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ABAC
CORRIGÉS
des sujets de 1988

1989
BAC FRANÇAIS
Marie-Hélène DUMESTE
Anne-Elisabeth HALPERN
Agrégées de lettres

ue”
SP HATIER
Sommaire
Les numéros en encadré renvoient à la numérotation
des sujets de l'Annabac Français 1989.

AVANEDIODOS ES Na is date se Ra Me ni PF CES RM NRRES


index desthèmes CALE MRC MR EP NE CE EE

Premier sujet : Résumé - Questions - Discussion .......


1. L'homme est un animal qui se souvient et prévoit. (Texte de
P.H. Simon, sujet national, septembre 1988 : À, B, C, D, D”, E)[ 30]. de
2. Notre époque semble impropre à l’aventure. (Texte de R.
Mathé, Bordeaux et académies rattachées, juin 1988 :F, G, H)[_7] sf
3. Construire l’humanitude. (Texte d'A. Jacquard, Rouen et aca-
démies rattachées, juin 1988 : À, B,C, D, D',E)| 5[...............
4. La télévision n’améliore pas le niveau de culture. (Texte de G.
Montassier, Amiens et académies rattachées, juin 1988 : F, G,

5. En 1811 apparaît le mot tourisme. (Texte de P. Bruckner et A.


Finkielkraut, Inde, juin 1987 : À, B, C, D, D',E)| 341 ................
6. La science et l’art au goût du jour. (Texte de M. Dufrenne,
ltalie, Turquie, juin 1987 : A, B,C, D,D',E)[ 9]....................
7. Une œuvre d’art n’a de valeur que dans son encadrement.
(Texte d'E. Renan, Antilles et Guyane, juin 1979 : À, B, C, D, D",
TARES] CAR MOMIE RER RE SAONE UE 56
8. « L'homme a besoin du travail plus que du salaire. » (Texte
de Gandhi cité par Lanza del Vasto, Clermont-Ferrand, juin 2976 : A,
POP DEN 20 rs NC 63

© HATIER-PARIS SEPTEMBRE 1988 ISBN 2-218-01799-7


Toute représentation, traduction, adaptation même partielle, par tous procédés, en tous pays, faite
Sans autorisation préalable est illicite et exposerait le contrevenant à des poursuites judiciaires
Réf. loi du 11 mars 1957.
Deuxième sujet : Le commentaire composé ........... 71
9. Victor Hugo, « l’Expiation », Les Châtiments. (Rouen et aca-
démies rattachées, juin 1988 : À, B, C, D, D’, E)[ 58l ............... 74
10. Jean-Paul Sartre, Situations III. (Caen et académies ratta-
Chéosum lobe EG: HN 72l: CePR PQ 80
11. Paul Verlaine, « Pierrot », Jadis”ét naguère. (Montpellier et
académies rattachées, juin 1988 : A, B, C, D, D',E)| 80] ............ 85

12. Daniel Boulanger, « En Eté », Les Noces du Merle. (Lyon et


académies rattachées, juin 1988 :F, G, H)[ 451.................... 90
13. Jules Renard, « Le Cygne », Histoires naturelles. (Sujet
national, septembre 1980 :G)[ 671...................,...,....... 95
14. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes. (Nantes, juin 1977 : A,
EXERIEAIS PCS MERR R R R re 10C

15. Gustave Flaubert, Madame Bovary. (Amiens et académies


rattachées, juin 1988 :F, G, H)[ 52] .............................. 106

16. Jules Supervielle, « L’Arbre », Les Amis inconnus. (Amérique


du Nord juin 1088 : AB. CD, D' El 7611044
Troisième sujet : La dissertation ou composition
française sur un sujet littéraire ..................,.... 119
17. L'artiste peut tout exprimer. (Italie, Turquie, juin 1987 : A, B, C,
DID EMEA NC Le NRA CR EN ENS 122
18. Personnage de théâtre et personnage de roman. (Caen et
académies rattachées, juin 1988 : À, B, C, D, D’,E)[104] ............ 128
19. Ce que vous ont apporté les livres. (Montpellier et académies
rattachées, juin 1988 : F, G, H)[ 98] an a à se PR ne EN RE 134

20. Nous recevons trois éducations différentes ou contraires.


(Amiens et académies rattachées, juin 1988 : F, G, H)[ 84].......... 139
21. La vraie culture. (Antilles, Guyane,
juin1987 : F,G,H)[ 82]... 144
22. « Avec un œil sur le sordide, un œil sur le sublime. » (Japon,
juin 1987 AE C'D/D',E) [OS + ARRET AT CI ON 148
23. Il doit y avoir toujours énigme en poésie. (Vietnam du Sud, juin
1976 FA;B, C; D\DPE) M O08 PP MR EN PEU DA ONE 154

24. Les femmes dans la littérature. (Besançon, juin 1980 : À, B, C,


TE eo dette bb Prier Pc 161
Avant-propos

e L’ensemble composé des Annales du Bac et des corrigés de


l’Annabac vous permet de préparer efficacement l’épreuve de français
du Baccalauréat.

e Ce volume comprend 24 sujets corrigés : 8 résumés-discussions,


8 commentaires composés et 8 dissertations. Les sujets furent donnés,
pour la plupart, lors des deux dernières sessions du Baccalauréat.
Douze d’entre eux sont précédés d’un plan et sont complètement
rédigés (1 à 4, 9 à 12, 17 à 20); les douze autres apparaissent sous la
forme de plans très détaillés.

® Avant de travailler un sujet, lisez attentivement les éclaircisse-


ments et propositions qui vous sont suggérés pour préparer et enrichir
votre réflexion.

e Lors de la lecture des corrigés eux-mêmes, vous pourrez relever


particulièrement les exemples et les citations qui constituent un
ensemble de références réutilisables pour d’autres sujets.

e Veillez, d’autre part, à la rigueur de la construction dans chaque


devoir : plan, introduction, conclusion, transitions.

© Pour chacun des trois types de sujets, vous trouverez des conseils
méthodologiques conformes aux instructions ministérielles. Prenez-en
connaissance, afin de respecter la spécificité et les exigences de chacun
des exercices.

© L’index des thèmes vous aidera, en outre, à choisir tel ou tel


sujet, et à effectuer des regroupements entre les différents textes.

e Ce volume peut donc être utilisé de diverses manières : il est une


somme de documents pour le contenu et la rédaction d’un devoir sur
un sujet proche. Il constituera de plus un bon guide d’entraînement
personnel, si vous désirez vous exercer sur les sujets avant de prendre
connaissance des corrigés. Lisez-le enfin sans autre but que de
recueillir des éléments de culture générale et littéraire, qui vous seront
profitables tant à l’écrit qu’à l’oral.
Index des thèmes
Les chiffres renvoient aux numéros des sujets.

Admiration : 7. Femme : 14, 15, 24.


Amour : 9, 14, 15, 17, 24. Foule : 4, 5, 6, 23.
Amour filial : 14. Futur : 1,3.
Animal : 15.
Arbre : 16. Génie : 7.
Armée : 9. Guerre : 3, 9.
Art : 7, 17, 22.
Artiste : 7, 17, 22. Héros : 11, 15, 18, 19, 22, 24,
Astrologie, superstition : 1. Histoire : 5, 7, 9.
Autobiographie : 10, 14, 19. Humour : 13.
Aventure : 2, 5.
Identification : 11.
Bonheur : 3, 8, 12. Imaginaire : 11, 17, 19, 22, 24.

Censure : 17. Jeunesse : 6, 19, 20.


Chef-d'’œuvre : 4, 7, 17, 22, 28.
Cinéma : 17, 18, 22. Lecture : 4, 18, 19, 21, 23, 24.
Comédie, comique : 17, 18, 22. Liberté : 8, 19.
Communication : 3, 4, 19. Liberté d'expression : 17, 19.
Compréhension
(entre les peuples) : 3, 5. Maladie, mort : 9, 11, 14, 15, 16.
Conformisme : 6. Mécanisation : 8.
Contexte : 7. Mère : 14, 22, 24.
Contraste : 11, 22. Métamorphose : 11, 13, 16.
Culture : 4, 19, 20, 21. Métier : 8, 20.
Misère : 17, 22.
Découverte : 2, 5, 10. Mode : 6, 7.
Description : 9, 10, 13, 16, 23. Morale, immoralité : 17, 22.
Divertissement, loisirs : 2, 4, 5, Mystère : 16, 28.
19. Mythe : 9, 18, 19.

Ecrivain, auteur : 17, 19, 22, 28. Napoléon : 9, 22.


Education : 4, 20. Nature : 10, 12, 16.
Elite : 4, 5, 28.
Emotion : 9, 14, 15. Paix : 5.
Enfance : 12, 14, 17, 20. Passé : 1.
Engagement : 17, 19, 23. Paysage : 10, 12, 15.
Epanouissement : 8, 12. Peinture : 7, 9, 10, 17, 22.
Esclavage : 8. Peur : 11.
Eté : 12. Pierrot : 11.
Evasion : 2, 4, 5, 19 Planification : 3, 5.

6
Poésie : 17, 22, 23, 24, Sordide : 22.
Portrait : 11, 14, 15. Spectateur, spectacle: 4, 7, 18,
Professeur, pédagogue : 20, 21. 2)
Progrès : 3, 4, 8. Sublime : 22.
Suggestion : 23.
Réalisme : 9, 13, 15, 17, 19. Suicide : 15.
Réflexion : 21. Technique : 4, 8.
Roman, romanesque : 17, 18, 19, Télévision : 4.
22, 24.
Temps : 1, 6, 7, 11, 17, 20, 23, 24.
Théâtre : 4, 17, 18, 22.
Salaire : 8. Tourisme : 5.
Science : 3. Tragédie, tragique : 11, 14, 18,
Sensation : 12. 1” 22,
Sentiment : 14, 15, 23, 24. Travail : 8.
Silence : 11, 14. Tristesse : 11, 14, 15.
Société : 4, 6, 8, 17, 24.
|
Solitude : 11. Ville : 10.
Sonnet : 11, 23. ” Voyage : 2, 5, 10.
: # , É pete À ya tel ; Re:

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1] ua”
PREMIER SUJET

Résumé - Questions
Discussion
Conseils méthodologiques
Mieux comprendre le sujet
Le résumé
Selon les instructions officielles, le résumé donne d'un texte une
version « condensée mais fidèle » qui suit le fil du développement.
Mais il ne s'agit pas de reprendre exactement les termes de l'auteur :
vous devez restituer l'argumentation dans votre propre langage.
Le nombre de mots que vous utilisez doit figurer à la fin de votre
résumé et correspondre aux limites imposées par l'intitulé. Veillez
absolument à respecter la marge-de 10 % qui vous est accordée.

Les questions de vocabulaire


Il ne s'agit pas d'élucider le sens de mots rares, mais d'analyser,
dans leur contexte, des termes ou des expressions significatifs.
Vous pouvez vous aider de leur sens habituel pour déterminer
l'emploi qu'en fait l'auteur.

La discussion
Le libellé formule, à partir du texte, une question que vous devez
traiter, non en paraphrasant l'auteur, mais en proposant une véritable
réflexion personnelle.
Votre développement doit être rigoureusement argumenté et
illustré d'exemples précis. Evitez de céder aux banalités et aux lieux
communs, tentation facile dans ce genre de sujets.

11
ré tete à
m:

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1 L'homme est un animal
qui se souvient et prévoit
CL LD

Pierre-Henri SIMON
(Ce que je crois)

Oui, nous sommes devenus des demi-dieux ; ce que le magicien


avait rêvé de faire, le savant l’accomplit. La présomption de l’alchi-
miste est dépassée par les conquêtes du laboratoire ; et nos enfants ne
sont même plus surpris de gouverner les ondes secrètes du monde en
tournant un bouton.
On pourrait donc attendre de l’homme, devant la brusque accéléra-
tion de ses conquêtes et l’énormité de ses nouveaux pouvoirs, une
crise d’orgueil et une confiance démesurée dans ses chances. Or ce
n’est pas ce qui se produit, du moins dans les consciences les mieux
10 cultivées et les plus lucides. Au contraire, il semble que l’on assiste,
chez les penseurs de l’Occident, à une liquidation du mythe du
Progrès. (..) Rien, ni dans le rythme et les choix de sa marche, ni dans
la fin de son aventure, n’est garanti pour le salut de la caravane
humaine ; elle a ses chances d’arriver, mais elle mourra peut-être dans
15 les sables ou sous les eaux, par ses erreurs ou par accident. Soumis à la
double inconstance, féconde et périlleuse, de la liberté et du hasard,
nous nous découvrons vivant et agissant dans le risque, servis ou
menacés par les forces aveugles comme nous le sommes par nos actes
mêmes.
20 Il faut bien dire que cette incertitude fière et. anxieuse devant
l’histoire n’est pas neuve ; plutôt primitive et normale. L'homme est
un animal qui se souvient et prévoit; parce qu’il se souvient, il est
naturel qu’il songe et qu’il regrette; parce qu’il prévoit, il est
nécessaire qu’il craigne et qu’il espère. C’est d’ailleurs parce qu’il a
une mémoire qu’il peut user d’une raison prospective! : c’est parce
que le passé redevient présent à sa conscience qu’en extrapolant? il
attend le futur et possède une notion du temps. S'il ne vivait
consciemment que le présent, il serait comme une absurde série
d’éternités disloquées où il ne trouverait ni le sentiment de l’unité de
30 sa personne, ni les conditions d’une pensée cohérente, active et
créatrice. Ainsi les Grecs ont-ils voulu qu’Épiméthée*, l’homme de
l’en-arrière, et Prométhée*, l’homme de l’en-avant fussent frères : le

1. Prospective : qui concerne l’avenir.


2. Extrapoler : déduire de ce que l’on connaît déjà.
3. Épiméthée et Prométhée : héros de la mythologie grecque. Prométhée, ayant irrité Jupiter, fut condamné à avoir le
foie perpétuellement dévoré par un vautour.

1
réflexion de l’esprit ne peut naître que de leur dialogue. Cependant, il
est frappant que Prométhée, en tendant vers la connaissance et la
35 possession de l’avenir sa volonté pensante, a irrité Jupiter, et s’est
exposé à la morsure du vautour. C’est que, par une disposition
habituelle, l’homme a eu toujours le sentiment que son passé lui
appartenait, il a respecté mais non vénéré les historiens qui le lui
racontaient et les poètes qui l’ornaient de leurs inventions ; maïs il lui a
40 fallu beaucoup de temps pour comprendre qu’il était maître aussi de
son futur; il a cru d’abord celui-ci chargé d’ombres et de menaces,
propriété des puissances mystérieuses qui conduisent le monde, en
somme, domaine des dieux, et il ne l’a pas regardé sans le frisson du
sacré; les prophètes qui le lui révélaient, il les a crus inspirés par le
45 ciel; pour les mages, pour les sorciers et les devins qui tentaient par
quelque lecture des astres ou quelques rites magiques d’en percer les
secrets, il a eu la frayeur révérencieuse due à ceux qui transgressent les
interdits.
Je ne prétends pas avoir présente à l’esprit l’histoire universelle,
50 mais le peu que j’en sais me donne à penser que tous les peuples ont
eu d’abord peur de l’avenir. Le seul avenir certain étant la mort, ils
ont assemblé des pierres ou gravé des tables de bronze pour que
quelque chose d’eux restât sur la terre où ils savaient qu’un jour ils
seraient poudre; et ils ont inventé des mythes et des croyances pour
55 s’imaginer vivants au-delà même de ce néant. Ce que leur espèce,
dans sa permanence, pouvait attendre du futur, ils l’ont considéré
dans une défiance qui devenait souvent effroil.

Questions :
1. Résumé (8 points).
Vous résumerez ce texte de 682 mots en 170 mots (une marge de
10 % en plus ou en moins est admise).
Vous indiquerez à la fin de votre résumé le nombre de mots que
vous aurez employés.
2. Vocabulaire (2 points).
Vous expliquerez les mots et expressions suivants dans leur
contexte :
— la présomption de l’alchimiste (1. 2-3);
— Ja frayeur révérencieuse (1. 47).
3. Discussion (10 points).
Dans quelle mesure peut-on se sentir maître de son futur ? Vous
présenterez votre réponse de façon argumentée.

SUJET NATIONAL,
ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, SEPTEMBRE 1987 : À, B, C, D, D’, E.

14
DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...
À propos du résumé
e La difficulté du texte tient à ce qu'il se place à un niveau extrême
de généralité : l'humanité. Peu d'exemples viennent illustrer l'argu-
mentation; l’un d'eux est emprunté à la mythologie grecque, c'est-à-
dire éloigné du monde contemporain. Mais la note vous éclaire
suffisamment.

À propos des questions


e La première expression doit faire l’objet de toute votre attention,
car le substantif « présomption » a deux acceptions, et son emploi
dans le texte est lui aussi ambigu.

À propos de la discussion
e Le libellé porte la mention expresse de « se sentir maître »,
c'est-à-dire que le problème est une affaire d'appréciation psychologi-
que. Il ne s’agit pas de vouloir prouver que l’homme est effectivement
ou non maître de son futur.
e Suggestions : consultez la légende de Prométhée qui demeure
un bon exemple à utiliser comme emblème de la science, de la
désobéissance aux dieux au profit des hommes.
Vous trouverez une bonne approche de l’alchimie, sous la forme
romancée et donc de lecture plus aisée qu'un traité technique, dans
L'Œuvre au Noir de M. Yourcenar.
Essayez de recenser les moyens qu'ont les hommes de prévoir ou
de prédire l'avenir, en distinguant bien d’ailleurs « prévision » et
« prédiction ».

15
CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ...

1. Résumé
(170 mots)

Le scientifique moderne est un magicien tout-puissant qui reste


néanmoins modeste et peu confiant dans le Progrès.
En effet, l'humanité n’est sûre ni de son évolution, ni de son
but : libre mais régie par le hasard, elle mène une existence
‘précaire et périlleuse.
Cette prudence tient à la nature même de l’homme qui examine
le passé, pourvoyeur de regrets, autant que le futur, facteur
d'espoir craintif. Et même, les leçons du passé autorisent la
prospection. L'homme a ainsi conscience du déroulement temporel
et de lui-même comme être pensant, car la réflexion vit de la
conjonction du passé et du futur. Pourtant, il considère le passé
comme son bien mais a longtemps fait de l’avenir la propriété des
dieux. Prêtres et magiciens qui déchiffraient le futur étaient donc
pour lui respectables mais inquiétants.
Cette crainte universelle est manifeste dans les rites funéraires
qui atténuent la crainte de la mort en assurant, par la croyance en
un au-delà, une pérennité à l'humanité.

2. Vocabulaire

e La présomption de l’alchimiste (1. 2) : L’alchimie se voulait


une science capable de réaliser le « grand œuvre », c’est-à-dire la
transmutation de métaux en or, au moyen d’une substance aux
propriétés magiques, la « pierre philosophale ». L’alchimiste était
ainsi, de l’Antiquité au xvri° siècle environ, un savant mais aussi un
mystique et un philosophe qui prétendait découvrir l’équation de
l'univers. Personnage présomptueux, comme le signifie le substan-
tif « présomption ». Ce terme a deux acceptions en réalité qui
peuvent être admises dans le contexte. C’est d’abord une opinion
qui ne s’appuie sur aucune preuve (voir le verbe « présumer ») ;
dans le texte de Simon, elle désignerait les conjectures d’un savant
mystique sur la clef de l’univers. Le second sens du mot — le plus
courant — est celui de prétention, d’opinion excessivement bonne
que l’on a de soi; l’alchimiste fait preuve de présomption en
prétendant pouvoir éclairer le mystère du monde, d’autant qu’il
s’enorgueillit de pratiquer une science occulte qui fait l'admiration
craintive du commun des mortels. Il s’oppose donc au scientifique:
véritable qui a besoin, lui, de preuves et reste modeste dans ses
découvertes, comme l’expose le second paragraphe du texte,

16
© Frayeur révérencieuse (1. 47): L’adjectif, vieilli et plutôt
littéraire, qualifie ce qui témoigne un grand respect. La révérence
s’accompagne toujours de crainte. L'association de cet adjectif
avec le substantif « frayeur » renforce l’impression de peur que
veut suggérer l’auteur. La frayeur est normalement une crainte de
courte durée, souvent injustifiée, comme ici où les hommes cèdent
à l’irrationalité face à l’avenir et donc face aux prophètes et aux
sorciers qui osent l’affronter.

3. Discussion

PLAN ADOPTÉ DANS LA DISCUSSION


I. Les moyens de gouverner son avenir
— Le désarroi humain
— Moyens individuels
— La futurologie
IT. L’illusion de la maîtrise du futur”
— La remise en cause du détérminisme
— Posséder ce qui n’existe pas ?

DEVOIR RÉDIGÉ
L'homme moderne vit dans le présent, mais tout lui dicte de
préparer son avenir : l’école, la société, l’évolution technique. Mais
« dans quelle mesure peut-on se sentir maître de son futur »? La
donnée de base est qu’effectivement l’être humain éprouve le
besoin et le désir viscéral de cette maîtrise, et qu’il s’en donne les
moyens. Pourtant l’on peut se demander si tous ses efforts ne sont
pas illusoires et si « se sentir » maître n’est pas le moyen d’oublier
que le véritable maître reste le temps, et le futur, auxquels obéit
l’homme.

L'homme vit dans une incertitude fondamentale. Être doué


d’une conscience lui fait percevoir la petitesse de ses moyens face à
la marche de l’univers. Les progrès de la science, au lieu de le
rassurer, Ont augmenté cette angoisse existentielle. L’homme
moderne, plus qu’à toute autre époque, vit à une extrême vitesse et
il se sent dépassé par le rythme de la vie actuelle : mutations
technologiques, accélération de l'Histoire. Le présent bascule donc
apparemment plus rapidement qu’avant dans le passé. Le futur,
lui, semble se réaliser avant même que l’on ait eu le temps d’y
songer. Aller dans la Lune appartenait encore, en 1968, à la bande
dessinée de fiction (Tintin, Objectif Lune et On a marché sur la
Lune) lorsqu’en 1969, des astronautes américains ont effectivement

17
posé le pied sur le sol lunaire. Cette réalisation possible de rêves les
plus fous donne à penser à l’homme qu’il peut maîtriser la durée.
Bernanos estime que « la vocation de l’homme est de dominer et
d’ordonner le réel ». Ordonner le futur paraît le but de l'humanité
moderne. Cette volonté de maîtriser l'avenir a pour origine une
profonde angoisse devant des événements que nous pressentons
sans pouvoir les expérimenter. Ainsi la peur de la mort est la peur
de ce qui sera nécessairement sans que nous puissions l'empêcher,
de ce sur quoi nous n’avons aucun pouvoir. À une échelle plus
vaste, l’homme du Moyen Age a connu le millénarisme, cette
panique devant l’an Mil qui devait être celui de la fin du monde.
Nombre de nos contemporains ont fait de l’an 2000, un passage clef
dans le devenir de l'humanité. Le livre de Clarke, 2001, l'Odyssée
de l'Espace, marque cette frayeur de la civilisation occidentale face
à l’avenir. Cette crainte du futur s’accompagne d’un retour au passé
ce que montre le renouveau des valeurs traditionnelles dans notre
société moderne.
Pour pallier cette oppression, l’homme s’est doté de moyens
individuels et collectifs qui le font se sentir maître de son futur.
Chaque individu peut maîtriser son avenir en le construisant
patiemment : le choix d’un métier, à l’issue d’études ou de stages,
permet de prendre en charge la vie d’adulte, de gouverner sa
propre existence, au moins professionnelle, plutôt que d’accepter
d’être porté par les aléas de l’existence. L’instruction donc, la
culture, de façon plus générale, en donnant des outils de réflexion,
confère à l’homme une puissance de l’esprit sur les événements.
D’autres préféreront ne pas bâtir eux-mêmes l’avenir mais se le
laisser décrire par l’astrologie. Un scientifique constate que « de
l'astrologie, telle qu’elle est bâtie depuis des millénaires sur des
connaissances dépassées, et largement, depuis quatre siècles, il ne
reste rien. Et pourtant des millions de gens continuent à y croire,
et à alimenter une industrie florissante » (J.-C. Pecker, in La
Recherche, janvier 1983).
A l'échelle collective, la science se propose d’établir des lois qui
régissent les phénomènes, si bien que dans une situation donnée,
l’homme est en mesure, par déduction, de prévoir d’autres
phénomènes du même ordre. En ce sens, l’on peut dire qu'il
maîtrise un futur immédiat. L’astrologie, elle, commet l’amalgame
regrettable entre la « prévision » scientifique fondée sur des lois et
la « prédiction » que ne sous-tend aucune preuve. Les moyens de
se sentir maître de son futur sont parfois institutionnalisés, comme
en témoigne la multiplication des sondages dans tous les
domaines : politique, éthique, publicitaire, etc. L'homme, dans la
vie courante, organise ses journées en fonction des résultats de la
« futurologie » domestique : prévisions météorologiques ou son-
dages sur les horaires de départ en vacances. Car l'humanité s’est
dotée de cette science nouvelle. Le mot « futurologie » date de
1968 environ et désigne « l’ensemble des recherches prospectives
18
concernant l’évolution future, scientifique, économique, sociale,
technique de l’humanité » (Dictionnaire Robert).
L'homme moderne peut donc effectivement se sentir maître d’un
futur qu’il construit lui-même peu à peu. Mais il reste semblable à
celui qu’évoque Pascal dans les Pensées et qui dit : « Tout ce que je
connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore le plus
est cette mort que je ne saurais éviter. »

La science qui rassure l’homme en lui proposant un monde en


équations sans inconnue n’est qu’une infime partie du savoir
scientifique, celle que connaît le commun des mortels. Car la
science moderne a remis en cause le déterminisme absolu. C’est
ainsi qu’elle vit actuellement sur le principe d’incertitude énoncé au
début du siècle par Heïisenberg : pour simplifier grossièrement, il
n’y aurait déterminisme qu’à l’échelle globale mais indétermination
à l'échelle moléculaire. Les calculs de probabilité, par exemple,
partent du principe que les faits du hasard ne sont pas totalement
indéterminés. E. Borel, dans son ouvrage Le Hasard, illustre ainsi
ce décalage entre des prévisions valables à l’échelle globale et
l’indétermination individuelle : « L'hypothèse que les individus
sont doués du libre arbitre n’influe pas-sur les lois de la statistique :
le nombre des voyageurs qui quitteront Paris le 3 août par la gare
Saint-Lazare peut être approximativement prévu; la plupart
d’entre eux cependant, considérés individuellement, pourraient
aussi bien partir la veille ou le lendemain. » Ainsi, l’homme est-il
de nouveau confronté à cette donnée fuyante qu’est le futur. C’est
pourquoi nous nous efforçons de domestiquer l’espace : les
hommes veulent vivre ailleurs faute de pouvoir maîtriser le temps.
La difficulté à se sentir vraiment maître de son futur tient au
paradoxe même de cette possession : comment détenir ce qui
n’existe pas encore? Le monde moderne multiplie d’ailleurs les
produits dont les effets futurs sont imprévisibles. C’est ainsi que les
déchets nucléaires ne laissent pas d’inquiéter futurologues et
citoyens. La maîtrise du futur est, dans ce cas, nulle ;mais le plus
grave est que le présent non plus n’est pas dominé. L'homme ne
peut alors qu’en souffrir. Voltaire, dans le Poème sur le Désastre de
Lisbonne, traduit ainsi cette imperfection fondamentale de l’être
humain : « Un jour tout sera bien, voilà notre espérance.
Tout est bien aujourd’hui, voilà l'illusion. »

À vouloir domestiquer l’espace et surtout le temps, l’homme ne


risque-t-il pas d’oublier le présent ? L’angoisse devant le futur, au
lieu de nous livrer aux prospections les plus extravagantes, devrait
nous faire prendre conscience de nos limites mais aussi de nos
potentialités. Se sentir maître de son futur est impossible en soi.
Aussi l’homme ne peut-il qu’approcher une meilleure gestion du
temps et toute tentative dans ce sens consiste en l’élaboration d’un
présent cohérent et harmonieux.

19
2. Notre époque semble
impropre à l'aventure.
LD

Roger MATHÉ
(l’Aventure)

Aujourd’hui comme autrefois, tout être porte en lui le démon de


l'aventure. Or, bien peu sont en état de la vivre; l'immense majorité
se contente de la rêver. Manque d’audace ? D’occasion? Timidité?
Lâcheté ? Esprit casanier? Certes. Mais pourquoi affronter corporel-
5 lement les risques? Il y a les livres, les revues, les spectacles qui,
sollicitant l’imagination, donnent, presque chaque jour, le sentiment
exaltant d’une insécurité permanente. Romans policiers, romans
d’espionnage, feuilletons télévisés, westerns, films d’action... L'enfant
au retour de l’école, l’ouvrier sortant de l’usine, le commerçant après
10 la fermeture de sa boutique, la vendeuse libérée de son magasin,
l’intellectuel même, son travail fini, sacrifient, sans le savoir, à
l'instinct primitif de l’aventure, indirectement, en restant assis, par
l'intermédiaire d’un cinéma de quartier ou des boulevards, du livre de
poche, de la télévision. Selon leur âge, ils sont shérifs ou hors-la-loi,
15 Maigret, James Bond, San Antonio — pour quelques francs lourds,
deux heures d’affilée. Les Montagnes Rocheuses et leurs Peaux-
Rouges, les agents secrets et leur vie double, les gangsters, les
trafiquants, ceux qui les traquent.. quelle compensation à la monoto-
nie de l'existence! Les barons du xn° siècle ne procédaient pas
20 autrement. Ils n'étaient pas toujours à la guerre, à la croisade. La
plupart du temps, ils restaient inactifs, dans leur donjon, réduits aux
dangers limités des chasses et des tournois. Un trouvère survenait-il,
déclamant quelque geste ! ? Pendant la durée de la récitation au son du
rebec?, le seigneur pourfendait les Sarrasins, se rebellait contre
25 Charles le Grand, gagnait des cités, des batailles.
Aujourd’hui, cette évasion dans l’aventure rêvée — précédemment
réservée aux bambins et aux poètes — est un besoin d’autant plus vif
que notre époque, plus que jamais, semble impropre à l’aventure.

1. Geste : poème médiéval évoquant des exploits chevaleresques.


2. Rebec : instrument de musique à trois cordes en usage au Moyen Âge,

20
Notre terre est de mieux en mieux connue. Plus de zone mysté-
o rieuse, l’Amazonie exceptée, que l’on puisse explorer en risquant sa
vie, où l’on puisse vivre librement, sans se soucier des lois et des
usages. Les Américains ont installé un aéroport au pôle ; on cultive la
canne à sucre dans les îles que hantaient les flibustiers ; les atolls du
Pacifique sont le théâtre d'expériences nucléaires. La vie policée,
s réglée par la police, s’est insinuée partout. Plus d’endroits non civilisés
où l’on serait naufragé, contrebandier, chercheur d’or et de bagarres.
Qu’est devenu le domaine privilégié de l’aventure? Chaque week-
end, à l’usage des touristes, les Indiens du Colorado organisent des
spectacles folkloriques avec plumes, peintures de guerre, danse du
o scalp.
La vie quotidienne est strictement réglementée, frustrée de pittores-
que, de diversité, de fantaisie. En Alaska comme en Patagonie,
l'individu, dès sa naissance, est recensé, fiché, voué à tenir un rôle
social. S’il ne veut pas encourir les foudres du pouvoir, il doit se faire
s « une situation », mot suintant la stabilité, le conformisme, l’immobi-
lité et donc l’immobilisme. Personne n’a plus les coudées franches.
Peu de gens donnent forme à leur”vie selon leur désir. (..….) La
civilisation dite moderne est l’ennemie de l’aventure. Elle prétend
organiser un monde aussi minutieusement et implacablement agencé
o qu’une mécanique de précision. Que deviennent alors l’esprit d’indé-
pendance, la fantaisie, le rêve, ferments de l’esprit d'aventure?

Questions :
1. Résumé (8 points).
Résumez ce texte en 120 mots (un écart de 10 % en plus ou en
moins est admis).
Indiquez à la fin de votre résumé le nombre de mots qu'il
comporte.
2. Vocabulaire (2 points).
Expliquez les expressions suivantes :
— Ja vie quotidienne est (..) frustrée de pittoresque (1. 41);
— J'immobilité et donc l’immobilisme (1. 45-46).
3. Discussion (10 points).
Roger Mathé écrivait en 1972 : « Notre époque semble impro-
pre à l’aventure. »
Le besoin d'aventure vous paraît-il vif, aujourd’hui? Sous
quelles formes peut-on le satisfaire ?

BORDEAUX ET ACADÉMIES RATTACHÉES,


ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1988 : F, G, H.

21
DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...

À propos du résumé
e Le texte ne présente pas de difficultés de compréhension.
Attention cependant aux nombreux exemples qui l'émaillent et qui ne
doivent pas apparaître intégralement dans le résume.

À propos des questions


e La seconde expression à expliquer n'offre pas de piège; il faut
simplement rendre compte du quasi-jeu de mots sur deux termes
dont l’un est neutre, l’autre péjoratif.

À propos de la discussion
e Le sujet présuppose qu’un changement de mentalité s’est
effectué entre 1972 et 1988. La difficulté réside peut-être dans cette
appréciation d’une évolution des esprits en si peu de temps. Mais
vous n'aurez aucun problème à trouver des exemples pour le
développement qui doit répondre aux deux questions posées par le
libellé : intensité du besoin d'aventure, moyens de le satisfaire.

CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ...

1. Résumé
(123 mots)

Tous les hommes ont le goût de l’aventure, mais beaucoup ne


font qu’en rêver par le biais de romans, de films. Aucun âge,
aucune classe sociale n'échappe à cette identification avec des
héros, qui trompe l’ennui quotidien.
Au Moyen-Age déjà, les nobles combattaient par procuration en
écoutant les troubadours.
Ce phénomène est plus fort encore dans notre monde moderne.
En effet, il n’existe plus de contrées à découvrir, où vivre
solitaire. Civilisation et administration ont atteint les endroits les
plus reculés, organisant jusqu’au pittoresque.
L’uniformisation affecte chacun de nous, état civil, activité
professionnelle; la vie sociale est entièrement réglée.
La société, faisant du monde une machine, exclut la liberté
d'imagination qui nourrit l’aventure.

22
2. Vocabulaire

® La vie quotidienne est frustrée de pittoresque (1. 41): La


frustration est un manque ressenti d’autant plus douloureusement
qu’elle implique la privation de quelque chose que l’on était en
droit d’attendre. Mathé estime que la vie quotidienne se nourrit de
l’idée qu’une part de pittoresque lui est due. Le pittoresque est à
l’origine ce qui est digne d’être peint et désigne, de façon générale,
ce qui fascine par son caractère original. L’auteur établit une
opposition entre la monotonie contenue dans l’expression « vie
quotidienne » et la fantaisie que porte en soi le pittoresque (la suite
de la phrase le montre d’ailleurs : « de pittoresque, de diversité, de
fantaisie »). Il ne s’agit donc pas ici d'aventure à proprement
parler, mais d’une nécessaire originalité pour rendre la vie suppor-
table.

© L'immobilité donc l’immobilisme (1. 45-46): L’auteur joue,


dans cette expression, sur la proximité sonore et l'identité étymolo-
gique des deux mots. Il opère un passage d’un sens neutre
(« immobilité ») à une acception péjorative (« immobilisme »).
Etymologiquement les deux termes sont formés du préfixe négatif
de la privation: «in-» et de l’adjectif « mobile ». Mais si
limmobilité est la simple absence d’un mouvement quelconque,
limmobilisme, lui, est le refus de tout mouvement, parce que l’on
s’estime satisfait de la situation établie. Mathé fait de la vie sociale
non seulement un ensemble inerte, mais encore une force de
réaction qui pratique délibérément le « conformisme » et qui
empêche les gens d’agir selon leurs goûts individuels.

3. Discussion

PLAN ADOPTÉ DANS LA DISCUSSION

I. Une époque impropre à l’aventure


— La sécurité absolue
— Le refus de l’individualisme
II. L’expansion de l’aventure
— Un besoin incoercible
— Les moyens mis en œuvre
III. Les limites de l’aventure
— Réaliser ou imaginer ?
— Le rêve imposé par la société

23
DEVOR RÉDIGÉ

Une enquête effectuée en 1970 révélait que les romans d’aven-


ture avaient eu deux millions de lecteurs en France cette année-là.
Ce chiffre dit combien l'aventure fait partie intégrante de l’imagi-
naire des hommes contemporains. Pourtant, R. Mathé estime que
« notre époque est impropre à l’aventure ». II semble qu'il y ait un
décalage entre le besoin très vif d’évasion qui marque notre époque
et la satisfaction de ce désir. Nous pouvons nous interroger sur le
bien-fondé de l'affirmation de R. Mathé en constatant que la
société n’est effectivement pas prête à souscrire à ce besoin.
Pourtant, il semble que l’aventure soit très au goût du jour et que
nous multipliions les moyens de répondre à cet appel. Mais l’on
peut se demander si l’aventure elle-même n’est pas devenue un
produit de notre société de consommation, n’ayant que peu de
rapports avec l’Aventure véritable.
La société occidentale moderne s’est construite sur la notion de
sécurité, de régularité. Il s’agit d’assurer aux citoyens une relative
stabilité, en sanctionnant d’une part les abus par des amendes ou
des condamnations, en promettant de l’autre aux plus méritants de
quoi récompenser une obéissance absolue au système. Dans le
monde du travail, par exemple, le mot d’ordre est « stabilité » et
les salariés préfèrent un emploi qui ne leur donne pas de véritable
satisfaction sur le plan individuel mais leur assure un revenu
régulier, plutôt qu’un métier passionnant où les risques de chômage
seraient plus grands. Les loisirs eux-mêmes, que l’on pourrait
imaginer laissés à la libre appréciation de chacun, sont organisés
par la société qui assure ainsi aux voyageurs la sécurité. Les
hommes semblent avoir besoin de cet encadrement et peu se
plaignent de la situation.
Par ailleurs, la cohésion sociale est ce qui cimente les institutions.
Aussi l’individualisme est-il considéré d’un mauvais œil : l’origina-
lité passe le plus souvent pour anormalité et l’aventurier solitaire
est celui qui n’a pas compris les bienfaits de la société civile.
J. Lacarrière, parlant du tourisme en particulier, constate que
l« on accepte très bien les vacanciers, les campeurs, voire les
randonneurs, moins bien le vagabond, le solitaire marchant pour
son plaisir en dehors des sentiers battus ». Ou bien alors, l’aventu-
rier ne nous paraît appartenir qu’à une époque révolue qui ne
concerne plus notre monde moderne. Saint-Exupéry lui-même,
pilote et écrivain, passa pour fantaisiste auprès de ses collègues de
vol pour qui l’avion était un moyen de transport ou une arme de
guerre. Tandis que pour l’auteur de Vol de Nuit, c'était l’instru-
ment de l’aventure individuelle.
Pourtant, force est de constater que l’aventure jouit d’un prestige
Inégalé aujourd hui. Il ne s’agit apparemment pas seulement d’un
engouement, mais d’un réel facteur sociologique : « Être libre

24
pleinement, écrit ailleurs R. Mathé, ce n’est point exercer son droit
de vote, de parole, d’association, c’est accomplir tout ce que nous
dicte notre instinct. Car il existe en nous un fond de violence, de
dépravation d’autant plus virulent qu’il est réprimé par les conve-
nances, la loi, la vie en société » (L'aventure, d'Hérodote à
Malraux). L'aventure est donc un besoin incoercible de l’homme
dont ne peut venir à bout la civilisation. L’appel auquel répond
l'individu en mal d’aventure est bien celui de liberté : l’exaltation
dans l’aventure tient au sentiment d’échapper aux lois naturelles et
sociales, d’aller au-delà des possibilités humaines. À propos de
cette liberté, E. Morin précise que c’est « non pas la liberté
politique, mais la liberté anthropologique », qui appartient ainsi à
la nature même de l’homme. Il y a sans doute dans l’imaginaire de
l’homme une fascination indéniable pour celui qui ose ne pas
aliéner sa liberté au profit de la sécurité, pour le nomade, quelque
forme que puisse prendre ce nomadisme. « Le nomade a toujours
constitué la part la plus archaïque de nous-même », estime
J. Lacarrière; le goût de l’aventure est, lui aussi, ce qui semble le
mieux définir le genre humain. 7
Ce besoin très vif prend,à notre époque, des formes un peu
différentes de ce qu’il était dans le passé. L'homme moderne peut
satisfaire son besoin d’aventure en partant réellement pour un
safari, une descente de l’Orénôque ; les progrès technologiques ont
permis de gagner en moyens de communication, en rapidité dans
les déplacements, en sécurité, une fois encore, dans les entreprises
les plus folles. C’est ainsi que le rallye Paris-Dakar draine toutes les
aspirations à l’aventure de ceux qui y participent directement mais
aussi de l’immense majorité qui en suit les étapes grâce aux médias
et vit le parcours par procuration, comme en rêve. Le succès d’une
telle course, par ailleurs moralement condamnable, montre
combien le besoin d’aventure est grand chez nos contemporains.
Les moyens mis en œuvre pour satisfaire ce besoin passent le plus
souvent par les médias, mode moderne de communication entre les
hommes, comme les épopées de l’Antiquité et du Moyen-Age le
faisaient en leur temps. Nous pouvons en prendre pour exemple la
multiplication des revues exaltant tel ou tel type d’aventure
contenue dans la pratique d’un sport réputé dangereux (deltaplane,
course en solitaire à la voile, etc.). Outre ces publications
périodiques qui distillent l’aventure en reportages (voir la revue
Géo), une véritable culture de l’aventure s’est développée ces
dernières années. La parution abondante de livres ou la sortie de
films d’aventures permettent de laisser libre cours à nos instincts de
violence sans encourir de répression. Le plaisir de l’aventure se fait
alors par identification individuelle à tel ou tel héros. R. Mathé cite
à ce propos Maigret, J. Bond et San Antonio et nous pouvons
constater que l’individualisme que présuppose le désir d’aventure
se satisfait pleinement dans la lecture ou le spectacle de tels
ouvrages et films.
25
E. Morin résume ainsi les différentes formes que prend l’aven-
ture qui fait rêver le lecteur ou le spectateur : « C'est aux horizons
géographiques (exotisme) ou historiques (le passé aventureux ou
même le futur de science-fiction), ou bien dans les bas-fonds de la
vie vécue que se déploie la vie qui manque à nos vies. » Il nous faut
donc admettre que le goût de l'aventure tient à un manque, et que
le monde moderne, policé et organisé est appauvrissant pour
l'imagination de l’homme. Mais alors se pose le problème de la
réalisation ou non de ce besoin, car l’on peut, par le biais du livre,
du film ou du jeu, vivre l’aventure en imagination. Que vaut une
aventure qui n’est qu’évasion de l'esprit, sans que les muscles ne
sentent le poids des éléments auxquels il s’affronte ? Ainsi, depuis
une dizaine d’années sont apparus les jeux de rôles qui font
participer les joueurs à une aventure livresque, de dés et de papier,
pour laquelle ils déterminent eux-mêmes leur puissance de héros,
les dangers qu’ils peuvent encourir, les « donjons et dragons » à
combattre. Ce jeu, de pur intellect, est une compensation à la
monotonie de la vie, d’autant plus que chaque partie se déroule sur
plusieurs jours et peut même prendre la ville réelle comme cadre
du jeu (jeu de l’assassin). L'homme oublie ainsi dans le divertisse-
ment la difficulté d’être dans la société, donnant ainsi raison à
Pascal (« L'homme est esclave du divertissement »). L’on est alors
en droit de s'interroger sur le rôle que joue la société elle-même
dans l'élaboration de ces substituts. Ces aventures de papier sont
un narcotique pour les instincts violents de l’homme; lui donner la
possibilité de satisfaire son désir d’évasion et de liberté absolue,
tant physique que morale, c’est éviter à la communauté civile qu’il
ne l’exerce aux dépens de ses concitoyens.

Ainsi l’affirmation de R. Mathé est-elle socialement vraie mais


individuellement fausse. À l’échelle de la société entière, il est
exact que l’organisation de notre monde, interdisant l’individua-
lisme et l'originalité, rend difficile l’aventure. Mais pour chaque
individu ce besoin d’évasion aventureuse reste très vivant ; même si
la réalisation de l’aventure reste difficile, il n’en demeure pas
moins, au cœur de l’homme, aux tréfonds de son imagination, un
pouvoir onirique inaliénable qui lui fait croire, avec Brel que
« l'aventure commence à l’aurore, à l’aurore de chaque matin ».

26
3. Construire l’'humanitude
CO I M

Albert JACQUARD [_s]


(Cinq milliards d'hommes dans un vaisseau)

Léopold Senghor! a forgé un mot nouveau pour désigner l’ensem-


ble des apports des civilisations d’Afrique centrale, l’ensemble des
cadeaux faits aux autres hommes par les hommes à peau noire : la
« négritude ». Les cadeaux que les hommes se sont faits les uns aux
autres depuis qu’ils ont conscience d’être, et qu’ils peuvent se faire
encore en un enrichissement sans limites, désignons-les par le mot
« humanitude ».
En quoi consiste-t-elle ?
Leur capacité de raisonner, les hommes l’ont utilisée pour compren-
dre peu à peu le fonctionnement du monde qui les entoure. Au-delà
des apparences, ils ont su découvrir des'constances, imaginer des lois,
élaborer des modèles explicatifs. Eeur cerveau leur a appris à ne pas
toujours croire leurs yeux. Ce qui était mystère est devenu phéno-
mène conforme à la prévision. Grâce à la science, les hommes ont pu
reculer la frontière qui sépare ce qu’ils dominent de ce qui leur
échappe. Ils ont ainsi développé leur prise sur ce qui les entoure.
Leur capacité à s’émouvoir, les hommes l’ont utilisée pour forger
d’étranges concepts, ainsi la beauté ou l’amour. Nous nous émerveil-
lons devant un ciel d’été, mais il n’est beau que parce que nous le
regardons. Dans cet univers qui ne sait qu'être, nous avons apporté
l’émerveillement devant ce qui est.
Leur capacité à prendre conscience d’eux-mêmes, les hommes l’ont
utilisée pour imaginer des exigences, ainsi l'égalité, la dignité, la
justice. Quelles étranges inventions! Rien dans la nature ne nous
enseigne l'égalité, ni la dignité, ni la justice. Mais nous avons, sans que
l'inspiration en vienne d’ailleurs que de nous, déclaré un jour que
nous voulions réaliser l’égalité en droit de tous les hommes.
L’humanitude, c’est ce trésor de compréhensions, d'émotions et
surtout d’exigences, qui n’a d'existence que grâce à nous et sera perdu
si nous disparaissons.
Les hommes n’ont d’autre tâche que de profiter du trésor d’humani-
tude déjà accumulé et de continuer à l’enrichir. Force est de constater
qu’ils se consacrent à de tout autres objectifs.
Nous voulions faire un état des lieux de notre propriété de famille,
65 la Terre. Le constat est effroyable. Nous avons insisté sur le scandale
qu’est le gâchis humain du chômage ; nous avons essayé d’être lucides
face à la course folle vers le suicide nucléaire : des millions d’hommes,
chaque jour, gagnent leur vie en participant à la mise au point et à la
production de moyens de destruction qui ne peuvent que faire gagner
1. Ancien président de la République du Sénégal et poète.

21
la mort. Nous avons mesuré l’écart entre l’inutile abondance dilapidée
par une minorité et l’insupportable misère subie par la majorité des
hommes.
Notre vaisseau spatial est dans un tristé état. Il peut d’un jour à
l’autre exploser, il peut aussi lentement se dégrader, devenir une triste
prison où des milliards d'hommes, transis par la peur les uns des
autres, animés seulement par la haine, n’auront d’autre espoir que de
survivre quelques années à leurs ennemis. | É
C’est trop absurde. Une autre voie est possible. Elle nécessite
d’abord que nous sachions nous regarder lucidement les uns les autres.
Bien des drames actuels viennent, dit le philosophe Lucien Sève, de ce
que les hommes des autres camps n’ont pas pour nous de visage : il est
tellement plus facile de traiter quelqu’un en ennemi quand nous ne
voyons rien de lui. Nous vivons dès maintenant un hiver affectif
préfigurant l’hiver nucléaire qui nous menace. Il faut forcer le dégel et
s provoquer, cela ne dépend que de nous, un printemps de regards.
Il faut aussi se débarrasser des réflexes d’agressivité dont il est
ridicule de prétendre qu’ils font partie de la « nature » humaine. [...]
S’affronter, c’est être front à front, c’est-à-dire intelligence à
intelligence, et non force contre force. Ce n’est plus à la guerre qu’il
s faut consacrer nos recherches, mais aux moyens de résoudre nos
conflits en préservant la paix; c’est d’écoles de paix dont tous les
Etats, et d’abord les plus puissants, ont besoin. Voilà la tâche de la
génération qui vient : inventer la Paix.

Questions :
1. Résumé (8 points).
Vous ferez de ce texte un résumé en 180 mots; une marge de
10 %, en plus ou en moins, est admise. Vous indiquerez à la fin
de votre résumé le nombre exact de mots employés.
2. Questions de vocabulaire (2 points).
Expliquez le sens dans le texte de :
— dilapidée (1. 40);
— hiver affectif (1. 53).
3. Discussion (10 points).
Albert Jacquard écrit : « S’affronter, c’est être front à front,
c’est-à-dire intelligence à intelligence, et non force contre
force. »
Cette conception vous paraît-elle un bon moyen pour « inventer
la Paix »?

ROUEN ET ACADÉMIES RATTACHÉES,


ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1988 : A, B,
C, D, D’,E

28
DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...
À propos du résumé
e La difficulté du texte tient à deux points : son style métaphorique
d'abord et son absence de liens logiques explicites ensuite. Les
nombreuses métaphores ne pourront être gardées telles quelles. En
dépit du manque de chevilles logiques, le texte s'organise très
rigoureusement et le résumé rétablira les termes d’articulation.

À propos des questions


e L’«hiver affectif» ne présente en soi aucune difficulté; la
question est une aide pour saisir le caractère métaphorique du texte.
C'est dans cette optique qu'il conviendra de définir l'expression.

À propos de la discussion D
e Le sujet se fonde sur une définition proposée par l’auteur au
terme de sa démonstration. Si cette phrase est claire après la lecture
du texte, elle n’en reste pas moins-un paradoxe qu'il faudra analyser,
parce qu'il est un bon fil directeur pour l'élaboration d’un plan.
e C'est dans cette opposition entre la violence et la raison, mais
aussi entre la rivalité et l'émulation que réside l'originalité du projet de
Jacquard.

CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ.


1. Résumé
(178 mots)

Les apports mutuels des hommes, en vue de leur progrès


commun, peuvent se résumer par le mot : « humanitude ».
Ce terme recouvre trois facultés fondamentales ; l’intelligence
d’abord, grâce à laquelle les hommes ont donné un sens au monde
et ainsi acquis une maîtrise sur lui ; la sensibilité ensuite qui permet
l'émotion esthétique face au monde ; et la conscience de soi enfin,
source de la morale et de l’idée d'égalité.
Mais au lieu d’exploiter et d’augmenter ces richesses, les
hommes se vouent à leur destruction. En effet, la terre est l’objet
d’un gaspillage, tant humain que scientifique — car la recherche est
celle d’armes toujours plus meurtrières — et aussi économique par
la répartition scandaleusement inégale des richesses.

29
La planète est donc en sursis, en proie à une peur haineuse.
Pourtant, il suffirait de renoncer à l’aveuglement des hommes
entre eux, en pratiquant la considération mutuelle et en abolissant
cette violence soit-disant innée. ru
Il faut donc, dès aujourd’hui, travailler ensemble, non plus à la
guerre, mais à la paix.

2. Vocabulaire

@ Dilapidée (1. 40) : Participe passé du verbe « dilapider » qui


signifie dépenser des biens de façon excessive et 1rraisonnée.
Étymologiquement, le verbe signifiait : « jeter n'importe
comment, comme des pierres ». Mais il contenait déjà, comme le
mot moderne, la notion de gaspillage d’un patrimoine acquis au fil
des ans. Dans le texte, le mot se charge de connotations psychologi-
ques : « l’abondance dilapidée par une minorité » porte le témoi-
gnage qu’un petit nombre d’hommes se servent de manière égoïste
des richesses de la Terre. Jacquard va même plus loin, suggérant
que ces richesses ont été développées dans le seul but de les
dilapider («inutile abondance », désignant ici la société de
consommation).

© Hiver affectif (1. 53) : Cette métaphore renvoie à l’aspect


désolé de la saison froide et morte. L’association est celle d’un
substantif concret et de l’adjectif abstrait : « affectif ». Ce dernier
désigne tout ce qui relève des sentiments. L'expression est à
rapprocher du « printemps des regards » mentionné juste après.
Ces deux groupes ont pour dénominateur commun le « dégel » des
relations humaines qui sont jusqu’à présent arrêtées par la haine.
De la locution « être en froid avec quelqu'un », Jacquard bâtit un
ensemble qui définit le fonctionnement des hommes entre eux.

3. Discussion

PLAN ADOPTÉ DANS LA DISCUSSION

I. L’échec de l’affrontement traditionnel


— Un univers en conflit permanent
— La matière grise au service de la destruction
— Une contestation pacifique à la mesure des conflits
IL. L'invention raisonnée de la paix
— De la rivalité à l’émulation par l’universalisation
— Le travail de la raison
— Les limites du projet
30
DEVOIR RÉDIGÉ
Le monde contemporain semble pris entre les guerres toujours
renaissantes et les conférences sur le désarmement ; cette cohabita-
tion paradoxale de la violence et d’une sincère aspiration à la paix
est peut-être ce par quoi se définit l’homme moderne. Albert
Jacquard, scientifique moderne, soucieux d’éthique, souligne ce
paradoxe en proposant que l’on fasse des forces d’affrontement des
forces de construction pacifique. Il redéfinit ainsi le verbe « s’af-
fronter » : « c’est être front à front, intelligence à intelligence, et
non force contre force ».
C’est pourquoi nous pouvons d’abord nous demander si les
conflits permanents de l’univers ne sont pas mis en échec par la
volonté de paix; puis il faudra mettre à l’épreuve la solution que
propose Jacquard.

Le monde moderne est agité par des conflits dont l’ampleur n’a
jamais été égalée. Non seulement notre siècle a connu deux guerres
mondiales mais, aujourd’hui encore, le moindre affrontement
entre deux puissances politiques”perturbe les relations diplomati-
ques internationales. La situation est telle que des crédits monu-
mentaux sont accordés à l’armement au détriment de la culture, par
exemple. D'autre part, l’homme moderne fait preuve d’une
irresponsabilité notoire en ne prenant pas en compte les consé-
quences sur un avenir immédiat de certaines de ses activités
belliqueuses. L’exemple le plus flagrant est celui des manipulations
nucléaires : le problème des déchets est renvoyé dans le futur. Pour
satisfaire notre volonté de puissance, nous condamnons par avance
nos descendants. Jean Rostand définit ainsi cette folie meurtrière :
« On tue un homme, on est un assassin. On tue des milliers
d’hommes, on est un conquérant. On les tue tous, on est un dieu. »
Qui plus est, la matière grise elle-même est au service de la
destruction. L'intelligence humaine se développe contre son sem-
blable, les hommes agissent « force contre force », pour reprendre
les termes de Jacquard. Saint-Exupéry considère d’ailleurs la
guerre comme « une maladie » qui serait donc contagieuse. Les
progrès techniques ne semblent pas aller dans le sens de la paix, à
en juger par la multiplication et la sophistication des armes. Le
xvuI* siècle croyait en un progrès humain passant par l’évolution
technologique et le xx° siècle ruine cette prétention.
La Paix paraît donc n’être qu’un vain mot, réduit à la valeur de
slogan pour écologiste en mal de programme. En effet s’il faut
« inventer la paix », c’est qu’elle ne se trouve pas à l’état naturel.
Cette proposition donne de l’humanité une définition en termes
négatifs et pessimistes. Pourtant, il existe dans le monde une
contestation pacifique à la mesure des conflits. Une autre lutte
s’engage qui, comme l’a montré Rabelais, « n’entreprendr(a)
guerre qu’(elle n’ait) essayé tous les arts et moyens de paix ». Se

31
multiplient les mouvements pacifistes : en Allemagne, contre les
armes nucléaires de tous bords qui menacent sa sécurité plus
qu’elles ne l’assurent ;en Israël où, malgré la situation de guerre
permanente, des hommes ont pris conscience de l’engrenage fatal
où conduisent les affrontements sans trêve.

La conception de Jacquard découle de cette situation ambiguë.


L'auteur propose de passer de la rivalité à l’émulation. L’allitéra-
tion en «F» qui joue entre « front à front » et « force contre
force » insiste sur cette métamorphose à opérer. Ce projet repose
sur la croyance en une intelligence enfin comprise dans son sens
plein, et suppose un consensus des esprits scientifiques. Il s’agit
désormais de pratiquer l’universalisation des connaissances au lieu
d’être atteint de jalousie chronique quant à ses propres décou-
vertes. Les congrès internationaux, nombreux, sont le signe de
cette émulation scientifique, qui devrait s'étendre à tous les projets
humains.
Ce qui fait les conflits mondiaux est la même idée que ce qui peut
donner naissance à la Paix : l’idée d’un monde dont les parties ne
peuvent être indépendantes les unes des autres, d’un tout qui, s’il
n’est pas homogène, n’en reste pas moins un ensemble indissocia-
ble. La mondialité des affrontements, au sens négatif du terme, est
aussi peut-être la solution, en ce qu’elle permet de s’affronter, au
sens positif que lui donne Jacquard. Sa conception d’invention de la
Paix abolit toutes les frontières politiques et diplomatiques.
C’est le travail de la raison qui est à l’œuvre ici. Le verbe
« s’affronter » n’a pas d’acception négative : le front, zone solide et
traditionnellement symbolique de la force obtuse, devient ce qui
abrite l'intelligence, l’attribut le plus évident du penseur. L'idée
n’en est pas neuve et Diderot, à l’Article « Paix » de L’Encyclopé-
die exprimait déjà ainsi sa pensée : « Si la raison gouvernait les
hommes, si elle avait sur les chefs des nations l’empire qui lui est
dû, on ne les verrait point se livrer inconsidérément aux fureurs de
la guerre. » Jacquard envisage une construction à long terme d’une
humanité enfin sensée, responsable de ses actes et consciente des
dangers de certaines de ses réalisations. Certains autres esprits
scientifiques ont remis en doute, de la même manière, leurs
propres découvertes parce qu’elles avaient des conséquences
néfastes pour l'humanité, tels Einstein ou Oppenheimer.
Ce qui est en jeu dans ce généreux projet, c’est la finalité de
l’histoire humaine et l'influence que peut exercer l’homme sur son
propre destin. Le philosophe Karl Jaspers fait preuve lui aussi
d’optimisme lorsqu'il affirme : « il n’est pas possible de préciser
formellement le but final de l’histoire; mais il est possible de
préciser un but qui est lui-même la condition à remplir pour que les
plus hautes possibilités de l’homme s'ouvrent à lui : l'unité de
l'humanité. »
32
Néanmoins, l’on peut émettre des réserves quant à la réalisation
du projet de Jacquard. En effet, ne courons-nous pas le risque
qu’un pays ou plusieurs s'emparent de ce savoir partagé et exercent
le pouvoir, ayant ainsi une maîtrise absolue du monde, ce qui
risquerait d’en provoquer la destruction définitive ? L'équilibre de
la terreur n’est pas un vain mot tant que l’homme fera preuve
d'autant d’irresponsabilité qu’aujourd’hui. D’autre part, l’émula-
tion amicale n’est peut-être pas envisageable à l'échelle internatio-
nale, dans la mesure où la rivalité a toujours été fructueuse, faisant,
malgré tout, progresser l’homme.

Ainsi l’idée de Jacquard est-elle à la fois pessimiste sur le fait que


l’homme soit encore à ce point dans l’enfance qu’il n’ait pas encore
trouvé la liberté, et optimiste en ce que cette même paix est le
concept le plus évidemment réalisable par les générations futures
qui auront pris conscience d’elles-mêmes.

33
4, La télévision n’améliore pas
le niveau de culture.
I,

Gérard MONTASSIER
(Le fait culturel)

Aujourd’hui, nous sommes entrés dans l’époque de la culture de


masse, de la culture présente dans tous les foyers grâce à la télévision
et à l'audiovisuel individuel. Mais si ces appareils sont porteurs de
création, s’ils ont enrichi notre patrimoine de films de cinéma et de
télévision qui n’ont rien à envier aux chefs-d’œuvre des autres arts, ils
sont avant tout des moyens de diffusion; cela signifie que, pour
l'essentiel, les sources de la culture son ailleurs qu’en eux : dans les
sciences, dans la littérature, dans les arts, dans l'Histoire, pour
l'exploration de la condition humaine, et dans la vie sociale, pour
10 l'ensemble des pratiques culturelles. La culture étant l'effort de
l’homme pour comprendre le monde et s’adapter à lui, l'audiovisuel
est le témoignage offert à tous de cet effort. Mais cette offre ne
constitue pas à elle seule un accès à la culture : elle est un pas de géant
qui ne débouche sur rien s’il n’y a pas apprentissage préalable ou
15 concomitant!. C’est la raison pour laquelle il faut se résigner à
accepter le fait que la télévision par elle-même ne changera jamais
dans des proportions importantes le niveau de culture des téléspecta-
teurs. Son effet est quantitatif : elle permet une plus large information
à tous les niveaux de culture, elle démultiplie à l’échelle d’un peuple
20 entier cette information diversifiée. Mais elle ne saurait avoir seule
l'effet qualitatif qui ferait passer d’un niveau de culture à un autre.
Précisément parce que l’apprentissage préalable est indispensable et
qu'il se pratique ailleurs que devant l’écran familial. L’audiovisuel est
un merveilleux instrument d’appoint, d'illustration, de commentaire,
25 parce que l’image est présence, parce qu’elle parle aux sens et à
l'imagination. Mais elle doit être déchiffrée. Sa signification lui est
donnée par un savoir qui vient d’ailleurs. Celui que nous possédons
déjà en nous-mêmes, où celui qui nous est communiqué par une voix
extérieure à l’image.
De là vient que la télévision est toujours contestée. Elle nous
enferme, en effet, dans une alternative. Ou bien elle s'adapte au
niveau moyen, évalué par sondage, d’un public massif, mais alors elle

1. Concomitant : qui accompagne.

34
renonce ouvertement à être un instrument de progrès et elle engendre
la frustration dans la partie de la nation la plus cultivée. Ou bien la
35 télévision choisit de satisfaire les goûts de l'élite : la frustration cette
fois s’installe chez ceux qui ressentent leur insuffisance et le dédain
dans lequel on les tient. Le bon sens commande donc une solution de
compromis et que l’on bâtisse des programmes diversifiés pour des
publics différents. Mais, quelle que soit la formule adoptée, on
observera qu’elle agit comme un révélateur : elle renvoie toujours à
une réalité qui se situe en dehors et au-delà de la télévision, et cette
réalité n’est autre que le niveau de culture du téléspectateur.
L’avènement de l’audiovisuel ne change donc rien au fait qu’aujour-
d’hui comme hier nous nous trouvons confrontés au problème éternel
de la formation des hommes, c’est-à-dire de l’acquisition d’une
culture.

Questions :
1. Résumé (8 points).
Vous résumerez ce texte en 140 mots. Une marge de 10 % en
plus ou en moins est admise.
Vous indiquerez à la fin de votre résumé le nombre exact de
mots utilisés.
2. Vocabulaire (2 points).
Vous expliquerez les expressions suivantes :
— instrument d’appoint (1. 24);
— elle engendre la frustration (1. 33-34).
3. Discussion (10 points).
« La télévision par elle-même ne changera jamais dans des
proportions importantes le niveau de culture des téléspecta-
teurs. »
En un développement soigneusement organisé et illustré
d'exemples précis, vous direz si vous partagez cette opinion de
l’auteur.

AMIENS ET ACADÉMIES RATTACHÉES,


ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1988 : F, G, H.

39
DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...

À propos du résumé
et de
e Le problème essentiel sera la recherche de synonymes
« télévision »,
tournures pour éviter la répétition des mots « culture »,
« audio-visuel ».
e Toute la fin du premier paragraphe exprime plus ou moins la
même idée: la télévision n’améliore pas à elle seule la culture. Il
faudra condenser.
e Suggestion : soignez particulièrement les mots de liaison. Ils
sont très nombreux dans le texte. Ne conservez que les articulations
essentielles.

À propos de la discussion
e Un tel sujet suppose impérativement que vous citiez des
émissions significatives et variées, sans oublier de les analyser. Vous
en connaissez sûrement.
e N'oubliez pas de définir précisément la culture. Seule une
réflexion approfondie sur cette notion vous permettra de répondre à la
question posée.
© Prenez garde aussi aux termes exacts de la citation: G.
Montassier parle du « niveau » de culture, non des formes de cette
culture. La distinction a son importance.
© Suggestion : Songez que la télévision existe depuis assez
longtemps pour posséder une histoire. Tenez compte de son
évolution, y compris depuis 1980.

CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ...

1. Résumé
(143 mots)

Désormais les mass media introduisent la culture dans chaque


maison. Cependant, excepté les réussites filmiques, l’audio-visuel
se contente de véhiculer ce qu’élaborent la recherche intellectuelle
ou les rapports sociaux. Le progrès des moyens de diffusion
n'apporte donc rien à la culture si le téléspectateur ne peut
apprécier ce qu’ils offrent : le nombre des informations
n’agit pas
36
sur le degré de compréhension. Procédé pédagogique merveilleux,
l’image nécessite une formation pour jouer son rôle.
C’est pourquoi la télévision provoque tant de polémiques.
Adaptée au grand nombre, elle appauvrit sa teneur ; réservée aux
privilégiés, elle prive les autres de ses possibilités. Seule solution :
la pluralité des émissions. Mais leur contenu reflète invariablement
les capacités du public, sans les améliorer.
Ainsi, l’existence de nouveaux instruments ne résout-elle pas le
problème, incontournable depuis des siècles, de l’éducation.

2. Vocabulaire
e Instrument d'appoint (1. 24) : l’appoint est ce qu’on ajoute à
une chose pour la compléter. On parle par exemple de meuble
d’appoint pour les lampes, guéridons, poufs.. Mais ils ne sauraient
remplacer la table et le lit! La télévision ne constitue donc pas
l'essentiel de la culture. Elle n’est même qu’un « instrument », un
moyen parmi d’autres pour la.constituer et la diffuser.
© Elle engendre la frustration (1. 33-34) : engendrer signifie faire
naître, provoquer. La frustration est une insatisfaction venue de
impossibilité de posséder un bien que l’on désire ou dont on a
besoin. La télévision, si elle n’offre que des émissions supposant un
niveau culturel très élevé, déçoit l’attente du plus grand nombre,
qui voudrait à bon droit bénéficier de ce merveilleux moyen de
communication et se sent rejeté.

3. Discussion
PLAN ADOPTÉ DANS LA DISCUSSION
I. Les atouts de la télévision
— Une ouverture sur le monde
— La diffusion des arts et de la science
— Des créations propres
II. Ses limites
— La nécessité d’une culture préalable
— Ja nécessité d’un apprentissage des procédés de l’image
— Les impératifs économiques

DEVOIR RÉDIGÉ
Depuis son avènement, la télévision suscite un débat passionné.
Moyen exceptionnel de vulgarisation pour les uns, elle endort pour
d’autres le sens critique. Certains y voient même l'essentiel de la
civilisation actuelle. Des affrontements accompagnent ses change-
ments : récemment encore la privatisation a fait crier à l’assassinat
de la culture.
57
En 1980, dans Le Fait culturel, G. Montassier renvoie les
elle-même ne
adversaires dos à dos, car selon lui « la télévision par
propo rtion s impor tante s le niveau de
changera jamais dans des
télésp ectate urs », qui dépen d d’autr es facteu rs.
culture des
pour
Quels sont donc les atouts et les limites de la télévision ment
l'acquisition de la culture? En quoi n'est-elle qu’un instru
parmi d’autres 7

Les possibilités du petit écran sont nombreuses et variées. Si lon


adopte, en effet, la définition de la culture donnée par G.
Montassier lui-même, « l'effort de l’homme pour comprendre le
monde et s’adapter à lui », comment ne pas VOIr Ses avantages?
Quasi universelle par sa présence dans les foyers du monde
entier grâce à son prix modique, la télévision permet une connais-
sance et une communication jusque-là inconnues. Elle nous rend
citoyens du monde, reliés par les images et les sons aux événe-
ments, aux êtres, aux paysages de l’univers entier.
Le « direct » en ce sens est une véritable révolution : il montre ce
que nous n’aurions pu voir qu’a posteriori, ou même ne savoir que
par les journaux, la radio ou les livres. Les documentaires
complètent cette première approche, par le rappel des faits passés,
par des témoignages. En mai 1988, par exemple, les révoltes
d'Arménie, suivies au journal de 13 heures ou de 20 heures, sont
commentées dans l’émission Résistances, consacrée au problème
des nationalités en URSS. L'information, la formation du citoyen
sont possibles par l'abondance des émissions qui entourent les
élections, ou permettent de comprendre les problèmes actuels,
chômage, Sida, pollution. De plus, notre passé reste présent, grâce
aux séries historiques d’Alain Decaux, aux rétrospectives qui
accompagnent les commémorations de Mai 68 en 1988 ou de la
Révolution de 1789 en 1989...
Mais la télévision assure aussi la diffusion de l’art. Une pièce de
théâtre, un opéra, un film trouvent par leur programmation un
public plus vaste qu’en plusieurs décennies dans les salles de
spectacle. De plus les journaux d’information ou les émissions
spécialisées, Cinéma Cinéma, Les Enfants du rock, Musiques
Musique, informent sur les festivals et tournages en cours, sur les
concerts, les expositions, les mises en scènes ou les chansons. On
connaît aussi le succès d’Apostrophes, qui réunit sur le même
plateau des écrivains, ou reçoit pour une interview approfondie M.
Duras, Etiemble, J. Green. D’autres présentateurs organisent
un
cocktail d'artistes, comme dans Le Grand Échiquier.
La science et l’écon
: omie bénéficient aussi d’ excellents pédago-
gues avec François de Closet, Haroun Tazieff, le command
Cousteau. Régulièrement, les maladies, la sexualité,
ant
les problèmes
éthiques posés par le Progrès médical sont
traités avec des
spécialistes : cancer, euthanasie, mères porteuses, génétique.
38
Enfin la télévision crée des émissions originales, impossibles sans
elle : le film suivi d’un débat, formule éprouvée des Dossiers de
l’écran, la discussion sans concessions entre adversaires déclarés
avec Droit de réponse de Michel Polac. Le télespectateur peut, par
téléphone ou minitel, poser des questions aux invités d’Armand
Jammot. Les dramatiques, fictions conçues spécialement pour le
petit écran ont connu des réussites remarquables, comme les
adaptations de nouvelles de Maupassant par Claude Santelli.

Culture encyclopédique donc, qui aux connaissances joint le


pouvoir de l’image et du son. Pourtant, la télévision subit d’inces-
santes critiques : loin d’élever le niveau culturel, elle l’abaisserait,
ou du moins le laisserait tel quel. Comment expliquer ces insuffi-
sances?
Quel que soit le degré de vulgarisation d’un documentaire ou du
journal d’information, il ne sera regardé que si le téléspectateur
s'intéresse à son apport, et possède les bases nécessaires pour en
comprendre le contenu. Le menu hebdomadaire proposé par
l« étrange lucarne » sera ou non apprécié, aux deux sens du terme
(juger de la valeur, aimer), selon « l’effort » que l’on est prêt à
fournir.
Ainsi les émissions trop complexes rebutent le consommateur
moyen : les séries dites très « culturelles », souvent consacrées aux
écrivains difficiles, comme le philosophe Heidegger en 1988, ne
remportent que 0 % à 3 % d’audience. Le responsable du Ciné-
Club, déjà préposé aux films anciens, en noir et blanc ou d’art et
d'essai, peu prisés de la masse, avoue lui-même qu’il ne saurait
multiplier les muets, que le parlant a rendus étrangers. Il faut pour
comprendre et goûter certains programmes une culture générale ou
parfois spécialisée qui suppose un téléspectateur universitaire ou
cinéphile acharné. Mais la plupart des documentaires ou débats ne
toucheront aussi que la frange de la population qui, par sa pratique
des autres moyens culturels, livres, journaux, spectacles, études,
pourra préparer, jauger, prolonger son expérience télévisuelle.
Même vue par beaucoup, une pièce de Molière ne plaira et
n’enrichira que si, acceptant l’obstacle de la langue du xvir siècle,
on se penche en outre sur les conditions historiques de sa naissance.
D'ailleurs combien de jeunes la regarderaient sans la pression du
professeur, des parents, ou sans le programme du baccalauréat?
Les émissions de qualité connaissant le succès n’échappent pas à
cette règle, selon laquelle le spectateur ne reçoit presque que ce
qu’il porte déjà en lui. Apostrophes a parfois provoqué, sur la
prestation brillante d’un auteur, l’achat de livres qui bientôt
tombèrent des mains : combien se jetèrent sur les œuvres philoso-
phiques du charmant Bernard-Henri Lévy, pour n’y rien compren-
dre ? Et que sert d’entendre sur un plateau des opinions contradic
toires émises avec plus ou moins de faconde, si réflexion ou
informations complémentaires ne permettent pas de les juger?

39
Plus grave encore, l’image est un langage, avec sa grammaire, ses
citations, l'existence du mensonge. Un film par exemple sera peut-
être aimé pour son émotion, l’habileté du scénario ou la beauté des
images. Mais la subtilité des cadrages, du montage, les références
parfois ironiques à des films antérieurs échapperont à la plupart.
De plus le choix de l’angle de vue ou de la lumière pourra induire le
public en erreur sur un fait ou une personnalité, ce qui est
inquiétant. On sait que lors d’une manifestation, montrer un coin
de rue quasi vide ou le peloton de tête, une foule calme ou
quelques excités influencera volontairement ou non la perception
de l'événement. B. Pivot est si conscient de son pouvoir, qu’il évite
les gros plans sur les mains nerveuses des auteurs, leurs grimaces
d’ennui ou de désapprobation durant l'interview d’un autre, pour
ne pas les rendre antipathiques. Effets que s’accordait volontaire-
ment au contraire Droit de réponse, pour accentuer le caractère
orageux si discuté de cette émission. Les arts de l’image, grand et
petit écran, nécessitent un apprentissage propre.
On pourrait imaginer que les autorités politiques ou les responsa-
bles des chaînes décident, par philanthropie, d’éduquer le public,
de ne lui proposer que des programmes de haute teneur intellec-
tuelle, avec leur mode d'emploi. Mais il n’en est pas question, car la
télévision, surtout privée, a besoin d’argent pour vivre. D’où une
attention très vive portée aux sondages qui permettent de voir
quelles émissions plaisent au plus grand nombre. Or il s’agit
souvent de divertissements sans grande valeur, que l’on place alors
aux heures d'écoute les plus favorables, reléguant les autres
émissions en fin de soirée, ce qui, à l'effort intellectuel demandé
pour les comprendre, ajoute une dépense physique non négligea-
ble, ou celle d’un magnétoscope ! Outre la pauvreté du contenu, la
passivité bien connue, encouragée par le bercement des images
contribue à détourner (tel est le sens latin de « divertir ») de la
culture ceux qui ne pensaient même pas à elle. Les impératifs
économiques diminuent donc les possibilités du media, qui devient
le reflet d’un état de fait, celui du niveau culturel de son public.
La télévision est d’ailleurs victime de son succès : on oppose
souvent à sa médiocrité actuelle le prétendu âge d’or de son
premier développement dans les années 60, en oubliant qu’alors,
objet cher donc de luxe, elle avait pour public ceux qui étaient
armés pour affronter l’ambition de la première émission diffusée :
une pièce de Pirandello !La baisse des prix a maintenant placé le
poste dans tous les foyers, donc changé le niveau culturel moyen
des acquéreurs, qui souvent n’ont pas d’autre moyen de se cultiver.

. La
La phras
phras e proposée
sée se révèle donc Juste
: et son analyse expliÏ que
l’ambiguïté de la télévision, simple moyen, riche
de otentiatités.
maisRe dont le pouvoir de diffusion et dee création
cré ion dépend
dé d e facteurs
extérieurs. ü P

40
Il ne faudrait pas cependant se montrer trop pessimiste : si elle
ne change pas notablement le niveau, elle change le contenu de
notre culture, de plus en plus audio-visuelle. Or l’école semble
avoir compris ce phénomène. L'étude de l’image est entrée dans les
programmes, les salles de vidéo se multiplient. Par ailleurs,
certaines émissions prennent maintenant en compte les caractéristi-
ques de l’instrument : exposé illustré des procédés publicitaires,
ou, en 1988, une rétrospective des différentes formes de débats
politiques, commentée par S. July.
Les polémiques autour de la télévision doivent donc jouer un
rôle : rappeler son pouvoir, appeler les énergies pour l’enrichir.
Entre l'instrument du totalitarisme dans les romans de science-
fiction, 1984 d’Orwell, par exemple, et l’utopie élitiste, il reste une
marge importante.

Ca
À?

D. En 1811 apparaît le mot tourisme.


LL LL LL

Pascal BRUCKNER et Alain FINKIELKRAUT


(Au coin de la rue, l'aventure)

Le tourisme, on le sait, est une donnée récente de l’histoire des


voyages. On se déplace pour son plaisir depuis moins de deux siècles.
C’est entre 1800 et 1830 que l'aristocratie européenne commence à
céder à l’appel des lointains, au charme crépusculaire des ruines, ou,
plus modestement, à l’attrait des premières stations thermales. 1811 :
c’est la date exacte où apparaît, en Angleterre, le mot de tourisme. Au
« travel », travail, peine, périple à la fois utilitaire et aléatoire,
succède le « tour », voyage circulaire, occupation récréative, d’autant
plus agréable qu’elle donne la certitude et la satisfaction profonde de
revenir, en temps voulu, à son point de départ. Grâce à John
Macadam, et à ses revêtements qui révolutionnent l’art de construire
les routes, grâce aux inventions plus tardives du chemin de fer et du
bateau à vapeur, le voyage est arraché au hasard pour entrer dans l’ère
moderne de la sécurité. C’est cela le tourisme : ce minimum de
confort et de prévisibilité qui libère les longs déplacements pour
d’autres usages que ceux du commerce, des migrations forcées, des
pèlerinages, ou des campagnes militaires. On voyage désormais pour
soi, c’est-à-dire indissolublement, pour son plaisir et pour son image.
Avec le tourisme, il faut saluer la naissance de la pérégrination égoïste
et oisive.
41
La société capitaliste du x1x° siècle honore, en même ee ue
on du y ;
principes antagonistes :l’un bourgeois, de célébratid’activité labo-
l'autre aristocratique, de mépris pour toute forme
nom
rieuse. Le capitaine d'industrie domine la vie économique au
ssement ; le rentier, ultime
d’un idéal ascétique d'épargne et d’enrichi
et
avatar du seigneur, domine la vie mondaine : ilvit fastueusement,
sans rien faire, et c’est à ce titre que ses goûts, ses habitudes, ses
comportements servent de modèle de référence. Deux univers séparés
succèdent à l'épisode révolutionnaire : la société tout entire enrôlée
30 sous la bannière du travail, et ce qu’on appellé désormais le
« monde », qui affiche pour les occupations nécessaires à la survie un
mépris imperturbable. C’est au sein de cette élite désœuvrée qu'est né
le tourisme, pratique du périple ostentatoire. L'oisiveté — preuve
depuis toujours de la suprématie sociale — se charge d’un contenu
35 nouveau : le privilège de loisir se définit désormais comme privilège
de voyage.
En ces temps originels, les écrivains voyageurs n’éprouvent aucune
honte à se proclamer touriste. Certains défenseurs de la langue
française reprochent à Stendhal d’avoir utilisé, dans un de ses titres, ce
néologisme prétentieux, et britannique. Même Nerval — romantique
absolu — s’affuble sans vergogne d’un terme libre encore de toute
connotation pot-au-feu. Le déclin du mot s’amorcera avec la démocra-
tisation de la chose. Dès que les migrations inutiles échappèrent au
monopole des « happy few »!, et que la bourgeoisie traditionnelie-
45 ment casanière fut prise de bougeotte, l'élite écœurée proclama la fin
du voyage. Où sont, dit-elle, les aventures d’antan ? Tout est banalisé,
rabâché, uniformisé, l’équipée individuelle s’est dégradée en déplace-
ment grégaire, la visite guidée succède à la découverte, partout c’est la
planification qui règne et l’ennui : rien ne sert de courir, il fallait partir
avant. Cette déploration romantique des « good old times »?
commence vers le milieu du xix° siècle, elle accompagne donc presque
depuis sa naissance le développement de l’industrie touristique : cela
fait cent cinquante ans que les meilleures plumes s’acharnent à nous
décourager de partir, et varient à l’infini sur les deux thèmes du « trop"
55 tard » et de l’ « à quoi bon ». La complainte remonte aux premières
agences de voyage: Cook, en effet, fut vivement pris à partie par
Varistocratie anglaise qui ne pardonnait pas aux classes moyennes
cette accession à des voluptés nobles. C’est ainsi que le terme de
touriste perdit son prestige élitaire et commença sa longue carrière
péjorative. Aujourd’hui la métamorphose est consommée : le même
mot, qui définissait les voyages raffinés d’un petit nombre, s'applique
aux déplacements inertes et massifs de la majorité. Le nouveau
chic,
c’est l’antitourisme.

1. Happy few : le petit groupe des privilégiés.


2. Good old times : le bon vieux FA ,
3.
He Thomas Cook ok ::homme d’affaires
’affai itanni
britannique, QAYE
initiateur ; ,
en 1841 du Premier voyage organisé, fondateur d'agences

42
Questions :
1. Résumé (8 points).
Résumez le texte au quart de son volume, soit 170 mots, avec
une tolérance en plus ou en moins de 10 %. Indiquez le nombre
de mots employés.
2. Vocabulaire (2 points).
Expliquez le sens qu'ont dans le texte les expressions suivantes :
— le rentier, ultime avatar du seigneur (1. 25-26) ;
— ce néologisme prétentieux, et britannique (1. 40).
3. Discussion (10 points).
« L’équipée individuelle s’est dégradée en déplacement gré-
gaire (...) partout c’est la planification qui règne et l’ennui. »
Vous examinerez ce qui fonde cette réflexion, par ailleurs
discutable, avant de proposer votre propre analyse de la
situation.

wi INDE,
ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1987 : À, B, C, D, D’, E.

DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...


À propos du résumé

e Le texte est simple et l'argumentation, en suivant un ordre


chronologique, propose l’histoire de la notion de tourisme.

À propos des questions


e Les mots, même s'ils vous sont inconnus, s'expliquent aisément
par le contexte. « Avatar » s’éclaire par le passage de l'aristocratie à
la haute bourgeoisie ;et le « néologisme » est explicité dans le début
du texte.

À propos de la discussion
e Le sujet fait appel à une expérience personnelle facile à exploiter
et le libellé vous suggère les limites du propos des auteurs (« discuta-
ble »). « Grégaire » signifie : à la manière d’un troupeau; la sépara-
tion se fait donc entre le petit nombre de touristes privilégiés et la
grande masse des vacanciers.
e Suggestions : recensez les formes de tourisme et les types de
touristes (Club Méditerranée, routards, pèlerinages culturels, etc.).

43
: Gautier, Nerval,
e Feuilletez des récits de voyage du xix° siècle
Stendhal ;ou du xxX® : Lacarrière, Giono.
ure,
e L'ouvrage dont est extrait le texte, Au coin de la rue, l'avent
de courts
est très lisible : drôle (mais sérieux), rapide, formé
ndants , c'est une réflexi on moder ne sur l'homme
chapitres indépe
moderne, pour lecteur moderne ayant le sens de l'humour...

CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ...

1. Résumé
(169 mots)

Le tourisme est récent : le mot, d’origine britannique, date du


début du xix° siècle. Contrairement au voyage traditionnel,
précaire et professionnel, le voyage touristique est un agrément
dont le circuit est programmé et sûr. Les progrès des transports
en ont fait un voyage sans danger qui diffère de tous les autres
périples : commerciaux, religieux, stratégiques. Dès lors, il
satisfait exclusivement le plaisir individuel du loisir.
Au siècle passé s’opposaient la bourgeoisie, enrichie par le
travail, et la noblesse qui le méprisait. Le tourisme, privilège
mondain, est apparu dans cette partie oisive de la population.
À l'origine neutre, le mot « touriste » est devenu péjoratif
lorsque le phénomène a gagné toutes les couches de la société,
au milieu du siècle dernier. Le tourisme fut alors dénigré par
élite comme trop organisé, banal et collectif, au moment même
où se développaient les agences de voyages. À cause de sa
démocratisation, c’est aujourd’hui un mot négatif et une notion
qui appelle, pour le snob, un antidote.

2. Vocabulaire

© Le rentier, ultime avatar du seigneur (1. 25-26) : Les avatars


sont, à l’origine, les incarnations successives de Vichnou, dans la
religion hindoue ; mais ils désignent, depuis le xix° siècle, les
métamorphoses successives d’une même réalité. Ainsi le sei-
gneur serait-il ici un concept ayant subi différentes transforma-
tions dont le rentier serait la dernière (« ultime »). Le rappro-
chement entre le seigneur et le rentier s'explique par le fait que
celui-ci, comme le premier, n’exerce pas d’activité salariée
mais
vit des revenus que lui procure un bien ou un capital.

44
e Ce néologisme prétentieux, et britannique (1. 40): Un
néologisme est un mot nouveau dans une langue, obtenu par
déformation d’un mot plus ancien ou par emprunt à une langue
étrangère, comme ici à l’anglais. Les emprunts modernes
(depuis le x1x° siècle) de français à l’anglais sont souvent le fait
de snobs (un autre mot anglais!) et les détracteurs de cette
pratique ont donc qualifié le mot « tourisme » de prétentieux,
c'est-à-dire vaniteux et affecté. Le terme mis en cause était
doublement condamnable aux yeux des puristes : par son
origine anglaise d’abord (l’Angleterre était à l’époque l’ennemi
héréditaire), et parce qu’il y avait déjà un mot, « voyage », qui
ne nécessitait pas de synonyme.

3. Discussion
“A

#
#
PLAN DÉTAILLÉ
Introduction
— Les congés payés ont permis au plus grand nombre de
découvrir d’autres horizons et ont développé le tourisme de
masse.
— La plainte des anciens privilégiés des voyages d’agrément
est que « l’équipée individuelle s’est dégradée en déplacement
grégaire » et que « partout c’est la planification qui règne et
l'ennui ».
— Le tourisme moderne est effectivement devenu un produit
de consommation totalement planifié.
— Mais il dépend de chacun de trouver la réponse à ses
aspirations dans ces cadres préétablis, ou d’en choisir d’autres,
plus libres.

I. Le tourisme grégaire
1. L'organisation inéluctable
— La planification du temps et de l’espace : les heures sont
décomptées, le rythme du voyage est fixé pour tous les
participants. Les espaces à explorer sont quadrillés, juxtaposant
les monuments « à voir ».
— Les transports sont en commun (cars de touristes) ce qui
isole du monde extérieur et empêche la communication. Carac-
téristique : la rapidité et donc la superficialité.
— L'organisation outrancière exclut l’individualité, l’origina-
lité. Il s’agit de photographier un maximum de lieux en un
minimum de temps. Cette quantification du voyage tient à ce
que le tourisme est avant tout une affaire lucrative.

45
2. Le tourisme et l'argent
pays
— Le déplacement s'effectue des pays riches vers les
pauvre s : satisfac tion sociale des tourist es qui peuven t « se
la médiocr ité de la vie
payer » tel ou tel pays et tromper ainsi
quotidienne. ae
—_ «Industrie du tourisme » est une expression qui dit
l'ampleur de l’organisation. S’y ajoute celle des « chaînes
d'hôtels » qui enchaînent le visiteur.
_— Cette situation crée un imaginaire collectif loin de la
réalité : la misère est cachée derrière les grands hôtels, l’on
passe rapidement dans un car climatisé au milieu des bidonvilles
pestilentiels.
— Ce type de tourisme fait donc du monde un produit
aseptisé, de consommation courante.
3. Le monde au supermarché
— La création des supermarchés de voyages, il y a quelques
années seulement, consacre l’aspect grégaire du tourisme : on
achète le dépaysement comme une boîte de conserve.
— Le déplacement est celui de l’univers du touriste vers un
autre dont il refuse la spécificité : on voyage pour retrouver la
même chose que chez soi.
— S’opère une banalisation de l’exotisme, l’admiration
enthousiaste n’est plus de mise, le touriste est blasé avant même
de partir. « Que ce soit dans l’Inde ou en Amérique, le voyageur
moderne est moins surpris qu’il ne reconnaît. (...) La quête de
l’exotisme se ramène à la collection d’états anticipés ou retardés
d’un développement familier. » (Lévi-Strauss, Tristes Tropi-
ques).
— Le touriste en troupeau reproduit donc ailleurs sa vie
monotone de masse. « L’avachissement pathétique du voyageur
contemporain ne fait que refléter la passivité sociale de notre
rapport aux êtres et aux choses » (Bruckner et Finkielkraut, Au
coin de la rue, l'aventure).
Transition : La situation semble effectivement celle des
grandes transhumances (le troupeau) estivales. Mais cette
opinion, _professée par une élite déçue, est très partiale :
« l'équipée individuelle » existe encore. Tout dépend justement
du tempérament de chacun.
IL. Du bon usage du tourisme
1. Les anti-touristes
— En refusant toute organisation, et en bannissant l'argent,
les « routards » et hippies visitent les pays de l’intérieur. Ce
tourisme concerne surtout la jeunesse, plus éprise de rencontres
fructueuses que de sites classés.
Ce mode de voyage était déjà celui de Nerval : « Quant à
voir les points de vue et les curiosités selon l’ordre
des
46
itinéraires, c’est de quoi je me suis toujours soigneusement
défendu » (article de 1838).
— À l’autre extrême, le tourisme culturel qui « ne veut pas
bronzer idiot » adopte sa propre organisation selon un rythme
lent : visites approfondies des musées, intérêt porté aux mani-
festations culturelles, étude des mœurs par imprégnation.
— « Savoir se faire accepter par les autres, arriver à l’impro-
viste sans être jamais un intrus, rester entièrement soi-même,
tout en renonçant à ses acquis et à ses habitudes, bref, devenir
autonome à l’égard de sa naissance et lié à tous les lieux »
(J. Lacarrière, L’Eté grec).
2. La diversification des modes de voyage
— L'image du tourisme de masse est sclérosée : beaucoup de
gens partent, mais de façons très différentes.
— Le touriste attend de ses vacances des activités variées.
Les vacances, originellement « période de vide », tendent à se
remplir et à s'enrichir (stages, sports, etc.).
3. L'aventure de l'individu ‘”
— Les connaissances : Le profit tiré du voyage appartient à
Pindividu seul, quel que soit le principe organisateur de son
périple, fût-il planifié à l’éxtrême. Montaigne considérait le
voyage comme « un exercice profitable. L’âme y a une conti-
nuelle excitation à remarquer les choses inconnues et nou-
velles » (Essais).
— La part du rêve : « Le voyage est une espèce de porte par
où l’on sort de la réalité comme pour pénétrer dans une réalité
inexplorée qui semble un rêve » (Maupassant).
— Voyage organisé ou aventure livrée au hasard, le tourisme
permet à chacun d’exercer son sens critique face à ce qu'il
découvre et, en retour, face à son propre univers. Peut-être faut-
il en passer par la planification outrancière pour déterminer ce
que nous attendons individuellement du tourisme et construire à
notre manière nos Voyages.

Conclusion
— La séparation entre tourisme personnel et tourisme gré-
gaire n’est donc que partiellement fondée.
— Faute de mieux, la planification permet à certains de
voyager quand même, ce qu’ils ne feraient sans doute pas sans
ee."
— Tout voyage peut réveiller le goût de la communication
avec l’autre, cet étranger qui peut nous en dire si long sur nous-
mêmes.
— « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau! » (Baude-
laire, « Le Voyage »).

47
r
G. La science et l’art au goût du jou
M

Mikel DUFRENNE
(Revue Traverses)

La mode est un phénomène social. Pour Robinson il n’y a pas de


mode : tant qu’il est pressé par le besoin, il se couvre comme il peut,
avec des feuilles ou des peaux de bêtes. Peut-être n’éprouverait-il
même pas ce besoin s’il pouvait retourner à l’animalité ; mais il est né
vulnérable au froid et au chaud : parce qu’il est né prématuré, ou
parce qu’il a été élevé dans une société où la règle de s’habiller a
engendré le besoin de se couvrir ? Comment discerner ici le naturel et
le culturel? En tout cas, Robinson se vêt. À supposer que les peaux
soient assez disponibles, il pourra exercer son choix ; mais là encore, il
10 n’obéira pas à une mode : il suivra simplement son goût. Imaginons
maintenant une société archaïque ; là non plus, pas de couturiers,
grands ou petits;si chaque individu se vêt de la même façon, ce n’est
pas en vertu d’une mode, c’est en vertu d’une tradition, liée à toute
une vision du monde, en sorte que chaque élément du costume — à
15 la fois protection et parure — assume une fonction symbolique !.
Nous pressentons donc que la mode présuppose un certain régime
de la production et de la consommation : une division du travail assez
poussée pour que le vêtement soit l’affaire de certains spécialistes qui
lancent la mode, une consommation assez opulente pour que la
20 clientèle puisse suivre, au-delà de la satisfaction du besoin, ou plutôt
pour satisfaire un besoin artificiellement suscité. Car la mode soumet la
clientèle à l’arbitraire d’un changement constant : [...] le nouveau ne
cesse d’exclure l’ancien, la seule mode est toujours la dernière mode,
le dernier cri. Ne vous lassez jamais d’acheter, le profit le requiert ; et
ne dites pas que c’est impossible : la mode est à la portée de toutes les
bourses. Sa fonction n’est pas en effet de provoquer une compétition
et de signifier le standing d’une élite, comme peut le faire le manteau
de zibeline” ou la Rolls. Loin de discerner ou encore de singulariser,
la mode intègre; le modèle qu’elle impose est un uniforme, qui
30 uniformise. Et c’est ainsi qu’elle valorise d’abord l'individu : elle
assure qu’il accepte les règles du jeu, qu’il n’est pas un déviant.
Pourtant, lorsque le costume signifie l'appartenance à un groupe
1. Fonction symbolique : dans les sociétés de type archaï ê ï : a
personnalité de celui qui le porte. YP! ique, le vêtement est le signe extérieur de la position et de la
2. Zibeline : fourrure très estimée.

48
déterminé, comme pour l’habit militaire ou religieux, peut-on encore
parler de mode ? Non, dans la mesure où le costume est proprement
3s obligatoire et immuable. C’est là qu’on saisit la différence entre
société traditionnelle et société de consommation : si le vêtement a la
même fonction dans les deux systèmes, il en assume encore une autre
dans les sociétés modernes : source de profit, il stimule la consomma-
tion en imposant le changement perpétuel ;qui suit la mode n’est pas
40 seulement de son lieu, mais de son temps. Et c’est pourquoi —
horresco referens! — le vêtement religieux lui-même a récemment
accepté l’aggiornamento?. Mais nous avons aujourd’hui une autre
occasion d'observer la puissance de récupération du système : lorsque
les groupes qui se veulent marginaux inventent une anti-mode — par
45 exemple hippie — ce marginalisme est vite absorbé, et l’anti-mode
devient la mode. Peut-être parce que, à l’intérieur d’un groupe qui
voulait s’affirmer en se singularisant, l’anti-mode était encore ou déjà
une mode. Seule la non-mode est peut-être irrécupérable : l’indiffé-
rence qui ne se laisse pas entamer (alors que l’excentricité est encore
so un consentement : qui se singularise reconnaît la généralité de la
mode, et ne la combat que sur Son propre terrain).

Questions :
1. Résumé (8 points).
Vous résumerez le texte en 165 mots. Une marge de 10 % en
plus ou en moins est admise.
Vous indiquerez à la fin de votre résumé le nombre de mots
employés.
2. Vocabulaire (2 points).
Expliquez le sens dans le texte des expressions :
— l'arbitraire d’un changement constant (1. 22) ;
— la puissance de récupération (1. 43).
3. Discussion (10 points).
« Loin de discerner ou encore de singulariser, la mode intègre ;
le modèle qu’elle impose est un uniforme, qui uniformise »,
affirme Mikel Dufrenne.
Qu’en pensez-vous ?

ITALIE, TURQUIE,
ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1987 : A, B, C, D, D’, E.

1. Horresco referens : « Je frémis en le racontant » (Virgile, Énéide). Expression employée ici de manière plaisante.
2. Aggiornamento : terme italien qui désigne l'adaptation de la tradition de l’Église à l’évolution du monde actuel

4
DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...
À propos du résumé
directeur est
© La densité du texte rend le résumé difficile. Son fil
la mode : VOUS pouvez,
l'apparition et l’évolution du phénomène de
différ entes étapes .
par des liaisons choisies, distinguer les
»,
e Suggestion : ne renoncez pas à employer le terme de « mode
.
irremplaçable ici. Veillez seulement à ne pas le répéter trop souvent

À propos de la discussion
e Sujet fuyant entre tous, la mode exige pour être analysée de
faire un plan strict. De plus l'intitulé ne limite pas votre réflexion aux
vêtements : sachez donner des exemples touchant à d'autres
domaines (mobilier, vocabulaire, mœurs...).
e Soyez attentifs à la date de l’article : en douze ans, le fonction-
nement de la mode at-il changé?
e Suggestion : n'hésitez pas à utiliser les exemples de modes
passés ou récents que vous connaissez bien.

CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ...

1. Résumé
(165 mots)
La mode suppose une société : Robinson s’habille n’importe
comment, pour survivre ou par habitude. Ses choix viennent
seulement de préférences personnelles. De plus les primitifs
suivent la coutume ancestrale qui donne un sens aux vêtements.
Ainsi la mode exige un développement élevé, où les échanges
commerciaux couvrent le nécessaire et le superflu, puisqu’elle
pousse à consommer. Elle ne veut pas révéler différents niveaux de
vie. Au contraire elle assure la cohésion du groupe par l’unifica-
tion. En la suivant, chacun prouve sa soumission au code social.
Certes les uniformes subsistent pour quelques catégories, mais
cette pratique souligne justement la nouveauté de notre civilisa-
ton : outre son rôle habituel, l'habillement par son renouvellement
développe l’économie, situe l’homme dans son époque. D'ailleurs,
même les religieux sacrifient au goût du jour. Nul n’échappe
désormais au pouvoir de la mode : les mouvements marginaux
deviennent vite norme, car voulant se démarquer ils acceptent
son
principe. Unique moyen de l’éviter : le désintérêt total.
50
2. Vocabulaire

e L’arbitraire d’un changement constant (1. 22): l'arbitraire


désigne la décision immotivée prise par un être ou un gouverne-
ment imposée à autrui. La caractéristique de la mode est qu’elle
impose sans cesse des goûts dont on ne saisit pas la raison.

e La puissance de récupération (1. 43) : récupérer signifie retrou-


ver ce qui était perdu ou inutile. La mode sait parfaitement
détourner à son profit les mouvements marginaux qui semblaient
lui échapper. Par exemple le refus de la société de consommation
par les hippies ou les babas se traduisit dans le choix d’habits
négligés : les jeans prédéchirés, prédélavés, rapiécés pullulèrent
alors dans les magasins et devinrent à la mode.

3. Discussion

PLAN DÉTAILLÉ
Introduction a
— Le terme de mode désigne les canons périodiquement
changeants de l’élégance vestimentaire au sein d’une société. Elle
s’étend sur tous les domaines de l’apparence : langage, décoration,
véhicules, style de vie.
— Par son caractère futile et fugace, sa volonté d'échapper aux
habitudes, la mode s’oppose à l’uniforme, et semble totalement
inutile à la cohésion de la société. Des penseurs à la recherche du
régime idéal, comme Platon ou Fénelon, l’ont d’ailleurs vigoureu-
sement exclue de leur utopie. Tandis que d’autres la condamnent
comme une folie.
— Pourtant, dans un numéro de la revue Traverses consacré en
1976 à ce phénomène, Mikel Dufrenne écrit : « Loin de discerner
ou encore de singulariser, la mode intègre; le modèle qu’elle
impose est un uniforme, qui uniformise. »
Questions :
1. En quoi la mode donne-t-elle l’impression de singulariser ?
2. Par quel processus aboutit-elle à l’uniformité ?
3. Ce jugement est-il à nuancer?

IL. Le désir de singularité


1. Petit rappel historique
— Le jugement de M. Dufrenne se comprend mieux si l’on se
souvient que la mode est un phénomène occidental récent.
— Autrefois, chaque groupe social portait ses habits propres : la

51
,
toge romaine, interdite aux étrangers, était jaune pour les augures
de pourpre pour les enfants ou les
blanche avec une bande
sénateurs. L’épée, la perruque, la poudre sont réservés aux
nobles dans l'Ancien Régime. En revanche la mode, de plus en
plus, s’affranchit des formes, des couleurs, s’adresse à tous, varie
selon le temps, non des impératifs de classe. Il a fallu un décret de
la Convention pour déclarer le principe démocratique de la liberté
vestimentaire : la mode s’est épanouie avec ce respect des droits de
l'individu, contre le pouvoir contraignant de la société.
_— Par ses variations et sa variété, elle empêche la monotonie,
s'oppose à la constance des uniformes. Ainsi, dans les années 60, la
longueur des jupes est-elle tantôt aux cuisses tantôt aux chevilles.
— Elle exalte la personnalité, distingue les individus les uns des
autres. Bien souvent, elle est lancée par une personnalité excep-
tionnelle : Louise Brooks mit à la mode la coupe à la garçonne,
Coco Chanel ses tailleurs noirs... Aujourd’hui, Madonna crée une
ligne de vêtements et d’accessoires…
— Par leurs choix effectués en tous domaines, la mode affirme
les idées des individus, leur style de vie propre : jeunesse et
modernisme avec la vogue du walkman et du blue-jean, tradition et
raffinement avec le tailleur de grand couturier, goût pour la
simplicité naturelle avec le bois blanc des meubles, les sabots ou les
vacances en Lozère dans les années 70, anticonformisme avec les
coiffures en crête et les teintures criardes en 80...

2. Les promesses de la mode


— La femme ou l’homme à la mode se font remarquer, ils sont
admirés pour leur beauté, leur élégance, leur originalité. Au
xIX° siècle, George Brummel crée la mode par son élégance. Ils
Surprennent aujourd’hui par le choix des formes et des couleurs
dans les habits, connaissent à la perfection la dernière danse,
emploient avant tout le monde un gadget révolutionnaire, ont lu et
compris le roman ou l’œuvre philosophique novateurs présentés
chez Pivot, découvert le dernier restaurant pas cher et bien famé.…
Telles sont les promesses faites par les magazines voués à la mode,
Elle, Marie-Claire, etc.
— Un des plus grands arbitres de la mode au début du siècle,
Poiret, n’hésitait pas à dire sur la Haute couture, alors reine de la
mode : elle « consiste précisément à développer l’individualité
de
chaque femme », « il devrait y avoir autant de modèles
qu'il y a de
femmes » (En habillant l’époque, 1930).

2
II. L’uniformité
Pourtant la mode aboutit en général à l’uniformisation, comme
l’affirme M. Dufrenne :
1. L'imitation
— Il existe peu de lanceurs et beaucoup de suiveurs : la mode,
par définition, suppose un large public imitant quelques modèles
qui deviennent banals.
— On a expliqué le phénomène par la volonté de se distinguer
par le luxe, l’appartenance à une classe élevée : les nobles sentant
leurs privilèges s'échapper se réfugient dans l'originalité, les
bourgeois singent leurs perruques, leurs tissus, bientôt les ouvriers
copient le confort de la bourgeoisie. En fait la mode reproduirait
dans l’ordre démocratique les distinctions dues autrefois à la
naissance, aujourd’hui à la richesse, la seule différence étant dans
la rapidité des changements d’uniformes.
— Les individualités fortes créent une pléthore falote d’épi-
gones : les stars du cinéma ou de la chanson sont bientôt pourvues
de sosies, Marilyn ou Renaud; qui courent les rues avec leur
blondeur ou le foulard rouge au cou.
2. Rôle de l’économie
— L'économie de marché contribue puissamment à l’uniformi-
sation: la confection vulgarise la Haute couture, on impose à
chaque saison, la teinte, la coupe, l’accessoire prestigieux ou
amusants qui vont pousser à la consommation : la mode viendrait
de quelques marchands avides de provoquer un engouement
lucratif à coup de publicité médiatique.
— Il est certain que la Haute couture fut accusée de dictature,
que des organisations comme Modeurop fixèrent pour les distribu-
teurs de plus de quinze pays les couleurs du cuir en vogue (gants,
sacs, ceintures), que les gadgets se succèdent : bubble-gum (1950),
scoubidous (1959), hulahop (1963), yoyo (1965), porte-clés (1970),
PACS tic-tac (1972), autocollants (1973), fontaines lumineuses
(1974)...
— Enfin la mode sait à merveille récupérer tout ce qui plaît, y
compris les mouvements qui la contestent. Exemple le plus
spectaculaire : le retour des jeunes à la nature, leur refus de la
société de consommation violent, dans les années 68-70, aboutit à
la diffusion de chemises grand-mère en coton, sabots, pantalons
rapiécés, délavés et à franges, bientôt portés par tous.
Dès 1929, une enquête d’Elisabeth Hurlock (Psychology of
dress) montrait que la plupart des femmes interrogées suivaient la
mode pour ne pas se faire remarquer, non pour se distinguer.
P. Valéry écrit dans Rhumbs : « La mode étant l’imitation de qui
veut se distinguer par celui qui ne veut pas être distingué, il en
résulte qu’elle change automatiquement. Mais le marchand règle
cette pendule. » Ainsi s’explique la spirale incessante et dialectique
du phénomène.
53
III. Quelques nuances
1. La multiplication des créateurs | ;
du prêt-à-porter, dans les années 50-60, a
_— La révolution
permis de rompre le couple formé par la Haute couture, qui
décidait la mode, et la confection, qui l’imitait sans la qualité ni
l’esthétisme. De nos jours les vêtements beaux, originaux et pas
chers peuvent facilement être acquis par le grand nombre. La
multiplicité des créateurs est telle, comme leur variété, que le choix
possible augmente : à côté de Dior ou de Yves Saint-Laurent
prospèrent Manoukian, Benetton, Naf-Naf, tandis que Kenzo ou
Issey Miyaké introduisent des influences étrangères. En fait, les
stylistes de ces griffes perpétuent un style propre plus qu’ils ne
transforment les goûts à chaque saison.
— Aucun engouement notoire ne transforme plus de manière
systématique les silhouettes ou les habitudes pour un été ou un
hiver. En revanche les modes se multiplient et se mélangent, au
point que récemment un livre de trois cents pages, Les mouvements
de mode expliqués aux parents, se proposait plaisamment de guider
les profanes dans la jungle des looks, rasta, new-wave, funk,
branché, B.C.B.G...
— La mode quitte son réel pouvoir d’uniformisation pour se
dissoudre en des modes, dont le pouvoir contraignant diminue. De
plus en plus chacun puise dans ce fonds commun selon l’humeur,
les goûts : la même jeune femme passera en quelques heures d’une
minijupe amusante au blue-jean, pour mettre ensuite un tailleur
plus strict. Le nombre des uniformes crée la diversité et la liberté.
2. Un changement de mentalité
— Autres exemples qui montrent ce changement des mentali-
tés : les coiffeurs cherchent moins à imposer la dernière coupe à la
mode, et se penchent davantage sur les individualités, comme
l'indique le slogan « Recoiffe-moi le moral ». Les constructeurs
d'automobiles ne sortent pas un nouveau modèle par an, pourvu de
gadgets qui rendront « ringard » celui qui n’en jouira pas : Renault
au contraire conserve l'esthétique de la R 5 pour créer la Super-
cinq, parce qu’elle est devenue classique, mais en revanche propose
vingt-deux versions différentes du modèle, sans compter les
couleurs et les accessoires, pour répondre à la demande très
diversifiée du public.
Conclusion
— La phrase de Mikel Dufrenne a le mérite de montrer le
paradoxe de la mode, qui à la fois distingue et uniformise part de
l'anti-conformisme pour aboutir au conformisme.
Der Cependant son analyse doit être nuancée à la lumière
de
l’évolution récente : mode et démodé sont moins tranchés.
La
critique à laquelle il se livre appartient d’ailleurs. à une
mode
aujourd’hui passée, et qui consistait à refuser la société
de
54
consommation, la publicité, les manipulations des masses, dans les
années 70. La leçon ayant porté ses fruits, le modèle unique
disparaît au profit de tendances qui reflètent la multiplicité
acceptée, donc intégrée.

55
#7. Une œuvre d'art n’a de val eu 2 2
r

t
que dans son encadremen
A
TT I PI LILI LU Le
TT

Ernest RENAN

les chefs-d’œuvre de lart


On a délicatement fait sentir combien
antique entassés dans nos musées perdaient de leur valeur esthétique.
Sans doute, puisque leur position et la signification qu ils avaient à
l’époque où ils étaient vrais faisaient les trois quarts de leur beauté.
un Une œuvre n’a de valeur que dans son encadrement, et Ilencadrement
de toute œuvre c’est son époque. Les sculptures du Parthénon ne
valaient-elles pas mieux à leur place que plaquées par petits morceaux
sur les murs d’un musée? J’admire profondément les vieux monu-
ments religieux du Moyen Age; mais je n’éprouve qu'un sentiment
10 très pénible devant ces modernes églises gothiques, bâties par un
architecte en redingote, rajustant des fragments de dessins empruntés
aux vieux temples. L’admiration absolue est toujours superficielle :
nul plus que moi n’admire les Pensées de Pascal, les Sermons de
Bossuet ; mais je les admire comme œuvres du xvn siècle. Si ces
15 œuvres paraissaient de nos jours, elles mériteraient à peine d’être
remarquées. La vraie admiration est historique. La couleur locale a un
charme incontestable quand elle est vraie ; elle est insipide dans le
pastiche. J'aime l’Alhambra? et Brocéliande *dans leur vérité ;je me
ris du romantisme qui croit, en combinant ces mots, faire une œuvre
20 belle.
Parmi les œuvres de Voltaire, celles-là sont oubliées, où il a copié
les formes du passé. Qui est-ce qui lit {a Henriade ou les tragédies en
dehors du collège! Mais celles-là sont immortelles, où il a déposé
l’élégant témoignage de sa finesse, de son immoralité, de son spirituel
scepticisme; car celles-là sont vraies.
C’est donc uniquement au point de vue de l'esprit humain, en se
plongeant dans son histoire non pas en curieux, mais par un sentiment
profond et une intime sympathie, que la vraie admiration des œuvres
primitives est possible. Tout point de vue dogmatique est absolu,
30 toute appréciation sur des règles modernes est déplacée. La littérature
du XVI siècle est admirable, sans doute, mais à condition qu’on la
reporte à son milieu, au XVIN® siècle. Il n’y a que les pédants de collège
qui puissent y voir le type éternel de la beauté. Ici comme partout, la
critique est la condition de la grande esthétique. Le vrai sens des
35 choses n’est possible que pour celui qui se place à la source même de la
1. Le Parthénon : temple d'Athènes, dédié à Athéna Parthénos et dé
idi i 4
2. L'Alhambra : célèbre palais des rois maures, à Grenade (Espagne ni dci
3. Brocéliande : vaste forêt de la Bretagne, où les romans de la Table Ronde a: de|
font vivre l'enchanteur Merlin.

56
beauté, et, du centre de la nature humaine, contemple dans tous les
sens, avec le ravissement de l’extase, ses éternelles productions dans
leur infinie variété : temples, statues, poèmes, philosophies, religions,
formes sociales, passions, vertus, souffrances, amour, et la nature elle-
1 même qui n'aurait aucune valeur sans l’être conscient qui l’idéalise.

Questions :
1. Résumé (8 points).
Vous résumerez ce texte en 120 mots. (Une marge de 10 % en
plus ou en moins est admise.) Vous indiquerez sur votre copie le
nombre de mots que vous aurez employés.
2. Vocabulaire (2 points).
Expliquez le sens dans le texte-de : son spirituel scepticisme
(1. 24-25); les pédants de collège (1. 32).
3. « Une œuvre n’a de valeur que dans son encadrement, et
l'encadrement de toute œuvre c’est son époque. »
Quel est votre point de vue? Appuyez-vous sur des exemples
précis.

ANTILLES ET GUYANE, ÉPREUVE ANTICIPÉE, JUIN 1979 : A, B, C, D, E.

DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...


À propos du résumé
e Ce sujet est assez difficile car il pose un problème fondamental
d'esthétique : l'importance du contexte historique dans l'appréciation
d’une œuvre d'art. Par ailleurs, l'argumentation est très peu marquée
logiquement. À signaler également que le texte original a fait l'objet
de coupures, ce que marquent les points de suspension : cela ne
facilite pas votre tâche pour trouver une structure.
e Le passage contient une allusion à Viollet-Le-Duc, | « architecte
en redingote ». Né en 1814 et mort en 1879, il avait une conception
rationaliste du gothique qu'il restaurait. Il fut critiqué pour les
transformations qu'il fit subir aux édifices, mais permit un renouveau
de la théorie de l'architecture, et marqua le début de l'engouement
romantique pour le gothique, ce qui sauva nombre d'églises, par
exemple.

57
e Suggestions : établissez le schéma détaillé du texte en montrant
les deux volets principaux : seule une œuvre authenti que suscite
l'admiration: la signification d’une œuvre n'est perceptib le que si l'on
se replace dans son contexte.

e Documentez-vous sur les œuvres d'art que cite Renan : sta-


tuaire grecque au Louvre ou au British Museum, architecture gothi-
que et maure, littérature du xvni° siècle surtout.

À propos des questions


e La première expression suppose que vous connaissiez, même
superficiellement, les ouvrages ironiques de Voltaire.
e Suggestion: feuilletez une biographie de Voltaire et lisez (ou
relisez) un de ses contes philosophiques : Zadig, Micromégas, par
exemple.

À propos de la discussion
e La citation de Renan est péremptoire, et il faudra donc nuancer
le propos. Ayez à l'esprit que l’auteur (1823-1892) est un positiviste,
c'est-à-dire qu’il fait de la science sa religion, après qu'il a été déçu
par les dogmes de la foi chrétienne. Auteur d'ouvrages historiques,
Souvent religieux, et d'esthétique, il a pris pour guide l'objectivité,
même s’il multiplie les paradoxes sceptiques.

e Attention également au domaine concerné : le sujet ne se limite


pas à la littérature et vous devez donc emprunter des exemples aux
autres arts : musique, peinture, architecture, sculpture.

e Suggestion : jetez sur le papier, avant de commencer, les titres


d'œuvres ou les noms d'artistes que vous connaissez bien et qui
pourront rapidement illustrer votre argumentation.

58
CORRIGÉ... CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ...

1. Résumé
(122 mots)

Les œuvres antiques perdent, dans un musée, leur beauté


tributaire de leurs sites et sens d’origine. Les monuments anciens
sont ainsi admirables, mais leur copie, insupportable. Car il ne peut
y avoir d’admiration totale, dégagée du contexte historique. Le vrai
pittoresque seul est beau, tandis que son pastiche sombre d’ail-
leurs dans l’oubli.
On ne peut véritablement admirer une œuvre qu’en appréciant
son contexte avec une profonde sincérité. Les beautés littéraires de
chaque siècle appartiennent ainsi exclusivement à leur époque. La
signification réelle des œuvres ne se comprend donc qu’en contem-
plant, de l’intérieur, la continuité et-la diversité de leur message :
art, vie de l’esprit, de la sensibilité, et même la nature, transfigurée
par l'artiste.

2. Vocabulaire

© Son spirituel scepticisme (1. 24-25) : L'expression s’applique à


Voltaire. Le scepticisme est une doctrine philosophique d’origine
grecque, selon laquelle l’esprit humain, ne pouvant connaître la
vérité, doit garder son jugement en suspens. Le terme a ensuite
désigné, à l’époque des Lumières, la « mise en doute des dogmes
religieux » (Dictionnaire Robert). Voltaire, en effet, peut être
qualifié de sceptique, dans la mesure où, hors de toute religion, il
ne croyait qu’en l'existence d’un Dieu « horloger » qui s'était
contenté de régler le monde comme une machine. Sa façon de
douter des dogmes est bien spirituelle, en ce sens qu’elle est vive,
malicieuse et riche de réparties piquantes. La spiritualité de
Voltaire est particulièrement à l’œuvre dans ses contes philosophi-
ques, de ton ironique. Ce sens de l’adjectif « spirituel » est tardif
(xvir* siècle) et constitue un rétrécissement mondain du sens
premier du mot : ce qui est d’ordre philosophique ou moral, ce qui
appartient à la vie de l’âme.
© Les pédants de collège (1. 32) : Pour Renan, qui écrit au
xIx° siècle, le collège désigne tout établissement scolaire secon-
daire, l’équivalent de notre « lycée » actuel. Les pédants sont les
professeurs qui y enseignent. Le terme est péjoratif dès son
apparition en français. Pourtant son étymologie est neutre : du grec
païdos, enfant, on a formé le verbe qui y correspond et qui signifie
« éduquer ». Le pédant est avant tout un éducateur, mais qui a mal
compris la fonction d’enseignant : il prétend faire la leçon à tout le

59
superfi-
monde au nom d’une érudition purement livresque, donc Renan,
cielle, qui est étalée avec complaisance et ostenta tion. Pour
sont pédants les professeurs qui prétendent que telle ou telle œuvre
d’une époque définie contient les vérités universelles, qu’elle est
au-dessus de l’histoire.

3. Discussion

PLAN DÉTAILLÉ ————————


Introduction
— Les critiques ont toujours essayé de définir la spécificité de
l’art, selon des critères divers : esthétiques, moraux, métaphysi-
ques, historiques. me PER
— Renan l’envisage selon ce dernier principe lorsqu'il affirme :
«une œuvre d’art n’a de valeur que dans son encadrement, et
l'encadrement de toute œuvre c’est son époque. »
— Le problème est celui de l’historicité des œuvres d’art, de leur
rapport au temps.
— L'art est effectivement l’expression d’un moment, et ses
formes sont tributaires de l'Histoire. Mais limiter la valeur des
œuvres à leur inscription dans une époque (« n’a de valeur que »)
est caricatural et leur refuse le droit à l’universalité. En fait,
l’œuvre d’art est la transfiguration, par la conscience de l'artiste,
d’un réel marqué historiquement, en une réalité qui intègre mais
aussi abolit les époques.
— D'où les axes suivants d'étude :
I. L’art dans son époque
IT. L’art est intemporel
HT. La transfiguration par l'artiste
I. L’art dans son époque
1. L'œuvre est le discours naturel'de l'Histoire.
— À l'échelle individuelle, l’œuvre est souvent l'expression
déguisée de la biographie de l’auteur.
Ex. : Les Regrets de Du Bellay, Une vie de héros de R. Strauss.
Ms Bien plus, l’art est parfois autobiographie, c’est-à-dire
que
l’époque de l’œuvre est limitée à celle de l’auteur lui-mêm
e.
ae :HEIN de Constant ; Mémoires d'Outre-Tombe
de Chateau-
ÉTAe
— C'est aussisi l'expression de la sociét
sociétéé, un compte-ren
institutions politiques et sociales.
ÊE: NAQe se en littérature comme Les Roug
ë ri
on-Macquart
€ ZOla dr
SO dont le sous-titre est : « Histoire d’une d’ famille sous le
—E Certains artistes ont m ême voulu que |’ to
social. que l’art soit éminemment

60
Ex. : Klee et Kandinsky qui ont fondé une nouvelle école
d'architecture, le Bauhaus : « Nous recherchions une attitude
créatrice qui aurait aidé à réhabiliter l’architecture contemporaine
et le design comme des arts sociaux. » (Gropius et Le Corbusier.)
2. L'art exprime les idéaux et les angoisses de chaque époque.
— Le millénarisme, cette peur de l’an Mil, a multiplié les
Apocalypses en peinture, les scènes de Jugement dernier, de
supplices infernaux. L’art est ainsi le pur reflet de son époque.
— L'art moderne traduit les deux tendances du monde actuel :
lintellectualisme à outrance :
Ex. : peinture non figurative de Mirô, musique sérielle de Boulez
et le besoin d’être rassuré :
Ex. : art naïf, biographies historiques romancées de Troyat.
— Le public joue un grand rôle dans cette vision de l’art comme
n’ayant de valeur qu’au sein d’une époque : on s’engoue et on se
dégoûte rapidement, conférant ainsi aux œuvres un caractère
éphémère. ps
3. L'art se dit parfois « engagé » le temps historique.
— L'artiste doit avoir « la pensée du temps où nous vivons, la
responsabilité qu’il encourt » (Sartre).
Ex. : les poètes de la résistance :Éluard, Char, etc.
— L'art est ainsi une démarche politique, dépendante des
événements mêmes de l'Histoire.
Ex. : l’art officiel : Berlioz et son Requiem, Delacroix avec La
Liberté guidant le Peuple.
II. L’art est intemporel
1. Les œuvres clés
— Les œuvres clés, à valeur quasi mythique, ne sont d’aucune
époque et de toutes. Leur support historique n’a pas d'importance
mais elles fondent les structures de l’humanité.
Ex. : L'Odyssée d'Homère, les tragédies de Racine comme Phèdre,
L'Art de la Fugue de Bach.
— Ce sont les types humains qui importent dans ces œuvres,
l'expression de vérités sur l’univers.
Ex. : opéras de Wagner, personnages de Flaubert.
2. L’échec d’un art uniquement d'époque
— L'art trop engagé dans le temps est voué à l’oubli à plus ou
moins courte échéance.
Ex. : les frères Goncourt dont les romans sont trop calqués sur la
réalité de leur temps.
— Ne donner qu’une valeur historique aux œuvres d’art c’est en
faire des traités de sociologie ou d’histoire, des témoins d’une seule
époque.
Ex. : la statuaire grecque ne serait plus beauté irréelle et idéale
mais simple donnée archéologique.

61
HI. La transfiguration par l'artiste
1. Le regard d’un individu. AR Va te sp art 2
— « de sens artistique est soumission à la réalité intérieure »
(Proust). Il s’agit, dans l’art, de voir la réalité par les yeux de
l'artiste. | , “À 1
Ex. : Rôle d’Elstir, le peintre, et de Vinteuil, le musicien dans À la
Recherche du Temps perdu, de Proust. ;
— L'artiste est à la fois un produit de son époque, mais aussi un
caractère individuel qui se situe au-delà ou en-deçà de l'Histoire :
« Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un
tempérament » (Zola).
2. L'art est impression et expression.
— « Par l’art, ce qui est dans l’âme prend une forme, devient
une réalité visible ; par l’art, la réalité visible, jusque-là uniquement
physique, prend un sens humain, acquiert une âme. » (Huyghe,
L'Art et l'Homme). Huyghe établit aussi le doublet de l’art qui
ressortit à la fois à l'expression de soi (mouvement de l’intérieur
vers l'extérieur) et à l’impression (empreinte laissé par le monde
sur la sensibilité de l'artiste).
3. La transfiguration
— Même si elle est le fruit d’une époque, l’œuvre opère un choix
dans le réel qui en fait tout autre chose que ce que les historiens
peuvent y trouver.
— Seuls les moyens de l’art n’ont de valeur que dans leur
encadrement : les techniques picturales, les règles de l’harmonie
définies par Rameau au xvui° siècle, les écoles littéraires. Ces
moyens sont les véhicules de l’œuvre qui, elle, appartient autant à
une époque qu’à toutes.
Ex. : Bonjour Monsieur Courbet, peint par Courbet en 1854 et
Bonjour Monsieur Gauguin, peint par Gauguin en 1880.
Conclusion
— Le propos de Renan s’explique lui aussi donc, dans le
contexte historique de l’auteur qui inaugurait la critique positiviste
et devait combattre un discours idéalisant sur l’art soi-disant
absolu.
— En définitive, l’art oscillerait plutôt subtilement entre la pure
subjectivité d’un être — engagé, il est vrai, dans une époque, mais
riche de ses propres potentialités — et un discours de portée
universelle. Ce discours a l’homme pour objet et le prend
en
compte dans sa plus extrême généralité autant que dans
les
manifestations historiques de sa nature.

62
&8. L'homme a besoin du travail
plus que du salaire.
POIL I

GANDHI cité par LANZA DEL VASTO


(Le Pèlerinage aux sources)

Si les gens d’aujourd’hui ne sont pas convaincus du caractère


fâcheux d’un système qui ôte son sens à la vie et sa valeur à l'effort;
qui consomme l’enlaidissement du monde et l’abrutissement du
peuple ; si les gens d’aujourd’hui accusent n’importe qui des grands
on maux qui les accablent, en attribuent la cause à n’importe quoi plutôt
qu’au développement de la machine, c’est qu’il n’est pas de sourd
mieux bouché que celui qui ne veut rien entendre.
Ne parlons pas des bouleversefnents que le progrès des machines
fait sans cesse subir aux institutions humaines, parlons seulement des
avantages par lesquels elles allèchent le sot : elles épargnent du temps,
elles épargnent des peines, elles produisent l’abondance, elles multi-
plient les échanges et amènent un contact plus intime entre les
peuples, elles finiront par assurer à tous les hommes un loisir
perpétuel.
S’il est vrai qu’elles épargnent du temps, comment se fait-il que dans
les pays où les machines règnent, on ne rencontre que des gens pressés
et qui n’ont jamais le temps ?
S’il est vrai qu’elles épargnent de la peine, pourquoi tout le monde
se montre-t-il affairé là où elles règnent, attelé à des tâches ingrates,
fragmentées, précipitées par le mouvement des machines, à des
travaux qui usent l’homme, l’étriquent, l’affolent et l’ennuient ? Cette
épargne de peine en vaut-elle la peine ?
S’il est vrai qu’elles produisent l’abondance, comment se fait-il que
là où elles règnent, règne aussi, dans tel quartier, bien cachée la
misère la plus atroce et la plus étrange ? Comment, si elles produisent
l'abondance, ne peuvent-elles produire la satisfaction ? La surproduc-
tion et le chômage ont logiquement accompagné le progrès des
machines tant qu’on n’a pas fait une guerre, trouvé un trou pour y
jeter le trop-plein.
Enfin, s’il était possible, toutes ces crises Dieu sait comment
dépassées, de soulager l’homme de tout travail pénible et de lui
assurer un loisir perpétuel, alors tous les dégâts que le progrès des
machines a pu causer par ruines, révolutions et guerres, deviendraient
insignifiants au regard de ce fléau définitif : une humanité privée de
tout travail corporel. A dire vrai, l’homme a besoin du travail plus
encore que du salaire. Ceux qui veulent le bien des travailleurs
devraient se soucier moins de leur obtenir un bon salaire, de bons

63
congés, de bonnes retraites, qu’un bon travail qui est le premier que de
leurs biens. Car le but du travail n’est pas tant de faire des objets
i hommes. A
ne se fait en faisant quelque chose. Le travail établit un
contact direct avec la matière et lui en assure une connaissance
précise, un contact direct et une collaboration quotidienne avec
d’autres hommes ; il bride les passions en fortifiant le vouloir.
45 Le travail, le travail corporel, constitue pour les neuf dixièmes des
hommes jeur seule chance de manifester leur valeur en ce monde.
Mais pour que ce travail même, et non le paiement seul, profite à
l'homme, il faut que ce soit un travail humain, un travail où l’homme
entier soit engagé : son Corps, SON CŒUr, SON intellect, son goût.
50 L’artisan qui façonne un objet, le polit, le décore, le vend, | approprie
aux désirs de celui à qui il le destine, accomplit un travail humain. Le
paysan qui donne vie aux champs et fait prospérer le bétail par une
œuvre accordée aux saisons, mène à bien une tâche d’homme libre,
tandis que l’ouvrier enchaîné au travail à la chaîne, qui de seconde en
55 seconde répète le même geste à la vitesse dictée par la machine,
s’émiette en un travail sans but pour lui, sans fin, sans goût ni sens. Le
temps qu’il y passe est temps perdu, vendu : il vend non son œuvre
mais le temps de sa vie. Il vend ce qu’un homme libre ne vend pas : sa
vie. C’est un esclave. Il ne s’agit pas d’adoucir le sort du prolétaire afin
de le lui faire accepter, il s’agit de supprimer le prolétariat comme on a
supprimé l'esclavage, puisque de fait le prolétariat c’est l’esclavage.
Si la machine vous est utile, servez-vous d’elle ; mais si elle vous est
nécessaire, alors le devoir devient urgent de la jeter loin de vous car il
est fatal qu’elle vous enchaîne et vous prenne dans son engrenage.
65 Pourvu que ni sa fabrication ni son usage n’implique ni abus et nulle
exaltation fanatique, pourvu que nulle fatalité ne préside à son
progrès, il nous devient loisible d’en user.
La machine enchaîne, la main délivre. La machine a gagné
l’homme. L’homme s’est fait machine, fonctionne et ne vit plus.
70 L’homme est vaincu. Vaincu deux fois : convaincu. Il ne proteste plus,
même en pensée. Ses gestes, ses désirs, ses peurs se mécanisent, ses
amours et ses haines, ses goûts et ses opinions. L'éducation des
enfants, l’activité productrice, le sport et les divertissements, l’applica-
tion des lois, la police et l'administration, l’armée et le gouvernement,
75 tout commence à tendre à l’inhumaine perfection de la machine.
Quand vous aurez fait de l’État une machine, comment empêche-
rez-VOuS un fou quelconque de s'emparer du guidon et de pousser la
machine au précipice ? Quand vous aurez fait de l’État une machine,
il
faudra que vous lui serviez vous-même le charbon.

64
Questions :
1. Résumé (8 points).
Vous résumerez ce texte en 250 mots (écart toléré : plus ou
moins 10 %).
Vous indiquerez sur votre copie le nombre de mots employés.
2. Vocabulaire (2 points). ’
Expliquez le sens dans le texte de :
— des travaux qui usent l’homme, l’étriquent (1. 20-21);
— l'ouvrier… s’émiette en un travail sans but pour lui (1. 54-
56).
3. Discussion (10 points).
« L’homme a besoin du travail plus encore que du salaire.
Ceux qui veulent le bien des travailleurs devraient se soucier
moins de leur obtenir un bon salaire, de bons congés, de
bonnes retraites, qu’un bon travail qui est le premier de leurs
biens. » Quel est re point de vue ;? Que représente pour vous
< un bon travail »?

CLERMONT-FERRAND,
ÉPREUVE ANTICIPÉE, JUIN 1976 : A, B, C, D, E.

DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...

À propos du résumé
e Le texte est très long et demande une bonne maîtrise des
techniques pour pouvoir être traité dans le temps qui vous est imparti.
L'argumentation de Gandhi, extraite de la troisième section du
Pèlerinage aux Sources de Lanza del Vasto, est ici recomposée par
addition de fragments.

e Suggestions: établissez un plan détaillé des arguments en


sachant que le texte s'articule autour de deux grandes idées:
d'abord, l'énumération des preuves que la machine n’a pas libéré
l’homme et ensuite la définition du vrai travail qui doit l’affranchir de la
machine.

À propos des questions


e Les deux expressions tendent à vous faire saisir le caractère
éminemment métaphorique du texte, en ce que « user », « étriquer »

65
aux choses, plus
et « émietter» sont des mots qui s'appliquent
ici mécan isé, il est devenu
qu'aux hommes. Mais l'homme s'est ;
chose.

À propos de la discussion
e Le sujet fait appel à votre réflexion personnelle. Attention à ne
pas muitiplier les clichés et les idées reçues. songez que Lanza del
Vasto a publié son livre en 1943 et que Gandhi est mort en 1948. La
citation est à la fois en avance sur son temps et inadaptée, en un
sens, à notre époque. Il conviendra de nuancer le propos.

CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ...

1. Résumé
(244 mots)

L’humanité refuse d’admettre, malgré des preuves aveuglantes,


que le machinisme seul est la cause de son malheur actuel.
Si l’on s’en tient simplement aux prétendus avantages de la
machine, on constate que, malgré le gain de temps qu’elle apporte,
les hommes sont pressés; malgré l’allégement des efforts qu’elle
permet, les tâches restent morcelées et abrutissantes ; elle produit
la richesse, sans ôter la misère, mais ces mêmes biens engendrent
l’insatisfaction et le désarroi social que seules les guerres résolvent.
Pourtant, privée de travail, l'humanité serait dans une situation
bien pire encore. Car un bon métier, plus que l’argent, est la vraie
richesse de l’homme.
En effet, le travail construit l’homme, son savoir, ses rapports à
autrui et avec la matière. À l’échelle humaine, il est le seul moyen
pour certains de s’affirmer pleinement. Si artisans et paysans
accomplissent une tâche libératrice, en revanche, l’ouvrier en usine
s’étiole dans la répétition de gestes absurdes. Il monnaye sa propre
existence au sein du prolétariat, ce nouvel esclavage à abolir.
Il faut se garder d’être dépendant de la machine qui doit
demeurer un outil à usage raisonné. Mais l’homme est devenu
machine dans ses actions et dans toute sa vie psychologique, sans se
rebeller. Instruction, économie, Organisation civile, militaire et
politique se mécanisent à leur tour. Un tel État, déshumanisé,
risque le terrorisme et l’auto-destruction de l'humanité.

66
2. Vocabulaire

e Les travaux qui usent l’homme, l’étriquent (1. 22) : Les deux
verbes sont ici dans un rapport de progression d’intensité. Le verbe
de la proposition relative, « user » signifie d’abord utiliser une
chose, s’en servir (dans ce cas il est intransitif) ; un usage répété de
cet objet finit par le détériorer et le verbe (alors transitif) a le sens
d’abîmer, d’altérer la nature première de quelque chose à force de
s’en servir. Par métaphore le verbe s’applique aussi à la psycholo-
gie, dans l’acception d’épuiser. Quant au verbe « étriquer », il est
surtout courant comme participe passé à valeur d’adjectif, et
signifie rendre trop étroit, diminuer exagérément l’ampleur de
quelque chose. D’abord de sens concret, le mot peut être utilisé,
comme ici, dans son application psychologique. Les travaux
abîment l'homme et finissent par l’amenuiser. Il subit une perte
d’être et se trouve ramené à un objet qui se détériore. À l'inverse,
le travail véritablement humain devrait permettre un épanouisse-
ment total. PT

e L’ouvrier (..….) s’émiette en un travail sans but pour lui (1. 54) :
Cette expression est du même ordre métaphorique que la précé-
dente : le travail détruit l’homme. En réalité ce sont les tâches
elles-mêmes qui sont morcelées, parcellaires. Mais ce travail
impose sa propre nature à l’homme qui à son tour se désagrège en
menus morceaux, perd son identité. C’est à cause du travail en
miettes (titre d’un ouvrage de Friedmann qui analyse le phénomène
de l’automatisation, paru en 1964) que l’ouvrier ne peut trouver un
but dans son activité : à la différence du paysan ou de l’artisan qui
fournissent un produit fini dont ils ont assuré les étapes de
fabrication, l’ouvrier accomplit des miettes d’objets.

3. Discussion

PLAN DÉTAILLÉ
Introduction
— Nul ne conçoit une vie oisive de nos jours : les rentiers se font
rares ; les féministes à outrance voient dans le travail féminin une
libération. En cela la proposition de Lanza del Vasto : « L'homme
a besoin du travail plus encore que du salaire » se vérifie.
— Mais l’on constate que les conditions de travail, l’asservisse-
ment à la machine, aliènent l’homme. À la suite de Gandhi, del
Vasto propose que, pour le bien des travailleurs, on se soucie
« moins de leur obtenir un bon salaire, des bons congés, de bonnes
retraites, qu’un bon travail ».

67
l’homme de son
__ En effet, le travail moderne prive souvent
pouvoir créateur. Le bon travai l serait celui qui permettrait
s intenté au
l'épanouissement du travailleur. Toutefois, le procè
ibre est possi ble entre
machinisme semble outrancier, et un équil
l'intérêt du travail et l’attra it du seul salair e.

IL. « Le travail en miettes »


1. La mécanisation du travail : ; ; ,
— Avec la machine, la fabrication d’un objet est décompo sée en
une multitude de tâches : les chaînes de fabricat ion en sont la
meilleur e illustrat ion. É MyRRNS,
— La machine a accéléré la production, remplaçant la diversité
par l’uniformité des objets. C’est la pratique du taylorisme qui
morcèle aussi le temps des travailleurs.
2. L’aliénation de l'homme ;
— L'homme n’a plus le plaisir du « beau travail » : il fabrique
des parcelles d’objets au lieu d’en créer un de toutes pièces. Le
pouvoir créateur s’est réfugié dans l'artisanat.
— L'homme est ainsi devenu à son tour une simple machine.
Ex. : Les gestes mécaniques de Chaplin dans Les Temps modernes.
— Avec l’apparition des machines, le temps de vivre était aboli.
C’est ce que résume la formule des années 60 : « Métro, boulot,
dodo. »

3. Les maigres consolations


— Bien sûr l’homme moderne bénéficie de trois types de
consolations : le salaire, les congés, les facilités de vie.
— La vie s’est simplifiée mais la production à outrance a
engendré la course à la consommation.
— Les loisirs et les congés payés paraissent le pendant agréable
de ce « travail en miettes ». Or, ce temps libre est vécu négative-
ment comme absence de travail, au lieu d’être pleinement utilisé.
— Enfin les salaires, en progression constante, ne peuvent
compenser le manque de satisfaction morale de l’homme moderne.
L'homme a des aspirations plus hautes qu’un salaire.

IT. Le « bon travail »


1. L’épanouissement dans le travail
— Le travail est inséparable de la vie: voir les difficultés
psychologiques des chômeurs et des retraités, « Travailler,
c’est
vivre » (Voltaire).
— Le travail est un facteur de formation de la personnalité,
pas
seulement un gagne-pain.
— « Le travail a perdu la place centrale qui était la
sienne au
profit de la recherche du bonheur » (Viansson-Ponté).
Le travail
rémunéré a mauvaise presse chez les jeunes : il
symbolise toute
68
l’inertie du monde adulte. Il est au contraire, en fait, le moyen de
s'affranchir des adultes en se prenant en charge.
— Le travail, lieu d’enrichissement des connaissances person-
nelles : « Le travail est l’acte créateur par lequel l'esprit, la pensée,
la conscience impose sa forme et son unité à la matière »
(J. Jaurès). Il doit donc être librement choisi.

2. Les moyens de l'épanouissement : améliorer les conditions de


travail
— Les revendications syndicales ont ajouté aux exigences quan-
titatives, celles, qualitatives, des conditions de travail, de la qualité
de l’environnement au sein des entreprises.
— On peut envisager la transformation des chaînes de fabrica-
tion en ensembles totalement mécanisés dont un homme est
responsable, sans accomplir les tâches subalternes.
— La pratique de l’auto-gestion permet aussi à un groupe de
travailleurs de prendre en charge toute une unité de production.
— Le travail devient ainsi un facteur d'intégration de chacun au
sein de la société qu’il forge luimême pour son bien-être, au lieu
d’en subir les institutions.
— « En reconnaissant l’importance du travail, on contribue,
mieux que par toute autre technique de vie, à resserrer les liens
entre la réalité et l’individu; celui-ci, en effet, dans son travail, est
solidement attaché à une partie de la réalité : la communauté
humaine » (Freud, Malaise dans la Civilisation).

III. Du bon usage du modernisme


1. Les limites de la thèse de L. del Vasto
— Prononcée en 1943, cette proposition est à replacer dans son
contexte : del Vasto espérait le retour à la terre. Gandhi voulait
que chaque indien fût capable de tisser sa propre robe.
— Thèse reprise par les communautés hippies des années 60. En
soi, ces initiatives sont excellentes, mais peuvent difficilement
devenir le mode d’être d’une société entière.
— Vouloir effacer des siècles d'évolution de l’humanité relève
de l’utopie. C’est la nostalgie d’un passé que l’on croit meilleur que
le présent.
— Cette critique de la machine ne fait état que du taylorisme,
c’est-à-dire de l’extrême division des tâches aux débuts de la
mécanisation. Il faut prendre en compte l’évolution technologique
qui s’est faite depuis.

2. L'aide de la machine
— Le procès du machinisme est injustifié car il a libéré en partie
l’homme.
Ex. : ce qui était auparavant accompli par des enfants dans les
industries textiles anglaises l’est désormais par des machines.

69
— La machine a sa part dans le progrès social.
Ex. : les congés payés n’ont pu être inaugurés en France que
lorsque la technologie l’a permis, c’est-à-dire dans le deuxième
quart du xx° siècle (1936). Cette mesure sociale sans précédent a eu
le soutien de la machine.
— La machine, de plus en plus d’ailleurs, sert l’homme :
informatique ou statistiques libèrent du temps que l’homme peut
consacrer à réfléchir.
— La machine moderne est donc un bon outil technologique et
intellectuel.
3. Un bon travail bien rémunéré
— Seuls les esclaves n’ont pas droit à un salaire.
— Les exigences qualitatives d’un bon travail ne sont pas
incompatibles avec des exigences quantitatives. Il n’y a pas de
honte à demander un salaire confortable lorsque l’activité exercée
est en soi agréable. II faut trouver un équilibre entre qualité du
travail et quantité du salaire, des congés, etc.
— L'homme garde ceci de l’enfance qu’il a besoin d’être
encouragé de façon concrète : un bon salaire est la reconnaissance
matérielle de la valeur de son travail, de l’aide qu’il apporte à la
société. Cet aspect psychologique est trop souvent négligé.
Conclusion
— Le point de vue de L. del Vasto est généreux mais relève d’un
rêve : celui de l’abolition de la technologie moderne.
— Or, c’est un usage raisonné de cette même technique qui doit
pouvoir conduire l’homme moderne à un travail libérateur et
créateur.

70
DEUXIÈME SUJET
Le commentaire composé
Conseils méthodologiques
Mieux comprendre le deuxième sujet
Contrairement au premier sujet, celui-ci porte sur un texte très
littéraire. L'analyse consistera à en montrer les qualités stylisti-
ques et les richesses thématiques, là encore dans un développe-
ment rigoureusement construit et argumenté.
Fond et forme ne seront jamais séparés dans votre devoir qui fuira
également une lecture linéaire du texte. Il vous est demandé en fait
de composer votre étude autour de deux, trois ou quatre centres
d'intérêts essentiels.
Le libellé vous suggère quelques points de départ pour une lecture
pertinente ; mais en aucun cas il ne constitue une contrainte.
Tout en consacrant vos efforts à l'analyse très précise du texte lui-
même, vous penserez à le replacer, ainsi que son auteur, dans une
lignée littéraire, un contexte. L'introduction en dira l'essentiel, tandis
que la conclusion reviendra sur ces éléments, à la lumière des
approfondissements apportés par votre développement.

73
9. Victor HUGO
« L’Expiation », Les Châtiments

PIN Il
TT

Victor Hugo évoque la bataille de Waterloo.

La plaine, où frissonnaient ies drapeaux déchirés,


Ne fut plus, dans les cris des mourants qu’on égorge,
Qu'un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ;
Gouffre où les régiments, comme des pans de muïs,
5 Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs
Les hauts tambours-majors ! aux panaches énormes,
Où l’on entrevoyait des blessures difformes !
Carnage affreux! moment fatal! L'homme inquiet
Sentit que la bataille entre ses mains pliait.
10 Derrière un mamelon? la garde était massée.
La garde, espoir suprême et suprême pensée!
— Allons! faites donner la garde ! — cria-t-il.
Et, lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil”,
Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,
15 Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,
Portant le noir colback *ou le casque poli,
Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,
Comprenant qu’ils allaient mourir dans cette fête,
Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.
20 Leur bouche, d’un seul cri, dit : Vive l’empereur!
Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
La garde impériale entra dans la fournaise.

Vous établirez un commentaire composé de cette page en


étudiant par exemple comment le poète est parvenu à donner un
souffle épique à cette évocation historique.

: j ROUEN ET ACADÉMIES RATTACHÉES,


ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1988 : À, B, C, D, D’, E

. Tambours-majors 5: sous-officièrs com: mandant les tambours


et les clairons
ï d’ i
. Mamelon : sommet arrondi d’une colline.
PF PRE
.oo
Guêtres de coutil :RE
enveloppes de coton co: uvrant le bas des jambes
Es
BON
j et le haut des chaussures.

74
DIFFICULTES... CONSEILS... PROPOSITIONS...
e La défaite de Waterloo (juin 1815) est suffisamment connue
pour que vous sachiez qu'elle marque symboliquement la fin de
l'empire napoléonien face à la coalition européenne.
e La Garde, corps d'élite créé en 1804, comptait plus de 120 000
hommes en 1814 et passait pour très courageuse et fidèle, d'où la
phrase célèbre : « la garde meurt mais ne se rend pas ». Elle fut à
Waterloo le dernier espoir de l’empereur, et seule de l’armée, elle se
battit jusqu’au bout dans la déroute générale.
e La position de V. Hugo mérite un commentaire : né en 1802, il
n’a pas participé à ce combat : son récit est donc une reconstitution
historique faite environ trente-cinq ans après l'événement. Par
ailleurs, Les Châtiments (1853) ont pour but d'attaquer Napoléon III :
la glorification de l'oncle sert à rabaisser son neveu médiocre, qui
avait exilé le poète en 1851 pour s'être opposé à son coup d'État.
© Suggestions:
1. Distinguez ce qui relève de l'histoire (organisation de l’armée,
déroulement de la bataille...) et l'amplification épique (hyperboles,
images...) : ces deux thèmes peuvent vous fournir un plan.
2. Étudier les sonorités (en particulier v. 3), le rythme (v. 13-23),
les enjambements...
8. Vous pouvez comparer ce texte à la description de Waterloo
dans Les Misérables (1,2) et La Chartreuse de Parme (1,3).

CORRIGÉ... CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ...

PLAN ADOPTÉ DANS LE COMMENTAIRE

I. La reconstitution historique
— cadre et circonstances
— l’armée
— le carnage et le courage
II. Le grandissement épique
— les procédés poétiques propres à l’épopée
— le mythe napoléonien : héroïsme du chef et des troupes
— l'enthousiasme du poète

ch)
DEVOR RÉDIGÉ “mr

ilé Napoléon III pour son opposition au coup d'État de


de Victor Hugo rédige Les Châtiments, épopée
satirique de 6200 vers où il se moque cruellement du nouvel
empereur. Dans un passage intitulé « L'Expiation », il imagine
même que Waterloo ne fut pour Napoléon Bonaparte que la
première vengeance Pie pour son be la seconde étant ‘a
édiocre parodie faite de lui par son neveu
Le récit decette défaite qui changea la face de l'Europe sert donc
paradoxalement à diminuer le falot successeur par l'évocation
grandiose du mythe napoléonien, auquel Hugo, comme bien
d’autres dans son siècle, n’est pas insensible: fils de général
d’empire, il a dit un jour : « J'aurais été soldat si je n'avais été
poète. » ee |
Sa reconstitution historique, fidèle quoique réalisée trente-cinq
ans après l'événement, utilise donc toutes les ressources de la
poésie épique et de son enthousiasme sincère pour en faire une
véritable tragédie héroïque.

Le cadre et les circonstances de la bataille apparaissent claire-


ment dans le passage. La « plaine » de Waterloo (v. 1), située dans
la plate Belgique, est entourée de plateaux, comme le rappelle le
« mamelon » qui dissimule la Garde (v. 10), et qui était la colline
de la Belle-Alliance. L'image du « gouffre » (v. 3) traduit même
l’étroitesse des lieux, préjudiciable à Napoléon car, malgré sa
supériorité numérique, il dut aligner un front beaucoup plus réduit
qu’à Austerlitz. Une allitération en [m] souligne au vers 10 l’attente
de la Garde, prête à s’élancer sur ordre :
« Derrière un mamelon la garde était massée. »
Les adversaires en présence, Français et Européens coalisés
(Prussiens et Anglais essentiellement), sont identifiés par l’ « em-
pereur » (v. 20), « la garde impériale » (v. 23) et les divers noms de
soldats pour les premiers, par « la mitraille anglaise » (v. 22) pour
les seconds.
C’est en effet l'artillerie de Wellington qui décima la Garde,
après que les assauts conjugués des Européens eurent provoqué la
déroute, et contraint Napoléon à lancer les dernières troupes dans
la bataille. L’intuition du corps d'élite se révéla juste : deux tiers en
furent détruits dès les premières minutes par le feu rapide de
l'ennemi, le reste se battit durant des heures, avant que les
survivants ne se replient en bon ordre. Victor Hugo respecte donc
le déroulement historique de la bataille, restée célèbre dans les
mémoires.
Son évocation de l’armée, jusque dans les détails, témoigne de ce
souci d’exactitude. Le vocabulaire appartient en effet à la réalité
militaire du temps : « régiments » (v. 4), vieux nom repris par
Napoléon pour les demi-brigades, conduits par les « hauts tam-
76
bours-majors », dont la taille et les « panaches énormes » (v. 6)
devinrent proverbiaux, car ils devaient pour mener les troupes être
facilement visibles.
La composition de la Garde reflète la complexité de l’armée
d'alors (v. 13-15) : « grenadiers », au départ soldats chargés de
lancer les grenades, nom donné ensuite à certains corps d'élite de
l'infanterie et de la cavalerie, « lanciers », cavaliers armés de la
lance, « dragons » à cheval mais équipés pour combattre aussi à
pied avec leur arquebuse, « cuirassiers » ainsi nommés à cause de
leur cuirasse en métal, eux aussi cavaliers et armés du sabre. Enfin
les canonniers, chargés de mouvoir les canons, qu’à cause de leur
bruit le poète appelle « tonnerres ». Les uns portent le « noir
colback », haut bonnet en poil, d’autres des « casques polis »
d’acier (v. 16). Hugo parle même des « guêtres de coutil » blanches
des grenadiers (v. 13).
L'origine de la glorieuse Garde ne lui échappe pas. Formée en
grande partie des vétérans d’illustres victoires, par exemple Rivoli
(1797 contre les Autrichiens en Italie}ou Friedland (1807 contre les
Russes en Prusse-Orientale), ellé acquit une telle renommée dans
toute l’Europe que certaines batailles changeaient de face dès son
apparition.
Les horreurs de la guerre ne sont pas absentes de la description,
qui s’ouvre d’ailleurs sur la mention des « drapeaux déchirés » qui
« frissonnaient » (v. 1). On notera l’allitération en [r], pouvant
suggérer le mouvement des étoffes. Puis se déchirent les corps,
avec « les cris des mourants qu’on égorge » (v. 2), tandis que
« tombent » et se couchent les régiments sous l'artillerie ennemie
(v. 5). Les « blessures difformes » (v. 7) dues aux mutilations
variées et l’exclamation « carnage affreux ! » (v. 8) complètent le
tableau, si vivant que le poète nous place en position de specta-
teurs : « on entrevoyait.. » (v. 7).

Mais il insiste particulièrement sur l’héroïsme des hommes, pour


servir la légende napoléonienne.
Le grandissement passe d’abord par les procédés habituels à
l'épopée, un peu oubliée depuis les‘essais malheureux de Ronsard
avec la Franciade, et que ressuscite Hugo. Le choix des alexandrins
à rimes plates est propre à ce genre littéraire, car le vers long
permet la gravité du ton. L’hyperbole abonde, avec l’image
insistante du « gouffre » pour la plaine (v. 4, 5), les panaches
« énormes » (v. 6), rimant avec les « blessures difformes » (v. 7),
notation certes réaliste mais dont l’évocation dans ce contexte
appartient également à l’exagération épique qui accentue aussi bien
l'horreur que l’héroïsme, par le sourire (v. 22) des condamnés
auquel on a bien du mal à croire.
Comparaisons et métaphores interviennent aussi pour donner de
lPampleur au combat : le choc de l'artillerie sur les troupes
ressemble à un cataclysme naturel qui abat des murs entiers (v. 4)

77
», le choix
ou les moissons (v. 5). Le rejet du verbe « tombaient
illustre r cette chute des tambou rs-maj ors, qui sont les plus
pour
grands des soldats par leur taille rehaussée du panache, soulignent
la brutalité du mouvement. Les murs expriment la solidité Fi
troupes qui cèdent, les épis mûrs évoquent leur valeur, puisque la
moisson est traditionnellement promesse d opulence. |
Avec cette dernière image Hugo retrouve le thème de la mort,
souvent représentée depuis le Moyen Age comme une grande
faucheuse. Les « dragons que Rome eût pris pour des légion-
naires » (v. 14) assimilent l’armée française à la grandeur _de
l’armée romaine qui domina l’Europe entière, réve que Napoléon
tenta de renouveler par la création de son Empire. Ces incursions
dans l'imaginaire de notre civilisation se prolongent avec 1 assimila-
tion de la plaine à un « gouffre flamboyant », une « forge » (v. 3),
une « fournaise » (v. 23) qui ne sont pas sans rapport avec la
conception chrétienne de l'Enfer. La peinture, qui insiste Sur le feu
et la couleur « rouge » du cadre, renforce ces impressions visuelles
dans le vers 3 par les allitérations en [f], [r] et l’assonance en [ul] :
« Qu'un gouffre flamboyant, rouge comme une forge. » ru
Le personnage de Napoléon n’échappe pas à ce souffle épique.
Caractérisé par sa maîtrise légendaire de la stratégie, il sent (v. 9)
que la victoire s’échappe, et réagit immédiatement par la mesure
qui s'impose. Son sang-froid éclate dans le choix du terme
«inquiet » (v. 8), là où un autre s’affolerait. L'image de la bataiile
qui « pliait » entre ses mains (v. 9) montre qu’il domine d’ordinaire
les plus grands conflits. Le terme de « dieu » (v. 19) indique
d’ailleurs la vénération des soldats pour leur chef.
L’armée, particulièrement la Garde, se montre à la hauteur.
Après la longue énumération de ses membres variés (v. 13-16),
Hugo insiste sur l’unanimité de leur acquiescement à une mort
héroïque qu’ils ont eu l'intelligence de prévoir : « tous » est mis en
début de vers (v. 17), « un seul cri : vive l’empereur » renouvelle
l'attachement inconditionnel au chef (v. 20). C’est avec une
discipline parfaite qu’ils exécutent les gestes et les paroles usuels, le
salut, l’exclamation et la marche lente vers la mort.
Hugo suggère même leur enthousiasme par le mot « fête »
(v. 18), la musique qui conduit l’ébranlement (v. 21), le sourire à
l'ennemi (v. 22), et surtout le rythme régulier des trois derniers
vers, pas cadencé par des coupes brèves, qui s’élargit enfin pour
l'entrée décidée dans la mêlée : 1/3/5/3/3/9/12.
La beauté sauvage de la guerre s'exprime par un chiasme (« le
noir colback ou le casque poli » v. 16), aussi bien que par l'attitude
des hommes : pourvus d’un pouvoir quasi divin, ils traînent non de
simples canons, mais, par métonymie (ici l’effet pour la cause),
« des tonnerres », comme Zeus qui pouvait déclencher les éclairs
et
les orages. Leur force inhumaine les fait se tenir « debout dans la
tempête ». On ne sait d’ailleurs, grammaticalement, s’il s’agit pour
cet adjectif de l’empereur ou des troupes, réunies dans un même
78
héroïsme. La rime significative « fête », « tempête » résume bien
cette esthétique de l’horreur.
Hugo participe au drame par ses exclamations : « Carnage
affreux! moment fatal! » (v. 8), « espoir suprême et suprême
pensée! » (v. 10) ; ce dernier vers très travaillé recèle un chiasme
renforcé par la répétition de l’adjectif et l’allitération en [pl].

De façon plus large, toute la structure du passage reflète cette


intention d’accentuer par les ressources du style et du ton la
grandeur d’un fait militaire célèbre et le pathétique de la fin du
pouvoir impérial. Le poète alimente ainsi la légende populaire et
littéraire qui entoure Napoléon, et dont on trouve des traces aussi
bien dans les rêves des personnages de Stendhal (Julien dans Le
Rouge et le Noir, Lucien dans Lucien Leuwen) que de Balzac (Max
et Philippe dans La Rabouilleuse….).
Hugo fut sans doute marqué par cet épisode de la Garde, propre
à émouvoir son imagination. Il le reprit dans Les Misérables en
1862. On peut même se demander sil’un des derniers poèmes des
Châtiments, « Ultima verba », ne-tontient pas une allusion ironique
pour Napoléon III, assimilé aux ennemis de la France, tandis que
l’exilé se pose en vieille garde chargée de l’éliminer, puisque, à
propos de la résistance contre le Second Empire, il écrit ce vers
depuis passé à la postérité :
« Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là! »

79
10. Jean-Paul SARTRE
« J'aime New York... »
(Situations IIT,2)
À
LUI

J'aime New York. J'ai appris à l'aimer. Je me suis habitué à ses


ensembles massifs, à ses grandes perspectives. Mes regards ne
s’attardent plus sur les façades, en quête d’une maison qui, par
impossible, ne serait pas identique aux autres maisons. Is filent tout
5 de suite à l'horizon chercher les buildings perdus dans la brume, qui ne
sont plus rien que des volumes, plus rien que l’encadrement austère du
ciel. Quand on sait regarder les deux rangées d’immeubles qui,
comme des falaises, bordent une grande artère, on est récompensé :
leur mission s’achève là-bas, au bout de l’avenue, en de simples lignes
10 harmonieuses, un lambeau de ciel flotte entre elles.
New York ne se révèle qu’à une certaine hauteur, à une certaine
distance, à une certaine vitesse : ce ne sont ni la hauteur, ni la
distance, ni la vitesse du piéton. Cette ville ressemble étonnamment
aux grandes plaines andalouses : monotone quand on la parcourt à
15 pied, superbe et changeante quand on la traverse en voiture.
J'ai appris à aimer son ciel. Dans les villes d'Europe, où les toits
sont bas, le ciel rampe au ras du sol et semble apprivoisé. Le ciel de
New York est beau parce que les gratte-ciel le repoussent très loin au-
dessus de nos têtes. Solitaire et pur comme une bête sauvage, il monte
20 la garde et veille sur la cité. Et ce n’est pas seulement une protection
locale : on sent qu’il s’étale au loin sur toute l’Amérique ; c’est le ciel
du monde entier.
J'ai appris à aimer les avenues de Manhattan. Ce ne sont pas de
graves petites promenades encloses entre des maisons : ce sont des
25 routes nationales. Dès que vous mettez le pied sur l’une d’elles, vous
comprenez qu’il faut qu’elle file jusqu’à Boston ou Chicago. Elle
s’évanouit hors de la ville et l’œil peut presque la suivre dans la
campagne. Un ciel sauvage au-dessus de grands rails parallèles : voilà
ce qu'est New York, avant tout. Au cœur de la cité, vous êtes au cœur
30 de la nature.

. Vous ferez de ce texte un commentaire composé dans lequel vous


étudierez, par exemple, comment l’auteur a progressivement modi-
Jfié son regard sur New York, parvenant à construire une vision
attachante de cette ville.

CAEN ET ACADÉMIES RATTACHÉES,


ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1988
: F, G, H.

80
DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...

Il s’agit comme souvent d’un texte en prose mais à forte teneur


poétique, décrivant un paysage à travers le regard d’un spectateur
privilégié. Le devoir, comme le suggère l'intitulé, s'attachera donc à
analyser la description, mais aussi les sentiments du narrateur. Ces
deux centres d'intérêt peuvent fournir le plan. Ici on commencera par
le point de vue de Sartre, puisque sa peinture de la ville découle de
son évolution personnelle.
e Soyez attentif à la date du texte : Sartre ne découvre le Nouveau
Monde qu'en 1945. Il ne connaît alors que les villes européennes, peu
modernes. Tenez compte de cet élément pour comprendre ses
réactions.
e Suggestions : ”
1. Étudiez les sonorités de la fin du premier paragraphe : allitéra-
tions en [|], assonances en fi] et [e]. Même remarque pour le passage
« les buildings.. volumes ».
2. Repérez les comparaisons et les métaphores : à quels registres
appartiennent-elles ? Quel est leur but ?

CORRIGÉ... CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ...

PLAN ADOPTÉ DANS LE COMMENTAIRE

I. La naissance d’un amour


— Les réticences d’un européen
— L'adaptation
— La récompense
II. Une vision poétique
— Un tableau abstrait
— Liberté et protection
— La nature au centre de la ville

DEVOIR RÉDIGÉ
Envoyé aux USA comme correspondant des journaux Le Figaro
et Combat en 1945, J.-P. Sartre découvre un univers moderne,
totalement différent de ce qu’il connaissait en Europe. Une série
d’articles regroupés ensuite dans Situations III rend compte de
cette expérience. Dans un passage consacré à New York, l’auteur
narre sa rencontre avec l’urbanisme américain, en exposant

81
et en nous
comment il passa de la surprise réticente à l'amour,
offrant une description très person nelle de cette ville.

Comme beaucoup d’Européens, J —P. Sartre fut sans _doute


choqué dans ses goûts et ses habitudes à la vision des HAE
grandioses de New York. En 1945 en effet, à Paris comme ailleurs
sur le vieux continent, les immeubles conservent des tailles
modestes et ne constituent pas d'énormes blocs comme à Manhat-
tan. Habitué aux maisons d’architecture variée parce que datant de
siècles différents, aux toits bas et propices aux promenades à pied,
il éprouva une certaine surprise devant les « ensembles massifs »,
les « grandes perspectives » (1. 2), les « façades » (1. 3) identiquesà
l'infini, les formes géométriques austères (1. 6) et monotones, enfin
les rues dont la taille supprime toute intimité.
Plusieurs expressions montrent que l’adaptation fut progressive :
« j'ai appris à l'aimer » (1. 1), « j'ai appris à aimer » (deux fois,
1. 18, 26), « je me suis habitué » (1. 1), « New York ne se révèle
qu’à. » (1. 11). Peu à peu l’auteur a su évoluer pour apprécier les
beautés particulières de ce paysage.
Transformation d’abord du regard, qui va plus loin qu’en Europe
pour saisir les perspectives : « mes regards ne s’attardent plus.»
(1. 2-3). Alors les gratte-ciel deviennent moins écrasants. Le choix
d’un point de vue élevé ou de la voiture comme moyen de
découverte favorise aussi la ville : « New York ne se révèle qu’à
une certaine hauteur, à une certaine distance, à une certaine
vitesse » (1. 11-12). Enfin la présence de la nature, sensible en
Europe avec les arbres bordant les rues, les petits jardins ou les
parcs, se révèle tout aussi réelle dans les villes américaines, mais
sous une autre forme.
Cet effort est « récompensé » (1. 8) : la ville offre ses charmes à
celui qui «sait regarder» (1. 7). Maintenant Sartre la juge
« superbe et changeante » (1. 15). « Superbe » signifie à la fois
« hautaine » et « admirable », tandis que « changeante » contraste
avec l’impression d’uniformité lassante d’abord ressentie, comme
l’indiquent les phrases « en quête d’une maison qui par impossible
ne serait pas identique aux autres maisons » (1. 3-4) et « monotone
quand on la parcourt à pied » (1. 14-15).
Pour ne pas avoir été un coup de foudre, l’amour éprouvé vis-à-
vis de cette ville n’en est pas moins grand, comme le montre
l’anaphore du verbe « aimer » au début de trois paragraphes sur
quatre : « J'aime New York. J'ai appris à l’aimer », « j'ai appris à
aimer son ciel », « j’ai appris à aimer les avenues ».
Fort de cet amour à la fois raisonné et affectif, l'écrivain tentera
de faire partager son enthousiasme à ses lecteurs restés en France,
par une description poétique de la ville qui en retient les aspects les
plus significatifs. Son exemple portera d’ailleurs ses fruits,
car
Albert Camus, alors dirigeant de Combat, et qui reçut des articles
de son compatriote, écrira l’année suivante ses premières impres-
82
sions devant New York : « Le cœur tremble devant tant d’admira-
ble inhumanité. Au premier regard, violente ville inhumaine. Mais
je sais qu’on change d’avis. »

Véritable guide, J.-P. Sartre dirige nos regards dans une


immensité qui resterait incompréhensible sans lui. Il va, par sa
description, contredire les jugements habituels sur New York, dont
on juge l'architecture lourde, écrasante et inhumaine.
Sensible à la sobriété élégante des formes géométriques, il relève
avec le langage d’un peintre, dans le premier paragraphe, que les
buildings « ne sont plus rien que des volumes, plus rien que
l'encadrement austère du ciel» (1. 6-7). Leurs deux rangées
forment « de simples lignes harmonieuses » (1. 9-10), horizontales
et verticales.
L'absence de couleur et de présence humaine donne l’impression
d’un tableau abstrait en noir et blanc ou gris. Seule l’expression
«un lambeau de ciel flotte entre elles » (1. 10) introduit un
mouvement et peut-être une teinte plus vive. Des allitérations en [1]
et des assonances en [u] dans la-description des « buildings perdus
dans la brume » (1. 5) traduisent au niveau des sonorités la légèreté
des formes et leur uniformité. L’avant-dernière phrase du texte
résume de façon frappante cette composition : « un ciel sauvage
au-dessus de grands rails parallèles : voilà ce qu'est New York,
avant tout ».
Loin de produire une impression désagréable par la taille
imposante de ses gratte-ciel, la cité procure donc une vision
esthétique splendide, mais influence aussi la psychologie. L’auteur
insiste en effet sur le sentiment de sécurité et de liberté qui s’en
dégage, essentiellement grâce à la personnification du ciel, qui
anime le paysage.
Si les buildings semblent « perdus » dans la brume, nulle
angoisse n’en découle, car le ciel « monte la garde et veille sur la
cité » (1. 19-20). Cette « protection » est d’autant plus rassurante
qu’elle semble universelle, s’étendant sur le pays mais aussi sur le
« monde entier » (1. 22). On peut se demander si cette impression
vient seulement des grands espaces propres au relief plat de cette
région : Sartre était invité par les Etats-Unis pour rendre compte
de l’effort de guerre fourni par cette nation. Par ailleurs, il se
souvient, comme le dit Simone de Beauvoir dans La Force des
choses à propos de son voyage, que pour les Européens de 1945
« L'Amérique, c'était aussi la terre d’où nous était venue la
délivrance » (NRF, p. 28). Ainsi s'explique son enthousiasme
lorsqu'il retrouve sur place la confirmation visuelle des événements
historiques.
Car cette protection ne se révèle pas contraignante. Au
contraire, paradoxalement, elle assure la liberté. Par un retourne-
ment, c’est le ciel d'Europe qui paraît peser comme un couvercle
sur les êtres. Une métaphore prolonge la personnification du ciel

83
l'univers, opposant l’animal « apprivoisé » mais inquié-
ce
Le Gi :tapé DL 7), ou du moins peu estimable, à l’espa
« solitaire et pur comme une bête sauvage » (1. 19). Le choix de
cet
termes laudatifs rend sensibles l’admiration et le respect pour
être exceptionnel, à la fois indépe ndant et bénéfi que.
Toujours soucieux de justifier rationnellement ses impressions,
l’auteur explique de deux manières cette image : d abord par l'effet
des gratte-ciel (1. 21), qui repoussent le ciel « très loin au-dessus de
nos têtes », mais aussi par les étendues horizontales infinies des
rues. Comme elles, le regard « file » à l'horizon (le verbe apparaît
deux fois, 1. 4 et 26), dans une course qui mène à des milliers de
kilomètres de là, vers les autres métropoles, Chicago ou Boston. La
vitesse des voitures évoquée dans le second paragraphe participe à
cette impression de liberté et de grands espaces, comme la
métaphore des « grands rails parallèles » qui suggère les départs
toujours possibles (1. 28). Le champ lexical de la grandeur produit
le même effet, avec l’adjectif « grand » qui intervient quatre fois,
les « ensembles massifs » (1. 2), | « artère », « l’avenue », les
« routes nationales » (1. 8, 9, 25).
Dernier charme de cette cité, et dernier paradoxe envoûtant, la
présence de la nature s'affirme partout. Sartre ne parle pas de
Central Park, espace vert immense au cœur de la ville. Plus
subtilement, il utilise des comparaisons et des métaphores apparte-
nant au règne minéral ou animal. Il évoque en effet la splendeur
horizontale des plaines andalouses (1. 14) et la verticalité impres-
sionnante des falaises (1. 8), cadres aussi sauvages que l’animal
indéfini, à mi-chemin entre le chien et le loup, désignant le ciel
(« solitaire et pur comme une bête sauvage », 1. 19). De plus la
véritable nature reste toujours facilement accessible, ne serait-ce
que par le regard, puisque « l’œil peut presque suivre » une artère
« dans la campagne » (1. 28).
Cette ville que nous savons faite de béton, de fer et de verre offre
donc, dans un cadre naturel, une vie ardente, libre et sûre. De tels
paradoxes ont séduit Sartre qui termine sa description sur l’un
d’eux : « au cœur de la cité, vous êtes au cœur de la nature ». Et
dans tout le texte l’omniprésence du ciel, nommé six fois, équilibre
les créations humaines.

Le philosophe et romancier européen, élevé dans les livres et les


paysages de son continent, sait ici faire preuve d’ouverture d'esprit,
et voyager en oubliant ses habitudes, comme le prônait Montaigne
dans ses Essais (III, 9, « De la Vanité »). Il fournit aux lecteurs un
mode d’emploi de New York, mais en y ajoutant son enthou-
Slasme, et une poésie visionnaire. En fait il rejoint toute
une
tradition littéraire française de la découverte d'horizons nouveaux
:
avant lui Rousseau avait fait aimer les montagnes et la campagne
dans La Nouvelle Héloïse et Les Réveries d’un promeneur solitaire.
Chateaubriand avait révélé la grandeur des paysages américain
s
84
dans Le Génie du christianisme. À la suite de Blaise Cendrars
(Pâques à New York) ou d’Apollinaire (Zone), Sartre enrichit
notre imaginaire avec ce qui reste d’exotisme en un siècle où la
Terre entière est connue : la poésie des grandes villes.

11, Paul VERLAINE


« Pierrot », Jadis et Naguère
LL LL

Ce n’est plus le rêveur lunaire du vieil air


Qui riait aux aïeux dans les dessus de porte;
Sa gaîté, comme sa chandelle, hélas ! est morte,
Et son spectre aujourd’hui nous hante, mince et clair.
s Et voici que parmi l’effroi d’un long éclair
Sa pâle blouse a l’air, au vent froid qui l'emporte,
D'un linceul, et sa bouche est béante, de sorte
Qu'il semble hurler sous les morsures du ver.
Avec le bruit d’un vol d'oiseaux de nuit qui passe,
10 Ses manches blanches font vaguement par l’espace
Des signes fous auxquels personne ne répond.
Ses yeux sont deux grands trous où rampe du phosphore
Et la farine rend plus effroyable encore
Sa face exsangue au nez pointu de moribond.

Vous proposerez de ce texte un commentaire composé. Vous


pourriez, par exemple, étudier par quels procédés l’auteur rend
sensible sa propre angoisse, à travers la représentation d’un
personnage traditionnel.
Mais ces indications ne sont pas contraignantes, et vous avez
toute latitude pour organiser votre exercice à votre gré. Vous vous
abstiendrez seulement de présenter un commentaire linéaire ou
séparant artificiellement le fond de la forme.

MONTPELLIER ET ACADÉMIES RATTACHÉES,


ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1988 : A, B, C, D, D’, E.

Presses Pocket 2021.

85
DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...
e Ce sonnet date de 1868 et, avant d'appartenir au recueil de
Jadis et Naguëre, il a été publié seul.
e || conviendrait de jeter un coup d'œil au recueil dans son
ensemble, car il contient l’« Art poétique » du poète, dans lequel la
poésie symboliste est définie comme musicalité, ce qui est utile à
connaître pour analyser les textes de Verlaine en général. flfaut noter
aussi que le recueil précédent, Sagesse, reniait les expériences et la
poétique du poète, au nom d’une soumission religieuse. Ici, Verlaine
renoue donc avec des thèmes anciens.
e Feuilletez aussi un des premiers ouvrages de Verlaine, Les
Fêtes galantes dont notre texte se rapproche pour l'atmosphère.
e Le titre du recueil est en lui-même parodique de celui d'une
partie des Contemplations de Hugo : « Hier et Aujourd’hui ». Verlaine
oppose deux époques du passé, l’une très ancienne, l’autre récente,
sans vouloir prendre en compte le présent.
e Suggestions:
1. Relevez les pauses du texte (césures non marquées, coupes
originales), les jeux de sonorités (allitérations, assonances).
2. Rafraîchissez vos.connaissances sur les règles de composition
du sonnet (schéma des rimes, second tercet marotique ou ronsar-
dien, pointe, etc.).

CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ... CORRIGÉ...


PLAN ADOPTÉ DANS LE COMMENTAIRE
I. Le traitement original d’un personnage traditionnel
— Pierrot
— Perversion de la tradition
— Le statut du titre
II. La présence de la mort
— L’écoulement du temps
— La morbidité
III. La figure du poète angoissé
— Gaucherie
— Solitude et silence
— Perte de l’identité

DEVOIR RÉDIGÉ ER a à
Jadis et Naguère est un recueil composite publié en 1885
qui,
comme son titre l'indique, opère un retour sur des heures
du passé.
86
La plupart de ces poèmes sont comme des mélodies monocordes et
désabusées.
« Pierrot », second sonnet de la première section, est l’évocation
d’un personnage de la comédie italienne et du folklore français. Ici,
il apparaît doté de ses attributs traditionnels mais d’emblée
l'atmosphère est chargée de négativité. Le sonnet est sous le signe
du manque et de la mort dont l’omniprésence est la figuration
symbolique du désarroi du poète, lui aussi triste Pierrot.
Nous étudierons donc successivement l'originalité du traitement
de ce personnage traditionnel, avant d’analyser l’emprise de la
mort dans le texte; enfin, nous constaterons que le poète rend
sensible ainsi sa propre angoisse, Pierrot étant sa propre figure.

Le sonnet s'offre comme la définition d’un personnage par


rapport à sa nature antérieure : « ce n’est plus » (v. 1). Le Pierrot
est un personnage traditionnel caractérisé par un certain nombre
d’attributs. Il est d’abord habillé d’un ample vêtement blanc:
« pâle blouse » (v. 6), « manches blanches » (v. 10), qui dissimule
ses formes. N’apparaît donc de‘façon précise que son visage décrit
dans le second tercet. D’autre part, c’est un personnage de mime
qui n’exprime ses sentiments que par gestes : il fait « des signes
fous » (v. 11) ; et il n’émet aucun son : « sa bouche est béante » (v.
7). La fascination qu’exerce sur lui la lune est son troisième attribut
conventionnel ; il est un « rêveur lunaire » (v. 1) évoluant dans
l’obscurité. La clarté de la lune est répétée par la blancheur de son
habit et son maquillage (« farine », v. 13). Cette pâleur est la
marque de son caractère innocent (étymologiquement « candide »
signifie « blanc »). Le début du sonnet souligne la fraîcheur naïve
de Pierrot « qui riait » (v. 2) et faisait montre de « gaîté » (v. 3). Il
est à noter la place de ces deux élements qui, en début de vers, sont
mis en valeur.
Le premier vers fait immédiatement référence à la chanson
populaire « Au clair de la Lune », conférant au sonnet une
apparente atmosphère d’insouciance propre aux chansons en
général, et à l’enfance. Or, tous ces éléments de la tradition sont
abolis par la négation qui ouvre le texte (« ce n’est plus »).
En effet, Verlaine pervertit la tradition en réinterprétant de
façon négative la blancheur, le mutisme et la Lune. La blancheur
du personnage n’est plus alors le signe de la candeur, mais
l’absence de couleur, le vide. Les notations de lumière sont
données comme en creux dans le sonnet. Ainsi la chandelle
conventionnelle « morte » de la chanson (v. 3) est-elle reprise sur
ce mode atténué dans l’expression qui clôt le premier quatrain :
« mince et clair » (v. 4). La ténuité de cette lumière se retrouve
dans la fin du texte sous l’espèce du regard « où rampe du
phosphore » (v. 12). Le verbe fait état d’une lueur à peine visible,
et le phosphore est la matière utilisée au bout des allumettes afin de
les enflammer; c’est donc encore la précarité et le caractère

87
t ne.
éphémère de la lumière qui sont soulignés. Ce qui pouvai
tel l’« éclair », se trouve ralenti , comme se
être vigoureux,
(« long éclair », v. 5). Le mime, lui aussi, devien t négati f, puisqu 'i
se transforme en cri silencieux (« il semble hurler », v. 8). L'on est
ainsi passé de la chanson, du « vieil air » (v. 1) au silence
douloureux. Enfin la Lune est ici symbolique des changements de
la Fortune et sa pâleur se reflète dans la « face exsangue » de
Pierrot. LE
C’est pourquoi le titre même du sonnet a un statut particulie r
puisqu'il évoque une réalité connue du lecteur, pour immédiate -
ment la nier. Le personnage qui n’est plus ce qu il était, devient
tellement évanescent qu’il finit par mourir.

La mort semble bien l'élément primordial du texte. Le vide


qu’elle implique est à l’œuvre dès le premier vers dans la négation,
puis dans l'adjectif explicite, « morte» (v. 3) que relaie le
« spectre » du vers 4. C’est le passage du passé au présent qui
intéresse le poète. Pierrot est lié au passé (« vieil air », v. 1;
« aïeux », v. 2) et échoue dans le présent (« son spectre aujour-
d’hui », v. 4). Le jeu des temps grammaticaux illustre la métamor-
phose dans le temps du personnage, puisque, après un unique
imparfait qui marque une durée (« riait », v. 2), nous avons un
présent passif (« est morte », v. 3) dont la forme est aussi celle du
passé composé dénotant une époque révolue. Puis le sonnet se
poursuit au présent qui exclut le futur; le personnage n’a ainsi pas
d’autre avenir que celui de la mort. C’est la raison pour laquelle le
texte s'ouvre sur « ce n’est plus » (v. 1) et se ferme sur « mori-
bond » (v. 14) : nous assistons à l’agonie de Pierrot et chaque
strophe en est une étape. La première propose une image révolue
du personnage, la seconde insiste sur la souffrance du spectre,
avant de laisser le premier tercet exprimer l’horrible solitude qui
aboutit, dans le second, au visage de mourant sur lequel achève le
poète.
Le sonnet s'organise autour de cette dépossession que marque le
symbolisme de la chandelle éteinte, telle la vie parvenue à son
terme. Tous les éléments du sonnet portent ainsi une marque
funèbre, à commencer par le vêtement : « Sa pâle blouse a l’air..…/
D'un linceul » (v. 6-7). Pierrot est ainsi à la fois fantôme
(« spectre », v. 4) et mort-vivant. Son aspect cadavérique est
manifeste dans l’évocation de son visage surtout, qui multiplie les
notations morbides. Son visage est décomposé déjà, rongé par les
vers : « il semble hurler sous les morsures du ver » (v. 8). Le hiatus
entre le verbe conjugué et l’infinitif, l’assonance lugubre en [y]
et l’allitération en [r] et en [s] donnent à entendre la plainte
de Pierrot. C’est dans le second tercet que l’on retrouve l’image du
squelette, plus précisément de la tête de mort : «ses yeux sont
deux grands trous » (v. 12), « sa face exsangue au nez pointu de
moribond » (v. 14). L’adjectif « exsangue » dit que la vie
s’est
88
retirée du personnage. Le cadre du sonnet lui-même est funeste,
traversé par « un vol d’oiseaux de nuit » (v. 9) et où un « vént
froid » (v. 6) entraîne le personnage. Le mouvement des oiseaux
est suggéré par l’allitération en dentales et l’assonance en écho de
[yil de part et d’autre de la césure : « le bruit d’un vol d’oiseaux
de nuit qui passe ».

La transformation du personnage traditionnel en un spectre


effaré est une transposition : la figure de Pierrot est en réalité celle
du poète. Le lien entre les deux apparaît dans le pronom personnel
du vers 4 : « son spectre aujourd’hui nous hante ». C’est Verlaine
lui-même qui souffre d’une perte d’être. Il se caractérise par sa
gaucherie, ce que traduit le déhanchement prosodique du texte qui
accumule les césures non marquées dans les alexandrins, rempla-
cées par des coupes à des places inhabituelles. Ainsi le vers 8 est-il
coupé 5/7 : « Qu'il semble hurler/sous les morsures du ver. » Il en
va de même pour le vers 13. Cette asymétrie qui forge deux
hémistiches impairs dans le vers est-propre au poète (voir « Art
poétique » : « préfère l’impair »}. Au rythme irrégulier s’ajoute le
ralentissement des gestes du personnage, comme empêtré :
emporté par le vent, il fait « vaguement par l’espace/des gestes
fous » (v. 10-11). ë
Mais il y a plus grave : la solitude effrayante. À la chanson
populaire s’oppose le hurlement de Pierrot qui n’est en réalité que
du silence : « il semble hurler » (v. 8). Cette voix muette appartient
aux angoisses de Verlaine. Le seul bruit réel du poème est celui du
vol des oiseaux nocturnes, un froissement d’ailes donc ; il n’y a rien
là de mélodieux comme peut l’être un chant d’oiseau. Ce silence
oppressant pour le poète tient également au fait qu’il s’efforce de
produire un sens, mais que personne ne lui prête attention :
« Des signes fous auxquels personne ne répond » (v. 11).
Le silence auquel se voit condamné avec horreur le poète
provoque son désarroi, traduit dans le texte par le rythme encore :
celui des rejets (v. 7-8), de la dislocation de la syntaxe (v. 6-7 : « a
l’air.… d’un linceul »). Si Pierrot meurt, c’est toute la tradition de la
chanson populaire qui disparaît avec lui, c’est-à-dire que le poète
n’a plus de repère poétique. D’autre part, la mise à distance
qu’opère l’auteur en se représentant en Pierrot, indique qu’il n’est
plus lui-même. Le poète s’est perdu, aliéné.
Ainsi ce sonnet, par la représentation d’un personnage tradition-
nel, permet-il à Verlaine de transcrire ses angoisses de poète face à
la solitude, au silence. La mort qui plane sur le texte est symbolique
de la dégradation qu’a ressentie l’auteur devant son passé. L’écho
qui se perpétue dans le lecteur est celui d’un malaise, du sentimient
douloureux et émouvant d’un manque rendu sensible par la
musicalité un peu discordante des vers.

89
12. Daniel BOULANGER
« En été », Les Noces du Merle
D LU WU
PT

[Après avoir mené une vie aventureuse jusqu’en 1958, Boulanger se


consacra à la rédaction de scénarios de films et de nouvelles qui lui valurent
plusieurs prix. Dans ses nouvelles, les personnages ont souvent plus de
cinquante ans, ils vivent en province d’une façon banale, un peu vieillotte,
sans révolte. L'art de Boulanger est de savoir en peu de pages, par tel geste,
quelques mots, les individualiser, leur enlever tout caractère stéréotypé,
conventionnel. Parmi ses œuvres : les Noces du Merle, Vessies et Lanternes,
Fouette cocher!Il est l’auteur, entre autres, des scénarios de /’Homme de Rio
et d’A bout de souffle.]

Dans le jardin au milieu des champs et sous le saule au milieu du


jardin, les enfants se sont réfugiés. Ils parlent à voix basse. Leur rire
parfois s’égare en papillon jusqu’au soleil. La mère est à l'ombre de la
grange. Le père, de vague en vague, s'enfonce dans le sommeil,
retrouvant dans la chambre qui tangue avec douceur tout un lot de
couleurs qui s’enfuient par la porte et brûlent sur les pierres. Avant le
repas de midi, manège autour de la carafe d’eau, les enfants sont
rentrés chargés de fleurs. L’oie les suivait, qui s’appelle Séraphine,
sous l’œil en coin du chien qui veille près de la table, au frais des
10 carreaux rouges. Il n’y a personne au-delà de ce monde, mais dans le
globe de la lumière où les arbres ont la pâleur d’un bouquet de mariée
un bonheur encore se prépare d’où naîtra le vent. On le sent déjà qui
nous désire. L’unique oiseau qui se tenait immobile en plein ciel
tombe au ras des chaumes. Il n’y a plus à vivre que l’instant. Au retour
15 de la fraîcheur, les yeux se regardent et se découvrent. La maison sent
le pain. Le père, avant la nuit, dira l’histoire qu'on lui réclame, un
conte qui ressemble à ce jour hors du temps, sans héros et sans gestes,
qui s’ouvre et se ferme avec la délicatesse d’une fleur. Après, nous
irons regarder les astres qu’une fois encore les enfants se mettront à
20 compter.

Vous ferez un commentaire composé de cette brève nouvelle.


Vous étudierez comment le jeu des sensations exprime le bonheur
d’un jour d'été.

LYON ET ACADÉMIES RATTACHÉES,


ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1988 : F, G, H.

90
DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...
e Daniel Boulanger est un auteur contemporain, né en 1922. On
lui doit la renaissance des nouvelles en France, car il en a publié
presque quatre cents à ce jour. Il illustre ce genre de façon
exemplaire mais il est également poète. Par ailleurs scénariste (une
centaine de films) et dramaturge, il possède un sens de l'intrigue et
une richesse d'expression qui en font un écrivain de première
grandeur.
_© Le texte, simple en soi, offre pourtant cette particularité de
résister à l’analyse. Cela tient en partie à la limpidité même des
phrases, en partie aux images qu'emploie l’auteur, ici presque poète.
e Suggestions : Nous ne pouvons que vous recommander la
lecture de cet écrivain : voyez par exemple le recueil de nouvelles
Fouette cocher!, le roman Les portes, ou un volume des Retouches
(courts poèmes de définition) comme Tirelire.
1. Classez les sensations qu’évoque le texte et reconstituez le
cheminement temporel de cette journée d'été.
2. Comparez les longueurs diverses des phrases et essayez de
déterminer quel effet ce rythme suscite.

CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ.

PLAN ADOPTÉ DANS LE COMMENTAIRE

I. Une journée d’été


— Chaleur et lumière
— Une famille à la campagne
— De la matinée au crépuscule
II. La sensualité paisible
— Un monde clos et protégé
— L'univers cohérent
— Profiter de la vie
III. Le temps suspendu
— Le mouvement circulaire
— De la réalité au conte
— Le cycle éternel

91
DEVOR RÉDIGÉ aa
du Merle (1963) est l’un des nombreux recueils de
pen ne par S A Les soixante-trois nouvelles
ne pour
qu’il compte s'organisent en cinq sections, portant chacu
raphe de Buffon , _donn ée en fin de
titre un fragment de l’épig
très flûté,
volume : « Le ramage naturel du merle est très doux,
mais un peu triste, comme doit être le chant de tout oiseau vivant
en solitude. » Le recueil répond au naturaliste en proposant une
série d'observations minutieuses et poétiques des hommes dans les
cadres les plus variés, marquées par la sensation et la sensualité.
«En été » est la dernière pièce et expose, dans un bref
développement, le déroulement d’un jour d'été brûlant à la
campagne. Du texte se dégage une sensualité paisible qui invite à
goûter chaque moment de cette journée. Mais au-delà, ne faut-il
pas distinguer la présence d’un temps suspendu qui n’est plus
seulement d’un jour ou d’une saison ?
Le texte raconte une journée d’été vécue par une famille
anonyme composée d’enfants, (on en ignore le nombre) et
d’adultes : la mère, le père. Nous nous trouvons à la campagne,
comme en témoignent non seulement le cadre, « dans le jardin au
milieu des champs » (1. 1), mais encore les animaux domestiques,
« chien » et surtout « oïie ». Seule cette dernière est nommée,
Séraphine, ce qui ajoute une valeur affective à l’apparition de
l’animal. Elle fait partie de la famille dont les autres membres se
définissent par leur relation : enfants, parents. Tous se retrouvent
dans une maison fraîche, ouverte néanmoins sur l’extérieur puisque
les couleurs « s’enfuient par la porte » (1. 6).
Car nous sommes au plein cœur de l’été, comme l'indique
l'oiseau qui « tombe au ras des chaumes » (1. 13-14). Le titre, En
été, implique un contenu, sous l’espèce de la préposition « en »,
que le texte développe, déroulant les éléments constitutifs de ce
jour d'été : lumière et chaleur. La lumière est celle, crue, qui tue
les couleurs : « lot de couleurs qui (...) brûlent sur les pierres » (1.
5-6). Elle est à ce point une lampe qui consume, qu’elle peut
s'inscrire dans un « globe » d’une extrême blancheur (1. 11). Elle
tue donc les regards qui devront attendre le soir pour se voir (« Au
retour de la fraîcheur les yeux se regardent et se découvrent », 1
14-15). Mais à l’intérieur de la maison les couleurs sont suggérées .
« Les enfants sont rentrés chargés de fleurs », (1. 7-8) « au frais des
carreaux rouges », (L. 9-10). La fin du texte opère une bienheu-
reuse synthèse de la lumière et de l’obscurité dans la contemplation
du ciel étoilé : « Après, nous irons regarder les astres » (L. 18-19).
La chaleur n’est dite explicitement qu’une fois, lorsque les couleurs
« brûlent sur les pierres » (1. 6). Ailleurs, elle est exprimée par
ses
contraires : « au frais des carreaux »(1. 9-10), « au retour de la
fraîcheur » (1. 14-15). Tout se passe comme si elle était trop grande
pour que l’on pût même la prononcer. Le rythme dit, mieux qu’une
92
définition, l’hébétude qui s'empare des êtres, sous son effet:
courtes pour la plupart, dans le début du texte où les êtres
cherchent l'ombre et au moment de la touffeur de l’après-midi, les
phrases expriment ainsi l’immobilité à laquelle réduit la chaleur.
Néanmoins, ce jour d’été n’est pas figé dans un moment unique ;
au contraire, nous en suivons les étapes de la matinée au
crépuscule. La structure du texte épouse les différentes heures : en
fin de matinée, la famille est dispersée (1. 1-6) ; puis elle se réunit à
midi (1. 6-10) avant de sombrer dans la torpeur de l’après-midi (1.
10-14); ensuite, la fraîche soirée délie les regards et les langues (1.
14-20). Les moments de plus grande chaleur et de plus intense
lumière sont aussi ceux du silence : ce n’est que le soir que la
famille raconte ; le matin ne laissait filtrer que des chuchotements
et des rires : « Ils parlent à voix basse. Leur rire parfois s’égare en
papillon » (1. 2-3).

Malgré la canicule, le monde que nous offre Boulanger ici est


confortable : de la pièce d’ombre,.de l’arbre au globe de lumière, il
reconduit sans cesse cette image du cercle : chambre (1. 5) ou
carafe d’eau (1. 7). La première phrase donne le ton, avec ses longs
compléments qui laissent attendre le sujet : « dans le jardin au
milieu des champs et sous le saule au milieu du jardin » (1. 1). La
double construction, par « dans » et « sous », dessine un espace
clos qui se réduit et symbolise la protection.
Les métaphores font de tous les éléments un univers cohérent :
le rire enfantin « s’égare en papillon jusqu’au soleil », (1. 3), « les
arbres ont la pâleur d’un bouquet de mariée » (1. 11) et le jour se
fait fleur (1. 17-18). Cette correspondance harmonieuse réapparaît
dans la mention du désir du vent (ou du bonheur, car le référent du
pronom personnel « le » est ambigu) : « un bonheur encore se
prépare d’où naîtra le vent. On le sent déjà qui nous désire »
(1. 12-13).
Ce désir, cette affection qui baigne la nouvelle, sert l’idée qu’il
faut profiter de la vie sans raisonner. Ainsi les phrases souvent
courtes sont des invites à goûter l’existence et le texte ne comporte
aucune longue période oratoire qui nous y ferait réfléchir : « Il n’y
a plus à vivre que l’instant » (1. 14).
C'est la sensualité, paisible, qui commande l’atmosphère de ce
texte. Les sensations tactiles de bien-être, en particulier, sont
goûtées par hommes et bêtes : les humains recherchent la fraîcheur
de l’ombre et des pièces closes, le chien trompe la chaleur, allongé
sur le carrelage. La venue prochaine de la brise, vers le soir, est un
élément supplémentaire de plaisir. D’autres sensations délicieuses
font l’objet de mentions discrètes : c’est ainsi que « la maison sent
le pain » (1. 16-17) et que le complément « avant le repas de midi »
(1. 6) laisse attendre quelque fumet. La grange (1. 3) suggère
l'odeur des foins coupés, comme les fleurs rapportées (1. 8)
brassent leurs parfums.
93
le
Parallèlement à la description d’une réalité bien concrète, En
texte nous convie à une rêverie qui ouvre et ferme la nouvel le.
e
effet, le père, pris par un sommeil léger, flotte dans une certain
réalité, « de vague en vague, s'enfo nce dans le sommei l, retrou-
vant dans la chambre qui tangue tout un lot de couleurs » (1. 4-5).
La masse croissante des différents groupes qui composent cette
phrase nous fait vivre les étapes de cette déréalisation. À la fin du
texte, grâce au père encore, la réalité cède le pas au conte pour
enfants : « le père (..) dira l’histoire qu'on lui réclame, un conte
qui ressemble à ce jour » (1. 16-17). Si le détail du conte ne nous est
pas donné, Boulanger prend en revanche la peine de nous signaler
sa ressemblance avec ce jour d’été « sans héros et sans gestes »
(1. 17). La nouvelle « En été » est donc ce conte merveilleux; la
réalité s’est faite féerie.
Le passage a été permis par l’image de la spirale qui parcourt le
texte en s’élargissant. Le point de vue, qui est d’abord celui des
personnages présentés dans les premières phrases (enfants, mère et
père), devient peu à peu impersonnel pour s’attacher à un « nous »
qui fait du narrateur partie prenante de l’évocation et avec lui, le
lecteur. Nous aussi, dans le dernier moment de cette journée nous
regardons les astres. D’autre part, nous constatons un rétrécisse-
ment suivi d’un élargissement, comme si la nouvelle dessinait un
sablier : l’on passe des champs à la table par les intermédiaires du
jardin, de la grange et de la chambre ; puis du globe, nous allons,
par la maison, jusqu’au ciel étoilé. Le passage d’un microcosme ou
macrocosme emprunte les voies du regard.: «les yeux se regar-
dent» (1. 15) puis tous vont « regarder les astres » (1. 18-19).
L'emploi du même verbe souligne l’évolution en spirale.
A cet élargissement de l’espace correspond un épanchement
infini du temps. La métamorphose des fleurs exprime la fragilité de
l'instant mais en même temps la floraison éternelle des sensations :
les fleurs des enfants deviennent « bouquet de mariée » (1. 11) du
sein duquel « naîtra le vent » (1. 12). Ce bouquet d’épousailles est
donc promesse d’une vie à venir, dans un cycle éternel qui affecte
également le jour. Celui-ci « s’ouvre et se ferme avec la délicatesse
d’une fleur » (1. 18). Il est à constater ici que le texte se déploie
essentiellement au présent, dans ce présent qui suggère la force de
chaque instant, mais aussi la valeur éternelle des choses. Les futurs,
à la fin du texte, marquent la répétition certaine de ce rite des
enfants : « Les astres qu’une fois encore les enfants se mettront à
compter » (1. 19-20). L'expression « une fois encore » place ce jour
dans la continuité des autres, sous le regard de l'éternité que
soulignent les étoiles dans leur multitude. La nouvelle est d’ailleurs
‘rss présentée par son auteur comme « hors du temps »

. Boulanger se pose ainsi comme disciple moderne


de l’épicu-
nsme, reprenant sous une forme très personnelle
le carpe diem
94
(« cueille le jour ») d’Horace. Ce jour d'été, suspendu entre terre
et rêve, fait goûter au lecteur le plaisir gourmand de l’instant. Ce
sont les sensations qui nous guident et nous font dépasser le cadre
étroit de cette réalité estivale. La fin du recueil est donc aussi une
ouverture sur le bonheur.

13. Jules RENARD


« Le cygne »,
Histoires naturelles
LL I à
we

Il glisse sur le bassin, comme un traîneau blanc, de nuage en nuage.


Car il n’a faim que des nuages floconneux qu’il voit naître, bouger et
se perdre dans l’eau. C’est l’un d’eux qu’il désire. Il le vise du bec et il
plonge tout à coup son col vêtu de neige.
Puis, tel un bras de femme sort d’une manche, il le retire, il n’a rien.
Il regarde : les nuages effarouchés ont disparu.
Il ne reste qu’un instant désabusé, car les nuages tardent peu à
revenir, et, là-bas, où meurent les ondulations de l’eau, en voici un qui
se reforme.
Doucement, sur son léger coussin de plumes, le cygne rame et
s’approche. Il s’épuise à pêcher de vains reflets, et peut-être qu’il
mourra, victime de cette illusion, avant d’attraper un seul morceau de
nuage.
Mais qu'est-ce que je dis?
Chaque fois qu’il plonge, il fouille du bec la vase nourrissante et
ramène un ver. Il engraisse comme une oie.

Dans un commentaire composé, vous mettrez en valeur l’art de


l'écrivain, son étonnante faculté de rendre les attitudes vraies et
cependant surprenantes qui caractérisent le cygne.

SUJET NATIONAL,
ÉPREUVE ANTICIPÉE, SEPTEMBRE 1980 : G.

95
DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...
mot
e Le texte présente cet avantage de ne comporter aucun
difficile:le sens général est immédi atemen t compris .
et
e Les Histoires naturelles ont été composées séparément
publiées par petits groupes à partir de 1896. Le recueil complet
comprendra 85 textes.
e Suggestions : -
1. Compare z ce texte avec d’autres poèmes qui prennent le cygne
comme objet de lyrisme : Symphon ie en blanc majeur, de Gautier, Le
Cygne, de Baudelaire et celui de Sully Prud'homme, « Le vierge, le
vivace et le bel aujourd’hui. » de Mallarmé.
2. Analysez et classez les sonorités du premier paragraphe;
étudiez le rythme des lignes 6 à 11.
e «Le Cygne» a été mis en musique par Ravel: écoutez
l'interprétation qu’en donne le musicien. Bonnard, Rabier et Tou-
louse-Lautrec ont par ailleurs illustré les différentes éditions de
l'œuvre : confrontez les trois modes de présentation (écriture, pein-
ture, musique).

CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ.

PLAN DÉTAILLÉ
Introduction :
e « Le Cygne », dixième poème en prose des Histoires Naturel-
les de Jules Renard (première édition en 1896), clôt la première
section sur la basse-cour.
. © L'œuvre fait référence à Buffon qui fut un maître d’observa-
ton pour le poète. L'oiseau est ici en effet évoqué de manière très
précise et vraie.
° Pourtant, le texte nous invite à mettre à distance le charm
poétique même de l’anecdote. « Le cygne » s’offre ainsi comme e
un
exercice de style qui vient en contre-point d’une longue
tradition et
propose une vision parodique de cet animal mythiq
ue.
® D'où les pistes d’étude suivantes :
1. Une anecdote poétisée
2. L’ironie du poète

96
I. Une anecdote poétisée
1. L'oiseau dans son élément
® L'espace et le temps : un minimum de détails suffisent à poser
les circonstances de l’anecdote.
— Le cadre est celui d’un « bassin » (1. 1) au-dessus duquel
passent des nuages, mais dont on ne voit que le reflet : « des
nuages floconneux qu’il voit naître, bouger et se perdre dans
Peau » (L. 2-3).
— L’anecdote s'organise de façon chronologique. Relever les
conjonctions temporelles : « tout à coup » (1. 4), « puis » (1. 5),
« chaque fois » (1. 15) et les préfixes de répétition : « retire » (1. 5),
« revenir » (1. 8), « se reforme » (1. 9).
e L'oiseau à l’œuvre : le nom de « cygne » n’est présent que
dans le titre. L'ensemble du texte en est la définition.
— Les activités spécifiques de l’oiseau sont bien rendues :
mouvement sur le bassin à coups de palmes (« rame », 1. 10),
brusque plongée du cou dans l’eau après un temps d’observation de
la surface. Fa
— Le rythme des phrases, longues ou très brèves, symbolise les
mouvements de l’oiseau; les plus longs paragraphes sont ceux des
gestes gracieux du cygne (1. 1-4; 10-13). Noter l’effet produit par
les blancs typographiques qui marquent les arrêts de l’oiseau.
2. L'objet de la quête
e Se nourrir de rêves : le cygne est en quête de nuages qui sont
toute sa nourriture : « il n’a faim que des nuages » (1. 2); « c’est
l’un d’eux qu’il désire » (1. 3).
— L’anecdote présente une action répétée : le cygne trouble
une fois l’eau puis recommence sa quête. Mais ce mouvement de
l'oiseau, qui «rame et s’approche » (1. 10-11) avant qu’il ne
« plonge tout à coup son col vêtu de neige » (1. 4), se perpétue
indéfiniment dans le temps. L'utilisation du présent de l'indicatif
permet d’actualiser la scène mais se charge également de valeurs
intemporelles : « il s’épuise à pêcher de vains reflets » (1. 11).
e La personnification : les composantes de la scène dont douées
d’une vie humaine : le cygne a des désirs, il est « désabusé » (1. 7)
puis « victime de cette illusion » que sont les nuages (1. 12). Ceux-ci
naissent (1. 2) puis sont « effarouchés » (1. 6). Les ondulations de
l’eau « meurent » (1. 8).
— L'oiseau a l’air humain; il a des préoccupations apparem-
ment morales, mais il conserve toujours une apparence animale : il
ne parle pas comme chez La Fontaine et ne porte pas d’habits
comme chez Granville.
3. L'illusion poétique
e Les images : le poète nous fait suivre un transfert poétique : le
cygne se nourrit de nuages, comme le texte se nourrit d'images.
Métaphores et comparaisons sont fondatrices de l’atmosphère : la
A
traîneau (1. 1);
blancheur de l'oiseau qui glisse nee LE du ;
É e le bras d’une femme (. 5).
op de la blancheur duveteuse. cristallise autour d elle
bassin » (1. 1);
des sonorités : allitération en [s] (« il glisse sur le 10-
« sur son léger coussin de plumes, le cygne. s approche » (L
tés fluides en « L » (1.
11). Glissement suggéré aussi par les sonori
1-3).
e Les jeux de reflet : il y a correspondance entre deux blan-
cheurs, celle des nuages et celle de l’oiseau, autrement dit ilya
reflet de nuage à plumage. sie
— Idée du narcissisme du cygne : le texte multipli e les occur-
rences du pronom personne l « Il » (15 fois). Le poème est plein du
cygne et de son orgueil. C’est lui-même en définitive qu’il cherche
dans l’eau.

II. L’ironie du poète


1. De l'illusion à la réalité

e Nous avons une anecdote dans laquelle l’auteur se laisse


d’abord fasciner par la majesté traditionnelle du cygne avant de se
reprendre par la question : « Mais qu'est-ce que je dis? (1. 14).
— La structure est éclairante. Le poème se décompose en deux
temps : la quête du cygne et le retour à la réalité qui réinterprète
les éléments précédents. Le cygne se promène ainsi sur un modeste
« bassin » au lieu d’un lac.
— La chute du texte établit un constat prosaïque : le cygne n’est
qu’une oie gourmande. La fin éclaire d’un jour ironique l’autre
faim, celle de l’oiseau pour les nuages. La brièveté de la formule
contraste avec le rythme glissant de la première partie du texte :
« Il engraisse comme une oie » (1. 16) (voir le texte des Histoires
naturelles intitulé « L’oie »).
— Le retour au prosaïsme donne un sens plein à l’appellation de
poème en prose : c’est à la fois un texte d'images, de rythmes, de
sonorités, mais aussi de réalité.

.® La désillusion : c’est le refus de l'illusion dont semble être


victime le cygne lui-même : la quête de la beauté, de l’ineffable que
sont les nuages. Le poète exerce contre lui-même son ironie
puisqu'il a été capable, un moment, de croire au cygne mangeur
de
nuages.
— Le caractère de magie à laquelle on ne doit pas se laisser
prendre, apparaît dans l'étape du cou qui ressort de
l’eau, sans
rien, comme le bras de l’illusionniste qui ne réussirait pas
à faire
Sortir du chapeau quelque vaporeux foulard.

98
2. La perversion du sérieux
e Buffon : le titre des Histoires naturelles est le pluriel de celui
de l’ouvrage de Buffon : Histoire naturelle. Mais Renard prend le
contre-pied de son modèle qui déclarait que le cygne est « supé-
rieur en tout à l’oie » et sait «se procurer une nourriture plus
délicate et moins commune ». Toute noblesse est déniée à ce cygne
qui ne vaut pas mieux que l’oie.
© La tradition poétique : Les sonorités fluides, comme l’allitéra-
tion en [s] au début du texte, se transforment : elles deviennent
dodues, en [r] (1. 15-16).
— C'est un refus en réalité de « faire littéraire » : le cygne,
animal favori de la littérature et de la mythologie, oiseau d’Apollon
(dieu de la poésie), est aussi, par sa couleur, l’expression de la
pureté. Or ici, le beau sujet devient observation sans complaisance
d’attitudes purement animales : « chaque fois qu’il plonge...
ramène un ver » (1. 15-16).
— À noter le ton parodique de « L’Étranger », poème en prose
de Baudelaire : « J'aime les nuagés qui passent. les nuages qui
passent. là-bas. là-bas. les merveilleux nuages. »

Conclusion
® Renard voulait une oétiqle « en morceaux, en petits mor-
ceaux, en tout petits morceaux ». Ce texte, court, composé par
petites touches, semble d’abord pousser l'observation jusqu’à la
préciosité.
e Mais l’humour du poëte nous ramène au maillon réel d’un
bestiaire qui sait distinguer rêverie poétique et spécificité authenti-
que d’un animal.
® La structure du recueil, qui commence sur l’ouverture de la
chasse et se clôt sur sa fermeture, fait du poète un chasseur.
d'images.

99
14. Marcel PROUST
Le Côté de Guermantes
À
LL LL LL WWW

: AE 14.
Le narrateur reconduit à la maison sa grand-mère DATE d'être victime
d’une congestion cérébrale durant une promenade aux Tuileries.

Le soleil déclinait ;il enflammait un interminable mur que notre


fiacre avait à longer avant d’arriver à la rue que nous habitions, mur
sur lequel l'ombre, projetée par le couchant, du cheval et de la
voiture, se détachait en noir sur le fond rougeâtre, comme un char
5 funèbre dans une terre cuite de Pompéi. Enfin nous arrivâmes. Je fis
asseoir la malade en bas de l’escalier dans le vestibule, et je montai
prévenir ma mère. Je lui dis que ma grand-mère rentrait un peu
souffrante, ayant eu un étourdissement. Dès mes premiers mots, le
visage de ma mère atteignit au paroxysme d’un désespoir pourtant
10 déjà si résigné, que je compris que depuis bien des années elle le tenait
tout prêt en elle pour un jour incertain et final. Elle ne me demanda
rien; il semblait, de même que la méchanceté aime à exagérer les
souffrances des autres, que par tendresse elle ne voulût pas admettre
que sa mère fût très atteinte, surtout d’une maladie qui peut toucher à
15 l'intelligence. Maman frissonnait, son visage pleurait sans larmes. Elle
courut dire qu’on allât chercher le médecin, mais comme Françoise!
demandait qui était malade, elle ne put répondre, sa voix s’arrêta dans
sa gorge. Elle descendit en courant avec moi, effaçant de sa figure le
sanglot qui la plissait. Ma grand-mère attendait en bas sur le canapé
20 du vestibule, mais dès qu’elle nous entendit, se redressa, se tint
debout, fit à maman des signes gais de la main. Je lui avais enveloppé
à demi la tête avec une mantille en dentelle blanche, lui disant que
c'était pour qu’elle n’eût pas froid dans l'escalier. Je ne voulais pas que
ma mère remarquât trop l’altération du visage, la déviation de la
25 bouche ;ma précaution était inutile : ma mère s’approcha de grand-
mère, embrassa sa main comme celle de son Dieu, la soutint, la
souleva jusqu’à l’ascenseur, avec des précautions infinies où il y avait,
avec la peur d’être maladroite et de lui faire mal, l'humilité de qui se
sent indigne de toucher ce qu’il connaît de plus précieux, mais pas une
30 fois elle ne leva les yeux et ne regarda le visage de la malade.

Vous ferez de ce texte un commentaire composé. Vous pourrez


essayer d'étudier notamment comment le narrateur suggère les
sentiments des personnages les uns à l'égard des autres et comment
ce texte dégage une véritable beauté tragique.

NANTES,
BACCALAURÉAT, JUIN 1977 : À, B, C, D, E.
1. Françoise : domestique de la famille du narrateur.

100
DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...
e Il ne vous est pas nécessaire de connaître l’ensemble d'À /a
recherche du temps perdu, mais il peut être utile de savoir qu’un
amour intense lie la grand-mère, la mère et le narrateur.
e L'intitulé du sujet peut vous fournir un plan, à condition de bien
distinguer les deux parties : certains rapports entre les personnages
peuvent relever du tragique. Vous pouvez donner une unité au
premier développement en remarquant que les paroles, les actes ont
un point commun : la délicatesse due à l'amour. Le second dévelop-
pement s'attachera aux aspects, expressions, mouvements, images,
qui montrent le sentiment de fatalité et l'intensité de l'émotion.
e Veillez à ne pas mélanger l’auteur et le narrateur : le roman est
écrit à la première personne, mais n'est pas présenté comme
autobiographique, même si dans la réalité Proust fut très attaché à sa
grand-mère et à sa mère. d
e Suggestions :
1. Étudiez particulièrement la première phrase : champ lexical de
la mort, valeur des couleurs. Que s'est-il passé à Pompéi ?
2. En quoi l’image finale qui assimile la grand-mère à un dieu
exprime-t-elle l'amour que lui porte sa fille ?

CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ...

PLAN DÉTAILLÉ

Introduction
e Dans À /a recherche du temps perdu, Marcel Proust aborde
souvent le thème de la mort. Il analyse ainsi l'effet physique et
psychologique de la vieillesse sur ses personnages à la fin du roman,
ou l’égoïsme des survivants, par exemple celui de la duchesse de
Guermantes qui n'hésite pas à se rendre à une soirée malgré
l’annonce de l’agonie d’un proche. La fin de l’écrivain Bergotte, de
l’ami Charles Swann ou de l’amante Albertine ponctuent l’œuvre et
affectent le narrateur.
e Mais la mort de sa grand-mère prend une place particulière,
en raison des liens très forts qui les unissaient. C’est d’ailleurs une
agonie à laquelle il assiste, et sur laquelle il insiste, puisqu'elle
101
Côté de
occupe tout le premier chapitre de la seconde partie du
Guermantes.
la
e L'un des passages les plus émouvants se situe après
d’urémi e lors d’une promen ade. Le petit-fi ls
première attaque
la
comprend vite la gravité de la situation malgré la pudeur de
malade, qu’il ramène à la maison. Il lui reste à annonce r la crise à
sa mère.
e Le développement s’attachera à montrer :
1. l'extrême délicatesse des protagonistes, due à l’amour,
2. le ton tragique de la narration.
I. La délicatesse et l’amour
1. La délicatesse |
Les trois héros, dans ces circonstances graves, font assaut de
délicatesse pour s’épargner les uns les autres, et cacher la triste
vérité.

e La grand-mère vis-à-vis de sa fille :


— elle cherche à montrer qu’elle va bien en se levant à son
arrivée (1. 20-21).
— elle fait des « signes gais de la main » pour dédramatiser la
situation (1. 21).

e Le petit-fils vis-à-vis de sa grand-mère :


Il la fait asseoir en bas de l’immeuble pour qu’elle se repose après
le trajet en fiacre (1. 6-7), lui met une mantille pour qu’elle n’ait pas
froid (1. 21-22).
e Le fils vis-à-vis de sa mère :
— Mais le narrateur veut surtout éviter à sa mère une alarme
trop forte,
— en fait, l'arrêt dans le vestibule lui permet de monter d’abord
seul pour annoncer la nouvelle avec ménagement,
— la mantille est une « précaution » pour empêcher sa mère de
voir les effets physiques de la crise (1. 23-24),
— il use d’euphémisme : au lieu de révéler que la grand-mère a
subi une sérieuse attaque, il dit qu’elle est « un peu souffrante,
ayant eu un étourdissement » (1. 7-8).
© La mère vis-à-vis de la grand-mère :
Cette peine est perdue, car la mère comprend tout de suite ce qui
arrive. Mais elle aussi tente de cacher son trouble, particulièrement
devant la vieille dame :
— Elle dissimule sa peine (1. 18-19). On notera l’allitération en
[s] qui évoque le geste d’essuyer le visage : « effaçant de sa figure
le
sanglot qui la plissait ».

102
— Elle évite de regarder sa mère (1. 29-30). Dans la suite du
passage le narrateur suggère plusieurs causes à cet acte : « Peut-
être fut-ce pour que celle-ci ne s’attristât pas en pensant que sa vue
avait pu inquiéter sa fille. Peut-être par crainte d’une douleur trop
forte qu’elle n’osa pas affronter. Peut-être par respect, parce
qu’elle ne croyait pas qu’il lui fût permis sans impiété de constater
la trace de quelque affaiblissement intellectuel dans le visage
vénéré. Peut-être pour mieux garder plus tard intacte l’image du
vrai visage de sa mère, rayonnant d’esprit et de bonté. »
Toutes ces hypothèses soulignent la délicatesse des sentiments et
leur intensité.
2. L'amour
Il est partout présent dans ce texte, mais particulièrement dans
lattitude de la mère qui prouve que cette affection atteint des
sommets inhabituels :
e L’adoration qu’éprouve la mère-pour la malade est présente
dans notre passage par le geste d’embrasser la main et par la
comparaison avec un Dieu auquel on rend un culte (1. 26). Tous les
gestes de la dernière phrase illustrent d’ailleurs cette déférence
attendrie : « soutint », « souleva », « précautions infinies ».
L’amour fait paradoxalement de la mère, en bonne santé, donc
physiquement supérieure, un être psychologiquement inférieur qui
rend hommage par sa force à un être amoindri de corps mais
considéré comme divin.
© Dans une phrase de moraliste sur les manifestations contraires
de la malveillance et de l’amour, le narrateur explique la discrétion
de cette femme : « il semblait, de même que la méchanceté aime à
exagérer les souffrances des autres, que par tendresse elle ne voulût
pas admettre que sa mère fût très atteinte, surtout d’une maladie
qui peut toucher à l'intelligence » (1. 12-15).
Une telle passion transforme le drame intimiste et familial, les
détails réalistes ou même prosaïques, en tragédie grandiose propre
à toucher universellement.

II. La tragédie
1. Une image frappante

© La première phrase donne immédiatement le ton par son


ampleur et son registre.
Étude du champ lexical de l’attente tragique et de la mort :
— Je cadre, ce « couchant » (1. 3), ce crépuscule du soleil qui
« déclinait » (1. 1), figurant la fin de la vie et la mélancolie, thème
repris du romantisme;
— l'attente est exprimée par l’ « interminable mur » (1. 1) et
l’adverbe dans « Enfin nous arrivâmes » (1. 5);

103
= Jes couleurs, rouge et noir, teintes de la passion et du deuil,
mur
posées avec insistance par les flammes du soleil (1. 1), du
« rougeât re » (1. 4), de la « terre cuite » (1. 5), et du fiacre qui « se
détachait en noir » (1. 4) par son ombre ;
— l'image du « char funèbre » pour la voiture transportant la
malade ;comme l’évocation du drame de Pompéi, où au premier
siècle après Jésus-Christ, une ville entière trouva la mort par
l'éruption du volcan Vésuve, cette image évoque les tragédies
antiques littéraires ou réelles. Cette évocation de l'Antiquité n’est
pas due au hasard, puisque la tragédie est née, en Occident, des
auteurs grecs Eschyle, Sophocle et Euripide. Le rouge de la lave et
le noir des cendres, qui ont obscurci le ciel des environs de Naples,
se retrouvent dans le texte et prolongent la tradition théâtrale par
le drame humain.
2. Le pressentiment de la mère
@ Cette atmosphère est confirmée par l'intuition de la mère qui,
comme son fils, comprend que le malaise est le signal de la mort.
© La prémonition se manifeste par sa réaction à la nouvelle :
« Dès mes premiers mots, le visage de ma mère atteignit au
paroxysme d’un désespoir pourtant déjà si résigné, que je compris
que depuis bien des années elle le tenait prêt en elle pour un jour
incertain et final » (1. 8-11). Cette phrase exprime aussi le tragique
par le sentiment d’inéluctable qu’elle évoque : la vieillesse de la
grand-mère explique la réaction prophétique.
3. Les masques et les gestes tragiques
® Dans le théâtre antique, les acteurs portaient, selon les pièces,
des masques comiques ou tragiques, ricanants ou pleureurs. Or le
visage de la mère devient expressif au point d'évoquer ces
pratiques :
û me9)le visage de la mère atteignit au paroxysme d’un désespoir »
: ,
— «Maman frissonnait, son visage pleurait sans larmes » (1.
15). On notera l’oxymore (alliance de termes contradictoires) des
pleurs sans larmes qui exprime à la fois l’intensité du chagrin et la
volonté de n’en rien montrer.
— Elle en vient même à rester sans voix lorsque prosaïquement
la domestique lui demande qui est malade (1. 17-18).
® L’alternance du rythme des personnages montre aussi le
caractère dramatique de la scène :
—— rapidité des réactions (« Dès mes premiers mots. », 1. 8) et
précipitation pour réclamer un médecin (« elle courut dire. »
(L. 15-16);ou rapidité aussi pour aller chercher la grand-mère
: ils
prennent l'escalier plutôt que d’attendre l'ascenseur (1.
18, « Elle
descendit en courant avec moi »).

104
— solennité lente de la remontée: «la soutint, la souleva
jusqu’à l’ascenseur, avec des précautions infinies » (1. 26-27).
Conclusion
®e Cet épisode a une importance évidente dans l’œuvre par son
retentissement émotif; en effet la grand-mère, avec la mère, est
l'être le plus profondément aimé du narrateur : elle lui a beaucoup
apporté, aussi bien du point de vue littéraire (elle aimait les lettres,
lui a fait découvrir George Sand ou surtout Mme de Sévigné,
meublait toujours sa conversation de citations) qu'’affectif.
e Mais de façon plus universelle encore, la mort proche d’un
être cher et fondateur nous fait ressentir ce que représente le sort
commun ; et la douleur sans mesure qu’amène la perte des parents
est évoquée avec force : le rythme assez bref des phrases, en dehors
de la première ou de la dernière qui permettent d'élargir la
souffrance à un drame collectif avec Pompéi, tranche avec la
longueur analytique fréquente chez Proust, et traduit le désarroi
propre à cette situation universellément tragique.

105
15. Gustave FLAUBERT
Madame Bovary
I I,
LL

A
Emma, épouse du médecin Charles Bovary, a pris un amant, one
de
espérait partir avec lui. Rodolphe se dérobe : elle vient de recevoir une lettre
rupture. « Tout épouvantée, (...) haletante, éperdue, ivre », elle fuit jusqu’à la
mansarde située au second étage de sa maison.

En face, par-dessus les toits, la pleine campagne s’étalait à perte de


vue. En bas, sous elle, la place du village était vide, les cailloux du
trottoir scintillaient, les girouettes des maisons se tenaient immobiles ;
au coin de la rue, il partit d’un étage inférieur une sorte de ronflement
5 à modulations stridentes. C'était Binet ! qui tournait.
Elle s’était appuyée contre l’embrasure de la mansarde et elle
relisait la lettre avec des ricanements de colère. Mais plus elle y fixait
d'attention, plus ses idées se confondaient. Elle le revoyait, elle
l’entendait, elle l’entourait de ses deux bras; et des battements de
10 cœur, qui la frappaient sous la poitrine comme à grands coups de
bélier, s’accéléraient l’un après l’autre, à intermittences inégales. Elle
jetait les yeux autour d’elle avec l’envie que la terre croulât. Pourquoi
n’en pas finir ? Qui la retenait donc ? Elle était libre. Et elle s’avança,
elle regarda les pavés en se disant :
15 — Allons! allons!
Le rayon lumineux qui montait d’en bas directement tirait vers
l’abîme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la place
oscillant s’élevait le long des murs, et que le plancher s’inclinait par le
bout, à la manière d’un vaisseau qui tangue. Elle se tenait tout au
20 bord, presque suspendue, entourée d’un grand espace. Le bleu du ciel
l’envahissait, l'air circulait dans sa tête creuse, elle n’avait qu’à céder,
qu’à se laisser prendre ; et le ronflement du tour ne discontinuait pas,
comme une voix furieuse qui l’appelait.
— Ma femme ! ma femme ! cria Charles.
2520 Elle s'arrêta.
— Où es-tu donc? Arrive!
L’idée qu’elle venait d'échapper à la mort faillit la faire s’évanouir
de terreur.

Vous ferez de cet extrait un commentaire composé que vous


Organiserez à votre gré. Vous pourrez par exemple étudier
comment sont exprimés le tourment et le désespoir d'Emma et quels
échanges se produisent entre le monde extérieur et l'héroïne.

; AMIENS ET ACADÉMIES RATTACHÉES,


ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1988 : F, G,
H.
1. Binet Lee.
: voisin du coupl
DO ple Bovary ;: sa maniei est d » occuper ses loisirs
ici : ï
à fabriquer des ronds de serviette avec un tour à

106
DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...
e |l n’est d'ordinaire pas nécessaire d’avoir lu les œuvres dont sont
tirés les sujets. Un roman aussi célèbre que Madame Bovary
cependant est censé être connu de la plupart d’entre vous. Lisez-le
ou rafraîchissez votre mémoire.
e Ilest ainsi utile de savoir qu'Emma finit par se suicider à l’arsenic
après de nouvelles déceptions. Lisez en particulier le chapitre 8 de la
partie III, très proche de notre passage.
e Flaubert, représentant du réalisme, refuse l’intrusion de l’auteur
dans le roman et décrit ses personnages de l'extérieur : analysez le
texte selon ce point de vue. Certains détails ne trahissent-ils pourtant
pas son point de vue ?

® Suggestions: a
1. Étudier les sonorités des lignes 10- 11 et 18-19 (allitérations en
[k], [1], [s)). Que traduisent-elles?
2. Les pensées d'Emma sont exprimées tantôt au style direct,
tantôt au style indirect ou indirect libre. Quel est l'effet obtenu ?
3. Le cadre de la scène est évoqué dans le premier et le troisième
paragraphe : quels sont les changements intervenus ?

CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ...

PLAN DÉTAILLÉ

Introduction

© Jeune femme romanesque, l’héroïne de Madame Bovary


passe sa vie à tomber d'illusions en désillusions, impitoyablement
décrites par le réalisme de Flaubert.
e Mais si la description quasi médicale de son suicide final est
restée célèbre, on oublie souvent qu’elle avait déjà été tentée de se
détruire à la réception de la lettre de rupture qui lui ôte l’espoir de
fuir, avec son amant Rodolphe, une vie médiocre. Emma se réfugie
alors dans la mansarde pour cacher son trouble à ses proches, et
subit une crise violente.
© Trois thèmes seront successivement étudiés :
1. le choix du cadre et les sentiments qui s’y déroulent,
2. les échanges complexes entre l’intérieur et l’extérieur,
3. les techniques de la narration.

107
I. Le choix du cadre et la crise d’Emma
1. Le cadre
e La solitude ja ; L j .
_— Ja mansarde est la pièce la moins fréquentée de la maison.
_— Ja fenêtre s’ouvre sur un paysage désert, avec la « pleine
campagne » qui s'étale « à perte de vue » (I. 1-2);aucun passant
sur la place vide. Emma entend Binet sans le voir, grâce à sa
situation élevée.
e Le calme A
— Je beau temps fige le paysage sous une lumière constante :
ciel bleu (1. 20), pavés scintillants (1. 3). à
— l'absence de vent est notée par l’immobilité des girouettes
(1. 3).
e Un bruit habituel : le ronflement du tour, familier à l'héroïne,
puisqu'il s’agit du loisir favori de son voisin.

2. La crise
Ce cadre permet de se concentrer sur un événement sentimental
très important pour cette femme émotive. Des manifestations
psychologiques et physiologiques intenses se déclarent.
e Emma traverse une série de sentiments violents : colère (1. 7),
passion amoureuse revécue par le souvenir (1. 8-9), désespoir qui
pousse au suicide (1. 12-23), terreur devant son geste (1. 27-28).
e Aux sentiments correspondent des réactions physiques specta-
culaires : ricanements (1. 7), perte de conscience du lieu et du
temps (L. 7-8), battements de cœur précipités (1. 9-11), yeux
hagards (1. 12), vertige (1. 17-23).
Cependant le texte ne se borne pas à la description banale d’une
tentative de suicide favorisée par la situation élevée. Des liens
complexes se nouent entre la femme et le paysage, permettant
d'expliquer l’enchaînement des faits.

IL. Échanges complexes entre le monde extérieur et l’héroïne


1. Le mouvement
Au début de la crise, paysage et personnage sont immobiles et
séparés l’un de l’autre par la fenêtre. Mais bientôt l'émotion
provoque une fusion entre les deux.
® Emma entre peu à peu dans le tableau : d’abord simplement
« appuyée contre l’embrasure » (1. 6), elle s’avance et regarde les
pavés (1. 13-14), puis se tient « tout auu bord
bord, presque suspendue »
(1. 19-20). P

108
© Mélange de l’inanimé et de l’animé : le vertige lui donne
nr que tout bouge d’un mouvement ascendant et descen-
ant.
— À l'extérieur la lumière monte « d’en bas directement » et la
tire vers le sol (1. 16-17), la place même oscille et s’élève « le long
des murs » (1. 18).
— À l’intérieur le plancher tangue (1. 18-19). Paradoxalement
c’est la femme qui se retrouve immobile, « suspendue » (1. 20).
e La fusion totale est opérée par l’intrusion du ciel, couleur et
matière, dans le cerveau d'Emma vidé de toute pensée (« Le bleu
du ciel l’envahissait, l’air circulait dans sa tête creuse », 1. 20-21) et
de toute volonté (« elle n’avait qu’à céder, qu’à se laisser pren-
dre », 1. 21-22). L'initiative appartient désormais entièrement à la
nature.

2. le bruit
Cet élément primordial accompagne la scène et cause sa fin.
e Le ronflement encadre la Crise : d’abord familier et fondu
dans le cadre (1. 4-5), il commence avec l’arrivée d'Emma («il
partit. » 1. 4) puis devient un agent du vertige sous la forme d’une
« voix furieuse » qui lance un appel pressant vers le bas (1. 23).
e Il correspond au bruit intérieur : le rythme et l’intensité des
battements du cœur, aux « intermittences inégales » (1. 11),
ressemblent aux « modulations stridentes » du tour (1. 5).
© Par un fondu enchaîné auditif, la voix de Charles se superpose
à cet appel et provoque le retour salvateur à la conscience.

III. Technique de la narration


1. Le point de vue du personnage
Cette analyse concrète et précise, quasi médicale, correspond au
mouvement littéraire du réalisme. Mais le romancier préconisait
aussi l’absence totale de l’auteur, qu’il s’agisse de son point de vue
ou d’un jugement moral. Il faut selon lui se transporter dans les
personnages. Cette exigence est particulièrement nette ici, où
malgré un récit à la troisième personne toute la scène est vécue par
Emma.
®e L’extérieur
— paysage vu par l’encadrement de la fenêtre (« En face », « en
bas, sous elle », « au coin de la rue»). Le mouvement de la
description suit le mouvement des regards.
— identification des bruits, comme dans la vie, après leur
audition (« c'était Binet qui tournait », 1. 5, « cria Charles », 1. 24).

109
e Les gestes sont décrits de l'extérieur mais la plupart du temps
ê
laubert joijoint dans la même phrase les sen timentSs::
: — « Plus elle y fixait d’atten tion, plus ses idées se confon-
i 1. 7-8). :
ASE ss les yeux autour d’elle avec l’envie que la terre
croulât » (1. 11-12).
e À plusieurs reprises nous partageons avec Emma : |
— $es visions (« elle le revoyait, elle l’entendait, elle l’entourait
de ses deux bras », 1. 8-9; « il lui semblait. », 1. 17).
— ses sensations (battements du cœur, 1. 9-10, abandon à
l'emprise du ciel et du bruit, 1. 20-23).
— son monologue intérieur, par le style direct (« Allons!
allons! », 1. 15) ou indirect libre (« Pourquoi n’en pas finir?Qui la
retenait donc? Elle était libre », 1. 12-13). Flaubert utilise souvent
ce dernier procédé dans ses œuvres pour maintenir l’objectivité du
spectateur tout en lui faisant partager les sentiments du person-
nage.

2. Le point de vue de l’auteur


L’impassibilité absolue est impossible. La présence de Flaubert
apparaît à plusieurs niveaux.
@ Le style : ce fut son obsession, il travaillait ses phrases durant
des mois entiers.
— Les sonorités suggestives : allitérations en [k] pour les
« ricanements de colère » (1. 7) ou les battements du cœur (1. 9-10),
en [1] et {s] pour le glissement dû au vertige (1. 17-19, 20-22).
— Le rythme : particulièrement évocateur pour le bruit du
cœur, les membres de phrases épousent les battements inégaux
(«et des battements de cœur/, qui la frappaient sous la poitrine/
comme à grands coups de bélier/, s’accéléraient l’un après l’autre/,
à intermittences inégales » (1. 9-11, 7/8/7/8/9).
— On notera aussi le parallélisme grammatical, la répétition de
« elle », « le », « -ait » et le groupe ternaire avec augmentation du
nombre des syllabes pour traduire l’exaltation amoureuse dans la
phrase : « Elle le revoyait, elle l’entendait, elle l’entourait de ses
deux bras » (1. 8-9).
@ Jeu sur les temps
— Passé simple pour le déclenchement des bruits («il partit. »
I. 4); « cria », 1. 24 et les principaux mouvements d'Emma (« elle
s’avança, elle regarda », 1. 13-14; « elle s'arrêta », 1. 28).
— Imparfait pour la description (premier paragraphe), les
sa où elle perd conscience (deuxième et troisième para-
graphe).
110
© Thèmes personnels récurrents
— Les personnages de Flaubert se mettent souvent à la anse
particulièrement Mme Bovary. Cette attitude correspond selon le
critique J. Rousset à la psychologie des héros de ce romancier, « à
la fois immobiles et portés à la dérive, englués dans leur inertie et
livrés au vagabondage de leurs pensées : dans le lieu fermé où
âme moisit, voilà une déchirure par où se diffuser dans l’espace
sans avoir à quitter son point de fixation » (article sur Flaubert dans
Forme et signification).
— Le suicide appartient aussi à cette lignée de faibles, davan-
tage attirés par les rêves que par l’action, et incapables de dominer
ou de réaliser leurs passions.
© L’ironie implicite
— Décalage entre le sentimentalisme de la jeune femme et des
notations prosaïques comme les « ricanements de colère ».
— Son élan vers la mort qu "elle jugera de l’« héroïsme » lors de
son véritable suicide est arrêté par'ün appel banal de son mari.
— Emma est toujours plus Sensible aux idées qu’aux actes. La
dernière phrase le montre ironiquement : c’est l’« idée qu’elle
venait d’échapper à la mort » qui provoque sa terreur.

Conclusion
e Cet épisode prépare le suicide final, qui à cause des multiples
déconvenues de l’héroïne sera davantage conscient et aboutira.
e Tout l’art de Flaubert est présent dans ce passage, où
l’observation digne de celle d’un médecin se conjugue au travail du
styliste.
e La réussite tient particulièrement au fait que, tout en se tenant
et en nous tenant à l’extérieur de ce drame, par la description
réaliste et l’ironie, l’auteur réussit à faire partager l’émotion de la
désespérée, qui est universelle. Tel était d’ailleurs son but, puisque
pour lui c’est « ce coup d’œil médical de la vie, cette vue du vrai qui
est le seul moyen d’arriverà de grands effets d'émotion ».

111
1G. Jules SUPERVIELLE
« l’'Arbre », Les Amis inconnus

Il y avait autrefois de l'affection, de tendres sentiments,


C’est devenu du bois.
Il y avait une grande politesse de paroles,
C’est du bois maintenant, des ramilles, du feuillage.
5 Il y avait de jolis habits autour d’un cœur d’amoureuse
Ou d’amoureux, oui, quel était le sexe ?
C’est devenu du bois sans intentions apparentes
Et si l’on coupe une branche et qu’on regarde la fibre
Elle reste muette
10 Du moins pour les oreilles humaines,
Pas un seul mot n’en sort mais un silence sans nuances
Vient des fibrilles de toute sorte où passe une petite
[fourmi.

Comme il se contorsionne l’arbre, comme il va dans tous


[les sens,
Tout en restant immobile !
15 Et par là-dessus le vent essaie de le mettre en route,
Il voudrait en faire une espèce d’oiseau bien plus grand
[que nature
Parmi les autres oiseaux
Mais lui ne fait pas attention,
Il faut savoir être un arbre durant les quatre saisons,
20 Et regarder, pour mieux se taire,
Ecouter les paroles des hommes et ne jamais répondre,
Il faut savoir être tout entier dans une feuille
Et la voir qui s'envole.

Vous écrirez un commentaire composé de ce poème pour dire la


lecture que vous en avez faite. Vous pourriez, par exemple, vous
interroger sur l'originalité d’une telle évocation de l'arbre et sur sa
signification.

; AMÉRIQUE DU NORD,
ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1988 : A, B, C, D, D’,
E.

Poésie Gallimard 41.

112
DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...
e Les poèmes de Supervielle, malgré la simplicité du vocabulaire
et de la syntaxe, ne se livrent pas facilement. Plusieurs lectures
attentives seront plus que jamais nécessaires pour comprendre le
sens du texte. Cette mystérieuse simplicité sera d’ailleurs à
commenter. |
e Cherchez ce qui appartient à la description proprement dite. Ce
qui relève de la rêverie de l’auteur. Que nous apprend cette fantaisie
sur sa façon de voir le monde ?
e Suggestion : le poète a choisi le vers libre, sans rimes. Étudiez
l'alternance de vers courts et longs, les sonorités.

CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ.


PLAN DÉTAILLÉ
Introduction
e Supervielle fut un auteur inquiet, hanté par la précarité de
l'existence et de notre conscience du monde. C’est pourquoi ses
poèmes ou ses courts romans explorent souvent les limites indécises
de la mort et de la vie, de l’oubli et de la mémoire, de l’ignorance et
de la connaissance, de la présence et de l’absence, de l’animé et de
l’inanimé.
e L’un de ses thèmes privilégiés est la nature, à la fois parole et
silence. Dans sa recherche d’un sens à travers les paysages, plantes
et animaux, l’écrivain devait rencontrer particulièrement l’arbre,
réalité familière et thème symbolique très riche dans toutes les
cultures. Un poème des Amis inconnus lui est consacré : Super-
vielle y évoque non un arbre particulier, mais sa rencontre avec
l’Arbre, les rêveries poétiques qui en découlent, la leçon de vie
offerte par son silence.
e Les thèmes abordés seront :
1. l’observation attentive,
2. la personnification de l’arbre, qui conduit à la fantaisie,
3. la morale tirée de cette petite fable sans action.
I. L’observation attentive
1. Description de l’arbre
e Le poète ne décrit pas une espèce précise, n’indique ni le lieu
ni l’époque, mais retient certaines caractéristiques physiques de
tous les arbres :

113
__ Jeur matière, le bois (v. 2, 4, 7), et la fibre (v. 8). Le lecteur
peut même se demander si le « cœur d’amoureuse » n'est pas une
allusion au « cœur » du bois, terme employé pour le centre du
tronc.
— J'exubérance végétale : la branche (v. 8), la feuille (v. 22), et
surtout le « feuillage », les « ramilles » (v. 4), les « fibrilles »
(v. 12). On notera la présence insistante de la semi-voyelle [i] dans
ces trois termes, qui suggèrent l’entrecroisement léger du faîte et
des racines. Le suffixe -ille est diminutif.
_— les formes souvent complexes du tronc ou des branches.
L'arbre « se contorsionne », il « va dans tous les sens » (v. 13).

e La vie de l'arbre apparaît à plusieurs reprises et à divers


niveaux : |
— Je cycle des « quatre saisons » (v. 19), très pertinent puisque
les essences non persistantes changent notablement d'aspect au
printemps, en été, à l’automne, en hiver. La feuille « qui s’envole »
peut aussi constituer une allusion à l’automne (v. 23). Une
allitération chiasmique en [v] et [1] souligne la douce chute : « Et la
voir qui s’envole ».
— l’action du vent, qui imprime un mouvement à l’ensemble
(v. 15-17).
— l'existence de petits animaux qui y vivent ou le traversent : ici
la fourmi (v. 12).

2. L'’observateur

© Cette description suppose un observateur attentif. Il est


présent dans le texte, mais là encore le vague prédomine, avec le
pronom « on » (v. 8). Cet être ne reste toutefois pas inactif :
— il coupe une branche pour en vérifier l’intérieur (v. 8), il
regarde la fibre (v. 8).
— il écoute les bruits éventuels, comme si l’arbre pouvait livrer
des paroles ou du moins un bruit semblable à celui des coquillages.
Un détail précise qu’il s’agit d’une personne, sans doute le poète :
le bois reste muet, « Du moins pour les oreilles humaines » (v. 10).
La qualité d’écoute du spectateur se traduit par l’analyse précise du
silence, qui est «sans nuances ». Une allitération en [s] et
l’assonance en [ä] rendent perceptible l’uniformité de ce silence :
« Pas un seul mot n’en sort mais un silence sans nuances » (v. 11).

® Son attention extrême se traduit aussi par l’insistance


l’anaphore « C’est devenu du bois » (v. 2, 7), « C’est du boisde
»
(v. 4), comme sil examinait longuement et à plusie
urs reprises
pour vérifier ses observations. Elles aboutissent parfois
question (v. 6) ou une exclamation (v. 14). à une

114
II. La personnification
Le spectateur n’est pas avec la fourmi la seule présence
vivante du texte :
1. Personnification du vent

® Il a des volontés, celle de « mettre en route » l'arbre (v.


15), de le transformer en oiseau (v. 16).
2. Personnification de l’arbre

© Il a un passé : il était autrefois une femme ou un homme


amoureux (v. 1-5) et raffiné, d’ «une grande politesse de
paroles » (v. 3).

@ Il «se contorsionne » : le terme sert d’ordinaire pour un


humain.

e Ilest doué de sens et d’entendement :


— il « écoute » les paroles humaines, peut-être donc les
comprend-il, mais ce qui le distingue est l’intensité de son
silence, « sans nuances » (v. 1).
— il « voit » la feuille qui s'envole (v. 23).
— enfin il possède une sagesse, celle de « savoir » être tout
entier dans une feuille (v. 25). De plus il « regarde pour mieux
se taire » (v. 23).
3. Fantaisie et vraisemblance

Cette humanisation de l’arbre repose sur un équilibre entre


son apparence extérieure, sa nature, et l’imagination poétique
de l’observateur. Ainsi naissent la plupart des images originales
du texte :
e L'idée que l’arbre a été jadis amoureux mais qu’il ne l’est
plus (v. 1-5) vient peut-être de la polysémie du mot « cœur », à
la fois siège des sentiments tendres chez les hommes, et terme
technique pour désigner le centre du tronc ou des branches. La
dureté ligneuse a d’ailleurs donné lieu à des expressions
populaires comme « un cœur de bois », pour signifier la froideur
de sentiment.
© L'image des jolis habits autour du cœur d’amoureuse (v. 5)
peut être expliquée par les rayons et l’écorce qui entourent le
cœur du bois comme les volants d’une robe le corps féminin.
Elle peut aussi venir des croyances primitives qui voyaient dans
les arbres, les fleuves... des êtres surnaturels. Supervielle se
souvient peut-être des hamadryades grecques, nymphes qui
habitaient chacune un arbre et mouraient avec lui.

115
e L'arbre arraché par le vent et traversant les airs ressemble-
à des
rait à un oiseau par son vol. Ses branches ressemblent
ailes, surtout lorsque la tempête les agite.

HI. La fable et sa morale


1. Les souvenirs littéraires
Ce poème rappelle un peu une fable à la manière de
La Fontaine. Supervielle reprend plusieurs éléments propres à
ce genre littéraire :
e Le vers libre, que Supervielle assouplit davantage encore
par l’absence de rimes, et la rareté de la ponctuation, usages
fréquente au xx° siècle.

e La fantaisie de la personnification des végétaux ou du


vent : Le Chêne et le roseau de La Fontaine offrait déjà cette
particularité. Les animaux et les objets parlent aussi dans les
recueils de Supervielle.
® La morale : le texte se clôt sur un conseil tiré
de ce qui
précède, comme le montre l’anaphore « Il faut savoir être. »
(222)
2. Le renouvellement du genre par Supervielle
® Contrairement à une fable de La Fontaine, ce poème ne
contient pas une histoire structurée, mais une simple descrip-
tion.
e La conception du monde qui s’en dégage reste floue; elle
est moins rassurante que celle du moraliste classique, qui
cherchait à réformer la société, à dénoncer les travers moraux au
nom de quelques principes tenant le plus souvent à la sagesse
des nations. En fait l’essentiel du contenu chez Supervielle vise à
exprimer la dualité, le mystère de l’existence, par une série
d’oppositions qui structurent discrètement le texte :
— Opposition dans le temps : l’arbre a été un être humain,
avec ce qui caractérise le mieux l’humanité, l'amour, la parole
(v. 1-6). Il n’est plus qu’une impassibilité silencieuse.
— la métamorphose dans le temps permet d’opposer vie et
mort, parole et silence, sentiment et insensibilité.
— Opposition du mouvement et de l’immobilité : l’arbre
bouge sur place et sans se déplacer. Ses contorsions ne viennent
pas d’ailleurs d’un véritable désir de partir, puisqu'il reste
indifférent aux essais du vent pour l’arracher du sol.
® La versification reflète ce système d’opposition par l’alter-
nance des vers courts et des vers longs : les premiers nient sans
cesse les manifestations de vie exprimées dans les seconds :
116
— « C’est devenu du bois » (v. 2) rompt l’évocation du passé
tendre.
— « Elle reste muette » (v. 9) répond brutalement à la
recherche par l’observateur d’un signe de vie.
— « Tout en restant immobile » (v. 14) nie le mouvement
décrit dans le vers précédent.
3. La morale
e Les raisons de la métamorphose et de ces contradictions ne
seront pas élucidées. Un certain mystère plane sur tout le texte
et constitue la personnalité de l’arbre : on ne sait même pas s’il
était un homme ou une femme (v. 6) on ne peut dire s’il vit ou
s’il est mort.
e De plus son impassibilité n’est pas condamnée, au
contraire. En réponse à ce monde étrange et mystérieux qu'il
nous décrit, Supervielle n’offre pas une explication rationnelle
et rassurante. Il nous conseille, pour mieux comprendre l’Uni-
vers, de nous identifier à l’arbre. Il faut :
— suivre la métamorphose des saisons (v. 19);
— « regarder », non pas pour pouvoir parler de ce qu’on a vu
mais « pour mieux se taire » (v. 23), comme si la connaissance
du monde amenait à la suprême sagesse d’un silence profond.
— de même notre vie parmi nos semblables doit se caractéri-
ser par une présence (« Ecouter les paroles des hommes »,
v. 19) absente (« ne jamais répondre », v. 21).
e Les deux derniers vers vont encore plus loin, proposant une
vie réduite à un détail, qui consiste à « être tout entier dans une
feuille », et un dédoublement puisqu'on la voit « qui s’envole ».
Les feuilles qui tombent à l’automne symbolisant la mort à
venir, il s’agit donc de se voir s’anéantir.

Conclusion
e Le thème de la vie et de la mort ouvre et ferme le texte,
mais discrètement, et sous le double mode de la métamorphose
et du dédoublement. La figure de l’arbre, qui change d’aspect au
fil des saisons et se renouvelle, symbolise la vie dans la plupart
des civilisations ; cette figure était donc particulièrement propice
à cette réflexion sur la nature de l’existence.

e Les principales caractéristiques de la poésie de Supervielle


sont présentes ici : simplicité de l’objet et du langage, perti-
nence et fantaisie des images, complexité transparente de
l’analyse du monde, thèmes personnels qui correspondent aux
interrogations de tous sur la vie.

117
1RENE TAN
27:
. 3 î rer
PHE TU 'IFraE

VAT 2
TROISIÈME SUJET
Conseils méthodologiques
Mieux comprendre le troisième sujet
Ce sujet vous invite à élaborer une-réflexion personnelle sur un
thème littéraire (ou de culture générale), mais qui n'est en aucune
manière une question de cours, ou un problème trop technique sur la
création artistique.
À partir des connaissances acquises durant votre scolarité et sans
oublier votre culture individuelle, vous composerez votre argumenta-
tion en l'étayant, pour chaque idée, d'exemples précis et commentés.
L'introduction cernera avec précision la portée et les limites de la
question posée, à laquelle la conclusion donnera ses réponses
ultimes.
Le correcteur saura apprécier les qualités d'expression, de
rigueur et de pertinence dont vous ferez preuve.

121
17. L'artiste peut tout exprimer ét
I LL LL LULU

A la fin du xix° siècle, Oscar Wilde écrivait dans la préface au


Portrait de Dorian Gray : ;
« L’appellation de livre moral ou immoral ne répond à rien. Un
livre est bien écrit ou mal écrit. Et c’est tout. [...] L'artiste peut tout
exprimer. »
le Portrait de Dorian Gray, traduction Jaloux-Frapereau, Stock, A
p.

A l’aide d'exemples précis, et sans vous limiter forcément à la


littérature, vous commenterez et discuterez celte opinion.
ITALIE, TURQUIE,
ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1987 : A, B, C, D, D’, E.

DIFFICULTÉS.. CONSEILS... PROPOSITIONS...


e Soyez attentif à l'intitulé : il ne s’agit pas de tous les livres, car le
terme « artiste » désigne la littérature. D'autre part vous êtes invité à
élargir le débat aux autres arts : peinture, sculpture, cinéma, théâtre.
e L'opinion d'Oscar Wilde s'insère dans les mouvements artisti-
ques du xix° siècle. Il faut la rapprocher de la doctrine de l'Art pour
l'Art du Parnasse, en réaction contre les aspirations morales du
Romantisme et les pressions sociales ou politiques qui aboutirent à
des procès retentissants : celui de Madame Bovary, des Fleurs du
Mal... Mais votre réflexion doit s'étendre au-delà de ce cadre.
e Suggestion : le plan vous est suggéré par les futurs « vous
commenterez et discuterez ». Il s’agit donc, comme souvent lorsque
la citation proposée s'inscrit dans une polémique, d'analyser d'abord
ce qu'elle peut contenir de juste, avant d'apporter d'autres arguments
contraires ou plus nuancés.

122
CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ...

PLAN ADOPTÉ DANS LE DEVOIR

I. Au-delà du bien et du mal : le style


— La recherche esthétique est le but de l’art
— Mouvement de l’Art pour l’Art
— Moraliser tue la poésie.

II. Le style au service de la morale


— Les moralistes
— Les artistes attaqués se défendent souvent au nom de la
morale.
— Cacher le mal nuit à tous.

IT. Des rapports complexes age.


— Les pressions de la société du temps
— L'évolution de la morale
— Les différents buts de l’art

DEVOIR RÉDIGÉ
Toutes les sociétés préservent la morale par des lois, par
l'éducation, par la répression. L’art n’échappe pas à ce contrôle :
autodafé et mise au pilon de livres séditieux, tableaux détruits ou
interdits d'exposition, censure.
Mais les rapports entre art et morale sont plus étroits encore :
expression ultime de la beauté éthique, l’art a pour certains la
mission de guider les foules. Pour d’autres, situé en dehors du bien
et du mal, il échappe aux règles communes, parce que son essence
est dans la beauté formelle. Ainsi O. Wilde écrit dans la préface du
Portrait de Dorian Gray, récit des débauches et du crime d’un
jeune homme : « L’appellation de livre moral ou immoral ne
répond à rien. Un livre est bien écrit ou mal écrit. Et c’est tout. [...]
L'artiste peut tout exprimer. »
L'art bénéficie-t-il vraiment du privilège d'échapper à toute
censure ou blâme ? Joue-t-il au contraire un rôle dans la formation
des consciences ? Comment concilier ces extrêmes ?

Il est certain que la beauté esthétique caractérise l’art. Nul ne


niera la différence entre un fait divers journalistique et le roman
qui lui donne une forme, organise sa présentation, travaille le style.
L'écart entre une photographie anthropométrique et le portrait qui.
choisit l’angle de vue, la lumière, la pose ou leurs couleurs saute
aussi aux yeux

123
Flaubert dit même qu’« il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on
de
pourrait presque établir comme axlome, en se plaçant du point
vue de l’art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui seul une
manière absolue de voir les choses ». Madame Bovary, histoire
d’adultères et de provinciaux imbéciles, illustre son propos.
« Comment faire un dialogue trivial qui soit bien écrit? » se
demande-t-il en créant son roman. Zola, Céline font une œuvre
d'art de la déchéance morale. Dans l’Assommoir, l’alambic,
fournisseur odieux de l'alcool qui avilit les personnages, prend une
dimension grandiose par la description et les métaphores. En
peinture, Toulouse-Lautrec éternise le peuple interlope des caba-
rets. L 1
D’autres renouvellent les sujets en montrant la beauté du crime,
de la folie, contrairement à la morale habituelle qui depuis
l'antiquité lie le vrai, le bien et le beau. Baudelaire offre « les fleurs
du mal», Lautréamont, Verlaine ou Rimbaud magnifient la
violence, les hallucinations dues aux drogues ou la sexualité dite
perverse. L’art justifie tout, pourvu qu’il extraie le beau d’une
expérience humaine. AT A E
N'est-il pas d’ailleurs le domaine de l’imagination, qui cherche la
beauté hors du monde visible, dans la fantaisie pure? Comment
parler de morale devant les paysages lunaires de Tanguy où
s’agitent mollement des êtres informes, ou en lisant Alice au pays
des merveilles ?
Certains artistes vont plus loin, réalisant le rêve flaubertien d’une
œuvre qui ne repose que sur la beauté du langage. Les Parnassiens
établissent le culte de la forme, l’essentiel étant le rythme, les
sonorités, la versification. Mallarmé travaille à des poèmes hermé-
tiques, où le sens disparaît sous le pouvoir évocateur des mots,
comme dans le poème «Ses purs ongles très hauts... ». Les
nymphéas, les cathédrales se dissolvent dans les tableaux de Monet
au profit des jeux de lumière, tandis qu’au xx° siècle l’art abstrait
s’affranchit des représentations figurées.
La morale nuit même à l’art, dit Th. Gautier dans la préface de
Mademoiselle de Maupin, car défini par l’inutilité, il est recherché
pour lui-même. Conserver un but éthique prive d'instruments ou
de thèmes, pense Baudelaire dans la préface des Nouvelles
Histoires extraordinaires d’E. Poe : « si le poète a poursuivi un but
moral, il a diminué sa force poétique ; et il n’est pas imprudent de
parier que son œuvre sera mauvaise ». Souvent on affirme que
même les artistes échappent à la morale commune : plus ou moins
maudits ou marginaux, ils expérimentent toutes les sensations. La
société manifeste aussi de l’indulgence: le procès de Madame
Bovary se termina par un acquittement à cause des qualités
esthétiques du roman. Bien des films, comme Emmanuelle, échap-
pent à la catégorie pornographique à cause d’une photographie
soignée.

124
Mais qualités formelles et pouvoir sur l’imagination doivent,
selon d’autres artistes, se mettre au service des plus hautes valeurs
éthiques.
Pour G. Sand, dans la préface de La Mare au Diable, l’art a
« une mission de sentiment et d’amour », « le roman d’aujourd’hui
devrait remplacer la parabole et l’apologue des temps naïfs ». Elle
se plaint que la peinture de truands, fréquente dans les romans
d'Eugène Sue, dresse les riches contre les pauvres, en instaurant la
peur. Il faut au contraire faire aimer les miséreux : La Mare au
Diable raconte comment un riche laboureur ému par une sauva-
geonne finit par l’épouser. Les tableaux de Greuze, au xvurr' siècle,
figent mélodramatiquement les scènes du Fils ingrat ou du Mauvais
fils puni.
Certes, ces œuvres ont vite vieilli et les bons sentiments font
souvent de la mauvaise littérature, comme le prédisait Baudelaire
pour la « bonne dame de Nohant ». Mais qui pourrait nier qu’une
part importante des Belles Lettres, et non la moindre, veut
redresser les torts, insuffler des exigences nouvelles ? Faut-il renier
La Fontaine, La Bruyère, Molière, dignes successeurs des mora-
listes antiques, l'engagement de Candide, des Lettres persanes, des
Châtiments ? Le comique, l'ironie maniés pour sauver la justice
créent des chefs-d’œuvre. Au xx° siècle cette tradition survit avec
A. Malraux, A. Camus, J.-P. Sartre.
Les artistes accusés d’immoralité se défendent souvent en restant
sur ce terrain : Balzac, Baudelaire, Flaubert supplient d'examiner
l’ensemble de l’œuvre, non des passages ou la présence d’un
personnage. La Comédie humaine présente autant de vertueux que
de dépravés, Les Fleurs du Mal opposent l'idéal aux tentations
mauvaises, Emma désespérée se suicide après ses adultères.
D’autres pensent que le lecteur juge les actes offerts à sa réflexion,
que censurer tromperait sur la triste réalité, alors que seule une
connaissance complète de la nature humaine permet de se connaî-
tre et de se dominer. Comment cacher que la vertu est souvent
punie et le vice récompensé? Sade, Barbey d’Aurevilly espèrent
que la peinture d’un bonheur criminel renforcera l’énergie morale
au lieu de l’abattre.

Art et moralité ont en fait des rapports complexes, à partir du


moment où le premier touche des domaines sensibles pour les
mentalités : sexualité, suicide, religion, politique, violence.
Si l’art bénéficie de relatifs privilèges, il est souvent jugé
dangereux. Que les intentions de Madame Bovary soient pures
n'empêche pas que la débauche tente les âmes faibles, femmes ou
jeunes filles. L'auteur, dit le réquisitoire, met «le poison à la
portée de tous et le remède à la portée d’un bien petit nombre ».
Le même argument peut être employé pour la violence. Pour la
facilité de l’identification aux personnages, théâtre puis cinéma ont
été particulièrement suspects de favoriser les vices par leur simple
125
eg à
représentation. La protection des enfants, le refus des
raison de
la violence ou au racisme restent encore de nos jours une
maintenir la censure . Rousse au reproch ait d ailleur s à La RS
pourtant peu suspect dans les écoles, de ne pas être air pour
les jeunes cerveaux lorsqu'il fait manger l'agne au par le loup en se
bornant à constater que « La raison du plus fort est toujours la
re. » 7. y
Car société n’est jamais une. Formée de blocs hétérogènes
pour le niveau de moralité ou pour la définition du bien, elle exerce
des pressions d'origines diverses. Molière, dans sa lutte contre
l'hypocrisie des dévots, heurte leurs intérêts dans le Tartuffe, et
sera jugé digne du bûcher par des prédicateurs, tandis que le roi le
soutient à l’occasion, par politique, pour les affaiblir.
D'autre part le pouvoir tend souvent à contrôler et à exploiter
l’art à son profit : l’absolutisme français commence avec la
nomination par Richelieu de censeurs royaux (y compris pour.
l'architecture !), Louis XIV s’entoure des plus grands artistes
chargés de le louer. Les nazis organisent des autodafés, confisquent
les tableaux jugés décadents (mais les accrochent chez eux!),
réservent à la foule les sculptures d’artistes officiels comme A.
Breker qui exalte le physique aryen, l’héroïsme guerrier, la femme
au foyer.
Enfin la moralité change avec le temps. L’œuvre peut être en
retard ou en avance sur le public. Platon veut supprimer les
passages d’Homère qui décrivent des dieux adultères ou menteurs,
parce qu’il a une conception plus épurée de la divinité. Le
christianisme a voulu détruire les statues païennes, grecques ou
africaines. Le xx° siècle occidental sourit des procès d’autrefois,
mais se scandalise à l’occasion d'œuvres qui en quelques décennies,
parfois quelques années, perdent ensuite leur aspect sulfureux:
Les Demoiselles d'Avignon, tableau de Picasso représentant des
prostituées nues, a choqué comme au siècle précédent L'Olympia
ou Le Déjeuner sur l'herbe de Manet. L’inceste d’A bout de souffle
en 1959, les audaces sensuelles du Dernier Tango à Paris en 1972, le
traitement de la religion dans Je vous salue Marie récemment, pour
ne citer que ces exemples, ont provoqué une levée de bouclier
bientôt retombée, aussi forte que pour les allusions à l’homosexua-
lité dans L’Immoraliste de Gide au début du siècle. Toutes les
époques, en fait, ont leurs tabous, et l’avènement de contacts
internationaux ne gomme que très superficiellement encore les
différences entre les civilisations : ce qui est admis dans notre
société choque par exemple la mentalité musulmane.
Mais la conception ou les buts de l’Art eux-mêmes n’échappent
pas à la variété : tantôt centré sur la forme ou sur le contenu non
conformistes ou défendant des idées reçues, selon les époques ou
lesauteurs, il subit aussi les changements des goûts esthétiques,
liés
à 1 évolution générale des civilisations. Tout l’art du Moyen Âge
fut
boudé durant plusieurs siècles au profit de l'Antiquité avant d’être
126
redécouvert par le Romantisme. Ronsard est ressuscité par Sainte-
Beuve, notre époque apprécie de nouveau le Baroque... Dire
qu’un livre est bien ou mal écrit relève aussi de donnéés histori-
ques.

O. Wilde s'inscrit historiquement dans un mouvement en faveur


de l’art pour l’art, mais insiste sur une caractéristique importante,
la beauté formelle. Elle ne recouvre cependant pas la complexité
des rapports entre morale et art, toujours changeants et remis en
cause. Il reste que les œuvres les plus appréciées d’une époque
répondent à ses aspirations profondes, éthiques ou esthétiques,
qu’elles soient anciennes ou récentes : relative immortalité d'Ho-
mère pour sa peinture de la guerre ou du voyage initiatique,
toujours émouvante et riche d’images, mode de l’existentialisme
qui s’atténue, essor de Proust jugé d’abord futile et obscur.

127
18. Personnage de théâtre oi
et personnage de roman

TT LL LIL

théâtre et un
Quelles différences faites-vous entre un personnage de
personnage de roman ?
CAEN ET ACADÉMIES RATTACHÉES,
ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALA URÉAT, JUIN 1988 : A, B, C, D, D’, E.

DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...


e Ce type de sujet est fréquent : opposition de genres littéraires,
problème de l'adaptation filmique du théâtre ou du roman, mérites
comparés du théâtre et du cinéma... La confrontation entre roman et
théâtre est cependant plus originale.
e Se pose dans ces cas le problème du plan. Évitez absolument
de consacrer des parties séparées à chacun des éléments (ex. : |. Le
personnage de théâtre, II. Le personnage de roman). Votre devoir
descendrait aussitôt en-dessous de la moyenne car vous n'auriez pas
montré de façon réflexive les différences. Vous pourriez à la rigueur
rajouter une troisième partie pour les comparer, mais elle vous
exposerait à des redites. Autre plan possible :
l. Les différences
Il. Les ressemblances
Il. Synthèse
Il est plus acceptable mais banal. Mieux vaut essayer de trouver un
plan original adapté au sujet, en comparant les deux termes selon
plusieurs points de vue par exemple.
e Attention : le sujet porte sur les personnages, vous seriez hors
Sujet en comparant de façon générale roman et théâtre. Vous serez
certes appelés à le faire, mais à condition de maintenir l'objectif sur le
personnage.
© Suggestion : il est bien sûr indispensable de citer des œuvres
précises. Un tel devoir exige la connaissance d’un certain nombre de
pièces et de romans, et un minimum de notions sur l’histoire de ces
genres. Mais penser aux héros célèbres pourra vous aider : Dom
Juan, Figaro, Mme de Clèves..

128
CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ...

PLAN ADOPTÉ DANS LE DEVOIR

I. La perception du lecteur
— Renseignements sur le personnage
— Le temps et l’action
— Approfondissements ou tvpes
II. Les différences introduites par le spectacle
— L’'incarnation dans un acteur
— Le rôle du metteur en scène
— L'intervention des spectateurs
III. Évolution et complexité des rapports
— Parenté ou divorce des HÉRQURAER suivant les mouvements
artistiques
— Personnages communs au roman et au théâtre
— Influence de la radio et du film

DEVOIR RÉDIGÉ
L’art propose souvent à notre imagination des êtres fictifs qui
nous représentent, nous émeuvent, nous guident. Au xx° siècle,
théâtre, cinéma, télévision, roman, bandes dessinées créent ainsi
des héros divers. Mais durant des siècles le public n’a vécu
pratiquement qu’avec deux sortes de créatures artistiques: le
personnage de roman, le personnage de théâtre.
En quoi diffèrent ces moyens d'expression? L’étymologie per-
met de poser le problème. Le mot « roman » désigne d’abord une
langue. En revanche, « théâtre » vient du grec « le lieu où l’on
voit ». Lecture et vision se trouvent en présence. Mais les
personnages de la scène participent aussi du livre, puisque les
œuvres dramatiques sont éditées et souvent connues par la lecture.
Cette particularité influe-t-elle sur la perception des êtres fictifs
par le lecteur? Qu’ajoute la représentation théâtrale ? Roman et
théâtre sont-ils de ce point de vue irréconciliables ?

Le roman se caractérise avant tout par un récit, le théâtre par un


dialogue, ce qui influence notre façon de connaître les personnages
lors de la lecture.
Dans le roman en général l’auteur renseigne sur le passé, le
caractère, les pensées du personnage. Nous en savons plus que
quiconque grâce à Balzac, Zola, Stendhal. Parfois le narrateur est
l’un des héros : nous découvrons sa vie et le monde à travers lui,
dans René, À la Recherche du temps perdu, La Nausée….

129
En revanche, les pièces ne nous livrent que la liste des
personnages, accompagnée de quelques brèves indications sur leurs
habits, leur âge, leur situation familiale ou sociale. Pour le reste, il
faut se contenter des paroles, plus rarement des gestes et des
intonations indiqués dans la didascalie. Certes les auteurs ont
tourné la difficulté en consacrant les premières scènes à Pexposi-
tion, où la présence d’un confident, l’utilisation d’un monologue
permettent de comprendre la situation. Ces procédés interviennent
aussi par la suite, avec d’autres, pour assurer la compréhension
et les informations indispensables : apartés choquant la vraisem-
blance mais révélant une pensée qui sinon serait restée cachée,
récits pour ce qui ne peut être montré par manque de temps, pour
éviter les changements de décor ou par bienséance. Mais ces
artifices ne sauraient être multipliés. Et les conversations restent
l'élément principal : les héros ne s’y expriment pas toujours sincè-
rement ni complètement. Sur le duel entre Le Cid et le père de
Chimène, sur les sentiments de Titus et Bérénice nous ne saurons
que ce qu’ils en diront, eux ou les autres personnages.
D'autre part le temps d’une représentation limite la longueur des
pièces : le dramaturge sera donc tenté de ne montrer que des
tranches de vie, ou bien une crise. C’est pourquoi les comédies et
les tragédies classiques, ainsi que les pièces de J.-P. Sartre, placent
les héros dans des situations fortes où leur caractère se révèle par
des choix : Phèdre commence lorsque l’héroïne ne peut plus cacher
son amour coupable, Tartuffe au moment où la famille se déchire à
cause de lintrus, Morts sans sépulture, Les Mains sales présentent
des choix faits dans des circonstances graves (Résistance, crime
politique).
Le romancier dispose d’une plus grande liberté pour suivre son
personnage le long de sa vie, et intégrer ses temps morts. Dans À /a
Recherche du temps perdu, le héros et ses amis vieillissent peu à
peu. L’introspection permet d’ailleurs de passer, par la mémoire,
d’une époque à une autre. Dans La Rabouilleuse de Balzac, Flore
passe de l’enfance à la maturité.
Les contraintes propres au théâtre empêchent donc que le per-
sonnage se présente dans toute sa complexité d’être vivant.
Elles favorisent la création de types humains plus souvent outrés
que dans le roman. La tradition imposa ainsi des rôles de répertoire
dans la Commedia dell’arte (Arlequin) comme dans la comédie
française (les amoureux, souvent nommés Dorante, Valère ou
Isabelle, Géronte le vieillard abusif ou amoureux, Sganarelle créé
par et pour Molière...). Othello symbolise la jalousie, Iago le
traître, Harpagon l’avare.. Dom Juan, Tartuffe, Œdipe
sont
devenus des noms communs. Les bons et les méchants, les lucides
et les aveugles se distinguent clairement : Henriette s'oppose
à
Armande dans Les Femmes savantes, Ruy Blas à Don
Salluste…
Pour Sartre, ces types universels sont encore trop individualisés
:
130
« s’il doit s’adresser aux masses, dit-il dans Un Théâtre de situa-
tions, le théâtre doit leur parler de leurs préoccupations les plus
générales, exprimer leurs inquiétudes sous la forme de mythes que
chacun puisse comprendre et ressentir profondément ». Le carac-
tère du héros se révélera donc à travers ses prises de position
devant les difficultés, peu importe sa psychologie intime.
Le roman au contraire présente souvent des analyses psychologi-
ques approfondies, ses héros sont plus ancrés dans une époque, une
individualité. Manon Lescaut, René, la religieuse de Diderot, Julie
dans La Nouvelle Héloïse sont représentatifs des aspirations de leur
temps, mais conservent une personnalité propre.

D’autres éléments interviennent pour faire du personnage de


théâtre un être particulier. Le roman, une fois écrit, se propose
toujours identique à la lecture : Madame Bovary, Lucien Leuwen
ne changent pas à travers les siècles. Certes chaque lecteur les
imagine à sa façon, est frappé par telou tel aspect. Chaque époque
jettera sur Rastignac ou sur Vautrin un œil neuf suivant ses
tendances. Mais la pièce, elle, a une double vie. Molière écrit dans
« Avertissement au lecteur » de L'Amour médecin : « On sait bien
que les comédies ne sont faites-que pour être jouées, et je ne
conseille de lire celles-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour
découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre. »
Car le personnage est incarné dans un acteur qui lui prête son
physique, sa voix et même parfois sa personnalité. Le héros est à la
fois plus flou et plus précis que dans le roman : plus précis parce
qu’il est en chair et en os, plus flou parce qu’il peut se présenter
sous des corps divers (grand, petit, blond, brun, gros, mince), des
âges variables (Phèdre sera tantôt encore jeune, tantôt mûre).
Même le sexe peut changer ; longtemps les rôles de femmes et de
jeunes filles furent joués par des hommes. Le petit Chérubin peut
s’incarner dans une actrice ou dans un acteur. Parfois le comédien
s’identifie au rôle par son talent, et le Cid prend pour nous le visage
de Gérard Philipe, César celui de Raimu. Don Juan change avec
ses différents interprètes : L. Jouvet, J. Vilar, M. Piccoli.…
De plus en plus aussi le metteur en scène intervient pour infléchir
le personnage dans telle ou telle direction : suivant son optique,
Tartuffe sera séduisant ou repoussant, le misanthrope tragique ou
ridicule. Pour J. Vilar, Don Juan se libère de sa classe sociale et
libère les autres, il préfigure le socialisme. Les costumes, le décor,
les gestes peuvent changer totalement la signification d’un héros.
Napoléon a raconté comment le ton habile et rusé d’un acteur pour
la réplique « Soyons amis, Cinna » lui a fait saisir le sens réel de la
clémence d’Auguste, qui selon lui est due au sens politique et non à
la grandeur d’âme, ce qui modifie totalement la portée de la pièce.
L'intonation choisie pour le « Sortez » de Roxane marquera le
déchirement ou la fureur.
131 /
De nos jours, nous allons plus souvent voir le « Molière _de
n
Chéreau », le « Marivaux de Planchon ou Vitez » que la créatio
originale des auteurs. En fait, le théâtre nous offre ce qui est
impossible pour le roman : l'interprétation d’une œuvre par un
individu, œuvre qui d'ordinaire reste enfouie au fond de chacun des
à
lecteurs ou n’est connue que par ses commentaires.
La collaboration de l’auteur, d’un acteur ou du metteur en scène
fait parfois aussi du personnage une création collective, très rare
dans le roman. On sait que Jouvet fut un « inspirateur » pour
Giraudoux, lui faisant remanier ses pièces en tant que metteur en
scène, tandis que l’auteur créait ses personnages pour Jouvet
acteur, qui a même donné son nom à un héros de L’Impromptu de
Paris et de L’Apollon de Bellac. s
Enfin le public, présent dans la salle ou par les critiques des
médias, peut manifester son interprétation : Ionesco s’est ainsi
aperçu que La Cantatrice chauve faisait rire alors qu’il la concevait
comme une tragédie, tandis que Sartre a pensé retirer sa pièce Les
Mains sales, reçue malgré lui comme anticommuniste. Car la
présence physique du personnage facilite l’identification et démul-
tiplie les émotions : on rit ou pleure davantage quand on est
entouré par la foule que lorsqu’on est isolé devant un roman. Par
ailleurs, le spectateur a toute liberté pour regarder plutôt un
personnage qu’un autre : il dirige son regard alors que le romancier
le fait pour lui.
L'absence de l’écrivain dans son texte, les surprises de la
représentation font donc que le personnage théâtral échappe plus
que tout autre à son créateur.

Cela dit, les rapports entre théâtre et roman évoluent dans


l’histoire littéraire, et souvent se définissent l’un par rapport à
l'autre, s’attirant ou se repoussant.
Ainsi les échanges de types humains ou de techniques sont
fréquents : au xvn° siècle, le roman pastoral présente les mêmes
héros et intrigues que dans les bergeries théâtrales, au x1x° siècle le
romantisme met à la mode les pièces historiques aux caractères
tranchés et aux décors nombreux, comme dans Shakespeare mais
aussi sous l'influence du romancier Walter Scott. Alexandre
Dumas construit ses romans par épisodes ponctués de coups de
théâtre, avec des héros simples pour la psychologie. Les romans de
Mauriac reproduisent les huis clos étouffants qui caractérisent
certaines pièces. Lorenzaccio par sa longueur permet une psycho-
logie plus nuancée, le personnage principal n’est ni bon ni mauvais
mais déchiré entre plusieurs aspirations. Les représentations très
longues, de Claudel par exemple, n’effraient plus. On peut voir
aussi plusieurs actions en même temps sur la scène, comme dans le
roman qui passe facilement d’un lieu à l’autre.
Pour Giraudoux et Jouvet, « l’essentiel d’une œuvre c’est le
texte », et le comédien n’est qu’un souffle, une voix au service de
152
l'écrit, tandis qu’Artaud préconise un théâtre total où les gestes et
le corps sont l’expression principale. Aïnsi la scène se rapproche
plus ou moins de l’écrit ou exalte ses procédés propres.
De nos jours les passages entre les deux genres se multiplient : le
roman se fait moins descriptif ;nous ne savons rien ou presque des
héros de M. Butor. M. Duras privilégie les dialogues mystérieux,
ses œuvres romanesques passent sur les planches sans grande
modification. De plus en plus les metteurs en scène s'emparent de
textes pour les adapter: Le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste,
L'Écume des jours, L'Étranger furent récemment montés.
Enfin l'intervention de nouveaux médias multiplie les possibilités
des personnages : lecture de romans et de pièces à la radio,
adaptations cinématographiques de Tartuffe ou d’À /a Recherche
du temps perdu qui conservent les héros, mais unifient leur façon
d’être présents.

Théâtre et roman ont donc durant leur histoire échangé des


rapports complexes. Ils restent cependant deux moyens d’expres-
sion différents pour créer des personnages, car la représentation
contient des propriétés incontournables. Leur fonction demeure
cependant identique : faire rêver, donner des leçons de conduite,
immortaliser nos défauts ou nos vertus. Une fois refermé le livre ou
la porte du théâtre, ces héros vivent en nous, nous nous les
approprions pour les intégrer à notre imaginaire.

133
19. Ce que vous ont apporté
les livres
I
LD

Enthousiasmé par une de ses premières lectures, Albert Camus


écrit : « Nanti d’une étrange et neuve liberté, j'avançais hésitant, sur
une terre inconnue. Je venais d'apprendre que les livres ne versaient
pas seulement l’oubli et la distraction. »

En appuyant votre argumentation sur des exemples précis, vous


direz, à votre tour, ce que vous ont apporté les livres.
MONTPELLIER ET ACADÉMIES RATTACHÉES,
ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1988 : F, G, H.

DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...


® Les sujets sur la lecture sont fréquents. Ne reproduisez pas sans
réflexion un cours : il faut toujours vous adapter à l'intitulé exact. La
citation de Camus peut vous aider à trouver des idées ou un plan,
mais pensez aussi à l’analyser lors du développement. L'idée de
liberté devra être commentée.
© Le terme très large de « livres » doit vous amener à parler
d'autres ouvrages que ceux de la littérature au sens strict. Bandes
dessinées, dictionnaires et ouvrages scientifiques seront bienvenus.
e Même lorsque le sujet vous y invite, comme ici, évitez la
première personne et les confidences appuyées. Il suffira d'indiquer
précisément les qualités d’un livre pour faire comprendre votre
adhésion.

134
CORRIGE.. CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ...

PLAN ADOPTÉ DANS LE DEVOIR

I. Le divertissement
— L'isolement
— L'oubli des soucis
— La projection idéale de soi

II. La connaissance de soi et du monde


— Un dialogue qui permet la liberté de réflexion
— Approfondissement de soi
— Ouverture sur le monde

III. Le plaisir esthétique de la littérature


— La beauté formelle pépi
— Un art à goûter 4
— Des réussites à imiter

DEVOIR RÉDIGÉ
Pour beaucoup, la lecture constitue un divertissement au même
titre que le sport, les activités manuelles ou les spectacles. D’autres
affirment qu’elle leur apporte bien plus et lui accordent une place
importante dans leur vie.
Albert Camus a raconté dans un article comment il sentit naître
en lui cette passion en lisant La Douleur d'André de Richaud :
« Nanti d’une étrange et neuve liberté, j’avançais hésitant, sur une
terre inconnue. Je venais d’apprendre que les livres ne versaient
pas seulement l’oubli et la distraction. » Que recouvre cette idée de
liberté ? Est-elle propre à l’expérience de Camus ou répandue ?
Nous essaierons donc de montrer comment, outre une fuite
momentanée loin des contraintes de l’existence, la lecture peut
assurer une véritable libération, et quels sont ses autres dons.

Un célèbre tableau de Fragonard, La Jeune Liseuse, présente


une femme élégante penchée sur son livre, isolée du monde,
entourée de confortables coussins. De nombreux témoignages
écrits confirment le plaisir dû à cette activité solitaire, qui
mystérieusement, par de simples petits caractères noirs, nous
transporte immobiles loin du monde réel. S. de Beauvoir dans Tout
Compte fait dit qu’ « aucune expérience ne peut se comparer à
celle-là », sauf peut-être le dédoublement des sages taoïstes, dont
l'esprit quitte le corps et s’envole de cime en cime, de siècle en

135
gne
siècle. L’isolement physique favorise ce détachement : Montai
et amis de sa biblio thèque , S. de Beauvo ir
écarte femme, famille
Mais
s’allonge sur un divan, les rideaux tirés, « tout décor aboli ».
le miracle peut se produire au milieu de la foule : absorbés par un
roman, certains oublient de descendre à leur station dans les
: : : ,
transports en commun.
Le contenu des livres n’est bien sûr pas étranger à ce phénomène
d’oubli : les soucis, la médiocrité d’une vie, le poids des heures
creuses tombent lorsque se crée pour nous un monde autre qui
monopolise l'attention. Certains genres d écrits s’y prêtent:
l'énigme captivante d’un roman policier que l'esprit dénoue plus
facilement que les problèmes réels, les histoires d’amour à l’eau de
rose qui donnent l'illusion de sentiments forts et durables, les
romans d’aventure dépaysants, la science-fiction qui s’affranchit de
la pesanteur. = |
Mais souvent aussi, par l'identification aux héros de papier, le
lecteur se compose un moi plus beau, plus séduisant. J.-P. Sartre a
raconté comment il compensait sa laideur et l’indifférence des
autres enfants en se croyant dans la peau de Pardaillan, valeureux
chevalier. Or cette identification peut se révéler dangereuse si elle
envahit l’existence et trompe sur les réalités : J.-J. Rousseau
déplore dans les Confessions l'influence des romans sentimentaux
ou de l’histoire des héros de la République romaine qui lui
donnèrent une âme trop idéaliste pour affronter l’égoïsme humain
et les injustices politiques. Madame Bovary se suicide parce que la
vie ne ressemble pas aux romans sentimentaux, Julien Sorel sacrifie
l'amour et trouve la mort à cause d’ambitions nées du culte de
Napoléon entretenu par la lecture du Mémorial de Sainte-Hélène.
Faut-il rappeler aussi la folie de Don Quichotte, aveuglé par les
romans de chevalerie ?

À cette fausse fuite qui rend esclave de rêves, A. Camus oppose


une lecture productrice de liberté véritable. L'analyse de ce qu’il a
précisément éprouvé à dix-sept ans lors de cette révélation peut
expliquer son propos.
Son existence, alors consacrée d’un côté « aux plages, à des
études distraites et des lectures oisives », de l’autre à une « vie
difficile », trouva soudain une unité. La Douleur lui parla pour la
première fois de ce qu’il connaissait : « une mère, la pauvreté, de
beaux soirs dans le ciel ». Et Camus poursuit : « Mes silences têtus,
ces souffrances vagues et souveraines, le monde singulier qui
m'’entourait, la noblesse des miens, leur misère, mes secrets enfin,
tout cela pouvait donc se dire! Il y avait une délivrance, un ordre
de vérité, où la pauvreté, par exemple, prenait tout d’un coup son
vrai visage, celui que je soupçonnais et révérais obscurément. »
Le psychiatre B. Bettelheim a montré que les contes de fées
permettaient à l’enfant de structurer sa personnalité en proposant,
par le détour de créatures imaginaires, des solutions aux conflits
136
réels qui l’agitent : rapports avec les parents, jalousie vis-à-vis des
frères, infériorité physique par rapport aux adultes. Certains
mythes, repris sans cesse dans la littérature, jouent le même rôle à
l’âge d'homme. Mais les livres qui abordent nos problèmes
directement permettent une réflexion, une prise de possession de
soi consciente, d’où l’impression très forte soudain de se compren-
dre, de pouvoir réagir et agir librement face aux difficultés
psychologiques ou matérielles. C’est pourquoi beaucoup de romans
qui parlent avec réalisme de l’amour, de la mort, de la mélancolie
ou des conflits intérieurs propres à l’adolescence trouvent un tel
succès : René de Chateaubriand exprima le mal de vivre de sa
génération; les pièces de Sartre, le malaise existentiel qui suivit la
Seconde Guerre mondiale. Mais chacun peut trouver un écho
personnel dans tel ou tel ouvrage, autobiographie, thèse histo-
rique.
Fort de cette découverte, A. Camus étendit et dirigea ses
lectures. Car il ne suffit pas de se retrouver dans un héros pour
acquérir la liberté : connaître les autres, connaître le monde assure
une maîtrise encore plus forte de l’existence. Une « avidité
nouvelle » lui vint, entretenue par les rêveries ou les conversations
amicales qui complétaient la réflexion individuelle. Il redécouvrit
Les Nourritures terrestres d'A. Gide, muettes pour lui lors d’une
première rencontre. Car le livre offre un dialogue : avec nous-
mêmes, avec les auteurs de tous les temps et lieux. Il alimente aussi
nos rapports quotidiens. Ne parlons pas du brillant de la conversa-
tion, mais des échanges qui enrichissent le livre des différentes
sensibilités des lecteurs.
L'intérêt que suscite pour nous un ouvrage dépend en fait de ce
que nous y cherchons : plus le champ de nos curiosités s’ouvre, plus
la lecture peut nous aider. Dès lors une bibliothèque de particulier
se fournit sans limites : outre les dossiers nécessaires aux études,
elle accueille tout ce qui peut nous faire comprendre le monde
passé ou actuel. Des romans, le lecteur passe aux monographies
historiques, à la sociologie, la linguistique.
C’est pourquoi les livres furent si souvent suspects aux autorités
désireuses de maintenir les populations dans le servage et l’igno-
rance: la liberté de l’auteur, qui dénonce les injustices ou les
hypocrisies morales, stimule la liberté des lecteurs. Les luttes des
philosophes du xvur° siècle contre l’absolutisme et la censure ont
ainsi favorisé la prise de conscience qui amena la Révolution.

Mais en nous révélant les beautés du monde, par exemple la


dignité de la pauvreté pour Camus, le livre nous offre aussi parfois
sa propre beauté, qui est esthétique.
Un vers musical de Verlaine ou Baudelaire sur la tristesse, une
description réussie de paysage nous font voir et sentir différem-
ment, mais nous les apprécions également pour eux-mêmes :
pourquoi sinon les apprendre par cœur, les relire ? Des images, des

137
sonorités, un rythme touchent non seulement le cœur ou la raison,
mais notre sens esthétique. La structure d’un roman, celle d’A la
Recherche du temps perdu, par exemple, peut exercer la même
fascination pour ceux qui savent la goûter, que l'agencement d un
tabeau ou le montage d’un film. Cet art peut se mettre au service
des idées, mais il existe aussi à part entière. , EE
Ainsi s’explique le pouvoir de la poésie, qui travaille particulière-
ment ces éléments. Mais un roman comme Madame Bovary, outre
son analyse d’un phénomène psychologique, s’impose à la relecture
pour ses qualités de style, ses thèmes récurrents. Flaubert pensait
d’ailleurs que le sujet importe peu, et rêvait d’un livre qui ne repose
que sur sa beauté formelle. Des mouvements comme celui des
Parnassiens, des recherches comme celles de Mallarmé ont contri-
bué à donner des exemples de cet art pour l’art, de ce plaisir des
mots et de l'évocation pure. Nous recherchons aussi, dans Candide
ou dans les Lettres persanes, la perfection donnée aux procédés de
l'ironie, ou dans Molière celle du comique, par-delà les intentions
politiques ou morales des auteurs. é À
Souvent la fréquentation des livres bien écrits nous influence
volontairement ou non dans notre langage : on sait leur valeur
éducative dans le domaine de l’orthographe, du vocabulaire et de la
grammaire, et aussi pour organiser les idées et les exprimer, donc
pour mieux penser et plus librement. Mais ils peuvent aussi nous
donner l’envie de soigner nos lettres, d’écrire un journal pour
faciliter l’introspection, d’aider nos contemporains par des œuvres
adaptées aux problèmes et aux goûts du temps. C’est pourquoi les
livres engendrent les livres, les auteurs les auteurs.

Tel fut le cas d’A. Camus, qui par ses actions, sa participation à
des journaux, ses livres, s’engagea dans son temps, exprima la
condition humaine dans des essais comme L'Homme révolté, ou
des romans comme l’Étranger. Et la beauté sobre des paysages de
Tipasa, la dignité superbe des quartiers pauvres s’expriment,
souvenir de La Douleur, dans la prose poétique de L’Été ou de
L’Envers et l’Endroit. Certes tous les lecteurs ne se découvrent pas
une vocation pour la plume, mais chacun pourra se retrouver en
partie dans cette confidence de S. de Beauvoir : « Enfant, adoles-
cente, la lecture était non seulement mon divertissement favori,
mais la clé qui m’ouvrait le monde. Elle m’annonçait mon avenir :
m'identifiant à des héroïnes de romans, je pressentais à travers
elles mon destin. Dans les moments ingrats de ma jeunesse elle m’a
sauvée de la solitude. Plus tard, elle m’a servi à étendre mes
Connaissances, à multiplier mes expériences, à mieux comprendre
ma condition d’être
A
humain et le sens de mon travail d'écrivain. »

138
20. Nous recevons trois
éducations différentes
ou contraires
AT LL M LL LL

« Aujourd’hui nous recevons trois éducations différentes ou


contraires : celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde.
Ce qu’on nous dit dans la dernière renverse toutes les idées des
premières. »
Montesquieu, Esprit des lois, IV, 1748.

Pensez-vous que cette opinion formulée il y a deux siècles s'applique


à notre époque? Vous organiserez avec soin votre réflexion, et vous
lappuierez d'exemples précis, empruntésà votre culture et à votre
expérience personnelle. pe
à rt ET ACADÉMIES RATTACHÉES,
ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1988 : F, G, H.

DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...


e Cette citation est extraite de la quatrième partie de L'Esprit des
Lois, dont le titre est « Que les lois de l'éducation doivent être
relatives aux principes du gouvernement ». Le paragraphe que
commence notre phrase se termine par cette explication : « Cela
vient, en quelque partie, du contraste qu’il y a parmi nous entre les
engagements de la religion et ceux du monde ; chose que les anciens
ne connaissent pas. » Montesquieu donne donc une raison à ce
divorce entre les différentes éducations. Mais il n'était pas nécessaire
pour vous de connaître le contexte de la phrase.
© « Monde » a ici le sens ancien de société civile, et non
d’univers : il s’agit des engagements de la vie active, sociale, des
relations entre personnes de bonne compagnie.
e Le libellé vous invite à établir une comparaison entre deux
époques, ce qui suppose une spécificité de l'éducation moderne, qu'il
faudra dégager.
e Suggestion : Recensez les instances éducatrices que vous
connaissez, sans oublier tous les moyens modernes d'instruction.

139
CORRIGÉ... CORRIGÉ... CORRIGÉ... CORRIGÉ...
PLAN ADOPTÉ DANS LE DEVOIR
I. Une éducation disparate
— Éducation traditionnelle : le savoir
— Les leçons du monde : le savoir-vivre
II. De l’éducation à l’instruction
— L'institutionnalisation du savoir
— Une instruction ouverte sur Ja vie
— La désaffection du savoir « inutile »
II. L’éducation donne sens à la vie.
— L'épanouissement de la personnalité
— Le développement des capacités à communiquer
—— Un sens à la vie

DEVOIR RÉDIGÉ
« Ouvrez des écoles, vous fermez des prisons » prétendait Hugo
au siècle dernier, établissant ainsi le lien entre le monde extérieur
et l'instruction. En revanche, au xvin° siècle, Montesquieu consta-
tait le divorce entre les différentes instances d’éducation que
recevaient ses contemporains : « celle de nos pères, celle de nos
maîtres, celle du monde. Ce qu’on nous dit dans la dernière
renverse toutes les idées des premières ». Le problème essentiel de
l'éducation est bien de trouver un équilibre entre savoir encyclopé-
dique et application des connaissances. Il convient donc de
s'interroger sur cette disparité souvent pénible pour l'individu;
l’école moderne, elle, s'efforce de privilégier un enseignement
pragmatique. Mais l’on risque ainsi de perdre de vue la véritable
finalité de l’éducation : donner un sens à la vie.

L’éducation traditionnelle telle que la présente Montesquieu est


disparate, sans cohérence. Elle repose sur des personnes bien
définies qui conduisent l’enfant jusqu’à l’âge adulte sans concerta-
tion sur les possibilités d’application de cet enseignement. Les
pères d’abord, sont les garants d’une tradition : ils sont chargés de
montrer l’exemple plus que de dispenser un savoir encyclopédique.
Ils inculquent à l’enfant les valeurs morales, les vertus. Ils
représentent en outre l'autorité, la loi, tout comme les maîtres qui
sont, eux, les précepteurs privés ou les professeurs d’écoles
religieuses. Ces professeurs étaient des encyclopédies vivantes,
transmettant intact, un savoir séculaire. Leur imitation passait pour
la preuve que l’on avait bien acquis ce savoir. « L’art d'apprendre
se réduit donc à imiter longtemps et à copier longtemps » affirme,
140
dans cet esprit, Alain (Propos sur l'Éducation). Ces maîtres ont
longtemps été des religieux, ce qui conférait un caractère absolu à
leur enseignement. Jusqu'à une époque récente, la relation du
maître à l’élève était le seul moyen de donner un peu de réalité au
contenu de l’enseignement : « le rôle du maître apparaît ici comme
celui de l’intercesseur : il donne aux valeurs une figure humaine »
(Gusdorf, Pourquoi des professeurs ?). Mais ce savoir est quelque
peu éloigné de la vie réelle et l’esprit y risque la sclérose. On a ainsi
constaté que la prolongation de la scolarité avait parfois des effets
néfastes : certains élèves n’y voyaient qu’un obstacle à entrer de
plain-pied dans la vie active et se désolidarisaient du système,
parfois jusqu’à la délinquance.
Montesquieu estime que « c’est lorsque nous entrons dans le
monde, que l’éducation en quelque façon commence. Là est l’école
de ce que l’on appelle l’honneur » (Esprit des Lois). Le monde
nous donne, non plus un enseignement formel, mais un code de
savoir-vivre; il nous enseigne à agir dans la communauté humaine
régie par les lois civiles. Cet apprentissage permet à l’esprit de
confronter à d’autres ses opinions, d’assouplir des positions intel-
lectuelles trop tranchées, d’acquérir un certain poli, autrement dit
la politesse au sens le plus plein du terme. Si cet enseignement
« renverse toutes les idées » dés pères et des maîtres, c’est qu’il
relativise le contenu absolu et dogmatique des valeurs présentées
par la famille et l'instruction traditionnelle. Ainsi, le savoir
s’adoucit-il au contact du monde, par la confrontation d’opinions
divergentes, par l’exercice de l’opportunisme.

Or, l’on constate la disparition de cet enseignement mondain,


fait d’adaptation des valeurs aux réalités. Dans l’éducation
moderne, tout passe par l’École, par une institution.
Élargir la scolarité est un mouvement qui s’est amorcé dès le
xvur° siècle et qui a pris depuis l’ampleur que l’on sait. L’objectif
des 80 % de bacheliers pour l’an 2000 en témoigne. Cette
possibilité d’accès à l’instruction pour tous s’est accompagnée d’une
institutionnalisation du savoir. Nul savoir n’est apparemment
acquis ailleurs que dans les salles de classe. La société moderne
s’est dotée d’outils supplémentaires pour parfaire cette éducation.
C’est ainsi que l’ordinateur entre désormais pour une part non
négligeable dans l’apprentissage des enfants.
L'enseignement moderne tâche de donner à chacun les armes
nécessaires pour entrer dans la vie active avec tous les atouts
professionnels et technologiques. Longtemps coupée de la réalité
extérieure, l’école a donc ouvert ses portes sur la vie matérielle.
Rousseau, au xvur° siècle prétendait, dans Émile : « Je hais les
livres », pensant qu’ils n’apportaient qu’un savoir encyclopédique
sans application possible à la réalité. De la sorte, seul Robinson
Crusoé de Defoe trouvait grâce à ses yeux, par la mise en pratique
des connaissances que cet ouvrage propose. Dans cette optique de

141
: sation d’un savoir formel, l'éducation moderne a égale-
En ee de modifier l’image d’un maître tout-puissant, substi-
tut du père que ne pouvait atteindre aucune contestation. L'accent
est davantage mis, de nos Jours, Sur la prise en charge de
l'éducation par chacun. L'expérience de Neil avec ses Libres
enfants de Summerhill est encourageante. re
Pourtant l’on peut regretter une désaffection pour le savoir dit
« inutile », sous prétexte qu’il n’a pas d’application immédiate dans
la recherche d’un premier métier. Car les arts, la culture générale
en un mot, représentent la part du rêve, le plaisir esthétique goûté
au moment des loisirs que laisse une activité professionelle et en
cela, sont irremplaçables. « L'étude doit être la pause féconde et
enrichissante où l’on (...) entre en possession de tout un trésor
humain, que plus tard on n’aura plus, en général, ni le temps, ni
l’occasion de découvrir » écrit J. de Romilly dans L’Enseignement
en Détresse. Si l'éducation se réduit à l’acquisition des mathéma-
tiques et de matières technologiques, on risque l’appauvrissement,
la mécanisation des esprits. « Un pays dans lequel n’existe plus, le
soir, une chambre dans laquelle un enfant apprend le grec ou le
violon, est un pays perdu » remarque L. Schwartzenberg.

Il faut absolument reconnaître à l’éducation sa véritable place


dans la formation de l'individu, une place prépondérante.
Les objectifs de l’éducation sont pluriels : acquisition de savoir,
certes, mais aussi épanouissement de la personnalité et développe-
ment des capacités à communiquer avec autrui.
« Pour ne pas être à la merci des hasards de la vie, (l’enfant) doit
développer ses ressources intérieures afin que les sentiments,
limagination, l’intellect s’appuient et s’enrichissent mutuelle-
ment » dit B. Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes de fées.
Il y a, grâce à l’éducation, interaction des différentes facultés de
l'individu qui concourent à forger une personnalité complète et
équilibrée. Pour Montaigne déjà, l'éducation visait moins une
quantité de savoir à emmagasiner, qu’une réflexion personnelle sur
des données du réel: « instruire, disait-il, c’est former le juge-
ment » (Essais, I).
Mais l'éducation ne se contente pas de sculpter les contours d’un
caractère individuel : elle doit nous aider à développer nos
Capacités à communiquer. Elle a donc un rôle à jouer dans le
consensus social. Montesquieu estimait que les lois de l'éducation
«nous préparent à être citoyens » (Esprit des Lois). Elles sont
même essentielles dans un régime démocratique qui implique que
chacun prenne l’État en charge, la vertu politique étant ainsi « de
renoncement à soi-même » (id.). Cette idée de l'esprit qui ne peut
que s’affiner au contact d’autrui apparaît une fois encore chez
Montaigne : « Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement
humain, de la fréquentation du monde. » Nous évitons ainsi d’être
« raccourcis à la longueur de notre nez ».

142
Eduquer va même encore plus loin : il s’agit non seulement de
prodiguer un savoir qui aide l'individu dans sa vie personnelle et
sociale, mais de donner un sens à la vie, d’initier l’être à la richesse
de l'univers. C’est pourquoi l’éducation doit être complète. La
psycho-sociologie nous apprend qu’elle devrait prendre en compte
toutes les dimensions de l’être humain, et en particulier, celle du
jeu. Une organisation plus souple de l’éducation l’intégrerait bien
mieux à la totalité de l’existence. « L'enseignement ne se limite pas
à l’école. Toute la vie, notre milieu est notre éducateur » souligne
Valéry dans Variété. L'éducation pourrait et devrait être l’acquisi-
tion de valeurs simples qui se regroupent, selon la classification de
Diel (Les Principes de l'Éducation et de la Rééducation), « dans les
trois catégories de l’harmonie : l’harmonie de la pensée : vérité;
l'harmonie des sentiments : beauté; l’harmonie des actions :
bonté ».

Ainsi l’éducation du xvuI° siècle-était fondée sur un savoir en


rupture avec le monde réel (que l’on découvrait par soi-même),
dont on conserve certains aspects aujourd’hui. Mais l’on a tenté de
réduire l'écart entre la vie et le contenu de l'instruction, en courant
toutefois le risque de ne plus offrir qu’un enseignement pragmati-
que. Car l’éducation se définit essentiellement par ses finalités, qui
sont les plus hautes, visant à l’intériorisation de la philosophie, de
la morale, de la culture au sens le plus complet du terme. C’est en
cela que l’éducation, et elle seule, nous donne le pouvoir d’ordon-
ner le réel qui nous entoure, et partant, d’y trouver une place qui
corresponde à nos aspirations.

143
O1. La vraie culture
été
TT LL Il

Le poète Max Jacob écrivait, dans Conseils à un étudiant : « La


vraie culture, celle qui compte, c’est la réflexion individuelle, sur les
faits, les gens et sur soi-même surtout. »

Que pensez-vous de ce jugement?


ANTILLES, GUYANE,
ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1987 : F, G, H.

DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...

e Ce sujet est classique et n'offre pas de difficulté d'analyse. Vous


devez veiller à l'expression « vraie culture » qui en présuppose une
fausse, restant à définir.
e Que la citation soit d’un poète ne doit pas limiter votre réflexion.
Vous n'avez même pas besoin de connaître Max Jacob pour traiter le
problème. Sachez toutefois que, mort en 1944 en déportation, Jacob
a exercé de nombreux métiers tant culturels que purement alimen-
taires. Il fut l'ami de Picasso et d'Apollinaire. Poète mystique et
comique à la fois, son œuvre la plus célèbre est Le Cornet à dés.

CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ.

PLAN DÉTAILLÉ

Introduction
® À l'heure où les médias ont un pouvoir de plus en plus
considérable, on peut s'interroger sur le sens de ce mot galvaudé de
« culture ». Le poète contemporain M. Jacob en propose ce
contenu : « c’est la réflexion individuelle, sur les faits, les gens et
sur So1-même surtout ».

e Cette définition a pour point d'appui l'individu pris dans un


mouvement dynamique réflexif : de soi vers soi. Par là, en effet,
l’homme se sauve de l’uniformisation d’une culture de masse.

144
e Mais le risque, dans ce refus de l’individu de ce qui serait la
« fausse culture », est de s’enfermer sur lui-même.

® Il convient donc de redéfinir la culture comme un vaste


mouvement non plus réflexif mais réciproque, de communication
entre les hommes.
© D'où les axes suivants :
1. la culture réflexive (analyse de la citation),
2. les risques d’enfermement,
3. la culture généreuse.

I. la culture réflexive

1. Un effort de l'individu sur lui-même


— La culture est la liberté d'appréciation, l’affirmation que la
conscience est capable de se prendre elle-même en charge, sans les
impératifs sociaux ou moraux.
Ex. : les penseurs se sont toujours battus pour que l’homme pense
par lui-même, en dehors des ordres que l’on pourrait lui donner.
— La conscience de soi est là donnée première pour avoir une
conscience culturelle : il ne peut y avoir de culture sans conscience
individuelle.

2. Une appréciation personnelle du monde


— La réflexion qui définit la culture est la somme de critères
personnels qui permettent d’apprécier les événements du monde.
Ex. : Soljenitsyne et les autres dissidents soviétiques qui se sont
sauvés de la folie des goulags en conservant les acquis de leur
culture personnelle.
— L’instruction ne suffit pas : « Instruction, des pierres dans un
sac ;culture, des graines dans un pot » (Chapelan). L’individu doit
savoir apprécier ce qui l’entoure, à partir de ce qu’il a appris, mais
surtout en se dégageant de ce savoir formel, pour le faire fructifier.
3. La fausse culture = culture de masse
— Les sociétés européennes ont institutionnalisé le savoir: il
faut posséder un certain nombre de notions, plutôt qu'être tel ou
tel. C’est un combat entre posséder et exister.
Ex. : enseignement qui privilégie le pragmatique au détriment de
l’artistique.
— La fausse culture opère une confusion entre cerveau et esprit,
entre une réalité biologique et l’usage qu’en fait l’homme.
— Les mots « culture » ou « culturel » sont le Sésame de
n'importe quelle initiative médiatique (émissions télévisées). C’est
contre ce type d’abus qu’il faut s’insurger.
145
II. Le risque de l’enfermement
1. L’égocentrisme ,
_—_ Cette définition laisse percer un certain orgueil, celui de
l'individu capable, soi-disant, de maîtriser le réel par ses propres
moyens. pu NM
— Cette réflexion sur soi fait de l’individu le centre du monde.
Tout pourrait se ramener à sa propre conscience, il serait le seul
juge des faits.

2. Le risque du mépris
— Il ne peut y avoir une définition unique de la culture comme il
ne peut y avoir une culture universelle. C’est la diversité des
méthodes et des contenus culturels qui fait la richesse de l’huma-
nité.
— Refuser toute autre forme de culture est péremptoire et
conduit à des aberrations plus ou moins dangereuses.
Ex. : la société allemande de l’entre-deux guerres, cultivée à
l'extrême, n’a pas su voir les dangers d’un régime qui exaltait la
supériorité de cette culture. Le nazisme est en partie dû à cet
aveuglement.

III. La culture généreuse

1. L'équilibre entre soi et le monde


— Deux types d’équilibre : entre contemporains, et à travers les
époques. Il s’agit donc de savoir apprécier les cultures en différents
points du globe, mais aussi de prendre en compte l’aspect
historique de la formation de ces cultures.
— Etre cultivé, c’est savoir entretenir des relations humaines :
c’est par la découverte des autres, différents, que l’on prend
véritablement conscience de soi. Toute relation d’échange est
féconde.
— Grand mouvement d’ensemble qui vise à comprendre
l’homme, le monde et ses différentes cultures. La culture est en
effet, le vrai moyen de communication entre les hommes : aucun
aspect de la vie humaine ne lui échappe, ni politique, ni artistique,
ni linguistique, ni moral.
— « La compréhension de nous-mêmes et du monde que nous
avons créé et qui à son tour nous crée, est peut-être la seule tâche
vraiment importante que doive affronter aujourd’hui l'humanité. »
(Hall, Au-delà de la culture).

2. Moyens de parvenir à cet équilibre


E La culture suppose une approche du temps autre que celle
que les hommes adoptent trop souvent : il faut considérer le temps
comme la condition nécessaire d’imprégnation et de compréhen-
sion.
146
Ex. : la visite du Louvre n’est culturelle que si l’on s’abstient de
courir d’une grande œuvre à l’autre. L’art demande que l’on
s'arrête à ses réalisations, que l’on prenne en compte sa véritable
nature.
— Se cultiver c’est aussi apprendre, favoriser l’acquisition de
repères tant spatio-temporels (connaissance de l’espace et de
l'Histoire), que philosophiques (morale, littérature) ou esthétiques
(arts). L’instruction n’est plus à prendre ici en mauvaise part, mais
comme un outil indispensable de culture.
— ]l faut abolir toute hiérarchisation des cultures qui en masque
les spécificités.
Ex. : l’eurocentrisme, qui fait de l’Europe la seule civilisation
rayonnante, a conduit à l’échec. La décolonisation est le réveil des
peuples dont on avait bafoué la culture.
— En revanche, il faut maintenir les particularismes de chaque
culture. Niveler les différences au nom d’une universalisation des
civilisations serait mortel. Cu
P
#
?
Conclusion
— Dans son louable souci de ne pas succomber aux modes et à
l'uniformisation qu’impose la société, Jacob limite cependant
l'acquisition de la culture au développement de facultés individuel-
les permettant la sûreté d’appréciation de soi.
— L’universalisation à laquelle tendent les hommes de bonne
volonté fait de la culture un ensemble complexe qui associe, dans
un égal respect, toutes les formes de civilisation et de comporte-
ment des sociétés humaines.

147
22. Avec un œil sur le sordide,
un œil sur le sublime
I

Jean-Claude Grumbach, scénariste et dramaturge contemporain,


confie à un journaliste qu’il observe le monde « avec un œil sur le
sordide, un œil sur le sublime ».

En vous appuyant sur les œuvres que vous connaissez, Sans vous
limiter nécessairement au théâtre ou au cinéma, vous préciserez dans
quelle mesure cette affirmation d’un créateur peut rendre compte aussi
de votre expérience personnelle de lecteur et de spectateur.
JAPON,
ÉPREUVE ANTICIPÉE, BACCALAURÉAT, JUIN 1987 : A, B, C, D, D’,E.

DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...

e La phrase porte sur l'observation du monde, mais bien entendu


elle concerne les œuvres puisque J.-C. Grumbach est un créateur.
Vous pouvez analyser la présence du sublime et du sordide dans les
arts, séparés ou mélangés, et vous interroger sur le sens de cette
présence.
© Soyez sensibles à l'opposition extrême entre les termes de
sublime et sordide. Définissez-les, et demandez-vous si l’art ne se
situe pas aussi parfois entre les deux.
© Il faut faire des liaisons entre les parties, comme toujours. Elies
peuvent se situer à la fin d’un développement ou au début du suivant.
e Suggestion : vous avez tout intérêt, comme vous le conseille
l'intitulé, à étendre votre réflexion aux autres arts: littérature,
peinture. Donnez des exemples variés pour chaque idée importante.

148
CORRIGÉ... CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ...

PLAN DÉTAILLÉ
Introduction
e Ilest souvent difficile de définir l’art:quels sont ses thèmes et
- ses procédés privilégiés? Comment réussir un film, une pièce, un
livre? Chaque nouveau créateur renouvelle par ses œuvres la
curiosité du public.
e À notre époque, les journalistes posent souvent aux artistes
ces questions qui intéressent les lecteurs ou spectateurs. À l’un
d’entre eux le scénariste et dramaturge contemporain J.-C. Grum-
bach répondit qu’il observait le monde « avec un œil sur le sordide,
un œil sur le sublime ».

e Cette réplique en forme de boutade, qui fait plaisamment


loucher l'artiste, contient cependant une indication précieuse sur sa
manière de travailler et sur le choix qu’il opère dans la réalité pour
la retranscrire ou la transformer. Sublime et sordide constituent en
effet des extrêmes : le premier désigne ce qui est le plus haut dans
la hiérarchie morale et esthétique, le second est employé pour la
saleté repoussante, la misère complète, la mesquinerie ignoble.

e Questions :
1. Quelle est la part, dans l’art, du sublime et du sordide ?
2. Effets de leur mélange ?
3. Jusqu’où va la variété de la palette d’un artiste ?
L. Part du sublime et du sordide
1. Le sublime
Cette exaltation des plus hautes valeurs esthétiques et morales,
dignes de l’admiration, est une constante dans l’art, et parfois
même son but avoué.
e Pour le xvr° siècle, il est un élément des grands genres,
épopée et tragédie. Boileau dans L’Art Poétique recommande
cependant de ne pas abuser d’un « sublime ennuyeux et pesant » :
l'évocation des vertus et de l’héroïsme doit plaire pour frapper les
esprits.
— Épopée : la référence reste les valeureux guerriers d’Ho-
mère.
— Tragédie : Corneille touche au sublime plus que tout autre,
parce que ses personnages tentent sans cesse de se dépasser dans la
recherche d’une morale épurée.
Ex. : Polyeucte préfère la religion à l’amour et va au martyre.
Ex. : le célèbre « qu’il mourût » du vieil Horace est pour

149
i
Voltaire, iè
un siècle plus tard, encore un « traitÏ du p lus grand
sublime > et il signale que l'auditoire en fut transporté. Un tableau
de David représente d’ailleurs la pose figée et grandiose du Serment
des Horaces.

e Le Romantisme recherche aussi certaines formes de sublime,


en particulier celui de la présence divine dans la nature.”
— Ex. : dans les Contemplations, le poème « Éclaircie » peint
un paysage transfiguré par le regard de Dieu.
e Le cinéma présente aussi de grandes fresques qui reprennent
des mythes historiques valables pour l'édification des foules.
Ex. : Napoléon d'A. Gance.
Ex. : Alexandre Nevsky de S. M. Eïisenstein (le peuple russe se
révolte contre les envahisseurs).
Ex. : La Passion de Jeanne d’Arc de C. Th. Dreyer.

2. Le sordide

e Il est peint pour être dénoncé, surtout lorsqu'il s’agit du


sordide moral :
— peinture de l’avarice chez Molière, Balzac (le père Grandet,
Gobseck).
— condamnation de la bêtise par Flaubert dans Bouvard et
Pécuchet, ou avec le personnage du pharmacien Homaïis dans
Madame Bovary.
— caricatures de Daumier ou de Rimbaud (Les Assis, Mes
petites amoureuses.)
— les films de J.-P. Mocky dénoncent toutes les tares de la
société.

® Les romanciers réalistes décrivent le sordide pour rendre


compte de la réalité du peuple au xIx° siècle.
Ex. : ravages de l’alcool et de la pauvreté sur Gervaise dans
L’Assommoir d’E. Zola.
Au xx° siècle Céline, C. Bukowski perpétuent cette tradition,
avec des êtres marginaux et sans moralité. Un film comme The
Le de J. Huston montre des personnages qui dérivent lamenta-
ement.
II. Le mélange du sublime et du sordide
Il est rare cependant que sublime et sordide ne soient présents
que dans des œuvres distinctes. La plupart du temps, comme
semble le suggérer J.-C. Grumbach, les artistes les mêlent. Divers
effets en découlent.

150
1. Le comique

© La détente dans un texte tragique


— Déjà Homère, pour distraire les auditeurs des graves combats
de l’Jliade, intercalait entre les épisodes pathétiques des passages
comiques, où intervenait le sordide : querelle de ménage entre
Zeus et sa femme Héra, revendications ridicules du piètre soldat
Thersite.
. Le personnage de Don César joue ce rôle dans Ruy Blas (IV,

® Burlesque et genre héroï-comique


Le comique naît de l’association des réalités sublimes ou du
moins, nobles avec les réalités sordides ou basses.

e Le burlesque est la parodie de l'épopée, du roman précieux ou


de la tragédie qui consiste à travestir les héros en personnages
bourgeois, médiocres. Le style hérôï-comique, à l'inverse, donne
des aspirations sublimes aux per$Sonnages sordides.
Ex. : Le Virgile travesti de Scarron.
Ex. : Le Roman comique de Furetière (des bourgeois singent les
romans précieux).
Ex. : Le Lutrin de Boileau.

2. Le véritable sublime des personnages sordides.


Bien des créateurs sont conscients que les hautes valeurs
morales, contrairement à ce que préconisaient les classiques, ne se
trouvent pas que chez les princes. Un individu peut se révéler
d’autant plus sublime qu’il vit dans la fange.

© Personnages célèbres issus du peuple et atteignant le sublime.


Ex. : Le père Goriot, « Christ de la paternité » selon Balzac.
Ex. : Jean Valjean, le forçat au grand cœur des Misérables, ou
Gavroche, gamin de Paris qui meurt pour la liberté.
Ex. : Ruy Blas est d’autant plus admirable qu’il a une âme
héroïque dans un corps de valet.
Ex. : Quasimodo dans Notre-Dame de Paris joint sa laideur
physique repoussante à l’amour le plus pur.
e Révélation du sublime dans la pauvreté
Le peuple a une réelle noblesse lorsqu'il sait assumer son
dénuement.
Ex. : « Le Mendiant » dans les Contemplations de V. Hugo. Sa
dignité transparaît jusque dans les trous de ses vêtements : « Sa
bure où je voyais des constellations. »
Ex. : la fin de Germinal montre la foule des ouvriers dans un grand
élan de solidarité pour l’amélioration de leur sort.

151
; ilm Kanal d'A. Wajda montre l'Odyssée tragique de
ie
RH jar héroïques qui tentent de rejoindre Varsov
par l’ennem i cie a ue mondia le en
encerclée
A ft
ar les égouts, lieu sordide s’il en est.
Be Los mai 1508 de Goya peint un groupe d’Espagnols fusillés
par les napoléoniens. La chemise blanche de l’un d’entre eux et ses
bras écartés vers le haut symbolisent dans le sombre militarisme
ambiant la liberté qui lutte jusqu’à la mort.

III. Variété de la palette des artistes


1. La dualité humaine
e Dans la Préface de Cromwell, V. Hugo justifie la dualité du
sordide et du sublime, particulièrement fréquente dans son œuvre,
par la conception chrétienne d’un homme double, ancré dans les
besoins corporels vulgaires mais pourvu d’une âme qui aspire à la
pureté morale. AT. er
C’est pourquoi le Romantisme, particulièrement dans le théâtre,
jusque-là divisé en tragédie et comédie, revendique un art qui
peigne l’homme en son entier, jusque dans la vie quotidienne, au
lieu de séparer sublime et sordide, ou de ne choisir que le premier.
Car un misérable peut se révéler grandiose, tandis que César dans
le char de triomphe aura peur de verser. Hugo poursuit : « La
muse moderne [...] se mettra à faire comme la nature, à mêler dans
ses créations, sans pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le
grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à
l'esprit. »
© On retrouve cette conception dans diverses œuvres
— Les Fleurs du Mal : « Il y a dans tout homme, dit Baudelaire,
à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu,
l’autre vers Satan. » Les aspirations vers l’Idéal et les tentations du
Spleen ponctuent donc le recueil.
— La Comédie humaine de Balzac présente des personnages
variés : ceux que possède plutôt le sordide (Gobseck, le père
Grandet), ceux qui réalisent la vertu (Mme de Mortsauf, David
Fe enfin ceux qui oscillent entre les deux (Vautrin, Rasti-
gnac.….).
® Mais l'explication chrétienne n’est pas indispensable pour
constater des aspirations contradictoires dans la nature humaine.
— Le cinéma possède une galerie de personnages ainsi définis :
les justiciers, les bandits ou prostituées au cœur tendre.
Belle du Seigneur d’A. Cohen montre comment la recherche
d’un amour épuré où les besoins sordides du corps sont cachés
conduit à l’étouffement et à la haine.

152
2. Entre sublime et sordide

Mais les artistes ne se contentent pas d’explorer les extrêmes de


la condition humaine. Entre sordide et sublime, il existe toute une
gamme de nuances qui fondent aussi notre vie et dont l’art veut se
faire l’écho :

e La beauté du quotidien :
— le film L’Arbre aux sabots d’Olmi pour la vie compagnarde;
— peintures de Vermeer pour les intérieurs bourgeois;
— natures mortes de Chardin;
— nature et animaux chez Colette.

e La tendresse
— Tendresse d’une mère pour une fille chez Mme de Sévigné ou
dans Sido de Colette, d’un fils pour sa mère dans Le Livre de ma
Mère d’A. Cohen. C
— L'amitié chez Montaigne,
La Fontaine.
© L’imagination et la fantaisie
— Alice au pays des merveilles. Le Seigneur des anneaux.
— les recherches du Surréalisme sur l’inconscient
— les films de science-fiction.

Conclusion
La confidence de J.-C. Grumbach permet d’analyser des
constantes de l’art dans son histoire et ses différents moyens
d'expression. Elle nous donne une clé pour comprendre le travail et
les buts de l’artiste. Mais il ne faudrait pas s’en tenir aux extrêmes
du sordide et du sublime: le créateur ne louche pas toujours!
Tantôt centré sur les hautes valeurs morales, tantôt peintre de la
plus triste réalité, il lui arrive souvent de joindre les deux pour
exprimer les déchirements des consciences; d’autres domaines
s’ouvrent également à son observation et à son imagination.

153
28. Il doit y avoir toujours énigme [ee
en poésie.
LL LIL Ut
I

« Nommer un objet, prétend Stéphane Mallarmé, c’est supprimer


les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à
peu : le suggérer, voilà le rêve. Il doit y avoir toujours énigme en
poésie, et c’est le but de la littérature, — il n’y en a pas d’autres —
d'évoquer les objets. »

(Sur l’Évolution littéraire : réponse à l'enquête de Jules Huret, 1981.)

En vous fondant sur des exemples précis, vous essaierez de commen-


ter cette conception de la poésie chez Mallarmé.
VIETNAM DU SUD,
BACCALAURÉAT, JUIN 1975 : À, B, C, D, E.

DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...

e Malgré la phrase « c’est le but de la littérature », l'intitulé vous


invite expressément à restreindre votre réflexion au domaine de la
poésie.
e Comme souvent lorsqu'il s’agit de commenter une opinion
tranchée, le plan s'impose facilement : montrer ce que les propos de
Mallarmé contiennent du vrai, puis les discuter. Vous pourrez élargir
ensuite le débat en les replaçant dans les diverses tendances de la
poésie.
e Il est bien entendu indispensable de trouver des exemples
précis pour appuyer vos dires. Cherchez des poètes qui se rappro-
chent de Mallarmé, d’autres qui ont des buts différents.
® Le terme d’ « objet » ne doit pas vous induire en erreur : ne le
limitez pas à son sens concret. Mallarmé d'ailleurs l'explique dans un
passage de l'enquête proposée à votre réflexion : « C’est le parfait
usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit
un objet pour montrer un état d'âme, ou, inversement, choisir un objet
et en dégager un état d'âme, par une série de déchiffrements. »

154
e Suggestion : il peut être intéressant ae connaître Mallarmé, ca
Sa position extrême est une charnière dans l’histoire de la poésie.
L'analyse de ses œuvres sera utile pour illustrer ses idées. Essayez
. dégager les conséquences de sa conception : hermétisme,
élitisme.

CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ. CORRIGÉ...

PLAN DÉTAILLÉ

Introduction
© « La plupart des hommes, écrit P. Valéry dans Tel Quel, ont
de la poésie une idée si vague que ce vague même de leur idée est
pour eux la définition de la poésie. » Il est certain que les poèmes
diffèrent tant les uns des autres que les définir par leur forme ou
par leurs thèmes semble illusoire. Quel est le rapport entre les
sonnets d’amour de Ronsard et ceux de Nerval ? Entre la concep-
tion de la mort chez Villon et chez Baudelaire ?
© Force est donc de prêter attention aux propos des poètes qui
tentent de résumer en quelques mots l'essence de leur art. Or
Mallarmé, qui est à la fois créateur et théoricien, répondit un jour à
une enquête sur les écrivains dans des termes qui joignent le
contenu et la forme de la poésie. « Nommer un objet, dit-il, c’est
supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de
deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. [...] Il doit toujours y
avoir énigme en poésie, et c’est le but de la littérature — il n’y en a
pas d’autres — d'évoquer les objets. »
© La distinction ainsi établie porte non sur les thèmes, mais sur
la façon de les traiter : « objet » doit être pris au sens large. Pour
Mallarmé, la plus pure poésie est celle qui cache son sujet, ne le
dévoile que par un effort du lecteur, comme le montre l’insistance
sur les mots « suggérer », « évoquer », fortement opposés à
« nommer ».
@e Questions :
1. A quoi correspond cette définition ?
2. Convient-elle pour toutes les formes de poésie ?
3. Peut-on résumer la poésie en quelques mots, ou contient-elle
plusieurs tendances ?

155
l. Explication de la définition proposée
à son opinion de
1. L'œuvre de Mallarmé correspond parfaitement
théoricien, et permet de la comprendre.
Ses poèmes se livrent en effet difficilement

e Obscurs, hermétiques, ils sont remplis


— de mots rares (« Mandore », « Ptyx »...)
—de métaphores étranges :
« Une dentelle s’abolit
Dans le doute du Jeu suprême. »
— d’une syntaxe inhabituelle. Le début du sonnet « A la
nue. », composé d’une seule phrase sans ponctuation, laisse
perplexe :
« A la nue accablante tu
Basse de basalte et de laves
A même les échos esclaves
Par une trompe sans vertu
Quel sépulcral naufrage. »
Il faut attendre le cinquième vers pour comprendre (peut-être !)
que « tu » vient du verbe taire et se rapporte à « naufrage », tandis
que « basse » qualifie « nue ».
e Leur sujet reste aussi mystérieux :
— Dans « Autre éventail », seul le titre permet de comprendre
qu’il s’agit de cet objet tenu par une femme.
— Les commentateurs s'interrogent encore sur la signification
réelle du sonnet « Le vierge, le vivace. » : impuissance créatrice
momentanée ? Nostalgie de l’Idéal ?
Maliarmé mène à ses limites le système du symbolisme, qui
suggère un objet par ses effets, ou exprime des sentiments abstraits
par une réalité concrète (le cygne par exemple, dans « Le vierge, le
vivace. »).
e Enfin pour un observateur très attentif, ces poèmes recèlent
des surprises. Par exemple, toujours dans la description du cygne,
la fréquence des phonèmes [1], [il, [v], [rl], particulièrement à la
rime («ivre », « givre », « délivre », « vivre ») évoque le mot
« livre », absent du poème mais clé pour le comprendre. Quant au
cygne lui-même, certains l’ont rapproché de « signe ».. La fré-
quence du son [i] suggère aussi la monotonie désespérante.
2. Mallarmé s’est abondamment exprimé sur son idéal littéraire :
© Pour lui Zola, malgré de beaux passages poétiques, se
contente de peu, car l'artiste ne doit pas peindre la réalité, mais la
recréer, par l’allusion. Les Parnassiens, en dépit de leur culte de la
forme, restent trop près de la simple description des objets.
® Son art au contraire se rapproche de la musique ou de l’art
156
abstrait, qui évoquent les sentiments ou les sensations par les sons
et des couleurs, ou bien se goûtent pour eux-mêmes :
— Il préconise un « idéalisme qui (pareillement aux fugues, aux
sonates) refuse les matériaux naturels et, comme brutale, une
pensée exacte les ordonnant; pour ne garder de rien que la
suggestion » (Variations sur un sujet).
— Les mots, perdant leur sens habituel dans un contexte
étrange, « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle
traînée de feu sur des pierreries ».
© Parfaitement conscient de son hermétisme, il le revendique,
pensant que l'artiste est un « aristocrate » qui s’adresse à une élite.
Le lecteur peut trouver l’énigme en écoutant le poème et en le
relisant attentivement, en parcourant toute l’œuvre pour découvrir
les thèmes obsessionnels. Un effort est nécessaire pour apprécier
un auteur qui travaillait ses œuvres au point d’écrire en moyenne
vingt vers par an!

3. Poètes ayant cette conception :


© Rimbaud « fixe des vertiges » dans les Z/luminations. « Les
Ponts » par exemple laisseñt le lecteur sur une impression
d’énigme: s’agit-il d’une description de ville réelle? d’une
estampe ? d’une hallucination ?
e Nerval, dans les Chimères, fait parfois appel à l’ésotérisme.
e Saint-John Perse dans l’Anabase compose un voyage spirituel
avec des images flamboyantes et obscures.

II. La poésie a d’autres buts.


La définition de Mallarmé ne correspond pas à tous les poèmes.
1. Les poèmes transparents
Beaucoup, et parmi ceux qui ont le plus de charme, n’ont jamais
requis d'explication.
e Poésie descriptive, épique ou lyrique, qui peint les beautés de
la nature ou les sentiments émouvants :
— certains textes de V. Hugo : « Demain, dès l’aube.….. »;
l'expression de la fuite du temps et de l’amour dans Le Lac de
Lamartine.
— Les chansons des troubadours.
— La Fontaine, poèmes d’amour de Ronsard, regret de la patrie
chez Du Bellay.
e La poésie didactique donne des leçons, fait connaître le
monde, s'engage, comme la poésie satirique :

157
— Hymnes et Discours de Ronsard, Les Destinées de Vigny.
— Les Châtiments de V. Hugo.

2. Une poésie pour le peuple sx !


Bien des auteurs pensent que la poésie, loin d’être un luxe
réservé à une élite, joue un rôle dans la société pour guider la foule
vers les aspiratio ns les plus hautes, ou la distraire par la beauté.

e C’est le cas du Romantisme. Pour Lamartine, dans la seconde


Préface des Méditations, « La poésie sera de la raison chantée,
voilà sa destinée pour longtemps; elle sera philosophique, reli-
gieuse, politique, sociale, comme Îes époques que le genre humain
va accomplir. Elle va se faire peuple, et devenir populaire comme
la religion, la raison et la philosophie ».
e Des poètes du xx° siècle, malgré la condamnation du Roman-
tisme par Mallarmé, perpétuent cette veine de l’engagement et du
lyrisme : |
— engagement d'Aragon (La Diane Française) ou de P. Emma-
nuel durant la Résistance. Penser à « Liberté » de P. Eluard. ;
— poésie du quotidien chez Prévert; Calligrammes d’Apolli-
naire, où les objets (la Tour Eiffel, une fontaine) sont non
seulement décrits mais imités visuellement par la disposition des
mots.
— Chansons de Brel, de Brassens, de Trenet ; F. Carco chanté
par F. Lemarque.

3. Mystère de la simplicité
Ces poèmes se donnent immédiatement grâce à leur vocabulaire
très simple et aux images facilement compréhensibles. Mais ils ne
sont pas dépourvus de mystère, pour plusieurs raisons.

® La profondeur de l'observation, l’expression réussie de


thèmes universels :
— Ex : La Jeune Veuve de La Fontaine, au-delà d’une subtile et
légère satire de la versatilité féminine, charme par le mythe du
temps cyclique.
— Ex : la peinture de la déchéance physique et le regret de la vie
à l’approche de la mort dans les Derniers Vers de Ronsard.

_® Le mystée peut être extérieur au poème, qui tente d'exprimer


l’inexprimable, par exemple l’unité du monde.
.— Ex : Ecaircie et autres textes de Hugo dans Les Contempla-
tions Sur la Nature et la présence de Dieu en elle.
— Ex : Supervielle veut une poésie simple, mais son angoisse de
l’absence et du silence des choses les rend étranges. Voir « L’Ar-
bre » dans le recueil Les Amis inconnus.

158
® La description des objets peut accentuer leur mystère au lieu
de le supprimer, lorsque les points de vue sont inhabituels.
— Ex : Le Parti pris des choses de Ponge.
— Ex : Histoires naturelles de J. Renard.
— Ex : le Bestiaire d’Apollinaire.

e La perfection de la simplicité dans la forme suffit dans certains


cas pour nous faire sentir la musique du poème ou la beauté des
métaphores.
— Ex. : « Mignonne, allons voir si la rose. » de Ronsard.
— Ex. : « Sur le pont Mirabeau » d’Apollinaire.

III. Deux courants poétiques


Il existe en fait deux idées différentes sur la nature de la poésie,
comme les exemples précédents le révèlent, et Mallarmé repré-
sente la pointe extrême de l’une d’elles.

1. Poésie du sacré et poésie qui’sacre


La formule est de Mallarmé qui distingue lui aussi deux formes
de ce genre littéraire :
e Le poème dont le mystère est extérieur à lui-même, puisqu'il
s’agit, avec toutes les ressources de la langue, d’exprimer les
mystères du monde, de les dévoiler, qu’il s’agisse d’une pomme ou
de la religion.
e Le poème qui crée du mystère, à partir de n’importe quel
objet, par le seul jeu des associations de sens et de sons. Mallarmé
va jusqu’à parler, pour le sonnet en « or » et « yx », entièrement
bâti sur ces rimes rares (« Ses purs ongles très haut... »), d’effet
« cabalistique » lorsqu'on le prononce rapidement. Par l'effort
qu’il fournit pour comprendre ces œuvres, le lecteur atteint une
sorte de sacré, celui de la pureté de la langue : il se « sacre ».

2. Alternance et permanence de ces idées


Mallarmé croit que l’autre conception paraîtra périmée. En fait,
ces deux idées de la poésie ne sont pas chronologiques mais
constituent deux grands courants que l’on peut retrouver à travers
l’histoire, dès l’antiquité. Sans aller jusqu’à un hermétisme aussi
exigeant que le sien, beaucoup de poètes ont préféré l’obscurité à la
clarté, la poésie pour initiés plutôt que celle d’un large public.
e A la transparence du classicisme latin (1°" siècle avant J.-C.,
Virgile, Horace...) succède la langue complexe et les images
étranges qui peuvent avoir plusieurs significations, chez Juvénal ou
surtout chez Lucain.
e Au xvi° siècle, la virtuosité verbale des Grands Rhétori-
queurs, qui perdait toute signification, se voit préférer l'harmonie

159
du fond et de la forme d’une Pléiade militante qui veut donner à la
langue française des thèmes, des instruments dignes des Anciens.
e Au xvur° siècle, la préciosité se délecte de poèmes où prime la
forme. Dans les salons, les invités du monde littéraire s'amusent à
se lancer des énigmes rimées, à parler d'amour dans le « style
figuré » dont se moque Molière dans le Misanthrope (I, 2) ou Les
Précieuses ridicules (se. 9). Suivra la recherche de la simplicité dans
le classicisme français qui refusera ces tentations.
e Au xx° siècle, la poésie populaire du Romantisme se voit
critiquée par le Symbolisme, dont Mallarmé est le représentant le
plus significatif.
e Au xx° siècle, la poésie érudite, faite pour les yeux et le
silence, de R. Char ou de Saint-John Perse, voisine avec celle
d'Aragon, d’Apollinaire, de Prévert, faite pour la voix et les foules.
Ils furent souvent chantés avec succès, le dernier a même introduit
sa poésie dans le cinéma avec la complicité de M. Carné.

3. Faut-il choisir entre ces deux tendances ?


e Entre hermétisme et simplicité, le poète choisit selon son
tempérament, mais le lecteur aussi. Les deux poésies se goûtent
avec le même plaisir. Il est certain cependant que la première se
ferme au plus grand nombre et s’enferme dans une recherche
souvent stérile. L'équilibre en fait doit être trouvé dans une
recherche formelle toujours renouvelée, mais au service de thèmes
eux aussi variés. Les mouvements littéraires contradictoires qui se
succèdent naissent souvent d’une lassitude des excès de l’art pour
l’art obscur, ou du relâchement de la langue poétique qui conduit à
des facilités au nom de l’émotion.
® La définition proposée par Mallarmé ne saurait donc rendre
compte de toute la poésie. Elle ne représente qu’un moment et une
tendance. Mais son analyse révèle deux pôles entre lesquels se
situent tous les artistes. Peut-être pourrait-on conclure en remar-
quant que l'énigme, quelle que soit sa nature (thème abordé,
mystère de la simplicité formelle, magie des images, des sons ou
des rythmes), qu’elle diminue ou augmente au fil des relectures,
reste une caractéristique fondamentale de la vraie poésie.

160
24. Les femmes dans la littérature
RP

Dans les œuvres poétiques et romanesques, une femme est souvent


la figure centrale ou le premier plan.
Estimez-vous que la place occupée par les femmes dans la littéra-
ture correspond à l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes ou que la
société leur renvoie ?

Vous essaierez de répondre à cette question dans un devoir composé


en vous référant à des œuvres que vous avez lues au cours des deux ou
trois dernières années.

BESANÇON,
BACCALAURÉAT, JUIN 1980 : A, B, C, D, E.
#

DIFFICULTÉS... CONSEILS... PROPOSITIONS...


e Ce sujet suppose une approche double du problème : d’une part
il s’agit de la femme comme thème littéraire («place dans la
littérature »), et d'autre part se trouve mis en jeu le lien entre l'œuvre
et sa lectrice («image qu'elles se font d’elles-mêmes... »). Il faut
donc prendre en considération un contenu et une relation.
e Par ailleurs, le libellé s'attache uniquement au roman et à la
poésie. Évitez de citer des auteurs dramatiques.
e Enfin, trois images de la femme sont à analyser ici : celle que
propose l’œuvre littéraire, celle que se construit la femme elle-même
et celle que lui « renvoie » la société. Cette dernière image, sociale,
évolue naturellement en fonction des époques; ce critère est
important dans l'élaboration de la réflexion.
e Suggestions : ce type de sujet porte parfois sur l'ensemble de la
littérature. Dans cette optique vous pouvez élargir votre réflexion
personnelle à la dimension théâtrale et vous interroger sur les figures
féminines chez Racine, Corneille, Molière, Marivaux, lonesco par
exemple.
®e Analysez quelques personnages féminins de romans que vous
connaissez bien, afin de guider votre élaboration d'un plan.
161
CORRIGE.. CORRIGÉ... CORRIGE... CORRIGE...

PLAN DÉAILLÉ —_—_—_——————

Introduction 4
e De Ronsard à Colette, romans et poésies multiplient les
figures féminines. Les femmes sont même « souvent la figure
centrale ou le premier plan ».
e Le problème est de savoir s’il y a adéquation de cette image
littéraire avec ce que la femme réelle conçoit d’elle-même d’une
part et ce que la société construit elle aussi comme figure.
@ La démarche sera de circonscrire la place de la femme dans la
littérature avant de constater que l’œuvre littéraire est un écho
assez fidèle de la réalité ou propose des modèles auxquels les
femmes veulent s'identifier. Mais remarquer que, poétiques ou
romanesques, les œuvres sont souvent le fait d'hommes qui
inventent une image de la femme; en outre l’image de la femme
évolue à la même vitesse que la société et un fossé se creuse parfois
entre la lectrice moderne et les héroïnes du passé.
© D'où le plan suivant :
I. La femme figure privilégiée de la littérature
II. Le fidèle miroir
III. La distorsion entre l’image et la lectrice
2 es
I. La femme, figure privilégiée de la littérature
1. Héroïne de roman, dédicataire de poème

® Le roman : La femme est souvent le pivot de l’histoire narrée


dans le roman, elle est l’ordonnatrice de l'intrigue.
Ex. : Le Rouge et le Noir de Stendhal : l’ambition de Julien est
tributaire de deux femmes, Mme de Rénal et Mathilde de la Mole.
A tel point que le titre de nombre de romans est un nom de
femme, comme pour souligner l’importance de la figure féminine.
Ex. : Thérèse Desqueyroux de Mauriac, Manon Lescaut de l Abbé
Prévost, Atala de Chateaubriand.
® La poésie : la femme est la dédicataire privilégiée des poètes.
Mais, plus qu’une destinataire, elle est l’objet même de l’œuvre
poétique.
Ex. : Eluard célèbre trois femmes : Gala, Nusch et Dominique ;
Aragon ne vit que pour Elsa.
Là encore des recueils entiers placent la femme au centre de
l'évocation comme en témoignent les titres.
Ex. : Délie de Scève, les trois recueils des Amours écrits par
Ronsard pour Cassandre, Marie et Hélène.

162
2. Un rôle esthétique et psychologique
® La Muse : La femme est l’inspiratrice de l’artiste.
Ex. : Les Nuits de Musset dans lesquelles la Muse est à la fois mère
et amante.
Elle représente la Beauté humaine mais participe également,
dans la perfection que lui accorde les écrivains, du divin.
e La femme est l’Amour : En fait, il apparaît que la femme
représente l’Amour sous ses différentes formes. Elle est alors tour
à tour épouse, mère ou amante passionnée.
Ex. : Mémoires de deux jeunes Mariées de Balzac : échange de
lettres entre deux amies dont l’une est une mère et une épouse
accomplie et l’autre sacrifie à la passion la plus débridée.
Mais pour qu’il y ait œuvre littéraire, il faut un amour impossi-
ble. La femme est soit inaccessible, car déesse, soit interdite, car
déjà mariée ou sœur. C’est le désir de la transgression qui meut les
personnages. —
Ex. : Aurélia dans Aurélia de Nérval est angélique, impalpable de
par sa nature divine. Julie dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau
est partagée entre la fidélité à son mari et la passion qu’elle voue à
Saint-Preux. e
Parvenu à une situation telle, le romancier a le recours de la mort
pour dénouer l'intrigue. Aussi le trépas est-il souvent l’épisode
culminant des œuvres romanesques, l’exacerbation et la sublima-
tion de l'Amour.
Ex. : La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, le suicide
d'Emma dans Madame Bovary de Flaubert.
e Une figuration des valeurs morales : La femme met en acte les
vertus et les vices, les notions de bien et de mal. Elle est parfois
ange, parfois démon, pécheresse ou sainte.
Ex. : l’héroïne de La Dame aux Camélias de Dumas est un
personnage double, et Madame de Merteuil, dans Les Liaisons
dangereuses de Laclos, est au contraire exclusivement démoniaque.
A l’intérieur d’une même œuvre d’ailleurs deux femmes s’affron-
tent souvent, l’une pure et l’autre passionnée.
Ex. : Clélia et la duchesse Sansévérina dans La Chartreuse de
Parme de Stendhal, Laura et Lilian dans Les Faux-Monnayeurs de
Gide.
II. Le fidèle miroir
L'image de la femme dans les œuvres romanesques et poétiques
correspond non seulement à ce que la femme imagine d’elle-même
mais aussi à ce qu’elle voudrait être.
1. Une peinture exacte
e Psychologie des sentiments : La femme reconnaît dans ces
œuvres une peinture de l’amour tel qu’elle le vit.

163
i i la plus parlante de cette adéqua-
Le bovarysme est l'illustration
tion entre l’œuvre littéraire et la lectrice : Madame Bovary est
comme nombre d’autres femmes, illusionnée par les romans
sentimentaux dont elle a nourri sa jeunesse et désillusionnée parA la
trivialité des hommes. ;
Les tourments et les délices de l'amour traduits dans la poésie
sont ceux que vivent les lectrices de toutes les époques sans savoir
les formuler. :
Ex. : Les Sonnets de Louise Labé.
e Caractères originaux : Certaines figures de femmes paraissent
proches des lectrices modernes par la similitude de leurs préoccu-
pations. Il en va ainsi des romans contemporains mais aussi des
études réalistes de Zola.
Ex. : Gervaise dans L’Assommoir de Zola; Rosa dans La Vie
devant soi de Ajar (Gary).
2. Un idéal à atteindre
e Justification individuelle par la littérature : La femme trouve
l'autorisation des transgressions dans les œuvres littéraires, ou au
contraire est confortée par elles dans sa soumission.
Ex. : Madame Bovary évoque les adultères répétées d’une bour-
geoise, donnant ainsi un pernicieux exemple aux lectrices. Madame
de Mortsauf, dans Le Lys dans la Vallée de Balzac, symbolise, elle,
la grandeur de la soumission maritale.
e Modèle collectif littéraire : Les œuvres littéraires montrent
une certaine complaisance à exacerber les valeurs imposées par la
société (fidélité, soumission, etc.) auxquelles veulent se soumettre
les femmes.
Ex. : La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, Eva dans La
Maison du Berger de Vigny.
Ces critères varient selon les époques mais à chaque siècle
pourtant les lectrices ont trouvé l’image de leurs rêves dans la
littérature. Romans et poésie offrent un modèle de perfection à
suivre.
HI. La distorsion entre l’image et la lectrice
1. La femme vue par les hommes ou par les femmes
© Fantasmes masculins : Nombre d'œuvres sur les femmes sont
le fait d’auteurs masculins qui projettent dans leur création leurs
fantasmes sur le désir féminin et les faiblesses inhérentes à une
hypothétique nature féminine. L'image de la femme s’en trouve
déformée.
Ex. : le cycle des Jeunes Filles, de Montherlant, développe sur
quatre romans des types de femmes psychologiquement faibles,
ayant besoin de la protection masculine.
Aussi bien dans les romans que dans la poésie, l’idée des
hommes est que la femme est gouvernée par le sentiment, cette

164
intuition féminine qui rendrait les femmes moins aptes à la
réflexion que les hommes.
Ex.: l’impulsivité d’Albertine dans À la Recherche du Temps perdu
de Proust ; Jeanne Duval, modèle de sensualité dans « Parfum
exotique » ‘de Baudelaire.
Est à noter l'opposition fréquente des caractères masculins forts
et des caractères féminins faibles.
Ex. : Au Bonheur des Dames : Mouret qui domine les femmes
employées dans son magasin.
e Les femmes vues par les femmes : néanmoins il existe des
écrivains féminins mais qui proposent souvent une image masculine
de la femme.
Ex. : Mme de La Fayette, Sand, Noaiïlles.
Il faut attendre le xx° siècle pour trouver des images de femmes
originales.
Ex. : L’Amant de Duras, La Naissance du Jour de Colette.
#
#
2. Évolution sociale
C’est cette transformation sociale qui creuse le plus d’écart entre
les œuvres et les lectrices modernes.
e Le monde du travail : Depuis que les femmes ne sont plus
confinées chez elles et participent au monde du travail comme les
hommes, les figures de femmes dépendantes ne sont plus recon-
nues.
Ex. : La Maheude dans Germinal de Zola est plus crédible que
Madame de Couaën dans Volupté de Sainte-Beuve.
e Les changements de mentalité : D’autre part certains tabous
religieux ou moraux ont été plus ou moins abolis (sacrement du
mariage par exemple, ou pudicité).
Ex. : Virginie qui se noie plutôt que se dénuder devant un matelot,
dans Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, fait sourire
aujourd’hui.
Conclusion
e La littérature est donc indissociablement liée à l’image de la
femme. La caractéristique principale des personnages féminins
dans les œuvres romanesques et poétiques est l’amour.
e Or cette image est parfois inadéquate à ce que la femme réelle
conçoit de sa propre féminité.
@e La seule reconnaissance possible est celle qu’imposent les
grandes figures féminines qui valent comme types humains plus que
comme caractères individuels.
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@ TOPJ: LE MINITEL DE LA REUSSITE


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sances, évaluez votre niveau. Un problème
en dissert, en maths, en physique…? T A D F Z
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TOPJ: UNE CREATION HATIER (BESCHERELLE, PROFIL...) ET BAYARD PRESSE (PHOSPHORE, OKAPI, JE BOUQUINE, |LOVE ENGLISH)
Composition BUSSIÈRE/Impression SEPC, à Saint-Amand (Cher), France. IX-1988.
Dépôt légal : septembre 1988. N° d'édit. : 8108. N° d'imp. : 5495-1587.
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