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Couverture :
Soldat de la Wehrmacht dans le centre de renseignements d’un grand bunker du Westwall, avril
1940.
© akg-images/Sammlung Berliner Verlag/Archiv
EAN : 978-2-262-10362-0
Du même auteur
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Introduction
Canaris, l'insaisissable
8 - 1942 : quand les services secrets de l'état-major allemand perdent leur puissance
Le service de Canaris dans l'œil du cyclone
L'Abwehr se restructure fin 1942
9 - 1943 : une nouvelle Abwehr plus efficace ?
L'ange gardien des V1 d'Arras
Remerciements
Index
Introduction
D N P
Né en 1873, formé à l’Académie de guerre de Prusse de 1901 à 1904,
Walter Nicolai a intégré l’état-major général de l’armée allemande en
1912. Sa position à la tête du III b a été renforcée grâce au soutien de
deux chefs militaires : le maréchal Paul von Hindenburg et le général
Erich Ludendorff. Nicolai s’est distingué plus particulièrement dans la
manipulation d’agents en matière politique et dans la guerre
psychologique. La manœuvre, orchestrée par le III b et consistant à
favoriser le retour en Russie des responsables bolcheviques, Lénine en
tête, a contribué à la désorganisation et au désengagement de ce pays
dans sa lutte aux côtés des Alliés.
Mais dans l’évolution de la guerre à l’Ouest, les talents de Nicolai
n’ont pas suffi à favoriser les plans allemands – Verdun étant la parfaite
illustration des résultats en demi-teinte obtenus. En effet, si le général
von Falkenhayn – qui a cumulé les fonctions de ministre de la Guerre et
de chef d’état-major – disposait de bons renseignements sur le
désarmement des forts et la réduction des garnisons adverses, la
mauvaise estimation de la situation militaire et du moral français – jugés
de manière trop optimiste par les agents allemands – fut lourde de
conséquences dans le déclenchement de cette bataille à outrance. Le III b
n’a également sans doute pas mesuré à temps l’importance de l’emploi
des tanks côté allié, qui entrèrent vite dans la bataille. Dès lors, il devint
nécessaire de restructurer les services de renseignement.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le colonel Nicolai
n’occupe plus qu’une place de consultant à la tête des nouvelles
structures des services secrets allemands. Sans doute ses nombreuses
activités parallèles – notamment au sein du Parti populaire national
allemand (national-monarchiste et conservateur), bientôt dirigé par le
magnat Alfred Hugenberg, futur partenaire de Hitler – l’en ont-elles
détourné 1.
Pendant ce temps, sur le terrain, faute de structures bien établies, on
s’essaie à l’application de bonnes vieilles méthodes en recrutant des
indicateurs. Il s’agit notamment pour la Reichswehr de former des cadres
susceptibles d’enrayer la diffusion d’idées progressistes parmi les
troupes en ces lendemains troublés. C’est dans ce contexte qu’un certain
Adolf Hitler, qui vit encore à Munich aux crochets de l’armée, est
remarqué par le capitaine Karl Mayr, du service de renseignement du
commandement militaire de Bavière. Ce dernier le recrute alors comme
agent d’infiltration en juin 1919. Cela permet au petit caporal d’établir
ses premiers contacts avec un minuscule parti dont il prend bientôt la
tête…
Parallèlement, au plus haut niveau, à Berlin, il revient au major
Friedrich Gempp de réunir des officiers d’active – en particulier des
anciens membres du III b qui ont été mis en disponibilité – et d’œuvrer à
la constitution d’un nouveau service. Il a été formé à bonne école,
puisqu’il a été l’adjoint de Nicolai. C’est lui qui porte en quelque sorte
sur les fonts baptismaux l’Amt Auslandsnachrichten und Abwehr
(Service de renseignement extérieur et de défense), en s’installant dans la
capitale allemande, au 72-76 Tirpitzufer, au début de l’année 1921.
Progressivement, bénéficiant d’une stabilisation de la vie politique et
économique du pays, ainsi que de l’expérience dans la lutte contre
l’agitation révolutionnaire, une structure se rapprochant de celle de
services secrets est élaborée. Reposant sur des effectifs plus nombreux,
trois branches essentielles sont ainsi créées : Abwehr I (renseignement) ;
Abwehr II (chiffrage et écoutes radio) ; Abwehr III (contre-espionnage).
Toutes dépendent du ministère de la Défense.
L’Abwehr continue ainsi à s’étoffer et à élargir ses compétences à un
rythme régulier. Alors que Gempp quitte ses fonctions en juin 1927, son
successeur, le lieutenant-colonel Günther Schwantes, poursuit pendant
deux ans le travail amorcé. Il intègre même la section renseignement de
la Reichsmarine à l’Abwehr en 1928. Il quitte à son tour son poste en
juin 1929, et c’est le major général Ferdinand von Bredow qui lui
succède. Celui-ci appartient à une famille de la noblesse du
Brandebourg, où l’on privilégie la carrière militaire. Respectant la
tradition, il intègre une académie militaire de 1912 à 1914 et, pendant la
Première Guerre mondiale, il participe en tant qu’officier aux combats
sur le sol français. Après la fin du conflit, il entre dans la nouvelle armée
allemande, la Reichswehr, puis dans l’Abwehr en 1925, dont il prend les
commandes quatre ans plus tard. Mais l’homme a d’autres ambitions.
Ainsi, Bredow fait le choix de la politique en devenant en mai 1932 chef
de cabinet au ministère de l’Armée du général von Schleicher, qui ne
tarde pas à devenir un rival d’un certain Adolf Hitler dans la course au
pouvoir. Il doit donc la même année céder sa place à la direction de
l’Abwehr au capitaine de vaisseau Conrad Patzig 2.
L’A ’
Canaris, l’insaisissable
Depuis sa disparition tragique en 1945, le personnage n’a cessé
d’alimenter des commentaires dignes d’un roman d’espionnage. L’un de
ses premiers biographes français, André Brissaud, souligne que « selon
les auteurs, Canaris apparaît tantôt comme un nationaliste antinazi, tantôt
comme un patriote anticommuniste moins opposé aux buts hitlériens
qu’aux méthodes employées ; tantôt encore comme un vrai renard, passé
maître en l’art du double jeu, à la fois serviteur de Hitler et conspirateur
contre lui, victime à la fin de ses propres machinations […]. Quoi qu’il
en soit, le mystère plane toujours sur la vraie personnalité de l’amiral
Canaris 5 ». Il est vrai que la description de l’amiral Canaris peut paraître
déroutante : « Au premier abord, le personnage n’a rien
d’impressionnant : à quarante-huit ans, ce petit homme de 1,60 mètre a
déjà la chevelure blanche d’un sexagénaire, le regard bleu rêveur d’un
philosophe, un train de vie des plus modestes, de vagues nostalgies
monarchistes, de profondes convictions religieuses teintées de
mysticisme, un amour immodéré des chiens et des chevaux, une grande
réserve naturelle et des ambitions restreintes à une fin de carrière paisible
en tant que commandant de la forteresse de Swinemünde. Pourtant, il
accepte de relever le défi 6. » Le défi en question est la prise en main de
l’Abwehr sous le régime nazi.
S III R
Progressivement, la situation militaire de Canaris évolue. Nommé
premier officier à bord du navire de ligne cuirassé Schlesien en
juin 1928, il est promu capitaine de frégate en 1929. En 1930, on lui
offre le poste de chef d’état-major des bases de la mer du Nord et, en
décembre 1932, Canaris revient – cette fois, en tant que commandant – à
bord du Schlesien. Cependant, à l’orée de 1933, les événements se
précipitent en Allemagne avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Au sein de
l’Abwehr, le courant ne passe plus guère entre son chef, Patzig, et les
responsables nazis : surtout Himmler (nommé chef des SS en 1929, chef
de la Gestapo en 1934, puis chef suprême de la police en 1936) et
Heydrich (alors à la tête du service de renseignement du parti, le futur
Sicherheitsdienst, SD).
Il faudrait donc placer à ce poste quelqu’un qui soit apte à composer
avec ces derniers. Puisque l’Abwehr est jusqu’à présent entre les mains
de marins, l’amiral Raeder, commandant en chef de la Reichsmarine,
pressé de trouver un nouveau responsable par le ministre de la
Reichswehr, le général von Blomberg (qui est soucieux de ne pas
déplaire au nouveau pouvoir), finit par se convaincre que Canaris est le
meilleur candidat. Celui-ci est donc nommé chef de l’Abwehr en
janvier 1935.
Outre les qualités qu’il a montrées aussi bien dans la marine que dans
le domaine du renseignement, l’homme dispose d’une solide culture – il
maîtrise plusieurs langues –, et il est doté d’un sens de la diplomatie qu’il
a prouvé en bien des pays. Tout cela joue en sa faveur. Autre avantage, il
a eu sous ses ordres, alors qu’il était commandant en second du croiseur
Berlin, un jeune enseigne de vaisseau avec lequel il a entretenu de
bonnes relations : Reinhard Heydrich. Ce dernier a d’ailleurs ensuite
suivi un mauvais chemin en étant exclu de la marine, probablement pour
une affaire de mœurs… Mais en gravissant les échelons de l’univers SS
et en devenant en 1939 le chef du RSHA, Heydrich confirmera sa
position de dangereux rival 7…
Une question reste entière : quels sentiments éprouve Canaris pour le
nazisme et, plus particulièrement, pour la personne du Führer ? Il s’avère
qu’il n’a pas véritablement d’a priori au sujet du nouveau pouvoir, en
tout cas rien qui justifierait de refuser le commandement de l’Abwehr, un
poste clé à n’en pas douter. Il décide donc de s’aligner sur les objectifs
qui lui sont fixés.
Avec le rétablissement de la conscription, la création des nouvelles
forces armées – la Reichswehr devenant la Wehrmacht en 1935 – et la
mise en place du programme de réarmement (en violation des
dispositions du traité de Versailles), l’Abwehr se doit de développer ses
structures, notamment l’Abwehr III (contre-espionnage), pour contrer
d’éventuelles intrusions des services secrets adverses. Canaris fait
adopter, en même temps, de strictes mesures de sécurité, soutenues par
une intense propagande axée sur la fidélité à la patrie auprès des forces
armées, afin d’éviter de possibles fuites ou trahisons. Il bénéficie pour
cela d’une totale confiance des principaux chefs militaires ; Hitler n’a
qu’à se féliciter d’une telle situation.
Quand il est nommé en janvier 1935, Canaris accepte donc de jouer
le jeu du IIIe Reich, les premiers contacts avec Hitler étant empreints
d’une sorte de respect mutuel, même si les deux hommes sont d’un
caractère et d’une formation totalement opposés. Ils partagent toutefois
un certain goût du secret, de la dissimulation, de la manipulation, de
fausse empathie, et possèdent de réelles capacités de mystification envers
leurs interlocuteurs. Par ailleurs, son entente avec Heydrich, dont la
brutalité de comportement tranche avec l’apparente finesse de l’amiral, si
elle est constamment accompagnée d’arrière-pensées et de méfiance,
confirme que Canaris n’éprouve pas de réticence à servir le national-
socialisme.
Dès le 17 janvier 1935, un accord est conclu entre l’Abwehr, la
Gestapo et le SD. S’il est fragile, comme tout document écrit, Canaris
peut toutefois s’estimer satisfait, car il établit la prépondérance de ses
services sur l’espionnage, le contre-espionnage, et le SD surtout (ce qui
est important car, à partir de 1935, Himmler et Heydrich affichent leur
volonté d’en faire un instrument efficace de renseignement extérieur, le
SD Ausland, pour défier l’Abwehr…).
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Au cours des années 1930, le jeu des services secrets est de plus en
plus serré, car les Allemands parviennent progressivement à obtenir des
informations assez détaillées sur les quelque 128 fonctionnaires de la
Surveillance du territoire (ST) française qui vient d’être réorganisée.
Pendant ce temps, dans le camp d’en face, on en apprend beaucoup
sur l’effort de pénétration allemand en suivant un officier du contre-
espionnage : Oscar Reile. Ce dernier, qui agit sous l’identité d’un
paisible commerçant, occupe une place importante dans le dispositif mis
en place par l’Abwehr en France.
Oscar Reile est né le 3 décembre 1896, à Strutzfon, en Prusse-
Occidentale. Fils de fermier, d’une famille descendant de colons souabes
émigrés en Prusse au XVIIIe siècle, il suit des études au lycée de
Graudenz, mais la guerre qui éclate l’incite à se porter volontaire, et il est
affecté au 129e régiment d’infanterie de cette ville. Nommé sergent en
1915, il obtient le grade de lieutenant deux ans plus tard. Sa conduite au
combat – il est blessé à deux reprises – lui vaut en avril 1917 la croix de
fer de 2e classe. Mais sept mois plus tard, près de Cambrai, il est fait
prisonnier par les Anglais. Quand Reile est libéré en novembre 1919, il
rentre travailler dans la propriété paternelle à Strutzfon, mais
apparemment sans goût pour le travail de la terre.
Ainsi, en janvier 1921, Reile intègre la police criminelle de Dantzig,
où il franchit plusieurs échelons pour en devenir le chef en 1933.
L’avènement du nazisme ne semble pas favoriser sa carrière, puisqu’en
juillet 1934 il déclare avoir été congédié de la police par le sénateur de
Dantzig Greiser. Les SS l’auraient signalé comme un individu aux idées
conservatrices, voire hostiles au parti nazi. La vérité est bien différente,
puisque Reile a adhéré au parti nazi en mars 1933. Ainsi, il a été
probablement victime de luttes d’influence entre différents potentats
nazis : Max Linsmayer, Hermann Rauschning et Arthur Greiser, dont il
n’avait vraisemblablement pas partagé les vues… Quoi de plus normal,
donc, que de travestir les faits à son avantage pour celui qui va bientôt
s’employer à manipuler les autres ?
En octobre 1934, Reile quitte la police et rejoint l’armée allemande,
plus exactement l’Abwehr, en étant intégré à l’Ast de Kassel. Il est vrai
qu’il possède une certaine expérience en matière d’espionnage, puisqu’il
a travaillé, au lendemain de la Première Guerre mondiale, en Prusse, sans
affectation déclarée à ses supérieurs de la criminelle, avec un officier de
renseignement du nom de Walter Weiss. Voilà qui explique peut-être que
ses capacités soient rapidement reconnues par l’Abwehr. En effet, il est
promu capitaine en 1935 et envoyé en avril 1936 au poste de Trèves
comme membre du bureau III F, qui dépend de la IIIe section militaire
installée à Wiesbaden. Il travaille alors en symbiose avec le major
Steffan, qui a en charge la surveillance des « ennemis potentiels » de
l’Allemagne – la France en particulier. Celle-ci est aussi une cible pour
Reile (même si ce dernier confiera dans ses mémoires qu’on lui attribua
des missions en rapport avec le service secret britannique).
De la faiblesse à la méfiance :
la France au cœur des années 1930
Au début de 1936, les premières tensions apparaissent entre la France
et l’Allemagne. En effet, une menace se précise : les Allemands étudient
la possibilité de réoccuper la zone rhénane démilitarisée pour rétablir la
souveraineté du Reich sur la frontière occidentale et continuer à
transgresser les dispositions du traité de Versailles. Côté français, les
hommes du renseignement ont fait une bonne recrue en la personne d’un
anonyme sujet autrichien, un certain Fritz R., né à Graz en 1898. Ce
dernier est bientôt en mesure de prendre contact avec l’Abwehr, à
laquelle il propose ses services. Convaincant, il parvient à se faire
recruter par l’Ast de Lindau où agit l’Oberstleutnant Friedrich Gombart,
un vieux de la vieille des services allemands puisqu’il est né en 1877.
Cela ne l’empêche pas d’être berné par Fritz R., alias « Florimond ». Les
renseignements que l’Autrichien communique jusqu’au début de l’année
1936 ne laissent guère de doute sur les intentions d’Hitler. Il est même
chargé par l’Abwehr de missions en Alsace pour déceler d’éventuels
mouvements de troupes françaises qui pourraient annoncer une riposte à
la réoccupation de la Rhénanie. Toutes ces informations sont
évidemment transmises aux plus hautes autorités militaires en France,
mais visiblement, ces éléments n’ont guère secoué l’inertie dominante.
Côté allemand, contrairement à ce que l’on écrit souvent, « non
seulement l’opération ordonnée par Hitler ne s’est pas effectuée contre la
volonté de ses chefs militaires, ainsi que le souligne Benoît Lemay, mais
ceux-ci la réclamaient depuis la fin de 1933. Pour l’armée allemande, la
réoccupation militaire de la Rhénanie était un élément essentiel des plans
de réarmement, mis en place en décembre 1933, et de la défense sur le
front occidental. Cependant, pour des raisons logistiques et par crainte
d’une réaction brutale de la France, ses dirigeants insistaient pour que la
réoccupation prît au départ une allure symbolique et fût limitée à trois
bataillons 6 ».
Mais pour la France, il apparaît que « l’idée d’envoyer rapidement en
Rhénanie un corps expéditionnaire français, même sous une forme plus
ou moins symbolique, est chimérique ». De toute façon, cette opération,
qui peut être considérée comme « une prise de gage », comporte trop de
risques de déboucher sur une guerre totale qui serait amorcée dans de
mauvaises conditions, ainsi que l’affirme une réunion du Conseil
supérieur de la guerre français du 28 mars 1936 7. Une fois encore est
évoquée la crainte d’une contre-offensive isolée qui pourrait mettre la
France en position d’agresseur. C’est une situation paradoxale dans la
mesure où l’action allemande a bafoué une nouvelle fois le traité de
Versailles – même si l’on doit admettre les graves imperfections de ce
dernier –, et celle-ci finit pourtant par être considérée non pas comme un
casus belli, mais plutôt comme une action réparatrice 8. La décision
politique française ne va évidemment pas à l’encontre de ce piètre
constat militaire… Mais la faiblesse de la France face à la
remilitarisation de la Rhénanie en mars 1936 n’est que le premier acte
d’une longue pièce.
L F :
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On ne peut ignorer les réussites du contre-espionnage français aux
dépens des Allemands. Henri Navarre, dans son ouvrage sur le service de
renseignement, cite des chiffres d’arrestations d’espions – il est vrai, de
plus ou moins gros calibre – qui vont de 35 en 1935 à « plus de 300 pour
les cinq premiers mois de 1939 ». Quelques-unes ne passent pas
inaperçues.
Ainsi de l’enseigne de vaisseau Marc Aubert, qui est cueilli à bord du
contre-torpilleur Vauquelin de l’escadre de la Méditerranée en
septembre 1938.
Tout commence en ce printemps 1937 à l’ambassade d’Allemagne à
Paris, où se présente un Français qui se déclare aspirant de la marine
française et se dit prêt à travailler pour le Reich. Vérification faite sur
l’identité du personnage, le dossier est transmis en haut lieu et se
retrouve sur le bureau de Canaris. L’amiral décide alors de mettre le
poste de l’Abwehr de Brême sur le coup. En octobre 1937, un homme
qualifié (un connaisseur de l’arme navale, le lieutenant de vaisseau Fritz
Unterberg, alias « Gibhardt » ou « Gibbahrt ») est désigné pour établir le
contact.
Ce dernier s’avère fructueux, mais le véritable mobile de la trahison
est mis au jour : une amante. Gibhardt constate en effet que Marc
Aubert, officier de la marine française, s’il transmet effectivement des
informations de valeur (des documents d’ordre technique sur la flotte de
guerre, des rapports secrets, etc.), agit toujours en présence d’une femme
– sa maîtresse –, une Française aux goûts de luxe, à laquelle d’ailleurs
sont remis les « honoraires » élevés de cette forfaiture. Aubert va jusqu’à
livrer le code chiffré de la marine française, ce qui met les Allemands en
capacité de percer les échanges entre les navires de la Royale et
l’Amirauté. L’Abwehr n’a qu’à se louer des services du Français, lequel
est finalement démasqué. Le contre-espionnage français passe à l’action,
réussissant à exploiter l’origine d’un courrier intercepté par l’Intelligence
Service (IS). Après plusieurs recoupements, l’identité de l’espion est
révélée. Fin septembre 1938, tandis qu’il est de garde à bord du contre-
torpilleur Vauquelin, Aubert est discrètement arrêté. Sur sa table se
trouve la copie d’un code de chiffrement qu’il était en train de rédiger
pour transmission à l’Abwehr…
Toutefois, l’histoire va plus loin et le 2e Bureau décide alors
d’exploiter la situation à son avantage en forçant Aubert à continuer de
transmettre à l’Abwehr, pendant trois mois, mais de fausses
informations. Ce classique retournement deviendra dans les mois et les
années à suivre un sport très prisé des services de renseignement…
Quant à Aubert, espion trop faible envers la gent féminine, il paie au prix
fort sa trahison, puisqu’il tombe sous le coup d’une nouvelle loi
punissant de la peine capitale les auteurs de tels forfaits. Il est exécuté
dans les fossés du fort de Malbousquet le 6 mai 1939…
D’autres affaires témoignent des plans de l’Abwehr déployés en
France que les services français s’efforcent de contrecarrer. Dans le
courant de l’année 1939, un certain Masson, un officier de réserve
français qui opère à partir de la Belgique, proposant des renseignements
sur l’aviation, est piégé grâce à une infiltration au sein du poste de
Stuttgart. Il est finalement interpellé au cours d’une mission qu’il
effectue à Tunis en août 1939. Dans le même temps, c’est un élément du
poste SR de l’Abwehr de Munster, le capitaine Schultze, qui est attiré
dans un guet-apens. Son arrestation entraîne la révélation de bon nombre
de contacts du renseignement allemand 9.
L O , M H ?
L’ ’A F
En revanche, sur le terrain, avant même que les hostilités ne se
déclenchent entre les puissances européennes, se profilent déjà des
figures qui, dans le monde secret de l’espionnage, vont vite se distinguer.
André (ou Andreas) Folmer, né le 15 août 1902 à Luxembourg,
décide de s’engager dans l’armée belge, après avoir suivi des cours à
l’École industrielle et commerciale de sa ville natale jusqu’en
octobre 1919. Son but est d’obtenir la nationalité belge, mais malgré
quatorze ans de service (dont sept au Congo) et un grade de sous-officier,
il n’obtient pas satisfaction. Sans situation, il se lance dans des affaires
qui tournent mal. Il finit donc par accepter la proposition d’une de ses
relations, un certain Kariger, qui lui propose de travailler pour le
2e Bureau belge. Folmer entame alors une nouvelle carrière et révèle ses
talents lorsqu’on lui demande de prendre des photographies, au
Luxembourg, des fortifications sur la frontière allemande, et d’autres
missions d’investigation en Allemagne. Cependant, en juin 1939, un
différend – peut-être lié au refus d’une « promotion » qui lui aurait été
promise – lui fait changer de patron…
Grâce au dénommé Vannuchi, un de ses amis et ancien complice
dans de précédentes affaires d’argent fort suspectes, de nouvelles
perspectives s’offrent à Folmer : travailler pour les services secrets de
l’état-major allemand. Autrement dit, pour l’Abwehr. Folmer ne tarde
pas à rencontrer le responsable de l’antenne de Trèves, le lieutenant-
colonel Reile, lequel semble séduit par le personnage. Il n’aura pas à le
regretter. Reile le citera même à de nombreuses reprises, à la fin de la
guerre, lors de ses « entretiens » avec les services spéciaux français. Il en
donne un portrait presque intimiste dans ses mémoires publiés en 1962.
« Andreas Folmer, surnommé Pat, haut de 1,90 mètre, svelte, vigoureux,
les cheveux noirs, des yeux sombres et perçants. Il m’était alors
directement subordonné comme Sonderführer, et, à cause de son rôle à
Paris, il sortait toujours en civil. C’était un citoyen luxembourgeois
d’origine allemande. Il avait servi pendant plusieurs années au Congo,
dans l’armée belge, puis fait son chemin dans le monde comme
marchand. Envers ses subordonnés, il se comportait tel un adjudant dans
une cour de caserne, ne souffrant aucune contradiction ; il possédait
cependant un cœur d’or qui ne s’ouvrait qu’à ses amis intimes. Il était
aussi assez cultivé, parlait le français comme l’allemand et s’exprimait
sans difficulté en anglais. Je faisais partie de ses amis. Nous nous
entendions très bien et avions effectué ensemble plusieurs opérations 10. »
Et lorsque l’on cernera sa personnalité après la guerre, on écrira
qu’Andreas Folmer « [possédait] toutes les qualités nécessaires pour
réussir dans le travail d’agent. Ses connaissances militaires (quatorze ans
dans l’armée belge), des langues étrangères (dues à son origine
luxembourgeoise), son flair, son tempérament de domination, plein de
ressources, décision rapide, son habileté et, dans certaines circonstances,
sa brutalité en ont fait un des agents les plus précieux de
l’Abwehr III 11 ».
V C ,S ,B ,R …
L «5 » ’
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En ces années 1930, la pénétration allemande dans la société
française n’est pas seulement le fait de l’Abwehr et de ses agents.
L’Allemagne pratique également, dans le même but, la propagande.
Celle-ci doit beaucoup à Otto Abetz, l’homme de Joachim
von Ribbentrop, qui a d’abord été conseiller officieux d’Hitler pour les
Affaires étrangères, ambassadeur à Londres en 1936 avant de devenir
ministre des Affaires étrangères en 1938.
Abetz est le représentant idéal pour entretenir en France l’illusion
d’une entente avec l’Allemagne nazie, en s’entourant de nombreuses
personnalités françaises. Il se déclare volontiers pacifiste et amoureux de
la France – il est par ailleurs marié à une Française, Suzanne de Bruyker,
qui lui a été présentée par Bertrand de Jouvenel. Ce dernier (journaliste,
écrivain mais aussi économiste) est un partisan déterminé de la
réconciliation franco-allemande. Il est l’auteur, en février 1936, d’une
interview d’Adolf Hitler demeurée célèbre, pour le journal Paris-Midi,
dans laquelle le Führer fait mention de ses intentions pacifistes. Il est
également membre d’une officine au sein de laquelle des hommes de
renom (pacifistes sincères) se mêlent à des admirateurs du IIIe Reich : le
Comité France-Allemagne. Le comte Fernand de Brinon, futur chantre
de la Collaboration, en est l’une des figures 13. Jouvenel fonde également
le Cercle du grand Pavois, qui veut renforcer l’action du Comité France-
Allemagne. Parmi ses membres, se trouvent des « gens titrés », mais
surtout des agents allemands, tels que le comte von Toggenburg –
journaliste d’origine autrichienne soupçonné d’être un agent de la
Gestapo – et Friedrich Sieburg – correspondant du Frankfurter Zeitung à
Paris, et surtout auteur du livre à succès traduit en 1930 : Dieu est-il
français ?.
Ainsi, la 5e colonne 14 utilise des personnalités recrutées dans tous les
milieux, y compris sur la gauche de l’échiquier politique. L’affaire
Amourelle est sans doute celle qui illustre le mieux cette situation.
« Dans le courant d’avril 1938, résumera un rapport de police, l’attention
a été attirée sur M. Amourelle Gaston, sténodactylographe rouleur à la
Questure du Sénat, militant de la Fédération de la Seine du parti SFIO et
connu pour sa participation à l’activité des éléments extrémistes de ce
groupement dont le chef était M. Marceau Pivert. L’information précisait
qu’Amourelle avait conçu le projet de lancer un journal qui s’intitulerait
La Carmagnole et qu’il se préoccupait d’obtenir des Allemands une
avance de fonds fixée à 10 millions qui lui permettrait de lancer son
journal. M. Amourelle comptait intéresser les Allemands d’autant plus
que le programme qu’il se proposait de donner à son organe comportait
notamment une attitude nette en ce qui concernait la Défense nationale,
c’est-à-dire une affirmation plus vigoureuse de l’antimilitarisme, allant
jusqu’au refus de répondre à l’ordre de mobilisation 15. »
La position d’Amourelle n’est pas négligeable pour les Allemands :
« Dans le courant de l’année 1938, il fut nommé secrétaire-rédacteur-
sténographe au Sénat sur les interventions de MM. Blum et Bouisson, ce
dernier alors président de la Chambre des députés. Peu de temps avant
les hostilités de 1939, les commissions de l’armée de la Chambre des
députés et du Sénat se réunirent en commission secrète au palais du
Luxembourg. Amourelle avait été chargé de sténographier, sous la foi du
serment, les débats secrets des deux commissions. Par la suite, on apprit
qu’il avait gardé une copie intégrale de ce rapport qui intéressait la
Défense nationale et qu’il était sur le point de vendre cette pièce à
l’Allemagne. Comme prix de ses services, il devait toucher la somme de
400 000 francs 16. »
Plusieurs autres personnages gravitent autour du sténographe du
Sénat : « Deux intermédiaires de M. Amourelle tentèrent à diverses
reprises d’être reçus à l’ambassade d’Allemagne et effectuèrent un
voyage à Amsterdam et à Bruxelles, mais sans résultat. Un troisième
intermédiaire, le sujet tchécoslovaque Bauer Robert, réussit à s’entretenir
du projet Amourelle, à Berlin et à Dresde avec la baronne von Einem,
dont l’activité très suspecte avait attiré l’attention en France et en
Angleterre. En décembre 1938, il fut établi que la baronne von Einem,
qui faisait de fréquents séjours dans notre pays, était plus spécialement
chargée par les services de M. Goering de recruter des personnalités de
premier plan du journalisme et de la politique qui consentiraient, contre
des rémunérations importantes, à servir les desseins du Reich sous une
forme à déterminer. »
La baronne, qui travaille en liaison avec Otto Abetz, a aussi ses
entrées chez l’épouse du ministre des Affaires étrangères français,
Georges Bonnet. « On apprenait à la même époque qu’un nommé Hirsch
Léo, ex-Autrichien, était le démarcheur de la baronne von Einem. Hirsch
s’intéressa au projet Amourelle avec Bauer et s’il ne parvint pas à faire
aboutir complètement ce projet, il réussit à corrompre MM. Aubin et
Poirier, respectivement chef du service des informations au journal Le
Temps et l’autre, administrateur du journal Le Figaro 17. »
Fin juin 1939, alors qu’Otto Abetz, malgré les réticences du
gouvernement, est enfin expulsé de France pour espionnage, Amourelle
est arrêté. Il sera fusillé le 22 juin 1940, jour de la signature de
l’armistice.
Parmi ses complices, Aubin sera condamné à dix ans de travaux
forcés, et Poirier succombera à une crise cardiaque en prison après avoir
avoué qu’il travaillait pour l’Abwehr. La baronne von Einem, ayant pris
soin de regagner précipitamment l’Allemagne, sera rattrapée après
guerre par la justice.
Mais peu après, l’Abwehr est ébranlée par les réactions que suscite le
développement des plans d’Hitler. En effet, en novembre 1937, celui-ci
dévoile ses projets d’expansion au cours d’une réunion où sont présents
Konstantin von Neurath, ministre des Affaires étrangères, Werner
von Blomberg, ministre de la Guerre, Werner von Fritsch, commandant
en chef de la Wehrmacht, Hermann Göring, commandant en chef de la
Luftwaffe, et Erich Raeder, commandant en chef de la Kriegsmarine.
L’aide de camp de Hitler, le lieutenant-colonel Friedrich Hossbach, prend
des notes et son compte rendu (le « protocole Hossbach ») va rapidement
devenir la preuve des intentions belliqueuses et préméditées du dictateur.
Pour ce dernier, l’espace vital indispensable passe par la conquête de
territoires à l’Est avec, en priorité, deux premières cibles désignées :
l’Autriche et la Tchécoslovaquie. Hitler ne prévoit pas de réaction de la
part de la France et de l’Angleterre, mais estime le déclenchement d’un
conflit inévitable à partir de 1943 – date à laquelle les armées du Reich
seront prêtes. Au moins trois des membres de cette réunion expriment
leurs réserves : Neurath, Blomberg et Fritsch, ce qui provoque leur
exclusion. Neurath est remplacé par le très dévoué Ribbentrop aux
Affaires étrangères et les deux militaires sont victimes de sombres
machinations entraînant leur limogeage : Blomberg est mis en cause pour
son mariage avec une ancienne prostituée et Fritsch est accusé du péché
mortel d’homosexualité. C’est l’occasion pour Hitler de mettre les chefs
de l’armée à sa botte, en remplaçant le ministère de la Guerre par
l’Oberkommando der Wehrmacht (OKW) qui coiffe les trois armes avec
Wilhelm Keitel à sa tête, et en nommant Walther von Brauchitsch
responsable des forces armées terrestres (OKH). Canaris, lui, n’a pas été
convié à cette réunion de novembre. Les plans du Führer mènent à la
guerre, ce qu’il désapprouve intérieurement, mais il ne fait rien pour s’y
opposer.
Le 26 janvier 1938, Canaris reçoit la visite de deux membres de
l’Abwehr : Hans Oster, le chef de la section centrale, et Hans Gisevius,
d’abord membre de la Gestapo puis recruté par l’Abwehr, qui font figure
d’opposants à Hitler. Ils révèlent à leur chef le coup monté contre
Blomberg et Fritsch, et considèrent qu’il faut agir contre le régime.
Cependant, le chef de l’Abwehr repousse toute idée de cette nature. Sans
toutefois s’opposer véritablement à ce projet, il préfère « leur proposer
ses services pour mieux les contrer 18 ». Toute l’ambiguïté du personnage
apparaît alors : certes il porte un jugement défavorable sur les
manigances d’Hitler, mais son but premier étant de servir, lorsqu’il s’agit
de préparer l’Anschluss, il accepte sans rechigner de mettre en place les
manœuvres contre le gouvernement du chancelier Schuschnigg…
Après l’annexion de l’Autriche en mars 1938, les services secrets
autrichiens sont absorbés par l’Allemagne. Un personnage central, Erwin
Lahousen, le chef du contre-espionnage autrichien, rejoint alors
l’Abwehr. À cette époque, Lahousen – qui deviendra un des proches de
Canaris – est en contact avec une Française, Madeleine Bihet-Richou,
professeure de langue et de civilisation françaises. Dès lors, à sa
demande, elle établit une série de rapports qui constituent, pour le
2e Bureau français (dont elle est l’agent), une source importante
d’information, baptisée « source MAD ». Lahousen, qui compte bientôt
dans le cercle des opposants de l’Abwehr à Hitler, fera au procès de
Nuremberg une déposition qui enrichira avec beaucoup de complaisance
le rôle de Canaris dans la résistance au nazisme…
H -T S :
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Pour l’heure, chacun des futurs adversaires fourbit ses armes dans la
guerre secrète. On marque encore des points côté français avec une
source assez remarquable : Hans-Thilo Schmidt, personnage certes
vénal, grand séducteur et coureur de jupons, toujours à court d’argent,
mais qui n’en devient pas moins, à partir de 1931, l’un des meilleurs
agents allemands du SR (service de renseignement) français.
Employé au Service du chiffre allemand, il transmet des documents
relatifs à la machine d’encodage Enigma, utilisée par les armées du
IIIe Reich pour transmettre leurs messages. Il décroche son poste grâce à
son frère, dont il ne cessera d’exploiter la position au sein des armées du
Reich, en pillant ses secrets et en trahissant sa confiance : « Le
lieutenant-colonel Rudolf Schmidt, brillant officier d’état-major et chef
de la Chiffrierstelle de 1925 à 1928, très attiré par l’arme blindée dont il
deviendra général de panzers […] s’est servi de son rang pour faire
entrer son frère dans la Chiffrierstelle. Fonctionnaire confortablement
installé, marié et père de famille, Hans-Thilo Schmidt ne se satisfait pas
pour autant de son sort. Il aspire en effet à retrouver l’aisance de son
enfance, et possède deux passions : les beaux vêtements et les femmes.
Des centres d’intérêt assurément plaisants, mais aussi passablement
onéreux. Et Schmidt n’a pas les moyens de ses désirs. Moins patriote
qu’hédoniste, il décide de verser dans la trahison rémunérée 19. »
Le 1er juillet 1931, Hans-Thilo Schmidt adresse un message depuis
Prague au 75 de la rue de l’Université à Paris, une annexe anonyme du
ministère de la Guerre français. « Je suis en mesure, écrit-il, de négocier
dix documents de la plus haute importance. Afin de vous convaincre du
sérieux de mon offre, je vous donne ci-après quelques références. Vos
spécialistes sauront ce qu’elles valent. Veuillez me répondre avant le
1er octobre 1931 à l’adresse ci-après : Hans-Thilo Schmidt, 2
Kaufhausgasse – Basel – Suisse. Sans réponse et passé cette date, je
m’adresserai ailleurs. Si vous me donnez un rendez-vous, faites en sorte
que ce soit un dimanche et de préférence en Belgique ou en Hollande à
proximité de la frontière allemande. » Il ajoute la précision suivante sur
deux documents qu’il est en mesure de communiquer : « Les notices
d’utilisation et de chiffrement de la machine à chiffrer, en service depuis
le 1er juin 1930 20. »
La machine en question s’appelle Enigma. Ainsi, outre les
informations qu’il communique sur le réarmement de l’Allemagne et ses
plans de conquête, Hans-Thilo Schmidt transmet des renseignements qui
permettront de reconstituer cette machine à chiffrer, donnant naissance à
l’une des plus grandes aventures secrètes de la Seconde Guerre
mondiale. Le haut commandement et le gouvernement français, jusqu’à
la déclaration de guerre, n’exploiteront pas ces précieuses informations.
Le SR français, grâce au capitaine Gustave Bertrand, du 2e Bureau,
finit néanmoins par communiquer ces renseignements techniques aux
services polonais (beaucoup plus avancés en ce domaine) qui, à cette
époque, sont à la pointe du déchiffrement. C’est ainsi qu’ils réalisent
en 1933 une reproduction de la machine Enigma. Puis aux compétences
polonaises s’ajoutent celles, décisives, des Anglais, grâce à un génie en
la matière : Alan Turing. Ce logicien et mathématicien concevra une
nouvelle machine automatique capable de déchiffrer les messages
allemands…
Hans-Thilo Schmidt (l’agent « H.E. », ou « Asche », alias
« Source D ») est aussi précieux dans d’autres domaines. Il se sert, on l’a
vu, de son frère le général Schmidt, spécialiste de l’arme blindée, mais
également de son poste au Forschungsamt, qu’il occupe à partir de 1937,
pour collecter des informations sur les projets d’expansion – ou
d’agression – territoriale envisagés par le Führer et les communiquer aux
services français. Dépendant du ministère de l’Air d’Hermann Goering,
ce service parallèle est spécialisé dans les écoutes téléphoniques, les
interceptions de communications, la pose de micros sur différents lieux
« sensibles », l’ouverture du courrier, etc. Paul Paillole expliquera même
que grâce à cet important informateur les services secrets français
avaient eu connaissance du projet d’invasion de la Pologne à la fin du
mois d’août 1939 : « Nous l’avons su un mois à l’avance 21. » De même,
des éléments de première main sur la manœuvre allemande envisagée
pour envahir la France en 1940 ont pu être transmis. Cependant, dans
l’ensemble, le pouvoir politique, comme souvent dans ce genre de cas,
est demeuré très sceptique face à de telles révélations…
L’invasion de la Tchécoslovaquie le 15 mars 1939 ne laisse plus
guère de doute sur l’insatiabilité d’Hitler. On le sait d’ailleurs fort bien à
l’Abwehr, au sein de laquelle des mesures sont adoptées courant
mai 1939 en vue d’une prévisible et prochaine déflagration. Oscar Reile
est convoqué à Berlin. Il doit renforcer ses équipes de VM, en France en
particulier, mais il compte bien aussi s’appuyer sur des hommes qui ont
déjà fait leurs preuves, comme Andreas Folmer. De plus, à la veille du
déclenchement du second conflit mondial, l’Abwehr est une force non
négligeable : elle est composée d’environ 400 officiers et de quelque
30 000 « correspondants » et « intermédiaires ». Au cours de la guerre,
son appareil et ses méthodes vont même s’exporter dans les pays vaincus
et occupés – France comprise. En 1939, l’Abwehr est donc prête à entrer
en scène.
Cela tombe bien car, le 1er septembre, l’invasion de la Pologne
entraîne le déclenchement de la guerre avec l’Angleterre et la France et,
le mois suivant, l’Abwehr reçoit de nouvelles missions. Reile est placé à
la tête d’un commando rattaché à l’état-major du 12e corps d’armée
installé à Wiesbaden. Plusieurs objectifs sont alors fixés, notamment
l’établissement de listes d’agents ennemis opérant sur le territoire
français. En accompagnant les troupes d’occupation, il s’agit de
recueillir un maximum d’informations sur les forces adverses ;
d’intercepter ou de saisir si possible des ordres ou des plans des états-
majors alliés ; de protéger les unités allemandes d’éventuelles incursions
d’agents ennemis, de sabotages ou d’attaques surprises ; de mettre la
main sur les documents des services secrets français pour permettre de
démasquer leurs agents ; et enfin de délivrer des VM détenus dans les
prisons françaises. Ce programme, certes chargé, se peaufine au cours
des longs mois d’attente de la drôle de guerre. Mais le 10 mai 1940,
l’orage éclate soudainement…
1. Henri Navarre, Le Service de renseignements, 1871-1944, Plon, 1978, p. 27.
2. Oscar Reile, L’Abwehr, le contre-espionnage allemand en France de 1935 à 1945,
Éditions France-Empire, 1970, p. 31.
3. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
4. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 40-41.
5. Libéré de la centrale de Clairvaux par l’Abwehr en 1940, Besson poursuivra sa sinistre
besogne en participant à de nombreuses arrestations de résistants. Démasqué seulement en
1952, il sera condamné à mort et exécuté trois ans plus tard.
6. Benoît Lemay, « La remilitarisation de la Rhénanie en 1936 : une réévaluation du rôle
des généraux allemands (1933-1936) », Guerres mondiales et conflits contemporains,
no 224, 2006/4, p. 35-46.
7. Conseil supérieur de la guerre, réunion du 28 mars 1936, Service historique de la
Défense, cote 1 N 36.
8. Il est vrai qu’Hitler a pris la peine d’annoncer au Reichstag, pour faire pièce à l’image de
briseur de traités et de fauteur de troubles que certains lui accolaient, une série de
propositions de paix, de pactes de non-agression avec la Belgique et la France et autant de
mesures apaisantes dont il savait pertinemment qu’elles ne seraient jamais reçues…
L’essentiel était de se montrer fin diplomate après l’épreuve de force et, vis-à-vis de
beaucoup d’Allemands, le dictateur apparaissait désormais comme l’homme providentiel et
infaillible. Ce qui, du coup, lui renvoyait une image qui ne manquerait pas d’influer sur son
comportement futur, finissant de le convaincre qu’un « destin mystique l’unissait au peuple
allemand ». (Cf. Ian Kershaw, Hitler, t. I, 1889-1936, Flammarion, 1999).
9. Henri Navarre, Le Service de renseignements, 1871-1944, op. cit.
10. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
11. Dossier Andreas Folmer, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9
11796.
12. Dossier Léopold Van de Casteele, archives du Service historique de la Défense, cote GR
28 P 9 12104.
13. Bertrand de Jouvenel démissionnera cependant, comme quelques autres, du Comité
France-Allemagne en octobre 1938, pour marquer sa désapprobation après les accords de
Munich qui livrent les Sudètes à Hitler.
14. L’expression, qui désigne un ou plusieurs traîtres infiltrés à l’intérieur d’un pays ou
d’une armée, destinés à en saper les fondements au profit d’une autre partie, a pour origine
la guerre civile espagnole. En juillet 1936, les troupes nationalistes des généraux Franco et
Mola convergent vers Madrid, réparties en quatre colonnes. Lors d’une émission
radiophonique, le général Emilio Mola évoque une 5e colonne qui se tiendrait prête à agir à
l’intérieur de Madrid au milieu des partisans du camp républicain. Cette astuce de
propagande avait pour objectif de semer le désordre, la suspicion et la panique dans le camp
des républicains espagnols. Malgré tout, le siège de Madrid échouera, mais dans les esprits
la 5e colonne désignera désormais cette nouvelle mouture du cheval de Troie.
15. Rapports d’enquête, datés des 2 et 3 mai 1940. Cités par Jacky Tronel, Jean Amourelle,
condamné à la peine de mort pour trahison, billet du blog sur l’histoire pénitentiaire et la
justice militaire.
16. Extraits des rapports de police des 2 et 3 mai 1940, du 6 juin 1947, préfecture de police
de Paris, dans le dossier Einem. Cités par Jacky Tronel, ibid.
17. Ibid.
18. Éric Kerjean, Canaris, le maître espion de Hitler, Perrin, 2012, p. 87.
19. Jean-Charles Foucrier, La Guerre des scientifiques, 1939-1945, Perrin, 2019, p. 189.
20. Paul Paillole, Notre espion chez Hitler, Robert Laffont, 1985, p. 27.
21. Ibid., p. 145.
3
Oscar Reile est sans doute surmené en ce début du mois de mai 1940.
En tout cas, il confiera plus tard avoir obtenu, dans l’après-midi du 7, de
la part de l’officier dont il dépendait alors dans le cadre des opérations
d’invasion, le major von Uckermann (le chef du 2e bureau de la
16e armée), une courte permission. Mais le moment était vraiment mal
choisi. Dans la journée du 9, un de ses officiers vint à lui et l’informa
qu’il devait regagner Trèves d’urgence pour prendre la tête du
commando dont il avait la charge depuis octobre dernier. « Trois autres
devaient opérer au nord de nous, relatera Reile. J’avais l’ordre de
franchir la Moselle et la Sauer avec les avant-gardes de la 16e armée.
D’après les instructions reçues, je déduisis qu’elle constituait l’aile sud
des forces d’attaque et devait protéger leur flanc 1. »
L’objectif confié à Reile est commun à d’autres commandos de
l’Abwehr. Dans un pays devenant théâtre d’opérations, l’Ast et ses
antennes ne peuvent se déplacer en même temps que le front, et les civils
ne peuvent travailler sous les ordres de chefs de troupes combattantes.
Aussi, pendant les opérations – et quand elles sont sur le point de se
produire –, l’Abwehr utilise des formations mobiles militarisées. Celles-
ci, destinées à recueillir des informations immédiatement exploitables
par le commandement, sont calquées sur l’organisation centrale de
l’Abwehr et identifiées par un numéro qui indique notamment la section
de l’Abwehr dont elles dépendent et, par conséquent, leurs missions.
En dehors du renseignement en pays étranger, les commandos de la
section I doivent recruter des agents, des radios, des passeurs de ligne,
mais aussi interroger les civils et les déserteurs, et étudier les documents
saisis. Les commandos de la section II, outre le sabotage, doivent
provoquer des défections dans les lignes alliées et lutter contre
d’éventuelles infiltrations d’ennemis à l’intérieur des lignes allemandes.
Quant aux commandos de la section III, outre le contre-espionnage, ils
doivent contrôler la sécurité radio, assurer la censure des lettres et des
publications, réprimer le bavardage imprudent et veiller à la sécurité des
documents. La mobilité et la souplesse étant les clés de ce système, les
unités ont le pouvoir d’agir de façon autonome dans une zone donnée.
Dès le 10 mai, premier jour de l’offensive et fin de la drôle de guerre,
le commando de Reile entre à Luxembourg. Son périple s’effectue dans
le sillage de la 16e armée du général Busch, intégrée au groupe
d’armées A sous les ordres du général von Rundstedt. Il incombe à ce
dernier de mener l’offensive principale à travers l’Ardenne pour percer le
front français sur Sedan et poursuivre en direction de la basse Somme,
afin de prendre à revers les armées alliées imprudemment montées en
Belgique.
F R L
… ’A
Dans Paris, Oscar Reile a fait, selon ses dires, une riche moisson. Sa
tournée aux ministères des Affaires étrangères et de la Guerre, ainsi qu’à
la préfecture de police, aurait été fructueuse : « À de rares exceptions
près, tous les bureaux étaient ouverts ; les archives étaient restées en
place. La garde demeurait très faible ; on pouvait craindre que les
documents fussent volés ou brûlés. Il fallait faire venir au plus vite des
unités de l’Abwehr. » D’autant que parviennent bientôt « les archives du
ministère de la Guerre, découvertes dans le train près d’Orléans 8 ».
Sans doute Reile fait-il allusion à la saisie de documents qui a eu lieu
bien plus au sud d’Orléans, à La Charité-sur-Loire, en juin 1940. Il s’agit
en fait « de nombreux dossiers secrets du grand quartier général français.
On crut longtemps qu’il s’agissait des archives du 2e Bureau. L’affaire
fut exploitée à fond par la propagande hitlérienne […]. D’après le major
général Ulrich Liss, qui centralisait les renseignements pour le Haut
Commandement de l’armée allemande (OKH), le butin n’avait pas une
valeur immédiate pour la conduite de la guerre. Il comportait cependant
des aspects politiques compromettants pour certains pays, comme la
Suisse, qui avait signé secrètement avec la France une convention
militaire dirigée contre le IIIe Reich 9. »
La découverte, fortuite, dans deux wagons de marchandises d’un
train bloqué et abandonné en gare de La Charité-sur-Loire, concerne bien
les archives secrètes du général chef d’état-major de la Défense
nationale, Gamelin. « Elles sont entassées dans un fatras indescriptible,
parmi des objets hétéroclites. Bouteilles de vin, aliments divers,
machines à écrire, téléscripteurs, matériel de téléphone, appareils de
projection, films ultrasecrets, vêtements militaires, le tout avait été fourré
pêle-mêle dans les wagons, en même temps que les dossiers. Pêchant
dans le tas des documents, les Allemands poussent des cris de surprise
quand ils tombent sur des pièces officielles qui portent les signatures de
contemporains illustres. Il s’agit d’une véritable collection d’autographes
de personnalités alliées, civiles et militaires, comme Churchill,
Chamberlain, Daladier, Gamelin, Ironside, Reynaud et Weygand. Les
papiers sont souvent souillés par des taches de confiture ou de
moutarde 10. »
Le major Kaffke, officier de l’Abwehr – attaché à l’état-major de la
2e armée allemande et établi depuis le 14 juin 1940 à Clamecy – est
chargé de recueillir ces dossiers, qui partent ensuite via Paris, par avion,
jusqu’au quartier général de l’armée de terre (OKH), où séjourne Hitler.
Pour dépouiller ces archives découvertes à La Charité-sur-Loire, le
Hauptmann Wiegand, adjoint de Reile, dirige les opérations avec un
autre officier, le capitaine Bulang, qui forme une équipe assez
importante. On y trouve notamment celui qui devient bientôt le
Sonderführer K. Christmann (un grade civil de l’armée allemande
équivalant à celui de capitaine). Reile estime que la lecture des
documents a permis de démasquer des agents ou des traîtres, après avoir
adressé les renseignements obtenus à la section III de l’Abwehr à
Berlin 11. Cette saisie apporte, en effet, certaines révélations qui
remontent au plus haut niveau côté allemand et font naître une grande
effervescence. Toutefois, si a priori ces documents semblent être
d’importance plus politique ou diplomatique que stratégique – de toute
façon, sur le terrain, la victoire allemande est chose acquise –, et s’ils ne
semblent pas contenir des archives du 2e Bureau et des services spéciaux,
il n’en va pas de même, selon les dires de Reile, pour d’autres saisies
faites par l’Abwehr au siège de la Sûreté, 11 rue des Saussaies.
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Parallèlement à cette exploitation des archives de La Charité-sur-
Loire, une autre affaire débute, à partir du 28 juillet 1940, quand le
colonel Rohleder débarque à l’hôtel Lutetia à Paris. L’homme a la
quarantaine, possède une solide expérience des services spéciaux et a
notamment exercé ses talents lors de la guerre civile espagnole, dans le
cadre de la légion Condor, qui matérialisait sur le terrain le soutien
allemand à Franco. Canaris, satisfait de ses services, lui confie en cet été
1940 une mission très particulière : identifier le traître qui circule dans
les rangs du Reich. Pour qu’elle puisse être menée à bien, le 28 juillet,
donc, devant le colonel Rudolph, Reile et évidemment Rohleder, le chef
de l’Abwehr évoque la réunion du 16 juin précédent à la chancellerie du
Reich.
Ce jour-là, le Führer était de très mauvaise humeur, en dépit de
l’avancée foudroyante et victorieuse que réalisaient ses armées en
France. Face à lui se trouvait l’amiral Canaris, mais aussi Hermann
Goering et Reinhard Heydrich, le chef SS de l’Office central de la
sécurité du Reich (RSHA) – qui entretenait alors avec le chef de
l’Abwehr des relations suivies mais empreintes de défiance. Devant ces
hommes, Hitler jeta sur la table des feuilles qui contenaient la
transcription d’écoutes téléphoniques effectuées par le Forschungsamt,
l’office (ou Bureau de recherche) créé par Goering en avril 1933, placé
sous son autorité et celle de la Luftwaffe, les « grandes oreilles » du
IIIe Reich. Ces interceptions téléphoniques avaient alors révélé
d’étonnants éléments. « Il y a un traître chez nous ! », éclata le Führer.
En effet, des diplomates étrangers (hollandais et belges, en particulier)
avaient été mis au courant du plan d’attaque allemand à l’Ouest ainsi que
de la date de l’offensive du mois de mai. Ce genre d’informations ne
pouvait avoir été transmis que par quelqu’un de très haut placé. Ainsi,
Hitler exigea que l’on remontât à la source pour démasquer le ou les
traîtres et les mettre hors d’état de nuire, quel que fût leur rang.
À vrai dire, Canaris était déjà au courant de certaines fuites
concernant la date de l’offensive allemande sur la France, la Belgique et
les Pays-Bas, et en avait finalement appris l’origine. En effet, le 3 mai,
en provenance du Vatican, un télégramme adressé aux nonces de
Bruxelles et de La Haye avait annoncé une attaque imminente, qui avait
eu lieu effectivement le 10. Ces informations avaient été communiquées
aux gouvernements concernés qui, échaudés par plusieurs fausses alertes,
n’en avaient malheureusement pas tenu compte. Canaris avait découvert
qu’elles provenaient du Dr Josef Müller, un agent envoyé à Rome par
l’Abwehr, mais qui servait aussi de relais entre le Vatican et les officiers
allemands hostiles au régime nazi, parmi lesquels figurait l’un des
adjoints du chef de l’Abwehr : Hans Oster. Canaris avait alors convoqué
Müller et avait évidemment été consterné par ces révélations.
Mais bien qu’il désapprouvât la conduite de Müller et d’Oster, il
choisit de couvrir ses hommes afin de sauver l’honneur de sa maison –
qui était évidemment en jeu. Le risque d’être pris était d’autant plus
grand que Heydrich, de son côté, menait sa propre enquête sur les fuites.
Heureusement, celui-ci était convaincu que les archives saisies à Paris
permettraient d’identifier le traître qui avait mis Hitler dans tous ses
états. La piste française fut donc suivie, au grand soulagement de Canaris
et sur ordre de Heydrich. Un commando spécial du RSHA sous les
ordres d’Helmuth Knochen, qui avait été installé à Paris, entame ses
propres recherches. Canaris, de son côté, choisit évidemment de confier
l’enquête à l’un de ses hommes, le lieutenant-colonel Joachim Rohleder,
et l’encouragea à exploiter le plus d’éléments possible côté français et à
se détourner de la piste de l’Abwehr. Dès le 28 juillet, on décida donc de
dépouiller les archives saisies et, le 15 août, Canaris se rendit à Paris
pour appuyer la mission dont était investi Rohleder.
Malheureusement pour le chef de l’Abwehr, le colonel n’eut guère de
mal à découvrir les coupables et jugea comme une trahison la conduite
de ces agents de l’Abwehr qui persistèrent toutefois à nier les faits, et
Canaris exigea bientôt que le dossier fût refermé. Rohleder, officier
rigoureux, en fut indigné et protesta, mais dut finalement s’incliner. Tout
ce qu’il obtint, ce fut l’assurance d’une cessation des contacts entre Oster
et Müller. Si cette nouvelle compromission de certains responsables de
l’Abwehr commença à mettre sérieusement en péril le service de
renseignement allemand, pour l’heure, il fallait à tout prix détourner de
ce dossier brûlant les hommes du RSHA. Or ceux-ci, au cours de leur
propre enquête, découvrirent justement une nouvelle piste qui les mena
sur d’autres chemins de trahison. Elle concernait le dossier d’un certain
Stahlmann.
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Interrogé après guerre, Reile ne se montrera pas très prolixe au sujet
de Stahlmann : « Celui-ci, confiera-t-il, est connu sous le nom de Rudolf
Lemoine, dont le nom réel est Konig, et est d’origine allemande. Avant
la guerre, il travailla pendant une très longue période pour le 2e Bureau
français contre l’Allemagne 12. » De son côté, le SS-Sturmbannführer
Kieffer, du commando SD dépêché à Paris, découvre fin 1940 dans les
archives de la préfecture de police le même personnage. Sauf qu’il ne
s’appelle pas véritablement Lemoine, ni même Konig, mais Rudolf
Stahlmann.
Ce vieux de la vieille des services secrets est un sujet allemand. Né
en 1871 à Hanovre, il entre en piste dès le début du XXe siècle mais, fiché
comme agent ennemi, il est expulsé de France en 1902. Cinq ans plus
tard, il y revient après avoir épousé une certaine Renée Lemoine, une
Française issue d’un milieu aisé. En novembre 1931, il emprunte son
nom quand il propose aux services secrets français de travailler pour eux.
Le personnage se révèle alors rapidement extrêmement précieux pour la
France. Il permet notamment d’établir le contact avec le fameux Hans-
Thilo Schmidt 13, qui occupe un poste important au Service du chiffre
allemand (et que nous avons déjà évoqué dans le chapitre 2). Dès la fin
de l’année 1940, côté allemand, on cherche à mettre la main sur ce
Lemoine, mais celui-ci échappe aux premiers pièges qui lui sont tendus.
Toutefois, il ne perd rien pour attendre, puisqu’il tombera sans gloire
début 1943, comme nous le verrons…
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En France, à mesure que la progression allemande provoque en bien
des endroits une retraite précipitée, l’Abwehr aussi poursuit ses missions,
particulièrement en recrutant des agents français incarcérés qu’elle remet
en liberté.
Il y a parfois des détenus de longue date, comme Hélène Belle, née le
14 mai 1886 à Beaufort. Domiciliée à la fois à Fourmies et à Lyon, cette
ménagère est condamnée en juillet 1919 par le quatrième conseil de
guerre de Paris à la peine de mort (finalement commuée en une peine de
travaux forcés à perpétuité) pour intelligence avec l’ennemi. Écrouée à la
prison de Rennes, elle est libérée le 7 juillet 1940 par les Allemands.
Elle est loin d’être la seule femme dans ce cas, car, sur une liste assez
longue établie à la Libération, figurent un certain nombre d’éléments
féminins. Par ailleurs, parmi tous les noms inscrits, hommes ou femmes,
peu sont des espions de haut vol, mais beaucoup sont condamnés pour
propagande ou distribution de tracts « d’inspiration étrangère » et autres
« agissements susceptibles de nuire à la Sûreté extérieure de l’État 14 ».
Quelques personnages se distinguent néanmoins, tels que ce Pierre
Beignier, né en 1916 à Wassy, en Haute-Marne. Fiché comme « ex-
maréchal des logis au 40e RANA (régiment d’artillerie nord-africain),
prisonnier ayant servi d’interprète dans son camp – agent SRA », il est
« détenu à la prison de Nîmes, transféré à celle de Lyon, libéré par les
Allemands ». Il est aussi noté qu’il réside « à Paris, chez le comte Guy
de Marcheret d’Eu ». Ce dernier est une recrue de l’Abwehr qui ne tarde
guère à se distinguer, car il agit bientôt également pour le compte de la
Gestapo 15. Beignier apparaît donc comme un homme plus ou moins
manipulé dans ce monde où se mélangent facilement tous les genres…
Prélever des agents dans les prisons françaises est une méthode de
recrutement qui alimente en personnel l’Abwehrleitstelle Frankreich
(Alst), qui emploie environ 600 hommes appartenant aux cinq districts
en zone occupée : Paris (direction centrale), Saint-Germain-en-Laye,
Angers, Dijon et Bordeaux. Ce n’est pas pour rien que, dès le 15 juin
1940, l’amiral Canaris et son adjoint (le major Hans Piekenbrock)
arrivent à Paris et s’installent à l’hôtel Ritz. « Pendant cette première
année d’occupation, note Oscar Reile, Canaris ne fit que quelques visites
aux sections de l’Abwehr en France. Par la suite, il séjourna plus
fréquemment à Paris. Il se faisait tenir au courant du travail des chefs de
l’Abwehr, de leurs échecs, de leurs soucis, de leurs désirs et présentait
ceux-ci au maréchal von Rundstedt, commandant en chef à l’ouest, et au
général Otto von Stülpnagel, gouverneur militaire en France 16. »
Ainsi, pour l’Abwehr, il est essentiel de s’employer à couvrir au
mieux le territoire occupé.
D « »
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Objectif Angleterre
Parallèlement, l’Abwehr et l’armée allemande voient se dessiner un
nouvel objectif beaucoup plus sérieux : l’invasion de l’Angleterre. En
juillet 1940, Hitler est déçu par le rejet de ses propositions de paix faites
au pays, désormais le seul restant dans la lutte après l’effondrement de la
France.
Il tergiverse, puis, « le 14 juillet enfin, le Führer se décide à signer la
directive numéro 16 sur la préparation d’une opération de débarquement
en Angleterre baptisée Seelöwe (“Lion de mer”). Mettant en jeu la
marine, l’aviation et l’armée, l’opération a pour objectif un
débarquement par surprise sur un large front s’étendant de Ramsgate à
l’île de Wight. En raison de l’impuissance de la Kriegsmarine, le rôle
principal incombera à la Luftwaffe 27 ». Dans cette nouvelle aventure
guerrière, l’Abwehr doit bien sûr participer, et ce depuis la France –
point de départ de l’opération.
A F ’ G -
B
Parmi les rouages qui s’activent, citons celui animé par un officier de
la III F : Adolf von Feldmann. Né le 14 septembre 1899 à Hanovre, il a
fait ses études dans sa ville natale, puis à Hambourg, avant d’intégrer en
1912 l’école militaire de Plön, dans le Schleswig-Holstein et, deux ans
plus tard, celle de Berlin-Lichterfelde. Il obtient l’Abitur (l’équivalent du
baccalauréat) en juin 1918, mais il s’engage le mois suivant comme
enseigne au 84e régiment d’infanterie et prend part à l’ultime offensive
allemande en France, au cours de laquelle il est blessé.
En novembre 1918, l’armistice signé, Feldmann est en garnison à
Schleswig, dans le nord de l’Allemagne, avec son régiment. En
avril 1919, il participe à la guerre de Courlande dans le cadre de la lutte
pour l’indépendance, que mène finalement victorieusement la Lettonie
contre la Russie bolchevique et l’Allemagne. En octobre de la même
année, Feldmann est démobilisé et quitte l’armée avec le grade de
lieutenant.
Désormais, il ne semble plus attaché à la vie militaire, puisque, à
partir de janvier 1920, il entame des études d’architecture à l’université
de Hanovre. Elles sont couronnées de succès, car il obtient en juin 1923
son diplôme d’ingénieur. Il s’installe comme architecte d’État et travaille
à son compte jusqu’en 1935. C’est une année charnière car, en octobre,
Feldmann reprend du service dans l’armée. Il intègre l’Abwehr et est
affecté à l’Ast de Hambourg au sein de la section III F. Il est plus que
probable que ce changement d’itinéraire professionnel ait reposé en
partie sur des motifs familiaux.
En effet, Feldmann est le neveu de l’amiral Canaris. Pour les services
spéciaux français qui l’interrogeront, « ce lien de parenté avec le grand
chef de l’Abwehr explique pourquoi cet officier qui n’a jamais possédé
les qualités d’un officier de contre-espionnage soit resté pendant dix ans
dans le service 28 ». De là à prétendre qu’il est peu capable, il n’y a qu’un
pas, que semblent franchir les Français qui l’interrogent.
Mais cela ne correspond pas tout à fait à la réalité. Ce n’est, en tout
cas, pas l’avis d’un spécialiste en la matière, Oscar Reile : « C’était un
bon soldat, énergique et expérimenté dans le contre-espionnage. Un bon
organisateur et meneur d’hommes […]. Il arrivait rarement qu’il dirige
personnellement des agents ou qu’il leur parle. Il avait un jugement juste
et prompt et son évaluation des informations était sûre 29. »
Ce « bon soldat, énergique et expérimenté », si son ascension a pu
être facilitée par son lien de parenté avec le grand patron – il est nommé
capitaine en avril 1938 –, devient en septembre 1939 chef d’un Abwehr
Kommando.
Ce commando, formé avec l’Ast de Hanovre, avec des officiers de la
section III, fait partie des forces d’appoint de l’Abwehr qui suivent les
troupes d’invasion. Le 10 mai 1940, il entre en Hollande, puis il est
envoyé en réserve à Chimay, en Belgique, où il reste jusqu’au 14 juin. Il
se rend ensuite en France et, à la signature de l’armistice, le commando
se trouve à Tours. Arrestations de personnes figurant sur les listes noires
de l’Abwehr ou encore saisies de documents militaires jalonnent son
parcours dans ces pays désormais occupés.
Mais une fois la victoire obtenue, le commando n’a plus de raison
d’être. Il est donc dissous. Le personnel rejoint alors Paris, où il est mis à
la disposition du major Reile, tandis que Feldmann est envoyé à l’Ast de
Bordeaux (qui est en formation). En août 1940, Feldmann est rappelé à la
capitale, où on lui donne le commandement de l’Abwehr Kommando
West. Un nouveau commando est alors reconstitué avec les mêmes
éléments que le précédent, mais cette fois en prévision de l’invasion de
la Grande-Bretagne…
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D’autres membres de l’Abwehr sont mobilisés pour Seelöwe. Parmi
eux, le capitaine de corvette Erich Pfeiffer. Il est affecté, à l’été 1940, à
Brest, qui contrôle aussi le poste du Havre, et qui occupe évidemment
une situation géographique privilégiée face à l’Angleterre. Il est
convoqué en septembre de cette même année par Herbert Wichmann,
officier de marine lui aussi et responsable de l’unité de renseignement de
Hambourg – l’un des postes importants, pour la marine, des services
secrets allemands.
On demande à Pfeiffer de se rendre à l’hôtel Lutetia, où une réunion
importante est organisée et à laquelle doit participer également un des
grands chefs de l’Abwehr : Hans Oster. Il s’agit de préparer l’opération
Lena, qui doit permettre de procéder à un déploiement d’espions sur les
îles Britanniques. L’Ast de Hambourg en a la charge. Mais le fiasco est
bientôt total, car au moins une douzaine d’espions – visiblement très mal
préparés pour leur mission – sont lâchés sur la Grande-Bretagne puis
capturés peu après leur arrivée.
Les tentatives d’infiltration d’agents en Angleterre depuis la France
démontrent la parfaite impréparation de ces opérations montées par
l’Abwehr, pilotée, au départ par l’antenne de Hambourg, elle-même
dirigée par Herbert Wichmann. Ce dernier agit en coopération avec l’Ast
de Bruxelles pour enrôler des espions dans l’intention de les faire
débarquer par bateau sur les rivages de l’Angleterre. L’un des relais sur
le terrain est le Rittmeister (grade d’officier de cavalerie, équivalent à
celui de capitaine dans l’infanterie) Kurt Mirow, de l’Ast de Bruxelles,
qui s’est rendu en Hollande pour recruter. Ainsi, parmi les hommes
lancés dans l’aventure Lena en septembre 1940, trois sont hollandais :
Carl Heinrich Meier, Charles Albert Van den Kieboom et Sjoerd Pons.
Un quatrième est allemand et se nomme Rudolf Waldberg, probablement
le moins inexpérimenté du groupe. Ensemble, ils vont tenter d’accomplir
une mission qui va vite tourner au ridicule.
Le 2 septembre 1940, ces quatre hommes arrivent au Touquet-Paris-
Plage. Dans une villa au centre de la ville, à côté du quartier général des
troupes d’occupation allemandes, ils sont mis en présence d’un officier
pour une courte réunion préparatoire : on leur indique sur la carte le
point de la côte anglaise où ils doivent débarquer et la zone où ils doivent
opérer. Après le déjeuner, ils sont conduits en voiture jusqu’à Boulogne-
sur-Mer, où ils attendent une marée favorable pour rejoindre le port. Ils
prennent place à bord de deux bateaux, La Mascotte et la Rose du
Carmel, bientôt remorqués par un dragueur de mines allemand avant
d’entamer la traversée de la Manche, jusqu’à environ un mile de la côte
anglaise. Deux chaloupes les déposent sur la plage entre Dungeness et
Dymchurch, sur la côte du Kent. Après qu’ils ont dissimulé, non sans
mal, leur émetteur radio et divers matériels, le dénommé Meier commet
d’emblée une erreur de débutant pour un espion. En effet, le groupe
s’aperçoit que leurs vivres ne comportent pas… de boisson. Meier se
rend alors jusqu’au village voisin de Lydd, où il entre dans un pub pour
commander une bouteille de cidre. La tenancière se méfie tout de suite
de ce jeune homme à l’accent étranger qui ignore qu’il ne peut acheter
d’alcool dans un pub britannique à 9 heures du matin ! Ses soupçons sont
renforcés lorsque Meier se cogne la tête contre le plafond
traditionnellement bas du pub en sortant. La police est prévenue,
l’interpelle, et, en quelques heures, les trois autres espions, eux aussi
trahis par leur attitude peu « british », sont cueillis. En effet, peu avant,
deux d’entre eux ont été aperçus à vélo roulant du mauvais côté de la
route alors qu’ils transportaient des saucisses allemandes dans leurs
sacs !
L’
Face à cet amateurisme, l’étonnement est grand au sein des services
secrets britanniques. Ils en tirent certaines conclusions : « Toute la
conduite de cette expédition reflète la précipitation qui a présidé à son
organisation. 1940. La France était tombée, l’armée allemande se massait
dans les ports français de la Manche en vue d’une invasion des îles
Britanniques et la bataille d’Angleterre se déroulait déjà dans le sud de
l’Angleterre […]. La manière dont l’expédition a été planifiée est
révélatrice de la façon d’agir allemande à l’époque. Lors du recrutement,
une forme de chantage a été exercée sur trois des quatre espions pour les
convaincre. La formation de tous était extrêmement sommaire et les
instructions parfois contradictoires. L’équipement était inadéquat ; ils
ont, par exemple, débarqué dans une zone de défense sans aucuns
papiers civils. Les instructions détaillées concernant leur comportement à
leur arrivée ont été complètement omises, ce qui a contribué à leur
arrestation rapide. Ils n’avaient pas forcément besoin d’être hautement
entraînés et équipés, mais le manque d’organisation de cette expédition
semble plutôt indiquer un état d’impréparation de la part des Allemands.
La chute de la France s’est produite de manière inattendue, et les
ajustements rapides et considérables d’un plan pour une nouvelle
invasion ont conduit à la confusion et à l’échec en certains points 30. » En
revanche, conclut le rapport, « l’arrestation rapide de ces quatre espions
a fait tomber d’inestimables renseignements entre les mains des
Britanniques, parmi lesquels les noms et les descriptions d’agents
potentiels, les noms de contacts britanniques et des informations sur
l’organisation des services secrets allemands. Les services secrets
britanniques disposaient ainsi, à un moment crucial de la guerre, d’un
plan sommaire des activités d’espionnage de l’ennemi près de nos
côtes 31 ». Lors de ses interrogatoires, Waldberg a ainsi fourni des
informations précieuses sur l’un des centres des services secrets
allemands, à Wiesbaden. Mais cela ne suffira pas pour lui éviter la
potence.
Condamné à mort pour espionnage, il est pendu, tout comme Meier, à
la prison de Pentonville, dans la banlieue de Londres, le 10 décembre
1940, précédant Van den Kieboom, pendu sept jours plus tard. Seul Pons,
déclaré non coupable au motif qu’il avait été forcé à agir, sauve sa tête et
est reconduit au camp 020 32 d’internement des agents allemands 33.
D « » ?
On peut se demander comment des officiers de l’Abwehr aussi
expérimentés que Pfeiffer ou Wichmann ont pu commettre de telles
erreurs. À moins, évidemment, qu’ils aient agi de manière délibérée…
C’est d’ailleurs l’explication que propose l’historienne Monika
Siedentopf dans son livre Operation Sealion : Resistance inside the
Secret Service 34. Elle soutient que ces missions d’espionnage bâclées ne
devaient rien à l’incompétence allemande, mais étaient un acte de
sabotage de la part d’un groupe de responsables du renseignement
hostiles aux plans d’Hitler. Ses recherches l’ont amenée à découvrir
qu’Herbert Wichmann, l’officier responsable de l’unité de renseignement
de Hambourg, entretenait des liens étroits non seulement avec Wilhelm
Canaris, mais aussi avec les milieux d’opposition au nazisme.
L’historienne, après des années de recherches au sein de fonds
d’archives, en a déduit que Wichmann et quelques officiers de l’Abwehr
avaient délibérément mobilisé pour l’opération Lena des agents sans
grande connaissance de l’Angleterre, de son mode de vie, de la langue.
Ils auraient volontairement choisi des individus peu intelligents mais
affichant de l’enthousiasme pour le national-socialisme. Beaucoup
d’entre eux étaient de petits criminels ou des membres d’organisations
d’extrême droite aux Pays-Bas, en Belgique et au Danemark.
Quelles étaient les véritables motivations de ces officiers ? Ils
craignaient non seulement que l’opération Lion de mer, mal planifiée,
pût avoir de fâcheuses conséquences militaires pour l’Allemagne, mais
aussi qu’une attaque contre l’Angleterre ne transformât le conflit en une
véritable guerre mondiale. L’une de leurs idées était donc que des
espions incompétents contribuent à contrarier les opérations d’invasion.
En vérité, s’il est possible de souscrire à cette version, elle n’a guère
de conséquence, sauf bien sûr pour ces « espions » à la petite semaine
rapidement mis hors d’état de nuire. Ainsi, Feldmann, installé à Paris, à
l’hôtel Madison, a bel et bien entamé sa part de travail dans la
préparation de l’invasion de l’Angleterre, semble-t-il très sérieusement.
Durant sept mois, il étudie les cartes des îles Britanniques, la langue
anglaise, et effectue des exercices militaires. Mais ces sept mois de
préparation n’aboutissent pas, puisque l’opération Lion de mer tourne
court, d’une part parce que la Luftwaffe de l’infatué Goering subit le
premier grave échec militaire du IIIe Reich face à la Royal Air Force en
perdant la bataille d’Angleterre, d’autre part parce que Hitler a la tête
ailleurs. En effet, se heurtant à un Churchill entêté qui rejette ses
propositions de paix, Hitler doit revoir ses plans. Ainsi, dès le 21 juillet
1940, il donne l’ordre de mettre au point un programme pour envahir et
détruire l’URSS. Mais il applique surtout ce qu’il a écrit dans Mein
Kampf, au sujet de la nécessité pour l’Allemagne de conquérir son
« espace vital » à l’Est. Une directive rédigée le 18 décembre 1940 vient
confirmer l’attaque contre l’URSS.
Les objectifs ne sont donc plus les mêmes, pour l’Abwehr comme
pour la Wehrmacht. Désormais, les services de renseignement allemands
peuvent se consacrer davantage à la France, où la situation intérieure
évolue vite face à la résistance qui se manifeste.
1. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 62.
2. Voir annexe 3 en fin d’ouvrage.
3. Dossier Richard Christmann, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
9 12349.
4. Dossier Richard Christmann, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
9 12349.
5. Dossier Richard Christmann, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
9 12349.
6. Dossier Richard Christmann, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
9 12349.
7. Dossier Richard Christmann, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P
9 12349.
8. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 78-79.
9. Henri Koch-Kent, « 1940, des archives secrètes tombent aux mains des Allemands »,
Bulletin de l’AASSDN, no 75.
10. Henri Koch-Kent, « 1940, des archives secrètes tombent aux mains des Allemands »,
art. cit.
11. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 80.
12. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
13. Ce n’est que très tardivement que Hans-Thilo Schmidt sera démasqué par l’Abwehr.
Arrêté en mars 1943, torturé, le personnage, qui n’était certes pas étouffé par les scrupules
mais doté d’une exceptionnelle efficacité, meurt – exécution ou suicide ? – quelques mois
plus tard…
14. « Liste des agents SRA arrêtés par les autorités françaises pendant l’Occupation et
libérés par les autorités allemandes… », archives du Service historique de la Défense, cote
GR 28 P 7 163.
15. Cf. Gérard Chauvy et Philippe Valode, La Gestapo française, Acropole, 2018, p. 98.
16. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 95.
17. Les Abwehrtruppen étaient des formations dont le personnel était fourni par l’Ast de
Stuttgart, et qui étaient destinées à suivre les grandes unités en mouvement dans l’est de la
France et à installer des postes dans la zone française d’opérations. Elles étaient au nombre
de trois, sous le commandement du colonel Ehinger.
18. La Feldgendarmerie, forte d’environ 6 000 hommes, assure les opérations de contrôle de
la circulation, des papiers, des forces de l’ordre françaises. S’ajoute à la complexité des
infrastructures nazies les troupes de sécurité (Landesschützenbataillone et
Sicherheitstruppen) qui assurent la surveillance des points névralgiques de communication
et des lieux d’internement allemands.
19. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 81-82.
20. Curt Riess, « Le secret de l’Amiral (Canaris) », Die Weltwoche (Zurich), 27 juillet 1951.
Archives nationales, 72 AJ/ 82/II.
21. Curt Riess, « Le secret de l’Amiral (Canaris) », art. cit.
22. Le siège de l’Abwehr à Berlin.
23. Curt Riess, « Le secret de l’Amiral (Canaris) », art. cit.
24. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit.
25. Patrick Buisson, 1940-1945. Années érotiques, vol. 1, Vichy ou les Infortunes de la
vertu, Albin Michel, 2010.
26. Roger Faligot et Rémi Kauffer, « L’Abwehr dans les maisons closes », Historia, no 567,
mars 1994, p. 14-20.
27. Philippe Masson, Hitler chef de guerre, Perrin, 2005, p. 116.
28. Note de renseignement du 20 juin 1947, archives du Service historique de la Défense,
cote GR 27 P7 163.
29. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
Hormis quelques cas, les interrogatoires des responsables de l’Abwehr après la guerre
s’apparentent à un jeu, auquel ils sont rompus, qui consiste sur certains points à faire
comprendre ce que l’on sait sans véritablement l’exprimer. Les non-dits peuvent se retrouver
aussi en clair hors procès-verbal, tout cela dans le but de compromettre tout en essayant de
se tirer d’affaire et aussi, selon l’étendue des compétences, de permettre, ce qui sera le cas
pour certains, une « reconversion » dans les services hier encore ennemis. Une note de
renseignement de juin 1947 est d’ailleurs révélatrice, lorsqu’elle mentionne que « en sa
qualité de chef de III F, et du fait qu’il était spécialement chargé de l’exploitation, il
[Feldmann] a vu “passer” de nombreuses affaires, mais il n’a en mémoire aucun détail
intéressant » (note de renseignement du 20 juin 1947, archives du Service historique de la
Défense, cote GR 27 P7 163).
30. The National Archives, dossier José Rudolf Waldberg, cote KV 2/107.
31. The National Archives, dossier José Rudolf Waldberg, cote KV 2/107.
32. Le camp 020 de Latchmere House, dans le sud-ouest de Londres, était un centre
d’interrogatoire britannique pour les agents allemands capturés.
33. The National Archives, dossier José Rudolf Waldberg, cote KV 2/107, et dossier Van
den Kieboom Charles Albert, cote KV 2/11.
34. L’historienne Monika Siedentopf a aussi publié Parachutées en terre ennemie, préface
d’Olivier Wieviorka, Perrin, 2008.
4
Intégrer l’Abwehr
À la tête de l’organisation, on trouve des hommes expérimentés
comme le colonel Rudolph et son adjoint, le lieutenant-colonel Reile, qui
transposent en France l’organisation adoptée par l’Abwehr en
Allemagne. Ses services, calqués sur son schéma général avec ses trois
grandes sections, s’activent alors. Désormais, dès la fin de l’année 1940,
le recrutement et l’administration des informations sont soumis à des
règles précises, ce qui permet de garantir une efficacité maximale.
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Malheureusement pour lui, Brandl a quelques ennuis. Il est victime,
en mai 1940, de l’audace des services français qui interceptent en gare de
Lille le train dans lequel il se trouve, à destination de Bruxelles. Bien
qu’il soit doté d’un passeport diplomatique, il est arrêté. Avec lui se
trouve une certaine Gertrud Beckmann, qui occupe « officiellement » le
poste de secrétaire à l’ambassade d’Allemagne à Bruxelles.
Apparemment, l’homme est le plus bavard des deux durant les
interrogatoires des services de renseignement français de Lille – en
particulier avec un jeune commissaire du nom de Robert Blémant. Ce
dernier n’en impose pas par la taille, mais davantage par ses méthodes
jugées, contrairement à celles de la plupart de ses camarades,
relativement expéditives, pour ne pas dire brutales. Brandl n’est pas un
fier-à-bras, donc il balance et livre les noms de ceux qui ont travaillé
pour lui ces derniers mois en Belgique.
Peu après, grâce à ses révélations, la Sûreté belge arrête un certain
Georges Delfanne, né à Bruxelles le 22 janvier 1913, et qui possède déjà
de bons antécédents. En effet, peu avant la guerre, il monnayait ses
services auprès de Juifs qui voulaient quitter l’Allemagne. Arrêté
début 1940 par la police allemande, afin d’éviter la prison, il passe entre
les mains de l’Abwehr, qui se porte alors garante de sa liberté en échange
de ses services. Sous la coupe du capitaine Burchartz, Delfanne change
une première fois de nom et devient « Henri Matisse ». Il est mis ensuite
au service d’Otto Brandl, et son action aurait permis aux Allemands
d’obtenir d’importants renseignements sur les positions de l’armée belge.
Mais il est arrêté par le contre-espionnage belge le 11 mai 1940.
Incarcéré, lors de la débâcle, il est entraîné jusque dans le sud de la
France, au camp de Gurs. C’est là, en août, qu’une commission
allemande inspectant les lieux de détention français le libère. Otto Brandl
le récupère alors et l’intègre dans son organisation…
Brandl, entre-temps, a fait jouer ses relations pour se sortir du
mauvais pas dans lequel il s’était mis. Au mois de mai 1940, alors que
les divisions allemandes amorçaient leur redoutable offensive, l’annonce
de son arrestation par les services français a déclenché une série de
protestations en haut lieu pour faire libérer cet homme « respectable ».
Les officiers du renseignement n’avaient pas d’autre choix : « Les ordres
restant les ordres, le colonel Bertrand, officier français du Service du
chiffre, raccompagne l’espion Hermann Brandl et sa complice, Gertrud,
la belle Allemande. En gare de Lille, le personnel diplomatique du Reich
salue par des applaudissements et l’hymne nazi le retour des deux agents
de l’Abwehr. Le 14 mai, le train des espions repart vers l’Allemagne au
grand dépit des officiers du contre-espionnage français et du
commissaire Blémant qui enrage de ne pas avoir éliminé l’agent nazi et
s’emporte contre son supérieur 5. » Le commissaire s’était porté
volontaire pour éliminer l’agent allemand. Son projet était de faire croire
à un accident de voiture, méthode souvent employée dans les histoires
d’espionnage. Mais cette solution expéditive lui fut refusée, et il en
nourrira de profonds regrets pendant longtemps.
L « O »
R M :
’A
D B F V C …
L « ’H »
L «B »
L’Abwehr recrute
Dès la fin de l’année 1940, les services de l’Abwehr ne manquent
donc pas de travail : les réseaux et mouvements naissants de la
Résistance française, souvent structurés à la hâte et sans protection
suffisante, constituent des cibles de choix. Les hommes de Reile, dont
l’équipe ne cesse de s’étoffer, en profitent.
A F …
À cette époque réapparaît Andreas Folmer 13. Après bien des
péripéties entre Bruxelles et Paris, celui-ci finit par s’installer dans la
capitale française au mois de novembre 1940. « C’est à cette date que
j’ai commencé à travailler avec Reile pour l’Abwehr de Paris. Après
avoir séjourné à l’hôtel, j’ai été installé dans un appartement
réquisitionné au 3 de la rue Arsène-Houssaye 14. »
Puisqu’il a donné des preuves de son dévouement à la cause
allemande, Folmer se voit confier, par le colonel Reile, la direction de
l’organisation commerciale Italo-Continentale, qui prendra le nom
d’« organisation Pat » (du surnom Pat de l’agent Folmer, indicatif
F 71013) et s’installera au 53 de l’avenue Hoche à Paris. Son ancien
directeur n’est autre que Vannuchi Dante, agent allemand lui aussi et ami
d’enfance de Folmer, qui lui a permis d’entrer dans l’Abwehr 15. Outre
les achats massifs effectués pour l’armée allemande, « l’organisation Pat
permet à Folmer de réaliser des bénéfices importants, selon lui à hauteur
de 550 millions de l’époque, dont une partie sera utilisée pour la
création, en mars 1942, d’un service de renseignement allemand devant
fonctionner en Espagne selon les directives du colonel Reile 16 ».
… ’
L «L P D »
D ?
Dans ses déclarations aux services spéciaux alliés, Reile donne dans
le détail les noms de quelques-uns de ses agents, précisant également
leurs activités, et s’évertue souvent à dénigrer leur travail : pour
Cervantes, « ses rapports étaient presque toujours sans valeur et sans
intérêt » ; quant à Paneyko fils, « il n’arriva jamais à grand-chose sur
aucun terrain ».
En réalité, Reile cherche sans doute à rester vague afin de cacher les
résultats obtenus. Et à supposer que les activités de renseignement de ces
personnages n’aient pas été à la hauteur des espérances allemandes,
certaines, peu louables, sont peu, voire pas du tout abordées par Reile.
D’ailleurs, tous ces agents étaient plus ou moins liés à des transactions
qui ne possédaient qu’un lointain rapport avec de pures affaires
d’espionnage.
Les archives de l’OSS – Office of Strategic Services, les services de
renseignement américains – relèvent ainsi dans leurs dossiers les noms
de Cervantes et, évidemment, de Folmer et Gabison, animateurs de La
Petite Dame. Parmi les tâches qui étaient les leurs figurait l’échange de
pesetas contre des marchandises en provenance de France, les
« recettes » étant vraisemblablement utilisées pour l’achat de produits
espagnols et pour financer les agents allemands en Espagne. Avec
Cervantes, Gabison – dont nous avons déjà évoqué les « affaires » – était
au centre de ces opérations et venait au moins une fois par mois à San
Sebastian, en provenance de Paris, avec une « valise diplomatique »
bourrée d’objets de valeur. Ils procédaient également à des échanges de
matières contre des marchandises en coton espagnoles. Par ailleurs, dès
cette époque, Gabison était en contact avec un certain Forrester, un agent
de l’OSS en Espagne – ce qui était une façon efficace de préparer
l’avenir 26.
R L
De l’Angleterre à la France
L’aveu de Reile confirme que le service de renseignement allemand
éprouvait – et éprouverait encore – bien des difficultés à monter ou à
réaliser d’autres opérations via l’Espagne… En revanche, les actions
contre la Résistance en France étaient plus faciles à mener que contre
l’Angleterre et permettaient à l’Abwehr de continuer sa chasse aux
ennemis du Reich.
F « »
Pour y parvenir, Folmer recrute et, parmi les hommes qu’il emploie,
il dispose bientôt d’un certain Léon Jacobs. Reile le présente ainsi : « De
nationalité belge, ancien sergent de l’aviation belge, 30/35 ans, taille
moyenne, fortement bâti, travaille sous les ordres de Folmer pendant
quelque temps 32. » Léon Jacobs est l’agent F 7109, et apparaît tour à tour
sous les noms de Kruja, Félix, Mareuil, Meunier, ou le « Petit Gros ».
« Je l’ai rencontré, racontera Folmer, au commencement de
décembre 1940, par l’intermédiaire de sa femme, à qui je m’étais
présenté pour lui fixer rendez-vous. J’ai donc demandé à Jacobs s’il
accepterait de travailler pour le compte d’un service allemand, travail qui
serait en rapport avec son métier d’aviateur. Je lui ai exposé la mission
exacte qu’on attendait de lui et que le montant de la prime serait
l’équivalent du prix de l’appareil ramené 33. »
De quelle mission Folmer parle-t-il ? « En décembre 1940,
expliquera-t-il encore, je fus chargé par Reile de trouver un aviateur
belge qui accepterait d’aller en Angleterre pour le compte du service
allemand à l’effet de s’y faire engager dans la RAF et de ramener dans
les lignes allemandes un avion, de préférence un prototype ou un modèle
tout récent. »
Pour mener à bien cette mission, Jacobs fut conduit dans un
immeuble de l’avenue Molière à Paris, où il fut présenté à plusieurs
officiers de l’Abwehr : le capitaine Brunner, le lieutenant Niebuhr et le
Sonderführer Nottermann, tous chargés de monter l’opération. Il devait
« pénétrer, en se faisant passer pour un réfugié belge désirant se rendre
en Angleterre, une organisation secrète qui travaillait pour le compte de
ce dernier pays et qui s’occupait du regroupement et du rapatriement de
militaires anglais cachés en France ». Cette première phase de
l’opération, Jacobs la mena à bien. Mais il s’arrêta probablement là,
puisque le projet, sans doute trop compliqué à mettre en place
(« prélever » en Angleterre un appareil de la RAF n’était pas rien !),
n’eut finalement pas de suite…
Si l’on dénombre beaucoup d’échecs parmi les opérations
d’infiltration en Angleterre, l’Abwehr connut tout de même quelques
succès – évidemment assez peu commentés par les services britanniques.
Ainsi, Mona De Witte Parra évoque dans sa thèse le cas d’Augustin
Preucil : « Des ressortissants des pays alliés, comme la France, la
Belgique, la Pologne, servent aux côtés de leurs collègues dans la Royal
Air Force (RAF). L’Abwehr recrute des pilotes pour se mêler à leurs
rangs, collecter des informations sur les armées alliées, sur les opérations
à venir, et en définitive retourner en Allemagne avec un avion allié, si
possible un modèle récent, ce qui constituerait un grand succès pour le
renseignement du Reich 34. »
C’est ce qui se produisit avec ce pilote tchèque. Augustin Preucil,
parti d’une base de la RAF près de Sunderland, décida de s’envoler pour
l’Allemagne à bord d’un Hawker Hurricane. Faute de carburant, son
avion s’écrasa vers Bastogne en Belgique, où il fut recueilli par des civils
belges… qu’il s’empressa de dénoncer ensuite ! Cela lui valut une forte
récompense d’environ 10 000 marks.
« Plusieurs éléments laissent penser qu’il a été envoyé par les
Allemands au Royaume-Uni afin de collecter des informations et de
détourner un avion. Aucun fichier du MI5 portant sur lui n’a été
déclassifié, alors que des documents existent certainement 35. »
J P
Il semble, en tout cas, plus facile de conduire des opérations sur le sol
français. C’est là que l’on retrouve Léon Jacobs, qui réussit à s’infiltrer
dans le réseau d’évasion Pat O’Leary. Ce dernier s’emploie au
rapatriement des militaires britanniques restés en France et à celui des
aviateurs alliés abattus. Ce réseau fonctionne en liaison avec le MI9
britannique – la branche du MI6 en charge des évasions.
Jacobs se rend en mars 1941 à Marseille, où il rencontre Ian Garrow,
un officier des services britanniques et un des responsables du réseau
Pat 36. Celui-ci sera arrêté par la police de Vichy dans des circonstances
mal définies. Jacobs profite alors de la situation pour exploiter au mieux
ce filon, ce qui lui permet de contacter le capitaine français Claude
Chabot, adjoint du chef du 2e Bureau de Marseille (le commandant de
Saint-Simon). Il se présente en déclarant vouloir passer en Angleterre.
Chabot, qui se trouve des points communs avec Jacobs puisqu’il est lui-
même pilote, commet l’imprudence de le recruter et de lui confier les
coordonnées de la boîte postale du groupe qui fonctionne à Marseille 37.
L’agent infiltré connaît cependant quelques malheureuses péripéties,
puisque la Surveillance du territoire français met la main sur lui au mois
de novembre 1941. Il n’a plus qu’à patienter quelques mois, le temps que
ses amis de l’Abwehr le tirent de ce mauvais pas…
H ’E ’O N
F D ’
G
L G
Pour comprendre toute l’affaire, il faut remonter deux mois plus tôt,
en juin, quand Reile convoque l’un de ses meilleurs agents, Andreas
Folmer (alias « Pat »). Il lui propose ni plus ni moins de jouer le rôle de
chef d’une cellule secrète du Secret Intelligence Service (SIS, en abrégé
IS, ou MI6, le service de renseignement extérieur du Royaume-Uni). En
effet, les Allemands ont appris peu avant que, depuis Lisbonne, l’IS
projetait d’établir un contact en France avec la Résistance. Reile, qui
prend un malin plaisir dans ses souvenirs à dissimuler les identités,
évoque un certain « Max ». Ce personnage doit rencontrer à Paris, au
nom de l’IS, un homme « que nous désignerons, écrira le responsable de
l’Abwehr, par le nom de Gajus et qui est une personnalité intéressante
qui nous sert secrètement 6 ». Ce Gajus présente Folmer à Max comme
l’homme capable de constituer à Paris une cellule qui pourra établir
rapidement des contacts radio avec Londres, au bénéfice d’organisations
de la Résistance, et qui permettra d’en connaître ainsi l’activité et les
membres.
Voilà des acteurs bien mystérieux qu’il faut essayer de découvrir.
Selon Reile, « un certain Lima de Fonseca, personnage juif d’une nation
de l’Europe centrale et agent d’un service anglais au Portugal, avait
profité d’un voyage de Lisbonne à Berlin, vers août 1941, pour donner
des renseignements importants, dont Folmer ignore le contenu, à
l’Oberkommando der Wehrmacht. Il avait fait cela dans le but de
récupérer sa fortune, saisie comme juive. De plus, pour une question de
compétence, l’OKW a envoyé de Fonseca, par avion, à Paris, afin qu’il
remette au chef du service III F pour la France, le colonel Reile, deux ou
trois lettres qui l’introduisaient auprès d’organisations françaises de
résistance. De Fonseca a déclaré connaître à Paris un agent de l’une de
ces organisations qui était désireux de retourner sa veste et de travailler
pour les Allemands 7 ».
Dans cette opération, Folmer joue donc le rôle d’intermédiaire entre
le dénommé Max – qu’il désigne sous le nom de Lima de Fonseca – et
celui que Reile appelle Gajus. Le colonel, au cours de ses interrogatoires
d’après guerre, se montre un peu plus précis, notamment à propos de
Fonseca : « Le Hauptmann [plus tard, major] Kramer avait recruté en
1941 un agent qui travaillait dans une organisation tchèque ou polonaise
à Lisbonne. Cet homme était d’origine allemande. Son nom : Gessmann.
Connu sous le nom de “Fonseca de…”. Le centre était contrôlé par
l’Angleterre ou l’Amérique. L’agent en question avait reçu l’ordre [des
Alliés] de contacter des gens en France en faveur de De Gaulle et de
fournir à ces groupes des postes émetteurs avec lesquels ils auraient pu
communiquer avec les SR anglais ou américains 8. »
Le nom de Gessmann ne nous est pas inconnu, puisque nous l’avons
déjà rencontré avant le déclenchement de la guerre 9. D’origine
autrichienne, d’abord au service de l’Ast de Lindau dirigé par le major
Gombart, il était devenu agent du SR français et avait été à l’origine de
nombreuses affaires au profit de ce dernier. Mais le personnage n’est-il
pas, en définitive, difficile à cerner ? Dès le premier contact établi avec
Gessmann pour le compte des services français, le futur colonel Paillole
n’avait pu refréner un sentiment de perplexité quant à la fiabilité de cet
agent au parcours peu banal : « En rentrant à pied à mon bureau, écrira-t-
il, je ne peux m’empêcher de penser à l’existence compliquée de cet
homme étrange mais non dénué de charme. Que peut-il en advenir ? Tôt
ou tard, son jeu dangereux cessera, l’aventure se terminera, peut-être
tragiquement, ici, ou ailleurs 10. »
Paillole nous éclaire davantage en révélant que pour lui éviter
d’éventuelles représailles des gens de l’Abwehr, les services français
avaient remis à Gessmann de nouvelles pièces d’identité. « Avec l’aide
de notre poste de Lisbonne, nous lui procurons en juin 1938, sous le nom
de Fonseca, un emploi d’ingénieur au Portugal. Nous l’y retrouverons en
1941 poursuivant entre l’IS et l’Abwehr son jeu d’agent double. »
Quelque peu énigmatique, Paillole mentionne ensuite le « terme définitif
[…] mis à sa dangereuse activité 11 ». Quoi qu’il en soit, Fonseca-
Gessmann entre dans ce jeu orchestré par Reile et Folmer sous les traits
d’un agent triple, puisque, pour ne pas simplifier les choses, selon le
responsable de la section III de l’Abwehr, un autre membre des services
allemands, Eugen Kramer, est désormais son agent traitant…
Qui est ce dernier ? Il est né le 9 décembre 1893 à Kandern, dans le
Bade-Wurtemberg. Ingénieur de formation, celui qui se fait appeler aussi
« Gegauff » (ou « M. Eugène ») appartient avant 1939 à l’Abwehr et est
affecté au poste de Stuttgart. Son rôle paraît assez particulier. Dès
l’invasion de 1940, il fait partie de l’Ast de Dijon, une des plaques
tournantes de l’Abwehr en France. Après avoir été affecté quelque temps
au Meldekopf de Chalon-sur-Saône qu’il dirige, il est envoyé par l’Ast de
Dijon à Paris pour créer une antenne. Il s’installe au 16 rue de Villejust,
dépendant toujours de la section I H de Dijon dirigée dès 1941 par le
major Max Knoch. Il crée un réseau d’agents, et Kramer couvre bientôt
toute la France métropolitaine avec l’ambition de l’étendre à l’Afrique
du Nord. Ces agents opèrent en petits groupes, et le numéro de leur
immatriculation est précédé de la lettre K (la première lettre de Kramer).
Parmi eux, certains seront à l’origine d’opérations dévastatrices pour la
Résistance…
« L’ P »
Beaucoup de personnages sont donc en place dans ce qui deviendra
« l’affaire Porto » (nom attribué en référence à cet « excellent vin
portugais », souligne Reile, puisque tout part de ce pays). Folmer, qui va
désormais agir sous l’identité d’Albert Richir, conscient de la difficulté
de sa tâche, a obtenu le concours d’un autre agent en qui il a pleinement
confiance et qu’il désigne sous le nom de « Félix ». Il s’agit en fait de
Léon Jacobs, l’agent F 7109, déjà évoqué dans le cadre d’autres
opérations d’infiltration 12. Mais de nombreux VM entrent aussi en lice…
L’opération, minutieusement préparée, va vite devenir tentaculaire,
au point qu’il est compliqué d’en démêler tous les liens. Si
« l’affaire Porto » prend ses racines du côté du Portugal, les cibles visées
concernent essentiellement, outre l’IS, les organisations « anglo-
gaullistes », et les milieux du renseignement en lien avec Vichy.
Au cours de l’été 1941, le dénommé Gajus, dont il est difficile de
connaître la véritable identité, entre en scène en rencontrant Folmer
(alias « Richir »), avant que ce dernier ne soit mis en contact avec Max
(alias « de Fonseca », en réalité Gessmann). Celui-ci est muni de lettres
de service de l’IS destinées à mettre en confiance quatre chefs de
groupes de résistance. Gajus reste ensuite hors du jeu, car « il ne faut pas
qu’il soit jamais soupçonné d’avoir trahi des membres de la Résistance »,
écrira Reile dans ses mémoires.
Folmer entreprend ensuite de contacter les responsables de la
Résistance qui lui ont été désignés. Ses rencontres sont très fructueuses,
puisqu’elles permettent bientôt à l’agent de l’Abwehr d’obtenir des listes
de membres de ces organisations clandestines imprudemment
communiquées, promettant en échange l’établissement d’une liaison
pour transmettre à Londres des renseignements sur l’armée allemande.
Dans ce genre d’exercice (Funkspiel ou « jeu radio »), il faut doser la
teneur des informations transmises pour ne pas risquer de mettre en péril
les forces d’occupation, tout en les rendant crédibles pour les services
anglais destinataires. À en croire Reile, Folmer gagne progressivement la
confiance de ses interlocuteurs et « en quelques semaines, ils livrèrent
une foule de renseignements qui permirent d’identifier plusieurs
centaines d’autres membres de la Résistance en diverses localités de la
zone occupée ».
Prolongeant dans ses souvenirs le récit de ce jeu subtil – une
jouissance, somme toute, logique pour un maître espion –, Reile se
contente de désigner par des initiales les responsables des organisations
qui ont mordu à l’hameçon. Toutefois, l’un des contacts établis retient
particulièrement l’attention, car il comporte suffisamment d’indications
pour percer cet anonymat et, par conséquent, démontrer l’ampleur de la
pénétration réalisée.
S BCRA
L’ ’ F
Cependant, le Livre blanc ne nous donne pas de détails précis sur ces
« réparations ». Raymond (Rémy) écrira dans l’une des dernières
éditions de ses volumineux mémoires qu’il a rencontré « Fourcaud qui
m’apprend que Roméo, arrivé en piteux état, est en réparation chez un
spécialiste de Marseille 17 ». À l’évidence, ce sont donc bien Fourcaud et
Rémy (et leurs mésaventures à propos de leurs radios), « récupérés par
l’Abwehr », que Reile évoque dans son livre – il se garde toutefois bien
de révéler leur identité.
Reile ajoute que Kramer, avec l’aide de Gessmann, incite ce dernier,
grâce à ses attaches avec l’IS, à récupérer postes de radio et codes de
transmission pour les mettre au service de l’Abwehr en France. « Au
cours de l’hiver 1941-1942, peut-on lire dans le rapport établi d’après les
déclarations de Reile faites aux services spéciaux français, l’agent
[Gessmann] remit les postes émetteurs et les codes au Hauptmann
Kramer. Ce dernier les transmit à l’Alst France. Reile donna l’ordre à ses
propres opérateurs d’entrer en communication avec Londres. Il devait
faire comme si un petit groupe de personnes était en possession du poste
et était prêt à envoyer des rapports sur des questions d’espionnage et à
commettre des actes de sabotage. L’intention de l’Abwehr était de
ménager ce contact, dans le but d’être capable, quand l’occasion se
présenterait, de passer de faux renseignements militaires. Au début ne
furent fournies que des informations d’ordre militaire. Bientôt les
Allemands signalèrent qu’ils avaient trouvé quelques hommes sûrs, prêts
à faire du sabotage. Du matériel fut alors réclamé. Il était suggéré qu’il
devait être envoyé par parachutage. Autant que Reile puisse s’en
souvenir, c’est en mai et juin 1942 que l’aviation alliée envoya deux
containers dans la région de Barbizon près de Fontainebleau, dans la
plaine de Chailly 18. »
Mais ce petit jeu – Funkspiel – a ses limites et, bientôt, « les
Allemands espacèrent graduellement les contacts, car Reile avait
l’impression que Londres se méfiait. Ils considéraient donc que la
transmission de faux renseignements risquait d’avoir l’effet contraire de
ce qui était recherché 19 ».
R F
Du côté de la Résistance, Rémy, lui, ne fait pas mystère de la
découverte de l’existence d’Andreas Folmer dans son sillage dès cette
période – et, par conséquent, aux côtés de nombreux membres de
réseaux avec lesquels il est en contact. En effet, il apprend qu’il a été mis
en relation et a rencontré une dénommée « Janine » (en réalité, Jeannine
de Chillaud), et que celle-ci « est la maîtresse d’un agent allemand, Jean
Richir, dit “Albert” » (autrement dit, Folmer). Rémy dit toutefois qu’il
ignorait l’identité de cette femme 20. Il ajoutera des années plus tard à
propos de Folmer : « Luxembourgeois d’état civil, cet individu s’était
mis au service des envahisseurs de sa patrie d’origine qui, usant de son
excellente connaissance de notre langue, l’employait en France avec
mission de s’infiltrer dans nos réseaux. Il accomplit sa détestable
besogne à la pleine satisfaction de ses maîtres jusqu’au jour où il se
retrouva à la prison Saint-Gilles de Bruxelles, sous sa véritable identité
d’André Folmer. Dénué de toute vergogne, il m’écrivit pour me tendre
une main qu’il disait “loyale”, échappant à la peine de mort requise
contre lui du fait de sa nationalité allemande qui avait récompensé son
zèle au service du troisième Reich hitlérien. Je lui fis répondre que je le
tenais pour deux fois traître 21. »
Rémy échappe à l’arrestation, mais il est finalement contraint de
gagner l’Angleterre en juin 1942, emportant d’importants plans de
défenses côtières allemandes de Cherbourg à Honfleur. Son intrépidité
est toutefois liée à sa faculté de « monter des coups, en conjuguant une
inexpérience et une naïveté confondantes », souligne l’historien de la
Résistance Olivier Wieviorka, ajoutant : « Rémy, durant les années
sombres, fut loin de mener une vie d’ascèse. Au mépris des consignes, il
fréquentait les restaurants les plus huppés, dépensant largement les
subsides pourtant comptés de la France libre. Irrité par cet iconoclaste,
qui excédait également Pierre Brossolette, Passy veilla donc à ce que son
légendaire agent ne remette plus les pieds en France à partir de 1943.
Triste épilogue de la saga entamée en 1940 22. » Il lui faudra attendre,
pour qu’il touche à nouveau le sol français, la mise en place de
l’opération Sussex dans le cadre de la préparation et de la réalisation du
débarquement en France par l’état-major du général Eisenhower…
Quant à Fourcaud, fidèle à lui-même, il connaît une série d’aventures
à partir de 1941. Après avoir monté le réseau « Fleurs » – qui devient
ensuite le très important réseau « Brutus » –, il accomplit plusieurs
missions depuis l’Angleterre. Plusieurs fois arrêté, il réussit à chaque fois
à s’évader. De retour en Angleterre, il est affecté à la tête du 1er bataillon
d’infanterie de l’air (BIA). Il se blesse grièvement au cours d’un
entraînement. Rétabli, il se voit confier une mission : superviser la
coordination des maquis de Savoie. Le 19 mai 1944, Pierre Fourcaud est
arrêté à Albertville. Il tente une évasion, mais est blessé de deux balles
de revolver. Prisonnier des Allemands, incarcéré à la prison de
Chambéry, il parvient à s’en évader le 6 août 1944. De retour à Londres,
il revient en France en septembre 1944. Il intègre ensuite le Service de
documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE)…
L «S -J »
L «H »
La proximité de tous ces réseaux, qui accentue leur vulnérabilité,
ainsi que le manque d’expérience et de prudence de leurs membres sont
encore fatals au réseau « Hector ». Celui-ci est animé par Alfred
Heurtaux, un as de 1914-1918 au sein de l’escadrille des cigognes.
Devenu après la guerre directeur de la General Motors aux États-Unis
puis chez Renault, ce nationaliste milite comme Duclos au sein des
milieux activistes d’extrême droite – la Cagoule, notamment. Après la
défaite, il semble suivre la ligne pétainiste, puisqu’il est nommé vice-
président de la Légion des combattants instaurée par Vichy. Mais il met à
profit son poste pour agir clandestinement contre l’occupant, dès 1940.
Ses contacts sont multiples. Trop, peut-être.
Le réseau Hector s’implique avec de nombreuses autres
organisations. Parmi les rapprochements – toujours délicats, mais qui
s’expliquent par la nécessité de renforcer l’action clandestine –, citons
celui qui a lieu avec le groupe « Robert » fondé par Robert Guédon.
Officier de tirailleurs sorti de Saint-Cyr, ancien combattant du RIF,
Guédon, en liaison avec les officiers de l’IS à Granville, a rencontré
Henri Frenay qui, avec son « Mouvement de Libération nationale »,
prépare les bases de « Combat ». C’est lui qui oriente Guédon vers
Heurtaux et le réseau Hector, et il entretient aussi des relations avec la
Confrérie-Notre-Dame et le réseau Saint-Jacques… On imagine sans
peine quels ravages Folmer, introduit dans ces milieux clandestins,
s’apprête à opérer avec l’aide d’autres agents.
Un autre personnage important, qui se présente comme un membre
de l’IS, fait alors son entrée : Arthur Bradley Davies. En réalité, c’est un
agent allemand, et Folmer n’omet pas de parler de lui dans ses longues
dépositions d’après guerre. Il est chargé par Reile de chapeauter cet
opérateur radio qui possède plusieurs appareils avec code et qui accepte
de se mettre au service de l’Abwehr. Outre les transmissions qu’il
effectue sous surveillance d’un radio allemand dans le cadre d’un
Funkspiel, Davies dénonce à Reile des membres du réseau Hector, mais
également quelques-uns du réseau « Alliance », avec lequel il est en
contact. Comme pour d’autres organisations, pour Hector, le coup d’arrêt
se produit lorsque l’Abwehr décide d’un coup de filet massif, le
9 octobre 1941, dans le cadre de « l’affaire Porto »…
L’A RSHA « ’O
»
« L’ P »: …
Sur un plan plus général, c’est à la fin de l’année précédente, en
1941, que les coups portés au sein des autres réseaux et mouvements
clandestins en France ont été particulièrement dévastateurs. Avec
« l’affaire Porto », les Allemands ont recensé près d’un millier de noms
au sein des organisations de résistance, et ils ne peuvent plus les laisser
évoluer sans rien faire.
C’est pourquoi le 9 octobre 1941, Reile convient avec son chef,
Rudolph, de réaliser un coup de filet, qui se poursuit le lendemain. Selon
le responsable de l’Abwehr, « en quelques jours, 962 personnes furent
sous les verrous ; des armes et du matériel de sabotage furent
découverts ». Ce chiffre est corroboré à quelques unités près par une
autre source qui retient environ 900 arrestations – dont 720 en France
occupée 29.
Beaucoup sont suspectés d’appartenir à des réseaux de
renseignement anglo-gaullistes, mais aussi d’être en relation avec des
membres du 2e Bureau de Vichy – les Allemands soulignant que le
gouvernement français a continué officieusement à entretenir un service
de renseignement propre. Sur ces quelque 900 personnes appréhendées,
« près de 250 sont ensuite déportées vers le Reich ». Devant l’ampleur
des arrestations et des dossiers constitués, l’Abwehr et l’OKW s’en
remettent au RSHA, autrement dit à la Gestapo. C’est ainsi que plusieurs
dossiers parviennent aux postes de cette dernière à Düsseldorf ou encore
à Sarrebruck.
Les Allemands ratissent large, trop large même. C’est ce qui
explique, dans « l’affaire Porto », « une fois l’enquête achevée en
Allemagne et l’absence de responsabilité établie, les multiples libérations
des suspects arrêtés puis internés dans les camps et prisons du Reich 30 ».
Il n’empêche que l’on retrouve, parmi les victimes de Folmer,
quelques-uns des contacts que celui-ci a établis, au début notamment,
avec l’un des quatre chefs de groupe de la Résistance et que Reile s’est
contenté de désigner par des initiales. Notamment avec un certain « F…
el 31 », qui ne peut être que Joseph Führel, lequel apparaît dans les
rapports allemands constitués après les arrestations. Le réseau qu’il
animait était en relation avec le réseau Saint-Jacques.
« Les membres du groupe Führel, dont l’enquête est passée sous la
responsabilité de la Stapo 32 de Munster, sont jugés par le Tribunal du
peuple à Cologne le 4 juin 1943 et à Trèves le 30 septembre. Pierre
Cuvillier, Lucien Eyreau et Maurice Ronceray, condamnés à mort, sont
exécutés à Cologne le 31 août. Joseph Führel l’est à son tour le
11 novembre 33. »
Quant aux déportations, quelque 110 personnes arrêtées dans le cadre
de « l’affaire Porto » ne reviendront pas des camps, alors que 34 au
moins ont été exécutées 34.
Mais « l’affaire Porto » a eu d’autres conséquences importantes. En
effet, Reile, soucieux de se donner le beau rôle, rappellera l’intention de
l’Abwehr de remettre en liberté les « moins coupables » et, peut-être,
« d’enrôler » certains d’entre eux. « Malheureusement, écrira-t-il,
le RSHA reprend les choses en main. » Pour cela, il s’appuie sur une
directive dont l’appellation recouvre une sinistre signification : « Nacht
und Nebel » (NN, « Nuit et Brouillard »), qui s’inspire d’une expression
figurant dans le Siegfried de Wagner. Cela concerne un texte signé le
7 décembre 1941 par Wilhelm Keitel, chef d’état-major de l’OKW, qui
ordonne la déportation de tous les ennemis ou opposants du IIIe Reich en
les faisant disparaître sans laisser de traces. « Toutes les personnes
arrêtées dans « l’affaire Porto », précisera Reile, qui n’avaient pas encore
comparu devant une cour martiale, furent déportées hors des régions
occupées et soustraites à l’influence de l’Abwehr 35. » En parallèle,
certaines procédures judiciaires aboutissent devant le redoutable Tribunal
du peuple nazi et se prolongent jusqu’en 1943 au moins…
Un homme, affecté depuis août 1941 à la section III F de l’hôtel
Lutetia comme interprète, a participé à l’interrogatoire des prisonniers et
à l’étude de leur dossier dans le cadre de cette affaire. Il s’agit de
l’adjudant Joseph Placke, qui acquiert ainsi une solide connaissance des
rouages d’une grande partie de la Résistance française. Celui-ci
consolidera ses sources en poursuivant sa carrière en 1943 au sein de la
section IV du SD et sera alors au centre de nombreux autres dossiers. Il
en fera probablement étalage lorsqu’il sera entendu après la guerre par
les services secrets alliés. Heureusement pour lui, un non-lieu, obtenu en
mai 1949, soldera favorablement son compte…
L’ampleur des arrestations et la profondeur de la pénétration de
l’Abwehr au sein de plusieurs organisations de résistance laissent des
traces au sein de ces dernières. En plus d’être affaiblies – quand elles ne
sont pas littéralement décapitées –, elles permettent désormais aux
Allemands de suivre de nouvelles pistes. Dès lors, plusieurs de leurs
membres échappent aux mailles du filet, soit par chance, soit grâce à
leurs capacités à éviter les pièges, soit enfin grâce à la volonté perfide
des agents de l’Abwehr – ou de la Gestapo – de poursuivre leur action
dans leur sillage sans se manifester, afin de démasquer d’autres réseaux
ou mouvements clandestins…
L’ «C »
L’affaire « Continent », quant à elle, concerne essentiellement le
mouvement Combat en zone nord. C’est là qu’il s’est développé, avec
des groupes qui lui étaient rattachés. Dans ses mémoires, Henri Frenay a
retracé les circonstances qui ont présidé, début 1942, à la formation du
comité directeur : « Le 3 janvier, à ma demande, Élisabeth Dussauze a
organisé cette réunion, André Noël, Paul Dussauze, Jacques Dhont, Tony
Ricou, Jeanne Sivadon, Odile Kienlen, Henry Ingrand sont là et aussi
trois hommes que je ne connais pas. Ce sont (de leurs vrais noms)
Jacques Lecompte-Boinet, Charles Le Goalez et François Morin. Robert
Guédon, étant en Normandie, n’a pu se joindre à nous 36. » Après
l’exposé de Frenay sur les raisons d’être et les objectifs de son
mouvement, « le comité directeur de la zone nord est formé. Il sera
dirigé par André Noël et Élisabeth Dussauze. À eux de désigner les
responsables de la propagande, du renseignement et de l’action et de
pousser cette organisation jusqu’à la base en passant par nos groupes
déjà constitués en province 37 ». Mais Frenay ajoutera dans ses
mémoires : « Après cette réunion décisive, je ne reverrai pas mes amis
qui ignoraient comme moi la terrible menace qui déjà pesait sur eux 38. »
La structure clandestine constituée par Combat en zone nord est en
effet victime de l’infiltration de deux sinistres personnages. Le premier
est Jacques Désoubrie. Cet homme à tout faire au service des Allemands
est passé de la GFP à l’Abwehr, puis à la Gestapo – dont nous avons
relaté l’action dévastatrice dans le cadre de l’affaire du Musée de
l’Homme. L’autre est Henri Devillers. Ce dernier est un de ces nombreux
aventuriers engagés dans la spirale infernale de la trahison. Ce prisonnier
des combats de 1940 a retrouvé la liberté grâce à sa femme, qui a pris
contact avec les services de renseignement allemand, et il a fini par
accepter, en retour, de travailler pour ces derniers au cours de l’été 1941.
C’est d’abord le capitaine Schulte, de l’Abwehr de Besançon (une
antenne qui s’est installée en même temps que celle, voisine, de Dijon)
qui l’emploie… Il devient un agent de la section III F sous le
numéro 4954. Pour lui assurer une couverture, les Allemands le font
entrer aux Messageries de la librairie Hachette à Paris, afin de justifier
les nombreux déplacements qu’il effectue entre les deux zones.
Grâce à ces deux hommes, on devine quelle moisson l’Abwehr a pu
faire en ayant connaissance des messages échangés et des contacts
établis. Selon Fabrice Grenard, « l’Abwehr organise du 2 au 6 février
1942, une vaste rafle à Paris, qui décapite totalement l’état-major de
Combat en zone occupée. Au total, 47 personnes sont appréhendées,
parmi lesquelles se trouvent Jeanne Sivadon, Élisabeth et Paul Dussauze,
André Noël, Tony Ricou, René Parodi, ainsi que différents responsables
des groupes qui s’étaient développés 39 ».
Toutefois, ce sont en fait 65 personnes qui sont interpellées dans un
premier temps. Un des groupes rattachés à Combat (le « Bataillon de
France ») est décimé entre mars et avril 1942. Pour l’Abwehr, c’est le
capitaine Schmitz qui a mené les opérations (pour le compte de la
section III F de Paris). Quelques-uns parviennent toutefois à éviter
l’arrestation, comme Robert Guédon. Mais le 9 juin 1942, c’est au tour
d’Henry Ingrand d’être interpellé chez lui par la GFP, ainsi que Pierre
Le Rolland – lequel, conduit au Cherche-Midi, est interrogé quelques
jours après à l’hôtel Cayré (siège du service III F 3), par Schmitz en
personne. Cependant, l’Abwehr ne se charge pas de la suite de la
procédure, puisque les détenus sont transférés en Allemagne. À
Sarrebruck, 45 dossiers sont traités par la Gestapo et 17 membres sont
condamnés à mort.
Le Tribunal du peuple allemand a rendu son verdict sur plusieurs
dossiers. « Le 7 décembre 1943 à la prison de Cologne. Tony Ricou,
André Noël, Paul Dussauze et Édouard Le Gualès de la Villeneuve sont
exécutés le 7 janvier 1944 ; Louis Durand et Adrien Thomas le 24 mars.
Raymond Burgard, professeur au lycée Buffon, résistant du groupe
Valmy lié à Combat, qui avait été condamné le 16 octobre 1943, est
exécuté le 15 juin 1944. De même, le diplomate Paul Petit, également lié
au mouvement, l’est le 26 août 1944. Les femmes condamnées à mort
bénéficient de suspensions d’exécution. Elles sont transférées dans
différentes prisons, à Lübeck, Cottbus ou Jauer dans le cas d’Élisabeth
Dussauze. Marietta Martin-le-Dieu, collaboratrice de Paul Petit, meurt de
maladie en novembre 1944. Du fait de l’abrogation de la
procédure “NN”, à laquelle leurs dossiers avaient été rattachés, ses
camarades finissent pour la plupart par être transférées au camp de
concentration de Ravensbrück. Seuls onze membres de Combat zone
nord déportés dans le Reich en 1942 reviennent en 1945 40. » L’Abwehr
peut toujours prétendre que le sort de ces femmes et de ces hommes
n’était pas de son ressort…
1. Témoignage de Hans Piekenbrock, au procès de Nuremberg, audience du 11 février 1946,
après-midi.
2. Chef de district – « Gau » – dans l’Allemagne nazie.
3. Témoignage produit au procès de Nuremberg, séance du 11 février 1946.
4. Éric Kerjean, Canaris…, op. cit., p. 92.
5. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 98.
6. Ibid., p. 100.
7. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
8. Ibid.
9. Cf. chapitre 2.
10. Paul Paillole, Services spéciaux (1935-1935), Robert Laffont, 1975, p. 57.
11. Ibid.
12. Cf. chapitre 5.
13. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 108.
14. Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin, a été chargé de rédiger avec l’aide de
Stéphane Hessel le Livre blanc du BCRA en 1944. Tout au long de la guerre, le service du
colonel Passy (André Dewavrin) avait été accusé des pires crimes sans pouvoir s’expliquer.
À la Libération, ces attaques s’étaient intensifiées et le général de Gaulle avait donné son
accord pour qu’un Livre blanc du BCRA fût rédigé, afin de défendre l’action de ses services
secrets.
15. Le Livre blanc du BCRA, 1re partie, Archives nationales, édition électronique.
16. Ibid.
17. Colonel Rémy, Le Refus. Mémoires d’un agent secret de la France libre, t. I, Éditions
France-Empire, 1998, p. 130.
18. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
19. Ibid.
20. Colonel Rémy, Le Refus. Mémoires…, op. cit., p. 249.
21. Rémy racontera plus tard qu’il eut l’occasion de rencontrer celui qui porta tant de coups
à la Résistance française : Oscar Reile. Ses propos datent de l’été 1972 : « Je lui révélai que
ma petite centrale avait, pendant un temps, été installée tout près de l’hôtel Lutetia où il
résidait. “Je vous cherchais plus loin !”, me répondit-il avec une nuance de regret, non dénué
de cordialité » (Ibid., p. 240). Il est probable, connaissant le déploiement de l’activité des
gens de l’Abwehr, que la discussion ait tourné autour d’autres sujets, mais Rémy n’en dit
mot. Il manifeste, en revanche, une certaine admiration pour le fair-play de son interlocuteur
et du service de renseignement allemand. À tel point que, lorsque celui-ci fera paraître ses
mémoires en France, il en sera le préfacier en se montrant particulièrement beau joueur vis-
à-vis de l’Abwehr et de son principal responsable.
22. Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance, op. cit., p. 129.
23. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 140-141.
24. Ibid., p. 140-141.
25. Leopold Trepper, Le Grand Jeu, Albin Michel, 1975.
26. Guillaume Bourgeois, La Véritable Histoire de l’Orchestre rouge, Nouveau Monde
éditions, 2015.
27. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 142.
28. Ibid., p. 144.
29. Gaël Eismann, Hôtel Majestic. Ordre et sécurité en France occupée (1940-1944),
Tallandier, 2010. D’après un rapport de l’Abwehr à l’attention du chef de l’OKW le
11 octobre 1941.
30. Thomas Fontaine, Déporter : politique de déportation et répression en France occupée,
1940-1944, thèse d’histoire, université Panthéon-Sorbonne, Paris I, 2013, p. 343.
31. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 102.
32. Gestapo.
33. Thomas Fontaine, Déporter…, op. cit., p. 349.
34. Ibid., p. 350.
35. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 116.
36. Henri Frenay, La nuit finira. Mémoires de résistance, 1940-1945, Michalon, 2006,
p. 203-204.
37. Ibid.
38. Ibid.
39. Fabrice Grenard, La Traque des résistants, Tallandier/Ministère des Armées, 2019,
p. 75.
40. Thomas Fontaine, Déporter…, op. cit., p. 354.
7
Le réseau « Interallié »
Kiffer, un sergent aviateur de 27 ans, originaire de Meurthe-et-
Moselle, diplômé des Arts et Métiers, a été contacté au début de cette
même année 1941 par un membre d’un réseau de résistance qui se
développe en Normandie. Il a accepté d’en faire partie. Quelques mois
plus tard, il a été dénoncé par un certain Émile Lemeur. Le personnage
n’était pas ce que l’on peut appeler un brillant sujet, mais il avait été
recruté par une certaine « dame Buffet », laquelle appartenait à un réseau
de résistance.
Un jour, dans un café, Lemeur, employé au dépôt de carburant de la
Luftwaffe à Cherbourg, fit donc des révélations, en plein état d’ébriété, à
un caporal allemand attablé avec lui. L’affaire aurait pu en rester là
venant de la part d’un homme paraissant peu crédible, mais elle remonta
néanmoins jusqu’à la GFP de Cherbourg. Un rapport fut alors envoyé à
la section III F de l’Abwehr de Saint-Germain-en-Laye et fut réceptionné
par le Hauptmann Borchers. C’est lui qui se rendit à Cherbourg pour
enquêter. Sur place, il n’y avait que des hommes de la GFP, dont peu
semblaient capables de mener l’affaire. Hormis l’un d’entre eux : un
certain Hugo Bleicher, qui paraissait manifester quelques bonnes
dispositions. Ce choix était le bon et l’Abwehr n’aurait qu’à s’en
féliciter. Mais qui était ce personnage ?
P :H B
D :« C »
T :
Reile est averti de l’opération au petit matin. Le capitaine Borchers,
depuis Saint-Germain-en-Laye, lui apprend les arrestations de
Montmartre : belles prises avec Armand et Renée Borni. Mais le colonel
craint une certaine précipitation de la part de Borchers. Les radios se sont
notamment échappés dans un vacarme qui a même alerté la police
française, alors renvoyée dans ses foyers. En arrivant sur place, Reile
aperçoit un homme en civil, silencieux, effacé, d’environ 40 ans, de taille
moyenne, robuste, avec des yeux brillants : le sergent Hugo Bleicher, à
qui revient le principal mérite de la capture.
Violette, autrement dit Renée Borni, est interrogée immédiatement.
Elle dénonce sans difficulté une certaine Micheline. Elle a quelques
raisons très personnelles de le faire : elle est la maîtresse d’Armand et
Micheline (la Chatte) est une rivale en puissance. Mais mêler espionnage
et sentiments est un jeu dangereux…
À cet instant, la Chatte n’est pas très loin. Elle habite tout près de la
villa Léandre, où viennent d’avoir lieu les arrestations. Rue Lamarck,
elle est hébergée chez un couple membre du réseau : les Lejeune. C’est
là qu’elle se présente, mais elle est prévenue que le quartier grouille
d’Allemands. Elle hésite, tourne dans plusieurs rues, mais finit par se
jeter dans la gueule du loup. On l’embarque dans une voiture où ont déjà
pris place Bleicher… et Renée Borni qui la désigne tout de suite aux
Allemands…
Après un interrogatoire sommaire au siège de la GFP, à l’hôtel
Édouard-VII, elle est incarcérée à la Santé. C’est un moment douloureux
pour la Chatte, qui n’est pas habituée à tant d’inconfort : « La nuit à la
Santé, racontera-t-elle, a été véritablement affreuse, mais je n’ai jamais
pris la décision de parler au cours de ces heures-là ! Cette décision, c’est
Hugo Bleicher qui me l’a imposée dans la journée du lendemain, en me
menaçant de me faire fusiller. On me reproche d’avoir couché avec lui le
soir même… Il n’était pas séduisant… et ses bretelles bleues ! Mais
j’avais désespérément besoin de chaleur humaine, même venant de lui !
C’est à mon avis la seule faute, la lâcheté, que j’ai commise 1. »
On peut diversement apprécier ce témoignage. En effet, ces propos
sont tenus par une personne à l’apparence froide et calculatrice,
intrigante, voire amorale. En vérité, Bleicher entame avec elle de
véritables tournées d’arrestations. Il « la fit sortir de prison
immédiatement et s’installa avec elle, en en faisant sa maîtresse, dans
une villa de Saint-Germain, mise à sa disposition par le major Eschig
[…]. Grâce au travail acharné de Micheline, il leur fut possible de
liquider presque toute l’organisation, le nombre total des arrestations
effectuées par la GFP étant d’environ 90. Le Sonderführer Eckert, alias
“Evans”, était chargé des interrogatoires 2 ». C’est ici qu’apparaît un
nouveau personnage qui va rapidement s’illustrer au sein de l’Abwehr.
Heinz Aloïs Eckert, né le 20 janvier 1907, à Mannheim, se déclarait
avant guerre « commerçant spécialisé dans l’exportation ». Mobilisé en
mai 1939 dans un régiment d’infanterie, il fait la campagne de Pologne
« comme tireur sur un side-car ». En janvier 1940, ses aptitudes pour les
langues le font désigner comme interprète de français, d’anglais et
d’espagnol auprès de la 5e Panzerdivision, et cela jusqu’à la fin de la
campagne de France. Affecté en novembre 1940 comme interprète à la
Kommandantur de Vierzon, il commence à travailler pour l’Abwehr
(dans la section II) en accomplissant « des missions de sécurité
militaire » le long de la ligne de démarcation. Il reste à ce poste jusqu’en
février 1942, mais il est ensuite muté à Saint-Germain-en-Laye, sous
l’autorité du commandant Eschig qui dirige la III F. Il entre désormais de
plain-pied dans des missions de contre-espionnage. Après sa nomination
comme responsable de l’antenne de l’Abwehr de Rouen dans le courant
de l’année 1942, il déclare que « le nombre de mes agents, qui
changeaient souvent, était de 8 à 15 personnes 3 ». Et c’est lui qui
procède aux interrogatoires à la suite des arrestations au sein du réseau
Interallié…
I : B /C
Vomécourt et « Autogiro »
Pour l’Abwehr, il semble décidément plus facile d’entreprendre des
actions contre la Résistance française, elle s’y emploie donc à nouveau
très rapidement. De plus, Hugo Bleicher ne veut pas se limiter à la
destruction d’Interallié, et justement, d’autres objectifs se profilent
bientôt. Ainsi, l’une des prochaines cibles est le premier réseau de
résistance installé par le SOE en France…
L C P V
L C : ?
B V
É D ,
A ?
Mais revenons sur les théâtres d’opérations à l’été 1942, dont certains
s’ouvrirent à l’initiative des Alliés. L’opération Jubilee, par exemple,
avait pour objectif le port de Dieppe. C’était une sorte de test, car il
n’était pas encore possible d’envisager un débarquement de grande
envergure pour la libération de la France. Ainsi, le 19 août 1942, environ
250 bâtiments de guerre britanniques acheminèrent des troupes
constituées pour l’essentiel de soldats canadiens.
L’opération était surtout conçue comme un raid : il s’agissait
notamment de détruire des positions d’artillerie importantes, un radar et
un aérodrome. Il était prévu de réembarquer les hommes avec
éventuellement des prisonniers allemands. Toutefois, le débarquement se
déroula fort mal : les défenseurs du secteur dieppois infligèrent de
lourdes pertes aux assaillants (sur les 6 086 soldats alliés engagés,
4 397 furent portés disparus, faits prisonniers, blessés ou tués, et, parmi
eux, se trouvaient 907 soldats canadiens et 550 britanniques). Pourquoi
un tel fiasco allié ?
Tout simplement parce que l’Abwehr était parvenue à percer les
intentions de l’adversaire grâce à deux de ses agents français passés à
son service : un certain André Lemoin, « peintre français de marine »,
dont le nom de code était « Moineau » ; mais aussi Robert Kiffer,
l’ancien membre du réseau Interallié récemment décimé 5, et qui, depuis
février 1942, avait officiellement été enrôlé par Hugo Bleicher sous le
matricule F 7172. On constate ainsi les effets dévastateurs provoqués par
l’action de ces résistants retournés et efficacement « réemployés ». En
effet, ces deux hommes étaient parvenus à entrer en contact avec une
certaine Jeannette Dumoulins, membre d’un réseau gaulliste, qui les
avait orientés vers une source d’information de la Résistance : « Un
officier de l’Organisation Todt, organisme paramilitaire groupant des
ingénieurs et des ouvriers des travaux publics. Cet officier, qui avait un
poste important, était un fervent antinazi. Il fournissait à Londres, par
l’intermédiaire du réseau, des informations sur les docks de Dieppe, les
installations, les fortifications, la position des batteries côtières et la
situation des unités allemandes 6. » Bleicher chargea l’un de ses agents,
parmi les plus efficaces au sein de l’Abwehr, Heinz Eckert 7, de jouer les
intermédiaires, en se faisant passer, sous le nom d’Evans, pour un agent
anglais. À partir de là, Eckert prit connaissance d’un message (« Georges
embrassera bientôt Jeannette »), diffusé par Londres, indiquant
l’imminence d’une opération de débarquement, alors que quantité
d’informations avaient été demandées sur Dieppe et sa région. Voilà qui
permit aux forces d’occupation de se mettre en état d’alerte sur le secteur
et qui contribua à faire échouer l’opération Jubilee…
O A N !
L P
(PPF) ’A N
(AFN) ’ A
Cela ne met pas pour autant un terme aux actions des services
allemands, puisque la guerre se poursuit, au-delà même de la fin des
combats – lorsque les troupes de l’Afrikakorps, sous le commandement
d’Arnim, capitulent en mai 1943. Ainsi, depuis la France, l’Abwehr
envoie encore des agents en Afrique du Nord. « À partir de 1943, c’est
un homme de l’Abwehr II, le Dr Kunst, alias “colonel Kasimir”, qui
supervise le travail en milieu musulman », en coopération avec la
section III F qui travaillait jusqu’alors dans ce domaine avec Richard
Christmann. Ce dernier, en septembre 1941, avait été muté en Hollande
pour mener d’autres opérations, avec Hermann Giskes, son mentor au
sein de l’Abwehr 17. Mais les recrues musulmanes sont d’inégales valeurs
et « la motivation des nationalistes maghrébins n’est pas la même que
celle des petits truands extirpés des bas-fonds de la Goutte d’Or à
Paris ».
Ainsi, une mission accomplie début 1943 en Tunisie, avec deux
officiers de l’Abwehr et une trentaine de Nord-Africains, est un échec.
Dès lors, Oscar Reile trouve un nouveau vivier où il peut puiser de
nouveaux agents : « Avant et après le jour J, expliquera celui-ci, la
Leitstelle III était en rapport avec les PPF en vue du recrutement d’agents
qui pourraient être entraînés pour travailler en France, contre les agents
alliés et les groupes de résistance, par la pénétration et recueillir plus tard
des renseignements militaires 18. »
Ici, les membres du Parti populaire français (PPF) de Doriot –
enfoncé plus que jamais dans la collaboration 19 – appartiennent à un
service de renseignement développé à partir de l’été 1941 et destiné à
débusquer les agents alliés, gaullistes, communistes, et à obtenir un
maximum d’éléments sur les organisations de résistance. Doriot a confié
ce service quelque temps avant à Albert Beugras.
Celui-ci est le fils d’un industriel devenu ingénieur chimiste chez
Rhône-Poulenc et a très tôt adhéré au PPF. Capitaine de réserve dans
l’armée française, délégué du PPF pour la région lyonnaise, on lui confie
rapidement un « secrétariat national aux questions syndicales et
corporatives » et il accède bientôt au bureau politique du parti. Il est l’un
des hommes de confiance de Jacques Doriot. Reprenant le récit qu’il
donne aux services français après la guerre, Reile indique que la
Leitstelle III était en contact avec les membres dirigeants du PPF :
Beugras et Le Caen.
Ce dernier se nomme en fait Jean Le Can et il est aussi l’un des
premiers partisans de Doriot. C’est un entrepreneur fortuné, brasseur
d’argent et opiomane invétéré, qui a notamment dirigé la construction du
port autonome de Bordeaux. Ses activités l’ayant mis assez tôt en rapport
avec des sociétés allemandes, on comprend la facilité avec laquelle il
parvient à établir des contacts sous l’Occupation. Beugras, lui,
immatriculé comme agent E. 30. 018 de l’Abwehr, est même devenu un
intime du responsable de la section III. Les deux hommes sont donc liés
de très près au colonel Reile. Et en effet, « en plusieurs occasions, Reile
négocia avec les susnommés 20 et eut également de fréquents contacts
avec Doriot. Graf Kreutz (ancien Sonderführer) avait été désigné par
Reile pour faire la liaison avec le PPF. Le major Schafer 21 [sic] et le
major von Feldmann, sous les ordres de Reile, étaient également en
contact avec Beugras et Le Can 22 ». Moyennant finances – car cette
collaboration n’est pas désintéressée, et les Allemands font preuve de
largesse –, le réseau du PPF se développe à travers toute la France et les
renseignements obtenus par les Allemands sont probablement de toute
première importance.
En revanche, l’Abwehr veut confier aux membres du PPF, ainsi qu’à
leurs recrues musulmanes en Afrique du Nord, une mission plus délicate,
dont le nom de code est Atlas. Plusieurs cadres du parti y participent :
« François Fossati part en mission fin mars 1943, à peu près en même
temps que Queyrat 23 et Beugras. Ils se rendent en Tunisie pour constituer
un réseau avec d’autres membres du PPF sélectionnés par le
Dr Detherding 24, puis en Allemagne pour suivre un apprentissage en
radio et en sabotage. Le dispositif a pour quartier général un bureau
d’achat de l’avenue Marceau à Paris, tandis que le local administratif se
trouve près de la rue du Ranelagh, à Auteuil. L’Algérois Fossati va
diriger avec efficacité, jusqu’à la chute de Tunis, un réseau radio qui
envoie des informations d’ordre militaire aux Allemands. Le travail est
le même à Bône et Oran ; par contre, la liaison Tanger du réseau “Atlas”
fait cruellement défaut. Ces réseaux seront démantelés les uns après les
autres 25. » Il est vrai que l’Abwehr ne brille guère dans le choix de ses
agents. À partir de ces années 1942-1943, le service allemand est donc,
d’une façon générale, en mauvaise posture.
C , -
Les échecs répétés, dont l’un des plus significatifs en cette année
1942 concerne le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord,
sapent donc progressivement le crédit de l’Abwehr. Les tentatives de
pénétration en Grande-Bretagne sont rapidement annihilées, et il est vrai
que le recrutement ne se révèle pas particulièrement judicieux. Mais
parmi de nombreux exemples, il en est un qui mérite plus que tout autre
d’être cité, tant il est digne d’un roman d’espionnage…
En 1940, Edward Arnold Chapman, dit « Eddie », purge une peine de
prison sur l’île de Jersey. Le personnage a un CV déjà bien rempli. En
effet, il s’est fait, durant les années 1930 en Angleterre, une réputation de
perceur de coffres-forts. C’est aussi un séducteur impénitent, son terrain
de chasse étant plutôt la sphère des femmes proches de la haute société –
qu’il n’hésite pas, à l’occasion, à faire chanter. Mais durant l’été 1940,
depuis sa cellule de Jersey, il a la chance de voir débarquer sur l’île les
Allemands, auxquels il offre ses services…
Progressivement pris en main, Chapman fait bientôt la connaissance,
en mars 1942, du chef de la section Abwehr de Nantes, le baron Stephan
von Gröning : « Officier d’ancien régime, [il] avait grande allure, mais
ce fut son expression qui m’attira, son air bienveillant, compréhensif,
tolérant – un air de philosophe et de sage 26 », confiera Chapman dans
l’ouvrage qu’il consacrera à ses exploits. Voilà qui va conduire notre ex-
perceur de coffres-forts à opérer une reconversion comme apprenti
espion. C’est au château de la Bretonnière, près de Nantes, qu’il prend
des cours : une formation très complète dans laquelle les élèves ne sont
pas toujours très disciplinés. « Quatre agents secrets, racontera Chapman,
Américains d’origine allemande, avaient été préparés avec une minutie
particulière à une mission de sabotage de grande envergure aux États-
Unis. Comme moi, ces hommes avaient été soumis à un entraînement
long et coûteux. Quelques jours avant leur départ à bord d’un sous-
marin, on leur permit une dernière bordée à Paris avec des femmes. L’un
d’eux eut la langue trop longue et… à peine le sous-marin les eut-il
débarqués sur la côte américaine qu’ils furent arrêtés, jugés, condamnés
à mort, et certains furent exécutés 27. »
L’opération citée, baptisée Pastorius, a effectivement été conduite en
juin 1942, cependant elle fut imparfaitement préparée. Huit hommes
avaient pour mission de s’attaquer à l’industrie américaine, mais, s’ils
avaient laissé des traces de leur passage au cours d’une soirée bien
arrosée (à Lorient et non à Paris), ils ont en vérité été cueillis très
rapidement par le FBI grâce aux « indiscrétions » de deux d’entre eux 28.
Quant aux six autres, ils ont effectivement été exécutés pour tentative de
sabotage… Tout cela laisse penser que la formation ou le choix des
apprentis espions laissaient à désirer.
Eddie Chapman a d’ailleurs son propre plan, qui ne correspond pas
du tout à celui des Allemands. Il est parachuté en décembre 1942 sur
l’Angleterre, muni d’une radio, d’un pistolet, d’une capsule de cyanure
et de 2 000 livres. Il a pour mission de saboter les usines d’aviation de
Havilland à Hatfield. En fait, Chapman se rend immédiatement à la
police locale et, quelques heures plus tard, il est face à un officier de l’IS.
Le voici passé de l’autre côté et, dès lors, l’agent double va continuer sa
mission en transmettant de fausses informations aux gens de l’Abwehr,
qui maintiennent leur confiance en lui. Il est même envoyé en mission en
Norvège en avril 1943 pour enseigner dans une école d’espions à Oslo !
Décidément bien considéré par les Allemands, il est décoré de la croix de
fer en 1943 et reçoit une foule de récompenses. Chapman se sent alors
pousser des ailes et, lorsqu’il revient en Angleterre, il n’hésite pas à
proposer au MI5 de réaliser… une attaque suicide sur Adolf Hitler !
Finalement, il retourne à sa vocation première en renouant avec des amis
gangsters dans des boîtes de nuit du West End londonien. Cela lui vaut
d’être limogé par ses employeurs anglais en novembre 1944.
Son après-guerre restera dans la droite ligne d’un roman d’aventures,
avec ses aspects pittoresques. Il ira même jusqu’à inviter au mariage de
sa fille le baron von Gröning, son ex-formateur qu’il avait délibérément
trompé. Chapman décédera le 11 décembre 1997 d’une crise cardiaque, à
l’âge de 83 ans…
L ’A
Mais cela ne suffit pas à endiguer sur le terrain le lent mais progressif
grignotage de certaines compétences dévolues à l’Abwehr. En effet, le
développement de la Résistance en France et les attentats physiques
contre l’occupant à partir d’août 1941 irritent fortement au plus haut
niveau. Ainsi, le Feldmarschall Wilhelm Keitel, à la tête de l’OKW, veut
transférer les opérations de répression au Sipo-SD à partir de 1942. En
mai de cette même année, la nomination de Karl Oberg comme chef
suprême de la SS et de la police en France, assisté d’Helmut Knochen,
oriente différemment la politique répressive. Par un décret du 9 mars
1942, « le nouveau chef supérieur des SS et de la police (Höherer SS und
Polizeiführer, HSSPF) obtient tous les pouvoirs de police, la conduite de
la politique de représailles – cause essentielle de la chute du MBF 32 – et
celle de la collaboration policière avec les forces françaises 33 ».
On assiste donc à un transfert de compétences mais aussi d’hommes,
puisque les membres de la GFP – le « bras armé de l’Abwehr » – passent
au Sipo-SD (où figure la Gestapo). Si l’on se livre à une « énumération
des groupes passant sous uniforme du Sipo-SD », cela représente « en
tout 17 groupes de 80 à 100 hommes, chacun intégrant les effectifs du
BdS 34 ». D’après Thomas Fontaine, on peut observer une « grande
stabilité des agents chargés des questions policières à tous les échelons
géographiques de l’appareil d’occupation. La plupart furent choisis pour
leurs compétences, comme Peter Ackermann, Kriminal Sekretär de
46 ans, chef de l’antenne du Havre de la GFP 701 depuis octobre 1941,
le type même du policier de métier ayant débuté sa carrière sous la
république de Weimar. Il occupe le même poste au Havre jusqu’en
février 1944, puis de nouveau à partir de juin, alors qu’il est dans
l’intervalle le chef de la section du KdS (commandement régional du
Sipo-SD) de Rouen. Ernst Misselwitz, membre d’un des groupes de la
GFP de Paris depuis septembre 1941, passe dans le service IV E de
Kieffer, et c’est notamment lui qui procédera au premier interrogatoire
de Pierre Brossolette 35 ».
En ce qui concerne la réalisation de ces « mutations », il faut
remarquer que « dans l’ensemble, il est évident que derrière la mise en
place de structures nouvelles, les responsables du Sipo-SD ont opté pour
des éléments évidents de continuité, sans doute considérés comme des
garanties, ou parce que leurs ressources en personnel ne leur offraient de
toute façon pas d’autre choix 36 ».
En 1942, outre les évolutions dans les structures de la répression et
quelles que soient leurs conséquences, il n’est pas permis aux
organismes qui l’animent de relâcher la pression face à la Résistance
française. L’Abwehr et Oscar Reile sont donc toujours sur la brèche, et
les Allemands n’hésitent pas à effectuer des pressions sur le
gouvernement de Vichy. Un des agents des services français qui va
interroger Oscar Reile en donne un exemple : « L’agent Léon Jacobs
avait été arrêté par les Français et condamné à mort. Reile discute de la
question avec Rahn 37 qui amène l’affaire devant Laval et Jacobs fut
relâché 38. » Ce dernier est en effet un des meilleurs agents allemands, qui
a notamment travaillé comme adjoint d’Andreas Folmer dans l’affaire
Porto. « Autant que Reile s’en souvienne, les Allemands au même
moment relâchèrent une ou deux personnes qu’ils avaient arrêtées. Reile
ne vit jamais Laval, ce fut Rahn qui fit, avec lui, toutes les
négociations 39. »
L’A L
L «B »
Le major Edgar Wedepohl, proche de l’amiral Canaris, membre de la
FAT 123 Abteilung I (une de ces unités mobiles de l’Abwehr créées dans
le but d’obtenir des informations immédiatement exploitables par le
commandement), se voit chargé de recruter des agents français au début
de l’année 1944. L’objectif est de former des réseaux de renseignement
dans l’éventualité d’un débarquement allié en France. « Pour le Nord et
le Pas-de-Calais, il recrute un dénommé Abdon Van den Brouck. Ancien
sous-officier français, la trentaine, chargé d’un poste obscur de délégué à
l’Information de Vichy pour la Somme, l’Aisne et l’Oise, le personnage
a manifesté des penchants douteux pour le trafic de documents
administratifs et a été incarcéré pour cela pendant plusieurs mois. Pour se
tirer de ce mauvais pas, il propose ses services à Wedepohl, qui lui confie
une mission de recrutement. Tout cela s’initie au château de Chaussoy-
Epagny dans la Somme, mais la formation d’“espions” ne va pas aussi
vite que l’avance alliée et en août 1944 le groupe qui s’est baptisé
“Brigade des anges” n’a plus comme objectif la constitution de
commandos destinés à opérer derrière les lignes ennemies et doit se
reconvertir. Si Wedepohl conserve une forme d’activité dans le
renseignement et s’installe à Roubaix, rue de Beaurepaire, la “Brigade
des anges” se transforme en brigade du diable, en devenant, sous
couverture allemande, une véritable équipe de gangsters, pilleurs et
tortionnaires 10. »
La brigade s’installe durant l’été 1944 à Roubaix, au 34 de la rue
Lacordaire, puis au 9 de la rue Mimerel. Elle est formée par une belle
équipe, dirigée par un certain Robert Guichou, 45 ans, qui opère avec sa
femme, Odette, leur fils, Jean, et au moins une vingtaine d’hommes et de
femmes (Maurice Audouy, Roger Lefevre, Louis Le Carpentier, Jean
Claisse, Julien Steil, Henri Alfonsi, Albert Rump, André Liautard et Jean
Cuville…).
Cette équipe reçoit le renfort d’autres éléments, comme le Lillois
Léoncy Grevet, antiquaire de profession, mais qui s’est trouvé une autre
activité dans la lutte antijuive dans une officine qui a son siège rue
Neuve. Avec lui arrivent quelques personnages douteux, comme cet
Achille Florent, lui aussi un agent de l’Abwehr, qui a pour mission la
répression des sociétés secrètes. Ces hommes se livrent à des pillages de
commerces mais aussi de particuliers et se montrent particulièrement
violents. Ils ont ainsi à leur actif le meurtre d’un avocat lillois, maître
Paul Thellier, figure locale politique bien connue, dont le corps est
abandonné au « coin d’un bois », dans un véhicule incendié.
À Lille, l’Abwehr ne s’inspire décidément guère de cet état d’esprit
chevaleresque dont se vanteront pourtant certains de ses chefs…
De Dijon à Lyon
L’action de l’Abwehr dans d’autres régions de France est également
assez soutenue. Certains postes ont le privilège d’être animés par des
agents particulièrement redoutables.
L’A D , ’A
2 B
L’Ast de Dijon, par exemple, bénéficie de la présence d’agents
chevronnés. Kurt Merk en fait partie. Originaire d’Augsbourg, il est
arrivé en France en novembre 1940 et apparaît désormais sous différents
alias, comme « Kayser » ou « Papa ». Il a d’abord débuté en supervisant
les douanes françaises dans la région de Colmar mais, en février 1941,
on le retrouve lieutenant au SRA de Dijon sous les ordres du colonel
Otto Ehinger et du commandant Albert Gleichauf (alias « Gegauf » ou
« Dr Krause »), naguère dépendant de l’Ast de Stuttgart et devenu sous-
chef de la section III F en Bourgogne. Il se distingue en constituant un
important réseau d’informateurs et de collaborateurs.
Parmi toutes les opérations qu’il mène à bien figure l’affaire
« Technica », qui vise les services de renseignement de Vichy agissant
clandestinement. Sous cette enseigne, au 36 du quai Saint-Vincent à
Lyon, qui désigne officiellement une société de vente de matériaux de
construction, se dissimulent les membres des anciennes sections
allemande et italienne du 2e Bureau français dirigé à partir de juin 1942
par le capitaine de Cossé-Brissac. Après le mois de novembre 1942 et la
dissolution de l’armée d’armistice, le travail clandestin du 2e Bureau se
poursuit. Cependant, il ne résiste guère aux investigations allemandes.
Kurt Merk met alors à profit deux personnages. D’abord celle qui est
à la fois son agent et sa maîtresse : Andrée Rivez. Née en 1915, cette
jeune femme, membre d’une des meilleures familles dijonnaises, est
connue pour recevoir la bonne société locale à l’occasion de nombreuses
réceptions assez somptueuses. Recrutée par le 2e Bureau français, elle est
finalement devenue l’agent E 7224 de l’Abwehr. Cette collaboration
évolue en affaire de famille lorsque son oncle rejoint à son tour les
services secrets allemands : le commissaire Charles Merlen. Celui-ci a
connu diverses affectations après la défaite de 1940. Chef de service aux
renseignements généraux à Perpignan en 1942, il est nommé à Lyon pour
devenir « chef du service des délégations judiciaires ». Merk finit par le
convaincre, grâce à sa nièce, de donner des informations sur le poste P 4
(celui du SR de Lyon), dont il connaît l’existence grâce à l’un de ses
membres, le commandant Schmidt. Le maillon faible de cette
organisation se nomme Gaston Monniez. Cet adjudant-chef retraité,
malgré de très bons états de service, éprouve une certaine animosité
envers ses chefs et a besoin d’argent. Avec sa femme, il assure le
secrétariat de Technica et habite l’appartement même du quai Saint-
Vincent. Mais un jour, il se laisse aller à la trahison…
Aussi, le 16 février 1943 au soir, Merk investit discrètement le
numéro 36 du quai Saint-Vincent. Grâce à Monniez, il tend une
souricière. À partir de 8 heures du matin le lendemain, les officiers se
présentent – comme il est convenu dans l’organisation clandestine – à un
quart d’heure d’intervalle et sonnent deux fois. Ils se retrouvent face à
l’agent allemand qui les débarrasse de leur serviette. À l’aide de la clé
trouvée sur l’un des arrivants, il ouvre un coffre renfermant de nombreux
documents. Peu après, les archives du 2e Bureau, camouflées à l’hôtel-
Dieu de Lyon, sont saisies. À 11 heures, les cinq membres de la section
allemande de Technica (Cossé-Brissac, Barral, Beson, Denis et Ambs)
sont arrêtés. Parmi les éléments pris se trouve une caisse, dite « caisse du
chef », contenant quantité d’informations qui vont entraîner la disparition
de nombreuses antennes des SR clandestins et beaucoup d’arrestations
d’agents dans les pays d’Europe centrale, en Scandinavie et en Turquie.
Ce coup de filet du 17 février 1943, complété d’une seconde opération le
11 mai, place Bellecour, à Lyon, va provoquer la déportation de plusieurs
officiers.
L’ K
R M , « K 30 » : « ,
»
Parmi les premières missions qui lui sont confiées, celle qu’il
entreprend en se faisant embaucher à la Poudrerie nationale de Toulouse
mérite d’être évoquée. Les archives de cette société en ont conservé la
trace : à la date du 25 janvier 1943 apparaît sur les registres d’entrées
Robert Moog, embauché comme « chef d’équipe à l’essai ». Que vient-il
faire dans cette usine qui fournit le Reich en explosifs ? Travailler ? En
quelque sorte…
Car l’endroit est une des cibles de la Résistance qui cherche à enrayer
la production des entreprises en faveur de l’Allemagne. K 30 s’infiltre
donc dans la place. Ses efforts sont vite récompensés. Dès le mois de
mars 1943, il se lie d’amitié avec un certain Hitter, un lieutenant
d’origine alsacienne (comme lui, ce qui facilite le contact). Or, cet
homme appartient au réseau d’André Devigny, un autre officier qui a
constitué, sous l’autorité du colonel Groussard (lequel travaille en liaison
avec les Britanniques à Genève), une patiente toile d’araignée
clandestine. Hitter, justement, projette une opération de sabotage de la
Poudrerie. Il se confie à Moog, qui lui paraît être un homme sûr et
efficace. Ces confidences permettent évidemment à l’agent de l’Abwehr
de connaître bon nombre de choses sur le réseau « Gilbert » de Devigny.
Aux archives allemandes, un dossier reprenant ces éléments est alors
constitué. Il porte le nom de « Fall Jura » (« l’affaire Jura »). Lors de
cette opération, consignera Kramer dans un rapport officiel, « K 30 a
rendu de grands services par son intervention personnelle […], le
déroulement de l’affaire Jura était entièrement le travail de K 30 13 ».
Outre Hitter, l’officier alsacien s’est mis en relation avec plusieurs
membres dépendant du SOE pour mettre au point le sabotage de la
Poudrerie. Tous tombent dans le piège. Ainsi, le 12 avril 1943, les
tenailles se referment sur le réseau « Prunus », du lieutenant Maurice
Pertschuk (alias « Eugène »). La même chose se produit avec quantité de
résistants affiliés au SOE, tels ceux des groupes de Toulouse (Vuillemot,
alias « Pills », Marcel Petit, Jean d’Aligny, Pradeau, etc.), de Montréjeau
en Haute-Garonne (Pierre Labayle, qui sera déporté), du Gers (Jeanine
Morisse, Mme Saint-Avit, François Dubos…). La plupart de ces noms ou
pseudonymes vont se retrouver dans les fiches du dossier « Fall Jura ».
Moog va en finir aussi avec Hitter, mais discrètement, pour ne pas se
trahir. Ainsi, il se fait arrêter lui-même, à Paris, en sa compagnie, lors
d’une fausse mission, loin de ses bases toulousaines. Dans la cascade
d’arrestations que provoque l’action de K 30, une prise importante
s’ajoute : un adjudant d’aviation, Marsal, qui assure la liaison entre
Toulouse et Lyon, est capturé, car il est porteur d’un courrier révélateur.
Désormais, l’activité de Robert Moog se concentre sur Lyon…
Dès lors, le personnage a plusieurs visages. « Audacieux, âpre au
gain, astucieux mais très orgueilleux et imbu de lui-même », voilà
comment le décrira après guerre une fiche de police le concernant. Celui
qui « porte constamment à l’annulaire gauche une bague en or aux
initiales R.M. » utilise également de nombreux alias : « Peters, Bobby,
Bulard… » Ce dernier nom, Moog l’a emprunté à l’une de ses premières
victimes à Lyon.
En effet, rue Béchevelin, dans une blanchisserie servant de boîte aux
lettres, il tend une souricière aux membres du réseau Gilbert. Le 15 avril
1943, le capitaine Bulard se présente. Il comprend vite qu’il s’agit d’un
traquenard. L’officier tente alors de s’enfuir. Mais Moog dégaine et abat
sa proie, froidement. Il n’hésitera pas à emprunter à sa victime son
identité. Le lendemain, le 16 avril, Edmée Deletraz – un autre membre
du réseau Gilbert – tombe dans le même traquenard et est arrêtée à son
tour. Elle accepte rapidement de servir d’appât à Moog pour remonter
jusqu’à son chef de réseau, André Devigny, qui va être appréhendé à
Annemasse le 17 avril 1943.
A K B …
Tant de succès attire la convoitise et, bien vite, tout le monde veut
avoir dans ses rangs ce brillant agent. Moog est donc affecté
officiellement à Lyon au printemps 1943, mais sous la tutelle du chef de
la section IV de la Gestapo, Klaus Barbie. Un rapport de son « officier
traitant », Kramer, évoque les ordres qu’il a reçus de Paris : « Le
Sturmbannführer Kieffer, qui avait toujours été prévenant à notre égard,
m’exprimait le désir que K 30 se rendît pour quelque temps à Lyon, étant
donné qu’on y avait d’urgence besoin de lui. Pour l’amour de la cause,
j’ajournai les questions personnelles et je donnai mon consentement 14. »
Le « désir » de l’officier SS Kieffer est en réalité un ordre qu’il est
difficile de discuter…
La prochaine cible est Berty Albrecht, une intime de Frenay, au sein
du mouvement Combat. En accord avec les services de Klaus Barbie, on
se sert d’Edmée Delétraz comme appât. Cela se passe le 27 mai 1943, à
Mâcon, à l’hôtel de Bourgogne et dans un square attenant. Elle doit
remettre à cette femme un message lui indiquant de ne pas s’inquiéter à
propos de « Henri ». Henri n’est autre que Frenay, qui échappe à
l’arrestation, mais hélas, pas sa secrétaire et amie Berty. Barbie et Moog
participent à l’opération qui entraîne la découverte de l’adresse de
l’appartement de Frenay, à Cluny, et la saisie de plusieurs documents.
Berty Albrecht mourra des suites de sa détention quelques jours plus
tard…
L’ 9 1943
U R R …
Dans son rapport sur ces événements, Kramer n’a pas manqué de
rappeler la collaboration étroite entre le SD de Kieffer et ses collègues de
l’Abwehr du service III F du capitaine Schmitt – dont le chef est un
certain Adolf von Feldmann, le neveu de l’amiral Canaris en poste à
Paris. Voilà qui conduit tout droit à d’autres opérations, plus politiques
celles-là, car Feldmann a la charge de la lutte anticommuniste. Avec lui
travaille Alexander von Kreutz, un agent chevronné 20, lui-même très
proche d’Eugen Kramer. La section III F peut ainsi établir d’intéressants
contacts avec une partie de la Résistance. Oscar Reile a d’ailleurs
conservé quelques souvenirs d’un des agents qui s’est révélé fort
précieux : « L’un d’eux, qui aurait obtenu un certain succès, était un
fonctionnaire de la police française recruté à Paris. Il lui avait été donné
un nom de code qui était la lettre E suivi d’un chiffre dont Reile ne se
souvient pas. Il était également connu sous le pseudo “Richard”, mais
Reile ne sait pas si c’était un nom réel ou un pseudo. Richard était dirigé
par le Sonderführer Kreutz. Richard dirigeait un centre à Paris, placé
sous les auspices du gouvernement de Vichy, chargé de contrecarrer les
activités communistes. Reile dit qu’il était également en rapport avec le
SD 21. »
Pour compléter la mémoire défaillante de Reile, précisons que le
dénommé Raymond Richard (il s’agit bien de son vrai nom), ancien
militant d’extrême droite, membre de la Cagoule, est successivement (ou
tout à la fois) maire désigné par Vichy de la commune de Margency ;
policier en tant que membre de la SPAC (la zélée Section de police
anticommuniste) ; immatriculé à l’Abwehr (dont il est l’agent
numéro E 7 122), en relation avec le service de renseignement très privé
de Bernard Ménétrel (le médecin et l’éminence grise du maréchal
Pétain) ; et il est également au service de la Gestapo. Avec de telles
références, l’homme est évidemment en mesure de faire des ravages au
sein de la Résistance. Mais les liens étroits qu’il noue avec Guillain de
Bénouville, l’un des adjoints très proche de Frenay à la tête de Combat,
posent question.
En effet, au début de la guerre, Richard a retrouvé Graf Kreutz, qu’il
a connu dans les années 1930 pour avoir partagé les mêmes milieux
politiques. Engagé par la section III F de l’Abwehr, il mène néanmoins
de front ses différentes activités et entretient surtout des relations avec un
certain Jehan de Castellane, très proche des cercles collaborationnistes,
tout en étant en contact avec un dénommé Guillain de Bénouville. Ce
dernier est une figure très originale : sorte d’éminence grise aux
multiples facettes, il provoque souvent la suspicion de ses interlocuteurs.
Militant royaliste et antisémite, Camelot du roi lié aux comploteurs de la
Cagoule, Pierre Guillain de Bénouville soutient au début de la guerre la
politique du maréchal Pétain et publie des articles hostiles aux anciens
dirigeants du Front populaire. Cela ne l’empêche pas de s’engager dans
la Résistance avec Combat, mais en soutenant un vent de fronde. Avec
Frenay, il dénonce le monopole que tente, à ses yeux, d’exercer Londres
par l’intermédiaire du représentant du général de Gaulle, Jean Moulin,
sur la Résistance intérieure. Cela ne fait qu’augmenter les craintes de ce
dernier de voir se détacher une fraction de la Résistance vers la tendance
conduite notamment par le général Giraud…
D B H
D , ?
À l’origine, Lucien Doussot était un petit truand dont l’avenir
semblait assez terne. Né en octobre 1913 en Côte-d’Or, après la
consultation 24 rapide des dossiers de police, il ressort qu’il était
considéré, dès 1940, comme « un souteneur » et que son casier judiciaire
était constitué de nombreuses condamnations à des peines de prison
assez légères pour vols et recels. Doussot purgeait d’ailleurs l’une d’elles
– alors que la débâcle emportait la France en mai-juin 1940 – à la maison
centrale de Clairvaux. En mai 1940, racontera l’intéressé, « lors de
l’avance allemande, nous avons été libérés ». C’est là sans doute une
version embellie, car on sait que plus d’un truand a profité de la pagaille
ambiante pour se faire la belle à cette époque. Cela permit en tout cas à
Doussot de revenir dans sa région et d’ouvrir à Saint-Jean-des-Vignes un
bar baptisé Chez Lulu, aux fréquentations interlopes.
À cette époque, il a d’ailleurs comme autre activité celle de passeur,
puisque la ligne de démarcation est toute proche, mais il l’exerce de
manière très intéressée. Début 1943, il est privé de son « emploi »,
puisque la ligne de démarcation a été supprimée le 1er mars, n’ayant plus
de raison d’être après l’occupation de la zone « libre » par les Allemands
en novembre 1942. Doussot a gardé des relations chez l’occupant et,
parvenu à Lyon, il est bientôt présenté, courant avril, au sein de la
Gestapo, à un homme qui lui propose d’entrer à son service : Robert
Moog. Voilà un parcours assez classique pour quelqu’un qui possède ce
type d’antécédents et, pour Doussot, l’aventure commence alors. Mais le
rôle d’agent retourné serait trop simple : alors qu’il pourrait suivre la
voie des malfrats qui peuplent, par exemple, l’équipe de gangsters du
sinistre duo Bonny-Lafont, Doussot préfère offrir aussi ses services à la
Résistance. Évidemment, il fait cela par pur intérêt et non par conviction.
C’est par l’intermédiaire d’un membre du mouvement Combat,
Laurent Bazot, que cet « agent trouble » du Sipo-SD de Lyon – qui fait
équipe avec Moog – opère ses premiers contacts. Laurent Bazot, ancien
adjoint de Claudius Billon, premier chef régional de l’AS (et
tragiquement piégé dès février 1943), appartenant lui aussi à Combat, a
déclaré qu’il avait demandé et obtenu l’agrément, pour l’enrôler, de
Marcel Peck (alias « Battesti ») et d’Henri Guillermin (chef des MUR
pour la Saône-et-Loire, où Doussot possède beaucoup de relations). La
plupart des contacts entre Bazot et Doussot se déroulent dans un hôtel
lyonnais à la clientèle assez louche.
Le chef du réseau « Dupleix », Marcel Dreyfus (alias « Lafond »),
décrit l’atmosphère assez particulière qui préside à ces rencontres : « Par
l’intermédiaire d’un ami inspecteur de police – l’inspecteur Klein –, j’ai
été conduit dans une chambre de mauvaise apparence et Laurent Bazot
était là. La porte a été fermée à clé et la discussion a commencé. C’est à
ce moment-là que Bazot m’a dit qu’il était en relation avec un des chefs
français de la Gestapo de Lyon qui, par patriotisme [sic], avait accepté
d’y être après avoir été passeur à la ligne de démarcation […]. J’ai
accepté la liaison pour renseignements et Bazot a fait demander par
Klein aussitôt 5 000 francs dans la chambre même où nous étions fermés
à clé. Laurent Bazot m’avait fait mauvaise impression et je conservais la
main dans ma poche sur une arme. J’ai refusé de verser quoi que ce soit
avant d’avoir obtenu des renseignements, me considérant comme tenu
particulièrement, du fait que l’argent était celui du réseau 25. »
De l’avis d’un autre dirigeant du réseau Dupleix, des renseignements
intéressants et des documents ont été fournis par Doussot, mais ils « ont
coûté cher à la Résistance » puisqu’il lui était remis mensuellement de
« 20 000 à 50 000 Fr. pour son budget indicateur » 26. En tout cas, les
« relations » de Doussot s’étendent à bien d’autres secteurs de la
résistance locale. Il est délicat de parler de double jeu dans la mesure où
la balance semble pencher du mauvais côté : « Or, même si la défense de
Doussot 27 a pu faire état de renseignements fournis, faut-il le rappeler à
prix très élevés, et permettant de sauver quelques dizaines de résistants,
dont des cadres importants de Libération-Sud comme Serge Ravanel 28,
en contrepoint les 336 arrestations qui lui furent reprochées et la
participation probable aux filatures menant à l’arrestation de Delestraint
et Moulin justifient pleinement l’appréciation sans appel de Claude
Rochat-Guillaume 29 : “Quelques pages dans un volume de trahison 30”. »
21 1943 : - C
Après l’arrestation du général Delestraint, chef de l’AS, le 9 juin
1943, à Paris, l’étau se resserre sur Jean Moulin. Celui-ci convoque
d’urgence une réunion qui va se dérouler le 21 juin 1943 chez le
Dr Dugoujon, dans son cabinet médical, situé à proximité de Lyon, à
Caluire-et-Cuire. Mais la Gestapo est également au rendez-vous. Outre
Jean Moulin sont arrêtés deux responsables du mouvement « Libération-
Sud », Raymond Aubrac et le professeur André Lassagne ; deux
membres de Combat, le lieutenant Henri Aubry et René Hardy (le seul
qui parviendra à échapper aux Allemands dans des circonstances qui
peuvent paraître suspectes, comme nous le verrons plus loin) ; le colonel
Lacaze, chef du 4e bureau de l’AS ; le colonel Schwarzfeld, l’un des
animateurs du mouvement lyonnais « France d’abord » ; et Bruno Larat,
qui dirige la Centrale des opérations aériennes et qui est un agent
important du service Action du BCRA.
Lucien Doussot, dans l’équipe de Robert Moog, a été impliqué dans
cette très importante opération. En effet, en décembre 1948, Klaus
Barbie, alors sous protection américaine, est entendu en Allemagne par
l’inspecteur Ferrier, de la Sûreté nationale, agissant dans le cadre d’une
commission rogatoire concernant l’instruction du dossier de René Hardy
(accusé de trahison dans les arrestations de Caluire). Il accepte ainsi de
donner la liste des agents français qui ont participé « aux opérations de
filature » ayant précédé les arrestations au domicile du Dr Dugoujon :
« Moi-même en uniforme, avec mes hommes et deux voitures ou peut-
être trois, attendions sur les bords du Rhône d’être prévenus de l’endroit.
Moog Pierre […] (K 30), Saumande (K 4) et Doussot ont participé aux
opérations de filature mais pas à l’arrestation. Pour cela, j’avais
seulement réservé mes hommes en uniforme. Multon n’a pas participé à
l’opération dans son ensemble 31. »
Mais de tous ces acteurs, quels sont ceux qui ont tiré les plus grosses
ficelles ? Le tandem Moog-Doussot, chapeauté indirectement par
Kramer de l’Abwehr, a joué ses propres cartes 32, et la cohabitation avec
le gestapiste Barbie (un schéma dont l’Abwehr devra s’accommoder de
plus en plus dans les mois à venir), qui a de son côté exploité différentes
pistes, ne facilite pas, faute de sources documentaires suffisantes,
l’éclaircissement de tous ces événements.
Le seul et unique document allemand dont nous disposons sur cette
affaire est lui-même assez flou. Il s’agit de ce qu’il est convenu d’appeler
le « second rapport Kaltenbrunner » – du nom du successeur de Reinhard
Heydrich à la tête du RSHA –, établi en date du 29 juin 1943. Résumant
« les mesures prises en vue de détruire l’appareil de direction de l’Armée
secrète », il désigne sans équivoque René Hardy comme celui qui, « en
raison de ses amples déclarations et de sa volonté de collaborer », a
permis « au cours d’un jeu d’argent (Agentenspiel) réalisé avec lui », de
« mettre la main à Lyon sur une réunion de personnes dirigeantes des
Mouvements de résistance unis de l’Armée secrète » 33. Il faut cependant
souligner que la désignation en clair de René Hardy dans le document
Kaltenbrunner est en contradiction avec la règle qui veut qu’un VM (en
supposant que Hardy ait joué ce rôle) ne soit jamais mentionné
nommément. Il y a donc une volonté très nette de désigner un seul et
unique coupable de trahison.
Certes, René Hardy a de quoi attirer sur lui les soupçons. Il avait été
une première fois arrêté à Chalon-sur-Saône. Partant de Lyon pour Paris
le 7 juin 1943, dans la soirée, il avait croisé sur son chemin – nous
l’avons vu – un ancien membre du mouvement Combat, Jean Multon,
arrêté quelque temps plus tôt à Marseille et qui était passé au service des
Allemands. Celui-ci avait été mis à la disposition du SD de Lyon vers la
mi-mai. Dans ce train qui faisait route vers Paris, il se trouvait en
compagnie de Robert Moog, informé de la présence de Hardy par l’agent
retourné. Moog ordonna aussitôt son arrestation. Le responsable de
Résistance-Fer fut incarcéré à la prison de Chalon-sur-Saône, le 8 juin.
C’est Klaus Barbie en personne, le chef de la Gestapo de Lyon, qui le
prit en charge l’après-midi du 10 juin. Il fut relâché quelques heures plus
tard sans que l’on sache quel marché avait été passé entre les deux
hommes, le résistant ayant, selon ses dires, proposé au chef de la
Gestapo d’être son informateur sans avoir l’intention de respecter cet
engagement.
Hardy a, semble-t-il, dissimulé son arrestation puis sa libération à ses
camarades et il est bien présent à la réunion de Caluire le 21 juin 1943.
Jean Moulin ne l’a toutefois pas convoqué, mais Guillain de Bénouville,
souhaitant que le mouvement Combat soit bien représenté, a demandé à
Henri Aubry d’imposer sa présence. Cette réunion, si elle est destinée à
trouver un successeur à Delestraint, se déroule aussi dans un contexte
tendu d’opposition à l’autorité de Jean Moulin, et les responsables de
Combat souhaitent apparemment imposer un rapport de force.
Il faut encore ajouter certains éléments à charge qui peuvent être
retenus contre Hardy. Alors qu’il est blessé au bras lorsqu’il réussit, à
Caluire, à échapper aux Allemands qui ont ouvert le feu sur lui, il est
arrêté peu après par la police française, qui le remet aux autorités
allemandes. Transporté à l’hôpital de l’Antiquaille puis à celui de la
Croix-Rousse qui est placé sous contrôle de l’occupant, il parvient une
nouvelle fois à s’évader (le 3 août 1943). Cette fois-ci, Hardy se sort des
griffes allemandes, mais à la faveur d’une succession d’événements qui
peuvent fortement éveiller les soupçons.
Le reste du rapport Kaltenbrunner laisse perplexe quant à la
désignation des personnes arrêtées au domicile du Dr Dugoujon en ce
21 juin 1943. Il y a certes « le lieutenant Henri Aubry, le professeur de
langues étrangères André Lassang 34 [sic], Laurent Pierre Parisot 35, le
colonel Albert Lacaze, le lieutenant-colonel de réserve Schwarzfeld et le
docteur en médecine Dugoujon 36 ». La suite suscite l’interrogation : « La
réunion avait été convoquée par le chef des Mouvements unis de
Résistance qui avait été nommé par le général de Gaulle et qui portait le
nom de couverture de Max. Max, lui-même, n’était pas venu à la
réunion. Il avait été probablement retenu par une rafle de la police
française 37. »
Toutes les hypothèses ont été émises au sujet de cette curieuse
absence (Jean Moulin, désigné ici sous son alias, « Max », hélas, ayant
bien été arrêté ce jour-là). Mais ce n’est pas le seul « oubli », puisque
Raymond Aubrac – qui apparaît sur le registre d’écrou de la prison de
Montluc sous le nom d’emprunt d’Ermelin – n’est absolument pas
mentionné.
Les témoignages d’autres participants à cette réunion de Caluire
suscitent des interrogations. Selon ses déclarations, Henri Aubry, de
Combat (qui a amené Hardy à la réunion), sera surpris, peu après son
arrestation, de se retrouver face à un certain « André »… qu’il a enrôlé à
Toulouse, et dont l’identité, étrangement, reste mystérieuse. Aubry ne
semble donc pas reconnaître, parmi certains protagonistes des
arrestations de Caluire, le personnage qui aurait été un agent infiltré.
Quant au colonel Lacaze (lui aussi invité à Caluire), ses contacts à Vichy
l’auraient informé du gros coup préparé par les Allemands à Lyon contre
la Résistance. Il en avait même parlé à Bruno Larat (chef du Centre des
opérations de parachutage et d’atterrissage, le Copa), autre participant à
la réunion, et tenté de le faire renoncer, sans succès, à cette entreprise qui
devait regrouper au moins une huitaine d’hommes. Le colonel avait donc
décidé de ne pas se rendre chez le Dr Dugoujon et, le matin même, lui
avait fait parvenir par sa fille (bien imprudemment) un message
expliquant qu’il ne viendrait pas. Mais il s’était finalement ravisé. Bruno
Larat, de son côté, après le coup de filet de Caluire verrait, dès le 22 juin
1943, ses bureaux perquisitionnés (le Copa était une cible importante
puisqu’il était primordial, voire vital pour les liaisons avec Londres…).
En fait, les Allemands, à partir de différents services – Abwehr et
Gestapo – avaient réuni depuis des mois plusieurs sources qui les avaient
conduits jusqu’au domicile du Dr Dugoujon (et cela, peut-être, avant
même de possibles filatures exercées sur les différents protagonistes).
Dans sa déposition à Londres en date du 18 octobre 1943, l’un des
secrétaires de Jean Moulin, De Graaff, mentionnant les différents
éléments réunis par la Résistance sur les événements survenus à Caluire,
évoque ceux recueillis très tôt par Claudius-Petit, alias « Claudius »,
membre du comité directeur de « Franc-Tireur » et membre fondateur du
CNR. Celui-ci, « dès le surlendemain de l’arrestation […] a pu, par
l’intermédiaire d’un commissaire de police qu’il connaissait, nous
donner l’information suivante : il y a eu une arrestation massive faite par
la Gestapo lundi à Caluire. La Gestapo était prévenue dès le matin : elle
a pris ses quartiers à 11 heures dans la mairie qui était un excellent
endroit parce que la maison du docteur se trouvait juste en face ; elle a
envoyé des voitures rôder toute la matinée dans les rues de Caluire 38 ».
« L’affaire de Caluire, écrit Olivier Wieviorka, historien de la
Résistance française, n’a pas, loin s’en faut, livré tous ses mystères 39. » Il
faut dire que, de leur côté, les responsables de l’Abwehr n’ont pas été
très prolixes. Ainsi, Oscar Reile, dans ses « confidences » – y compris
dans ses mémoires –, évoque de façon superficielle les chefs de la
Résistance française, sans citer leurs noms ni leurs actions. Il les
réservait sans doute, comme la plupart de ses homologues, pour des
entretiens privés fort utiles à une reconversion… Une certitude : la
Résistance vient de perdre encore quelques-uns de ses meilleurs
éléments. L’Abwehr, de connivence avec la Gestapo, a apporté sa
contribution à ce coup de filet…
1. Archives du Service historique de la Défense, dossier GR 28 P 163.
2. D’après une note de renseignement des services français, septembre 1945, archives du
Service historique de la Défense, cote GR 28 P 7 163.
3. Cavaillès, donc.
4. Notice biographique du dictionnaire des fusillés Le Maitron, par Bernard Pudal,
complétée par Laurent Thiery. Version mise en ligne le 18 décembre 2014, modifiée le
1er juillet 2022.
5. Michel Rousseau, « La répression dans le Nord de 1940 à 1944 », Revue du Nord, no 203,
octobre-décembre 1969, p. 720-721.
6. Ibid., p. 722.
7. Ibid., p. 722 ; Patrice Miannay, Dictionnaire des agents doubles dans la Résistance, Le
Cherche Midi, 2005, p. 50-51
8. Rappelons qu’il s’agit du bras armé de l’Abwehr.
9. Jean-Noël Coghe, Justes, un réseau : le Nord sous la botte nazie, Ravet-Anceau, 2011.
10. Gérard Chauvy et Philippe Valode, La Gestapo française, op. cit., p. 54.
11. Cf. chapitre 6.
12. Les éléments biographiques concernant René Saumande et Robert Moog (ainsi qu’un
autre membre de l’équipe de Kramer, André Morin) proviennent en partie de l’acte
d’accusation du tribunal militaire de Paris établi contre ces personnages, en date du 31 mai
1951. Ce document comporte aussi la liste, impressionnante, de leurs méfaits.
13. Rapport établi par Kramer intitulé « Prise de position au sujet de la lettre du
commandant de la Police de Sûreté et du SD en France du 10 septembre 1943, relative aux
informateurs K 30 et K 4 ».
14. Rapport Kramer, « Prise de position au sujet de la lettre du commandant de la Police de
Sûreté et du SD en France du 10 septembre 1943, relative aux informateurs K 30 et K 4 ».
15. Daniel Cordier, Jean Moulin. La République des catacombes, Gallimard, 1999, p. 199-
200.
16. Ibid., p. 426.
17. Rapport Kramer, « Prise de position au sujet de la lettre du commandant de la Police de
Sûreté et du SD en France du 10 septembre 1943, relative aux informateurs K 30 et K 4 ».
18. Ibid.
19. Ibid.
20. Cf. chapitre 5.
21. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
22. Pierre Péan, « Les liaisons dangereuses de Bénouville », L’Express, 19 novembre 1998.
Cf. également Pierre Péan, Vies et morts de Jean Moulin, Fayard, 1998, p. 533.
23. Comparution le 20 avril 1947 de Mauricette Eychenne devant le commissaire Gouillaud
(dossier René Hardy, cour de Justice de la Seine).
24. Dossier Lucien Doussot, cour de justice de Lyon, no 2664, archives départementales du
Rhône.
25. Témoignage de Marcel Dreyfus le 30 juin 1948 devant le juge Sérager, dossier Doussot,
cour de justice de Lyon, no 2664, archives départementales du Rhône.
26. Dossier Lucien Doussot, cour de justice de Lyon, no 2664, archives départementales du
Rhône.
27. Lors de son procès après guerre.
28. Serge Asher, dit « Ravanel », proche de Raymond Aubrac, arrêté en même temps que
lui en mars 1943. Cf. également l’acte d’accusation du tribunal militaire de Paris, concernant
le trio Saumande, Morin et Moog, du 31 mai 1951.
29. Claude Rochat est entré dans la Résistance à Lyon en avril 1943, au réseau « Marco-
Polo ». Il est affecté au maquis de Saône-et-Loire en août 1943. Il devient alors
« Guillaume », instructeur des maquis. Il est ensuite nommé chef départemental des Maquis-
AS (Armée secrète) de Saône-et-Loire. Le titre de responsable départemental aux effectifs
de l’AS lui est attribué en juillet 1944. Il termine sa carrière de résistant en devenant sous-
préfet de Chalon-sur-Saône en septembre 1944.
30. Des temps difficiles pour des résistants de Bourgogne, échec politique et répression
(septembre 1944-1953), thèse de doctorat en histoire présentée par Robert Chantin,
université Lumière Lyon 2, juin 2000, p. 79.
31. Procès-verbal d’interrogatoire de l’inspecteur Aimé Ferrier en date du 8 décembre 1948.
32. Ces hommes agissent de façon générale avec beaucoup de liberté d’action, comme le
démontre l’acte d’accusation du tribunal militaire permanent de Paris (dressé par le capitaine
Flicoteaux en date du 31 mai 1951), concernant Saumande, Morin (autre comparse de
l’équipe) et Moog. S’y trouvent décrits, quelquefois dans le détail, les traitements sévères
infligés aux personnes arrêtées – parfois même sans motif plausible – et qui ont été l’objet
de pillages et d’extorsions multiples. Doussot, pour sa part, profite du bombardement de
Lyon le 26 mai 1944 pour déserter la Gestapo, que les bombes ont atteinte en partie, en
compagnie d’un fidèle comparse, André Thévenot, très lié par le passé aux milieux
communistes. Il se transforme en chef de maquis, celui de Crue en Saône-et-Loire, avec des
pratiques très démonstratives ou souvent expéditives (exécutions sommaires par exemple).
Arrêté, car reconnu par plusieurs de ses victimes, évadé, finalement jugé, condamné à mort,
il finit par être gracié par le président Vincent Auriol, alors qu’il a par ailleurs été
étrangement couvert par le responsable du SOE, Buckmaster, et quelques autres
personnalités. Il trouve la mort de façon assez mystérieuse en 1963, quelques années après
sa remise en liberté, à Chartres, dans un accident de voiture…
33. Rapport Kaltenbrunner du 29 juin 1943, Archives nationales, cote 72AJ/36, dossier no 2.
34. Lire Lassagne.
35. De son vrai nom Bruno Larat.
36. Rapport Kaltenbrunner du 29 juin 1943, Archives nationales, cote 72AJ/36, dossier no 2.
37. Rapport Kaltenbrunner du 29 juin 1943, Archives nationales, cote 72AJ/36, dossier no 2.
38. Procès-verbal d’interrogatoire d’Antoine De Graaff, dit « Tony », à Londres, le
18 octobre 1943.
39. Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance, op. cit., p. 298.
10
Le dossier d’Hugo Bleicher, dont nous avons déjà suivi les actions
dans l’affaire Interallié, constitue à lui seul un fil conducteur dans les
grandes opérations menées contre la Résistance. Après son arrestation, il
s’épanche beaucoup en acceptant de fournir d’abondants témoignages
sur sa vie d’espion et de contre-espion – évidemment des versions qui lui
permettent de sortir grandi en bien des points. Le récit qu’il fait des
infiltrations, trahisons et autres arrestations auxquelles il a contribué est
néanmoins très précieux. Il permet de découvrir les étonnants parcours
croisés des agents de l’Abwehr…
L’opération Grossfürst (« Grand-Duc ») va permettre à Hugo
Bleicher de se mettre sur la piste des réseaux SOE du colonel
Buckmaster à partir de mars 1943. Elle est d’une ampleur considérable et
fait défiler une impressionnante galerie de personnages, parmi lesquels
un certain nombre d’hommes et de femmes qui se retrouvent vite happés
dans une spirale infernale et entraînés dans le bal de la trahison…
Les protagonistes
Tout commence le 21 mars 1943 avec l’arrestation d’un certain
Marsac dans un café des Champs-Élysées. Mais qui est ce Marsac (alias
« End ») ? Il appartient au réseau « Carte », développé à partir de 1941
par le peintre André Girard et un architecte alsacien, Henri Frager. En
contact avec le SOE britannique, il se déploie rapidement, mais des
dissensions entre les deux responsables du groupe causent une rupture
avec la Grande-Bretagne.
Cependant, il y a plus grave : Marsac laisse beaucoup de traces
derrière lui. Alors qu’il circulait dans un train, il a « oublié » une
serviette qui comportait des listes de noms et d’adresses en clair de son
réseau, ce qui a mis l’Abwehr sur sa piste. Arrêté au café des Champs-
Élysées le 21 mars 1943, il se retrouve dès lors au centre d’une série
d’opérations dévastatrices pour la Résistance…
H M
R B
H F
Henri Frager, lui, est né en 1897 à Paris. Il a pris part aux combats de
la Première Guerre mondiale et il a été sérieusement blessé en 1916.
Quand il est de retour à la vie civile, il exerce en tant qu’architecte et
gérant d’immeubles. Puis la Seconde Guerre mondiale éclate, et il est
mobilisé comme capitaine dans l’artillerie. Peu après la défaite, en
juillet 1940, il est en Algérie, où il tente de passer par Gibraltar pour aller
s’engager au Canada. L’opération échoue et entraîne plusieurs
arrestations. Frager se rend alors à Vichy et parvient à obtenir de
nombreuses libérations en prenant contact avec des membres du
2e Bureau. En décembre 1940, il rejoint l’Afrique du Nord, mais l’espoir
d’y reprendre la lutte se dissipe assez rapidement. En clandestin, il
revient alors dans le sud de la France au cours de l’été 1941. Là-bas, il
rencontre André Girard, fondateur du réseau Carte, qui l’engage. Frager
(alias « Paul ») doit notamment s’occuper du recrutement pour le
groupe. Entre fin 1941 et début 1942, il effectue son premier voyage en
Angleterre. Mais en décembre 1942, entré en conflit avec Carte, il crée
son propre réseau qu’il nomme « Jean-Marie » (« Donkeyman » pour les
Anglais).
Bardet, de son côté, décide de suivre Frager dans son nouveau réseau
rattaché à l’IS. Mais la police de Vichy l’arrête le 2 décembre 1942 à
Cannes. Il parvient toutefois à s’évader peu après, dans des conditions
mal définies. Mais le mois suivant, le 15 janvier 1943, il est une nouvelle
fois arrêté, toujours par la police française. Il est néanmoins relâché
quelques heures plus tard grâce à la complicité d’un commissaire de
police, ancien aviateur comme lui. Cela fait tout de même beaucoup pour
un seul homme. Frager décide alors, par précaution, de déménager le PC
du réseau Jean-Marie en Savoie, à Saint-Jorioz. C’est justement là que
Bardet s’est installé…
L’ R B
P C
L :B … D ?
U
B
A ,
Enthousiaste, Alesch saisit l’occasion de prouver ses capacités
lorsque Jacques Legrand évoque le besoin de faire sortir Pierre de
Vomécourt de sa prison à Fresnes. Le résistant est une pièce maîtresse
dont l’arrestation fait défaut à Gloria pour assurer les liaisons du réseau
avec Londres. Alesch déclare avoir la possibilité de le faire évader grâce
à des complicités à l’intérieur de la prison. Mais pour cela, il faut de
l’argent pour soudoyer les gardiens.
L’argent, justement, n’est pas un problème, car l’abbé ne vit pas
vraiment du denier du culte. Il mène même grand train, bien que ses
interlocuteurs l’ignorent. L’Abwehr lui fournit un luxueux appartement
au 46 de la rue Spontini, dans le 16e arrondissement de Paris. Et il ne
l’occupe pas seul, puisqu’il s’y installe avec ses deux maîtresses. La
première se nomme Renée Andry. La trentaine, mariée, c’est une
catholique pratiquante, mais le charme de l’abbé a fini par abolir les
distances et attiser tous les fantasmes au point qu’elle se retrouve dans
son lit, tout en croyant à la belle histoire d’espion au service des Anglais
que lui raconte son amant. Elle accepte même la présence d’une autre
femme, Geneviève Cahen. Celle-ci est plus jeune, son mari est
prisonnier, et elle ne néglige pas les avantages financiers de la situation,
au point de servir elle aussi l’Abwehr. Très en verve à tout point de vue,
Robert Alesch peut, il est vrai, se montrer généreux, lui qui émarge dans
la comptabilité des services allemands pour environ 12 000 à
20 000 francs de l’époque, mensuellement, selon les prises réalisées…
Avec le réseau Gloria, Alesch poursuit donc son travail. Même si les
explications de l’abbé semblent embrouillées à propos de Vomécourt,
Legrand et Thomazon acceptent d’étudier avec lui – moyennant les
finances réclamées – des plans d’évasion. Ils n’auront cependant pas le
loisir de voir se réaliser une quelconque opération, même si l’abbé a pris
soin de mettre l’argent dans sa besace. En ce mois d’août 1942, le piège
se referme, hélas, sur ces résistants et Germaine Tillion… Parallèlement,
l’abbé a hérité d’une autre mission : faire passer en zone sud – puisqu’il
n’a aucune difficulté pour franchir la ligne de démarcation – des
documents importants.
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A …?
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B F …
L « P »
Parmi les importantes arrestations attribuées au service Léopold
figure celle de Pierre Dejussieu (alias « colonel Pontcarral »), cadre de la
Résistance nationale, devenu en juillet 1943 chef de l’AS pour la zone
sud puis placé à la tête des FFI en février 1944. C’est le 5 mai 1944 que
les Allemands font irruption dans un appartement du rez-de-chaussée du
7 de l’avenue du Maréchal-Lyautey, à Paris. À l’intérieur se trouvent de
hauts cadres de la SNCF réunis pour discuter du plan Vert – le plan de
sabotage des voies ferrées –, sous la direction de Dejussieu-Pontcarral et
de son adjoint Blanc. Selon Henri Noguères, « le local, on le saura plus
tard, avait été fourni par la Gestapo. Il était truffé de microphones et
seule l’intervention inopinée de l’Abwehr a empêché un enregistrement
qui eût probablement permis un plus vaste coup de filet 18 ». L’Abwehr
est ici présentée comme l’organisation ayant malencontreusement
précédé la Gestapo, et ainsi fait capoter tout le bénéfice de l’opération
soigneusement préparée…
L’un des membres de l’équipe de Van de Casteele, le Belge Maurice
Van Dest, fournira sa version des faits, qui lui donne certes la part belle
mais qui vient contredire celle concernant l’ordre d’intervention des
Allemands. Il décrit également l’origine de l’opération. Un certain
Pebeyre, « interne dans un hôpital », habitué d’un bar aux fréquentations
multiples, a commis l’imprudence de confier à l’un des agents de Van de
Casteele, au début du printemps 1944, qu’il était « le chef d’un service
de renseignements de l’organisation Défense de la France, mais que les
subventions qui lui étaient allouées n’étaient pas suffisantes pour la
bonne marche de sa mission ». On devine que Van Dest a saisi cette
occasion pour lui proposer un soutien financier, se présentant lui-même
comme un agent de l’IS.
Mis en confiance, le dénommé Pebeyre finit par fournir des
renseignements précieux sur la Résistance. Van Dest apprend bientôt que
le chef de son interlocuteur a des contacts avec un certain « Chaban »,
« qui doit être aujourd’hui secrétaire général au ministère de
l’Information, ne manquera pas de souligner Van Dest lorsqu’il sera
interrogé à la Libération 19 ». Van de Casteele, informé, s’aperçoit que le
filon est très bon à exploiter et recommande vivement à Van Dest de s’en
servir. Ce dernier indiquera que « peu après, Pebeyre m’a communiqué
le plan Vert et le plan Grenouille. Il s’agissait des plans, instructions et
détails d’exécution du sabotage de tout le réseau ferroviaire français. Ses
plans provenaient du ministère de la Guerre français de Londres ». Pire,
Van Dest accepte avec beaucoup d’empressement de prendre en charge
la reproduction de ces documents qui tombent ainsi entre les mains de
l’Abwehr 20 !
De révélation en révélation, le service Léopold finit par apprendre
qu’une importante réunion doit se tenir entre ces techniciens chargés de
la mise au point des plans précités et l’état-major des FFI, avec pour
représentants Pontcarral et Chaban. Pebeyre, qui n’est décidément pas
avare de confidences, précise qu’il cherche un lieu pour cette réunion.
Qu’à cela ne tienne, Van Dest va le lui procurer, toujours encouragé par
un Van de Casteele de plus en plus convaincu d’être sur un bon coup.
Pour cela, il a recours aux services de la branche « commerciale » –
autrement dit, du marché noir – du service Léopold, avec un certain
Guido qui lui propose sa garçonnière au 7 de l’avenue du Maréchal-
Lyautey. Il ne reste plus qu’à y cacher des micros, ce qui est fait « par un
service spécial du Lutetia ». Malheureusement pour lui, Van Dest
apprend de son chef que, lors de cette réunion, le 5 mai 1944, « une
descente de police allemande avait été effectuée au domicile de Guido. Il
s’agissait du SD qui aurait été informé de l’affaire 21 ». Van Dest
soupçonne un autre membre de l’équipe Van de Casteele, Philippe
Pierret, d’avoir été à l’origine de cette fuite. Au cours de cette opération,
le colonel Dejussieu, dit Pontcarral, chef d’état-major national des FFI, a
été arrêté avec d’autres, comme le colonel Raguet et Pebeyre 22. Rivalité
d’intérêts ou de services, toujours est-il que la tournure des événements
déplaît foncièrement à l’Abwehr.
Le lieutenant Neubauer, de l’Abwehr, et Van de Casteele sont furieux
de constater que le SD a fait échouer une affaire aussi importante. Ils
demandent alors à procéder à l’interrogatoire de Pontcarral. Le SD refuse
momentanément. Mais sur l’intervention personnelle du chef du Lutetia,
il est finalement obligé de s’incliner. Entre-temps, racontera
obligeamment Van Dest, « nous avions appris les sévices qui avaient été
infligés à Pontcarral, chose que Neubauer n’admettait pas envers un
officier ». Finalement, c’est Van Dest qui est chargé de l’interrogatoire,
« au siège du SD, rue des Saussaies, en présence de l’adjoint de
Neubauer, le lieutenant Kern 23 ».
L ’ V D
Van Dest se donne le beau rôle dans ses déclarations faites après la
guerre, en affirmant avoir traité Pontcarral de manière chevaleresque.
Selon lui, les documents réunis grâce à ces arrestations « étaient des
comptes rendus des réunions des chefs des principaux mouvements de
résistance. Dans ces documents figuraient également les instructions,
ordres et missions donnés aux principaux mouvements de résistance
ainsi que leur organisation et les modifications qui étaient apportées de
temps à autre. Figuraient également dans ces documents tous les rapports
adressés au deuxième bureau FFI 24 ».
Si Van Dest s’attribue plus tard des vertus de grand seigneur dans le
traitement réservé à Pontcarral, cela ne suffira pas à convaincre ses juges,
qui l’enverront au poteau d’exécution… Le chef d’état-major des FFI,
lui, sera déporté NN (Nacht und Nebel) le 15 août 1944 au camp de
concentration de Buchenwald, puis à celui de Dora-Mittelbau. Au début
du mois d’avril 1945, du fait de l’avance des Alliés, il est transféré avec
ses compagnons de déportation au camp de Bergen-Belsen, où il est
libéré par l’armée britannique…
L C
R
Les déclarations de Van Dest après la réunion du 7 de l’avenue du
Maréchal-Lyautey mettent en évidence plusieurs affaires de pénétration
de la Résistance qui ont sans doute eu des conséquences dont il est
difficile de cerner précisément la portée. Ainsi Van Dest rapportera-t-il
que, grâce à un autre membre du service Léopold, Maurice Maindreville
(dit « Mano »), à la suite de l’arrestation de résistants chargés de
transmettre le courrier du CNR (Conseil national de la Résistance),
instauré en mai 1943 par Jean Moulin, il aurait été possible d’accéder à
cette correspondance.
« L’arrestation a été faite dans un hôtel des environs du Trocadéro.
C’est ainsi que nous avons pu prendre connaissance, selon Van Dest, du
courrier émanant du CNR, dont l’actuel ministre des Affaires étrangères
français, M. Georges Bidault, était le président à l’époque. Les
arrestations avaient permis en effet à Mano de prendre la place de l’une
des personnes arrêtées et c’est par ce moyen que nous avons intercepté
pendant une quinzaine de jours le courrier du CNR 25. » Van Dest
racontera dans le détail le mécanisme de l’opération. « À peu près
chaque jour, Mano allait prendre le courrier vers 17 heures par exemple
et il devait le transmettre à d’autres personnes une heure plus tard
environ. Une voiture se tenait en permanence 3 bis square Lamartine
pour aller chercher Mano, le ramener avec le courrier et les plis à
l’adresse précitée, où la correspondance et les documents étaient ouverts
et photographiés à l’aide d’un appareil de photocopie qui avait été
installé spécialement à cet usage. Ensuite, les plis étaient refermés et
Mano reconduit à son rendez-vous 26. »
Une telle récolte vaut bientôt à Neubauer, plus qu’à Van de Casteele,
« les félicitations du service central de Berlin ». Quant à l’importance de
certaines informations saisies, « c’est par ces documents, affirmera Van
Dest, que nous avons eu connaissance de la date et de l’endroit
approximatifs du débarquement allié, renseignements qui ont été
transmis intentionnellement trop tard à l’état-major [sic]. J’en suis
persuadé sans pouvoir fournir de précisions à ce sujet 27 ».
Il semble difficile d’accorder du crédit à ces « révélations » sur le
débarquement tant il est peu probable qu’elles aient été
« intentionnellement » communiquées « trop tard à l’état-major ». Enfin,
il est plus que douteux que le CNR ait pu être informé des dispositions
précises prises dans le cadre d’Overlord, le général de Gaulle lui-même
n’ayant été mis dans la confidence à propos de la date du débarquement
que le 4 juin 1944… Mais Van Dest a aussi le souci de paraître, pour
tenter de sauver sa tête, comme un maître de l’espionnage plutôt que
comme un vulgaire traître…
B C
V
De son côté, Bleicher ne relâche pas ses efforts et lance Bardet sur un
dossier traité par le BdS (le Sipo-SD dirigé par Helmut Knochen). « Le
BdS avait arrêté un officier anglais dont la mission était de contacter un
certain de Segonzac, alias “Sylvain”, l’un des chefs d’une organisation
militaire française de la Résistance 28. » En ce qui concerne le Sipo-SD,
le dossier est ici piloté par le sous-lieutenant Joseph Goetz, ancien de la
GFP passé à la section IV du BdS Paris 29.
Au cours de l’été 1943, le chef d’escadron Dunoyer de Segonzac, en
relation avec le commandant Cogny de l’Organisation de la résistance de
l’armée (ORA), a sollicité de Londres un parachutage d’armes qui devait
se faire concomitamment avec l’envoi d’un officier britannique. Mais les
services allemands du 84 de l’avenue Foch ont eu connaissance de cette
arrivée et tromperont, à l’occasion d’un Funkspiel, les services alliés en
créant un comité de réception avec un faux réseau baptisé
« Archdeacon ». Ce dernier a été constitué après l’arrestation de deux
Canadiens, Pickersgill (alias « Bertrand ») et Mac Allister (alias
« Valentin »), dans le cadre de l’affaire du réseau Prosper. Goetz, dès
lors, a récupéré les postes émetteurs et fait fonctionner Archdeacon avec
cette ligne baptisée « Bertrand-Valentin », à destination de Londres (qui
est un leurre, donc). Ainsi, les Allemands ont eu connaissance de la
venue du capitaine anglais de la section française, Michel Gérard
François (alias « Michelet »), qui fut aussitôt cueilli à son arrivée devant
l’hôtel Terrass à Paris.
À ce moment, Bleicher est sollicité par le Sipo-SD, en la personne de
Kieffer, car celui-ci n’a personne pour remplacer l’officier anglais. Et
son subordonné dispose justement de l’un de ses meilleurs spécialistes en
matière d’infiltration : Bardet, qui est rapidement mis en action. La
méthode est classique et bien rodée. L’agent sous couverture rend visite
au commandant Cogny, début octobre, en lui disant : « Je viens de la part
de Sylvain [Dunoyer de Segonzac] tout en se présentant comme étant
l’officier britannique Jacques chargé par la French Section de régler la
question des parachutages d’armes 30. » Le chasseur, qui désire attirer le
maximum de proies, demande à voir également l’un des chefs de
l’organisation, le général Verneau, tout en souhaitant rencontrer aussi
« Sylvain ».
Rendez-vous est pris au pont de l’Alma, le 23 octobre, à 17 heures.
De là, le général Cogny emmène Bardet au 11 rue Cognacq-Jay et le
présente au général Verneau. « L’entrevue est de courte durée, Bardet
prend congé non sans noter la façon convenue de sonner à la porte du
commandant Cogny. » D’autres résistants se trouvent également dans cet
appartement : le capitaine Couetdic, officier adjoint au commandant
Cogny et un sieur Farjon (alias « Dupuy »), membre d’un autre
mouvement, l’OCM. « Quelques minutes après le départ de Bardet,
quelqu’un sonne à la porte suivant le mode convenu. Le commandant
Cogny, pensant que l’officier britannique a pu oublier quelque chose, va
ouvrir. Cinq hommes font alors irruption. Sans doute pour donner le
change, ils demandent où est le cinquième pour ne pas compromettre
Bardet 31. »
«F »:
L ’A
Lien, même derrière les barreaux, a une autre qualité : il sait aussi
jouer le rôle de mouton en prison et, ainsi, il parvient à devenir le
confident d’un Luxembourgeois du nom de Wolff. Ce compagnon de
geôle, mis en confiance, s’est épanché auprès de lui à propos d’une de
ses connaissances, un étudiant travaillant dans un réseau spécialisé dans
les parachutages. L’étudiant, a appris Lien, s’appelle Jean-Philippe
Sneyers. Il habite rue de Marseille, à Lyon, et dans la clandestinité, il
appartient au réseau Alliance sous le pseudo d’« Escogriffe ». La suite,
on la devine. Lien établit le contact avec Sneyers, qui ne lui cache rien.
Les deux hommes sympathisent, d’autant plus que ces deux Alsaciens
ont été des amis d’enfance. C’est à ce moment que Lien adopte le
pseudonyme de « Flandrin » au sein du réseau Alliance.
Merk incite l’agent au matricule E 7226 (qui, en joueur invétéré,
exige d’être bien rémunéré) à poursuivre son double jeu. C’est ainsi que
Lien lui révèle l’existence d’« Aigle » et de « Manitou », autrement dit
des colonels Faye et Kaufmann – deux pièces maîtresses d’Alliance.
Pour ce dernier, un guet-apens en gare de Lyon-Perrache échoue. Les
Allemands se rabattent alors sur Lucien Siegrist.
Mais avec cette capture en juin 1943, Lien sent que le fait d’avoir
échappé, par chance, à l’arrestation peut éveiller les soupçons. Il pousse
le culot jusqu’à demander – par l’intermédiaire de Sneyers – une
entrevue à Marie-Madeleine Fourcade pour s’expliquer, mieux, pour
s’excuser de n’avoir rien pu faire. Mais elle se méfie et incite vivement
Kaufmann à procéder à une enquête. Toutefois, Lien a préparé sa
défense. Il argumente si bien que Kaufmann se laisse enjôler. Il le lave
de tout soupçon, et lui confie même de nouvelles missions… ainsi que
des fonds importants – une aubaine pour ce flambeur impénitent qui
dilapide aussitôt ses « gains » !
Kurt Merk, dans l’ombre, se sent proche du but. Il sait que son agent
est à deux doigts de pouvoir lui livrer sur un plateau les têtes du réseau
Alliance. En attendant, celui-ci, collant toujours aux basques de Sneyers,
qui se refuse un seul instant à douter de son camarade alsacien, est
introduit, un beau jour, à Paris, auprès d’autres clandestins qui
n’éprouvent aucun soupçon à son égard : il voit défiler au domicile de
son ami, rue de l’Assomption, Jean Sainteny, dit « Dragon » ; Gabriel
Rivière, alias « Loup » ; Marc Bernard, dit « Mérou » ; Mme Berne-
Churchill (« Coccinelle »), etc. Pour donner définitivement le change,
Merk organise pour Lien, près d’Autun, un faux attentat dont il est
l’auteur, puis la fausse exécution d’un membre de la police allemande,
conférant ainsi à son agent une aura supplémentaire.
L’ F
Un ordre strict, qui ne supporte pas la discussion, est donné par
Moog (alias « K 30 ») à ses meilleurs éléments : le rejoindre à Paris. Il
concerne les dénommés Saumande (K 4), André Morin (alias « Bob »),
et Lucien Doussot – dont nous avons déjà évoqué les prouesses.
Ce dernier rejoint son chef direct dans le quartier de Pigalle, rue
Frochot, à l’hôtel du même nom. Là, K 30 informe ses hommes de la
mission qui doit être accomplie : « Il m’apprit, relatera Doussot, le soir
de mon arrivée, qu’un avion devait venir de Londres, le lendemain
matin, amenant le commandant Faye. Nous devions nous rendre sur le
terrain d’atterrissage, dans la région d’Aulnay-sous-Bois, et procéder à
l’arrestation du commandant. Le lendemain, de bonne heure, nous
partions sur les lieux. Nous étions environ 150 personnes. L’opération
était dirigée par un officier allemand se faisant appeler “Kayser” 35. »
Pour le bon déroulement de la mission, les Allemands n’ont pas
lésiné sur les effectifs : l’opération, si elle est menée sur le terrain par
Merk (alias « Kayser »), est en réalité combinée à la fois par les hommes
de l’Abwehr (dirigés par Kramer) et ceux du BdS Paris (placés sous les
ordres de Hans Kieffer du Sipo-SD de l’avenue Foch). À l’origine, la
source d’information était évidemment Lien, parvenu à se faire désigner,
une fois connu la date du retour de Londres du commandant Faye,
comme membre de l’équipe de balisage du terrain d’accueil que dirigeait
un certain Pierre Dallas (alias « Cornac »). Côté allemand, plusieurs
équipes – souvent composées de Français – ont été mobilisées pour les
filatures, comme celle d’un certain Marcel Bisson qui se faisait appeler
« Muller ». Il y eut d’abord plusieurs fausses alertes, le temps ne
permettant pas au Lysander d’atterrir, notamment le 13 septembre 1943.
Mais dans la nuit du 15, aux environs de Nanteuil-le-Haudouin,
l’avion se pose enfin, sans encombre, sur le terrain où attendent Cornac,
Escogriffe et Flandrin. Sont également présents le fils du fermier,
Trumel, dont la maison sert de refuge, ainsi qu’un vieux docteur qui
prête sa voiture pour transporter les arrivants. Le commandant Faye et le
chef radio du réseau Alliance, Ferdinand Rodriguez (alias « Pie »),
descendent de l’appareil tandis que le courrier, de l’argent et du matériel
de transmission sont déchargés. Le Lysander peut ainsi repartir avec à
son bord deux autres membres du réseau, échappant alors sans le savoir
au piège qui est en train de se refermer. Le radio Rodriguez, sitôt le pied
sur le sol, s’étonne toutefois : « Il y avait également le nommé Lien, que
j’avais, dira-t-il, déjà signalé à Londres comme un agent double. Je
savais en effet qu’il était responsable de l’arrestation d’un membre de
notre réseau, chef de la section sécurité, Siegrist 36. »
De son côté, le commandant Faye est surpris de voir s’agiter tant de
monde sur le terrain de réception. La région est considérée comme
dangereuse, mais Flandrin (Lien) déclare qu’il faut attendre, sans danger,
le premier train du lendemain. En attendant, les hommes s’entassent tant
bien que mal dans un véhicule. Ils se retrouvent dans une ferme, à Silly-
le-Long. Il est 2 heures du matin. « Au cours de la conversation, notera
Faye, Flandrin raconte comment il a tué dernièrement à Autun un agent
de la Gestapo, mais au cours de son récit, il se contredit. Ce n’est pas la
première fois d’ailleurs que pareille chose lui arrive. Certes, à la
réflexion, dira plus tard le commandant Faye, j’aurais pu démasquer
l’espion tout de suite car je l’ai bien fait plus tard mais je suis
extrêmement soucieux de ce retour si mal préparé et je n’ai qu’une idée :
c’est de rentrer à Paris afin d’y reprendre la direction de mes affaires 37. »
De son côté, Rodriguez reprend son récit : « Après quelques heures
de repos à la ferme de Trumel […], nous sommes allés prendre le train
ouvrier qui quittait Plessis-Belleville vers 6 heures, en direction de Paris.
Le Dr Marcel Gilbert, qui était également sur le terrain avec sa voiture,
ne nous accompagne pas à la gare. Partis à pied, nous avons été dépassés
sur la route par une traction avant noire : nous avons immédiatement
pensé que nous étions filés mais comme la voiture ne s’est pas arrêtée,
nous avons néanmoins continué notre route 38. » Imprudence, négligence,
fatigue ? Tout cela se conjugue peut-être et contribue à précipiter un peu
plus, à chaque pas qu’ils font, ces hommes vers leur tragique destin. Les
indices s’enchaînent pourtant. Dans le groupe, seul un homme est
pleinement rassuré par le déroulement des événements : Lien. « J’avais
remarqué, avouera-t-il, à la gare, deux hommes de Kayser : François et
Potez… » Lorsque le train s’annonce, c’est lui qui « insiste pour que tout
le monde voyage dans le dernier wagon ce qui, prétexte-t-il, facilitera la
sortie à la gare du Nord 39 ».
L’heure du dénouement approche. « Nous sommes cependant montés
dans le train, relatera Rodriguez, le commandant Faye avec Sneyers,
Dallas avec Lien, et moi tout seul dans le même wagon de deuxième
classe. Sneyers et Lien étaient armés. […] Lorsque François a ouvert la
porte du compartiment et fait irruption, revolver au poing, en criant :
“Police ! Haut les mains !” En quelques secondes, les deux
compartiments où nous nous trouvions ont été envahis par une vingtaine
d’hommes armés. Le premier a reconnu Cornac, Sneyers et Faye, et a
crié à ce dernier : “Monsieur Faye, nous nous retrouvons !” Tous les
occupants des deux compartiments sont descendus menottes aux
mains 40. » C’est Morin qui se charge de passer les menottes aux
résistants arrêtés. « J’ai remarqué, dira Lien plus tard, que tout le long du
train étaient postés des hommes armés de mitraillettes. Nous avons été
rassemblés sur le quai et tous les bagages ont été descendus. Nous avons
été conduits sur la place de la gare, où stationnaient quatre voitures 41. »
Rodriguez, lui, ne dénombre que trois voitures : « Dans l’une, ils ont
fait monter le commandant Faye avec le chef de l’expédition, Kramer, et
Morin ; dans l’autre partent Dallas et moi-même accompagnés de
Saumande. Je crois me souvenir que cette voiture était conduite par
Doussot. Enfin, dans la dernière partent Sneyers et Lien, avec le reste des
agents allemands 42. »
L’
Quoi qu’il en soit, il est évident que les hommes de Kramer et de
Moog occupent une bonne place dans ce coup de filet. Et pour Doussot
qui cherche à défendre sa position, il est difficile d’arguer du double jeu :
« Je ne pus rien pour contrecarrer la réussite de cette affaire, essayera-t-il
de se justifier, car je n’avais aucun contact à Paris […]. Je ne pus rendre
compte qu’à mon retour à Lyon 43. »
En ce matin du 16 septembre 1943, loin de tout sauvetage, un groupe
d’hommes est donc en perdition : « Nous sommes tous conduits à la rue
des Saussaies et retenus dans une pièce du cinquième étage durant toute
la journée, expliquera Rodriguez. Une demi-heure environ après notre
arrivée, d’autres membres du réseau ont été conduits dans notre pièce. Il
s’agit des agents radio Jean Portemart, dit “Milouin”, André Riss, dit
“Vanneau”, Marc Bernard, dit “Mérou” et Jacques Bonnetin 44. »
Puis la liste enfle démesurément, de façon catastrophique. Le
commandant Faye est amené à son tour. « J’ai su par la suite qu’il avait
été conduit à l’avenue Foch. » Quant à Lien, « il nous quitta », car
l’attendait la suite de sa sinistre besogne. Peu avant, la serviette de
Rodriguez – qui contenait 7 millions de francs – a été vidée de son
contenu. Le partage du butin, comme au temps des bandits de grand
chemin, commence alors, et Moog, Saumande et Morin reçoivent ainsi
chacun 30 000 francs pour le prix de leur action. C’est cher payé, mais
moins que le prix réclamé à chaque résistant.
L’ensemble du réseau Alliance est donc ébranlé avec ces arrestations
du 16 septembre 1943. Marie-Madeleine Fourcade a expliqué, dans son
livre L’Arche de Noé, toutes les craintes qu’elle nourrissait alors qu’elle
était elle-même à Londres, en compagnie de Faye, à qui elle avait donné,
avant son départ, des consignes très strictes qui ne furent pas respectées :
« Je vous laisse rentrer, a-t-elle dit à Faye, mais vous vous engagez à
fausser compagnie au comité de réception, à gagner Paris par vos propres
moyens et à examiner ce qui s’est produit en votre absence, à la loupe,
avant de risquer le moindre pas 45. » Mais n’était-il pas vain de supposer
qu’il suffisait à Faye, si des menaces graves pesaient sur le réseau, de
s’éclipser une fois le pied posé sur le sol français pour échapper à ceux
qui menaient la traque redoutée ?
D
Le lieutenant Merk, fin septembre 1943, rappelle auprès de lui
l’agent E 7226 Jean-Paul Lien. Il a besoin de ce dernier pour mener la
suite des descentes qu’il dirige. Ainsi, Lien se rend à Neuilly, au 84 de la
rue Charles-Lafitte, là où le commandant Faye devait se rendre dès son
arrivée dans la région parisienne. Il va au domicile de Marguerite Berne,
où plusieurs agents du réseau ont également été convoqués : Paul
Bernard, Poulard, Alain de Villeneuve, Lemoigne, Jean Roger.
La perspective de telles captures est si alléchante que c’est une
véritable escouade composée – outre Merk et Lien – de Moog et des
hommes de la section III F de l’Abwehr de Dijon et du SD de Paris qui
débarquent à cette adresse. Cela fait-il trop de monde ? C’est possible.
En tout cas, ce qui est sûr, c’est que l’alerte est donnée et que les
« invités » de Mme Berne parviennent à s’enfuir en empruntant les
gouttières de l’immeuble pour traverser une cour mitoyenne.
On devine la rage des Allemands et de leurs auxiliaires qui mettent
l’appartement sens dessus dessous et inspectent les locataires. Au
quatrième étage, la porte est défoncée, et l’armoire vidée de ses
documents et de son Leica. À cette occasion, ils découvrent une lettre
dont l’adresse du destinataire les intéresse vivement : le fils de
Mme Berne, interné en France, expédie son courrier à son oncle,
M. Emery, contrôleur général de la marine, 3 rue d’Auteuil à Paris. Voilà
une nouvelle adresse intéressante…
Le dimanche 19 septembre 1943, Kramer, assisté de Moog,
Saumande, Morin, Doussot, ainsi que des dénommés Muller, Jacques
Lambert, et d’une femme, Madeleine Planchon, sont à pied d’œuvre.
Mais ils se trompent d’étage. Ils finissent par trouver la bonne porte,
celle de Mme L’Herminier et de sa belle-fille… qui cachent chez elles un
pilote américain, un certain Finck. Le 3 de la rue d’Auteuil est
décidément un repaire de clandestins et plusieurs personnes, proches de
Mme L’Herminier, sont à leur tour inquiétées : deux femmes,
Mme Darcy et Mme Gilly, qui ont le malheur de se trouver là ce jour,
sont interceptées par la femme Planchon qui s’est embusquée dans la
loge de la concierge. Elles demeureront plusieurs mois à Fresnes. Autre
victime, de passage : Jean Martin-Chauffier. Il sera déporté 46.
Dans cette expédition de grand style, si Kramer mène le bal, Moog
dirige son groupe avec des allures de chef de bande. Morin, tout en
tenant en respect, revolver au poing, les « suspects » qui lui tombent sous
la main, en profite pour faire main basse sur la boîte renfermant les
bijoux de Mme L’Herminier. Il revient d’ailleurs le lendemain avec
grande décontraction, s’entretient même avec un ancien camarade de
régiment, le cordonnier Sergent, rencontré par hasard devant le 12 de la
rue d’Auteuil, avant de repartir les bras encombrés de valises bien
remplies… Au 3 de la rue d’Auteuil, un agent du réseau Alliance se fait
épingler : Verdier, alias « Loup ». Mais ce n’est malheureusement pas le
dernier de la liste…
Lien, le 19 septembre 1943, guide ses maîtres vers la rue de
l’Assomption où, peu avant, il a été conduit en toute confiance par
Sneyers. Là, Kayser envoie chercher du renfort, car il a découvert des
armes individuelles, trois récepteurs, du matériel radio et un poste
provenant de l’ambassade américaine.
Mais l’heure est venue de délaisser provisoirement la chasse à
l’homme pour fêter toutes ces prises. C’est donc au Lido que, le soir du
16 septembre, l’Oberstleutnant Merk arrose l’événement avec son
collaborateur, le Feldwebel Herz « qui vient de gagner son galon
d’officier, Élisabeth Kuhn, sa très proche secrétaire, Wagner, son
chauffeur, et, bien entendu, le V-Mann E-7226, flanqué de son garde du
corps occulte Paul Boehm 47 ».
« L’ »
V A ?
En outre, l’Abwehr va encore avoir fort à faire pour percer d’autres
plans. Du côté des Alliés, fin 1943, d’importantes décisions sont prises.
Du 28 novembre au 1er décembre, la conférence des Trois Grands à
Téhéran ne laisse plus guère de doute sur leur détermination à mettre à
genoux leur adversaire, à plus ou moins long terme, en prévoyant
l’ouverture d’un nouveau front sur les côtes françaises, tout en jetant les
bases du démembrement de l’Allemagne et l’esquisse de ce que sera
l’Europe d’après guerre.
Tout cela ne peut que renforcer les certitudes d’Adolf Hitler lorsque
se déroule le rapport du soir à son quartier général, le 20 décembre 1943.
« J’ai maintenant étudié à fond une grande partie de ces dossiers 3. Il n’y
a aucun doute : au printemps, l’offensive se produira à l’ouest, c’est
absolument hors de doute. » Mais il est visiblement dans l’expectative
quant au lieu du débarquement. « Il faut aussi nous attendre tant à (un
débarquement en) Norvège que sans doute aussi à une offensive (de
diversion) dans le golfe de Gascogne et peut-être également dans (les
Balkans) 4. » À vrai dire, les Allemands demeureront jusqu’à la fin dans
l’incapacité de déterminer le lieu exact de cette opération que les Alliés
vont vite baptiser Overlord.
Cela n’est évidemment pas à la gloire des services de renseignement
allemands, mais il faut reconnaître que l’Abwehr – concernée au premier
chef – subit à ce moment-là de grandes turbulences qui affaiblissent
grandement ses capacités d’investigation, et qu’elle est bien incapable de
déjouer les entreprises d’intoxication des services anglo-américains…
Ainsi, les comploteurs qui souhaitent écarter radicalement Hitler du
pouvoir supportent plusieurs échecs courant 1943 – à croire que le
dictateur possède le don d’échapper à tous les attentats ! Des membres de
l’Abwehr en font partie, et quelques-uns d’entre eux sont donc bientôt
directement menacés par le service de sécurité SS. C’est le cas, par
exemple, de Hans von Dohnanyi, ainsi que du pasteur Bonhoeffer, un
proche de Canaris, qui font partie des cadres arrêtés au printemps 1943.
L’amiral, lui, adopte toujours une attitude ambiguë aux dépens de ceux
qu’il prétend pourtant soutenir, mais cela ne le sauvera pas pour autant…
U « »?
L’ ’A
L C
«G » C ’A
«B » «A »
A , ’A
R
«L …»
Parmi la série des messages interceptés et identifiés grâce à la
pénétration des organisations de résistance et au décryptage des écoutes
radio, il y en a deux en rapport avec le déclenchement des opérations de
débarquement sur les côtes françaises (qui devaient être diffusés par
la BBC), dont l’Abwehr a connaissance dès la fin de 1943. Il s’agit des
fameux vers de Verlaine. Dans un premier temps, « les sanglots longs des
violons de l’automne » indiquent la proximité d’un débarquement ; dans
un second temps, l’autre partie, « bercent mon cœur d’une langueur
monotone », signale l’imminence du déclenchement des opérations,
signifiant pour la Résistance la mise en œuvre de sabotages dans toute la
France.
C’est le lieutenant-colonel Meyer, officier de renseignement de la
15e armée au quartier général de cette dernière (installé dans un bunker
situé à Tourcoing), qui dirige l’unique section de contre-espionnage du
front d’invasion. Cette zone du Nord-Pas-de-Calais est en état d’alerte au
moins depuis le 1er juin, date à laquelle commencent à être diffusés les
messages tant attendus. Il est un peu plus de 21 heures, ce 5 juin, lorsque
Meyer entend la suite des vers de Verlaine qui annonce un débarquement
imminent : « blessent mon cœur d’une langueur monotone ». Il se
précipite immédiatement auprès du général Hans von Salmuth,
commandant de la 15e armée allemande. Après un temps de réflexion,
celui-ci donne finalement l’ordre de mettre son armée en état d’alerte. De
son côté, Meyer s’active pour diffuser l’information : « Urgent, au 67e,
81e, 82e, 89e corps ; gouverneurs militaires de Belgique et de France
Nord ; groupe d’armées B ; 16e division DCA ; amirauté de la Manche ;
Luftwaffe de Belgique et France Nord. Message de la BBC, 2115, 5 juin
vous sera transmis. D’après nos renseignements, il signifie “attendez-
vous à un débarquement dans les 48 heures à dater de 00 heure, ci-
joint”. »
Dans son excellente enquête menée sur « le jour le plus long » – titre
de son célèbre livre qui sera adapté en film –, Cornelius Ryan précise :
« On remarquera que ni la 7e armée, ni le 84e corps ne figurent dans cette
liste. Meyer n’avait pas à les prévenir. Cette responsabilité incombait au
QG de Rommel, car ces unités faisaient partie du groupe d’armées B.
Cependant, le plus mystérieux reste la raison pour laquelle OB West n’a
pas jugé bon d’alerter toutes les forces allemandes sur le front de
l’Atlantique, de la Hollande à l’Espagne 29. »
L F R
F R
Ledebur, dans ses révélations faites aux services britanniques après la
guerre, précisera que Friedrich Rudolph avait d’autres raisons de se
sentir menacé par Berlin. Il « était l’un des principaux protégés de
Canaris, mais sa position était devenue très délicate car il était connu
qu’il avait été soutenu financièrement pendant quatre ans par l’entreprise
des agents les plus privilégiés, notamment Otto Brandl, le plus grand des
trafiquants de marché noir de Paris 32 ».
Cependant, les conséquences de l’attentat manqué du 20 juillet 1944
contre Hitler modifient quelque peu le plan de carrière de l’officier. Il
connaît déjà au cours de ce mois une nouvelle orientation, puisqu’il doit
abandonner ses fonctions parisiennes pour se rendre à Berchtesgaden et
passer sous la coupe de l’OKW, puis ainsi rejoindre l’état-major du
colonel von Süsskind-Schwendi. Le lieutenant-colonel Arnold Garthe lui
succède. Le jour de l’attentat du 20 juillet, Rudolph est en déplacement à
Berlin. C’est par un tiers, dira-t-il, qu’il en est informé et qu’il apprend
vite l’échec de la tentative de « coup d’État » qui aboutit à un « fiasco
complet ».
À propos de l’ex-chef de l’Abwehr, Rudolph, interrogé après la
guerre par les services britanniques, se dira « enclin à croire que la
tentative du 20 juillet a été une surprise totale pour Canaris. Le 21 ou le
22 juillet 1944, lorsqu’il l’a vu pour la dernière fois, Canaris, qui avait
l’air pâle et hagard, lui a dit : “Ce n’est pas la façon de procéder” (“So
kann man das natürlich nicht machen”). Il n’a jamais eu de doute sur les
sentiments personnels de Canaris envers le régime nazi, mais Rudolph,
qui le connaissait très bien, ne le considère pas assez radical pour avoir
participé à la planification active ou à la réalisation du complot 33 ».
Les conséquences de l’attentat finissent par se répercuter sur celui
qui a été depuis 1940 le chef de l’Abwehr en France. Ainsi, le 26 juillet,
il est mis en état d’arrestation. On a découvert qu’il avait envoyé à
Madrid, au cours du printemps 1944, le major Pöschl suivant les
directives données par le colonel Hansen – dont l’implication dans le
complot contre Hitler entraîna l’arrestation.
Pöschl est l’un des deux adjoints directs, avec le Dr Fuchs, d’Otto
Brandl dans sa tentaculaire entreprise de bureau d’achat. Mais ses
sentiments antinazis l’ont entraîné dans le camp des opposants et, dans la
capitale espagnole, il a tenté d’établir des contacts avec les Britanniques.
Son jeu est cependant découvert, il est arrêté, et c’est ainsi que l’on
remonte jusqu’à Rudolph qui l’a couvert dans sa mission à Madrid.
Ce dernier est incarcéré à Berlin, au 3 de la Lehrterstrasse, dans la
prison de Moabit. Accusé et jugé par le Zentralgericht des Heeres (le
tribunal de la Wehrmacht) à partir d’un rapport trouvé dans le bureau du
général Friedrich Olbricht (un membre de la conspiration contre Hitler),
il est finalement libéré le 12 septembre 1944, faute de preuves
suffisantes, en attendant la confirmation d’une peine par Himmler 34.
Oscar Reile, de son côté, reste à l’écart. Dans ses mémoires, il
rappelle que « le 20 juillet 1944, l’hôtel Lutetia abritait l’état-major de
l’Unité de reconnaissance I Ouest, commandée par le colonel aviateur
Garthe, celui de l’Unité III Ouest que je dirigeais, et un certain nombre
de spécialistes, soit au total une centaine de personnes 35 ». Informé que
les chefs de la police de sécurité et du SD à Paris « allaient très
probablement être arrêtés », Garthe – si l’on en croit Reile – prend toutes
les précautions pour ne pas être mêlé à ces événements et il se barricade
à l’intérieur de l’hôtel Lutetia en interdisant son accès et sa sortie à toute
personne. Reile lui-même aurait même reçu du colonel Meyer-Detring la
consigne de ne pas « tremper les doigts dans cette affaire ». Il écoute
ensuite, avec Garthe, la radio allemande annonçant l’échec de l’attentat,
puis la lecture du discours de Hitler. À Paris, c’est alors l’échec d’un
coup de force contre les SS et la Gestapo mené par Cäsar von Hofacker,
cousin de Stauffenberg , et le général Karl-Heinrich von Stülpnagel,
commandant en chef des forces d’occupation en France. Les deux
hommes paieront de leur vie leur participation au complot. « Pour les
membres de l’Abwehr en France, écrira Reile, le 20 juillet 1944 ne fut
qu’un épisode en marge des événements 36. » Le numéro deux de
l’Abwehr en France ne manifeste visiblement, des années après la fin de
la guerre, aucune marque de sympathie envers les conjurés du 20 juillet
1944…
D’ « »
La couverture géographique du poste lyonnais est assez vaste. À
l’origine, en décembre 1942, c’est une petite équipe de l’Abwehr de
Dijon qui a préparé son installation et il a commencé à fonctionner au
début de 1943, sous l’autorité du colonel Garthe, ex-chef de la
section I L de Paris. L’Ast de Lyon, dont le centre est installé au fort
Saint-Irénée, dispose de plusieurs antennes : Lyon I, Lyon II,
Villeurbanne, Vichy, Saint-Étienne, Grenoble, Annecy et Annemasse.
Progressivement, des annexes lui sont adjointes, les Abwehrnebenstellen
(Anst) de Toulouse et Marseille, qui ont elles-mêmes des annexes à Pau
et à Nice. Il faut y ajouter des services d’écoute et de détection radio.
Tout ce dispositif s’étoffe et évolue, de manière très complexe, en
fonction du déroulement de la guerre (ainsi, la défection de l’Italie a
entraîné la création d’une antenne à Nice puis, à partir d’octobre 1943,
l’installation d’une école radio à Toulon), et à cause, comme ailleurs, du
démembrement progressif de l’Abwehr au profit du RSHA.
Malgré toutes ces profondes transformations, certains agents du poste
lyonnais se montrent toujours très actifs. Friedrich Dernbach est de ceux-
là – lui qui s’est assez tôt illustré en démantelant le réseau d’Honoré
d’Estienne d’Orves 37. Du secteur d’Angers, où ses succès ont été
nombreux, il est passé, en février 1943, à Lyon. Les services spéciaux
lyonnais qui se sont intéressés à Dernbach ont laissé de lui une
description assez colorée : celle d’un personnage au physique assez rude,
« brutal, irascible, fort buveur, gros fumeur, homosexuel, avec un aspect
simiesque ou au contraire un type prussien accusé 38 ».
Mais Dernbach s’est surtout illustré dans un épisode à propos duquel
il s’épanche en décembre 1946 auprès des services secrets américains.
Son récit est digne des meilleures histoires d’espionnage.
D ’A
G
C ’
Keitel souhaite probablement se couvrir quant à la poursuite des
échanges avec les émissaires de Giraud. Il ordonne donc que l’affaire
soit transmise au SD, ce qui n’est pas du goût des gens de l’Abwehr à
Paris. Finalement, un compromis impliquant à la fois le SD de Lyon et la
section III F de l’Abwehr de cette ville est trouvé. Le 20 février 1944,
selon Dernbach, une réunion est organisée. Il y participe, ainsi que
Unterberg, Buccholz, le Dr Knab (qui représente le Sipo-SD de Lyon) et
les représentants de Giraud – ou de Pétain ? – : Faucamberge, Jeantet,
Dungler et Esmiol. Dans ce jeu trouble, les objectifs de chacun semblent
mal définis.
De leur côté, les comploteurs semblent optimistes, comme le
racontera Gabriel Jeantet, qui s’est rendu à une première entrevue, le
13 décembre 1943, dans la résidence de Buccholz. Apparemment, les
conjurés allemands cherchent à savoir quelle serait l’attitude de Pétain en
cas de destitution d’Hitler. Jeantet n’a pas de réponse formelle à ce sujet,
et il n’en aura d’ailleurs jamais, car tout va vite tourner court. En effet,
depuis que la Gestapo a mis son nez dans l’affaire, il a été décidé – à
l’initiative du Kommandeur Knab du Sipo-SD de Lyon – de mettre un
terme aux transmissions radio qui s’effectuaient à Nice et de conseiller
fermement aux agents de l’Abwehr de renoncer à leur participation. Par
ailleurs, Gabriel Jeantet a été prié de retourner auprès du maréchal à
Vichy.
Selon Dernbach, Faucamberge, Esmiol, Jeantet n’ont pas été arrêtés,
mais maintenus sous surveillance dans l’espoir qu’ils conduiraient à de
nouveaux membres de l’organisation, et notamment à des émetteurs qui
n’avaient pas été saisis à Nice 45. Cependant, rien de nouveau ne se
produit jusqu’en août 1944, et le retrait empêche bientôt toute
« clarification future 46 ». L’échec de l’attentat contre Hitler du 20 juillet
n’a fait que compromettre définitivement tous ces projets. Finalement,
dans cette histoire, l’infortuné Paul Dungler est appréhendé et placé en
résidence surveillée avant d’être transféré dans un camp 47. Mais cela ne
met pas pour autant un terme aux tentatives de l’Abwehr d’entrer en
relation avec les Alliés…
«D », …
Mais à Lyon, où Eckert et son équipe se sont installés depuis
mai 1943, l’une de ses meilleures recrues, Claire Hettiger, va vite
provoquer d’importants dégâts au sein de la résistance locale. Âgée de
36 ans, divorcée, officiellement représentante en maroquinerie, elle est
en relation d’affaires avec une certaine Mme Vuillez qui tient un petit
commerce au 36 de la rue Ferrandière à Lyon. Cette dame pratique des
ventes « en tout genre », si bien que son fonds est un étrange lieu de
rencontres. Un jour de mars 1944, « elle m’a présenté, racontera Claire
Hettiger, M. Evans, en qualité d’ingénieur ». L’aspect séduisant du
personnage ne la laisse pas indifférente.
L’homme, au type nordique et s’exprimant dans un français teinté
d’un léger accent, n’oublie pas de son côté cette jeune femme séduisante.
« Quelques jours après notre première entrevue, je l’ai revu chez
Mme Vuillez. Il m’a alors demandé une conversation particulière dans un
petit salon attenant au bureau de cette dame. Il m’a déclaré que je lui
plaisais et il m’a donné rendez-vous pour la semaine d’après dans un bar
situé place Carnot 58. »
Arrive bientôt ce qui devait arriver : « Je suis devenue sa maîtresse
environ un mois après notre première rencontre. » Régulièrement, les
deux amants se retrouvent dans l’appartement qui est aussi le repaire
lyonnais d’Eckert (au 6e étage du 34 de la rue Neuve, dans le centre-
ville). Au début, M. Evans se contente de jouer son rôle préféré : il se
présente comme un homme fort, d’apparence posée et cultivée, se met
dans la peau d’un grand voyageur, éblouissant tout le monde avec le récit
de ses périples (en Amérique, en Angleterre, et dans tous les pays
d’Europe) et se vante de parler quatre ou cinq langues. Mais un beau jour
de mai 1944, il demande à sa maîtresse de travailler pour lui et de lui
faire profiter de ses connaissances lyonnaises. À partir de ce moment,
Claire devient donc « Dany », et la femme en quête d’aventures
amoureuses un agent des services de l’Abwehr…
Des relations, cela tombe bien, Dany en possède pas mal. Elle se
souvient qu’en août ou septembre 1943, elle avait fait la connaissance
d’un homme répondant au nom de M. Bard qui lui avait fait part de ses
sentiments antiallemands. C’est une aubaine pour Dany, et elle en parle
ainsi à Evans. Celui-ci l’encourage alors vivement à rétablir le contact
avec lui, ce qu’elle fait. M. Bard, convaincu des bons sentiments de celle
qui devient vite sa maîtresse, la présente à beaucoup de gens appartenant
effectivement à la Résistance. C’est ainsi qu’elle rencontre bientôt un
certain « Maxime ».
Derrière ce pseudonyme se dissimule en fait Sylvain Itkine. Cet
ancien élève du cours de comédie dirigé par Charles Dullin est passé du
côté de la Résistance en entrant au mouvement Combat. Il est devenu
l’adjoint de René Leynaud, journaliste au Progrès, qui dirige dans cette
organisation le service de renseignements régional. Mais celui-ci a été
arrêté par la Milice dès le 16 mai 1944 59. Itkine est responsable de la
sécurité : il dresse scrupuleusement la liste des collaborateurs pour les
pister, et en particulier ceux du PPF. Il accorde bientôt toute sa confiance
à Dany et, ainsi, fait entrer le loup dans la bergerie…
« Maxime m’a confié les fonctions de planton, dira celle-ci, sous le
nom de “Georgette” puis sous le nom de “Dany” […], chargée de la
transmission du courrier, je donnais tous les plis que je portais à Evans
[…], le courrier était porté à Sainte-Foy, au fort Saint-Irénée où Evans
avait son bureau, afin d’être recopié et je le reprenais le lendemain pour
l’acheminer à destination 60. »
Maxime lui remet également des comptes rendus d’attentats contre
des collaborateurs. Evans demande donc bientôt à Dany de dresser la
liste de tous les contacts qu’elle a pu établir (avec leur signalement) :
« J’ai indiqué les noms de Maxime, Forgues, Michèle, Georgette, Anick,
Chollier puis Varlet, Mistral, Moineau, Sabine, Gauthier. »
Sur toutes ces personnes, le filet va se refermer les 1er et 2 août 1944
– les agents de l’Abwehr étant quelquefois précédés par la Gestapo.
Itkine (alias « Maxime »), sur lequel une liste d’agents du PPF est
découverte, sera fusillé. « Forgues », qui se nomme en réalité Yves de
Botton, un docteur en médecine et agent principal des Mouvements unis
de Résistance, assistant au sein du service de renseignements clandestin
de René Leynaud – lui-même déjà arrêté et fusillé le 13 juin précédent –,
est détenu comme les autres à la prison de Montluc. Il en est extrait le
20 août, puis il est fusillé à Saint-Genis-Laval (près de Lyon), dans ce
qui sera le plus grand massacre perpétré localement par la Gestapo. Le
destin de « Mistral », qui se nomme en réalité Émile Thomas, est
identique. Ce dernier avait rejoint en novembre 1942 la Résistance dans
la Loire pour adhérer à deux mouvements : « Espoir », puis « Franc-
Tireur ». Étudiant à la faculté de lettres de Lyon, il était aussi devenu
permanent du directoire régional des MUR. À la fois agent de liaison et
secrétaire, il effectuait des liaisons avec les maquis pour le compte du SR
lyonnais. Il avait 23 ans lorsqu’il a été fusillé.
D’autres ont toutefois eu la chance d’échapper à la peine capitale,
comme « Moineau », de son vrai nom Hélène Dubois. Membre de
Combat depuis 1941, elle servait d’agent de liaison, dans l’Ain, la
Saône-et-Loire et le Jura avant d’être affectée à Lyon en mai 1944. Là,
elle fut chargée de la diffusion de documents, journaux et armes par le
chef régional des Forces françaises de l’intérieur, Alban Vistel.
Condamnée à mort le 20 août 1944 par un tribunal militaire allemand,
elle fut libérée quatre jours plus tard, quand la Résistance parvint à faire
ouvrir les portes de la prison de Montluc où elle était détenue…
Lorsqu’il écrira ses souvenirs, Alban Vistel se souviendra : « Les
arrestations, les fusillades, sont le lot quotidien, nous perdons nombre de
camarades et notre service de renseignements est anéanti. Pressé de
combler un vide, ce dernier avait engagé une nommée Claire Hettiger
dite “Dany” comme agente de liaison […]. Un hasard malheureux fit
qu’un brave homme la mit en contact avec nos deux camarades
dirigeants du SR 61. »
D D E , L
( «V »)
Jusqu’aux dernières heures de l’Occupation, Claire est liée au destin
de son maître et amant Evans. C’est pourquoi elle se trouve mêlée à une
autre tentative de contact de l’Abwehr avec les services spéciaux français
d’Alger…
Une fois encore, Friedrich Dernbach est au centre de cet épisode qui
concerne le chef – désigné depuis août 1942 par le commandant
Paillole – du réseau de contre-espionnage (TR) clandestin : le colonel
Roger Lafont (alias « Verneuil »). Au sein de cette organisation, le
responsable du poste de Saint-Étienne, le capitaine Kessler, apprend (par
un dentiste lyonnais dont il est le patient, mais qui est surtout un de ses
« honorables correspondants ») qu’un colonel allemand fait désormais
partie de sa clientèle. Est-ce seulement pour un mal de dents que ce
dernier le consulte ?
Durant cette seconde quinzaine de juin 1944, cet officier déclare sans
ambages qu’il sait quelle activité parallèle exerce le dentiste, qu’il ne
souhaite pas pour autant lui attirer des ennuis, mais qu’il désire avoir un
contact avec un responsable des services spéciaux français. Le dentiste,
dont le nom est Dalligand (il apparaît dans les déclarations de Dernbach
aux services secrets américains), se tient naturellement sur la réserve, et
répond qu’il ne connaît personne au sein de la Résistance, mais qu’il
veut bien se renseigner. Cette proposition remonte jusqu’au colonel
Lafont qui, d’après les descriptions du dentiste, identifie cet officier
allemand comme étant le colonel Dernbach : une vieille connaissance,
qui date d’avant guerre, des services français.
Après réflexion, Lafont (alias « Verneuil ») donne ses directives au
capitaine Kessler : prendre contact avec Dernbach avec toutes les
précautions d’usage pour ne pas être filé par les Allemands. Kessler doit
obtenir de lui des précisions sur la nature des négociations qu’il a laissé
entrevoir au dentiste ; l’informer carrément que son chef n’est autre que
M. Verneuil, bien connu des services allemands à sa recherche, et qui est
une vieille connaissance de Dernbach ; prévenir le colonel allemand que
toutes négociations seraient subordonnées à la libération des membres du
réseau clandestin français détenus par les Allemands ; enfin, préciser
que, dans l’hypothèse de l’ouverture de négociations, elles ne seraient
possibles qu’avec le gouvernement français d’Alger et non avec celui de
Vichy.
Il s’acquitte de sa tâche. Lorsqu’il apprend à l’Allemand qui est son
chef, l’officier ne semble pas forcément heureux de savoir que l’un de
ses interlocuteurs est un agent qui lui a donné, par le passé, beaucoup de
fil à retordre. Mais les conversations achoppent, car ce que souhaite
Dernbach, c’est amorcer des négociations visant surtout à un
retournement d’alliance, écartant les communistes de la Résistance
française et prévoyant à terme un accord entre les Alliés et l’Allemagne
contre la menace soviétique.
Voilà pour la version donnée du côté des services français. Celle que
l’on peut recueillir côté allemand présente évidemment des variantes.
Pour commencer, même s’il est très probable que Friedrich Dernbach ait
amorcé ce contact, c’est l’un de ses subordonnés, quelques années plus
tard, qui offrira sa propre version des événements. Les faits d’armes tels
que les raconte l’agent Evans – puisqu’il s’agit de lui – sont à coup sûr
fortement « enrichis », mais il y met toujours des bribes de vérité.
L’abondante confession de sa meilleure « agente », Dany, vient parfois
les renforcer.
D’ailleurs, celle-ci arrive, en ce mois d’août 1944, au terme de son
aventure. Elle a connu quelques ennuis, puisque la Gestapo, ignorant son
jeu, l’a prise dans ses filets lorsqu’elle a devancé l’Abwehr en procédant
à la série d’arrestations ayant décimé une partie des structures de la
Résistance lyonnaise. En attendant la vérification de ses déclarations, sa
détention par les hommes du Sipo-SD est des plus agréables, puisqu’on
l’emmène… au Grillon, un cabaret très coté à Lyon, où elle croise des
figures patibulaires comme celle du « dénommé Francis qui avait la
bouche tordue » (en réalité, il n’est autre que Francis André, dit « Gueule
tordue », le chef de la Gestapo « lyonnaise »). Evans finit par envoyer un
de ses adjoints la récupérer et lui demande d’accomplir encore quelques
« missions ».
Mais l’ambiance n’est plus au beau fixe côté allemand quand elle
revoit son patron le 21 août. En effet, on pressent la débâcle. « Je lui ai
fait part des inquiétudes que je ressentais, dira-t-elle. Il ne pouvait pas
supporter qu’on pleure. » Belle âme, l’agent allemand la rassure et lui dit
qu’elle n’a rien à craindre, puisqu’elle n’est pas grillée. « Il m’a annoncé
son départ et m’a dit que j’aurais encore à m’occuper de courrier pour
lui 62. »
La dernière mission qu’il lui confie ne ressemble en rien aux
précédentes…
C D
« Un homme viendra chez toi, lui dit-il, sous le nom de Félix 63. Il te
remettra du courrier. S’il y a une lettre pour toi, au nom de “Marcotte”,
ou de “Dany”, tu la liras et tu la repasseras au fer chaud car il se peut que
j’écrive entre les lignes 64. » Ces missives, marquées de la lettre H, ont un
destinataire particulier.
Ce dernier est un dentiste installé 16 ou 18 rue d’Algérie, précisera
Dany. Un cabinet dentaire, ajoutera-t-elle, « il n’y a rien de mieux pour
faire ce genre de travail. Tu rentreras comme une cliente, lui confie
Evans, et lorsque ce sera ton tour, tu diras : “Docteur, je voudrais une
Richmond.” Le docteur te répondra : “La voulez-vous en or ou en
acier ?” Tu lui diras : “En acier.” Et il te demandera : “Donnez-moi les
lettres 65.” »
Elle connaît évidemment le nom du dentiste : il s’agit de
« Daligand », ici orthographié avec un seul « l ». C’est celui-là même qui
apparaît dans les confidences de Dernbach aux Américains et qui est cité,
sans être nommé, par l’agent Kessler, du réseau de contre-espionnage
clandestin animé par le colonel Lafont (alias « Verneuil »). Tout cela est
d’ailleurs confirmé par Dany elle-même, qui en sait sans doute beaucoup
plus qu’elle ne veut bien le dire : « D’après les paroles d’Evans, ces
lettres devaient être rendues à un certain Verneuil, pseudonyme du
général Lafond [sic]. Je crois que Daligand et Verneuil étaient alliés aux
Dominicains pour lutter contre les Israélites et les communistes 66. »
L’interprétation de la jeune femme sur les sentiments du dentiste et de
Verneuil est évidemment sujette à caution. Mais Eckert est bel et bien
intervenu dans cette « négociation » au cours de l’été 1944. D’ailleurs, il
s’en ouvrira avec joie dans ses mémoires quelques années plus tard (des
mémoires toujours savamment dosés pour créer le doute, en mêlant le
vrai et le faux…).
Il raconte qu’un problème dentaire l’avait conduit jusqu’au cabinet
de ce Dr Dalligand rue d’Algérie. « Je ne savais pas que Dalligand était
un patriote très actif et un collaborateur du colonel Verneuil 67. » Mais il
ajoute que ce dernier était à la tête d’une société spécialisée dans la vente
de papier, Cid, qui servait à camoufler une activité clandestine. Or,
précise-t-il, « monsieur Dalligand, en revanche, ne savait pas que j’étais
devenu une sorte d’associé passif de l’entreprise de Verneuil par
l’intermédiaire de Dany, qui travaillait pour la marque Cid. » Les
déclarations de la maîtresse d’Eckert le confirment : grâce au premier
résistant qu’elle a piégé (M. Bard), elle a fait « pour lui une tournée
d’inspection pour la vente de papier Cid 68 ».
On peut donc difficilement croire qu’Eckert soit arrivé par hasard
chez Dalligand. D’ailleurs, selon Eckert, ce dernier en sait long sur lui et
sur son rôle même au sein de l’Abwehr à Lyon. De plus, entre les deux
hommes s’engagent des échanges portant sur « des propositions
concrètes » destinées à envisager, entre les Alliés et l’Allemagne, la
possibilité d’une « coopération qui durerait au-delà de la guerre ». Enfin,
toujours selon Eckert, le dentiste n’a pas caché le fait que des
personnalités de haut rang étaient prêtes à participer. L’Allemand, qui
semble entrer dans le jeu, demande bientôt à voir un interlocuteur
mandaté.
U - …
U ?
Qu’entend précisément le capitaine Kessler par « un avertissement
sévère donné par ces intermédiaires » ? S’agit-il de la tentative
d’exécution d’Heinz Eckert ? Toujours est-il que ce dernier n’a pas la
mémoire courte. Des années plus tard, en novembre 1965, répondant à
une convocation de la Direction criminelle du land de Hesse, la question
suivante lui sera posée : « L’ancien lieutenant-colonel Dornbach 73 [sic]
a-t-il déposé comme témoin à votre procès 74 ? » Il répondra alors : « Oui,
il le fit comme témoin, on lui avait promis libre circulation. Il me fit un
signe (il mit un doigt sur la bouche) et il ne m’a pas chargé mais
déchargé non plus. Pour moi, déclare Eckert, ce qui était vraiment
important c’est qu’il comparaissait dans ce procès en compagnie de deux
officiers français, et je reconnus l’un d’eux comme négociateur d’une
conversation en 1944, à Lyon, dans les dépendances de l’appartement du
dentiste Dalligand, rue d’Alger [d’Algérie]. Dalligand me dit après la
guerre qu’il avait appartenu au service secret français. Mon impression
personnelle est que Dornbach [sic] portait “sur les deux épaules” 75. »
Autrement dit, pour Evans, il jouait un double jeu.
Mais il est intéressant de constater que, au cours du procès d’Heinz
Eckert, qui se déroule en décembre 1950 devant le tribunal militaire de
Lyon, un huis clos est imposé. Il est prononcé, rapporte l’un des
chroniqueurs judiciaires de la presse lyonnaise, « pour entendre deux
colonels, un Allemand et un Français, adversaires de jadis dans le contre-
espionnage 76 ». S’y ajoute la participation de « deux autres témoins
requis en vertu du pouvoir discrétionnaire », complétant ainsi « la
quadrette détentrice des secrets de la Défense » 77. Les colonels en
question ne peuvent être que Dernbach et Lafont (alias « Verneuil »). En
fait, de secret défense, il y a lieu de croire que cette intervention portait
sur les négociations qui se sont poursuivies tout au long de l’été 1944.
Mais pourquoi un huis clos ? Pour garantir l’anonymat d’agents
secrets, comme Dalligand, par exemple ? Ou pour ne pas mettre en
évidence des engagements qui auraient pu être ceux des services français
– dont on sait par ailleurs qu’ils penchaient plutôt du côté du général
Giraud engagé dans une croisade antigaulliste 78 ? Ou tout simplement
pour préserver Dernbach (dont l’activité va se poursuivre après l’été
1944, comme le confirme Kessler) ? D’ailleurs, Eckert l’a probablement
appris : « Un contact indirect sera cependant maintenu avec le colonel
Dernbach, pendant tout l’hiver 1944-1945. Des agents radio envoyés à
travers la Suisse par le SRA seront capturés dès leur arrivée à Lyon,
grâce à la boîte aux lettres laissée par Dernbach et utilisée par lui pour
ses tentatives de contact avec le service. Cette affaire vaudra à Dernbach
la suspicion du SD et il n’échappera au poteau d’exécution que grâce à la
rapidité de l’avance américaine. » Et le capitaine Kessler de préciser :
« Il travaillera après la guerre dans un de nos postes à l’Est 79. »
Les entretiens à huis clos du procès Eckert durent au moins deux
heures, pendant lesquelles ceux qui assistent au procès ne peuvent que
patienter sans que rien « ne transpire de ces débats confidentiels ». Dans
la presse lyonnaise, on ne commente pas autrement cet intermède qui
aurait pourtant dû intriguer. Mais il est vrai que l’on a jusqu’alors
entendu un certain nombre de témoins à charge : des victimes d’Eckert
qui ont donné de lui une image moins flatteuse que celle qu’il prétendait
afficher, c’est-à-dire celle d’un homme n’hésitant pas à malmener et
frapper les résistants arrêtés et à les envoyer en déportation ou à la mort.
On va alors se contenter d’un verdict qui semble satisfaire tout le
monde : la peine capitale. Eckert l’accueille apparemment sans
broncher ; il a peut-être ses raisons. En tout cas, cette peine est
rapidement commuée en travaux forcés à perpétuité. Transféré à la
prison de Loos près de Lille, il sera finalement libéré en août 1956. Il
deviendra technicien d’import-export au sein de la société de
construction de machines Karl Peschke à Zweibrücken. Trois ans plus
tard, dans ses mémoires (qu’il publie en allemand uniquement), il glisse
à demi-mot, avec le sens de l’intrigue qui le caractérise, ces quelques
réflexions au sujet de ces tractations de l’été 1944 : « Pour le bien de
ceux qui sont encore en vie et qui fondent leurs espoirs, pour l’avenir, sur
mon silence, je ne lèverai pas le dernier voile qui couvre une trahison
mystérieuse 80. »
Sans doute avait-il moins bien « négocié » son avenir que son
supérieur, Dernbach, qui, lui, avait très bien réussi à trouver un terrain
d’entente avec les Américains, puis était passé au service des Français.
Après 1944, finalement, l’essentiel pour tous les chefs et agents de
l’Abwehr était de tenter de monnayer leurs informations pour sauver leur
tête, en particulier dans les affaires les plus importantes, ou bien de
réduire au minimum leurs condamnations. Au mieux, il était toujours
possible d’opérer une « reconversion ». D’ailleurs, les cas de figure en
sont assez nombreux et variés…
1. Cf. chapitre 7.
2. Cf. Ewen Montagu, L’homme qui n’existait pas, Julliard, 1954.
3. Sans doute Hitler fait-il référence aux sources qui lui sont parvenues sur les deux
conférences successives tenues par les Alliés, à Téhéran, après celle, fin novembre 1943,
tenue au Caire.
4. Comptes rendus sténographiques des rapports journaliers du quartier général du Führer :
Helmut Heiber, Hitler parle à ses généraux, Albin Michel, 1964, p. 200-201.
5. Thomas Fontaine, Déporter…, op. cit., p. 736.
6. Dossier Rudolph, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P9 1214.
7. Cf. annexe 5.
8. Walter Schellenberg, Le chef du contre-espionnage nazi parle, Perrin, « Tempus », 2022,
p. 541.
9. Heinz Höhne, Canaris…, op. cit., p. 541.
10. C’est ce qu’avance Éric Kerjean (Canaris, le maître espion de Hitler, op. cit., p. 152) :
« Ce poste avait l’avantage de permettre à Canaris de prendre facilement langue avec des
attachés d’ambassade pour mener des négociations de paix. » Il pouvait s’agir, dans cette
optique, d’une manœuvre visant à diviser les Alliés et à provoquer un renversement,
illusoire, des alliances, tourné en particulier contre l’URSS. Himmler, de son côté, n’est pas
le dernier à s’intéresser à ces négociations…
11. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 273-274.
12. Voir en annexe 5 l’organigramme de l’Abwehr restructurée.
13. Maurice Lombard, « L’Abwehr à Dijon (1940-1944) », communication présentée à
l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon, le 5 mars 1996, Annales de
Bourgogne, no 68, 1996, p. 76.
14. Les services alliés laissent ainsi filtrer de fausses informations sur les mouvements de
troupes en Angleterre, conçoivent de faux cantonnements, alors que sont intentionnellement
opérés des raids aériens massifs sur le nord de la France : autant de leurres qui font que le
jour du débarquement, en Normandie, seulement six divisions allemandes seront
concentrées.
15. Source : site du Security Service MI5, note concernant l’agent Garbo.
16. Cf. chapitre 7.
17. Interview du colonel Czerniawski (alias « Brutus »), Paris-Match, 12 avril 1985.
18. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
19. Reile tiendra à préciser, en soignant son image : « L’Abwehr, malgré ses soupçons, se
crut tenue d’observer ses engagements : les prisonniers ne furent pas traduits devant les
cours martiales et nous nous efforçâmes, tant que ce fut possible, d’améliorer leur
traitement. » (Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28
P 9 5579.) Cela ne fut malheureusement pas le cas pour de nombreux membres du réseau.
20. Section spécialisée dans la désinformation.
21. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
22. Organisation belge de résistance.
23. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
24. Le capitaine Moller était chargé des informations reçues des commandos de l’Abwehr et
de la Sipo concernant l’organisation et les méthodes des services de renseignement alliés à
l’Ouest.
25. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
26. Ibid. Précisons qu’il s’agit du rapport secret établi le 29 août 1945 d’après « les
informations obtenues » de Reile « qui s’est rendu à Trèves le 31 mai 1945 ».
27. L’Oberbefehlshaber West (OB W) est placé sous l’autorité de Rundstedt, commandant
en chef à l’Ouest, Erwin Rommel étant à la tête du groupe d’armées B (des Pays-Bas à la
Loire). La 7e armée, établie de la Dives (Cabourg) à la Loire, est sous les ordres du général
Friedrich Dollmann. La 15e armée, qui s’étend des Pays-Bas à la Dives, est commandée par
le général von Salmuth.
28. Dossier Oscar Reile, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P 9 5579.
29. Cornelius Ryan, Le Jour le plus long (6 juin 1944), op. cit., p. 95.
30. Benoît Lemay, Erwin Rommel, Perrin, 2009, p. 385-386.
31. Dossier Friedrich Rudolph, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P9
1214.
32. Dossier Lebedur-Wicheln, Archives britanniques, cote KV 2/159.
33. Interrogatoire de Rudolph, « L’Abwehr et le complot du 20 juillet », dossier Friedrich
Rudolph, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P9 1214.
34. Dossier Friedrich Rudolph, archives du Service historique de la Défense, cote GR 28 P9
1214.
35. Oscar Reile, L’Abwehr…, op. cit., p. 303.
36. Ibid., p. 304.
37. Cf. chapitre 5.
38. Note du 17 février 1945 (référence B. DOC. 14). Archives du Service historique de la
Défense, cote GR 28 P 7 171.
39. Le médecin du maréchal mêlé à de nombreuses intrigues.
40. Ancêtre de la CIA.
41. Fabrizio Calvi, OSS. La guerre secrète en France. Les services spéciaux américains, la
Résistance et la Gestapo, 1942-1945, Hachette, 1990, p. 440.
42. Jacques Nobécourt et Jean Planchais, Une histoire politique de l’armée, vol. 2, De de
Gaulle à de Gaulle, 1940-1967, Seuil, 1967, p. 38.
43. « Faucamberge est un industriel français qui avant la guerre était déjà en relation avec
des financiers et industriels allemands hostiles au régime nazi » (Gabriel Jeantet, Pétain
contre Hitler, La Table ronde, 1966).
44. Extrait de l’audience du 5 avril 1946 du procès de Nuremberg.
45. Gabriel Jeantet sera arrêté un peu plus tard et finalement transféré comme
« personnalité-otage » à Bad Godesberg, puis au château d’Eisenberg. Il sera libéré en
mai 1945.
46. Interrogatoire de Friedrich Dernbach par les services américains, 11 décembre 1946.
47. Dungler sera finalement transféré dans un camp tchécoslovaque, à Eisenberg. Il sera
libéré le 7 mai 1945.
48. Cf. chapitre 7.
49. Procès-verbal d’interrogatoire de Louis Meusberger du 10 novembre 1944, dossier
Meusberger, cour de justice du Rhône, archives départementales du Rhône.
50. Procès-verbal d’audition de Heinz Eckert, par la Direction criminelle du land de Hesse,
le 14 novembre 1965.
51. Éditions Holsten-Verlag, Hamburg.
52. « Espionnage et trahison sous l’Occupation », Visages de l’Ain, no 26, juillet-août 1966.
53. Ibid.
54. « Carnet de route de Charles Faivre », en ligne : www.maquisdelain.org.
55. Visages de l’Ain, no 26, art. cit.
56. Synthèse des services spéciaux allemands dans la région de Lyon durant l’Occupation,
Bureau de documentation de la XIVe région, 12 février 1945.
57. Visages de l’Ain, no 26, art. cité.
58. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
59. René Leynaud sera fusillé sommairement à Villeneuve (Ain) avec 18 autres détenus de
Montluc le 13 juin 1944.
60. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
61. Alban Vistel, La Nuit sans ombre, Fayard, 1970, p. 539-540.
62. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
63. Dany avouera ne pas savoir qui était Félix, si ce n’est que « c’est un homme âgé et très
laid ». Dans les listes dressées par les services spéciaux français, un Félix apparaît et est
désigné comme courrier attitré d’Eckert.
64. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
65. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
66. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
67. Heinz Eckert, Der Gefesselt Hahn, Hamburg, Holsten-Verlag, 1959, p. 248
68. Dossier Claire Hettiger, cour de justice de Lyon, archives départementales du Rhône.
69. Rue d’Algérie.
70. Heinz Eckert, Der Gefesselt Hahn, op. cit., p. 248-249.
71. Ibid., p. 249.
72. « Historique manuscrit du poste Lys par le capitaine Roger Kessler », Bulletin de
l’AASSDN, no 106/15.
73. Dernbach mais le nom est ainsi orthographié dans le procès-verbal.
74. Audition de Heinz Eckert du 14 novembre 1965 (pièce jointe au dossier d’instruction de
Klaus Barbie sous la cote D/P1/155).
75. Ibid.
76. Le Progrès, du 5 au 8 décembre 1950.
77. Ibid.
78. Cf. Michèle Cointet, De Gaulle et Giraud, l’affrontement, Perrin, 2005, p. 502.
79. « Historique manuscrit du poste Lys par le capitaine Roger Kessler », art. cit.
80. Heinz Eckert, Der Gefesselt Hahn, op. cit. (mémoires de Heinz Eckert).
13
La division Brandebourg :
une tragique mutation
À l’approche de la fin de la guerre, on constate que des formations
mises en place par l’Abwehr ont, elles aussi, été contaminées par le
« système hitlérien ». C’est, par exemple, le cas de la division
Brandebourg, une création voulue par l’amiral Canaris et rattachée à la
section II. S’illustrant particulièrement lors des derniers mois de
l’Occupation, sa vocation était de mener des opérations de commando.
Les Brandebourgeois sont « issus des corps francs et de l’expérience
allemande de la Première Guerre Mondiale, ces soldats à la confluence
entre service action et forces spéciales ». Leur nom vient de « leur
premier lieu de garnison, Brandenburg an der Havel. Ces soldats d’élite
constituent en effet des troupes de choc peu compatibles avec l’idéologie
nazie du fait de leurs origines. L’expérience, qui dura de 1939 à 1943, fut
ponctuée par des opérations dignes des plus grandes unités de forces
spéciales, au cœur du dispositif de Blitzkrieg qu’elle facilita
grandement 4 ».
Dès le début de la guerre, sous les ordres du capitaine von Hippel,
cette unité d’élite a pour mission de pénétrer les arrières de l’ennemi afin
que ses commandos puissent opérer des reconnaissances, engranger des
renseignements stratégiques, réaliser des sabotages, déstabiliser les
systèmes de défense de l’ennemi. Les méthodes ne sont pas forcément
conventionnelles, puisque les Brandebourgeois peuvent aussi revêtir des
habits civils et même l’uniforme ennemi. Ils agissent sur différents
théâtres d’opérations, pratiquement partout où la Wehrmacht est
engagée.
Cependant, en 1943, « les formations Brandebourg ont grossi au
point de représenter une division, dont le contrôle a d’ailleurs échappé à
l’Abwehr pour passer sous celui du Wehrmachtführungsstab (WFSt), le
bureau des opérations de l’état-major des armées, qui emploie ces unités
de plus en plus pour lutter contre les partisans, dans les Balkans ou à
l’arrière du front russe. En France, le IIe bataillon, provisoirement
inoccupé, entreprend de sécuriser son secteur et décide pour cela de
transformer sa 8e compagnie, composée de Russes recrutés dans les
camps de prisonniers, en une unité de volontaires français. Au fil des
mois, celle-ci va prendre l’allure d’une brigade internationale où
cohabiteront les ressortissants d’au moins une douzaine de nations : des
Français, de loin les plus nombreux, et des Allemands, mais aussi des
Tchèques, des Ukrainiens, des Roumains, des Russes, rejoints par des
Italiens et des Espagnols 5 ».
Les membres français, véritables mercenaires, sont issus des
organisations collaborationnistes, surtout du PPF, mais également de la
LVF (Légion des volontaires français) et du MSR (Mouvement social
révolutionnaire). Transformée en unité antiterroriste, la division
Brandebourg va « exercer son activité dans le sud-est de la France
pendant neuf mois de décembre 1943 à août 1944. Les enquêtes
effectuées à la Libération ont permis d’établir que, pendant ce très court
laps de temps, cette unité a pris l’initiative d’un très grand nombre
d’opérations, qui ont provoqué le décès de plusieurs centaines de
personnes : le bilan des destructions et dévastations n’a pas pu être établi
avec exactitude 6 ».
Si, dans ces opérations, la coopération avec le Sipo-SD existait, la
police miliaire (GFP) a également été mise à contribution ainsi que le
service de contre-espionnage de la marine allemande à Marseille, qui
dépendait de l’Abwehr. Celles qui étaient à l’origine des unités spéciales
de l’Abwehr ont donc été transformées en formations terroristes, placées
tout de même sous l’autorité de l’état-major de l’OKW… L’Abwehr a
aussi bénéficié des informations réunies par cette compagnie dont elle ne
pouvait pourtant ignorer le comportement…
F R :
Cela est également vrai pour celui qui a œuvré dans le sillage
immédiat de Rudolph. Oscar Reile, toujours à la tête de la section III
(Leitstelle III West), a lui aussi emprunté les fourgons de la débâcle, sans
pour autant cesser ses activités, qui s’adaptent au déroulement désormais
précipité de la guerre.
Durant l’hiver 1944-1945, installé à Riedelbach (en Hesse), il pilote
plusieurs VM, qui évoluent désormais en accointance avec les milieux de
la Collaboration qui fondent des espoirs sur d’éventuels retournements
de situation. Au cours du mois d’avril 1945, alors que l’issue de la guerre
ne fait aucun doute et que l’Allemagne s’effondre, des rapports font état
d’un « complot contre le général de Gaulle ». L’un d’eux cite comme
source « l’état-major du colonel Reile », vraisemblablement infiltré par
les services français. Y est évoquée l’activité de l’ancien chef de la
Milice française, Darnand, appartenant à l’ultime cercle des
collaborationnistes comme membre de la fantomatique « commission
gouvernementale de Sigmaringen », qui s’imagine pouvoir encore
négocier avec certains milieux jugés réceptifs. Darnand aurait reçu des
Allemands « l’ordre de contacter le général Giraud par l’intermédiaire du
général Béthouart qui se trouve en Suisse “pour raisons de santé” ». Il
utilise pour cela un intermédiaire, un certain Dexeimer, « ex-directeur
général de prison du nord de la France », installé à l’hôtel de la
Couronne à Constance. Selon le rapport du 26 avril 1945, « les contacts
réussissent et la base de l’entente peut se résumer ainsi : constituer un
mouvement national français pouvant se développer tant en cas de
victoire allemande qu’en cas de victoire alliée. Le principe est une lutte
intensive contre le communisme, et contre tout occupant des territoires
français de la métropole ou de l’empire. Giraud semble viser un but
personnel, qui est le renversement du général de Gaulle 12 ».
L’implication supposée du général Giraud est en réalité toute relative.
« On a parfois voulu voir sa main dans des “maquis blancs” montés en
France aussitôt après le départ des Allemands. » Plusieurs rapports
évoquent les mêmes contacts, parfois confirmés par des agents arrêtés et
interrogés en 1945 et 1946. « Le 7 décembre 1945, un certain Louis S.
déclare qu’un envoyé de Darnand a pris contact en décembre 1944 avec
le général Giraud à Constance pour lui demander un meilleur traitement
de l’Allemagne en cas d’occupation et pour solliciter son passage dans
les fameux maquis blancs. La première requête n’est ni du ressort de
Darnand ni de celui de Giraud. Il y avait de meilleurs canaux pour
solliciter les Américains. Que des espoirs de sauvetage par Giraud et
certains officiers aient circulé dans les milieux de la collaboration
française en Allemagne est certain. Que des offres précises se soient
produites n’a rien de surprenant. Reste que l’inculpé Louis S. affirme
que Giraud a refusé la proposition de l’envoyé de Darnand 13. »
Il n’en demeure pas moins que les personnages impliqués sont
pratiquement tous manipulés – ou surveillés – par Oscar Reile. En effet,
l’organisation utilise des liaisons avec la Suisse réalisées par
l’intermédiaire des consulats de Genève et de Bâle. Dans ce dernier agit
notamment un certain Trichet, membre du 2e Bureau français. Celui-ci
exploite dans ses pourparlers de la dernière heure les services d’un
ancien commissaire des renseignements généraux de Vichy, Frédéric
Froehlich, qui a appartenu à la célèbre brigade de Pierre Poinsot, ex-
sous-directeur de la police nationale et agent de la Gestapo de Bordeaux
(participant également à cette mission confiée à Darnand). Leur but est
d’essayer de pénétrer le ministère dirigé par Frenay, chargé des
Prisonniers, Déportés et Réfugiés au sein du cabinet de Gaulle.
Plusieurs éléments sont aussi formés dans des écoles animées par de
vieilles connaissances de l’Abwehr en France, le lieutenant-colonel
Dernbach et le colonel Garthe, ancien chef du SRA à Lyon. Quant à
Reile, il fait surveiller tout ce petit monde qui s’agite vainement par
deux VM : Hyacinthe Lucchesi (dit « Marcel »), l’ancien boulanger
recruté grâce à Rudy de Mérode, intégré à l’équipe de Van de Casteele et
incorporé à son service Léopold 14 ; et Louis Schmitt, qui a suivi la même
filière au sein de l’Abwehr. Ces deux hommes feront finalement partie
d’une petite équipe qui parviendra à rentrer en France mais qui sera
rapidement cueillie par les services français fin juin 1945. À cette date,
évidemment, il n’est plus guère question de négocier, mais plutôt de
sauver sa peau…
U …
L «M »
L A
R B : ’ ?
Bleicher et Reile :
des modèles de reconversion
Vers le 10 avril, Bleicher fait un rapport à l’un des responsables de
l’Abwehr, Ehrard Bulang, qui dirige le FAT 307 en Hollande 26. Pour
Bleicher, l’évidence s’impose : « C’est perdre du temps que de vouloir
continuer. En conséquence, le 15 avril, Bulang lui donne l’ordre d’arrêter
tout le travail III F et d’essayer d’envoyer des agents derrière les lignes
ennemies 27. » Deux d’entre eux sont désignés, mais, après leur départ, ils
ne donnent plus signe de vie. Puis tombe l’annonce de la capitulation. Le
7 mai, Bulang débarque à la Koningslaan à Rotterdam et déclare que tout
est fini, et que tous les hommes doivent se rendre. Bleicher estime qu’il
ne doit plus fidélité à personne. Il se met alors en route pour essayer
d’obtenir de faux papiers, mais il est finalement arrêté à Amsterdam le
15 mai 1945 par la résistance hollandaise. Il est gardé pendant quinze
jours par les Néerlandais pour un interrogatoire, puis il est remis à
l’armée canadienne qui l’interroge également. Le 16 juin, il est transféré
à Londres.
L C ,
S L , « »
U H
Hugo Bleicher, l’homme aux identités ou pseudonymes multiples
(colonel Henri, M. Jean, Jean Castel, Jean Verbeck…), aura, quant à lui,
tout le temps pour écrire ses mémoires sous le titre de Colonel Henri’s
Story. Ceux-ci sont annotés par l’auteur anglais Ian Colvin qui loue ses
grandes qualités, ses méthodes et son habileté d’espion, tout en ajoutant
toutefois que certaines de ses victimes finissaient quand même en camp
de concentration. Parfois, c’était même à l’exécution qu’ils
n’échappaient pas…
Un autre officier de l’Abwehr, Erich Borchers, ne manque pas
d’exploiter à son tour le personnage de Bleicher dans un ouvrage
épique : Abwehr contre Résistance (version française). Celui-ci, s’il
s’appuie sur des faits réels (en lien avec l’affaire « Interallié »
notamment), « compte tenu des modifications qu’il fait subir aux lieux
de l’action et à l’identité de ses personnages 32 […] n’est cependant, sauf
en ce qui concerne son activité personnelle, qu’un témoignage de
seconde main 33 ».
Peu importe : Bleicher est l’espion idéal et correspond à l’image de
ce que l’on a voulu souvent représenter en évoquant le rôle et l’action de
l’Abwehr. Côté britannique, il n’a pas laissé indifférent les services
spéciaux non plus : « Bleicher, lit-on dans un de ses dossiers, que nous
connaissons bien comme un homme d’une grande habileté et ingéniosité,
en tant que spécialiste de la gestion des agents doubles. C’est aussi un
homme d’une grande ambition personnelle 34. »
L’une des dernières images que l’on garde de lui est plus apaisante et
apaisée : sur l’un de ses ultimes clichés parus dans une revue d’histoire
française, on voit Hugo Bleicher la pipe aux lèvres, devenu un petit-
bourgeois tranquille, et propriétaire d’un bureau de tabac près du lac de
Constance. « Un héros fatigué 35 ? », interrogeait la légende.
Il décédera en août 1982, à Tettnang, dans le Bade-Wurtemberg, à
l’âge de 83 ans…
R : DST «G »
Les Français ont fini par retrouver Oscar Reile. En août 1947, à Paris,
la toute nouvelle DST dirigée par Roger Wybot l’entend à son tour, puis
ce sont les Renseignements généraux qui l’interrogent en janvier 1948
avant que l’ex-chef de l’Abwehr III ne soit pris en charge par le service
« Dalo ». Celui-ci couvre la zone d’occupation française en Allemagne,
où l’on retrouve notamment le colonel Verneuil. Il y a au moins un
homme qui s’est employé à faire valoir les mérites de Reile. Il s’agit de
Voltaire Ponchel, ex-membre de la Résistance au sein de l’organisation
(le MNPDG) qui est née à l’intérieur du Commissariat aux prisonniers de
Vichy – dont a fait partie un certain François Mitterrand –, et qui,
officiellement, occupe désormais les fonctions de « délégué français à
l’Office tripartite de contrôle (OTC), un organisme dans lequel
grenouillent aussi agents de la CIA et de l’Intelligence Service 36 ». Ainsi
recommandé et recruté, l’ex-responsable de l’un des plus importants
services de l’Abwehr en France a fait preuve de bonne volonté. Les
services français notent d’ailleurs ceci : « Il ordonna à son personnel de
cesser toute activité et d’aider les Alliés, si l’occasion s’en présentait,
tant que cela était compatible avec la dignité allemande 37. »
Reile pense ainsi retrouver sa « dignité », puisque l’occasion lui est
offerte… de retravailler pour l’Allemagne. En effet, manifestant toujours
beaucoup d’énergie, il devient chef de la section III chargée du contre-
espionnage au sein du réseau « Gehlen », du nom de son animateur
principal, Reinhard Gehlen, un officier de la Wehrmacht devenu en 1944
chef du service des renseignements à l’Est. Ce dernier est d’ailleurs
proche de certains conspirateurs de l’attentat du 20 juillet 1944. Il n’est
cependant pas inquiété. Il est même toujours en poste au printemps
de 1945, mais lorsqu’il expose au Führer la situation désastreuse de
l’armée allemande sur le front de l’Est, le dictateur l’accuse de
défaitisme et il est démis de ses fonctions le 9 avril 1945. Ce gage –
tardif et bien fragile – d’opposition à Hitler, Gehlen va l’utiliser, mais,
plus encore, il va exploiter les nombreux dossiers constitués sur l’Armée
rouge alors que son service œuvrait à l’Est. Manœuvrant habilement et
n’hésitant pas à se présenter aux Américains comme un des grands chefs
des services de renseignement allemands, en 1946, il est autorisé à
retourner en Allemagne.
La guerre froide naissante offrant bien des opportunités de
reconversion, il crée sa propre organisation sur le site d’un quartier
général du Führer rarement utilisé, à Pullach, près de Munich. En
interne, elle s’appelait « Org », mais c’est finalement l’appellation
d’« organisation Gehlen » qui s’impose. Progressivement, son réseau –
formé d’environ 350 anciens agents secrets de l’Allemagne nazie – est
devenu les yeux et les oreilles de l’ancienne OSS (future CIA) en Europe
de l’Est et en URSS. Ensuite, Gehlen est le fondateur et le chef du BND
(les services de renseignement ouest-allemands) jusqu’en 1965 38.
R , KGB ?
Leur après-guerre
1. Les éléments concernant Rudy de Mérode sur la période 1944-1945 sont issus d’une note
de la direction des services spéciaux français du 17 avril 1945. Archives du Service
historique de la Défense, cote GR 28 P 7 164.
2. Dossier Léopold Van de Casteele, archives du Service historique de la Défense, cote GR
28 P 9 12104.
ANNEXE 2
Glossaire
Cette liste des abréviations reprend pour l’essentiel les références aux
différents services ou organisations qui, en ce qui concerne notamment
l’occupant allemand, apparaissent sous des appellations parfois
complexes.
Abréviations Appellations Définitions ou traductions en
ou français
organisations
LVF Légion des volontaires Cette Légion a été créée en juillet 1941
français contre le par les partis collaborationnistes
bolchevisme français.
OT (voir Todt)
SR Service de
renseignement
SRA Service de
renseignement allemand
Z – ADMINISTRATION GÉNÉRALE
Archives
Ouvrages imprimés
Kieffer, Hans 79, 222, 226, 250, 254-256, 291, 319-320, 326, 342
Kiffer, Robert 9, 14 179, 184, 207, 279, 291-292, 304-305, 413
Klein, Walter 262
Knab, Werner 371-372
Knochen, Helmut 78, 221, 318, 342
Koenig, Albert 35
Konig 443
Voir Stahlmann
Kopkow, Horst 169
Kramer, Eugen 13, 14, 15, 152, 154, 160, 245-248, 249-250, 254-256, 265,
320, 326, 329, 332, 335, 440
Krauss, Stanislas 39
Kreutz Graf, Alexander von (Kreutz, Alexander von, dit « Graf Kreutz ») 7, 72, 120-
121, 125-126, 215, 256-257, 413, 440, 442
Kriegel, Maurice 253
Kubis, Jan 205
Kühlenthal, Karl-Erich 349-350
Labayle, Pierre 249
Lacaze, Albert 264, 268-269
Lacoste, Robert 309
Lafont, Henri 110-111
Lahousen, Erwin 27, 57, 150, 456
Lambert, Jacques 165, 297, 332
Langevin, Paul 2 121
Larat, Bruno 4 264, 268-269
Lassagne, André 3 264, 268
Laurent, Suzanne 4, 5, 6, 181-182, 412-413, 416-419,
Poirier, Julien 54
Ponchel, Voltaire 421, 424
Pons, Sjoerd 94, 96
Pöschl, Robert 364-365
Poulard, Paul 331
Preucil, Augustin 3 138
Pujol, Garcia Juan, alias « Garbo » 12, 348-351,
Pusback, Hans 142
Queyrat, Henri 2, 215, 442
Radecke, Wilhelm 110-111
Raeder, Erich 23, 56
Rahn, Rudolf 3, 4 222, 224
Rauschning, Hermann 33
Ravanel, Serge 1
Voir Asher, Serge, alias « Ravanel »
Reile, Oscar 12, 13, 14, 15, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 100, 108, 109, 110,
111, 112, 117, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 154,
9, 29, 31-35, 46, 61, 63-66, 68, 73-76, 78, 81, 86, 88, 91-92, 99, 111,
119, 125, 127, 130-133, 136-137, 150-156, 160-161, 167-173, 185, 189-
190, 213-215, 222-225, 234, 256, 270, 273, 275, 296, 342, 344, 346,
351-356, 362, 365, 398, 401-405, 414-425, 429-430, 436, 442
Reiser, Heinrich 169, 171
Renault, Gilbert, dit « Rémy » 10, 157-161, 163-164, 166, 188
Reynaud, Paul 75
Ribbentrop, Joachim von 51, 56
Richard, Raymond 256-257, 258-259, 442
Riess, Curt 2, 3, 4 86
Servaes, Karl 82
Sieburg, Friedrich 52
Siegrist, Lucien Ernest, ou Sigrist 321-322, 324, 327
Silbermann, Herbert 2 119
Simonnet, Alice 2 126
Sivadon, Jeanne 174, 176
Sneyers, Jean-Philippe 324-326, 328-329, 333
Solidor, Suzy 89
Speidel, Hans 358
Stahlmann, Rudolf 78, 273-274, 443
Staline, Joseph 203
Stauffenberg, Claus von 360
Stoecklin, Max 48-50, 111, 443
Turing, Alan 60
Unterberg, Fritz 40-41, 369-371
Urraca, Manolo 130-131
Vallet, François 7
Voir Raymond Aubrac
Vallette d’Osia, Jean 2 281
Van de Casteele, Jean 9, 48-50, 114-118, 307-320, 403, 417, 443
Van den Brouck, Abdon 241
Van den Kieboom, Charles Albert 3 94, 96
Van Dest, Maurice 11, 12, 13 312, 314-317
Van Houten, Gédéon 113
Vannuchi, Dante 46, 127-128
Vérines, Jean 165