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Charlemagne
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BIOGRAPHIES EXPRESS
Collection dirigée par Jean-Marc Simon
––––––
Léonard de Vinci, itinéraires et lignes d’ombres
Philippe Parizot-Clerico
François Mitterrand ou le triomphe de la contradiction
Jacques Patoz
Lawrence d’Arabie ou l’Épopée des sables
Raphaël Lahlou
Jackie Kennedy, une femme blessée
Jean-Marc Simon
Napoléon III ou l’obstination couronnée
Raphaël Lahlou
–––––––––––––

Illustration de couverture :

© Bernard Giovanangeli Éditeur. Paris, 2006.


Conception graphique : Gilles Seegmuller.
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OLIVIER HANNE

Charlemagne
l’empereur des temps hostiles

Bernard Giovanangeli Éditeur


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L’EUROPE OCCI D ENTA L E


À L A N AI SSAN CE D E CHAR L E M AGN E

« Au temps de Charles, d’heureuse mémoire, qui mourut il


y a déjà près de trente ans, le peuple marchait dans une même
voie droite, la voie publique du Seigneur, la paix et la concorde
régnaient en tous lieux. Mais à présent au contraire, comme
chacun suit le sentier qui lui plaît, de tous côtés les discussions
et les querelles se manifestent. C’était alors partout l’abondance
et la joie, c’est maintenant partout la misère et la tristesse. »

A
insi parlait Nithard, petit-fils de Charlemagne, en
841. La légende s’était déjà emparée du personnage,
nimbant de sainteté et de nostalgie son règne révolu.
Après quasiment un demi-siècle sur le trône des Francs, son
souvenir s’associait désormais au mythe lancinant de l’âge
d’or. Pourtant, la documentation carolingienne du IXe siècle,
bien que partiale et lacunaire, ne décrit pas d’abord une
figure héroïsée, mais permet de découvrir à la fois un
homme, un chef de famille, un roi germanique et un orga-
nisateur exceptionnel.
Charles – ou Karolus, comme l’écrivent les sources – est
le fils aîné de Pépin II le Bref, roi des Francs. Il est né un
2 avril, sans doute en 747, bien que l’on ait longtemps
hésité avec l’année 742. Sa mère, Berthe (ou Bertrade),
d’une haute famille de l’aristocratie mérovingienne, était la
fille du comte de Laon, Caribert. Son lieu de naissance n’est
précisé dans aucun document, mais il est possible que
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Berthe ait accouché dans l’un des palais royaux de la vallée


de l’Aisne ou de l’Oise, sa région d’origine. D’autres histo-
riens penchent pour la vallée du Rhin. Un nouveau-né,
même royal, n’offre alors pas assez de chances de survie pour
figurer dans les chroniques. Une anecdote raconte qu’en
775 un clerc irlandais rappela à Charles que sa naissance
avait été fortement désirée par ses parents. Ceux-ci n’étaient
alors pas encore unis légitimement. Le clergé multiplia les
prières afin d’obtenir sur eux la bénédiction divine. Et l’en-
fant naquit…
Charlemagne fut baptisé très jeune par Boniface, arche-
vêque de Mayence et l’un des plus grands saints du règne de
Pépin. On ne sait rien de l’enfance du jeune Charles, mais
il est certain qu’il reçut très tôt une éducation guerrière. Les
proverbes francs ne font pas de doute sur l’importance de la
préparation militaire des garçons : « Qui, sans monter à che-
val, est jusqu’à douze ans resté à l’école, n’est plus bon qu’à
faire un prêtre. » Quant à sa formation intellectuelle,
comme la lecture ou l’écriture, elle dut être à l’image de la
culture des autres laïcs, même aristocrates : lacunaire, négli-
gée, faite de récits légendaires germaniques, de chansons tra-
ditionnelles, de préceptes moraux simples. Les plus avancés
pouvaient bénéficier de bribes de latin, voire d’une initia-
tion superficielle aux auteurs chrétiens et à l’Evangile. Eut-
il un précepteur particulier ? Quel était le climat des rela-
tions entre ses parents ? Qu’aimait-il faire adolescent ? Qui
étaient ses amis ? Nul ne peut le dire.
Le jeune Charles ne connaît du monde qu’une partie du
Regnum Francorum, le Royaume des Francs. Celui-ci appa-
raît d’abord comme un assemblage hétéroclite de peuples,
de traditions locales, de régions autonomes. La géographie
réelle de Charles, comme de ses contemporains, est celle du
terroir, de la campagne proche, qui est la vraie patria.
L’évêque connaît son diocèse, l’aristocrate ses terres. Certes,
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le prince voit plus loin puisqu’il a parcouru les routes et les


vallées de son royaume, il est entré dans les cités. Et pour-
tant, son horizon à lui aussi est singulièrement limité.
Charles appréhende et aime d’abord les territoires qu’il a vus
de ses yeux, et non ceux qu’il imagine sur une carte. En
quelque sorte, il est condamné à ne jamais prendre de hau-
teur ni à envisager ses États comme un tout…
Son univers quotidien se situe entre la Seine et le Rhin,
espace constitué de riches domaines ruraux et de palais
royaux, qui sont en fait de grandes fermes en bois, parfois
aux soubassements de pierres. Ce cœur du monde franc
s’appelle la Francia. Elle est partagée en deux grands
ensembles : la Neustrie (entre la Loire et l’Escaut) et
l’Austrasie (de l’Escaut au Rhin), auxquels il faut ajouter la
Bourgogne, culturellement distincte des deux autres. D’une
région à l’autre, la langue n’est pas la même et l’on se com-
prend difficilement. Au nord, dans les pays germaniques, on
parle le tudesque, avec ses composantes que sont le saxon,
l’alémanique, le bavarois et enfin le francique, la mangue
maternelle du jeune Charles. Au sud, ce sont les dialectes
romans, eux-mêmes radicalement différents de l’Italie à la
Gaule. Les trois entités politiques ont donc chacune leurs
parlers, leurs coutumes et surtout leurs rois, tous issus de la
lignée de Clovis (mort en 511), le premier souverain franc
converti au christianisme. Attenter à l’identité et à l’autono-
mie de l’un des Regna, c’est s’attirer l’hostilité des popula-
tions. Le roi mérovingien de Neustrie, Dagobert (mort en
639), en a fait l’expérience lorsqu’il a cherché à s’accaparer
le trône d’Austrasie. Les oppositions furent si fortes qu’il dut
se résoudre à confier l’autre royaume à son frère aîné
Sigebert.
Le jeune Charles, lui, est d’abord un Austrasien. Ses ter-
rains de chasse et ses domaines préférés sont situés entre la
Meuse et la Moselle. Les paysages qu’il traverse, en accom-
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pagnant son père Pépin dans ses expéditions, lui font décou-
vrir un pays de forêts profondes et de clairières menacées par
les loups. Pourtant, à l’orée des bois, se multiplient les défri-
chements, si bien que les zones habitées et cultivées sont
plus nombreuses en ce milieu du VIIIe siècle que cent ans
plus tôt. Le climat semble même connaître alors un léger
réchauffement.
Dans ce vaste royaume d’une quinzaine de millions d’ha-
bitants, les moteurs de l’activité économique ont quitté les
cités romaines pour s’installer dans les terres de la noblesse
barbare. Les villes n’ont plus leur faste d’antan. Elles dépas-
sent rarement deux ou trois mille habitants. Leurs murailles
et leurs tours sont en ruine. Lutèce, que l’on appelle désor-
mais Paris, a perdu plus de la moitié de sa population en
trois siècles. Rome est passé d’un million d’habitants au
IIIe siècle, à quelques milliers. Les ports du sud de la Gaule,
Marseille en tête, ne sont plus reliés à la Méditerranée orien-
tale. Le monnayage d’or a laissé place au denier d’argent. Les
vieilles administrations civiles romaines se sont effacées
devant l’évêque et le roi. Quelques communautés juives,
juridiquement protégées et même favorisées, maintiennent
un commerce urbain, parfois international. Mais l’écono-
mie est d’abord rurale et agricole.
Une fois installées et progressivement acculturées par
mariages aux élites gallo-romaines, les grandes familles
franques ont obtenu du roi, en récompense de leur fidélité,
d’immenses domaines à exploiter. Les ancêtres de
Charlemagne ont été particulièrement bien lotis en
Austrasie. Des troupeaux d’esclaves les mettent en culture
pour leurs maîtres, mais le travail servile tend à disparaître ;
peu rentable, moins nécessaire avec la croissance démogra-
phique, il est en plus ouvertement condamné par l’Église. À
la place de leurs esclaves, les grands propriétaires emploient
de plus en plus des tenanciers qu’ils casent sur des lopins de
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terre, en échange d’une redevance et de leur sujétion.


Certains paysans, moins nombreux, sont alleutiers, c’est-à-
dire propriétaires de leurs champs, libres de toute dépen-
dance à l’égard de la noblesse germanique.
Les mœurs sont rudes, autant dans l’aristocratie que chez
le peuple. Les crimes de sang ne trouvent d’exutoire que
dans la Faide, la « vendetta » entre clans. Les ancêtres et
parents de Charlemagne ne sont pas les derniers à régler
leurs conflits l’épée à la main. Lui-même sera toute sa vie un
homme de la force, parfois de la violence. Dans une telle
société, les juges ne rendent pas des sentences légales, mais
cherchent d’abord le consensus entre les plaideurs, par des
tarifs de composition. Pour éviter la spirale de la vengeance
clanique, l’accusé doit payer le Wergeld, le prix du sang. Un
homme tué vaut 200 sous, soit quelques centaines de
vaches. Le Wergeld pour un étranger s’élève à 100 sous, et à
la moitié pour un esclave affranchi.
Les conditions de vie, autant que la culture barbare même
christianisée, expliquent la brutalité des coutumes.
L’agriculture nécessite beaucoup d’hommes et d’espace. Elle
est fragile et la disette menace souvent, particulièrement
entre mars et avril, durant la période de la soudure, lorsque
les provisions d’hiver s’épuisent et que les moissons ne sont
pas encore engrangées. Dans les champs se pratique l’assole-
ment biennal, et parfois la rotation des cultures, mais les
outils sont rudimentaires, tous en bois, car le fer est rare et
cher. On s’épuise à travailler le sol à la houe, au mieux à
l’araire. Les rendements sont tragiquement faibles ; pour
une corbeille d’orge semée, le paysan en récolte deux, par-
fois trois. Et l’on retrouve les mêmes chiffres pour le seigle
en Provence. Les jardins potagers proches des maisons font
l’objet de plus de soins et améliorent l’ordinaire. Les pro-
priétaires mieux lotis parviennent parfois à la fin de la
récolte à vendre quelque surplus.
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La nourriture est simple : elle se compose d’œufs, de


bouillies de blés (épeautre, orge), de viande de porc consom-
mée sous forme de lard salé, et de légumes, choux, radis, poi-
reaux, oignons. Si le porc et le mouton sont omniprésents, le
paysan carolingien ne mange quasiment jamais de viande
bovine, réservée à la table du prince, comme le pain de fro-
ment. Les 130 jours de jeûne liturgique de l’année imposent
un ravitaillement régulier en poisson, essentiellement tiré des
rivières et des fleuves – anguilles, truites, brochets. Les seuls
alcools connus sont la bière de houblon et la cervoise, épaisse
soupe d’orge. L’équilibre des campagnes, et par là même de
tout le royaume, est donc fragile. Le moindre événement
peut le rompre et plonger dans la misère des régions
entières : une mauvaise année, des pluies tardives, une incur-
sion saxonne, la Faide entre familles rivales.
Pourtant, les pôles de culture ne manquent pas, par
exemple dans les cités épiscopales et les monastères. Mais les
lettrés du VIIIe siècle, malgré tous leurs efforts, ne parvien-
nent pas à rivaliser avec les auteurs profanes de l’Antiquité.
Ils répètent d’ailleurs à l’envie qu’ils n’en sont que les pâles
imitateurs. Les lettres restent finalement l’apanage des
milieux ecclésiastiques, non que l’Église en interdise l’accès
aux laïcs, mais parce que cette culture est d’abord religieuse,
théologique et liturgique.
La situation de l’Église est contradictoire. Elle est à la fois
l’un des fondements de l’identité de ce Regnum, une source
de prestige sacré et un vivier d’hommes de lettres et d’admi-
nistrateurs cultivés. Nul ne peut gouverner sans elle. Les
évêques sont les personnages dominants dans les cités, ils en
contrôlent les charges publiques et même la défense mili-
taire, ils lèvent les impôts au nom du roi et sont eux-mêmes
exemptés de toute taxe. Et pourtant, l’Église aborde le
VIIIe siècle en pleine crise morale et financière. Parce que les
évêques sont des relais du pouvoir royal face aux familles
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nobles, les souverains utilisent les charges épiscopales, sou-


vent lucratives, pour récompenser leurs fidèles, quelle que
soit leur dignité morale. L’épiscopat, devenu un rouage poli-
tique, un gage commode, perd de son prestige, abandonne
la mission chrétienne chez les barbares et les paysans, dont
le nom est synonyme de païen (paganus).
La vraie sainteté se trouve désormais chez les ermites et
dans les monastères, où les dons affluent, notamment chez
ces moines irlandais qui se sont spécialisés dans l’évangélisa-
tion des peuples païens, Frisons, Thuringiens et Saxons.
Les rois mérovingiens ont bien du mal à contrôler leurs
sujets et à administrer leurs États. Depuis la mort de Clovis
en 511, les trois Regna sont dirigés par des rois de sa dynas-
tie, engendrant ainsi d’interminables guerres fratricides
entre princes du même sang. L’aristocratie turbulente est
prompte à s’agiter et à profiter des faiblesses du roi, ou à s’y
rallier s’il fait preuve d’autorité. Dès le VIIe siècle, la lignée
mérovingienne est entrée dans une longue décadence dont
elle ne ressortira plus, exception faite du règne de Dagobert
(623-638). La fin des conquêtes a entraîné le tarissement
des sources de butin et de terres que le roi distribuait géné-
reusement à ses aristocrates. Ceux-ci ont alors pris leurs dis-
tances avec le souverain, qui n’assure plus la distribution des
richesses. Le roi perd le contrôle de la monnaie, des taxes et
même des impôts directs, qui sont spoliés par les clans.
Chacun des trois Regna est dirigé dans les faits par un Maire
du Palais, sorte de premier ministre, qui représente les
grandes familles nobles et avec lequel les rois mérovingiens
doivent composer. Il leur faut même parfois s’y soumettre.
Ebroïn, Maire de Neustrie, fait par exemple assassiner les
rois Childéric II et Dagobert II, avant d’être lui aussi sup-
primé par ses ennemis en 680.
Au sein de la décrépitude politique de la dynastie méro-
vingienne, une nouvelle famille parvient alors à s’imposer
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progressivement : les Pippinides, que l’on appellera bientôt


les Carolingiens. Le dynamisme de ce vieux clan prestigieux
permet à l’un des leurs, Pépin II de Herstal, d’avoir à sa dis-
position une véritable armée privée de fidèles qui lui sont
dévoués corps et âme. L’homme, grand-père de
Charlemagne, parvient ainsi à devenir l’unique Maire du
Palais des trois Regna réunis, grâce à sa victoire sur les
Neustriens et leur roi, Thierry III, à Tertry, en 687. Pépin II
élimine ses opposants et contrôle l’ensemble des royaumes
francs. À sa mort, en 720, son fils Charles Martel s’impose
lui aussi comme seul Maire, mais après une longue guerre
civile qui laisse le pays ruiné et affaibli, offert sans défenses
aux raids arabes. Les conquérants de l’Islam s’avancent
depuis l’Espagne en plein cœur du royaume, à la recherche
de butin. Ils se dirigent vers le monastère de Saint-Martin de
Tours, la plus riche et la plus sacrée des abbayes de Gaule. À
l’appel du duc d’Aquitaine, qui ne peut plus les contenir,
Charles Martel intervient et arrête la troupe musulmane à
Poitiers, en 732. Son prestige est immense, il a stoppé les
envahisseurs et sauvé le monastère, propriété de saint
Martin, le plus illustre saint gaulois. Il est le « Marteau » des
païens. On l’appelle le vice regulus, le « vice-roi » ou le
« presque-roi ». Mais Charles Martel s’en tiendra là et ne
cherchera pas à usurper le titre royal. Sans doute sent-il sa
position mal assurée à cause de la situation de l’Église, que
sa politique a contribué à aggraver. Afin de récompenser ses
guerriers, il a distribué abbayes et diocèses à ses fidèles, sans
s’inquiéter de leurs mœurs ni de leur capacité à assumer ces
charges. Les spoliations ont pris une ampleur inquiétante et
ont plongé l’Église dans une grave crise morale.
À la mort de Charles Martel, en 741, son fils Pépin le
Bref prend le titre de Maire du Palais des trois Regna. Il par-
tage cette fonction avec son frère Carloman jusqu’en 747,
date à laquelle le cadet se désiste librement du pouvoir pour
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entrer en vie religieuse. Il laisse ainsi son frère Pépin seul au


pouvoir, bien que demeure encore sur le trône un
Mérovingien, Childéric III. Le souverain conserve en effet le
prestige du titre royal, mais non la réalité du gouvernement.
Pépin dirige de fait. Mais cette situation, bien qu’elle se soit
déjà rencontrée dans le passé, ne satisfait pas l’ambitieux
Pépin qui prépare le changement de dynastie par une révo-
lution de Palais. Charlemagne naît cette année-là, en 747,
alors que son père devient l’unique Maire du Palais du
Royaume des Francs. Le jeune Charles n’aura donc presque
jamais connu la monarchie mérovingienne, même dans sa
décadence. Ses références politiques seront déjà celles de sa
famille au pouvoir.
Les succès que Pépin a remportés dans la réforme reli-
gieuse font de lui le défenseur de l’Église. En 742, au cours
de deux conciles germaniques, menés avec le concours de
son frère Carloman et du moine Boniface, Pépin a légiféré
au nom du roi pour le rétablissement de la hiérarchie épis-
copale, la discipline morale dans le clergé et la dégradation
des évêques indignes – ceux qui vont à la guerre ou à la
chasse. Les deux frères ont lutté aussi contre les supersti-
tions. À l’égard des biens d’Église, ils ont tenté de réparer les
spoliations abusives de leur père, Charles Martel. Pépin et
Carloman ont ainsi décidé que l’Église redeviendrait pro-
priétaire éminente des terres usurpées, mais qu’elle accepte-
rait en contrepartie de les concéder en usufruit aux aristo-
crates choisis par le Maire, moyennant une redevance sym-
bolique, le cens. Ce système, dit de la Précaire, permet à
Pépin de continuer à récompenser sa clientèle tout en ras-
surant l’Église, qui reste propriétaire des domaines attribués.
La puissance foncière de la famille carolingienne et son
rôle de rénovateur des structures ecclésiastiques font com-
prendre à Pépin qu’il peut renverser le roi. Mais il sait aussi
qu’un coup d’État contre la dynastie régnante depuis Clovis
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doit être soigneusement mûri. Il faut en effet éviter que se


reproduise l’échec subi en 656 par Grimoald, ancêtre des
Carolingiens, qui a cherché à remplacer le roi Sigebert III
par son propre fils, Childebert. L’affaire s’était mal termi-
née : une révolte de l’aristocratie de Neustrie avait mis fin à
ses ambitions en l’assassinant, lui et Childebert. Il faut donc
préparer l’opinion et surtout la noblesse. Les lettrés de l’en-
tourage de Pépin développent dans ce but une campagne de
diffamation à l’égard des rois mérovingiens. Ils moquent ces
rois superstitieux dont la chevelure traditionnelle – le Mund
– est sensée leur assurer une aura sacrée. L’un de ces lettrés,
Anastase le Bibliothécaire, invente la légende des rois fai-
néants : « depuis longtemps le roi prit l’habitude de régner
selon sa naissance, de ne rien faire et de ne s’occuper qu’à
manger et à boire immodérément […], il a cependant un
Maire du Palais pour le conseiller et qui décide de toutes les
affaires du peuple. » Anastase souligne ainsi parallèlement
l’excellence de la famille de Pépin, qui règne de fait, sinon
de droit – une famille comptant de nombreux évêques et
abbés, dont Arnulf, mort en 641, et Gertrude, tous deux
considérés comme des saints.
Pépin se met en quête d’alliés dans l’Église, particulière-
ment à Rome. Il écrit au pape pour lui décrire le désordre de
la situation politique du royaume et l’indignité des
Mérovingiens. En 751, en réponse à sa lettre, le pape
Zacharie lui confirme que l’harmonie voulue par Dieu est
bouleversée puisque celui qui doit régner en son nom ne
règne pas. Le pontife donne ainsi à Pépin la légitimité qui
lui manquait pour son coup d’État et brise les dernières
hésitations du Maire du Palais et de ses fidèles. Le successeur
de saint Pierre lui-même est de son côté… Dès novembre
751, Childéric III est déposé, tonsuré et enfermé dans un
monastère, ainsi que son fils Thierry. En mai de l’année sui-
vante, le Maire du Palais est acclamé roi des Francs par l’as-
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semblée des grands du royaume, à Soissons. Fait essentiel


dans cette prise de pouvoir, Pépin est sacré roi par ses
évêques. Le sacre est une nouveauté dans le royaume. Il
reprend la tradition juive de l’onction des rois d’Israël, et
particulièrement de David. Pépin est oint sur la tête et les
épaules par l’huile du saint chrême, celle des sacrements et
surtout de l’intronisation épiscopale. Le sens de ce rite,
auquel les rois mérovingiens n’ont jamais recouru, n’est à
cette époque pas encore défini clairement. Il a néanmoins
une portée à la fois symbolique et sacrée qui légitime la
chute des Mérovingiens en faisant de Pépin, allié de l’épis-
copat, un roi providentiel. La nature de sa monarchie pro-
met d’être différente de celle de la lignée de Clovis.
Une fois roi, Pépin suit trois objectifs majeurs : la pour-
suite de la réforme de l’Église par de nouveaux conciles, l’ex-
pansion du Regnum Francorum d’abord en Aquitaine puis en
Bavière et en Germanie, et la consolidation de son pouvoir
par une législation abondante. Dès 754, le pape Étienne II
sollicite l’alliance que Pépin a scellée avec la papauté. En
effet, Aistulf, le roi des Lombards, contrôle toute l’Italie du
Nord et fait pression sur Rome et l’Exarchat de Ravenne,
possessions nominales de Byzance mais que l’Empereur de
Constantinople ne cherche plus à protéger. Aistulf semble
vouloir occuper la ville et contrôler ainsi la papauté. Accueilli
par le jeune Charlemagne, Étienne II vient au palais de
Ponthion, sur la Marne, implorer l’aide de celui qu’il a
contribué à porter sur le trône. Il procède, le dimanche
28 juillet 754, à un second sacre de Pépin, renforçant par ce
rite l’union du nouveau roi avec le Vicaire de saint Pierre. En
même temps que Pépin, les deux fils du roi, Carloman et
Charlemagne, sont marqués de l’huile sainte du sacre.
L’hérédité de cette monarchie ne fait donc plus aucun doute.
Puis, l’année suivante, Pépin lance une expédition en
Italie du Nord, prend Pavie, la capitale lombarde, et crée les
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16 CHARLEMAGNE

États pontificaux sur les terres conquises, donnés au pape


afin d’en assurer l’indépendance face à l’agitation des
Lombards. Il reçoit en échange d’Étienne II le titre presti-
gieux de Patrice des Romains, c’est-à-dire de protecteur de la
ville, titre que seul l’Empereur byzantin peut théoriquement
attribuer. Le nouveau roi franc a sauvé la papauté.
A sa mort, en 768, Pépin le Bref laisse à Charlemagne
cette alliance étroite entre sa famille et l’Église, notamment
avec l’épiscopat et Rome. L’héritage est encore constitué de
cette royauté qu’il a usurpée et dont on ne lui conteste plus
la légitimité, ainsi que d’une législation à la fois religieuse,
politique et économique que son fils aîné va considérable-
ment développer.
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17

I
C H ARL ES, ROI D ES FR A N CS
768-796

A
vant de mourir et d’être inhumé à Saint-Denis,
Pépin a partagé son royaume selon les règles de la tra-
dition franque. Ses deux fils, Charles et Carloman,
ont reçu une part équivalente du Regnum Francorum, habi-
tude germanique qui n’est pas sans menacer à chaque partage
les acquis du règne précédent. Aussi, afin de contraindre les
deux jeunes gens à collaborer et donc à conserver une cer-
taine unité au royaume, leurs capitales sont très proches :
Soissons pour Carloman, Noyon pour Charles. De plus, les
deux territoires semblent ingouvernables l’un sans l’autre.
Celui de Charles dessine un vaste arc de cercle qui s’étire
depuis la Gascogne, prend l’ouest de l’Aquitaine, l’essentiel
de la Neustrie et le nord de l’Austrasie, tandis que celui de
Carloman est plus regroupé autour de la Provence, de la
Bourgogne, de l’Alémanie et du sud de l’Austrasie. Malgré
leur apparente cohésion, les possessions de Carloman restent
très hétérogènes, notamment sur le plan ethnique et culturel.
Les fils ont ainsi reçu chacun une part de l’Austrasie, le cœur
du Regnum, là où se situent leurs origines dynastiques, les
grands domaines et les fidèles les plus nombreux.
Charles a vingt et un ans. Son frère dix-sept. Leur mère,
Berthe, issue des comtes de Laon et mariée à Pépin en 744,
est une femme de caractère qui veut maintenir la confrater-
nité prévue par son époux. Mais les deux frères ne s’entendent
pas. Est-ce la faute du cadet ? Les chroniqueurs ont retenu
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18 CHARLEMAGNE

que Charles avait dû endurer « avec patience la haine et la


jalousie » de son frère. Mais lui a l’avantage de l’aînesse, il
connaît mieux la guerre que Carloman puisqu’il a déjà
accompagné son père dans les campagnes pour mater
l’Aquitaine mal conquise et toujours en révolte. Il a même eu
l’honneur d’aller accueillir Étienne II en fuite au palais de
Ponthion, lorsque Aistulf menaçait Rome. Il a donc eu un
avant-goût du pouvoir et des responsabilités. C’est pourtant
sur ses territoires qu’éclate le premier soulèvement. Hunaud,
un aventurier, organise une révolte dans l’ouest de
l’Aquitaine, qui appartient à Charles. À l’appel de son frère,
Carloman refuse de voler à son aide et montre ainsi les limites
de la confraternité. Charles s’en va donc briser seul le soulè-
vement. Hunaud s’enfuit en Gascogne, dont le duc, Loup, se
soumet à son roi en livrant le rebelle. La révolte a avorté.
Profitant de la situation confuse entre les deux frères, le duc
Tassilon de Bavière se tient pour quitte à leur égard du ser-
ment de fidélité prêté à Pépin en 757. Néanmoins, ils ne peu-
vent utiliser envers lui la répression brutale, comme avec
Hunaud. Il leur faut du tact, car Tassilon n’est pas un intri-
gant de fortune, mais un prince de sang-mêlé, issu du mariage
entre la tante de Charles et Odilon de Bavière. C’est encore
un duc cultivé qui développe à Ratisbonne une cour brillante
et favorise la mission chrétienne aux marges du Regnum.
Dans ce contexte tendu, la reine Berthe mène sa propre
politique pour maintenir les liens entre ses fils. Elle inaugure
ainsi, en 770, une série de mariages diplomatiques – à l’ave-
nir calamiteux – qui ont pour but de garantir la paix non seu-
lement entre les frères, mais aussi avec Tassilon et les
Lombards. À Charles, elle fait épouser Désirée, la fille de
Didier, chef des Lombards. Celui-ci porte la couronne de fer
des rois d’Italie depuis l’éviction d’Aistulf. Mis sur le trône
avec le soutien du pape, il a vite pris ses distances avec le pon-
tife et mène au contraire une politique d’expansion aux
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CHARLES, ROI DES FRANCS 19

dépens des Territoires de Saint-Pierre, qui gênent l’unité de


l’Italie sous son unique contrôle. Pourtant sa monarchie
demeure fragile ; il est mal accepté par son aristocratie et ren-
contre de nombreuses défections parmi celle-ci. Les princi-
pautés méridionales de Spolète et Bénévent ne lui obéissent
pas et Byzance garde des places fortes en Italie, notamment
l’Exarchat de Ravenne. Pour ce prince ambitieux, la mort de
Pépin le Bref est ainsi une aubaine qui lève la menace franque
au nord et à l’ouest de ses terres. Il profite de la paix que sus-
citent les mariages arrangés par la reine Berthe. En effet,
Carloman épouse lui aussi une fille de Didier, Gerberge. Les
deux frères se trouvent donc liés par leur femme à ce roi qu’ils
détestent. Une troisième enfant est mariée à Tassilon, et une
quatrième, Liutberge, au duc Arichis de Bénévent, lui aussi
un Lombard. Par cette série d’unions diplomatiques, Didier
croit avoir les coudées franches vers le Sud, vers Rome. Mais
ces rapprochements rencontrent l’hostilité de l’aristocratie
franque qui a combattu en Italie contre Aistulf. Le nouveau
pape Étienne III, faible et influençable, craint pour les
Territoires de Saint-Pierre, menacés au sud par les
Bénéventins et au nord par Didier, qui s’immisce dans les
affaires romaines, en cherchant notamment à écarter les
conseillers du pontife. Enfin, le mariage avec Désirée – qu’il
n’aime guère – n’est pas non plus du goût de Charles, déjà
amoureux de sa concubine Himiltrude, qui lui a donné son
premier enfant, Pépin, dit le Bossu.
L’arc est désormais bandé et plusieurs scénarios sont pos-
sibles si personne ne parvient à s’imposer : les frères entrent
en guerre l’un contre l’autre, sans merci ; le Regnum éclate
sous la pression des volontés d’indépendance, qu’il s’agisse
de celles de Tassilon, des Lombards ou encore des Aquitains.
Heureusement, la mort subite de Carloman à Samoussy
(Laon), le 4 décembre 771, règle la question de la mésen-
tente des frères. Sans attendre, Charles se rend près de Laon,
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20 CHARLEMAGNE

« pour prendre le royaume en entier » ; il y rallie un certain


nombre de puissants aristocrates des territoires de
Carloman, dont Fulrad, l’abbé de Saint-Denis, et son
propre cousin Adalard. Il se fait acclamer roi par une partie
de l’aristocratie à Samoussy et s’empare des terres de son
frère, usurpant ainsi l’héritage des deux fils de Carloman et
de Gerberge, sa veuve lombarde. Tous trois s’enfuient alors
et trouvent refuge à Pavie, chez Didier, « avec une partie des
grands de sa cour », précise Eginhard, le biographe de
Charlemagne. Il y a aussi parmi eux Auchier, le duc
d’Aquitaine. C’est le signe que la prise du pouvoir n’a pas
rencontré l’unanimité chez les Francs, Charles ayant bafoué
la tradition germanique en accaparant l’héritage de
Carloman. Cette usurpation rapide et totale s’avère néan-
moins un succès pour le jeune roi, grâce auquel toutes les
terres franques sont désormais réunies.
Lorsqu’il apprend la présence de la veuve de son frère à
Pavie, Charles en profite et répudie Désirée qui, elle aussi,
retourne chez son père. C’est la rupture brutale avec Didier
et l’échec de la politique des mariages lombards de Berthe.
La reine-mère ne conservera plus dès lors qu’un rôle familial
et honorifique. Au même moment, Hadrien Ier succède à
Étienne III en février 772 et en appelle l’année suivante à
Charles, au nom de l’alliance entre les Francs et la papauté.
Le Saint-Père comprend alors que le tournant diplomatique
et le retour des tensions entre Francs et Lombards peuvent
lui être favorables.
Les pièces sur l’échiquier se déplacent rapidement et c’est
Charles qui prend les choses en mains. Deux dangers se
concentrent pour lui à Pavie : les héritiers de Carloman et
Didier. En 774, avec ses troupes, il traverse donc difficilement
les Alpes, contourne les fortifications des cluses établies par
Didier et attaque par surprise les armées lombardes l’atten-
dant en bas des cols. Une fois vaincus, Didier et ses armées
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CHARLES, ROI DES FRANCS 21

s’enferment alors à Pavie et à Vérone, cités devant lesquelles


Charles dresse le siège. Celui de Pavie dure dix-neuf longs
mois. Tandis que la ville endure les rigueurs de l’hiver et de
l’encerclement, Charles s’avance jusqu’à Rome afin d’accom-
plir son premier pèlerinage dans la Cité Sainte. Si le pape
Hadrien a pu craindre un moment pour son indépendance en
le voyant approcher, il est vite rassuré. Charles, en effet,
confirme la donation de Pépin le Bref et même promet une
extension des territoires concédés au pape. Aux yeux de
Charles, ce n’était sans doute qu’une promesse vague, mais la
cour pontificale la prendra à la lettre et en réclamera par la
suite l’application. Au retour de son pèlerinage, Vérone
tombe, puis Pavie. Didier, Gerberge et ses fils sont enfermés
dans des monastères d’Austrasie. Le traître Auchier est lapidé
par les Véronais, dont il défendait la ville. Charles prend alors
la couronne de fer et le titre de roi des Lombards, il installe
ses hommes aux postes-clés de son nouveau royaume et fait
preuve de clémence envers les anciens fidèles de Didier, afin
de mieux faire accepter sa domination. Des résistances spora-
diques à Ravenne et dans le Frioul modèrent néanmoins sa
victoire, d’autant que le sud de l’Italie, notamment Bénévent
et Spolète, lui échappent toujours.
Ainsi, entre 768 et 774, ce jeune monarque qui n’a pas
encore trente ans a su dépasser la grande crise de son avène-
ment et remporter des succès déterminants pour l’avenir. Il
a réunifié le Regnum Francorum à son profit, éliminé la
menace lombarde tout en écartant sa mère du pouvoir, et
consolidé son alliance avec la papauté. Depuis la révolte de
Hunaud et celle de Didier, son autorité n’est plus remise en
question, ni sa légitimité royale. Seul maître en Gaule et en
Italie du Nord, Charlemagne peut alors révéler ses talents de
guerrier et de roi franc.
La seconde phase de son règne débute une fois ceinte la
couronne lombarde et court jusqu’en 796, c’est-à-dire avant
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la préparation à son couronnement impérial. Charlemagne


emploie ces années où il est le Rex Francorum, à multiplier
les expéditions militaires et les conquêtes, à développer une
riche législation et organiser ses possessions. Il passe un tiers
de l’année à la guerre, aux quatre coins du royaume ou à sa
périphérie, un tiers en voyages et déplacements entre ses
domaines, particulièrement en Austrasie. Le reste du temps,
il séjourne dans les villae royales, au cœur de ses domaines
patrimoniaux, entre la Meuse, la Moselle et le Rhin, où la
cour hiverne avant les premières expéditions de printemps.
Au sein de cette longue période, deux crises majeures atti-
rent l’attention. Tout d’abord, les années 778-779 paraissent
cruciales puisque Charles doit essuyer ses premières défaites
militaires : ayant voulu étendre sa domination sur le nord de
l’Espagne musulmane, ses armées échouent devant
Saragosse. Sur le chemin du retour, passant par le col pyré-
néen de Roncevaux, son arrière-garde est attaquée par les
Basques, rétifs à toute soumission. Cette défaite, secondaire
sur le plan militaire, mais bien réelle, déclenche alors une
série de contestations à travers tout le royaume : la Saxe qu’il
venait de conquérir se révolte, des troubles se produisent en
Gascogne, en Aquitaine et en Italie du Nord. Pour y faire
face, Charlemagne use à la fois de modération et d’intransi-
geance. Il satisfait les particularismes nationaux en acceptant
de se désaisir du contrôle direct de certaines conquêtes. En
781, il crée ainsi le royaume d’Aquitaine, qu’il confie à son
fils Louis, et le royaume d’Italie, qu’il donne à son troisième
enfant légitime, Pépin – à ne pas confondre avec le Bossu.
Les deux jeunes gens sont sacrés à Rome par le pape. En
revanche, il se montre intraitable envers les Saxons révoltés
et déclenche une longue série d’expéditions impitoyables
contre ce peuple rebelle.
La seconde crise, si l’on omet le complot du comte de
Franconie, Hardrade, déjoué en 785, éclate entre 792 et 795.
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CHARLES, ROI DES FRANCS 23

Le roi, qui a dépassé quarante-cinq ans, rencontre l’hostilité


d’une partie de son aristocratie, sans doute la moins lotie,
celle qui se sent menacée par les capacités de contrôle que le
roi a améliorées dans tout le royaume. Le point de focalisa-
tion des rancœurs est, selon la Vita Caroli d’Eginhard, sa
troisième épouse : « La cruauté de la reine Fastrade fut, croit-
on, la cause initiale des complots ; si l’on conspira contre le
roi, c’est parce que, pour satisfaire la cruauté de son épouse,
il était, semble-t-il, terriblement sorti de sa bonté naturelle et
de sa mansuétude coutumière. » Son propre fils bâtard,
Pépin le Bossu, que les sources présentent comme coura-
geux, beau de visage mais influençable, participe à une
conjuration visant peut-être à tuer le roi ou à le remplacer.
Caché dans une église, le petit groupe de félons auxquels s’est
rallié le bâtard « délibéra sur la mort de l’empereur. » Mais un
jeune clerc tapi sous l’autel entend leur conversation. Il est
découvert et, sous menace de mort, jure de ne rien révéler.
Aussitôt libéré par le Bossu, le jeune homme court au palais
annoncer l’existence du complot. On réveille le roi et, sitôt le
soleil levé, la répression s’abat sur les révoltés. Les peines sont
sévères : exil, aveuglement, fourches patibulaires ou exécu-
tion. Un conjuré parvient à s’enfuir et gagne une colline for-
tifiée. Sa résistance est de courte durée et Charlemagne le fait
attacher à une potence au sommet de son refuge. Le bâtard
s’en sort mieux que les autres. « Quant au nain et bossu
Pépin, raconte Notker le Bègue à la fin du IXe siècle, battu
sans pitié et tondu, il fut envoyé pour un certain temps, et
par correction, au monastère de Saint-Gall, regardé comme
l’endroit le plus pauvre et le plus mesquin séjour de ce vaste
empire. » Le feu pourtant couve encore et c’est au tour des
régions périphériques de se révolter ; la Saxe et le Bénévent
s’embrasent. Plusieurs raids musulmans sur les côtes de
Méditerranée ajoutent à l’insécurité et à l’inquiétude. Le
royaume est encore touché par une forte famine. L’année 793
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24 CHARLEMAGNE

est la pire. Signe du malaise que traverse le pouvoir,


Charlemagne exige alors le serment de fidélité de tous les
hommes libres, afin de confirmer ses sujets dans leur loyauté.
C’est après 795 qu’il récupérera le terrain perdu et soumettra
les régions insurgées. Il assagit lentement l’aristocratie
franque grâce aux butins des victoires et en récompensant ses
guerriers par des lots de terres, des comtés et des bénéfices.
Charles parvient donc à surmonter les années difficiles de
son règne, servi par un caractère fort et un grand sens tac-
tique. Mais ses succès dépassent largement sa personnalité,
puisqu’il bénéficie dès son avènement d’une forte assise fon-
cière – et donc financière – et du concours de l’aristocratie
franque, sans laquelle il ne peut rien. Les crises du règne
démontrent d’ailleurs que la moindre défection d’une partie
de la noblesse menace aussitôt l’équilibre des pouvoirs, qui
apparaît particulièrement fragile. Charlemagne demeure
lui-même toujours un roi franc – on hésite à dire un « bar-
bare ». Vivant comme un chef de clan avec sa famille et ses
proches fidèles, les leudes, mais aussi avec l’aristocratie, dont
l’alliance est indispensable, il veille toujours à leur distribuer
généreusement les richesses et les charges publiques, quitte
à appauvrir le Fisc, le Trésor royal. Il installe ses hommes
partout où il le peut. Cette noblesse franque se mêle ainsi
rapidement aux familles locales et constitue un embryon
d’aristocratie européenne. Les Widonides, par exemple,
issus de Wido, comte d’Alsace au milieu du VIIIe siècle, ont
pu s’implanter dans l’ouest mais aussi en Italie. Sous
Charlemagne, Guy, le fils de Wido, est marquis de
Bretagne ; au IXe siècle, ses enfants sont comtes de Nantes et
de Vannes, mais nouent aussi des liens matrimoniaux avec
les ducs de Spolète. Un autre Widonide, Warin, travaille
pour Louis d’Aquitaine, le fils du roi. La consécration de
cette famille est assurée lorsqu’elle parvient à s’unir aux
Carolingiens.
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Les plaisirs de la chasse au sanglier ou à l’ours, l’amour


qu’il nourrissait pour les chevaux et la guerre étaient bien
caractéristiques de la culture germanique de Charlemagne.
Sa civilisation penchait naturellement vers les plaines et les
forêts du Nord, les traditions du clan et de la chevauchée, si
bien qu’il comprenait d’abord les réalités ethniques, avant
les idéaux universalistes de la culture romaine et de la foi
chrétienne. Ses habitudes vestimentaires en disent long sur
ce roi que l’on pense trop romanisé : « Il portait le costume
national des Francs : sur le corps, une chemise et un caleçon
de toile de lin ; par-dessus, une tunique bordée de soie et
une culotte ; des bandelettes autour des jambes et des pieds ;
un gilet en peau de loutre ou de rat lui protégeait en hiver
les épaules et la poitrine […]. » L’ensemble était donc parti-
culièrement frustre, mais il y était très attaché, à tel point
qu’il « dédaignait les costumes des autres nations, même les
plus beaux, et, quelles que fussent les circonstances, se refu-
sait à les mettre. » Il dut pourtant faire exception à cette
règle durant ses pèlerinages à Rome et lors des grandes fêtes
liturgiques, au cours desquelles il s’habillait de somptueux
vêtements brodés d’or. « Les autres jours, son costume dif-
férait peu de celui des hommes du peuple ou du commun. »
Tout barbare qu’il fût, les sentiments tenaient une place
réelle dans ses relations avec les femmes. Charles choisit
durant sa vie pas moins de six concubines pour leur beauté
ou par amour. Il en eut sept enfants naturels qui, bien que
nés en dehors du mariage et donc privés des droits de suc-
cession, prirent place au côté de leur père et parmi la
noblesse franque, autant que les autres. En cela sa vision de
la famille était clanique et germanique. De sa première
concubine, Himiltrude, il eut deux enfants, dont Pépin le
Bossu, qui devait le trahir. Lorsqu’il s’éprit de l’extraordi-
naire beauté d’Hildegarde, fille d’un comte franc, et qu’il
l’épousa après la répudiation de la Lombarde, la jeune
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26 CHARLEMAGNE

femme n’avait encore que treize ans. Elle lui donna cinq
filles et quatre fils, qui reçurent chacun une responsabilité
dans le gouvernement. Charles le Jeune, né en 772, fut asso-
cié à la direction de la Francia et de la Saxe, et prit la tête des
opérations militaires contre les Slaves. Pépin fut nommé roi
des Lombards. Louis Ier, roi d’Aquitaine, devait succéder à
son père à la tête du royaume.
Le roi dut être un père plus exigeant envers ses garçons
que ses filles. Dès l’âge venu, c’est-à-dire avant dix ans, ses
fils apprirent à monter à cheval, à manier les armes et à chas-
ser. Ils l’accompagnèrent très tôt dans ses voyages, afin de
s’initier à ses côtés à l’art de la guerre et du commandement.
Il lui fallut parfois être sévère. Si la révolte de Pépin le Bossu
le blessa profondément, Charlemagne n’hésita pas à punir
son fils à l’enfermement perpétuel dans un monastère.
Pourtant, le temps venant, le roi vieillissant s’adoucit et
envoya des messagers dans sa prison. « […] ils le trouvèrent
dans le jardin avec les moines les plus âgés, occupé, pendant
que les plus jeunes vaquaient à des travaux plus rudes, à
arracher avec une bêche les orties et les mauvaises herbes. »
Venus au nom du roi pour faire la paix avec lui, le Bossu
rabroua les messagers et refusa cette main tendue en disant :
« Si Charles attachait le moindre prix à mes avis, il ne me
tiendrait pas ici pour être si indignement traité ; je ne lui
demande rien, dites-lui seulement ce que vous m’avez vu
faire. » Père et fils ne purent se réconcilier.
Pourtant, Charles aime son entourage familial et peine à
s’en séparer durant les campagnes et les rassemblements.
Une anecdote raconte que, remarquant un de ses petit-fils
parmi la foule, il le fit appeler près de lui et l’embrassa. Puis
l’enfant, au lieu de retourner avec les autres, vint se mettre à
la hauteur de Louis d’Aquitaine, son père, à la place des rois.
Charlemagne voulut alors le renvoyer, mais l’enfant provo-
qua son étonnement en lui lançant : « Quand j’étais votre
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CHARLES, ROI DES FRANCS 27

vassal, je me tenais, comme il convenait, derrière vous, et au


milieu de mes compagnons d’armes ; mais maintenant que
je suis votre compagnon, votre camarade d’armes, ce n’est
pas à tort que je m’égale à vous ! » Charmé par sa répartie,
le roi laissa l’enfant trottiner à ses côtés.
Charlemagne était donc un homme réellement affec-
tueux, capable de tendresse. Son amour pour Hildegarde fut
tel que lorsqu’elle s’éteignit en 783, il la pleura amèrement.
La douleur fut générale dans le royaume. Un poète chante à
cette occasion : « […] les cœurs de bronze des guerriers sont
touchés jusqu’aux larmes, on voit leurs pleurs rouler entre le
bouclier et le glaive » Peut-être la reine était-elle devenue un
symbole pour les Francs, une image de la mère nourricière et
féconde. Sa disparation laissa d’ailleurs un grand vide autour
de Charles. Mais la mortalité était particulièrement élevée
chez les épouses du roi. Les grossesses répétées, les accouche-
ments difficiles – qui donnaient souvent naissance à des
mort-nés – ne ménageaient ni la santé ni le moral des
femmes.
Parce qu’il était le chef, mais aussi par goût de la vie, il
n’attendit pas pour se remarier et épousa Fastrade, originaire
de Franconie, celle qui suscita la jalousie dans la famille,
notamment chez Pépin le Bossu. Charlemagne eut d’elle
deux filles, Théodrade et Hiltrude, qu’il nomma abbesses
des riches monastères d’Argenteuil et de Faremoutiers. Une
fois Fastrade disparue, en 794, il se maria avec Liutgarde, sa
dernière épouse officielle, dont il n’eut pas d’enfants. À la
mort de celle-ci, en 800, Charles refusa de contracter un
nouveau mariage et préféra se lier à des concubines. Ce fut
d’abord Mathalgarde, une Neustrienne, puis la Saxonne
Gerswinde. Il s’amouracha ensuite de Régine, dont il eut
deux fils, Drogon, évêque de Metz, et Hugues qui fut pro-
mis à une brillante carrière religieuse sous le règne de son
oncle Louis Ier. On ne sait presque rien de la dernière maî-
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28 CHARLEMAGNE

tresse de Charlemagne, Adelinde. La pratique germanique


du concubinage chez le roi et dans la population était cou-
rante et ne choquait guère. Le mariage n’était pas encore
conçu comme une loi sacramentelle définitive, même si les
exigences religieuses et théologiques tendaient au IXe siècle à
imposer l’idéal de la fidélité et de la monogamie. Dans cette
mentalité spécifique, le mariage royal permettait surtout de
clarifier les droits des descendants légitimes au trône.
Sa mère, Berthe, demeura présente à la cour et auprès de
lui jusqu’à ce qu’elle meure (783), malgré les désastreux
mariages lombards qu’elle avait arrangés. « Il était à son
égard, raconte Eginhard, si plein de respect qu’il ne s’éleva
jamais entre eux le moindre dissentiment, sauf lorsqu’il
divorça d’avec la fille du roi Didier qu’elle l’avait engagé à
prendre pour femme. » La reine-mère resta toujours un haut
personnage de la cour. À sa mort, il entoura de la même
affection filiale sa sœur unique, Gisèle, entrée en vie reli-
gieuse. Son attachement aux membres de sa famille l’empê-
chait de se séparer longtemps de leur entourage, à table
notamment, et même en voyage. « Ses fils chevauchaient à
ses côtés ; ses filles suivaient, fermant la marche, avec
quelques-uns des gardes du corps chargés de veiller sur
elles. » Sa longévité exceptionnelle et les insuffisances médi-
cales du temps expliquent pourquoi sept de ses dix-huit
enfants moururent avant lui. « Il supporta la mort de ses fils
et de sa fille avec moins de résignation qu’on n’en eût
attendu de son extraordinaire force d’âme : son cœur était si
bon qu’il ne put s’empêcher de fondre en larmes. » Pleurer
n’était pas en ce temps une honte pour le roi, d’autant que
Charles était un homme affectueux et même sensible.
Ses liens familiaux n’allaient donc pas sans souffrances ni
heurts, d’autant qu’il était possessif, particulièrement à
l’égard de ses filles : « Comme ses filles étaient très belles et
qu’il les aimait beaucoup, il n’en voulut – on peut s’en éton-
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ner – donner aucune en mariage à qui que ce fût, pas plus à


quelqu’un des siens qu’à un étranger ; il les garda toutes
auprès de lui dans sa maison jusqu’à sa mort, disant qu’il ne
pouvait se passer de leur société. » Gile – ou Gisèle –, la plus
jeune, s’en accommoda et resta célibataire à la cour. Enfant
mélancolique, un poète la décrit en train de contempler les
étoiles dans le silence de la nuit. Charles s’obstina aussi à
refuser le mariage à Berthe et Rotrude. Mais les deux prin-
cesses n’étaient pas des rêveuses comme leur sœur, elles assis-
taient aux banquets, se mêlaient aux dames de la noblesse et
se laissaient courtiser par les Grands. Alcuin, l’un des prin-
cipaux clercs du roi, dut mettre en garde ses amis contre les
« colombes couronnées qui volent dans les chambres du
palais ». Les deux jeunes femmes ne tardèrent pas à se choi-
sir des amants, dont elles eurent plusieurs enfants ; la pre-
mière se fit la maîtresse d’Angilbert, abbé de Saint-Riquier,
et la seconde de Rorico, comte du Main. Lorsque le scandale
éclata, personne ne put condamner les princesses, et
Charles, conscient de sa responsabilité, préféra se taire. « Il
dut à cette conduite d’éprouver la malignité du sort. Mais il
dissimula son infortune comme si rien n’en avait transpiré,
pas même le soupçon du moindre déshonneur. » C’est peut-
être à la suite de ce drame, ou simplement pour imiter les
traditions de l’aristocratie, qu’il exigea que ses autres filles
évitent l’oisiveté en s’exerçant au travail de la laine, au
maniement de la quenouille et du fuseau. « […] il leur fit
enseigner tout ce qui peut former une femme honnête. »
Mieux vaut tard que jamais.
Il est rare que les sources médiévales proposent un por-
trait physique d’un personnage historique, même d’un roi.
Pourtant, Eginhard, dans la Vie de Charles (Vita Caroli) qu’il
écrivit entre 817 et 821, donne une image en apparence
assez précise de Charlemagne : « D’une large et robuste car-
rure, il était d’une taille élevée, sans rien d’excessif d’ailleurs,
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30 CHARLEMAGNE

car il mesurait sept pieds de haut [plus de 1,90 mètre]. Il


avait le sommet de la tête arrondi, de grands yeux vifs, le nez
un peu plus long que la moyenne, de beaux cheveux blancs,
la physionomie gaie et ouverte. Aussi donnait-il extérieure-
ment, assis comme debout, une forte impression d’autorité
et de dignité. On ne remarquait même pas que son cou était
gras et trop court et son ventre trop saillant […]. » La cri-
tique se satisferait de ce portrait s’il n’était stéréotypé. En
effet, en écrivant son œuvre, Eginhard voulut imiter le
modèle antique de toute biographie, la Vie des douze Césars,
de Suétone. Il charge donc sa description de références
empruntées aux différents empereurs romains évoqués par
celui-ci, particulièrement Auguste. Charlemagne se retrouve
donc avec les yeux de Tibère et les cheveux de Claude. Il
rend la justice aux plaideurs dans son lit comme le faisait
jadis Auguste pour cause d’insomnies, il reçoit ses amis ou
ses officiers dans sa chambre tandis qu’il s’habille, à la façon
de Vespasien, et il se baigne en compagnie d’amis, comme
tous les empereurs romains.
Faut-il pour autant refuser le portrait d’Eginhard ?
Certains détails sont trop précis pour être recopiés. Ainsi,
l’on peut suivre la Vita Caroli quand on y lit que Charles est
un gros mangeur, gêné par les jeûnes fréquents du calendrier
liturgique. Ses repas se composent en général de quatre plats,
sans compter les rôtis. En revanche, il boit peu d’eau et
encore moins de vin, car il a l’ivresse en horreur. L’été, après
un déjeuner frugal et quelques fruits, il fait souvent une
bonne sieste de deux ou trois heures. Il pratique régulière-
ment les exercices physiques, notamment l’équitation et la
chasse dans les massifs forestiers des vallées rhénanes.
Accompagné de ses fidèles, il passe des journées entières dans
ces vastes bois, traquant les sangliers, les cerfs, les buffles et
même les ours ! Les récits de chasse ne manquent pas à la
cour, et l’on se plaît à raconter que le roi est monté sur un
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CHARLES, ROI DES FRANCS 31

taureau en furie pour l’abattre. La natation fait aussi partie de


ses divertissements préférés, particulièrement dans ses
thermes d’eau chaude d’Aix-la-Chapelle. « Quand il se bai-
gnait, la société était nombreuse. Outre ses fils, ses grands,
ses amis et même de temps à autre la foule de ses gardes du
corps étaient conviés à partager ses ébats et il arrivait qu’il y
eût dans l’eau avec lui jusqu’à cent personnes ou même
davantage. » Cette bonne condition physique lui permit
d’approcher les soixante-dix ans, bien que sa santé se dété-
rioriât vers la fin. Il se mit à boiter et fut sujet aux fièvres.
Autre détail à relever dans la Vita Caroli : Charles avait une
voie fluette et aiguë qui contrastait avec son physique
impressionnant. Mais cette précision cocasse tranchait telle-
ment avec l’image impériale du personnage que Notker, à la
fin du IXe siècle, dans son ouvrage Gesta Karoli Magni, préfé-
rera modifier le portrait d’Eginhard en disant que « ses yeux
étincelaient comme les astres, il avait la voix sonore et tout à
fait mâle. » Charlemagne avait une tendance au bavardage,
presque à l’exubérance. Il aimait parler et rire, ce qui est une
qualité dans une société fondant ses relations sur l’oralité. La
parole vaine est, en revanche, loin de la vertu chrétienne de
tempérance. Eginhard conserve donc de lui un trait de carac-
tère ambivalent. On relève encore qu’il portait un ventre pro-
éminent et un cou gras, malgré des proportions corporelles
harmonieuses, détails contradictoires qui laissent penser à
une exagération d’Eginhard. Notons enfin que, contraire-
ment à la légende ou aux nombreuses représentations posté-
rieures, il ne porta jamais de « barbe fleurie », mais plutôt
une moustache épaisse et tombante, à la façon des Francs.
La Vita Caroli est encore l’unique source qui nous en
brosse un tableau moral. La force de caractère est le trait qui
domine toute la description. « Il savait résister à l’adversité
et éviter, quand la fortune lui souriait, de céder à ses séduc-
tions. » L’homme est déterminé, mais s’avère aussi affec-
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32 CHARLEMAGNE

tueux avec les siens et chaleureux avec tous ceux qu’il croise,
humbles ou puissants. Facilement épris par la beauté,
Charlemagne aime les femmes, autant ses épouses que ses
concubines. Ses mœurs sont plutôt libres et il ne rejette pas
la polygamie traditionnelle, d’autant qu’elle n’est pas encore
explicitement condamnée par l’Église. Parmi ses autres traits
de caractère, on note surtout qu’il nourrissait la sympathie
et l’affection de tous, ce qui correspond bien à ce que l’aris-
tocratie germanique attendait de son roi. Les amitiés ne
manquaient donc pas autour de lui, peut-être plus sincères
qu’on pourrait le penser. Lui-même était loyal envers ses
amis, « par-faitement équilibré, dit Eginhard, se donnant
facilement, d’une fidélité à toute épreuve, vouant à ceux
avec qui il s’était lié l’affection la plus sacrée. »
Faut-il préciser qu’il était courageux et volontaire ? Ce
trait paraît tellement évident dans toutes les sources qu’on
viendrait à en douter si les événements ne le confirmaient de
façon frappante. Son sens du fait politique est très net.
Lorsqu’une révolte éclate, il cherche d’abord à en com-
prendre les causes. La répression vient après. On ne peut
douter non plus de ses qualités de diplomate, qualités qu’il
développe plus particulièrement avec les peuples germa-
niques dont il connaît les mentalités. Il semble moins à l’aise
dans les arcanes plus complexes des négociations italiennes
ou byzantines. À la guerre, il est un tacticien remarquable et
sait utiliser intelligemment les atouts de ses troupes et du
terrain. Il veille d’ailleurs à toujours attaquer avec l’avantage
du nombre ou de la force, ce qui nuance peut-être son sens
militaire. On ne peut d’ailleurs en faire un grand stratège,
sans doute parce que l’époque et ses moyens administratifs
limités le voulaient. En effet, il n’a pas de plan d’ensemble
pour ses conquêtes, ni encore moins lors des répressions des
révoltes. Dès le printemps, on le voit aller et venir d’un bout
à l’autre de son royaume, étouffant à grand-peine des feux
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CHARLES, ROI DES FRANCS 33

mal éteints, occupant des régions toujours insoumises. Puis,


après trois mois d’expéditions, il rentre hiverner en
Austrasie, sans jamais achever ses conquêtes.
Son courage personnel n’est cependant pas en cause.
Dans un poème écrit vers 799, Angilbert décrit une chasse
au sanglier au cours de laquelle il s’illustra particulièrement :
« Charles, le père, s’élance, et au beau milieu de la meute,
plus rapide que les oiseaux ailés, transperce de son épée la
poitrine de la bête, plongeant un fer mortel dans son cœur
[la chasse se poursuit, on tue de nombreux sangliers…]. Alors
Charles partage le butin entre tous ses grands et charge les
compagnons qui le suivent des lourdes dépouilles […].
Joyeux, Charles prépare pour ses compagnons de joyeuses
agapes ; il les invite tous là, et les place dans l’ordre, les pères
chargés d’ans, le peuple mûr dans ses meilleures années, et
aussi la foule des enfants impubères et les chastes jeunes
filles. » Ce récit louangeur, qui recopie des passages de
l’Enéide de Virgile et de la Vie de saint Martin, confirme
l’image d’un homme amical, attaché à ses proches, aimant la
convivialité aristocratique, généreux avec les siens et coura-
geux dans l’exploit, même si cette chasse au sanglier se
déroula dans un enclos à porcs, près du palais d’Aix.
Charlemagne fut donc d’abord un homme du groupe, de
la tribu, plus en confiance au milieu de sa famille, de ses amis
et de ses Francs qu’à la tête d’institutions désincarnées et uni-
verselles. Sa conscience de l’État et de la chose publique pas-
sait par des hommes qu’il connaissait, par des peuples qu’il
avait soumis et gouvernait, et enfin par des domaines où il
aimait séjourner. Pourtant, sa rencontre avec les milieux
théologiques et culturels de la Rome pontificale changea en
partie sa vision des choses, particulièrement après 796,
lorsque s’imposa la perspective du couronnement impérial.
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34

II

T RI OMPHE ET T ERREU R

J usqu’au XVIIe siècle, la personnalité d’un roi se construit


et s’aiguise dans la conduite de la guerre, plus encore au
Moyen Âge où le souverain tient lui-même l’épée. Ne
pas mener ses hommes au combat, ne pas se battre avec ses
troupes, est une tare politique. Un tel roi ne peut se main-
tenir sur le trône.
Par nécessité, par éducation, mais aussi par goût,
Charlemagne est un soldat. Il aime les campagnes militaires,
le fracas des combats et, par-dessus tout, la victoire. Qu’il
soit roi ne l’empêche pas de tirer l’épée et de donner de sa
personne sur les champs de bataille. Ni le sang ni la mort
n’effraient ce prince que son enfance a modelé pour la
guerre. Celle-ci est d’ailleurs un fait majeur dans la société
franque. Pour les hommes de l’aristocratie, elle est en
quelque sorte un sport, leur unique loisir et occupation
durant les mois de printemps et d’été. En partant en expé-
dition, ils manifestent au roi leur fidélité, ils lui rendent
l’aide vassalique ; ils peuvent encore prouver vaillance et
courage devant leurs pairs. En échange, ils attendent du
butin et des terres, du moins si le sort des armes penche en
leur faveur. Tous les hommes libres, et pas seulement les
nobles, ont le devoir d’assister le roi à la guerre. Le service
armé est d’ailleurs l’apanage de ceux qui ne sont ni esclaves
ni dépendants d’un seigneur, et n’ont d’autre maître que
Charlemagne. La guerre n’est pas encore, à la fin du
VIIIe siècle, réservée à une élite de chevaliers. Tout le peuple
franc doit participer au rassemblement militaire, qui est
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TRIOMPHE ET TERREUR 35

comme le ferment de communion entre le peuple et le roi.


Tous deux renouent, durant ces quelques mois, les liens de
leur dépendance réciproque. Les campagnes militaires sur
les chemins boueux, les nuits au bivouac, les combats contre
l’ennemi renforcent la fraternité sociale en permettant au
simple paysan de côtoyer chaque jour les grands, les princes
et Charlemagne lui-même. Le roi apprécie ce contact avec
ses hommes. Le soir, tandis que la fatigue s’empare des corps
meutris, il aime se détendre d’une journée de combats en
bavardant. C’est pourquoi, il emmène souvent dans sa
troupe quelques clercs qui lui feront la conversation avant
de s’endormir. « Mon brave, propose-t-il à un jeune prélat,
tu es vif, agile, prompt et tu as bon pied. La tranquillité de
notre Empire est, tu le sais, sans cesse troublée par une mul-
titude de guerres ; nous avons par conséquent besoin dans
notre suite d’un clerc tel que toi ; reste donc pour être le
compagnon de nos fatigues, puisque tu peux monter si les-
tement ton cheval. » Durant les longues campagnes mili-
taires, il dort avec ses officiers sous une tente richement
parée. Mais il a le sommeil léger et se lève plusieurs fois pen-
dant la nuit. Les hommes le voient alors faire une courte
ronde puis rentrer dormir. Malheur à ceux qu’il trouve à se
soûler, comme ces deux jeunes aristocrates complètement
ivres, censés garder sa tente. Il les menaça de mort, puis
« sans faire aux coupables aucun mal, il se contenta de les
renvoyer avec une dure réprimande. » La bataille gagnée, il
a l’habitude de féliciter ceux qui se sont bien battus, quelle
que soit leur origine sociale. Une anecdote raconte que deux
jeunes bâtards, nés dans une maison de prostitution,
venaient de combattre avec courage. Charles demanda leur
nom et, la nuit tombée, les fit convoquer sous sa tente. Il les
remercia et les prit dans sa garde rapprochée : « Braves
jeunes gens, je veux désormais que vous ne serviez que moi
et aucun autre. » Mais, se jugeant indignes d’un tel honneur
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à cause de leur naissance, les deux garçons coururent à la


mort dès le lendemain.
Le temps de la guerre est donc essentiel dans une société
fondant sa cohésion sur des relations de personnes et non
sur des institutions juridiques ou des notions intellectuelles.
Durant les 46 années du règne de Charlemagne, le royaume
ne connaît que six années sans campagne militaire. Pourtant
la guerre n’est pas permanente, puisqu’elle débute avec la fin
de l’hiver et les premiers foins, puis se termine à l’automne.
En réalité, on ne se bat que trois ou quatre mois par an, on
se contente même parfois d’une seule expédition de
quelques semaines.
Lorsque Charlemagne monte sur le trône de Pépin le
Bref, en 768, le Regnum Francorum s’étend de la Neustrie à
l’Austrasie et la Bourgogne. L’Aquitaine est rapidement mise
au pas après la révolte d’Hunaud. Mais le pays connaît une
agitation larvée jusqu’à ce que Charles se résolve à concéder
ce royaume à son fils Louis, afin de satisfaire le particula-
risme aquitain. L’autorité franque demeure purement nomi-
nale en Bavière, en Italie du Nord et sur les côtes de mer du
Nord, région appelée la Frise. Très tôt, on s’agite aux confins
du royaume. Les farouches Saxons lancent régulièrement
des raids de pillage sur le Rhin ; les Musulmans sont pré-
sents aux abords des Pyrénées, prompts à pénétrer en
Aquitaine. Les Bretons turbulents peuvent menacer à tout
moment Rennes et Nantes.
Héritant d’une position délicate, Charlemagne va, en
une vingtaine d’années, à force de campagnes et de mobi-
lisations de troupes, dilater l’espace franc et multiplier les
conquêtes. Eginhard pourra alors conclure à la fin du récit
des batailles du règne : « Telles sont les guerres que ce roi
tout-puissant fit dans les diverses parties du monde avec
autant de prudence que de bonheur. Aussi le royaume des
Francs que son père Pépin lui avait transmis déjà vaste et
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fort sortit-il de ses mains glorieuses accru de près du


double. »
Pour réaliser ses conquêtes, Charlemagne n’a toutefois
que des moyens limités, qui l’obligent à mesurer ses cam-
pagnes et ménager ses forces. Il doit travailler lentement,
sans aucun plan d’ensemble, en profitant des occasions qui
se présentent. Il peut toutefois compter sur ce qui semble
être à l’époque la meilleure armée d’Europe. L’atout majeur
de ses troupes est sans nul doute l’équipement. Ce n’est pas
l’armement du soldat à pied qui retient l’attention.
D’ailleurs, le fantassin léger n’a pas un rôle essentiel dans
l’armée carolingienne. On ne l’utilise que pour des tâches
secondaires : garnison, siège, pillage, harcèlement de l’en-
nemi. Beaucoup viennent armés d’une seule lance et d’un
bouclier, certains mêmes avec un simple bâton. L’élément
déterminant des troupes de Charlemagne, et qui explique ses
victoires, est le cavalier lourd. Celui-ci est vêtu de la Brogne,
une chemise de cuir recouverte de plaques de métal, cousues
en écailles. Elle est quasiment impénétrable aux flèches en
bois de l’ennemi. Sa qualité est telle que Charlemagne doit
en interdire l’exportation hors du royaume, afin de garder
l’avantage sur les peuples voisins, particulièrement sous-
équipés. Le cavalier porte encore un casque, des jambières
métalliques et surtout l’épée franque, la Spata. Longue d’un
mètre et d’une remarquable qualité, la Spata est un glaive à
double tranchant, lourd mais solide. Le soldat est aussi par-
fois muni de la Semispathum, le sabre-poignard à un seul
tranchant, qu’il dégaine lors des combats à pied et au corps
à corps. Mais cet armement coûte cher, presque 40 sous, si
l’on compte le destrier que doit monter le cavalier franc.
Une fortune lorsque l’on sait qu’un sou est l’équivalent de
deux têtes de bétail, qu’une jument coûte trois sous et un
destrier mâle sept. Chaque cavalier pèse ainsi la bagatelle
d’une vingtaine de vaches – un petit troupeau ! Le prix de
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cet équipement justifie l’usage de la cavalerie légère, moins


puissante mais plus courante dans les combats.
Quoi qu’il en soit, la supériorité militaire des Caro-
lingiens passe par le cheval. Toute la guerre en dépend. C’est
la raison pour laquelle Pépin le Bref a décalé la convocation
des troupes, du « Champs de mars » au « Champs de mai »,
afin de disposer d’un maximum de fourrage. Une maladie
qui s’abat sur les bêtes et il faut renoncer à la campagne,
comme en 791. En 805, l’armée ne peut même pas être
convoquée pour aller en Bohème, à cause du manque de
fourrage. Charlemagne est un lui-même amoureux des che-
vaux. Le Connétable est l’officier responsable des écuries
royales, fonction de première importance puisqu’il contrôle
l’élevage des puissants destriers de guerre, les Waranans,
dans les haras du palais de Herstal.
Charlemagne veille à ce que les hommes convoqués à la
guerre s’équipent correctement. Il impose par exemple aux
comtes, aux évêques et abbés, de mettre en place un dépôt
d’armement qui servira pour les soldats les plus mal lotis. Il
faut aussi que les comtes entretiennent les routes, qui facili-
teront l’acheminement des hommes et du ravitaillement.
Exceptionnellement, on construit même des ponts, comme
à Mayence, en vue des campagnes contre la Saxe. Au début
de chaque printemps, le roi lance l’ordre de mobilisation.
Celui-ci parvient aux comtes, qui rassemblent les troupes de
leur circonscription et les accompagnent au lieu de concen-
tration, souvent proche du théâtre des opérations. Alors,
grâce à ces mobilisations, sur combien de soldats
Charlemagne peut-il compter au début de sa campagne ?
Sans doute très peu. Une levée en masse sur tout le royaume
mobilise peut-être 35 000 cavaliers lourds et plusieurs
dizaines de milliers de fantassins, mais on n’y a jamais
recours, même pas exceptionnellement. La réalité se rap-
proche plus sûrement du chiffre de quelques milliers de
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cavaliers, peut-être trois ou quatre, dont un millier lourde-


ment armés, sans compter les soldats à pied.
L’armée carolingienne est donc globalement peu nom-
breuse, mais elle est rapide, très bien équipée et efficace.
Aucun peuple ne peut à cette époque rivaliser avec elle en
Europe, à moins d’avoir l’avantage du terrain ou du
nombre. Cette supériorité évidente se manifeste dans la pro-
fusion du métal employé, notamment pour les Brognes et
les Spatae. Le chroniqueur Notker le Bègue, un des bio-
graphes de Charlemagne, montre à quel point l’armement
carolingien a pu stupéfier les contemporains : « Quand tu
verras une moisson de fer se dresser dans les champs, quand
les flots du Tessin et du Pô, pareils à ceux de la mer, s’élève-
ront tout noirs de fers au-dessus des murailles des cités, alors
il faudra s’attendre à voir paraître Charles. »
Durant les dix premières années du règne, Charlemagne
oriente ses expéditions saisonnières sur l’Aquitaine et
l’Italie. Par une première campagne, en 774, il prend Pavie,
emprisonne le roi Didier et rafle la couronne de fer des
Lombards. La réussite est totale, bien que le siège ait été
long et les résistances nombreuses. Cette première
conquête est essentielle pour la suite de son règne. En effet,
en mettant la main sur toute l’Italie du Nord, Charles ren-
force naturellement son alliance avec la papauté, mais se
retrouve confronté sur ses frontières méridionales aux der-
nières principautés lombardes d’Italie : le Bénévent et
Spolète. Plus encore, il entre dans la péninsule en rivalité
directe avec l’Empereur byzantin, le Basileus, toujours
maître de Venise et de l’Exarchat de Ravenne. Celui-ci voit
d’un mauvais œil l’influence grandissante de Charles sur
l’Italie, autrefois cœur de l’Empire romain.
Fort de ses premiers succès, le jeune roi s’attaque à la
Saxe. Petit pays forestier et marécageux au nord-est du
royaume, la Saxe est une région sauvage, peuplée d’intrai-
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tables guerriers chez qui le paganisme et le culte de Wotan


constituent un puissant ferment d’unité. Au cœur de leur
territoire se dresse l’Irminsul, l’immense chêne sacré,
colonne du ciel, leur idole, là où ils entreposent le trésor de
leurs pillages. L’évangélisation, menée par des moines mis-
sionnaires francs et irlandais, ne donne guère de fruits. En
outre, les Saxons lancent régulièrement des raids meurtriers
au cœur des territoires francs, notamment en Hesse et en
Thuringe, incendiant les villages, brûlant les ports rhénans.
Charles y répond par des expéditions répressives qui n’ont
guère d’effet sur le long terme. Le pays ne veut pas se sou-
mettre et Charles doit renoncer à toute négociation. Mais il
n’accepte pas que perdurent cette insécurité et ce danger au
nord du Regnum. Les raids punitifs étant vains, Charles opte
alors pour une conquête systématique, par des campagnes
prolongées et brutales, rompant ainsi avec les traditions ger-
maniques de la guerre saisonnière.
Dès 772, il lance ses troupes à l’assaut de la Saxe, avec
l’idée de créer une marche-frontière au sud de la Lippe, un
affluent du Rhin, qui servirait de base-arrière à la future
conquête. Le problème saxon devient l’obsession militaire
de son règne, sa préoccupation principale. Les Annales
royales racontent comment il lança la première campagne de
soumission : « Le roi Charles, après avoir convoqué à
Worms l’assemblée générale, prit la résolution d’aller porter
la guerre dans la Saxe. Il l’envahit sans délai, la ravagea par
le fer et le feu. » Il parvient même à prendre le trésor des
Saxons et à conquérir l’Irminsul. Il le fait aussitôt abattre,
afin de briser l’identité saxonne et de montrer la supériorité
du Dieu chrétien sur les forces païennes, incapables de
défendre leur idole. Déchaînés, les Saxons, « nation perfide
et infidèle à tous les traités », se vengent en dévastant la
Hesse. Les villes sont mises à sac et incendiées. Mais
Charlemagne poursuit son œuvre : « Le roi fit envahir leur
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pays par une armée divisée en trois corps. Cette armée porta
de tous côtés l’incendie et le pillage, extermina, tua ceux qui
voulurent résister, et revint avec un immense butin. » En
777, son premier objectif paraît atteint : le sud de la Lippe
lui obéit et les premiers missionnaires sont envoyés par le
monastère royal de Fulda. Ils parviennent rapidement à
évangéliser les populations saxonnes asservies. Les princi-
paux chefs des Saxons de l’ouest viennent même se sou-
mettre au palais de Paderborn et promettent de recevoir le
baptême. Il n’en manque qu’un seul, Widukind, appelé le
« duc des Saxons », qui s’est enfui chez les Danois.
Néanmoins, ces succès obtenus à force de ténacité et de ter-
reur donnent au roi confiance dans la suite des opérations.
Toute la Saxe tombera bientôt comme un fruit mûr.
Pourtant, il semble que Charlemagne ait trop présumé de
ses forces en ce début d’année 778. Croit-il réellement que
l’ordre et l’épouvante qui pèsent sur sa marche saxonne lui
assureront une paix sincère et durable ? Sa réussite lui a-t-
elle fait miroiter d’autres conquêtes possibles ? Pense-t-il
vraiment que ses troupes peuvent opérer sur plusieurs fronts
à la fois, sur de longues périodes, au mépris des traditions
germaniques de la guerre ? Quoi qu’il en soit de ses raisons,
lui d’ordinaire si prudent dans la conduite des combats, se
lance dans une autre aventure militaire, plus risquée.
Une occasion inespérée se présente. Durant l’hiver, arrive
au palais de Paderborn un groupe de chefs arabes, menés par
Ibn el-Arabi, gouverneur musulman de Saragosse, en conflit
ouvert avec son suzerain, l’émir de Cordoue. Il propose au
roi chrétien une alliance de circonstance et lui offre de l’ai-
der à conquérir les villes sarrasines du nord de l’Espagne. À
la fierté de se voir reconnu par des infidèles, s’ajoute sans
doute chez lui l’espoir de répéter l’exploit de son grand-père,
Charles Martel, contre les païens, mais cette fois sur leurs
terres. Dès le printemps, il met en branle d’énormes moyens
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en hommes et en ravitaillement. « Le roi, précisent les


Annales royales, cédant aux conseils du Sarrasin Ibn el-Arabi,
et conduit par un espoir fondé de s’emparer de quelques
villes en Espagne, rassembla ses troupes et se mit en
marche. » À peine les Pyrénées passées, plusieurs tombent,
dont Pampelune. Mais Charles échoue devant Saragosse,
sans doute à cause de la défection d’Ibn el-Arabi, qui préfé-
rait se débarrasser de la tutelle franque. De colère, il décide
de raser les murailles de Pampelune, afin d’empêcher ses
anciens alliés de s’y maintenir.
L’expédition est achevée mais mal terminée ; l’armée
repasse tristement les montagnes, empruntant le col de
Roncevaux et la route qui court à travers la Gascogne, indo-
cile au pouvoir franc. « […] il s’engagea dans les gorges des
Pyrénées. Les Basques, qui s’étaient placés en embuscade sur
le point le plus élevé de la montagne, attaquèrent l’arrière-
garde et jetèrent la plus grande confusion dans toute l’ar-
mée. » Bénéficiant de la connaissance du terrain, de l’habi-
tude des combats en montagne et de la surprise, les Basques
font un massacre dans les troupes franques, malgré l’avan-
tage numérique de celles-ci, avant de disparaître dans les
hauteurs. Plusieurs officiers du Palais commandant les
troupes sont retrouvés morts, dont Roland, marquis de
Bretagne. C’est la défaite cuisante de Roncevaux, devenue
dans la tradition orale le type même de la défaite héroïque.
La Chanson de Roland, datant de la fin du XIe siècle, en a fait
une bataille homérique entre une poignée de chevaliers fran-
çais et quelques milliers de Sarrasins d’Espagne. Les Basques
de Roncevaux sont ainsi remplacés dans la Chanson par les
musulmans qu’affrontent les croisés du XIe siècle. « Ils sub-
mergent les vallées, les montagnes, les collines et toutes les
plaines. Immenses sont les armées de cette race étrangère et
nous, nous n’avons qu’une troupe bien mince. » Or, faut-il
rappeler que ce n’était qu’un combat d’arrière-garde ? En
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termes poignants, cette œuvre épique, presque mytholo-


gique, exalte le courage des Francs, convaincus de leur mort
prochaine mais aussi de la valeur première du sacrifice. La
défaite est plus grandiose que la victoire.
Pour l’heure, Charlemagne a subi un revers. Lourd et
symbolique. Plus encore, il perd le bénéfice de son expédi-
tion en Espagne et tous les territoires conquis. Mais, comme
par un fait exprès, le royaume craque aussi au Nord.
Widukind, le chef saxon, est revenu de chez les Danois et
organise un soulèvement. « Les Saxons, comme s’ils eussent
voulu profiter de l’occasion, prirent les armes et s’avancèrent
jusqu’au Rhin. […] ils se mirent à ravager par le fer et le feu
toutes les villes et tous les villages depuis la cité de Duits jus-
qu’au confluent de la Moselle. Les églises aussi bien que les
maisons furent ruinées de fond en comble. L’ennemi dans sa
fureur n’épargnait ni l’âge ni le sexe, voulant montrer par là
qu’il avait envahi le territoire des Francs, non pas pour piller,
mais pour se venger. »
Dix ans après son avènement, jamais la situation militaire
de Charlemagne n’aura été si difficile. Le fruit de tant d’an-
nées de guerre est brutalement compromis à cause d’une
campagne de trop. À tout moment ses fidèles peuvent se
retourner contre lui, car la défaite est toujours un mauvais
présage, voire un signe divin. Une expédition ratée, c’est un
butin que l’on ne distribue pas, c’est le chef qui perd de son
aura, c’est le doute qui s’insinue chez les plus vaillants.
La crise militaire de 778 pose la difficile question du sens
stratégique de Charlemagne. La lecture des sources ne
dévoile aucun plan, aucune conception d’un ensemble d’ex-
péditions à conduire afin d’aboutir à une vraie conquête. À
part peut-être pour la Saxe, il y a chez Charles, comme chez
tous ses contemporains, une totale improvisation straté-
gique. À tel point que les objectifs militaires donnent l’im-
pression d’une grande confusion. Chaque campagne paraît
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répondre à un raid ennemi, comme une sorte de vendetta à


l’échelle de deux peuples. C’est ce que suggèrent les Annales
quand elles précisent en 791 : « Vers le commencement de
l’été, le roi quitta Worms et partit pour la Bavière, dans l’in-
tention de rendre aux Huns le mal qu’ils lui avaient fait, et
de porter, le plus tôt possible, la guerre dans leur pays. » Il
est vrai que, les révoltes étant endémiques et la guerre sai-
sonnière, le roi est obligé à chaque printemps de reprendre
la guerre en l’état où il l’a laissée six mois plus tôt, voire de
tout recommencer depuis le début. Charles lance ses expé-
ditions à la fois par haine de l’étranger païen, par vengeance
contre les pillages, par désir de butin, par mépris ethnique.
Parfois, il a une idée plus précise, un espoir ténu de s’instal-
ler dans une principauté qu’il sent prête à tomber. Il lui faut
pour cela du flair, des opportunités, beaucoup de liens
d’amitié et de fidélité, et, plus encore, un abondant réservoir
de récompenses. Il tente sa chance avec succès en Italie du
Nord et en Saxe, mais échoue en Espagne, signe que sa stra-
tégie demeure faillible et parfois hasardeuse.
Sur le plan tactique, en revanche, Charlemagne
manœuvre ses armées presque toujours de la même façon,
qui lui donne la victoire à tout coup. Les défaites sont
d’ailleurs rares, si bien que les chroniqueurs peuvent se per-
mettre de les rappeler. La tactique carolingienne vise à divi-
ser l’armée en plusieurs corps de troupes, en général des
cavaliers. Chaque groupe est commandé directement par le
roi ou l’un de ses fils, souvent Charles le Jeune, Pépin
d’Italie, voire Louis d’Aquitaine. Plus rarement, il fait appel
à un officier. Les deux ou trois corps partent de points oppo-
sés et convergent vers l’ennemi qui doit ainsi diviser ses
forces pour défendre son territoire. En général, toute bataille
rangée est aussitôt remportée par la cavalerie lourde, à
laquelle aucune autre armée ne peut faire face. Il ne reste à
l’ennemi qu’à se retrancher dans ses cités ou ses fortifica-
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tions, à endurer les souffrances de la faim et de la soif, les


harcèlements des fantassins francs, et, finalement, à se
rendre. À moins qu’il ne tienne jusqu’à l’hiver, ce qui oblige
alors Charles à retourner dans ses États et à reprendre la
guerre au printemps suivant. En 773, deux corps de troupes
ont ainsi quitté Genève ensemble ; le premier est passé par
le Mont-Cenis, où il a battu les Lombards, et le second par
le Grand-Saint-Bernard. Une fois les cols traversés, les deux
groupes ont avancé concentriquement sur Pavie, forçant
Didier à s’enfermer derrière ses murailles.
Il faut récupérer le terrain perdu. Ce sera le travail des
années suivantes. Mûri par l’épreuve et l’expérience, Charles
fait montre d’un grand sens tactique qui va lui permettre, à
partir de 785, de reprendre sa politique de conquêtes.
La Saxe, tout d’abord. Il veut la briser. Pendant près de
vingt ans, il mène une guerre d’usure contre ce peuple à la
nuque raide, qui lui résiste obstinément. Il utilise pour cela
des moyens considérables, en hommes, chevaux, charrois de
vivres payés sur ses domaines, missionnaires et installation
de garnisons retranchées. En 782, il préside même l’assem-
blée générale des Francs en pleine Saxe, au lieu de le faire en
Austrasie. Delenda est Saxonia. Le pillage est strictement
interdit dans les limites du Regnum, et des marchands,
notamment juifs, suivent la colonne afin de la ravitailler et
d’éviter les exactions. Mais sitôt traversé le Rhin, le pillage
et la férocité deviennent de rigueur. Dès 779, l’année qui
suit la révolte de Widukind, Charles conduit lui-même les
campagnes. Le contact physique avec le souverain est un
meilleur garant pour l’obéissance que de vagues promesses
faites à un officier. Rapidement les Saxons se soumettent, au
moins en parole. Ils viennent lui jurer fidélité et lui offrent
des otages en gage de leur bonne foi. Beaucoup se conver-
tissent, mais la suspicion demeure de part et d’autre, comme
le laissent entendre les Annales royales : « La plupart d’entre
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eux, avec cette hypocrisie qui leur était habituelle, se firent


baptiser […]. » Les faits vont donner raison aux plus
méfiants.
En 782, Widukind reparaît dans son pays et pousse le
peuple à la révolte. Voulant agir vite, Charles y dépêche trois
de ses plus proches officiers, le Chambellan Adalgise, le
Connétable Geilon et le Comte du Palais. Ils rallient les
Saxons restés fidèles, une partie des Francs de l’Est et pénè-
trent dans les territoires révoltés. Le comte Théoderic, cou-
sin de Charlemagne, les y rejoint avec ses propres troupes,
au Süntelgebirge, sur la Weser. Mais les trois officiers ne
s’entendent pas avec le prince, qu’ils soupçonnent de vouloir
accaparer le prestige de la victoire. Alors ils lancent leurs
cavaliers contre les Saxons, dans la précipitation et le
désordre, comme si l’on poursuivait des fuyards. Mais les
hommes de Widukind les attendent de pied ferme et les
massacrent sans faire de prisonniers. Adalgise et Geilon sont
retrouvés morts, ainsi que quatre comtes et une vingtaine
d’officiers royaux. Le désastre est complet, l’armée démora-
lisée. La Saxe résiste une fois de plus.
Le Süntelgebirge aurait dû signer logiquement la fin de la
domination franque sur les Saxons. Instables, insoumis,
traîtres à leur parole, viscéralement attachés à leur identité,
comment espérer les gouverner ? Et pourtant cette défaite,
loin de faire abandonner Charlemagne, l’incite au contraire
à aller jusqu’au bout et à utiliser des moyens radicaux.
Terrifiants même. Il va montrer que lui aussi est capable de
haine et de cruauté.
Les révoltés sont parjures à leur serment et surtout à leur
baptême. Ils ont trahi le roi mais plus encore Dieu lui-même
et ont ainsi perdu la dignité de leur baptême. On peut donc
en user avec eux comme avec n’importe quel païen. Tout est
permis. Les chefs saxons essaient bien d’accuser Widukind
d’être le fauteur de troubles, mais Charlemagne ne veut rien
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TRIOMPHE ET TERREUR 47

entendre. Il fait rassembler à Werden, sur la rivière Aller, les


otages, les prisonniers et les révoltés qu’on a pu trouver. Pas
moins de 4 500 Saxons. Et en une seule journée, il les fait
tous décapiter par ses hommes. Charles assiste évidemment
au supplice qu’il a ordonné. Les heures passent, terribles, les
têtes tombent les unes après les autres, mais lui ne peut fai-
blir. La boucherie dure jusqu’au coucher du soleil. Une par-
tie des chefs saxons, notamment ceux qui se sont convertis,
observent avec épouvante le carnage de tant de fils, d’amis
et de fiers guerriers. Mais l’heure n’est pas à la pitié, il faut
marquer les esprits et éliminer tout désir de révolte dans le
cœur des Saxons. Si ce massacre gratuit choque profondé-
ment la population et même les chroniqueurs francs, il
n’apaise pas les troubles. Charles lance alors une série de
campagnes qui n’ont plus pour but de rencontrer l’armée
ennemie et de la battre. Il change de tactique. « Résolu d’y
demeurer toute la mauvaise saison […], il sortit avec des
troupes légères pour ravager le territoire des Saxons et piller
leurs villes. Aussi furent-ils inquiétés tout l’hiver par les
incursions des Francs, qui, sous les ordres du roi ou des
généraux qu’il envoyait à sa place, portaient partout le car-
nage et l’incendie. » Charlemagne invente la terreur systé-
matique contre les populations civiles. Vieillards, femmes et
enfants, tous sont responsables. Le pays est mis à feu et à
sang. Ce ne sont plus seulement des raids, mais une véri-
table campagne d’épouvante prolongée qui ne respecte
même pas la trêve hivernale.
En 785, Charles fait publier le Capitulaire saxon, un
ensemble de lois qui régissent le pays. Elles portent, elles
aussi, la marque de la terreur. Le moindre manquement à
l’obéissance qui est due au roi est passible de mort, tel le fait
de porter des armes. Plus encore, toute entorse au christia-
nisme est condamnée : « Quiconque livrera aux flammes le
corps d’un défunt suivant le rite païen et réduira ses os en
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48 CHARLEMAGNE

cendres, sera mis à mort. Tout Saxon non baptisé qui cher-
chera à se dissimuler parmi ses compatriotes et refusera de
se faire administer le baptême, sera mis à mort. » On en
vient même à punir de la peine capitale quiconque mangera
de la viande durant le Carême. Charlemagne met ainsi sur
le même plan le crime religieux et le crime politique, parce
que tous deux reflètent l’esprit d’insoumission de la Saxe. Il
utilise l’Église au profit de sa conquête. Les résultats ne se
font pas attendre, puisqu’en quelques mois la paix revient en
Saxe, les conversions se multiplient et les chefs se rallient en
masse. Widukind lui-même est contraint d’abandonner la
résistance. Il reçoit le baptême au palais d’Attigny, avec
Charlemagne pour parrain. Bien qu’obtenue dans le sang, la
réussite est complète.
En Italie, Charles a décidé de ne pas respecter son enga-
gement envers le pontife romain. Le pape Hadrien, qui tient
à son indépendance, a beau l’auréoler du titre impérial de
« Nouveau Constantin », Charles ne lui concédera pas les
vastes territoires promis lors de son premier voyage, en 774.
La situation tendue dans le royaume lombard l’incite encore
moins à se dessaisir d’une partie de ses États. Une véritable
amitié lie néanmoins le pape et le roi, à tel point qu’à la
mort d’Hadrien, il le pleurera « comme s’il avait perdu un
frère ou un fils chéri. »
Les révoltes sont endémiques et contraignent Charles à
intervenir avec ses troupes en 780. Il en profite pour accom-
plir son second pèlerinage à Rome et faire baptiser son fils
Carloman. Au cours de son voyage, le roi impose des comtes
d’origine franque dans toute l’Italie du Nord et empiète sur
les Territoires de Saint-Pierre en profitant de la faiblesse du
nouveau pontife, Léon III. Arichis de Bénévent, duc pieux
et fastueux, gendre de Didier, le roi déchu, tient tête à
Charles avec le concours des Byzantins. L’impératrice Irène,
qui assure la régence pour son fils Constantin VI, cherche à
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stopper l’avancée des Francs dans la péninsule italienne,


autrefois propriété byzantine. Pour ce faire, elle imagine
d’abord de marier Constantin avec Rotrude, fille de
Charlemagne qui n’a pas encore dix ans. Le projet de fian-
çailles prend forme et la fillette adopte le nom grec
d’Erythrea. Mais Irène joue un double jeu. Elle offre en
même temps son soutien à Arichis, encore indépendant
dans le sud de l’Italie, mais aussi à Adalgis, le fils de Didier.
Le jeune lombard s’est enfui dès la chute de Pavie et a trouvé
refuge à Byzance, où il a pris le nom byzantin de Theodotos.
Il rêve de venger son père, destitué et enfermé.
Face à la menace conjuguée des Byzantins et des
Lombards, Charlemagne rompt les fiançailles et écarte le
danger en Italie du Sud par la force. Dès 787, une campagne
militaire soumet le duché de Bénévent et impose à Arichis
un lourd tribut. L’année suivante, Adalgis débarque à
Ravenne avec une flotte grecque et tente de soulever les
Lombards contre le roi franc, tandis qu’une armée byzantine
débarque en Calabre. Mais Irène, craignant une guerre
ouverte et aventureuse avec Charles, abandonne au dernier
moment son projet, ainsi qu’Adalgis, qui est vaincu. Il fau-
dra néanmoins encore quelques passes d’armes, en 792,
entre Byzantins et Francs, pour qu’Irène renonce définitive-
ment à ses espoirs de réinstallation en Italie. Elle accepte
alors tacitement de laisser la péninsule sous le contrôle
exclusif de Charlemagne. Toute l’Italie se trouve désormais
réunifiée grâce à lui. Malgré la mauvaise volonté d’Arichis,
sa principauté est intégrée à la zone d’hégémonie franque.
On envoie même son jeune fils en otage à la cour carolin-
gienne, où il deviendra l’un des soutiens de Charles, vain-
queur des Bénéventins.
Depuis que la Saxe et l’Italie sont en son pouvoir, le roi
des Francs ne rencontre plus d’obstacle susceptible de l’arrê-
ter. Il ne perd guère de temps et avance ses pions dans une
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nouvelle direction : la Bavière. Si le duc Tassilon III s’est


reconnu vassal de Pépin le Bref, il a toutefois profité de la
mort du roi franc, en 768, pour reprendre son indépen-
dance et faire alliance avec les Lombards en épousant
Liutberge, la fille de Didier. Pourtant, une fois passée la crise
de son avènement, Charles n’a pas l’intention d’abandonner
ses prérogatives sur le duché. Il maintient la pression autour
de Tassilon et l’oblige à lui prêter serment au palais de
Worms, en 782.
Cinq ans plus tard, et bien que Tassilon lui ait livré douze
otages, dont son fils, le duc refuse de se rendre auprès de
Charles pour lui rendre un nouveau serment d’allégeance.
C’est le prétexte attendu : une expédition envahit la Bavière
et soumet rapidement Tassilon. Il doit jurer fidélité devant
Dieu à Charles, qui sait très bien à quoi s’en tenir. Cette
procédure de serment n’est pas qu’une simple formalité
diplomatique, mais bien une arme de conquête. En effet, en
788, Tassilon renoue avec les Lombards et tisse des intrigues
qui sont éventées par les hommes de Charles, restés sur
place. Tassilon, au sens propre, n’est ni un traître ni un
hypocrite, mais il a d’abord le souci de préserver sa princi-
pauté. De son côté, Charles sait qu’en conspirant, le duc
rompt son serment. Ce blasphème l’autorise alors à occuper
toute la Bavière, à s’emparer de Ratisbonne, la capitale, et à
faire prisonnier Tassilon. Le duc est jugé et condamné pour
complot au profit des Byzantins, des Bénéventins, de la
famille de Didier et même des Huns ! Qu’importe la valeur
des accusations. On lui impose la tonsure et on l’enferme
dans un monastère. Ses terres sont confiées à des comtes
francs et ses abbayes à des fidèles de Charlemagne. C’est
l’annexion pure et simple. Seul le parjure devant Dieu pou-
vait donner à Charles la possibilité d’une telle occupation,
d’un rattachement complet, alors que les traditions germa-
niques l’obligeaient à maintenir une certaine autonomie.
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Cette façon de faire inhabituelle, déjà employée contre


Didier, dut provoquer des oppositions en Bavière, puisque
quelques années plus tard, en 794, on organisa pour
Tassilon un nouveau procès, à Francfort. Le but était de lui
faire accepter cette soumission totale rarissime dans les lois
de la guerre, mais aussi d’humilier l’ancien duc devant ses
pairs et ses vassaux hésitants : « Il apparut en plein concile
demandant grâce des fautes qu’il avait commises, tant de
celles commises du temps du seigneur roi Pépin, contre lui
et le royaume des Francs, que de celles qu’il fit par la suite
sous le règne de notre très pieux seigneur le roi Charles. »
Les années 790 ne font que consolider les conquêtes anté-
rieures. Charles se bat toujours, mais les grandes campagnes
sont désormais derrière lui. Il lui faut surtout réprimer les
révoltes, toujours endémiques. La Saxe, notamment,
connaît son dernier soulèvement majeur en 793. Les sources
laissent deviner l’exaspération des Saxons devant la rigueur
des méthodes des missionnaires qui imposent les dîmes
avant d’expliquer la foi. Certains d’entre eux se distinguent
néanmoins par leur bonté. Willihad, par exemple, évêque de
Brême d’origine anglo-saxonne, multiplie les fondations
d’églises, tente de convertir les païens par la persuasion paci-
fique, et meurt en martyr. Cependant la protection de l’ar-
mée ne prêche pas en faveur des moines dépêchés par
Charlemagne. Celui-ci utilise évidemment l’évangélisation
au profit de son occupation. De toute façon, les farouches
barbares sont épuisés, le pays est exsangue et les résistances
ont été étouffées avec ténacité. Chaque année de leur chro-
nique, les Annales royales répètent, comme un leitmotiv
inquiétant : « Voulant dompter l’opiniâtreté d’une nation
perfide, il entra en Saxe pour la ravager, comme d’habitude. »
Ermold le Noir, biographe de Louis d’Aquitaine, fils de
Charles, garde un souvenir plus précis des méthodes de l’ar-
mée carolingienne en Saxe : « par escadrons serrés les Francs
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survenaient et dépouillaient la province de ses trésors […].


On recherche les vivres que recèlent les bois et les marais ou
qui ont été dissimulées dans des fosses. On emmène
hommes, moutons et bœufs. Le Franc porte partout ses
ravages. Les églises, comme l’avait demandé l’Empereur
sont respectées, mais tout le reste est livré aux flammes. »
Charlemagne aurait même fait usage de la déportation.
Entre 794 et 799, il aurait systématiquement déplacé les
Nordalbringiens, un petit peuple proche de la Mer Baltique
qui soutenait la résistance saxonne. Il les déporta afin de les
remplacer par les Abodrites, des Slaves plus obéissants.
La politique de terreur systématique porte ses fruits. En
797, le roi des Francs peut publier un second Capitulaire
saxon, qui remplace le premier, où les anciennes peines capi-
tales sont remplacées par des amendes tarifées.
L’assimilation est en marche. Des comtes francs s’installent
dans toute la Saxe et commencent à gérer le pays comme ils
le feraient de l’Austrasie ou la Neustrie. On nomme même
quelques autochtones de confiance. Les vassaux royaux
obtiennent ainsi de nombreux domaines dans le pays et
commencent à se mélanger aux élites saxonnes. Cette colo-
nisation fondée sur la terre et le sang aboutira, une ou deux
générations plus tard, à une nouvelle cohésion sociale.
Toutefois, parce qu’il sait user aussi de prudence en cher-
chant à satisfaire les particularismes régionaux, Charles fait
rédiger un corpus de lois saxonnes applicables dans le pays,
mais uniquement celles qui paraissent assimilables et com-
patibles avec le christianisme.
Charlemagne a réussi là où l’Empire romain avait échoué,
c’est-à-dire la soumission des barbares saxons. Il a brisé la
cohésion et l’identité de ce peuple, même s’il lui a fallu
mobiliser durant plus de vingt ans toutes ses forces, ses
troupes et ses finances. Malgré des méthodes d’un autre âge,
ou peut-être grâce à elles, à la fin du IXe siècle la Saxe est vrai-
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ment devenue une terre de chrétienté et elle restera plus


ferme dans sa foi que beaucoup d’autres. Naïf, aveugle ou
sincère, Eginhard se plaît à souligner : « Unis aux Francs, les
Saxons forment désormais un seul peuple. »
Durant les années 790, Charlemagne complète encore ses
conquêtes à l’Est, face aux Avars. Parfois confondus par les
contemporains avec les Huns, les Avars sont un peuple
nomade originaire d’Asie centrale. Ils sont puissamment
équipés, notamment en arcs, et profitent d’une forte cohé-
sion sociale et militaire autour de leur chef, le Khagan. Vers
le VIe siècle, ces cavaliers des steppes se sont installés en
Russie, puis dans la vallée du Danube, en Pannonie – l’ac-
tuelle Hongrie – d’où ils ont multiplié les raids destructeurs
dans la partie orientale du Regnum franc. Avec la fin de la
conquête saxonne et l’intégration de l’Italie lombarde,
Charlemagne se retrouve donc en contact direct avec leur
zone de pillage. D’année en année, le danger se renforce.
Leurs coups de mains sont rapides et de plus en plus nom-
breux. Les chroniqueurs précisent, horrifiés, qu’une année
ils « sortirent tous en masse de leur pays, dévastant tout
comme un grand incendie, et transportèrent dans leurs pro-
fonds repaires les restes des nations qui n’avaient pas dis-
paru. » Charles hésite encore entre la tactique traditionnelle
de l’expédition punitive, peu coûteuse mais guère satisfai-
sante, et une conquête de la Pannonie. Le roi des Francs
avance pas à pas et ne prend aucune décision sans être sûr
de ses forces.
En 791, Charles commence par une campagne de des-
truction. Une première approche, en quelque sorte. Elle est
particulièrement bien préparée, puisque trois armées sont
constituées. L’une part de la Bavière et suit la rive gauche du
Danube, une seconde la rive droite, et une dernière part de
l’Italie. Parallèlement, des navires transportant les vivres et
les bagages descendent le fleuve. Les trois corps convergent
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54 CHARLEMAGNE

sur la Raab, un affluent du Danube, et débordent ainsi les


défenses avares, incapables de contenir les Francs. Une fois
entré en Pannonie, Charles interrompt sa progression pour
faire jeûner et prier tous ses hommes trois jours durant, afin
d’attirer sur eux les bénédictions du ciel. L’esprit de la guerre
sainte les habite totalement. Tels les Hébreux partant com-
battre avec l’Arche d’Alliance à leur tête, les soldats francs
transportent dans leurs rangs le reliquaire contenant la cape
de saint Martin, « comme gage de sûreté pour eux et de leur
triomphe sur l’ennemi. » Les soldats de Charlemagne savent
qu’ils accomplissent une œuvre pieuse. Il faut battre les
« Huns », ennemis de Dieu, comme Israël a vaincu les
Philistins par la grâce du Seigneur. Les Francs sont les nou-
veaux Maccabées de la Bible. Mais les caprices de la nature
s’en mêlent ; une brutale épizootie s’abat sur les chevaux, et
Charles doit renoncer à poursuivre sa route.
Les affaires saxonnes l’obligent un temps à abandonner
son projet de soumission des Avars. Puis, de 795 à 799, il
repart en campagne. La terreur ayant si bien fonctionné en
Saxe, on utilise les mêmes méthodes contre les Avars, jusqu’à
ne laisser, disent les Annales, « qu’un désert d’où a disparu
jusqu’à la trace de toute habitation humaine. » Notker le
Bègue, lui non plus, ne cache rien de la brutalité du roi
envers ces populations à soumettre : « le belliqueux Charles
courba jusqu’à terre le front de ces peuples, comme les
Slaves et les Bulgares, ou les extirpa complètement du sol,
comme les descendants non des Huns, mais d’hommes qui
avaient la dureté du fer ou du diamant […], à peine en
laissa-t-il subsister quelques misérables vestiges. » Les deux
extraits s’associent pour faire de Charlemagne l’Attila franc.
Les premiers chefs avars ne tardent pas à se soumettre,
notamment Thudun, qui promet de se faire chrétien.
L’année suivante, les troupes de Charles, dirigées par son fils
Pépin d’Italie, parviennent à repérer le Ring, le camp forti-
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fié des Avars, là où ils ont accumulé le prodigieux trésor de


leurs pillages. Pépin détruit la cité et la résidence du
Khagan, et rentre en Austrasie avec un butin gigantesque
qu’il a bien du mal à ramener dans 15 chars tirés par quatre
bœufs chacun.
Cette victoire décisive contre les Avars sera l’une des der-
nières grandes batailles du règne. À partir de cette date,
Charles semble surtout préocuppé par l’organisation de ses
États et moins par la conduite de la guerre, qu’il abandonne
à ses officiers et à ses fils. Le roi vieillit ; il songe au salut de
ses peuples et à la capitale qu’il est en train de construire à
Aix-la-Chapelle. Or la guerre l’en éloigne. Il se fait séden-
taire, lui qui a parcouru sans relâche l’Europe occidentale à
cheval, depuis le jour où il a accompagné son père, Pépin le
Bref, à Rome. Il a suffisamment connu la guerre pour la lais-
ser maintenant à d’autres. Mais le roi n’est pas seul à éprou-
ver de la lassitude et à s’éloigner des champs de batailles.
Une partie de l’aristocratie et des hommes libres commence
à faire défaut aux appels du prince. La prise du Ring a été
pour eux la dernière occasion de ramener un butin hors du
commun et désormais les campagnes ne sont plus aussi ren-
tables. On ravage des territoires pauvres, on pille des popu-
lations déjà affamées. Il faut sans cesse s’enfoncer plus avant
dans les marécages du Danube, rencontrer des peuples plus
hostiles, pour des conquêtes chimériques. La guerre est plus
âpre, la victoire capricieuse. D’ailleurs, en 799, les Avars se
révoltent. Certes, le Khagan se fait baptiser en 805, mais
Pépin d’Italie ne peut contrôler complètement la Pannonie.
On décide d’en faire un espace-tampon, une Marche, zone
militaire intermédiaire entre le monde franc chrétien et l’au-
delà du Danube, obscur, inquiétant, barbare.
En Espagne aussi, le succès est mitigé. Depuis sa défaite
lamentable à Roncevaux, Charlemagne n’y a plus envoyé de
troupes. Pourtant, il lance à nouveau une série de cam-
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pagnes entre 795 et 812, sans doute poussé par les divisions
dans l’émirat de Cordoue, les dangers de la piraterie sarra-
sine et l’exigence de la lutte contre les païens. La cité de
Huesca se rend d’abord, en 799. Puis c’est au tour de
Barcelone de tomber, en 801, après un siège de deux ans.
Zata, son gouverneur sarrasin, est capturé et emprisonné.
Charles peut alors constituer une Marche d’Espagne (Limes
Hispanicus), essentiellement constituée des régions situées
entre l’Ebre et les Pyrénées. Le succès est donc limité, mais
réel, puisque le roi des Francs a su reprendre position dans
la région, malgré son premier échec, et ainsi renouer avec le
souvenir de Charles Martel.
À partir de 800 et jusqu’à la mort de Charles, en 814, le
Regnum connaît enfin la paix. Du moins à l’intérieur de ses
frontières, car les combats continuent aux abords des
marches. Il faut se défendre des incursions slaves et des
pirateries danoise et sarrasine. Pourtant la « paix caroline »
est bien là. La mobilisation des troupes devient d’ailleurs
plus difficile, désertions et abstentions se multiplient. Il est
possible que l’administration comtale soit devenue plus
efficace en cette fin de règne et qu’elle ait essayé d’imposer
de nouvelles obligations militaires. Certains hommes ten-
tent d’échapper à ces devoirs qui pèsent lourd, particulière-
ment chez les paysans pauvres. Mais l’Hériban, l’amende
prévue en cas de désertion, est très élevée : soixante sous.
Afin de faire face aux difficultés de la mobilisation et par
souci d’équité, Charlemagne légifère et remplace pour les
pauvres le service par une taxe. Le capitulaire de 808 rap-
pelle qu’en théorie tous les hommes libres doivent l’aide
militaire, mais impose un service partagé : quatre paysans,
appelés les « aidants », paient l’équipement de l’un d’entre
eux, le « partant ».
Malgré la mise en place de ce système plus juste,
Charlemagne abandonne progressivement le principe de la
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levée en masse de tous les hommes libres, ou même d’une


partie d’entre eux. Il veut d’abord appeler des troupes opé-
rationnelles et bien armées, et non une masse de paysans
mal équipés et qui rechignent. Pour cela, il s’appuie de plus
en plus sur ses vassaux royaux, ces hommes auxquels il a
remis en bénéfice un lot de terres, qui lui sont directement
redevables et ont donc les moyens de s’équiper lourdement.
Ces vassaux constituent les troupes d’élites de Charlemagne,
les Scarae, bien entraînées, beaucoup plus sûres que les
autres, et surtout mobilisables en permanence. En 807, tous
les vassaux entre la Seine et la Loire sont ainsi convoqués,
mais aucun homme libre, preuve que la vassalité devient le
principal soutien militaire de Charles. Toutefois cette évolu-
tion, qui ira en s’aggravant, fait de la guerre l’apanage d’une
élite proche du souverain, et non plus le devoir d’une popu-
lation entière. La tradition germanique du peuple guerrier
laisse place lentement aux prodromes de la féodalité.
Charles est désormais sur la défensive. Le vieux roi ne
parvient pas à réagir face au nouveau péril qui sévit sur les
côtes de la mer du Nord. Les premiers raids vikings tou-
chent les littoraux de Grande-Bretagne à la fin des années
790. Les Danois sont aperçus en Aquitaine vers 799. La
Marche des Abodrites, au nord de la Saxe, est directement
menacée par le roi danois Godefredr, et une armada viking
de deux cents navires ravage les côtes de Frise en 810. L’île
de Noirmoutier est dévastée quelques années plus tard, tan-
dis que, dans le Sud, les incursions sarrasines se font plus
régulières, notamment à Majorque, en Corse et en
Sardaigne. De son côté, Charlemagne s’implique peu dans
la défense du Regnum. Quelques années avant de mourir,
alors qu’il assiste à une attaque de navires normands, on le
voit s’effondrer de tristesse et de fatigue. Charles « demeura
très longtemps le visage inondé de pleurs. Personne n’osant
l’interroger, ce prince belliqueux, expliquant aux grands qui
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l’entouraient la cause de son action et de ses larmes, leur


dit : “Je suis tourmenté d’une violente douleur quand je pré-
vois de quels maux ils écraseront mes neveux et leurs
peuples”. » Prémonition qui se vérifiera après sa mort. On
met en place des fortifications côtières, mais le système mili-
taire carolingien n’était pas du tout préparé à subir ce genre
d’assauts. L’insécurité grandissante sur les littoraux et la vio-
lence des incursions contribueront, deux générations plus
tard, à faire voler en éclats l’Empire carolingien. L’usage de
la terreur n’y fera rien, quoi qu’en dise Notker le Bègue :
« Charles marcha lui-même contre ces peuples, et les écrasa
tous, à tel point qu’il ordonna de toiser les jeunes garçons et
même les enfants avec les épées, et de décapiter tous ceux
qui excéderaient en hauteur cette mesure. »
L’ensemble des conquêtes de Charlemagne laisse finale-
ment une impression contrastée. Sous sa direction, la dila-
tation de l’espace franc fut sans équivalent ni précédent.
Alors qu’il hérite en 768 d’une autorité mal assise, et même
contestée, il achève son règne en ayant conquis la Bavière,
l’Italie du Nord et surtout la Saxe. Il domine encore le nord
de l’Espagne, le sud de l’Italie, la Pannonie avare, et reçoit
l’hommage de nombreuses peuplades slaves, dont les
Sorbes. Les défaites, bien que dangereuses pour la stabilité
de son pouvoir, ont été rares. On ne compte réellement que
deux échecs majeurs : Roncevaux et le Süntelgebirge. Mais
le premier est dû à la surprise et le second aux divisions entre
généraux, ce qui limite sa responsabilité. Il est, sans nul
doute possible, un grand capitaine, un maître dans l’art de
la guerre, du moins telle qu’elle se pratiquait aux VIIIe et
IXe siècles.
Et pourtant, jamais les Francs ne sont parvenus à sou-
mettre totalement les peuples qu’ils dominaient, et encore
moins à les acculturer. Son influence sur les Slaves fut plus
que limitée. Dans toutes les régions de l’empire, les révoltes
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sont toujours demeurées latentes. La victoire sur la Saxe est


sans conteste à inscrire à son actif. Mais il s’agissait là d’un
petit pays qu’il mit près de trente ans à briser en mobilisant
des moyens exceptionnels. Il y a peut-être là le signe d’une
faiblesse profonde de l’armée carolingienne et des
conquêtes. Charles ne parvint jamais non plus à faire céder
les Celtes bretons, soudés par leurs coutumes et leur iden-
tité, obstinément insoumis et turbulents. Le comte franc
Lambert souligne à quel point la population bretonne sem-
blait étrangère aux Carolingiens : « Cette nation perfide et
insolente a toujours été rebelle et dénuée de bons senti-
ments. Traîtresse à sa foi, elle n’est plus chrétienne que de
nom […]. Tous vivent dans l’inceste et le crime. Ils habitent
les bois et installent leurs couches dans les fourrés. Ils vivent
de rapts, semblables à des bêtes sauvages. » Le pays n’était
pourtant pas inexpugnable. Il fallut même créer, en 799,
une Marche de Bretagne afin de protéger la frontière occi-
dentale du Regnum.
Le système militaire carolingien était finalement surtout
efficace dans l’offensive. Charlemagne n’était pas un bon
tacticien en défense, comme le prouve la relative impuis-
sance de ses fortifications côtières contre les Danois. En
outre, la guerre était un jeu qui devait impérativement rap-
porter. Dès lors que, après 796 et la prise du Ring avar, le
butin des expéditions s’est appauvri et que les hommes se
sont détournés de la guerre, le soutien moral de la masse des
Francs commença à faire défaut à Charlemagne. Il gagna
celui de ses vassaux, mais la guerre perdit sa fonction sociale.
La cohésion de l’Empire franc était dès lors en danger, du
fait même de ses victoires.
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60

III
BÂTIR ET GOUVERNER

H
abitué aux conditions de la vie guerrière et aux
longues chevauchées à travers le royaume, Charles
apprécie d’autant plus le confort de ses palais
lorsque survient la trêve hivernale. Comme tous les
monarques de son temps – hormis l’Empereur byzantin –
Charles est un roi itinérant qui transporte son administra-
tion et sa famille d’un domaine à l’autre, sans jamais se fixer
au même endroit deux hivers de suite. Il faut se déplacer
pour se montrer à tous les sujets du royaume, visiter les dif-
férents lieux de pèlerinage et nourrir la cour.
Il aime ses riches villas rurales et veille à nommer des inten-
dants de qualité pour les quelque six cents exploitations qu’il
détient à travers tout le royaume. Dans le capitulaire De Villis,
promulgué vers 800, Charlemagne impose une série de règles
très précises, voire tatillonnes, pour la gestion de chaque
domaine public. Rien n’est laissé au hasard : l’entretien des
étalons et des juments dans les haras royaux, le nombre et
l’époque des saillies, la date de la remise des comptes par l’in-
tendant, les entrepôts de semences, l’époque des labours, des
semailles, des moissons, l’entretien des pressoirs, des forêts,
des bâtiments. Il va jusqu’à imposer pour chaque exploitation
un équipement minimal en linges de table et en récipients,
particulièrement ceux en fer, comme les crémaillères, les
chaudrons et les haches. Ce souci du détail montre que
Charles tient à être entretenu le mieux possible par ses
domaines et que rien ne doit être négligé pour le fonctionne-
ment de ses exploitations et la vie de sa cour.
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BÂTIR ET GOUVERNER 61

Dans les dix premières années du règne, ses lieux de villé-


giature hivernale sont tous situés entre la Meuse et le Rhin, au
centre de l’Austrasie franque, la terre de ses ancêtres. Il réside
plus particulièrement à Herstal, qui abrite jusqu’à sa mort les
grands haras du royaume. Il ne passe pas un seul hiver dans sa
capitale théorique qu’était Noyon, trop éloignée des vallées
germaniques, cité trop « neustrienne ». Pourtant, entre 779 et
793, sa zone de résidence s’élargit vers le sud et l’est de
l’Austrasie. Il passe quelques hivers en Neustrie, en Bavière, en
Italie et en Saxe. C’est la grande époque des conquêtes, des
expéditions prolongées qui l’obligent à demeurer loin de ses
domaines préférés. Puis, à partir de 794 et jusqu’à sa mort, le
vieux monarque devenu Empereur, enfin sédentaire, s’installe
définitivement à Aix-la-Chapelle, au cœur de son Austrasie,
où il établit sa capitale, la Troisième Rome. Il ne voulut jamais
résider, même une seule fois, dans le sud de son royaume, en
Bourgogne ou en Aquitaine. Pour ses résidences, il est encore
un prince du Nord.
Les domaines où il s’attarde avec sa famille et ses fidèles
conservent tous un caractère rural. L’essentiel des construc-
tions demeure en bois, en torchis et en paille, et les bâti-
ments en pierre sont rarissimes. Ce n’est pas un hasard si le
palais de Worms est entièrement ravagé par un incendie en
793. Ces résidences d’hiver devaient être passablement
inconfortables. Dans le palais d’Annapes, si la salle royale est
construite en pierre, elle n’abrite en revanche que trois
grandes chambres, réservées au roi et à son entourage
proche. Le reste de la cour, soit quelques centaines de per-
sonnes, doit se loger dans une vingtaine de petites maisons
en bois réparties tout autour, voire dans les granges et
l’étable, sans doute pour la garnison. Percées de rares
fenêtres, ces demeures sombres sont mal chauffées par un
âtre central. Afin d’enrichir leur décoration souvent pauvre,
Charlemagne transporte avec lui son mobilier et, dès qu’il
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62 CHARLEMAGNE

s’installe pour l’hiver dans un palais, ses domestiques débal-


lent une profusion de tapis, de tentures, de peaux de bêtes,
de coussins, de tables et de meubles. Pour lui et ses proches,
il réserve toujours une chambre à coucher équipée d’une
cheminée, dans laquelle des domestiques, souvent des
femmes, s’occupent de le servir. Dans son lit couchent la
reine, ses jeunes enfants et parfois encore certains amis.
L’intimité du couple va rarement jusqu’à dormir à deux.
Les familiers de Charles se plaisent à rêver à de plus
grands palais, avec de nombreux appartements et des salles
attribuées à chaque domaine d’activité. D’ailleurs, le confort
va en s’améliorant. Il se produit ainsi, dès le VIIIe siècle, une
renaissance architecturale très riche entre la Seine et le Rhin,
avec de vraies recherches techniques et de nombreux
mélanges de styles. L’usage plus systématique de la pierre se
répand. Les influences italiennes et byzantines prédomi-
nent, les maîtres d’œuvre carolingiens étant poussés par le
désir de retrouver les modèles antiques et romains. Si bien
que la volonté de Charles de se bâtir une vraie capitale, idée
inhabituelle chez les rois germaniques, s’inscrit toutefois
dans des courants de pensée en vogue à son époque.
À partir de 794, il choisit Aix-la-Chapelle, carrefour rou-
tier en Austrasie, pour y fixer sa future résidence de style
impérial. Il lance de grands travaux pour transformer cette
villa thermale de sources chaudes, afin d’imiter l’Empire
romain et de rivaliser avec l’exubérance du Palais des
Blachernes, à Byzance. Notker le Bègue se fait l’écho de
cette ambition : « Son ardeur à bâtir d’après ses propres
plans et dans son pays natal, une basilique beaucoup plus
belle que les ouvrages des anciens Romains fut telle qu’il eut
bientôt le plaisir de jouir de l’accomplissement de ses
vœux. » Eudes, le chef du chantier, « l’excellent maître »
comme on l’appelle, utilise pour mener les travaux les
ouvrages de Vitruve, le plus grand architecte de l’Antiquité.
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BÂTIR ET GOUVERNER 63

Eudes a cependant laissé une réputation douteuse, puisqu’il


aurait profité du chantier pour s’enrichir frauduleusement.
Malgré la corruption, les travaux avancent rapidement. Les
moyens mobilisés sont colossaux. C’est presque une habi-
tude chez Charlemagne. On ouvre des carrières à proximité
du palais. On fait venir du vieux palais impérial de Ravenne
une colonnade entière. Transportés sur des charrois tirés par
des bœufs et sur des barges fluviales, les énormes fûts vont
parcourir près de 1 500 kilomètres afin d’embellir la chapelle
palatine et de lui donner l’ampleur d’un édifice antique. De
tout le royaume, et même des îles britanniques, le roi appelle
des maîtres-artisans afin de réaliser un ensemble exception-
nel : bronziers, sculpteurs, peintres, maçons, menuisiers, on
ne compte pas la foule des ouvriers qui travaillent sur place.
En 805, le pape Léon III vient en personne inaugurer la cha-
pelle. Aix, le vieux domaine franc, est devenu la nouvelle
Rome par la volonté opiniâtre de Charles.
Le résultat est stupéfiant, puisque l’ensemble palatial
représente pas moins de vingt hectares. Il est entièrement
construit sur des harmonies numériques et géométriques,
fondées sur un seul module de douze pieds. Le plan consiste
en un vaste carré de 360 pieds, flanqué au nord par une salle
de réception précédée d’un portique, et au Sud par l’église.
À l’Est, à 240 pieds de là, se trouvent les thermes. Tout est
basé sur le chiffre douze, qui rappelle l’Apocalypse de saint
Jean et la Jérusalem céleste, dont les côtés mesurent 144
aunes de long, soit douze fois douze. Il y a là visiblement un
programme spirituel et architectural très élaboré.
La chapelle, qui seule subsiste aujourd’hui, est une
rotonde octogonale inscrite dans un hexadécagone (16
côtés), lui-même intégré dans une croix latine, parfaitement
orientée vers l’Est, là où les feux du soleil se trouvent au
zénith le 21 mars, soit quatre jours avant la fête de
l’Annonciation. Il fallait ainsi pouvoir rendre hommage à la
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64 CHARLEMAGNE

Vierge, à laquelle la chapelle était dédiée. On y abrite aussi


la plus précieuse relique de Gaule, la cape déchirée de saint
Martin. L’intérieur, qui imite l’église des Saints-Serge-et-
Bacchos de Constantinople et de Saint-Vital de Ravenne,
offre une vision quasi céleste. Toute la voûte est recouverte
d’une mosaïque du Christ en majesté. Au rez-de-chaussée se
tient le peuple, qui fait face à l’autel de la Vierge. Dans les
loges de l’étage, face à l’autel du Christ glorieux, siège le roi,
entouré de ses fidèles. Son trône doré est directement copié
de la description du trône de Salomon dans l’Ancien
Testament. Par un parallèle explicite, les architectes de
Charlemagne montrent ainsi que la hiérarchie terrestre
reproduit la Jérusalem céleste et que la cour carolingienne,
face au Christ, au-dessus du peuple, est l’image de la cour
angélique. L’État comme anticipation du Paradis !
Un tel édifice, un tel programme, n’a pu être imaginé
directement par Charlemagne. Pourtant, la très haute
conscience qu’il avait de sa dignité royale puis impériale, son
rôle dans la vie de l’Église ont pu lui inspirer l’idée de reflé-
ter dans la matière même de son palais la grandeur de l’ordre
cosmique. On oublia vite les lettrés qui présidèrent à la
conception du palais, ainsi que le nom de son architecte,
Eudes, pour ne retenir que celui du roi bâtisseur.
Au sens propre, Charlemagne n’a pas mené de politique
économique. L’idée est d’ailleurs étrangère à son époque. Il
sait néanmoins occasionnellement employer d’énormes
moyens pour réaliser un projet « économique ». Ainsi en 793,
lorsqu’il commande le creusement des fosses carolines, qui
devaient relier le Rhin et le Danuble et faciliter la circulation
des navires. On parvint à creuser un début de canal de 600
mètres de long pour 100 mètres de large, mais la pluie et le
terrain marécageux emportèrent l’ouvrage. L’intervention
économique directe de l’État sous les Carolingiens est extrê-
mement limitée, autant que ses moyens. D’ailleurs, a-t-on
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BÂTIR ET GOUVERNER 65

seulement une vision de ce qu’est l’État ? Néanmoins, l’action


globale de Charles à la tête du royaume a pu favoriser un cer-
tain dynamisme économique. En effet, en repoussant les
affres de la guerre aux marges du Regnum, en limitant la Faide
entre clans, le roi a assuré une relative paix intérieure, propice
à la reprise démographique et économique de l’Europe occi-
dentale. On repère ainsi dans les sources administratives une
pression démographique accrue. La région de Saint-Omer,
notamment, aurait connu au milieu du IXe siècle une densité
supérieure à 30 habitants au km2. Le polyptyque de l’abbaye
de Saint-Victor, à Marseille, donne une moyenne de 5 à 6
enfants par couple en 813, sans compter ceux morts en bas
âge et donc absents des registres.
Parallèlement, le souci de Charlemagne d’une gestion
exacte des domaines royaux, sa réglementation en faveur des
biens de l’Église ont sans aucun doute contribué à l’amélio-
ration de la production, et donc au développement du com-
merce et à une régularité des échanges. Charles favorise l’as-
sèchement des marécages, la colonisation des landes et de
nouveaux défrichements dans les massifs forestiers de l’Eifel,
de Rhénanie et des Ardennes. Il veille toutefois à ne pas
mettre en danger ses parcours de chasse, en protégeant
l’usage des bois. La pression de la noblesse franque sur les
petits paysans menace cette classe d’agriculteurs libres, mais
elle permet surtout la constitution de vastes domaines de
production où les cultures sont intensifiées et le matériel
plus abondant. Dans sa législation, Charles contrôle
d’ailleurs la construction et la maintenance des pressoirs et
des moulins. Il semble que sous son impulsion s’affirme une
nouvelle économie d’échanges, particulièrement autour des
grands domaines céréaliers ou viticoles, et des exploitations
de sel, qu’il s’agisse des mines ou des marais. Des marchés se
mettent en place dans les cités, près des grandes abbayes
royales ou des palais, profitant des richesses dégagées par
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66 CHARLEMAGNE

l’Église et la noblesse franque. Le commerce connaît une


embellie grâce à l’amélioration des communications flu-
viales et terrestres. Charlemagne exige l’entretien régulier
des routes, l’amélioration des ponts et même l’aménage-
ment de débarcadères, comme à Dorestad, sur l’estuaire du
Rhin, ou à Quentovic, près de la Somme. Il semble qu’il y
ait eu la volonté chez Charles, ou peut-être dans son entou-
rage, de faire de Quentovic un véritable port d’accueil pour
des marchands juifs et surtout frisons et scandinaves. Ces
navigateurs, mi-pirates mi-commerçants, auraient été inci-
tés à se sédentariser sur place en profitant de la protection
juridique de leur clientèle carolingienne. Le port aurait ainsi
permis d’exporter les productions de l’abbaye royale de
Saint-Riquier, toute proche, et de favoriser les échanges avec
les îles britanniques et la Frise. Le roi fait toutefois surveiller
de près le négoce de ces étrangers. En effet, certains Frisons
ont tendance à abuser des facilités commerciales offertes par
Charlemagne et de la crédulité de leur clientèle franque, très
attirée par les nouveautés vestimentaires. Ils se mettent à
écouler dans la noblesse des manteaux colorés à bas prix
puis, une fois la mode lancée, diminuent la taille du vête-
ment sans modifier leurs tarifs. Averti, le roi s’en offusque :
« A quoi peuvent servir ces petits manteaux ? Au lit, je ne
puis m’en couvrir ; à cheval, ils ne me défendent ni de la
pluie ni du vent, et quand je satisfais aux besoins de la
nature, j’ai les jambes gelées ! » Plusieurs anecdotes comme
celle-ci racontent comment Charles défend les mérites des
rudes peaux de brebis ou de castor de son pays, qu’il préfère
aux soieries chatoyantes d’Orient. En un sens, il est partisan
d’une certaine autarcie économique.
L’exemple de Quentovic est l’un des nombreux signes de
l’essor commercial en mer du Nord et dans la Manche, tan-
dis que vers le Sud les trafics avec l’Orient et en
Méditerranée s’essoufflent. Ce redéploiement contribue à
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BÂTIR ET GOUVERNER 67

renforcer la façade septentrionale du Regnum, entre les val-


lées du Rhin et de la Seine, qui drainent les productions
d’Austrasie et de Neustrie. Sous la surveillance plus ou
moins efficace des comtes et des agents de Charlemagne,
chargés de faire payer les douanes et les taxes d’embarque-
ment, on exporte des blés, du vin, de la céramique, des
armes et de la verrerie, en échange de produits bruts tels la
laine, les peaux, les fourrures et l’ambre.
Sans aller jusqu’à parler de politique économique volonta-
riste, il y a cependant chez Charlemagne une certaine
conscience du fait monétaire et financier. Le denier d’argent
carolingien se répand plus facilement, du fait de l’améliora-
tion des échanges et de l’approvisionnement en métal pré-
cieux. C’est une monnaie de faible poids (1,36 gramme)
mais au fort pouvoir d’achat. Les vieilles mines de Melle,
dans le Poitou, s’épuisent et font place à celles du Harz, au-
delà du Rhin, qui assurent la mise en circulation d’une masse
régulière d’argent. Leur exploitation est strictement contrô-
lée par Charles, qui s’en assure le monopole. Quant à l’or, il
n’est plus utilisé que pour l’orfèvrerie et les objets précieux.
Au début du règne de Charlemagne, les types monétaires
sont nombreux ; on frappe des deniers au monogramme du
roi, à l’effigie des princes ou au nom de certaines églises.
Mais, son pouvoir se renforçant, il tient à marquer son auto-
rité légale sur la monnaie. Les deniers à son nom l’empor-
tent progressivement sur les autres types, jusqu’à les élimi-
ner. Il met surtout en place une réforme monétaire, fait
rarissime à l’époque. Il décide d’alourdir le denier carolin-
gien et le fait passer de 1,36 gramme à 1,80 gramme.
Parallèlement, il impose un modèle unique de pièces
rondes, lourdes et plus pures, qui prennent 25 % de valeur
supplémentaire par rapport aux anciennes. Le capitulaire de
Francfort de juin 794 en généralise l’usage : « […] au sujet
des deniers, sachez très précisément notre édit : que, en tout
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68 CHARLEMAGNE

lieu, dans chaque cité et dans chaque marché, les nouveaux


deniers aient cours dans les mêmes conditions et soient
acceptés par tous. » En 805, Charles complète cette législa-
tion en précisant que les deniers doivent être frappés uni-
quement dans les ateliers palatiaux, les fausses ou les
anciennes pièces étant confisquées et fondues.
Ces dispositions monétaires, presque dirigistes, montrent
l’importance accrue des échanges commerciaux de gros qui,
sous Charlemagne, ne peuvent plus se contenter du simple
troc. Le nouveau denier d’argent facilite les échanges avec
les marchands anglo-saxons et frisons. Le succès est réel et
immédiat, puisque la papauté imite le monnayage carolin-
gien. Les fouilles archéologiques n’exhument d’ailleurs que
très peu de monnaies étrangères circulant dans l’empire.
Charlemagne veut encore compléter cette réforme moné-
taire audacieuse par de nouvelles exigences sur le prix des
transactions. Les disettes étant fréquentes, il est clair qu’une
inflation incontrôlée sur les blés peut à tout moment jeter
dans la misère et la famine les petits paysans, ceux-là même
qui forment la base de ses troupes jusqu’à la fin du
VIIIe siècle. Le capitulaire de Francfort légifère sévèrement
sur le juste prix des céréales. « Notre très pieux seigneur le
roi a décidé, avec l’accord du saint synode, que, jamais en
période d’abondance ou de disette, nul homme, tant ecclé-
siastique que laïque, ne vende le grain plus cher que le muid
public récemment défini […]. » En 806, lorsqu’une terrible
disette frappe le pays, Charles va encore plus loin en exi-
geant que tous les grands du royaume ayant reçu un béné-
fice du monarque, c’est-à-dire les évêques, les abbés et les
comtes, nourrissent leurs hommes à partir de leurs réserves.
Il exige même de puiser dans les entrepôts de l’État. Que le
roi intervienne ainsi sur ces sujets est particulièrement
inusité à l’époque. Le seul rôle économique dévolu au prince
concernait l’impôt et la monnaie, si du moins le monarque
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BÂTIR ET GOUVERNER 69

parvenait à se faire obéir sur le terrain. Mais Charlemagne


veut aller plus loin. Il y a sans doute chez lui une volonté
d’équité à l’échelle de tout son royaume, on dirait presque
une conscience du bien commun, ou peut-être plus prosaï-
quement un désir de surveillance accrue dans tous les
domaines de la vie sociale.
Plus risquée est son interdiction en 806 du prêt à intérêt,
qu’il qualifie d’usure, pratique sévèrement condamnée par
l’Église : « Il y a usure quand on réclame plus qu’on ne
donne. » A-t-il prohibé toute activité bancaire ? Croit-il
pouvoir empêcher les prêts et les transferts de capitaux ?
N’a-t-il pas lui-même, à l’occasion, besoin d’emprunter ?
Ou cette mesure ne concerne-t-elle que les chrétiens, délais-
sant ainsi l’usure scandaleuse aux marchands juifs ? Peut-
être encore est-ce une façon détournée de limiter les intérêts
à des taux raisonnables. Quoi qu’il en soit, Charles n’est pas
à l’aise avec les profits que l’on ne tire pas de la terre, sa seule
source de richesses avec les butins. Le roi chrétien cherche
par cette interdiction à défendre une certaine idée du travail
et de la justice sociale. La prospérité ne peut venir que de
l’effort, et l’usurier est d’abord un parasite contre lequel le
roi doit protéger son peuple.
Bien qu’il hérite de méthodes de gouvernement pour la
plupart inchangées depuis les Mérovingiens, Charles va
considérablement améliorer et développer les capacités de
contrôle de ce qu’il faut bien appeler son « administration ».
La multiplication des textes législatifs, sous forme de capi-
tulaires ou de conciles, montre bien son désir de diriger ses
terres, à la fois plus et mieux. Charlemagne a un réel sens
politique. Il sait gouverner, comme le sous-entend l’abbé de
Corbie : « Dans toutes les affaires qui menaçaient d’être un
danger pour l’État, il cherchait surtout à savoir la cause qui
les avait fait naître. » Mais plus encore, Charles aime gou-
verner. Il n’y a toutefois pas chez lui de penchant dictatorial
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70 CHARLEMAGNE

ou d’appétit tyrannique du pouvoir. D’ailleurs, l’indispen-


sable consensus avec la noblesse l’en empêchait. Dans la
seconde partie de son règne, il est porté par un idéal impé-
rial chrétien, hérité à la fois de la Rome antique et de la
vision spirituelle du pouvoir politique transmise par saint
Augustin. Ces deux aspirations fusionnent chez Charles, ou
chez ses conseillers lettrés, pour l’inciter à mener son peuple
vers le bien commun voulu par Dieu. Il faut donc légiférer
en vue de mieux contrôler et de mieux guider. En vérité,
l’administration publique ne se distingue pas du clan caro-
lingien ni de l’entourage privé du roi. Celui-ci ne partage le
pouvoir qu’avec ses proches, ceux qu’il connaît et aime,
d’autant que Charles ne fait aucune différence entre l’État et
ses biens privés. Ses amis sont aussi ses conseillers. Parmi les
plus proches, on note son cousin Wala qui sera aussitôt
écarté du gouvernement à la mort du roi.
Les officiers publics sont tous des domestiques particu-
liers. Le Chambrier, qui contrôle le trésor, est encore le
comptable des domaines privés de Charles. L’homme a la
lourde charge de protéger la « Chambre » où s’entassent les
richesses du roi et qu’il transporte avec lui dans ses lieux de
villégiature. Cette pièce soigneusement fermée recèle un
désordre d’objets précieux, donnés en cadeaux ou issus des
pillages, des amendes et des taxes. Le testament de
Charlemagne, qui inventorie le contenu de la Chambre,
mentionne pêle-mêle des pierres précieuses, des vases, des
armes, des vêtements, des meubles, des tapis, des livres, sans
compter trois tables en argent pur et une autre en or. Le
Sénéchal, chef de ses domestiques, dirige l’ensemble des
exploitations royales qui assurent l’approvisionnement de la
cour. Il est encore chargé de la bonne tenue des repas et de
leur organisation, rôle particulièrement important lors des
visites d’ambassadeurs, puisqu’il faut faire preuve d’opu-
lence. Un repas à la cour de Charles est toujours copieux,
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BÂTIR ET GOUVERNER 71

car le luxe de la table et l’abondance de la nourriture doivent


frapper les vassaux et les aristocrates de passage. Les cuisines
d’Aix fumaient jour et nuit, d’après les chroniqueurs. Tandis
que l’on mange et boit beaucoup, des musiciens distraient
les commensaux en jouant de la cithare, de la lyre, en faisant
profusion de chansons, de mimes et de plaisanteries.
L’atmosphère se doit d’être joyeuse et conviviale. Les ecclé-
siastiques assistent au repas en qualité d’amis, de fidèles ou
d’aristocrates. Accessoirement, l’un d’eux bénit la table. Il y
a donc des rituels à la table du roi. Rien à voir avec une orgie
ou une beuverie paillarde. Chaque geste compte. Tous les
invités s’observent. Ainsi, durant le repas, si Charles veut
honorer l’un de ses hommes, il lui passe sa coupe et l’auto-
rise à y boire. Notker le Bègue montre que le cérémonial du
banquet carolingien respecte la hiérarchie nobiliaire :
« Quand Charles était à table, les ducs et les chefs ou rois des
diverses nations le servaient. Son repas fini, ceux-ci pre-
naient le leur, servis par les comtes, les préfets et les grands
revêtus de différentes dignités. Lorsque ces derniers sor-
taient de table, les officiers militaires, et civils du palais s’y
mettaient ; les chefs de toute espèce de service les y rempla-
çaient ; à ceux-ci succédaient les serviteurs ; de cette manière
les gens du rang le plus inférieur ne mangeaient pas avant le
milieu de la nuit. »
Parmi les grands officiers, on relève encore : le Comte du
Palais, qui préside le tribunal royal ; l’Apocrisiaire, qui est le
conseiller religieux permanent du roi ; le Chancelier, qui
dirige les services d’écriture par lesquels passent tous les
actes publics émanants de son administration. Enfin, on
croise à la cour une foule de petits officiers, maîtres des
logis, veneurs, fauconniers, huissiers, gardiens de la vaisselle,
gardes-chasses, éleveurs de chiens, palefreniers, chasseurs de
castors. Ce sont aussi des clercs servant d’aumôniers, de
scribes, de conseillers, mais aussi des aristocrates en visite à
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72 CHARLEMAGNE

Aix, des vassaux royaux en garnison et des jeunes nobles que


leur famille a envoyés au palais pour y être nourris et formés
aux armes. Ces enfants devenus adultes formeront la garde
d’élite de Charles. Pour un clan, c’est une source de prestige.
Pour le roi, ils servent aussi d’otages. Tous ces officiers sont
choisis directement par le monarque dans les grandes
familles d’Austrasie avec lesquelles il doit gouverner. Ainsi,
Adalard (mort en 826), cousin du roi et abbé de
Noirmoutier, fut nommé par Charles comme intendant du
royaume lombard après la conquête – rôle de première
importance, presque un vice-roi qui détenait tous les pou-
voirs sur place. « Adalard, disait de lui Hincmar de Reims,
ce vieillard et ce sage, parent de monseigneur l’Empereur
Charles le Grand, […] le premier conseiller entre les
conseillers. » Les services du Palais sont donc relativement
développés. Il ne faut toutefois pas en exagérer les capacités.
L’administration de Charlemagne n’est pas celle de Louis
XIV, loin s’en faut. Elle suffit du moins aux possibilités de
gouvernement du temps.
Gouverner seul est impossible. Charles n’y pense même
pas, tout pétri qu’il est par les coutumes germaniques.
L’institution majeure des anciens peuples barbares installés
dans l’Empire romain est le Plaid. C’est-à-dire l’assemblée
générale des guerriers libres qui se retrouvaient avant de par-
tir en expédition et adoptaient les grandes décisions collec-
tives. « Dans cette assemblée, décrit Hincmar de Reims, se
réunissaient tous les grands tant clercs que laïcs : les plus
considérables pour délibérer et prendre des décisions ; les
moins considérables pour y donner leur adhésion […]. Les
uns et les autres y venaient également pour remettre au roi
l’ensemble des dons annuels. » Ce dernier point est symbo-
lique mais essentiel aux yeux de Charles. Chaque partici-
pant doit venir au Plaid avec un cadeau, même minime, qui
manifeste sa sujétion. Le roi veille à ce que personne ne l’ou-
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BÂTIR ET GOUVERNER 73

blie. Avant même l’avènement de Charles, le Plaid annuel


est devenu une assemblée restreinte de comtes, de vassaux
royaux, d’évêques et d’abbés. Uniquement l’élite autour du
roi. On y vote les Capitulaires, qui sont considérés à la fois
comme des lois et des canons de conciles. Aucune distinc-
tion donc entre la législation religieuse et politique. Le petit
peuple est absent. Même l’aristocratie n’est invitée qu’à
acclamer les lois qui ont été adoptées avant elle. On ne lui
demande que son accord. Le roi reste donc maître des déci-
sions, du moins en lien avec le conseil restreint. Pourtant,
entre chaque séance de l’assemblée, Charles rejoint la foule
et provoque des discussions improvisées. C’est l’occasion
pour ces hommes de rencontrer leur roi et pour celui-ci de
prendre le pouls de son peuple. « Si dans quelque partie,
quelque région ou quelque coin du royaume, le peuple était
agité, rapporte l’abbé Adalhard, il s’informait de la cause de
ce mouvement. Il demandait si le peuple murmurait ou si
quelque désordre était survenu dont il fallait que l’assemblée
générale se préoccupât […]. »
Dans ce système où l’obéissance n’est due qu’à une per-
sonne charnelle, reconnue par tous comme le chef, et non à
une institution lointaine, l’absence physique du roi est dan-
gereuse, la sédentarisation de la cour encore plus. Seule la per-
sonne du roi est garante de la cohésion de cet ensemble hété-
rogène. Aussi Charles doit-il tenir ses Plaids chaque année
dans des régions différentes, et surtout déléguer localement
l’ensemble de sa puissance royale – le Ban – aux comtes.
Les comtés sont un héritage mérovingien dans lequel
Charlemagne n’avait guère confiance, mais qu’il devait uti-
liser malgré tout, faute de mieux. À travers tout le Regnum,
on compte probablement entre 250 et 400 comtés, divisés
en Vigueries au Sud et en Centaines au Nord. Le comte a en
charge, dans sa circonscription, la convocation de l’armée,
les pouvoirs de justice, la perception des amendes, taxes et
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74 CHARLEMAGNE

tonlieux. Le tribunal comtal est itinérant. Il se réunit en pré-


sence des notables locaux et des anciens, que l’on utilise
comme assesseurs de justice (les Rachimbourgs) parce qu’ils
connaissent les coutumes et les lois locales. Même si ces tri-
bunaux peuvent rendre des arrêts de mort, la peine capitale
reste exceptionnelle. Charles se fait une haute idée de son
rôle de roi justicier, dans la lignée de Salomon. Il fixe donc
à deux fois par an l’obligation des hommes libres d’assister
au tribunal comtal. Face au risque d’incompétence ou de
partialité des Rachimbourgs, Charles les remplace dès 780
par des assesseurs permanents – les Echevins – qui accompa-
gnent le comte en tournée. Dans les formules de nomina-
tion, il paraît clair que le roi attend beaucoup de ces
hommes à qui il délègue son Ban. « Je te confère la fonction
de comte […] afin que tu gouvernes tous les hommes qui
demeurent là, qu’ils soient Francs, Romains, Burgondes ou
de toute autre nation, avec justice et selon leur loi et leur
coutume, et que tu sois le grand défenseur des veuves et des
orphelins. Tu réprimeras les crimes des bandits et des mal-
faiteurs, en sorte que ceux qui sont placés sous ton gouver-
nement jouissent de la paix. »
Mais cette institution génère de multiples abus, car le
comte a tendance à se considérer comme un substitut du roi.
À tout moment, il peut profiter de l’hospitalité des hommes
libres et se faire entretenir gratuitement. Plus dangereux sont
les comtes choisis parmi les plus puissants aristocrates d’une
région et qui ont tendance à accroître leur domination
locale. Qu’ils soient issus de l’entourage du roi ne change
rien à leurs velléités d’autonomie. En effet, sur 110 comtes
répertoriés, 75 viennent d’Austrasie, dont 52 ont un lien
dynastique avec les Carolingiens. Charles tente bien de les
contrôler en les déplaçant, en les « limogeant » à l’occasion,
mais il doit éviter de trop froisser les familles nobles. Aussi
choisit-il souvent ses comtes parmi les mêmes dynasties.
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BÂTIR ET GOUVERNER 75

Face aux comtes, dont il se méfie, Charles fait appel plus


régulièrement aux Missi Dominici, les « Envoyés du maître ».
Il généralise cette institution, déjà existante mais temporaire,
afin d’assurer une surveillance plus grande à l’intérieur des
comtés. Les Missi associent en une même équipe un comte
et un évêque, nommés directement par le roi, et chargés de
faire quatre tournées par an sur plusieurs comtés à la fois.
Dès qu’ils arrivent dans une région, ils ont tout pouvoir pour
se substituer au comte, qui doit leur obéir. Agissant « sur
notre ordre », ils inspectent la gestion comtale, enquêtent et
rendent la justice contre l’arbitraire des officiers royaux ou
des aristocrates. Ils sont l’instrument de l’équité de Charles
envers la veuve et l’orphelin. Ils sont l’épée de justice qui doit
purifier le royaume des méchants, surtout s’ils sont puissants.
Après le couronnement impérial de 800, leur rôle ira
d’ailleurs grandissant. Pourtant, ces contre-pouvoirs ne suffi-
sent pas et Charlemagne doit aussi faire un usage croissant
des Immunités. Le principe de l’Immunité consiste à attri-
buer à un monastère la plénitude du droit de juridiction, lui
permettant ainsi de ne relever que de l’autorité directe du roi.
L’abbaye et toutes ses terres échappent alors complètement
au pouvoir du comte. Pourtant, si cette pratique permet à
Charles de limiter les abus des comtes, elle retire aussi au roi
des possibilités de gratification à ses vassaux, puisque l’im-
munité est illimitée dans le temps. Les terres devenues
immunistes ne seront plus jamais données à qui que ce soit.
L’administration du royaume est encore minée par la cor-
ruption, qui règne jusqu’au cœur du palais d’Aix-la-
Chapelle. Les officiers s’épient les uns les autres, guettent la
faute ou la mort d’un collègue ou d’un évêque, afin de cou-
rir au palais réclamer sa charge et les biens qui vont avec.
Théodulf d’Orléans, nommé Missus par Charles, constate
rapidement la prévarication tout autour de lui. Les proposi-
tions de pots-de-vin ne manquent pas. Même son notaire
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76 CHARLEMAGNE

est sollicité : « Si ton maître me permet de corrompre une


charte, je lui donne ce vase antique, et moi, devenu le sei-
gneur de tous ces gens, je ne tarderai pas à récompenser tes
bons offices. » La reine Hildegarde elle aussi cherche à pla-
cer ses fidèles en amadouant son époux. « Cher prince, mon
seigneur, pourquoi perdre cet évêché en le donnant à un tel
enfant ? Je vous en conjure, mon aimable maître, vous ma
gloire et mon appui, accordez-le à mon clerc, votre serviteur
dévoué. » Si Charles peut punir les cas de corruption les plus
flagrants, sa sentence reste toujours symbolique, car il ne
peut désavouer une coutume séculaire. Au moins garde-t-il
à travers le favoritisme un moyen pratique de s’attacher la
fidélité de ses hommes.
Le gouvernement de Charlemagne semble donc beau-
coup moins efficace que ne le laissent suggérer son abon-
dante législation et l’accroissement de ses moyens de
contrôle. Le fait que les révoltes aristocratiques ont toujours
perduré est bien le signe d’une inefficacité du Palais face aux
pouvoirs locaux. Charlemagne avait-il finalement plus d’au-
torité sur ses hommes que les rois mérovingiens ? Le recours
sans cesse plus systématique aux Missi démontre l’échec de
l’institution comtale et donc du système administratif caro-
lingien. Charles multiplie les moyens de surveillance, non
parce que son autorité s’étend, mais au contraire du fait de
sa remise en cause au quotidien. Certes, il a voulu jusqu’à la
fin créer un Regnum unitaire sous la direction plus ou moins
directe du Palais. Mais la chose était impossible avec
quelque deux ou trois milles fonctionnaires, comtes, Missi,
échevins, évêques et abbés. Même les comtes, dont on a
décrit les abus, sont à peine secondés dans leurs tâches
administratives, leur personnel se limitant à un notaire ser-
vant de scribe, à quelques domestiques, des soldats et sur-
tout un vicomte, son remplaçant en cas d’absence. L’empire
est donc largement sous-administré et sous-équipé. La
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BÂTIR ET GOUVERNER 77

masse des réglementations prévues par les capitulaires laisse


sceptique quant à leur application réelle. La fragilisation du
système se repère dès lors que Charles, vieillissant, se séden-
tarise à Aix-la-Chapelle et qu’il disparaît de la vie habituelle
des hommes. Dès 807, les premières fissures apparaissent
dans l’édifice impeccable que voudraient construire les capi-
tulaires : révoltes, désertions, mobilisations militaires man-
quées, comtes indépendants… Charles a trop cru en la per-
fection de son programme politique et administratif. Lui
seul et ses conseillers pouvaient entrevoir les bienfaits d’une
autorité royale à la fois équitable et universelle. La réalité des
peuples barbares de l’empire devait ruiner cet idéal antique
et chrétien, parfaitement inapplicable.
Alors, Charlemagne en était-il dupe ? Lui-même connais-
sait trop les coutumes germaniques pour ignorer qu’il s’en
éloignait dangereusement. C’est sans doute pourquoi il fit
un large usage de la vassalité. Le vassal doit l’obéissance et le
service militaire à son seigneur selon des modalités déjà
fixées avant l’avènement de Charles. « Le vassal agenouillé,
précise la formule du rituel, met les mains dans les mains de
celui qui devient son seigneur et déclare sa volonté d’être
son homme. » À ce rite païen, l’Église ajoute un serment
prêté sur des reliques sacrées, afin de christianiser cette fidé-
lité inter-personnelle. Désobéir au seigneur, c’est trahir
Dieu. Le roi se choisit lui-même des vassaux auxquels il
attribue une terre ou un revenu puisés sur le patrimoine
royal. Appartenir à la vassalité royale est devenu un hon-
neur, malgré l’abandon de liberté personnelle que ce statut
entraîne. Le mot Vassus vient d’ailleurs du vocabulaire celte
de l’esclave et de l’enfant. Tuer un homme du roi coûte trois
fois plus cher qu’un autre. Charlemagne utilise l’institution
vassalique très tôt. Tassilon lui prête ainsi serment de fidélité
en 757. Ce lien de dépendance très contraignant, public,
inviolable, ne peut être rompu qu’exceptionnellement.
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78 CHARLEMAGNE

« Que personne n’abandonne son seigneur, précise-t-on en


802, après avoir reçu de lui la valeur d’un sou, excepté si le
seigneur veut le tuer, ou le frapper d’un bâton, ou violer sa
femme ou sa fille, ou lui enlever son patrimoine. » Il n’est
donc absolument pas question de « droit de cuissage »,
comme on a pu le répéter.
En généralisant la vassalité, Charles peut ainsi avoir à son
service des hommes entièrement dévoués, voire soumis,
entraînés dans une mystique du service. L’autre avantage
non négligeable est l’aspect viager de l’engagement. À la
mort du seigneur ou du vassal, l’un reprend sa liberté et
l’autre sa terre. En 810, alors que ses moyens de contrôle se
relâchent, Charlemagne essaie en dernier recours de diffuser
la vassalité comme substitut à une obéissance qui faiblit.
« Que chacun exerce une action coercitive sur ses inférieurs
[c’est-à-dire ses vassaux] afin que ceux-ci, de mieux en mieux,
obéissent d’un cœur consentant aux mandements et aux
préceptes impériaux. » Mais Charles, en favorisant la mise
en place d’une société vassalique, crée un précédent fâcheux
puisqu’il renforce le rôle central de l’aristocratie, principale
bénéficiaire du système. Il fait même entrer dans sa vassalité
des évêques et des abbés. En 802, Charles va jusqu’à exiger
le serment de fidélité de tous ses sujets mâles de plus de
douze ans. Les relations privées entre le roi et ses vassaux
sont alors utilisées à des fins de contrôle public, pour pallier
les carences structurelles de l’État. L’autorité du roi serait-
elle à bout de souffle ? Charles est, de toute façon, déjà trop
vieux pour en voir les conséquences dramatiques. C’est à
son fils, Louis le Pieux, que l’histoire reprochera l’échec du
système carolingien.
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79

IV
L’I NT END AN T D E DI E U

P
eu d’époques furent plus essentielles pour l’histoire
« de la culture et de la civilisation occidentale que
celle de Charlemagne et de ses successeurs immé-
diats. » Cette affirmation de l’historienne Gabrielle
d’Archimbaud rend sa juste place au règne de Charles dans
les évolutions culturelles, place trop souvent limitée à « l’in-
vention de l’école ». Ses décisions dans le domaine intellec-
tuel dépassent largement ce simple cliché et ont même favo-
risé le démarrage d’une renaissance, fondée à la fois sur l’hu-
manisme, l’amour des Belles-Lettres et la culture religieuse.
Lorsque Charles monte sur le trône de Pépin le Bref, la
rénovation a déjà commencé, notamment sous l’action de son
père. En favorisant les grandes abbayes royales et la diffusion
du monachisme, Pépin a assuré un certain dynamisme cultu-
rel, car toute science, tout savoir écrit, se transmet d’abord
dans les monastères. En effet, au moment des pires troubles
en Europe occidentale – entre les Ve et VIIe siècles – la culture
classique et la langue latine ont pu se maintenir dans les
monastères, notamment irlandais, où elles se sont rapidement
christianisées en rencontrant la liturgie et l’Écriture sainte. Si
bien qu’au sortir du chaos, la culture antique n’est plus tout à
fait la même qu’avant. Ses détenteurs ne sont plus des aristo-
crates romains ou des lettrés profanes, mais uniquement des
hommes d’Église, et surtout des moines.
Charles dut sentir très tôt l’importance de la culture pour
son pouvoir, et certains textes le prouvent. En prologue à un
recueil d’homélies, le roi annonce lui-même ses objectifs :
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80 CHARLEMAGNE

« Nous nous imposons la tâche de faire revivre, avec tout le


zèle dont nous sommes capables, l’étude des Lettres, abolie
par la négligence de nos devanciers. Nous invitons tous nos
sujets, pour autant qu’ils en sont capables, à cultiver les Arts
libéraux, et nous leur en donnons l’exemple. » Tout un pro-
gramme est résumé en ces quelques lignes. Il faut dévelop-
per les études littéraires, qu’on appelle les Arts libéraux, divi-
sées en deux branches. La première, le Trivium, est une ini-
tiation intellectuelle aux matières fondamentales, une sorte
d’enseignement secondaire, fondé sur la grammaire, la dia-
lectique et la rhétorique. Il faut d’abord apprendre à parler,
écrire et raisonner en latin. Alors seulement le jeune scolaire
pourra passer au Quadrivium (arithmétique, géométrie,
astronomie, musique) qui lui ouvrira un jour les portes de la
théologie. Le travail sur l’Écriture sainte, la liturgie et les
psaumes s’approfondit à toutes les étapes du cursus.
Charlemagne aurait lui-même montré l’exemple en s’ini-
tiant au Trivium, ainsi que ses enfants, comme l’explique
Eginhard : « Il cultiva passionnément les arts libéraux et,
plein de vénération pour ceux qui les enseignaient, il les
combla d’honneurs. » Si l’on peut douter sur lui du résultat
de ces études tardives, en revanche sa fille Rotrude, qui
mourut en 810, laissa une réputation de laïque instruite.
Tout influencé qu’il fut par les lettrés latinisés, la culture
de Charles demeurait germanique. Il ne négligea jamais sa
langue, le francique, dont il fit rédiger une grammaire, ni les
traditions orales germaniques, puisqu’il fit transcrire les
chansons épiques des Francs où étaient chantées l’histoire et
les guerres des anciens rois. Pour assumer sa fonction poli-
tique, il était lui-même obligé de comprendre et de parler la
langue de l’Église. « Il s’appliqua à l’étude des langues étran-
gères et apprit si bien le latin, précise son biographe, qu’il
s’exprimait indifféremment en cette langue ou dans sa
langue maternelle. Il n’en était pas de même du grec qu’il
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L’INTENDANT DE DIEU 81

savait mieux comprendre que parler. » Charlemagne chercha


toujours à enrichir sa culture latine. Sous le contrôle du
clerc Pierre de Pise, il aurait appris la grammaire et la rhéto-
rique, c’est-à-dire les techniques de l’argumentation et,
grâce à Alcuin, la dialectique, le calcul et l’astronomie. Il y a
chez lui une réelle amertume de n’avoir pas été initié plus
jeune aux études littéraires et de n’avoir pas appris à écrire.
Sa passion d’un savoir qu’il ne se pardonnait pas d’ignorer
aurait pu le faire ressembler à Monsieur Jourdain. On le voit
ainsi parfois au palais, pendant ses instants de loisir, prendre
sous les coussins de son lit des tablettes et des feuillets de
parchemin, et s’exercer à y tracer des lettres maladroites.
Mais il ne parvint jamais à écrire la langue de Virgile. « […]
il s’y prit trop tard et le résultat fut médiocre ». S’il est
impossible de préciser quel niveau culturel Charles finit par
atteindre à force de travail, il paraît en revanche évident que
ses connaissances devaient dépasser la moyenne des laïcs de
son entourage, et sans doute de beaucoup de prêtres. Mais
pour diriger son royaume, il suffisait que lui-même lise et
entende le latin afin de communiquer avec les lettrés
d’Europe occidentale, comprendre les actes de sa chancelle-
rie et des autres princes du monde connu.
Charles ambitionne d’imiter le mécénat des empereurs
romains, Auguste, Hadrien ou Marc Aurèle, grands protec-
teurs des artistes et des écrivains. Dans tout le royaume, les
poètes, les savants, les théologiens et les architectes sont invi-
tés à rejoindre sa cour, à Aix, et à y participer à la renaissance
des Lettres. On forme une véritable académie palatiale, la
Schola Palatii, où les enfants de l’aristocratie et les clercs
reçoivent les enseignements des maîtres. On y débat aussi de
tous types de problèmes scientifiques, philosophiques et reli-
gieux. Ce sont encore des jeux littéraires, des devinettes
savantes en latin. L’atmosphère y est précieuse et l’on se
donne des noms antiques. L’évêque d’Orléans Théodulf est
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82 CHARLEMAGNE

appelé « Pindare ». Charlemagne est à la fois « Vulcain par la


démarche, Jupiter par la voix », quant à son gendre
Angilbert, amateur de poèmes, il se fait tout simplement
appeler « Homère ». Les sujets abordés à l’académie palatine
peuvent se révéler plus sérieux. Ainsi, lors des conflits mili-
taires avec Byzance, Charles sait puiser parmi ces érudits afin
d’emporter aussi la victoire sur le terrain intellectuel.
Théodulf d’Orléans est notamment sollicité pour réfuter les
arguments théologiques des Byzantins contre les Latins.
Au cours de ses voyages, Charlemagne recueille les
savants des pays qu’il traverse. Anglo-saxons, Italiens,
Germains, Espagnols, Irlandais, tous convergent à Aix-la-
Chapelle pour se mettre à son service – afflux qui n’est pas
sans provoquer des tensions entre les savants étrangers et les
autres d’origine franque. Eginhard en témoigne quand il
regrette que le roi « aimait les étrangers et les accueillait avec
beaucoup d’égards. Aussi leur nombre fut-il bientôt tel
qu’on ne put trouver, non sans raison, qu’ils constituaient
une lourde charge. » Par exemple, Paul Diacre, théologien
réputé mais d’origine lombarde et travaillant pour Didier,
passe au service de Charles au moment de la défaite de son
maître. Il entre à l’académie palatine, puis retourne en Italie
du Nord, s’installe au monastère du Mont-Cassin, où il
rédige son Histoire des Lombards, ouvrage qui exalte la
dynastie et la conquête carolingiennes. Mais le savant le plus
réputé du règne est sans nul doute Alcuin, qui, selon
Eginhard, passait pour « l’homme le plus savant qui fût
alors ». Anglo-saxon, maître à l’école d’York, Alcuin ren-
contre Charlemagne à Rome, en 780, au cours d’un voyage
auprès du pape. Notker rapporte que « disciple de Bède, le
plus érudit des commentateurs après saint Grégoire, Alcuin
surpassait beaucoup les autres savants des temps modernes
dans la connaissance des Écritures. » Les deux hommes s’ap-
précient et se lient aussitôt d’amitié, l’un pour l’étendue de
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L’INTENDANT DE DIEU 83

son savoir, l’autre pour son soutien à la culture et à l’Église.


Ainsi, Charles l’introduit rapidement à la cour, où il le charge
d’organiser sa réforme scolaire et son académie. Alcuin en
devient le principal animateur, sous le pseudonyme presti-
gieux d’Horace. « Charles, à l’exception du temps où il allait
en personne à des guerres importantes, eut constamment et
jusqu’à sa mort Alcuin avec lui, il se faisait gloire de se dire
son disciple, l’appelait son maître […]. » L’Anglo-saxon fait
feu de tout bois en rédigeant des manuels de grammaire, de
rhétorique, des commentaires de l’Écriture, des poèmes et
une abondante correspondance. Il révise même le texte
biblique, ce que plus personne n’avait fait depuis saint
Jérôme, au début du Ve siècle. Son rôle à la cour fut encore
de former une génération de théologiens et d’érudits, qui
poursuivront par la suite son œuvre, notamment Eginhard
(mort en 840) et Pierre de Pise, grammairien illustre. Pour
récompenser Alcuin de son activité, le roi le nomme abbé de
Saint-Martin de Tours, où il meurt en 804, laissant la renais-
sance des Lettres bien engagée. Quatre-vingts ans plus tard,
Notker le Bègue pourra inventer l’expression de Translatio
Studii, la « transmission du savoir » de l’Antiquité à l’époque
carolingienne, grâce à l’action de Charlemagne et du maître
d’York. « L’enseignement d’Alcuin fut si fructueux que les
modernes Gaulois, ou Français, devinrent les égaux des
Anciens de Rome et d’Athènes. »
Et néanmoins, la spiritualité scrupuleuse de ces hommes
d’Église, moines ou théologiens, paraît plus superficielle que
ne le suggère leur sincérité. En effet, les notions d’intério-
rité, de prière intime ou d’adhésion de la conscience sem-
blent secondaires chez eux et laissent place à un certain
conformisme et à une piété extérieure. La sagesse, dans leur
esprit, paraît se limiter à une érudition religieuse. Leur pen-
sée philosophique est d’abord théologique, et l’on se
contente souvent de la lecture de saint Augustin et d’un
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84 CHARLEMAGNE

Platon abrégé, sans pouvoir en saisir toutes les nuances. Il y


a là une limite dans leur foi, limite qui est d’ailleurs celle de
leur époque tout autant que celle de Charlemagne. Malgré
ses efforts, il paraît peu probable que le roi ait pu com-
prendre les enjeux essentiels de ce mouvement de renouveau
intellectuel qu’il avait lui-même initié. Quant à ses clercs,
leur érudition ne pouvait décidément pas rivaliser avec les
modèles antiques. « Charles, insatiable de gloire, confirme
Notker le Bègue, voyait l’étude des Lettres fleurir dans tout
son royaume, mais il s’affligeait qu’elle n’atteignît pas à la
sublimité des anciens Pères de l’Église. »
Toutefois, en partie grâce à Charlemagne, dans les scripto-
ria des abbayes de l’Empire, les moines développent une acti-
vité d’écriture sans précédent, portés par la prière. Ils reco-
pient par milliers les livres antiques, même les plus éloignés de
leur culture monastique, comme ceux d’Ovide, Cicéron et
Virgile. À travers leur correspondance, les abbés montrent
leur soif d’ouvrages anciens, chrétiens ou non. Vers 780, à
Corbie, des moines mettent au point une typographie d’une
telle clarté, d’une telle perfection, que les imprimeurs de la
Renaissance voudront l’imiter en croyant reproduire l’écriture
des Anciens. C’est la « minuscule caroline » qui, petit à petit,
va se répandre et se généraliser dans tous les scriptoria du
royaume. Sous l’impulsion de Charles et de son académie
palatine, abbayes et aristocrates se constituent des biblio-
thèques de manuscrits. Celle d’Angilbert, gendre du roi,
dépasse les deux cents volumes, ce qui est considérable pour
l’époque et pour un laïc. Les artistes monastiques exécutent
de splendides Bibles enluminées, des recueils d’Évangiles
ornés de pierres précieuses et des sacramentaires ouvragés.
Rien n’est trop beau pour les livres pieux de Charlemagne. Les
Évangiles de Godescalc, par exemple, sont une commande de
Charles pour le baptême de son fils Pépin. Les artistes du
Palais ont choisi d’incruster la reliure d’or fin et d’ivoire, selon
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L’INTENDANT DE DIEU 85

la tradition byzantine. Les folios sont luxueusement illustrés


de grandes lettrines et de figures des évangélistes. L’ensemble
fait preuve d’une remarquable maîtrise technique et d’une
élégance exceptionnelle. Ayant rassemblé à Aix des artistes de
tout l’Occident, le roi franc a de cette manière contribué à
faire naître un style propre, nourri d’influences diverses, à la
fois antiques, irlandaises et byzantines.
Et pourtant, Charlemagne est loin de l’image d’un mécène
désintéressé, simplement amoureux de la culture. La raison
d’être de cette renaissance carolingienne est d’abord religieuse.
Le roi a besoin d’un clergé le plus instruit possible, afin de
pouvoir célébrer la liturgie latine et guider le peuple franc vers
le salut en lui rappelant ses obligations morales. Il faut pou-
voir lire les livres saints, les recueils d’homélies, les capitulaires
royaux. C’est uniquement dans ce but que Charlemagne
impose en 789 à chaque abbaye royale et cité épiscopale d’ou-
vrir une école. Il faut d’abord y former des clercs capables de
lire et comprendre le latin des célébrations. Auparavant, seuls
les grands monastères comme Saint-Martin ou Fulda, et les
cathédrales prestigieuses comme Laon, Reims, Chartres et
Paris, bénéficiaient de ce type d’écoles. Mais le roi veut les
généraliser à tout son clergé. Les méthodes dans ces écoles
sont fondées sur la répétition et l’apprentissage par cœur. Les
mœurs y sont rudes et, malgré les conseils de douceur
d’Alcuin, les maîtres traitent les jeunes novices sans ménage-
ment à coup de bâton ou de verges. On se méfie par-dessus
tout chez ces garçons voués au célibat de leurs penchants
charnels. Les jeûnes fréquents sont un moyen de vaincre les
tentations. Au sein de ce programme, les laïcs n’ont bien sûr
pas leur place. Ils ne sont en aucun cas concernés par cette
politique scolaire. Charlemagne n’a donc rien d’un Jules Ferry
du Moyen Âge. Cependant, en 803, il incite les enfants de
l’aristocratie à fréquenter les écoles ainsi créées, afin d’ap-
prendre les psaumes, le calcul et la grammaire. Mais là non
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86 CHARLEMAGNE

plus, son objectif n’est pas seulement éducatif, puisqu’en for-


mant une petite minorité de nobles instruits, Le roi espère
améliorer l’administration du Regnum. Cette loi est néan-
moins le signe que l’accès à une culture minimale n’était pas
un apanage clérical ou monastique. Charlemagne lui-même
assiste parfois à certains cours parmi les enfants-moines et les
jeunes aristocrates, mais la description que nous en a laissée
Notker le Bègue est sûrement embellie : « […] le très victo-
rieux Charles, de retour dans la Gaule, se fit amener les
enfants remis aux soins de Clément, et voulut qu’ils lui mon-
trassent leurs lettres et leurs vers ; les élèves sortis des classes
moyenne et inférieure présentèrent des ouvrages qui passaient
toute espérance, et où se faisaient sentir les plus douces
saveurs de la science ; les nobles, au contraire, n’eurent à pro-
duire que de froides et misérables pauvretés. » Le roi loue alors
les petits moines pour leur zèle et leur promet de riches évê-
chés et de magnifiques abbayes. Se tournant ensuite vers les
fils de la noblesse, il reproche leur paresse et leur futilité. « Je
ne fais, moi, nul cas de votre naissance et de votre beauté ;
sachez et retenez bien que, si vous ne vous hâtez de réparer par
une constante application votre négligence passée, vous n’ob-
tiendrez jamais rien de Charles ! » Cette anecdote en partie
excessive fixera pour longtemps l’image légendaire du roi
inventeur de l’école.
Les résultats de cet ambitieux programme étaient encore
modestes du vivant de Charlemagne. On assiste néanmoins
à l’éclosion de quelques grands centres culturels, tels Aix-la-
Chapelle, Tours, Fulda, Corbie et Saint-Riquier. Ces moines
anonymes sauvegardèrent des milliers d’ouvrages anciens et
ainsi la majeure partie de l’héritage de l’Antiquité. Leur
œuvre n’était pas de créer mais plutôt de conserver et trans-
mettre. La renaissance carolingienne atteint là ses limites.
Les idéaux antiques et les auteurs classiques n’étaient pas
étudiés pour leur valeur littéraire propre, mais d’abord parce
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L’INTENDANT DE DIEU 87

qu’ils correspondaient à l’image idéalisée que les clercs caro-


lingiens se faisaient des modèles anciens. Pour célébrer cor-
rectement la liturgie, il fallait d’abord connaître la gram-
maire latine, et ainsi nécessairement être initié à Virgile,
Cicéron et Suétone. On sauvegardait donc le souvenir
d’Enée et de l’Empereur Auguste parce qu’ils offraient un
répertoire de textes à travailler et des modèles de princes
pour Charlemagne. D’ailleurs, de nombreux lettrés se
méfiaient de cette littérature antique demeurée obstinément
païenne. « Renonçons à Virgile comme à un menteur, lan-
çait Ermenrich de Ellwangen, et laissons-le s’ensevelir avec
Apollon et les Muses au fond du Styx ! […] Que le roi du
Ciel maudisse des imaginations aussi vaines ! Comment les
appeler, sinon des excréments que laissent tomber, Seigneur,
les chevaux de votre char ! » Même Alcuin fit interdire la lec-
ture de Virgile dans son monastère. Et pourtant, les clercs de
Charlemagne, malgré leur méfiance, conservèrent toujours
cette fascination d’enfant pour les monuments littéraires des
temps anciens. Ermenrich devait l’avouer, lui aussi : « Les
paroles des poètes païens, si impures soient-elles dans la
mesure où elles ne sont pas vraies, peuvent être d’une grande
utilité pour l’intelligence de la parole divine. » La science et
le savoir valaient-ils d’être convoités pour eux-mêmes, par
pur amour des mots et de la connaissance ? Les clercs caro-
lingiens posèrent ainsi, à l’initiative de leur roi, la question
fondamentale des rapports entre foi et raison.
La mort de Charlemagne provoqua la dispersion de la
Schola Palatii et d’un grand nombre de savants et d’artistes
d’Aix-la-Chapelle. Pourtant, loin d’interrompre la renais-
sance carolingienne, cette diaspora lui permit de quitter le
cercle étroit de la cour impériale et de se diffuser aux autres
régions d’Occident, notamment dans les milieux aristocra-
tiques et princiers. Comme l’écrivit au milieu du IXe siècle le
moine Walafrid Strabon, Charles fit « de toute l’étendue du
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royaume, qu’il avait reçu de Dieu encore enveloppé de


brumes et presque aveugle, un pays lumineux, aux yeux
pénétrés de clarté divine. »
Le renouveau intellectuel qui s’affirme sous Charlemagne
met en relief l’importance des affaires religieuses durant son
règne. L’ouverture des écoles trouve son origine dans les
besoins de l’Église franque, et l’étude des auteurs anciens sert
la formation du clergé. L’Église est visiblement une préoccu-
pation majeure de Charles. Toutes les sources le confirment,
notamment Notker. « Vrai catholique par sa foi, très pieux
adorateur de Dieu, il se montra toujours l’ami, le protecteur
et le défenseur infatigable des serviteurs du Christ. » Malgré
ses libertés en matière sexuelle, il apparaît comme un prince
pieux qui « pratiqua scrupuleusement et avec la plus grande
ferveur la religion chrétienne. » Durant ses repas il écoute de
la musique, des récits antiques ou des lectures religieuses,
notamment la Cité de Dieu de saint Augustin, en latin évi-
demment. Mais il ne faut voir là sans doute qu’un propos de
sainteté imaginé par Eginhard d’après la biographie de
l’Empereur Auguste, qui faisait jouer de la musique tandis
qu’il mangeait. La Vita Caroli reprend donc ce détail et
l’adapte au modèle du roi chrétien. Tel un moine qui écoute
une lecture pieuse destinée à l’édifier, Charles se sanctifie par
la méditation de saint Augustin. Outre l’improbabilité du
fait, la Cité de Dieu paraissait un ouvrage bien trop complexe
pour être compris et même entendu par un Charlemagne que
l’on sait gros mangeur et entouré de plusieurs dizaines de
commensaux francs. Il ne faut probablement pas prendre plus
au sérieux le fait qu’il était expert dans l’art de lire l’Écriture
et de psalmodier, qu’il suivait les offices monastiques du
matin, du soir, de la nuit, ainsi que la messe quotidienne.
Comment alors savoir en quoi consistait sa piété person-
nelle ? Elle ne devait pas être différente de celle des hommes
de son temps, qui se fondait sur quelques pratiques limitées
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L’INTENDANT DE DIEU 89

mais sincères : la messe dominicale, quelques prières quoti-


diennes, les pèlerinages aux reliques des saints, et la com-
munion eucharistique, pour les grandes fêtes uniquement.
Dans sa pratique religieuse, comme dans sa vie en général,
Charles ne triche pas et n’est pas de ceux qui posent. Sa foi
est simple, rigoureuse, mais authentique. Durant le carême,
il observe scrupuleusement les règles du jeûne, même s’il
souffre de ne pas manger de rôtis. Eginhard suggère en outre
qu’il s’intéressait à l’astronomie comme d’une curiosité
intellectuelle. Avant certaines expéditions, on le voit inter-
roger les étoiles et accabler Alcuin de questions sur le ciel et
la courses des comètes. Mais ces détails peuvent aussi passer
pour de la superstition à l’égard des phénomènes astraux,
comme cela était fréquent dans la population.
Charles protège donc l’Église par conviction personnelle
et parce qu’il est un roi sacré. Le dimanche 28 juillet 754, il
a en effet été oint de l’huile sainte, en même temps que son
père, Pépin le Bref, et son frère cadet, Carloman, par le pape
Étienne II. Depuis qu’il a reçu cette bénédiction, qui a
presque une valeur de sacrement, Charlemagne n’est plus un
simple laïc, mais pas tout à fait un clerc. Il est devenu par le
sacre un personnage à part dans l’ordre du salut, selon la
volonté divine. Les savants du Palais multiplient les compa-
raisons entre lui et les rois de l’Ancien Testament. Charles
est le nouveau David, le nouveau Josias. La chapelle d’Aix
est conçue comme la reproduction germanique du Temple
de Jérusalem, tandis que les Francs sont le peuple élu, le
nouvel Israël, allié à l’Église romaine tels les Hébreux
l’étaient à Dieu lui-même. Cette vision de la monarchie
comme d’un ministère quasi sacerdotal assure à Charle-
magne une autorité sans précédent. Parce qu’il est le nou-
veau David, il peut nommer directement les abbés, les
évêques, et mener les réformes à l’intérieur de l’Église. En
contrepartie, il se doit de faire respecter la justice, particu-
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90 CHARLEMAGNE

lièrement au profit des pauperes, les pauvres sans protecteur,


dont les archétypes sont la veuve et l’orphelin. Le sacre,
parce qu’il fait de lui un roi justicier, explique notamment
l’obsession de Charlemagne de surveiller l’aristocratie.
Le Moyen Âge, et plus encore le règne de Charles, est une
époque où l’on n’observe aucune distinction entre l’Église et
l’État, entre le rôle des pouvoirs temporels et spirituels. Les
clercs du Palais sont, de par leurs lectures, nourris de récits
bibliques où Dieu agit concrètement en faveur du peuple
hébreu, à travers ses rois, ses prêtres et ses prophètes. Ils héri-
tent aussi de la vision sociale donnée par saint Augustin
dans la Cité de Dieu, vision qui constitue chez eux un idéal
à partir duquel ils ont bâti la théorie des Ordines – les
Ordres. Cette interprétation de la Bible et d’Augustin pose
comme principe que Dieu a voulu l’inégalité entre les
hommes. Le Créateur a organisé la société en trois Ordres,
c’est-à-dire en trois groupes sociaux qui exercent chacun un
officium, une fonction sainte dans le plan divin. Ces Ordres,
qui doivent impérativement coexister avec harmonie et jus-
tice, sont les moines, perçus comme les plus élevés dans
cette hiérarchie, les clercs et enfin les laïcs. Les chevaliers n’y
trouveront leur place qu’au XIe siècle. Dans un tel schéma
mental et religieux, les puissances politiques – Charlemagne
en tête – doivent utiliser tous les moyens en leur pouvoir
pour aider les hommes à adhérer au projet céleste et à obéir
aux commandements de Dieu. À cause de son sacre, le roi
est tenu de faire régner la volonté divine dans ses États et de
servir la foi, afin d’assurer à son peuple le salut dans l’Au-
delà. La fusion entre l’Église et l’État est complète, elle
manifeste l’unité spirituelle de l’ensemble de la commu-
nauté et de ses dirigeants. Hiérarchies céleste et terrestre
sont les reflets l’une de l’autre. Tel Dieu, qui est l’unique roi
au ciel, le roi est l’unique chef sur terre. Un seul Dieu, un
seul maître.
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L’INTENDANT DE DIEU 91

Bien sûr, les Ordres n’étaient qu’un idéal, une théorie


issue de l’augustinisme, une vision mystique de la société,
transmise dans des cercles de théologiens et de lettrés, mais
Charlemagne et les clercs du Palais voulurent l’appliquer
dans la réalité. Non qu’ils y soient parvenus effectivement,
mais leur programme politique se modela sur cette percep-
tion du monde. Toute la société que gouverne Charles
trouve ainsi son unité dans la foi chrétienne. L’Empire, c’est
l’Église, et l’Église, c’est le peuple franc. Les territoires qui
n’obéissent pas à Charlemagne sont hors de l’Empire, hors
de l’Église, hors du salut. La confusion est totale. Est-elle
voulue ? Dans l’entourage d’Alcuin et des savants du Palais,
sans aucun doute, mais chez le roi cette vision est peut-être
plus inconsciente, moins intellectualisée.
Quelles que soient sa motivation intérieure et son adhé-
sion à cette théorie, Charlemagne lance dès son avènement
une profonde réforme de l’Église, qui prolonge celle de
Pépin le Bref. Les trois grands axes en sont le rétablissement
de la hiérarchie ecclésiastique, l’uniformisation de la liturgie
et l’instruction du clergé. La politique scolaire se veut l’un
des outils de ce programme, mais pas uniquement, car le roi
sollicite tous ses moyens de gouvernement : les capitulaires,
les comtes, les Missi, les conciles, les Plaids annuels. Toutes
ces institutions, où les prélats côtoient les nobles, partici-
pent à la renaissance religieuse. Si Charles nomme lui-même
les évêques et les abbés, c’est à la fois pour assurer son pou-
voir, mais aussi afin de veiller à la dignité morale des ecclé-
siastiques.
Dès 779, soit dix ans après son avènement, il publie le
capitulaire de Herstal, première série de lois sur la réforme
de l’Église. Dans la lignée de son père, et afin de réparer les
spoliations abusives du temps de Charles Martel,
Charlemagne veut permettre à l’Église de reprendre ses
biens. Du moins, il oblige les nobles détenant des terres
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92 CHARLEMAGNE

ecclésiastiques à verser régulièrement la dîme à l’Église, ainsi


qu’une taxe supplémentaire, la None. Il donne même
l’exemple en payant les dîmes sur ses propres domaines.
En mars 789, Charlemagne va beaucoup plus loin. Il
adresse aux « pasteurs des églises du Christ » un capitulaire
intitulé Admonitio generalis, qui constitue un programme de
réforme religieuse et morale de toute la société. Dès le pré-
ambule du capitulaire, le ton est donné : « [Les fidèles] doivent
êtres avertis et exhortés et même contraints, par un grand
désir de dévotion, pour qu’ils se maintiennent à l’intérieur des
dispositions paternelles par une foi ferme et une persévérance
infatigable : que votre sainteté sache de façon certaine que,
dans ce travail et dans cet effort, nous collaborons activement
avec vous. » Charlemagne se présente donc comme l’auxiliaire
des évêques. Plus encore, les administrations publiques, dont
les Missi et les comtes, sont invitées à participer à la réforme
religieuse en redressant ce qui est tordu. Dans ce capitulaire,
Charlemagne légifère dans tous les domaines de la vie de l’É-
glise, notamment à propos du clergé. Il fixe l’âge du recrute-
ment des clercs à trente ans minimum, afin d’imiter l’âge du
Christ au début de sa prédication, et exige d’eux une instruc-
tion correcte et de bonnes mœurs. Le prêtre doit être libre,
capable de prêcher, de chanter, et donc connaître le latin.
Charles veille encore à ce qu’il n’ait pas obtenu sa charge
moyennant un cadeau ou une somme d’argent, et qu’il ait été
nommé selon les règles canoniques. On s’inquiète de ses
mœurs. « N’allez pas buvant et mangeant dans les tavernes !
supplie l’évêque Théodulf d’Orléans. Ne festoyez pas avec les
femmes ! » En outre, l’Admonitio generalis se penche sur le
rôle des évêques, les synodes, le respect du dimanche, les lec-
tures à la messe, les moines, les moniales, l’enseignement de
la foi, l’instruction des prêtres, les règles monastiques, les
jeûnes… Charlemagne s’occupe même de légiférer à propos
des noms des anges et du culte des saints inventés.
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L’INTENDANT DE DIEU 93

Mais le roi a des projets encore plus ambitieux et veut


corriger les mœurs des laïcs en combattant le péché. Il
ordonne, par exemple, de lutter contre toutes les formes de
superstitions : astrologues, devins, prestidigitateurs, sorciers,
enchanteurs. De même pour les marques de paganisme que
sont les cultes des sources, des rochers et l’interprétation des
tempêtes. On s’étonnera donc que Charles ait conservé dans
son trésor personnel des tables de constellations et que lui
aussi consultât parfois le ciel avant ses expéditions. Le roi
condamne les divorces germaniques, les rapts de femmes ou
de filles. L’édit royal exige encore que les cœurs de ses Francs
soient purgés de toute trace de convoitise. Vaste pro-
gramme ! « Que la paix, la concorde et l’union règnent dans
tout le peuple chrétien entre les évêques, abbés, comtes,
juges et partout entre tous, grands et humbles, car sans la
paix rien n’est agréable à Dieu […]. » Charlemagne se voit
finalement en nouveau Salomon, en prophète de l’Ancien
Testament annonçant au peuple les volontés divines.
À l’égard de ses évêques, Charles agit en « pieux sur-
veillant ». Il les exhorte avec fermeté à la perfection quoti-
dienne et cherche à les détourner du piège des richesses –
piège qu’il leur a lui-même tendu en utilisant l’épiscopat
comme organe de gouvernement. « Évêques, leur lance-t-il,
vous les pères et les pourvoyeurs des pauvres, vous devez les
secourir et Jésus-Christ lui-même en leur personne, et ne
point vous montrer avides de vaines frivolités. Mais mainte-
nant, faisant tout le contraire, vous vous adonnez plus que
tous les autres mortels à l’avarice ou aux vaines frivolités ! » Il
est vrai que la situation de l’épiscopat paraît préoccupante au
début du règne. De nombreuses cités n’ont plus d’évêque
depuis plusieurs décennies, parfois plusieurs siècles. Certains
grands prélats agissent en nobles dispendieux, vivant dans la
luxure et ne dédaignent pas de tirer l’épée, au mépris des
valeurs dont ils devraient témoigner. Charles fait enquêter
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94 CHARLEMAGNE

sur les évêques fornicateurs et sodomites. À l’un d’eux, il


envoie des officiers chargés de vérifier si le prélat osera célé-
brer sa messe après une nuit de débauche. Il doit même
déposer un évêque qui a fait châtrer certains de ses clercs.
L’Admonitio generalis tente de mettre bon ordre à ces
débordements en rappelant les devoirs des évêques et en res-
taurant leur autorité. Charlemagne choisit ses candidats
selon leurs qualités morales et intellectuelles, mais aussi tou-
jours sur des liens d’amitié. Les procédures d’élection sont
codifiées, évitant ainsi les abus de la part de l’aristocratie
locale. À la mort d’un évêque, Charles désigne un visiteur
chargé de réaliser une enquête sur les candidats potentiels.
Après l’élection de l’évêque par le clergé et les notables du
diocèse, le roi confirme le choix et donne l’investiture à l’élu.
Non content de rétablir les sièges épiscopaux vacants et de
créer de nouvelles structures ecclésiastiques dans les pays
conquis, notamment la Saxe, Charlemagne restaure les
métropoles, c’est-à-dire les archevêchés. Il est soutenu dans
cette réforme des institutions par la papauté, qui lui prodigue
à la fois des conseils, des hommes et des livres liturgiques.
Alors que le royaume ne compte qu’une métropole –
Mayence – à son avènement, il s’en trouve vingt et une à sa
mort, dont Reims. Le réseau paroissial se met en place dans
les campagnes et des prêtres résidents s’installent dans la plu-
part des villages. Le rôle de Charlemagne n’est d’ailleurs pas
étranger à la généralisation de la figure multiséculaire du
curé, c’est-à-dire celui qui a le soin (cura) des âmes. En effet,
en rappelant l’obligation universelle de payer la dîme à l’É-
glise, le roi a permis au clergé de bénéficier de revenus régu-
liers, qui seuls pouvaient assurer dans toutes les localités l’en-
tretien d’hommes économiquement improductifs.
Enfin, dans le but de soutenir les évêques dans leurs
tâches quotidiennes, Charles veut diffuser un nouveau type
de prêtres : les chanoines. Depuis saint Augustin, les cha-
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L’INTENDANT DE DIEU 95

noines sont conçus comme les auxiliaires de l’évêque, vivant


près de lui, non loin de la cathédrale, et célébrant les offices
avec lui. Mais rares sont les cités qui ont leur chapitre cano-
nial. Aussi le roi, fortement poussé par Alcuin, décide-t-il de
proposer les chanoines en modèle de vie sacerdotale.
Parallèlement, on multiplie les constructions de cathédrales
– plus d’une dizaine sous son règne –, dont il ne subsiste
souvent que les fondations. Par exemple, l’archevêque
Hildebald de Cologne commence la construction de sa
cathédrale vers 800, ainsi qu’Ebbon, évêque de Reims.
Au fur et à mesure que sa refonte des structures religieuses
avance et se met en place dans le royaume, Charlemagne
croit voir autour de lui l’Église se purifier et les hommes
retourner vers Dieu. Son entourage cultivé, plein d’enthou-
siasme et d’idéal universaliste, l’incite alors à accélérer la
réforme. On ouvre un nouveau chantier, d’ampleur cos-
mique : dans leurs prières mêmes, les Francs doivent imiter
la liturgie céleste et refléter les chœurs angéliques. Les célé-
brations franques sont, il est vrai, loin de cet idéal de per-
fection. De nombreuses erreurs se sont glissées au fil du
temps dans les livres liturgiques en usage dans le royaume.
Certains rites semblent corrompus et d’autres sont marqués
par des traditions locales douteuses. Or, Dieu acceptera-t-il
de recevoir des prières mal formulées ? Mais purifier la litur-
gie nécessite de détenir des modèles sûrs, dont la validité
spirituelle est indiscutable. C’est dans ce but que Charles
s’adresse à Rome, siège de l’apôtre Pierre, cité pontificale qui
n’est jamais tombée dans l’hérésie et dont les rites ne peu-
vent par conséquent que correspondre à la volonté divine. Il
cherche conseil auprès du pontife, patriarche d’Occident. À
sa demande, en 786, le pape Hadrien lui envoie une copie
du Sacramentaire romain, c’est-à-dire le recueil présentant
l’ensemble des cérémonies en vigueur à Rome. Alcuin y pro-
cède bien à quelques corrections minimes, comme d’ajouter
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96 CHARLEMAGNE

certaines prières gauloises, mais le Sacramentaire d’Hadrien


est aussitôt recopié et diffusé dans tout l’empire, avec obli-
gation aux évêques de l’imposer à leurs prêtres. Charles,
qualifié de « Nouveau Moïse », contribue ainsi à uniformi-
ser l’Église franque sur le modèle romain, et cela aux dépens
des liturgies nationales, notamment gallicane et irlandaise.
Bien que les effets concrets ne se feront sentir qu’après 800
et surtout sous Louis le Pieux, l’unification culturelle et reli-
gieuse de l’Occident est en marche. L’influence de Rome a
été déterminante.
Charlemagne espère particulièrement de cette réforme tous
azimuts que Dieu le comble de bénédictions et assure le suc-
cès de ses armes. Dans le même but, le roi veut que l’on mul-
tiplie les prières à travers le royaume. Charles est donc logi-
quement conduit à accorder une attention scrupuleuse et un
soutien sans faille à ces professionnels de l’intercession que
sont les moines, le meilleur Ordre de la société carolingienne.
Car dans les monastères se vit la perfection de l’existence chré-
tienne. On y fuit le monde marqué par le péché et l’orgueil.
On y forme une communauté d’hommes entièrement tour-
nés vers Dieu et qui, autour de l’abbé, tentent d’imiter le
modèle des apôtres autour du Christ. Là, tout n’est que péni-
tence, louange et charité. Ici, l’homme se purifie de ses fautes
par la mortification et soutient la voûte cosmique par ses
prières. Tandis que le clergé apparaît souvent embourbé dans
les compromissions du monde, la corruption, la luxure, l’in-
dignité, les moines font figure d’idéal moral et spirituel.
Et pourtant, le monachisme franc n’est pas exempt de dif-
ficultés, lui non plus. Les spoliations de Charles Martel ont
fait beaucoup de mal aux monastères en les confiant à des
laïcs, plus préoccupés d’en tirer un maximum de revenus
que de les confier à des abbés pieux. Même si Charlemagne
cherche à nommer à la tête de ses deux cents abbayes royales
des guides spirituels sûrs, il n’a pas le contrôle de l’ensemble
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L’INTENDANT DE DIEU 97

des couvents du royaume. Autre inconvénient majeur en ces


temps d’uniformisation, aucun monastère ne se ressemble,
les coutumes varient d’un lieu à l’autre, de même que les
habitudes liturgiques et les règles d’élection de l’abbé. Dans
une même région se côtoient des monastères fondés par des
familles aristocratiques, d’autres par un membre de l’entou-
rage royal, par des missionnaires irlandais ou des ermites
mal contrôlés. Enfin, certains moines, les gyrovagues, vaga-
bondent sur les routes sans jamais se fixer nulle part.
Au début du règne, la volonté de Charlemagne de réfor-
mer les monastères apparaît encore assez ténue. En effet, à
l’image de son père et de son grand-père, il se sert des
abbayes comme d’un réservoir de récompenses pour ses
hommes, ceci en totale contradiction avec l’esprit de la
réforme religieuse et l’idéal des trois Ordres. Bien sûr, le roi
impose aux nobles le versement des dîmes, mais il ne s’at-
taque pas à la racine du mal. Lui-même donne un exemple
désastreux en offrant à Alcuin plusieurs monastères à la
fois, dont celui de Saint-Martin de Tours, tandis que son
cousin Wala est abbé de Corbie et de Bobbio. Plus grave
encore, son gendre Angilbert, pourtant un laïc, est nommé
abbé de Saint-Riquier, et Eginhard – lui aussi laïc – détient
pas moins de six abbayes, dont une en Italie et une autre en
Frise. Comment bien diriger une communauté sans jamais
y résider ?
Toutefois, la situation tend à s’améliorer au cours du
règne. Face à la diversité des coutumes monastiques,
Charlemagne demande en 790 à l’abbaye du Mont-Cassin,
en Italie, une copie de la règle de saint Benoît. Ce monas-
tère était en effet la référence dans tout l’Occident pour l’ex-
cellence de ses coutumes. Benoît de Nursie, qui vivait au
début du VIe siècle, y avait instauré pour ses moines une
règle de vie à la fois équilibrée, priante et adaptable. Sur les
conseils du pape, le roi se tourne donc vers le Mont-Cassin
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98 CHARLEMAGNE

afin d’unifier les coutumes de son empire et d’endiguer les


formes monastiques anarchiques.
Charles renforce son grand mouvement de rénovation
monastique en 792, en accordant à l’abbaye d’Aniane, près
de Montpellier, un statut particulier qui va influencer tout
l’Empire. « Que l’abbé lui-même, en tout notre fidèle,
puisse y exercer sa domination à cause du nom du Seigneur,
au titre d’une immunité intégrale sans être inquiété ou
contrarié, pourvu qu’il plaise à ces serviteurs de Dieu de
prier la miséricorde du Seigneur avec application pour nous,
notre épouse et nos enfants, et pour la stabilité du royaume
que Dieu nous a confié. » Ce diplôme de Charlemagne fait
du monastère un domaine immuniste, c’est-à-dire entière-
ment exempt de l’autorité comtale, et ne relevant alors que
du roi seul. L’abbé y est son propre seigneur et vassal direct
de Charles. En échange, il promet de prier pour le salut de
la dynastie carolingienne. Charlemagne libère ainsi l’abbaye
de toute contrainte matérielle et politique, et lui confie une
fonction d’État, celle d’intercéder pour les victoires
franques. Sous son influence, tous les monastères recevront
progressivement ce statut officiel par lequel chaque abbaye
devient une institution publique en même temps qu’un sei-
gneur foncier. Dans un tel discours, la place du salut per-
sonnel du moine et le rôle de l’ascèse importent peu. Le
moine devient un quasi angelus, un « presque-ange », chargé
de prier pour l’Empire. Toute la réforme monastique part
donc du roi et retourne au roi. Il faudra toutefois attendre
le règne de son fils, Louis le Pieux, pour vraiment voir cette
réforme se répandre et changer les habitudes.
L’impulsion donnée par Charlemagne au monachisme
franc va permettre l’émergence d’abbayes royales sublimes,
qui frappent par leur ampleur. À Saint-Riquier, confiée à son
gendre Angilbert, on construit ainsi un complexe abbatial de
trois chapelles, disposées en triangle, et dont les bâtiments
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conventuels peuvent accueillir pas moins de 400 personnes.


Le décor intérieur y est foisonnant : murs peints et colorés,
mosaïques ornées de motifs végétaux ou géométriques typi-
quement irlandais, presque abstraits. Les abbés de Charles,
même laïcs, ne reculent devant aucun sacrifice pour faire de
leurs monastères des trésors offerts à Dieu. Il est vrai que le roi
attend du Créateur autant de bénédictions en retour. Des
fouilles récentes ont montré qu’à Saint-Vincent au Volturne,
en Italie centrale, c’est toute une cité monastique qui avait été
élaborée. Cette petite abbaye fondée au début du VIIIe siècle
obtient en 787 de Charlemagne un diplôme d’immunité, la
liberté d’élection de son abbé et des terres supplémentaires.
Sous la direction de Josué, un abbé franc sans doute investi
par Charles, on met en place un programme architectural
impressionnant. La vieille chapelle est transformée en salle de
réception, le réfectoire est agrandi afin de pouvoir accueillir
300 moines, et l’on construit une basilique à trois absides, de
100 mètres de long par 28 de large. Les influences architec-
turales y ont été très diverses, puisque les modèles choisis
étaient Saint-Pierre de Rome, l’abbaye du Mont-Cassin et
celle de Saint-Gall, sur le lac de Constance. Cette cité monas-
tique fut achevée vers 820, et l’abbatiale dès 808.
Si les laïcs forment l’Ordre le moins prestigieux, ils restent
néanmoins largement majoritaires dans le monde carolin-
gien. La théorie savante des trois Ordres ne distingue pas
encore le simple paysan de l’aristocrate. D’ailleurs, les men-
talités et les attitudes religieuses ne sont foncièrement pas dif-
férentes entre Charles, ses aristocrates et ses paysans. Chez
tous les laïcs, le cadre conjugal et familial constitue la norme
inévitable. Ne pas se marier conduit forcément au monastère
ou à la prêtrise. Le roi donne l’exemple en envoyant sept
enfants dans des monastères ou dans le clergé. Les pères de
famille carolingiens n’y voient d’ailleurs ni promotion ni
déchéance, mais plutôt un devoir religieux. La cellule sociale
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100 CHARLEMAGNE

et ecclésiale de base est la famille, rarement élargie à l’époque.


Un foyer se compose d’un couple et des enfants non mariés.
Les documents de l’abbaye de Saint-Germain-des-Près mon-
trent que, vers 820, les familles paysannes ne comptent guère
plus de cinq personnes, dont les parents. Dans l’aristocratie
franque, le cadre dynastique et le souvenir des ancêtres véné-
rables assurent l’identité et la cohésion des membres, bien
que les clans acceptent de nouer des alliances par les liens
matrimoniaux. Les unions entre familles passent donc néces-
sairement par les femmes, d’où la réprobation de l’aristocra-
tie face à l’obstination de Charlemagne de refuser le mariage
à ses filles. Mais, dans la mentalité franque, la femme appar-
tient totalement à son père, avant que celui-ci ne la « trans-
mette » à son époux. Malheur à celui qui badine avec une
fille sur laquelle il n’a aucun droit. Les lois des Alamans
condamnent à six sous – une douzaine de vaches – l’homme
qui soulève la robe d’une passante et découvre ses genoux. La
peine est doublée si elle est mariée.
Les capitulaires de Charles abordent la question de la
condition féminine dès 779, et surtout l’Admonitio generalis
de 789. Le roi y condamne, avec toute la vigueur dont il est
capable, la répudiation, la polygamie germanique, la vio-
lence sexuelle contre les femmes et le rapt des filles, pra-
tiques encore courantes à l’époque. Le Capitulaire saxon de
782 impose dans les régions conquises les règles de fidélité
et de monogamie que l’Église peine à diffuser chez les
Francs. Car même Charlemagne ne peut se permettre d’ap-
pliquer trop strictement cette législation contraignante qui
lui aliénerait l’aristocratie franque. Lui-même ne montre
guère l’exemple d’une vie conjugale modèle. Avec les
femmes, Charles se comporte comme les hommes de son
temps, c’est-à-dire sans ménagement. Les mœurs sont
frustres et l’on n’hésite pas à se débarrasser d’une épouse
gênante, toute aristocrate qu’elle soit. Lui-même répudie sa
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L’INTENDANT DE DIEU 101

première épouse, Désirée, à la fois pour des motifs politiques


et sentimentaux. Notker le Bègue suggère à la fin du IXe siècle
que la stérilité fut la cause de cette répudiation. « Peu de
temps après, et par l’avis des plus saints prêtres, il aban-
donna, comme si elle fût déjà morte, cette princesse toujours
malade et inhabile à lui donner des enfants. » Qu’elles soient
nobles ou paysannes, l’âge des filles au mariage est extrême-
ment précoce, à peine quatorze ou quinze ans. Hildegarde
n’en avait que treize lorsque le roi l’épousa. Pourtant l’Église,
secondée par Charlemagne, tente depuis le VIIIe siècle de
remplacer certaines coutumes germaniques par des pratiques
matrimoniales christianisées. C’est le cas, par exemple, du
Friedelehe, sorte de mariage à l’essai contracté dans un but
essentiellement sexuel, moyennant le « cadeau du matin ».
Les jeunes femmes concernées sont souvent des esclaves, des
domestiques ou même des filles libres mais pauvres. Charles
a-t-il eu personnellement recours à cette forme fréquente de
prostitution ? L’homme n’était pas chaste, loin s’en faut. Les
chroniqueurs font comprendre que ses troupes n’étaient pas
accompagnées que d’aumôniers. À la mort de Charlemagne,
lorsque son fils Louis s’installa au palais d’Aix-la-Chapelle, il
lui fallut « chasser les femmes et les hommes de mauvaise vie
qui encombraient la cour » et que le roi avait autorisés. Pour
son propre loisir ?
Pourtant, la promotion du mariage chrétien, soutenue
par le roi, entraîne une revalorisation de la femme, au moins
officiellement. On répète à loisir que « la loi du mariage est
une, pour l’homme comme pour la femme. » Les ecclésias-
tiques et les édits royaux ne mettent donc pas en doute l’éga-
lité spirituelle des sexes. Aucune source n’évoque l’idée que
la femme n’aurait pas d’âme ! Il est clair que cette fausse
question, datant du XIXe siècle, est une déformation des
enjeux du concile de Mâcon, en 585. On voulut déterminer
si le terme homo – « homme », au sens d’humain – pouvait
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102 CHARLEMAGNE

s’appliquer autant aux femmes (mulier) qu’aux hommes


(vir). Le problème était donc uniquement sémantique. En
revanche, la défiance des moines de Charles envers le sexe
féminin a pu nourrir une vision péjorative. Mais celle-ci ne
fut jamais théologique ; elle ne touchait que des hommes
reclus, voués au célibat, pour lesquels la femme était une
occasion de chute et non une créature maudite. Le vrai
mépris des femmes était lié au machisme des coutumes
sociales. La licence sexuelle de Charlemagne en est un
aspect. Certains clercs faisaient même preuve d’une réelle
sollicitude envers la difficile condition des femmes et, plus
généralement, des laïcs. Théodulf d’Orléans, le théologien
personnel du roi, était scandalisé par les abus des nobles et
des prélats contre les pauvres. « C’est la sueur du peuple et
son travail qui t’enrichissent, lançait-il. Vous êtes semblables
par la naissance et par la mort, la même eau sacrée vous a
bénis […]. La faiblesse du corps des humbles, la difformité
de leur extérieur, la saleté de leurs vêtements, l’infériorité de
leurs ressources ne doivent pas nous empêcher de recon-
naître en eux des hommes absolument semblables à nous. »
La pensée chrétienne avait nourri une éthique rigoureuse,
mais seuls les moines et les clercs étaient sensés la vivre au
quotidien. Aux yeux de Charlemagne, les obligations
morales des laïcs demeuraient secondaires. Leurs conditions
de vie et l’absence de réseau paroissial empêchaient l’Église
d’enraciner efficacement la partie morale du message chré-
tien. Pourtant les capitulaires de Charles font état de nou-
velles exigences à l’égard des laïcs, aidés en cela par la mul-
tiplication des paroisses sous son règne. Le contrôle des
mariages devient plus strict, ainsi que le montre le capitu-
laire de 802, où l’on stigmatise ceux « qui se souillent dans
les noces incestueuses et qui contractent des unions avant
que les évêques ou les prêtres avec les anciens du peuple
aient diligemment recherché la consanguinité des futurs
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L’INTENDANT DE DIEU 103

époux. » Plus encore, on veille au respect des grands gestes


extérieurs de la foi chrétienne : le baptême des enfants, le
repos dominical, la communion eucharistique au moins
trois fois par an. La lutte contre le vagabondage s’inscrit
aussi dans cette volonté d’enraciner les marginaux à l’inté-
rieur de la communauté villageoise. S’il paraît clair que
Charlemagne et son entourage ecclésiastique attendaient de
la part des laïcs une adhésion personnelle à la foi chrétienne,
il n’en demeure pas moins vrai que leurs exigences demeu-
raient modestes et superficielles. On voulait d’abord que la
population applique quelques principes moraux simples et
observe un conformisme rituel, propre à rassembler les habi-
tants du village.
Le programme religieux de Charles était donc colossal.
Imaginant mener son peuple vers le salut, il est entré dans
tous les détails de la vie ecclésiastique et spirituelle de son
royaume, sans rien omettre, ni négliger pour mettre en place
un ordre de perfection, une société terrestre qui serait
l’image de la société angélique. Cette ambition, qui a
quelque chose d’inquiétant, ne résiste pas à la réalité. Eut-
elle quelque effet concret ? Le fait même que les capitulaires
répètent de façon incessante l’obligation d’aller à la messe,
de ne pas bavarder ni jouer dans les églises, de ne pas y ame-
ner d’animaux, est une preuve évidente que la complexité
du christianisme n’avait pas pénétré les cœurs. L’application
des règlements concernant le clergé dépendait entièrement
du bon vouloir de l’évêque, seul capable de surveiller ses
prêtres. Mais dès lors que Charlemagne fit de ces évêques –
et des abbés – des agents du pouvoir, qu’il les nomma Missi
ou vassaux royaux, qu’il les accabla de responsabilités poli-
tiques et administratives, comment en attendre une piété
exemplaire et des scrupules de pasteur ? Sans compter que
beaucoup d’entre eux étaient encore choisis d’après des cri-
tères claniques ou ethniques. Le prêtre de paroisse, quant à
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104 CHARLEMAGNE

lui, est souvent un esclave affranchi par le seigneur local,


ordonné rapidement par un évêque lointain, et toujours
soumis à son maître. Le sacerdoce n’est pas une promotion
sociale et le prêtre conserve toute sa vie le rang de simple
domestique, susceptible comme les autres d’être battu à
mort. Le curé ne reçoit les dîmes que si le seigneur le veut
bien. Lorsqu’il célèbre la messe, l’officiant lui-même ne
comprend pas toujours ce qu’il lit. A-t-il vraiment appris le
latin et fréquenté une école cathédrale ? Finalement, le
prêtre demeure d’abord l’homme du rite. La foi vient après.
Ou ne vient pas. Les monastères ne sont pas mieux lotis,
puisqu’ils sont conçus comme des rouages de gouverne-
ment, des échelons du système carolingien, à la fois sur le
plan fiscal, foncier, militaire et religieux.
Au bout du compte, on ne peut nier que, sous l’inspira-
tion de la papauté, Charlemagne contribua à la restauration
des structures ecclésiastiques, au renouveau de la vie monas-
tique et cléricale, à la diffusion d’une culture élémentaire
dans certains milieux. On ne peut non plus négliger l’am-
pleur du programme spirituel que les clercs du Palais, sou-
tenus par Rome, imaginèrent en relisant les sources chré-
tiennes. La richesse de leur argumentation théorique est un
signe de santé intellectuelle. Mais que les principes mêmes
de la réforme carolingienne aient été repris au XIe siècle, puis
surtout au XVIe siècle sous l’influence du Protestantisme,
montre bien que l’ambition de Charles de créer une société
chrétienne était illusoire et parfaitement inapplicable.
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105

V
L’ E M PI RE REN AÎ T EN OC CI D E N T
796-800

T
rente ans après son avènement, vers le milieu des
années 790, Charlemagne est déjà comblé de tous
les honneurs et fort de vastes conquêtes. Incontesté
parce que victorieux, magnanime parce que puissant, il est
en passe de devenir pour ses contemporains le plus grand roi
des Francs. La mémoire de ses aïeuls ne peut soutenir la
comparaison. Qu’il s’agisse de son grand-père, Charles
Martel, ou encore de son père, Pépin le Bref, nul n’a autant
marqué ses sujets. De son vivant, il est déjà presque une
légende.
Et pourtant, certains membres de son entourage, surtout
les clercs, laissent entendre qu’il lui manque un titre de
gloire. On le persuade en effet qu’un ultime honneur lui
revient naturellement. Charles n’a pas encore revêtu la
suprême dignité impériale. Les années qui s’écoulent de 796
à 800 vont être tendues par la perspective du couronnement
impérial du 25 décembre 800, par la signification que
Charlemagne veut lui donner, et par celle – souvent diffé-
rente – que les autres protagonistes du couronnement vou-
dront lui conférer. La rénovation de l’empire est l’un des
faits majeurs du Moyen Âge, une date qui est demeurée
récurrente dans les mémoires des hommes d’Église et des
princes ; une date qui, pour Charlemagne, consacra l’apogée
de son pouvoir, et sonna aussi l’amorce d’un déclin. Après le
tournant du siècle, l’idéalisme laissa place à l’amertume. Les
contemporains eux-mêmes eurent clairement conscience
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106 CHARLEMAGNE

que cet événement émergeait du rythme monotone de leurs


chroniques, qu’il tranchait radicalement sur l’enchaînement
banal et saisonnier des campagnes de terreur en Saxe ou
chez les Avars. Les sources ne manquent donc pas qui décri-
vent en détail le déroulement des faits menant au couron-
nement, notamment des sources franques, telles les Annales
de Lorsch, et romaines, comme le Liber Pontificalis.
Mais pourquoi donc restaurer l’Empire ? Pourquoi
renouer avec un titre qui n’a plus été porté en Occident
depuis 476, soit près de trois siècles et demi ? Il est vrai que
le souvenir de l’Empire est demeuré fort dans les
consciences depuis la chute du dernier Empereur romain, le
jeune Romulus Augustule, détrôné par Odoacre, un merce-
naire germain. Pourtant, en Orient, l’Empire romain s’est
conservé à Byzance dans la personne du Basileus, reconnu
par toute la Chrétienté comme l’unique Empereur, même
en Gaule, même par Charlemagne, bien que son autorité
effective ne s’exerce pas sur les terres franques. Ainsi,
prendre ce titre n’est-ce pas vouloir concurrencer Byzance ?
Mais n’est-ce que cela ? Une simple querelle de préséance ?
Lorsque les clercs et les savants du Palais, fascinés par la
rénovation des Belles-Lettres, relisent les ouvrages des
auteurs anciens, profanes ou chrétiens, ils remarquent à
chaque page l’idée de l’Empire. Chez Suétone, ils décou-
vrent les personnalités éclatantes des douze Césars. Sénèque
leur transmet la sagesse du temps d’Auguste. Tacite les initie
aux exigences de l’histoire à travers le récit du règne des pre-
miers empereurs. Ovide les touche par sa sensibilité poé-
tique et les fait rougir par son audace amoureuse. Toute leur
façon d’écrire et de penser est modelée sur celle des rhéteurs
romains, Quintilien notamment. Même les Pères de l’É-
glise, tel saint Augustin, leur rappellent que la christianisa-
tion de l’Empire était inscrite dans le plan de Dieu et que la
Providence avait voulu les victoires de Rome. Les prélats de
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L’EMPIRE RENAÎT EN OCCIDENT 107

Charlemagne, et plus encore ceux de l’Académie palatine,


sont nourris de ce souvenir prestigieux. Il évoque pour eux
le rappel mythique d’une époque heureuse où le droit
régnait et la foi se répandait, d’un temps où le prince était
au service du maître des Cieux, son intendant direct et sou-
mis. La notion impériale ne revêt ici aucune signification
administrative ou militaire. Aux yeux des clercs tel Alcuin,
un empereur n’est pas un type de roi plus absolu, meilleur
combattant, meilleur conquérant. Il représente un idéal
moral de justice et de paix, un idéal aussi universel que le
christianisme lui-même. Mais lorsqu’ils suggèrent à
Charlemagne de restaurer l’Empire romain en Occident, il
n’est pas certain que le roi franc ait entrevu la dignité impé-
riale de la même façon qu’eux. De fait, que pouvait-elle
signifier pour lui avant son couronnement ? Sans doute un
titre supplémentaire ; guère plus. Ainsi, dès le départ, dès
qu’à partir de 796 l’idée d’une rénovation de l’Empire com-
mence à s’imposer, plane une lourde équivoque entre
Charles et les lettrés du Palais quant à l’interprétation du
titre. Chacun met derrière cette fonction prestigieuse ce
qu’il veut bien y voir.
Quoi qu’il en soit des intentions des ecclésiastiques caro-
lingiens et de Charles lui-même, l’Imitatio Imperii est lan-
cée. Il faut imiter l’Empire avant de le faire renaître de ses
cendres. Pour cela, il convient d’exalter la dynastie régnante
dans le Royaume des Francs. Or, pour ce faire, les érudits du
Palais peuvent profiter de l’expérience acquise sous Pépin le
Bref, lorsqu’il fallait déprécier les Mérovingiens afin de jus-
tifier le coup d’État. Il est facile aux clercs d’Aix-la-Chapelle
de montrer que Charlemagne est issu d’une famille pieuse,
digne d’accéder aux plus grands honneurs. Déjà son père,
Pépin le Bref, avait joué le rôle du libérateur de l’Église
contre les Lombards, comme Moïse le fit pour son peuple
face aux Égyptiens. Charles hérite de son père le titre de
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108 CHARLEMAGNE

« Patrice des Romains », c’est-à-dire de protecteur de la Ville


et de la papauté, autrefois réservé à l’Empereur d’Occident.
Charlemagne, tel Pépin, parce qu’il a été sacré, est le nou-
veau David, oint par la main de Dieu. Ses notaires se met-
tent d’ailleurs à attacher à son nom des qualificatifs glorieux
en usage à Byzance, notamment magnus – le grand –, ou
encore orthodoxus, serenissimus. Son chancelier scelle ses
actes officiels par une bulle d’or que seuls le pape et l’empe-
reur peuvent théoriquement utiliser. Vers 790, on modifie
les Laudes royales, composées sous Pépin le Bref, qui sont des
acclamations liturgiques. Basées sur la litanie des saints, les
Laudes prient pour le pape, le roi, sa descendance et son
armée. Plus encore, elles recopient la liturgie byzantine, les
prières pour le Basileus et présentent le roi comme l’image
vivante du Christ.
Mais ne pouvant se contenter de ces simples artifices de
chancellerie et de titulature, même chargés de symboles,
Charlemagne commence à se comporter réellement en
empereur. L’étant dans les faits, pourquoi ne le serait-il pas
en droit ? Sa législation abondante en matière religieuse est
un signe de ses prétentions à imiter l’Empereur romain. Il
intervient lui-même pour préciser le dogme et déterminer
quelle est la vraie doctrine chrétienne, tel Constantin le
Grand. Une première occasion lui est donnée de défendre le
dogme en 785. Alors qu’il tente d’envahir l’Espagne du
Nord et de la mettre au pas, Charles est averti de la présence
dans ces contrées menacées par l’Islam d’une nouvelle héré-
sie, l’adoptianisme. Cette thèse scandaleuse, défendue par les
évêques espagnols Elipand de Tolède et Félix d’Urgel, tend
à faire du Christ un homme adopté comme Fils de Dieu par
le Père. Jésus ne reçoit donc sa nature divine que par une
grâce spéciale. Il est devenu Dieu sans l’avoir été auparavant.
L’adoptianisme, qui menace ainsi directement la divinité du
Christ, est sans doute né d’un désir de concilier la pensée
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L’EMPIRE RENAÎT EN OCCIDENT 109

chrétienne avec le monothéisme islamique, dont le prosély-


tisme en Espagne était très efficace. Mais pour Charlemagne
et son épiscopat, il est évidemment hors de question de lais-
ser se propager une telle erreur doctrinale. Le roi parvient
rapidement à mettre la main sur Félix d’Urgel et à le faire
abjurer au cours d’un concile tenu à Ratisbonne, en 791.
Mais, sitôt libéré, Félix se rétracte, reprend la défense de
l’adoptianisme et s’enfuit en Espagne, au-delà de la zone
occupée par les Francs. Hors d’atteinte, il est condamné par
l’Église franque au cours de trois conciles successifs, dont
celui de Francfort, en 794. Durant une expédition dans le
nord de l’Espagne, Charlemagne parvient enfin à arrêter
Félix en 800 et à le soumettre à une dispute publique avec
Alcuin. Vaincu par les arguments du maître de l’Académie
palatine, il renonce alors définitivement – et sincèrement ?
– à ses erreurs. Mais, voulant s’assurer de l’élimination défi-
nitive de l’hérésie, Charlemagne envoie alors Leidrade,
archevêque de Lyon, en mission en Septimanie, à la fron-
tière espagnole, afin d’y enquêter sur l’enracinement de l’hé-
résie parmi la population. Selon Alcuin, le prélat serait ainsi
parvenu à ramener à la foi catholique près de 20 000 per-
sonnes contaminées par le « poison de l’erreur ».
Une fois l’affaire adoptianiste engagée, Charles, conseillé
par ses clercs, décide d’intervenir dans d’autres domaines de
la théologie, partout où l’hérésie menace. Ainsi, en 792,
sous l’inspiration d’Alcuin et de Théodulf d’Orléans,
Charlemagne fait publier les Libri Carolini, les « Livres caro-
lins », qui sont une attaque directe contre la théologie
byzantine. Le candidat à l’empire veut montrer les incohé-
rences de l’Empereur en titre qui le rendent indigne de
régner. Depuis que le Basileus Léon a condamné en 726 les
images pieuses et leur culte, l’Empire byzantin est secoué
par la querelle de l’iconoclasme. Les partisans de Léon ten-
tent d’interdire la vénération des icônes, tandis que les
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110 CHARLEMAGNE

moines et une partie des fidèles résistent et subissent des


persécutions en voulant défendre le culte des images. C’est
alors qu’Irène, régente à Byzance depuis 780, cherche à apai-
ser les tensions qui déchirent l’Empire. Elle convoque en
787, à Nicée, un concile qui se prononce contre l’icono-
clasme. C’est la victoire des moines et des icônes. La nou-
velle parvient d’abord à Rome où le pape se félicite de cette
décision, puis à la cour de Charlemagne, où l’on estime
inacceptable de n’avoir pas été invité à Nicée. Alcuin
obtient une copie des actes du concile byzantin, mais
d’après une traduction erronée du grec au latin qui suggère
que les Orientaux ont remplacé l’interdiction du culte des
images par une véritable idolâtrie. Les Libri Carolini sont
aussitôt publiés afin de condamner l’iconoclasme ainsi que
les décisions de Nicée, où l’on « a enjoint d’adorer les
images » en les confondant avec des idoles. En condamnant
ce qu’il croit être une erreur théologique, Charlemagne se
fait ainsi semblable à l’Empereur Constantin qui avait
réuni le premier concile de Nicée, en 325, afin de préciser
le contenu de la foi.
Dans le même document, le roi va plus loin dans son
attaque de la doctrine grecque. Il dénonce le Credo en
vigueur à Byzance et fait adopter le Filioque par l’Église
franque. Cette expression latine était courante en Espagne
pour préciser les liens, au cœur de La Trinité, entre l’Esprit
saint et le Père. Dans la théologie traditionnelle, qu’elle soit
occidentale ou orientale, l’Esprit saint était lié au Père par
une relation particulière appelée la « procession ». L’Esprit
procède du Père (ex Patre procedit). Les théologiens espa-
gnols, attaqués par certains hérétiques, dont Félix d’Urgel,
entendaient préciser que l’Esprit saint procédait du Père « et
du Fils » (ex Patre Filioque procedit). Ils voulaient en cela
renforcer les relations entre les trois personnes divines en
montrant que le Fils avait un lien direct avec l’Esprit.
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L’EMPIRE RENAÎT EN OCCIDENT 111

Influencés eux-mêmes par les théologiens espagnols, les


clercs de Charlemagne reprennent leur interprétation et la
diffusent dans l’Église franque. Mais, en 792, lorsque
Charles impose le Filioque dans son royaume, il s’agit sur-
tout pour lui de s’opposer à la théologie byzantine et de
montrer ainsi qu’il défend le dogme beaucoup mieux que
l’Empereur en titre.
L’ensemble de ces décisions est repris peu après, en 794,
au cours du concile de Francfort, qui réprouve en même
temps l’adoptianisme. Charlemagne y réaffirme avec
vigueur le rejet de la théologie grecque. « Nos très saints
pères, cités ci-dessus, se sont refusés [à adorer les images], ont
rejeté absolument cette adoration et ce culte et en ont publié
la condamnation d’un consentement unanime. » Le concile
marque l’entêtement de Charles et de ses conseillers à ne pas
vouloir comprendre la position orientale de Nicée II, mais
au contraire à la rejeter sans nuance, telle une corruption
intellectuelle, une hérésie, tandis que le roi franc, lui, appa-
raît comme le promoteur de la véritable doctrine. Derrière
les positions théologiques de Charlemagne contre Byzance
se dessine bien sûr la perspective de son propre couronne-
ment impérial, qu’il prépare soigneusement en attaquant le
Basileus. D’ailleurs, il ne réussit pas à convaincre la papauté
de le soutenir dans ses innovations. Le pape Hadrien Ier, en
effet, demeura très en retrait sur ces querelles, accepta au
contraire les décisions du concile de Nicée II et refusa d’of-
ficialiser les Libri Carolini ainsi que l’ajout du Filioque.
Celui-ci ne devait être reçu par Rome qu’en 1203.
De ces conflits, lourds de conséquences pour l’avenir des
relations entre l’Occident et l’Orient, l’autorité religieuse de
Charlemagne ressort grandie et sa domination sur l’Église
inégalée. Fait unique dans l’histoire du Christianisme,
Charles est le seul homme d’État qui ait jamais réussi à
modifier une partie du Credo, même s’il n’a pu l’imposer au
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112 CHARLEMAGNE

pape. Son emprise sur l’Église s’étend jusqu’aux débats théo-


logiques les plus subtils, bien que lui-même n’ait sûrement
pu en saisir toute la portée intellectuelle. Ce n’est pas un
hasard si, la même année que le concile de Francfort, le
prêtre Cathulf lui lance : « Souviens-toi que tu dois garder
et diriger tous les membres de l’Église à la place de Dieu et
que tu devras en rendre compte au jugement dernier ! » Si
son pouvoir religieux est total, sa responsabilité devant Dieu
l’est tout autant. Le roi n’a plus droit à l’erreur.
L’influence des conseillers ecclésiastiques de Charlemagne
dut être particulièrement forte sur le chemin qui conduisait
au trône impérial. Le programme cohérent qu’il poursuit est
à la fois trop spirituel et intellectuel pour n’être que de lui
seul. Ses prises de position au concile de Francfort et sur des
affaires théologiques aussi complexes nécessitaient l’inspira-
tion de clercs érudits. Ce sont sans aucun doute ceux de la
cour d’Aix-la-Chapelle qui eurent le plus de poids dans
l’évolution de Charlemagne vers un plus grand autorita-
risme religieux. Eux-mêmes se rendaient-ils compte qu’ils
confiaient les prérogatives de l’Église à un laïc ? Sans doute
était-ce pour eux une façon de faire revivre le vieil idéal
impérial. Charlemagne, lui, endosse à merveille le rôle qu’ils
lui proposent. En 796, il écrit au pape Léon III afin de lui
définir la place qu’ils occupent tous deux dans le plan de
Dieu. « À nous, avec le secours de la piété divine, de
défendre partout au dehors l’Église du Christ contre les
attaques des païens et les ravages des infidèles et de veiller
au-dedans à faire reconnaître la foi catholique. »
Charlemagne se voit dans cette lettre en défenseur de la foi,
aussi bien à l’intérieur de son royaume qu’à l’extérieur. Il se
charge lui-même de la mission chrétienne et des fonctions
ecclésiales. L’Église et l’État fusionnent complètement dans
sa personne. Dès lors, que reste-t-il au pape ? « A vous, Très
Saint Père, en élevant, tel Moïse, les mains vers Dieu, d’ai-
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L’EMPIRE RENAÎT EN OCCIDENT 113

der notre armée afin que, par votre intercession et par le don
du Dieu qui le guide, le peuple chrétien ait toujours et par-
tout la victoire sur les ennemis de son saint nom ». Charles
limite ainsi la fonction pontificale à la prière. Comme dans
le livre de l’Exode, lorsque Josué combattait tandis que
Moïse priait, le pape assure par ses oraisons un rôle d’inter-
cession entre Dieu et le nouvel Israël, c’est-à-dire le peuple
franc. À la lumière de cette lettre, il est entendu que le pon-
tife romain n’a pas le pouvoir de commander l’Église ni
l’épiscopat.
Ainsi les prétentions impériales de Charles passent-elles
par l’accroissement de son autorité sur l’Église. Parce que
son royaume s’est dilaté jusqu’à embrasser toute la
Chrétienté latine et l’ancien Empire d’Occident, parce qu’il
a le contrôle de l’Italie et surtout de Rome, capitale des
empereurs et de la papauté, Charlemagne est naturellement
appelé à revêtir la dignité impériale. La Pax carolina est une
restauration de la Pax romana. Aix-la-Chapelle est devenue
la troisième Rome, de même que Byzance fut la seconde en
son temps. On invente l’idée d’une confusion géographique
entre le royaume des Francs, l’Empire et la Chrétienté,
confusion qui amène nécessairement à soutenir la candida-
ture de Charles.
L’empreinte d’Alcuin est frappante dans la marche qui
mène Charles au couronnement impérial. Par une lettre
adressée au roi en 798, il le salue par les mots de rex et prae-
dicator – « roi et prédicateur » –, puis tuba praedicationis –
« trompette de la prédication ». Il souligne encore que
Charles doit admonester, exhorter et enseigner, qu’il est le
« guide des errants », choisi par Dieu ; autant d’expressions
qui renforcent l’idée que le roi a une fonction sacerdotale.
Ces formules, enfin, se rapprochent des usages de la chan-
cellerie byzantine où l’Empereur est appelé « Didascale
(enseignant) de la foi » et « Nouveau Paul ». Le pape Léon
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114 CHARLEMAGNE

III lui-même le qualifie dans ses lettres de « Nouveau


Constantin », mais le roi franc ne reprend pas le compli-
ment, car cet Empereur avait la réputation d’avoir adhéré à
l’hérésie arienne. Or Charles se veut orthodoxe et intou-
chable sur le plan doctrinal. Le pape lui expédie aussi l’éten-
dard de Rome, la bannière qui fait de lui le chef militaire de
la ville, son défenseur. C’est d’ailleurs bien ainsi que l’en-
tend Charles, puisqu’il envoie son gendre Angilbert auprès
du pape afin de mieux le contrôler.
Ainsi, d’année en année, Charlemagne tend à être empe-
reur dans les faits, bien plus que celui qui siège à Byzance.
Ses armées ne remportent-elles pas la victoire contre les
troupes d’Irène en Italie du Sud, lors du conflit autour du
duché de Bénévent ? Dès 788, Charles fait occuper l’Istrie,
territoire byzantin d’Italie. Son prestige international
semble plus grand que celui du Basileus. Offa, le roi anglo-
saxon de Mercie, correspond avec lui et tente d’imiter son
modèle dans les îles britanniques. Il demande même la main
de Berthe, la fille que le roi franc a eue avec Hildegarde,
pour son fils Ecgfrith, et propose l’une de ses filles à Charles
le Jeune, l’aîné de Charlemagne. Mais celui-ci ne veut pas se
séparer de Berthe et préfère rompre les négociations. Le roi
correspond aussi avec des Sarrasins, notamment le calife de
Bagdad, Haroun Al-Rachid, auquel il fait parvenir des che-
vaux, des chiens et des draps. Cet échange aurait pu être pré-
judiciable à Charles et faire de lui un ami des infidèles, mais
il obtient au contraire du calife l’autorisation de distribuer
des aumônes aux chrétiens de Terre sainte. « S’il rechercha
l’amitié des rois d’outre-mer, explique Eginhard, ce fut sur-
tout pour procurer aux chrétiens placés sous leur domina-
tion quelque soulagement et quelque réconfort. » En 800, le
Patriarche de Jérusalem va jusqu’à lui offrir les clefs du
Saint-Sépulcre, la plus prestigieuse basilique du monde
chrétien, qui abrite le Calvaire et le Tombeau du Christ.
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L’EMPIRE RENAÎT EN OCCIDENT 115

Charlemagne est devenu le protecteur des lieux saints de


Palestine ! Son rayonnement est immense.
Il est temps désormais pour lui de recueillir les fruits de
cette intense propagande impériale. Certaines circonstances
extérieures vont l’y aider. À Byzance tout d’abord. Irène, qui
assure depuis 780 la régence pour son enfant Constantin
VI, refuse obstinément de lui transmettre le pouvoir. En
797, acculée à céder le trône, Irène renverse son fils, le met
à mort, prend le pouvoir et adopte pour elle-même le titre
masculin de Basileus. La nouvelle de ce double sacrilège se
répand aussitôt en Occident, où l’on considère le coup d’É-
tat illégal, la nomination inaccepable et donc le trône impé-
rial vacant. À Rome aussi les événements se précipitent et
laissent à penser qu’une restauration de l’Empire est possible
au profit de Charles. Le pape Léon III, de caractère plus
faible que son prédécesseur Hadrien Ier, est accusé par l’aris-
tocratie romaine de mauvaises mœurs, peut-être de concu-
binage. La noblesse de la ville en profite pour se soulever et
attenter à la personne du pontife. Léon III aurait ainsi été
blessé à l’oreille au cours d’une tentative d’assassinat, mais
les circonstances précises n’ont pas été élucidées. Eginhard
va même jusqu’à dire que les Romains lui auraient crevé les
yeux et coupé la langue ! Toujours est-il que le pape parvient
à s’enfuir, il quitte la Ville Sainte, gagne le royaume des
Francs et se réfugie au palais de Paderborn, où il vient cher-
cher l’arbitrage de Charlemagne, son protecteur, le Patrice
des Romains. Le roi a dès lors toutes les cartes en main. Son
prestige est inégalé, l’Empire d’Orient a été usurpé par une
infanticide et le pape accepte de se soumettre à sa justice.
Alcuin ne laisse pas passer une telle aubaine et, dès juin
799, il écrit au roi. Le maître d’York lui rappelle d’abord que
« jusqu’ici, trois personnages au monde ont été au sommet :
la sublimité apostolique qui occupe, en tant que vicaire, le
siège du bienheureux Pierre, prince des Apôtres […]. Il y a
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116 CHARLEMAGNE

aussi la dignité impériale et la puissance séculière de la


deuxième Rome […]. La troisième est la dignité royale, que
vous a octroyée Notre Seigneur Jésus-Christ, en vous dési-
gnant comme recteur du peuple chrétien, supérieure aux
deux dignités précédentes par la puissance, plus illustre par
la sagesse, plus élevée par la dignité de votre règne. » Alcuin
résume pour Charles l’organisation des trois pouvoirs
suprêmes que Dieu a voulus, à savoir la papauté, l’Empire et
la royauté. Or, les deux premiers sont vacants dans les faits
puisqu’il n’y a plus de Basileus et que le pape a été accusé
d’immoralité par sa propre noblesse. L’ordre du monde et la
hiérarchie voulue par la Providence sont donc bouleversés.
« Voilà donc que sur toi seul repose entièrement le salut des
églises du Christ, toi vengeur des crimes, toi guide des
errants, toi consolateur des affligés, toi exaltation des bons ».
Le message est très clair. Charlemagne doit sauver l’Empire
et la papauté.
Le roi ne veut pas perdre l’occasion qui se présente à lui.
Sans s’attarder, il emmène toute sa cour et le pape en Italie.
En novembre 800, il entre dans la Ville Sainte et réinstalle
le pontife. « Venant à Rome pour rétablir la situation de l’É-
glise, qui avait été fort compromise, précise Eginhard, il y
passa toute la saison hivernale. » Le 23 décembre, il réunit
une grande assemblée de prélats et de nobles, Francs et
Romains, afin de rendre justice dans l’affaire qui oppose
Léon III à son aristocratie. Face aux accusations dont il est
victime – semble-t-il à juste titre –, le pape est contraint par
Charles de faire amende honorable. Au cours d’un serment
public, il jure sur l’Evangile : « Je suis innocent du crime
qu’on m’a faussement imputé ! » Aussitôt, il reçoit le pardon
de l’assemblée. Le roi a rendu justice au pape. Chacun
exprime alors son soulagement et sa gratitude envers
Charles, et l’assemblée va jusqu’à lui proposer de prendre le
titre impérial. Les Annales de Lorsch montrent que c’était
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L’EMPIRE RENAÎT EN OCCIDENT 117

l’unique but de cette convocation : « Comme dans le pays


des Grecs il n’y avait plus d’empereur, et qu’ils étaient sous
l’empire d’une femme, il parut au pape Léon et à tous les
Pères qui siégeaient à l’assemblée, ainsi qu’à tout le peuple
chrétien, qu’ils devaient donner le nom d’empereur au roi
des Francs, Charles, qui occupait Rome où toujours les
Césars avaient eu l’habitude de résider, et aussi l’Italie, la
Gaule et la Germanie. » Tout le monde est d’accord. Les dés
sont jetés.
Le 25 décembre 800, jour de Noël, jour de la nativité du
Christ et d’un nouvel enfantement pour Charlemagne et
son peuple, l’Empire renaît en Occident.
Le Liber Pontificalis, source officielle des papes, raconte
avec précision le déroulement de ces événements mémo-
rables. « Vint le jour de la Nativité de Notre Seigneur Jésus-
Christ et ladite basilique du bienheureux apôtre Pierre les
vit tous à nouveau réunis. Alors le vénérable et auguste
pontife, de ses propres mains, le couronna d’une très pré-
cieuse couronne. Puis l’ensemble des fidèles romains,
voyant combien il avait défendu et aimé la sainte Église
romaine et son vicaire, poussèrent d’une voix unanime, par
la volonté de Dieu et du bienheureux Pierre, porteur de la
clé du royaume céleste, l’acclamation : “A Charles très
pieux Auguste, par Dieu couronné grand et pacifique
Empereur, vie et victoire !” » L’événement s’est donc
déroulé en deux étapes qui copient le rituel byzantin de
nomination. Tout d’abord le pape couronne le nouvel
Empereur dans le chœur de la basilique, après que celui-ci
a prié sur les reliques de saint Pierre. Il n’y a pas de sacre ni
d’onction d’huile sainte. Puis le « peuple » – c’est-à-dire
l’aristocratie – l’acclame selon la tradition antique et byzan-
tine exigeant que le nouveau César soit ovationné par ses
légions. La différence de taille avec les usages grecs est l’in-
version entre l’acclamation et le couronnement. À Byzance,
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118 CHARLEMAGNE

le Basileus est d’abord ovationné, ce qui confère au peuple


le rôle majeur. Dans le cas de Charles, le pape reçoit la pré-
éminence dans le rituel. D’ailleurs, la cérémonie se déroule
à Saint-Pierre, basilique de l’apôtre dont le pape est le suc-
cesseur, et non à Sainte-Marie-Majeure, où devraient avoir
lieu en principe toutes les célébrations de Noël. Léon III a
donc réussi à imposer sa présence durant le couronnement
et à faire oublier son humiliation de l’avant-veille.
Pourtant, le Liber Pontificalis néglige certains détails
extrêmement importants. Les Annales royales, rédigées à Aix-
la-Chapelle sous le contrôle des clercs du Palais, présentent
les choses différemment. On y lit notamment que « après les
Laudes, il fut adoré par le successeur des Apôtres, à la
manière des anciens princes […]. ». Le pape se serait pros-
terné devant Charles et l’aurait vénéré, en signe de soumis-
sion à son pouvoir. C’est le rituel byzantin de la Proscynèse,
ou adoration. Les sources pontificales omettent évidem-
ment d’en parler, afin de conserver à Léon III toute sa
dignité retrouvée. À peine le couronnement accompli et
voici déjà que les mémoires commencent à sélectionner les
faits. En outre, Eginhard donne une précision curieuse sur
la réaction de Charlemagne : « Et, à cette époque, il reçut le
titre d’Empereur et d’auguste. Il y fut tout d’abord si opposé
qu’il affirmait ce jour-là, bien que ce fût celui de la fête
majeure, qu’il ne serait pas entré dans l’église, s’il avait pu
savoir à l’avance le dessein du pontife. » Il est peu probable
que Charles ait été couronné par surprise, d’autant que lui
et ses conseillers préparaient l’événement depuis plus de
cinq ans ! Sans doute peut-on voir dans cette colère le
modèle du bon empereur qui refuse un pouvoir trop grand
et ne finit par l’accepter que pour le bien commun et à cause
de l’insistance du peuple. Ce détail n’est sûrement pas ano-
din puisque Notker le Bègue le reprend lui aussi. « Le roi
étant resté quelques jours à Rome pour faire reposer son
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L’EMPIRE RENAÎT EN OCCIDENT 119

armée, le pontife apostolique […] proclama ce prince, qui


n’en soupçonnait rien, empereur et défenseur de l’Église
romaine. Ce titre, Charles ne put le refuser, parce qu’il le
regardait comme lui étant conféré par la volonté de Dieu ;
mais il le reçut à regret, persuadé que les Grecs, enflammés
par l’envie, machineraient quelque projet funeste contre le
royaume des Francs […]. » Est-ce là la cause de son mécon-
tentement ? Pourtant, que peuvent les Byzantins, déjà bat-
tus en Calabre et politiquement déstabilisés par le coup d’É-
tat d’Irène ? Charlemagne n’était-il pas plutôt contrarié du
rôle que s’était arrogé Léon III dans la liturgie de son cou-
ronnement ? Il est possible que le pape ait modifié l’ordre
prévu du rituel ou que les clercs du Palais se soient rendu
compte trop tard de la charge symbolique très forte en
faveur du pontife. De plus, le « peuple » qui l’acclama ce
jour-là était composé d’aristocrates francs et romains, mais
Charles aurait sans doute préféré ne rien devoir à cette
noblesse italienne qu’il n’appréciait guère. D’ailleurs, s’il a
fait venir des représentants du patriarche de Jérusalem, c’est
sans doute afin de neutraliser le poids des Romains. Eut-il
soudain un doute sur ce titre, et surtout sur ce cérémonial
typiquement grec auquel ses vassaux francs ne pouvaient
être sensibles ? Que signifiait d’ailleurs le titre impérial pour
ces hommes du clan, nourris par les récits des rois germa-
niques, attachés à une monarchie incarnée dans un chef que
l’on touche, avec qui l’on mange et se bat ? Quel pouvait
être l’enthousiasme de ces guerriers du Nord pour le souve-
nir d’un Empire méditerranéen mort quatre siècles plus tôt,
eux qui ne lisaient pas une ligne de latin ?
Un seul couronnement donc, mais déjà deux visions de
l’événement. Parce qu’il en a organisé la liturgie à son pro-
fit, le pape avait forcément une idée précise de ce que signi-
fiait la restauration impériale. Pour lui, l’Empire renaît à
Rome des mains du successeur de l’apôtre Pierre.
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120 CHARLEMAGNE

Charlemagne joue le rôle de Constantin. Mais Charles, lui,


ne voit pas le titre de cette manière. Son idée devait
d’ailleurs être encore floue en cette fin d’année 800.
L’Empire qu’il recrée et assume n’est plus romain. Il est
franc, foncièrement ethnique ; sa capitale est Aix et non pas
Rome, d’où son hostilité au rituel imposé par Léon III. Au
moins, les deux hommes étaient-ils d’accord pour le définir
comme un empire chrétien dont l’unique souverain était le
Christ. Mais, hormis ce trait commun, même très impor-
tant, que d’équivoques sur le titre impérial ! De ces ambi-
guïtés qui ne furent pas clarifiées ce jour de Noël 800 naî-
tront les longs conflits entre la papauté et l’Empire, entre les
XIe et XIIIe siècles, puis, bien plus tard, un autre couronne-
ment impérial : celui de Napoléon Ier, le 2 décembre 1804.
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121

VI
C H AR L EMAG N E, NOUV EAU M O Ï S E ?
800-814

U
ne fois couronné Empereur, Charlemagne doit
encore imposer son nouveau titre et surtout le faire
accepter par Byzance. Afin d’obtenir cette recon-
naissance indispensable, il fait pression sur les derniers terri-
toires grecs en Italie et envahit la Vénétie, plaque tournante
du commerce byzantin en Occident. Les deux empires
entrent alors en guerre. Profitant de l’éviction de l’usurpa-
trice Irène, en 802, Charles renoue des contacts diploma-
tiques avec le nouveau Basileus, Nicéphore Ier. Mais si, dans
sa correspondance, Charlemagne l’appelle son « frère »,
l’autre lui répond obstinément par « mon fils ». Il faut donc
continuer la guerre tant que Byzance ne cède pas. Entre-
temps, la diplomatie carolingienne porte ses fruits, et le
monde entier – à défaut du Basileus – semble rendre hom-
mage au nouvel Empereur. En 802, le juif Isaac, ambassa-
deur exceptionnel dépêché par Charles auprès du roi de
Perse, revient de son extraordinaire voyage. Il est accompa-
gné de deux émissaires du « roi des Sarrasins » et d’un élé-
phant nommé Aboulabas, chargé de présents, dont des
singes, du baume, des essences rares, des épices et des
drogues médicinales. « Il semblait qu’ils eussent épuisé tout
l’Orient pour en remplir l’Occident. » Quelques années plus
tard, le même roi de Perse envoie encore à l’Empereur franc
une horloge aux mécanismes compliqués, objet encore
inconnu en Gaule. Ces marques de respect rendues par le
souverain d’un royaume lointain, légendaire et païen, ren-
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122 CHARLEMAGNE

forcent d’autant le prestige impérial de Charlemagne aux


yeux de ses contemporains. Mais le véritable but de la diplo-
matique franque est atteint en 812. Après quasiment trente
années de combats discontinus en Italie, l’Empereur Michel
Ier, successeur de Nicéphore Ier, doit se rendre à l’évidence et
accepter la perte irrémédiable de toutes ses possessions dans
la péninsule. L’armée carolingienne a encore prouvé sa supé-
riorité. Dans une ambassade envoyée au vainqueur afin de
signer la paix, le Basileus accepte enfin de le traiter en égal.
« Ils le complimentèrent, précisent les Annales, suivant leur
usage, en se servant de la langue grecque, et lui donnèrent le
titre d’Empereur et de roi. » Toutefois, ils n’emploient pas
l’expression « Empereur des Romains », car Michel Ier estime
assumer seul l’héritage de l’antique empire. Charles ne dis-
putera d’ailleurs pas cette titulature, lui qui a toujours été
attaché à la dimension franque de son pouvoir.
Il lui faut néanmoins préciser son titre. C’est en mai 801
que la chancellerie d’Aix-la-Chapelle met au point la titula-
ture définitive qui sera utilisée dans ses documents officiels
jusqu’à sa mort : « Charles, sérénissime Auguste, couronné
par Dieu, grand et pacifique Empereur, gouvernant
l’Empire romain, et par la miséricorde de Dieu roi des
Francs et des Lombards. » Cet assemblage de titres honori-
fiques résume à lui seul toutes les contradictions du cou-
ronnement de Noël 800. En effet, Charles semble accepter
la responsabilité de la restauration impériale. Il est qualifié
d’Auguste, tels tous les Césars de l’Antiquité, et il dirige
« l’Empire romain ». La nouvelle bulle qu’il fait fondre en
802 représente d’ailleurs la ville de Rome avec les mots
Renovatio romani Imperii. Et pourtant, Charlemagne garde
ses distances avec une pure imitation de l’héritage antique.
Quittant la Ville Sainte sitôt son couronnement obtenu, il
n’y reviendra plus et installera sa capitale à Aix. Il refuse
encore de se faire appeler « Empereur des Romains » et
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CHARLEMAGNE, NOUVEAU MOÏSE ? 123

conserve sa titulature royale, en totale contradiction avec


l’unicité et l’universalité du titre impérial. Son intérêt pour
une reconnaissance par Byzance décline d’ailleurs après 806
et Charles prend ses distances avec ce titre si peu évocateur
pour ses hommes. Loin de la nature multi-ethnique de
l’empire chrétien, la communauté franque garde en effet
tout son poids. Charles en reste le roi, autant par prudence
et réalisme que par attachement personnel. Les clercs du
Palais inventent même le mythe de « l’excellence des
Francs » et défendent la thèse de leur origine troyenne. Ce
peuple serait en effet issu d’une poignée de Troyens échap-
pés de l’incendie de la ville allumé par les Grecs, légende
qui reprend exactement chez Virgile celle d’Enée et de la
fondation de Rome.
Plus encore, Charlemagne procède en 806, au palais de
Thionville, à la Divisio Regnorum, acte qui règle sa succes-
sion entre ses trois fils. Ce projet de partage attribue à
Charles le Jeune, sacré roi le 25 décembre 800, l’essentiel
des terres franques, notamment la Neustrie et l’Austrasie,
mais laisse cependant à Louis le Pieux l’Aquitaine et la
Bourgogne méridionale, et enfin toute l’Italie à Pépin. Leur
père fait jurer à ses fils de maintenir entre eux des rapports
fraternels et de défendre la papauté en toutes circonstances.
Rien n’est précisé quant au titre impérial. La Divisio
Regnorum montre ainsi les limites de la conscience poli-
tique de Charlemagne. Non content de prévoir la destruc-
tion de ce qu’il a construit lentement en découpant ses
États en trois royaumes indépendants, il envisage la dispa-
rition du titre à sa mort. En cela, Charles demeure un chef
germanique, attaché à une approche patrimoniale de son
royaume, sans vision profonde de l’entité politique que
pouvait constituer l’Empire franc. Finalement, on peut se
demander si, pour lui, le couronnement de Noël 800 était
autre chose qu’une simple reconnaissance personnelle, une
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124 CHARLEMAGNE

gratification qui n’effaçait en rien la prééminence du seul


véritable Empereur, le Basileus.
Et cependant les choses ont changé depuis le couronne-
ment. Charlemagne n’est plus tout à fait le même. Il a
dépassé la cinquantaine, et le temps commence à faire son
lent travail d’épuisement et de mûrissement. Le roi a subi
déjà bien des trahisons et des défaites, mais il a aussi été
porté en triomphe ; sa couronne impériale en est le témoin.
Charles considère son pouvoir différemment à présent qu’il
a reçu de Dieu cette responsabilité exceptionnelle. En 802,
il exige de tous ses sujets mâles un nouveau serment vassa-
lique, prêté à sa personne en tant qu’Empereur et non plus
en qualité de roi des Francs. Ses sujets font alors la promesse
solennelle d’obéir au souverain, mais aussi « de se maintenir
dans le saint service de Dieu ». Tous doivent ainsi adhérer à
l’unique raison d’être de l’Empire carolingien, c’est-à-dire le
« service de Dieu ». Les États francs constituent la milice ter-
restre du Tout-Puissant et l’Empereur en est comme le bras
armé. Il y a autour de Charlemagne, dans ses dernières
années, une tendance à la théocratie, qui s’épanouira surtout
sous Louis le Pieux, après sa mort.
Les exigences morales de l’Empereur vont grandissantes,
de même que sa volonté de renforcer sa lutte contre le
péché. Son œuvre législative témoigne de ces velléités de
perfection sociale. Alors qu’il avait publié neuf capitulaires
avant 800, les années suivantes voient la proclamation de
quarante-sept nouveaux règlements. Charles, qui s’im-
plique ainsi davantage dans la réforme de l’Église, se fait
appeler « Nouveau Moïse », le législateur sacré d’Israël. À
défaut de tables de la Loi, en 809, un concile tenu à Aix-
la-Chapelle tente de se prononcer sur la procession du
Saint-Esprit, mais on doit envoyer deux prélats à Rome
afin d’obtenir des informations sur la théologie reconnue
par la papauté. Charlemagne veut éviter de prendre des
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CHARLEMAGNE, NOUVEAU MOÏSE ? 125

décisions dogmatiques qui ne soient pas reconnues par le


pape, tel le Filioque.
L’Empereur accélère la réforme, sans doute parce que
celle-ci ne prend pas. Il cherche à provoquer de profonds
changements dans la société qui, enfin, permettraient aux
peuples de l’Empire de se convertir et de retourner vers
Dieu. Dans ce but, et afin d’orienter les décisions impé-
riales, il adresse en 811 à tous les évêques, abbés et comtes
un questionnaire qui constitue la base de son programme.
Les questions posées sont multiples et touchent tous les
domaines de la vie politique et religieuse. Certaines s’inter-
rogent sur les échecs de la mobilisation militaire : « Quelles
sont les raisons qui font que l’un refuse de porter secours à
l’autre, soit dans la marche aux frontières, soit dans l’armée,
lorsqu’il doit accomplir quelque chose concernant la défense
de la patrie ? » Charlemagne, en effet, a eu connaissance par
ses comtes et ses Missi que les hommes rendaient mal leur
devoir du service et que beaucoup cherchaient à y échapper.
Il craint les désobéissances et, plus encore, le déclin du
patriotisme ethnique. D’autres questions concernent le
catéchisme élémentaire : « Que promet chaque chrétien
dans le baptême et à quoi renonce-t-il ? » Enfin, certaines
sont des affirmations qui voient dans l’impiété la raison des
désordres de l’empire. « Celui-là n’est pas un bon croyant en
Dieu qui pense pouvoir mépriser les commandements
impunément ou dédaigne les menaces divines comme si
elles ne devaient jamais se réaliser. » Finalement, l’Empereur
exige que chacun de ses sujets se livre à une introspection, à
une confession personnelle, à la quête de son propre péché.
« Nous devons examiner si nous sommes vraiment chré-
tiens, ce qui peut très facilement se reconnaître à l’examen
de notre vie et mœurs si nous voulons examiner avec soin
notre conduite […]. » Charles est ainsi quasiment devenu
un roi-prêtre, un guide spirituel envers lequel toute la popu-
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126 CHARLEMAGNE

lation, même cléricale, a des devoirs moraux. Aucune


sphère, publique ou privée, n’échappe à sa réglementation,
ni même l’intimité des consciences. Le péché, qu’il soit
public ou privé, est en train de devenir une affaire d’État,
car une fois le péché vaincu et le peuple vertueux, Dieu
récompensera le nouvel Israël. Ainsi que le disait Alcuin, « il
est roi dans son pouvoir, prêtre dans ses sermons ». Rex et
sacerdos.
Afin que ces ambitions ne restent pas lettre morte,
Charlemagne autorise la multiplication des appels au tribu-
nal du Palais, afin de court-circuiter la justice comtale, trop
partiale, trop inefficace, trop contestée. On pourrait presque
parler de centralisation administrative, si du moins celle-ci
ne dépassait pas le stade du vœu pieux. Les sources laissent
deviner parmi la population et l’aristocratie une désobéis-
sance larvée plus qu’un sentiment d’écrasement sous le
poids d’un pouvoir autoritaire.
L’écart se creuse d’année en année entre le programme
sans cesse plus mystique de Charlemagne et la réalité des
peuples qu’il dirige. En 813, un an avant sa mort, il préside
cinq grands conciles qu’il voyait comme l’aboutissement de
toute la réforme religieuse entreprise depuis cinquante ans.
Là encore, toute la vie sociale et ecclésiastique de l’Empire
carolingien est passée au crible. Mais les capitulaires se
concentrent particulièrement sur le clergé. Au synode de
Reims, on exige qu’« aucun prêtre ou moine ne participe à
des négoces illicites […]. Que moines et chanoines n’en-
trent pas dans les tavernes pour manger ou boire […]. Que
les dîmes soient intégralement payées […]. » Au concile
d’Arles, on s’inquiète du respect des commandements fon-
damentaux : « Que les dimanches n’aient lieu ni marchés ni
procès et que tout travail agraire ou œuvre servile cesse
[…]. » L’exemple doit venir de ceux qui ont reçu les plus
hautes responsabilités. « Qu’évêques et abbés ne permettent
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CHARLEMAGNE, NOUVEAU MOÏSE ? 127

pas qu’on se livre à ces jeux honteux en leur présence, mais


qu’ils accueillent à leur table pauvres et indigents, et qu’ils y
fassent lire hautement les saintes Écritures […]. » Et les
conciles de renchérir sur l’épiscopat : « Qu’une fois par an
chaque évêque visite son diocèse […]. » Ainsi, Charles et
son entourage veulent un clergé moralement irréprochable
et qui sache prêcher, un épiscopat qui connaisse son diocèse,
des célébrations dignes et priantes. Mais, pour une fois, l’en-
semble des décisions ne fait pas l’unanimité. En pleine
assemblée, certains évêques contestent même à l’Empereur
le droit de confier la prédication aux simples prêtres.
L’autorité personnelle de Charlemagne ne suffit plus pour
imposer ses volontés. D’autant que ses exigences vont trop
loin et qu’elles se contredisent. De fait, il voudrait promou-
voir une vie intérieure plus spirituelle, forcément plus per-
sonnelle, et en même temps un comportement extérieur
plus moral, et donc nécessairement conformiste. Des âmes
de feu mais des esprits dociles !
À y regarder de plus près, les décisions des cinq conciles
de 813, inspirées par l’urgence de la conversion chrétienne
et des difficultés croissantes, ressemblent étrangement aux
canons de l’Admonitio generalis de 789. Près de vingt-cinq
années plus tard, toujours les mêmes rappels, les mêmes
réglements inappliqués, les mêmes croyances mal comprises.
En l’espace d’une génération, Charlemagne, tel Moïse, a
voulu faire des Francs le nouvel Israël, mais il s’est révélé
incapable d’imposer même des règles simples, tels l’absence
de jeux et d’animaux dans les églises, un minimum de
sobriété parmi le clergé, des évêques présents dans leur dio-
cèse. Au moins a-t-il posé pour les générations futures,
notamment celles des XIe et XIIe siècles, les exigences rudi-
mentaires de la société chrétienne.
L’atmosphère des dernières années s’alourdit. Le bonheur
s’enfuit en même temps que les victoires, la vieillesse
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128 CHARLEMAGNE

imprime sa marque à des temps moins féconds. Les chro-


niques évoquent des famines et des pestes plus nombreuses,
notamment entre 806 et 808. Face à la recrudescence des
loups, terreur des campagnes, on nomme dans chaque
comté des louvetiers, responsables des battues et de l’instal-
lation des pièges. Les récoltes sont moins abondantes et la
désobéissance civile se généralise, sans toutefois jamais dégé-
nérer en révolte ouverte. Les Missi relèvent un nombre
inquiétant de désertions. Les hommes ne se présentent plus
au tribunal comtal, tandis qu’évêques et abbés entrent en
conflit de compétence avec les comtes dont ils relèvent.
Charlemagne, sujet à des fièvres fréquentes, ne quitte plus
Aix-la-Chapelle, ne chevauche plus à travers ses territoires.
Le roi franc est devenu un empereur lointain et dévot. En
807, il ordonne même trois jours de prière et de jeûne dans
tout l’Empire. Le fléau de la peur précède celui de la guerre.
Celle-ci ne tarde pas à réapparaître à l’intérieur même de
l’Empire, que l’on croyait pourtant protégé. Après 801 et la
prise de Barcelone, la piraterie sarrasine multiplie les raids
côtiers en Méditerranée. Au nord, ce sont les Danois qui
ravagent la Frise en 810 et qui commencent à descendre les
littoraux vers les estuaires du Rhin et de la Seine. Encore
vingt ans et leurs pillages seront devenus fréquents. Et la
mort de frapper dans l’entourage de l’Empereur. Son fils
Pépin disparaît en 810, laissant ainsi l’Italie à son petit-fils
Bernard. En décembre 811, un nouveau deuil bouleverse la
cour. Charles le Jeune, son fils aîné, celui qui devait lui suc-
céder à la tête de la Francia, meurt lui aussi, à l’âge de qua-
rante ans. La même année, le vieux roi rédige son testament.
Il organise le partage de tous les biens contenus dans son
trésor et abandonne à l’Église plus des deux-tiers en dons,
afin de prier pour son salut. Le reste est réparti entre ses
enfants, les pauvres et les domestiques du palais. Il ordonne
même de disperser sa bibliothèque et de vendre les manus-
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CHARLEMAGNE, NOUVEAU MOÏSE ? 129

crits aux plus offrants. Autant de richesses soustraites au


Trésor public et à ses héritiers… La seule lumière de ses der-
nières années est la reconnaissance du titre impérial par
Byzance, en 812.
Alors, est-ce cette tardive récompense personnelle ou bien
un ultime réveil de sa conscience politique qui incite
Charlemagne à transmettre finalement le titre impérial ? En
effet, depuis la Divisio Regnorum de 806, deux de ses trois
héritiers étant morts, Charles doit procéder à un nouveau
partage de ses États. Il se décide donc à transmettre l’en-
semble des terres franques à son fils Louis d’Aquitaine, avec
le titre impérial, tout en réservant l’Italie à son petit-fils
Bernard. La mort des deux frères soulage ainsi l’Empire de
possibles querelles de successions.
Louis est aussi un prince prometteur, ce qui peut rassurer
Charles. Né en 778, il n’a pas quarante ans et a été nommé
roi d’Aquitaine par son père dès 781. L’homme a donc l’ex-
périence du pouvoir et de la conduite d’un royaume. En
outre, il s’est distingué dans ses territoires en menant avec
vigueur la réforme et en soutenant la restauration monas-
tique conduite par l’abbé Benoît d’Aniane. Cet engagement
pour l’Église lui a valu le surnom de Louis le Pieux. Enfin,
ce prince aux yeux clairs, sensible, a beaucoup d’allure, de la
prestance à cheval et passe pour être instruit comme un
clerc, malgré une certaine nervosité. Les qualités sont là. Les
Francs ne découvriront ses défauts que plus tard…
Lors d’une assemblée tenue à Aix-la-Chapelle, le 11 sep-
tembre 813, Charlemagne couronne donc Louis d’Aqui-
taine Empereur, après consultation des grands du royaume.
Il pose lui-même le diadème impérial sur la tête de son fils,
en prononçant ces mots, rapportés par Ermold le Noir :
« Fils, au nom du Christ, reçois ma couronne, et revêts en
même temps la dignité impériale. Que celui qui, en sa
bonté, t’a élevé au faîte des honneurs, t’accorde le pouvoir
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130 CHARLEMAGNE

de lui donner satisfaction. » Et aussitôt l’assemblée des


nobles l’acclame. Contrairement à ce 25 décembre 800, à
présent il n’est plus besoin du pape pour faire l’Empereur, ni
de la basilique Saint-Pierre, ni de l’aristocratie romaine, ni
même du soutien des évêques. C’est tout le peuple franc qui
fait l’Empereur, réuni autour de son roi, à Aix-la-Chapelle,
au cœur des vieux domaines carolingiens. Le père transmet
la couronne à son fils, selon la vieille tradition franque.
L’Empire, désormais héréditaire, survivra donc à
Charlemagne. Il n’a plus rien de romain, il est devenu pour
longtemps chrétien et germanique.
Mais le temps s’accélère et la mort rôde. Entre 807 et
810, l’imminence de la fin est annoncée par des prodiges
relevés avec exactitude par les annales. On a vu des signes
qui ne trompent pas : une éclipse de soleil, le grand pont de
bois de Mayence détruit par le feu, une chute de cheval pro-
voquée par une torche éblouissante qui descendait du ciel,
un tremblement de terre dans le palais, et enfin la foudre qui
tombe sur la basilique d’Aix-la-Chapelle. Mais Charles n’en
a cure. Les Annales royales rapportent qu’il ne se préoccupait
pas de ces signes précurseurs, prêt qu’il était à affronter la
mort. N’en faisant qu’à sa tête, il refuse même d’écouter ses
médecins, qui lui conseillent de supprimer toute viande
rôtie et de suivre un régime de repas bouillis. Ne pouvant se
résoudre à renoncer à ses plats préférés, Charles prend ses
médecins en aversion, refuse leurs remèdes et continue de
chasser dans les bois.
Toutefois, le vieux maître vieillit, les fièvres deviennent
plus fréquentes, tandis que l’hiver le trouve chaque année
davantage affaibli. Thégan, dans son livre dédié au succes-
seur de Charles, De la vie et des actions de l’Empereur Louis le
Pieux, raconte en détail les derniers jours de Charlemagne.
« Mais l’année suivante, qui était la quarante-sixième de son
règne, il fut saisi par la fièvre au sortir du bain. Chaque jour,
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CHARLEMAGNE, NOUVEAU MOÏSE ? 131

la fièvre devenait plus forte ; il ne mangeait ni ne buvait


rien, si ce n’est quelque peu d’eau pour soutenir son corps.
Enfin, le septième jour de sa maladie, il fit venir auprès de
lui Hildebald, celui de tous les évêques qui lui était le plus
familier, pour qu’il donnât le sacrement du corps et du sang
de Notre Seigneur, et le fortifiât au sortir de la vie. Cela fait,
le jour et la nuit qui suivirent, il tomba dans une grande fai-
blesse. Le lendemain, à la pointe du jour, sachant quel acte il
allait faire, il recueillit ses forces, étendit la main droite, et
imprima sur son front le signe sacré de la croix, puis se signa
sur la poitrine et sur tout le corps […]. Aussitôt après il
expira en paix, plein de jours et après une vieillesse heureuse.
Son corps fut enterré le jour même dans l’église qu’il avait
bâtie à Aix-la-Chapelle. » Charlemagne meurt d’une pleuré-
sie, aggravée par une forte fièvre, qu’il voulut soigner tout
seul en observant une diète complète. Après sept jours au lit,
épuisé, malade, à peine nourri par quelques boissons, il
s’éteint le 28 janvier 814, à la troisième heure du jour, c’est-
à-dire vers neuf heures du matin. L’âge de son décès ne peut
être précisé. Eginhard était convaincu que son maître était
mort à l’âge de soixante-douze ans, mais les Annales royales
précisent soixante et onze, et d’autres sources disent « sep-
tuagénaire ». Finalement, même pour l’un des plus grands
rois du Moyen Âge, personne n’est capable de dire l’âge exact
de Charles, et probablement lui-même l’ignorait-il.
Les premiers jours qui suivent le décès, la cour est sous le
choc. Le corps est aussitôt inhumé dans la chapelle Sainte-
Marie, que le défunt a fait bâtir à Aix, et où l’on grave cette
épitaphe solennelle : « Sous cette pierre repose le corps de
Charles, grand et orthodoxe Empereur, qui noblement
accrut le royaume des Francs et pendant quarante sept
années le gouverna heureusement, mort septuagénaire l’an
du Seigneur 814. » Les fidèles et les grands vassaux accou-
rent au Palais, à la fois pour lui rendre hommage et pour
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132 CHARLEMAGNE

rencontrer leur nouveau maître.


Louis le Pieux, déjà couronné Empereur par son père,
apprend sa mort par des messagers à Doué, en Aquitaine, où
il passait l’hiver. « Trente jours après l’événement, ajoutent les
Annales, il arriva à Aix-la-Chapelle. » Trente jours, c’est plus
que nécessaire pour faire le trajet qui mène à la capitale, mais
à peine suffisant pour faire étape à Paris et s’assurer de la fidé-
lité des aristocrates qu’il croise sur sa route. Une fois rassem-
blée au palais d’Aix, la noblesse de l’empire l’acclame et lui
rend l’hommage. Alors, il « succéda à son père, du consente-
ment unanime et au grand contentement des Francs. ». C’est
lui désormais que les puissants vassaux viennent voir, de lui
qu’ils attendent les bienfaits et les récompenses. La transition
s’est faite en douceur, sans aucune contestation. La mort de
ses deux frères a été pour Louis une bénédiction. Que signifie
pourtant le « contentement » que procure la mort de
Charlemagne dans la noblesse ? Est-ce l’espoir que suscite le
nouvel Empereur ou plutôt le soulagement de voir parti le
vieux roi qui avait voulu les faire plier ?
Une fois reconnu par les Grands et installé à Aix-la-
Chapelle, Louis le Pieux remplit les vœux mentionnés dans
le testament de son père et prend les rênes du pouvoir. Dès
les premiers mois, il impressionne par son autorité. Ermold
le Noir témoigne de ses premiers succès : « La réputation de
sagesse de l’Empereur va croissant par toute la terre. Il met
en ordre, fortifie, vivifie ses États. » Pourtant, à la mort de
Louis le Pieux, en 840, il ne restera presque rien de l’héritage
de Charlemagne, suscitant ainsi les regrets affligés de l’évêque
Florus de Lyon. « Monts et collines, forêts et fleuves, sources
et rochers escarpés et vous, vallées profondes, pleurez la race
des Francs qui, par don du Christ, élevée au rang d’Empire,
est réduite aujourd’hui en poussière ! »
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133

EPILOGUE

L A NAI SSAN CE D ’UNE LÉ GE N D E

D
ans l’œuvre de Charlemagne, les ambitions demeu-
rées à l’état de projet frappent autant que les réali-
sations grandioses, conquêtes ou constructions. Et
pourtant, que de limites au personnage et à son Empire !
Celui-ci, en effet, était bien trop vaste et trop hétérogène
pour permettre un tel programme. Seules l’Austrasie et la
Neustrie correspondaient vraiment aux régions franques,
c’est-à-dire à la zone de contrôle direct de Charles. Partout
ailleurs, les particularismes l’emportaient, malgré les velléi-
tés centralisatrices du Palais. La diversité des lois constituait
un barrage absolu à l’unification juridique, puisque d’une
région à l’autre les codes variaient : Loi salique pour les
Francs, Code théodosien pour les Romains, ou encore Loi
lombarde en Italie. Même Louis le Pieux dut accepter
d’adapter en Aquitaine la législation de son père, sans
jamais pouvoir l’appliquer telle qu’elle. L’obstacle des
langues demeurait lui aussi permanent et, malgré la place
dominante du latin dans l’administration et l’Église, les
sujets du roi ne se comprenaient pas entre eux. Cette diver-
sité obligeait les Missi à être au moins trilingues et gênait
considérablement la conduite des troupes et l’application
des réformes.
Les ambitions de Charlemagne, qu’elles fussent vraiment
les siennes ou celles de son entourage, étaient ainsi des hori-
zons inacessibles. Certaines portaient même en germe de
dangereuses confusions, tels les liens sans cesse plus étroits
entre l’Église et l’État, entre la conscience des fautes et la
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134 CHARLEMAGNE

conduite du Royaume, ou encore entre la guerre et l’appât


du butin. L’Empire carolingien ne devait résister qu’une
trentaine d’années à sa mort. Il fallut néanmoins attendre
888 et la déposition de son arrière-petit-fils, Charles le Gros,
pour voir l’extinction de l’Empire. Sur les trônes de
Germanie et de France, des rejetons de sa dynastie parvin-
rent toutefois à se maintenir péniblement jusqu’au seuil du
Xe siècle, mais leur autorité ne fut jamais que l’ombre de
celle de l’illustre aïeul. La décomposition de l’héritage fut, il
est vrai, largement accélérée par les invasions normandes,
qui paralysèrent le pouvoir et développèrent une insécurité
générale, propice aux coups d’État et aux ambitions fratri-
cides. À peine Charlemagne était-il mort qu’en 818 com-
mençaient en effet les premières grandes expéditions vikings
sur les côtes de l’Empire.
Les succès de Charles ne peuvent cependant être démen-
tis. Les conquêtes sont là. La paix est réelle à l’intérieur des
frontières. La restauration de la culture et des structures
ecclésiastiques frappe tous les contemporains. Mais, faut-il
pour autant en faire le fondateur de l’Europe, ainsi qu’on l’a
souvent dit ? Quel est, d’ailleurs, ce continent dont on veut
en faire le démiurge ? Et pourtant, il est vrai que, de son
vivant même, certains lettrés virent en lui le bâtisseur de
l’Europe. Le poète irlandais Cathulf le salua un jour comme
« le chef du royaume de l’Europe », royaume dans lequel il
intégrait son Irlande natale, qui ne fit pourtant jamais par-
tie de l’Empire carolingien. Par ce compliment, peut-être
excessif, Cathulf rendait ainsi hommage au réformateur de
l’Église et de la culture, dont les acquis s’étaient diffusés jus-
qu’aux îles britanniques et celtes. En 799, lors de l’achève-
ment de la construction de la basilique d’Aix, Angilbert,
gendre de Charlemagne, fut encore plus explicite en le
louant par les expressions de « chef vénérable de l’Europe »
et encore de « roi père de l’Europe ». Il renchérit de plus
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LA NAISSANCE D’UNE LÉGENDE 135

belle en l’acclamant : « Charles, savant, modeste, maître du


monde, bien aimé du peuple, sommet de l’Europe, […] est
en train de tracer les murs de la Rome nouvelle. » Son petit-
fils Nithard pouvait lui aussi écrire vers 841 qu’il « laissa
l’Europe entière remplie de bonheur. » Dans ces éloges, la
nature profonde de cette Europe fondée par Charlemagne
est intimement liée au souvenir de Rome, à la fois comme
ville des empereurs antiques et siège de la papauté. Ainsi
peut-on dire que l’Europe qui renaît dans la conscience des
hommes du IXe siècle est d’abord chrétienne et occidentale,
fortement influencée par la foi et la culture des pontifes. Par
son alliance avec la papauté et sa réforme religieuse,
Charlemagne posa l’un des jalons d’enracinement du catho-
licisme dans l’ouest du continent.
Sur le plan politique, la conquête de la Saxe, la soumission
inachevée du nord de l’Espagne, de la Pannonie et des popu-
lations slaves furent autant d’étapes franchies vers la
construction d’une unité de l’Europe de l’Ouest. Malgré la
fragilité de son œuvre et l’hétérogénéité de son Empire,
Charlemagne a contribué à définir l’Europe occidentale,
dont il a unifié les territoires par ses conquêtes, les peuples
par sa tentative législative, et les structures politiques par le
titre impérial. Que les événements l’aient forcé ou non à
adopter ce titre, Charles a permis aux populations issues du
mélange entre peuples celtes, romains et envahisseurs germa-
niques de réapprivoiser l’idée impériale, disparue depuis
quatre siècles. En se faisant couronner Empereur, il offrait à
l’Europe un nouveau modèle politique unificateur, radicale-
ment différent des royautés barbares ou de la monarchie
absolue à venir, un modèle fondé sur l’universalisme et sur
une certaine « souveraineté populaire ». Car l’empereur gou-
verne des hommes de toutes races, sous une seule bannière,
mais son pouvoir dépend de leur consentement unanime.
L’idéal impérial qu’il laissa à l’Europe devait un jour renaître.
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136 CHARLEMAGNE

Alors Charlemagne fut-il pour autant le père de


l’Europe ? Disons plus sûrement qu’il fut l’un des pères de
la chrétienté européenne. En entrant en conflit avec
Byzance à propos du titre impérial et de la doctrine chré-
tienne, il renforça l’identité occidentale face à l’Orient grec.
Le couronnement de Noël 800 fut ainsi une étape de
construction de l’Europe parce que cet événement creusa le
fossé politique et culturel entre l’Occident et l’Orient. En
séparant définitivement la Gaule et l’Italie de l’illustre patro-
nage byzantin, l’Empereur franc contribua à la singularité
de l’Europe de l’Ouest, et donc à son identité. Ainsi, fonda-
teur parce que diviseur…
Charles est mort, mais il n’est pas encore Charlemagne.
Dès sa disparition, les ecclésiastiques et les lettrés qui l’ont
connu aiment à évoquer son nom et sa mémoire par des qua-
lificatifs glorieux, imitant les formules byzantines en vogue
pour le Basileus. Sous leur plume, il est toujours Karolus impe-
rator, Charles l’Empereur. Mais les clercs ajoutent souvent à
son titre l’épithète magnus – grand –, ou encore prudens –
prudent – du nom de cette vertu qui demeura longtemps
attachée à son souvenir. Vers 841, Nithard évoque au début
de son Histoire des fils de Louis le Pieux l’image de « Charles,
de belle mémoire, appelé à juste titre par toutes les nations le
grand Empereur – Magnus Imperator. » Mais dès la conclu-
sion de son livre, l’auteur modifie l’ordre des mots, en l’appe-
lant le « grand Charles » – Magnus Karolus. L’évolution
sémantique est en cours et, au Xe siècle, elle aboutira à faire de
l’épithète latine un surnom inséparable du prénom Charles.
Au début du XIe siècle, les deux mots Karolus et Magnus
fusionneront pour donner « Charlemagne ». La Chanson de
Roland, écrite vers 1060, témoigne de cette ultime phase dans
la formation de ce nom légendaire.
Les écrivains du Moyen Âge ont donc rapidement trans-
formé et le nom et le souvenir du roi franc, devenu l’arché-
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LA NAISSANCE D’UNE LÉGENDE 137

type du bon monarque, juste et pieux. Les chansons de


geste, surtout celle de Roland, concentrent leur épopée sur
la défaite de Roncevaux et la menace musulmane.
Charlemagne y est décrit tel un roi de l’Ancien Testament,
très proche de David, inspiré par le dieu des batailles, qui
l’aide à remporter la victoire sur les infidèles. Son portrait
n’est toutefois pas exempt de délicatesse, puisque le person-
nage apparaît sensible et amical. Les vers inoubliables de la
Chanson de Roland ont fixé pour longtemps l’image d’Épi-
nal de l’Empereur à la barbe fleurie. « Au pied d’un pin, tout
à côté d’un églantier, on a placé un trône entièrement en or
pur. C’est là que siège le roi qui gouverne la douce France.
Il a la barbe et les cheveux tout blancs, le corps bien pris,
l’allure très fière. Inutile de le désigner à celui qui le cherche
[…]. Ses paroles ne sont jamais trop promptes et il a l’habi-
tude de prendre son temps pour répondre. Quand il relève
la tête, son visage exprime la plus grande fierté. »
Les nations se le disputent. Les Français, comme dans cet
extrait, oublient son titre impérial et préfèrent voir en lui
l’un de leurs premiers rois. Les Espagnols en font l’initiateur
de la Reconquiesta contre l’Islam, avec son grand-père
Charles Martel. Outre-Rhin, il est dès le Xe siècle la référence
incontournable pour tout prince qui ambitionne la cou-
ronne impériale. C’est d’ailleurs à l’initiative de Frédéric Ier
Barberousse, qui veut affermir son pouvoir en profitant de
la mémoire de son précédesseur, que Charlemagne est cano-
nisé à Aix-la-Chapelle, le 29 décembre 1165. « Saint »
Charlemagne devient ainsi l’objet d’un culte officiel en
Allemagne et son corps une relique précieuse. Les rois de
France ne souhaitant pas être en reste, Louis XI décide de
faire de sa fête un jour chômé. Mais ces multiples canonisa-
tions, très intéressées, ne furent jamais reconnues par la
papauté, qui toléra néanmoins son culte à condition qu’il se
limite à la cité d’Aix-la-Chapelle.
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138 CHARLEMAGNE

Quant au souvenir de Charlemagne, il continua d’incar-


ner le mythe du bon gouvernement, du moins jusqu’au
XVIIIe siècle. Voltaire et les philosophes des Lumières, suivis
au XIXe siècle par les historiens républicains, dont Michelet,
ne pardonnèrent pas au roi franc ses brutalités et son enga-
gement au côté de l’Église. À leurs yeux, Charles ressemblait
trop à Louis XIV – deux monarques dont les règnes furent
les plus longs de toute l’histoire de l’Europe. « La réputation
de Charlemagne, écrivit Voltaire, est une des plus grandes
preuves que les succès justifient l’injustice et donnent la
gloire. » Or, s’il avait pu approfondir son analyse, le philo-
sophe aurait dû constater qu’un fossé infranchissable sépa-
rait la royauté de Charlemagne de la monarchie absolue du
Roi Soleil. Il est certain en revanche que le roi franc aurait
revendiqué son attachement au droit divin, lui qui se pro-
clamait le « Nouveau Salomon », lui qui rêvait d’un empire
gouverné par le Christ.
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139

TAB L E D ES MAT I ÈR E S

INTRODUCTION : L’EUROPE OCCIDENTALE À LA NAISSANCE


DE CHARLEMAGNE 5
Naissance de l’enfant-roi. L’univers quotidien du jeune
Charles. Le monde franc. Une Église sous influence.
Décadence mérovingienne mais succès des Pippinides.
Pépin le Bref, un père usurpateur.

I. CHARLES, ROI DES FRANCS (768-796) 17


Débuts de règne. La reine Berthe noue les mariages lom-
bards. Deux frères qui ne s’entendent pas. La mort de
Carloman et la captation d’héritage. La couronne de fer
tombe entre les mains de Charlemagne. Un règne parcouru
de crises politiques. L’indispensable soutien de l’aristocratie.
Charlemagne, un prince du Nord. Les femmes et la famille.
Portrait intime du roi.

II. TRIOMPHE ET TERREUR 34


Vivre par la guerre et pour la guerre. Qualités du soldat
carolingien. La victoire commence en Saxe. Premières
conquêtes (768-778). Le piège se referme à Roncevaux.
Charlemagne, stratège ou tacticien ? Delenda est Saxonia.
Italie et Bavière. Il faut mater les révoltes (792-800). La
prise du Ring. Charlemagne est-il un nouveau Charles
Martel ? La paix caroline (800-814). Fragilité des conquêtes.
`
III. BÂTIR ET GOUVERNER 60
Les domaines et les palais du roi. Charles fonde à Aix-la-
Chapelle une nouvelle Rome. Avait-il une politique écono-
mique et monétaire ? Des prix stables mais pas de banques.
Charlemagne et l’administration du royaume, les services
du Palais. Plaid, comtes et Missi. Un pouvoir singulière-
ment limité. Le risque de la vassalité.
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140 CHARLEMAGNE

IV. L’INTENDANT DE DIEU 79


La renaissance culturelle et les Arts libéraux. Charlemagne
savait-il lire ? Mécène et protecteur des Lettres. Sauver la
culture et inventer l’école. Roi sacré et nouveau David.
L’augustinisme politique et l’invention des Ordres.
Charlemagne légifère au nom de l’Église. Le roi et les
évêques. Rome apporte la réforme liturgique. Les maîtres de
la prière. Charles, protecteur des femmes ? Le roi ordonne
que les laïcs se tournent vers Dieu. Un programme religieux
sans équivalent.

V. L’EMPIRE RENAÎT EN OCCIDENT (796-800) 105


Redécouverte de l’Empire. Un titre encore vague. Imitatio
Imperii. Charles, en lutte contre le poison hérétique.
Théologie franque contre théologie byzantine.
Charlemagne affirme ses prétentions impériales. Des cir-
constances favorables à Byzance et à Rome. Charles arrive
en Italie. Le 25 décembre 800. Colère du nouvel Empereur
et lourdes équivoques.

VI. CHARLEMAGNE, NOUVEAU MOÏSE ? (800-814) 121


La guerre des deux empereurs. Évolution du titre.
Charlemagne sur les pas de Moïse. Les conciles de 813.
Tristesse des dernières années. Louis d’Aquitaine couronné
Empereur par son père. La mort de Charlemagne. Louis le
Pieux prend le pouvoir.

ÉPILOGUE : LA NAISSANCE D’UNE LÉGENDE 133


Obstacles et limites. Le père de l’Europe ? De Charles à
Charlemagne. Un enjeu de mémoire.

Carte 142
CHARLEMAGNE_EX 1/04/06 15:22 Page 141

141

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N.B. : Les traductions du latin sont tirées des ouvrages de la bibliographie, parfois
modifiées par l’auteur.
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Achevé d’imprimer en avril 2006


sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery
58500 Clamecy
Dépôt légal : avril 2006

Imprimé en France

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