : à quelques exceptions près, la plupart des
membres d’Autogiro ont été arrêtés et le réseau a cessé d’exister 28. La
succession des opérations qui ont été menées à partir de 1941 est
caractéristique du travail de sape effectué par l’Abwehr. Comme Hugo
Bleicher, beaucoup d’agents ont pleinement exploité l’accumulation
d’éléments réunis après le démantèlement de plusieurs formations
clandestines, d’autant que cela fut renforcé par le retournement ou la
trahison d’un certain nombre de leurs membres.
Mais, malgré les pertes cruelles dans ses rangs, la Résistance
française eut la faculté, tel un phénix, de renaître de ses cendres. Cela
conduisit le service de renseignement allemand à poursuivre ses efforts,
tandis qu’il avait par ailleurs un autre combat à livrer face aux services
secrets alliés, anglais en particulier. La guerre s’étendit alors sur de
multiples théâtres d’opérations, et les Allemands, à partir de 1942, se
devaient de percer les intentions de l’adversaire qui reprenait
progressivement l’avantage sur le terrain. Or le rapport de force n’allait
pas basculer en faveur de l’Abwehr…
1. « La réponse de la Chatte », propos de Mathilde Carré, Historia, hors-série, no 26, 1972.
2. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
3. Extrait de l’audition de Heinz Eckert devant la direction criminelle du Land de Hesse en
date du 14 novembre 1965.
4. Francis Tabet.
5. Renée Borni.
6. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
7. Michèle Cointet, Les Françaises dans la guerre et l’Occupation, Fayard, 2018.
8. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 135.
9. Le Twenty Committee, ou XX Committee, encore appelé « Double Cross ».
Littéralement, Double Cross signifie « Double Croix », rapidement simplifié en « XX » dans
les dossiers. Mais to double cross, en anglais, a le sens de « duper, leurrer »…
10. Cf. notre chapitre 2 (« Hans-Thilo Schmidt : une aubaine pour la France ») sur l’origine
des informations concernant Enigma. Sur Enigma : « Le renseignement au cœur de la
Seconde Guerre mondiale », Études géostratégiques, 17 janvier 2013.
https://etudesgeostrategiques.com/
11. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
12. Les citations concernant Vomécourt émanent d’un « Compte rendu de Pierre de
Vomécourt sur ses arrestations et les événements qu’il est nécessaire de connaître pour
l’appréciation du rôle joué par les différentes personnes impliquées », en date du 14 mai
1945 (16 pages), contenu dans le dossier d’Hugo Bleicher (archives du Service historique de
la Défense, cote GR 28 P 9 1782). Figure également une « Mise au point concernant les
mémoires de la Chatte rédigée après la parution de ces derniers » (Archives nationales, 72
AJ/ 35, 72 AJ/ 89).
13. « Compte rendu de Pierre de Vomécourt sur ses arrestations et les événements qu’il est
nécessaire de connaître pour l’appréciation du rôle joué par les différentes personnes
impliquées », en date du 14 mai 1945, (16 pages), contenu dans le dossier d’Hugo Bleicher
(archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 1782).
14. Jusqu’en mai 1942, il sera ainsi « Jean Castel ». Cette carte d’identité lui avait été
délivrée par le commissariat central de Cherbourg au bureau de la place Napoléon. « Elle fut
faite alors que j’étais encore au GFP 312, précisera Bleicher, c’est-à-dire pendant l’été 1941.
Jean Castel était le nom d’un des amis de Suzanne/la maîtresse de Bleicher/prisonnier de
guerre, évadé en 1943, date à laquelle je fis sa connaissance à Paris… » (archives du Service
historique de la Défense, cote GR 28 P 9 1782).
15. « Compte rendu de Pierre de Vomécourt sur ses arrestations et les événements qu’il est
nécessaire de connaître pour l’appréciation du rôle joué par les différentes personnes
impliquées », en date du 14 mai 1945, (16 pages), contenu dans le dossier d’Hugo Bleicher
(archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 1782).
16. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
17. « Compte rendu de Pierre de Vomécourt sur ses arrestations et les événements qu’il est
nécessaire de connaître pour l’appréciation du rôle joué par les différentes personnes
impliquées », en date du 14 mai 1945 (16 pages), contenu dans le dossier d’Hugo Bleicher
(archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 1782).
18. Ibid.
19. Ibid.
20. « Mise au point concernant les mémoires de la Chatte rédigée après la parution de ces
derniers » (Archives nationales, 72 AJ/ 35, 72 AJ/ 89).
21. Ibid.
22. D’après le récit d’Hugo Bleicher (son dossier, archives du Service historique de la
Défense, cote GR 28 P 9 1782).
23. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
24. « Compte rendu de Pierre de Vomécourt sur ses arrestations et les événements qu’il est
nécessaire de connaître pour l’appréciation du rôle joué par les différentes personnes
impliquées ». Également une « Mise au point concernant les mémoires de la Chatte rédigée
après la parution de ces derniers » (Archives nationales, 72 AJ/ 35, 72 AJ/ 89).
25. Ibid.
26. Déclaration de Benjamin Cowburn, dossier du réseau Buckmaster, archives du Comité
d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, 72 AJ/ 39.
27. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
28. Vomécourt sera incarcéré à Fresnes puis transféré en Allemagne, dans la forteresse de
Colditz, lieu d’internement pour de nombreux officiers alliés prisonniers considérés contre
récalcitrants. Il sera libéré en avril 1945. Ce régime spécial sera également appliqué à
d’autres membres du réseau Autogiro, comme George Abbott, Noël Burdeyron, le comte
Jean-Paul Marie du Puy, Gustave Redding, tous libérés en avril 1945. Cottin, l’adjoint de
Vomécourt, sera, lui, détenu à Fresnes, puis transféré au Stalag 5A et à l’Oflag 10C de
Lübeck. Il y restera jusqu’à la fin de la guerre et sera rapatrié. André Bloch, l’un des radios
d’Autogiro, arrêté dans des circonstances différentes, sera en revanche condamné à mort par
une cour martiale, puis fusillé au Mont-Valérien le 11 février 1942… D’après Philippe
Valode, On les appelait les Résistants. Grandes figures de la lutte antinazie (1940-1944),
L’Archipel, 2022, p. 302.
8

1942 : quand les services secrets


de l’état-major allemand perdent leur
puissance

L’année 1942 se présente comme un tournant dans le conflit devenu


mondial depuis l’entrée en guerre des États-Unis au mois de
décembre 1941. La relance de l’offensive allemande en Russie après
l’échec devant Moscou l’hiver précédent et la poursuite de la « guerre du
désert » retiennent l’attention. Mais une question reste désormais en
suspens : les Alliés vont-ils ouvrir un nouveau front ? La deuxième
conférence de Moscou, d’août 1942 – où se retrouvent Staline, Churchill
et l’ambassadeur américain Harriman – permet en effet de s’accorder sur
l’ouverture d’un front en Afrique du Nord. Le but est de renforcer la lutte
contre les forces allemandes dans cette région tout en constituant un
tremplin pour de futures opérations en Europe par le sud, facilitant ainsi
l’ouverture d’un autre front à l’ouest pour soulager l’armée soviétique
qui supporte l’essentiel de l’effort militaire. L’Abwehr doit donc percer
les intentions des Alliés. Mais à ce moment-là, son chef, Wilhelm
Canaris, a d’autres préoccupations…
Le service de Canaris dans l’œil
du cyclone
En effet, au printemps 1942, la relation ambiguë entre le chef de
l’Abwehr et celui qui dirige toutes les polices allemandes (le RSHA),
Reinhard Heydrich, dans un climat où se mêlent rivalité, ambition et
suspicion, a abouti, au terme d’échanges assez tendus, à l’établissement
de nouvelles règles concernant les compétences respectives de leurs
organisations. « Les “Principes fondamentaux” signés au printemps
1942, estime l’un des biographes de Canaris, époque où sont sortis de
terre nombre de camps de concentration, ont lié Heydrich et Canaris dans
la politique d’extermination des Juifs par Hitler 1. »
De fait, à la suite de l’accord signé entre la Wehrmacht et le RSHA et
ratifié par Heydrich et Canaris le 1er mars 1942, il ressort que, dans le
processus d’extermination à l’Est, la SS et la police doivent désormais
« recevoir l’appui de la structure administrative militaire ». Cela
implique l’intégration de toutes les organisations militaires allemandes,
dont l’Abwehr, dans « l’appareil de destruction » par « l’échange
d’informations sur le terrain », avec cette obligation : que « les
renseignements et rapports susceptibles d’entraîner des activités
exécutives [soient] transmis immédiatement aux bureaux compétents de
2
la Police de sécurité et du SD ». Pour Éric Kerjean, « l’œuvre commune
de Heydrich et de Canaris, à savoir le renouveau de la coopération de
leurs services, d’une part, et celle, désormais officielle, de l’Abwehr avec
les Einsatzgruppen et les Einsatzkommando, d’autre part, fut le dernier
apport du premier à la résolution de la question juive. Pour le chef du
RSHA et celui de l’Abwehr, ce fut l’aboutissement ultime de l’amicitia
3
inter pares, l’amitié entre pairs ».
L’auteur évoque un « aboutissement ultime » car, peu après ces
accords, Canaris sera l’un des derniers dignitaires du Reich à voir
Reinhard Heydrich vivant. Ce dernier a invité le chef de l’Abwehr et son
épouse au printemps 1942 dans son château de Breschan, à Prague (la
vaste résidence qu’il occupait dans le cadre de ses fonctions à la tête du
protectorat de Bohême-Moravie 4). Peu de temps après ce séjour, le
27 mai 1942, le chef du RSHA est la cible d’un attentat – il meurt le
4 juin suivant –, organisé par deux Tchèques parachutés depuis Londres :
Jozef Gabcik et Jan Kubis.
Avec cette disparition, Canaris bénéficie désormais d’un répit – qu’il
devine court – dans la lutte que lui livre la SS désirant absorber
l’Abwehr, dont la position est affaiblie. Au cours de l’année 1943, les
rangs s’éclaircissent dans l’entourage de Canaris, au sein du cercle des
opposants au nazisme, parmi les membres de l’Abwehr. Ainsi, le 5 avril,
Hans von Dohnanyi est arrêté par la Gestapo. Intégré à l’Abwehr peu de
temps avant la Seconde Guerre mondiale par Hans Oster, il a participé
notamment en février 1943 à un attentat contre Hitler en déposant une
bombe, qui n’a pas explosé, dans l’avion qui transportait le dictateur à
Smolensk. Toujours en avril 1943, le pasteur luthérien Dietrich
Bonhoeffer, membre influent de l’Église confessante, qui a noué des
contacts étroits avec Canaris, est arrêté à son tour. À la même date, Hans
Oster, un des adjoints proches du chef de l’Abwehr, est suspendu de ses
fonctions, avant de connaître, en 1944, comme les autres opposants, le
transfert en camp et l’exécution.
Pire, il y a ceux qui auraient « trahi », comme Paul Thümmel, un
membre de l’Abwehr de Brême, devenu l’agent A-54, qui a été
appréhendé en mars 1942 sur ordre de Heydrich. Depuis 1936, celui-ci
était un informateur de premier ordre des services secrets
tchécoslovaques, et indirectement du MI6 britannique. Il livra, jusqu’en
1941, des documents de première main sur les objectifs de guerre de
Hitler, qui n’ont malheureusement pas été appréciés à leur juste valeur
par les démocraties occidentales…

É D ,
A ?
Mais revenons sur les théâtres d’opérations à l’été 1942, dont certains
s’ouvrirent à l’initiative des Alliés. L’opération Jubilee, par exemple,
avait pour objectif le port de Dieppe. C’était une sorte de test, car il
n’était pas encore possible d’envisager un débarquement de grande
envergure pour la libération de la France. Ainsi, le 19 août 1942, environ
250 bâtiments de guerre britanniques acheminèrent des troupes
constituées pour l’essentiel de soldats canadiens.
L’opération était surtout conçue comme un raid : il s’agissait
notamment de détruire des positions d’artillerie importantes, un radar et
un aérodrome. Il était prévu de réembarquer les hommes avec
éventuellement des prisonniers allemands. Toutefois, le débarquement se
déroula fort mal : les défenseurs du secteur dieppois infligèrent de
lourdes pertes aux assaillants (sur les 6 086 soldats alliés engagés,
4 397 furent portés disparus, faits prisonniers, blessés ou tués, et, parmi
eux, se trouvaient 907 soldats canadiens et 550 britanniques). Pourquoi
un tel fiasco allié ?
Tout simplement parce que l’Abwehr était parvenue à percer les
intentions de l’adversaire grâce à deux de ses agents français passés à
son service : un certain André Lemoin, « peintre français de marine »,
dont le nom de code était « Moineau » ; mais aussi Robert Kiffer,
l’ancien membre du réseau Interallié récemment décimé 5, et qui, depuis
février 1942, avait officiellement été enrôlé par Hugo Bleicher sous le
matricule F 7172. On constate ainsi les effets dévastateurs provoqués par
l’action de ces résistants retournés et efficacement « réemployés ». En
effet, ces deux hommes étaient parvenus à entrer en contact avec une
certaine Jeannette Dumoulins, membre d’un réseau gaulliste, qui les
avait orientés vers une source d’information de la Résistance : « Un
officier de l’Organisation Todt, organisme paramilitaire groupant des
ingénieurs et des ouvriers des travaux publics. Cet officier, qui avait un
poste important, était un fervent antinazi. Il fournissait à Londres, par
l’intermédiaire du réseau, des informations sur les docks de Dieppe, les
installations, les fortifications, la position des batteries côtières et la
situation des unités allemandes 6. » Bleicher chargea l’un de ses agents,
parmi les plus efficaces au sein de l’Abwehr, Heinz Eckert 7, de jouer les
intermédiaires, en se faisant passer, sous le nom d’Evans, pour un agent
anglais. À partir de là, Eckert prit connaissance d’un message (« Georges
embrassera bientôt Jeannette »), diffusé par Londres, indiquant
l’imminence d’une opération de débarquement, alors que quantité
d’informations avaient été demandées sur Dieppe et sa région. Voilà qui
permit aux forces d’occupation de se mettre en état d’alerte sur le secteur
et qui contribua à faire échouer l’opération Jubilee…

O A N !

À la fin de l’été 1942, les Allemands, dont la propagande exploite à


fond cet épisode malheureux pour les Alliés, savent néanmoins que ces
derniers ne vont pas en rester là. Mais quel sera le prochain objectif qui,
cette fois, pourra permettre l’ouverture d’un second front à l’Ouest ? Les
pistes sont nombreuses, mais l’agitation maritime constatée en
Méditerranée au cours de cette année 1942 fait se resserrer le faisceau
d’hypothèses. Pour tromper les Allemands, on met à contribution les
postes du contre-espionnage français d’Alger et de Rabat qui travaillent
avec le diplomate américain Robert Murphy. Celui-ci dispose d’agents
du tout nouveau service secret américain, l’OSS, installés à Tanger, à
Alger, à Casablanca, à Oran, et à Tunis, qui mènent des opérations de
« deception 8 » envers les membres de l’Abwehr, en particulier ceux qui
agissent au sein des commissions d’armistice. Pour masquer les
préparatifs du débarquement en Afrique, il faut orienter les Allemands
vers d’autres lieux, comme Dakar ou l’Afrique-Occidentale française.
Dans ce jeu, l’Abwehr éprouve beaucoup de difficultés à implanter des
agents capables de fournir des renseignements crédibles, bien qu’elle ne
ménage pas ses efforts…
En effet, il existe à Berlin des émissions spéciales en langue arabe
diffusées par Radio-Zessen. À Paris, l’Abwehr a installé un centre de
propagande sur les Champs-Élysées alors qu’existe parallèlement à
l’état-major de l’hôtel Majestic une section musulmane animée par des
spécialistes allemands de l’Islam 9. Sur le terrain, le pourcentage de
réussite semble faible malgré « l’intérêt que portait l’Abwehr à l’Afrique
du Nord, lorsqu’on saura que, pour le seul territoire marocain, plus de
600 agents allemands furent arrêtés en 1941. Même après le
débarquement allié de novembre 1942, l’effort ne se ralentit pas puisque,
en 1943, quelque 750 arrestations sont opérées au Maroc et plus
de 800 en Algérie. Notre contre-espionnage, soulignera un agent français
des services secrets, constatait cependant que les chefs de cet immense
troupeau demeuraient prudemment tapis en France occupée. Ils opéraient
aussi à partir de la Kriegsorganisation de Madrid, commandés par le
colonel Ernst Hildebrand, et de ses postes avancés de Tanger et de
Tétouan, en zone espagnole du Maroc, où ils bénéficiaient de l’aide
effective du SR espagnol 10 ».
Parmi les postes allemands très actifs, citons celui de Dijon, dont les
zones de compétence sont très larges et comportent notamment l’Afrique
française du Nord (AFN). La section I, celle du service de
renseignements, est dirigée par le lieutenant-colonel Hildebrand
jusqu’en 1943. L’envoi ou les tentatives d’envois d’agents en AFN
passent par lui. Il entretient des contacts « avec Madrid, Barcelone,
Séville, le chef du SRA de Tétouan. Il effectue dès le début 1942 de
fréquents voyages en Espagne et au Maroc espagnol. La plupart de ses
agents sont des Arabes qui expédient leurs messages par encre
sympathique à des boîtes aux lettres en Espagne. Certains auraient utilisé
des postes radio. À partir d’avril 1942, Recke, chef du SRA au Maroc
espagnol, passa un certain nombre de ses agents 11 ».
Mais c’est peut-être au plus haut niveau que les Allemands peuvent
recueillir de très importantes informations. « Selon le témoignage du
major Seubert 12, le sultan [du Maroc] lui-même aurait renseigné de
longue date les Allemands, leur révélant notamment en septembre et
octobre 1942, par l’intermédiaire du grand mufti, l’imminence du
débarquement américain. Il aurait demandé en janvier 1943 l’appui
immédiat de l’Axe 13. »
L’ T ,
A

L’amiral Canaris se sert sans doute de certains de ces éléments pour


tenter de convaincre Hitler. Un témoignage, postérieur à la guerre, émane
du chef du poste de l’Abwehr à Madrid, Wilhelm Leissner : « Je
connaissais l’imminence du débarquement en Afrique et j’avertis Berlin.
Je prévins également le commandant en chef de la section navale de
l’Abwehr lors de sa visite à Madrid, que je tenais d’une source digne de
foi, qu’un débarquement aurait lieu très prochainement dans la zone
Casablanca-Tunis. Quand la flotte se concentra à Gibraltar, mon officier
de renseignements à Algésiras nous avertit à Madrid. Par des messages
radiophoniques chiffrés, il nous fit savoir à diverses reprises que le
convoi était fort important et comprenait des embarcations d’un type
nouveau 14. » Le propre neveu de l’amiral, Joachim Canaris, transmit à
Berlin ces informations. « Par la suite, l’amiral Canaris me dit que le
Führer lui avait reproché d’avoir négligé de l’avertir, mais qu’il put se
disculper en montrant des centaines de rapports relatifs au
débarquement 15. » Même si ce témoignage livré a posteriori peut être
mis en doute, des comptes rendus d’entretiens de l’amiral Canaris avec
Keitel puis Hitler confirment qu’une démarche en ce sens a bien été
effectuée. Mais elle reste sans effet sur les intéressés qui, il est vrai, sont
nettement influencés par une série d’autres rapports très contradictoires –
ou incertains – transmis notamment par l’Abwehr.
Il suffit d’en citer quelques-uns en octobre et novembre 1942. Ainsi,
le 23 octobre, « la Kriegsmarine signale de grands convois de troupes en
route sur l’Atlantique. On ignore leur destination. Les renseignements
obtenus laissent les états-majors allemands dans la plus totale incertitude
quant à la destination des convois ennemis signalés […] 5 novembre
[…], la Luftwaffe confirme la concentration de navires à Gibraltar.
L’état-major de la Kriegsmarine estime que l’objectif des Alliés est
Dakar. Néanmoins, on ne doit pas écarter l’hypothèse d’une action au
Maroc […] 7 novembre. À 6 heures du matin, un message de l’Abwehr,
capté en clair par les services français, signale que les convois vont à
Malte et au renforcement de la VIIIe armée. L’état-major de l’armée
française d’armistice à Vichy (qui sait que ce n’est pas vrai) déclare aux
Allemands que, sans doute possible, il est de leur avis : Malte 16 ».
On devine la grande surprise des Allemands, et l’effroi d’Hitler en
particulier, lorsque, le 8 novembre 1942, le débarquement allié a en fait
lieu en Afrique du Nord. Bien que l’obstination du Führer et des chefs
militaires allemands (qui n’ont pas tenu compte de certaines
informations) soit la principale responsable, l’échec rejaillit tout de
même sur l’Abwehr. On lui reproche alors de n’avoir pu réunir
suffisamment d’éléments déterminants pour percer l’objectif final de
l’opération Torch…

L P
(PPF) ’A N
(AFN) ’ A

Cela ne met pas pour autant un terme aux actions des services
allemands, puisque la guerre se poursuit, au-delà même de la fin des
combats – lorsque les troupes de l’Afrikakorps, sous le commandement
d’Arnim, capitulent en mai 1943. Ainsi, depuis la France, l’Abwehr
envoie encore des agents en Afrique du Nord. « À partir de 1943, c’est
un homme de l’Abwehr II, le Dr Kunst, alias “colonel Kasimir”, qui
supervise le travail en milieu musulman », en coopération avec la
section III F qui travaillait jusqu’alors dans ce domaine avec Richard
Christmann. Ce dernier, en septembre 1941, avait été muté en Hollande
pour mener d’autres opérations, avec Hermann Giskes, son mentor au
sein de l’Abwehr 17. Mais les recrues musulmanes sont d’inégales valeurs
et « la motivation des nationalistes maghrébins n’est pas la même que
celle des petits truands extirpés des bas-fonds de la Goutte d’Or à
Paris ».
Ainsi, une mission accomplie début 1943 en Tunisie, avec deux
officiers de l’Abwehr et une trentaine de Nord-Africains, est un échec.
Dès lors, Oscar Reile trouve un nouveau vivier où il peut puiser de
nouveaux agents : « Avant et après le jour J, expliquera celui-ci, la
Leitstelle III était en rapport avec les PPF en vue du recrutement d’agents
qui pourraient être entraînés pour travailler en France, contre les agents
alliés et les groupes de résistance, par la pénétration et recueillir plus tard
des renseignements militaires 18. »
Ici, les membres du Parti populaire français (PPF) de Doriot –
enfoncé plus que jamais dans la collaboration 19 – appartiennent à un
service de renseignement développé à partir de l’été 1941 et destiné à
débusquer les agents alliés, gaullistes, communistes, et à obtenir un
maximum d’éléments sur les organisations de résistance. Doriot a confié
ce service quelque temps avant à Albert Beugras.
Celui-ci est le fils d’un industriel devenu ingénieur chimiste chez
Rhône-Poulenc et a très tôt adhéré au PPF. Capitaine de réserve dans
l’armée française, délégué du PPF pour la région lyonnaise, on lui confie
rapidement un « secrétariat national aux questions syndicales et
corporatives » et il accède bientôt au bureau politique du parti. Il est l’un
des hommes de confiance de Jacques Doriot. Reprenant le récit qu’il
donne aux services français après la guerre, Reile indique que la
Leitstelle III était en contact avec les membres dirigeants du PPF :
Beugras et Le Caen.
Ce dernier se nomme en fait Jean Le Can et il est aussi l’un des
premiers partisans de Doriot. C’est un entrepreneur fortuné, brasseur
d’argent et opiomane invétéré, qui a notamment dirigé la construction du
port autonome de Bordeaux. Ses activités l’ayant mis assez tôt en rapport
avec des sociétés allemandes, on comprend la facilité avec laquelle il
parvient à établir des contacts sous l’Occupation. Beugras, lui,
immatriculé comme agent E. 30. 018 de l’Abwehr, est même devenu un
intime du responsable de la section III. Les deux hommes sont donc liés
de très près au colonel Reile. Et en effet, « en plusieurs occasions, Reile
négocia avec les susnommés 20 et eut également de fréquents contacts
avec Doriot. Graf Kreutz (ancien Sonderführer) avait été désigné par
Reile pour faire la liaison avec le PPF. Le major Schafer 21 [sic] et le
major von Feldmann, sous les ordres de Reile, étaient également en
contact avec Beugras et Le Can 22 ». Moyennant finances – car cette
collaboration n’est pas désintéressée, et les Allemands font preuve de
largesse –, le réseau du PPF se développe à travers toute la France et les
renseignements obtenus par les Allemands sont probablement de toute
première importance.
En revanche, l’Abwehr veut confier aux membres du PPF, ainsi qu’à
leurs recrues musulmanes en Afrique du Nord, une mission plus délicate,
dont le nom de code est Atlas. Plusieurs cadres du parti y participent :
« François Fossati part en mission fin mars 1943, à peu près en même
temps que Queyrat 23 et Beugras. Ils se rendent en Tunisie pour constituer
un réseau avec d’autres membres du PPF sélectionnés par le
Dr Detherding 24, puis en Allemagne pour suivre un apprentissage en
radio et en sabotage. Le dispositif a pour quartier général un bureau
d’achat de l’avenue Marceau à Paris, tandis que le local administratif se
trouve près de la rue du Ranelagh, à Auteuil. L’Algérois Fossati va
diriger avec efficacité, jusqu’à la chute de Tunis, un réseau radio qui
envoie des informations d’ordre militaire aux Allemands. Le travail est
le même à Bône et Oran ; par contre, la liaison Tanger du réseau “Atlas”
fait cruellement défaut. Ces réseaux seront démantelés les uns après les
autres 25. » Il est vrai que l’Abwehr ne brille guère dans le choix de ses
agents. À partir de ces années 1942-1943, le service allemand est donc,
d’une façon générale, en mauvaise posture.

C , -

Les échecs répétés, dont l’un des plus significatifs en cette année
1942 concerne le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord,
sapent donc progressivement le crédit de l’Abwehr. Les tentatives de
pénétration en Grande-Bretagne sont rapidement annihilées, et il est vrai
que le recrutement ne se révèle pas particulièrement judicieux. Mais
parmi de nombreux exemples, il en est un qui mérite plus que tout autre
d’être cité, tant il est digne d’un roman d’espionnage…
En 1940, Edward Arnold Chapman, dit « Eddie », purge une peine de
prison sur l’île de Jersey. Le personnage a un CV déjà bien rempli. En
effet, il s’est fait, durant les années 1930 en Angleterre, une réputation de
perceur de coffres-forts. C’est aussi un séducteur impénitent, son terrain
de chasse étant plutôt la sphère des femmes proches de la haute société –
qu’il n’hésite pas, à l’occasion, à faire chanter. Mais durant l’été 1940,
depuis sa cellule de Jersey, il a la chance de voir débarquer sur l’île les
Allemands, auxquels il offre ses services…
Progressivement pris en main, Chapman fait bientôt la connaissance,
en mars 1942, du chef de la section Abwehr de Nantes, le baron Stephan
von Gröning : « Officier d’ancien régime, [il] avait grande allure, mais
ce fut son expression qui m’attira, son air bienveillant, compréhensif,
tolérant – un air de philosophe et de sage 26 », confiera Chapman dans
l’ouvrage qu’il consacrera à ses exploits. Voilà qui va conduire notre ex-
perceur de coffres-forts à opérer une reconversion comme apprenti
espion. C’est au château de la Bretonnière, près de Nantes, qu’il prend
des cours : une formation très complète dans laquelle les élèves ne sont
pas toujours très disciplinés. « Quatre agents secrets, racontera Chapman,
Américains d’origine allemande, avaient été préparés avec une minutie
particulière à une mission de sabotage de grande envergure aux États-
Unis. Comme moi, ces hommes avaient été soumis à un entraînement
long et coûteux. Quelques jours avant leur départ à bord d’un sous-
marin, on leur permit une dernière bordée à Paris avec des femmes. L’un
d’eux eut la langue trop longue et… à peine le sous-marin les eut-il
débarqués sur la côte américaine qu’ils furent arrêtés, jugés, condamnés
à mort, et certains furent exécutés 27. »
L’opération citée, baptisée Pastorius, a effectivement été conduite en
juin 1942, cependant elle fut imparfaitement préparée. Huit hommes
avaient pour mission de s’attaquer à l’industrie américaine, mais, s’ils
avaient laissé des traces de leur passage au cours d’une soirée bien
arrosée (à Lorient et non à Paris), ils ont en vérité été cueillis très
rapidement par le FBI grâce aux « indiscrétions » de deux d’entre eux 28.
Quant aux six autres, ils ont effectivement été exécutés pour tentative de
sabotage… Tout cela laisse penser que la formation ou le choix des
apprentis espions laissaient à désirer.
Eddie Chapman a d’ailleurs son propre plan, qui ne correspond pas
du tout à celui des Allemands. Il est parachuté en décembre 1942 sur
l’Angleterre, muni d’une radio, d’un pistolet, d’une capsule de cyanure
et de 2 000 livres. Il a pour mission de saboter les usines d’aviation de
Havilland à Hatfield. En fait, Chapman se rend immédiatement à la
police locale et, quelques heures plus tard, il est face à un officier de l’IS.
Le voici passé de l’autre côté et, dès lors, l’agent double va continuer sa
mission en transmettant de fausses informations aux gens de l’Abwehr,
qui maintiennent leur confiance en lui. Il est même envoyé en mission en
Norvège en avril 1943 pour enseigner dans une école d’espions à Oslo !
Décidément bien considéré par les Allemands, il est décoré de la croix de
fer en 1943 et reçoit une foule de récompenses. Chapman se sent alors
pousser des ailes et, lorsqu’il revient en Angleterre, il n’hésite pas à
proposer au MI5 de réaliser… une attaque suicide sur Adolf Hitler !
Finalement, il retourne à sa vocation première en renouant avec des amis
gangsters dans des boîtes de nuit du West End londonien. Cela lui vaut
d’être limogé par ses employeurs anglais en novembre 1944.
Son après-guerre restera dans la droite ligne d’un roman d’aventures,
avec ses aspects pittoresques. Il ira même jusqu’à inviter au mariage de
sa fille le baron von Gröning, son ex-formateur qu’il avait délibérément
trompé. Chapman décédera le 11 décembre 1997 d’une crise cardiaque, à
l’âge de 83 ans…

L’Abwehr se restructure fin 1942


Au plus haut niveau, l’amiral Canaris, bien que rompu aux
négociations tortueuses, une fois Reinhard Heydrich écarté du jeu,
entretient une cohabitation à la fois étrange et périlleuse avec le
Reichsführer Heinrich Himmler. Ce dernier a certes ses propres
ambitions visant à contrôler tous les services allemands de police et de
renseignement – et bientôt de l’armée allemande –, mais il a entre ses
mains un jeu de cartes surprenant, si l’on s’en tient uniquement à l’image
d’un personnage entièrement dévoué à Hitler.
Au fil des mois, les fronts tenus par les Allemands s’effritent, la
conviction d’une victoire finale s’estompe, et Himmler, sans oser
s’opposer frontalement à Hitler, envisage de négocier avec les Alliés.
Selon le biographe Heinz Höhne, « si un large gouffre séparait encore
Canaris et Himmler, celui-ci ne pouvait avoir en février 1943 strictement
aucun intérêt à abattre l’Abwehr, et encore moins à autoriser une
véritable enquête qui révélerait les contacts secrets entre l’Abwehr et les
Alliés, alors qu’il en profitait. Mais Himmler, avec sa conception cruelle
du pouvoir, n’était pas du genre à laisser l’Abwehr s’en sortir indemne.
Hésitant encore à suivre les conseils de Schellenberg 29, il conservera
toute sa liberté de manœuvre. Il dut penser qu’il serait prudent de se
ménager la collaboration de l’amiral tout en se gardant la possibilité
d’incorporer l’Abwehr dans l’empire si les circonstances
changeaient 30 ».
S’ajoute à cette sorte d’entente de circonstance à l’issue incertaine –
même si la balance, et cela se vérifiera, a des chances de pencher en
faveur du maître de la SS – un autre jeu fort ambigu concernant les
opposants à Hitler, que l’on retrouve en assez grand nombre au sein de
l’Abwehr. Canaris en connaît les projets, sans les cautionner, et
manœuvre aussi pour les empêcher d’aboutir 31.

L ’A

Mais cela ne suffit pas à endiguer sur le terrain le lent mais progressif
grignotage de certaines compétences dévolues à l’Abwehr. En effet, le
développement de la Résistance en France et les attentats physiques
contre l’occupant à partir d’août 1941 irritent fortement au plus haut
niveau. Ainsi, le Feldmarschall Wilhelm Keitel, à la tête de l’OKW, veut
transférer les opérations de répression au Sipo-SD à partir de 1942. En
mai de cette même année, la nomination de Karl Oberg comme chef
suprême de la SS et de la police en France, assisté d’Helmut Knochen,
oriente différemment la politique répressive. Par un décret du 9 mars
1942, « le nouveau chef supérieur des SS et de la police (Höherer SS und
Polizeiführer, HSSPF) obtient tous les pouvoirs de police, la conduite de
la politique de représailles – cause essentielle de la chute du MBF 32 – et
celle de la collaboration policière avec les forces françaises 33 ».
On assiste donc à un transfert de compétences mais aussi d’hommes,
puisque les membres de la GFP – le « bras armé de l’Abwehr » – passent
au Sipo-SD (où figure la Gestapo). Si l’on se livre à une « énumération
des groupes passant sous uniforme du Sipo-SD », cela représente « en
tout 17 groupes de 80 à 100 hommes, chacun intégrant les effectifs du
BdS 34 ». D’après Thomas Fontaine, on peut observer une « grande
stabilité des agents chargés des questions policières à tous les échelons
géographiques de l’appareil d’occupation. La plupart furent choisis pour
leurs compétences, comme Peter Ackermann, Kriminal Sekretär de
46 ans, chef de l’antenne du Havre de la GFP 701 depuis octobre 1941,
le type même du policier de métier ayant débuté sa carrière sous la
république de Weimar. Il occupe le même poste au Havre jusqu’en
février 1944, puis de nouveau à partir de juin, alors qu’il est dans
l’intervalle le chef de la section du KdS (commandement régional du
Sipo-SD) de Rouen. Ernst Misselwitz, membre d’un des groupes de la
GFP de Paris depuis septembre 1941, passe dans le service IV E de
Kieffer, et c’est notamment lui qui procédera au premier interrogatoire
de Pierre Brossolette 35 ».
En ce qui concerne la réalisation de ces « mutations », il faut
remarquer que « dans l’ensemble, il est évident que derrière la mise en
place de structures nouvelles, les responsables du Sipo-SD ont opté pour
des éléments évidents de continuité, sans doute considérés comme des
garanties, ou parce que leurs ressources en personnel ne leur offraient de
toute façon pas d’autre choix 36 ».
En 1942, outre les évolutions dans les structures de la répression et
quelles que soient leurs conséquences, il n’est pas permis aux
organismes qui l’animent de relâcher la pression face à la Résistance
française. L’Abwehr et Oscar Reile sont donc toujours sur la brèche, et
les Allemands n’hésitent pas à effectuer des pressions sur le
gouvernement de Vichy. Un des agents des services français qui va
interroger Oscar Reile en donne un exemple : « L’agent Léon Jacobs
avait été arrêté par les Français et condamné à mort. Reile discute de la
question avec Rahn 37 qui amène l’affaire devant Laval et Jacobs fut
relâché 38. » Ce dernier est en effet un des meilleurs agents allemands, qui
a notamment travaillé comme adjoint d’Andreas Folmer dans l’affaire
Porto. « Autant que Reile s’en souvienne, les Allemands au même
moment relâchèrent une ou deux personnes qu’ils avaient arrêtées. Reile
ne vit jamais Laval, ce fut Rahn qui fit, avec lui, toutes les
négociations 39. »

Parmi les objectifs de l’Abwehr figure le démantèlement des moyens


de communication avec l’Angleterre dont se dote progressivement la
Résistance française, y compris en zone sud.
« Au début de 1942, raconte Reile, les Allemands s’étaient assurés,
par radiodétection et par l’interrogatoire d’agents alliés faits prisonniers,
qu’il y avait plusieurs postes émetteurs qui fonctionnaient en France
inoccupée sous la direction des services de renseignement alliés. À ce
moment-là, suivant l’entente qui existait entre l’Allemagne et la France,
les Allemands n’étaient pas à même de prendre des mesures contre ces
postes émetteurs. Mais les agents dirigeant les postes émetteurs ayant
réussi à transmettre des informations qui mettaient en danger la machine
de guerre militaire allemande, l’arrestation des agents devint nécessaire
et il fut décidé d’approcher le gouvernement de Vichy. On demanda aux
Français de prendre des mesures énergiques contre les agents alliés en
France inoccupée ou de permettre aux Allemands eux-mêmes de le faire.
Cette opération serait à la charge de la Funkabwehr 40 et de la Sipo 41. »
C’est ainsi que Reile reçoit l’ordre du Militärbefehlshaber in
Frankreich et de son supérieur direct, le colonel Rudolph, de porter
l’affaire auprès de Laval par l’intermédiaire de Rudolf Rahn. Des
négociations sont alors entamées et mènent à « d’autres discussions entre
les représentants français et les Allemands à l’hôtel Lutetia 42 ». Les
représentants français sont l’amiral Dupré, collaborateur de l’amiral
Darlan 43, le général Delmotte, collaborateur du général Bridoux 44, et le
capitaine Desloges, officier français désigné pour se mettre à la
disposition des Allemands et faciliter leur travail. Côté allemand, on note
la présence de Rahn, du capitaine de frégate Erich Pfeiffer et de Reile
pour l’Abwehr. À l’une de ces rencontres participent aussi l’amiral
Canaris et le colonel Rudolph. Cela aboutit à la mise en place de
plusieurs équipes très mixtes autorisées à opérer librement dans la zone
dite « libre » en vue de découvrir les postes émetteurs alliés. Il est
convenu que les arrestations doivent avoir lieu en coopération avec le
gouvernement de Vichy. L’exécution de ce plan est finalement placée
entre les mains du Sipo-SD, qui prend le contrôle de l’opération et
négocie d’autres détails avec les Français. Le capitaine Schmitz, avec un
ou deux assistants, appartient à l’Abwehr, mais fait partie de l’unité
allemande nouvellement formée. Celle-ci est supervisée et commandée
par le SS-Sturmbannführer Boemelburg. Dans ses souvenirs, Reile
estime qu’au moins huit postes émetteurs alliés ont ainsi été découverts.
Le 21 septembre 1942, un membre éminent de l’Abwehr participe à
cette importante opération baptisée Donar (du nom du dieu du Tonnerre
dans la mythologie nordique) : Hugo Bleicher. Celui-ci ne semble pas,
dans le récit qu’il a bien voulu livrer après guerre, très satisfait du
déroulement des opérations et subit notamment la cohabitation qui lui est
imposée : « La plupart des hommes étaient des membres du SD, mais il y
avait un petit détachement fourni par la III F, affecté au groupe devant se
rendre sur Montpellier, avec le capitaine Schmitz et le Sonderführer
Linck 45. »
« Toute l’expédition avait été mal préparée, selon Bleicher, les cartes
d’identité distribuées au petit bonheur la chance, sans tenir compte des
particularités des porteurs, et sur vingt hommes il n’y en avait peut-être
qu’un qui parlait français. En résumé, les détails de cette expédition
étaient connus presque partout bien avant qu’elle ne commence. Il n’y
eut, par conséquent, pas de résultats à Montpellier. D’autres
détachements eurent plus de chance, mais le total des postes confisqués
ne dépassa pas six 46. » En outre, Bleicher a de sérieux ennuis avec Linck,
qu’il juge incompétent et trop imbu « d’idéologie nazie ». L’affaire se
termine devant Reile… qui renvoie les deux hommes sur Nice pour la
même mission 47.
Au total, ce sont environ deux cents hommes, militaires et policiers,
qui composent cette expédition forte de seize camionnettes
radiogoniométriques et d’appareils portatifs de détection, utilisés par des
techniciens de l’Ordnungspolizei et des compagnies radio de la
Wehrmacht. Plusieurs détachements ont pour objectifs principaux la
région lyonnaise, Marseille, Montpellier et Bordeaux. L’opération va
permettre tout de même de réaliser quelques belles prises.
Et heureusement pour l’Abwehr, en d’autres lieux, la mission Donar
se déroule de façon plus satisfaisante. Ainsi, Lyon a droit au commando
principal et toute une équipe s’installe au casino de Charbonnières,
commune située près de la capitale des Gaules. Il y a là deux spécialistes
du Funkspiel et du retournement d’agents : Friedrich Dernbach pour
l’Abwehr et Hans Kieffer de la Gestapo de Paris. L’essentiel de leur
travail est de démanteler les réseaux reliés au SOE. Un homme est
bientôt dans leur collimateur : Brian Stonehouse, qui opère sous le nom
de code « Célestin ». Cet homme est parachuté en juin 1942 vers
Châteauroux, et est accueilli par un des hommes en relation avec les
services secrets britanniques, Philippe de Vomécourt (le frère de
Pierre 48), qui le dirige vers Lyon 49. Là, il est « réceptionné » par Virginia
Hall, citoyenne américaine officiellement correspondante du New York
Post, mais en réalité agent secret du SOE au service des filières de
renseignement, de parachutages et d’évasions. Célestin a une
couverture : il s’appelle Michel Chapuis, exerce la profession de
dessinateur et demeure à l’hôtel de la Poste à Lyon. En réalité, il émet
fréquemment dans la périphérie lyonnaise, et les Allemands le savent…
Le 24 octobre 1942, les véhicules détecteurs quittent leur base de
Charbonnières, car ils flairent une piste. Les relevés de trois gisements, à
l’aide d’un goniomètre, désignent sur la carte une intersection près de
Lyon, vers Feyzin. Progressivement, le filet se resserre, mais la possible
marge d’erreur oblige les opérateurs allemands à une lente évolution. Si
un guetteur couvre le poste émetteur, il reste une chance que ce dernier
échappe à la capture. Mais bientôt les Allemands sont suffisamment sûrs
de leur affaire pour procéder au « finissage » avec le « mesureur de
champ ». Cet appareil est porté par un homme qui se dirige à pied, vers
le repaire probable du radio émetteur. Les chasseurs touchent au but. Au
lieu-dit Hurlevent, à Feyzin, au domicile de M. Louis Jourdan, un
« pianiste » est en train d’émettre. Comme convenu, c’est à la police
française d’effectuer les arrestations. Les inspecteurs Jacob et Gremet en
sont chargés, ainsi que de la perquisition. Dans le procès-verbal qu’ils
rédigent, il n’est nullement fait mention de la présence allemande…
C’est tout un pan de l’organisation du groupe SOE qui s’effondre.
Arrêté, Michel Chapuis ne trompe personne en exhibant ses papiers
d’identité. Interrogatoires et enquêtes conduisent la police à l’un des
sièges lyonnais de résistance baptisé « La France au combat ». Le
30 octobre, un autre policier, l’inspecteur Agostini, est heureux
d’informer ses supérieurs que, d’après ses recoupements, le premier
étage d’un immeuble du 2 de la rue Sainte-Hélène à Lyon abrite « un
mouvement gaulliste ». Pour y pénétrer, il suffit d’utiliser un mot de
passe. C’est ce que font le lendemain, avec Agostini, l’inspecteur
Francoz et son collègue Louchard, de la police judiciaire, en se
présentant à cette adresse. Une femme vient ouvrir : « Mademoiselle
Danièle est-elle là ?
— Non, mais je la remplace.
— C’est bien, je viens parce que “le dépôt de plomb est vide”.
— Non, il n’est pas encore tout à fait épuisé : voulez-vous entrer ?
— Oui, mais je suis venu avec deux camarades. Je vais vous les
présenter 50. »
Louchard et Agostini rejoignent leur collègue Francoz. Ils déclinent –
sans mot de passe cette fois-ci – leur identité et présentent un mandat de
perquisition. En réalité, ce domicile sert de bureau à un dénommé
« Dominique Mendelshon », qui centralise les courriers et même les
informations concernant l’effectif des voitures allemandes chargées du
service de détection des postes clandestins.
Mais Brian Stonehouse (alias « Michel Chapuis ») et ses
compagnons ne sont pas les seules victimes du commando de Lyon. Un
autre envoyé de Londres, Pierre Lefevre, tombe dans le filet tressé par la
mission Donar. À proximité de Lyon, à Rochetaillée et à Caluire, deux
découvertes d’émetteurs en marche permettent l’ouverture, par la justice
française, ainsi alimentée grâce à l’efficacité allemande, des dossiers
Praude et Gérard Brière 51.
Les Allemands ont néanmoins gardé la maîtrise de l’opération Donar
sur le plan technique, notamment en évinçant, par mesure de précaution,
les policiers français, qui n’ont pas forcément été associés à certaines
perquisitions. Au total, il est possible d’évaluer à une dizaine les saisies
de postes émetteurs, qui ont tout de même entraîné une cinquantaine
d’arrestations et la neutralisation de plusieurs agents des services secrets
britanniques 52. Mais les résultats ne sont pas sans doute à la hauteur des
moyens mis en œuvre.
Après cela, les équipes de Donar sont toutefois à nouveau
mobilisées. Ainsi, la station de repérage installée au casino de
Charbonnières va, avec discrétion, planter une sorte de quartier général
où seront centralisées des informations dépassant le seul cadre de la
chasse aux radios clandestines, et qui va demeurer sous les ordres de
l’ex-membre de la délégation allemande à Vichy, Rolf Mühler, jusqu’au
retour à Lyon des troupes allemandes le 11 novembre 1942 53. Quant à la
villa Les Norettes, proche de Lyon, à Crépieux-la-Pape, elle devient un
centre où l’on s’affaire en prévision d’opérations futures. La mission
Donar annonce véritablement la foudre : elle est à l’avant-garde de
l’invasion de la zone libre, le 11 novembre 1942…
1. Éric Kerjean, Canaris…, op. cit., p. 66.
2. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Fayard, 1988, p. 321.
3. Éric Kerjean, Canaris…, op. cit., p. 67.
4. Ibid.
5. Cf. chapitre 7.
6. Anthony Cave Brown, La Guerre secrète. Le rempart des mensonges, Pygmalion, 1981,
p. 102.
7. Cf. chapitre 7.
8. Expression britannique qui signifie « intoxication, méthodes destinées à induire l’ennemi
en erreur ». Ces opérations consistent à adopter des mesures qui visent à tromper
l’adversaire, à le faire interpréter faussement des attitudes amies pour qu’il réagisse d’une
manière contraire à ses propres intérêts, ce qui va entraîner ses capacités de riposte. Pour y
parvenir, on peut employer la dissimulation, la diversion et l’intoxication.
9. Parmi les « bonnes adresses », fort nombreuses, liées aux activités de l’Abwehr à Paris,
existe un Centre d’études et de propagande (milieux musulmans) : hôtel Majestic, 30 rue de
la Pérouse et 118 Champs-Élysées. (Archives du Service historique de la Défense, cote
GR 28 P7 163.)
10. Extraits d’Alain Roy, Le Cheval à bascule. Mémoires d’un agent double, Presses de la
Cité, 1975, cités en ligne : www.aassdn.org.
11. Dossier sur l’Abwehr Dijon (activités de l’Abt. I et de l’Abt. III), archives du Service
historique de la Défense, cote GR 28 P 7 166.
12. Le major Franz Seubert (alias « Angelo ») est le responsable du renseignement sur
l’AFN, le Proche et le Moyen-Orient au sein de l’Abwehr I H West.
13. Charles-Robert Ageron, Genèse de l’Algérie algérienne, EDIF, 2000, p. 285.
14. Témoignage recueilli en 1951 par Ian Colvin, L’Amiral Canaris : notre allié secret,
Éditions de la Paix, 1952, p. 157.
15. Ibid.
16. Cité par Jean Deuve, Histoire secrète des stratagèmes de la Seconde Guerre mondiale,
Nouveau Monde éditions, 2008, p. 133.
17. Sur Christmann, voir notre chapitre 3. Dossier Richard Christmann, archives du Service
historique de la Défense, cote GR 28 P 9 12349.
18. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
19. Rappelons que ce mouvement qui a rapidement glissé vers le fascisme a été fondé en
juin 1936 par Jacques Doriot, dirigeant communiste rival de Maurice Thorez, finalement
exclu du parti. À la base formé avec d’anciens communistes, il comprend un pourcentage
important d’ouvriers, mais aussi d’intellectuels (comme Drieu la Rochelle) et se présente
comme un parti national et social, violemment anticommuniste et hostile au Front populaire,
qui va trouver sa voie dans la collaboration extrême.
20. Beugras et Le Can.
21. Schaeffer.
22. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
Graf Kreutz, le major Karl Schaeffer et Feldmann appartiennent tous à la section III F de
l’Abwehr ou à ses sous-sections.
23. Henri Queyrat est le délégué du PPF au Maroc, Fossati, représentant du PPF à Alger et
figure du parti en Afrique du Nord.
24. De l’Ast de Dijon.
25. Roger Faligot et Rémi Kauffer, Le Croissant et la croix gammée, les secrets de
l’alliance entre l’islam et le nazisme d’Hitler à nos jours, Albin Michel, 1990, p. 115. Le
service de renseignement du PPF continuera à fonctionner. Il comporte même une autre
branche : l’organisation Lebrun, qui travaille aussi, comme le parti dans son ensemble, avec
le SD. Dirigée par un autre cadre du parti, Maurice Lebrun, alias « Lenoir » (qui a été
naguère secrétaire de rédaction à L’Humanité communiste), plusieurs de ses membres ont
été dirigés sur l’Afrique du Nord.
26. Eddie Chapman, Ma fantastique histoire, Tallandier, « Texto », 2011, p. 66. Un récit
tout à l’avantage de son auteur, heureusement préfacé et annoté par François Kersaudy.
27. Ibid., p. 97.
28. Ils sont libérés « discrètement » en 1948.
29. Un des fidèles de Heydrich, responsable et redoutable spécialiste de la section
espionnage du RSHA.
30. Heinz Höhne, Canaris…, op. cit., p. 491-492.
31. Éric Kerjean, Canaris…, op. cit., p. 96.
32. Le commandement militaire en France.
33. Thomas Fontaine, Déporter…, op. cit., p. 487.
34. Le commandement central du Sipo-SD.
35. Thomas Fontaine, Déporter…, op. cit., p. 495.
36. Ibid., p. 496.
37. Rudolf Rahn est le conseiller d’ambassade auprès d’Otto Abetz chargé des « missions
spéciales »…
38. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
39. Ibid. D’autres démarches de Rudolf Rahn ne rencontrent pas le même succès. Son
intervention en avril 1942, auprès de Laval, pour faire libérer Henri Devillers, qui a joué un
rôle déterminant dans le démantèlement d’une partie du mouvement Combat, dans le sillage
même d’Henri Frenay et de Berty Albrecht, échoue… puisque le « traître » a été condamné à
mort et exécuté par les autorités françaises trois jours auparavant !
40. Service de l’Abwehr spécialisé dans la détection goniométrique.
41. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
42. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
43. Remplacé par Laval à la tête du gouvernement en avril 1942, Darlan est alors le
commandant en chef des forces militaires.
44. Le général Bridoux est secrétaire d’État à la Guerre.
45. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
46. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
47. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
48. Cf. chapitre 7.
49. Stonehouse est opérateur radio pour le réseau « Greenheart » des frères Newton et pour
le réseau « Detective » d’Henri Sevenet.
50. Procès-verbal du 31 octobre 1942 de l’inspecteur Francoz de la section spéciale de
police judiciaire, « Affaire contre Mendelshon [sic] Dominique et autres », archives
départementales du Rhône.
51. Sources : lettre à l’auteur en date du 9 juin 1981 de l’historien Jacques Delarue.
52. Incarcéré dans plusieurs lieux de détention, Stonehouse est ensuite déporté. Il connaît
plusieurs camps et il est finalement envoyé à Dachau, où il est libéré fin avril 1945.
53. Après un bref passage à Lyon de novembre à décembre 1942, où il est nommé
Kommandeur der Sicherheitspolizei und des SD (KdS : chef de la police de sécurité – la
Sipo – et du SD), Mühler occupe ensuite les mêmes fonctions à Marseille de janvier 1943 à
juin 1944.
9

1943 : une nouvelle Abwehr plus


efficace ?

L’occupation de la zone sud décidée par Hitler après le débarquement


en Afrique du Nord entraîne évidemment une extension des activités de
l’Abwehr. Jusqu’alors, l’implantation des membres du SR et du CE
(contre-espionnage) bénéficiait surtout de la présence d’agents au sein
des délégations des commissions d’armistice, découlant de l’armistice
franco-allemand du 22 juin 1940, et figurant dans les grandes villes. Ils
travaillaient en liaison avec le poste de Bourges, sous contrôle de l’Ast
Wiesbaden. À partir de novembre 1942, la présence allemande sur tout le
territoire français change la donne. Ainsi, des postes de l’Abwehr sont
créés dans des villes comme Perpignan, Toulon, Toulouse, Marseille ou
Lyon. Celui de Bourges est supprimé, et la ligne de démarcation ne
demandant plus de surveillance, les deux postes principaux (dépendant
de Dijon) qui en avaient la charge disparaissent : Chalon-sur-Saône et
Moulins. En revanche, à l’ouest et dans le sud-ouest du pays, des
antennes sont créées. Désormais, tous, du nord au sud et d’ouest en est,
contribuent à porter de nouveaux coups à la Résistance, et ils évoluent
depuis des positions stratégiques.
Parmi les postes implantés sur les côtes françaises, citons celui
du Havre, qui a connu des statuts différents au cours de son existence,
mais est passé fin 1940 sous le contrôle de Paris. Ses missions sont
classiques par rapport à sa situation géographique : observation dans la
Manche, renseignement sur l’Atlantique, acheminement d’agents vers
l’Angleterre, espionnage naval en Méditerranée occidentale et sécurité
de la côte locale.
Le Havre actionne une antenne à Dieppe mais, plus original,
entretient depuis le début de 1942 une antenne à Vigo, en Espagne. Cette
dernière, sous couvert d’une compagnie espagnole de navigation, a
permis la création de nombreuses petites bases dans la péninsule
Ibérique. Des opérateurs munis de postes de TSF placés sur les bateaux
de pêche espagnols ont transmis des renseignements navals et
météorologiques. Le capitaine de corvette Schuchmann, venu en France
dès 1940 et sillonnant aussi la côte en agissant sur Dunkerque, Brest,
Lorient et Bordeaux, a essayé plusieurs fois d’employer le même
principe en Eire, dans les Canaries, sur la côte nord-ouest de l’Écosse et
d’Irlande, sur la côte portugaise, dans la baie de Biscaye et dans la zone
de pêche aux approches du canal de Bristol (une zone fermée au bateau
espagnol en mai 1943). Schuchmann jouit également de complicités à
Gijon, Cadix et San Sebastian.

L’ange gardien des V1 d’Arras


D’autres postes ont une existence épisodique. Ainsi, l’antenne de
Cherbourg, installée à l’automne 1940, est supprimée en mai 1942 pour
reparaître en décembre 1943, en liaison avec Paris et Arras. Certains
postes jouent aussi un rôle spécifique : celui d’Arras, créé en
décembre 1943, dispose de sa propre GFP et se voit confier des missions
bien précises : assurer la surveillance des terrains de lancement des V1 et
des V2 dirigés contre l’Angleterre dans les départements du Nord, du
Pas-de-Calais, de l’Aisne et de la Somme puis, ultérieurement, dans le
département de la Manche.
L’ ’A

L’Ast ne comprend que du personnel de la section III, axée sur le


contre-espionnage. Elle doit aussi couvrir le convoyage de ces « armes
secrètes » depuis la frontière jusqu’aux terrains de lancement. L’Ast
d’Arras mérite ainsi d’être surnommée « l’ange gardien des V1 ». Cette
appellation provient d’un rapport de la Direction générale des études et
recherches (DGER, les services spéciaux français), établi après la guerre,
en octobre 1945. Elle est en liaison constante avec l’état-major du
général Erich Heinemann, à Maisons-Laffitte, qui est à la tête des 30e et
65e corps d’armée, le premier étant chargé plus particulièrement des
missions concernant les fusées V2. Le siège de l’Ast est installé à l’hôtel
du Commerce à Arras, puis, de mai à fin août 1944, au château de
Beaulieu à Senlis.
À cette époque, les sites abritant ces « armes secrètes » doivent être
entourés du plus grand secret. Ainsi, à partir de mars 1943,
l’Organisation Todt a construit derrière la côte – notamment près de
Saint-Omer – des bâtiments destinés au lancement des nouvelles armes
qui devaient, selon Hitler et la propagande nazie, changer le cours de la
guerre. Le général von Salmuth, commandant de la 15e armée allemande,
qui couvrait alors le secteur, et son chef d’état-major, le général
Hoffmann, n’en ont pas été informés. En revanche, les Anglais le
savaient bien. En septembre 1943, au moment où s’achevait la
construction, des raids massifs de la RAF ont donc détruit tous les
bâtiments édifiés. Des détenus politiques qui travaillaient sur le site ont
été touchés pendant que certains ont réussi à s’enfuir.
Ainsi, il y a fort à faire pour se protéger des incursions aériennes
anglaises, tout comme l’Abwehr se doit de lutter contre les réseaux de
résistance qui transmettent à Londres de précieuses informations. C’est
pourquoi une importante réunion se déroule à Arras le 3 janvier 1944,
regroupant les officiers de la section III F de nombreux postes de pays
occupés, en Hollande, Belgique et France. Ce rendez-vous ultrasecret est
présidé par le lieutenant-colonel Heidschuch et dure près de trois heures.
À l’issue de la réunion, les participants signent un engagement visant à
préserver le secret de leur mission, même à l’égard de leurs chefs
respectifs. Il est vrai que les mesures arrêtées concernent la protection
des rampes de lancement des armes secrètes (V1 et V2) et de leurs voies
ferrées d’accès. Le 18 août 1944 encore, alors que Paris est sur le point
de tomber, une nouvelle réunion se déroule à l’hôtel Lutetia sur le même
thème. Parmi les participants, on trouve quelques figures connues de
l’Abwehr en France, comme Dernbach, Feldmann et l’incontournable
Reile 1.
L’officier qui commande à Arras est lui-même entouré du secret.
Johann Edmund Erich Heidschuch, devenu assez tôt membre du parti
nazi, apparaissant avant guerre sous les traits d’un « homme d’affaires »
mais aussi en tant qu’« agent de sécurité » chez BASF (le grand groupe
chimique allemand) à Ludwigshafen, se retrouve pendant la guerre au
sein de l’Abwehr III. Notre homme voyage beaucoup, en Afrique, en
France, puis en Italie, où il opère à Naples. Mais son rôle dans la
péninsule italienne demeure obscur, l’homme étant naturellement enclin
à changer d’identité ou de nom de code, même si on le désigne souvent
sous un alias : « Heide ». Les services secrets alliés ont un peu de mal à
cerner sa personnalité – ce qui, finalement, est normal pour un agent de
renseignement. Il est décrit comme un « Oberstleutnant de 48 ans,
1,80 mètre, cheveux châtains, rares, visage allongé imberbe, bien
proportionné, amputé du bras droit 2 », une conséquence des blessures
reçues lors de la Première Guerre mondiale. Heidschuch a été finalement
affecté en France, à Arras, à la tâche délicate qui consiste à veiller sur les
installations de V1 et de V2 pointés sur l’Angleterre, et à porter des
coups fatals à plusieurs réseaux de résistance…
L’Ast d’Arras, à l’été 1944, comprend au moins 78 personnes qui
sont principalement affectées aux sections III F (sous les ordres du
capitaine Karl Hegener), III H (sous les ordres du capitaine Hans
Maetschke) et III L (sous les ordres du major Erwin Römmele).
U R

Dans l’ensemble, les objectifs de l’Abwehr portent sur les différentes


structures en matière de renseignement dont se dote la Résistance
française. Arras a ainsi hérité de l’expérience de plusieurs éléments
émanant du poste de Lille, sous l’influence d’Hegener, où il a été chef de
la section III F, ce qui a permis d’intégrer des agents comme Egon
Mayer, Erwin Streif ou Friedrich Topp.
Évidemment, l’Ast d’Arras s’intéresse à de nombreux réseaux et
mouvements de résistance, notamment « Alliance », « Cohors-Asturies »,
« Mithridate ». Deux autres organisations clandestines, « Centurie »
(réseau du BCRA) et l’Organisation civile et militaire (OCM), qui sont
liées, sont particulièrement visées par l’Abwehr d’Arras. L’exemple de
Julien Quertigniez, membre du réseau Centurie, est révélateur.
Chargé de collecter des renseignements d’ordre militaire dans le
secteur du Pas-de-Calais, il est arrêté, le 28 décembre 1943, sur son lieu
de travail à Calais. Son activité de résistance et d’espionnage est trahie
par les documents trouvés sur lui, qui concernent les chantiers allemands
de Watten, Setques et Pihem, c’est-à-dire des sites où on installe des
rampes de lancement pour V1 et V2. Cela suffit pour que, transféré à
Arras et incarcéré à la prison Saint-Nicaise, il soit remis dans cette même
ville à l’antenne de l’Abwehr. Il finit par être traduit devant le tribunal
spécial du 65e corps d’armée allemand qui fonctionne avec l’Ast, et qui
le condamne à la peine capitale. Ce n’est que le 28 mars 1944 que Julien
Quertigniez est envoyé au Mont-Valérien, où il est fusillé.
D’autres résistants, et non des moindres, tombent entre les griffes de
« l’ange gardien des V1 ». Ainsi, Jean Cavaillès, arrêté par l’Abwehr le
28 août 1943 avec d’autres membres de son réseau Cohors, est extrait de
prison. « Il est probable qu’entre sa sortie de Compiègne pour
supplément d’instruction et son transfert vers Arras, le chef du réseau
Cohors 3 ait été remis aux agents de l’Abwehr d’Arras. » Ce qui est sûr,
c’est qu’il se retrouve, hélas, en bonne compagnie avec le colonel Touny,
dit « Murat », chef de l’OCM en France. Ce dernier a été arrêté à Paris le
25 février 1944 par la Gestapo de l’avenue Foch. André Tempez, ancien
responsable OCM pour la Somme, est également présent : il a été
appréhendé le 12 novembre 1943. « Les trois responsables de la
Résistance sont alors internés dans des cellules de l’hôtel du Commerce
à Arras, dans les locaux de “l’ange gardien des V1”. Début avril 1944, la
procédure [fut] close et les dossiers [purent] être transmis au tribunal
spécial du 65e corps d’armée allemand, réuni à la caserne Schramm, à
Arras. Ce Sondergericht, qui travaillait en secret, était compétent pour
juger les affaires transmises par “l’ange gardien des V1” (l’Abwehr
d’Arras). Le 5 avril 1944, Jean Cavaillès fut condamné à mort pour
espionnage en même temps que onze autres grandes figures de la
Résistance nationale et locale, comme Touny ou Tempez. Le jour même,
il [fut] fusillé dans le plus grand secret dans les fossés de la citadelle
d’Arras sans qu’aucune communication n’ait été faite sur sa situation 4. »
Hélas, le même sort est réservé aux onze autres résistants, et la liste est
bien plus longue…

Des relais efficaces


Dans le même secteur géographique, d’autres membres de l’Abwehr
s’activent et portent des coups sévères à la Résistance.

L’A L

L’équipe d’Arras a en fait beaucoup emprunté à celle de Lille, et


nombre de ses agents exercent même sur les deux postes. L’Abwehr de
Lille est reliée à l’Oberfeldkommandantur 670, qui siège au palais de la
Bourse. Elle occupe successivement le 26 de la rue Nationale, le 4 de la
rue du Jardin-Botanique à La Madeleine, puis la rue François-de-Badts et
enfin l’avenue de Saint-Maur. Sur un plan plus administratif, trois
officiers se succèdent à sa tête : les lieutenants Fritz Naumann, Josef
Höpflinger et Hubert Pfannestiel. Ce sont en fait les responsables de la
section III (contre-espionnage) qui sont les plus en pointe. On y retrouve,
pour la III F, Karl Hegener, jusqu’à la fin de l’année 1943, puisqu’il est
affecté ensuite à Arras. D’autres officiers passent aussi sur ce poste, tels
que le chef de la section III H, le capitaine Hans Maetschke, et celui de
la section III L, le major Erwin Römmele. Quant aux agents employés,
ils ont aussi une « polyvalence » régionale comme le « Feldwebel Egon
Mayer, alias “Meyer”, qui manipule les agents. Un civil, Franz Luig, fait
la liaison entre Mayer et ses agents. Luig dissimule sa qualité policière
sous une activité commerciale, la représentation en parapluies, aiguilles
et bracelets-montres pour une maison d’Aix-la-Chapelle. Il parle
admirablement le français car il a, avant guerre, séjourné en France et y a
déjà exercé sa coupable activité. Le capitaine [ou major] Römmele, lui,
s’occupe de l’Abwehrluft (surveillance des camps d’aviation). La
section III F se charge de la détection des organisations dépendant de
Londres, la section III C2 des organisations de résistance ne dépendant
pas de Londres. Les membres en sont l’adjudant-chef Streif, les sergents
Holler, Niehoff, Heintz, Kancel et Max 5 ».
Si les attributions de l’Ast de Lille sont similaires à celles de
l’antenne d’Arras, ses agissements, avec l’emploi d’« auxiliaires » peu
regardants sur les méthodes à employer, se rapprochent fort de ceux de la
Gestapo. Selon Michel Rousseau, le capitaine Karl Hegener recrute ainsi
« une équipe d’auxiliaires du Sipo-SD parmi les membres du PPF (Parti
populaire français, fondé avant la guerre par Jacques Doriot) et en confie
la direction à un nommé Pierre Bedet 6 ». Né le 26 août 1901 à Montier-
en-Mer, dans le Nord, cafetier de son état, au 72 de la rue Gambetta à
Lille, ce dernier est d’abord envoyé en mission, au cours de l’année
1942, sur Marseille et Monte-Carlo. Mais après son retour à Lille, il
prend part à l’arrestation du général Alamichel qui se déroule à Paris, en
novembre 1942, où il profite de l’occasion pour piller l’appartement de
ce général de l’armée de l’air qui, transféré sur Lille, sera amené à jouer
un jeu trouble avec Hegener. Mais au cours de l’année 1943, Bedet,
immatriculé comme agent F 8225 de l’Abwehr III de Lille, est à la tête
d’une bande qui prend le nom de « Org-Pi » (« Organisation Pierrot »,
issue du prénom de son chef). « C’est le plus beau ramassis de voyous,
d’escrocs, de prostituées et de souteneurs que l’on puisse imaginer. À
cette bande de gens sans aveux, la Sipo confie les affaires les plus
crapuleuses. Elle se distingue par ses exactions dans la région lilloise et
en mai 1944 dans la région de Caen (démantèlement du réseau Arc-en-
ciel) 7. » Bedet, qui a peut-être essayé de doubler ses comparses, sera
châtié par son agent traitant, Egon Mayer, en étant abattu le 18 juillet
1944 en banlieue de Paris…
L’Abwehr, qui lance des opérations fructueuses contre la « Voix du
Nord », avec le concours de la GFP 8, en août 1942, bénéficie de l’action
de l’un de ses redoutables agents d’origine hollandaise : Cornelius
Verloop. Un autre de ses agents, non moins efficace, se nomme Marcel
Denèque. Ce dernier a de l’expérience car, durant la Première Guerre
mondiale, il a dénoncé plusieurs patriotes. Condamné pour cela, il est
parvenu à sauver sa tête, mais il a tout de même écopé de vingt ans de
travaux forcés, une peine qu’il n’a pas purgée entièrement puisqu’il a été
libéré au bout de quelque temps. On le retrouve naturellement, à partir de
1940, au service de l’Abwehr. Dès lors, pratiquant l’infiltration, il ne
cesse de faire des ravages au sein de la Résistance, sous le nom de
« capitaine Henri ». « Il perçoit une rétribution mensuelle quatre fois
supérieure au salaire d’un ouvrier. Il est responsable de quelque
500 déportations et de la mort de 50 personnes, dont une trentaine de
membres du groupe de l’Abattoir, en lien avec le mouvement de la Voix
du Nord. Denèque est aussi responsable de l’arrestation du cheminot
Eugène d’Allendre, de La Madeleine, un résistant impliqué dans
plusieurs groupes tels Centurie, Pat O’Leary, Comète, Voix du Nord et
surtout l’OCM 9. » Mais le capitaine Henri n’est pas le pire, et certains
personnages encore moins recommandables vont bientôt servir
l’Abwehr…

L «B »
Le major Edgar Wedepohl, proche de l’amiral Canaris, membre de la
FAT 123 Abteilung I (une de ces unités mobiles de l’Abwehr créées dans
le but d’obtenir des informations immédiatement exploitables par le
commandement), se voit chargé de recruter des agents français au début
de l’année 1944. L’objectif est de former des réseaux de renseignement
dans l’éventualité d’un débarquement allié en France. « Pour le Nord et
le Pas-de-Calais, il recrute un dénommé Abdon Van den Brouck. Ancien
sous-officier français, la trentaine, chargé d’un poste obscur de délégué à
l’Information de Vichy pour la Somme, l’Aisne et l’Oise, le personnage
a manifesté des penchants douteux pour le trafic de documents
administratifs et a été incarcéré pour cela pendant plusieurs mois. Pour se
tirer de ce mauvais pas, il propose ses services à Wedepohl, qui lui confie
une mission de recrutement. Tout cela s’initie au château de Chaussoy-
Epagny dans la Somme, mais la formation d’“espions” ne va pas aussi
vite que l’avance alliée et en août 1944 le groupe qui s’est baptisé
“Brigade des anges” n’a plus comme objectif la constitution de
commandos destinés à opérer derrière les lignes ennemies et doit se
reconvertir. Si Wedepohl conserve une forme d’activité dans le
renseignement et s’installe à Roubaix, rue de Beaurepaire, la “Brigade
des anges” se transforme en brigade du diable, en devenant, sous
couverture allemande, une véritable équipe de gangsters, pilleurs et
tortionnaires 10. »
La brigade s’installe durant l’été 1944 à Roubaix, au 34 de la rue
Lacordaire, puis au 9 de la rue Mimerel. Elle est formée par une belle
équipe, dirigée par un certain Robert Guichou, 45 ans, qui opère avec sa
femme, Odette, leur fils, Jean, et au moins une vingtaine d’hommes et de
femmes (Maurice Audouy, Roger Lefevre, Louis Le Carpentier, Jean
Claisse, Julien Steil, Henri Alfonsi, Albert Rump, André Liautard et Jean
Cuville…).
Cette équipe reçoit le renfort d’autres éléments, comme le Lillois
Léoncy Grevet, antiquaire de profession, mais qui s’est trouvé une autre
activité dans la lutte antijuive dans une officine qui a son siège rue
Neuve. Avec lui arrivent quelques personnages douteux, comme cet
Achille Florent, lui aussi un agent de l’Abwehr, qui a pour mission la
répression des sociétés secrètes. Ces hommes se livrent à des pillages de
commerces mais aussi de particuliers et se montrent particulièrement
violents. Ils ont ainsi à leur actif le meurtre d’un avocat lillois, maître
Paul Thellier, figure locale politique bien connue, dont le corps est
abandonné au « coin d’un bois », dans un véhicule incendié.
À Lille, l’Abwehr ne s’inspire décidément guère de cet état d’esprit
chevaleresque dont se vanteront pourtant certains de ses chefs…

De Dijon à Lyon
L’action de l’Abwehr dans d’autres régions de France est également
assez soutenue. Certains postes ont le privilège d’être animés par des
agents particulièrement redoutables.

L’A D , ’A
2 B
L’Ast de Dijon, par exemple, bénéficie de la présence d’agents
chevronnés. Kurt Merk en fait partie. Originaire d’Augsbourg, il est
arrivé en France en novembre 1940 et apparaît désormais sous différents
alias, comme « Kayser » ou « Papa ». Il a d’abord débuté en supervisant
les douanes françaises dans la région de Colmar mais, en février 1941,
on le retrouve lieutenant au SRA de Dijon sous les ordres du colonel
Otto Ehinger et du commandant Albert Gleichauf (alias « Gegauf » ou
« Dr Krause »), naguère dépendant de l’Ast de Stuttgart et devenu sous-
chef de la section III F en Bourgogne. Il se distingue en constituant un
important réseau d’informateurs et de collaborateurs.
Parmi toutes les opérations qu’il mène à bien figure l’affaire
« Technica », qui vise les services de renseignement de Vichy agissant
clandestinement. Sous cette enseigne, au 36 du quai Saint-Vincent à
Lyon, qui désigne officiellement une société de vente de matériaux de
construction, se dissimulent les membres des anciennes sections
allemande et italienne du 2e Bureau français dirigé à partir de juin 1942
par le capitaine de Cossé-Brissac. Après le mois de novembre 1942 et la
dissolution de l’armée d’armistice, le travail clandestin du 2e Bureau se
poursuit. Cependant, il ne résiste guère aux investigations allemandes.
Kurt Merk met alors à profit deux personnages. D’abord celle qui est
à la fois son agent et sa maîtresse : Andrée Rivez. Née en 1915, cette
jeune femme, membre d’une des meilleures familles dijonnaises, est
connue pour recevoir la bonne société locale à l’occasion de nombreuses
réceptions assez somptueuses. Recrutée par le 2e Bureau français, elle est
finalement devenue l’agent E 7224 de l’Abwehr. Cette collaboration
évolue en affaire de famille lorsque son oncle rejoint à son tour les
services secrets allemands : le commissaire Charles Merlen. Celui-ci a
connu diverses affectations après la défaite de 1940. Chef de service aux
renseignements généraux à Perpignan en 1942, il est nommé à Lyon pour
devenir « chef du service des délégations judiciaires ». Merk finit par le
convaincre, grâce à sa nièce, de donner des informations sur le poste P 4
(celui du SR de Lyon), dont il connaît l’existence grâce à l’un de ses
membres, le commandant Schmidt. Le maillon faible de cette
organisation se nomme Gaston Monniez. Cet adjudant-chef retraité,
malgré de très bons états de service, éprouve une certaine animosité
envers ses chefs et a besoin d’argent. Avec sa femme, il assure le
secrétariat de Technica et habite l’appartement même du quai Saint-
Vincent. Mais un jour, il se laisse aller à la trahison…
Aussi, le 16 février 1943 au soir, Merk investit discrètement le
numéro 36 du quai Saint-Vincent. Grâce à Monniez, il tend une
souricière. À partir de 8 heures du matin le lendemain, les officiers se
présentent – comme il est convenu dans l’organisation clandestine – à un
quart d’heure d’intervalle et sonnent deux fois. Ils se retrouvent face à
l’agent allemand qui les débarrasse de leur serviette. À l’aide de la clé
trouvée sur l’un des arrivants, il ouvre un coffre renfermant de nombreux
documents. Peu après, les archives du 2e Bureau, camouflées à l’hôtel-
Dieu de Lyon, sont saisies. À 11 heures, les cinq membres de la section
allemande de Technica (Cossé-Brissac, Barral, Beson, Denis et Ambs)
sont arrêtés. Parmi les éléments pris se trouve une caisse, dite « caisse du
chef », contenant quantité d’informations qui vont entraîner la disparition
de nombreuses antennes des SR clandestins et beaucoup d’arrestations
d’agents dans les pays d’Europe centrale, en Scandinavie et en Turquie.
Ce coup de filet du 17 février 1943, complété d’une seconde opération le
11 mai, place Bellecour, à Lyon, va provoquer la déportation de plusieurs
officiers.

L’ K

De l’Ast Dijon vont naître quelques-unes des affaires les plus


importantes qui touchent à la répression de la Résistance. Le capitaine
Eugen Kramer, dont nous avons déjà évoqué l’organisation et les
équipes 11, va utiliser deux personnages qui vont jouer un rôle décisif
dans certaines opérations.
Citons pour commencer René Saumande. Né à Clichy le 16 avril
1905, celui-ci réside avant la guerre à Reims, où il est représentant de
commerce pour la société Hutchinson. Mobilisé en septembre 1939 au
26e RADA (régiment d’artillerie lourde divisionnaire), il fait campagne
jusqu’à la défaite et à sa démobilisation en juillet 1940. De retour à
Reims, sa situation professionnelle semble assez instable. Il travaille
quelque temps pour le compte d’un entrepreneur de travaux publics, puis
il fait un stage au magasin Monoprix, où sa femme est déjà employée.
Sous cette même enseigne, il est envoyé à Paris au début de
l’année 1941, rue Fontaine, et élit domicile au 49 rue Lamarck – adresse
qu’il conservera pendant toute la durée de l’Occupation. Saumande
s’engage alors politiquement au PPF et devient adhérent à la section du
18e arrondissement de Paris. Voilà qui lui ouvre de nouvelles portes. La
même année, il est présenté au capitaine Kramer, par le dénommé
Tschoeberle qui est déjà un agent au service des Allemands. Immatriculé
sous le numéro K 4, Saumande se révèle être un excellent agent de
renseignement. Lorsque la société Monoprix doit fournir un contingent
d’employés pour le STO, il déclare s’engager à l’Organisation Todt. Il
est employé à ce titre par la firme Schneider-Schumacher, rue Neuve à
Calais, chargée du camouflage des fortifications côtières, en qualité de
convoyeur du personnel. Ses séjours à Calais sont très courts. Il remet au
directeur de la firme (prénommé « Édouard »), de nationalité allemande,
les ouvriers recrutés dont il a assuré le convoiement. En réalité, même
pendant cette période, il consacre la plus grande partie de son activité à
la recherche de renseignements pour les Allemands. C’est ainsi qu’avant
le débarquement allié en Afrique du Nord, il effectue deux missions en
zone libre en vue de rapporter des informations sur l’armée d’armistice.
Mais son action va bientôt être renforcée par l’apparition d’un autre
agent : Robert Moog 12.
Longtemps désigné comme un agent de nationalité allemande, celui-
ci est en fait bien français, comme l’atteste un acte d’état civil de la
mairie du 14e arrondissement de Paris : Robert Auguste Moog, né le
28 février 1915, à Paris. Mauricette Eychenne, une de ses maîtresses,
nous renseigne sur ses premières activités pendant la guerre. Refoulée
par l’exode de 1940, elle se retrouve, au début de l’année 1941, à
Toulouse, où elle occupe alors un emploi de vendeuse dans une
succursale du Bon Marché. Elle y fait la connaissance d’une femme qui
devient son amie et lui présente, un jour, son mari. Mme Moog, à vrai
dire, n’est plus en bons termes avec son compagnon. Mauricette
Eychenne, en revanche, est séduite par cet homme assez grand, de belle
stature et, il faut le reconnaître, assez déroutant. De Robert Moog, avec
lequel elle vit bientôt rue Taupin à Toulouse, sa maîtresse sait seulement
qu’il est chauffeur au sein de la « commission d’armistice no 3 ». Mais
un train de vie nettement au-dessus de ses simples moyens laisse
soupçonner d’autres activités. Marché noir ? Courant 1942, jugée trop
curieuse, Mauricette est sèchement priée de garder pour elle ses
questions…
En vérité, Robert Moog a fait une rencontre : il a retrouvé un ancien
camarade de régiment qui s’appelle René Saumande. Celui-ci lui propose
rapidement de travailler pour l’Abwehr, et c’est comme ça que notre
homme devient l’agent de Kramer sous l’indicatif K 30. Bien vite, il se
distingue, car c’est une recrue exceptionnelle, peut-être encore plus que
Saumande. Et son action va permettre à ceux qu’il sert de remonter au
plus haut niveau dans les structures de la Résistance…

R M , « K 30 » : « ,
»
Parmi les premières missions qui lui sont confiées, celle qu’il
entreprend en se faisant embaucher à la Poudrerie nationale de Toulouse
mérite d’être évoquée. Les archives de cette société en ont conservé la
trace : à la date du 25 janvier 1943 apparaît sur les registres d’entrées
Robert Moog, embauché comme « chef d’équipe à l’essai ». Que vient-il
faire dans cette usine qui fournit le Reich en explosifs ? Travailler ? En
quelque sorte…
Car l’endroit est une des cibles de la Résistance qui cherche à enrayer
la production des entreprises en faveur de l’Allemagne. K 30 s’infiltre
donc dans la place. Ses efforts sont vite récompensés. Dès le mois de
mars 1943, il se lie d’amitié avec un certain Hitter, un lieutenant
d’origine alsacienne (comme lui, ce qui facilite le contact). Or, cet
homme appartient au réseau d’André Devigny, un autre officier qui a
constitué, sous l’autorité du colonel Groussard (lequel travaille en liaison
avec les Britanniques à Genève), une patiente toile d’araignée
clandestine. Hitter, justement, projette une opération de sabotage de la
Poudrerie. Il se confie à Moog, qui lui paraît être un homme sûr et
efficace. Ces confidences permettent évidemment à l’agent de l’Abwehr
de connaître bon nombre de choses sur le réseau « Gilbert » de Devigny.
Aux archives allemandes, un dossier reprenant ces éléments est alors
constitué. Il porte le nom de « Fall Jura » (« l’affaire Jura »). Lors de
cette opération, consignera Kramer dans un rapport officiel, « K 30 a
rendu de grands services par son intervention personnelle […], le
déroulement de l’affaire Jura était entièrement le travail de K 30 13 ».
Outre Hitter, l’officier alsacien s’est mis en relation avec plusieurs
membres dépendant du SOE pour mettre au point le sabotage de la
Poudrerie. Tous tombent dans le piège. Ainsi, le 12 avril 1943, les
tenailles se referment sur le réseau « Prunus », du lieutenant Maurice
Pertschuk (alias « Eugène »). La même chose se produit avec quantité de
résistants affiliés au SOE, tels ceux des groupes de Toulouse (Vuillemot,
alias « Pills », Marcel Petit, Jean d’Aligny, Pradeau, etc.), de Montréjeau
en Haute-Garonne (Pierre Labayle, qui sera déporté), du Gers (Jeanine
Morisse, Mme Saint-Avit, François Dubos…). La plupart de ces noms ou
pseudonymes vont se retrouver dans les fiches du dossier « Fall Jura ».
Moog va en finir aussi avec Hitter, mais discrètement, pour ne pas se
trahir. Ainsi, il se fait arrêter lui-même, à Paris, en sa compagnie, lors
d’une fausse mission, loin de ses bases toulousaines. Dans la cascade
d’arrestations que provoque l’action de K 30, une prise importante
s’ajoute : un adjudant d’aviation, Marsal, qui assure la liaison entre
Toulouse et Lyon, est capturé, car il est porteur d’un courrier révélateur.
Désormais, l’activité de Robert Moog se concentre sur Lyon…
Dès lors, le personnage a plusieurs visages. « Audacieux, âpre au
gain, astucieux mais très orgueilleux et imbu de lui-même », voilà
comment le décrira après guerre une fiche de police le concernant. Celui
qui « porte constamment à l’annulaire gauche une bague en or aux
initiales R.M. » utilise également de nombreux alias : « Peters, Bobby,
Bulard… » Ce dernier nom, Moog l’a emprunté à l’une de ses premières
victimes à Lyon.
En effet, rue Béchevelin, dans une blanchisserie servant de boîte aux
lettres, il tend une souricière aux membres du réseau Gilbert. Le 15 avril
1943, le capitaine Bulard se présente. Il comprend vite qu’il s’agit d’un
traquenard. L’officier tente alors de s’enfuir. Mais Moog dégaine et abat
sa proie, froidement. Il n’hésitera pas à emprunter à sa victime son
identité. Le lendemain, le 16 avril, Edmée Deletraz – un autre membre
du réseau Gilbert – tombe dans le même traquenard et est arrêtée à son
tour. Elle accepte rapidement de servir d’appât à Moog pour remonter
jusqu’à son chef de réseau, André Devigny, qui va être appréhendé à
Annemasse le 17 avril 1943.

A K B …
Tant de succès attire la convoitise et, bien vite, tout le monde veut
avoir dans ses rangs ce brillant agent. Moog est donc affecté
officiellement à Lyon au printemps 1943, mais sous la tutelle du chef de
la section IV de la Gestapo, Klaus Barbie. Un rapport de son « officier
traitant », Kramer, évoque les ordres qu’il a reçus de Paris : « Le
Sturmbannführer Kieffer, qui avait toujours été prévenant à notre égard,
m’exprimait le désir que K 30 se rendît pour quelque temps à Lyon, étant
donné qu’on y avait d’urgence besoin de lui. Pour l’amour de la cause,
j’ajournai les questions personnelles et je donnai mon consentement 14. »
Le « désir » de l’officier SS Kieffer est en réalité un ordre qu’il est
difficile de discuter…
La prochaine cible est Berty Albrecht, une intime de Frenay, au sein
du mouvement Combat. En accord avec les services de Klaus Barbie, on
se sert d’Edmée Delétraz comme appât. Cela se passe le 27 mai 1943, à
Mâcon, à l’hôtel de Bourgogne et dans un square attenant. Elle doit
remettre à cette femme un message lui indiquant de ne pas s’inquiéter à
propos de « Henri ». Henri n’est autre que Frenay, qui échappe à
l’arrestation, mais hélas, pas sa secrétaire et amie Berty. Barbie et Moog
participent à l’opération qui entraîne la découverte de l’adresse de
l’appartement de Frenay, à Cluny, et la saisie de plusieurs documents.
Berty Albrecht mourra des suites de sa détention quelques jours plus
tard…

Détruire l’Armée secrète


Les ravages que provoque Moog au sein de la Résistance se
poursuivent. Il bénéficie du concours d’un homme : Jean Multon (alias
« Lunel »), l’ancien adjoint de Maurice Chevance-Bertin qui est l’un des
proches d’Henri Frenay et responsable de la Résistance pour le sud-est.
Multon a été arrêté et retourné par la Gestapo de Marseille et le
Scharführer-SS Ernst Dunker. Il connaît bien certains rouages de la
Résistance, et il a été envoyé à Lyon pour être mis à la disposition de
Moog. N’a-t-il pas révélé l’existence d’une « boîte aux lettres »
lyonnaise où passe le courrier de « Résistance-Fer » ? C’est ainsi
qu’après plusieurs jours de surveillance, un message est intercepté par
les Allemands : il concerne le général Delestraint, le chef de l’Armée
secrète, auquel on a fixé par une note rédigée en clair un rendez-vous
pour le 9 juin, à Paris, à la station de métro La Muette, avec un certain
René Hardy (alias « Didot »).
Pour les Allemands, l’évocation de l’Armée secrète n’est pas
vraiment une révélation. Parmi les missions de Jean Moulin, parachuté
en France dans la nuit du 1er au 2 janvier 1942, les perspectives
d’unification des forces de la Résistance devaient justement passer par la
création d’une Armée secrète (AS), dont Daniel Cordier, le secrétaire de
l’envoyé du général de Gaulle, rappelle qu’elle était destinée à
« résoudre le problème de la diversité des groupes paramilitaires des
mouvements 15 ». Pour mener à bien cette tâche de coordination, son chef
est désigné en octobre 1942 en la personne du général Delestraint – que
de Gaulle connaissait fort bien pour avoir été son subordonné avant la
guerre alors qu’il était colonel et commandant du 507e régiment de chars
de combat.
Mais, très vite, l’existence de l’Armée secrète est menacée par les
Allemands. Dès mars 1943, une série d’arrestations est effectuée par la
police française à Lyon : François-Marie Marchal, Christine Denoyer,
Raymond Hego, Roger Morandat, Serge Asher, Maurice Fouquet,
François Vallet et Henri Banthmann figurent sur une première liste de
personnes prises dans les mailles d’un vaste filet. Derrière de fausses
identités se cachent plusieurs membres de l’AS : « Marchal », c’est
François Morin (dit aussi « Forestier », chef d’état-major de
l’organisation) ; « Vallet », Raymond Aubrac ; « Fouquet », Maurice
Kriegel… Ces deux derniers, avec Serge Asher (alias « Ravanel »), sont
même entendus par les Allemands, qui suivent de très près les
arrestations opérées par la police lyonnaise, mais ils les rendent
finalement à cette dernière. Difficile de penser toutefois qu’ils croient
avoir affaire à du menu fretin. La récolte de documents lors de ces
interpellations est impressionnante. Les Allemands en sont aussi les
bénéficiaires, de même qu’ils ont la possibilité de déterminer le rôle de la
plupart de ceux qui ont été arrêtés. Dans son livre Jean Moulin. La
République des catacombes, le secrétaire du célèbre résistant, Daniel
Cordier, écrit : « C’était la première fois que les Allemands s’emparaient
de documents où se trouvait expliqué en détail l’organigramme de la
Résistance et surtout de l’Armée secrète 16. » Cela génère un rapport qui
remonte jusqu’à Berlin : le rapport Kaltenbrunner du 27 mai 1943. Cette
source allemande indique qu’au sein de l’AS « notre agent avait obtenu,
en qualité d’ancien officier français, un poste important ». Une trahison
jamais élucidée, car l’identité de cet « agent » n’a jamais pu être révélée.

L’ 9 1943

Pour Moog, l’Abwehr et la Gestapo, qui travaillent désormais de


concert, l’essentiel est d’exploiter une nouvelle piste. Le traître Multon,
nous l’avons vu, a révélé l’existence d’une « boîte aux lettres » servant
aux mouvements de la Résistance et, plus particulièrement, au réseau
Résistance-Fer, chez une certaine dame Dumoulin, au 14 de la rue
Bouteille à Lyon. Une surveillance est donc exercée sur cet endroit.
Or, le 26 mai 1943, Henri Aubry, membre de Combat, qui fait partie
des structures de l’Armée secrète, y fait déposer par sa secrétaire un
message en clair. Sait-il que ce lieu est grillé ? Et omet-il, pour des
raisons qui nous échappent totalement, d’en prévenir les destinataires ?
Toujours est-il que le rendez-vous qu’il fixe entre Hardy (responsable de
Résistance-Fer) et Delestraint le 9 juin suivant au métro La Muette
tombe entre les mains de Multon, désormais chaperonné par Moog.
L’affaire prend de telles proportions qu’elle mobilise tous les services
allemands : « Sachant l’importance qui s’attachait à la personne de Didot
[Hardy], les services allemands avertirent Paris. Kramer, le capitaine
Schmitt pour le service III F de l’Abwehr et Kieffer pour le SD se
mettent sur la piste de Vidal-Delestraint, le chef de l’Armée secrète 17. »
Puis les tragédies s’enchaînent. Inspiré par le message qui a été saisi
dans la boîte aux lettres de la rue Bouteille, le duo Moog-Multon se
retrouve, le 7 juin au soir, sur l’un des quais de la gare de Lyon-Perrache.
Ils conviennent d’aller au rendez-vous qui aura lieu dans deux jours entre
Hardy et Delestraint et cherchent donc à rejoindre Paris. Mais les deux
hommes croisent sur leur chemin – fortuitement ? – René Hardy, reconnu
semble-t-il par Multon/Lunel. Le responsable de Résistance-Fer (il
affirmera ne pas avoir eu connaissance du rendez-vous avec Delestraint,
mais sa présence dans ce train pour Paris laisse planer un doute) n’ira pas
au bout de son voyage. Moog décide de le faire déposer à Chalon-sur-
Saône, où Klaus Barbie se charge de le cueillir. Pendant ce temps,
K 30 poursuit sa route à la rencontre de Vidal/Delestraint, chef de
l’AS…
Au métro La Muette, le 9 juin, vers 9 heures, Moog est à pied
d’œuvre. Kramer, son chef, relatera ainsi les faits : « Il repère un
monsieur assez âgé, mais d’allure sèche et militaire. Il suppose que c’est
le général Delestraint, car l’endroit est assez désert et les passants rares.
Assez sûr de lui, Moog l’aborde, sans faire aucune présentation : “Mon
général, vous attendez Didot. Il n’a pas voulu venir ici car il a jugé que
c’était trop dangereux. Il vous attend au métro Passy.” [Delestraint], qui
paraît très nerveux ce matin, sursaute aux paroles de Moog mais il
accepte de suivre son interlocuteur en ajoutant qu’il a auparavant un
autre rendez-vous avec deux de ses hommes au métro Pompe 18. » Fatales
précisions. « Quelques minutes plus tard, avenue Foch, dans les bureaux
de Kieffer, outre Delestraint on retrouve, arrêtés, un de ses adjoints, le
colonel Gastaldo, et un jeune agent de liaison, Théobald, alias
Terrier 19. » La toile qui se tisse autour de l’AS se resserre
progressivement…

U R R …

Dans son rapport sur ces événements, Kramer n’a pas manqué de
rappeler la collaboration étroite entre le SD de Kieffer et ses collègues de
l’Abwehr du service III F du capitaine Schmitt – dont le chef est un
certain Adolf von Feldmann, le neveu de l’amiral Canaris en poste à
Paris. Voilà qui conduit tout droit à d’autres opérations, plus politiques
celles-là, car Feldmann a la charge de la lutte anticommuniste. Avec lui
travaille Alexander von Kreutz, un agent chevronné 20, lui-même très
proche d’Eugen Kramer. La section III F peut ainsi établir d’intéressants
contacts avec une partie de la Résistance. Oscar Reile a d’ailleurs
conservé quelques souvenirs d’un des agents qui s’est révélé fort
précieux : « L’un d’eux, qui aurait obtenu un certain succès, était un
fonctionnaire de la police française recruté à Paris. Il lui avait été donné
un nom de code qui était la lettre E suivi d’un chiffre dont Reile ne se
souvient pas. Il était également connu sous le pseudo “Richard”, mais
Reile ne sait pas si c’était un nom réel ou un pseudo. Richard était dirigé
par le Sonderführer Kreutz. Richard dirigeait un centre à Paris, placé
sous les auspices du gouvernement de Vichy, chargé de contrecarrer les
activités communistes. Reile dit qu’il était également en rapport avec le
SD 21. »
Pour compléter la mémoire défaillante de Reile, précisons que le
dénommé Raymond Richard (il s’agit bien de son vrai nom), ancien
militant d’extrême droite, membre de la Cagoule, est successivement (ou
tout à la fois) maire désigné par Vichy de la commune de Margency ;
policier en tant que membre de la SPAC (la zélée Section de police
anticommuniste) ; immatriculé à l’Abwehr (dont il est l’agent
numéro E 7 122), en relation avec le service de renseignement très privé
de Bernard Ménétrel (le médecin et l’éminence grise du maréchal
Pétain) ; et il est également au service de la Gestapo. Avec de telles
références, l’homme est évidemment en mesure de faire des ravages au
sein de la Résistance. Mais les liens étroits qu’il noue avec Guillain de
Bénouville, l’un des adjoints très proche de Frenay à la tête de Combat,
posent question.
En effet, au début de la guerre, Richard a retrouvé Graf Kreutz, qu’il
a connu dans les années 1930 pour avoir partagé les mêmes milieux
politiques. Engagé par la section III F de l’Abwehr, il mène néanmoins
de front ses différentes activités et entretient surtout des relations avec un
certain Jehan de Castellane, très proche des cercles collaborationnistes,
tout en étant en contact avec un dénommé Guillain de Bénouville. Ce
dernier est une figure très originale : sorte d’éminence grise aux
multiples facettes, il provoque souvent la suspicion de ses interlocuteurs.
Militant royaliste et antisémite, Camelot du roi lié aux comploteurs de la
Cagoule, Pierre Guillain de Bénouville soutient au début de la guerre la
politique du maréchal Pétain et publie des articles hostiles aux anciens
dirigeants du Front populaire. Cela ne l’empêche pas de s’engager dans
la Résistance avec Combat, mais en soutenant un vent de fronde. Avec
Frenay, il dénonce le monopole que tente, à ses yeux, d’exercer Londres
par l’intermédiaire du représentant du général de Gaulle, Jean Moulin,
sur la Résistance intérieure. Cela ne fait qu’augmenter les craintes de ce
dernier de voir se détacher une fraction de la Résistance vers la tendance
conduite notamment par le général Giraud…

D B H

C’est par Jehan de Castellane que Bénouville entre en contact suivi


avec Raymond Richard, quand ce dernier lui fait part de son souhait de
rencontrer des membres de la Résistance. C’est ainsi que Richard fait
également la connaissance d’un autre membre de Combat, qui a en
charge la Résistance-Fer : René Hardy. Au cours des premiers mois de
1943, des échanges ont lieu, Richard proposant à ses interlocuteurs de
leur procurer des renseignements sur le monde de la collaboration…
moyennant finances. « Castellane transmet la proposition de Raymond
Richard à René Hardy, qui accepte de discuter. “Je n’assistai pas à
l’entretien “Bardot” (Hardy)-Richard, par prudence, précise Jehan de
Castellane.” […]. Lydie Bastien, maîtresse de René Hardy, vient souvent
à Paris, où elle voit chaque fois Jehan de Castellane et Raymond Richard
[…]. L’intimité entre Richard, Castellane, Lydie Bastien, René Hardy et
Pierre de Bénouville est telle que ces deux derniers considèrent les deux
premiers comme des agents de Combat ; de son côté, Richard voit en
Castellane et en Lydie Bastien – et, par son biais, René Hardy – des
agents de son organisation, le SR Ménétrel 22. »
Ce genre de relations fort ambiguës est, bien sûr, absolument
dangereux. Richard, dont l’engagement au service de l’Abwehr ne fait
aucun doute, ne tarde pas à connaître tout l’entourage résistant de
Bénouville : Jean-Guy Bernard, chef du service NAP-Fer des
Mouvements unis de Résistance (MUR) en zone nord ; Marcel Peck,
figure importante de ces mêmes mouvements ; ou encore Claude
Bourdet, souvent en contact avec Jean Moulin, et qui devient membre du
Conseil national de la Résistance (CNR) créé en mai 1943 par le
représentant du général de Gaulle. Conséquence de ces informations ?
Jean-Guy Bernard (identifié de surcroît comme israélite dans le rapport
de Richard), Marcel Peck et Claude Bourdet sont arrêtés. Seul ce dernier
survivra et reviendra de déportation. Bénouville, lui, ne sera pas inquiété,
tout comme un certain René Hardy.
Le rôle de René Hardy jusqu’à la fatale réunion de Caluire du 21 juin
1943 autorise à s’interroger sur sa conduite. Pris au piège au début du
mois de juin 1943 – nous l’avons vu – au contact de Moog et sous le
contrôle de Barbie, on l’exploite efficacement en usant d’une corde
sensible classique. Les témoignages peuvent être sujets à caution. Peut-
on retenir, dans la mesure où elle n’est pas une actrice directe – tant s’en
faut – des événements tragiques à venir, celui de Mauricette Eychenne ?
La maîtresse de Moog a été le témoin privilégié de certaines discussions
animées par le responsable de la section IV de la Gestapo lyonnaise,
Klaus Barbie : « Il préconisait d’agir à l’influence vis-à-vis de Didot
pour le faire travailler au service des Allemands. Barbie paraissait même
assez pressé que Didot acceptât cette offre. Ce jour-là, les Français du
groupe avaient répliqué à Barbie qu’il ne fallait pas ménager l’argent à
Didot, s’il souhaitait qu’il acceptât. Il faisait remarquer que Didot était
très payé auparavant par la Résistance et que si on voulait obtenir son
concours, il fallait au moins lui donner une somme équivalente. Barbie
s’était rallié à cette solution. Ils jugeaient tous que Didot, en raison de
son poste important, devait toucher, de la Résistance, un salaire très
élevé et c’est pourquoi ils envisageaient de le payer considérablement
s’il acceptait de travailler pour eux 23… »
La section de K 30
Dans cette traque dirigée contre l’AS, d’autres faits sont à considérer.
En effet, la collaboration entre agents de l’Abwehr et de la Gestapo se
poursuit. Ainsi, la répartition de leurs responsabilités respectives dans les
affaires traitées n’étant pas toujours bien claire, la compréhension des
événements est parfois difficile. Après l’arrestation du général
Delestraint et de ses deux adjoints, Robert Moog, accompagné de René
Saumande (ayant suivi, directement ou indirectement, celui qui est
désormais son chef), se remet en chasse avec sa propre organisation. Car
si, incontestablement, K 30 est placé sous l’autorité de Klaus Barbie, il
crée une section purement française rattachée à la section IV E du SD de
Lyon, qui fonctionne d’abord avenue Berthelot avant de s’installer
au 1 de la rue Tête-d’Or. Pour compléter le duo Moog-Saumande,
plusieurs individus sont recrutés. Et le plus redoutable se nomme Lucien
Doussot…

D , ?
À l’origine, Lucien Doussot était un petit truand dont l’avenir
semblait assez terne. Né en octobre 1913 en Côte-d’Or, après la
consultation 24 rapide des dossiers de police, il ressort qu’il était
considéré, dès 1940, comme « un souteneur » et que son casier judiciaire
était constitué de nombreuses condamnations à des peines de prison
assez légères pour vols et recels. Doussot purgeait d’ailleurs l’une d’elles
– alors que la débâcle emportait la France en mai-juin 1940 – à la maison
centrale de Clairvaux. En mai 1940, racontera l’intéressé, « lors de
l’avance allemande, nous avons été libérés ». C’est là sans doute une
version embellie, car on sait que plus d’un truand a profité de la pagaille
ambiante pour se faire la belle à cette époque. Cela permit en tout cas à
Doussot de revenir dans sa région et d’ouvrir à Saint-Jean-des-Vignes un
bar baptisé Chez Lulu, aux fréquentations interlopes.
À cette époque, il a d’ailleurs comme autre activité celle de passeur,
puisque la ligne de démarcation est toute proche, mais il l’exerce de
manière très intéressée. Début 1943, il est privé de son « emploi »,
puisque la ligne de démarcation a été supprimée le 1er mars, n’ayant plus
de raison d’être après l’occupation de la zone « libre » par les Allemands
en novembre 1942. Doussot a gardé des relations chez l’occupant et,
parvenu à Lyon, il est bientôt présenté, courant avril, au sein de la
Gestapo, à un homme qui lui propose d’entrer à son service : Robert
Moog. Voilà un parcours assez classique pour quelqu’un qui possède ce
type d’antécédents et, pour Doussot, l’aventure commence alors. Mais le
rôle d’agent retourné serait trop simple : alors qu’il pourrait suivre la
voie des malfrats qui peuplent, par exemple, l’équipe de gangsters du
sinistre duo Bonny-Lafont, Doussot préfère offrir aussi ses services à la
Résistance. Évidemment, il fait cela par pur intérêt et non par conviction.
C’est par l’intermédiaire d’un membre du mouvement Combat,
Laurent Bazot, que cet « agent trouble » du Sipo-SD de Lyon – qui fait
équipe avec Moog – opère ses premiers contacts. Laurent Bazot, ancien
adjoint de Claudius Billon, premier chef régional de l’AS (et
tragiquement piégé dès février 1943), appartenant lui aussi à Combat, a
déclaré qu’il avait demandé et obtenu l’agrément, pour l’enrôler, de
Marcel Peck (alias « Battesti ») et d’Henri Guillermin (chef des MUR
pour la Saône-et-Loire, où Doussot possède beaucoup de relations). La
plupart des contacts entre Bazot et Doussot se déroulent dans un hôtel
lyonnais à la clientèle assez louche.
Le chef du réseau « Dupleix », Marcel Dreyfus (alias « Lafond »),
décrit l’atmosphère assez particulière qui préside à ces rencontres : « Par
l’intermédiaire d’un ami inspecteur de police – l’inspecteur Klein –, j’ai
été conduit dans une chambre de mauvaise apparence et Laurent Bazot
était là. La porte a été fermée à clé et la discussion a commencé. C’est à
ce moment-là que Bazot m’a dit qu’il était en relation avec un des chefs
français de la Gestapo de Lyon qui, par patriotisme [sic], avait accepté
d’y être après avoir été passeur à la ligne de démarcation […]. J’ai
accepté la liaison pour renseignements et Bazot a fait demander par
Klein aussitôt 5 000 francs dans la chambre même où nous étions fermés
à clé. Laurent Bazot m’avait fait mauvaise impression et je conservais la
main dans ma poche sur une arme. J’ai refusé de verser quoi que ce soit
avant d’avoir obtenu des renseignements, me considérant comme tenu
particulièrement, du fait que l’argent était celui du réseau 25. »
De l’avis d’un autre dirigeant du réseau Dupleix, des renseignements
intéressants et des documents ont été fournis par Doussot, mais ils « ont
coûté cher à la Résistance » puisqu’il lui était remis mensuellement de
« 20 000 à 50 000 Fr. pour son budget indicateur » 26. En tout cas, les
« relations » de Doussot s’étendent à bien d’autres secteurs de la
résistance locale. Il est délicat de parler de double jeu dans la mesure où
la balance semble pencher du mauvais côté : « Or, même si la défense de
Doussot 27 a pu faire état de renseignements fournis, faut-il le rappeler à
prix très élevés, et permettant de sauver quelques dizaines de résistants,
dont des cadres importants de Libération-Sud comme Serge Ravanel 28,
en contrepoint les 336 arrestations qui lui furent reprochées et la
participation probable aux filatures menant à l’arrestation de Delestraint
et Moulin justifient pleinement l’appréciation sans appel de Claude
Rochat-Guillaume 29 : “Quelques pages dans un volume de trahison 30”. »

21 1943 : - C
Après l’arrestation du général Delestraint, chef de l’AS, le 9 juin
1943, à Paris, l’étau se resserre sur Jean Moulin. Celui-ci convoque
d’urgence une réunion qui va se dérouler le 21 juin 1943 chez le
Dr Dugoujon, dans son cabinet médical, situé à proximité de Lyon, à
Caluire-et-Cuire. Mais la Gestapo est également au rendez-vous. Outre
Jean Moulin sont arrêtés deux responsables du mouvement « Libération-
Sud », Raymond Aubrac et le professeur André Lassagne ; deux
membres de Combat, le lieutenant Henri Aubry et René Hardy (le seul
qui parviendra à échapper aux Allemands dans des circonstances qui
peuvent paraître suspectes, comme nous le verrons plus loin) ; le colonel
Lacaze, chef du 4e bureau de l’AS ; le colonel Schwarzfeld, l’un des
animateurs du mouvement lyonnais « France d’abord » ; et Bruno Larat,
qui dirige la Centrale des opérations aériennes et qui est un agent
important du service Action du BCRA.
Lucien Doussot, dans l’équipe de Robert Moog, a été impliqué dans
cette très importante opération. En effet, en décembre 1948, Klaus
Barbie, alors sous protection américaine, est entendu en Allemagne par
l’inspecteur Ferrier, de la Sûreté nationale, agissant dans le cadre d’une
commission rogatoire concernant l’instruction du dossier de René Hardy
(accusé de trahison dans les arrestations de Caluire). Il accepte ainsi de
donner la liste des agents français qui ont participé « aux opérations de
filature » ayant précédé les arrestations au domicile du Dr Dugoujon :
« Moi-même en uniforme, avec mes hommes et deux voitures ou peut-
être trois, attendions sur les bords du Rhône d’être prévenus de l’endroit.
Moog Pierre […] (K 30), Saumande (K 4) et Doussot ont participé aux
opérations de filature mais pas à l’arrestation. Pour cela, j’avais
seulement réservé mes hommes en uniforme. Multon n’a pas participé à
l’opération dans son ensemble 31. »
Mais de tous ces acteurs, quels sont ceux qui ont tiré les plus grosses
ficelles ? Le tandem Moog-Doussot, chapeauté indirectement par
Kramer de l’Abwehr, a joué ses propres cartes 32, et la cohabitation avec
le gestapiste Barbie (un schéma dont l’Abwehr devra s’accommoder de
plus en plus dans les mois à venir), qui a de son côté exploité différentes
pistes, ne facilite pas, faute de sources documentaires suffisantes,
l’éclaircissement de tous ces événements.
Le seul et unique document allemand dont nous disposons sur cette
affaire est lui-même assez flou. Il s’agit de ce qu’il est convenu d’appeler
le « second rapport Kaltenbrunner » – du nom du successeur de Reinhard
Heydrich à la tête du RSHA –, établi en date du 29 juin 1943. Résumant
« les mesures prises en vue de détruire l’appareil de direction de l’Armée
secrète », il désigne sans équivoque René Hardy comme celui qui, « en
raison de ses amples déclarations et de sa volonté de collaborer », a
permis « au cours d’un jeu d’argent (Agentenspiel) réalisé avec lui », de
« mettre la main à Lyon sur une réunion de personnes dirigeantes des
Mouvements de résistance unis de l’Armée secrète » 33. Il faut cependant
souligner que la désignation en clair de René Hardy dans le document
Kaltenbrunner est en contradiction avec la règle qui veut qu’un VM (en
supposant que Hardy ait joué ce rôle) ne soit jamais mentionné
nommément. Il y a donc une volonté très nette de désigner un seul et
unique coupable de trahison.
Certes, René Hardy a de quoi attirer sur lui les soupçons. Il avait été
une première fois arrêté à Chalon-sur-Saône. Partant de Lyon pour Paris
le 7 juin 1943, dans la soirée, il avait croisé sur son chemin – nous
l’avons vu – un ancien membre du mouvement Combat, Jean Multon,
arrêté quelque temps plus tôt à Marseille et qui était passé au service des
Allemands. Celui-ci avait été mis à la disposition du SD de Lyon vers la
mi-mai. Dans ce train qui faisait route vers Paris, il se trouvait en
compagnie de Robert Moog, informé de la présence de Hardy par l’agent
retourné. Moog ordonna aussitôt son arrestation. Le responsable de
Résistance-Fer fut incarcéré à la prison de Chalon-sur-Saône, le 8 juin.
C’est Klaus Barbie en personne, le chef de la Gestapo de Lyon, qui le
prit en charge l’après-midi du 10 juin. Il fut relâché quelques heures plus
tard sans que l’on sache quel marché avait été passé entre les deux
hommes, le résistant ayant, selon ses dires, proposé au chef de la
Gestapo d’être son informateur sans avoir l’intention de respecter cet
engagement.
Hardy a, semble-t-il, dissimulé son arrestation puis sa libération à ses
camarades et il est bien présent à la réunion de Caluire le 21 juin 1943.
Jean Moulin ne l’a toutefois pas convoqué, mais Guillain de Bénouville,
souhaitant que le mouvement Combat soit bien représenté, a demandé à
Henri Aubry d’imposer sa présence. Cette réunion, si elle est destinée à
trouver un successeur à Delestraint, se déroule aussi dans un contexte
tendu d’opposition à l’autorité de Jean Moulin, et les responsables de
Combat souhaitent apparemment imposer un rapport de force.
Il faut encore ajouter certains éléments à charge qui peuvent être
retenus contre Hardy. Alors qu’il est blessé au bras lorsqu’il réussit, à
Caluire, à échapper aux Allemands qui ont ouvert le feu sur lui, il est
arrêté peu après par la police française, qui le remet aux autorités
allemandes. Transporté à l’hôpital de l’Antiquaille puis à celui de la
Croix-Rousse qui est placé sous contrôle de l’occupant, il parvient une
nouvelle fois à s’évader (le 3 août 1943). Cette fois-ci, Hardy se sort des
griffes allemandes, mais à la faveur d’une succession d’événements qui
peuvent fortement éveiller les soupçons.
Le reste du rapport Kaltenbrunner laisse perplexe quant à la
désignation des personnes arrêtées au domicile du Dr Dugoujon en ce
21 juin 1943. Il y a certes « le lieutenant Henri Aubry, le professeur de
langues étrangères André Lassang 34 [sic], Laurent Pierre Parisot 35, le
colonel Albert Lacaze, le lieutenant-colonel de réserve Schwarzfeld et le
docteur en médecine Dugoujon 36 ». La suite suscite l’interrogation : « La
réunion avait été convoquée par le chef des Mouvements unis de
Résistance qui avait été nommé par le général de Gaulle et qui portait le
nom de couverture de Max. Max, lui-même, n’était pas venu à la
réunion. Il avait été probablement retenu par une rafle de la police
française 37. »
Toutes les hypothèses ont été émises au sujet de cette curieuse
absence (Jean Moulin, désigné ici sous son alias, « Max », hélas, ayant
bien été arrêté ce jour-là). Mais ce n’est pas le seul « oubli », puisque
Raymond Aubrac – qui apparaît sur le registre d’écrou de la prison de
Montluc sous le nom d’emprunt d’Ermelin – n’est absolument pas
mentionné.
Les témoignages d’autres participants à cette réunion de Caluire
suscitent des interrogations. Selon ses déclarations, Henri Aubry, de
Combat (qui a amené Hardy à la réunion), sera surpris, peu après son
arrestation, de se retrouver face à un certain « André »… qu’il a enrôlé à
Toulouse, et dont l’identité, étrangement, reste mystérieuse. Aubry ne
semble donc pas reconnaître, parmi certains protagonistes des
arrestations de Caluire, le personnage qui aurait été un agent infiltré.
Quant au colonel Lacaze (lui aussi invité à Caluire), ses contacts à Vichy
l’auraient informé du gros coup préparé par les Allemands à Lyon contre
la Résistance. Il en avait même parlé à Bruno Larat (chef du Centre des
opérations de parachutage et d’atterrissage, le Copa), autre participant à
la réunion, et tenté de le faire renoncer, sans succès, à cette entreprise qui
devait regrouper au moins une huitaine d’hommes. Le colonel avait donc
décidé de ne pas se rendre chez le Dr Dugoujon et, le matin même, lui
avait fait parvenir par sa fille (bien imprudemment) un message
expliquant qu’il ne viendrait pas. Mais il s’était finalement ravisé. Bruno
Larat, de son côté, après le coup de filet de Caluire verrait, dès le 22 juin
1943, ses bureaux perquisitionnés (le Copa était une cible importante
puisqu’il était primordial, voire vital pour les liaisons avec Londres…).
En fait, les Allemands, à partir de différents services – Abwehr et
Gestapo – avaient réuni depuis des mois plusieurs sources qui les avaient
conduits jusqu’au domicile du Dr Dugoujon (et cela, peut-être, avant
même de possibles filatures exercées sur les différents protagonistes).
Dans sa déposition à Londres en date du 18 octobre 1943, l’un des
secrétaires de Jean Moulin, De Graaff, mentionnant les différents
éléments réunis par la Résistance sur les événements survenus à Caluire,
évoque ceux recueillis très tôt par Claudius-Petit, alias « Claudius »,
membre du comité directeur de « Franc-Tireur » et membre fondateur du
CNR. Celui-ci, « dès le surlendemain de l’arrestation […] a pu, par
l’intermédiaire d’un commissaire de police qu’il connaissait, nous
donner l’information suivante : il y a eu une arrestation massive faite par
la Gestapo lundi à Caluire. La Gestapo était prévenue dès le matin : elle
a pris ses quartiers à 11 heures dans la mairie qui était un excellent
endroit parce que la maison du docteur se trouvait juste en face ; elle a
envoyé des voitures rôder toute la matinée dans les rues de Caluire 38 ».
« L’affaire de Caluire, écrit Olivier Wieviorka, historien de la
Résistance française, n’a pas, loin s’en faut, livré tous ses mystères 39. » Il
faut dire que, de leur côté, les responsables de l’Abwehr n’ont pas été
très prolixes. Ainsi, Oscar Reile, dans ses « confidences » – y compris
dans ses mémoires –, évoque de façon superficielle les chefs de la
Résistance française, sans citer leurs noms ni leurs actions. Il les
réservait sans doute, comme la plupart de ses homologues, pour des
entretiens privés fort utiles à une reconversion… Une certitude : la
Résistance vient de perdre encore quelques-uns de ses meilleurs
éléments. L’Abwehr, de connivence avec la Gestapo, a apporté sa
contribution à ce coup de filet…
1. Archives du Service historique de la Défense, dossier GR 28 P 163.
2. D’après une note de renseignement des services français, septembre 1945, archives du
Service historique de la Défense, cote GR 28 P 7 163.
3. Cavaillès, donc.
4. Notice biographique du dictionnaire des fusillés Le Maitron, par Bernard Pudal,
complétée par Laurent Thiery. Version mise en ligne le 18 décembre 2014, modifiée le
1er juillet 2022.
5. Michel Rousseau, « La répression dans le Nord de 1940 à 1944 », Revue du Nord, no 203,
octobre-décembre 1969, p. 720-721.
6. Ibid., p. 722.
7. Ibid., p. 722 ; Patrice Miannay, Dictionnaire des agents doubles dans la Résistance, Le
Cherche Midi, 2005, p. 50-51
8. Rappelons qu’il s’agit du bras armé de l’Abwehr.
9. Jean-Noël Coghe, Justes, un réseau : le Nord sous la botte nazie, Ravet-Anceau, 2011.
10. Gérard Chauvy et Philippe Valode, La Gestapo française, op. cit., p. 54.
11. Cf. chapitre 6.
12. Les éléments biographiques concernant René Saumande et Robert Moog (ainsi qu’un
autre membre de l’équipe de Kramer, André Morin) proviennent en partie de l’acte
d’accusation du tribunal militaire de Paris établi contre ces personnages, en date du 31 mai
1951. Ce document comporte aussi la liste, impressionnante, de leurs méfaits.
13. Rapport établi par Kramer intitulé « Prise de position au sujet de la lettre du
commandant de la Police de Sûreté et du SD en France du 10 septembre 1943, relative aux
informateurs K 30 et K 4 ».
14. Rapport Kramer, « Prise de position au sujet de la lettre du commandant de la Police de
Sûreté et du SD en France du 10 septembre 1943, relative aux informateurs K 30 et K 4 ».
15. Daniel Cordier, Jean Moulin. La République des catacombes, Gallimard, 1999, p. 199-
200.
16. Ibid., p. 426.
17. Rapport Kramer, « Prise de position au sujet de la lettre du commandant de la Police de
Sûreté et du SD en France du 10 septembre 1943, relative aux informateurs K 30 et K 4 ».
18. Ibid.
19. Ibid.
20. Cf. chapitre 5.
21. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
22. Pierre Péan, « Les liaisons dangereuses de Bénouville », L’Express, 19 novembre 1998.
Cf. également Pierre Péan, Vies et morts de Jean Moulin, Fayard, 1998, p. 533.
23. Comparution le 20 avril 1947 de Mauricette Eychenne devant le commissaire Gouillaud
(dossier René Hardy, cour de Justice de la Seine).
24. Dossier Lucien Doussot, cour de justice de Lyon, no 2664, archives départementales du
Rhône.
25. Témoignage de Marcel Dreyfus le 30 juin 1948 devant le juge Sérager, dossier Doussot,
cour de justice de Lyon, no 2664, archives départementales du Rhône.
26. Dossier Lucien Doussot, cour de justice de Lyon, no 2664, archives départementales du
Rhône.
27. Lors de son procès après guerre.
28. Serge Asher, dit « Ravanel », proche de Raymond Aubrac, arrêté en même temps que
lui en mars 1943. Cf. également l’acte d’accusation du tribunal militaire de Paris, concernant
le trio Saumande, Morin et Moog, du 31 mai 1951.
29. Claude Rochat est entré dans la Résistance à Lyon en avril 1943, au réseau « Marco-
Polo ». Il est affecté au maquis de Saône-et-Loire en août 1943. Il devient alors
« Guillaume », instructeur des maquis. Il est ensuite nommé chef départemental des Maquis-
AS (Armée secrète) de Saône-et-Loire. Le titre de responsable départemental aux effectifs
de l’AS lui est attribué en juillet 1944. Il termine sa carrière de résistant en devenant sous-
préfet de Chalon-sur-Saône en septembre 1944.
30. Des temps difficiles pour des résistants de Bourgogne, échec politique et répression
(septembre 1944-1953), thèse de doctorat en histoire présentée par Robert Chantin,
université Lumière Lyon 2, juin 2000, p. 79.
31. Procès-verbal d’interrogatoire de l’inspecteur Aimé Ferrier en date du 8 décembre 1948.
32. Ces hommes agissent de façon générale avec beaucoup de liberté d’action, comme le
démontre l’acte d’accusation du tribunal militaire permanent de Paris (dressé par le capitaine
Flicoteaux en date du 31 mai 1951), concernant Saumande, Morin (autre comparse de
l’équipe) et Moog. S’y trouvent décrits, quelquefois dans le détail, les traitements sévères
infligés aux personnes arrêtées – parfois même sans motif plausible – et qui ont été l’objet
de pillages et d’extorsions multiples. Doussot, pour sa part, profite du bombardement de
Lyon le 26 mai 1944 pour déserter la Gestapo, que les bombes ont atteinte en partie, en
compagnie d’un fidèle comparse, André Thévenot, très lié par le passé aux milieux
communistes. Il se transforme en chef de maquis, celui de Crue en Saône-et-Loire, avec des
pratiques très démonstratives ou souvent expéditives (exécutions sommaires par exemple).
Arrêté, car reconnu par plusieurs de ses victimes, évadé, finalement jugé, condamné à mort,
il finit par être gracié par le président Vincent Auriol, alors qu’il a par ailleurs été
étrangement couvert par le responsable du SOE, Buckmaster, et quelques autres
personnalités. Il trouve la mort de façon assez mystérieuse en 1963, quelques années après
sa remise en liberté, à Chartres, dans un accident de voiture…
33. Rapport Kaltenbrunner du 29 juin 1943, Archives nationales, cote 72AJ/36, dossier no 2.
34. Lire Lassagne.
35. De son vrai nom Bruno Larat.
36. Rapport Kaltenbrunner du 29 juin 1943, Archives nationales, cote 72AJ/36, dossier no 2.
37. Rapport Kaltenbrunner du 29 juin 1943, Archives nationales, cote 72AJ/36, dossier no 2.
38. Procès-verbal d’interrogatoire d’Antoine De Graaff, dit « Tony », à Londres, le
18 octobre 1943.
39. Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance, op. cit., p. 298.
10

Les succès de Bleicher et l’opération


Grand-Duc

Le dossier d’Hugo Bleicher, dont nous avons déjà suivi les actions
dans l’affaire Interallié, constitue à lui seul un fil conducteur dans les
grandes opérations menées contre la Résistance. Après son arrestation, il
s’épanche beaucoup en acceptant de fournir d’abondants témoignages
sur sa vie d’espion et de contre-espion – évidemment des versions qui lui
permettent de sortir grandi en bien des points. Le récit qu’il fait des
infiltrations, trahisons et autres arrestations auxquelles il a contribué est
néanmoins très précieux. Il permet de découvrir les étonnants parcours
croisés des agents de l’Abwehr…
L’opération Grossfürst (« Grand-Duc ») va permettre à Hugo
Bleicher de se mettre sur la piste des réseaux SOE du colonel
Buckmaster à partir de mars 1943. Elle est d’une ampleur considérable et
fait défiler une impressionnante galerie de personnages, parmi lesquels
un certain nombre d’hommes et de femmes qui se retrouvent vite happés
dans une spirale infernale et entraînés dans le bal de la trahison…

Les protagonistes
Tout commence le 21 mars 1943 avec l’arrestation d’un certain
Marsac dans un café des Champs-Élysées. Mais qui est ce Marsac (alias
« End ») ? Il appartient au réseau « Carte », développé à partir de 1941
par le peintre André Girard et un architecte alsacien, Henri Frager. En
contact avec le SOE britannique, il se déploie rapidement, mais des
dissensions entre les deux responsables du groupe causent une rupture
avec la Grande-Bretagne.
Cependant, il y a plus grave : Marsac laisse beaucoup de traces
derrière lui. Alors qu’il circulait dans un train, il a « oublié » une
serviette qui comportait des listes de noms et d’adresses en clair de son
réseau, ce qui a mis l’Abwehr sur sa piste. Arrêté au café des Champs-
Élysées le 21 mars 1943, il se retrouve dès lors au centre d’une série
d’opérations dévastatrices pour la Résistance…

H M

Dans cette opération, deux VM le prennent en charge : « Hélène »


(autrement dit Eilen James, qui est d’origine irlandaise), et son amant,
Henri Marette. Ce dernier – dit « Gaston » ou « Hubertus » – est
lieutenant dans l’aviation et avait offert ses services avant guerre aux
Français. Mais il n’est pas vraiment un homme à qui se fier puisqu’il est
devenu en 1941 l’agent F 7180 de l’Abwehr et ne tarde pas à se voir
investi d’un certain nombre de missions. Il est notamment désigné pour
s’infiltrer en Angleterre. Pour cela, il se sert d’un autre VM : Alain de
Kergorlay. Cet ex-engagé volontaire FFL 1 était employé comme
opérateur radio dans l’opération Overcloud menée par les frères Le Tac 2.
Arrêté le 10 février 1942, Kergorlay fut retourné et enrôlé dans un
Funkspiel. Mais les Anglais finissent par réaliser que leur interlocuteur
est manipulé, et Marette ne part pas en Angleterre 3.L’agent double
accomplit néanmoins avec brio une mission confiée par Reile qui
entraîne la capture d’un agent très recherché par les Allemands :
Stahlmann (dit « Lemoine ») 4.
Marette et Stahlmann se sont connus avant la guerre, et une reprise
de contact début 1943 débouche sur un rapport très précis de Marette,
qui indique le lieu où l’on peut trouver Stahlmann/Lemoine : à la villa
Sainte-Lucie, à Saillagouse, dans les Pyrénées-Orientales. Branle-bas de
combat du côté de l’Abwehr. Le 23 février 1943, Rudolph, Reile et
Wiegand se réunissent et décident d’informer Canaris. Un ordre tombe
bientôt : « Saisissez-vous immédiatement de Lemoine et de son
épouse. » C’est Wiegand qui effectue l’arrestation. Lemoine ne fait
aucune difficulté, étant d’ailleurs traité avec les plus grands égards.
« Dans ce même palace parisien, l’hôtel Continental, où naguère il
traitait royalement ses amis et parfois ses recrues, Lemoine, de
déchéance en déchéance, va se livrer sans vergogne à l’Abwehr.
Rudolph, Reile, Rohleder, von Bentivegni et même Canaris, curieux et
triomphants, vont tour à tour flatter sa superbe et enfoncer le vieillard,
dont la santé chancelle, dans la plus hypocrite des attitudes de
collaboration 5. » Celui qui a été pendant des années, tout en menant
grand train, un espion de grande qualité est désormais sur la fin.
Transféré à la Gestapo, il n’a bientôt plus grand-chose à faire valoir…
Stahlmann est arrêté après la guerre. Entendu par le contre-
espionnage français, mais en raison de son mauvais état de santé, il est
conduit de sa cellule à l’hôpital, où il décède d’une crise d’hémoptysie le
3 octobre 1946, à l’âge de 75 ans…
Henri Marette (alias « Hubertus »), non content d’avoir permis
l’arrestation de Stahlmann, poursuit sa « carrière ». Il est désormais sous
la coupe de Georges Delfanne, dit « Christian Masuy ». Ce dernier, dont
nous avons suivi les débuts 6, a pris de l’envergure et a vu ses affaires
prospérer. Otto Brandl – qui règne sur le monde des bureaux d’achat –
est l’un de ses pourvoyeurs, mais il engage Masuy sur d’autres voies.
Il est installé au 101 de l’avenue Henri-Martin, qui sert à la fois de
siège au Service économique français qu’il dirige (titre trompeur, même
s’il fait dans le même temps de bonnes affaires avec les bureaux d’achat)
et de bureau d’interrogatoire où sont amenés les résistants arrêtés. Masuy
applique des méthodes brutales, dignes de la Gestapo pour laquelle il
travaille aussi. Il pratique notamment le supplice de la baignoire dont il
se fait une spécialité, au point de passer, à tort, pour son inventeur. À ce
propos, Masuy, lors de son procès en 1947, déclare avec un cynisme qui
n’a d’égal que son froid sadisme : « D’autres, comme moi, ont tenté,
paraît-il, d’appliquer la méthode, notamment ceux de la Gestapo, mais
comme de vraies “têtes de lard”. Chez eux, la baignoire était de la
cruauté ; chez moi, c’était de la psychologie expérimentale. Il faut avoir
pratiqué soi-même la baignoire pour le comprendre 7. » Masuy est aussi
devenu un recruteur au sein du service de renseignement du PPF de
Doriot et de celui du Parti franciste de Bucard…
S’il évolue dans le sillage de Masuy, Marette brille toutefois par lui-
même, puisqu’il contribue au début de la fameuse affaire « Grossfürst »,
en prenant part à l’arrestation de Marsac et de sa secrétaire et maîtresse,
Lucienne. Mais la suite de l’histoire se poursuit sans lui : Reile a
désormais confié ce dossier à Bleicher, qui va se faire un plaisir d’en
fournir un récit détaillé.

R B

Marsac et sa maîtresse, arrêtés le 21 mars 1943, sont conduits à


Fresnes et, là-bas, restent silencieux. Bleicher précise que, trois jours
après, Marsac lui avait proposé de le laisser s’évader en échange d’un
million de francs cachés dans sa chambre d’hôtel. Bleicher saisit
l’occasion et feint d’accepter le marché. En contrepartie, selon ses
déclarations, il « réussit à obtenir tous les renseignements dont il avait
besoin sur l’organisation de Marsac – et c’était, en effet, un mouvement
de résistance contrôlé par le War Office, commandé par un général
anglais avec, comme chef direct, un certain colonel Buckmaster 8 ». Ce
dernier est en effet le chef de la section F du SOE qui a en charge les
actions de sabotage et de soutien à la Résistance intérieure française. Et
Marsac ne s’arrête pas là, puisqu’il donne aussi « le nom de tous ses
chefs régionaux : Castelli à Marseille, Angel à Aix-en-Provence,
Langlois à Saint-Gervais 9 », et d’autres dont, semble-t-il, Bleicher a
oublié les noms.
L’agent de l’Abwehr ne veut cependant pas se limiter à cette
moisson. En effet, Bleicher a une idée plus ambitieuse, déjà amorcée
auparavant par les Allemands, mais jamais véritablement mise en
application. Il entrevoit la possibilité de réaliser le projet qu’il a en tête
depuis quelque temps : s’introduire en Angleterre. Toujours selon le
même dossier, « Bleicher réussit à persuader Marsac qu’il détestait les
membres de la Gestapo et qu’il n’avait qu’un désir, prendre contact avec
Londres au nom de la Wehrmacht afin d’y jeter les bases d’un complot
contre Hitler et le parti nazi. Marsac entrevit alors la possibilité
d’accompagner Bleicher à Londres et de participer à l’élaboration d’un
projet qui lui paraissait du plus haut intérêt 10 ».
Tout cela paraît un peu rocambolesque, mais ce qui est sûr, c’est que
l’Allemand demande à son interlocuteur de lui rédiger des lettres
d’introduction qui lui serviront pour établir des contacts avec des
membres de la Résistance. L’une est notamment destinée à Mme Marsac,
l’autre à un certain « Roger ». Ce dernier est en fait Roger Bardet, un
homme qui va entrer dans ce jeu et y occuper une place pendant
longtemps, pour le malheur de bon nombre de ceux qu’il côtoiera…
Cet homme au physique avenant et au très fort pouvoir de persuasion
est né à Lyon le 14 mars 1916. Professionnellement, il a quitté son
emploi d’ingénieur chimiste chez Rhône-Poulenc pour entrer à l’école de
l’Air. Avec le grade de lieutenant, en pleine guerre, il se retrouve en
Algérie, en juin 1940. Mais deux ans plus tard, au cours de l’été 1942,
son destin prend une nouvelle orientation, lorsqu’il fait la connaissance
en août 1942 d’Henri Frager, qui l’enrôle dans le réseau Carte.

H F

Henri Frager, lui, est né en 1897 à Paris. Il a pris part aux combats de
la Première Guerre mondiale et il a été sérieusement blessé en 1916.
Quand il est de retour à la vie civile, il exerce en tant qu’architecte et
gérant d’immeubles. Puis la Seconde Guerre mondiale éclate, et il est
mobilisé comme capitaine dans l’artillerie. Peu après la défaite, en
juillet 1940, il est en Algérie, où il tente de passer par Gibraltar pour aller
s’engager au Canada. L’opération échoue et entraîne plusieurs
arrestations. Frager se rend alors à Vichy et parvient à obtenir de
nombreuses libérations en prenant contact avec des membres du
2e Bureau. En décembre 1940, il rejoint l’Afrique du Nord, mais l’espoir
d’y reprendre la lutte se dissipe assez rapidement. En clandestin, il
revient alors dans le sud de la France au cours de l’été 1941. Là-bas, il
rencontre André Girard, fondateur du réseau Carte, qui l’engage. Frager
(alias « Paul ») doit notamment s’occuper du recrutement pour le
groupe. Entre fin 1941 et début 1942, il effectue son premier voyage en
Angleterre. Mais en décembre 1942, entré en conflit avec Carte, il crée
son propre réseau qu’il nomme « Jean-Marie » (« Donkeyman » pour les
Anglais).
Bardet, de son côté, décide de suivre Frager dans son nouveau réseau
rattaché à l’IS. Mais la police de Vichy l’arrête le 2 décembre 1942 à
Cannes. Il parvient toutefois à s’évader peu après, dans des conditions
mal définies. Mais le mois suivant, le 15 janvier 1943, il est une nouvelle
fois arrêté, toujours par la police française. Il est néanmoins relâché
quelques heures plus tard grâce à la complicité d’un commissaire de
police, ancien aviateur comme lui. Cela fait tout de même beaucoup pour
un seul homme. Frager décide alors, par précaution, de déménager le PC
du réseau Jean-Marie en Savoie, à Saint-Jorioz. C’est justement là que
Bardet s’est installé…

Hugo Bleicher, un espion antinazi ?


La situation se complique lorsque la Gestapo est amenée à découvrir
le jeu joué par Bleicher, qui se fait passer pour un opposant au nazisme
afin d’entrer en contact avec des résistants français, voire avec Londres.
Voilà qui est suspect, et Bleicher doit s’expliquer.

L’ R B
P C

Pour faire bonne figure, il fait procéder précipitamment à


l’arrestation de Bardet. Cela se passe à l’hôtel de la Poste, à Saint-Jorioz,
« chez Mme Marsac, le 15 avril, et alors qu’ils commençaient à discuter
le projet d’évasion de Marsac […] les hommes de Bleicher intervinrent
et arrêtèrent tout le monde 11 ». Tout aurait pu se terminer là. Mais il n’en
est rien.
En effet, le soir de l’arrestation de Bardet, Bleicher poursuit ses
investigations et reçoit pour cela du renfort. Robert Kiffer, résistant
retourné du réseau Interallié 12, entre dans ce jeu pernicieux. Il n’est pas
le seul, puisque avec lui, dans ces opérations, figure « Léo » (autrement
dit Léo Marnac, l’agent luxembourgeois qui a été enrôlé au Lutetia, sous
la coupe de Masuy, et qui lui aussi est un spécialiste des infiltrations).
Avec le concours des services spéciaux italiens, tout ce beau monde se
charge de capturer d’autres membres du PC de Frager : Peter Churchill
(alias « Chambrun ») et sa fiancée, Lise. « Lise » est en réalité Odette
Sansom. Elle appartient au SOE, tout comme Peter Churchill – qui n’a
aucun lien de parenté avec Winston, mais qui jouera parfois de cet
argument – et dépend du réseau « Spindle ».
Peter, né en 1909, à Amsterdam, formé à l’université de Cambridge,
détenteur d’une licence ès lettres est aussi un sportif, et excelle
principalement en athlétisme et en hockey. En 1939, il devient agent de
renseignement et, l’année suivante, il rejoint le SOE, section F. Quand il
est parachuté au-dessus de Saint-Jorioz le 15 avril 1943, il en est à sa
quatrième mission en France 13. Son arrestation provoque de grands vides
dans les liaisons avec la vallée du Rhône et la côte sud-est. D’autres
réseaux (« Monk », « Director » et « Jockey » de Francis
Cammaerts/« Roger »), qui sauront éviter les pièges tendus par
l’Abwehr, vont toutefois prendre le relais.
Au moins Bleicher est-il tenu en échec en tentant, le 17 avril, de
capturer un autre membre du réseau (Langlois) à Chamonix. Après cela,
quand il rentre à Paris, il retrouve, à Fresnes, Bardet qui « lui demanda et
même le supplia de le laisser travailler pour lui afin de sortir de prison. Il
dit à Bleicher qu’il en connaissait encore beaucoup. Il fit un long exposé
de tout son travail dans l’organisation, il divulgua : sa mission, sa
structure, tous les chefs régionaux, ses ramifications et le chef réel, c’est-
à-dire Frager – Paul –, qui était alors à Londres 14 ».
Mais Bardet a désormais franchi le pas. Il entame dès lors une
tumultueuse carrière sous la coupe de Bleicher. Pour commencer,
cependant, il faut attendre quelques semaines avant la mise en circuit de
Bardet (le SD insistant pour l’interroger, mais consentant finalement à le
relâcher). « Ce ne fut donc pas avant le 15 ou le 20 mai 1943, selon
Bleicher, que Roger fut définitivement libéré. On répandit le bruit qu’il
s’était évadé alors qu’on l’emmenait de Fresnes pour un interrogatoire.
Sitôt libéré, Bardet – « Roger » ou « Cornu 15 » – partit pour Annecy et
Toulouse, où il reprit contact avec le Dr Méric 16 et également avec
l’organisation militaire commandée par Vallette d’Osia. Il fournit des
renseignements très précis, qui, à leur heure, provoquèrent des
arrestations. Roger remonta à Paris vers le 5 juin 1943 ayant saisi
l’occasion de passer voir ses parents à Lyon en revenant 17. » Bleicher va
aussi exploiter, grâce à Bardet, des renseignements obtenus sur Vallette
d’Osia. Cet officier d’active breveté d’état-major et chasseur alpin a opté
après la défaite pour l’armée d’armistice. Il a été alors placé à la tête du
27e BCA (bataillon de chasseurs alpins) à Annecy, et c’est là qu’il s’est
employé au camouflage de matériel. Après l’invasion de la zone sud, il
est passé à la clandestinité et il est devenu le chef de l’Armée secrète
pour la Haute-Savoie en 1943. Le travail de l’Abwehr et de ses agents
aboutit, hélas, à son arrestation le 13 septembre de cette même année 18.
Parallèlement, Bleicher continue d’exploiter les pistes ouvertes par
Bardet et d’autres agents infiltrés : « Un des membres les plus marquants
du réseau Jean-Marie à Paris était le sieur Saget, alias “Cap”, garagiste à
Neuilly. Très dévoué à la personne de Frager, il avait accepté que son
garage, 3 rue de l’Église, serve de lieu de rendez-vous et qu’un petit
pavillon lui appartenant rue de l’Assomption soit utilisé pour
l’hébergement des agents de liaison. L’existence de Saget fut révélée à
Bleicher par Marsac. Il fut arrêté peu après […]. Bleicher a affirmé que
c’était sur les indications de Bardet qu’il avait appréhendé Saget, lequel
lui portait ombrage 19. »

L :B … D ?

Pendant ce temps, à Londres, le chef de la section F du SOE, le


colonel Buckmaster, profite du séjour de Frager pour évoquer avec lui
les soupçons des services anglais à propos de son adjoint Bardet, tout en
doutant de la sincérité de ce « colonel Henri », prétendument antinazi,
dont ils ont eu connaissance. Mais Frager maintient sa confiance en
Bardet. Ses notes, qui parviendront jusqu’à nous, en fournissent la
preuve : « J’ai encore une fois vigoureusement défendu mon second… Il
m’était alors particulièrement pénible d’avoir à le défendre… J’ai passé
[…] quatre premières semaines épouvantables où j’ai eu le sentiment que
Roger [Bardet] était plus sur la sellette que G. [Henri Déricourt, alias
“Gilbert”] 20. »
Paradoxalement, lors de ses contacts à Londres, Frager voit plus clair
dans le jeu trouble d’un autre agent, dont il dénonce les agissements. Il
s’agit d’Henri Déricourt…
Ce dernier est né en 1909 à Coulonges-en-Tardenois (Aisne).
Troisième enfant d’une famille modeste, Henri a très tôt exprimé sa
passion pour l’aviation. Titulaire de plusieurs brevets de pilotage, il est
engagé en novembre 1935 par Didier Daurat, patron de l’ex-Aéropostale,
dans une compagnie baptisée « Air bleu ». Mais en 1936, il est approché
par un officier du 2e Bureau de l’armée de l’air, pour lequel il travaille en
réalisant des photos aériennes en territoires italien et allemand. L’année
suivante, il rencontre Nicolas Bodington, membre du MI6, qui sera plus
tard le numéro deux de la section F du SOE. 1938 voit Déricourt ajouter
un homme à ses relations : Karl Boemelburg. Ce dernier sera plus tard le
patron de la Gestapo en France. Puis, lorsque la guerre éclate, notre
homme sert comme pilote dans une section de transport, convoyant des
avions à destination du front. Il finit comme pilote d’essai, mais la
défaite le fait retourner à l’aviation civile (chez Air France, notamment).
Il côtoie alors des personnages qui se livrent au marché noir. Au cours de
l’été 1941, il reprend contact avec l’IS qui lui propose de passer à
Londres. Ses relations sont très diverses et, surtout, à la fin de l’année
1941, il retrouve Boemelburg. Devient-il alors un de ses hommes de
confiance, autrement dit un VM ?
En 1942, bien qu’ayant été contrôlé par le MI5 (auquel il a fourni des
éléments biographiques tronqués), il rejoint la section française du SOE.
En janvier de l’année suivante, il est parachuté en France, où il devient le
chef du réseau « Farrier » et adopte le nom de « Gilbert ». Il a pour tâche
essentielle de trouver des terrains d’atterrissage pour les agents envoyés
en France par voie aérienne, puis d’organiser leur réception. Cela
concerne plusieurs réseaux, mais le principal se nomme « Prosper-
Physician ». Celui-ci va bientôt être la cible des Allemands au cours du
premier semestre 1943 et subir une cascade d’arrestations au point de le
décimer. Au milieu de tout cela, le personnage de Déricourt – dont la
seule et profonde conviction est alimentée par l’argent et soutenue par un
certain goût de l’aventure – est en vérité un pion dans un jeu qui le
dépasse. Il est incontestablement l’homme des Allemands, dont on saura
qu’il était immatriculé au SD sous le nom de code « agent BOE/48 ».
Quoi qu’il en soit, grâce à la mission qui lui a été confiée par la
Résistance, il est bien placé pour livrer à Boemelburg le nom des agents
qui arrivent en France, et pour l’informer des livraisons d’armes
effectuées – le tout avec un certain décalage, pour qu’il ne soit pas
soupçonné, du moins pendant un certain temps…
Parallèlement, du côté britannique, des rivalités malsaines se font
jour entre le MI6 (où l’adjoint de son chef Stuart Menzies, Claude
Edward Marjoribanks Dansey, joue les manipulateurs) et la section F du
SOE (où Nicolas Bodington, chef adjoint de Buckmaster, se montre en
inlassable défenseur de Déricourt). Dans ce contexte, difficile de dire qui
soutient qui et pourquoi…
Par ailleurs, une grande opération de « déception » (d’intoxication) se
prépare avec les services anglais. Elle est destinée à faire croire aux
Allemands qu’un débarquement allié doit se produire vers la fin de
l’année 1943 en France. Ce plan, qui porte le nom de Cockade
(« Cocarde »), est supervisé par un organisme créé en avril 1941, dont le
rôle consiste à diriger et à coordonner des opérations pour induire
l’ennemi en erreur 21. Il s’articule en plusieurs parties qui ont un but
commun : laisser sortir des informations sur plusieurs lieux de
débarquement qui ne sont évidemment que des leurres. L’opération a été
approuvée par Churchill, mais elle va de pair avec le sacrifice de certains
agents. En effet, à ces derniers on communique les détails de la mission
ainsi que des documents destinés à l’ennemi. On attend alors d’eux qu’ils
se les fassent dérober, puis qu’ils se laissent capturer afin de divulguer de
fausses informations. Le réseau Prosper a été choisi pour cela. Selon
Monika Siedentopf, « aussi cynique que cela puisse paraître, il n’est pas
rare lors d’opérations des services secrets d’utiliser une dernière fois à
des fins tactiques un réseau d’ores et déjà considéré comme “pourri”,
c’est-à-dire infiltré par l’ennemi, avant de le laisser tomber 22 ».
Déricourt, en bon agent triple, nage dans ces eaux glauques avec une
certaine aisance. Mais, malgré les précautions prises, les nombreuses
arrestations qui se produisent dans son sillage le rendent bientôt suspect.
Rapidement, plusieurs agents (comme Francis Cammaerts, Jack
Agazarian 23 ou Francis Suttill, le chef du réseau Prosper 24) s’efforcent en
vain de convaincre Londres que Déricourt est un traître. Mais Bodington
(l’adjoint de Buckmaster) s’obstine à le défendre, soit pour des raisons
personnelles liées aux relations particulières qu’il a nouées avec lui avant
la guerre, soit pour couvrir l’opération d’intoxication en cours.
Toutefois, il y a au moins un autre homme qui partage les mêmes
sentiments : Henri Frager. Ce dernier a, semble-t-il, obtenu des
renseignements de bonne source sur Déricourt qui proviennent d’un
certain colonel Henri (c’est-à-dire Hugo Bleicher). Ce dernier confirmera
d’ailleurs sans difficulté, lorsqu’il sera interrogé par les Britanniques qui
le détiendront au camp 020, que Gilbert 25 avait livré beaucoup d’agents
aux Allemands. Il aurait cependant eu certains scrupules à l’égard de
Bodington, dont il n’aurait pas dénoncé la présence à Paris lors des
missions qu’il y avait accomplies 26.
Les soupçons qui pèsent sur l’attitude de Bodington se renforceront
encore, notamment en raison du soutien qu’il apportera à son ami lors du
procès de Déricourt en 1948 et qui entraînera son acquittement.
Bodington a-t-il immédiatement vu tout le profit qu’il pourrait un jour
tirer des excellentes relations de cet agent avec Boemelburg ? Si tel est le
cas, on peut imaginer qu’il l’aurait alors tenu bien au chaud, sous la
couverture du SOE, en attendant le moment propice pour monter un
« coup tordu ». Et ce dernier se présenta justement bien vite avec le
réseau Prosper, qui aurait été sacrifié pour la bonne cause, comme
l’avance Richard Seiler dans son ouvrage La Tragédie du réseau
Prosper 27. Faut-il considérer que, pour les Britanniques, « la trahison de
Déricourt [était] nécessaire car c’est le prix qu’il faut payer pour
permettre, par l’intermédiaire précisément de radio-jeux et d’opérateurs
radio “retournés”, de mystifier Hitler et l’OKW (Oberkommando der
Wehrmacht), sur la date, le lieu, les moyens matériels anglo-américains,
du grand débarquement à l’Ouest. Jusqu’à la veille du 6 juin 1944, les
Allemands sont à ce sujet dans le doute quant aux projets et aux plans
des Alliés 28 ».
Mais ce jeu trouble vient encore se complexifier : Bodington, avant
la guerre, avait été correspondant de presse pour l’Agence Reuters à
Paris et avait alors côtoyé… Karl Boemelburg (le futur chef de la
Gestapo en France) et Henri Déricourt (futur agent multiple qui semble
n’avoir en fait véritablement servi que lui-même). Dans cette nébuleuse
affaire, le SD – ou, pour simplifier, la Gestapo – a aussi joué un rôle
primordial. Toutefois, l’Abwehr et Bleicher ne sont pas en reste, et ils
ont encore bien d’autres cartes à jouer…
L H

Dès son retour de Londres, dans la nuit du 14 au 15 avril 1943,


Frager est recontacté par Bardet. Le premier aurait alors ordonné au
second de garder le contact avec cet Allemand « antinazi » qui apparaît
sous le nom de « colonel Henri ». Mais pour éviter d’être soupçonné,
Bardet raconte une belle histoire à son chef. Nous le savons grâce aux
notes que ce dernier a laissées et qui ont été récupérées, concernant
notamment le récit de l’arrestation de Bardet le 15 avril 1943. Celui-ci a
été arrêté au domicile de Mme Marsac, en présence de Bleicher, ou
plutôt du colonel Henri : « Sept hommes de la Gestapo, note Frager
d’après ce que lui a déclaré Bardet, revolver au poing, maîtrisent
l’assemblée, rossent le colonel dont la figure saigne… » Bardet justifie
tout, y compris les autres arrestations qui suivent : « Le colonel […] a
fait arrêter Raoul [Peter Churchill] et Lise [Odette Sansom]. Or je vous
ai expliqué, déclare Frager à Londres, qu’arrêté avec R. [Bardet], il [le
colonel] était en terrible posture. Il a dû en sortir… » Dans la procédure
d’instruction contre Bardet, il est également fait mention de l’erreur dans
laquelle le chef du réseau Jean-Marie « a été plongé […] et aussi la
légèreté avec laquelle il fut conduit par sa confiance aveugle en Bardet ».
Mais il y a pire : « C’est en août 1943 que la première rencontre entre
Frager et Bleicher eut lieu en présence de Bardet, qui avait fait le
nécessaire à ce sujet, au coin du café Monte-Carlo, avenue Wagram.
Bleicher fut présenté à Frager comme étant le colonel Henri. Frager se
dit être un oncle de Bardet “vaguement au courant de ce qui se passait”.
C’est pendant cette entrevue que Bleicher […] se déclara prêt à
collaborer avec lui et dénonça à Frager l’agent de la Gestapo
Gilbert/Déricourt afin qu’il puisse donner des renseignements sur cet
homme aux services à Londres, l’informant également de différents
postes de radio qui se trouvaient aux mains de la Gestapo 29. »
La version de Frager est différente dans la mesure où il présente cette
rencontre comme étant le fruit du hasard. En effet, celui-ci « a toujours
affirmé, notamment à sa sœur, Mme Jouglas, au sieur de Ruette, membre
de son réseau, au commandant Bodio Charles, alias “Chabor”, que
c’était à la suite d’une rencontre fortuite que le colonel Henri avait tapé
sur l’épaule de Bardet, l’évadé des prisons allemandes, d’un geste à la
fois amical et magnanime puisque au lieu de le faire arrêter, il avait
préféré choquer son verre contre le sien en lui donnant des
renseignements de première importance, notamment sur la trahison de
Gilbert Déricourt, agent de la French Section, à la solde de la
Gestapo 30. »
« Frager, lit-on dans le mémoire relatif à la procédure menée à
l’encontre de Bardet, a laissé de cette première rencontre une relation
circonstanciée avec des détails pittoresques et des commentaires dont
l’accent de sincérité ne peut pas tromper, dans une série de notes qu’il a
rédigées alors qu’il était en Angleterre, entre fin octobre et mars 1944.
Cette entrevue, il la situe au début d’août 1943, alors que le major
Bodington est à Paris. » Laissons Frager la décrire lui-même : « Au début
d’août, sortant de la rue des Acacias, nous allons à un rendez-vous à
l’angle Tilsitt-Wagram. Préoccupés, nous remontons l’avenue Mac-
Mahon, dépassons Tilsitt, allons vers le métro, redescendons Wagram.
Un homme grisonnant nous croise, revient en arrière, frappe sur l’épaule
de Roger [Bardet]. Je continue quelques pas par discrétion. Roger
[Bardet] a le souffle coupé, il est pâle. Je reviens et comprends que c’est
le colonel qui n’a qu’à appeler cette foule de soldats allemands qui
grouillent à 19 h 30 à l’Étoile. Ne pouvant qu’assurer notre sort par le
calme, on décide d’aller au bistrot Presbourg-Mac-Mahon où on parlera
une heure trente. Je prends part à la conversation distraitement, sans en
perdre un mot. Roger me présente comme un parent. La conversation
s’engage. Le colonel lui dit qu’il a eu de la chance de s’évader car la
Gestapo tire bien. Le colonel explique comment il a échappé à la
Gestapo et que “pour montrer sa bonne foi” il avait fait procéder aux
arrestations de Peter Churchill et Odette Sansom à l’hôtel Cottet à Saint-
Jorioz 31. »
É R
Cette rencontre peut paraître surréaliste. On peut s’étonner
notamment que le colonel Henri, antinazi supposé, ait divulgué devant
un homme (Frager) – dont il sait l’identité mais qu’il n’est pas censé
connaître, et qui lui a simplement été présenté comme « l’oncle » de
Bardet – des renseignements très précis sur un agent aussi précieux que
Déricourt. Résumant cette « surprenante conversation très détendue, le
verre à la main », Henri Noguères, dans son Histoire de la Résistance,
soulignera que « Bleicher, obéissant à on ne sait quel tortueux mobile,
révélera à Frager que Déricourt, “l’homme qui fait le pick-up”, constitue,
pour les Allemands, une de leurs meilleures sources d’information. Et
Bleicher ajoutera que c’est la raison pour laquelle Bodington n’a pas été
arrêté au cours de son séjour en France […]. Bleicher dira encore – et il
se trouve que c’est vrai – que l’Abwehr est maintenant engagée dans une
lutte à mort contre la Gestapo ». Henri Noguères conclut que « Frager,
après cette rencontre, sera persuadé qu’il mène un jeu très subtil. […] Il
ne tardera pas à apprendre, à ses dépens, qu’il n’est, en réalité dans ce
jeu, après tant d’autres, qu’un pion entre les mains du colonel Henri » 32.
C’est au cours d’un second rendez-vous, à la demande pressante de
Bleicher, que celui-ci fait quelques confidences à Frager, alors que le
représentant du SOE, Bodington, est à Paris. À cette occasion, le colonel
Henri annonce que Gilbert/Déricourt a dénoncé la présence du
représentant anglais à la Gestapo et que son arrestation était imminente à
moins de changer d’adresse. Bleicher dit tenir ce renseignement de
l’adjoint de Boemelburg, de la Gestapo parisienne, Hans Kieffer, qui lui
avait même téléphoné pour lui demander s’il connaissait l’adresse du
major Bodington pendant son séjour à Paris.
« Au cours de cette entrevue, Bleicher alias “colonel Henri”, révéla à
Frager l’étendue énorme de la trahison de Gilbert qui prévenait
habituellement le SD de l’arrivée et des départs de tous les officiers
anglais, et insista à nouveau sur la nécessité de contrôler toutes les
stations de radio 33. » On devine évidemment les intentions de Bleicher,
mais Frager, lui, s’il fait naturellement prévenir le major Bodington, se
montre fort mécontent et projette à ce moment-là d’aller « à Londres
pour discuter toutes ces questions personnellement avec le colonel
Buckmaster 34 ».
De son côté, Bardet profite, fin mai début juin 1943, « d’un voyage
dans le Midi pour renseigner Bleicher sur des agents de Marseille et sur
le Dr Méric, chef de la région de Toulouse. Il introduit Kiffer, qu’il sait
être un agent rémunéré de l’Abwehr, dans le réseau de Frager 35 ».
Cela marque le début d’une opération assez sidérante au cours de
laquelle Kiffer s’impose en tant que chef d’une organisation fictive,
baptisée « Lysiana », qui s’inscrit dans le cadre de l’opération Grossfürst
(« Grand-Duc ») principalement dirigée contre les réseaux du SOE. Cette
organisation « comprend environ 150 hommes (au moins sur le papier), à
Lisieux, Fervacques 36 et la région. Tous ces hommes étaient convaincus
qu’ils travaillaient pour les Alliés et Kiffer jouait le rôle du chef régional
d’une grosse organisation de Paris. Sous différents prétextes, ils devaient
renseigner Kiffer immédiatement sur toutes les autres organisations de la
région, [de cette façon] Bleicher fut renseigné et en mesure d’empêcher
ces organisations de gagner du terrain 37 ». Tout cela aboutit à une
véritable hécatombe dont il est difficile d’énumérer toutes les victimes.
Ainsi contact est-il pris avec le Dr Hautechaud, principal animateur
du réseau Jean-Marie. Médecin à Fervaques, il travaille clandestinement
avec son épouse. Arrêté, il est déporté en janvier 1944 à Buchenwald, où
il meurt en mars 1944. Bleicher raconte que ce dernier « a mis Kiffer en
relation avec d’autres membres de son groupe : Prince, Orange, Bloch,
Fromont, Nolhant, de Maistre, etc., que Kiffer nomme comme chefs
délégués de son organisation Lysiana 38. »
Hélas, un destin tragique attend nombre d’entre eux. Ainsi, le pasteur
Orange, arrêté le 6 octobre 1943, déporté, revient des camps très affaibli
et meurt en 1947 de tuberculose. Roland Bloch, employé à Lisieux, entré
en 1942 dans le réseau Jean-Marie par l’intermédiaire de l’un de ses
camarades de lycée (le fils du Dr Paul Hautechaud, responsable local du
réseau) tombe lui aussi en octobre 1943. Condamné à mort par le
tribunal militaire allemand de Rouen le 10 novembre 1943, il est fusillé
le mois suivant. En ce fatal automne 1943, Maurice Fromont est
également arrêté. Condamné à mort, il est fusillé au stand de tir du
Madrillet, le 13 novembre 1943, en compagnie d’autres membres du
réseau Jean-Marie : Robert Martin, Paul Besson, François-Xavier de
Maistre, René Capron et Albert Manuel. Et la liste est bien plus longue…
1. Forces françaises libres ralliées à de Gaulle.
2. Il s’agit d’une mission action, sabotage, propagande et renseignement à partir de 1941 en
Bretagne.
3. Kergorlay se présente spontanément aux services français lors de la Libération. Interrogé
par la DST le 6 décembre 1944, il reconnaît « que, étant en mission en 1942 en France, il
avait été arrêté par les services allemands et avait accepté en mai 1942 de travailler pour le
compte de ceux-ci en surveillant le chiffrement et le déchiffrement de messages et en
acceptant que ces messages soient envoyés à Londres sous son indicatif ». (Compte rendu
d’arrestation du 16 juin 1945, archives du Service historique de la Défense). Kergorlay,
condamné à vingt ans de travaux forcés en 1946, bénéficie du témoignage de l’officier de
l’IS Yeo-Thomas, puis d’un décret de libération en avril 1948.
4. Cf. chapitre 3.
5. Paul Paillole, Notre espion chez Hitler, op. cit., p. 228.
6. Cf. chapitre 4.
7. Alain Guérin, Chroniques de la Résistance, Omnibus, 2000, p. 480-481.
8. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
9. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
10. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
11. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
12. Cf. chapitre 7.
13. Il s’efforce d’encadrer et de financer notamment les réseaux « Urchain » de Francis
Basin, « Spruce » de Georges Duboudin, « Olivier » de Ted Coppin. Il est en relation avec
Emmanuel d’Astier de La Vigerie, Virginia Hall à Lyon et André Girard, de Carte.
14. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
15. Ce dernier alias est le nom de sa maîtresse, une Belge, femme de l’un de ses associés
marocains.
16. Du réseau Carte.
17. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
18. En cours de transfert, Vallette d’Osia réussira une évasion spectaculaire, échappant à ses
gardiens en sautant par la fenêtre d’un wagon au sud de Dijon.
19. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
20. Affaire Roger Bardet, Archives nationales, 72AJ/41. Mémoire relatif à la procédure
menée à l’encontre de Roger Bardet, Robert Kiffer, Robert Goubeau, Claude Jouffret et
Marie-Suzanne Renouf, veuve Laurent, inculpés d’attentats à la sûreté extérieure de l’État.
21. Il s’agit de la London Controlling Section (ou LCS).
22. Monika Siedentopf, Parachutées en terre ennemie, op. cit., p. 177.
23. Un des opérateurs du réseau Prosper, qui sera finalement arrêté, torturé, déporté puis
exécuté par les Allemands.
24. Suttill sera lui aussi arrêté, déporté, et finalement exécuté au camp de concentration de
Sachsenhausen. Parmi les autres membres du réseau Prosper appréhendés figure Andrée
Borrel, un courrier qui fut finalement tué par injection de phénol au camp de Natzweiler-
Struthof avant d’être incinéré dans le four crématoire, tout comme Vera Leigh, Diana
Rowden et Sonia Olschanezky (des membres d’autres réseaux rattachés au SOE).
25. Déricourt.
26. The National Archives, Kew, dossiers KV2 164 à 166.
27. Richard Seiler, « Le point sur l’affaire du réseau Prosper », en ligne :
https://www.richard-seiler.com/l. Également, La Tragédie du réseau Prosper, avril-août
1943, Pygmalion, 2003.
28. Richard Seiler, « Le point sur l’affaire du réseau Prosper », art. cité.
29. Affaire Roger Bardet, Archives nationales, 72AJ/41.
30. Affaire Roger Bardet, Archives nationales, 72AJ/41.
31. Affaire Roger Bardet, Archives nationales, 72AJ/41.
32. Henri Noguères, en collaboration avec Marcel Degliame-Fouché, Histoire de la
Résistance en France, Robert Laffont, 1981, t. III, p. 587.
33. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
34. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
35. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
36. Fervaques, commune du pays d’Auge.
37. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
38. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
11

Le bal des traîtres

L’opération Grand-Duc prend donc une large place dans le système


répressif allemand qui vise à briser les formations de la Résistance
française soutenues par les Britanniques. Grâce à son rôle joué avec
beaucoup de talent, Hugo Bleicher fait bientôt des émules. Il dispose
alors rapidement de nombreux agents – dont beaucoup sont des résistants
« retournés » – aux motivations diverses, qui portent des coups sérieux
aux réseaux et mouvements clandestins… Bien vite, de nombreux
membres de l’Abwehr, « formés » sur le terrain, se mettent donc à la
tâche, notamment dans les années 1942 et 1943.

L’abbé Alesch poursuit Germaine Tillion


et le SOE
L’un d’entre eux est un paroissien qui, se découvrant une vocation
religieuse, se fait ordonner prêtre en 1933. Vicaire à Davos en Suisse
puis en France à Saint-Maur et à La Varenne-Saint-Hilaire, dans la
région parisienne, Robert Alesch 1, originaire du Luxembourg (où il est
né le 6 mars 1906), a en réalité une conception très particulière de sa
mission sacerdotale. Proche des milieux nazis luxembourgeois, il obtient
la nationalité allemande en juin 1941. Au cours de l’année 1942, sa
situation professionnelle prend une nouvelle orientation. C’est surtout sa
rencontre avec le capitaine Fritz Fuchs qui lance sa carrière d’agent de
renseignement et qui va faire de lui l’un des prédateurs les plus
redoutables au service de l’Abwehr. Reile, qui reconnaît toute la valeur
du personnage, se souviendra de lui comme d’un homme « petit et
mince » qui « vivait dans la banlieue sud-est de Paris ». Il accomplit ses
premières missions dévastatrices sous la coupe du major Karl Schaeffer
de l’Abwehr III F, à qui il a été présenté au printemps 1942. Dès cet
instant, il se retrouve officiellement enregistré sous le pseudo d’« Axel »,
mais ses fausses identités sont nombreuses et il est répertorié sous le
matricule GV 7162.

U
B

Sur sa route jalonnée de trahisons, Alesch croise le chemin de


Germaine Tillion, déjà évoquée plus haut. Presque tous ses camarades du
musée de l’Homme ayant été arrêtés, elle a établi d’autres contacts. Elle
se tourne notamment, dans le courant de l’année 1941, par
l’intermédiaire d’un autre résistant, Jacques Legrand, vers un groupe en
relation avec les services britanniques : le réseau « Gloria SMH » (His
Majesty Service, « Au service de Sa Majesté »).
Celui-ci a été fondé par Gabrielle Martinez-Picabia, dite
« Jeannine », qui est la fille du peintre Francis Picabia. Il est relié au
SOE, et sa mission concerne principalement des informations militaires,
navales, qu’il peut recueillir sur l’occupant. À la fin de l’année 1941, le
réseau – animé également par l’ingénieur chimiste Jacques Legrand –
compte aussi parmi ses membres Gilbert Thomazon, des éléments
parisiens comme Suzanne Roussel, professeure au lycée Henri-IV, Alfred
Péron, professeur au lycée Buffon, ou encore l’écrivain irlandais Samuel
Beckett. Gloria est en contact avec d’autres réseaux et mouvements, ce
qui met évidemment en péril les règles de cloisonnement en cas
d’infiltration d’un agent ennemi dans l’une ou plusieurs de ces
organisations. Au sein de ces dernières figure, en la personne de Robert
Guédon, le Mouvement de libération nationale (MLN) – futur Combat en
zone nord. Citons encore Jacques Lecompte-Boinet, pour la même
organisation, avant qu’il ne rejoigne un nouveau groupe : « Ceux de la
Résistance » (CDLR) 2.
Mais parmi ses membres, Gloria compte aussi l’abbé Alesch. Ce
dernier, avant même son immatriculation à l’Abwehr, était entré en
contact dès l’automne 1940 avec l’un des groupes du réseau du Musée de
l’Homme animé par le lieutenant Lagrange, où il avait doublé sa soutane
de la cape de résistant sous le nom de « Georges Lambert ». Ces divers
groupes clandestins n’étant pas suffisamment cloisonnés, il était aussi
entré en contact avec le réseau « Hauet-Manipule ». Par ce dernier,
Alesch avait ainsi fait la connaissance de Germaine Tillion (au cours du
printemps 1942) qui avait rejoint le réseau Gloria. Désormais employé
par l’Abwehr, qui lui offre de quoi satisfaire son goût du lucre, il va
déployer tous ses talents.
L’individu, qui parfois se fait passer pour un homme de l’IS, fait
aussi miroiter aux résistants devant lesquels il se présente, pour mieux
les séduire, ses capacités de passe-muraille. En effet, sa soutane est un
atout majeur : qui irait penser qu’un être au service de Dieu travaille
pour la Résistance (ou, pire, pour l’Abwehr) ?
Son attitude parfois déconcertante, ainsi que son accent allemand
qu’il laisse échapper de temps à autre, ont bien mis en éveil la méfiance
de Germaine Tillion lors de leurs premières rencontres. Elle ne semble
pas, cependant, si rongée par l’inquiétude, puisqu’elle se résigne
seulement à le considérer comme « un bavard, un lâche ou un hurluberlu
mais pas pour un traître appointé 3 »…

A ,
Enthousiaste, Alesch saisit l’occasion de prouver ses capacités
lorsque Jacques Legrand évoque le besoin de faire sortir Pierre de
Vomécourt de sa prison à Fresnes. Le résistant est une pièce maîtresse
dont l’arrestation fait défaut à Gloria pour assurer les liaisons du réseau
avec Londres. Alesch déclare avoir la possibilité de le faire évader grâce
à des complicités à l’intérieur de la prison. Mais pour cela, il faut de
l’argent pour soudoyer les gardiens.
L’argent, justement, n’est pas un problème, car l’abbé ne vit pas
vraiment du denier du culte. Il mène même grand train, bien que ses
interlocuteurs l’ignorent. L’Abwehr lui fournit un luxueux appartement
au 46 de la rue Spontini, dans le 16e arrondissement de Paris. Et il ne
l’occupe pas seul, puisqu’il s’y installe avec ses deux maîtresses. La
première se nomme Renée Andry. La trentaine, mariée, c’est une
catholique pratiquante, mais le charme de l’abbé a fini par abolir les
distances et attiser tous les fantasmes au point qu’elle se retrouve dans
son lit, tout en croyant à la belle histoire d’espion au service des Anglais
que lui raconte son amant. Elle accepte même la présence d’une autre
femme, Geneviève Cahen. Celle-ci est plus jeune, son mari est
prisonnier, et elle ne néglige pas les avantages financiers de la situation,
au point de servir elle aussi l’Abwehr. Très en verve à tout point de vue,
Robert Alesch peut, il est vrai, se montrer généreux, lui qui émarge dans
la comptabilité des services allemands pour environ 12 000 à
20 000 francs de l’époque, mensuellement, selon les prises réalisées…
Avec le réseau Gloria, Alesch poursuit donc son travail. Même si les
explications de l’abbé semblent embrouillées à propos de Vomécourt,
Legrand et Thomazon acceptent d’étudier avec lui – moyennant les
finances réclamées – des plans d’évasion. Ils n’auront cependant pas le
loisir de voir se réaliser une quelconque opération, même si l’abbé a pris
soin de mettre l’argent dans sa besace. En ce mois d’août 1942, le piège
se referme, hélas, sur ces résistants et Germaine Tillion… Parallèlement,
l’abbé a hérité d’une autre mission : faire passer en zone sud – puisqu’il
n’a aucune difficulté pour franchir la ligne de démarcation – des
documents importants.
U ’

Le 13 août, Germaine Tillion et Gilbert Thomazon accompagnent


Robert Alesch qui doit prendre son train. « En vue de la gare de Lyon,
relatera Germaine Tillion, je dis à Gilbert de partir et j’accompagne
Alesch jusqu’à la grille où sont contrôlés les billets. Je l’ai donc vu faire
poinçonner son billet et s’éloigner. À ce moment-là, quelqu’un me
touche l’épaule et me dit : “Police allemande, suivez-nous 4.” »
Dans le même temps, Thomazon est arrêté, et sa capture marque le
début d’une hécatombe. La plupart des cadres du réseau tombent (dont
Alfred Péron). Samuel Beckett et sa compagne, Suzanne Dechevaux-
Dumesnil, prévenus à temps, peuvent se réfugier en zone libre. Mais les
autres membres du réseau n’ont pas cette chance : beaucoup seront
déportés et ne reviendront pas. Jacques Legrand décédera à Mauthausen,
Gilbert Thomazon sera gazé au centre de mise à mort de Hartheim et
Alfred Péron mourra en Suisse deux jours après la libération de
Mauthausen.
Quelques jours auparavant, Alesch a déjà accompli d’autres tristes
besognes. Ainsi, quand il est arrivé à Lyon début août 1942, il a établi
plusieurs contacts. Le 4 août, il a frappé à la porte du Dr Rousset, un
proche de Virginia Hall – qui joue toujours, sous couvert de son activité
de reporter américaine, le rôle de plaque tournante du SOE pour de
nombreux réseaux auxquels elle apporte son assistance, dans les
transmissions de renseignements notamment, ou en hébergeant des
agents de passage. Les vêtements sacerdotaux inspirant confiance,
Alesch s’est présenté comme le nouveau coursier du réseau « Wol » (le
nouveau nom du réseau Gloria). Rousset, bien que surpris par la visite de
cet inconnu, fut rassuré par le discours tenu par Alesch qui semblait bien
connaître, et pour cause, le fonctionnement du groupe. Mais il a insisté
pour obtenir, comme d’habitude, d’importantes sommes d’argent pour
son organisation, et surtout pour rencontrer une certaine Marie Monin
(une fausse identité derrière laquelle se dissimule… Virginia Hall). En
effet, l’abbé a reçu des instructions précises à ce sujet. À l’Abwehr, Karl
Schaeffer lui a confié pour mission, en effectuant ses liaisons entre Paris
et Lyon, d’établir le contact avec une certaine « Miss Hall » et un
médecin français répondant au nom de Rousset. Alesch était donc sur la
bonne voie.
Aussi bien Virginia Hall (qui attestera avoir rencontré pour la
première fois Alesch fin août 1942) que le Dr Rousset adoptèrent le
prêtre, auquel fut accordé le nom de code de « Bishop ». Mais les doutes
finirent par émerger chez Virginia. « L’un de ses meilleurs courriers, qui
venait de rentrer de Marseille, s’empressa de l’informer que Wol avait
été frappé par des arrestations à la mi-août, Legrand et Germaine Tillion
tombant aux mains de la Gestapo. En d’autres termes, Alesch était venu
vers elle, il l’avait vue après la catastrophe, et il n’en avait même pas
parlé. Ensuite, son coursier de confiance de Marseille a également été
arrêté de manière inattendue et a disparu. Enfin, le 1er septembre, un
agent du MI6 nommé Blanchet est apparu à la clinique de chirurgie du
Dr Rousset, utilisant le nom d’Alesch pour la reconnaissance. Il a
affirmé que le prêtre lui devait 75 000 francs et leur a demandé de lui
donner l’argent et un pistolet, qu’il utiliserait pour fuir en Espagne 5. »
Derrière le dénommé Blanchet se dissimulait en fait un agent de la
Gestapo et de l’Abwehr, également en contact avec Alesch. De son vrai
nom Arthur Bradley Davies, cet ancien membre du réseau Hector (que
nous avons déjà évoqué lors du démantèlement de cette organisation) a
été retourné par les Allemands…

A …?

On se trouve donc dans un véritable bouillon de culture infesté


d’agents doubles, voire triples, mais qui, à l’exemple d’Alesch, finissent
parfois par se perdre à leur propre jeu. Ainsi, Jeannine Picabia, qui dirige
le réseau Gloria, parvient de son côté à confondre le curé de l’Abwehr.
Son agent, Legrand, a confié à ce dernier, le 10 ou le 12 août 1942, un
courrier « avec mission de le remettre à Miss Hall. Ce courrier contenait
20 à 25 pellicules photographiques représentant des plans de défense
côtière à Dieppe, divers autres renseignements militaires et des notes de
service 6 ». Il s’agit là de renseignements précieux, puisque se prépare
alors un raid sur le port de Dieppe (l’opération Jubilee, que nous avons
déjà évoquée), engageant en grande partie des troupes canadiennes, et
qui se soldera malheureusement par un cuisant échec le 19 août 1942.
Mais Jeannine Picabia, en se rendant à Lyon, « y rencontre Philippe
de Vomécourt qui travaille avec Miss Hall et lui demande des nouvelles
du courrier. Celui-ci lui répond alors qu’il est bien arrivé mais qu’il était
totalement inintéressant. Jeannine Picabia demande alors à contrôler le
courrier arrivé à Lyon et constate que celui-ci a été falsifié et que les
documents photographiques et les renseignements militaires ont disparu.
Elle conclut immédiatement à la trahison d’Alesch. En même temps, elle
apprend que des arrestations ont été opérées dans le réseau entre le 13 et
le 16 août 1942 […]. Quelque temps après, Jeannine Picabia apprend que
Miss Hall a encore reçu quatre courriers d’Alesch. Cela ne pouvait être
que de faux courriers puisque le réseau avait arrêté tout travail 7 ».
Pour Jeannine Picabia, il faut quitter au plus vite ce terrain devenu
brûlant. Elle réussit à franchir les Pyrénées fin décembre 1942, gagne
Londres via Barcelone et Lisbonne en mars 1943, et poursuit ses
activités au sein des Forces françaises libres. Pour Virginia Hall, qui
constate tardivement que les doutes qu’elle avait formulés à propos de
l’abbé étaient fondés, la même urgence s’impose. Elle parviendra à
rejoindre Londres en janvier 1943.
Le SOE, de son côté, continua « d’autoriser ses agents à voir Robert
Alesch après le départ de Lyon de Virginia Hall, en novembre 1942. Les
Britanniques ne découvrirent le double jeu de l’abbé qu’en février-
mars 1943. Les réseaux de résistants furent prévenus formellement qu’ils
devaient se méfier de lui au printemps 1943 8 ».
À cette époque, il est cependant bien tard. Les dégâts provoqués par
le sinistre abbé sont très importants. Parmi ses nombreuses victimes,
outre le Dr Rousset arrêté le 13 novembre 1942 (il est ensuite déporté et
reviendra très affaibli de Buchenwald), figurent les frères Newton.
Surnommés « les Jumeaux », ils sont finalement arrêtés en juin 1943
après une longue traque. Les deux agents britanniques du SOE sont
torturés et déportés, mais ils survivront à leur internement à Buchenwald.
Germaine Guérin, un des appuis fidèles de Virginia Hall, qui abrite dans
sa maison close de nombreuses personnes pourchassées et des agents du
SOE, sera déportée à Ravensbrück après son arrestation. Elle en
reviendra, mais vivra ensuite dans le dénuement le plus total. L’industriel
Eugène Jeunet, proche de Virginia Hall, déporté également, trouvera la
mort dans le convoi le conduisant en camp de concentration… Pour le
réseau Gloria/Wol, on estime à environ 80 le nombre d’arrestations et de
déportations, et beaucoup ne reviendront pas…
Au moins l’abbé Alesch a-t-il échoué en ce qui concernait deux têtes
de réseau, Virginia Hall et Jeannine Picabia. Il n’en poursuit pas moins
sa sinistre besogne, même s’il est alors « grillé » dans bien des
secteurs 9…

L’équipe de Bleicher en action


Alesch fait montre d’une grande activité et passe, dès l’été 1943, sous
la coupe d’Hugo Bleicher. Il se retrouve ainsi aux côtés de Kiffer et
Bardet dans l’opération Lysiana que nous avons évoquée. Son tableau de
chasse s’enrichit régulièrement et, outre les affaires déjà citées, il est
partie prenante dans la pénétration de plusieurs organisations résistantes,
comme CDLR à Caen ou encore le réseau Mithridate. On voit également
apparaître dans le sillage du très efficace Bardet d’autres noms,
notamment liés aux récupérations de parachutages dénoncés à Bleicher.

B ’

Bleicher a toujours affirmé que, « grâce à Bardet, les Allemands


avaient réussi à s’emparer d’une douzaine de parachutages d’armes,
environ six ayant été interceptés directement, les six autres ayant été
reçus par des Français mais récupérés ultérieurement par les
Allemands 10 ». Schaeffer (de l’Abwehr) et Bardet lui-même le
confirment.
Le premier de ces parachutages, le 17 juillet 1943, dans la région de
Mantes, a été réceptionné par Bleicher, assisté d’une part de soldats
allemands et d’autre part de Bardet, de Kiffer et du dénommé Robert
Goubeau – lequel sera aussi présent dans des opérations similaires
ultérieures. Ce dernier, membre du réseau Interallié, a été l’une des
nombreuses victimes de Mathilde Carré (alias « la Chatte »). Il a fini,
comme d’autres, par passer au service de Bleicher, devenant dès lors le
matricule F7 1160 et étant attaché à l’Abwehr III F de Paris, où il adopta
le pseudo de « Bob ». Mais il devint, comme beaucoup d’autres, un agent
« multicarte », passant au service du commandant Schaeffer, qui le tira
d’ailleurs d’un mauvais pas, alors qu’il avait été arrêté par un autre
service allemand début février 1942… On retrouve également Goubeau
en Normandie, sous un autre pseudonyme (« Edgard »), au service du
chef de l’Abwehr de Rouen : Heinz Eckert (alias « Evans »).
Les arrestations se succèdent donc. Citons notamment celle, le
4 novembre 1943, de « Tilden », de son vrai nom Robert Bacqué, qui
travaille pour la Confrérie Notre-Dame en tant que radio et qui est arrêté
par l’équipe de Masuy. Bacqué parle trop, et cela conduit notamment à la
découverte en pleine émission d’un autre radio : « Bastien ». Son vrai
nom est Marcel Clech et il effectue sa troisième mission en France
comme radio de deux réseaux du SOE : « Inventor » et « Donkeyman ».
Bardet est en sa compagnie, puisqu’il utilise le résistant, à son insu,
pour l’envoi de messages à Londres. Ces arrestations sont dues à une
intrusion inopinée de la Funkabwehr, chargée du dépistage des radios de
la Résistance, mais elles viennent déranger les plans de Bleicher (qui doit
au passage faire libérer Bardet sans que cela paraisse suspect). Celui-ci
assure alors lui-même un temps les transmissions en donnant des
informations sur la Gestapo – par exemple, il signale à Londres qu’un
café utilisé par la Résistance est connu des Allemands –, afin de ne pas
griller Bardet.

B F …

Bernard Fallot est également mêlé aux coups tordus de l’équipe


Bleicher. Il élargit son champ d’action en étant « adoubé » par Raymond
Fresnoy, qui travaille avec les équipes de Masuy (réalisant, elles,
d’innombrables coupes claires au sein des organisations de résistance). Il
en donnera complaisamment la relation pour bon nombre d’entre elles et
dressera, lors de ses interrogatoires à la Libération, une liste assez
complète de plusieurs de ses « collègues », dont les portraits sont très
colorés. Il n’omettra pas de parler, même en déformant son patronyme,
de « l’abbé » Alesch, personnage décidément incontournable (et dont
nous avons déjà cité les méfaits), qu’il dépeint comme un personnage
« toujours vêtu en civil d’un complet bleu marine, très érudit et
polyglotte ».
Il cite aussi Robert Bau, dit « l’Espagnol » ou « le Petit Robert »,
« aux allures de souteneur, très connu dans les milieux spéciaux de
Montmartre ». Il est également question d’un certain Honorat, « vêtu
élégamment de couleur sombre » et qui, selon Fallot, aurait été l’amant
de l’artiste de cinéma Michèle Alfa 11. Il mentionne encore un certain
Charles Leloup (alias « Charley »), garde du corps de Masuy, de
nationalité française mais d’origine flamande. La corpulence athlétique
de ce dernier explique sans doute l’emploi qu’il occupait alors qu’il
appartenait par ailleurs à la Main bleue, le service d’ordre du Parti
franciste de Marcel Bucard…

Van de Casteele et son « service


Léopold »
Bleicher, dont l’étendue des « relations » est assez impressionnante,
agit aussi avec le très actif Van de Casteele, qui a mis en place sa propre
organisation (appelée « service Léopold », d’après l’alias qu’il porte). En
tout, il a une centaine d’agents à sa disposition, et tous sont répartis en
plusieurs groupes, certains émargeant à plusieurs officines de l’Abwehr.
Citons par exemple l’équipe de Louis Schmitt, que l’on peut qualifier
d’équipe de tueurs.
Ce dernier, ancien restaurateur, engagé par les services allemands au
début de 1941, arrêté par la police de Vichy la même année, a été libéré à
la suite d’un échange avec un agent français détenu par les Allemands. Il
a finalement fait ses classes avec l’équipe de Rudy de Mérode avant de
passer au service du Belge Van de Casteele. Avec lui travaille Hyacinthe
Lucchesi, dit « Marcel ». Ce Corse bon teint est un boulanger sans
emploi au début de la guerre, qui a fini par en trouver un très lucratif
dans ce cadre…
Bleicher va évidemment faire bénéficier de ses connaissances Van de
Casteele et ses hommes dans une affaire baptisée « Oppidana ». Mais
cette dernière, dont il racontera lui-même l’origine, entraîne Bleicher
hors de France.
« Cette affaire fut conduite en novembre 1942 par Van de Casteele –
Léopold et ses agents […]. Le major Schaeffer ordonna à Bleicher
d’accompagner Léopold en Belgique pour y faire des arrestations dans ce
qui était connu comme l’affaire Oppidana. Ceci était le premier contact
de Bleicher avec Léopold qui travaillait auparavant pour l’Abteilung I de
Cologne. En réalité, l’affaire était sous les auspices de l’Ast belge, mais
Léopold était un ami de l’Oberst Rudolph et ne connaissant personne du
service belge, il avait besoin de l’appui de quelqu’un de Paris. Léopold et
Bleicher partirent immédiatement pour Liège où ils descendirent à
l’hôtel de la Gare où Léopold était bien connu et où il rencontra huit de
ses agents, y compris un Alsacien, Weibel, et un autre nommé Paul.
Bleicher contacta alors la GFP pour prendre des mesures pour les
arrestations. Celles-ci seront au nombre d’une vingtaine entre Liège et
Bruxelles, et Bleicher en profita pour retourner un radio belge membre
de l’une des organisations piégées et organiser l’un de ses jeux préférés,
le Funkspiel 12. »
Mais Van de Casteele affectionne aussi le terrain français et son
équipe porte des coups sévères à la Résistance. « Libération-Nord »
figure parmi les mouvements les plus actifs. À son origine, on trouve des
hommes comme Christian Pineau, Robert Lacoste et des syndicalistes
cégétistes socialisants et chrétiens qui ont uni leur destin. Londres ayant
demandé l’élargissement des actions aux renseignements, cela entraîne la
formation de deux réseaux, « Phalanx » et « Cohors », sous la direction
de Christian Pineau et Jean Cavaillès 13. Ce dernier, brillant universitaire,
est une figure reconnue dans les domaines de la philosophie, de
l’épistémologie et de la logique. Résolument engagé dans la lutte contre
l’occupant, il prend en main Cohors tout en se mettant à l’écart du
comité directeur de Libération-Nord, avec lequel il a des divergences sur
les actions à mener. Mais l’étau ne tarde pas à se resserrer autour de lui.
Au départ, c’est un membre de Libération-Nord, entré dans le
mouvement fin 1942, qui est arrêté par les hommes du service Léopold
et retourné. On découvre dans le dossier de Van de Casteele une
succincte description de ce personnage qui se nomme Bernard Filoche,
alias « Michel » : « 1,66 mètre, râblé, brun, figure ronde, cheveux
gominés ». Il enrichit bientôt, pour le compte du service III F de
l’Abwehr, son tableau de chasse avec plusieurs arrestations : celle du
colonel Schimpf, responsable du service action de CDLL (« Ceux de la
Libération ») ; mais aussi celle d’Albert Forcinal, membre de Cohors et
agent de liaison de Jean Cavaillès, en mai 1943. Ce dernier est également
arrêté (sous sa véritable identité) à Paris, le 28 août 1943, en pleine rue,
entre Port-Royal et Luxembourg. Dans la foulée, six autres membres de
Cohors tombent, dont la sœur de Cavaillès et son beau-frère, Gabrielle et
Marcel Ferrières. Longtemps resté au secret à Fresnes, Cavaillès subit
plusieurs interrogatoires dont le plus rude fut celui infligé… rue des
Saussaies.
L’ F C
Agnès Franquinet (alias « Mlle Fontaine »), membre du même réseau
et également arrêtée, évoquera l’un de ses interrogatoires à l’hôtel
Cayré 14, au cours duquel elle fut mise en présence de Cavaillès, et
Jeanne Patrimonio le retranscrira et le versera aux archives du Comité
d’histoire de la Seconde Guerre mondiale. « Elle est confrontée avec
Cavaillès dans la première quinzaine de septembre 1943 car on veut lui
faire dire où se trouvent les armes et l’argent du dernier parachutage. Ni
l’un ni l’autre ne parlent. Cavaillès lui paraît très bas, sans plus aucune
réaction. Il dit seulement : “J’ai vu madame une fois avec Thiebaut et il
est exact qu’elle venait de Normandie.” La confrontation ne dure pas
plus d’un quart d’heure 15. » Agnès Franquinet indiquera qu’elle « n’est
pas à proprement parler martyrisée, mais battue et son dernier
interrogatoire dure en particulier de 8 heures du matin à minuit. C’est
épouvantable, confiera-t-elle. On lui demande douze fois : “Alors
racontez-nous la genèse de votre histoire.” En définitive, l’officier qui
l’interroge lui dit : “Je pourrais vous faire torturer, mais je vois que je ne
saurais rien de vous et ce n’est pas la peine que nous perdions notre
temps 16.” »
Pour Mlle Fontaine, c’est le long chemin et le calvaire de la
déportation qui l’attend, mais elle en reviendra. Pour Cavaillès, il « a
reconnu au cours de son interrogatoire tous les faits qui le
concernaient », en évoquant courageusement ses sentiments patriotiques.
Il est remis en mars 1944 entre les mains de l’Ast d’Arras 17 et sera jugé
par un tribunal militaire allemand, puis condamné à mort et exécuté le
5 avril 1944.
La grandeur d’esprit de bon nombre de victimes de l’Abwehr, dont
beaucoup de membres cherchent à se donner le beau rôle, contraste avec
la véritable conduite, peu honorable, de certains de ses agents…

L « P »
Parmi les importantes arrestations attribuées au service Léopold
figure celle de Pierre Dejussieu (alias « colonel Pontcarral »), cadre de la
Résistance nationale, devenu en juillet 1943 chef de l’AS pour la zone
sud puis placé à la tête des FFI en février 1944. C’est le 5 mai 1944 que
les Allemands font irruption dans un appartement du rez-de-chaussée du
7 de l’avenue du Maréchal-Lyautey, à Paris. À l’intérieur se trouvent de
hauts cadres de la SNCF réunis pour discuter du plan Vert – le plan de
sabotage des voies ferrées –, sous la direction de Dejussieu-Pontcarral et
de son adjoint Blanc. Selon Henri Noguères, « le local, on le saura plus
tard, avait été fourni par la Gestapo. Il était truffé de microphones et
seule l’intervention inopinée de l’Abwehr a empêché un enregistrement
qui eût probablement permis un plus vaste coup de filet 18 ». L’Abwehr
est ici présentée comme l’organisation ayant malencontreusement
précédé la Gestapo, et ainsi fait capoter tout le bénéfice de l’opération
soigneusement préparée…
L’un des membres de l’équipe de Van de Casteele, le Belge Maurice
Van Dest, fournira sa version des faits, qui lui donne certes la part belle
mais qui vient contredire celle concernant l’ordre d’intervention des
Allemands. Il décrit également l’origine de l’opération. Un certain
Pebeyre, « interne dans un hôpital », habitué d’un bar aux fréquentations
multiples, a commis l’imprudence de confier à l’un des agents de Van de
Casteele, au début du printemps 1944, qu’il était « le chef d’un service
de renseignements de l’organisation Défense de la France, mais que les
subventions qui lui étaient allouées n’étaient pas suffisantes pour la
bonne marche de sa mission ». On devine que Van Dest a saisi cette
occasion pour lui proposer un soutien financier, se présentant lui-même
comme un agent de l’IS.
Mis en confiance, le dénommé Pebeyre finit par fournir des
renseignements précieux sur la Résistance. Van Dest apprend bientôt que
le chef de son interlocuteur a des contacts avec un certain « Chaban »,
« qui doit être aujourd’hui secrétaire général au ministère de
l’Information, ne manquera pas de souligner Van Dest lorsqu’il sera
interrogé à la Libération 19 ». Van de Casteele, informé, s’aperçoit que le
filon est très bon à exploiter et recommande vivement à Van Dest de s’en
servir. Ce dernier indiquera que « peu après, Pebeyre m’a communiqué
le plan Vert et le plan Grenouille. Il s’agissait des plans, instructions et
détails d’exécution du sabotage de tout le réseau ferroviaire français. Ses
plans provenaient du ministère de la Guerre français de Londres ». Pire,
Van Dest accepte avec beaucoup d’empressement de prendre en charge
la reproduction de ces documents qui tombent ainsi entre les mains de
l’Abwehr 20 !
De révélation en révélation, le service Léopold finit par apprendre
qu’une importante réunion doit se tenir entre ces techniciens chargés de
la mise au point des plans précités et l’état-major des FFI, avec pour
représentants Pontcarral et Chaban. Pebeyre, qui n’est décidément pas
avare de confidences, précise qu’il cherche un lieu pour cette réunion.
Qu’à cela ne tienne, Van Dest va le lui procurer, toujours encouragé par
un Van de Casteele de plus en plus convaincu d’être sur un bon coup.
Pour cela, il a recours aux services de la branche « commerciale » –
autrement dit, du marché noir – du service Léopold, avec un certain
Guido qui lui propose sa garçonnière au 7 de l’avenue du Maréchal-
Lyautey. Il ne reste plus qu’à y cacher des micros, ce qui est fait « par un
service spécial du Lutetia ». Malheureusement pour lui, Van Dest
apprend de son chef que, lors de cette réunion, le 5 mai 1944, « une
descente de police allemande avait été effectuée au domicile de Guido. Il
s’agissait du SD qui aurait été informé de l’affaire 21 ». Van Dest
soupçonne un autre membre de l’équipe Van de Casteele, Philippe
Pierret, d’avoir été à l’origine de cette fuite. Au cours de cette opération,
le colonel Dejussieu, dit Pontcarral, chef d’état-major national des FFI, a
été arrêté avec d’autres, comme le colonel Raguet et Pebeyre 22. Rivalité
d’intérêts ou de services, toujours est-il que la tournure des événements
déplaît foncièrement à l’Abwehr.
Le lieutenant Neubauer, de l’Abwehr, et Van de Casteele sont furieux
de constater que le SD a fait échouer une affaire aussi importante. Ils
demandent alors à procéder à l’interrogatoire de Pontcarral. Le SD refuse
momentanément. Mais sur l’intervention personnelle du chef du Lutetia,
il est finalement obligé de s’incliner. Entre-temps, racontera
obligeamment Van Dest, « nous avions appris les sévices qui avaient été
infligés à Pontcarral, chose que Neubauer n’admettait pas envers un
officier ». Finalement, c’est Van Dest qui est chargé de l’interrogatoire,
« au siège du SD, rue des Saussaies, en présence de l’adjoint de
Neubauer, le lieutenant Kern 23 ».

L ’ V D
Van Dest se donne le beau rôle dans ses déclarations faites après la
guerre, en affirmant avoir traité Pontcarral de manière chevaleresque.
Selon lui, les documents réunis grâce à ces arrestations « étaient des
comptes rendus des réunions des chefs des principaux mouvements de
résistance. Dans ces documents figuraient également les instructions,
ordres et missions donnés aux principaux mouvements de résistance
ainsi que leur organisation et les modifications qui étaient apportées de
temps à autre. Figuraient également dans ces documents tous les rapports
adressés au deuxième bureau FFI 24 ».
Si Van Dest s’attribue plus tard des vertus de grand seigneur dans le
traitement réservé à Pontcarral, cela ne suffira pas à convaincre ses juges,
qui l’enverront au poteau d’exécution… Le chef d’état-major des FFI,
lui, sera déporté NN (Nacht und Nebel) le 15 août 1944 au camp de
concentration de Buchenwald, puis à celui de Dora-Mittelbau. Au début
du mois d’avril 1945, du fait de l’avance des Alliés, il est transféré avec
ses compagnons de déportation au camp de Bergen-Belsen, où il est
libéré par l’armée britannique…

L C
R
Les déclarations de Van Dest après la réunion du 7 de l’avenue du
Maréchal-Lyautey mettent en évidence plusieurs affaires de pénétration
de la Résistance qui ont sans doute eu des conséquences dont il est
difficile de cerner précisément la portée. Ainsi Van Dest rapportera-t-il
que, grâce à un autre membre du service Léopold, Maurice Maindreville
(dit « Mano »), à la suite de l’arrestation de résistants chargés de
transmettre le courrier du CNR (Conseil national de la Résistance),
instauré en mai 1943 par Jean Moulin, il aurait été possible d’accéder à
cette correspondance.
« L’arrestation a été faite dans un hôtel des environs du Trocadéro.
C’est ainsi que nous avons pu prendre connaissance, selon Van Dest, du
courrier émanant du CNR, dont l’actuel ministre des Affaires étrangères
français, M. Georges Bidault, était le président à l’époque. Les
arrestations avaient permis en effet à Mano de prendre la place de l’une
des personnes arrêtées et c’est par ce moyen que nous avons intercepté
pendant une quinzaine de jours le courrier du CNR 25. » Van Dest
racontera dans le détail le mécanisme de l’opération. « À peu près
chaque jour, Mano allait prendre le courrier vers 17 heures par exemple
et il devait le transmettre à d’autres personnes une heure plus tard
environ. Une voiture se tenait en permanence 3 bis square Lamartine
pour aller chercher Mano, le ramener avec le courrier et les plis à
l’adresse précitée, où la correspondance et les documents étaient ouverts
et photographiés à l’aide d’un appareil de photocopie qui avait été
installé spécialement à cet usage. Ensuite, les plis étaient refermés et
Mano reconduit à son rendez-vous 26. »
Une telle récolte vaut bientôt à Neubauer, plus qu’à Van de Casteele,
« les félicitations du service central de Berlin ». Quant à l’importance de
certaines informations saisies, « c’est par ces documents, affirmera Van
Dest, que nous avons eu connaissance de la date et de l’endroit
approximatifs du débarquement allié, renseignements qui ont été
transmis intentionnellement trop tard à l’état-major [sic]. J’en suis
persuadé sans pouvoir fournir de précisions à ce sujet 27 ».
Il semble difficile d’accorder du crédit à ces « révélations » sur le
débarquement tant il est peu probable qu’elles aient été
« intentionnellement » communiquées « trop tard à l’état-major ». Enfin,
il est plus que douteux que le CNR ait pu être informé des dispositions
précises prises dans le cadre d’Overlord, le général de Gaulle lui-même
n’ayant été mis dans la confidence à propos de la date du débarquement
que le 4 juin 1944… Mais Van Dest a aussi le souci de paraître, pour
tenter de sauver sa tête, comme un maître de l’espionnage plutôt que
comme un vulgaire traître…

B C
V

De son côté, Bleicher ne relâche pas ses efforts et lance Bardet sur un
dossier traité par le BdS (le Sipo-SD dirigé par Helmut Knochen). « Le
BdS avait arrêté un officier anglais dont la mission était de contacter un
certain de Segonzac, alias “Sylvain”, l’un des chefs d’une organisation
militaire française de la Résistance 28. » En ce qui concerne le Sipo-SD,
le dossier est ici piloté par le sous-lieutenant Joseph Goetz, ancien de la
GFP passé à la section IV du BdS Paris 29.
Au cours de l’été 1943, le chef d’escadron Dunoyer de Segonzac, en
relation avec le commandant Cogny de l’Organisation de la résistance de
l’armée (ORA), a sollicité de Londres un parachutage d’armes qui devait
se faire concomitamment avec l’envoi d’un officier britannique. Mais les
services allemands du 84 de l’avenue Foch ont eu connaissance de cette
arrivée et tromperont, à l’occasion d’un Funkspiel, les services alliés en
créant un comité de réception avec un faux réseau baptisé
« Archdeacon ». Ce dernier a été constitué après l’arrestation de deux
Canadiens, Pickersgill (alias « Bertrand ») et Mac Allister (alias
« Valentin »), dans le cadre de l’affaire du réseau Prosper. Goetz, dès
lors, a récupéré les postes émetteurs et fait fonctionner Archdeacon avec
cette ligne baptisée « Bertrand-Valentin », à destination de Londres (qui
est un leurre, donc). Ainsi, les Allemands ont eu connaissance de la
venue du capitaine anglais de la section française, Michel Gérard
François (alias « Michelet »), qui fut aussitôt cueilli à son arrivée devant
l’hôtel Terrass à Paris.
À ce moment, Bleicher est sollicité par le Sipo-SD, en la personne de
Kieffer, car celui-ci n’a personne pour remplacer l’officier anglais. Et
son subordonné dispose justement de l’un de ses meilleurs spécialistes en
matière d’infiltration : Bardet, qui est rapidement mis en action. La
méthode est classique et bien rodée. L’agent sous couverture rend visite
au commandant Cogny, début octobre, en lui disant : « Je viens de la part
de Sylvain [Dunoyer de Segonzac] tout en se présentant comme étant
l’officier britannique Jacques chargé par la French Section de régler la
question des parachutages d’armes 30. » Le chasseur, qui désire attirer le
maximum de proies, demande à voir également l’un des chefs de
l’organisation, le général Verneau, tout en souhaitant rencontrer aussi
« Sylvain ».
Rendez-vous est pris au pont de l’Alma, le 23 octobre, à 17 heures.
De là, le général Cogny emmène Bardet au 11 rue Cognacq-Jay et le
présente au général Verneau. « L’entrevue est de courte durée, Bardet
prend congé non sans noter la façon convenue de sonner à la porte du
commandant Cogny. » D’autres résistants se trouvent également dans cet
appartement : le capitaine Couetdic, officier adjoint au commandant
Cogny et un sieur Farjon (alias « Dupuy »), membre d’un autre
mouvement, l’OCM. « Quelques minutes après le départ de Bardet,
quelqu’un sonne à la porte suivant le mode convenu. Le commandant
Cogny, pensant que l’officier britannique a pu oublier quelque chose, va
ouvrir. Cinq hommes font alors irruption. Sans doute pour donner le
change, ils demandent où est le cinquième pour ne pas compromettre
Bardet 31. »

L’Abwehr veut détruire Alliance


Toutes ces actions sont souvent marquées du sceau commun de
l’Abwehr et du Sipo-SD. C’est encore le cas d’une grosse opération
dirigée cette fois contre le réseau Alliance de Marie-Madeleine
Fourcade, qui s’étend de juin à septembre 1943. On y retrouve le
personnage de Robert Moog, l’agent K 30 d’Eugen Kramer, de l’Abwehr
Dijon, passé sous la coupe de Kieffer (l’adjoint de Boemelburg, le chef
de la Gestapo parisienne). Avec également le jeu pernicieux d’un autre
résistant retourné…

«F »:

Le major Koch a bien résumé ce qu’il avait pu connaître de ce gros


dossier qui débuta par deux arrestations le 11 juin 1943 : « Lors de mon
arrivée à Dijon, le lieutenant Merk, du service III F, avait arrêté à Lyon
l’agent Sigrist, alias “Éléphant”, et un de ses assistants du réseau
Alliance. Sigrist est un chef important et possède un bureau à Lyon. Au
cours de la perquisition qui suivit son arrestation, une grande quantité de
dossiers, documents, listes, et un carnet chiffré furent trouvés. C’est
l’étude de ces documents, déclare Koch, qui permit au SRA de Dijon de
savoir que ce grand service de renseignements était dirigé par le
commandant Faye, alias “Aigle” […]. Nous connaissions déjà
l’existence du commandant Faye et de Mme Merric [sic] par
l’agent E 7226, français ou alsacien, que nous avions fait entrer dans ce
réseau 32. »
Le major Koch – « véritable Erich von Stroheim, crâne passé au
papier de verre », selon le portrait tracé par Marie-Madeleine
Fourcade –, a succinctement planté un décor. Y figure, bien sûr, cette
fameuse Marie-Madeleine Fourcade, appelée ici « Merric » (dite aussi
« Hérisson »). Comme elle, la plupart des membres du réseau Alliance –
que cette femme à l’énergie peu commune a repris en main après
l’arrestation de son fondateur Georges Loustaunau-Lacau en 1941 –
portent un nom d’animal en guise de pseudonyme. Pour cette raison, les
Allemands, qui considèrent vite le rôle d’Alliance comme extrêmement
dangereux 33, surnomment le réseau « l’Arche de Noé ». Mais, faisant
abstraction de la référence biblique, ils ont surtout à cœur de le
démanteler. L’arrestation de Lucien Siegrist (orthographié Sigrist par
Koch), si elle n’est pas le premier coup porté au mouvement résistant, est
néanmoins lourde de conséquences.
Revenons aux circonstances de cette fameuse arrestation. Éléphant
(Siegrist), arrêté le 11 juin 1943, ainsi que l’un des membres de l’équipe
de sécurité du réseau, Louis Payen (alias « Forban »), représentait une
belle prise pour les Allemands, puisqu’il détenait quantité de matériels et
de documents. Plus grave encore pour Alliance : le commandant Faye,
l’un des responsables d’Alliance, confirma à Marie-Madeleine Fourcade
qu’il avait avant cela confié au résistant un carnet, certes codé, mais
contenant des centaines d’adresses et des mots de passe…
Apparemment, le seul fait positif dans cette histoire était qu’un homme
au moins avait échappé à la capture : un certain « Flandrin ». Mais le
doute s’insinua rapidement dans les esprits : « Votre type, s’étonne
Marie-Madeleine devant Faye, est un imbécile ou un traître. »
Malheureusement, elle voyait juste : c’était bien un traître…
Son aventure est un modèle, un classique du genre de l’espionnage.
Flandrin se nomme en réalité Jean-Paul Lien. Cet Alsacien d’origine est
une sorte de flambeur, un résistant qui goûte surtout les avantages de
certains aspects de la clandestinité. Il fait ses débuts dans la Résistance
en étant recruté par Henri Frenay, le chef du MLN qui va bientôt devenir
Combat. Mais l’homme est loin d’être d’une fiabilité à toute épreuve. En
effet, il craque au moment de son arrestation en novembre 1941, à Paris.
Officiellement incarcéré en raison de ses activités antinationales, il se
retrouve à la prison Saint-Paul de Lyon au cours de l’été 1942. Il est
bientôt libéré grâce à un officier qui se présente sous le nom de
« Kayser », autrement dit Kurt Merk, de l’Abwehr de Dijon. Il y est
transféré et pris en main. Merk le charge notamment de mettre les
services allemands sur la piste d’Henri Frenay et de Berty Albrecht. En
tant qu’agent de liaison de l’organisation, sous le pseudo
d’« Alexandre », il inspire d’autant plus confiance qu’il se permet un
jour de dénoncer… un autre agent infiltré au sein du mouvement : Henri
Devillers (vu à l’œuvre dans l’affaire « Continent », qui a touché le
mouvement Combat de la zone nord). Arrêté par la police française en
zone sud, dénoncé comme agent allemand par Lien, Devillers connaît un
sort expéditif : rapidement condamné à mort, il est exécuté le 16 avril
1942, à Lyon, ne laissant pas le temps aux Allemands d’intervenir en sa
faveur…
Lien a désormais toute latitude pour poursuivre son activité. Après
l’arrestation de Berty Albrecht, il n’a plus de contact avec Combat, mais
Merk l’oriente sur d’autres pistes, notamment celle des officiers du
2e Bureau clandestin à Lyon, où il utilise certaines de ses connaissances
(par exemple Andrée Rivez, impliquée dans le dossier « Technica »)
pour conduire à plusieurs arrestations à Vichy, Clermont-Ferrand et
Lyon 34. Mais c’est avec un autre gros dossier, celui du réseau Alliance,
qu’il donne toute la mesure de son talent, puisqu’il a réuni sur le sujet
pas mal d’informations…

L ’A
Lien, même derrière les barreaux, a une autre qualité : il sait aussi
jouer le rôle de mouton en prison et, ainsi, il parvient à devenir le
confident d’un Luxembourgeois du nom de Wolff. Ce compagnon de
geôle, mis en confiance, s’est épanché auprès de lui à propos d’une de
ses connaissances, un étudiant travaillant dans un réseau spécialisé dans
les parachutages. L’étudiant, a appris Lien, s’appelle Jean-Philippe
Sneyers. Il habite rue de Marseille, à Lyon, et dans la clandestinité, il
appartient au réseau Alliance sous le pseudo d’« Escogriffe ». La suite,
on la devine. Lien établit le contact avec Sneyers, qui ne lui cache rien.
Les deux hommes sympathisent, d’autant plus que ces deux Alsaciens
ont été des amis d’enfance. C’est à ce moment que Lien adopte le
pseudonyme de « Flandrin » au sein du réseau Alliance.
Merk incite l’agent au matricule E 7226 (qui, en joueur invétéré,
exige d’être bien rémunéré) à poursuivre son double jeu. C’est ainsi que
Lien lui révèle l’existence d’« Aigle » et de « Manitou », autrement dit
des colonels Faye et Kaufmann – deux pièces maîtresses d’Alliance.
Pour ce dernier, un guet-apens en gare de Lyon-Perrache échoue. Les
Allemands se rabattent alors sur Lucien Siegrist.
Mais avec cette capture en juin 1943, Lien sent que le fait d’avoir
échappé, par chance, à l’arrestation peut éveiller les soupçons. Il pousse
le culot jusqu’à demander – par l’intermédiaire de Sneyers – une
entrevue à Marie-Madeleine Fourcade pour s’expliquer, mieux, pour
s’excuser de n’avoir rien pu faire. Mais elle se méfie et incite vivement
Kaufmann à procéder à une enquête. Toutefois, Lien a préparé sa
défense. Il argumente si bien que Kaufmann se laisse enjôler. Il le lave
de tout soupçon, et lui confie même de nouvelles missions… ainsi que
des fonds importants – une aubaine pour ce flambeur impénitent qui
dilapide aussitôt ses « gains » !
Kurt Merk, dans l’ombre, se sent proche du but. Il sait que son agent
est à deux doigts de pouvoir lui livrer sur un plateau les têtes du réseau
Alliance. En attendant, celui-ci, collant toujours aux basques de Sneyers,
qui se refuse un seul instant à douter de son camarade alsacien, est
introduit, un beau jour, à Paris, auprès d’autres clandestins qui
n’éprouvent aucun soupçon à son égard : il voit défiler au domicile de
son ami, rue de l’Assomption, Jean Sainteny, dit « Dragon » ; Gabriel
Rivière, alias « Loup » ; Marc Bernard, dit « Mérou » ; Mme Berne-
Churchill (« Coccinelle »), etc. Pour donner définitivement le change,
Merk organise pour Lien, près d’Autun, un faux attentat dont il est
l’auteur, puis la fausse exécution d’un membre de la police allemande,
conférant ainsi à son agent une aura supplémentaire.

L’ F
Un ordre strict, qui ne supporte pas la discussion, est donné par
Moog (alias « K 30 ») à ses meilleurs éléments : le rejoindre à Paris. Il
concerne les dénommés Saumande (K 4), André Morin (alias « Bob »),
et Lucien Doussot – dont nous avons déjà évoqué les prouesses.
Ce dernier rejoint son chef direct dans le quartier de Pigalle, rue
Frochot, à l’hôtel du même nom. Là, K 30 informe ses hommes de la
mission qui doit être accomplie : « Il m’apprit, relatera Doussot, le soir
de mon arrivée, qu’un avion devait venir de Londres, le lendemain
matin, amenant le commandant Faye. Nous devions nous rendre sur le
terrain d’atterrissage, dans la région d’Aulnay-sous-Bois, et procéder à
l’arrestation du commandant. Le lendemain, de bonne heure, nous
partions sur les lieux. Nous étions environ 150 personnes. L’opération
était dirigée par un officier allemand se faisant appeler “Kayser” 35. »
Pour le bon déroulement de la mission, les Allemands n’ont pas
lésiné sur les effectifs : l’opération, si elle est menée sur le terrain par
Merk (alias « Kayser »), est en réalité combinée à la fois par les hommes
de l’Abwehr (dirigés par Kramer) et ceux du BdS Paris (placés sous les
ordres de Hans Kieffer du Sipo-SD de l’avenue Foch). À l’origine, la
source d’information était évidemment Lien, parvenu à se faire désigner,
une fois connu la date du retour de Londres du commandant Faye,
comme membre de l’équipe de balisage du terrain d’accueil que dirigeait
un certain Pierre Dallas (alias « Cornac »). Côté allemand, plusieurs
équipes – souvent composées de Français – ont été mobilisées pour les
filatures, comme celle d’un certain Marcel Bisson qui se faisait appeler
« Muller ». Il y eut d’abord plusieurs fausses alertes, le temps ne
permettant pas au Lysander d’atterrir, notamment le 13 septembre 1943.
Mais dans la nuit du 15, aux environs de Nanteuil-le-Haudouin,
l’avion se pose enfin, sans encombre, sur le terrain où attendent Cornac,
Escogriffe et Flandrin. Sont également présents le fils du fermier,
Trumel, dont la maison sert de refuge, ainsi qu’un vieux docteur qui
prête sa voiture pour transporter les arrivants. Le commandant Faye et le
chef radio du réseau Alliance, Ferdinand Rodriguez (alias « Pie »),
descendent de l’appareil tandis que le courrier, de l’argent et du matériel
de transmission sont déchargés. Le Lysander peut ainsi repartir avec à
son bord deux autres membres du réseau, échappant alors sans le savoir
au piège qui est en train de se refermer. Le radio Rodriguez, sitôt le pied
sur le sol, s’étonne toutefois : « Il y avait également le nommé Lien, que
j’avais, dira-t-il, déjà signalé à Londres comme un agent double. Je
savais en effet qu’il était responsable de l’arrestation d’un membre de
notre réseau, chef de la section sécurité, Siegrist 36. »
De son côté, le commandant Faye est surpris de voir s’agiter tant de
monde sur le terrain de réception. La région est considérée comme
dangereuse, mais Flandrin (Lien) déclare qu’il faut attendre, sans danger,
le premier train du lendemain. En attendant, les hommes s’entassent tant
bien que mal dans un véhicule. Ils se retrouvent dans une ferme, à Silly-
le-Long. Il est 2 heures du matin. « Au cours de la conversation, notera
Faye, Flandrin raconte comment il a tué dernièrement à Autun un agent
de la Gestapo, mais au cours de son récit, il se contredit. Ce n’est pas la
première fois d’ailleurs que pareille chose lui arrive. Certes, à la
réflexion, dira plus tard le commandant Faye, j’aurais pu démasquer
l’espion tout de suite car je l’ai bien fait plus tard mais je suis
extrêmement soucieux de ce retour si mal préparé et je n’ai qu’une idée :
c’est de rentrer à Paris afin d’y reprendre la direction de mes affaires 37. »
De son côté, Rodriguez reprend son récit : « Après quelques heures
de repos à la ferme de Trumel […], nous sommes allés prendre le train
ouvrier qui quittait Plessis-Belleville vers 6 heures, en direction de Paris.
Le Dr Marcel Gilbert, qui était également sur le terrain avec sa voiture,
ne nous accompagne pas à la gare. Partis à pied, nous avons été dépassés
sur la route par une traction avant noire : nous avons immédiatement
pensé que nous étions filés mais comme la voiture ne s’est pas arrêtée,
nous avons néanmoins continué notre route 38. » Imprudence, négligence,
fatigue ? Tout cela se conjugue peut-être et contribue à précipiter un peu
plus, à chaque pas qu’ils font, ces hommes vers leur tragique destin. Les
indices s’enchaînent pourtant. Dans le groupe, seul un homme est
pleinement rassuré par le déroulement des événements : Lien. « J’avais
remarqué, avouera-t-il, à la gare, deux hommes de Kayser : François et
Potez… » Lorsque le train s’annonce, c’est lui qui « insiste pour que tout
le monde voyage dans le dernier wagon ce qui, prétexte-t-il, facilitera la
sortie à la gare du Nord 39 ».
L’heure du dénouement approche. « Nous sommes cependant montés
dans le train, relatera Rodriguez, le commandant Faye avec Sneyers,
Dallas avec Lien, et moi tout seul dans le même wagon de deuxième
classe. Sneyers et Lien étaient armés. […] Lorsque François a ouvert la
porte du compartiment et fait irruption, revolver au poing, en criant :
“Police ! Haut les mains !” En quelques secondes, les deux
compartiments où nous nous trouvions ont été envahis par une vingtaine
d’hommes armés. Le premier a reconnu Cornac, Sneyers et Faye, et a
crié à ce dernier : “Monsieur Faye, nous nous retrouvons !” Tous les
occupants des deux compartiments sont descendus menottes aux
mains 40. » C’est Morin qui se charge de passer les menottes aux
résistants arrêtés. « J’ai remarqué, dira Lien plus tard, que tout le long du
train étaient postés des hommes armés de mitraillettes. Nous avons été
rassemblés sur le quai et tous les bagages ont été descendus. Nous avons
été conduits sur la place de la gare, où stationnaient quatre voitures 41. »
Rodriguez, lui, ne dénombre que trois voitures : « Dans l’une, ils ont
fait monter le commandant Faye avec le chef de l’expédition, Kramer, et
Morin ; dans l’autre partent Dallas et moi-même accompagnés de
Saumande. Je crois me souvenir que cette voiture était conduite par
Doussot. Enfin, dans la dernière partent Sneyers et Lien, avec le reste des
agents allemands 42. »

L’
Quoi qu’il en soit, il est évident que les hommes de Kramer et de
Moog occupent une bonne place dans ce coup de filet. Et pour Doussot
qui cherche à défendre sa position, il est difficile d’arguer du double jeu :
« Je ne pus rien pour contrecarrer la réussite de cette affaire, essayera-t-il
de se justifier, car je n’avais aucun contact à Paris […]. Je ne pus rendre
compte qu’à mon retour à Lyon 43. »
En ce matin du 16 septembre 1943, loin de tout sauvetage, un groupe
d’hommes est donc en perdition : « Nous sommes tous conduits à la rue
des Saussaies et retenus dans une pièce du cinquième étage durant toute
la journée, expliquera Rodriguez. Une demi-heure environ après notre
arrivée, d’autres membres du réseau ont été conduits dans notre pièce. Il
s’agit des agents radio Jean Portemart, dit “Milouin”, André Riss, dit
“Vanneau”, Marc Bernard, dit “Mérou” et Jacques Bonnetin 44. »
Puis la liste enfle démesurément, de façon catastrophique. Le
commandant Faye est amené à son tour. « J’ai su par la suite qu’il avait
été conduit à l’avenue Foch. » Quant à Lien, « il nous quitta », car
l’attendait la suite de sa sinistre besogne. Peu avant, la serviette de
Rodriguez – qui contenait 7 millions de francs – a été vidée de son
contenu. Le partage du butin, comme au temps des bandits de grand
chemin, commence alors, et Moog, Saumande et Morin reçoivent ainsi
chacun 30 000 francs pour le prix de leur action. C’est cher payé, mais
moins que le prix réclamé à chaque résistant.
L’ensemble du réseau Alliance est donc ébranlé avec ces arrestations
du 16 septembre 1943. Marie-Madeleine Fourcade a expliqué, dans son
livre L’Arche de Noé, toutes les craintes qu’elle nourrissait alors qu’elle
était elle-même à Londres, en compagnie de Faye, à qui elle avait donné,
avant son départ, des consignes très strictes qui ne furent pas respectées :
« Je vous laisse rentrer, a-t-elle dit à Faye, mais vous vous engagez à
fausser compagnie au comité de réception, à gagner Paris par vos propres
moyens et à examiner ce qui s’est produit en votre absence, à la loupe,
avant de risquer le moindre pas 45. » Mais n’était-il pas vain de supposer
qu’il suffisait à Faye, si des menaces graves pesaient sur le réseau, de
s’éclipser une fois le pied posé sur le sol français pour échapper à ceux
qui menaient la traque redoutée ?

D
Le lieutenant Merk, fin septembre 1943, rappelle auprès de lui
l’agent E 7226 Jean-Paul Lien. Il a besoin de ce dernier pour mener la
suite des descentes qu’il dirige. Ainsi, Lien se rend à Neuilly, au 84 de la
rue Charles-Lafitte, là où le commandant Faye devait se rendre dès son
arrivée dans la région parisienne. Il va au domicile de Marguerite Berne,
où plusieurs agents du réseau ont également été convoqués : Paul
Bernard, Poulard, Alain de Villeneuve, Lemoigne, Jean Roger.
La perspective de telles captures est si alléchante que c’est une
véritable escouade composée – outre Merk et Lien – de Moog et des
hommes de la section III F de l’Abwehr de Dijon et du SD de Paris qui
débarquent à cette adresse. Cela fait-il trop de monde ? C’est possible.
En tout cas, ce qui est sûr, c’est que l’alerte est donnée et que les
« invités » de Mme Berne parviennent à s’enfuir en empruntant les
gouttières de l’immeuble pour traverser une cour mitoyenne.
On devine la rage des Allemands et de leurs auxiliaires qui mettent
l’appartement sens dessus dessous et inspectent les locataires. Au
quatrième étage, la porte est défoncée, et l’armoire vidée de ses
documents et de son Leica. À cette occasion, ils découvrent une lettre
dont l’adresse du destinataire les intéresse vivement : le fils de
Mme Berne, interné en France, expédie son courrier à son oncle,
M. Emery, contrôleur général de la marine, 3 rue d’Auteuil à Paris. Voilà
une nouvelle adresse intéressante…
Le dimanche 19 septembre 1943, Kramer, assisté de Moog,
Saumande, Morin, Doussot, ainsi que des dénommés Muller, Jacques
Lambert, et d’une femme, Madeleine Planchon, sont à pied d’œuvre.
Mais ils se trompent d’étage. Ils finissent par trouver la bonne porte,
celle de Mme L’Herminier et de sa belle-fille… qui cachent chez elles un
pilote américain, un certain Finck. Le 3 de la rue d’Auteuil est
décidément un repaire de clandestins et plusieurs personnes, proches de
Mme L’Herminier, sont à leur tour inquiétées : deux femmes,
Mme Darcy et Mme Gilly, qui ont le malheur de se trouver là ce jour,
sont interceptées par la femme Planchon qui s’est embusquée dans la
loge de la concierge. Elles demeureront plusieurs mois à Fresnes. Autre
victime, de passage : Jean Martin-Chauffier. Il sera déporté 46.
Dans cette expédition de grand style, si Kramer mène le bal, Moog
dirige son groupe avec des allures de chef de bande. Morin, tout en
tenant en respect, revolver au poing, les « suspects » qui lui tombent sous
la main, en profite pour faire main basse sur la boîte renfermant les
bijoux de Mme L’Herminier. Il revient d’ailleurs le lendemain avec
grande décontraction, s’entretient même avec un ancien camarade de
régiment, le cordonnier Sergent, rencontré par hasard devant le 12 de la
rue d’Auteuil, avant de repartir les bras encombrés de valises bien
remplies… Au 3 de la rue d’Auteuil, un agent du réseau Alliance se fait
épingler : Verdier, alias « Loup ». Mais ce n’est malheureusement pas le
dernier de la liste…
Lien, le 19 septembre 1943, guide ses maîtres vers la rue de
l’Assomption où, peu avant, il a été conduit en toute confiance par
Sneyers. Là, Kayser envoie chercher du renfort, car il a découvert des
armes individuelles, trois récepteurs, du matériel radio et un poste
provenant de l’ambassade américaine.
Mais l’heure est venue de délaisser provisoirement la chasse à
l’homme pour fêter toutes ces prises. C’est donc au Lido que, le soir du
16 septembre, l’Oberstleutnant Merk arrose l’événement avec son
collaborateur, le Feldwebel Herz « qui vient de gagner son galon
d’officier, Élisabeth Kuhn, sa très proche secrétaire, Wagner, son
chauffeur, et, bien entendu, le V-Mann E-7226, flanqué de son garde du
corps occulte Paul Boehm 47 ».

Énumérer les têtes qui tombent en cette seconde quinzaine de


septembre 1943 revient à dresser un martyrologe du réseau Alliance qui,
s’il va malgré tout survivre à ces terribles coups, vacille sous le choc.
Dans toute la France, en effet, la machine infernale est en marche. À
Volvic, le 19 septembre, le SS-Obersturmführer Geissler, venu de Vichy,
piège Kaufmann/Manitou et ses adjoints. À Autun, c’est le Sonderführer
Beisel Wagner qui organise une série d’arrestations. Ferdinand
Rodriguez raconte la fin dramatique de la plupart de ces femmes et de
ces hommes : « Toutes les personnes arrêtées, appartenant au réseau
Alliance, furent condamnées par le tribunal militaire allemand de
Fribourg, après avoir été conduites de Fresnes en France, et fusillées, à
l’exception du commandant Faye et de moi-même. Le commandant Faye
fut transféré, ainsi que moi, le 3 janvier 1945, de Schwäbisch Hall à
Sonnenburg. J’ai personnellement quitté la prison de cette localité le
15 janvier 1945 48 […]. Par la suite, quand les troupes russes sont entrées
à Sonnenburg, elles ont trouvé la prison qui avait sauté et les cadavres
des prisonniers qui avaient été massacrés par les Allemands avant leur
départ. Il est probable que le commandant Faye se trouve parmi les
victimes 49. »
Une longue et funèbre énumération garnit les dernières pages de
L’Arche de Noé écrites par Marie-Madeleine Fourcade, partie à la
recherche (souvent vaine) de ses compagnons disparus, la plupart du
temps dans d’atroces conditions…
Du côté allemand, le bilan transparaît grâce aux « bulletins de
recherche et ordres d’arrestations » communiqués par tous les services
du Sipo-SD de France informés de l’affaire d’espionnage baptisée
« Alliance II ». Ainsi à Toulouse, le SS-Obersturmbannführer Billinger
écrit que « le général Giraud prévoyait la désignation de Faye comme
chef du SR français » et que « plus de 100 arrestations ont été opérées
dans cette affaire “Alliance II”. Il ressort des procédures qu’il s’agit
d’une affaire d’une ampleur exceptionnelle au point de vue militaire et
politique. Des déclarations de Faye, ajoute Billinger, il ressort que cette
organisation possède des postes émetteurs dans les villes suivantes :
Roubaix, Bordeaux, Toulon, Lyon, Pau, Nice, Grenoble, Clermont-
Ferrand, Rennes, en Normandie et dans l’est de la France » 50. Un
paragraphe établit la liste des personnes qui n’ont pas encore été arrêtées
(une quarantaine environ, plus ou moins bien identifiées ou localisées).
Totalement insensibles aux conséquences de leurs actes ou de leur
trahison, les protagonistes du drame banquettent sans retenue. Un large
sourire illumine le visage du colonel Ehinger, chef de la section III F de
Dijon, qui trinque avec Merk et Lien à la destruction d’Alliance. La
scène en deviendrait presque touchante lorsque Lien, selon sa propre
relation des faits, reçoit des mains du colonel « un million de francs ainsi
que la croix du mérite de guerre avec épée ». Les Allemands ne sont pas
avares de récompenses de toutes natures envers les autres comparses de
Lien. Il en va donc ainsi de Moog, dont son chef direct, Ludwig Heinrich
Kramer (alias « Gegauf ») dit alors : « On me déclara que K 30 avait été
proposé pour la croix du mérite de guerre en raison de son travail brillant
et fidèle. Son travail exemplaire a été souligné par tout le monde.
Lorsque je l’ai enlevé de Lyon pour l’engager dans la région parisienne,
Lyon demanda de nouveau d’y envoyer ses hommes étant donné qu’on
en avait absolument besoin 51. »
Il est vrai que, à Lyon, l’Abwehr assure une couverture géographique
assez vaste… C’est pourquoi certains des animateurs du poste lyonnais
seront par la suite au cœur d’événements importants et de tractations,
jusqu’à l’irrémédiable déclin de l’organisation…
1. Cf. chapitre 5.
2. Citons aussi Pierre de Vomécourt, qui, nous l’avons vu, est tombé entre les griffes de
l’Abwehr et de Bleicher…
3. Germaine Tillion, La Traversée du Mal, entretien avec Jean Lacouture, Arléa-Poche,
2015.
4. Germaine Tillion, La Traversée du Mal, op. cit. ; Guy Wagner, Beckett trahi par un abbé
d’origine luxembourgeoise, Kulturissimo, Beckett 100-dossier exclusif.
5. Sonia Purnell, La Femme de l’ombre. Les vies secrètes de Virginia Hall, l’ennemi no 1 de
la Gestapo, Alisio, 2021, p. 280.
6. Gérard Fournier, Robert Alesch, La Résistance dans le Calvados, CD-ROM AERI, 2004.
7. Ibid.
8. Vincent Nouzille, L’Espionne. Virginia Hall, une Américaine dans la guerre, Fayard,
2007, p. 327.
9. Cf. annexe 1 en fin d’ouvrage pour connaître la fin de vie des principaux protagonistes de
ce livre.
10. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
11. Dossier Bernard Fallot, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
11781. Michèle Alfa, devenue une des célébrités du cinéma français sous l’Occupation, est
surtout la maîtresse d’un fonctionnaire allemand très parisien, Bernhard Radermacher. Mais
si elle a été bien acceptée du « Paris allemand », elle profita de ses relations pour sauver des
Juifs et des résistants de l’arrestation.
12. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
13. Cf. chapitre 9.
14. L’hôtel Cayré est alors le siège de la section III F 3.
15. Témoignage d’Agnès Franquinet, alias « Mlle Fontaine », recueilli par Jeanne
Patrimonio le 16 mai 1946. Archives du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale,
72 AJ/35 - 72AJ/89.
16. Ibid.
17. Cf. chapitre 9 et l’évocation de l’Ast d’Arras.
18. Henri Noguères, Histoire de la Résistance en France, t. IV, op. cit., p. 609.
19. Jacques Chaban-Delmas est entré en contact en décembre 1940 avec le réseau Hector,
l’un des noyaux fondateurs de l’OCM. Chargé de collecter des renseignements
économiques, il s’introduit, en juin 1941, au ministère de la Production industrielle. Il peut
alors fournir des renseignements sur la production de l’industrie française en faveur des
Allemands. Reçu à l’inspection des Finances en mars 1943, il se sert de ses fonctions
comme couverture pour son activité clandestine. À la fin de l’été 1943, il rejoint la
délégation militaire du Comité français de la libération nationale (CFLN) en France. À partir
du mois d’octobre 1943, devenu « Chaban », il fait fonction, à Paris, d’adjoint au délégué
militaire national. En février 1944, il est nommé au Comité financier de la Résistance
(COFI), puis promu général de brigade par décision du Gouvernement provisoire de la
République française (GPRF) le 15 juin 1944. Il participe activement fin août 1944 à la
libération de Paris, aux côtés du général Leclerc, en recevant la reddition du général von
Choltitz. Il sera effectivement nommé en août 1945 au secrétariat général du ministère de
l’Information.
20. Interrogatoire sur instruction du directeur de la Sûreté du territoire de Maurice Van Dest.
Également dossier Léopold Van de Casteele, archives du Service historique de la Défense,
cote GR 28 P 9 12104.
21. Interrogatoire sur instruction du directeur de la Sûreté du territoire de Maurice Van Dest.
Également dossier Léopold Van de Casteele, archives du Service historique de la Défense,
cote GR 28 P 9 12104.
22. Chaban ne fait pas partie des résistants arrêtés.
23. Dossier Léopold Van de Casteele, archives du Service historique de la Défense, cote GR
28 P 9 12104.
24. Interrogatoire de Van Dest, dossier Léopold Van de Casteele, archives du Service
historique de la Défense, cote GR 28 P 9 12104.
25. Interrogatoire de Van Dest, dossier Léopold Van de Casteele, archives du Service
historique de la Défense, cote GR 28 P 9 12104.
26. Ibid.
27. Ibid.
28. Note de renseignements du 5e Bureau français en date du 9 août 1945, « Arrestation du
général Verneau à Paris », dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la
Défense, cote GR 28 P 9 1782.
29. À ses côtés se trouvent d’autres figures de la même « maison », comme l’adjudant
Placke et l’adjudant Holldorf. Quant à Dunoyer de Segonzac, ancien chef de l’École des
cadres d’Uriage de Vichy, il est passé à la clandestinité après la dissolution de cette dernière
par Pierre Laval.
30. Dossier Affaire Roger Bardet, Archives nationales, cote 72AJ/41.
31. Dossier Affaire Roger Bardet, Archives nationales, cote 72AJ/41. Les victimes de ces
arrestations connaîtront des destins différents. Le général Verneau meurt en déportation. Le
commandant Cogny revient des camps de Buchenwald et de Dora. Le capitaine Couetdic est
également déporté, alors que le commandant Cottin est remis en liberté quelques jours après
sur la promesse de ne plus avoir d’activité résistante à l’avenir. Quant à Farjon, plus
tragiquement, il passe au service des Allemands et connaît une fin assez mystérieuse. (Cf. à
ce sujet Gérard Chauvy et Philippe Valode, La Gestapo française, op. cit.).
32. Procès-verbal d’interrogatoire du major Koch le 5 octobre 1945 à la BST de Lyon
(Archives nationales, papiers Gouineau, 72 AJ 1913).
33. Le réseau Alliance fournit aux Alliés de précieux renseignements, allant de l’existence
des armes secrètes (V1, V2), l’emplacement de leurs rampes de lancement, aux mouvements
des escadrilles, et des ravitaillements destinés à Rommel, des sous-marins de Doenitz dans
l’Atlantique jusqu’aux détails des défenses côtières. Marie-Madeleine Fourcade estime à
3 000 les effectifs du réseau et à 439 le nombre de morts qu’il éprouva.
34. Cf. chapitre 9.
35. Dossier Lucien Doussot, cour de justice de Lyon, no 2664, archives départementales du
Rhône.
36. Audition de Ferdinand Rodriguez le 10 mai 1949 par l’inspecteur Laus (dossier Lucien
Doussot, cour de justice de Lyon, no 2664).
37. Extrait de la biographie du commandant Faye par sa nièce, Madeleine Cousin (Archives
nationales, 72 AJ 35). Le commandant Faye a laissé des notes qui ont été récupérées.
38. Audition de Ferdinand Rodriguez le 10 mai 1949 (dossier Lucien Doussot, cour de
justice de Lyon, no 2664).
39. Procès-verbal d’interrogatoire de Lien du 3 octobre 1949.
40. Audition de Ferdinand Rodriguez le 10 mai 1949 (dossier Lucien Doussot, cour de
justice de Lyon, no 2664).
41. Procès-verbal d’interrogatoire de Lien du 3 octobre 1949.
42. Audition de Ferdinand Rodriguez le 10 mai 1949 (dossier Lucien Doussot, cour de
justice de Lyon, no 2664).
43. Dossier Lucien Doussot, cour de justice de Lyon, no 2664.
44. Audition de Ferdinand Rodriguez le 10 mai 1949 (dossier Lucien Doussot, cour de
justice de Lyon, no 2664).
45. Marie-Madeleine Fourcade, L’Arche de Noé, Fayard, 1968, p. 475.
46. Fils de Louis Martin-Chauffier, membre de Libération et agent de liaison de d’Astier de
La Vigerie, qui sera déporté à Buchenwald.
47. Mme L’Herminier et sa belle-fille seront déportées le 31 janvier 1944 à Ravensbrück, où
elles seront libérées en mai 1945.
48. Disposant de la nationalité britannique, Rodriguez sera échangé contre un major
allemand, ex-consul en Irak.
49. Il est effectivement l’une des victimes du massacre perpétré par les Allemands le
30 janvier 1945, à l’approche des troupes soviétiques. Le commandant de ces dernières
confirmera avoir fait enterrer dans deux immenses fosses 819 corps de fusillés. Audition de
Ferdinand Rodriguez le 10 mai 1949 (dossier Lucien Doussot, cour de justice de Lyon,
no 2664).
50. Rapport du 29 novembre 1943 du responsable du Sipo-SD de Toulouse (Archives
nationales, 72 AJ 1913).
51. Rapport établi par Kramer intitulé « Prise de position au sujet de la lettre du
commandant de la Police de Sûreté et du SD en France du 10 septembre 1943, relative aux
informateurs K 30 et K 4 ».
12

L’Abwehr ridiculisée en 1943

20 décembre 1943, au quartier général de Hitler, la Wolfsschanze, en


Prusse-Orientale, on peut faire le point sur la situation. L’année qui
s’achève a été une suite de déboires militaires pour le Reich. Depuis la
défaite de Stalingrad, la Wehrmacht a perdu progressivement le contrôle
des opérations. L’offensive d’été – l’opération Citadelle, sur Koursk, qui
a engagé un nombre considérable de blindés – s’est soldée par un cuisant
échec. Le combat allemand à l’Est est peu à peu devenu une lutte
défensive désespérée.
En Allemagne, désormais, les villes sont à la merci de
bombardements de plus en plus dévastateurs et meurtriers. Plusieurs
événements ont entraîné l’ouverture d’autres fronts, resserrant un peu
plus l’étau sur le Reich : le débarquement allié en Sicile le 10 juillet
(précédant de quelques jours la destitution de Mussolini, qui annonce la
défection italienne), et celui à Salerne le 3 septembre (concernant
directement le continent européen). Dans ces opérations, l’Abwehr a été
l’objet d’une extraordinaire mystification.
Par exemple, pour induire les Allemands en erreur en vue de leur
futur débarquement en Sicile, un étonnant stratagème a été monté par la
Naval Intelligence Division (NID, division du renseignement de la Royal
Navy). En effet, le 30 avril 1943, au large d’Huelva, en Andalousie, le
cadavre d’un officier anglais est repêché. Il se nomme William Martin et,
une fois ramené à terre, les autorités espagnoles constatent qu’il est
porteur de documents confidentiels. Ils sont rapidement communiqués
aux espions allemands qui sont à l’œuvre dans la région. Ceux-ci
apprennent ainsi que les Alliés préparent un débarquement en Grèce et
en Sardaigne, et non en Sicile comme ils le pressentaient. Après examen,
l’Abwehr estime que les documents sont authentiques. L’information
remonte donc jusqu’à Hitler. Celui-ci ordonne alors le déplacement de
plusieurs divisions de Sicile en direction de la Grèce et de la Sardaigne.
Les Allemands découvriront trop tard qu’ils ont été bernés, et cela dans
le cadre d’une opération de déception baptisée Mincemeat (littéralement
« chair à pâté »), réalisée par l’équipe d’Ewen Montagu, un officier du
renseignement naval membre du comité XX 1.
En réalité, l’officier William Martin a été forgé de toutes pièces,
jusqu’au moindre détail, pour que les Allemands tombent dans le
panneau : maquillage du cadavre dans le but de masquer tout lien
familial, faux papiers d’identité mais aussi fausses lettres personnelles,
listes d’adresses « vérifiables », fausses factures au nom du major, traces
de l’existence d’une fiancée factice… Tout y est. Et tout est faux.
Pour que tout cela semble crédible, on a inventé un crash d’avion
dans lequel le major Martin, porteur de documents « très importants »,
aurait trouvé la mort au large des côtes espagnoles… Le cadavre – celui
de « l’homme qui n’existait pas 2 » – est en fait celui d’un pauvre bougre
décédé d’une pneumonie après absorption de mort-aux-rats. L’homme
avait été découvert et récupéré à la morgue : le fait qu’il ait été sans
famille était une aubaine… et l’occasion de lui en inventer une !

Automne 1943 : les services


de renseignement de l’état-major
allemand font peau neuve
Ces échecs, en l’année 1943, confirment la fragilité de l’Abwehr, que
ce soit dans la formation de ses agents destinés à s’infiltrer sur le sol
ennemi ou dans sa capacité à déjouer les stratagèmes adverses. Pourtant,
en son sein, on s’efforce de prodiguer un enseignement plus rigoureux.

« L’ »

Pour commencer, afin de former de bons « espions », l’Abwehr


organise des « cours de contre-espionnage ». Ainsi, du 24 août au
19 octobre 1943, une importante session se déroule à l’initiative de
l’Alst. C’est son chef en personne, le colonel Rudolph, qui ouvre la
séance. On y expose d’abord des généralités sur le service de contre-
espionnage allemand et sur le but et la marche des cours. Les missions de
chaque Gruppe (I à III) sont expliquées.
Tout y passe : l’histoire du service secret de renseignement, la
transmission des informations à courte et à longue distance en France
occupée, le sabotage, le terrorisme, la propagande et la démoralisation
comme arme du service de renseignement, les méthodes de travail, ce
qu’il faut faire et quelles sont « les mesures observées du point de vue du
contre-espionnage lors d’arrestations, de perquisitions et
d’interrogatoires », etc. Le tout est entrecoupé de « discussions et
résumés ». Le gratin des services de l’Abwehr en France participe à ces
cours, dominés souvent par les interventions du major Witkugel qui se
fend d’une « introduction générale à l’évolution militaire et politique en
France occupée ». De son côté, le major von Feldmann intervient pour
faire part du point de vue de la section III F. Mais cela suffira-t-il à
rendre les missions extérieures de l’Abwehr plus efficaces ?

V A ?
En outre, l’Abwehr va encore avoir fort à faire pour percer d’autres
plans. Du côté des Alliés, fin 1943, d’importantes décisions sont prises.
Du 28 novembre au 1er décembre, la conférence des Trois Grands à
Téhéran ne laisse plus guère de doute sur leur détermination à mettre à
genoux leur adversaire, à plus ou moins long terme, en prévoyant
l’ouverture d’un nouveau front sur les côtes françaises, tout en jetant les
bases du démembrement de l’Allemagne et l’esquisse de ce que sera
l’Europe d’après guerre.
Tout cela ne peut que renforcer les certitudes d’Adolf Hitler lorsque
se déroule le rapport du soir à son quartier général, le 20 décembre 1943.
« J’ai maintenant étudié à fond une grande partie de ces dossiers 3. Il n’y
a aucun doute : au printemps, l’offensive se produira à l’ouest, c’est
absolument hors de doute. » Mais il est visiblement dans l’expectative
quant au lieu du débarquement. « Il faut aussi nous attendre tant à (un
débarquement en) Norvège que sans doute aussi à une offensive (de
diversion) dans le golfe de Gascogne et peut-être également dans (les
Balkans) 4. » À vrai dire, les Allemands demeureront jusqu’à la fin dans
l’incapacité de déterminer le lieu exact de cette opération que les Alliés
vont vite baptiser Overlord.
Cela n’est évidemment pas à la gloire des services de renseignement
allemands, mais il faut reconnaître que l’Abwehr – concernée au premier
chef – subit à ce moment-là de grandes turbulences qui affaiblissent
grandement ses capacités d’investigation, et qu’elle est bien incapable de
déjouer les entreprises d’intoxication des services anglo-américains…
Ainsi, les comploteurs qui souhaitent écarter radicalement Hitler du
pouvoir supportent plusieurs échecs courant 1943 – à croire que le
dictateur possède le don d’échapper à tous les attentats ! Des membres de
l’Abwehr en font partie, et quelques-uns d’entre eux sont donc bientôt
directement menacés par le service de sécurité SS. C’est le cas, par
exemple, de Hans von Dohnanyi, ainsi que du pasteur Bonhoeffer, un
proche de Canaris, qui font partie des cadres arrêtés au printemps 1943.
L’amiral, lui, adopte toujours une attitude ambiguë aux dépens de ceux
qu’il prétend pourtant soutenir, mais cela ne le sauvera pas pour autant…
U « »?

Pendant ce temps, en France, au cours de l’automne 1943, on joue


plutôt à l’entente cordiale. Une réunion est organisée à Paris le
18 octobre 1943, présidée par ceux qui pourraient être qualifiés de
« frères ennemis » : le SS-Standartenführer Helmut Knochen et le chef
de l’Abwehr en France, le colonel Rudolph. Les deux responsables
prononcent chacun, à l’issue de ce « séminaire », un discours exprimant
« leur désir de voir l’Abwehr et le Sipo-SD travailler en étroite
collaboration et dans un esprit de camaraderie mutuelle ».
D’après Thomas Fontaine, « ce jour-là, au déjeuner, 44 personnes
sont présentes autour de la grande table dressée en U, tous spécialistes de
cette lutte. Au centre, Knochen et Rudolph président. À la gauche du
premier, le docteur Steffan, responsable de la section III de l’Abwehr. À
la droite du second, Boemelburg, le patron de la section IV au BdS. Aux
extrémités, à côté de ce dernier, le colonel Garthe, adjoint de Rudolph
qu’il remplacera au printemps 1944. À l’autre bout de la table, Hans
Kieffer, le chef de la IV E au BdS. Est installé devant lui, signe du thème
de cette journée, le patron de la III/F de l’Abwehr, Oscar Reile. En effet,
sur la suite de la table dressée devant Kieffer – comme pour celle devant
Garthe –, en alternance, les cadres des deux structures se font face et se
suivent, pour mieux échanger. Côté BdS, la plupart des KdS sont là […].
Côté Abwehr, se trouvent des cadres de l’état-major parisien […]. Mais
ce sont bien les spécialistes de la III, du contre-espionnage, qui sont
surtout présents. Ainsi, Reile a invité des membres de son équipe,
comme le lieutenant-colonel Hempel ou le major Schaeffer, spécialisés
dans le noyautage des organisations de la Résistance. Sont aussi là les
chefs des sections III des antennes régionales : le capitaine de frégate
Bracht pour Angers, les lieutenants-colonels Lorscheider pour Bordeaux,
Ehinger pour Dijon, Marquardt pour Nancy ou Dernbach désormais à
Lyon. On notera l’absence du neveu de Canaris, Adolf von Feldmann 5 ».
Mais moins de quatre mois plus tard, il n’est plus du tout question
d’échanges cordiaux entre professionnels. Le 12 février 1944 est une
date fatidique : un ordre signé Hitler comporte deux directives
formelles :
1. Il est créé un service secret de renseignement allemand unifié.
2. Je confie par la présente le commandement de ce service au
Reichsführer SS…
L’Abwehr est donc intégrée à la tentaculaire organisation des polices
du Reich, le RSHA. Mais au moins va-t-on consentir – en tout cas pour
l’instant – à laisser à sa tête un militaire : l’Oberst (colonel) Georg
Alexander Hansen.

L’organisation perd son indépendance


Les étapes de transformation et d’absorption sont progressives et,
d’ailleurs, dès la mi-décembre 1943, une grande réunion des
responsables de l’Abwehr a eu lieu à Baden-Baden. Le couperet visant
l’organisation n’est pas encore tombé, mais déjà les grandes lignes d’un
programme de restructuration sont énoncées par Georg Alexander
Hansen (qui a succédé à Hans Piekenbrock comme chef de la section I,
où il est notamment chargé du renseignement militaire à l’étranger). Il
ignore encore qu’il va bientôt prendre la suite de l’amiral Canaris.

L’ ’A

L’assistance est composée d’environ une vingtaine de personnes.


Canaris est évidemment présent, mais aussi Bentivegni et Hintermeyer
de la section III, des responsables des postes de Wiesbaden, Stuttgart et
de la Hollande (Amster, Ohlendorf et Haüser). Pour la France, son
responsable, Rudolph, et Waag, de la section I, ainsi que Reile et
Feldmann, de la section III, sont également présents. Cette conférence
porte notamment sur l’organisation et le travail des FAK
(Frontaufklärungskommando, que nous désignerons pour plus de
commodité sous le nom de « commandos », coiffant des FAT,
Frontaufklärungstruppen ou « troupes de reconnaissance de première
ligne ») sur le front de l’Est, où ce type de formations est en activité
depuis un certain temps. Ces structures vont bientôt être adaptées à
l’Ouest.
Mais en aparté, quelques confidences sont faites. Cette réunion de
Baden-Baden est évoquée par Friedrich Rudolph lors de son
interrogatoire par les services britanniques 6. Celui-ci souligne alors que
les représentants du RSHA n’étaient pas présents. Selon ses déclarations,
lors de cette conférence, il aurait réalisé pour la première fois qu’un
groupe antinazi actif existait au sein de l’Abwehr. En effet, à cette
occasion, alors que Canaris était temporairement absent de la pièce,
Hansen aurait déclaré à Rudolph que le régime nazi devait être supprimé
par la force…
Quoi qu’il en soit, c’est à partir de février 1944 que l’Abwehr est
véritablement restructurée et absorbée, et que les décisions d’Hitler sont
donc mises en application. L’Abwehrleistelle Frankreich est remplacée
par un Meldeleitkommando West chargé des missions des trois sections
de l’Abwehr. Ces profonds remaniements ont pour conséquence le
rattachement de l’Abwehr III (espionnage à l’étranger) à l’Amt IV et VI
du RSHA sous l’autorité de Schellenberg 7. Celui-ci en est ravi et ne s’en
cache pas dans ses mémoires : « À partir du milieu de 1944, écrira-t-il, je
pris la direction du service secret militaire de Canaris, incorporant ses
diverses activités dans les Quatrième et Sixième Bureaux du contre-
espionnage 8. »

L C

Parallèlement, l’amiral Canaris est limogé. Ce sont deux chefs


militaires entièrement dévoués à Hitler, Keitel et Jodl, qui sont chargés
de lui annoncer la nouvelle. En moins d’une semaine, le 20 février,
l’amiral est d’abord assigné à résidence au château de Lauenstein, le
centre de recherche de l’Abwehr. Celui qui aura été la figure de proue de
l’Abwehr, et qui avait contourné jusque-là, avec autant d’habileté que de
cynisme les obstacles placés sur sa route, connaît alors une longue
descente aux enfers. Canaris « espérait encore un acte de clémence du
Führer. Mais aucun message réconfortant n’arriva. Canaris se consacra
plus que jamais à ses teckels, passant des heures à errer sur les terres du
château 9 ». Il apprend fin juin 1944 qu’il est nommé par Hitler « à la tête
de l’état-major pour la guerre commerciale et les mesures économiques
de combat ». À ce poste, il peut encore jouer de ses relations avec des
personnalités étrangères, à moins qu’il ne tente de nouer des contacts en
vue de négocier la paix avec des personnalités alliées 10…
Avec la déchéance de Canaris, les structures de l’Abwehr sont
profondément modifiées. L’organisation devient le Militärisches (en
abrégé, MIL) et est rattachée au RSHA, qui est sous la coupe des SS –
même si l’Oberst Georg Hansen, de l’Abwehr, reste à sa tête. Si la
section III est passée sous l’autorité du Brigadeführer-SS Walter
Schellenberg, le MIL conserve les activités de la section I (service de
renseignement) et II (sabotage).
Dans la perspective d’un débarquement allié sont ainsi constituées
des unités mobiles sous la forme de commandos (les FAK). Au sein de
cette réorganisation très complexe, Oscar Reile prend, à partir de
février 1944, la tête du contre-espionnage militaire en France, Belgique
et Hollande ; celui-ci est constitué par les commandos 306 (major
von Feldmann), 307 (lieutenant-colonel Giskes), 313 (colonel Ehinger)
et 314 (lieutenant-colonel Dernbach). Au total, précisera Reile, toutes
fonctions confondues (officiers, interprètes, radio-opérateurs et
chauffeurs), cela représentait 550 à 600 hommes auxquels s’ajoutaient
les agents et les VM, soit quelques centaines d’hommes 11. Mais cette
restructuration est loin de simplifier l’organigramme, déjà fort
complexe 12…
Cette refonte progressive (qui sera d’ailleurs, d’une façon générale,
contrariée par les victoires alliées sur le sol français au cours de l’été
1944) entraîne de grandes difficultés, particulièrement illustrées par
l’exemple dijonnais. Ce n’est qu’en avril 1944 que le colonel Hildebrand
est remplacé par le colonel Lipst à la tête de la section I, alors que le chef
du Sipo-SD local, le commandant Wilhelm Hulf, ordonne que lui soient
communiqués les dossiers de l’Abwehr. « Il semble que le colonel
Ehinger et ses subordonnés, Gleichauf et Merk, aient opposé une certaine
résistance passive à ces exigences, moins sans doute par hostilité à la
Sipo que par confiance dans leurs méthodes et par esprit de compétition.
Mais le 15 juin 1944, Kaltenbrunner dissout les sections de l’Abwehr. La
mesure fut appliquée à Dijon en juillet. Le colonel Ehinger fut muté en
Hollande, puis rappelé en Allemagne. Les agents de l’Abwehr de Dijon
furent répartis entre deux Frontaufklärungstruppen, l’un commandé par
Merk, promu capitaine, l’autre par le major Gleichauf. La répartition se
fit selon des allégeances personnelles. Certains agents furent transférés à
la Sipo 13. »

Les services secrets allemands dépassés


par les Alliés
En 1944, le temps est compté et rythmé par des jeux subtils visant,
d’une part, pour les Alliés, à tromper l’ennemi sur le lieu d’un
débarquement dont personne ne doute de la prochaine réalisation, et,
d’autre part, pour les Allemands, à percer le secret qui entoure celui-ci.
Ce n’est pas une mince affaire, car les opérations d’intoxication menées
par les Alliés sont particulièrement efficaces. Elles prennent divers
aspects et des noms de code multiples : Cockade, Zeppelin (dont l’un des
épisodes est lié à la fameuse affaire « Cicéron », ce valet indélicat de
l’ambassade de Grande-Bretagne à Ankara qui transmet aux Allemands,
à bon prix, un ensemble d’informations accréditant notamment un
débarquement dans les Balkans au printemps de 1944), Bodyguard,
Fortitude Nord puis Fortitude Sud (qui déploie ses efforts pour faire
croire aux Allemands que le Pas-de-Calais a été choisi comme lieu
d’« invasion ») 14.

«G » C ’A

Les agents au service des Alliés se révèlent très performants, alors


que l’Abwehr ne se montre guère à son avantage dans ce jeu très subtil.
Pour le prouver, citons l’exemple de celui qui finira par passer à la
postérité sous le nom de « Garbo » et qui fut un excellent agent au
service des Britanniques.
Ce Catalan, qui s’appelait en réalité Juan Pujol Garcia, par hostilité
au nazisme, souhaitait ardemment se mettre au service des Alliés, et en
particulier des Britanniques. À partir de janvier 1941, il effectua auprès
de ces derniers plusieurs démarches qui furent à chaque fois repoussées,
l’initiative de ce postulant à l’espionnage paraissant trop originale et
pouvant passer pour une tentative d’infiltration. Pujol, qui débordait
d’imagination, décida alors… de contacter les Allemands. C’est ainsi
qu’il commença sa carrière d’espion, une fois enrôlé par l’Abwehr, et
traité notamment par son représentant à Madrid : Karl-Erich Kühlenthal.
À ce dernier, notre homme avait déclaré en juillet 1941 qu’il était
parvenu à se rendre en Angleterre via Lisbonne, et qu’il était en mesure
de transmettre des renseignements sur le pays. En réalité, il était toujours
dans la capitale portugaise, et les rapports qu’il transmit à partir de cette
date sortaient tout droit de ses lectures à la bibliothèque locale, ou
d’informations empruntées à certaines de ses relations, le tout étant
agrémenté de nombreuses fabulations. L’Abwehr fut convaincue
d’engager cet agent, auquel fut attribué le nom de code d’« Arabel ».
Mais certaines transmissions de Juan Pujol Garcia furent bientôt
interceptées par les Anglais. Ils firent vite le rapprochement avec ce
personnage qui leur avait fait des offres de services. Un officier du MI6
réussit à le contacter, et les services anglais n’eurent aucune difficulté à
le convaincre de passer par l’Espagne pour rejoindre l’Angleterre en ce
mois d’avril 1942. Après lui avoir fait subir, pendant deux semaines, des
interrogatoires très serrés, les Britanniques furent finalement convaincus
qu’ils détenaient là un homme fiable, et il fut décidé de l’intégrer dans le
réseau « Double Cross », sous le nom de code de « Garbo ».
Ce nouvel agent double se mit bientôt au travail et, pris en main par
son officier traitant Tomas Harris, il mystifia rapidement les services
allemands en leur faisant croire qu’il disposait d’un réseau très bien
structuré lui permettant de les abreuver d’informations bien dosées.
Garbo inventa même pour les transmissions à Madrid l’existence d’un
opérateur radio, qui n’était autre qu’un agent secret britannique. Les
émissions radio à destination du représentant de l’Abwehr, Kühlenthal,
commencèrent à partir de début 1943.
Le stratagème monté par Garbo – qui ne connaissait rien de la vie au
sein du Royaume-Uni – et Harris consista, indiqueront les services du
MI5, à « inventer pas moins de 27 sous-agents, chacun avec des histoires
de vie complètes. Les agents fictifs comprenaient des personnages tels
qu’un Vénézuélien à Glasgow, un sergent indiscret de l’armée
américaine et un nationaliste gallois dirigeant un groupe de fascistes
appelés les “Frères de l’ordre mondial aryen” à Swansea. Le contact avec
Madrid a été maintenu grâce à des lettres manuscrites ostensiblement
innocentes qui dissimulaient une écriture secrète. Elles étaient adressées
à une adresse postale à Lisbonne que lui avaient donnée les Allemands
[…]. Entre janvier 1944 et le jour J, plus de 500 messages radio (quatre
transmissions par jour) sont passés entre Garbo et Madrid qui à leur tour
les ont retransmis directement à Berlin. Les rapports, qui provenaient de
toutes les parties du réseau Garbo, déguisaient le statut des préparatifs
Overlord 15 ».
Inondés d’informations en apparence très documentées, les
Allemands reçurent même un message urgent expédié dans les heures
qui précédèrent le débarquement du 6 juin 1944 précisant que ce dernier
allait avoir lieu… sur les côtes normandes. Mais il était ajouté qu’il
s’agirait d’une diversion, l’opération principale devant se dérouler dans
le Pas-de-Calais. Cependant, l’opérateur allemand chargé de la réception
du message ne le transmit que le 7 juin. Les services allemands
constatèrent néanmoins que Garbo leur avait bien signalé, peu de temps
avant qu’il ne se produise, le débarquement en Normandie. Voilà qui lui
conférait un crédit supplémentaire et donnait du coup tout son poids à la
fausse information communiquée sur le Pas-de-Calais. De son côté,
Garbo, constatant que son message avait été lu tardivement, se permit
d’exprimer ses reproches aux Allemands.
Tant d’efficacité et de zèle pronazi valent bientôt à Garbo – qui va
continuer son jeu bien après le 6 juin – de recevoir, le 29 juillet 1944, la
croix de fer de la part du Führer lui-même pour ses « services
extraordinaires » rendus à l’Allemagne. Par un message en retour, Pujol
et Harris expriment les « humbles remerciements » de Garbo pour un tel
honneur… Pujol recevra par ailleurs la médaille de l’ordre de l’Empire
britannique du roi George VI, le 25 novembre 1944.

«B » «A »

Citons à présent un autre personnage au rôle similaire mais qui, lui, a


opéré en France. L’officier polonais Roman Czerniawski, une vieille
connaissance de Bleicher et de Reile, a été pris dans les profonds remous
qui ont dévasté le réseau Interallié à partir de novembre 1941 16, mais a
feint d’accepter un rôle de VM. On lui a donc permis de regagner
l’Angleterre pour, espérait-on du côté allemand, devenir une source
d’information de premier ordre.
Or le VM Armand est en fait devenu pour les Anglais l’agent Brutus,
et est bientôt intégré aux opérations d’intoxication (qui vont démarrer
pour lui au début de 1943) concernant le futur débarquement allié en
France. « Il s’agissait, tout simplement, de faire croire aux Allemands à
l’existence d’une formidable armée fantôme – un million d’hommes,
concentrés dans le sud-est de l’Angleterre, en face du Pas-de-Calais –,
qui bien sûr n’existerait jamais… sauf dans mes messages au colonel
Reile. Il fallait inquiéter les Allemands avec cette armée. Ils devaient
déduire de son existence que le débarquement aurait lieu dans la région
de Calais et pas ailleurs. Et que, si un autre débarquement se produisait,
par exemple sur les côtes normandes, ce ne serait en réalité qu’une
opération de diversion 17 ! »
Lorsqu’il reviendra sur ce sujet en écrivant ses souvenirs, Oscar Reile
éprouvera une certaine gêne et préférera reporter sur les autres services
allemands le fait d’avoir été berné. S’estimant déçu par les messages que
lui adressait Armand, il expliquera que, néanmoins, « nous transmîmes
les renseignements à l’autorité compétente qui, à notre grand
étonnement, les déclara intéressants et demanda à en recevoir d’autres de
la même source […]. J’étais cependant fermement convaincu qu’ils ne
provenaient pas d’Armand. Ce n’était certainement pas lui qui les
dictait 18 ». Mais il est étonnant que ce dernier, pensant fortement
qu’Armand n’avait pas respecté son contrat et était donc manipulé par
les services anglais, ne se fût pas opposé à la transmission de ces
messages en haut lieu… On peut donc douter de l’honnêteté
intellectuelle de Reile 19.

A , ’A
R

Parmi ceux qui déplorent les conséquences néfastes des profonds


bouleversements touchant l’Abwehr figure l’un de ses membres les plus
importants, Oscar Reile : « La dernière année de la guerre, III D 20 perdit
ce qui lui restait de pouvoir, estimera-t-il. Au cours des diverses
réorganisations subies par l’Abwehr, III D fut placé sous le
commandement du Mil. Amt du RSHA. Les nouveaux officiers qui
n’avaient aucune expérience antérieure furent transférés au III D
réorganisé. […] Ils étaient si incompétents que, pendant les derniers mois
de la guerre, III D fut complètement inefficace, d’où il résulta que les
commandants en chef des théâtres d’opérations devinrent indépendants
et seuls juges des affaires concernant les plans d’intoxication de leurs
zones 21. »
Pourtant, les services allemands ont obtenu en 1944 des résultats
importants, grâce aux séries d’infiltrations, manipulations de réseaux et
de mouvements de résistance qu’ils ont réalisées. Toujours selon Reile,
le service de contre-espionnage « possédait tant d’informations sur les
services de renseignement alliés qu’il était presque toujours au courant
des nouvelles activités des mouvements de résistance en France, en
Hollande et en Belgique. Les Allemands pouvaient suivre presque
exactement le travail fait par l’Armée secrète, les Francs-Tireurs, les
partisans, la Brigade blanche 22. […] Des plans de sabotage et
d’espionnage découverts par les Allemands, en particulier des documents
qui tombèrent entre les mains de la Sipo en 43-44 » permirent de
connaître ce qu’une partie de la Résistance française devait accomplir en
vue du jour J. Ainsi, « les groupes de résistance devaient recevoir des
mots de code, et des phrases devaient être transmises par la BBC aux
groupes de résistance pour qu’ils soient prêts, le moment venu, à
exécuter leurs tâches pour seconder l’invasion 23 ».
Selon Reile, les succès ainsi remportés « résultèrent des opérations
exécutées par le major von Feldmann », désormais à la tête du
commando 306. Cela permit au Hauptmann Moller 24 d’interroger
« quelques membres des services de renseignement alliés en présence de
membres de la Sipo ». Reile, tout en déclarant qu’il « ne connaît aucun
détail de ses opérations », ajoute cependant « qu’il est possible que
pendant l’enquête sur les contacts du colonel “Bottingham” avec les
groupes de résistance en France, le commando 306 obtint des
informations sur leurs intentions quant à la période d’invasion et sur les
mots de code pour l’état d’alerte et leur entrée en action 25 ».
Voilà un mystérieux colonel dont le nom est peut-être écorché
puisqu’il suscite l’interrogation des services français qui recueillent ses
déclarations avec cette annotation manuscrite en marge : « Qui est-
ce 26 ? » Il n’est pas impossible que Reile ait voulu évoquer le major
Bodington, dont le rôle – nous l’avons vu auprès de Déricourt et autour
du réseau Prosper – paraît très nébuleux…

Connaître le jour et le lieu


du débarquement
Début juin, une certaine fébrilité règne côté allemand. Dans les
archives du Service historique de la Défense (SHD) figure ce texte qui le
prouve : « Le 1er juin 1944, un certain nombre d’annonces furent
diffusées à la BBC, lesquelles furent reconnues pour être celles
avertissant de l’état d’alerte. Le 5 juin 1944, dans l’après-midi, d’autres
annonces furent diffusées à la BBC, lesquelles furent reconnues comme
étant le signal enjoignant de commencer le travail en vue de l’invasion.
Autant que Reile se souvienne, les significations de vingt-cinq annonces
de la BBC furent reconnues. Toutes ces diffusions furent faites du 1er au
5 juin 1944 et le moment de l’invasion put ainsi être approximativement
deviné. Le 5 juin 1944, vers 21 heures, la Leitstelle III West avertit l’OB
West 27, MB Frankreich (le commandement militaire en France), l’Oberst
Rohleder, la Leitstelle I West, la Leitstelle II West et tous les FAK III par
télégramme, téléprint ou par écrit que l’invasion devait commencer la
nuit même ou au plus tard dans les 36 heures qui suivraient. Quand Reile
informa l’OB West, on ne le crut pas entièrement. L’OB West néanmoins
passa l’information aux 7e et 15e armées. D’après Reile, la 7e armée ne
prit aucune mesure, mais la 15e armée ordonna à ses unités de se tenir
prête pour la défensive. Le MB Frankreich reçut l’information de Reile
également avec scepticisme. Reile apprit plus tard qu’aucune mesure de
défense n’avait été prise 28. »

«L …»
Parmi la série des messages interceptés et identifiés grâce à la
pénétration des organisations de résistance et au décryptage des écoutes
radio, il y en a deux en rapport avec le déclenchement des opérations de
débarquement sur les côtes françaises (qui devaient être diffusés par
la BBC), dont l’Abwehr a connaissance dès la fin de 1943. Il s’agit des
fameux vers de Verlaine. Dans un premier temps, « les sanglots longs des
violons de l’automne » indiquent la proximité d’un débarquement ; dans
un second temps, l’autre partie, « bercent mon cœur d’une langueur
monotone », signale l’imminence du déclenchement des opérations,
signifiant pour la Résistance la mise en œuvre de sabotages dans toute la
France.
C’est le lieutenant-colonel Meyer, officier de renseignement de la
15e armée au quartier général de cette dernière (installé dans un bunker
situé à Tourcoing), qui dirige l’unique section de contre-espionnage du
front d’invasion. Cette zone du Nord-Pas-de-Calais est en état d’alerte au
moins depuis le 1er juin, date à laquelle commencent à être diffusés les
messages tant attendus. Il est un peu plus de 21 heures, ce 5 juin, lorsque
Meyer entend la suite des vers de Verlaine qui annonce un débarquement
imminent : « blessent mon cœur d’une langueur monotone ». Il se
précipite immédiatement auprès du général Hans von Salmuth,
commandant de la 15e armée allemande. Après un temps de réflexion,
celui-ci donne finalement l’ordre de mettre son armée en état d’alerte. De
son côté, Meyer s’active pour diffuser l’information : « Urgent, au 67e,
81e, 82e, 89e corps ; gouverneurs militaires de Belgique et de France
Nord ; groupe d’armées B ; 16e division DCA ; amirauté de la Manche ;
Luftwaffe de Belgique et France Nord. Message de la BBC, 2115, 5 juin
vous sera transmis. D’après nos renseignements, il signifie “attendez-
vous à un débarquement dans les 48 heures à dater de 00 heure, ci-
joint”. »
Dans son excellente enquête menée sur « le jour le plus long » – titre
de son célèbre livre qui sera adapté en film –, Cornelius Ryan précise :
« On remarquera que ni la 7e armée, ni le 84e corps ne figurent dans cette
liste. Meyer n’avait pas à les prévenir. Cette responsabilité incombait au
QG de Rommel, car ces unités faisaient partie du groupe d’armées B.
Cependant, le plus mystérieux reste la raison pour laquelle OB West n’a
pas jugé bon d’alerter toutes les forces allemandes sur le front de
l’Atlantique, de la Hollande à l’Espagne 29. »

Autre facteur important expliquant la supériorité des Alliés : le


comportement des chefs militaires allemands. Rommel, par exemple,
décide de s’octroyer une permission à partir du 4 juin (ce qui ne lui était
pas arrivé depuis des mois) et de regagner l’Allemagne en voiture, où
l’attend sa famille. Dès lors, croit-il à un débarquement imminent ? Il sait
que les Alliés ont déjà poussé au maximum leurs préparatifs, mais, se
fiant à sa grande expérience – ce qui peut être aussi bien une qualité
qu’un défaut pour un stratège –, il estime que rien ne devrait se produire
dans l’immédiat. À cela s’ajoutent les derniers bulletins météo qui sont
franchement défavorables pour toute tentative de débarquement.
Rommel se repose donc trop sur son jugement, et à cet excès de
confiance s’ajoute une grande fatigue, probablement due au poids des
batailles passées et des responsabilités présentes. Lui qui a souvent su
surprendre ses adversaires ne s’attend donc pas à ce que ceux-ci puissent
à leur tour faire preuve d’audace…
Ainsi, il revient à son chef d’état-major, le général Speidel (qui est à
son PC de La Roche-Guyon), de prendre des décisions. Mais, passé le
temps de la réflexion, après un échange avec Rundstedt, il fut convenu
de se limiter à l’exercice d’une surveillance des voies de communication
et à la prévention des sabotages… À vrai dire, autour de Speidel, le
climat qui règne en ces instants est très particulier. En effet, dans la
soirée du 5 juin, un groupe de comploteurs s’est réuni : « L’occasion était
belle, compte tenu de l’absence du “Vieux”, comme les conspirateurs
avaient l’habitude d’appeler Rommel dans leurs réunions secrètes. Parmi
les conjurés attablés se trouvait Ernst Jünger. Celui-ci avait rédigé une
proclamation de paix, une déclaration en faveur d’une Europe chrétienne
unifiée qui était censée être régie par les idées de liberté humaine, de
tolérance et, d’une manière plus générale, de justice sociale. Le
manifeste exigeait également la condamnation des responsables de la
guerre et des tueries dans les camps de concentration. Il devait être mis
en circulation en grand nombre en Allemagne et dans tous les pays
occupés par la Wehrmacht à l’heure H. Durant cette soirée, où le cognac
coula à flots, l’état-major de Speidel ignora les messages radio indiquant
que l’invasion alliée était imminente 30. »
À ce contexte s’ajoute, à Berlin et au quartier général de Hitler,
l’incertitude quant aux décisions à prendre, notamment au sujet du
déplacement des grosses unités, panzers en tête, éloignées du champ de
bataille normand. Hitler et bon nombre de chefs militaires continuent à
croire que ce débarquement n’est que le prélude à une autre opération de
grande envergure, probablement dans le Pas-de-Calais. En vérité, outre
les erreurs d’appréciation et d’analyse qui entraînent de mauvaises
dispositions stratégiques, le seul examen du rapport de force peut suffire
à faire pencher la balance en faveur des Alliés.

L’attentat manqué du 20 juillet 1944


La succession de déboires militaires que connaît l’Allemagne ne fait
que renforcer, en ces premiers mois de l’année 1944, l’idée entretenue
par beaucoup d’officiers supérieurs que l’issue de la guerre passe par une
élimination physique du Führer. Du côté de l’Abwehr, le milieu des
opposants à Hitler est menacé chaque jour davantage par la Gestapo.
L’un des comploteurs les plus actifs, Hans Oster, un adjoint de Canaris
qui a été suspendu de ses fonctions à l’Abwehr dès avril 1943, est très
étroitement surveillé. L’amiral, lui, désormais destitué, ne s’est pas mêlé
au cercle antinazi. Le centre de la conjuration s’est déplacé au sein du
quartier général de l’armée de l’intérieur du général Fromm. En tant
qu’aide de camp de ce dernier, le colonel Claus von Stauffenberg est
autorisé à participer aux conférences du quartier général de Hitler à
Rastenburg. Cet officier d’origine prussienne, profondément catholique,
qui a payé de sa personne notamment dans les combats en Tunisie où il a
perdu un œil, le bras droit et plusieurs doigts de la main gauche, est
décidé à passer à l’action contre le régime nazi, à l’été 1944, et à
assassiner personnellement le Führer et à déclencher ensuite l’opération
Walkyrie qui doit assurer une prise du pouvoir. Le 20 juillet 1944, en
pleine réunion à la Wolfsschanze (la « Tanière du loup », le quartier
général de Hitler), Stauffenberg dépose une bombe à retardement placée
dans une mallette. L’explosion ravage la pièce, mais le Führer n’est que
légèrement blessé. La répression va rapidement et férocement s’abattre
sur les conjurés, à commencer par Stauffenberg, arrêté au soir du
20 juillet et fusillé la nuit suivante, avec plusieurs autres officiers… En
France, les responsables de l’Abwehr ont-ils été impliqués dans cette
opération ?

L F R

Les confidences de son premier responsable, Friedrich Rudolph, sont


d’abord assez floues. D’après son dossier conservé au SHD, « Friedrich
Rudolph n’a aucun détail sur les préparatifs ou plans projetés par les
personnalités de l’Abwehr en rapport avec le complot du 20 juillet. Il ne
sait rien non plus sur le rôle qu’il devait jouer après l’attentat. Il déclare
que bien qu’étant en termes amicaux avec Canaris, il ne fut pas mis au
courant de la formation d’un complot intérieur. Il suppose même que les
instigateurs du complot étaient inconnus de Canaris ». Toutefois, « les
informations qu’il possède se composent de fragments qu’il recueillit au
cours de conversations avec Hansen ». Par ce dernier – le successeur de
Canaris à la tête de l’Abwehr –, il obtient des informations dont il donne
des « fragments » dans « un ordre chronologique ». Tout d’abord, « en
octobre 1943 […] Rudolph reçut d’Hansen un code secret. Celui-ci
devait être envoyé pour passer des ordres de Berlin si les “coups”
réussissaient. Interrogé sur ce code, à différentes reprises, Rudolph ne
peut se rappeler s’il lui fut envoyé par courrier » ou par un autre moyen.
Mais il a déjà quitté Paris lorsque l’attentat du 20 juillet se produit.
Malgré tout, toujours d’après les archives du SHD, Rudolph consent
à aller un peu plus loin dans ses confidences : « Environ tous les deux ou
trois mois à partir de juillet 1943 et au-delà, Hansen envoya Ledebur, de
l’Amt Abw I, via Paris, faire de petits voyages à Madrid. Il devait s’y
livrer à des enquêtes politiques. De ses conversations avec Ledebur, qu’il
rencontrait lors de ses passages à Paris, Rudolph a pu apprendre que
Hansen était intéressé par la découverte d’une opération possible des
Alliés visant à un changement de gouvernement en Allemagne. Ledebur
n’avait cependant donné aucun détail 31. »
En Espagne, Ledebur fut toutefois mêlé à une histoire assez
rocambolesque dans laquelle était impliquée... Coco Chanel, la créatrice
de mode rendue célèbre par le lancement de ses parfums – notamment
son célèbre no 5. Celle-ci était très impliquée dans la Collaboration, à tel
point que, au cours de l’année 1943, elle rendit visite au chef du
renseignement SS Walter Schellenberg à Berlin à deux reprises. Celui-ci
s’intéressait aux relations qu’elle avait entretenues avec Winston
Churchill, déjà avant la guerre. En effet, confronté à la situation critique
de l’Allemagne sur tous les fronts et prêt à toutes les manœuvres,
Schellenberg commençait depuis quelque temps à envisager la possibilité
de mener – dans le plus grand secret, évidemment – des négociations
avec les Alliés. Mais pour établir des contacts, les services de l’Abwehr
étaient nécessaires. C’est là que l’agent du service de renseignement
allemand à Paris, le comte Joseph von Ledebur, intervint. Un jour, il
reçut une demande pressante du capitaine de frégate Erich Pfeiffer, alors
adjoint de Reile à la section III : on voulait qu’il prenne contact avec un
certain baron Hans Günther Dincklage, qui avait une affaire à lui
proposer.
À ce moment-là, Hans Günther von Dinklage était officiellement
attaché d’ambassade à Paris, et officieusement membre de l’Abwehr. Sur
le plan personnel, il se trouve qu’il était aussi l’amant… de Coco Chanel.
Ledebur reçut donc Dincklage à son bureau de la rue Tilsitt, près des
Champs-Élysées. Le baron lui expliqua sans sourciller que sa maîtresse
était prête à travailler avec l’Abwehr. Pour cela, affirmait-il, elle avait la
possibilité de se rendre à Madrid pour entrer en contact avec des
personnalités britanniques ou américaines importantes. Là-bas, elle
pourrait joindre Winston Churchill en personne – dont elle se vantait
d’être une relation.
L’opération fut baptisée « Modellhut » (« Chapeau de couture »),
mais si Coco Chanel se rendit effectivement à Madrid, cette tentative
échoua toutefois piteusement. Le contre-espionnage britannique, informé
des démarches entreprises, fit finalement avorter le tout… Au moins, le
comte Joseph von Ledebur – se rendant compte que le vent avait
tourné – passera-t-il, au cours de l’année 1944, au service du MI 6…
Quant à Coco Chanel, elle conservera, semble-t-il, des liens étroits avec
Schellenberg, au point de lui fournir un soutien financier dans les
derniers mois de sa vie, peu avant la mort de l’officier SS en 1952…

F R
Ledebur, dans ses révélations faites aux services britanniques après la
guerre, précisera que Friedrich Rudolph avait d’autres raisons de se
sentir menacé par Berlin. Il « était l’un des principaux protégés de
Canaris, mais sa position était devenue très délicate car il était connu
qu’il avait été soutenu financièrement pendant quatre ans par l’entreprise
des agents les plus privilégiés, notamment Otto Brandl, le plus grand des
trafiquants de marché noir de Paris 32 ».
Cependant, les conséquences de l’attentat manqué du 20 juillet 1944
contre Hitler modifient quelque peu le plan de carrière de l’officier. Il
connaît déjà au cours de ce mois une nouvelle orientation, puisqu’il doit
abandonner ses fonctions parisiennes pour se rendre à Berchtesgaden et
passer sous la coupe de l’OKW, puis ainsi rejoindre l’état-major du
colonel von Süsskind-Schwendi. Le lieutenant-colonel Arnold Garthe lui
succède. Le jour de l’attentat du 20 juillet, Rudolph est en déplacement à
Berlin. C’est par un tiers, dira-t-il, qu’il en est informé et qu’il apprend
vite l’échec de la tentative de « coup d’État » qui aboutit à un « fiasco
complet ».
À propos de l’ex-chef de l’Abwehr, Rudolph, interrogé après la
guerre par les services britanniques, se dira « enclin à croire que la
tentative du 20 juillet a été une surprise totale pour Canaris. Le 21 ou le
22 juillet 1944, lorsqu’il l’a vu pour la dernière fois, Canaris, qui avait
l’air pâle et hagard, lui a dit : “Ce n’est pas la façon de procéder” (“So
kann man das natürlich nicht machen”). Il n’a jamais eu de doute sur les
sentiments personnels de Canaris envers le régime nazi, mais Rudolph,
qui le connaissait très bien, ne le considère pas assez radical pour avoir
participé à la planification active ou à la réalisation du complot 33 ».
Les conséquences de l’attentat finissent par se répercuter sur celui
qui a été depuis 1940 le chef de l’Abwehr en France. Ainsi, le 26 juillet,
il est mis en état d’arrestation. On a découvert qu’il avait envoyé à
Madrid, au cours du printemps 1944, le major Pöschl suivant les
directives données par le colonel Hansen – dont l’implication dans le
complot contre Hitler entraîna l’arrestation.
Pöschl est l’un des deux adjoints directs, avec le Dr Fuchs, d’Otto
Brandl dans sa tentaculaire entreprise de bureau d’achat. Mais ses
sentiments antinazis l’ont entraîné dans le camp des opposants et, dans la
capitale espagnole, il a tenté d’établir des contacts avec les Britanniques.
Son jeu est cependant découvert, il est arrêté, et c’est ainsi que l’on
remonte jusqu’à Rudolph qui l’a couvert dans sa mission à Madrid.
Ce dernier est incarcéré à Berlin, au 3 de la Lehrterstrasse, dans la
prison de Moabit. Accusé et jugé par le Zentralgericht des Heeres (le
tribunal de la Wehrmacht) à partir d’un rapport trouvé dans le bureau du
général Friedrich Olbricht (un membre de la conspiration contre Hitler),
il est finalement libéré le 12 septembre 1944, faute de preuves
suffisantes, en attendant la confirmation d’une peine par Himmler 34.
Oscar Reile, de son côté, reste à l’écart. Dans ses mémoires, il
rappelle que « le 20 juillet 1944, l’hôtel Lutetia abritait l’état-major de
l’Unité de reconnaissance I Ouest, commandée par le colonel aviateur
Garthe, celui de l’Unité III Ouest que je dirigeais, et un certain nombre
de spécialistes, soit au total une centaine de personnes 35 ». Informé que
les chefs de la police de sécurité et du SD à Paris « allaient très
probablement être arrêtés », Garthe – si l’on en croit Reile – prend toutes
les précautions pour ne pas être mêlé à ces événements et il se barricade
à l’intérieur de l’hôtel Lutetia en interdisant son accès et sa sortie à toute
personne. Reile lui-même aurait même reçu du colonel Meyer-Detring la
consigne de ne pas « tremper les doigts dans cette affaire ». Il écoute
ensuite, avec Garthe, la radio allemande annonçant l’échec de l’attentat,
puis la lecture du discours de Hitler. À Paris, c’est alors l’échec d’un
coup de force contre les SS et la Gestapo mené par Cäsar von Hofacker,
cousin de Stauffenberg , et le général Karl-Heinrich von Stülpnagel,
commandant en chef des forces d’occupation en France. Les deux
hommes paieront de leur vie leur participation au complot. « Pour les
membres de l’Abwehr en France, écrira Reile, le 20 juillet 1944 ne fut
qu’un épisode en marge des événements 36. » Le numéro deux de
l’Abwehr en France ne manifeste visiblement, des années après la fin de
la guerre, aucune marque de sympathie envers les conjurés du 20 juillet
1944…

Le combat de l’Abwehr continue à Lyon


Malgré la lente décomposition qui touche l’Abwehr, certains de ses
agents poursuivent leurs missions jusqu’au bout, tout en tenant compte
parfois de l’évolution de la guerre et en étant convaincus de
l’impossibilité pour l’Allemagne de l’emporter. Si quelques-uns
participent aux tentatives pour renverser le pouvoir nazi et éliminer
physiquement Hitler, d’autres songent à engager des négociations avec
les Alliés, en se servant, en France, d’intermédiaires grâce à des contacts
qu’ils peuvent avoir avec une partie de la Résistance non gaulliste. Ce
qui se passe en zone sud, et à Lyon en particulier, l’illustre parfaitement.

D’ « »
La couverture géographique du poste lyonnais est assez vaste. À
l’origine, en décembre 1942, c’est une petite équipe de l’Abwehr de
Dijon qui a préparé son installation et il a commencé à fonctionner au
début de 1943, sous l’autorité du colonel Garthe, ex-chef de la
section I L de Paris. L’Ast de Lyon, dont le centre est installé au fort
Saint-Irénée, dispose de plusieurs antennes : Lyon I, Lyon II,
Villeurbanne, Vichy, Saint-Étienne, Grenoble, Annecy et Annemasse.
Progressivement, des annexes lui sont adjointes, les Abwehrnebenstellen
(Anst) de Toulouse et Marseille, qui ont elles-mêmes des annexes à Pau
et à Nice. Il faut y ajouter des services d’écoute et de détection radio.
Tout ce dispositif s’étoffe et évolue, de manière très complexe, en
fonction du déroulement de la guerre (ainsi, la défection de l’Italie a
entraîné la création d’une antenne à Nice puis, à partir d’octobre 1943,
l’installation d’une école radio à Toulon), et à cause, comme ailleurs, du
démembrement progressif de l’Abwehr au profit du RSHA.
Malgré toutes ces profondes transformations, certains agents du poste
lyonnais se montrent toujours très actifs. Friedrich Dernbach est de ceux-
là – lui qui s’est assez tôt illustré en démantelant le réseau d’Honoré
d’Estienne d’Orves 37. Du secteur d’Angers, où ses succès ont été
nombreux, il est passé, en février 1943, à Lyon. Les services spéciaux
lyonnais qui se sont intéressés à Dernbach ont laissé de lui une
description assez colorée : celle d’un personnage au physique assez rude,
« brutal, irascible, fort buveur, gros fumeur, homosexuel, avec un aspect
simiesque ou au contraire un type prussien accusé 38 ».
Mais Dernbach s’est surtout illustré dans un épisode à propos duquel
il s’épanche en décembre 1946 auprès des services secrets américains.
Son récit est digne des meilleures histoires d’espionnage.

D ’A
G

Tout commence en octobre 1943 lorsqu’un VM répondant au nom


d’Hector apprend, grâce à ses contacts avec un résistant, qu’un
« visiteur » doit bientôt arriver en France et entrer en contact avec Vichy.
Bien renseigné, Hector en a la confirmation par ses sources : un agent
français, au début du mois de janvier 1944, vient d’être parachuté. Il est
capitaine et se nomme Dungler…
Entre alors en scène dans cet ensemble de tractations assez
complexes, dont les fils sont difficiles à dénouer, Paul Dungler. Ce
résistant alsacien a la particularité, outre d’avoir été avant guerre un
membre de la Cagoule, « d’avoir été, dès 1940, épaulé et financé par le
cabinet de Pétain grâce au soutien de son ami Jeantet et à l’intervention
de Ménétrel 39 ». Un peu plus tard, début 1944, il se retrouve plongé dans
une mission qui consiste à favoriser le passage de pouvoir entre le
Maréchal et Giraud ou de Gaulle. En plus de cela, il tente aussi d’entrer
en contact avec des membres de l’Abwehr opposés au régime nazi.
Parachuté dans la nuit du 8 au 9 janvier 1944, « Dungler est chargé d’une
mission peu banale organisée par l’état-major de Giraud et par des
responsables de l’OSS 40, dont le chef de l’antenne bernoise, Allen Dulles
[…]. Paul Dungler était chargé de rencontrer des officiers dissidents de
l’Abwehr déjà contactés en France par un de ses amis, Gabriel Jeantet,
chargé de mission du maréchal Pétain 41 ».
Le général Giraud, évincé par le général de Gaulle du pouvoir à
Alger, suit depuis novembre 1943 une route personnelle bien hasardeuse,
dans la mesure où, dans ses souvenirs, il reconnaîtra avoir été, sur le plan
politique, « d’une incompétence, d’une maladresse et d’une faiblesse
inconcevables 42 ».
Et certains services allemands suivent cela de très près. En
janvier 1944, c’est le responsable de l’Abwehr de Lyon, Garthe, qui
informe le service III F que le capitaine de corvette Fritz Unterberg,
membre de ses services, et le responsable de l’antenne de Nice,
Buccholz, ont établi des liens avec les services de Giraud. Buccholz a été
approché par leurs émissaires, le comte Jean Couiteas de Faucamberge 43,
Gabriel Jeantet, proche du gouvernement de Vichy, et un certain Esmiol,
cafetier à Nice. Tous ont déclaré être en contact avec les services
américains et britanniques, et affirmé que tout cela était destiné à les
mettre en rapport avec les autorités militaires allemandes qui
souhaitaient la cessation des hostilités (en soulignant que le ministère
allemand des Affaires étrangères et le SD devaient être exclus des
négociations).
À partir de cet instant, les échanges se déroulent de manière
chaotique. Ainsi, pour correspondre avec Alger, un émetteur est installé
dans la villa de Buccholz qui, avec Unterberg, appartient au petit monde
des conspirateurs de l’Abwehr. Ce dernier point est ignoré de la
section III F de Lyon, qui exprime par la suite son mécontentement
d’avoir été informée tardivement de ces prises de contact (d’autant plus
qu’un émetteur clandestin au moins est impliqué). On trouve également
assez bizarre que l’ennemi joigne un officier de rang modeste tel que
Buccholz sur une question de la plus haute importance politique. Par
conséquent, la section organise une rencontre à laquelle participent
Georg Hansen – qui a remplacé Canaris –, Dernbach, Unterberg et
Buccholz. Ils conviennent tout de même de poursuivre les contacts afin
de déterminer les intentions de leurs interlocuteurs.
Dans le même temps, Georg Hansen, pour prévenir d’éventuelles
fuites, se sent obligé d’informer de ces tractations le Feldmarschall
Keitel, chef de l’OKW. Lors d’une audience au procès de Nuremberg, ce
dernier confirmera avoir bien été contacté à propos de cette affaire, mais
il évoquera une autre démarche qui aurait été amorcée par le général
Giraud.
Il raconte notamment que le général, « en février ou mars 1944,
envoya d’Afrique en France méridionale – dans la région lyonnaise – un
émissaire qui se présenta à un bureau du service de renseignement et
demanda si le général pouvait retourner en France, [et] ce qu’il
adviendrait de lui s’il atterrissait en France. Cette question m’a été posée.
Le général Jodl a été témoin que les choses se sont ainsi passées. Le chef
compétent de la section du service de renseignement était près de moi.
La réponse a été celle-ci : “Exactement le même traitement que celui qui
a été réservé au général Weygand, qui est déjà en Allemagne. Il ne
subsiste aucun doute que le Führer sera d’accord.” Rien n’est survenu
par la suite, et je n’ai plus entendu parler de rien. Mais tout s’est passé en
fait comme je viens de le relater 44 ». Keitel aurait donc signifié que tout
retour de Giraud se solderait par un internement, à l’exemple du
traitement réservé au général Weygand, arrêté sur ordre du Führer le
12 novembre 1942. L’ancien commandant en chef des armées françaises
sera interné dans le Tyrol autrichien, au château d’Itter.

C ’
Keitel souhaite probablement se couvrir quant à la poursuite des
échanges avec les émissaires de Giraud. Il ordonne donc que l’affaire
soit transmise au SD, ce qui n’est pas du goût des gens de l’Abwehr à
Paris. Finalement, un compromis impliquant à la fois le SD de Lyon et la
section III F de l’Abwehr de cette ville est trouvé. Le 20 février 1944,
selon Dernbach, une réunion est organisée. Il y participe, ainsi que
Unterberg, Buccholz, le Dr Knab (qui représente le Sipo-SD de Lyon) et
les représentants de Giraud – ou de Pétain ? – : Faucamberge, Jeantet,
Dungler et Esmiol. Dans ce jeu trouble, les objectifs de chacun semblent
mal définis.
De leur côté, les comploteurs semblent optimistes, comme le
racontera Gabriel Jeantet, qui s’est rendu à une première entrevue, le
13 décembre 1943, dans la résidence de Buccholz. Apparemment, les
conjurés allemands cherchent à savoir quelle serait l’attitude de Pétain en
cas de destitution d’Hitler. Jeantet n’a pas de réponse formelle à ce sujet,
et il n’en aura d’ailleurs jamais, car tout va vite tourner court. En effet,
depuis que la Gestapo a mis son nez dans l’affaire, il a été décidé – à
l’initiative du Kommandeur Knab du Sipo-SD de Lyon – de mettre un
terme aux transmissions radio qui s’effectuaient à Nice et de conseiller
fermement aux agents de l’Abwehr de renoncer à leur participation. Par
ailleurs, Gabriel Jeantet a été prié de retourner auprès du maréchal à
Vichy.
Selon Dernbach, Faucamberge, Esmiol, Jeantet n’ont pas été arrêtés,
mais maintenus sous surveillance dans l’espoir qu’ils conduiraient à de
nouveaux membres de l’organisation, et notamment à des émetteurs qui
n’avaient pas été saisis à Nice 45. Cependant, rien de nouveau ne se
produit jusqu’en août 1944, et le retrait empêche bientôt toute
« clarification future 46 ». L’échec de l’attentat contre Hitler du 20 juillet
n’a fait que compromettre définitivement tous ces projets. Finalement,
dans cette histoire, l’infortuné Paul Dungler est appréhendé et placé en
résidence surveillée avant d’être transféré dans un camp 47. Mais cela ne
met pas pour autant un terme aux tentatives de l’Abwehr d’entrer en
relation avec les Alliés…

Heinz Eckert (alias « Evans ») :


un agent efficace
Derrière Dernbach se profile l’ombre d’un autre membre qui
démontre une grande capacité d’action au sein de l’Abwehr à Lyon. Il se
nomme Heinz Eckert (alias « Evans »), et nous l’avons déjà rencontré
avant sa nomination à la tête de l’antenne de Rouen 48. Dans le cadre de
ses fonctions, il utilise les services de plusieurs VM, comme Robert
Goubeau (alias « Edgard »), Francis Tabet (alias « Marcel »). Il met
aussi à profit les services de l’inspecteur Alex Moreau, à Rouen, qui le
suit lorsqu’il est muté à Lyon en mai 1943 – où l’attendent de nombreux
dossiers. Il va vite démontrer son efficacité et jouer un rôle de premier
plan dans toute la région lyonnaise…
C’est d’abord à Saint-Étienne qu’Eckert agit, d’ailleurs avec un
certain succès, en utilisant les services de plusieurs VM. Louis
Meusburger est de ceux-là. Résistant arrêté en juillet 1943, cet homme
reçoit la visite d’Eckert à la prison de Saint-Étienne, et celui-ci se montre
suffisamment convaincant pour l’enrôler à son service. La recrue paraît
efficace et se trouve fréquemment au domicile de l’agent de l’Abwehr
qui se fait appeler Evans : le no 2 de la rue Balay à Saint-Étienne. C’est
sous le sobriquet de « la Lunette » qu’il est désigné dans l’équipe, où
l’on est assez grassement rétribué. « J’ai perçu en tout, dira Meusberger,
autour de Saint-Étienne et à Lyon la somme de 78 000,00 F environ tous
frais compris 49. » Il est probablement au-dessous de la vérité…
Autre personnage en qui Eckert accorde toute sa confiance : Robert
Le Berquier (alias « Maurice »). Celui-ci est notamment à l’origine
d’une affaire qui provoque le démantèlement, dans la Loire, d’une
organisation de résistance : le « Groupe 93 ». Tous travaillent sous la
direction d’Evans, qui « faisait appel à ses hommes basés au fort Saint-
Irénée à Lyon », précisera Meusberger. Ce dernier racontera son
affectation et son installation dans cette ville : « Evans m’y a emmené en
voiture. » Avec armes et bagages, il est ensuite « installé dans un
appartement au 34 rue Neuve, au 6e étage, en attendant que [je] trouve
une chambre à l’hôtel ». Il s’agit en fait de la tanière de son « maître »,
alors que Le Berquier et sa maîtresse « Mado » emménagent au 3e étage
du 63 rue Chevreul. Eckert lui-même, dans une déposition fournie bien
après la guerre (en 1965), confirmera qu’il fut bientôt affecté
définitivement sur la ville : « À Lyon, on me confia la mission de
recherche des maquis. La région concernée était délimitée par les villes
de : Villeurbanne, Bourg-en-Bresse, Nantua, Oyonnax, Bellegarde et
Mâcon. Cette activité dura jusqu’en août 1944 50. »
L M. E
La liste des victimes de M. Evans est longue. Nous le savons
aujourd’hui grâce aux mémoires qu’il s’est fait un plaisir de faire paraître
quelques années après la guerre. En effet, c’est en 1959 qu’il publie Der
Gefesselt Hahn (« Le Coq enchaîné »), du nom d’un mouvement de
résistance de la région lyonnaise 51. L’emprunt n’est pas innocent, car
l’agent de l’Abwehr, qui possède un tableau de chasse très fourni, ne se
gêne pas pour s’épancher sur ses « succès ». Il n’hésite pas, par exemple,
à décrire, en utilisant des noms d’emprunt pour mieux brouiller les
pistes, l’action de VM qui auraient permis de porter des coups à des
formations clandestines. L’ouvrage ne sera jamais traduit en français,
mais il provoquera un certain émoi lorsqu’une partie de ses révélations
sera publiée au cours de l’été 1966 dans une revue de l’Ain, dans
laquelle Eckert consacre de longs paragraphes à sa lutte contre les
maquis de ce département 52.
Il se targue notamment d’avoir eu un homme infiltré au sein du
quartier général de Romans-Petit, chef quasi légendaire de la résistance
maquisarde dans l’Ain. Il le désigne sous le nom de « Bob » et assure
qu’il lui rapportait tout ce qu’il « voyait et entendait ». « Si le
commandant Romans se creuse encore aujourd’hui la tête, écrit-il, en se
demandant les raisons pour lesquelles ce Bob en question a disparu un
jour sans laisser de traces, alors il apprendra la solution de l’énigme, si
mon livre devait lui tomber entre les mains. Voilà : nous retirâmes un
jour Bob du quartier général de l’armée des forêts [sic] quand nous
pensâmes que le sol devenait trop brûlant pour lui 53. »
De qui Eckert parle-t-il en évoquant le dénommé Bob ? Parmi les
témoignages écrits de membres des maquis de l’Ain, celui de Charles
Faivre nous éclaire davantage : il s’agissait d’un certain « Bobenrieth »,
un agent de liaison. Bob était alsacien. Dans un livre paru après la
guerre, précisera le résistant, un officier de l’Abwehr affirme l’avoir
enrôlé dans les services d’espionnage allemands, peut-être à titre de
« malgré-nous ». « Bob est viscéralement français, atteste le maquisard.
Rien ne prouve qu’il nous ait trahis. Mais les Allemands vont bientôt le
récupérer et il le paiera de sa vie 54. »
Égrenant avec une certaine délectation – en n’hésitant pas à forcer le
trait – sa liste de « traîtres », Eckert dit encore s’être « assuré les services
d’un officier français de réserve qui s’était battu en 14-18 à Verdun et
avait été décoré pour ses faits d’armes de la Légion d’honneur. Ce
commandant de réserve pénétra sous le nom de Vacher jusqu’au centre
même de la Résistance. Ses attestations, son rang et son passé lui
ouvrirent toutes les portes du maquis. Il ne revenait jamais sans me
communiquer les plans de sabotage. Vacher me fit savoir leur date
exacte, par exemple sur la ligne de chemin de fer Lyon-Dijon. Grâce à
lui, nous avons pu arrêter à temps des groupes de sabotage, des ponts ne
sautèrent pas et tout cela parce que Vacher se trouvait dans les états-
majors où furent élaborés et décidés tous les plans qui étaient aussitôt en
ma possession. Mais un jour, les maquis ont dû se méfier de ce Vacher.
Ils le convoquèrent à une conférence à Bourg. Vers 10 heures du matin,
ils se présentèrent à l’hôtel où il était descendu. Amené en voiture hors
de la ville, ils le fusillèrent 55 ».
Le dénommé Vacher s’appelle en vérité Véchard. Dans les listes
dressées par les services spéciaux français concernant l’Abwehr sur
Lyon, le dénommé Véchard est ainsi désigné : « A été un agent de
Kayser de l’Ast de Dijon et a travaillé accessoirement pour Evans.
Commandant demeurant à Paris, 2, rue de Bellefond. Abattu par le
maquis de l’Ain 56. »
Dans le même numéro des Visages de l’Ain évoqué précédemment, le
chef des maquis Romans-Petit a réagi à ces affirmations par un
commentaire très digne, en estimant que l’évocation de la trahison « loin
d’entacher notre passé donne aux sacrifices consentis un relief émouvant
mais puissant ». Il évoque d’ailleurs lui-même le cas d’un certain
« Cobra », de son vrai nom Houppert : « Il avait réussi à entrer à mon PC
par le jeu d’une filière normale mais immédiatement notre méfiance fut
mise en éveil. Il portait trop d’intérêt à mes déplacements. En juin 1944,
son complice, un pauvre garçon, pris de remords, vendit la mèche. Cobra
avait mission de désarticuler mon PC par la suppression de ses
principaux responsables. Arrêté aussitôt Houppert fit des aveux
complets. Avant d’être fusillé par un peloton, il cria son acte de foi :
“Heil Hitler !” 57. »

«D », …
Mais à Lyon, où Eckert et son équipe se sont installés depuis
mai 1943, l’une de ses meilleures recrues, Claire Hettiger, va vite
provoquer d’importants dégâts au sein de la résistance locale. Âgée de
36 ans, divorcée, officiellement représentante en maroquinerie, elle est
en relation d’affaires avec une certaine Mme Vuillez qui tient un petit
commerce au 36 de la rue Ferrandière à Lyon. Cette dame pratique des
ventes « en tout genre », si bien que son fonds est un étrange lieu de
rencontres. Un jour de mars 1944, « elle m’a présenté, racontera Claire
Hettiger, M. Evans, en qualité d’ingénieur ». L’aspect séduisant du
personnage ne la laisse pas indifférente.
L’homme, au type nordique et s’exprimant dans un français teinté
d’un léger accent, n’oublie pas de son côté cette jeune femme séduisante.
« Quelques jours après notre première entrevue, je l’ai revu chez
Mme Vuillez. Il m’a alors demandé une conversation particulière dans un
petit salon attenant au bureau de cette dame. Il m’a déclaré que je lui
plaisais et il m’a donné rendez-vous pour la semaine d’après dans un bar
situé place Carnot 58. »
Arrive bientôt ce qui devait arriver : « Je suis devenue sa maîtresse
environ un mois après notre première rencontre. » Régulièrement, les
deux amants se retrouvent dans l’appartement qui est aussi le repaire
lyonnais d’Eckert (au 6e étage du 34 de la rue Neuve, dans le centre-
ville). Au début, M. Evans se contente de jouer son rôle préféré : il se
présente comme un homme fort, d’apparence posée et cultivée, se met
dans la peau d’un grand voyageur, éblouissant tout le monde avec le récit
de ses périples (en Amérique, en Angleterre, et dans tous les pays
d’Europe) et se vante de parler quatre ou cinq langues. Mais un beau jour
de mai 1944, il demande à sa maîtresse de travailler pour lui et de lui
faire profiter de ses connaissances lyonnaises. À partir de ce moment,
Claire devient donc « Dany », et la femme en quête d’aventures
amoureuses un agent des services de l’Abwehr…
Des relations, cela tombe bien, Dany en possède pas mal. Elle se
souvient qu’en août ou septembre 1943, elle avait fait la connaissance
d’un homme répondant au nom de M. Bard qui lui avait fait part de ses
sentiments antiallemands. C’est une aubaine pour Dany, et elle en parle
ainsi à Evans. Celui-ci l’encourage alors vivement à rétablir le contact
avec lui, ce qu’elle fait. M. Bard, convaincu des bons sentiments de celle
qui devient vite sa maîtresse, la présente à beaucoup de gens appartenant
effectivement à la Résistance. C’est ainsi qu’elle rencontre bientôt un
certain « Maxime ».
Derrière ce pseudonyme se dissimule en fait Sylvain Itkine. Cet
ancien élève du cours de comédie dirigé par Charles Dullin est passé du
côté de la Résistance en entrant au mouvement Combat. Il est devenu
l’adjoint de René Leynaud, journaliste au Progrès, qui dirige dans cette
organisation le service de renseignements régional. Mais celui-ci a été
arrêté par la Milice dès le 16 mai 1944 59. Itkine est responsable de la
sécurité : il dresse scrupuleusement la liste des collaborateurs pour les
pister, et en particulier ceux du PPF. Il accorde bientôt toute sa confiance
à Dany et, ainsi, fait entrer le loup dans la bergerie…
« Maxime m’a confié les fonctions de planton, dira celle-ci, sous le
nom de “Georgette” puis sous le nom de “Dany” […], chargée de la
transmission du courrier, je donnais tous les plis que je portais à Evans
[…], le courrier était porté à Sainte-Foy, au fort Saint-Irénée où Evans
avait son bureau, afin d’être recopié et je le reprenais le lendemain pour
l’acheminer à destination 60. »
Maxime lui remet également des comptes rendus d’attentats contre
des collaborateurs. Evans demande donc bientôt à Dany de dresser la
liste de tous les contacts qu’elle a pu établir (avec leur signalement) :
« J’ai indiqué les noms de Maxime, Forgues, Michèle, Georgette, Anick,
Chollier puis Varlet, Mistral, Moineau, Sabine, Gauthier. »
Sur toutes ces personnes, le filet va se refermer les 1er et 2 août 1944
– les agents de l’Abwehr étant quelquefois précédés par la Gestapo.
Itkine (alias « Maxime »), sur lequel une liste d’agents du PPF est
découverte, sera fusillé. « Forgues », qui se nomme en réalité Yves de
Botton, un docteur en médecine et agent principal des Mouvements unis
de Résistance, assistant au sein du service de renseignements clandestin
de René Leynaud – lui-même déjà arrêté et fusillé le 13 juin précédent –,
est détenu comme les autres à la prison de Montluc. Il en est extrait le
20 août, puis il est fusillé à Saint-Genis-Laval (près de Lyon), dans ce
qui sera le plus grand massacre perpétré localement par la Gestapo. Le
destin de « Mistral », qui se nomme en réalité Émile Thomas, est
identique. Ce dernier avait rejoint en novembre 1942 la Résistance dans
la Loire pour adhérer à deux mouvements : « Espoir », puis « Franc-
Tireur ». Étudiant à la faculté de lettres de Lyon, il était aussi devenu
permanent du directoire régional des MUR. À la fois agent de liaison et
secrétaire, il effectuait des liaisons avec les maquis pour le compte du SR
lyonnais. Il avait 23 ans lorsqu’il a été fusillé.
D’autres ont toutefois eu la chance d’échapper à la peine capitale,
comme « Moineau », de son vrai nom Hélène Dubois. Membre de
Combat depuis 1941, elle servait d’agent de liaison, dans l’Ain, la
Saône-et-Loire et le Jura avant d’être affectée à Lyon en mai 1944. Là,
elle fut chargée de la diffusion de documents, journaux et armes par le
chef régional des Forces françaises de l’intérieur, Alban Vistel.
Condamnée à mort le 20 août 1944 par un tribunal militaire allemand,
elle fut libérée quatre jours plus tard, quand la Résistance parvint à faire
ouvrir les portes de la prison de Montluc où elle était détenue…
Lorsqu’il écrira ses souvenirs, Alban Vistel se souviendra : « Les
arrestations, les fusillades, sont le lot quotidien, nous perdons nombre de
camarades et notre service de renseignements est anéanti. Pressé de
combler un vide, ce dernier avait engagé une nommée Claire Hettiger
dite “Dany” comme agente de liaison […]. Un hasard malheureux fit
qu’un brave homme la mit en contact avec nos deux camarades
dirigeants du SR 61. »

D D E , L
( «V »)
Jusqu’aux dernières heures de l’Occupation, Claire est liée au destin
de son maître et amant Evans. C’est pourquoi elle se trouve mêlée à une
autre tentative de contact de l’Abwehr avec les services spéciaux français
d’Alger…
Une fois encore, Friedrich Dernbach est au centre de cet épisode qui
concerne le chef – désigné depuis août 1942 par le commandant
Paillole – du réseau de contre-espionnage (TR) clandestin : le colonel
Roger Lafont (alias « Verneuil »). Au sein de cette organisation, le
responsable du poste de Saint-Étienne, le capitaine Kessler, apprend (par
un dentiste lyonnais dont il est le patient, mais qui est surtout un de ses
« honorables correspondants ») qu’un colonel allemand fait désormais
partie de sa clientèle. Est-ce seulement pour un mal de dents que ce
dernier le consulte ?
Durant cette seconde quinzaine de juin 1944, cet officier déclare sans
ambages qu’il sait quelle activité parallèle exerce le dentiste, qu’il ne
souhaite pas pour autant lui attirer des ennuis, mais qu’il désire avoir un
contact avec un responsable des services spéciaux français. Le dentiste,
dont le nom est Dalligand (il apparaît dans les déclarations de Dernbach
aux services secrets américains), se tient naturellement sur la réserve, et
répond qu’il ne connaît personne au sein de la Résistance, mais qu’il
veut bien se renseigner. Cette proposition remonte jusqu’au colonel
Lafont qui, d’après les descriptions du dentiste, identifie cet officier
allemand comme étant le colonel Dernbach : une vieille connaissance,
qui date d’avant guerre, des services français.
Après réflexion, Lafont (alias « Verneuil ») donne ses directives au
capitaine Kessler : prendre contact avec Dernbach avec toutes les
précautions d’usage pour ne pas être filé par les Allemands. Kessler doit
obtenir de lui des précisions sur la nature des négociations qu’il a laissé
entrevoir au dentiste ; l’informer carrément que son chef n’est autre que
M. Verneuil, bien connu des services allemands à sa recherche, et qui est
une vieille connaissance de Dernbach ; prévenir le colonel allemand que
toutes négociations seraient subordonnées à la libération des membres du
réseau clandestin français détenus par les Allemands ; enfin, préciser
que, dans l’hypothèse de l’ouverture de négociations, elles ne seraient
possibles qu’avec le gouvernement français d’Alger et non avec celui de
Vichy.
Il s’acquitte de sa tâche. Lorsqu’il apprend à l’Allemand qui est son
chef, l’officier ne semble pas forcément heureux de savoir que l’un de
ses interlocuteurs est un agent qui lui a donné, par le passé, beaucoup de
fil à retordre. Mais les conversations achoppent, car ce que souhaite
Dernbach, c’est amorcer des négociations visant surtout à un
retournement d’alliance, écartant les communistes de la Résistance
française et prévoyant à terme un accord entre les Alliés et l’Allemagne
contre la menace soviétique.
Voilà pour la version donnée du côté des services français. Celle que
l’on peut recueillir côté allemand présente évidemment des variantes.
Pour commencer, même s’il est très probable que Friedrich Dernbach ait
amorcé ce contact, c’est l’un de ses subordonnés, quelques années plus
tard, qui offrira sa propre version des événements. Les faits d’armes tels
que les raconte l’agent Evans – puisqu’il s’agit de lui – sont à coup sûr
fortement « enrichis », mais il y met toujours des bribes de vérité.
L’abondante confession de sa meilleure « agente », Dany, vient parfois
les renforcer.
D’ailleurs, celle-ci arrive, en ce mois d’août 1944, au terme de son
aventure. Elle a connu quelques ennuis, puisque la Gestapo, ignorant son
jeu, l’a prise dans ses filets lorsqu’elle a devancé l’Abwehr en procédant
à la série d’arrestations ayant décimé une partie des structures de la
Résistance lyonnaise. En attendant la vérification de ses déclarations, sa
détention par les hommes du Sipo-SD est des plus agréables, puisqu’on
l’emmène… au Grillon, un cabaret très coté à Lyon, où elle croise des
figures patibulaires comme celle du « dénommé Francis qui avait la
bouche tordue » (en réalité, il n’est autre que Francis André, dit « Gueule
tordue », le chef de la Gestapo « lyonnaise »). Evans finit par envoyer un
de ses adjoints la récupérer et lui demande d’accomplir encore quelques
« missions ».
Mais l’ambiance n’est plus au beau fixe côté allemand quand elle
revoit son patron le 21 août. En effet, on pressent la débâcle. « Je lui ai
fait part des inquiétudes que je ressentais, dira-t-elle. Il ne pouvait pas
supporter qu’on pleure. » Belle âme, l’agent allemand la rassure et lui dit
qu’elle n’a rien à craindre, puisqu’elle n’est pas grillée. « Il m’a annoncé
son départ et m’a dit que j’aurais encore à m’occuper de courrier pour
lui 62. »
La dernière mission qu’il lui confie ne ressemble en rien aux
précédentes…

C D
« Un homme viendra chez toi, lui dit-il, sous le nom de Félix 63. Il te
remettra du courrier. S’il y a une lettre pour toi, au nom de “Marcotte”,
ou de “Dany”, tu la liras et tu la repasseras au fer chaud car il se peut que
j’écrive entre les lignes 64. » Ces missives, marquées de la lettre H, ont un
destinataire particulier.
Ce dernier est un dentiste installé 16 ou 18 rue d’Algérie, précisera
Dany. Un cabinet dentaire, ajoutera-t-elle, « il n’y a rien de mieux pour
faire ce genre de travail. Tu rentreras comme une cliente, lui confie
Evans, et lorsque ce sera ton tour, tu diras : “Docteur, je voudrais une
Richmond.” Le docteur te répondra : “La voulez-vous en or ou en
acier ?” Tu lui diras : “En acier.” Et il te demandera : “Donnez-moi les
lettres 65.” »
Elle connaît évidemment le nom du dentiste : il s’agit de
« Daligand », ici orthographié avec un seul « l ». C’est celui-là même qui
apparaît dans les confidences de Dernbach aux Américains et qui est cité,
sans être nommé, par l’agent Kessler, du réseau de contre-espionnage
clandestin animé par le colonel Lafont (alias « Verneuil »). Tout cela est
d’ailleurs confirmé par Dany elle-même, qui en sait sans doute beaucoup
plus qu’elle ne veut bien le dire : « D’après les paroles d’Evans, ces
lettres devaient être rendues à un certain Verneuil, pseudonyme du
général Lafond [sic]. Je crois que Daligand et Verneuil étaient alliés aux
Dominicains pour lutter contre les Israélites et les communistes 66. »
L’interprétation de la jeune femme sur les sentiments du dentiste et de
Verneuil est évidemment sujette à caution. Mais Eckert est bel et bien
intervenu dans cette « négociation » au cours de l’été 1944. D’ailleurs, il
s’en ouvrira avec joie dans ses mémoires quelques années plus tard (des
mémoires toujours savamment dosés pour créer le doute, en mêlant le
vrai et le faux…).
Il raconte qu’un problème dentaire l’avait conduit jusqu’au cabinet
de ce Dr Dalligand rue d’Algérie. « Je ne savais pas que Dalligand était
un patriote très actif et un collaborateur du colonel Verneuil 67. » Mais il
ajoute que ce dernier était à la tête d’une société spécialisée dans la vente
de papier, Cid, qui servait à camoufler une activité clandestine. Or,
précise-t-il, « monsieur Dalligand, en revanche, ne savait pas que j’étais
devenu une sorte d’associé passif de l’entreprise de Verneuil par
l’intermédiaire de Dany, qui travaillait pour la marque Cid. » Les
déclarations de la maîtresse d’Eckert le confirment : grâce au premier
résistant qu’elle a piégé (M. Bard), elle a fait « pour lui une tournée
d’inspection pour la vente de papier Cid 68 ».
On peut donc difficilement croire qu’Eckert soit arrivé par hasard
chez Dalligand. D’ailleurs, selon Eckert, ce dernier en sait long sur lui et
sur son rôle même au sein de l’Abwehr à Lyon. De plus, entre les deux
hommes s’engagent des échanges portant sur « des propositions
concrètes » destinées à envisager, entre les Alliés et l’Allemagne, la
possibilité d’une « coopération qui durerait au-delà de la guerre ». Enfin,
toujours selon Eckert, le dentiste n’a pas caché le fait que des
personnalités de haut rang étaient prêtes à participer. L’Allemand, qui
semble entrer dans le jeu, demande bientôt à voir un interlocuteur
mandaté.

U - …

D’après Evans, c’est dans ce contexte qu’un nouveau rendez-vous est


pris, mais celui-ci ne se déroule pas vraiment comme prévu : « Au jour et
à l’heure convenus, je suis entré dans la maison du Dr Dalligand, rue
d’Alger 69. Un ascenseur conduisait d’un rez-de-chaussée lugubre aux
salles de travail du Dr Dalligand. J’ai cru entendre des murmures dans la
cage d’escalier au-dessus de moi, et je me suis tenu à l’entrée pendant
quelques instants, pour écouter. Un Français, qui était passé inaperçu
derrière moi, m’a poliment demandé à voix basse si je voulais utiliser
l’ascenseur. D’un geste de la main, je l’ai invité à passer, et le Français
est entré en me remerciant. Il est monté à l’étage. J’étais sur le point de
prendre l’ascenseur à mon tour lorsque j’entendis des coups de
mitraillette claquer au-dessus de moi, puis des cris étouffés, des bruits de
pas s’éloignant à la hâte 70. »
Eckert rebrousse alors prudemment chemin. « J’ai préféré, écrira ce
dernier, ne pas rendre visite au Dr Dalligand ce jour-là. L’attaque avait
été bien préparée, mais ce n’était pas le capitaine Evans (Eckert) qui
avait été victime, mais un étranger, peut-être un patient inoffensif du
Dr Dalligand ? » Eckert s’interroge : « Dalligand avait-il préparé
l’assassinat depuis le début ? Avait-il d’abord cru qu’il trouverait en moi
un négociateur et avait-il ensuite commencé à avoir des doutes ? Le
colonel “Verneuil” avait-il agi à l’insu de Dalligand ? Les questions sont
restées sans réponse, écrira Eckert, seul le bruit des coups de mitraillette
résonnait encore dans mes oreilles et il constituait certainement une
réponse sans équivoque 71. »
Bien entendu, d’autres questions restent en suspens. Par exemple,
quel rôle exact a joué Eckert dans ces « négociations » ? Dans un compte
rendu donné par l’un des officiers français concernés par ces contacts,
Roger Kessler, il est expliqué que « la direction à Alger est tenue
régulièrement au courant de cette tentative de “conversation” que
l’Abwehr voudrait mener avec le service, sous le prétexte d’une “lutte
commune” contre les services russes. [Mais] cette tentative, ajoutera le
capitaine, est décevante, pour les deux parties ». Au moins cela a-t-il
permis, précise-t-il enfin, « une identification des trois principaux
fonctionnaires du III F Lyon, un aperçu de leurs méthodes, et de leur rôle
joué vis-à-vis du service. Un avertissement sévère est donné, par ces
intermédiaires, à l’Abwehr qui est rendue responsable du sort réservé à
nos camarades arrêtés. Il s’avérera plus tard qu’à ce moment l’Abwehr
n’a plus aucun pouvoir et que nos camarades sont livrés à l’arbitraire
du SD 72 ».

U ?
Qu’entend précisément le capitaine Kessler par « un avertissement
sévère donné par ces intermédiaires » ? S’agit-il de la tentative
d’exécution d’Heinz Eckert ? Toujours est-il que ce dernier n’a pas la
mémoire courte. Des années plus tard, en novembre 1965, répondant à
une convocation de la Direction criminelle du land de Hesse, la question
suivante lui sera posée : « L’ancien lieutenant-colonel Dornbach 73 [sic]
a-t-il déposé comme témoin à votre procès 74 ? » Il répondra alors : « Oui,
il le fit comme témoin, on lui avait promis libre circulation. Il me fit un
signe (il mit un doigt sur la bouche) et il ne m’a pas chargé mais
déchargé non plus. Pour moi, déclare Eckert, ce qui était vraiment
important c’est qu’il comparaissait dans ce procès en compagnie de deux
officiers français, et je reconnus l’un d’eux comme négociateur d’une
conversation en 1944, à Lyon, dans les dépendances de l’appartement du
dentiste Dalligand, rue d’Alger [d’Algérie]. Dalligand me dit après la
guerre qu’il avait appartenu au service secret français. Mon impression
personnelle est que Dornbach [sic] portait “sur les deux épaules” 75. »
Autrement dit, pour Evans, il jouait un double jeu.
Mais il est intéressant de constater que, au cours du procès d’Heinz
Eckert, qui se déroule en décembre 1950 devant le tribunal militaire de
Lyon, un huis clos est imposé. Il est prononcé, rapporte l’un des
chroniqueurs judiciaires de la presse lyonnaise, « pour entendre deux
colonels, un Allemand et un Français, adversaires de jadis dans le contre-
espionnage 76 ». S’y ajoute la participation de « deux autres témoins
requis en vertu du pouvoir discrétionnaire », complétant ainsi « la
quadrette détentrice des secrets de la Défense » 77. Les colonels en
question ne peuvent être que Dernbach et Lafont (alias « Verneuil »). En
fait, de secret défense, il y a lieu de croire que cette intervention portait
sur les négociations qui se sont poursuivies tout au long de l’été 1944.
Mais pourquoi un huis clos ? Pour garantir l’anonymat d’agents
secrets, comme Dalligand, par exemple ? Ou pour ne pas mettre en
évidence des engagements qui auraient pu être ceux des services français
– dont on sait par ailleurs qu’ils penchaient plutôt du côté du général
Giraud engagé dans une croisade antigaulliste 78 ? Ou tout simplement
pour préserver Dernbach (dont l’activité va se poursuivre après l’été
1944, comme le confirme Kessler) ? D’ailleurs, Eckert l’a probablement
appris : « Un contact indirect sera cependant maintenu avec le colonel
Dernbach, pendant tout l’hiver 1944-1945. Des agents radio envoyés à
travers la Suisse par le SRA seront capturés dès leur arrivée à Lyon,
grâce à la boîte aux lettres laissée par Dernbach et utilisée par lui pour
ses tentatives de contact avec le service. Cette affaire vaudra à Dernbach
la suspicion du SD et il n’échappera au poteau d’exécution que grâce à la
rapidité de l’avance américaine. » Et le capitaine Kessler de préciser :
« Il travaillera après la guerre dans un de nos postes à l’Est 79. »
Les entretiens à huis clos du procès Eckert durent au moins deux
heures, pendant lesquelles ceux qui assistent au procès ne peuvent que
patienter sans que rien « ne transpire de ces débats confidentiels ». Dans
la presse lyonnaise, on ne commente pas autrement cet intermède qui
aurait pourtant dû intriguer. Mais il est vrai que l’on a jusqu’alors
entendu un certain nombre de témoins à charge : des victimes d’Eckert
qui ont donné de lui une image moins flatteuse que celle qu’il prétendait
afficher, c’est-à-dire celle d’un homme n’hésitant pas à malmener et
frapper les résistants arrêtés et à les envoyer en déportation ou à la mort.
On va alors se contenter d’un verdict qui semble satisfaire tout le
monde : la peine capitale. Eckert l’accueille apparemment sans
broncher ; il a peut-être ses raisons. En tout cas, cette peine est
rapidement commuée en travaux forcés à perpétuité. Transféré à la
prison de Loos près de Lille, il sera finalement libéré en août 1956. Il
deviendra technicien d’import-export au sein de la société de
construction de machines Karl Peschke à Zweibrücken. Trois ans plus
tard, dans ses mémoires (qu’il publie en allemand uniquement), il glisse
à demi-mot, avec le sens de l’intrigue qui le caractérise, ces quelques
réflexions au sujet de ces tractations de l’été 1944 : « Pour le bien de
ceux qui sont encore en vie et qui fondent leurs espoirs, pour l’avenir, sur
mon silence, je ne lèverai pas le dernier voile qui couvre une trahison
mystérieuse 80. »
Sans doute avait-il moins bien « négocié » son avenir que son
supérieur, Dernbach, qui, lui, avait très bien réussi à trouver un terrain
d’entente avec les Américains, puis était passé au service des Français.
Après 1944, finalement, l’essentiel pour tous les chefs et agents de
l’Abwehr était de tenter de monnayer leurs informations pour sauver leur
tête, en particulier dans les affaires les plus importantes, ou bien de
réduire au minimum leurs condamnations. Au mieux, il était toujours
possible d’opérer une « reconversion ». D’ailleurs, les cas de figure en
sont assez nombreux et variés…
1. Cf. chapitre 7.
2. Cf. Ewen Montagu, L’homme qui n’existait pas, Julliard, 1954.
3. Sans doute Hitler fait-il référence aux sources qui lui sont parvenues sur les deux
conférences successives tenues par les Alliés, à Téhéran, après celle, fin novembre 1943,
tenue au Caire.
4. Comptes rendus sténographiques des rapports journaliers du quartier général du Führer :
Helmut Heiber, Hitler parle à ses généraux, Albin Michel, 1964, p. 200-201.
5. Thomas Fontaine, Déporter…, op. cit., p. 736.
6. Dossier Rudolph, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P9 1214.
7. Cf. annexe 5.
8. Walter Schellenberg, Le chef du contre-espionnage nazi parle, Perrin, « Tempus », 2022,
p. 541.
9. Heinz Höhne, Canaris…, op. cit., p. 541.
10. C’est ce qu’avance Éric Kerjean (Canaris, le maître espion de Hitler, op. cit., p. 152) :
« Ce poste avait l’avantage de permettre à Canaris de prendre facilement langue avec des
attachés d’ambassade pour mener des négociations de paix. » Il pouvait s’agir, dans cette
optique, d’une manœuvre visant à diviser les Alliés et à provoquer un renversement,
illusoire, des alliances, tourné en particulier contre l’URSS. Himmler, de son côté, n’est pas
le dernier à s’intéresser à ces négociations…
11. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 273-274.
12. Voir en annexe 5 l’organigramme de l’Abwehr restructurée.
13. Maurice Lombard, « L’Abwehr à Dijon (1940-1944) », communication présentée à
l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon, le 5 mars 1996, Annales de
Bourgogne, no 68, 1996, p. 76.
14. Les services alliés laissent ainsi filtrer de fausses informations sur les mouvements de
troupes en Angleterre, conçoivent de faux cantonnements, alors que sont intentionnellement
opérés des raids aériens massifs sur le nord de la France : autant de leurres qui font que le
jour du débarquement, en Normandie, seulement six divisions allemandes seront
concentrées.
15. Source : site du Security Service MI5, note concernant l’agent Garbo.
16. Cf. chapitre 7.
17. Interview du colonel Czerniawski (alias « Brutus »), Paris-Match, 12 avril 1985.
18. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
19. Reile tiendra à préciser, en soignant son image : « L’Abwehr, malgré ses soupçons, se
crut tenue d’observer ses engagements : les prisonniers ne furent pas traduits devant les
cours martiales et nous nous efforçâmes, tant que ce fut possible, d’améliorer leur
traitement. » (Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28
P 9 5579.) Cela ne fut malheureusement pas le cas pour de nombreux membres du réseau.
20. Section spécialisée dans la désinformation.
21. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
22. Organisation belge de résistance.
23. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
24. Le capitaine Moller était chargé des informations reçues des commandos de l’Abwehr et
de la Sipo concernant l’organisation et les méthodes des services de renseignement alliés à
l’Ouest.
25. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
26. Ibid. Précisons qu’il s’agit du rapport secret établi le 29 août 1945 d’après « les
informations obtenues » de Reile « qui s’est rendu à Trèves le 31 mai 1945 ».
27. L’Oberbefehlshaber West (OB W) est placé sous l’autorité de Rundstedt, commandant
en chef à l’Ouest, Erwin Rommel étant à la tête du groupe d’armées B (des Pays-Bas à la
Loire). La 7e armée, établie de la Dives (Cabourg) à la Loire, est sous les ordres du général
Friedrich Dollmann. La 15e armée, qui s’étend des Pays-Bas à la Dives, est commandée par
le général von Salmuth.
28. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
29. Cornelius Ryan, Le Jour le plus long (6 juin 1944), op. cit., p. 95.
30. Benoît Lemay, Erwin Rommel, Perrin, 2009, p. 385-386.
31. Dossier Friedrich Rudolph, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P9
1214.
32. Dossier Lebedur-Wicheln, Archives britanniques, cote KV 2/159.
33. Interrogatoire de Rudolph, « L’Abwehr et le complot du 20 juillet », dossier Friedrich
Rudolph, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P9 1214.
34. Dossier Friedrich Rudolph, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P9
1214.
35. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 303.
36. Ibid., p. 304.
37. Cf. chapitre 5.
38. Note du 17 février 1945 (référence B. DOC. 14). Archives du Service historique de la
Défense, cote GR 28 P 7 171.
39. Le médecin du maréchal mêlé à de nombreuses intrigues.
40. Ancêtre de la CIA.
41. Fabrizio Calvi, OSS. La guerre secrète en France. Les services spéciaux américains, la
Résistance et la Gestapo, 1942-1945, Hachette, 1990, p. 440.
42. Jacques Nobécourt et Jean Planchais, Une histoire politique de l’armée, vol. 2, De de
Gaulle à de Gaulle, 1940-1967, Seuil, 1967, p. 38.
43. « Faucamberge est un industriel français qui avant la guerre était déjà en relation avec
des financiers et industriels allemands hostiles au régime nazi » (Gabriel Jeantet, Pétain
contre Hitler, La Table ronde, 1966).
44. Extrait de l’audience du 5 avril 1946 du procès de Nuremberg.
45. Gabriel Jeantet sera arrêté un peu plus tard et finalement transféré comme
« personnalité-otage » à Bad Godesberg, puis au château d’Eisenberg. Il sera libéré en
mai 1945.
46. Interrogatoire de Friedrich Dernbach par les services américains, 11 décembre 1946.
47. Dungler sera finalement transféré dans un camp tchécoslovaque, à Eisenberg. Il sera
libéré le 7 mai 1945.
48. Cf. chapitre 7.
49. Procès-verbal d’interrogatoire de Louis Meusberger du 10 novembre 1944, dossier
Meusberger, cour de justice du Rhône, archives départementales du Rhône.
50. Procès-verbal d’audition de Heinz Eckert, par la Direction criminelle du land de Hesse,
le 14 novembre 1965.
51. Éditions Holsten-Verlag, Hamburg.
52. « Espionnage et trahison sous l’Occupation », Visages de l’Ain, no 26, juillet-août 1966.
53. Ibid.
54. « Carnet de route de Charles Faivre », en ligne : www.maquisdelain.org.
55. Visages de l’Ain, no 26, art. cit.
56. Synthèse des services spéciaux allemands dans la région de Lyon durant l’Occupation,
Bureau de documentation de la XIVe région, 12 février 1945.
57. Visages de l’Ain, no 26, art. cité.
58. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
59. René Leynaud sera fusillé sommairement à Villeneuve (Ain) avec 18 autres détenus de
Montluc le 13 juin 1944.
60. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
61. Alban Vistel, La Nuit sans ombre, Fayard, 1970, p. 539-540.
62. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
63. Dany avouera ne pas savoir qui était Félix, si ce n’est que « c’est un homme âgé et très
laid ». Dans les listes dressées par les services spéciaux français, un Félix apparaît et est
désigné comme courrier attitré d’Eckert.
64. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
65. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
66. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
67. Heinz Eckert, Der Gefesselt Hahn, Hamburg, Holsten-Verlag, 1959, p. 248
68. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
69. Rue d’Algérie.
70. Heinz Eckert, Der Gefesselt Hahn, op. cit., p. 248-249.
71. Ibid., p. 249.
72. « Historique manuscrit du poste Lys par le capitaine Roger Kessler », Bulletin de
l’AASSDN, no 106/15.
73. Dernbach mais le nom est ainsi orthographié dans le procès-verbal.
74. Audition de Heinz Eckert du 14 novembre 1965 (pièce jointe au dossier d’instruction de
Klaus Barbie sous la cote D/P1/155).
75. Ibid.
76. Le Progrès, du 5 au 8 décembre 1950.
77. Ibid.
78. Cf. Michèle Cointet, De Gaulle et Giraud, l’affrontement, Perrin, 2005, p. 502.
79. « Historique manuscrit du poste Lys par le capitaine Roger Kessler », art. cit.
80. Heinz Eckert, Der Gefesselt Hahn, op. cit. (mémoires de Heinz Eckert).
13

La chute (printemps 1944-mai 1945)

Le couperet finit par tomber. Le 22 juillet 1944, deux jours après


l’attentat manqué contre Hitler, Georg Alexander Hansen ne ressort pas
indemne de sa visite au siège de la Gestapo à Berlin. Et pour cause, le
successeur de l’amiral Canaris dénonce son prédécesseur en le désignant
comme l’inspirateur du complot contre le Führer. Quelles que soient les
contraintes qui poussent Hansen à agir de la sorte, les conséquences sont
immédiates : Canaris est arrêté, et une longue enquête menée avec
acharnement aboutit à sa condamnation à mort. Quelques jours avant le
suicide d’Adolf Hitler, à Flossenbürg, « elle est exécutée au petit matin
du 9 avril dans la cour du camp, où le petit amiral est appelé en premier,
bientôt suivi par Oster, Gehre, Sack et Bonhoeffer ; tous sont pendus
entièrement nus, avec de minces cordes à piano pour faire durer le
supplice. Six heures plus tôt, Wilhelm Canaris avait laissé son dernier
message au monde, en tapant contre la cloison à l’adresse de son voisin
de cellule, le capitaine danois Hans Mathiesen Lunding : “Mon heure est
venue, mais je ne suis pas un traître. J’ai fait mon devoir d’Allemand. Si
vous survivez, faites mes adieux à ma femme 1.” » Son devoir, Canaris a
le sentiment de l’avoir accompli, même en ayant tenté – ce que l’on peut
mettre à son crédit – de proposer un plan de paix par l’intermédiaire de
ses homologues en espionnage, au moins en trois occasions, notamment
avec le chef de l’OSS américain, William « Wild Bill » Donovan,
contacté en Espagne.
Selon l’officier de l’Abwehr Justus von Einem, qui assiste aux
pourparlers, les interlocuteurs de Canaris ne soulèvent aucune objection.
Mais chez les Alliés, ce ne sont pas les chefs des services de
renseignement qui définissent la haute stratégie, et ils sont presque
aussitôt désavoués par leurs supérieurs respectifs – qui leur ordonnent
d’interrompre tous les contacts. L’amiral est désormais convaincu qu’il
n’existe « plus aucune solution 2 »…
Bien qu’il fût exécuté en compagnie d’autres comploteurs de
l’Abwehr ou de membres de l’opposition au nazisme (Hans Oster et
Ludwig Gehre, de l’Abwehr, Karl Sack, juge avocat général de l’armée,
et le pasteur Dietrich Bonhoeffer), « quelque chose avait empêché
Canaris de vraiment devenir le compagnon de ces résistants, souligne un
de ses biographes. Jamais il n’avait adhéré de plein cœur à l’action de
ces hommes qui, avec un certain désespoir, s’étaient laissés qualifier de
traîtres par leurs inquisiteurs nazis. Par respect pour les conventions et
les traditions de l’armée, par soumission au charme d’Hitler, ou inhibé
par ce fatalisme qui rendit tous ces actes futiles, Canaris ne s’aventura
jamais à rompre ses multiples allégeances aux détenteurs du pouvoir
politique, social et militaire. Son être le plus profond appartenait à cet
idéal d’État nationaliste autoritaire ; il ne comprit que trop tard que la
nature même du système hitlérien contenait les germes de sa propre
destruction 3 ».

La division Brandebourg :
une tragique mutation
À l’approche de la fin de la guerre, on constate que des formations
mises en place par l’Abwehr ont, elles aussi, été contaminées par le
« système hitlérien ». C’est, par exemple, le cas de la division
Brandebourg, une création voulue par l’amiral Canaris et rattachée à la
section II. S’illustrant particulièrement lors des derniers mois de
l’Occupation, sa vocation était de mener des opérations de commando.
Les Brandebourgeois sont « issus des corps francs et de l’expérience
allemande de la Première Guerre Mondiale, ces soldats à la confluence
entre service action et forces spéciales ». Leur nom vient de « leur
premier lieu de garnison, Brandenburg an der Havel. Ces soldats d’élite
constituent en effet des troupes de choc peu compatibles avec l’idéologie
nazie du fait de leurs origines. L’expérience, qui dura de 1939 à 1943, fut
ponctuée par des opérations dignes des plus grandes unités de forces
spéciales, au cœur du dispositif de Blitzkrieg qu’elle facilita
grandement 4 ».
Dès le début de la guerre, sous les ordres du capitaine von Hippel,
cette unité d’élite a pour mission de pénétrer les arrières de l’ennemi afin
que ses commandos puissent opérer des reconnaissances, engranger des
renseignements stratégiques, réaliser des sabotages, déstabiliser les
systèmes de défense de l’ennemi. Les méthodes ne sont pas forcément
conventionnelles, puisque les Brandebourgeois peuvent aussi revêtir des
habits civils et même l’uniforme ennemi. Ils agissent sur différents
théâtres d’opérations, pratiquement partout où la Wehrmacht est
engagée.
Cependant, en 1943, « les formations Brandebourg ont grossi au
point de représenter une division, dont le contrôle a d’ailleurs échappé à
l’Abwehr pour passer sous celui du Wehrmachtführungsstab (WFSt), le
bureau des opérations de l’état-major des armées, qui emploie ces unités
de plus en plus pour lutter contre les partisans, dans les Balkans ou à
l’arrière du front russe. En France, le IIe bataillon, provisoirement
inoccupé, entreprend de sécuriser son secteur et décide pour cela de
transformer sa 8e compagnie, composée de Russes recrutés dans les
camps de prisonniers, en une unité de volontaires français. Au fil des
mois, celle-ci va prendre l’allure d’une brigade internationale où
cohabiteront les ressortissants d’au moins une douzaine de nations : des
Français, de loin les plus nombreux, et des Allemands, mais aussi des
Tchèques, des Ukrainiens, des Roumains, des Russes, rejoints par des
Italiens et des Espagnols 5 ».
Les membres français, véritables mercenaires, sont issus des
organisations collaborationnistes, surtout du PPF, mais également de la
LVF (Légion des volontaires français) et du MSR (Mouvement social
révolutionnaire). Transformée en unité antiterroriste, la division
Brandebourg va « exercer son activité dans le sud-est de la France
pendant neuf mois de décembre 1943 à août 1944. Les enquêtes
effectuées à la Libération ont permis d’établir que, pendant ce très court
laps de temps, cette unité a pris l’initiative d’un très grand nombre
d’opérations, qui ont provoqué le décès de plusieurs centaines de
personnes : le bilan des destructions et dévastations n’a pas pu être établi
avec exactitude 6 ».
Si, dans ces opérations, la coopération avec le Sipo-SD existait, la
police miliaire (GFP) a également été mise à contribution ainsi que le
service de contre-espionnage de la marine allemande à Marseille, qui
dépendait de l’Abwehr. Celles qui étaient à l’origine des unités spéciales
de l’Abwehr ont donc été transformées en formations terroristes, placées
tout de même sous l’autorité de l’état-major de l’OKW… L’Abwehr a
aussi bénéficié des informations réunies par cette compagnie dont elle ne
pouvait pourtant ignorer le comportement…

Dans les flots de la débâcle


Avant même la disparition de son chef et de nombre de ses cadres,
l’Abwehr n’est déjà plus une institution capable de faire face à l’ennemi.
Ceux qui demeurent en poste sont soit suspects aux yeux du pouvoir
nazi, soit préoccupés par la défaite prévisible du Reich, entraînant
nécessairement – à court terme – l’obligation de rendre des comptes au
vainqueur. Friedrich Rudolph, l’ex-chef de l’Abwehr en France, sent
donc le sol se dérober sous ses pieds à l’automne 1944. Sans doute n’a-t-
il guère le temps de se montrer efficace lorsqu’il est placé en novembre à
la tête d’un service de renseignements militaire à Hechingen, dans le
Wurtemberg, chargé de gérer des agents destinés à « travailler », via la
frontière hispano-française, dans une France en grande partie libérée.
C’est une mission bien illusoire, mais les Allemands et le dernier carré
de collaborateurs vont néanmoins envoyer – en pure perte – dans
l’Hexagone, au cours de l’hiver 1944-1945, des hommes voués à une
mise hors d’état de nuire rapide.
Ainsi, Reile indique que, après « le retrait allemand en
septembre 1944 », l’Abwehr s’implique dans « l’entraînement des agents
PPF français en Allemagne et leur retour en France par air ou infiltration
à travers les lignes. Des écoles d’entraînement sont établies dans les
derniers mois de 1944 à Bad Ems, en Rhénanie, à Rodt, en Belgique, et à
Weil dans le Wurtemberg. […] Ces écoles [sont] dirigées par Heinrich
Scheide 7 et le capitaine Wiegand. [Elles] comprennent environ 20 à 25
agents. […] Scheide, aidé de Folmer, enseigne aux agents la manière de
vivre en territoire ennemi, la manière d’obtenir des informations et le
genre de renseignements demandés 8 ». Des instructeurs radio leur sont
adjoints.
Mais les combats d’arrière-garde sont bien inutiles, étant donné que,
de leur côté, les responsables de l’Abwehr sont menacés dans leur propre
camp…

F R :

C’est le cas notamment de Friedrich Rudolph, inquiété après la


découverte de documents établissant des rapports qu’il aurait entretenus
avec certains conjurés. Il est de nouveau arrêté le 15 mars 1945, puis
tardivement condamné, le 12 avril, à trois ans de prison et à la
dégradation. Huit jours plus tard, il est libéré avec d’autres prisonniers
détenus à Berlin, car l’arrivée des troupes soviétiques est imminente.
L’ordre de rejoindre la réserve de l’OKH à Potsdam tombe dans le vide,
puisque tout le monde bat en retraite, et Rudolph se retrouve alors dans
le nord de l’Allemagne, à Flensburg.
C’est là que, le 3 mai, il est pris en charge par le CIC, le service de
renseignement de l’armée de terre des États-Unis. Évidemment, le
personnage ne peut qu’intéresser les services spéciaux de tous les pays
alliés. Après les Américains et les Anglais, côté français, on suit d’assez
près la trace de Rudolph – comme en témoignent ces notes en style
télégraphique qui indiquent que le « colonel Rudolph, libéré par les
Anglais, viendra en zone française pour régler affaires. Intéresse-t-il la
DST ? Donner des instructions ». En novembre 1947, une autre note
indique, toujours dans le même style, que « le poste de Baden-Baden a
reçu proposition colonel Rudolph, ex-chef Alst Paris. Désire se rendre
Argentine où il posséderait encore réseau. Offre collaboration avec
Français si facilitons voyage au Portugal. Avons prescrit poste de Baden-
Baden garder le contact et connaître noms et possibilités réseau.
Toutefois estimons préférable de laisser tomber étant donné réputation
Rudolph et possibilités très réduites. Demandons instructions
d’urgence 9 ».
Le marché aux espions est un rude exercice. Mais finalement,
Friedrich Rudolph semble s’en tirer à bon compte, il envisage d’ailleurs
de se rendre à la même destination que beaucoup d’Allemands à
l’époque (si l’on en croit ces nouvelles informations obtenues en ce
même mois de novembre 1947) : « L’arrivée de Rudolph en Argentine ne
passerait pas inaperçue. Il est probable, par ailleurs, qu’une fois rendu
dans ce pays, il chercherait à recouvrer sa liberté. Pour toutes ces raisons,
il est préférable de ne pas donner suite à ses offres 10. » Mais la phrase
suivante contredit quelque peu ces recommandations : « Par contre, il est
indiqué de lui demander toute précision utile sur son soi-disant réseau :
identités, adresses, filières, etc. 11. » En définitive, il n’y avait, pour
Rudolph, pas grand-chose à redouter dans le cadre de sa reconversion…
O R : ’ ’

Cela est également vrai pour celui qui a œuvré dans le sillage
immédiat de Rudolph. Oscar Reile, toujours à la tête de la section III
(Leitstelle III West), a lui aussi emprunté les fourgons de la débâcle, sans
pour autant cesser ses activités, qui s’adaptent au déroulement désormais
précipité de la guerre.
Durant l’hiver 1944-1945, installé à Riedelbach (en Hesse), il pilote
plusieurs VM, qui évoluent désormais en accointance avec les milieux de
la Collaboration qui fondent des espoirs sur d’éventuels retournements
de situation. Au cours du mois d’avril 1945, alors que l’issue de la guerre
ne fait aucun doute et que l’Allemagne s’effondre, des rapports font état
d’un « complot contre le général de Gaulle ». L’un d’eux cite comme
source « l’état-major du colonel Reile », vraisemblablement infiltré par
les services français. Y est évoquée l’activité de l’ancien chef de la
Milice française, Darnand, appartenant à l’ultime cercle des
collaborationnistes comme membre de la fantomatique « commission
gouvernementale de Sigmaringen », qui s’imagine pouvoir encore
négocier avec certains milieux jugés réceptifs. Darnand aurait reçu des
Allemands « l’ordre de contacter le général Giraud par l’intermédiaire du
général Béthouart qui se trouve en Suisse “pour raisons de santé” ». Il
utilise pour cela un intermédiaire, un certain Dexeimer, « ex-directeur
général de prison du nord de la France », installé à l’hôtel de la
Couronne à Constance. Selon le rapport du 26 avril 1945, « les contacts
réussissent et la base de l’entente peut se résumer ainsi : constituer un
mouvement national français pouvant se développer tant en cas de
victoire allemande qu’en cas de victoire alliée. Le principe est une lutte
intensive contre le communisme, et contre tout occupant des territoires
français de la métropole ou de l’empire. Giraud semble viser un but
personnel, qui est le renversement du général de Gaulle 12 ».
L’implication supposée du général Giraud est en réalité toute relative.
« On a parfois voulu voir sa main dans des “maquis blancs” montés en
France aussitôt après le départ des Allemands. » Plusieurs rapports
évoquent les mêmes contacts, parfois confirmés par des agents arrêtés et
interrogés en 1945 et 1946. « Le 7 décembre 1945, un certain Louis S.
déclare qu’un envoyé de Darnand a pris contact en décembre 1944 avec
le général Giraud à Constance pour lui demander un meilleur traitement
de l’Allemagne en cas d’occupation et pour solliciter son passage dans
les fameux maquis blancs. La première requête n’est ni du ressort de
Darnand ni de celui de Giraud. Il y avait de meilleurs canaux pour
solliciter les Américains. Que des espoirs de sauvetage par Giraud et
certains officiers aient circulé dans les milieux de la collaboration
française en Allemagne est certain. Que des offres précises se soient
produites n’a rien de surprenant. Reste que l’inculpé Louis S. affirme
que Giraud a refusé la proposition de l’envoyé de Darnand 13. »
Il n’en demeure pas moins que les personnages impliqués sont
pratiquement tous manipulés – ou surveillés – par Oscar Reile. En effet,
l’organisation utilise des liaisons avec la Suisse réalisées par
l’intermédiaire des consulats de Genève et de Bâle. Dans ce dernier agit
notamment un certain Trichet, membre du 2e Bureau français. Celui-ci
exploite dans ses pourparlers de la dernière heure les services d’un
ancien commissaire des renseignements généraux de Vichy, Frédéric
Froehlich, qui a appartenu à la célèbre brigade de Pierre Poinsot, ex-
sous-directeur de la police nationale et agent de la Gestapo de Bordeaux
(participant également à cette mission confiée à Darnand). Leur but est
d’essayer de pénétrer le ministère dirigé par Frenay, chargé des
Prisonniers, Déportés et Réfugiés au sein du cabinet de Gaulle.
Plusieurs éléments sont aussi formés dans des écoles animées par de
vieilles connaissances de l’Abwehr en France, le lieutenant-colonel
Dernbach et le colonel Garthe, ancien chef du SRA à Lyon. Quant à
Reile, il fait surveiller tout ce petit monde qui s’agite vainement par
deux VM : Hyacinthe Lucchesi (dit « Marcel »), l’ancien boulanger
recruté grâce à Rudy de Mérode, intégré à l’équipe de Van de Casteele et
incorporé à son service Léopold 14 ; et Louis Schmitt, qui a suivi la même
filière au sein de l’Abwehr. Ces deux hommes feront finalement partie
d’une petite équipe qui parviendra à rentrer en France mais qui sera
rapidement cueillie par les services français fin juin 1945. À cette date,
évidemment, il n’est plus guère question de négocier, mais plutôt de
sauver sa peau…

U …

Le 1er mai 1945, la dispersion de la Leitstelle III West dirigée par


Reile est prononcée. Le lendemain, il lui est accordé de quitter l’armée
allemande, alors qu’il est dans la région de Bayrischzell, en Bavière.
Reile gagne ensuite Hundsham, à quelques kilomètres. « Il y abandonne
son livret militaire, son autorisation qui le décharge désormais du service
armé et une valise noire contenant des uniformes, à la femme d’un
fermier, Niklaus Bacher, qui vit à Hundsham, près de l’auberge Zaus
Jagerwirt. Le 31 mai, il parvient, à l’issue d’un long parcours, à Trèves.
Il constate que sa maison a été détruite et qu’on ne sait rien sur sa femme
et sa fille. Il va trouver la police allemande et demande à être signalé aux
autorités américaines 15. »
Oscar Reile va effectivement être « recueilli » et entendu par les
services américains, avant que ceux-ci ne le transfèrent à leurs
homologues britanniques, qui à leur tour l’interrogent au cours de l’été
1945. Côté français, on ne situe pas tout de suite le personnage, mais on
ne désespère pas de mettre la main sur lui, notamment en commençant à
« chercher la femme », selon la formule consacrée. Les services français
essayent donc de repérer Oscar Reile en cherchant d’abord à cibler une
certaine Käthe Winkler qui – résume une note de renseignements de
juillet 1945 – « était non seulement la secrétaire mais la confidente et la
maîtresse du lieutenant-colonel Reile. Elle est mieux que quiconque au
courant des débuts de l’Abwehr en France, de son évolution et de sa fin.
Elle connaît les officiers qui s’y sont succédé de 1939 à 1945 et une
bonne partie des agents de la section III. On l’appelait souvent “le fichier
vivant du lieutenant-colonel Reile”, capable de renseigner sur la
composition de l’Abwehr de la France entière. Il est possible que
Winkler soit rentrée chez elle, dans lequel cas il serait intéressant de
l’interroger sur tout ce qu’elle sait et éventuellement sur la retraite du
lieutenant-colonel Reile 16 ». Les services français ont cependant un
temps de retard sur leurs homologues anglo-américains…

Les dernières cartes du colonel Henri


Mais pendant ce temps, d’autres membres de l’Abwehr en France
poursuivent jusqu’au bout leurs missions dévastatrices… Hugo Bleicher
appartient à cette catégorie de « travailleurs » infatigables.
Ainsi, au printemps 1944, le colonel Henri liquide quelques dossiers
en cours. « Toutes les diverses affaires se traînaient », déclare-t-il, et il
devient « de moins en moins actif ». Voilà qui est peut-être un excès de
modestie ou plutôt l’expression d’une volonté visant à minimiser
l’étendue des ravages causés à certaines organisations de résistance.
Bleicher n’en continue pas moins à manipuler des opérateurs radio. L’un
d’eux se nomme Marcel Étasse, radio technicien de formation, ancien de
la marine militaire qui, par l’intermédiaire d’une certaine « dame
Barbier », s’est intégré au réseau Mithridate.

L «M »

Ce réseau a été créé fin 1940 par Pierre-Jean Herbinger, un ingénieur


civil des Mines qui, après avoir eu des contacts avec le 2e Bureau
français puis avec l’IS décida, en liaison avec ce dernier service, de
monter un réseau de renseignement militaire.
Très actif, ce résistant voit ses activités clandestines connaître un
tournant lorsqu’il rejoint Londres à l’été 1943 et, après une rencontre
avec le colonel Passy (chef du BCRA), il fait passer l’ensemble de son
organisation – qui a pris le nom de « Mithridate » – sous la bannière de
la France combattante. Herbinger devient alors « Bressac ». Le réseau,
qui s’était d’abord développé dans le sud autour de Marseille, s’étend
progressivement dans les deux zones avec des centres importants à
Rennes, Clermont-Ferrand, Bordeaux, Toulouse, Marseille, Lyon, Paris
et Lille. Il possède également des antennes au Luxembourg et en
Belgique. Ce groupe (d’environ 1 600 agents répartis sur tout le territoire
français), qui transmet grâce à ses radios de nombreuses informations à
Londres, attire évidemment l’attention des Allemands.
Dès mars 1943, le major Schaeffer, de l’Abwehr III F, reçoit un
rapport de l’agent Étasse, dont l’infiltration dans Mithridate est un
succès. Cet agent est placé sous l’autorité de Bleicher, qui apprécie ses
qualités de radio dans les Funkspiele qu’il anime avec Londres depuis
l’automne 1943, même s’il éprouve quelques réserves quant à la
conduite du personnage. Une traque s’organise néanmoins, et plusieurs
résistants tombent. L’étau se resserre sur plusieurs responsables. Deux
hommes, l’un sous le pseudonyme de « Roddy », l’autre sous le
pseudonyme de « colonel Laflèche », sont arrêtés le 19 mai 1944 par la
Funkabwehr à la frontière belge, près d’Hazebrouck. Ils sont en
possession d’un poste émetteur d’un genre nouveau.
En effet, derrière Roddy se dissimule Rogatien Gautier, considéré par
les Anglais comme l’un des meilleurs radios en service. Quant à
Laflèche, il se nomme en vérité Frédéric Donet, et il est le chef adjoint
du réseau Mithridate à partir de fin 1943. « Roddy fut interrogé
immédiatement, lit-on dans le dossier de Bleicher, et confirma l’adresse
d’Herbinger, déjà donnée par Blanche. » Henri Blanche est un autre
agent parmi cette grande et bien triste famille que pilote Bleicher.
Journaliste, ancien du 2e Bureau, Blanche est passé à l’ennemi. Lui aussi
a gagné la confiance des membres de Mithridate et, avec Étasse
notamment, il apporte sa contribution au démantèlement du mouvement.
Les arrestations sont programmées en ce mois de mai 1944.
Rapidement, la GFP dresse un piège au domicile dont l’adresse a été
révélée et où arrive d’abord Armand, un agent de Mithridate (de son vrai
nom Andrew George Carudel). Ce dernier est un jockey français
naturalisé anglais qui avait été parachuté sur Dieppe en août 1942 lors de
l’opération Jubilee (l’attaque infructueuse des Alliés sur le port français).
Il a servi ensuite au sein de la 8e armée britannique en Crète et en Lybie,
avant de se porter volontaire pour une mission spéciale en France qui l’a
conduit au sein du groupe de résistance.
Pour ce rendez-vous, il a été convenu avec Herbinger que la fenêtre
fût laissée ouverte si tout allait bien. « Quand Armand entra dans
l’appartement, il fut pris par les deux GFP qui y étaient installés. Peu
après, Herbinger, bien que la fenêtre ne fût pas ouverte, monta et sonna.
Les deux GFP envoyèrent Armand ouvrir 17. » Une lutte confuse se
déclencha alors aussitôt, au cours de laquelle Armand parvint à
s’échapper, mais Herbinger fut grièvement blessé par balle. Transporté
d’hôpital en prison, transféré en Belgique, il réussit à s’échapper grâce à
l’intervention de la résistance locale. Mais l’autre fait important dans ce
lot d’arrestations de mai 1944 tient aux révélations qu’elles entraînent…

L A

Un mois avant ces arrestations, en avril 1944, le réseau Mithridate a


reçu un nouveau modèle de poste de radio baptisé « Ayesha ».
Il est performant en raison de sa longue portée, mais ce matériel est
surtout annoncé comme étant indétectable. Plusieurs essais ont débuté le
20 avril dans le secteur Nord-Pas-de-Calais, qui paraissait adapté pour
une bonne qualité de liaison. Les radios de Mithridate étaient en fait en
rapport avec la London Controlling Section (LCS), une organisation très
secrète qui avait pour vocation de concevoir des plans stratégiques de
mystification et d’en orienter l’exploitation auprès des différents services
de renseignement britanniques 18.
Or, le 19 mai – le même jour choisi par les Allemands pour
appréhender Herbinger et Carudel –, à Renescure, petite localité du
département du Nord, au domicile de la famille Stoven, sont réunis
plusieurs membres du réseau dans le cadre de la mise en place des
communications avec Londres à l’aide de ce nouvel appareil Ayesha.
Sont présents Frédéric Donet et Roddy pour Mithridate, et Antoine
Masurel du groupe « Phratrie ». Mais soudainement, les Allemands font
irruption. Les interrogatoires – menés brutalement – sont ponctués
d’interventions des gens de l’Abwehr qui, au vu des éléments qu’ils
recueillent au cours de toutes les arrestations touchant Mithridate, et en
fonction du lieu d’émission, se disent confortés dans l’idée que le réseau
agit dans le cadre du futur débarquement allié, dans le secteur du Pas-de-
Calais. Les échanges et les documents saisis vont dans ce sens.
Frédéric Donet et Rogatien Gautier apprennent que l’Abwehr, grâce
aux informations de leurs agents infiltrés, avait connaissance du « code
Q » réservé aux transmissions, permettant par exemple de découvrir le
lieu où les émissions du 19 mai devaient se dérouler. Mais surtout, ils
comprennent que la longueur d’onde d’émission de leur poste Ayesha,
réputée indétectable, était en fait réglée sur celle des unités de panzers
stationnées dans le secteur !
Comme pour le réseau Prosper précédemment évoqué, Mithridate,
dont Londres a probablement de bonnes raisons de penser qu’il est
gangrené par les infiltrations, a donc été l’un des nombreux éléments
d’intoxication manipulés par les Alliés et les services britanniques dans
le cadre de la gigantesque opération Fortitude Sud, destinée à faire croire
aux Allemands que le débarquement allait se dérouler dans le secteur du
Pas-de-Calais et du nord de la France.
Pour l’opération Ayesha, le prix à payer par Mithridate est assez
lourd. Si Herbinger, Donet, Rogatien Gautier ou encore Jean Guet (autre
membre du réseau « suivi » par les hommes de Bleicher) pourront
recouvrer la liberté, Michel et Charles Stoven – dont la maison familiale
a accueilli la fatale réunion du 19 mai 1944 – seront déportés en
Allemagne au mois d’août 1944 et exécutés en septembre. Mithridate
comptera en tout 127 morts pour la France et 208 déportés rentrés
vivants.
Du côté de Bleicher, le dénouement de la traque de ce réseau, selon
sa version, ne suscitera qu’une sobre conclusion lorsqu’il se confiera aux
hommes des services secrets français qui l’interrogeront : « Bleicher
perdit alors tout intérêt dans l’affaire qui fut continuée par la GFP. Le
major Schaeffer donna l’ordre à Bleicher d’emmener Blanche 19 à
l’hôpital pour voir Herbinger une fois ou deux de façon à lui soutirer
quelques confidences qui permettraient de retrouver Armand. On
n’entendit cependant plus parler d’Armand 20. » Bleicher, qui eut peut-
être connaissance de la face cachée de ce dossier, aurait sans doute pu
avoir, un peu plus tard, des nouvelles en lisant cette note élogieuse du
gouvernement britannique, datée du 20 septembre 1945, accordant la
Distinguished Conduct Medal et la médaille militaire au dénommé
Armand (c’est-à-dire à Andrew George Carudel). La citation des services
britanniques comportait cette mention : « Des documents saisis montrent
que pendant toute la période son organisation [Mithridate] a été
considérée par les services de contre-espionnage ennemis comme l’une
des plus dangereuses de France, et que tous les moyens dont ils
disposaient ont été employés dans l’effort pour parvenir à sa
destruction. »

R B : ’ ?

En juillet 1944, Bleicher solde toutefois une nouvelle affaire. On y


retrouve l’un des agents parmi les plus tristement efficaces du colonel
Henri : Roger Bardet. Celui-ci a cependant changé d’attitude 21. En effet,
à partir des mois de mars et avril 1944, sa fidélité au Reich s’est
beaucoup effritée. À la veille du débarquement, il se détache des
Allemands pour se rendre dans l’Yonne où son chef (Frager), qui n’a
cessé d’avoir confiance en lui, a reçu mission de se transporter avec son
état-major. Celui-ci a pris le commandement du secteur de l’Yonne et,
après le débarquement en Normandie, des missions de sabotage sont
effectuées. Son organisation, qui est rattachée directement au War Office,
« a sur toutes les autres organisations le privilège de recevoir de l’argent
et des armes. Elle utilise celles-ci tant pour armer ses groupes propres
que pour armer les groupes de résistance voisins. Bardet, qui a alors
coupé toute relation avec Bleicher, se dépense loyalement aux côtés de
Frager 22 ».
Tentative de rachat de la part de Bardet ? La suite ne nous en
convainc pas totalement. En effet, au cours d’une réunion tenue le
30 juin 1944, Frager a exprimé le désir de rencontrer une fois encore le
colonel Henri, qu’il considérait toujours comme un Allemand opposé au
nazisme et dont les services auraient pu être exploités. Mais il est
probable que notre homme ait tenté de l’en dissuader, « en déclarant que
le débarquement étant effectué, le colonel pouvait avoir changé d’avis et
qu’il pouvait avoir l’intention de l’arrêter. Et de fait, Bleicher,
complètement lâché par Bardet, depuis les premiers jours de juin,
complètement coupé de tout contact avec l’organisation Frager, se trouve
dans une situation vexante pour lui et difficile à l’égard de ses chefs.
Bardet propose donc de courir seul le risque en allant seul trouver
Bleicher 23 ».

Bardet retrouve donc Bleicher. « Le major von Feldmann assiste à


l’entretien. Bardet ressort librement ayant promis de ménager une
rencontre Bleicher-Frager dans la journée du lendemain. Il devait
préciser le rendez-vous en passant chez Bleicher dans la matinée du
dimanche 2 juillet. Bardet a eu l’impression que si Frager avait été avec
lui, ils auraient été arrêtés tous les deux, la décision de rompre
définitivement les ponts avec le colonel aurait été prise 24. »
Il n’a en réalité rien fait pour éviter l’irréparable : « N’ayant pas reçu
la visite de Frager comme promis le dimanche matin, Bleicher décide de
l’arrêter. Dans le courant de l’après-midi, il se rend chez Mme Jouglas,
sœur de Frager, en compagnie de sa maîtresse Suzanne Laurent. Après
une assez longue attente, Mme Jouglas, accompagnée de Bleicher, se
dirige vers la station de métro Duroc 25. » Ils y abordent Frager, auquel
Bleicher, sans autre forme de procès, passe les menottes…
Frager, qui a malheureusement sous-estimé les risques encourus, sera
déporté début août 1944 à Buchenwald. Il y sera fusillé le 5 octobre
suivant. Quant à Bardet, transformé en combattant valeureux au sein des
FFI, sous le nom de « capitaine Roger », il va bénéficier de suffisamment
de protection de la part du colonel Buckmaster et de plusieurs dirigeants
de mouvements ou de réseaux de résistance. Après de nombreuses
tribulations, il est finalement condamné à mort le 16 décembre 1949, en
même temps d’ailleurs que celui qui œuvra à ses côtés, Robert Kiffer.
Mais en juillet 1950, sur décret du président Vincent Auriol, ces peines
sont commuées en travaux forcés à perpétuité, puis bientôt réduites.
Libéré par anticipation en janvier 1952, Roger Bardet décède le 7 avril
1972, à Créteil, dans le Val-de-Marne. Quant à Kiffer, il bénéficie d’une
loi d’amnistie en août 1953. Il décède vingt ans plus tard, en
septembre 1974, à Senlis, dans l’Oise…
Bleicher, lui, est épargné par ces procédures. Alors qu’il a lui-même
arrêté Frager au mois de juillet 1944, il est envoyé à Auxerre,
accompagné de sa maîtresse (l’inséparable Suzanne) et d’une petite
équipe d’agents recrutés par le comte Kreutz. Mais la lutte contre les
maquis devient difficile, car tout bascule au cours de cet été 1944. Pris
dans le flux de la retraite, Bleicher est bientôt placé sous l’autorité du
major von Feldmann – qui dirige désormais le FAK 306 – et affecté sur
la Hollande. Toujours accompagné de sa fidèle Suzanne, il se retrouve
début octobre à Borculo, non loin de la frontière allemande. Cependant,
Bleicher commence à se lasser des ordres confus donnés par Feldmann.
En fait, les revers successifs de l’Allemagne n’incitent plus à l’action et
le désordre gagne progressivement. Au printemps 1945, de déplacements
éprouvants en missions sans espoir, la fin s’annonce…

Bleicher et Reile :
des modèles de reconversion
Vers le 10 avril, Bleicher fait un rapport à l’un des responsables de
l’Abwehr, Ehrard Bulang, qui dirige le FAT 307 en Hollande 26. Pour
Bleicher, l’évidence s’impose : « C’est perdre du temps que de vouloir
continuer. En conséquence, le 15 avril, Bulang lui donne l’ordre d’arrêter
tout le travail III F et d’essayer d’envoyer des agents derrière les lignes
ennemies 27. » Deux d’entre eux sont désignés, mais, après leur départ, ils
ne donnent plus signe de vie. Puis tombe l’annonce de la capitulation. Le
7 mai, Bulang débarque à la Koningslaan à Rotterdam et déclare que tout
est fini, et que tous les hommes doivent se rendre. Bleicher estime qu’il
ne doit plus fidélité à personne. Il se met alors en route pour essayer
d’obtenir de faux papiers, mais il est finalement arrêté à Amsterdam le
15 mai 1945 par la résistance hollandaise. Il est gardé pendant quinze
jours par les Néerlandais pour un interrogatoire, puis il est remis à
l’armée canadienne qui l’interroge également. Le 16 juin, il est transféré
à Londres.

L C ,

Après son passage dans la capitale anglaise, Bleicher est détenu un


temps au camp de Colchester, dans l’Essex. Là, il est confronté à Vera
Atkins, agent du SOE, qui a travaillé aux côtés de Buckmaster, le
responsable de la section F. Elle mène alors une enquête sur le sort de
118 agents ayant appartenu à ce service qui ont disparu en territoire
ennemi. Sur ce sujet, Bleicher aurait beaucoup à dire. En effet, il a
notamment participé à l’arrestation, le 30 octobre 1943, de l’une des
femmes parachutées en France : Vera Leigh. Il la livra finalement à la
Gestapo. Apparemment, Bleicher n’éprouvait pas toujours les scrupules
dont il se vantera pourtant dans ses récits. « Vera Leigh, après de durs
interrogatoires et plusieurs mois de détention à Fresnes, sera déportée au
camp du Struthof où elle sera exécutée, comme l’ont été avant elle deux
autres agentes du SOE, Yvonne Rudellat et Andrée Borrel 28. »
Ramené en France, remis à la DST, puis libéré, Bleicher retourne en
Allemagne où il est suivi de près dans la zone d’occupation française. On
comprend tout l’intérêt que lui manifestent tous ces services, car il
apparaît à plusieurs reprises comme « témoin », souvent à charge, dans
plusieurs procès qui concernent en principe des personnages qu’il a bien
connus.
Il y aura cependant quelques omissions, et non des moindres. Le
procès de Mathilde Carré – alias « la Chatte » – qui, en même temps que
celui de sa « rivale » Renée Borni, s’ouvre en janvier 1949, ne voit pas
apparaître celui qui a été, plus que son amant, le redoutable agent de
l’Abwehr ; cet homme à qui elle a offert ses services en trahissant ses
camarades, provoquant alors une hécatombe dans les rangs de la
Résistance.
Le procès est étrange, car si des témoins viennent naturellement
accabler la Chatte, d’autres se montrent très compréhensifs. Dans ce huis
clos, l’un des officiers résistants de l’armée d’armistice, le commandant
Simoneau, du 5e Bureau à Vichy, qui avait été un des premiers recruteurs
de Mathilde en 1940, offre un témoignage favorable. Et si Bleicher brille
par son absence, Czerniawski (alias « Armand »), évidemment concerné
au premier chef par le rôle joué par Mathilde Carré au sein du réseau
Interallié, est en quelque sorte introuvable.
Quant à l’attitude de la Chatte lors de son procès, elle apparaît
catastrophique pour sa défense : à la fois dédaigneuse et désinvolte, elle
ne sert pas sa cause. Finalement, le verdict ne surprend personne
puisque, face à une série de témoignages accablants, Mathilde écope de
la peine capitale. Elle va toutefois bénéficier de la grâce du président de
la République Vincent Auriol, ce qui est plus étonnant. Plus tard, elle
découvrira la foi et se fera baptiser (en 1953). Finalement, après cinq ans
et huit mois de détention, elle bénéficiera, eu égard à sa bonne conduite
et grâce aux lois d’amnistie, d’une libération en 1954. Elle écrira ensuite
au moins deux versions de ses aventures. Après avoir inspiré un film
réalisé par Henri Decoin en 1958 (La Chatte), elle n’hésitera pas à se
confier en plusieurs occasions pour plaider sa cause. Elle meurt en 2007,
à l’âge de 98 ans.

S L , « »

Une autre femme s’est longtemps trouvée dans le sillage de


Bleicher : Suzanne Laurent. Celle-ci l’a très fidèlement suivi jusqu’au
bout, même lorsque la défaite allemande se profilait.
Jusqu’au mois de juillet 1944, le travail de Suzanne consiste, en plus
de son rôle de maîtresse de maison, à recevoir les agents, à répondre au
téléphone et à s’occuper des deux secrétaires, Erny et Claude, qui
travaillent dans un appartement réquisitionné rue de la Faisanderie. Elle
a connaissance de la plupart des grosses affaires que traite Bleicher. Tous
les soirs, elle écoute consciencieusement les messages personnels
diffusés par la BBC et les rapporte scrupuleusement à son amant. Mais
son activité ralentit au rythme des déboires militaires allemands. Le
20 août 1944, c’est la débâcle générale. Il faut quitter le 66 de la rue
Pergolèse occupé depuis juin 1943. Suzanne s’efforce de suivre son
amant.
Malgré les conseils de ce dernier – qui souhaite peut-être ne plus
s’encombrer d’elle et lui demande de rester en France –, elle se retrouve
à Liège dans le courant du mois de septembre. Dans cette ville, à l’hôtel
du Chemin-de-Fer, le couple retrouve un des agents les plus redoutables
de l’Abwehr : Van de Casteele. Ce dernier est accompagné de sa
maîtresse, Marie-Louise, ex-entraîneuse du Lido, et de plusieurs agents
qui ont beaucoup œuvré pour l’Allemagne. En octobre 1944, le supérieur
de Bleicher, Feldmann, demande que les amants se séparent, ce qui est
chose faite le mois suivant. Sans son protecteur, sous la menace d’être
envoyée en usine, Suzanne est alors contrainte de suivre un stage
d’opérateur radio, à Bad Ems. Elle est affectée à un commando 313 et
commence à Bad Kreuznach un autre stage le 15 décembre, puis finit à
Bobenheim, en Rhénanie, vers le 15 mars 1945. Mais son commando ne
cesse de refluer face à l’avance ennemie. Le 15 avril, Suzanne, arrivée à
Bad Tölz, décide de déserter. Elle fuit de Sigmaringen à Salzbourg, où
elle arrive le 4 mai. Elle est accompagnée d’un lieutenant de la LVF,
Roger Desmet (qui sera bientôt capturé), et de Jacques Hingray, un ex-
interprète de la Gestapo de la rue des Saussaies, à Paris. Dans sa fuite,
Suzanne cherche des appuis et tente de retrouver le major Eschig, de
l’ex- III F de Paris, mais au 50 Sinnhustrasse à Salzbourg, elle ne trouve
que sa femme. Finalement, le 2 juillet, dans cette ville autrichienne, elle
est arrêtée (en compagnie d’ailleurs du dénommé Jacques Hingray) par
les services français, qui la remettent à leurs homologues américains.
Suzanne Laurent constitue une prise intéressante, une « mémoire »
qui, comme pour la maîtresse de Reile, est une sorte de dictionnaire des
agents de l’Abwehr en France. Du CIC américain, elle passe à l’IS et, à
l’été 1945, les services français la récupèrent. La Direction générale des
études et recherches, autrement dit la DGER 29, recueille les
« confidences » de Suzanne Laurent 30.
Puis celle-ci s’en tire très bien lorsqu’elle doit finalement répondre
de ses actes au cours du procès de Roger Bardet en décembre 1949. Sans
doute faut-il y voir l’influence d’Hugo Bleicher qui défend son ex-
maîtresse en la désignant comme un agent qui a été immatriculé
uniquement dans le but de subvenir à ses besoins… Mais cela n’est, bien
sûr, pas conforme à la réalité… Elle bénéficie finalement de la clémence
des juges. Marie-Suzanne Renouf, veuve Laurent, est condamnée à trois
ans de prison et 100 000 francs d’amende le 16 décembre 1949 31. Elle
est libérée à l’issue du procès. Elle décédera à Caen, en 2002, à l’âge de
88 ans…

U H
Hugo Bleicher, l’homme aux identités ou pseudonymes multiples
(colonel Henri, M. Jean, Jean Castel, Jean Verbeck…), aura, quant à lui,
tout le temps pour écrire ses mémoires sous le titre de Colonel Henri’s
Story. Ceux-ci sont annotés par l’auteur anglais Ian Colvin qui loue ses
grandes qualités, ses méthodes et son habileté d’espion, tout en ajoutant
toutefois que certaines de ses victimes finissaient quand même en camp
de concentration. Parfois, c’était même à l’exécution qu’ils
n’échappaient pas…
Un autre officier de l’Abwehr, Erich Borchers, ne manque pas
d’exploiter à son tour le personnage de Bleicher dans un ouvrage
épique : Abwehr contre Résistance (version française). Celui-ci, s’il
s’appuie sur des faits réels (en lien avec l’affaire « Interallié »
notamment), « compte tenu des modifications qu’il fait subir aux lieux
de l’action et à l’identité de ses personnages 32 […] n’est cependant, sauf
en ce qui concerne son activité personnelle, qu’un témoignage de
seconde main 33 ».
Peu importe : Bleicher est l’espion idéal et correspond à l’image de
ce que l’on a voulu souvent représenter en évoquant le rôle et l’action de
l’Abwehr. Côté britannique, il n’a pas laissé indifférent les services
spéciaux non plus : « Bleicher, lit-on dans un de ses dossiers, que nous
connaissons bien comme un homme d’une grande habileté et ingéniosité,
en tant que spécialiste de la gestion des agents doubles. C’est aussi un
homme d’une grande ambition personnelle 34. »
L’une des dernières images que l’on garde de lui est plus apaisante et
apaisée : sur l’un de ses ultimes clichés parus dans une revue d’histoire
française, on voit Hugo Bleicher la pipe aux lèvres, devenu un petit-
bourgeois tranquille, et propriétaire d’un bureau de tabac près du lac de
Constance. « Un héros fatigué 35 ? », interrogeait la légende.
Il décédera en août 1982, à Tettnang, dans le Bade-Wurtemberg, à
l’âge de 83 ans…

R : DST «G »
Les Français ont fini par retrouver Oscar Reile. En août 1947, à Paris,
la toute nouvelle DST dirigée par Roger Wybot l’entend à son tour, puis
ce sont les Renseignements généraux qui l’interrogent en janvier 1948
avant que l’ex-chef de l’Abwehr III ne soit pris en charge par le service
« Dalo ». Celui-ci couvre la zone d’occupation française en Allemagne,
où l’on retrouve notamment le colonel Verneuil. Il y a au moins un
homme qui s’est employé à faire valoir les mérites de Reile. Il s’agit de
Voltaire Ponchel, ex-membre de la Résistance au sein de l’organisation
(le MNPDG) qui est née à l’intérieur du Commissariat aux prisonniers de
Vichy – dont a fait partie un certain François Mitterrand –, et qui,
officiellement, occupe désormais les fonctions de « délégué français à
l’Office tripartite de contrôle (OTC), un organisme dans lequel
grenouillent aussi agents de la CIA et de l’Intelligence Service 36 ». Ainsi
recommandé et recruté, l’ex-responsable de l’un des plus importants
services de l’Abwehr en France a fait preuve de bonne volonté. Les
services français notent d’ailleurs ceci : « Il ordonna à son personnel de
cesser toute activité et d’aider les Alliés, si l’occasion s’en présentait,
tant que cela était compatible avec la dignité allemande 37. »
Reile pense ainsi retrouver sa « dignité », puisque l’occasion lui est
offerte… de retravailler pour l’Allemagne. En effet, manifestant toujours
beaucoup d’énergie, il devient chef de la section III chargée du contre-
espionnage au sein du réseau « Gehlen », du nom de son animateur
principal, Reinhard Gehlen, un officier de la Wehrmacht devenu en 1944
chef du service des renseignements à l’Est. Ce dernier est d’ailleurs
proche de certains conspirateurs de l’attentat du 20 juillet 1944. Il n’est
cependant pas inquiété. Il est même toujours en poste au printemps
de 1945, mais lorsqu’il expose au Führer la situation désastreuse de
l’armée allemande sur le front de l’Est, le dictateur l’accuse de
défaitisme et il est démis de ses fonctions le 9 avril 1945. Ce gage –
tardif et bien fragile – d’opposition à Hitler, Gehlen va l’utiliser, mais,
plus encore, il va exploiter les nombreux dossiers constitués sur l’Armée
rouge alors que son service œuvrait à l’Est. Manœuvrant habilement et
n’hésitant pas à se présenter aux Américains comme un des grands chefs
des services de renseignement allemands, en 1946, il est autorisé à
retourner en Allemagne.
La guerre froide naissante offrant bien des opportunités de
reconversion, il crée sa propre organisation sur le site d’un quartier
général du Führer rarement utilisé, à Pullach, près de Munich. En
interne, elle s’appelait « Org », mais c’est finalement l’appellation
d’« organisation Gehlen » qui s’impose. Progressivement, son réseau –
formé d’environ 350 anciens agents secrets de l’Allemagne nazie – est
devenu les yeux et les oreilles de l’ancienne OSS (future CIA) en Europe
de l’Est et en URSS. Ensuite, Gehlen est le fondateur et le chef du BND
(les services de renseignement ouest-allemands) jusqu’en 1965 38.

R , KGB ?

Parmi les péripéties qui jalonnent la nouvelle carrière de l’espion


Reile figurent ses relations avec un autre agent allemand : Heinz Felfe.
Ce dernier est un Obersturmführer-SS qui a su gravir les échelons dans la
hiérarchie nazie : de garde du corps pour les dignitaires du parti, il a fini
par accéder au bureau VI du RSHA. Apparemment doué pour le
renseignement, Felfe assure lui aussi sa reconversion après la défaite
allemande, un temps comme agent du MI6, puis il intègre le réseau
Gehlen, sous les ordres de Reile. Mais il est en même temps recruté par
le KGB. « Le rôle qu’Oscar Reile a pu jouer dans le recrutement et
l’embauche et la promotion de Felfe est également suspect, car Reile
était lui aussi très certainement un agent du KGB, indiquera un rapport
de la CIA. Reile était le premier patron de Felfe au sein de l’organisation
Gehlen […]. En 1956, Reile s’est rendu aux États-Unis avec un groupe
d’experts en matière de contre-espionnage, parmi lesquels figuraient
Felfe et quatre autres officiers 39. »
Selon les révélations d’un célèbre transfuge du KGB, Goleniewski,
dans ce groupe deux agents auraient été au service du KGB : Felfe et
Reile. Un autre transfuge des services soviétiques, Golitsyne, fera peser
les mêmes soupçons sur Reile. Mais ce qui est vrai pour Felfe, qui sera
arrêté en 1961, n’est pas confirmé pour Reile, qui a « fait l’objet d’une
enquête à la fois avant et après l’arrestation de Felfe, mais aucune
information n’a pu être trouvée comme preuve légale de trahison 40 ».
Pour sa part, Reile retourne l’accusation contre Gehlen, auquel il aurait
signalé l’attitude suspecte de Felfe. Quoi qu’il en soit, il passe ensuite au
service de la toute nouvelle agence de renseignement de la RFA, le BND
(Bundesnachrichtendienst).
Au cours de l’après-guerre, le personnage se consacre aussi à
l’écriture. Rédigeant des ouvrages sur l’Abwehr et les services secrets, il
adopte une attitude plus qu’ambiguë sur le plan mémoriel. Sa
participation à l’Arbeitsgemeinschaft Ehemaliger Abwehrangehöriger
(AGEA, un groupe formé par d’anciens de l’Abwehr, actif pendant les
années 1960-1970, qui œuvre à la mémoire de l’amiral Canaris)
démontre une absence totale d’esprit critique sur les crimes nazis,
puisqu’il en oublie la part prise par l’Abwehr dans la guerre d’agression
du IIIe Reich.
Dans ses mémoires publiés en français en 1970, Oscar Reile s’est
abstenu de faire des révélations fracassantes, gardant pour lui ce qu’il
savait de tous les grands dossiers constitués en France (contre la
Résistance notamment) en invitant parfois son lecteur à lire entre les
lignes… Dans son livre, l’esprit chevaleresque de l’Abwehr est souligné,
tout comme l’image de son chef, l’amiral Canaris, et il s’honore aussi
d’être resté en contact avec d’anciens membres de la Résistance
française. Il se fait d’ailleurs le chantre de la réconciliation franco-
allemande : « Puisse ce livre contribuer à renforcer les liens amicaux
entre les Allemands et les Français ! » écrit-il notamment. Après avoir
pris sa retraite dans les années 1960, mettant un terme à une longue
carrière, Oscar Reile, né en 1896 en Prusse-Orientale, décède de sa belle
mort en avril 1983, en République fédérale d’Allemagne…
Bien sûr, celui-ci n’est pas le seul, loin de là, à avoir été « récupéré ».
Citons par exemple Léo Marnac, ancien « pensionnaire » de l’hôtel
Lutetia, qui travailla avec Bleicher et dans l’équipe d’Albert Gaveau 41.
Passé au service du très remuant Voltaire Ponchel, recruteur des services
spéciaux, il joua le rôle d’intermédiaire pour engager Reile, tout en
faisant recruter un autre personnage, Léon Jacobs, qui fut au centre de
nombreuses affaires, mais qui sentit à temps le vent tourner 42. Tous n’ont
cependant pas connu le même destin…
1. François Kersaudy, Les Secrets du IIIe Reich, Perrin, « Tempus », 2015, p. 251. Hansen
est condamné à mort par le Tribunal du peuple et, le 8 septembre 1944, le jugement est
exécuté par pendaison à la prison de Plötzensee.
2. Ibid., p. 233.
3. Heinz Höhne, Canaris…, op. cit., p. 578.
4. Tancrède Wattelle, L’Allemagne dans l’histoire des forces spéciales, Hestia Expertise,
août 2016.
5. Olivier Pigoreau, « La 8e compagnie Brandebourg ? Tout, sauf un détail », HscoFrance
(Pour l’histoire scientifique et critique de l’Occupation), 3 janvier 2019, en ligne sur le site :
www.hsco-asso.fr.
6. Dossier établi à Londres le 8 janvier 1948 par la Commission des Nations unies sur les
crimes de guerre (United War Crimes Commission). Cité par Jean-Marc Berlière, Polices des
temps noirs, France 1939-1945, Perrin, 2018, p. 566-567.
7. Ancien de la III F à Paris, Scheide est un homme d’expérience. Il a auparavant traité,
entre autres résistants, le lieutenant Maurice Martineau, devenu finalement agent triple, à
l’origine agent du capitaine Paillole, dont il livra l’organisation après avoir été arrêté en
novembre 1941. Martineau connaîtra toutes les péripéties imaginables : après une fausse
évasion organisée par l’Abwehr, il est jugé et gracié par un tribunal allemand, puis repris en
main par la Gestapo sous la coupe d’Ernst Dunker, pour totaliser ensuite une quantité de
missions, et être de nouveau arrêté en août 1943 par le Sipo-SD de Paris. Il est ensuite
déporté à Dora début 1944, rescapé du milieu concentrationnaire, acquitté par un tribunal
militaire français en 1950, puis il revient à ses activités au sein des services français
8. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
D’autres écoles, avec pour élèves beaucoup de membres du PPF de Doriot, pilotées
également par le SD, fonctionnent. Cf. Henry Rousso, Un château en Allemagne.
Sigmaringen 1944-1945, Fayard, « Pluriel », 2011, p. 288-289.
9. Dossier Friedrich Rudolph, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P9
1214.
10. Ibid.
11. Ibid.
12. Rapport du 26 avril 1945 intitulé « Complot contre le général de Gaulle ». L’auteur est
désigné sous le code LW 112, « rentré d’Allemagne le 10 avril 45 ». Document de l’auteur.
13. Michèle Cointet, De Gaulle et Giraud…, op. cit., p. 503.
14. Cf. chapitre 11.
15. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
16. Dossier Käthe Winkler, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
4884.
17. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
18. Ce service, créé par Churchill en 1941, est aussi chargé de la coordination de ces plans
avec notamment le MI6, le MI5, le XX Committee…
19. Un autre agent infiltré de l’Abwehr.
20. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
21. Cf. chapitre 10 sur le jeu qui s’est noué entre Bardet, Frager et Bleicher.
22. Dossier Affaire Roger Bardet, Archives nationales, cote 72AJ/41.
23. Dossier Affaire Roger Bardet, Archives nationales, cote 72AJ/41.
24. Dossier Affaire Roger Bardet, Archives nationales, cote 72AJ/41.
25. Dossier Affaire Roger Bardet, Archives nationales, cote 72AJ/41.
26. Bulang a été en poste à Paris, chargé de l’examen de la censure avant d’être nommé en
Hollande.
27. Dossier Hugo Bleicher, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
1782.
28. Monika Siedentopf, Parachutées en terre ennemie, op. cit., p. 85-86.
29. La fusion des deux services de renseignement de la France libre (Londres et Alger) a
d’abord donné naissance à la Direction générale des services spéciaux (DGSS), transformée
en DGER (Direction générale des études et recherches) en octobre 1944. Après Jacques
Soustelle, c’est André Dewavrin – le colonel Passy – qui en a pris la tête en avril 1945.
30. Dossier Suzanne Laurent, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
7 164.
31. Dans ce même procès, outre Roger Bardet et Robert Kiffer condamnés à mort, Robert
Goubeau a écopé de cinq ans de travaux forcés et Claude Jouffret, de quatre ans de prison et
12 000 francs d’amende. Les deux ont été des VM de Bleicher (matricules F 7160 et F
7159).
32. Borchers devient ainsi « Bernhardi », et Bleicher « Bastian ».
33. Félix Debyser, conservateur de la bibliothèque de documentation internationale
contemporaine de l’université de Paris (qui livre un texte de présentation dans l’édition
française de l’ouvrage du major Borchers, Abwehr contre Résistance, Le Livre
Contemporain, Amiot-Dumont, 1960, p. 18). Signalons tout de même que Borchers n’a pas
eu une carrière exemplaire au sein de l’Abwehr : il a a été muté sur le front de l’Est en 1942,
après avoir été accusé de détournement de fonds.
34. Mémorandum interne, remis au colonel Stephens, chef du camp 020. Dossier KV 2/164,
National Archives.
35. Historia, hors-série, no 26, « La Gestapo en France », 1972.
36. Roger Faligot et Pascal Krop, DST police secrète, Flammarion, 1999, p. 156.
37. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
38. Il est décédé en Allemagne en 1979.
39. « Exploitation par le KGB de Heinz Felfe. Pénétration réussie du KGB d’un service de
renseignements occidental », dossier CIA déclassifié et approuvé pour diffusion (2005).
40. Ibid.
41. Cf. chapitre 5.
42. Cf. chapitre 8.
Conclusion

Le bilan de l’action de l’Abwehr en France est donc double : d’un


côté, on ne peut que constater l’échec des interventions menées à
l’extérieur du territoire français ; de l’autre, il est évident que les
réussites sont, hélas, nombreuses sur le plan de la lutte engagée contre la
Résistance française.
Incontestablement, les services alliés ont démontré leur supériorité –
les Britanniques en particulier. Leur dispositif de contre-espionnage
organisé par le MI5 (« Double Cross ») a été particulièrement
performant, plaçant souvent sous contrôle le système d’espionnage
allemand. Autre succès (qui est aussi celui des Américains) dans le
domaine de la cryptanalyse : la technique qui consiste à déduire un texte
en clair d’un texte chiffré sans posséder la clé de chiffrement.
Le manque de maîtrise de l’Abwehr en ce qui concerne la qualité et
la formation des agents envoyés en missions extérieures (Grande-
Bretagne, Afrique du Nord, États-Unis) s’explique peut-être par le
relâchement qui a affecté certains membres de l’organisation dès lors
qu’ils furent convaincus que l’Allemagne courait à sa perte dans ce
conflit. D’autres, au contraire, nourrissaient une hostilité envers le
pouvoir nazi, et ces sentiments ont pu affaiblir le rendement du service
de renseignement allemand. Évidemment, la concurrence et le conflit
latent avec le Reichssicherheitshauptamt (RSHA, l’empire SS d’Heinrich
Himmler) ont également été déterminants. Himmler entretenait par
ailleurs une méfiance naturelle – en partie justifiée – envers ces
militaires qu’il suspectait d’avoir des idées politiques non conformistes,
et qu’il a fini par terrasser. Sans doute faut-il ajouter que les
chevauchements de compétences d’une organisation administrative assez
pesante ne facilitaient pas un rendement performant sur le terrain. En
outre, le programme de restructuration militaire sous le nazisme n’a-t-il
pas privilégié le développement matériel en sous-estimant les domaines
du renseignement et du contre-espionnage ?
Les failles résultant de tous ces éléments sont, en tout cas, évidentes
et sans appel : l’Abwehr a été incapable de prévoir le débarquement allié
en AFN en 1942, n’a rien su sur le théâtre méditerranéen en 1943, ni sur
les débarquements alliés de 1944 – autant de manquements qui ont
accéléré sa chute.
Sur le plan intérieur, le bilan est, hélas, plus favorable face à la
Résistance française. La section III de l’Abwehr n’a d’ailleurs pas hésité
à coopérer avec le Sipo-SD, et notamment la Gestapo, pour être plus
efficace. Les ravages causés furent très importants, car mouvements et
réseaux n’étaient guère cloisonnés. Ainsi, les résistants – pour la plupart
non aguerris au combat clandestin et demeurant trop inexpérimentés ou
imprudents – se sont trouvés démunis face à des services allemands
professionnels qui pratiquaient avec efficacité les infiltrations d’agents.
Certains, motivés par l’appât du gain, furent même retournés et
provoquèrent le démantèlement des organisations clandestines. Il faut
toutefois souligner que la plupart des figures marquantes de l’Abwehr
qui ont opéré en France ont avant tout affiché une volonté, celle d’être
efficaces, assez éloignées des réticences ou des oppositions idéologiques
ou politiques manifestées par quelques-uns de leurs grands chefs qui se
sont engagés dans les complots contre Hitler, se montrant soucieux
ensuite d’assurer leur avenir lorsque l’issue de la guerre n’a plus fait de
doute.
Pour obtenir des informations de la part des résistants, la torture
mentale mais aussi physique fut employée. La méthode a prouvé son
efficacité, d’autant que certains VM recrutés n’avaient que faire des
nobles principes que n’hésitaient pas à afficher les chefs de l’Abwehr,
qui se lavaient les mains des procédés brutaux de leurs subalternes.
Parfois, ils brandissaient eux-mêmes la menace (en toute connaissance
de cause) de transfert de leurs prisonniers à la Gestapo si ceux-ci se
refusaient à coopérer, ce qui se produisit dans bien des cas.
Pendant la guerre, l’Abwehr a aussi pris toute sa part dans le pillage
de la France. Avec le marché noir, le système des bureaux d’achat
(cautionné au plus haut niveau) a largement contribué à vider
économiquement le pays.
Ce tableau assez sombre est bien éloigné du constat fait par la plupart
des responsables des services secrets allemands. Citons notamment celui
établi par Oscar Reile, qui se réfère, dans ses mémoires, à « l’esprit
chevaleresque » de l’amiral Canaris. « Aujourd’hui, écrira-t-il, pour mes
camarades et pour moi, notre plus grande satisfaction reste la
reconnaissance, par nos adversaires français de l’époque, de nos
décisions inspirées par ces considérations humanitaires, malgré le
caractère inévitablement farouche que revêt la lutte sur le front secret. Le
traitement des membres de l’Abwehr tombés en captivité en bénéficia 1. »
Si l’Abwehr sombra en 1945 avec l’Allemagne hitlérienne, cela ne
signifie pas pour autant que tous les hommes qui l’animèrent ou la
servirent interrompirent leurs activités (comme nous l’avons déjà vu
pour certains d’entre eux). L’exemple le plus révélateur est celui de
l’organisation Gehlen dont les collaborateurs (et les dossiers
soigneusement préservés) se mirent au service des Américains, et
devinrent les plus précieux informateurs de l’ancienne OSS face à
l’URSS et à tout le bloc communiste.
Les recrues sélectionnées par Reinhard Gehlen étaient évidemment
en partie les anciens membres du FHO (Fremde Heere Ost, son service
sous le IIIe Reich, chargé des renseignements militaires à l’Est), mais
aussi ceux de l’Abwehr (Oscar Reile, par exemple). On y retrouve ainsi,
parmi d’autres membres, de belles pointures comme Hermann Baun,
ancien chef du bureau russe de l’Abwehr I, Joachim Rohleder, ancien
chef de la section III F en France, ou encore Hermann Giskes, qui a
d’abord été affecté au Lutetia puis, en 1941, en Hollande (où il a
longtemps mystifié les services secrets britanniques). Cette organisation
assura à certains de ces agents un avenir confortable et durable autour de
Reinhard Gehlen. En effet, celui-ci fondera le BND, le service de
renseignement de la République fédérale allemande, à la tête de laquelle
il restera jusqu’en 1968.
Les buts politiques étaient évidemment différents dans un contexte
international de guerre froide qui plaçait désormais l’Europe de l’Ouest
en première ligne face à l’Union soviétique. Outre la satisfaction de ne
pas avoir eu à rendre de comptes sur leur conduite, l’anticommunisme
était un ciment suffisamment solide pour que ces membres de l’Abwehr
– ou du moins ceux qui comptaient parmi les plus chevronnés – pussent
envisager de ne pas quitter leurs habits d’espion ou de contre-espion.
Peut-être s’inspiraient-ils de la volonté de Walter Nicolai, ce maître
de l’ombre que nous avons évoqué au début de cet ouvrage et qui avait
permis de relancer les services secrets allemands au lendemain de la
Première Guerre mondiale. En effet, celui-ci considérait que travailler
dans le renseignement était « un métier de seigneur » et que rien, pas
même la plus cuisante des défaites militaires ou les plus importants
bouleversements géopolitiques, ne pouvait le contrarier.
Ne faut-il pas aussi méditer sur ce qu’écrivit le général chinois Sun
Tzu, auteur au VIe siècle d’un célèbre ouvrage de stratégie militaire, L’Art
de la guerre ? « Seul un souverain avisé et un habile général sont
capables de recruter leurs espions chez des hommes à l’intelligence
supérieure, de sorte qu’ils accomplissent des exploits, tant il est vrai que
leur rôle est essentiel et que sur eux reposent les mouvements d’une
armée. » Et quelquefois, ajouterons-nous, le destin des pays pour
lesquels ils travaillent. Mais encore faut-il que le « souverain » soit
véritablement avisé, et le « général » suffisamment habile…
1. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 313-314.
Annexes
ANNEXE 1

Leur après-guerre

Alesch, Robert. Alesch, dont les ravages au sein de la Résistance ont


touché de nombreuses organisations, se réfugie à Bruxelles, où il sert la
messe à partir de novembre 1944 dans un collège catholique et tente
d’offrir ses services au CIC américain en juillet 1945. Mais il est livré
aux autorités françaises qui l’interrogent à partir d’août 1945, puis jugé
par la cour de justice de la Seine. Plusieurs de ses victimes témoignent au
procès : Germaine Tillion, qui évoque la mémoire de sa mère Émilie
Tillion, assassinée à Ravensbrück ; Gabrièle Buffet-Picabia (mère de
Jeannine) ; ou encore Pierre Weydert et ses camarades du réseau Gloria,
victimes, parmi bien d’autres, d’Alesch. Ce dernier est condamné à mort
en mai 1948 et fusillé le 25 janvier 1949 au fort de Montrouge.
Bardet, Roger. Après de nombreuses péripéties judiciaires, il est
condamné à mort, puis gracié par le président Vincent Auriol, et libéré en
1952. Il décède à Créteil en avril 1972.
Brandl, Hermann, dit « Otto ». Hermann Brandl, le créateur du
célèbre bureau d’achat Otto, après avoir vainement tenté de passer en
Espagne avec « armes et bagages », est revenu en Allemagne. Il est
arrêté le 6 août 1945 à Munich par les Américains. Incarcéré dans cette
ville à la prison de Stadelheim, il est retrouvé pendu dans sa cellule le
24 mars 1947.
Buss, Johann Philippe. L’agent aux multiples relations de la section
Iwi (espionnage économique) de l’Abwehr de Paris a trouvé sans grande
difficulté un « emploi » auprès des services de renseignement français.
Le 2e Bureau l’utilise pendant les mois qui suivent la capitulation du
IIIe Reich dans le secteur d’occupation français, pour dénoncer
notamment les milieux se montrant hostiles aux occupants alliés. Il est
toujours répertorié en décembre 1945 comme syndic de la Bourse de
Mannheim, avec pour domicile le 33 Herchenbachstrasse à Baden-
Baden. Le Dr Buss, malgré deux arrestations dont il a été l’objet du fait
de ses activités passées, est encore considéré en décembre 1945 par les
services français comme un homme aux compétences très utiles et qu’il
faut laisser en liberté.
Christmann, Richard. Après avoir accompli la fin de sa carrière en
Hollande (où il a obtenu, à la suite d’un Funkspiel, de grands succès face
au SOE) puis en Belgique, il est de retour à Paris en mai 1944 pour
transmettre à Oscar Reile des documents sur les postes clandestins, liés à
l’opération Nordpol, réalisée par l’Abwehr en Hollande. Il tombe malade
et est hébergé par ses beaux-parents. Il reste à Paris jusqu’à la fin août
1944 tout en rendant service à des Français menacés par la Gestapo. Il
connaît quelques démêlés avec Reile, lequel ne s’en sort pas à son
avantage. Ce dernier, cependant, le poursuit de sa vindicte et Christmann
est contraint de déserter. Il entre en contact début mai 1945 avec les
Anglais et se met à leur service. Il revient en France sous une fausse
identité, s’installe dans le Midi avec sa famille et ouvre un commerce à
Cannes. Mais il est rattrapé par son passé : arrêté par les Renseignements
généraux à Paris puis entendu par la DST et incarcéré à Fresnes en
mai 1946, il bénéficie finalement d’un non-lieu, lavé des accusations de
crimes de guerre. De multiples péripéties le conduisent à se mettre au
service d’organisations en Afrique du Nord, et peut-être en Égypte,
s’étant déclaré durant sa détention à Fresnes de religion islamique et
côtoyant ainsi des collaborateurs maghrébins de l’Allemagne nazie.
Libéré à partir de 1949, il intègre également l’organisation Gehlen, le
nouveau service secret allemand où il devient chef de poste… à Tunis.
Christmann décède à Francfort le 6 novembre 1989.
Delfanne, Georges, dit « Henri Masuy » (et parfois Christian
Masuy ou Henri Matisse). Après avoir installé une officine de
renseignement à San Sebastian, à la fin de la guerre, il s’enfuit en
Espagne. Arrêté par la police espagnole, il est remis aux Américains puis
aux Français. Il est jugé en France, emprisonné à Fresnes, puis condamné
à mort en juillet 1947 avant d’être fusillé le 1er octobre au fort de
Montrouge.
Doussot, Lucien. Après s’être reconverti spectaculairement dans le
maquis de Cluny, Doussot, l’un des comparses de Robert Moog (l’agent
K 30), est finalement arrêté. Il réussit plusieurs évasions mais,
finalement réincarcéré, il est jugé, accablé par de nombreux témoignages
à charge, et condamné à mort par la cour de justice de Lyon en
novembre 1949, malgré certains appuis émanant notamment du SOE. Il
bénéficie cependant, à la surprise générale, d’une grâce présidentielle. Sa
peine est alors commuée en une détention qui s’achève en 1958. Revenu
à ses activités premières, celles d’un petit malfrat, il est à nouveau
condamné. Mais son passé le rattrape un jour de 1963, lorsqu’il est
victime d’un accident mortel à Chartres…
Fallot, Bernard. Fallot a tout tenté à l’été 1944 pour passer dans
l’autre camp. Il y parvient dans un premier temps en s’intégrant à un
maquis dans la région de Bayonne, dont il gagne la confiance,
bénéficiant de sa grande expérience en matière d’infiltration. Il tente
même de reprendre une liaison avec les services de l’Abwehr en
Espagne. Finalement, il finit par être démasqué et il est arrêté à Bayonne
alors qu’il porte le faux nom… de Jean Moulin. Jugé, condamné à mort,
il est fusillé le 1er octobre 1947 au fort de Montrouge, en compagnie de
son chef, Delfanne (alias « Masuy »), et de trois autres comparses, dont
Raymond Fresnoy.
Feldmann, Adolf von. On ne tient pas trop rigueur (ni les Allemands
ni les Alliés) au comte von Feldmann d’être le neveu de l’amiral Canaris.
Depuis février 1944, il dirige le FAK 306 qui est envoyé en Hollande en
août. En avril 1945, son unité évacue ce pays avec les troupes
allemandes et arrive dans la région de Flensburg à la fin du mois. Début
mai, Feldmann liquide son service et, le 10, il est fait prisonnier par les
Britanniques. Il est mis à la disposition des services spéciaux anglais
pour interrogatoire le 20 août 1945. Libéré le 30 août 1946, il retourne
dans sa famille à Hambourg. À partir d’octobre 1946, il est employé
comme architecte – ce qui a été son activité professionnelle jusqu’en
1935 –, dans cette même ville, au sein de la société Rudolph Karstadt. En
mars 1947, il est récupéré par les services secrets français, auprès
desquels il se montre coopératif lorsqu’il s’agit de révéler ses activités au
sein de l’Abwehr.
Folmer, Andreas. À la fin de 1944, celui qui aura été un des
meilleurs agents de l’Abwehr se trouve à Bad Ems pour y aider le
Sonderführer Scheide dans la direction d’une école de contre-
espionnage. Après la capitulation, il est arrêté par les Américains qui le
remettent aux autorités belges. Condamné à mort le 5 décembre 1947, il
voit cependant sa peine être commuée en travaux forcés à perpétuité en
août 1948.
Garthe, Friedrich Alfred, alias « Arnold ». Ancien second de
Friedrich Rudolph au Lutetia puis en poste à l’Ast de Lyon. Atteint d’une
maladie cardiaque, il est arrêté en 1945 par les Américains et revendique
une posture d’antinazi et de probritannique. Interrogé, il fournit des
comptes rendus détaillés des opérations, de la structure et du personnel
de l’Abwehr à Paris et à Lyon.
Giskes, Hermann (alias « Dr Gerhart », « Dr Germann »,
« Gluck »). Il a été affecté en France peu de temps, de 1940 à l’automne
1941, date à laquelle il est muté en Hollande, comme responsable de la
section III F, où il obtient de remarquables succès puisque les postes
émetteurs en Hollande utilisés par les agents envoyés d’Angleterre se
trouvent presque toujours sous son contrôle. Il a d’ailleurs entraîné avec
lui en Hollande son protégé, l’agent Christmann, dont nous avons évoqué
l’action en France. Son après-guerre est également une pleine réussite.
Capturé fin avril 1945 par les Américains, il est remis en mai aux
Britanniques, qui l’interrogent pendant de longs mois. Transféré en
mars 1946 aux Pays-Bas, où il a manipulé des réseaux de résistance, il
est détenu jusqu’au mois de septembre suivant et retourne en Allemagne.
Il est recruté par Reinhard Gehlen, qui a créé en 1946 l’organisation
portant son nom, un service de renseignement financé par les États-Unis
et chargé de surveiller les pays de l’Est. De 1955 au début de 1956, il
travaille dans le contre-espionnage au quartier général de l’organisation à
Pullach. Giskes dirige ensuite une antenne, à Munich, du service de
renseignement de la République fédérale allemande, le DNB, jusqu’en
1963 au moins. Il a publié des mémoires qui ont jeté l’émoi en
Angleterre, révélant les échecs du SOE aux Pays-Bas (traduits en
français sous le titre Londres appelle pôle Nord, Plon, 1958). Giskes est
décédé en 1977, en Allemagne, à l’âge de 80 ans.
Gleichauf, Albert (alias « capitaine Albert », « Dr Krause »). En
poste à Dijon, il est arrêté en Allemagne en mars 1946, puis transféré en
France, à Dijon à nouveau, mais il bénéficie l’année suivante d’un non-
lieu.
Gröning, Stephan von. Cet officier responsable d’un centre de
formation d’agents de l’Abwehr près de Nantes, au château de la
Bretonnière à partir de 1941, est arrêté par les Américains mais libéré au
bout de quelques mois. Sans ressources (sa demeure et ses biens ayant
disparu lors d’un bombardement à Brême en 1944), il trouve un emploi
dans un musée de cette ville. Retrouvé par un de ses anciens « élèves »,
Eddie Chapman, il se lie d’amitié avec lui, et ce dernier l’invite en 1979
avec son épouse au mariage de sa fille. Gröning décède en 1982.
Kramer, Eugen (alias « Gegauf », ou « monsieur Eugène »). Son
immense « savoir », qui ne se limite pas au secteur de Dijon, lui permet
de ne pas être inquiété après la guerre, mais il est souvent sollicité lors de
divers procès où figurent quelques-uns de ses anciens agents.
Kreutz, Alexander von (Graf). Ce personnage, qui a été mêlé à de
très nombreuses affaires, a su disparaître après la défaite allemande, ou,
du moins, faire le nécessaire pour échapper, le temps de la prescription,
aux poursuites engagées contre lui. Mais on lui prête de multiples
apparitions ou collaborations avec les services de renseignement alliés,
américains en particulier. Il décède en Espagne en 1980.
Lien, Jean-Paul. Transformé en capitaine FFI, celui qui a
notamment décimé le réseau Alliance est finalement reconnu par ses
anciennes victimes. Il est jugé lors d’un grand procès en juillet 1946 :
celui du SRA de Dijon, où 21 des 44 accusés présents (10 sont Alsaciens
et 9 des femmes et, en raison de leur nombre, ils portent suspendu autour
du cou un large numéro) sont condamnés à mort. Les no 1 et no 2 sont le
capitaine Paul Boehm, Alsacien, très actif à Dijon, et Jean-Paul Lien. Le
premier fait partie des condamnés à la peine capitale, mais la sentence ne
sera pas exécutée. En effet, il a su très tôt se reconvertir en devenant
officier de renseignements au sein de la 1re armée française avant d’être
démasqué. Il décède en 1994. Le second, en revanche, accablé par les
témoignages, est fusillé le 30 octobre 1946. Au cours de ce procès plane
l’ombre de responsables allemands comme Kurt Merk, le colonel
Ehinger et le major Gleichauf. Lien tentera une ultime démarche en
livrant le nom d’un autre traître à Marie-Madeleine Fourcade, la
patronne du réseau Alliance : celui d’un colonel devenu général à la
Libération, Fernand Alamichel (il est effectivement fiché par l’Abwehr
comme le VM Titus). À la suite de diverses procédures, c’est le rôle
d’agent triple qui prévaut, et le tribunal militaire de Paris prononce
finalement contre lui en 1949 un non-lieu.
Martin, Frédéric (alias « Rudy de Mérode »). Depuis le 21 août
1944, il s’est installé en Espagne au 14 de la rue Echague à San
Sebastian. Il a préparé son après-guerre et il a envoyé dès février 1944
son domestique et homme de confiance, Etcheverry, au Pays basque pour
préparer probablement les détails matériels de son installation en
Espagne. À San Sebastian, il travaille également pour le contre-
espionnage franquiste, en concurrence très vive avec Delfanne/Masuy,
mais Rudy aura beaucoup plus de chance en échappant au poteau
d’exécution. Au milieu de l’année 1945, il gagne Madrid, où il s’installe
dans un appartement de la Residencia Rio. Rudy de Mérode va jouir
pleinement de son immense fortune accumulée en France sous
l’Occupation sans être inquiété. Il fait vivre largement ses maîtresses,
évolue avec facilité dans les milieux fréquentés par d’anciens
collaborateurs et continue à faire des affaires. Il quitte Madrid en 1953 et
s’établit à une soixantaine de kilomètres de la capitale 1. Ce condamné à
mort en France par contumace en 1946 est peut-être décédé en Espagne
en 1970…
Merk, Kurt. Très lié à Klaus Barbie, qu’il fait accéder après guerre
au CIC américain (Counter Intelligence Corps, le service de
renseignement de l’armée de terre américaine), et pour lequel il travaille,
Merk est dépositaire de quantité d’affaires qu’il a menées, dont l’une des
plus célèbres est « Technica », concernant le contre-espionnage
clandestin de Vichy. Il était probablement instruit de nombreux dossiers
brûlants, ce qui peut expliquer sa disparition, toujours entourée de
mystère : accident ou exécution ? En fin de compte, cela aura été
conforme à la sentence prononcée contre lui en France par contumace, à
savoir la peine de mort…
Queyrat, Henri. Membre d’une équipe composée de partisans du
PPF – il est d’ailleurs secrétaire fédéral de ce parti pour la Seine –
envoyée en mission en AFN sous le contrôle de l’Abwehr, il intègre
ensuite les groupes d’action qui chassent les réfractaires au STO, avant
de s’engager dans la Waffen-SS en mai 1944. Blessé au cours de
l’été 1944, il est décoré de la croix de fer 2e classe. Condamné à mort par
contumace, il parvient, comme nombre de collaborateurs, à gagner
l’Argentine, où il travaille pour le journal de la chambre de commerce
franco-argentine, ainsi qu’à l’AFP. Puis il se reconvertit en se
passionnant pour l’œnologie et devient l’un des meilleurs spécialistes des
vins argentins. Il meurt au début des années 1990.
Richard, Raymond. Alias « Rocher » lorsqu’il était au SPAC
(Service de police anticommuniste), alias « Médéric » quand il est entré
à l’Abwehr grâce à Alexander von Kreutz, il est jugé par la cour de
justice de la Seine en mars 1948, puis condamné à mort et fusillé le
22 juillet de la même année au fort de Montrouge.
Rivez, Andrée. La maîtresse de Kurt Merk – placée comme ce
dernier sous la protection du service de renseignement militaire
américain – aura plus de chance que son amant, disparu
« prématurément ». Après deux procès qui concernent les affaires
auxquelles elle a participé, elle est finalement condamnée à mort par
contumace en 1951… mais finira sa vie en Allemagne où elle décédera
en novembre 1983.
Schaeffer, Karl. Né le 28 septembre 1891, membre de la
section III F 1 à Paris, adjoint de Reile de 1942 à l’automne 1944, il est
décrit par ce dernier comme « un travailleur consciencieux, prompt,
ayant un jugement sûr ». Il est transféré au FAK (commando) 307
(Belgique) fin 1944, en tant qu’adjoint de Giskes. Arrêté, il retrouve sa
liberté en juin 1946 pour redevenir négociant en vins à Bingen, en
Rhénanie.
Stoecklin, Max. « Homme d’affaires » formé à l’école d’Hermann
Brandl (alias « Otto »), ce sujet suisse, qui aurait mis à l’abri dans ce
pays ses « économies », est condamné à deux reprises aux travaux
forcés : en 1946 par la cour de justice de la Seine, puis en octobre 1948
en appel d’un précédent jugement prononcé à Alger en 1941, par un
tribunal militaire qui l’avait condamné à mort (il écope de vingt ans de
travaux forcés).
Van de Casteele, Jean (alias « Léopold »). Parti de Paris le 18 août
1944, avec sa nombreuse équipe, Van de Casteele entame une longue
marche à travers la Belgique, la Hollande, l’Allemagne et l’Italie. On ne
le voit pas à ses procès, à Bruxelles et à Paris, où il est deux fois
condamné à mort par contumace. Une petite note des services français
indique en mars 1950 que « Van de Casteele est parti de Suisse au cours
de l’été 1949, à destination de l’Argentine où il devait s’installer. On
ignore encore sous quel nom exact il est parti 2 ».
Wiegand, George. Capitaine de la section III F, très efficace dans les
infiltrations au sein de la Résistance, il traite aussi le ministre de Vichy,
Cathala, enrôlé sous le pseudonyme de « Kastanié ». Wiegand a été
impliqué dans d’importants dossiers : c’est notamment lui qui arrête
l’agent triple Stahlmann (dit « Lemoine ») suivant les informations
données par l’agent Marette. Mais il est mal vu de ses supérieurs, qui lui
reprochent des activités parallèles (marché noir). Il est muté dans le FAK
(commando) 350 qui va l’entraîner en Hollande. L’après-guerre ne lui
cause alors aucun ennui et il fournira son témoignage à l’occasion de
plusieurs affaires.

1. Les éléments concernant Rudy de Mérode sur la période 1944-1945 sont issus d’une note
de la direction des services spéciaux français du 17 avril 1945. Archives du Service
historique de la Défense, cote GR 28 P 7 164.
2. Dossier Léopold Van de Casteele, archives du Service historique de la Défense, cote GR
28 P 9 12104.
ANNEXE 2

Glossaire

Cette liste des abréviations reprend pour l’essentiel les références aux
différents services ou organisations qui, en ce qui concerne notamment
l’occupant allemand, apparaissent sous des appellations parfois
complexes.
Abréviations Appellations Définitions ou traductions en
ou français
organisations

Abt. Abteilung(en) Service(s), bureau(x), section(s).


Désignent les sections principales de
l’Abwehr, I à III.

Abteilung Z Zentralabteilung Section administrative de l’Abwehr.

Abw. Abwehr Service de renseignement de l’armée


allemande, contre-espionnage.

Alst Abwehrleitstelle Direction centrale de l’Abwehr pour la


Frankreich France.

Ast Abwehrstelle(n) Poste(s) principal (aux) de l’Abwehr.

Nest Nebenstelle Antennes d’un poste important.


ou Aust (ou Abwehrnebenstelle Idem.
Anst) Meldekopf Petites antennes.
MK

AS Armée secrète Structure de combat de la Résistance.

Aust Aussenstelle Antenne.

BCRA Bureau central de Dirigé par André Dewavrin dit « colonel


renseignements et Passy ».
d’action de la France
libre à Londres à partir
du 1er septembre 1942.

BdS Befehlshaber der Commandant de la police de Sûreté et


Sicherheitspolizei und du SD.
des SD

BST Bureaux de la Installés dans les grandes villes


surveillance du territoire proches des frontières, camouflés au
sein de divers bureaux d’études.

CGQJ Commissariat général Créé par Vichy en mars 1941.


aux Questions juives de
Vichy
Abréviations Appellations Définitions ou traductions en
ou français
organisations

CNR Conseil national de la Organisme qui dirige et coordonne les


Résistance différents mouvements, formations
politiques et syndicales de la
Résistance intérieure. Il est instauré
par Jean Moulin le 27 mai 1943.

Dr Doktor Docteur (grade universitaire).

EGr Einsatzgruppe Groupe d’intervention SS (chargé


notamment des exécutions de masse à
l’Est).

EK Einsatzkommando Commando d’intervention dépendant


d’un commandant de la police de
Sûreté et du SD.

FAK et FAT Frontaufklärungskomma Créées afin d’obtenir des informations


ndo et rapidement exploitables. Immatriculées
Frontaufklärungstruppen avec un numéro à trois chiffres, le
Unités mobiles de premier se référant à la section de
l’Abwehr l’Abwehr dont elles dépendaient,
déterminant ainsi la nature de leurs
missions. Elles s’organisaient à deux
niveaux : la Trupp, unité de base, et le
Kommando, qui comprenait trois à dix
Truppen. Vers la fin de la guerre sont
constituées les FAK, détachements
avancés de reconnaissance, ou, par
simplification, « commandos » (qui
coiffent des FAT,
Frontaufklärungstruppen).

Feldgend. Feldgendarmerie Prévôté, police militaire.

FFI Forces françaises de Fusion des forces militaires de la


l’intérieur Résistance intérieure.

FK ou Fdtr Feldkommandantur Kommandantur (bureau de place).

Gestapo Geheime Staatspolizei Police secrète d’État.


Abréviations Appellations Définitions ou traductions en
ou français
organisations

GFP Geheime Feldpolizei Police militaire, organe exécutif de


l’Abwehr.

Gruppe Groupe(s) Sous-sections des principales sections


(Gruppen) qui constituent l’organisation de
l’Abwehr.

HSSPF Höherer SS und Chef supérieur des SS et de la police.


Polizeiführer Titre de Karl Oberg à Paris.

IS Intelligence Service Service de renseignement anglais.

KdS Kommandeur der Commandant régional de la police de


Sicherheitspolizei und Sûreté et du SD (service de sécurité
des SD SS).

Kripo Kriminalpolizei Police criminelle. Intégrée à la Sipo.

LVF Légion des volontaires Cette Légion a été créée en juillet 1941
français contre le par les partis collaborationnistes
bolchevisme français.

MBB Militärbefehlshaber in Gouverneur militaire en Belgique et


Belgien und dans le nord de la France.
Nordfrankreich

MBF Militärbefehlshaber in Gouverneur militaire en France.


Frankreich

MI5 Military Intelligence 5 Renseignement militaire intérieur


anglais.

MI6 Military Intelligence 6 Renseignement militaire extérieur


anglais.

MLN Mouvement de En 1940, désigne le mouvement créé


Libération nationale par Henri Frenay qui va devenir
Combat fin 1941. En 1944, désigne le
regroupement initié par Philippe
Viannay et Claude Bourdet des MUR
et de plusieurs mouvements de zone
nord.
Abréviations Appellations Définitions ou traductions en
ou français
organisations

MOI Main-d’œuvre immigrée Formation de résistants étrangers


créée par le Parti communiste français.

MSR Mouvement social Parti d’inspiration fasciste, fondé en


révolutionnaire 1940.

MUR Mouvements unis de Fusion des trois grands mouvements


Résistance non communistes de zone sud :
Combat, Libération, Franc-Tireur. En
décembre 1943, les MUR intègrent
notamment trois mouvements de zone
nord : Défense de la France,
Résistance et Lorraine, et devient le
Mouvement de Libération nationale
(MLN).

NSDAP Nationalsozialistisches Parti national-socialiste des travailleurs


Deutsche Arbeiterpartei allemands. Parti nazi.

OCM Organisation civile et militaire.


Mouvement de résistance.

OFK Oberfeldkommandantur État-major de l’administration militaire


allemande au niveau régional.

OKH Oberkommando des Haut commandement de l’armée de


Heeres terre allemande.

OKW Oberkommando der Haut commandement de l’ensemble


Wehrmacht des forces armées allemandes.

ORA Organisation de Créée début 1943 par les anciens


résistance de l’armée militaires français engagés dans la
Résistance.

OT (voir Todt)

PPF Parti populaire français Parti de la collaboration de Jacques


Doriot.

PQJ Police aux Questions Créée par Vichy en octobre 1941.


juives de Vichy
Abréviations Appellations Définitions ou traductions en
ou français
organisations

Propagandasta Escadron de Service allemand chargé de la


ffel propagande propagande et du contrôle de la presse
et de l’édition françaises pendant
l’Occupation.

PSF Parti social français Issu des Croix-de-feu du colonel de


La Rocque.

RFSS Reichsführer-SS Commandant en chef des SS (Heinrich


Himmler).

RNP Rassemblement national Parti de la collaboration de Marcel


populaire Déat.

RSHA Reichssicherheitshaupta Office central de la sécurité du Reich.


mt

SA Sturmabteilung Section d’assaut du parti nazi.


Communément appelée les
« Chemises brunes ».

SD Sicherheitsdienst Service de renseignement SS, rattaché


à la Sipo.

Sipo Sicherheitspolizei (police Regroupe deux organes : la Kripo


Sipo-SD de Sûreté) (police criminelle) et la Gestapo
Sicherheitspolizei und Réunion de la Sipo, organisme d’État
Sicherheitsdienst regroupant la Gestapo et la police
criminelle, et du SD, service de
renseignement de la SS, sous la
direction unique de Reinhard Heydrich.

SOE Special Operations Direction des opérations spéciales :


Executive service secret britannique créé dès
juillet 1940 par Winston Churchill avec
pour mission de soutenir les divers
mouvements de résistance des pays
d’Europe occupés par l’Allemagne.

Sk Sonderkommando Détachement spécial constitué pour


des missions particulières.
Abréviations Appellations Définitions ou traductions en
ou français
organisations

SPAC Service de police Créé par Vichy en 1941.


anticommuniste

SR Service de
renseignement

SRA Service de
renseignement allemand

SS Schutzstaffel Échelon de protection du parti nazi, le


NSDAP. Transformé en « État SS » par
Himmler.

STO Service du travail Institué par Vichy en février 1943.


obligatoire

OT Todt (Organisation) Créée en 1938, du nom de son


directeur, Fritz Todt, puis dirigée par
Albert Speer, elle entreprit – avec
l’appoint forcé d’ouvriers étrangers –
de nombreux travaux de fortification
dans les territoires occupés,
notamment le mur de l’Atlantique, la
ligne Gustav et les bases de
lancement de V1.

VM Vertrauen Mann « Homme de confiance », agent


V-Mann attaché à un service de l’Abwehr ou du
Sipo-SD.
ANNEXE 3

L’Abwehr en septembre 1939

L’ABWEHR Chef : amiral Wilhelm Canaris (1935-1944)

ABWEHR I (Abteilung I, section I), (service de renseignement/SR


sur forces et armements des pays étrangers ; réseaux d’agents et
implantations à l’étranger) avec ses sous-sections

Chefs : Hans Piekenbrock (1937-1943). Georg Hansen (1943-1944)


IZ Direction centrale – Fichiers
IH Recherche de renseignements sur les armées de terre
Est-Ouest
IM Recherche de renseignements sur la marine
IL Recherche de renseignements sur l’armée de l’air
IG Espionnage technique et scientifique, laboratoires de recherche,
faux documents, encres sympathiques, radios, etc.)
Ii Transmissions. Réseaux radio des agents
Iwi Espionnage économique, renseignements industriels
IP Exploitation de la presse étrangère sur le plan militaire
IC Recherche de renseignements de contacts (prisonniers, photos
aériennes, etc.)
IT Renseignements techniques
IKO Liaisons avec les réseaux étrangers
ABWEHR II (Abteilung II, section II) (service sabotages et activités
subversives, y compris les activités de 5e colonne, organisation des
opérations commandos) et ses sous-sections

Chefs : Helmuth Groscurth (1938-1939). Erwin Lahousen (1939-


1943). Wessel Freytag von Loringhoven (1943-1944)
Département II A : Direction centrale – Administration – Finances
Département II B : Recherches techniques – Laboratoires
Groupe I : Opérations concernant les minorités et groupements
politiques de l’adversaire – Instruction d’agitateurs, de partisans et de
guérilleros
Groupe II : Organisation et préparation des sabotages à l’étranger
Bataillon puis division Brandebourg (qui appartient à la section II) :
corps d’élite spécialisé dans des missions de choc ou de protection
d’ouvrages chez l’ennemi. À l’origine compagnie 800, unité militaire
spéciale qui fournissait des saboteurs pour l’Abwehr. L’accroissement
des effectifs entraîne la création de la division Brandebourg en
novembre 1942, sous la direction de l’OKW, et l’unité ne relève plus de
l’Abwehr.

ABWEHR III (Abteilung III, section III) (sécurité militaire de la


Wehrmacht, espionnage et contre-espionnage, infiltrations des
services secrets adverses) avec ses sous-sections

Chefs : Rudolf Bamler (1933-1939). Franz Eccard von Bentivegni


(1939-1944)
III A Direction centrale – Administration – Finances
III W Contre-espionnage au sein de la Wehrmacht
III WI Contre-espionnage économique, protection des secteurs
sensibles (usines, fortifications, etc.)
III C Sécurité des établissements civils avec lesquels la Wehrmacht
est en rapport – Liaison avec les autres services de sécurité (RSHA) –
Lutte contre la pénétration d’agents étrangers dans les services spéciaux
allemands – Surveillance des déplacements
III D Fournitures aux agents doubles et désinformation, intoxication
III F Contre-espionnage à l’étranger – Recherche des agents
ennemis – Pénétration des SR adverses – Soutien des opérations
d’intoxication
III F Fu Radiogoniométrie
III S Expertise en matière d’espionnage – Questions juridiques
III N Contrôle technique – Surveillance des transmissions (contrôles
postaux, téléphoniques, télégraphiques, radios, etc.)
III Kgf Contre-espionnage dans les camps de prisonniers de guerre

AUSLAND. DÉPARTEMENT ÉTRANGER. COLLECTE


DE RENSEIGNEMENTS À L’ÉTRANGER.

Chef : Leopold Bürkner (1938-1944)


Ausl. I Politique étrangère. Relation avec l’OKW sur la politique
militaire
Ausl. II Rapports avec les armées étrangères. Archives
Ausl. III Organisation, informations, objectifs des armées étrangères
Ausl. IV Organisation de la Kriegsmarine – Objectifs
Ausl. V Presse étrangère sur le plan politique
Ausl. VI Droit international
Ausl. VII Études juridiques des questions étrangères, coloniales
Ausl. VIII Étude des documents saisis à l’étranger

Z – ADMINISTRATION GÉNÉRALE

Chefs : Hans Oster (1938-1943). Jakobsen (1943-1944)


ZB Rapports de politique étrangère (Hans von Dohnanyi, 1939-1943)
ZO Administration générale – Mobilisation – Fichier central des
officiers (400 000 noms)
ZF Finances – Devises
ZKV Fichier central des agents
ANNEXE 4

Le RSHA (Office central de la sécurité


du Reich) en 1939
ANNEXE 5

La police allemande et les services


de renseignement après intégration
de l’Abwehr au sein du RSHA (1944)
Sources et bibliographie

Archives

Archives nationales, les dossiers de la série 72 AJ.


Archives du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale.
Archives départementales du Rhône, dossiers de la cour de justice.
Archives du Service historique de la Défense à Vincennes, en
particulier les dossiers des séries GR 28 P7 et GR 28 P 9.
Dossiers individuels issus des archives britanniques ou de la CIA.

Ouvrages imprimés

ABTEY, Jacques, 2e Bureau contre Abwehr, La Table ronde, 1966.


ALBERTELLI, Sébastien, Les Services secrets du général de Gaulle. Le
BCRA 1940-1944, Perrin, 2009.
BELOT, Robert, La Résistance sans de Gaulle, Fayard, 2006.
BERLIÈRE, Jean-Marc, Polices des temps noirs, 1939-1945, Perrin,
2018.
BLANC, Julien, « Du côté du Musée de l’Homme : nouvelles
approches de la Résistance pionnière en zone occupée », Guerres
mondiales et conflits contemporains, no 242, 2011/2, p. 51-72.
BORCHERS, Erich, Abwehr contre Résistance, Amiot-Dumont, 1949.
BOURGEOIS, Guillaume, La Véritable Histoire de l’Orchestre rouge,
Nouveau Monde éditions, 2015.
BRISSAUD, André, Canaris, le « petit amiral », prince de
l’espionnage allemand, Perrin, 1970.
CALVI, Fabrizio, OSS. La guerre secrète en France. Les services
spéciaux américains, la Résistance et la Gestapo, 1942-1945,
Hachette, 1990.
CARRÉ, Mathilde, J’ai été la Chatte, préface d’Albert Naud, Éditions
Morgan, « Actualité et politique ; 6 », 1959.
—, On m’appelait la Chatte, Albin Michel, 1975.
—, « La réponse de la Chatte », propos de Mathilde Carré, Historia,
hors-série, no 26, 1972, p. 132-133.
CAVE BROWN, Anthony, La Guerre secrète. Le rempart des
mensonges, Pygmalion, 1981.
CHANTIN, Robert, Des temps difficiles pour des résistants de
Bourgogne, échec politique et répression (septembre 1944-1953),
thèse de doctorat en histoire, université Lumière, Lyon 2,
juin 2000.
CHAPMAN, Eddie, Ma fantastique histoire, Tallandier, « Texto »,
2011.
CHAUVY, Gérard, Histoire secrète de l’Occupation, Payot, 1991.
—, « L’homme qui piégea la Résistance », Historia, no 533,
mai 1991.
CHAUVY, Gérard et VALODE, Philippe, La Gestapo française,
Acropole, 2018.
COINTET, Michèle, De Gaulle et Giraud. L’affrontement, Perrin,
2005.
—, Les Françaises dans la guerre et l’Occupation, Fayard, 2018.
COLONEL RÉMY, Le Refus. Mémoires d’un agent secret de la France
libre, t. I, Éditions France-Empire, 1998.
COLVIN, Ian, L’Amiral Canaris : notre allié secret, Éditions de la
Paix, 1952.
DELARUE, Jacques, Histoire de la Gestapo, Fayard, 1962.
—, Trafics et crimes sous l’Occupation, Fayard, 1993.
—, « Un espion chasseur d’or : Rudy de Mérode », Historia, La
Gestapo en France, no 26, 1972, p. 98.
DEUVE, Jean, Histoire secrète des stratagèmes de la Seconde Guerre
mondiale, Nouveau Monde éditions, 2008.
DE WITTE PARRA, Mona, La Protection du renseignement
britannique, américain et allemand pendant la Seconde Guerre
mondiale, thèse, université de Champagne-Lorraine, 2016.
Dictionnaire des fusillés, guillotinés, exécutés massacrés, 1940-
1944, Le Maitron, Notices biographiques, en ligne :
www.maitron.fr.
ECKERT, Hans, Der Gefesselt Hahn, Holsten-Verlag, Hamburg, 1959.
EISMANN, Gaël, Hôtel Majestic. Ordre et sécurité en France occupée
(1940-1944), Tallandier, 2010.
« Espionnage et trahison sous l’Occupation », Visages de l’Ain,
no 26, juillet-août 1966.
FALIGOT, Roger et KROP, Pascal, DST police secrète, Flammarion,
1999.
FALIGOT, Roger et KAUFFER, Rémi, « L’Abwehr dans les maisons
closes », Historia, no 567, mars 1994, p. 14.
—, Le Croissant et la croix gammée, les secrets de l’alliance entre
l’islam et le nazisme d’Hitler à nos jours, Albin Michel, 1990.
—, Histoire mondiale du renseignement, t. I, 1870-1939, Robert
Laffont, 1993.
FONTAINE, Thomas, Déporter : politique de déportation et répression
en France occupée, 1940-1944, thèse en histoire, université
Panthéon-Sorbonne, Paris I, 2013.
FOUCRIER, Jean-Charles, La Guerre des scientifiques, 1939-1945,
Perrin, 2019.
FOURCADE, Marie-Madeleine, L’Arche de Noé, Fayard, 1968.
FRENAY, Henri, La nuit finira. Mémoires de résistance, 1940-1945,
Michalon, 2006.
GRENARD, Fabrice, La Traque des résistants, Tallandier/ministère des
Armées, 2019.
GUÉRIN, Alain, Chronique de la Résistance, Omnibus, 2000.
HEIBER, Helmut, Hitler parle à ses généraux. Comptes rendus
sténographiques des rapports journaliers du quartier général du
Führer, Albin Michel, 1964.
HILBERG, Raul, La Destruction des Juifs d’Europe, Fayard, 1988.
Historia, hors-série, no 26, « La Gestapo en France », 1972.
HÖHNE, Heinz, Canaris, la véritable histoire du chef des
renseignements militaires du IIIe Reich, Balland, 1981.
JEANTET, Gabriel, Pétain contre Hitler, La Table ronde, 1966.
JOSEPH, Gilbert, Fernand de Brinon, l’aristocrate de la
collaboration, Albin Michel, 2002.
KAUFFER, Rémi, Les Hommes du président. Les chefs d’État et leurs
services secrets, Perrin, 2018.
—, Les Grandes Affaires des services secrets, Perrin, 2021.
KERJEAN, Éric, Canaris, le maître espion de Hitler, Perrin, 2012.
KERSAUDY, François, Les Secrets du IIIe Reich, Perrin, « Tempus »,
2015.
—, « Les Allemands attendaient les Alliés dans le Pas-de-Calais »,
Historia, no 89, mai-juin 2004.
KERSHAW, Ian, Hitler, t. I, 1889-1936, Flammarion, 1999.
KESSLER, Roger, Bulletin de l’AASSDN (Amicale des Anciens des
services spéciaux de la Défense nationale), no 106/15.
KOCH-KENT, Henri, « 1940, des archives secrètes tombent aux mains
des Allemands », Bulletin de l’AASDN, no 75.
KROP, Pascal, Les Secrets de l’espionnage français, Payot, 1995.
LARTÉGUY, Jean, et MALOUBIER, Bob, Triple jeu. L’espion Déricourt,
Robert Laffont, 1992.
LEMAY, Benoît, Erwin Rommel, Perrin, 2009.
Le Livre blanc du BCRA, 1re partie, Archives nationales, 2011.
LOMBARD, Maurice, « L’Abwehr à Dijon (1940-1944) »,
communication présentée à l’Académie des sciences, arts et
belles-lettres de Dijon, le 5 mars 1996, Annales de Bourgogne,
no 68, 1996.
MASSON, Philippe, Hitler chef de guerre, Perrin, 2005.
MÉFRET, Jean-Pax, Un flic chez les voyous, le commissaire Blémant,
Pygmalion, 2009.
MIANNAY, Patrice, Dictionnaire des agents doubles dans la
Résistance, Le Cherche Midi, 2005.
MONTAIGU, Ewen, L’homme qui n’existait pas, Julliard, 1954.
MONTETY, Étienne de, Honoré d’Estienne d’Orves, un héros
français, Perrin, « Tempus », 2005.
NAVARRE, Henri, Le Service de renseignements, 1871-1944, Plon,
1978.
NOGUÈRES, Henri, en collaboration avec DEGLIAME-FOUCHÉ, Marcel,
Histoire de la Résistance en France, Robert Laffont, 1981, 5 t.
NOUZILLE, Vincent, L’Espionne. Virginia Hall, une Américaine dans
la guerre, Fayard, 2007.
PAILLOLE, Paul, Notre espion chez Hitler, Robert Laffont, 1985.
—, Services spéciaux (1935-1935), Robert Laffont, 1975.
PAPELEUX, Léon, L’Amiral Canaris entre Franco et Hitler,
Casterman, 1976.
PÉAN, Pierre, Vies et morts de Jean Moulin, Fayard, 1998.
REILE, Oscar, L’Abwehr, le contre-espionnage allemand en France de
1935 à 1945, Éditions France-Empire, 1970.
ROUSSO, Henry, Un château en Allemagne. Sigmaringen 1944-1945,
Fayard, « Pluriel », 2011.
ROY, Alain, Le Cheval à bascule. Mémoire d’un agent double,
Presses de la Cité, 1975.
RYAN, Cornelius, Le jour le plus long (6 juin 1944), Robert Laffont,
1960.
SANDERS, Paul, Histoire du marché noir, 1940-1946, Perrin, 2001.
SIEDENTOPF, Monika, Parachutées en terre ennemie, Perrin, 2008.
SCHELLENBERG, Walter, Le Chef du contre-espionnage nazi, Perrin,
« Tempus », 2022.
VERGEZ-CHAIGNON, Bénédicte, Les Vichysto-résistants de 1940 à nos
jours, Perrin, 2008.
VILLEMAREST, Pierre de, G.R.U., le plus secret des services
soviétiques, 1918-1988, Stock, 1988.
VISTEL, Alban, La Nuit sans ombre, Fayard, 1970.
WIEVIORKA, Olivier, Histoire de la Résistance, 1940-1945, France
Loisirs, 2013.
Remerciements

Ce livre n’aurait pu voir le jour sans la confiance accordée par


Nicolas Gras-Payen puis par Christophe Parry et Marion Bolingue des
éditions Perrin et avec le concours précieux de celles et ceux qui ont
contribué à la mise en forme de ce livre. Qu’ils en soient ici remerciés.
La disponibilité des membres des différents fonds d’archives ou des
différentes bibliothèques auxquels j’ai eu recours a constitué un soutien
appréciable au fil de mes recherches. En particulier le Service historique
de la Défense à Vincennes, ainsi que la bibliothèque militaire de Lyon
(bibliothèque Humbert de Groslée) et son bibliothécaire, Christophe
Chevassus, qui a mis à ma disposition plusieurs ouvrages issus d’un
fonds très riche.
Que soit aussi remercié, affectueusement, pour sa patience, son
concours et tout simplement par sa présence mon entourage familial.
Index

Abetz, Otto 4 51, 54


Ackermann, Peter 221
Agazarian, Jack 285
Albrecht, Berty 1, 251, 323
Alesch, Robert 9, 124, 295-304, 307, 435

Alfa, Michèle 2 307


Aligny, Jean d’ 249
Allister, Mac 318
Ambs, Denis 245
Amourelle, Gaston 52-54
André, Francis, dit « Gueule tordue » 384

Andrieu, Jules 126


Andry, Renée 299
Angrisani, Luigi 117
Asher, Serge, alias « Ravanel » 3 252, 263
Atkins, Vera 414
Aubert, Marc 40-41
Aubin, Aloïs 54
Aubrac, Raymond 5 252-253, 264, 268
Aubry, Henri 254, 264, 267-268
Auriol, Vincent 1, 413, 416, 435
Aveline, Claude 122-123
Bacqué, Robert 306
Bamler, Rudolf 45, 456
Banthmann, Henri 252
Barbie, Klaus 9, 250-251, 255, 259-260, 264-265, 267, 441
Bardet, Roger 12, 13, 14, 25, 26, 27, 28, 9, 275-277, 278-279, 287-291, 304-
306, 318-320, 411-412, 413, 418, 435
Barlier, Maurice 145
Bastien, Lydie 258
Bauer, Robert 53-54
Bazot, Laurent 261-262
Beckett, Samuel 297, 300
Beckmann, Gertrud 105
Bedet, Pierre 239-240
Bégué, Georges 192
Beignier, Pierre 80
Beisel, Wagner 83, 173, 333
Bélard, Mathilde 179, 201, 416
Voir Carré, Mathilde, alias « la Chatte »
Belle, Hélène 80
Bénouville, Pierre Guillain de 257-258, 260, 267
Bentivegni, Franz Eccard von 27, 149, 274, 344, 456
Bernard, Jean-Guy 258
Berne ou Berne-Churchill, Marguerite 325, 331
Bertrand, Gustave 59, 106
Besson, Paul 293
Besson, René 2 35
Béthouart, Antoine 401
Beugras, Albert 5 214-215
Bidault, Georges 316
Bihet-Richou, Madeleine 57
Billon, Claudius 262
Bisson, Marcel 326, 332
Blanche, Henri 407, 410
Bleicher, Hugo 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 30, 31, 32, 43, 44, 45, 9, 180-
182, 184-186, 188-190, 191, 193-197, 201, 207, 225, 271-293, 295, 304-
307, 308, 318-319, 351, 405-413, 414-425,
Blémant, Robert 4, 105-106, 117, 119
Bloch, André 2 192
Bloch, Roland 292
Blomberg, Werner von 23, 55-57
Blum, Léon 53
Bock, Fedor von 50, 65
Bodington, Nicolas 197, 283-287, 289-291, 355
Bodio, Charles 288
Boehm, Paul 333, 440
Boemelburg, Karl 111, 124, 131, 225, 283-284, 286-287, 291, 320, 342
Boitel, Achille 122
Bonhoeffer, Dietrich 205, 341, 393-394
Bonnet, Georges 54
Bonnetin, Jacques 330
Borchers, Erich 5, 6 180, 184-185, 419
Borni, Renée 6, 185-186, 188, 415
Borrel, Andrée 1, 415
Botton, Yves de 380
Bourdet, Claude 259, 450
Boyer, Lucienne 89
Brandl, Hermann, dit « Otto » 9, 48-50, 105, 111, 113, 116-117, 274, 363, 365,
435, 443
Brauchitsch, Walther von 56
Brault, Michel 191-192, 194
Bredow, Ferdinand von 2 17
Brenner, Peter 34-35
Brière, Gérard 228
Brinon, Fernand de 51
Brissaud, André 2 20
Brossolette, Pierre 123, 163, 222
Bruyker, Suzanne de 51
Bucard, Marcel 69-70, 275, 307
Buccholz, Max 369-372
Buckmaster, Maurice 1, 271, 276, 282, 284-285, 291, 413, 415
Bulang, Ehrard 3 75, 414

Bulard, Claude 250


Burgard, Raymond 177
Bürkner, Leopold 27, 457
Buss, Philippe Johann 101-104, 436
Cahen, Geneviève 299
Cammaerts, Francis 280, 285
Canaris, Wilhelm 28, 29, 30, 8, 10-11, 13-27, 29, 40, 45-54, 55, 57, 65-67,
76-78, 81, 83, 87, 91, 97, 104, 110, 126, 129, 147-150, 168-169, 189,
203-204, 219-220, 224, 241, 256, 273, 341, 343-345, 347, 360-361, 363-
364, 370, 393-395, 424, 429, 438, 455
Capron, René 293
Carré, Mathilde, alias « la Chatte » 9, 179-201, 305, 414-416
Carrère, Jean 119
Carudel, Andrew George 407-408, 410
Cassou, Jean 122-123
Castellane, Jehan de 257-258
Cavaillès, Jean 3, 237, 309-311
Chaban-Delmas, Jacques, dit « Chaban » 3, 4, 5 312, 314
Chabot, Claude 139
Chamberlain, Neville 75
Chanel, Gabrielle, dite « Coco Chanel » 362-363
Chapman, Edward, dit « Eddie » 216-219, 439

Chevance-Bertin, Maurice 251


Christmann, Richard 14, 15, 16, 17, 19, 68-73, 75, 88-89, 119-121, 124, 126,
213, 436, 439
Churchill, Peter 75, 98, 279, 284, 288, 290
Churchill, Winston 5, 203, 279, 362-363, 453
Claudius-Petit, Eugène 269
Clech, Marcel 306
Cogny, René 3 318-320,
Cordier, Daniel 1, 4 252-253
Cossé-Brissac, Charles de 244-245
Cottin, Roger 5, 6 194, 198-199
Couiteas, Jean de Faucamberge 369
Cowburn, Benjamin 3 193, 199
Cuvillier, Pierre 172
Czerniawski, Roman 183, 185, 188-190, 192, 351-353, 407, 410, 416
Daladier, Édouard 75
Dansey, Claude 284

Darlan, François 2 224


Darnand, Joseph 401-403
Davies, Arthur Bradley 167, 301-302
Déat, Marcel 122, 452
De Graaff, Antoine 2 269
Deguy, Charles 165

De Jongh, Andrée 124


Dejussieu-Pontcarral, Pierre 311-315,
Delaroche, Philippe 144
Voir Zankovitch
Delarue, Jacques 2, 4, 5 107, 142
Delestraint, Charles 252, 254-255, 260, 263-264, 267
Delétraz, Edmée 250-251
Delfanne, Georges, dit « Masuy » 105-106, 115, 274, 437, 441
Denèque, Marcel 240
Denoyer, Christine 252
Déricourt, Henri 10, 282-287, 288-291, 355
Dernbach, Friedrich 22, 23, 82, 142-143, 145, 226, 234, 343, 347, 367-368,
370-373, 382-384, 385, 389-390, 392, 403
Desmet, Roger 417
Désoubrie, Jacques 122, 124, 175
Devigny, André 248, 250
Devillers, Henri 2, 175, 323
Dewawrin, André, dit « colonel Passy » 5, 7 157-158, 163, 406
Dhont, Jacques 174
Dincklage, Hans Günther 362
Doering, Karl 124
Dohnanyi, Hans von 205, 341, 457
Donet, Frédéric 406-409
Donovan, William 394
Doornick, Jan 145
Doriot, Jacques 4, 7, 214, 239, 275, 452

Doudot, Joseph 35, 38


Doussot, Lucien 5, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 260-263, 264-265, 325,
329, 332, 437
Dreyfus, Marcel 2 262
Dubois, Hélène 380-381
Dubos, François 249
Duclos, Jacques 170

Duclos, Maurice 158, 164-166


Dugoujon, Frédéric 264-265, 268-269
Dumoulins, Jeannette 207
Dungler, Paul 5 368, 371-372
Dunker, Ernst 2 251
Dunoyer de Segonzac, Pierre 4 318-319
Dussauze, Élisabeth 174-177

Dussauze, Paul 174, 176-177


Dutheil de la Rochère, Maurice 122, 124
Eckert, Heinz 3, 187, 207, 305, 373-392,
Ehinger, Otto 2, 83, 243, 335, 343, 347, 440
Einem, Reissa von 4 53-54
Eschig, Fred 82, 184, 186-187, 418
Estienne d’Orves, Honoré d’ 140-142, 143-145, 165, 367
Étasse, Marcel 405-407
Eychenne, Mauricette 3 247, 259
Eyreau, Lucien 173
Faivre, Charles 3 375-376
Falkenhayn, Erich von 15
Fallot, Bernard 114-118, 306-307, 437
Farjon, Roland 2 319
Faye, Léon 321-322, 324-325, 329-331, 334
Feldmann, Adolf von 6, 90-93, 98, 126, 215, 234, 256, 340, 343-344, 347,
354, 412-413, 417, 438
Felfe, Heinz 1, 5 422-423
Feltesse, Lucien 165
Ferrières, Gabrielle 310
Ferrières, Marcel 310
Filoche, Bernard 309
Folmer, Andreas 17, 18, 19, 20, 9, 46-47, 61, 127-128, 129-133, 135-136, 139,
151-156, 161-163, 165-167, 172, 223, 399, 438
Fontaine, Thomas 1, 2, 3, 5, 6, 8 221, 342
Fontès, André 71
Forceville, Jean de 43-44
Forcinal, Albert Louis 310
Fossati, François 2 215
Fouquet, Maurice 252
Fourcade, Marie-Madeleine 8, 9, 320-322, 324, 330, 334, 440
Fourcaud, Pierre 158, 160, 163-164
Frager, Henri 26 9, 272, 277-282, 285, 287-291, 411-413

Franco, Francisco 5, 10, 22, 26, 55, 76, 147-148, 150


Franquinet, Agnès 310-311,
Frenay, Henri 4, 5, 166, 174-175, 251, 257, 322, 403, 450
Friedmann, Stephan 39
Fritsch, Werner von 55-57
Froehlich, Frédéric 403
Frogé, Georges 39
Fuchs, Fritz 296, 365
Führel, Joseph 172
Gabcik, Jozef 205
Gabison, André 128-129, 133
Gaessler, Alfred 141, 143-145, 165
Gamelin, Maurice 74-75
Garrow, Ian 2 139
Garthe, Friedrich Alfred, alias « Arnold » 67, 342, 364-365, 367, 369, 403, 438
Gastaldo, Joseph 255
Gaulle, Charles de 6, 11, 18 11, 140, 152, 156-157, 252, 257, 259, 268, 317,
368-369, 401-403
Gautier, Rogatien, dit « Roddy » 406, 408-409
Gaveau, Albert 122-123, 424
Gehlen, Reinhard 421-423, 430, 439
Gehre, Ludwig 393-394
Geissler, Hugo 333
Gempp, Friedrich 17
Georges, Pierre, alias « colonel Fabien » 168
Gessmann, Wilhelm 38-39, 151-154, 155, 160
Giering, Karl 169
Gilbert 282, 287, 355
Voir Déricourt
Gillet, Andrée 69
Girard, André 4 143, 272, 278
Giraud, Henri 11, 257, 334, 368-371, 390, 401-402
Gisevius, Hans Bernd 56
Giskes, Hermann 6, 71-72, 126, 213, 347, 430, 438-439, 442
Gleichauf, Albert 83, 243, 347, 439-440
Goering, Hermann 6, 54-55, 60, 76, 98, 169
Goetz, Josef 318
Goleniewski, Michel 423
Golitsyne, Anatoli 423
Gombart, Friedrich 36, 39, 43-44, 153
Goubeau, Robert 1, 4 305, 373
Greiner, Philip 86
Greiser, Arthur 33
Grimmeiss, Maximilian 45
Gröning, Stephan von 217, 219, 439
Guédon, Robert 166, 175-176, 297
Guichou, Robert 242
Guignard, René 43-44
Guillermin, Henri 262
Hall, Virginia 3, 197, 226, 300-304
Hansen, Georg Alexander 11, 343-346, 361, 365, 370, 393, 455
Hardy, René 252, 254, 258-260, 264, 266-268
Harriman, Averell 203
Harris, Tomas 350-351
Hautechaud, Paul 292-293
Hegener, Karl 235-236, 238-239

Hego, Raymond 252


Heidschuh, Johan 234-235
Heinemann, Erich 233
Herbinger, Pierre-Jean 405-410
Héricault, Daniel 2 123
Hettiger, Claire, alias « Dany » 9, 10, 11, 12, 13, 14 378-381, 382, 384-386
Heurtaux, Alfred 166
Heydrich, Reinhard 11, 21, 10-11, 19, 23-25, 45, 76-77, 204-206, 219, 266,
453
Hildebrand, Ernst 209-210, 347
Himmler, Heinrich 12, 7, 10-11, 19, 23, 25, 219-220, 365, 428, 452, 454
Hindenburg, Paul von 13, 15, 102
Hingray, Jacques 417
Hippel, Theodor von 396
Hirsch, Leo 54
Hitler, Adolf 16, 27, 28, 38, 79, 80, 8, 10-11, 16, 18-20, 23-26, 30, 36, 51,
55, 57, 60, 66, 75-76, 78, 84, 89, 97-98, 147-150, 169, 181, 204-206,
211-212, 219-220, 231, 234, 276, 286, 337-338, 340-341, 343, 345, 351,
359-360, 364-366, 371-372, 377, 393-394, 421-422
Hitter, François 248-249
Hofacker, Cäsar von 366
Höhne, Heinz 1, 3, 4, 5 220
Höpflinger, Josef 238
Hossbach, Friedrich 56
Huberty, Paul 35
Huet, Paul 122
Hugenberg, Alfred 16
Hulf, Wilhelm 347
Humbert, Agnès 3 122-123
Ingrand, Henry 175-176
Ironside, Edmund 75
Ithier, Georges 126
Itkine, Sylvain 379-380
Jacobs, Léon 136-140, 155, 222, 425

Jacobson, Anne-Marie 108


Jäger, Willy 182
James, Eilen 272
Jeantet, Gabriel 6, 7 368-369, 371-372
Jodl, Alfred 345, 371
Jouffret, Claude 3, 4 198
Jouvenel, Bertrand de 3 51
Kaffke, Erwin 75
Kaltenbrunner, Ernst 5, 6, 7, 10, 253, 266, 347
Kaufmann, Édouard 324, 333
Keitel, Wilhelm 56, 173, 211, 221, 345, 370-371
Kergorlay, Alain de 2 272
Kessler, Roger 8, 9 382-383, 385, 388-391

Kieffer, Hans 79, 222, 226, 250, 254-256, 291, 319-320, 326, 342
Kiffer, Robert 9, 14 179, 184, 207, 279, 291-292, 304-305, 413
Klein, Walter 262
Knab, Werner 371-372
Knochen, Helmut 78, 221, 318, 342
Koenig, Albert 35
Konig 443
Voir Stahlmann
Kopkow, Horst 169
Kramer, Eugen 13, 14, 15, 152, 154, 160, 245-248, 249-250, 254-256, 265,
320, 326, 329, 332, 335, 440
Krauss, Stanislas 39
Kreutz Graf, Alexander von (Kreutz, Alexander von, dit « Graf Kreutz ») 7, 72, 120-
121, 125-126, 215, 256-257, 413, 440, 442
Kriegel, Maurice 253
Kubis, Jan 205
Kühlenthal, Karl-Erich 349-350
Labayle, Pierre 249
Lacaze, Albert 264, 268-269
Lacoste, Robert 309
Lafont, Henri 110-111
Lahousen, Erwin 27, 57, 150, 456
Lambert, Jacques 165, 297, 332
Langevin, Paul 2 121
Larat, Bruno 4 264, 268-269
Lassagne, André 3 264, 268
Laurent, Suzanne 4, 5, 6, 181-182, 412-413, 416-419,

Laval, Pierre 3, 4, 5 222, 224


Le Berquier, Robert 374
Le Can, Jean 2 214
Lecompte-Boinet, Jacques 175, 297
Ledebur, Joseph von 361-363
Legrand, Jacques 296-302
Leigh, Vera 1, 415
Leissner, Wilhelm 211
Leloup, Charles 307
Lemeur, Émile 179, 184
Lemoin, André 207
Lemoine, Rudolf 79, 273, 443
Voir aussi Stahlmann, Rudolf
Leprince, Jacques 141
Le Rolland, Pierre 176
Lewitsky, Anatole 121, 123, 126
Leyerer, Wilhelm 66
Leynaud, René 3 379-380
Liebknecht, Karl 22

Lien, Jean-Paul 15, 16, 320-325, 326-331, 333, 335, 440


Ligne, Charles de 133-136,
Linsmayer, Max 33
Liss, Ulrich 74
Lopez, Francis 89
Loustaunau-Lacau, Georges 321
Lucchesi, Hyacinthe 308, 403
Ludendorff, Erich 13, 15
Luig, Franz 238
Luxembourg, Rosa 22
Maetschke, Hans 235, 238
Maindreville, Maurice 316
Maistre, François-Xavier de 292-293
Marcel, Halbout 165
Marchal, François-Marie 252
Marcheret d’Eu, Guy de 81
Marette, Henri 272-275, 443
Marnac, Léo 34, 279, 424
Marsac, André 272, 275-276, 279, 282

Martin-Chauffier, Jean 2 332


Martinez-Picabia, Gabrielle 296
Martin, Frédéric 112, 114, 443
Voir Mérode, Rudy de
Martin, Robert 293
Martin, William 338

Marty, Georges 140-141


Masurel, Antoine 408
Masuy, Henri 115-116, 274-275, 279, 306-307
Voir aussi Delfanne
Mayer, Egon 236, 238, 240
Mayr, Karl 16
Meissner, Hans 82, 142

Mendelshon, Dominique 2 228


Ménétrel, Bernard 257-258, 368
Menzies, Stuart 284
Méric, Lucien 281, 291
Merk, Kurt 83, 243-244, 320, 323-326, 331, 333, 335, 347, 440-442
Merlen, Charles 244
Mérode, Rudy de 308, 403, 441, 443

Meusburger, Louis 2 373


Meyer-Detring, Wilhelm 366
Meyer, Helmuth 357
Mirow, Kurt 94
Misselwitz, Ernst 222
Mitterrand, François 421

Modiano, Albert 128


Modiano, Patrick 2 128
Monniez, Gaston 244-245
Montagu, Ewen 338
Moog, Robert 16, 17, 18, 28, 247-248, 250-251, 253-255, 259-260, 270, 320,
325, 329-332, 335, 437
Morandat, Roger 252

Morin, André 1, 2, 3, 325, 328-330, 332


Morin, François 175, 253
Morisse, Jeanine 249
Moser, Alfons 167
Moulin, Jean 1, 252, 257, 259, 263-264, 267-269, 316, 437, 447

Mühler, Rolf 2 229


Mulleman, John 165
Müller, Josef 77-78
Multon, Jean 251, 253-254, 265-266
Murphy, Robert 208
Mussolini, Benito 148, 337

Naumann, Fritz 238


Navarre, Henri 3, 4 29, 40
Neubauer, Hermann 314, 317
Neurath, Konstantin von 55-56
Nicolai, Walter 13-27, 431
Noël, André Francis 174-177
Nordmann, Léon-Maurice 123, 126
Noske, Gustav 22
Oberg, Karl 221, 449
Oddon, Yvonne 3 121, 123
Oster, Hans 27, 56, 66, 77-78, 93, 205, 360, 393-394, 457
Oswald, Lydia 42-44,
Paillole, Paul 3, 7, 8, 10 39, 60, 117, 153, 382

Paneyko, Basil 131-132


Pannwitz, Heinz 169
Parodi, René 176
Patzig, Konrad 15-18, 19, 23, 30
Payen, Louis 322
Peck, Marcel 258-259, 262
Péron, Alfred 297, 300
Pertschuk, Maurice 249
Pétain, Philippe 257, 368, 371-372
Petit, Marcel 249
Pfannestiel, Hubert 238
Pfeiffer, Erich 93, 97, 224, 362
Picabia, Jeannine 302-304, 435

Piekenbrock, Hans 5, 27, 45, 81, 148, 344, 455


Piepe, Heinz 168, 171
Pineau, Christian 309
Pironneau, Roger 165
Planchon, Madeleine 332
Poignant, Madeleine 69

Poirier, Julien 54
Ponchel, Voltaire 421, 424
Pons, Sjoerd 94, 96
Pöschl, Robert 364-365
Poulard, Paul 331
Preucil, Augustin 3 138
Pujol, Garcia Juan, alias « Garbo » 12, 348-351,
Pusback, Hans 142
Queyrat, Henri 2, 215, 442
Radecke, Wilhelm 110-111
Raeder, Erich 23, 56
Rahn, Rudolf 3, 4 222, 224
Rauschning, Hermann 33

Ravanel, Serge 1
Voir Asher, Serge, alias « Ravanel »
Reile, Oscar 12, 13, 14, 15, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 100, 108, 109, 110,
111, 112, 117, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 154,
9, 29, 31-35, 46, 61, 63-66, 68, 73-76, 78, 81, 86, 88, 91-92, 99, 111,
119, 125, 127, 130-133, 136-137, 150-156, 160-161, 167-173, 185, 189-
190, 213-215, 222-225, 234, 256, 270, 273, 275, 296, 342, 344, 346,
351-356, 362, 365, 398, 401-405, 414-425, 429-430, 436, 442
Reiser, Heinrich 169, 171
Renault, Gilbert, dit « Rémy » 10, 157-161, 163-164, 166, 188
Reynaud, Paul 75
Ribbentrop, Joachim von 51, 56
Richard, Raymond 256-257, 258-259, 442
Riess, Curt 2, 3, 4 86

Rivet, Paul 121, 123


Rivez, Andrée 244, 323, 442
Rivière, Gabriel 325
Roatta, Mario 55
Robinson, Henri 171
Rochat, Claude 2 263

Rodriguez, Ferdinand 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14 326-330, 333


Rohleder, Joachim 76-79, 189, 274, 356, 430
Romans-Petit, Henri 375, 377
Römmele, Erwin 235, 238-239
Rommel, Erwin 1, 5 358-359
Ronceray, Maurice 173
Roussel, Suzanne 297
Rousset, Jean 300-301, 303
Rudellat, Yvonne 415
Rudolph, Friedrich 12, 24, 8, 48-50, 65-67, 76, 87, 99, 107-108, 171, 224,
273, 308, 339, 342, 344, 361-366, 398-401, 438
Rundstedt, Gert von 4 64, 81, 358
Ryan, Cornelius 2 357
Sack, Karl 393-394

Saget, André 281


Sainteny, Jean 325
Salmuth, Hans von 3 234, 357
Sansom, Odette 279, 288, 290
Saumande, René 5, 6, 7, 8, 9, 10, 15 245, 247, 260, 265, 325, 329-330, 332
Schaeffer, Karl 1, 2, 296, 301, 305, 308, 343, 406, 410, 442

Schellenberg, Walter 7 11, 220, 345-346, 362-363


Schleicher, Kurt von 2 18
Schmidt, Hans-Thilo 4, 5, 58-61, 79, 244
Schmidt, Rudolf, lieutenant-colonel 58
Schmitt, Louis 254, 256, 308, 403
Schmitz, Hans 68, 135, 176, 224-225
Schulze-Boysen, Harro 169
Schuschnigg, Kurt von 57
Schwantes, Günther 17
Schwarzfeld, Émile 264, 268
Seiler, Richard 2, 3 286
Sénéchal, René 126

Servaes, Karl 82
Sieburg, Friedrich 52
Siegrist, Lucien Ernest, ou Sigrist 321-322, 324, 327
Silbermann, Herbert 2 119
Simonnet, Alice 2 126
Sivadon, Jeanne 174, 176
Sneyers, Jean-Philippe 324-326, 328-329, 333
Solidor, Suzy 89
Speidel, Hans 358
Stahlmann, Rudolf 78, 273-274, 443
Staline, Joseph 203
Stauffenberg, Claus von 360
Stoecklin, Max 48-50, 111, 443

Stonehouse, Brian 4, 5 226-228


Stoven, Charles 408-409
Stoven, Michel 408-409
Streif, Erwin 236, 239
Stroheim, Erich von 321
Stülpnagel, Karl-Heinrich von 366
Stülpnagel, Otto von 81, 135
Suttill, Francis 2 285
Szkolnikoff, Michel 128
Tabet, Francis 1, 373
Thellier, Paul 242
Théobald, Jean-Louis 255
Thomas, Émile 380-381
Thomazon, Gilbert 297, 299-300
Thümmel, Paul 206
Tillion, Germaine 122, 124, 295-304, 435
Topp, Friedrich 236
Touny, Alfred 237
Trepper, Leopold 2 170

Turing, Alan 60
Unterberg, Fritz 40-41, 369-371
Urraca, Manolo 130-131
Vallet, François 7
Voir Raymond Aubrac
Vallette d’Osia, Jean 2 281
Van de Casteele, Jean 9, 48-50, 114-118, 307-320, 403, 417, 443
Van den Brouck, Abdon 241
Van den Kieboom, Charles Albert 3 94, 96
Van Dest, Maurice 11, 12, 13 312, 314-317
Van Houten, Gédéon 113
Vannuchi, Dante 46, 127-128
Vérines, Jean 165

Verloop, Cornelius 240


Verneuil, Roger, alias « colonel Lafont » 382-387, 388, 390, 421
Vildé, Boris 121, 123, 126
Villeneuve, Alain de 331
Villiers, Suzanne 114
Vistel, Alban 2 381
Vomécourt, Philippe de 226, 302
Vomécourt, Pierre de 8 157, 159, 191-201, 226, 298-299
Waag, Alexander 67, 344
Waldberg, Rudolf 3, 4, 5 94, 96
Walter, Pierre 126
Weber, Fritz 102
Wedepohl, Edgar 241
Weygand, Maxime 75, 371
Wichmann, Herbert 93, 97
Wiegand, George 75, 273, 398, 443
Wieviorka, Olivier 1, 3, 5, 7 122, 162, 270
William, Martin 338
Winkler, Käthe 3 404-405

Wolters, Léon 194, 198


Zankovitch 144
Zarembski, Wincenty 182-183
Suivez toute l’actualité des Éditions Perrin sur
www.editions-perrin.fr

Nous suivre sur

Vous aimerez peut-être aussi