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Allia, 2005
Ars grammatica
Allia, 2006, et nouvelles éditions 2015 et 2022
Dessins : Éléonore Lamoglia
ISBN 978-2-02-149398-6
www.seuil.com
Du même auteur
Copyright
1 - Trois secrets
4 - La vraie magie
6 - Refuser de lire
8 - La théorie du toucher
10 - Apprendre à voir
11 - La balle et la batte
14 - Un art martial
15 - Même pas peur
16 - Hyperlucide
17 - Contrôler l'Univers
19 - Abstrait et mou
20 - L'éveil mathématique
Épilogue
Remerciements
Trois secrets
3. Quand Einstein est enfermé dans une chambre avec un problème, que
se passe-t-il exactement ?
Ou, pour le redire en langage explicite : Qu’est-ce qu’Einstein fait avec le
problème ? À quel endroit met-il les doigts ? Comment s’y prend-il pour
que le problème se laisse tripoter ?
Ça peut paraître absurde d’utiliser un vocabulaire aussi trivial, mais soyons
honnêtes : ce que nous voulons connaître, ce sont les détails croustillants.
Nous voulons savoir ce qui se passait réellement à l’intérieur de la tête
d’Einstein. Nous voulons savoir comment il faisait pour de vrai. Nous
voulons connaître la technique d’Einstein, son truc secret qui marchait à
tous les coups.
Nous savons que la créativité intellectuelle n’est pas qu’une question de
quantité de travail. Nous savons qu’il y a forcément autre chose, une sorte
de fluide magique, quelque chose de mystérieux et qui n’est jamais
enseigné à l’école.
Si Einstein avait pris le temps de nous enseigner la méthode pour réaliser de
grandes découvertes scientifiques, sa contribution à l’humanité dépasserait
très largement ses travaux en physique. Comme dit le proverbe, mieux vaut
enseigner l’art de pêcher que d’offrir un poisson.
Cette discussion n’a pas eu lieu. Elle n’aura jamais lieu. Albert Einstein est
mort le 18 avril 1955 à l’hôpital universitaire de Princeton. Le médecin qui
a pratiqué l’autopsie était lui-même si curieux de découvrir le secret
d’Einstein qu’il a prélevé son cerveau sans le consentement de la famille et
l’a découpé en des milliers de tranches.
Ça ne lui a pas appris grand-chose.
La méthode
Mais cette affaire dépasse très largement Einstein. Elle dure depuis des
siècles. Elle concerne nos croyances, nos idées fausses sur l’intelligence et
sur la création intellectuelle, et les limites dans lesquelles ces croyances
nous enferment.
Pour comprendre les travaux d’Einstein, la principale difficulté est le
formalisme mathématique. C’est aussi ce qui posait le plus de problèmes à
Einstein lui-même, comme il l’avait un jour avoué à une collégienne qui lui
demandait conseil : « Ne t’inquiète pas de tes difficultés en maths, je peux
t’assurer que les miennes sont bien pires. »
Il y a quatre cents ans, le plus grand mathématicien de son temps a
raconté sa vie dans un livre qui est depuis devenu célèbre. Dès les
premières pages, son message est parfaitement clair. Il peut se résumer ainsi
: « Je ne suis pas plus intelligent que les autres. J’ai juste eu la chance de
découvrir une méthode magique qui m’a permis de devenir plus fort que
tout le monde. Je vais vous expliquer comment j’ai fait. »
Le même réflexe qui nous fait refuser de prendre au sérieux la phrase
d’Einstein nous fait refuser d’entendre ce que ce mathématicien (René
Descartes) essaye de nous dire, et nous fait refuser de ranger son livre (le
Discours de la méthode) au rayon où il aurait dû être rangé : développement
personnel.
Le consensus, c’est qu’il n’y a pas de méthode pour devenir un grand
mathématicien, pas plus qu’il n’y a de méthode pour augmenter la taille de
son pénis ou devenir riche en travaillant de chez soi deux heures par jour.
Peu importe que Descartes nous dise exactement le contraire.
Sur la première de ces idées reçues, autant être clair : non, les
mathématiciens ne pensent pas de façon logique. Personne ne pense de
façon logique. Il est même rigoureusement impossible de penser de façon
logique. La logique ne sert absolument pas à penser. Elle sert à tout autre
chose, nous verrons à quoi.
La deuxième idée reçue est la plus toxique. Elle nous enferme et nous
rend fatalistes. Elle a réussi à convaincre une bonne moitié de l’humanité
que les mathématiques étaient une terre étrangère et ennemie. À chacun
d’entre nous, y compris aux plus « doués », elle assigne une limite
indépassable, celle du niveau d’intuition mathématique dont chacun serait «
naturellement » doté.
La troisième idée reçue est une simple variation sur le même thème :
pour être Einstein ou Descartes, il faut être né comme ça, on ne peut pas le
devenir. Et quand Einstein et Descartes nous disent le contraire, ils se
moquent de nous.
Cette vision selon laquelle nous serions incapables de « devenir » forts
en mathématiques est fausse mais elle part d’une vérité essentielle : le
pouvoir magique des mathématiciens, ce n’est pas la logique, c’est
l’intuition.
Un succès radical
Plus récemment, depuis cent cinquante ans environ, une nouvelle
décision fondamentale a été prise : celle d’enseigner la lecture et l’écriture à
tout le monde.
Cette décision est tellement structurante qu’il est devenu difficile
d’imaginer à quoi notre monde pourrait bien ressembler si elle n’avait pas
été prise. Si, comme c’était le cas jusqu’alors, seule une petite minorité de
la population avait accès à la lecture.
Au temps des hiéroglyphes et de l’Égypte ancienne, l’art d’écrire
s’apparentait à un pouvoir magique. Les scribes formaient une caste
héréditaire, et ils se transmettaient leurs secrets de génération en génération.
Dans l’Europe médiévale, écrire était une vocation. Des jeunes hommes
se faisaient moines, ils se retiraient du monde et consacraient leur existence
à copier des manuscrits.
Qu’est-ce que les paysans illettrés du Moyen Âge pensaient de tout cela
? S’imaginaient-ils qu’apprendre à lire et à écrire exigeait un don spécial,
une forme particulière d’intelligence qui leur faisait défaut ? Trouvaient-ils
injuste et frustrant d’en être exclus ? Ou, plus simplement, se disaient-ils
qu’ils n’avaient pas le temps, pas l’argent, pas l’envie, et que de toute façon
ils n’avaient rien à lire ?
Un véritable désastre
Dans le même temps où était lancé ce grand chantier d’alphabétisation
planétaire, une autre décision radicale était prise : on allait enseigner les
bases des mathématiques à tout le monde.
Aujourd’hui, dans les écoles, collèges et lycées du monde entier, plus
d’un milliard de filles et de garçons étudient les mathématiques.
Et c’est un véritable désastre.
Aujourd’hui, dans les écoles, collèges et lycées du monde entier, plus de
cinq cents millions de filles et de garçons souffrent en silence. Ils ont
l’impression de ne rien comprendre et sont ballottés entre le désengagement
(ils ne voient absolument pas l’intérêt de cette matière) et la sensation
humiliante de ne pas être assez intelligents.
Quand on demande aux adolescents américains quelle est la matière la
plus difficile, les mathématiques arrivent en tête, avec 37 % des réponses.
C’est également, de très loin, la matière qu’ils détestent le plus. Mais quand
on leur demande leur matière préférée, les mathématiques arrivent encore
en tête, avec 23 %. Pour certains, c’est même la matière la plus facile.
Nous connaissons tous ce phénomène étrange. Il fait partie du décor et
nous avons appris à le trouver normal. Nous trouvons normal qu’il y ait des
gens qui aiment les maths et trouvent ça facile, et d’autres qui détestent les
maths et trouvent ça incompréhensible, et nous trouvons normal qu’il n’y
ait quasiment personne entre les deux.
Nous trouvons la situation tellement normale que les attitudes possibles
vis-à-vis des mathématiques font partie de nos stéréotypes culturels : le
geek qui adore ça (forcément boutonneux), la jeune fille cool qui s’intéresse
à la mode (forcément nulle en maths), cette autre jeune fille capable de
résoudre tous les problèmes sans avoir à réfléchir (forcément autiste), le
cancre rebelle (forcément nul en maths).
Ces stéréotypes sont absurdes et insultants. Je connais des cancres
rebelles qui sont devenus de grands mathématiciens. Une lycéenne a le droit
d’être jolie et d’avoir plein d’amis et de savoir résoudre tous les problèmes
de maths sans avoir à réfléchir. Elle a aussi le droit de devenir une grande
mathématicienne.
Nous y sommes accoutumés, mais cette situation n’est absolument pas
normale. Elle est même très étrange. Ça n’aurait jamais dû se passer comme
ça.
Pour s’en rendre compte, le plus simple est de comparer l’apprentissage
des maths avec les autres apprentissages fondamentaux.
Est-ce qu’on trouverait normal que des adolescents jugent cool de ne
pas savoir lire ? Qu’ils supposent que ceux qui savent lire de façon fluide,
sans avoir à déchiffrer chaque lettre séparément, ont forcément des
problèmes relationnels ?
Est-ce qu’on trouverait normal que la moitié d’une classe d’âge arrive
au bac sans savoir manger proprement avec une cuillère ? Ou sans savoir
faire ses lacets ?
Résoudre les problèmes de maths de lycée devrait être aussi simple que
de faire ses lacets, et si ce n’est pas le cas c’est parce qu’il y a un très gros
problème avec l’enseignement des maths.
Deux hypothèses
Pour expliquer pourquoi il y a d’un côté des bons en maths et de l’autre
des nuls en maths, deux hypothèses sont généralement avancées.
La première hypothèse est que c’est une question de motivation. Les
nuls en maths sont nuls parce qu’ils n’aiment pas les maths, et ils n’aiment
pas les maths parce qu’ils ne comprennent pas à quoi elles servent dans leur
vie de tous les jours. Mais est-ce que les gens pensent vraiment que
l’histoire va leur servir dans leur vie de tous les jours ? Ça ne la rend pas
pour autant inintelligible, et les cours d’histoire ne plongent personne dans
un état de panique. On n’a jamais vu un écolier pleurer parce qu’il n’arrive
pas à comprendre ce qu’est une guerre ou une révolution.
En fait, les nuls en maths ont bien compris qu’être bon en maths servait
à quelque chose, ne serait-ce qu’à réussir à l’école et à intégrer une bonne
université. Ils ne sont pas idiots. Ils ont bien compris qu’être nul en maths
leur interdisait l’accès à de nombreuses professions, parmi les mieux payées
et les plus valorisées. Ils ne comprennent peut-être pas pourquoi les maths
sont si importantes mais ils savent qu’elles le sont. Ils s’en sentent exclus,
ce qui leur donne une excellente raison de les détester.
La seconde hypothèse est plus cruelle. Elle suppose un mystérieux type
d’intelligence, l’intelligence mathématique, qui serait très inégalement
répartie dans la population. L’explication serait biologique. Il existerait une
bosse des maths, un gène des maths. Les bons en maths seraient nés comme
ça et les nuls en maths n’auraient simplement pas eu de chance.
Que cette idée soit si répandue est assez surprenant en soi. Nous
devrions avoir appris à nous méfier des idées de ce genre. Il fut un temps où
les gens croyaient que certaines races étaient naturellement faites pour
travailler dans les champs de coton tandis que d’autres étaient naturellement
faites pour posséder ces champs de coton. Plus récemment, on entendait
dire que les femmes étaient génétiquement incapables de piloter des avions
de chasse. Aujourd’hui, ces idées ont été discréditées.
Si vous en doutez encore, vous découvrirez au prochain chapitre que
vous disposez de toutes les facultés intellectuelles qui permettent d’avoir un
très bon niveau en maths.
L’inégalité biologique existe, mais elle ne ressemble pas à ce que je
viens de décrire. Pour voir à quoi elle ressemble, le plus simple est de
demander à une classe de terminale de courir un 100 mètres. Certains
mettront 11 secondes, d’autres 13 ou 18 secondes. Et peut-être qu’il faudra
à certains 30 secondes pour parcourir la distance.
Pour expliquer ces écarts, il existe de nombreux facteurs tels que la
motivation, le niveau d’entraînement, l’hygiène de vie, et bien sûr des
facteurs génétiques. Nous sommes génétiquement inégaux devant la course
à pied. Mais sur un 100 mètres, ces facteurs génétiques ne jouent que pour
quelques secondes.
Maintenant, imaginez que certains arrivent en 11 secondes, mais qu’au
bout d’une semaine la moitié de la classe n’est toujours pas arrivée. Ce sont
à peu près les écarts de niveau en maths qu’on observe à la fin du lycée.
Vous cherchez les élèves perdus. Certains sont assis sur la ligne de
départ. Ils vous expliquent que le 100 mètres est la pire chose de la Terre.
Ils ne comprennent pas à quoi ça peut servir dans leur vie de tous les jours
et pensent que le prof de sport est un gros sadique.
Peut-on sérieusement en conclure que l’explication est génétique ?
J’aimerais vous convaincre que la seule explication possible est qu’il
s’agit d’un gigantesque malentendu. Les nuls en maths sont nuls en maths
parce que personne n’a pris la peine de leur donner des consignes claires.
Personne ne leur a dit que les mathématiques étaient une activité physique.
Personne ne leur a dit que, en mathématiques, il n’y avait pas des choses à
apprendre mais des choses à faire.
Ils ne prennent pas la cuillère du bon côté, parce que personne ne leur a
expliqué comment faire, et parce qu’ils n’ont jamais vu personne la prendre
du bon côté.
Les phrases qui sont prononcées pendant un cours de maths ne sont pas
des informations qu’il faut retenir. Ce sont des consignes et des indications
pour des gestes invisibles que chacun doit accomplir secrètement dans sa
tête.
Suivre un cours de maths comme on suit un cours d’histoire ou de
biologie, c’est aussi absurde que de prendre des notes pendant un cours de
yoga, soigneusement, pour être sûr de ne rien oublier. Si vous ne faites
jamais le moindre exercice de respiration, ça ne sert strictement à rien.
3
La vraie magie
Une imposture ?
Un habitant de la Rome antique, lui, verrait tout de suite la nuance entre
XXV et XXVI. Mais votre agilité avec les grands nombres lui ferait croire
que vous êtes un calculateur prodige.
L’idée vous fait sourire car, au fond, vous savez bien que c’est une
imposture : vous n’êtes pas un calculateur prodige.
Mais en êtes-vous si sûr ?
Si vous imaginez les calculateurs prodiges comme des mutants dotés de
pouvoirs magiques, si vous pensez qu’ils ont dans la tête un ordinateur qui
leur permet de calculer de manière ultrarapide avec les méthodes que vous
connaissez, vous vous trompez.
Au fond, les calculateurs prodiges, c’est un peu comme les magiciens et
le Père Noël : ça n’existe pas vraiment.
Quand vous croyez voir le Père Noël, ce n’est jamais vraiment le Père
Noël, c’est toujours un type déguisé en Père Noël.
Quand vous croyez voir un magicien, ce n’est jamais vraiment un
magicien, c’est toujours un illusionniste, c’est-à-dire un type qui connaît
des trucs capables de créer l’illusion qu’il est doté de pouvoirs magiques.
Quand vous croyez voir un calculateur prodige, ce n’est jamais
vraiment un calculateur prodige, c’est toujours un type qui a une façon de
voir les nombres qui rend faciles et même évidentes des opérations qui,
pour vous, sont complexes et presque impensables.
La vérité est que nous sommes tous fondamentalement nuls en calcul
mental, sauf quand nous avons une façon intuitive de simplifier
radicalement le calcul et de « voir » le résultat.
L’écriture décimale basée sur les chiffres arabes est un « truc » qui vous
permet de voir certains résultats comme évidents. La principale différence
entre les calculateurs prodiges et vous, c’est que leur panoplie de trucs est
plus étendue que la vôtre et qu’ils ont plus l’habitude de jouer avec.
Vraiment comprendre
Le système d’écriture décimale des nombres vous paraît tellement
évident que vous n’avez plus le souvenir d’avoir dû l’apprendre. C’est
exactement comme avec la cuillère. Vous l’utilisez sans avoir besoin de
réfléchir, comme s’il s’agissait d’une extension de votre corps. Quand vous
voyez 999 999 999, vous croyez directement voir un nombre, vous ne vous
rendez même plus compte que vous le voyez au travers d’un outil.
Or l’écriture décimale est une pure invention humaine. Plus qu’un
système d’écriture, c’est en fait une porte d’entrée vers un état de
conscience où les nombres entiers, aussi grands soient-ils, deviennent des
objets concrets et précis. Au passage, l’infinité des nombres entiers devient
elle-même une évidence.
Quelque chose qui jusqu’alors était impensable devient soudain une
évidence : voilà exactement le type d’effet que les mathématiques
produisent sur votre cerveau. C’est une sensation merveilleuse, un plaisir
très fort.
Quand vous étiez enfant, vous avez été fier de savoir compter jusqu’à
dix, puis jusqu’à vingt, puis jusqu’à cent. Ça vous a permis de frimer en
cour de récré. Pour pouvoir encore plus frimer, vous auriez voulu connaître
le plus grand des nombres.
Au fond, votre conscience des nombres n’était pas très éloignée de celle
des chasseurs-cueilleurs qui savent compter jusqu’à deux ou jusqu’à cinq et
sont fermement convaincus que le nombre suivant, le nombre beaucoup, est
le plus grand des nombres.
Un jour, vous avez compris qu’aucun nombre n’était le plus grand des
nombres. Même si vous auriez pu arriver à cette conclusion par un autre
chemin, l’écriture décimale vous a fourni un raccourci. Vous savez que
chaque nombre est suivi d’un autre nombre. Vous savez voir la succession
des nombres comme un compteur qui tourne et vous savez que ce compteur
peut tourner indéfiniment. Il n’y a pas de limite, il n’y a pas de nombre
spécial après lequel le compteur se bloquerait.
Pendant 99 % de l’histoire de l’humanité, personne n’avait appris à voir
un compteur des nombres tourner dans sa tête.
Le compteur des nombres qui tourne dans votre tête est l’œuvre
collective de grands mathématiciens qui, depuis la préhistoire jusqu’au
Moyen Âge, ont façonné l’image des nombres que nous partageons
aujourd’hui.
Cette image n’est pas naturelle. Elle n’était pas déjà inscrite dans votre
corps le jour de votre naissance. Elle est en partie arbitraire : nous aurions
pu choisir un autre système pour écrire les nombres et vous les verriez
différemment.
Il y a plus de quatre mille ans, les Babyloniens avaient inventé un
système sexagésimal : ils écrivaient les nombres en base 60 et non pas en
base 10. Les mathématiques babyloniennes étaient les plus avancées de leur
époque. Et l’image mentale que vous avez des heures, des minutes et des
secondes reste très profondément influencée par leur vision des nombres.
Ce qui est naturel, en revanche, c’est votre capacité à assimiler des
mathématiques abstraites et à vraiment les comprendre, c’est-à-dire à
modifier votre cerveau pour que ces mathématiques fassent réellement
partie de vous.
Vous croyez voir le nombre 999 999 999. En réalité, vous déchiffrez
une notation mathématique abstraite et complexe. Vous la déchiffrez de
manière parfaitement fluide, en un instant, sans même vous en rendre
compte. Les nombres entiers n’étaient pas votre langue maternelle, mais
vous êtes devenu bilingue.
C’est à cela que ressemble l’apprentissage réussi d’une notion
mathématique. Si l’exemple vous paraît idiot, c’est justement parce que
vous l’avez vraiment compris.
Un grand mathématicien, c’est par exemple quelqu’un qui naît dans une
culture où les gens ne savent compter que jusqu’à 5 et qui se rend compte
un jour qu’on peut aller au-delà.
Personne n’invente d’un seul coup l’infinité des nombres. Au début, les
idées mathématiques sont floues et incomplètes. On a la sensation de
pouvoir aller jusqu’à 6 ou peut-être 7, mais on n’arrive pas à le dire car on
ne connaît aucun mot pour exprimer 6 et 7. On a même l’impression de
pouvoir aller plus loin encore, mais cette impression est fugace, on n’y croit
pas complètement, on se dit qu’il doit y avoir un truc qui cloche quelque
part.
C’est ce qui arrive quand on se cogne contre les limites du langage.
Pour exprimer ce qu’on ressent, il faut inventer de nouveaux mots, ou
faire un nouvel usage des mots qui existent déjà. Mettre des mots sur nos
impressions fugaces permet d’ancrer la pensée. C’est indispensable mais ça
prend du temps. Les mots ne viennent pas facilement et ils ne viennent pas
tout de suite.
La phase initiale de découverte est une expérience spirituelle. Vous
pensez hors du langage. Le monde s’éclaire. Vous avez des révélations.
Vous voyez des choses qui, jusqu’alors, étaient cachées. Ces choses sont
tellement nouvelles qu’elles n’ont pas encore de nom.
Cette sensation merveilleuse, vous la connaissez bien. Vous l’avez déjà
ressentie. Souvenez-vous : la première fois, c’était le jour de votre première
grande découverte mathématique.
Quand vous étiez bébé, avant même de savoir parler, vous avez
probablement joué avec un jeu qui ressemblait à ça :
Vos parents vous ont montré l’exemple. Ils ont pris un bloc et l’ont fait
rentrer dans un trou. Vous avez voulu les imiter. Vous avez pris un bloc et
vous avez voulu le faire rentrer dans un trou. Mais ça n’a pas marché. Vous
avez appuyé de toutes vos forces mais le bloc n’est pas rentré.
Ça vous a énervé. Vos parents vous ont dit que ça ne servait à rien de
forcer et qu’il suffisait de bien regarder : le bloc rond va dans le trou rond,
le bloc carré dans le trou carré. Regarde, c’est pourtant simple, non ?
Sauf que vous n’avez rien compris à leurs explications. Vous n’aviez
aucune chance de comprendre. Les mots « rond » et « carré » n’avaient
aucun sens pour vous. Ce n’était pas le vocabulaire qui vous manquait,
c’était bien pire : les formes elles-mêmes vous manquaient. Vous ne saviez
pas les voir. Les ronds et les carrés étaient pour vous invisibles.
Tout ce que vous pouviez voir, c’était que vos parents arrivaient à faire
rentrer les blocs dans les trous et que vous n’y arriviez pas. Vous étiez
pourtant certain de faire exactement les mêmes gestes qu’eux. Avec eux,
ces gestes marchaient, avec vous, ils ne marchaient pas.
La scène s’est répétée des dizaines de fois. Ça a duré des mois, c’était la
pire frustration de votre vie. Vos parents étaient des magiciens, pas vous.
C’était injuste et cruel. Vous vous êtes souvent mis en colère.
Pourtant, vous n’avez jamais laissé tomber. Vous êtes retourné cent fois
devant cette énigme qui vous humiliait tant. Peu importe l’humiliation, vous
vouliez comprendre. Vous vouliez percer le secret.
Et puis un beau matin, vous avez compris. Vous avez pris un bloc dans
votre main et vous avez remarqué que ce bloc avait quelque chose de
particulier et que l’un des trous avait ce même quelque chose de particulier
en commun avec le bloc. Et c’était dans ce trou-là, justement, qu’il fallait
mettre le bloc.
Cette prise de conscience ne vous a demandé aucun effort. Vous étiez
juste en train de refaire les mêmes gestes que d’habitude, ces gestes qui, la
veille encore, ne marchaient pas. Ça vous est apparu d’un seul coup comme
une évidence. Il n’y a pas d’autre façon de le dire : ça vous a sauté aux
yeux.
C’est à cette époque de votre vie que vous avez inventé la notion de
forme. Ça ne concernait pas seulement ce bloc et ce trou. Ça concernait tous
les blocs et tous les trous. Chaque bloc avait son trou qui lui correspondait
et avec qui il partageait cette chose immatérielle qui n’avait pas de nom. Ça
marchait à tous les coups. C’était le secret du tour de magie.
Vous avez inventé la notion de forme par vous-même et pour vous-
même. Ce n’était pas une connaissance préexistante, extérieure à vous, que
le langage vous aurait apportée. Vous avez appris tout seul à voir les formes
parce que, tant que vous ne saviez pas les voir, personne ne pouvait vous
expliquer ce que c’était. Les mots pour en parler, vous les avez appris plus
tard : vous les avez appris par-dessus votre perception des formes.
Depuis cette époque, vous ne pouvez plus vous empêcher de les voir.
C’est tellement facile. Les ronds et les carrés, les triangles et les étoiles, les
cœurs. C’est même trop facile. Vous êtes devenu incapable d’imaginer ce
que ça peut bien vouloir dire que de ne pas les voir.
Trois semaines plus tard, quand Billie a été relâchée dans sa baie
d’origine, elle a continué d’y pratiquer le tailwalk. Cette figure n’avait
jamais été observée chez un dauphin en liberté. Mais le plus intéressant est
ce qui s’est passé ensuite : les autres femelles du groupe de Billie se sont
mises à faire pareil. Le tailwalk est devenu à la mode chez les dauphins
d’Adélaïde.
Sur ce point, nous sommes exactement comme les dauphins : non
seulement nous avons la capacité d’apprendre en regardant les autres, mais
en plus, nous avons la pulsion de les imiter. Notre instinct nous pousse à
nous copier les uns les autres.
C’est par imitation que nous apprenons à nouer nos lacets, à utiliser un
grille-pain ou à faire du vélo. Nous n’y arrivons pas forcément du premier
coup, mais regarder les autres nous permet déjà de nous faire une idée.
Nous comprenons « en gros » à quoi sert une cuillère, un grille-pain ou un
vélo, et nous comprenons « en gros » comment nous en servir.
Mais les mathématiques, parce qu’elles impliquent des gestes invisibles,
ne peuvent pas s’apprendre par imitation.
La technique de Fosbury
Pour faire une découverte mathématique, il faut commencer par
inventer soi-même de nouveaux gestes mentaux, fabriquer de nouvelles
images dans sa tête, sans savoir à l’avance comment s’y prendre et sans être
sûr que ça marchera.
Dans la vie, inventer un geste vraiment nouveau est tellement rare qu’il
n’est pas simple de trouver des exemples historiques bien documentés.
Même Michael Jackson n’a pas inventé le moonwalk. Il l’a appris par
imitation. L’origine de ce pas de danse remonte au moins aux années 1930 ;
ses inventeurs ou inventrices sont des génies anonymes.
Dick Fosbury, lui, a inventé un geste vraiment nouveau, la technique de
saut en hauteur qui porte désormais son nom.
Avant lui, les deux techniques principales étaient le saut en ciseaux (sur
le dos, les jambes en avant) et le rouleau ventral (sur le ventre, les épaules
en avant).
Le saut en Fosbury, sur le dos et les épaules en avant, peut sembler
contre-intuitif. Hors contexte et sans matelas, il ressemble à une tentative de
suicide. Notre corps n’a aucune envie de faire ça. Pour oser se jeter en
arrière la tête la première, il faut désamorcer l’instinct de fuite qui nous fait
sentir que, de toute évidence, ce geste est beaucoup trop dangereux pour
être tenté.
Fosbury n’a copié ce geste sur personne. Il a commencé à l’imaginer en
1963, quand il avait seize ans, et a consacré des années à le mettre au point.
Fosbury aurait bien aimé se contenter d’imiter. Imiter ne lui faisait pas
honte. Il n’était pas vaniteux. Il ne cherchait pas à être original ou créatif. Il
savait que l’imitation est la méthode la plus pratique pour apprendre et,
naturellement, il a d’abord essayé de sauter comme tout le monde.
Son point de départ, c’est qu’au lycée il était le plus mauvais de son
équipe. Parce qu’il n’arrivait pas à s’en sortir avec les techniques officielles,
il s’est mis à expérimenter, à chercher une façon de sauter plus intelligente
et plus efficace : « Mon but n’était pas de gagner, mon but était juste de ne
pas perdre. »
La force de sa technique est qu’elle permet de franchir la barre en
s’enroulant autour d’elle tandis que le centre de gravité passe sous la barre :
chaque partie du corps passe successivement au-dessus de la barre mais en
moyenne le corps reste toujours en dessous. Avec la même impulsion, on
peut franchir une barre beaucoup plus haute.
Fosbury comprenait très bien ces aspects scientifiques. À l’université,
son goût l’a porté vers les sciences de l’ingénieur. Mais plutôt que par
calcul, c’est par introspection, en portant une grande attention à l’écoute de
son corps et en se concentrant sur les gestes qui lui permettaient de plus
facilement franchir la barre, qu’il a graduellement découvert sa méthode.
L’approche de Fosbury était à la fois volontariste et méditative.
Un jour, en modifiant la trajectoire de sa course et la position de son
corps, il a gagné quinze centimètres sur son record personnel. C’était son
premier vrai succès en compétition scolaire. C’est à ce moment qu’il a su
qu’il était sur une piste intéressante. Mais ses entraîneurs n’y ont pas cru.
Pendant des années, ils ont continué d’essayer de le convaincre d’apprendre
enfin à sauter comme il faut. Lui-même n’avait pas vraiment d’arguments à
leur opposer. Il se contentait de leur répondre que sa technique n’était sans
doute pas la bonne, mais que c’était la bonne pour lui.
Grâce à sa technique, Fosbury a gagné la médaille d’or aux Jeux
olympiques de Mexico, en 1968. Il avait vingt et un ans. Ses premières
interviews montrent qu’il ne mesurait pas encore la portée de sa découverte
: « J’imagine que pas mal de gamins vont maintenant essayer de sauter à ma
façon. Je ne garantis pas les résultats, et je ne recommande mon style à
personne. »
Mais tout le monde l’a imité. Dès les Jeux olympiques suivants, en
1972, sa technique est devenue la norme. Depuis plus de quarante ans,
chaque fois que le record du monde de saut en hauteur a été battu, il l’a été
grâce à la technique de Fosbury.
Reproduire en aveugle
Les éléments les plus frappants de l’approche de Fosbury, vous les
retrouverez tout au long de ce livre, dans le récit de la méthode de travail
des mathématiciens.
Une découverte part toujours de la simple et naïve volonté de
comprendre. On invente de nouveaux gestes non pas par goût de la
nouveauté, mais parce qu’avec les techniques existantes on n’y arrive pas.
Sans points de repère, sans personne pour vous guider, il faut alors se mettre
à l’écoute de son propre corps. Il faut s’habituer à sentir son corps d’une
nouvelle façon. Trouver la solution, c’est rendre pensables des choses qui,
jusqu’alors, ne l’étaient pas. C’est comme augmenter les capacités
cognitives de l’être humain.
Une particularité des mathématiques est que la simple compréhension
pose des difficultés de même nature que la découverte elle-même :
l’introspection continue d’y jouer un rôle central. Pour reproduire des gestes
invisibles, vous devez vous mettre à l’écoute de vous-même et les
réinventer en vous-même et pour vous-même.
Pour comprendre cette difficulté, imaginez une version invisible du saut
en hauteur qui se pratiquerait sans témoins ni caméras, dans une salle vide,
et dont les compétitions seraient jugées par des appareils électroniques qui
vérifient que la barre est franchie sans rien enregistrer de la technique du
sauteur.
Comment Fosbury aurait-il pu raconter son histoire ?
Tout le monde aurait été convaincu qu’il était génétiquement
programmé pour sauter plus haut que tout le monde. Personne ne l’aurait
cru s’il avait déclaré : « Je ne suis pas biologiquement supérieur, mes
capacités athlétiques ne me permettaient d’ailleurs pas de rivaliser avec les
autres, jusqu’à ce que je découvre une méthode nouvelle. »
Il aurait écrit un livre pour décrire sa technique telle qu’il la percevait
de l’intérieur. Mais comment trouver les bons mots ? La première fois
qu’un de ses sauts a été filmé, Fosbury raconte avoir lui-même été surpris
parce qu’il avait beaucoup de mal à croire que ce qu’il voyait à l’écran était
physiquement possible et correspondait réellement à ce qu’il faisait.
Pour quelqu’un qui n’a jamais vu personne le faire, apprendre à sauter
comme Fosbury est presque aussi dur que de l’inventer soi-même. Même
avec des indications détaillées, ça pose d’énormes difficultés. « Jetez-vous
en l’air sur le dos, la tête la première. » Vraiment ? Et pourquoi toutes ces
pages de préliminaires sur la trajectoire de la course d’élan et le
basculement de l’axe du corps à l’approche de la barre ? Pourquoi ce
langage technique ? Est-ce vraiment nécessaire ?
Apprendre un geste, c’est le comprendre au-delà des mots. C’est le
sentir dans son propre corps. C’est le trouver naturel et intuitif.
Refuser de lire
Raphaël
Au début de ma thèse, même si je faisais officiellement partie des très
bons en maths et même si mon travail consistait déjà à produire des
mathématiques nouvelles, je me laissais encore intimider par le savoir
existant.
Chaque fois que j’ouvrais un article de recherche, je bloquais dès les
premières lignes. Les bases me manquaient. J’allais les chercher dans les
références de l’article de départ, mais ces références n’étaient guère plus
lisibles. J’allais regarder les références de ces références.
Les références, les références des références, les références des
références des références : on peut continuer sans fin. En remontant ainsi
jusqu’aux mathématiques des années 1950, je me suis rendu compte
qu’elles m’étaient déjà incompréhensibles. Plusieurs générations plus tard,
j’étais enseveli sous des milliers de livres et des dizaines de milliers
d’articles de recherche, tous incompréhensibles pour moi. Comment
pouvais-je espérer inventer quoi que ce soit d’original ?
Un jour, j’ai entendu parler d’un livre récent sur un sujet utile – mais
pas central – à mon thème de recherche. Tout le monde disait que ce livre
était très clair et bien écrit. Ça m’a donné envie de le lire.
Au bout d’une semaine, je n’avais pas réussi à atteindre la troisième
page. Démoralisé, je suis allé demander de l’aide à mon ami Raphaël
Rouquier, le jeune mathématicien prodige avec qui je partageais mon
bureau.
Sa réaction reste gravée dans ma mémoire : « Mais enfin, David !
Personne ne t’a dit qu’il ne faut jamais lire les livres de maths ? Personne ne
t’a dit qu’il est impossible de les lire ? »
Apprendre à voir
Comprendre les mathématiques, c’est apprendre à traiter ces mots «
coquilles vides », définis par le formalisme logique, comme s’il s’agissait
de mots de la langue ordinaire. C’est apprendre à remplir ces mots d’un
sens intuitif et concret. C’est apprendre à voir les objets qu’ils désignent
comme s’ils étaient là, juste devant nous. Cela suppose des techniques
particulières, que nous raconterons dans les prochains chapitres.
« Voir » n’est pas toujours le meilleur mot, car les choses concrètes ne
sont pas toutes visuelles. Un goût sucré, le toucher d’une matière, un
rythme, une chanson, une odeur familière ou la sensation du temps qui
s’écoule sont aussi des expériences concrètes.
La faculté d’associer des sensations physiques imaginaires à des notions
abstraites est appelée synesthésie. Certaines personnes voient les lettres en
couleur. D’autres perçoivent les jours de la semaine comme positionnés
dans l’espace autour d’eux.
Une croyance répandue est que la synesthésie est un phénomène rare,
associé à certains troubles mentaux. C’est en réalité un phénomène
universel à la base de la cognition humaine. Voici un petit test pour savoir si
vous êtes capable de synesthésie : en regardant la suite de lettres « chocolat
», êtes-vous capable de ressentir un son, une couleur, une saveur ? En
regardant la suite de signes « 999 999 999 », avez-vous l’impression qu’il y
a quelque chose de grand ?
Ce qui est rare, parce que notre culture ne nous incite pas à le faire,
c’est de prendre conscience de notre faculté de synesthésie et de chercher à
la développer systématiquement.
La démarche mathématique est une forme de yoga mental qui vise à
reprendre le contrôle sur notre faculté de synesthésie.
Rien de ce que je raconte ne devrait vous surprendre, parce que rien
n’est nouveau pour vous. Quand vous avez appris à « voir » le nombre 999
999 999 plutôt que des traits à l’encre sur la page, c’était grâce à votre
maîtrise de ce yoga mental.
Ce que vous avez su faire dans votre petite enfance, vous devriez encore
être capable de le faire aujourd’hui.
Bill Thurston fut l’un des plus grands maîtres de cet art de voir. Au
chapitre 10, je vous raconterai quelques-unes des choses que Thurston est
parvenu à voir. C’est tellement extraordinaire que vous aurez du mal à me
croire.
Nous avons beaucoup à apprendre de lui.
Le fluide magique
La compréhension mathématique n’est pas un fluide magique qui se
transmet par imposition des mains, mais ça y ressemble beaucoup. Quand
on veut comprendre une notion mathématique, le plus court chemin passe
par une discussion libre avec quelqu’un qui la comprend vraiment.
Les mathématiciens professionnels le savent bien. Le vrai sujet qui les
préoccupe, c’est leur propre difficulté à comprendre les mathématiques. Ils
ont exactement le même problème que les nuls en maths, mais eux
connaissent la solution.
Quand j’étais étudiant en thèse, ce n’est pas en lisant des livres que j’ai
pu progresser dans ma compréhension. Ce que j’ai pu accomplir dans la
suite de ma carrière, je le dois beaucoup à mes conversations avec Raphaël.
C’était une très grande chance de pouvoir passer autant de temps avec
quelqu’un d’aussi fort et d’aussi généreux de son temps.
Les explications de Raphaël n’étaient jamais rigoureuses. Parfois, elles
étaient fausses. Mais elles étaient toujours simples et humaines. Elles
donnaient du sens. Elles donnaient envie. Raphaël m’expliquait ce qu’un
théorème voulait vraiment dire. Il me racontait comment une idée avait été
inventée et comment il fallait « moralement » la comprendre.
Comprendre « moralement » quelque chose, ça veut dire être capable de
se l’expliquer à soi-même de manière intuitive et nommer la raison qui fait
que cette chose est vraie, la morale qu’il faut en retenir. Si les
mathématiques n’étaient qu’une affaire de logique, cet enjeu n’existerait
pas. Il n’y a aucune morale à tirer d’un raisonnement logique.
Les explications morales, en agitant les mains, laissent volontairement
des zones de flou. Elles racontent à quoi servent les grille-pains et comment
on met les tartines dedans, mais elles ne donnent jamais la liste des pièces
détachées du grille-pain. Si vraiment ça vous intéresse, vous pouvez aller
consulter la Définition 7.4 de la page 138.
L’importance de la conversation directe explique l’organisation sociale
et le mode de vie de la communauté mathématique. Là où les astronomes
ont des télescopes, là où les physiciens ont des accélérateurs de particules,
les mathématiciens ont eux aussi leur grand instrument scientifique : cet
instrument est le voyage.
Les voyages des mathématiciens permettent la diffusion des idées
nouvelles avec une efficacité impossible à obtenir autrement. Ces voyages
sont souvent longs. Il faut avoir le temps de bavarder, de prendre des cafés,
de gribouiller au tableau noir et de reprendre la discussion le lendemain
avec une question qui nous est venue au réveil. Parce qu’un mathématicien
japonais, Kyoji Saito, voulait comprendre les « pensées entre les lignes » de
mes articles, il m’a souvent invité à Kyoto. De mon côté, ça m’a permis de
mieux comprendre les « pensées entre les lignes » de ses articles. Ce genre
de voyages fait partie de la vie des mathématiciens.
Clair et intimidant
Dans la même salle de classe où un nul en maths souffre en silence, il y
a probablement un bon en maths qui pourrait lui expliquer les choses avec
des mots simples. Pourquoi cette conversation n’a-t-elle quasiment jamais
lieu ?
La certitude du nul en maths qu’il est par nature inférieur joue un rôle.
Il est trop inhibé pour poser les bonnes questions, c’est-à-dire les questions
vraiment simples, celles qui ont l’air trop bêtes et qui, en fait, sont
fondamentales.
Les enseignants ont aussi leur part de responsabilité. Ils entretiennent
parfois l’illusion que les mathématiques pourraient se limiter à des recettes
formelles. En miroir de l’incroyable fossé qui sépare les bons en maths des
nuls en maths, nous connaissons tous l’incroyable fossé qui sépare les bons
profs de maths des mauvais profs de maths.
Tentons une explication. Dans le monde mathématique, les grille-pains
arrivent en pièces détachées. Chacun doit assembler le sien dans sa tête. Le
mauvais prof de maths, c’est celui qui récite les 198 étapes de la
construction du grille-pain en faisant comme si l’histoire s’arrêtait là. Le
bon prof de maths, c’est celui qui fait de son mieux pour expliquer ce qu’est
un grille-pain. Il regarde constamment ses élèves dans les yeux, parce que
c’est dans leur regard qu’il verra s’ils ont compris. L’un fait un cours pour
les robots, l’autre fait un cours pour les êtres humains.
Infliger les 198 étapes de la construction du grille-pain à quelqu’un qui
n’en comprend pas l’enjeu est d’une violence inouïe. C’est comme élever
un enfant sans lui raconter d’histoires.
Je ne crois pas que les mauvais profs de maths soient volontairement
sadiques. Peut-être ne placent-ils pas la compréhension humaine au centre
de l’enjeu mathématique, parce que l’enseignement qu’ils ont eux-mêmes
reçu n’était pas le bon. Peut-être ne voient-ils pas le grille-pain dans leur
propre tête. Ou peut-être que c’est le contraire : quand on voit trop bien le
grille-pain dans sa tête, on a tendance à oublier que tout le monde ne le voit
pas.
« Ce qui est mentalement clair pour quelqu’un est intimidant pour
quelqu’un d’autre », écrit Thurston.
La difficulté à partager les images mentales, leur caractère évanescent et
profondément subjectif, l’incapacité de notre langage à les transcrire avec
précision et la tendance de notre intuition à se tromper sont précisément les
raisons qui ont conduit à l’invention du formalisme logique.
Pour Thurston comme pour tous les mathématiciens, les mathématiques
sont une expérience sensuelle et charnelle qui se situe en amont du langage.
Le formalisme logique est au cœur du dispositif qui rend cette expérience
possible. Les livres de maths sont illisibles mais nous avons quand même
besoin d’eux. Ils sont un outil qui permet de partager par écrit les véritables
mathématiques, les seules qui comptent vraiment : les mathématiques
secrètes, celles qui sont dans notre tête.
Reste une énigme de taille.
Comment des gens peuvent-ils trouver le courage et l’envie d’écrire des
livres illisibles, indifférents à leurs lecteurs et aussi arides que des modes
d’emploi de grille-pains ? Qu’est-ce qui peut bien les motiver ? Dans quel
état d’esprit se fait la création mathématique ?
C’est le sujet du prochain chapitre.
7
« Mon cher Serre, Merci pour les divers papiers que généreusement tu
m’as envoyés, ainsi que pour ta lettre. Rien de neuf de mon côté. J’ai fini
mon emmerdante rédaction d’algèbre homologique. »
C’est ainsi que débute une lettre écrite par Alexander Grothendieck,
adressée à Jean-Pierre Serre et datée du 13 novembre 1956. Le ton
désinvolte peut surprendre, plus encore quand on sait qui est Serre, qui est
Grothendieck, et de quoi parle cette lettre.
Jean-Pierre Serre est l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle.
Une carrière ne se mesure pas aux honneurs qu’on reçoit, mais quand on les
reçoit tous, ça veut forcément dire quelque chose. Serre a reçu la médaille
Fields en 1954, à l’âge de vingt-sept ans, un record de précocité à ce jour
inégalé. Ce prix est réservé aux mathématicien·nes de moins de quarante
ans et, pendant longtemps, il n’existait rien d’équivalent pour récompenser
l’ensemble d’une carrière mathématique. C’est dans ce but que le prix Abel
a été créé en 2003. Cette année-là, le comité en charge de le décerner avait
une grande responsabilité : parmi tous les mathématiciens vivants, il devait
choisir celui ou celle qui méritait de le recevoir en premier. C’est à Serre
qu’il a décidé de l’attribuer.
Grothendieck, lui, est plus encore qu’un grand mathématicien. Bien
avant sa mort en 2014, il était devenu une légende.
Il fait partie de ces rares mathématiciens – quelques-uns dans toute
l’histoire – dont l’apport ne se limite pas à des résultats profonds ou à des
théories spectaculaires. Grothendieck a inventé une manière d’appréhender
les enjeux mathématiques tellement nouvelle et tellement fertile que c’est
comme s’il avait changé la nature même des mathématiques.
C’est à ce titre qu’il est souvent considéré comme le plus grand
mathématicien du XXe siècle, pour autant que cette notion ait un sens.
Un enfant sauvage
Alexander Grothendieck est né à Berlin en 1928. Ses parents sont des
militants anarchistes qui doivent s’exiler pour fuir le régime nazi. En 1933,
à l’âge de cinq ans, il est confié par sa mère à la famille de Wilhelm
Heydorn, un pasteur luthérien de Hambourg.
Jusqu’à cette date, Grothendieck semble avoir reçu une éducation très
singulière, inspirée des principes anarchistes de ses parents. Sa mère
adoptive, Dagmar Heydorn, le décrit à son arrivée comme un enfant
sauvage, sale et sans aucune forme d’inhibition. En lui confiant son fils,
Hanka Grothendieck avait formulé la demande qu’on ne l’envoie jamais à
l’école et qu’on ne lui coupe jamais les cheveux.
Les Heydorn lui coupent les cheveux et l’envoient à l’école. C’est peut-
être la seule période paisible et « normale » de son existence. Il gardera
toute sa vie des liens d’affection avec sa famille d’accueil.
En avril 1939, craignant pour sa sécurité (le père de Grothendieck est
juif), les Heydorn le mettent dans un train à destination de Paris, où il
retrouve ses parents qui y sont exilés. Son père est arrêté peu après – il
mourra à Auschwitz en 1942. À partir de 1940, Grothendieck et sa mère
vivent dans le sud de la France, dans des camps pour réfugiés indésirables.
Le goût de Grothendieck pour les mathématiques se précise. La suite
ressemble aux clichés des films hollywoodiens. Dans la France d’après-
guerre, la mère et le fils sont apatrides. Ils vivent pauvrement de ménages et
de vendanges. Le jeune étudiant est repéré par l’un de ses professeurs qui
lui fait une lettre de recommandation. En 1948, à vingt ans, il monte à Paris
et y rencontre quelques-uns des plus grands mathématiciens de l’époque.
L’un d’entre eux lui donne à lire son dernier article de recherche, qui se
termine par une liste de quatorze problèmes importants et non résolus. C’est
le genre de liste dans laquelle un étudiant ambitieux peut piocher un bon
sujet de thèse : il choisit un problème, passe trois ans à réfléchir dessus, se
fait aider par son directeur de thèse, résout le problème à moitié, et tout le
monde est content. Grothendieck travaille dans son coin et revient quelques
mois plus tard. Il a résolu les quatorze problèmes.
Jusqu’en 1970, Grothendieck parcourt tous les échelons qui séparent un
réfugié anonyme du sommet de la science mondiale. Il devient le plus grand
et le plus fort. Sa puissance de travail est phénoménale. Un institut de
recherche est créé autour de sa personne. La médaille Fields lui est décernée
en 1966, mais c’est anecdotique au regard de tout le reste. Grothendieck et
ses étudiants sont lancés dans un chantier titanesque et visionnaire de
reconstruction de la géométrie algébrique, dont l’héritage nourrit une
grande part de la recherche mathématique d’aujourd’hui.
Mais en 1970, à l’âge de quarante-deux ans, Grothendieck interrompt
brutalement sa carrière scientifique. Il démissionne de l’institut créé autour
de lui et entame une nouvelle période de sa vie, consacrée au militantisme
et à l’écologie radicale.
C’est au milieu des années 1980, soit quinze ans après cette rupture,
qu’il rédige Récoltes et Semailles. Son intention est d’écrire un texte pour le
grand public, parce qu’il pense être porteur d’un message important. Dans
une lettre de 2010, il reconnaîtra ne pas y être complètement parvenu : «
Cette réflexion et ce témoignage sur ma vie de mathématicien, aussi illisible
qu’il soit je l’admets, a une grande signification pour moi. »
De 1991 jusqu’à sa mort en 2014, Grothendieck se retire du monde. Il
vit reclus dans le petit village de Lasserre, en Ariège, au pied des Pyrénées,
où il pratique la méditation et mène une existence d’une solitude et d’un
ascétisme extrêmes. Il va jusqu’à tenter de se nourrir exclusivement de
soupe de pissenlit.
Grothendieck n’a jamais cessé d’écrire. Il laisse derrière lui d’immenses
quantités de notes mathématiques, philosophiques et mystiques dont, paraît-
il, une méditation de trente mille pages consacrées au « problème du Mal ».
La proximité de l’expérience mathématique avec celle de la folie est un
sujet que nous ne pouvons pas faire semblant d’ignorer. Nous y reviendrons
au chapitre 17.
Le plaisir de se tromper
Il faut traduire cette approche en termes concrets. La langue de Récoltes
et Semailles est tellement imagée qu’on pourrait croire que rester dans le
flou est un choix délibéré.
Cette impression est fausse. Grothendieck s’efforce d’être précis. Son
vocabulaire énigmatique lui sert à résoudre un problème pratique : son texte
parle des gestes que nous faisons dans notre tête et des images mentales que
nous manipulons, mais notre langue ne dispose pas des bons mots. Il
n’existe aucun vocabulaire spécifique pour parler simplement de ces gestes
et de ces images. Personne n’a pris soin de nous dire que nous avions le
droit d’en parler.
La posture du petit enfant n’est pas une allégorie, c’est une attitude
mentale bien précise.
Le principe de base est simple mais révolutionnaire. C’est le genre
d’idées auxquelles quasiment personne ne pense parce que c’est trop simple
et que ça va à l’encontre de notre instinct. Le genre d’idées qui, justement, a
le potentiel de tout changer, à tous les niveaux de l’apprentissage
mathématique, y compris chez les débutants complets et les soi-disant nuls
en maths.
Quand on découvre une notion mathématique nouvelle, on a du mal à se
l’imaginer. Elle nous apparaît sous la forme d’une définition abstraite, une
suite de mots sur la page ou des paroles prononcées par un professeur. Cette
suite de mots n’a aucun sens pour nous. Elle ne nous évoque rien.
Les étudiants ne se sentent généralement pas autorisés à imaginer les
objets mathématiques qu’ils ne comprennent pas encore. Ils ressentent le
besoin d’en savoir plus avant d’oser les voir. En attendant, ils se contentent
de déchiffrer. Ils n’y comprennent rien, ça leur donne mal à la tête, mais ils
se disent qu’en insistant ils arriveront à recueillir les informations les plus
importantes, et qu’en essayant de retenir ces informations ils finiront peut-
être par comprendre. Sauf que ça ne marche jamais.
Grothendieck fait autrement. Il sait que ça ne sert à rien d’accumuler
des informations sur des choses qu’on n’arrive pas à voir. Au lieu de cela, il
s’autorise à imaginer les choses tout de suite, sans attendre, y compris
quand il sait pertinemment qu’il n’y arrivera pas et que sa façon de les
imaginer sera grotesquement fausse.
Il n’a aucune peur de se tromper. Il a même la certitude qu’il va se
tromper et c’est exactement ce qu’il recherche.
Grothendieck recherche activement l’erreur, comme le petit enfant
recherche activement les bêtises à faire. Dans sa découverte du monde
mathématique, chaque fois qu’il sent quelque chose de bizarre ou
d’intrigant, de pas clair ou de pas satisfaisant, d’incohérent ou de
désagréable, il creuse dans cette direction.
Quand quelque chose cloche dans sa vision du monde, cela provoque en
lui un sentiment de malaise. Il creuse pour découvrir la source de son
malaise, car c’est le seul moyen de l’apaiser. La découverte de l’erreur est
une source de plaisir et de soulagement.
« La découverte de l’erreur est un des moments cruciaux, un moment
créateur entre tous, dans tout travail de découverte, qu’il s’agisse d’un
travail mathématique ou d’un travail de découverte de soi. C’est un moment
où notre connaissance de la chose sondée soudain se renouvelle. »
Ce que Grothendieck écrit à propos de l’erreur est d’une portée
universelle, qui dépasse très largement le champ scientifique. On aurait
envie de graver ces phrases sur la façade des écoles :
Le rôle de la logique
Dans le monde des images mentales, les lois de la physique ne
s’appliquent pas. On peut imaginer n’importe quoi, y compris des choses
incohérentes, sans se casser la figure. L’erreur qui est en nous peut se faire
immuable comme le roc sans même que nous nous en rendions compte.
C’est à cet endroit précis que l’approche mathématique diverge de notre
façon habituelle d’utiliser notre intuition. Les mathématiciens ont inventé
une méthode qui permet de découvrir les erreurs qui sont en nous. Cette
méthode s’appuie sur l’écriture, plus précisément sur l’écriture dans la
langue officielle des mathématiques, construite autour du formalisme
logique.
La logique ne sert pas à penser. Elle sert à découvrir à quel endroit on
pense faux.
Quand Grothendieck lance des « coups de sonde » pour interroger les
objets qu’il veut appréhender, c’est l’écriture qui lui donne la réponse.
« Souvent, il suffisait de l’écrire pour que ça saute aux yeux que c’est
faux, alors qu’avant de l’écrire il y avait un flou, comme un malaise, au lieu
de cette évidence. »
« Ça permet maintenant de revenir à la charge avec cette ignorance en
moins, avec une question-affirmation peut-être un peu moins “à côté de la
plaque”. »
Contrairement à un biologiste qui rédige un article après avoir terminé
ses expériences, un mathématicien rédige en plein milieu de son travail de
recherche, parce que l’écriture « est » son travail de recherche. Voici ce
qu’en dit Grothendieck :
« Le rôle de l’écriture n’est pas de consigner les résultats d’une
recherche, mais bien le processus même de la recherche. »
« Je n’ai jamais lésiné pour arriver à cerner de façon aussi méticuleuse
que possible, au moyen du langage mathématique, ces images et
l’appréhension qu’elles donnent. »
« C’est dans cet effort continuel de formuler l’informulé, de préciser ce
qui encore est vague, que se trouve peut-être la dynamique particulière au
travail mathématique (et peut-être aussi, à tout travail intellectuel créateur).
»
L’écriture mathématique est le travail de transcription d’une intuition
vivante (mais confuse, instable, non verbale) vers un texte précis et stable
(mais aussi mort qu’un fossile).
Ou plutôt, elle serait un simple travail de transcription si l’intuition était
d’emblée précise et correcte. Or l’intuition n’est jamais précise et correcte
d’emblée. Elle est d’abord floue et fausse, et d’ailleurs elle le reste toujours
un peu. Au fil du travail d’écriture, l’intuition devient de moins en moins
floue et de moins en moins fausse. Ce processus est lent et graduel.
La création mathématique est un constant va-et-vient entre un effort
d’imagination (arriver à voir les choses) et un effort de verbalisation
(arriver à mettre des mots sur ce que l’on voit).
Ce processus modifie à la fois notre intuition et notre langage. Nous
apprenons à voir en même temps que nous apprenons à parler. Nous
apprenons à voir des choses nouvelles et nous inventons le langage qui
permet de les nommer, ce nouveau langage que, pour Grothendieck, « il
s’agit alors de faire se condenser hors d’un apparent néant de brumes
impalpables ».
Le résultat de ce travail s’incarne de deux manières différentes. La
première incarnation est invisible : c’est la modification de la
compréhension du monde et de l’état de conscience de la personne qui a
produit le travail. La seconde incarnation est le texte mathématique.
Grothendieck sait que cette seconde incarnation, « côté langage », est le
seul résultat visible et partageable. Mais ce n’est pas cela qui motive sa
démarche. Pour lui, « ce n’est pas dans cet aspect-là que se trouve l’âme
d’une compréhension des choses mathématiques ».
L’effort d’écriture permet à Grothendieck de développer sa propre
intuition. Une fois qu’il a les idées claires, il regarde ses propres articles
avec détachement, comme s’il s’agissait de modes d’emploi de grille-pains.
L’emmerdant diplodocus
Au prochain chapitre, nous verrons comment le fonctionnement si
particulier du langage mathématique en fait un prodigieux outil de
clarification mentale.
Mais terminons ce chapitre en revenant à l’énigme dont nous sommes
partis : le ton désinvolte de la lettre que le jeune Grothendieck, alors âgé de
vingt-huit ans, adresse à Serre le 13 novembre 1956 pour lui annoncer qu’il
vient de terminer son « emmerdante rédaction ».
En juin 1955, dix-sept mois plus tôt, Grothendieck avait écrit à Serre
pour partager avec lui ses premières notes. Le ton est alors enthousiaste car
Grothendieck en est à la phase initiale de découverte. Il lance des coups de
sonde, fait d’énormes erreurs et progresse vite. À cette époque, il qualifie
encore certains passages de ses notes d’« œufs non pondus » qui, peut-être,
« déconnent ».
Pendant l’année qui suit, Grothendieck couve ses œufs. Il les regarde
éclore puis nourrit la créature étrange qui en sort. À mesure que le
manuscrit grandit et se structure, Serre et Grothendieck en parlent avec une
désinvolture croissante, allant jusqu’à le désigner par un surnom : le «
diplodocus ».
Les grandes idées sont en place. Le plaisir de la découverte, c’est-à-dire
le plaisir d’enfin comprendre, est déjà en train de s’estomper. Les surprises
se font rares. Ce n’est plus qu’une affaire de finitions, de détails techniques,
de mise en conformité avec les exigences quasi bureaucratiques de la
langue officielle des mathématiques.
Dans les derniers mois de rédaction, l’écriture devient un calvaire.
Grothendieck s’inquiète de qui voudra bien publier son emmerdant
diplodocus. Il choisit la revue japonaise Tohoku Mathematical Journal
parce qu’« il paraît que les articles-fleuves ne les rebutent pas ».
Dans sa lettre du 13 novembre 1956, Grothendieck va jusqu’à s’excuser.
Il a créé un monstre mais il n’avait pas le choix : « C’est la seule façon que
j’aie pour comprendre, à force d’insister, comment marchent les choses. »
8
La théorie du toucher
Dans la famille des livres qu’on ne lit jamais vraiment, entre les livres
de maths et les modes d’emploi de grille-pains, il ne faut pas oublier les
dictionnaires.
Quand j’étais enfant, j’étais fasciné par les dictionnaires. Leur promesse
est de définir chaque mot à partir d’autres mots. Mais cette promesse peut-
elle être tenue ? Peuvent-ils vraiment nous servir de porte d’entrée dans la
découverte du langage ? Quand on veut apprendre les mots en partant de
zéro, par quelle page faut-il commencer ?
Si vous ne savez pas ce qu’est une banane, le dictionnaire vous
apprendra que c’est le « fruit comestible du bananier de forme allongée,
d’abord vert puis jaune ponctué de taches noires à maturité, à chair
farineuse ». Mais qu’est-ce qu’un bananier ? C’est une « plante
monocotylédone de la famille des musacées, herbacée et arborescente, dont
le fruit est la banane ».
Ce n’est pas faux, mais ça ne donne pas envie. La définition est
bizarrement tortueuse et compliquée, et surtout, elle est circulaire : la
banane est le fruit du bananier, qui a comme fruit la banane. À ce compte,
autant s’épargner le charabia technique et directement déclarer qu’une
banane est une banane, si tel est le message principal.
Ce n’est pas avec des phrases alambiquées qu’on arrivera à expliquer
une banane à quelqu’un qui ne sait pas ce que c’est. Pour refléter
sincèrement ce que nous pensons des bananes, la définition la plus simple et
la plus honnête reste encore celle que nous donnons aux enfants : « Tu vas
voir, c’est bon ! »
Le dictionnaire est rempli de définitions circulaires.
Qu’est-ce que la chaleur ? « Qualité de ce qui est chaud, sensation
produite par un corps chaud. » Que veut dire chaud ? « De température plus
haute que la normale, de température élevée. » Qu’est-ce que la température
? « Degré de chaleur ou de froideur d’un corps ou d’un environnement. »
Qu’est-ce que la vérité ? « Caractère de ce qui est vrai. » Vrai ? « Qui
est conforme à la vérité. »
Sur le plan logique, les dictionnaires sont des systèmes de Ponzi. Si
nous comptions vraiment sur eux pour apprendre ce qu’est une banane, la
chaleur ou la vérité, la supercherie aurait été dénoncée depuis longtemps.
Mais ce n’est pas ainsi que nous faisons. Notre approche n’est pas
logique. Nous n’apprenons pas les mots à partir de leur définition. Nous
assimilons le langage par imprégnation graduelle, par éclaircissements
successifs. Notre cerveau dispose de la faculté de voir des choses avant de
savoir les nommer, de reconnaître des mots avant de comprendre leur sens,
et de graduellement associer les mots à ce que nous voyons.
Nous partons de zéro, littéralement. Nous ne partons pas des
dictionnaires. Nous partons de la vie, c’est-à-dire de l’expérience commune
que nous partageons avec les autres.
Partir de zéro
Les définitions mathématiques ressemblent aux définitions des
dictionnaires, à une nuance près : elles définissent vraiment.
Contrairement aux dictionnaires, les textes mathématiques ne se
contentent pas de relier entre eux des mots qui existent déjà. Ils ne se
limitent pas aux choses qu’on peut pointer du doigt ou dont on partage une
expérience commune.
Une définition mathématique n’est ni un commentaire ni une
explication : elle est le guide d’assemblage précis d’une nouvelle image
mentale et l’acte de naissance du mot nouveau par lequel on choisit de la
désigner. (En pratique, on réutilise souvent un mot existant en lui donnant
un sens nouveau, qui peut n’avoir aucun rapport direct avec le sens de ce
mot dans la langue courante.)
En ce sens, les définitions mathématiques ont un pouvoir de création :
elles font exister les choses. Ça peut sembler ridicule d’en parler aussi
pompeusement, et pourtant c’est bien l’enjeu. Quand on voit des choses que
les autres ne voient pas encore, les partager avec eux suppose d’arriver à les
faire exister dans leur tête.
L’approche est simple : on explique aux autres comment partir des
choses qu’ils sont déjà capables de voir pour construire mentalement de
nouvelles choses et progressivement apprendre à les voir.
Le jeu de patience
Dans ce monde imaginaire, la culture visuelle est si pauvre que le jeu
des formes s’appelle le jeu de patience, parce que la seule méthode connue
pour le résoudre consiste à tâtonner au hasard pendant des heures.
Il n’existe aucun langage géométrique. Les mots « rond », « carré » et «
triangle » n’existent pas encore. Le mot « cœur » existe mais uniquement
pour désigner ce qui bat dans notre poitrine. Si vous l’utilisez pour désigner
l’une des pièces du jeu de patience, personne ne vous comprend. C’est la
même chose avec le mot « étoile ». Les étoiles brillent dans le ciel mais
personne ne voit le rapport avec le jeu de patience. La question n’est même
pas de savoir si les étoiles ont cinq, six, sept ou huit branches, les gens sont
très loin de tout ça. Et d’ailleurs, d’où peut bien sortir cette idée que les
étoiles auraient des branches ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
Dans votre façon de voir le monde, dans votre langue intérieure, vous
acceptez l’idée que les étoiles ont des branches et vous reconnaissez une
étoile à cinq branches dans l’un des blocs du jeu de patience. Pourquoi pas.
Sauf que cette idée n’existe pour l’instant que dans votre tête.
Les autres ne sont pas aveugles. Ils sont biologiquement capables de
voir les mêmes formes que vous, mais ils n’ont pas encore appris à le faire.
Leur cerveau reçoit la même information visuelle brute mais ne la structure
pas de la même façon.
« Regarde, ce bloc est en forme d’étoile. Là, il y a un trou qui est lui
aussi en forme d’étoile. Si tu prends ce bloc et si tu le mets dans ce trou,
dans le bon sens, ça rentre tout seul, du premier coup. »
Ce genre d’explications ne marchera pas. Les gens ne verront pas
l’étoile qui est sous leurs yeux. Ils ont beau vivre dans le même monde que
vous, leur expérience est différente. Ils rigoleront bêtement en vous voyant
résoudre le jeu sans tâtonner. Pour eux, vous serez un magicien.
La théorie du toucher
À défaut de géométrie, les habitants de ce monde parallèle ont
compensé en développant leur sens tactile. Les écoliers sont tous initiés à la
théorie du toucher. Ils apprennent à parcourir les surfaces avec le doigt et à
reconnaître les textures. Ils connaissent le dur, le mou, le lisse, le rugueux,
le rainuré, le fibreux, le râpeux, le friable, le poreux.
Parce qu’ils en comprennent la sensation physique, les gens savent ce
qu’est un creux et ce qu’est une pointe. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est
un bon point de départ et ça nous suffira.
La force du rapport mathématique au monde, c’est de s’autoriser à
étendre le langage avec des mots nouveaux auxquels on donne un sens
précis. En s’appuyant sur des choses que les gens voient déjà, on en
construit de nouvelles qu’ils ne voient pas encore mais qu’ils peuvent
manipuler au travers des définitions.
À force de manipuler ces nouveaux mots, on espère qu’ils finiront par
vraiment les comprendre.
Pour pouvoir parler de triangles, d’étoiles et de carrés sans s’appuyer
sur la vision, il suffit de reconstruire ces notions en s’appuyant sur le
vocabulaire du toucher. On ne peut pas se contenter de pointer du doigt en
disant « regarde, c’est une étoile ». Cette incapacité de s’appuyer sur une
expérience commune va poser de sérieuses difficultés de rédaction et
aboutir à un texte indigeste et compliqué. Mais on va quand même s’en
sortir.
Voici à quoi le résultat pourrait ressembler. Attention, les trois pages qui
suivent sont écrites dans un style qui ressemble beaucoup à celui des
mathématiques officielles. En conséquence, elles sont franchement pénibles
à lire.
Théorie tactile du jeu de patience,
pour les débutants
Quand on parcourt du doigt le bord d’un bloc (ou d’un trou), on
rencontre une succession de pointes et de creux. Donnons un nom à cette
succession de pointes et de creux : appelons cela la signature du bloc (ou du
trou). Par exemple, il y a un bloc (celui que vous avez envie d’appeler
triangle, sauf que ce mot n’existe pas encore) dont la signature est :
et il y a un trou (celui dans lequel ce bloc peut rentrer) dont la signature est :
Mais en faisant partir votre doigt d’un autre endroit vous auriez aussi pu
trouver comme signature :
aboutit à
Un énorme problème
Personne ne nous avait expliqué ce que nous étions censés faire dans
notre tête et c’était devenu un énorme problème.
Je comprenais qu’il y avait deux façons radicalement différentes
d’envisager l’enseignement que nous recevions et que ces deux approches
étaient mutuellement incompatibles.
La première approche consiste à traiter les mathématiques comme un
savoir. Les énoncés mathématiques sont des informations qu’il s’agit de
connaître et de savoir restituer. Il faut apprendre les définitions, apprendre
les théorèmes, apprendre les démonstrations.
La seconde approche consiste à refuser d’apprendre. Elle aborde les
mathématiques comme une expérience sensuelle. La seule fonction des
énoncés mathématiques est de susciter des images mentales, et seules ces
images mentales permettent de comprendre. Une fois qu’on a les bonnes
images mentales, tout le reste devient évident.
Les deux approches sont incompatibles parce qu’elles n’impliquent pas
du tout les mêmes gestes mentaux. Apprendre par cœur, accepter de croire
ce qu’on ne comprend pas, ça n’existe que dans la première approche. Dans
la seconde approche, on regarde ce qu’on ne comprend pas avec méfiance
et incrédulité : « Ah bon ? Ce truc est censé être vrai ? Pas croyable ! Mais
comment c’est possible ? Comment je fais pour le voir ? »
Jusque-là, j’avais instinctivement suivi la seconde approche. Ça m’avait
plutôt réussi. À l’école primaire, quand on m’avait expliqué ce qu’était un
cercle, j’avais tout de suite su voir des cercles dans ma tête. J’étais ainsi
devenu un bon en maths. Au fond, l’école ne m’avait servi qu’à mettre des
mots sur des choses qu’il m’était déjà facile de voir plus ou moins
clairement.
Mais j’arrivais au bout de ce chemin. L’école me parlait maintenant de
choses sérieuses et profondes auxquelles je ne comprenais rien et que mon
intuition était incapable d’imaginer. J’avais atteint les limites de mes
capacités mentales. Cette image de tuyaux plus ou moins gros, c’était peut-
être ma dernière intuition valable. Et encore, ça devait être un coup de
chance. Avec des images aussi naïves, franchement, qu’est-ce que je
pouvais espérer ?
Et sans pouvoir compter sur mon intuition, j’étais coincé. Je n’avais
plus le choix. Le moment était venu de commencer à apprendre.
Mais je mesurais tout ce que cela impliquait. Traiter les mathématiques
comme un savoir, ça voulait dire renoncer à les sentir vivre en moi.
Renoncer à les aimer. Renoncer au plaisir de les comprendre.
À l’écoute de la dissonance
Pour être honnête, ce n’était pas la première fois que les mathématiques
me posaient de vraies difficultés.
Ça m’était déjà arrivé au début du collège, quand il avait fallu utiliser
des lettres pour désigner des nombres. « Soit n un nombre entier. » Mais si
n est un nombre entier, pourquoi ne pas dire quel nombre c’est ? Pourquoi
ces cachotteries ? J’avais eu l’impression de passer complètement à côté de
l’enjeu, de ne rien comprendre, de ne pas être assez intelligent.
À l’époque, ça n’avait heureusement pas duré. Sans effort particulier,
par le simple effet du temps, j’avais fini par accepter l’idée qu’on peut
raisonner avec des lettres, c’est-à-dire raisonner avec des nombres sans
savoir de quels nombres il s’agit. Et que c’est précisément l’intérêt.
Raisonner avec des lettres, c’est une façon de raisonner avec tous les
nombres à la fois. C’est faire une infinité de raisonnements avec un nombre
fini de mots.
Sauf que là, je n’avais plus le temps. Chaque semaine, il y avait dix
nouvelles notions à intégrer et je n’avais aucune idée de comment les ranger
dans ma tête.
C’est dans ce contexte précis, quelques semaines avant mon dix-
huitième anniversaire, que j’ai pris la décision la plus structurante de mon
parcours scientifique et, sans doute, de ma vie tout entière : au lieu de
chasser mes idées stupides et mes pensées parasites, j’ai choisi de les
accueillir. J’ai choisi de les écouter et de les prendre au sérieux.
Bien entendu, il ne s’agissait pas de les croire sur parole. Je savais bien
qu’elles étaient fausses. C’était même évident. Mais puisque c’était si
évident, est-ce que j’étais capable de dire exactement en quoi elles étaient
fausses ?
Aujourd’hui, quand j’essaye de décrire cette méthode intellectuelle,
voici comment je la résume : je me suis mis à l’écoute de la dissonance
entre mon intuition et la logique. Au chapitre 11, j’expliquerai ce que ça
veut concrètement dire au travers d’un exemple qui devrait vous parler.
Avec le recul, je reste sidéré d’avoir dû prendre cette décision seul, en
bricolant dans mon coin, sans personne pour me dire que c’était la bonne
façon de faire.
Je me souviens avoir essayé d’en parler à un ami, Xavier, à côté de qui
je suivais les cours de maths. Le problème, c’est que mes préoccupations
étaient tellement décalées par rapport aux mathématiques officielles et à
l’enseignement que nous recevions que j’ai été incapable de m’exprimer de
manière claire. Je n’avais pas les bons mots pour parler de ces enjeux. Il
m’a fallu des dizaines d’années pour apprendre à les raconter.
Je n’avais aucune raison de croire que cette méthode marcherait et,
d’ailleurs, je ne m’attendais pas vraiment à ce qu’elle marche. C’était une
expérience bébête que je m’attendais à devoir abandonner très vite. Je
faisais ça par curiosité, juste pour voir, pour découvrir à quel moment précis
ça allait bloquer. Ça me paraissait impensable que ce soit la bonne façon de
faire et que personne ne nous le dise.
Pourtant, j’ai très vite su que ça marchait. Plus je réfléchissais à mes
idées stupides, moins elles étaient stupides. Plus je me concentrais sur mes
pensées parasites, plus elles devenaient nettes. Plus j’écoutais la dissonance
entre mon intuition et la logique, plus j’étais capable de la transcrire en
mots. Mon intuition n’était jamais parfaite mais elle progressait
continûment, sans aucun effort de ma part.
En l’espace de quelques semaines, ma façon d’étudier s’est
métamorphosée. Je me suis mis à utiliser le cours comme un outil pour
tester mon intuition. J’essayais de prédire ce que le professeur allait dire. La
plupart du temps je n’y arrivais pas, mais ça me permettait d’identifier là où
mon intuition était déjà correcte. Les choses que je comprenais, je les
comprenais tellement bien que je pouvais m’appuyer dessus et me
concentrer sur les autres.
Je ressassais ce que je ne comprenais pas jusqu’à comprendre pourquoi
je ne comprenais pas. Au bout du compte, c’est cela qui me permettait de
comprendre.
Apprendre à voir
À l’écoute du monde
Ben Underwood est né en 1992 en Californie. Il n’a que deux ans quand
sa mère remarque un reflet étrange au fond de l’un de ses yeux. C’est un
cancer de la rétine. À trois ans, il doit subir l’ablation de ses deux yeux. On
utilise parfois le terme « malvoyant » comme un euphémisme poli. Dans le
cas de Ben Underwood, inutile de se cacher derrière un euphémisme. Il est
aveugle.
À sept ans, Ben découvre qu’il est doté d’un pouvoir magique : en
émettant des clics avec sa langue, il arrive à voir le monde autour de lui.
La balle et la batte
Une balle et une batte coûtent au total 1.10 dollar. La batte coûte 1
dollar de plus que la balle. Combien coûte la balle ?
Ce problème est tiré de Système 1 / Système 2. Les deux vitesses de la
pensée, le best-seller du psychologue Daniel Kahneman, lauréat en 2002 du
prix Nobel d’économie pour ses travaux sur les biais cognitifs.
Je vous encourage à faire le test avec vos amis, ça marche presque à
tous les coups : la plupart des gens répondent que la balle coûte 10 cents.
Ce n’est pas la bonne réponse. Si la balle coûtait 10 cents, la batte coûterait
1.10 dollar (puisqu’elle coûte 1 dollar de plus que la balle), et la balle et la
batte coûteraient ensemble 1.20 dollar.
Si vous leur expliquez pourquoi leur réponse est fausse, vos amis le
reconnaîtront facilement. Mais ils ne sauront pas forcément vous donner la
bonne réponse. Ils se trouveront même plein d’excuses : c’est dur de faire le
calcul, il faudrait poser le système d’équations par écrit, ils ont la flemme…
La bonne réponse, c’est « 5 cents ». Si la balle coûte 5 cents, la batte
coûte 1.05 dollar et, ensemble, la balle et la batte coûtent bien 1.10 dollar.
L’histoire de la balle et de la batte joue un rôle central dans la théorie de
Kahneman car elle en est l’illustration parfaite. Son point de départ est le
suivant : nous disposerions de deux systèmes cognitifs différents, qu’il
appelle le Système 1 et le Système 2.
Le Système 1, c’est ce qui vous permet de donner des réponses
immédiates et instinctives, sans effort. Quand on vous demande combien
font 2 et 2, quelle est votre année de naissance, ou qui pèse le plus entre un
éléphant et une souris, vous ne réfléchissez pas. Votre Système 1 vous
permet de répondre instantanément. Mais c’est aussi le Système 1 qui fait
répondre, à tort, que la balle coûte 10 cents.
Le Système 2, c’est ce que vous devez mettre en œuvre quand on vous
demande de calculer 47 × 83, ou combien de jours se sont écoulés depuis
votre naissance. Vous savez le faire, mais vous avez besoin de réfléchir.
Peut-être même que vous aurez besoin d’un papier et d’un crayon. Une
chose est sûre : vous n’avez aucune envie de le faire. Même si le Système 2
est plus fiable et plus rigoureux, vous ne l’utilisez que quand vous n’avez
pas le choix, parce que réfléchir, faire des calculs et des raisonnements
logiques, c’est fatigant.
La théorie de Kahneman peut se résumer ainsi :
1. Chaque fois que notre Système 1 nous fournit une réponse, nous
sommes tentés de l’utiliser sans faire appel à notre Système 2 – même pas
pour vérifier que la réponse du Système 1 est correcte. Parce que le
Système 2 mobilise beaucoup de ressources mentales et d’énergie, nous
privilégions notre instinct. Biologiquement, nous avons acquis une
préférence pour la paresse intellectuelle.
2. Dans certaines situations, notre Système 1 se trompe
systématiquement. Nous commettons tous les mêmes erreurs, tout le temps,
comme si le schéma de câblage dans notre cerveau était défectueux. Ce sont
les fameux « biais cognitifs » que Kahneman et son école se sont donné
pour mission d’étudier. Nous avons par exemple tous envie de dire que la
balle coûte 10 cents.
Si le livre de Kahneman a connu un tel succès, c’est parce qu’il dépasse
le simple constat théorique et propose une méthode concrète pour nous
éviter de tomber dans le panneau.
Sa recommandation est simple : apprendre par cœur la liste des biais
cognitifs présentée dans son livre et, chaque fois que nous reconnaissons
l’une de ces situations typiques, nous faire violence en mobilisant notre
Système 2 sans tenir compte de notre Système 1.
Je pense de mon côté qu’il y a une meilleure façon de faire et je vais
vous l’expliquer.
« C’est de la triche ! »
La première fois que j’ai entendu parler de cette histoire de balle et de
batte, c’était par une amie qui étudiait les sciences cognitives à Princeton.
Elle venait de lire le livre de Kahneman et voulait faire le test avec moi.
Comme la plupart des gens, j’ai donné une réponse instinctive. J’ai
écouté mon Système 1 sans savoir que ça s’appelait un Système 1. Sans
réfléchir, sans faire de calcul, j’ai donné la première réponse qui m’a
traversé l’esprit : « 5 cents. »
J’ai bien senti que ma réponse vexait mon amie mais je n’ai pas
immédiatement compris pourquoi. Elle a pris le temps de m’expliquer ce
qui n’allait pas. Normalement j’étais censé répondre « 10 cents », ou alors
prendre plusieurs secondes avant de répondre « 5 cents ». En revanche,
répondre comme je venais de le faire, dire instantanément « 5 cents » sans
prendre le temps de la réflexion, je n’avais pas le droit. Un type avait même
reçu le prix Nobel pour avoir démontré que c’était impossible. Assez
rapidement, avant de changer de sujet de conversation, mon amie a quand
même trouvé une explication – une explication simple, pragmatique et pas
complètement fausse : « Bah, c’est de la triche, tu es mathématicien ! »
Quand j’ai voulu reproduire le test dans mon entourage, j’ai été
sincèrement étonné de voir tant de gens répondre « 10 cents », et plus
étonné encore de leur difficulté à trouver la bonne réponse après avoir
admis que leur réponse initiale n’était pas la bonne. Le plus incroyable était
que tout le monde me parlait de « faire des calculs », comme s’il n’était pas
visuellement évident que la bonne réponse était « 5 cents ».
J’étais comme Dalton avec son géranium magique, sauf qu’au lieu
d’avoir un cône en moins, c’était moi qui voyais plus de couleurs que mes
amis. L’autre différence avec Dalton, bien sûr, est que l’explication n’avait
rien de génétique.
À la fin de ce chapitre, j’expliquerai comment je fais pour voir la bonne
réponse – et comment vous pouvez vous aussi apprendre à la voir.
A ou B
Comme cette histoire de balle et de batte commençait à vraiment
m’intriguer, j’ai cherché à comprendre ce qui empêchait mes amis de voir la
bonne réponse, alors qu’elle était pourtant évidente.
Un peu comme Dalton, j’ai mené ma petite enquête. Je pense avoir
trouvé l’explication. Après leur avoir fait le test de la balle et de la batte,
j’ai posé à mes amis la question suivante :
« Imagine que tu dois prendre une décision importante pour ta vie. Tu
as le choix entre l’option A et l’option B. Ton intuition te dit de choisir A,
mais la rationalité te dit de choisir B. Que fais-tu ? »
J’ai posé cette question à plus d’une dizaine de mes amis non
mathématiciens et presque tous ont répondu, sans hésiter, qu’ils suivaient
leur intuition et choisissaient A. Une seule personne a répondu B. Une autre
a longuement hésité et n’a pas donné de réponse claire.
Attention, rien ne garantit que vous obtiendrez un pourcentage aussi
élevé de A en refaisant l’expérience de votre côté. Mon protocole souffre de
ce qu’on appelle un biais de sélection : mes amis ne sont pas forcément
représentatifs de la population générale et il se pourrait très bien que les
gens qui écoutent leur intuition aient plus de chances de devenir mes amis.
La proportion exacte de A et de B ne m’intéressait pas vraiment. Ce que
je voulais savoir, c’était si quelqu’un allait donner la réponse que j’aurais
moi-même donnée. Or personne ne l’a donnée.
Mon hypothèse, c’est que ma réponse inhabituelle à cette question est la
clé qui m’a permis de devenir fort en mathématiques et, au passage, de
rééduquer plusieurs de mes biais cognitifs.
Le Système 3
Quand je dois prendre une décision importante pour ma vie, si mon
intuition me dit de choisir l’option A et que la rationalité me dit de choisir
l’option B, je me dis qu’il y a un truc qui déconne et que je ne suis pas
encore prêt à prendre ma décision.
C’est alors le moment de recourir à ce que j’appelle mon « Système 3 ».
Le Système 3, c’est l’ensemble des techniques d’introspection et de
méditation qui visent à établir un dialogue entre l’intuition et la rationalité.
Vous le mettez en œuvre chaque fois que vous essayez de vous souvenir de
vos rêves, de mettre des mots sur cette impression fugace qui vous a laissé
un goût étrange dans la bouche, de démêler vos idées les plus confuses et
les plus contradictoires.
À dix-huit ans, quand j’ai découvert que les images stupides que j’avais
dans la tête avaient tendance à se corriger d’elles-mêmes dès que je faisais
l’effort de les décrire et de les nommer, quand j’ai pris l’habitude de me
mettre à l’écoute de la dissonance entre mon intuition et la logique, j’ai
placé le Système 3 au cœur de ma stratégie de compréhension des
mathématiques. Cette approche m’a comblé au-delà de toute espérance.
Nous connaissons tous le Système 3 et chacun de nous l’utilise au
moins de temps en temps. Ce que l’aventure mathématique m’a enseigné,
c’est qu’une utilisation volontaire et radicale du Système 3 est possible, et
qu’elle a pour effet d’augmenter nos capacités intuitives bien au-delà des
limites supposées de la cognition humaine.
Au fil des ans, la recherche systématique de l’alignement entre mon
intuition et la logique est devenue ma façon de comprendre le monde, de
comprendre les autres et de me comprendre moi-même.
Concrètement, voici ce que cela veut dire. Quand mon intuition me dit
A et la rationalité me dit B, je me place dans la position du médiateur. Je
m’efforce de traduire mon intuition en mots, de la raconter comme une
histoire simple et intelligible. Dans l’autre sens, j’essaye d’éprouver
intuitivement ce que le raisonnement logique exprime, de ressentir dans ma
chair ce dont il parle et ce qu’il dit. Je me demande si j’y crois vraiment. Je
tâtonne. Ça prend du temps mais ce n’est pas un véritable effort. Ça
ressemble plutôt à une méditation au fil de l’eau, une tâche de fond qui peut
être interrompue, reprise, réinterrompue, puis s’éclairer d’un seul coup le
lendemain, des mois ou même des années plus tard.
Le but, c’est de comprendre à quel endroit ça déconne. Est-ce que mon
intuition et la logique parlent bien la même langue ? Est-ce qu’elles parlent
bien du même objet ?
Mon intuition n’est jamais parfaite. Elle est souvent pertinente mais
dans certains cas, cependant, il lui arrive de dire n’importe quoi. La bonne
nouvelle, c’est que c’est généralement réparable. Quant à la logique, elle ne
se trompe jamais. En tout cas pas officiellement. Sauf qu’elle ne dit pas
forcément ce que je crois qu’elle dit.
À la fin, c’est presque toujours mon intuition qui gagne. Quand je la
force à écouter ce que dit la logique, elle se débrouille pour en tenir compte
et faire évoluer sa position. La logique est une matière inerte, comme un
caillou. Mon intuition est organique, elle est vivante et elle grandit.
Appeler cette démarche le « Système 3 », c’est évidemment idiot. Ça
devrait tout simplement s’appeler penser ou réfléchir. Mais ces mots ont été
détournés de leur sens par une tradition castratrice qui veut nous faire croire
que nous devrions penser contre notre intuition. On nous raconte que notre
intuition est l’ennemie héréditaire de la raison, que le dialogue est
impossible et que réfléchir suppose de se soumettre aveuglément au
Système 2.
Je suis personnellement incapable de penser contre mon intuition et j’ai
de très gros doutes sur la sincérité de ceux qui prétendent y parvenir.
Au chapitre 3, j’ai affirmé que votre intuition était votre plus puissante
ressource intellectuelle. Cependant, au risque de briser vos rêves, je dois
vous faire une révélation : votre intuition n’est ni un fluide magique, ni
votre bonne étoile, ni la main de Dieu qui se pose sur votre épaule. Sa
nature est beaucoup plus triviale. Elle est la manifestation tangible d’une
réalité certes invisible mais parfaitement concrète et matérielle :
l’enchevêtrement des connexions synaptiques entre vos neurones, que votre
cerveau construit et réorganise continûment depuis le début de votre vie
fœtale.
Votre cerveau contient autant de neurones qu’il y a d’étoiles dans la
Voie lactée. Chacun de ces neurones est, en moyenne, relié à des milliers
d’autres neurones. Ce tissu de cent mille milliards d’interconnexions est le
réseau de vos associations mentales. Sa structure est votre façon de donner
un sens au flot d’information brute qui se déverse en continu dans votre
cerveau. Il s’agit, littéralement, de votre vision du monde. Tout ce que vous
avez vu, entendu, ressenti, imaginé ou désiré, toute votre expérience, tout ce
que vous savez, tout ce qui survit dans votre mémoire, est encodé dans cet
enchevêtrement. Quand votre intuition parle, c’est au nom de tout cela
qu’elle s’exprime.
Votre intuition sera toujours plus puissante et mieux informée que le
plus sophistiqué des raisonnements langagiers. Pour autant, elle n’est pas
infaillible. Si votre intuition vous dit que la balle coûte 10 cents, elle se
trompe.
Mon intuition n’est pas plus infaillible que la vôtre. Elle se trompe en
permanence. J’ai cependant appris à ne jamais en avoir honte. Je ne méprise
pas mes erreurs, je ne les refoule pas, je ne suppose pas qu’elles trahissent
mon infériorité intellectuelle ou des biais cognitifs codés en dur dans mon
cerveau. Au contraire. Rien n’est plus excitant qu’une erreur grossière et
flagrante : elle est toujours le signe que je ne vois pas les choses avec le bon
point de vue et qu’il est possible de mieux les voir. Quand j’arrive à mettre
le doigt sur une erreur de mon intuition, je sais que mes représentations
mentales sont déjà en train de se reconfigurer.
Mon intuition a deux ans d’âge mental, elle n’a aucun complexe et veut
toujours apprendre. Si vous arrêtez de maltraiter la vôtre, vous vous rendrez
compte qu’elle est exactement comme la mienne : elle ne demande qu’à
grandir.
Quand elle m’a dit que la batte coûtait 1 dollar de plus que la balle,
voici comment je l’ai interprété :
Une journée ordinaire, aux États-Unis, au début des années 1950. Une
famille ordinaire, sur une route ordinaire. Le père conduit, les deux enfants
sont à l’arrière de la voiture. Pour éviter qu’ils ne se chamaillent, le père
leur soumet des énigmes :
« Quelle est la somme des nombres entiers de 1 à 100 ? »
Le plus jeune des garçons est âgé de cinq ans. Il répond en quelques
secondes : « 5 000. » Le père lui dit que c’est presque ça. Le petit garçon
réfléchit quelques secondes de plus et donne enfin la bonne réponse : « 5
050. »
Ce petit garçon de cinq ans, c’est Bill Thurston. L’anecdote fait sourire
ceux qui y voient la répétition d’une histoire célèbre mettant en scène Carl
Friedrich Gauss (1777-1855), le « prince des mathématiques ». Même si
cette vieille histoire n’est peut-être qu’une légende, elle est très connue et le
père de Thurston en avait sans doute entendu parler.
Gauss fut l’un des plus grands mathématiciens de l’histoire, l’un de
ceux qu’on range sans hésiter aux côtés de Thalès, Pythagore, Euclide,
Archimède, al-Khwârizmî, Descartes, Euler, Newton, Leibniz, Riemann,
Cantor, Poincaré, von Neumann, Grothendieck et quelques autres. Il était si
spectaculairement brillant et créatif que ses contemporains refusaient de
croire que son intelligence était issue d’un cerveau humain biologiquement
normal. Il était en quelque sorte l’Albert Einstein de son époque.
Ça s’est d’ailleurs fini comme ça devait se finir, exactement comme
avec Einstein : quand Gauss est mort, quelqu’un a trouvé judicieux de lui
prélever le cerveau dans l’espoir d’en percer les secrets. Deux siècles plus
tard, le cerveau de Gauss est toujours dans un bocal, précieusement
conservé dans les réserves de l’université de Göttingen. Personne n’a rien
trouvé d’intéressant à dire à son sujet.
La légende veut que, à l’âge de sept ans, le petit Gauss ait fait très peur
à son instituteur. Celui-ci avait demandé à la classe de calculer la somme
des entiers de 1 à 100, croyant ainsi s’offrir un bon quart d’heure de
tranquillité. Il n’avait pas prévu qu’un des gamins lui donnerait la réponse
en quelques secondes.
J’avais dix-sept ans quand notre professeur de mathématiques de
terminale nous a raconté cette histoire qui nous a fait forte impression. Nous
ne comprenions pas comment Gauss avait pu calculer aussi vite. Face à un
tel génie, nous nous sentions tous un peu minables.
L’explication que notre professeur nous a donnée, c’est qu’il y avait une
« astuce ». On veut calculer la somme des entiers de 1 à 100, c’est-à-dire
l’addition
Le piège du langage
Pour comprendre ce qui se cache derrière les « astuces »
mathématiques, le plus simple est de suivre une recette de gâteau à la
banane, par exemple celle-ci :
Ingrédients : 4 bananes, 4 œufs, 250 g de farine, 180 g de beurre, 120 g de
sucre, 1 sachet de sucre vanillé, 1 sachet de levure chimique.
1. Écraser les bananes avec une fourchette dans une assiette et laisser
de côté.
2. Bien mélanger les œufs avec le sucre, puis rajouter la farine, puis le
beurre, la levure et le sucre vanillé.
3. Incorporer les bananes à la préparation.
4. Cuire au four à 180 degrés pendant 40-50 minutes.
Visualisez les différentes étapes de la recette :
– Vous commencez par aller acheter des bananes. Elles sont dans votre
main. Vous arrivez à la caisse pour payer. Vous voyez bien les bananes
?
– Vous êtes au début de l’étape 1. Les bananes sont maintenant dans
l’assiette. Vous avez une fourchette dans la main et vous vous apprêtez
à les écraser. Vous voyez toujours les bananes ?
Entre ces deux étapes, vous avez changé d’image mentale. Juste avant
d’écraser les bananes, vous les avez mentalement épluchées. Derrière les
soi-disant astuces, il y a généralement une opération de ce genre : un
changement d’image mentale qui s’effectue en un instant, pour des raisons
« évidentes » qui ne sont pas évidentes pour tout le monde.
Quand on est familier des bananes, c’est évident qu’il faut les éplucher
avant de les écraser. Quand on n’a jamais manipulé de bananes, ça cesse
d’être évident. Le texte des recettes ne capture jamais la totalité des gestes
nécessaires. Il manque toujours des détails essentiels, les fameuses «
astuces ». C’est pour cette raison que tant de gens préfèrent regarder des
vidéos de cuisine plutôt que lire des recettes.
Les bananes vous sont familières depuis l’enfance. On pourrait même
dire que vous êtes devenu leur intime. Vous les connaissez au-delà du
langage. Vous savez sur elles un tas de choses dont vous n’avez jamais parlé
à personne. Vous connaissez par cœur le filament qui court le long de leur
chair même si vous ignorez son nom. Ce filament ne vous a jamais servi à
rien, mais il vous a frappé par son apparence et ses propriétés. Vous savez
également, sans jamais avoir osé l’avouer, que rien sur Terre ne se brise
d’une manière aussi douce et satisfaisante que la chair des bananes. Le mot
« banane » ne vous évoque pas juste une image mentale, mais une multitude
d’images mentales possibles. En un instant, sans effort et sans personne
pour vous dire comment faire, vous choisissez toujours la bonne image.
Écraser des bananes sans les éplucher, c’est tellement idiot que ça vous
amuse. C’est le genre de trucs idiots que seuls les robots sont capables de
faire.
Quand Gauss ou Thurston veulent additionner les entiers de 1 à 100, ils
choisissent la bonne manière de visualiser ces nombres, celle qui rendra le
calcul plus facile. Ils la trouvent en un instant, sans effort et sans personne
pour leur dire comment faire. Ils savent mobiliser leur familiarité avec les
nombres de la même manière que vous savez mobiliser votre familiarité
avec les bananes. Il s’agit exactement de la même forme d’intelligence.
En mathématiques, l’irruption d’un miracle ou d’une idée qui sort de
nulle part est toujours le signe qu’il vous manque une image. Votre manière
de voir les choses n’est pas la bonne ou elle est incomplète, et il en existe
une meilleure, plus simple et plus claire, que vous ne connaissez pas encore
et que, peut-être, personne ne connaît. Chercher et trouver cette bonne
manière de voir est la substance même de la démarche mathématique. C’est
la principale source du plaisir que vous pourrez en tirer.
Chaque fois qu’on vous parle d’astuces, on vous ordonne de cesser de
réfléchir au moment précis où ça commençait à devenir intéressant.
L’ironie dans tout ça, c’est qu’à l’époque où vous êtes devenu l’intime
des bananes, à cette époque reculée de votre enfance, vous êtes également
devenu l’intime des nombres. C’est ce niveau de familiarité qui vous a
permis d’apprendre à compter.
Ce rapport intime avec les nombres, vous l’avez perdu. En sortant de la
petite enfance, vous êtes tombé dans ce que j’appelle le piège du langage, et
c’est ce qui vous empêche aujourd’hui de « voir » la somme des entiers de 1
à 100 de la même manière que Gauss et Thurston.
Le piège du langage, c’est la croyance que nommer les choses suffit à
les faire exister et nous dispense de l’effort de véritablement les imaginer.
Cette croyance est une manifestation typique de l’idéologie du Système
2. On nous raconte que c’est avec les mots que nous pensons et que ça ne
sert à rien de vouloir dépasser les mots. Ce raccourci est très problématique,
à la limite du mensonge. Nommer les choses permet certes de les évoquer
mais pas de les rendre présentes à l’esprit avec l’intensité et la clarté qui
permettent de penser et de créer.
« Ne pensez pas à un éléphant rose. » Cette plaisanterie amuse
beaucoup les linguistes parce que, d’une certaine manière, cette phrase nous
force à penser à un éléphant rose. Sauf que cette manière passive, à
contrecœur, de penser aux éléphants roses n’est pas celle qui vous permettra
de devenir leur intime et de vraiment les comprendre. Faites l’effort
d’imaginer un éléphant rose de taille réelle, là, juste devant vous. Prenez le
temps de le regarder et de l’étudier de près. Cette image volontaire sera
incroyablement plus profonde, plus riche, plus précise que l’image
mollassonne qui s’est formée dans votre esprit au début du paragraphe.
Quand vous vous autorisez à donner libre cours à votre imagination, elle n’a
quasiment plus de limites.
C’est cet effort d’imagination qui permet de sortir du piège du langage
et de résoudre les problèmes mathématiques. Cette activité est au cœur du
Système 3. Elle implique de délibérément chercher à voir, sans réserve et
sans demi-mesure, avec un total engagement physique.
Quand vous lisez « la somme des entiers de 1 à 100 », si vous vous
contentez de l’image mollassonne qui se forme dans votre esprit, vous ne
verrez rien.
Au lieu de vous laisser bercer par les mots, forcez-vous à penser que la
somme est physiquement présente devant vous. Forcez-vous à imaginer les
entiers de 1 à 100 en chair et en os, incarnés dans le monde réel, sagement
alignés devant vous. Si vous arrivez à les voir et si vous prenez le temps de
bien observer la scène, vous trouverez un moyen de calculer leur somme.
Pour vous donner une chance de trouver par vous-même, vous pouvez
faire une pause avant de poursuivre la lecture.
Voir en grand
Dans « On Proof and Progress in Mathematics », le texte déjà cité au
chapitre 6, Thurston donne un conseil surprenant – que je n’ai jamais lu
ailleurs – à propos de la taille des objets mathématiques.
Quand nous les imaginons dans notre tête, nous pouvons choisir de les
voir comme « des petits objets dans nos mains », ou comme « des structures
à taille humaine », ou encore comme « des structures qui nous englobent et
à l’intérieur desquelles nous pouvons nous déplacer ». D’un point de vue
logique, ça ne devrait strictement rien changer. Or Thurston affirme que la
taille a une importance capitale :
« Nous avons tendance à penser plus efficacement avec des images de
plus grande échelle : c’est comme si notre cerveau prenait les choses plus
grandes plus au sérieux et leur consacrait davantage de ressources. »
Et si les gens qui sont convaincus de n’avoir aucune intuition
géométrique commettaient tout simplement l’erreur d’imaginer des figures
trop petites, sur lesquelles il est impossible de voir quoi que ce soit ?
En tout cas, la remarque de Thurston s’applique très bien aux éléphants
: imaginez un petit éléphant qui tient dans votre main, et maintenant
imaginez un éléphant de taille réelle, qui n’a pas l’air commode et dont
vous ne voulez surtout pas attirer l’attention : ça ne mobilise pas du tout vos
ressources cognitives de la même façon.
Le piège du langage est la version extrême du phénomène décrit par
Thurston. Une expression comme « la somme des entiers de 1 à 100 » est,
au fond, une manière commode de désigner un objet mathématique bien
précis. Elle permet d’en parler mais c’est aussi une manière de s’en
débarrasser, de le mettre à distance pour qu’il ne vous embête plus.
Vous croyez voir cette somme mais vous ne la voyez pas vraiment. Vous
ne sentez pas sa présence. Vous ne la prenez pas au sérieux.
Cette somme peut aussi s’écrire 5 050. Le grand avantage de l’écriture
décimale, c’est d’être compacte. Elle est discrète, pratique, facile à dire et
facile à écrire. Cette représentation mentale a le défaut de son avantage : le
nombre est mis à distance, il devient minuscule, presque invisible.
Une égalité mathématique énonce toujours que deux écritures
différentes en apparence désignent en réalité un seul et même objet. Si vous
vous laissez bercer par le langage, si vous confondez les mots avec les
objets qu’ils désignent, vous ne vous donnez aucune chance de « voir » les
égalités mathématiques.
Le seul chemin pour y arriver, c’est de dépasser les mots. Remplacer «
la somme des entiers de 1 à 100 » par « 1 + 2 + 3 + … + 98 + 99 + 100 » est
un bon premier pas. Vous aurez peut-être l’impression de voir la somme de
manière plus tangible, plus concrète. Mais ce ne sera toujours qu’une
illusion. En réalité, il vous manque toujours une bonne partie des nombres,
tous ceux qui sont cachés derrière les points de suspension. Les symboles
mathématiques sont comme les mots, ils appartiennent au langage. Eux
aussi doivent être dépassés.
Pour arriver à voir la somme dans sa globalité, sans raccourci et sans
abréviation, pour la prendre au sérieux et lui donner la place qu’elle mérite,
il faut sortir du piège du langage et imaginer la somme physiquement
présente, en taille réelle, là, juste devant vous.
Avant d’imaginer la somme, commençons par un seul nombre, par
exemple 3. Imaginer le nombre 3 présent dans le monde physique, c’est
assez facile : il suffit d’imaginer 3 objets, comme à l’école primaire où l’on
demande aux enfants de prendre 3 oranges dans leur tête. Ce rapport
enfantin avec les nombres, cette exigence d’une interaction charnelle avec
ce qui est abstrait, c’est le bon état d’esprit pour faire des mathématiques.
En voyant 3 oranges en lieu et place du nombre 3, vous commencez à sortir
du piège du langage. Vous arrêtez de confondre l’écriture d’un nombre avec
sa valeur.
Un nombre entier, ça compte toujours quelque chose.
Cependant, pour imaginer la somme des entiers de 1 à 100, je vous
déconseille les oranges : vous allez vous retrouver avec beaucoup d’oranges
et ça ne va pas être simple de les ranger.
Personnellement, je trouve beaucoup plus facile d’imaginer la scène
avec des cubes. J’arrive à visualiser chaque nombre comme une pile de
cubes et à ranger ces piles côte à côte, de 1 jusqu’à 100.
C’est difficile de dessiner exactement ce que je vois dans ma tête. Mon
image mentale n’est pas totalement nette et la pile serait trop grande pour
entrer sur la page. Du coup, je ne suis capable d’en dessiner qu’une
approximation. Vu de face, ça donnerait un truc comme ça :
Ce dessin est faux, mais ce n’est pas grave. Ce qui compte, c’est de
savoir de quelle manière il est faux. En l’occurrence, il manque des cubes.
Au lieu d’avoir dix-huit cubes de côté et dix-huit cubes de haut comme sur
mon dessin, la pile devrait avoir cent cubes de côté et cent cubes de haut. Il
faudra garder ça en tête. Malgré ce défaut, ce dessin me semble être la
bonne manière de partager mon image mentale (si je dessinais tous les
cubes, on n’y verrait plus rien).
Voilà, c’est fini ! C’était facile, non ?
Les mathématiciens ont tendance à considérer qu’une démonstration est
terminée dès lors qu’ils sentent que la bonne image s’est formée dans leur
tête, comme les joueurs d’échecs arrêtent les parties sans aller jusqu’au mat,
parce qu’ils reconnaissent qu’une position est gagnante.
Mais prenons quand même le temps de terminer la partie. Si cette image
se forme dans votre tête, c’est difficile de ne pas y voir un triangle. Le
nombre qu’on cherche, c’est-à-dire le nombre total de cubes, c’est l’aire du
triangle. Or il existe une formule très simple, du niveau de l’école primaire,
pour calculer cette aire. Voici deux façons de finir la partie, selon que vous
connaissez ou non la formule.
1. Vous connaissez la formule. Pour calculer l’aire d’un triangle, on
multiplie la base par la hauteur et on divise par 2. Ici, la base est 100, la
hauteur est 100. En les multipliant on obtient 10 000, en divisant par 2 on
obtient 5 000.
C’est presque ça. Nous venons de reproduire l’erreur exacte que
Thurston avait faite quand il avait cinq ans. C’est bon signe, nous
réfléchissons de la bonne façon.
Le kung-fu probabiliste
La balle et la batte, la somme des entiers de 1 à 100 : j’aime ces
problèmes pour enfants parce qu’ils sont racontables avec des mots simples
et permettent d’entrevoir le fossé qui sépare les mathématiques officielles,
prisonnières du langage, et les mathématiques secrètes, celles qu’on fait
dans sa tête.
Dans les deux cas, un simple effort de visualisation suffit à rendre
évident un calcul que 99 % des gens ne trouvent pas évident du tout.
Ce n’est pas toujours aussi simple. Visualiser ne suffit pas toujours et
l’enjeu n’est pas de se priver du raisonnement déductif mécanique. Pour
comprendre les mathématiques, il faut s’entraîner à imbriquer imagination
et langage, intuition et logique, vision de près et mise à distance, rêverie et
calcul.
Je ne voudrais pas non plus donner l’impression que les problèmes de
mathématiques sont tous des problèmes numériques et que toute intuition
est de nature géométrique.
Les objets mathématiques sont de natures très diverses et leur
compréhension intuitive mobilise des imaginaires très différents. Le tableau
ci-dessous énumère quelques-uns des grands domaines des mathématiques.
Il est incomplet et simplificateur mais permet de se faire une première idée :
Les principaux domaines des mathématiques
Ces domaines ont chacun leur vocabulaire et leurs intuitions propres.
C’est comme s’ils correspondaient à différentes manières d’utiliser notre
corps, différentes zones de notre cerveau, différentes manières de focaliser
notre attention. Ils peuvent donner l’impression de parler de choses
différentes mais en fait, ils ne font qu’apporter des points de vue différents
sur une seule et même réalité, la réalité mathématique.
Quand on en fait l’expérience, cette unité des mathématiques est parfois
surprenante. Pourtant, les découvertes mathématiques sont très souvent des
ponts jetés entre deux intuitions de natures différentes.
À un niveau très élémentaire, c’est ce que nous venons de faire : une
formule de géométrie (qui donne l’aire d’un triangle ou d’un rectangle)
nous a permis de résoudre un problème d’arithmétique (la somme des
entiers de 1 à 100).
Concluons ce chapitre avec un autre exemple, plus frappant encore.
Si vous avez du mal à visualiser les entiers de 1 à 100 en taille réelle
juste devant vous, il y a plus simple. Au lieu de vous fatiguer à prendre tous
les nombres de 1 à 100, n’en prenez qu’un seul, et prenez-le au pif. Quand
vous tirez au sort un nombre entre 1 et 100, combien vaut-il en moyenne ?
Si ça vous paraît abstrait, voici une manière concrète d’imaginer les
choses. Vous participez à un jeu télévisé. Dans un sac, il y a 100 chèques :
un chèque de 1 dollar, un chèque de 2 dollars, un chèque de 3 dollars, et
ainsi de suite, jusqu’à 100 dollars. Vous avez le droit de piocher un seul
chèque, en aveugle. En moyenne, combien vous attendez-vous à gagner ?
Je reformule la question : quand on prend un nombre au hasard entre 1
et 100, combien vaut-il en moyenne ?
La plupart des gens répondent « 50 » sans avoir besoin de réfléchir. Ils
trouvent ça évident. Mais si la moyenne des entiers de 1 à 100 vaut 50, alors
leur somme vaut 5 000 : la somme de 100 nombres, c’est 100 fois leur
moyenne. Ça aussi, c’est évident pour la plupart des gens.
Du coup, qu’est-ce qui empêche les gens de répondre, sans réfléchir,
que la somme des entiers de 1 à 100 vaut 5 000 ?
(Si effectivement votre intuition vous dit que la moyenne vaut 50, elle
se trompe. Ne vous vexez pas, c’est exactement la même erreur que
Thurston. La moyenne vaut en réalité 50.5. À ce stade, une erreur de 1 % ne
devrait plus gâcher votre plaisir. C’est la moyenne des 101 entiers de 0 à
100 qui vaut 50.)
Si vous ne comprenez pas ce qui vient de se passer, si ça vous paraît
absurde que la difficulté du problème ait pu d’un seul coup se vaporiser,
c’est parce que vous sous-estimez la puissance du mode de pensée
probabiliste. Assembler 5 050 cubes dans sa tête est un travail de
déménageur qui mobilise une certaine charge cognitive. Par contraste, le
point de vue probabiliste est une forme de kung-fu qui focalise l’attention
sur un unique nombre et laisse vos processus inconscients faire tout le
travail, en évacuant la charge cognitive.
Vous saviez déjà calculer la somme des entiers de 1 à 100 et vous ne le
saviez même pas.
La notion de moyenne est une pure invention humaine, un concept
mathématique abstrait qu’on vous a enseigné et que vous avez assimilé au
plus profond de vous-même, exactement comme l’écriture décimale. Vous
avez appris à « voir » les moyennes, c’est-à-dire à les calculer sans vous en
rendre compte et sans avoir besoin de poser le calcul. Si vous voulez valider
votre intuition et la transformer en un raisonnement rigoureux, si vous
voulez comprendre pourquoi la moyenne vaut 50.5 plutôt que 50, vous
devrez vous mettre à l’écoute de vous-même, de vos processus inconscients
et de leurs mécanismes.
Ce travail d’introspection est au cœur de l’enjeu mathématique. Il
implique de déconstruire les images mentales que vous utilisez sans vous en
rendre compte et d’identifier là où elles sont améliorables. C’est ce travail
qui vous permet de renforcer votre intuition jour après jour.
Les mathématiciens manipulent des abstractions dont ils oublient le
caractère abstrait et qu’ils préfèrent appeler objets. Ils aiment dire que ces
objets existent. En disant cela, ils ne veulent pas forcément prendre parti
dans la vieille querelle métaphysique qui, depuis Platon, débat de la réalité
des abstractions. Ils veulent simplement dire que c’est ainsi qu’on fait des
mathématiques : en créant un lien de familiarité avec ces objets, en
s’autorisant à les imaginer et à les manipuler dans sa tête exactement
comme on manipule des bananes.
Pour devenir l’intime d’un objet mathématique, il faut l’observer
longuement, avec intensité et décontraction, avec curiosité et ouverture
d’esprit. Il faut prendre le temps de jouer avec et de créer une relation hors
du langage.
Quand Einstein se déclarait « passionnément curieux », quand
Grothendieck disait rester « seul à l’écoute des choses, intensément absorbé
dans un jeu d’enfant », c’est de cela qu’ils voulaient parler.
13
Le refus de la peur
La technique de Serre est simple et puissante. En apparence, elle est à la
portée de tous. On ne voit pas ce qui pourrait vous empêcher de regarder les
gens dans les yeux et de leur dire, avec un grand sourire, que vous n’avez
rien compris et qu’il va falloir tout vous réexpliquer depuis le début.
Clairement, ce n’est pas une question de quotient intellectuel.
Essayez, et vous verrez.
Ça a l’air facile. Ça ne l’est pas. Cela peut être dur de bluffer, de faire
semblant de comprendre. C’est encore plus dur de totalement cesser de
bluffer, de poser sans filtre et sans honte toutes les questions stupides qui
vous traversent l’esprit. La technique de Serre est la version sociale de ce
qu’au chapitre 7 nous avions appelé la posture du petit enfant. Celle-ci
exige une très grande maîtrise du corps et des émotions, parce que nous
avons l’instinct de dissimuler notre ignorance.
Ce que Serre m’a appris, c’est qu’il vaut mieux y aller franchement,
comme un sauvage, plutôt que sur la pointe des pieds. Tant qu’à révéler ce
qui fait honte et qu’on voudrait cacher, autant en faire une comédie.
L’humour est une excellente arme contre la peur. En assumant jusqu’à
l’absurde vos propres limites intellectuelles, vous pouvez créer une zone de
liberté enfantine où toutes les questions seront permises.
À la fin du chapitre 9, j’ai déjà évoqué l’interview donnée par Pierre
Deligne en 2013, quand il avait reçu le prix Abel. C’était l’occasion pour lui
de partager sa vision des enjeux mathématiques et de revenir sur les
moments décisifs de sa carrière. Voici comment Deligne raconte sa
première rencontre avec Grothendieck, avant que celui-ci ne devienne son
directeur de thèse.
Deligne, qui est alors un jeune étudiant, va écouter un séminaire de
Grothendieck, qui l’intimide avec sa grande silhouette et son crâne rasé.
Pendant l’exposé, Grothendieck parle sans arrêt de « cohomologie », une
notion mathématique centrale dans son œuvre, où elle est reformulée dans
un contexte abstrait de théorie des catégories. Mais Deligne n’y comprend
rien. À la fin de l’exposé, il va voir Grothendieck et lui demande de lui
expliquer ce qu’il veut dire par « cohomologie ».
C’est un peu comme écouter un exposé d’Einstein et aller le voir à la fin
pour lui demander ce qu’il veut dire par « relativité ». Près d’un demi-siècle
plus tard, Deligne reste admiratif de la réaction de Grothendieck :
« D’autres personnes auraient pensé que, si je ne savais pas ce que
c’était, ça ne valait pas le coup de me parler. Ça n’a pas du tout été sa
réaction. Il m’a expliqué très patiemment. »
Cette patience et cette bienveillance ont marqué Deligne et lui ont
permis de s’épanouir :
« Il était extrêmement gentil, on pouvait lui poser des questions qui
avaient l’air complètement stupides. Avec lui, je n’avais aucune timidité, je
posais des questions complètement stupides, et j’ai gardé cette habitude
jusqu’à aujourd’hui. Quand j’écoute un exposé, je m’assieds à l’avant du
public, et s’il y a quelque chose que je ne comprends pas, je demande,
même si je suis censé connaître la réponse. »
Ce ne sont pas des paroles anodines. Si Deligne prend la peine
d’insister, c’est parce qu’il sait combien c’est difficile. Il a vu tant de
mathématiciens échouer à cet endroit précis, parce qu’ils n’arrivaient pas à
atteindre le bon niveau de candeur et de transparence. La plus grande
difficulté des mathématiques est de surmonter notre honte, notre instinct de
fuite, notre réflexe de dissimulation. Tout est question de sang-froid et
d’engagement physique.
Dans « On Proof and Progress in Mathematics », Thurston raconte
quelque chose de similaire :
« Je suis heureux quand j’arrive à admettre, au moins pour moi-même,
que ma pensée est confuse, et quand j’essaye de surmonter la gêne que je
pourrais ressentir en révélant mon ignorance ou ma confusion. Au fil des
ans, ça m’a aidé à développer de la clarté sur certains sujets, mais je reste
confus sur beaucoup d’autres. »
Serre, Deligne, Thurston, Grothendieck : ces mathématiciens
d’exception insistent tous sur le même point. Ce n’est pas une coïncidence.
La lutte contre nos inhibitions et nos blocages est l’essence même du travail
mathématique.
C’est normal de ne pas comprendre. C’est normal d’avoir peur. C’est
normal de devoir lutter pour contenir sa peur. C’est même exactement le
sujet.
14
Un art martial
La rationalité secrète
Quand on est mathématicien, on tombe régulièrement sur des gens qui
s’adressent à vous en disant « toi qui es rationnel » ou « toi qui aimes la
logique », le pire étant, bien entendu, « toi qui es bon en calcul ».
C’est toujours mauvais signe car derrière cela il y a toujours un sous-
entendu du genre « toi qui es psychorigide », « toi qui ne comprends rien
aux enjeux humains » ou « toi sur qui je vais déverser toute la frustration
que j’ai accumulée pendant ma scolarité ».
La rationalité a presque aussi mauvaise réputation que les
mathématiques. Comme ces dernières, elle existe en deux versions. La face
visible de la rationalité, ce sont les discours construits et structurés, le
savoir établi, la science et la technique. L’école nous enseigne cette version
officielle avec un succès mitigé.
La face cachée de la rationalité, sa dimension secrète et intime, reste
largement méconnue, comme si nous avions fait le choix délibéré de
l’occulter.
Au chapitre 11, j’ai présenté la rationalité comme un synonyme du
Système 2 (la pensée mécanique qui suit les règles de la logique). C’est un
raccourci commode parce que beaucoup de gens l’entendent ainsi. Mais il
pose de très gros problèmes. En opposant la rationalité au Système 1 (la
pensée intuitive instantanée), nous l’opposons en fait à la compréhension
humaine. Sans surprise, cette version de la rationalité est jugée aride et
antipathique, et ne séduit pas grand monde.
Ça n’empêche pas certains de vouloir nous la vendre. Le plus souvent,
ils adoptent une posture de supériorité et de mépris. « Sois rationnel », c’est
une manière pour eux de nous dire « mange ta soupe », « apprends tes
leçons », « refoule tes désirs », « respecte l’autorité », « sois de mon avis ».
Ils nous ordonnent d’être rationnels mais sont bien incapables de nous
expliquer en quoi cela consiste exactement. Ils se réclament de Descartes
sans mesurer l’énormité de leur contresens. Ils ne posent même pas cette
question bête et évidente : avec des idées aussi rabougries, comment
Descartes aurait-il pu fasciner ses contemporains « comme un éléphant ou
une panthère » ?
Si vous abordez le Discours de la méthode en y cherchant une apologie
du Système 2, vous tomberez de haut. La grande innovation de Descartes
est de placer l’intuition et la subjectivité au cœur de la démarche de
connaissance. Il se méfie du savoir établi et de ce qui est écrit dans les
livres. Il n’accorde aucun crédit aux paroles d’autorité. Il préfère tout
reconstruire par lui-même, dans sa tête. Sa méthode ressemble étrangement
à celle d’Einstein, de Thurston et de Grothendieck. Il s’agit bien entendu du
Système 3, le lent dialogue entre l’intuition et la logique dans le but de faire
progresser l’intuition.
Descartes ne s’en cache pas : sa méthode, c’est celle des
mathématiciens. Il la décrit sans jamais parler de rationalité ni de
rationalisme. Ces mots n’existent pas encore. Ils seront inventés par la suite
pour caractériser sa démarche. Quant à savoir si Descartes passerait
aujourd’hui pour « quelqu’un de rationnel », je vous laisse juge.
Le doute viscéral
Le doute de Descartes, c’est un peu comme le clic de Ben Underwood :
les gens ont tellement de mal à croire que ça puisse vraiment marcher qu’ils
n’essayent même pas, ou alors ils abandonnent avant que ça ait commencé à
produire des effets.
À part dans le milieu de la recherche mathématique, je crois n’avoir
jamais croisé personne qui ait réellement pris le doute au sérieux.
Quel immense gâchis ! Un grand mathématicien fait l’effort de raconter
comment il a réussi malgré une intelligence qu’il qualifie de moyenne. Il
écrit noir sur blanc que son témoignage n’a aucune valeur théorique et qu’il
s’agit juste d’un exemple « qu’on peut imiter ». On assomme des
générations de lycéens en leur faisant croire que ce témoignage est un traité
de philosophie. Et quasiment personne ne se donne la peine d’essayer pour
de vrai.
Avant de finir ce chapitre, prenons quand même le temps de clarifier ce
qu’est le doute cartésien et les bénéfices personnels que chacun de nous
peut en retirer. Après tout, le doute cartésien est la meilleure introduction
possible à cette notion fondamentale que nous n’avons jusqu’ici quasiment
pas abordée : la notion de démonstration mathématique.
À l’école, on nous enseigne que le doute cartésien est un doute
méthodique. C’est une manière de dire que la méthode repose sur le doute.
Mais cette expression peut prêter à confusion. Il est facile de l’entendre de
travers, en s’imaginant qu’il faut douter de façon méthodique. Cela est
rigoureusement impossible, pour la même raison qu’il est impossible de
tomber amoureux de manière méthodique. On ne peut douter qu’avec ses
tripes. Le doute cartésien est viscéral.
Vouloir douter de manière méthodique, c’est confondre le Système 2, la
pensée mécanique, avec le Système 3, le dialogue entre l’intuition et la
logique.
Descartes n’est pas hostile au Système 2. Il conseille par exemple de
faire des listes pour ne rien oublier. Mais l’activité de doute n’appartient pas
au Système 2. On ne peut pas douter avec des mots, on ne peut douter que
silencieusement et dans sa tête. Le doute est une activité intime. Si on se
contente de faire semblant de douter, si on ne va pas jusqu’au bout, si on
n’avale pas la fumée, ça ne sert strictement à rien.
En inventant le doute, Descartes se positionne contre le savoir officiel.
Il vit dans un monde où la vérité est encore confondue avec l’autorité : la
vérité, c’est la tradition, c’est ce qui est écrit dans les livres. Les sciences
sont encore les héritières de l’approche d’Aristote, vieille de deux mille ans.
Elles consistent à compiler et essayer de structurer un fatras de choses
réputées vraies à 99 % (ou dont quelqu’un supposément sérieux a dit
qu’elles étaient vraies à 99 %, ou à 80 %, ou à 51 %, on ne sait jamais trop).
Par exemple, quand Aristote explique pourquoi la Terre est ronde, il
empile des arguments hétéroclites piochés dans d’autres livres. Plus il y a
d’arguments, plus c’est censé être convaincant. Jusqu’au moment où il nous
explique qu’il y a des éléphants en Afrique, des éléphants en Asie, donc
forcément ça se rejoint de l’autre côté, donc la Terre est ronde.
Douter, c’est renifler un raisonnement et sentir qu’il y a un truc qui ne
tient pas debout. C’est s’autoriser à se dire : « Vraiment ? »
La position de Descartes est très simple : il affirme que ce qui est
probable, voire certain à 99.99 % mais pas à 100 %, c’est peut-être
intéressant, mais d’un point de vue scientifique ça ne vaut rien, parce qu’on
ne peut rien construire dessus.
Enseigner le doute cartésien est difficile car il n’est ni une connaissance,
ni un mode d’argumentation, et en conséquence il est impossible à évaluer.
Personne ne peut douter sur une feuille de papier. Le doute est une activité
psychomotrice secrète, un geste invisible.
Douter de quelque chose, c’est être capable d’imaginer un scénario,
même invraisemblablement improbable, où cette chose pourrait être fausse.
Descartes nous invite à appliquer le doute non seulement à ce que disent
les autres, mais aussi et surtout à nos propres certitudes. C’est le cœur
même de sa méthode et c’est à cet endroit que nous avons le plus de mal à
le suivre. Mettre en doute nos propres certitudes, c’est comme se jeter en
arrière la tête la première : notre instinct nous dit que c’est dangereux. Nous
avons peur d’exposer nos vulnérabilités psychiques, de sombrer, de chuter
dans un puits sans fond où nous n’aurons plus jamais confiance en rien. Et
nous ne voyons absolument pas ce que nous pourrions gagner à procéder
ainsi.
Tant qu’on n’a pas fait de mathématiques, on a effectivement tendance à
croire qu’il s’agit d’un puits sans fond. Le niveau de certitude exigé par
Descartes semble impossible à atteindre.
Les mathématiques fournissent des exemples de vérités dans lesquelles
on peut parvenir à avoir une confiance absolue. Il ne s’agit pas seulement
de vérités superficielles, telles que 2 + 2 = 4, mais aussi de vérités
profondes, vraiment intéressantes et pas du tout évidentes à première vue.
Nous en donnerons quelques exemples frappants au prochain chapitre.
C’est par une impitoyable démarche de doute obligeant à clarifier et
préciser chaque détail jusqu’à ce que tout devienne transparent, qu’on
parvient au bout du compte à fabriquer des évidences. Le doute est une
technique de clarification mentale. Elle sert à construire et non à détruire.
« Une attitude de curiosité excluant toute
crainte »
Hors des mathématiques, le niveau de certitude exigé par Descartes
s’avère impossible à atteindre, pour des raisons profondes qui tiennent au
fonctionnement de notre langage et de notre cerveau, et qui n’ont été
comprises que récemment (nous y reviendrons).
Cela n’enlève rien à la puissance et à l’utilité du doute cartésien. Le
message de développement personnel du Discours de la méthode va bien
au-delà du champ mathématique et de la recherche de vérités éternelles.
Pour entendre ce message, il est essentiel de comprendre la personnalité
de Descartes et ses motivations. Il rejette le scepticisme de ceux « qui ne
doutent que pour douter, et affectent d’être toujours irrésolus ».
Son objectif, nous l’avons vu, est l’exact contraire : il veut « marcher
avec assurance en cette vie ».
Son approche du doute est intimement liée à son goût pour l’intuition :
il la définit comme « la conception d’un esprit attentif, si distincte et si
claire qu’il ne lui reste aucun doute sur ce qu’il comprend ».
Le doute correspond donc aux zones d’ombre de l’intuition. Pour
réellement douter d’une chose, il ne suffit pas de dire qu’on doute, il faut
sincèrement trouver crédible que cette chose puisse ne pas être vraie. Pour
cela, il faut fabriquer dans sa tête une image qui montre qu’il y a de la place
pour le doute. Quand on n’y arrive pas, on ne doute pas, on est certain,
comme on peut l’être de 2 + 2 = 4. Mais dès qu’on arrive à imaginer un
scénario où la chose pourrait être fausse, le doute enclenche immédiatement
le processus de reconfiguration des représentations mentales.
Parce qu’elle mobilise l’imagination, la version cartésienne du doute
ressemble aux techniques décrites dans les chapitres précédents, sauf qu’au
lieu de porter sur des nombres ou des formes géométriques, elle porte sur la
notion même de vérité.
Le doute de Descartes est une technique universelle pour reprogrammer
son intuition.
Ce n’est donc pas étonnant de retrouver sous la plume de Descartes des
conseils très similaires à ceux donnés par Grothendieck et Thurston. Il nous
invite par exemple à un total engagement physique au service de notre
développement cognitif :
« Il faut se servir de toutes les ressources de l’intelligence, de
l’imagination, des sens, de la mémoire, pour avoir une intuition distincte. »
Descartes ne parle jamais explicitement de plasticité mentale. Cette
notion ne sera conceptualisée que plusieurs siècles après sa mort. Mais c’est
bien évidemment ce qu’il décrit, quand il témoigne des bénéfices de sa
méthode avec ces mots étonnamment précis : « Je sentais, en la pratiquant,
que mon esprit s’accoutumait peu à peu à concevoir plus nettement et plus
distinctement ses objets. »
Descartes a découvert que quand nous faisons un travail d’introspection
sincère, quand nous nous mettons à l’écoute de nos dissonances cognitives,
quand nous nous efforçons d’attraper nos images mentales les plus
évanescentes et de mettre des mots dessus, quand nous avons le courage de
regarder en face les contradictions internes de notre imaginaire, quand nous
avons assez de sang-froid pour nous décentrer de nos préjugés et regarder
les choses telles qu’elles sont, cela a pour effet de modifier nos
représentations mentales, de les rendre plus puissantes, plus solides, plus
cohérentes et plus efficaces.
Ce que Descartes a découvert, c’est une propriété du corps humain.
L’omniprésence chez Descartes du vocabulaire de la vision est à ce titre
assez frappante. Lorsqu’il déclare que la vérité est ce qui est « clair » et «
distinct », on pourrait presque dire qu’il en donne une définition
neurologique. Sa méthode évoque celle de Thurston et de Ben Underwood :
c’est une méthode pour apprendre à voir.
Elle produit un phénomène de compréhension profonde qui éblouit
Descartes, comme il éblouit toutes celles et tous ceux qui le rencontrent.
C’est une expérience dont on ressort transformé et qui, en elle-même,
justifie tous les efforts.
Le doute n’est pas seulement le secret de la créativité de Descartes,
c’est aussi le secret de son invraisemblable aplomb. Quand on le lit de cette
manière-là, le Discours de la méthode est une magistrale leçon de confiance
en soi. Sa version de la rationalité est concrète, intime, ancrée dans nos
aspirations les plus profondes. C’est une démarche qui nous solidifie et
nous fait grandir. La phrase suivante est de Grothendieck mais elle aurait
tout aussi bien pu être écrite par Descartes :
« Cette assurance-là est l’une des faces d’une disposition intérieure,
dont l’autre face est une ouverture au doute : une attitude de curiosité
excluant toute crainte, vis-à-vis de ses propres erreurs, qui permet de les
dépister et de les corriger constamment. »
Des gens arrogants qui adorent être contredits, des frimeurs qui sourient
quand on leur prouve qu’ils ont tort, des dogmatiques prêts à changer d’avis
en une seconde : cette posture psychique très singulière, je ne l’ai
rencontrée que chez de très bons mathématiciens.
15
Le vertige et la puissance
Si je pouvais les montrer, les mathématiques qui sont dans ma tête
intrigueraient beaucoup de monde. Mais ça ne sert à rien de le dire. Je n’ai
aucun moyen de les montrer. Je n’ai aucun moyen de directement les
partager.
Quand il s’agit de donner envie, je m’y prends autrement. Plutôt que de
raconter ce qui m’intéresse personnellement, je choisis des sujets plus
accessibles, en m’attachant à recréer le bon parcours émotionnel. Ce qui
m’a donné envie de faire des mathématiques, finalement, est de cet ordre-là
: une expérience émotionnelle.
Je me souviens très bien de ce que j’ai ressenti la première fois que j’ai
vu des gens faire du kitesurf. Je me suis dit que ce que je voyais n’était pas
possible. Et dans le même temps c’était visiblement possible. Je suis resté
longtemps à regarder.
Quelque chose du même ordre m’a intrigué lors de ma rencontre avec
les mathématiques. Elles m’ont semblé trop dures, trop abstraites, trop
incompréhensibles. Faire des mathématiques, ça n’avait pas l’air possible.
Et dans le même temps, ça avait l’air possible.
La difficulté des mathématiques, le vertige et la terreur qu’elles nous
inspirent, ce n’est que la première partie de l’expérience émotionnelle. La
seconde partie, c’est l’incroyable sentiment de puissance et de magie qui se
dégage de la compréhension profonde, quand on finit par découvrir que non
seulement c’était possible, mais qu’en plus c’était facile.
C’était même facile depuis le début et on ne le voyait pas.
Chaque apprentissage mathématique reproduit cette double expérience
de vertige et de puissance. Si vous n’aimez pas les sensations fortes, les
mathématiques ne sont pas faites pour vous.
C’est assez évident visuellement que la corde n’est pas vraiment nouée
et qu’on a toujours affaire au nœud trivial. Mais il existe d’autres manières
de dessiner le nœud trivial où ce n’est plus du tout évident de voir que c’est
bien le nœud trivial. On peut par exemple le dessiner comme ça :
Ce n’est pas du tout évident de démêler ce dessin mentalement, sans
l’aide d’une ficelle ou d’un papier et d’un crayon. Malgré mon solide
entraînement à manipuler ce genre de choses, il m’a fallu pas mal de temps
pour trouver comment faire. Si vous y arrivez en quelques minutes, sans
entraînement particulier, bravo, c’est très fort ! Quand on y est arrivé une
première fois, ça devient ensuite beaucoup plus facile de le refaire.
Pour être honnête, cet exemple s’approche des limites de ma capacité de
visualisation. Et ces limites sont très largement dépassées quand il s’agit de
démêler mentalement un dessin sensiblement plus compliqué du nœud
trivial, par exemple celui-ci :
J’ignore s’il existe des gens capables de démêler mentalement un truc
pareil, de trouver visuellement « évident » qu’il n’y a pas vraiment de
nœud. L’idée me terrifie et rien qu’à l’imaginer j’ai déjà mal à la tête.
C’est précisément parce que c’est très dur de voir que deux dessins
représentent le même nœud que la théorie des nœuds est un sujet
intéressant.
Une fois qu’on prend conscience qu’il existe une infinité de manières,
plus ou moins compliquées, de dessiner un même nœud, on se rend compte
que rien ne garantit a priori que deux nœuds dessinés différemment sont
véritablement différents. Une première question légitime est par exemple :
Est-ce que le nœud de trèfle et le nœud trivial sont vraiment différents ?
Autrement dit : est-ce que vous pouvez prendre une corde nouée comme
le nœud de trèfle, la triturer pour défaire le nœud sans couper la corde et la
reposer sur une table pour qu’elle forme juste un cercle ?
Si vous faites l’expérience, vous aurez assez vite l’impression que ce
n’est pas possible. Expérimentalement, on dirait que le nœud de trèfle n’est
pas la même chose que le nœud trivial.
J’aime bien cet exemple car il illustre très concrètement ce qu’est le
doute cartésien et la différence radicale entre une impression et une
démonstration rigoureuse.
Ça vaut le coup de faire vraiment l’expérience en jouant dix minutes
avec une ficelle, et de vous poser la question suivante : à combien évaluez-
vous votre niveau de certitude que le nœud de trèfle est vraiment différent
du nœud trivial ? 50 % ? 80 % ? 99 % ? 99.99 % ?
Je repose la question de manière beaucoup plus brutale : est-ce que vous
mettriez pour de vrai votre main à couper ?
Qu’est-ce qui vous garantit qu’il n’y a pas un chemin tortueux, une
astuce sortie de nulle part, qui permette de passer du nœud de trèfle au
nœud trivial ?
C’est comme avec ces casse-têtes qui ont l’air insolubles. Si vous avez
la solution, vous êtes sûr qu’il y a une solution. Si vous n’avez pas la
solution, ce n’est pas évident de savoir s’il n’y en a pas ou si c’est juste que
vous ne l’avez pas encore trouvée.
Nous avons tous l’impression que le nœud de trèfle est différent du
nœud trivial, mais l’existence de dessins très compliqués du nœud trivial
nous montre que nous ne pouvons pas nous fier à notre première
impression. Ce n’est pas parce qu’une corde a l’air horriblement emmêlée
qu’elle est véritablement emmêlée.
On pourrait tout à fait imaginer qu’on puisse démêler le nœud de trèfle
et retrouver le nœud trivial par une suite de manipulations tellement
compliquées qu’aucun être humain n’aurait encore trouvé comment faire.
À première vue, ça paraît donc impossible d’atteindre un niveau de
certitude de 100 %. Pour cela, il faudrait considérer l’infinité de toutes les
manières possibles de déformer la ficelle. Même si on passe un milliard
d’années à jouer avec la ficelle, on ne peut essayer qu’un nombre fini de
combinaisons.
La beauté du raisonnement mathématique, c’est d’être capable de
manipuler des objets aussi évanescents que des nœuds et de fournir des
réponses 100 % certaines à des questions qui, à première vue, semblent
impossibles à résoudre avec un tel niveau de certitude.
Par « objets évanescents », je veux dire que ce sont des objets qui, en
apparence, ne semblent pas être faits pour être manipulés rigoureusement
par le langage. Une corde nouée, ce n’est pas comme un nombre entier. Ça
ne ressemble pas à un truc qu’on va pouvoir enfermer dans des équations.
Ce n’est pas une chose qu’on se sent capable d’attraper avec des mots.
L’exemple du nœud de trèfle est assez parlant. On a l’impression que la
corde est nouée et qu’on ne peut pas la dénouer sans la couper. Mais on ne
sait pas dire à quel endroit précis de la corde le nœud se situe. Il ne se situe
pas en un point précis sur lequel on pourrait poser le doigt. On sent la
présence du nœud, mais on n’arrive jamais à vraiment l’attraper.
Quand j’étais étudiant, j’ai été très impressionné de découvrir qu’il était
possible d’attraper les nœuds avec le langage et de donner une
démonstration complète, à 100 % de certitude, de ce résultat :
Hyperlucide
Mon plus ancien souvenir d’un effort délibéré et soutenu pour imaginer
quelque chose remonte à mes sept ans. Un soir, dans mon lit, après avoir
éteint la lumière et fermé les yeux, je me suis rendu compte que, avec un
effort de concentration, j’arrivais à imaginer voir mon dessin animé préféré.
Je n’en ai parlé à personne.
Je me souviens très bien de l’émerveillement que ça m’a procuré et de
comment, avec mes mots de l’époque, j’ai décrit le phénomène pour moi-
même : j’avais l’impression de pouvoir « regarder la télévision dans ma tête
».
J’arrivais à visualiser des images et des scènes que je n’avais jamais
vues. J’arrivais même à imaginer de nouveaux épisodes. Ça m’a beaucoup
impressionné et ça m’a beaucoup plu. J’ai bien sûr continué.
Les transitions entre veille et sommeil, aussi bien à l’endormissement
qu’au réveil, ont depuis cette époque joué un rôle central dans mon
développement intellectuel. Dans tous les projets dans lesquels je me lance,
dès que ça devient un peu sérieux, quand ça commence à vraiment
m’intéresser et quand je suis confronté à un véritable enjeu de
compréhension et de création, ça vient occuper cet espace-là.
La transcription de mes rêves a constitué le premier vrai travail
d’écriture de ma vie.
C’est vers dix-sept ans que j’ai commencé à m’y intéresser. Au début, je
trouvais trop dur de directement les écrire. J’ai essayé de m’enregistrer en
train de les raconter à voix haute. Mon projet était de les collectionner,
comme on tient un journal intime ou un album photo.
J’ai été obligé de renoncer à ce projet à cause d’un phénomène auquel je
ne m’attendais pas et qui est vite devenu envahissant. De jour en jour, sous
l’effet de mes efforts pour me les remémorer et mettre des mots dessus, mes
rêves gagnaient en richesse et en précision.
Je rêvais de mieux en mieux. Je rêvais tellement bien que ça en devenait
gênant.
La première fois, je n’avais réussi à me souvenir que de minuscules
fragments, quelques bribes d’un unique rêve. Au bout de deux ou trois
semaines, je pouvais raconter chaque jour cinq ou six rêves différents,
chacun avec une histoire complète et assez de détails pour occuper plusieurs
pages d’écriture ou de longues minutes d’enregistrement.
C’est ce qui m’a fait peur. Les souvenirs de mes rêves prenaient trop de
place dans ma tête et dans mes journées. J’ai eu l’impression que cet
exercice d’introspection allait finir par me dévorer.
Après avoir cessé de les enregistrer, j’ai continué à les noter. Ce qui
m’intéressait, ce n’était pas de leur chercher une signification, c’étaient la
pureté et la difficulté de l’exercice d’écriture.
L’enjeu de l’écriture, pour moi, c’est exactement cela. Partir d’images et
de sensations et chercher un moyen de les transcrire en mots pour les
éclairer et les solidifier. Restituer les situations, les enjeux, la position des
personnes et des objets, les gestes et les trajectoires. Décrire ce qu’on voit et
ce qu’on sent le plus simplement et le plus fidèlement possible. Capturer les
ambiances, les musiques, les odeurs et les textures. Quand on sait faire ça,
on sait tout faire.
L’écriture des rêves, dans mon expérience, est l’activité qui s’approche
le plus de l’écriture mathématique.
Je suis frappé du nombre de personnes qui disent ne jamais se souvenir
de leurs rêves. Certains disent ne jamais rêver. C’est bien sûr impossible.
Nous rêvons tous, toutes les nuits.
Se souvenir de ses rêves n’est pas un don qu’on reçoit à la naissance.
C’est une faculté qu’on développe soi-même, par la pratique. Il existe des
techniques pour débuter et des techniques pour se perfectionner. Plus on sait
transcrire fidèlement ce qu’on voit, plus on voit de choses.
Longtemps, j’ai gardé un carnet sur ma table de chevet, avec un stylo à
l’intérieur comme marque-page, pour noter mes rêves et toutes les idées qui
me venaient pendant la nuit. J’ai même appris à écrire dans le noir absolu,
en aveugle.
Quand je cesse de noter mes rêves, je perds très vite la faculté de m’en
souvenir. Quand je me force à nouveau à les noter, même si ce n’est d’abord
qu’une bribe, un mot ou deux, cette faculté revient progressivement. Il faut
parfois insister pendant plusieurs semaines. Le plus difficile, c’est d’attraper
un premier morceau de rêve après une longue période sans y être parvenu.
À l’âge adulte, j’ai appris à mieux utiliser l’état mental très particulier
qui précède l’endormissement. Plutôt que de réfléchir aux sujets qui me
préoccupent, j’ai appris à tout simplement m’en imprégner. La nuance est
subtile mais fondamentale. Réfléchir, c’est essayer de trouver des solutions.
Ça ne marche jamais et ça empêche de dormir. S’imprégner, c’est
contempler sans enjeu, de manière décentrée et désintéressée. C’est presque
déjà rêver.
Je peux me tromper, mais j’ai l’impression que cette technique
d’endormissement augmente mes chances de me réveiller le lendemain
matin avec des idées intéressantes.
Voir l’invisible
Après avoir utilisé mon imagination pour « voir » le monde depuis
d’autres points de vue, j’ai pris l’habitude de systématiquement chercher à «
voir » toutes les choses qui étaient censées être vraies, quand bien même
elles n’étaient pas visibles.
La meilleure façon de rendre cela concret est de partir d’un exemple,
celui des bulles de savon.
Une bulle de savon est, au fond, la même chose qu’un ballon. L’eau
savonneuse forme une membrane élastique gonflée par la pression de l’air
qui est enfermé à l’intérieur. C’est d’ailleurs pour cette raison que les bulles
sont sphériques : pour un volume d’air donné, la sphère est la forme qui
minimise la surface nécessaire pour englober ce volume.
Quand une bulle vient de se former, on la voit onduler pendant quelques
instants, avant qu’elle ne prenne sa forme sphérique. Pendant cette phase
d’ondulation, il est assez facile de « sentir » que la surface de la bulle est
élastique. La bulle ondule lentement, comme le ferait un ballon rempli
d’eau. Ce mouvement nous est familier, nous y « voyons » les propriétés
physiques de la bulle.
Je me suis entraîné à continuer de « voir » l’élasticité de la bulle une
fois qu’elle a pris sa forme sphérique. Je me suis entraîné à « voir » que
l’air à l’intérieur de la bulle a une pression plus élevée que l’air à
l’extérieur.
Je mets des guillemets à « voir » parce que je sais que je ne vois pas
vraiment cela avec mes yeux. C’est visuel, et en même temps ce n’est pas
vraiment visuel. Je serais d’ailleurs incapable de dessiner ce que je vois.
C’est une sensation physique particulière, localisée dans mon champ visuel,
comme une surbrillance. En un sens, on pourrait dire que c’est une
hallucination. Mais c’est une hallucination éduquée, construite et contrôlée.
Quand je regarde un pont, je vois les lignes de force. Je vois que
certaines parties du pont travaillent en compression et que d’autres
travaillent en étirement.
J’invoque ces perceptions sur commande, par un petit effort de
concentration. Elles me permettent de mieux voir et de mieux comprendre
le monde.
Au fond, c’est le même phénomène que celui qui vous permet de voir
qu’une corde est trop tendue et qu’elle va casser, ou qu’un ballon est trop
gonflé et qu’il va éclater. Vous avez appris à voir la tension des objets
comme s’il s’agissait d’une couche de réalité augmentée, une information
supplémentaire qui vient s’insérer dans votre champ visuel, exactement
comme une couleur, mais à un niveau de réalité différent.
Ces exemples peuvent sembler anodins. Chercher à voir des choses
pareilles peut sembler puéril et vain. J’ai pourtant l’impression que c’est
cette démarche, appliquée de manière systématique à l’échelle de ma vie,
qui a solidifié ma compréhension scientifique et m’a permis de produire des
travaux mathématiques originaux.
Ce que je n’arrive pas à « voir » ou à « sentir », même quand je sais que
c’est censé être vrai, garde pour moi un statut particulier. Je n’ignore pas les
informations extérieures portées par le langage, mais je les traite comme
des hypothèses, sans y croire complètement.
Tant que je ne vois pas pourquoi quelque chose devrait être vrai, je
m’en méfie. Ces informations peuvent rester très longtemps dans ce statut
intermédiaire. Cela peut durer des heures, des jours, des années ou des
décennies.
Il m’arrive encore de « comprendre » d’un seul coup des choses qu’on
m’avait apprises quand j’étais enfant ou adolescent.
Au lycée, en cours de géographie, on m’avait appris que la déforestation
causait l’érosion des sols. Cette information, reçue par le langage, sans
visualisation et sans véritable compréhension, m’était passée complètement
au-dessus de la tête. Ça ne m’avait pas intéressé et ça ne m’avait pas
convaincu.
Beaucoup plus tard, j’ai fini par comprendre. Je me souviens très bien
du moment. J’étais à une conférence de maths, pendant un exposé où je
m’ennuyais parce que je ne comprenais rien. Je regardais par la fenêtre et il
y avait des arbres. Je jouais à visualiser le paysage dans sa globalité.
J’imaginais les arbres en entier, avec leurs racines. D’un seul coup, ça m’est
apparu comme une évidence.
Visuellement, c’était très impressionnant. Le réseau des racines formait
une gigantesque armature qui retenait la terre et les graviers, comme la
ferraille maintient le béton armé. Cette structure composite expliquait la
résistance physique du sol et pourquoi il ne dégringolait pas le long de la
colline. Elle expliquait aussi ce phénomène que j’avais déjà vu et qui
m’avait frappé : arracher la souche d’un arbre, c’est prodigieusement
difficile, tellement difficile que c’en est dur à croire.
Un autre exemple : j’avais beau savoir que les avions étaient capables
de voler, une partie de moi continuait de refuser d’y croire, parce qu’elle ne
trouvait pas ça normal et ne comprenait pas intuitivement comment c’était
possible.
Cette partie de moi se manifestait quand j’étais assis dans un avion en
train d’accélérer sur une piste de décollage. Une petite voix me chuchotait
quelque chose du genre : « C’est une blague, ce truc est beaucoup trop
lourd, ça ne va jamais marcher, on ne va jamais réussir à décoller. »
À vrai dire, je soupçonne que la majorité des gens ont cette même petite
voix dans leur tête. Mais ils n’osent pas l’avouer, de peur de passer pour des
idiots.
Nous sommes socialement conditionnés à trouver normal que les avions
puissent décoller et à ricaner à l’idée que quelqu’un puisse en douter. Mais
combien d’entre nous comprennent vraiment comment les avions font pour
voler ?
Ce n’est pas être idiot que d’avoir de gros doutes sur la capacité des
avions à décoller. C’est juste faire preuve de bon sens et d’indépendance
d’esprit.
Mes doutes ne m’ont jamais empêché de prendre l’avion. Je n’allais pas
jusqu’à nier l’évidence. Je voyais bien que les avions étaient capables de
voler. C’était quelque chose que j’acceptais, à contrecœur, parce que je
n’avais pas le choix, parce qu’on m’avait mis devant le fait accompli. Je
l’acceptais d’un point de vue pratique mais pas d’un point de vue sensoriel.
Bien entendu, il y a beaucoup plus de choses que je suis obligé
d’accepter de cette manière-là que de choses que je suis véritablement
capable de comprendre.
C’est seulement il y a quelques années que j’ai totalement accepté l’idée
que les avions sont capables de voler. J’ai appris à le sentir physiquement.
Pour y parvenir, il m’a fallu apprendre à sentir la densité de l’air et le
phénomène de portance. Il m’a fallu me rendre compte que les avions sont
beaucoup moins lourds qu’ils n’en ont l’air. Il m’a fallu apprendre à sentir
les ailes, la manière qu’elles ont de se soulever et de se déformer, leur
structure interne, comment elles sont accrochées à l’avion et pourquoi elles
ne se brisent pas.
Mon intuition a fini par apprendre à trouver ça normal. L’avion est
devenu comme une extension de mon corps.
Dans ma nuque
Pour l’avoir confrontée à des sujets mathématiques difficiles et avoir
littéralement fait carrière dessus, j’ai développé une grande confiance dans
mon intuition géométrique.
Elle porte notamment sur des objets dont la plupart des gens ne
perçoivent pas la nature géométrique. Par exemple, quand j’ai appris la
découverte d’Homo floresiensis, puis d’Homo denisovensis, deux espèces
disparues d’êtres humains qui ont cohabité avec la nôtre à des époques pas
si éloignées que ça, je n’ai pas été surpris. Je m’attendais à de telles
découvertes, pour des raisons qui tiennent à mon intuition de ce que je ne
saurais pas nommer autrement que la « géométrie du vivant » et la «
géométrie de la localisation des fossiles ».
Ça ne fait pas de moi un magicien. Cette manière si particulière que j’ai
de voir et de comprendre le monde, je sais très bien comment je l’ai
construite. Je n’ai fait que pousser à l’extrême une faculté naturellement
présente en chacun de nous.
Ce que les mathématiques m’ont enseigné, c’est qu’il est réellement
possible d’avancer et de progresser dans la vie sans renoncer à la volonté
puérile de rester au ras des pâquerettes, de n’accepter que ce qui est concret
et évident.
Personne ne m’avait dit que c’était possible. J’ai inventé dans mon coin
ces exercices d’imagination et de visualisation, sans m’attendre à ce qu’ils
aient le pouvoir d’autant me transformer.
En mathématiques comme dans beaucoup d’autres domaines, la
créativité n’est que la forme ultime de la compréhension, qui elle-même
n’est qu’un produit naturel de notre activité mentale. Elle est ce que nous
fabriquons quand nous nous forçons à continuer de regarder les choses qui
nous intimident jusqu’à ce qu’elles nous deviennent familières et évidentes.
Il y a plusieurs manières d’appréhender les mathématiques. Chacun y
entre avec ses forces et ses faiblesses. La géométrie est l’un de mes points
forts depuis l’enfance et j’ai derrière moi une longue histoire d’imagination
visuelle.
J’ai aussi mes points faibles. Les nombres en font partie. Cela dit, à
force de les fréquenter, je ne me débrouille pas si mal. J’ai acquis un certain
degré de familiarité avec eux. Je les comprends à un certain niveau. Mais
jamais je ne me suis senti capable d’être créatif en théorie des nombres ou
en arithmétique. Comme un joueur de tennis dont le revers est relativement
faible et qui se décale pour jouer en coup droit, j’ai pris l’habitude de
contourner les nombres chaque fois que c’est possible, en interprétant de
manière géométrique les énoncés quantitatifs.
Mon plus gros point faible, c’est mon incapacité à me repérer dans des
notations compliquées, à suivre sans décrocher des raisonnements avec
beaucoup de symboles et de formules. Des pans entiers des mathématiques,
notamment l’analyse, me rebutent à cause de cela. Avec le temps, ça n’a fait
qu’empirer, parce que ma patience a diminué.
Sur certains sujets où je n’étais initialement pas très fort, j’ai cependant
réussi à progresser sur le tard. Pour comprendre les structures abstraites de
l’algèbre qui me posaient tant de difficultés quand j’avais vingt ans, j’ai
appris à développer une forme particulière d’intuition sensorielle.
Ce sont des sensations très puissantes mais impossibles à traduire en
mots. J’appréhende certains concepts mathématiques au travers de
sensations motrices non visuelles, de tensions et de lignes de force à
l’intérieur de mon propre corps, un peu comme si je pouvais me transporter
à l’intérieur de ces objets et les éprouver de l’intérieur.
Je ressens ces mathématiques dans ma nuque, dans ma colonne
vertébrale, dans ma moelle épinière.
La seule façon que j’ai de décrire cela, c’est au travers d’un exercice
d’imagination qui m’aidait beaucoup à l’époque où je cherchais à
progresser sur ces sujets. Je regardais un objet, par exemple un flacon de
shampooing posé sur le rebord de ma baignoire, et je me posais la question
suivante : si mon corps avait la forme de ce flacon, qu’est-ce que je
ressentirais physiquement ?
En faisant le même exercice avec des objets mathématiques, je suis
parvenu à les comprendre. L’année de mes trente-cinq ans, cette technique
m’a permis de connaître la plus intense période de créativité de ma carrière.
Tout est parti d’une observation anodine, qui consistait à traduire dans
le langage de la théorie des catégories une question que je me posais sur la
géométrie de certaines tresses en dimension 8. Ce lien inattendu entre deux
intuitions de natures très différentes a éclairé d’une manière nouvelle les
problèmes sur lesquels je butais depuis des années.
C’était comme si je venais d’établir un pont entre deux régions de mon
cerveau qui, jusqu’alors, ne communiquaient pas entre elles. Il y a eu une
grande secousse de compréhension, puis de nombreuses secousses
secondaires. Mon imaginaire mathématique s’est massivement recomposé.
J’essayais de prendre des notes mais ma compréhension progressait plus
vite que ma capacité à la transcrire.
Chaque jour, je me réveillais avec des idées nouvelles. Certaines étaient
en lien avec le problème que je voulais résoudre (une conjecture datant du
début des années 1970), mais d’autres m’emmenaient dans des directions
éloignées. Je les trouvais très belles, mais il me fallait renoncer à les suivre
parce qu’il était physiquement impossible de toutes les explorer en même
temps.
Cet état d’hyperlucidité a duré six semaines, le temps que je finisse de
démontrer la conjecture.
Je n’arrivais pas à dormir et j’étais épuisé. Une nuit, je me suis réveillé
à quatre heures du matin avec la pulsion d’aller regarder un livre que j’avais
acheté dix ans plus tôt (le second volume de Representations and
Cohomology, de Dave Benson) et auquel, à l’époque, je n’avais pas compris
grand-chose. Je suis allé prendre ce livre dans ma bibliothèque et j’en ai lu
cent pages d’une traite, comme si c’était une bande dessinée. Ça ne m’était
jamais arrivé de lire un livre de maths de cette manière-là. Si je pouvais lire
aussi vite, c’était parce que je savais déjà ce qui était écrit à l’intérieur du
livre : c’était comme si je venais de le voir en rêve.
Pendant ces six semaines, j’ai eu l’impression de comprendre plus de
mathématiques que tout ce que j’avais compris depuis le début de ma thèse.
Ça allait tellement vite que j’en avais le mal de mer. C’était trop violent, je
voulais que cela s’arrête. Je souffrais physiquement et j’avais besoin de me
reposer. Mais c’était impossible. C’était comme si les mathématiques
avaient pris le contrôle de mon cerveau et pensaient à l’intérieur de ma tête,
contre ma volonté.
Pour la première fois de ma vie, j’ai réalisé que les mathématiques de
l’extrême étaient un sport dangereux.
17
Contrôler l’Univers
L’échelle de la bizarrerie
Depuis le début de ce livre, j’ai affirmé qu’il fallait dépasser les
stéréotypes sur les mathématiques et les mathématiciens. Je n’ai pas changé
d’avis. Ça n’empêche pas que ces stéréotypes existent et qu’ils ne sortent
pas de nulle part.
Ce n’est un secret pour personne. Quand on découvre la communauté
mathématique, ce qui frappe immédiatement est l’abondance de gens «
bizarres ». Le mot « bizarre » est une manière polie de dire les choses. Il
existe des degrés dans la bizarrerie. Certains mathématiciens sont un peu
bizarres. D’autres sont franchement bizarres. D’autres sont
spectaculairement bizarres. Dans certains cas, la bizarrerie n’est plus le bon
concept. Un seul mot paraît alors adapté : celui de folie.
C’est d’ailleurs l’un des grands sujets de conversation entre
mathématiciens. Chacun a des dizaines d’anecdotes à raconter, comiques et
absurdes, tellement caricaturales qu’on a parfois du mal à y croire.
Je n’en raconterai qu’une seule : j’ai réellement dîné à côté d’un
mathématicien qui se trimballait avec un grand sac-poubelle rempli
d’horaires de train qu’il connaissait par cœur, et avec qui la bonne façon
d’entrer en communication était de demander les options pour aller de New
Haven à Philadelphie un dimanche en début d’après-midi.
Dépasser les stéréotypes, c’est garder en tête que la majorité des
mathématiciens n’est pas comme ça. Il est parfaitement possible de faire
des mathématiques au plus haut niveau et d’être « normal ». On peut même
être charismatique, socialement épanoui, chaleureux et tourné vers les
autres.
Plus encore que la bizarrerie, l’humour est une caractéristique
généralement très développée chez les mathématiciens.
Ça n’empêche que la bizarrerie extrême y est représentée de façon
spectaculaire, notamment parmi les mathématiciens qui ont le plus marqué
l’histoire. Au chapitre 7, nous avons raconté les choix de vie d’Alexander
Grothendieck, sa solitude extrême et son ascétisme.
Un autre exemple frappant est celui de Grisha Perelman, que nous
avons déjà croisé au chapitre 10. Né en 1966 à Leningrad, il est célèbre
pour avoir démontré en 2003 la conjecture formulée par Poincaré en 1904.
C’est un exploit spectaculaire, d’une ampleur difficile à concevoir.
Non seulement Perelman a refusé la médaille Fields, mais il a
également refusé de recevoir le prix d’un million de dollars que lui avait
décerné en 2010 le Clay Mathematical Institute pour sa résolution de la
conjecture de Poincaré, qui figurait sur la liste des problèmes du millénaire
(une liste de sept problèmes jugés les plus durs et les plus structurants pour
l’avenir des mathématiques).
Perelman a démissionné en 2005 de son poste à l’Institut Steklov. Il ne
donne pas d’interviews et il est difficile de savoir ce qui se passe vraiment à
l’intérieur de sa tête. Sa personnalité intrigue à un point tel que des photos
volées circulent sur Internet, ainsi que de fausses interviews et des rumeurs
absurdes.
Il n’a sans doute jamais prononcé cette phrase qu’on lui attribue : «
Qu’est-ce que je ferais avec un million de dollars puisque je peux déjà
contrôler l’Univers ? »
Cette autre déclaration provient en revanche d’une source crédible : «
L’argent et la gloire ne m’intéressent pas. Je ne veux pas être montré
comme un animal dans un zoo. Je ne suis pas un héros des mathématiques.
Je ne suis même pas si brillant que ça ; c’est pourquoi je ne veux pas que
tout le monde me regarde. »
Nous ne pouvons qu’être admiratifs de l’intelligence créatrice de
Perelman, de sa force mentale, de sa détermination sans faille et de son
incorruptible noblesse d’esprit.
Et dans le même temps, quelque chose nous dérange dans son histoire.
Il se dégage comme une impression de malaise. Est-ce vraiment cela, le
sommet de la compréhension ? Est-ce toujours ainsi que cela se termine ?
Est-il vraiment impossible de se retourner vers les autres et de trouver un
moyen de communiquer avec eux ?
Nous avons le sentiment que ce n’est pas « normal », que si Perelman
refuse de se couper les ongles et continue, à cinquante ans passés, à vivre
seul avec sa mère dans un petit appartement de Saint-Pétersbourg, c’est
parce qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond.
C’est possible. Mais dans le fond, nous n’en savons rien. Perelman est
l’un des plus brillants esprits sur cette Terre. Il ne fait de mal à personne et
il a le droit de vivre comme il l’entend. Nous n’avons aucune légitimité
pour le juger.
Est-ce que ce sont les mathématiques qui rendent les gens « bizarres » ?
Je ne crois pas. Je dirais plutôt qu’elles savent accueillir des gens dont la
bizarrerie préexistait.
Elles sont l’un des rares domaines où il est possible d’accomplir de
grandes choses en dépit d’immenses difficultés relationnelles. Pour des
personnes initialement un peu « bizarres », « différentes », pas trop à l’aise
en société, elles peuvent être un chemin de socialisation et
d’épanouissement. (J’aurais tendance à me ranger dans cette catégorie.)
Je ne pense donc pas que les mathématiques soient véritablement «
dangereuses ».
Elles sont cependant contre-indiquées dans un contexte bien particulier,
où elles semblent avoir le potentiel d’induire des effets secondaires
catastrophiques. Si l’on en juge par les exemples rapportés par l’histoire
avec une régularité troublante, les mathématiques semblent pouvoir, dans
certains cas, alimenter et amplifier une pathologie mentale particulière : la
paranoïa.
Unabomber
Le 15 novembre 1979, le vol American Airlines 444 parti de Chicago se
dirige vers Washington quand les passagers entendent un bruit sourd. La
cabine se remplit d’une fumée âcre et les masques à oxygène tombent. La
fumée est tellement dense qu’elle s’infiltre à l’intérieur des masques.
Le pilote réussit à se poser en urgence. Douze personnes doivent être
hospitalisées pour des inhalations toxiques. Au sol, les premières analyses
ne laissent aucune place au doute : l’avion transportait une bombe qui, si
elle avait fonctionné correctement, l’aurait détruit en vol.
Très vite, un lien est établi avec deux colis piégés déposés en mai 1979
sur le campus de l’université Northwestern, près de Chicago. Ce n’est que
le début d’une très longue série.
Le 10 juin 1980, Percy Wood, le directeur général d’United Airlines, est
sérieusement blessé par un colis piégé envoyé à son domicile de Lake
Forest, dans la banlieue de Chicago. En 1981, une bombe est désamorcée
sur le campus de l’université de l’Utah.
Les attaques se poursuivent jusqu’en 1995. Seize bombes feront au total
trois morts et vingt-trois blessés. Les cibles sont des universités (un
bâtiment de Berkeley sera notamment visé deux fois) et des entreprises en
lien avec l’aviation, l’industrie ou la technologie (les locaux de Boeing, des
magasins d’électronique, un lobbyiste de l’industrie du bois…).
Dans cette indéchiffrable affaire de terrorisme en série, les enquêteurs
s’accrochent à de maigres indices.
Même si les revendications sont signées FC, pour « Freedom Club », ils
sont convaincus d’avoir affaire à un homme seul. Ils en dressent le portrait-
robot psychologique. C’est un homme qui nourrit une haine féroce contre
les universités et le transport aérien. Il est également obsédé par le thème du
bois et de la forêt. Cette fascination se manifeste aussi bien dans le choix
des cibles que dans les matériaux de fabrication des bombes. Certaines
contiennent des morceaux d’écorce, d’autres sont camouflées pour
ressembler à des bûches.
Le FBI et les médias le surnomment « Unabomber », l’acronyme de «
University and Airline Bomber ».
Quant aux bombes elles-mêmes, elles créent de vraies difficultés pour
les enquêteurs. D’ordinaire, il est possible de faire « parler » chaque débris :
en analysant ne serait-ce qu’un clou, on peut espérer identifier son fabricant
et les magasins susceptibles de l’avoir vendu.
Le problème, c’est que les clous utilisés par Unabomber sont fabriqués
à la main un par un. Il n’y a aucun indice exploitable, aucune empreinte.
Les composants des bombes ont été soigneusement passés au papier de
verre.
Le terroriste est quelqu’un de patient et de rigoureux qui n’a pas peur de
tout construire par lui-même.
Les enquêteurs devront attendre 1995 pour trouver une ouverture. Cette
année-là, Unabomber adresse un long texte dactylographié au New York
Times, au Washington Post et à Penthouse, où il affirme qu’il renoncera à
ses attaques si le texte est publié. Sur la recommandation du FBI, le New
York Times et le Washington Post le publient le 19 septembre 1995.
Le manifeste de Unabomber, « La société industrielle et son avenir »,
est méticuleusement construit et argumenté. Constitué de paragraphes
numérotés de 1 à 232, c’est une critique radicale de la société moderne et de
l’emprise que la technologie exerce sur nos existences. Selon Unabomber, il
n’y a rien à sauver, il faut abattre tout le système.
Le propos est parfois très pertinent et parfois totalement aberrant.
Certains passages traduisent des préoccupations qu’on ne s’attend pas à
rencontrer chez un terroriste :
« C’est vrai qu’on peut se poser des questions sérieuses sur le
fondement de la connaissance scientifique et sur comment le concept de
réalité objective peut être défini, à supposer qu’il puisse l’être. Mais il est
évident que les philosophes modernes gauchistes ne sont pas simplement
des logiciens à la tête froide qui analysent systématiquement les fondements
de la connaissance. »
À la lecture de ce paragraphe, David Kaczynski est frappé par une
expression : « logiciens à la tête froide ». Il se souvient d’une lettre où son
frère Ted utilisait exactement les mêmes mots pour dire exactement la
même chose.
En soupçonnant que son frère est le criminel le plus recherché des États-
Unis, David Kaczynski est confronté à un terrible dilemme moral. Doit-il le
dénoncer au risque de le voir condamné à mort, ou se taire et se rendre
complice du possible meurtre de nouvelles victimes ?
Après une longue réflexion, il choisit de parler au FBI. C’est cette
révélation qui mènera à l’arrestation de Ted Kaczynski le 3 avril 1996.
« Une grossière approximation de la vérité
»
Au début de l’année 1996, quand les enquêteurs sont confrontés à cette
piste inattendue, ils cherchent à en évaluer la crédibilité. Quelque chose les
trouble. La biographie de Ted Kaczynski ne correspond pas à l’image qu’ils
se faisaient de Unabomber. Certains éléments coïncident, notamment le
mode de vie survivaliste, mais son niveau d’études et son passé de
mathématicien sont une surprise.
Pour lever l’incertitude, le FBI décide de consulter secrètement Bill
Thurston, qui est alors le directeur du Mathematical Science Research
Institute de Berkeley.
À la lecture du manifeste, Thurston n’a aucun doute. Il est
immédiatement clair pour lui que ce texte a été écrit par un mathématicien.
J’ignore sur quels éléments Thurston s’est basé pour parvenir à cette
conclusion. En refaisant l’exercice de mon côté (mais ce n’est pas la même
chose une fois qu’on connaît l’épilogue de l’histoire), je suis surtout frappé
par les derniers paragraphes. Après avoir asséné des certitudes pendant des
dizaines de pages, Kaczynski pointe soudain la fragilité de l’édifice délirant
qu’il a lui-même passé vingt-cinq années à construire :
« NOTE FINALE
231. Tout au long de cet article, nous avons formulé des énoncés
imprécis […] et certains de nos énoncés pourraient très bien être purement
et simplement faux. […] Et bien sûr dans une discussion comme celle-ci, il
faut beaucoup s’appuyer sur le jugement intuitif, et celui-ci est parfois faux.
Donc nous ne prétendons pas que cet article exprime autre chose qu’une
grossière approximation de la vérité. »
La notion de vérité est au centre des préoccupations de Kaczynski. Ce
qu’il reproche aux philosophes modernes, c’est de mener une « attaque
contre la vérité et la réalité ».
Mais qu’est-ce que la vérité ? Comment Kaczynski peut-il affirmer que
son manifeste n’en est qu’une approximation grossière, et dans le même
temps trouver légitime d’assassiner au nom de cette vérité ? Veut-il sous-
entendre qu’il aurait personnellement accès à la vérité, quand bien même il
ne l’aurait pas entièrement retranscrite dans son manifeste ?
Tout en reconnaissant les faiblesses de son argumentation, Kaczynski
semble convaincu d’avoir raison contre le monde entier. Il n’arrive pas à en
fournir la démonstration complète mais ça ne le trouble pas : pour lui, tout
est une évidence. Il s’est fabriqué des certitudes et les a organisées en un
système cohérent où les autres n’ont plus aucune place.
Quand il apprend par la presse que, pour la première fois, l’une de ses
bombes a fait un mort et que la victime a été « déchiquetée », il peut ainsi
célébrer l’événement dans son journal : « Excellent. La façon humaine
d’éliminer quelqu’un. »
Une impression troublante se dégage de tout cela. Et si Kaczynski
s’était servi de la technique des mathématiciens pour parvenir à cet
ahurissant niveau d’autoradicalisation ?
Qu’une technique qui vise à reprogrammer son intuition puisse s’avérer
dangereuse, dans le fond, ça n’aurait rien de surprenant. Après tout, rien
qu’avec un épluche-légume ou un couteau à huîtres, on peut déjà se
retrouver aux urgences.
Selon la psychiatre qui l’a examiné en amont de son procès, Ted
Kaczynski souffre de schizophrénie paranoïde. Selon Kaczynski, ce
diagnostic est une persécution politique. Il pense être sain d’esprit. Ses
avocats voulaient plaider l’irresponsabilité pénale mais il a refusé cette
stratégie, choisissant au contraire de plaider coupable.
Le délire paranoïaque est un proche parent du raisonnement
mathématique. Il en est en quelque sorte le jumeau maléfique. Beaucoup de
gens ont tendance à les confondre. Il existe pourtant un critère très simple
pour les distinguer. Nous y reviendrons.
Du sable et de la boue
Quand Descartes formule le projet de reconstruire la science et la
philosophie en partant de zéro, sa démarche est facile à comprendre.
Il constate que les plus grands savants sont incapables de se mettre
d’accord sur les sujets les plus élémentaires. Bien souvent, leurs soi-disant
connaissances ne sont que des opinions construites « sur du sable et sur de
la boue ». À l’opposé, les mathématiques sont construites sur du roc. C’est
ce qui séduit Descartes :
« Je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides,
on n’avait rien bâti dessus de plus relevé. »
Puisque la méthode des mathématiciens s’avère si efficace, puisqu’elle
produit des vérités qui traversent les millénaires sans prendre une seule ride,
ne pourrait-on pas l’appliquer hors des mathématiques et produire ainsi des
vérités inébranlables ?
Nous connaissons aujourd’hui la réponse. Elle est, hélas, négative. Non,
on ne peut pas.
Ou plutôt, la réponse est partiellement positive et partiellement
négative. On peut appliquer la méthode des mathématiciens hors des
mathématiques. Je n’aurais pas écrit ce livre si je ne voulais pas vous
encourager à le faire. Descartes avait raison : c’est une méthode d’une
grande puissance et d’une grande fertilité. Elle nous aide à comprendre le
monde et elle a littéralement le pouvoir de nous rendre plus intelligents.
Nous n’avons de toute façon aucun plan B, aucune autre méthode à
disposition qui offrirait les mêmes bénéfices.
Mais quand nous l’appliquons hors des mathématiques, nous devons
rester prudents : c’est seulement à l’intérieur des mathématiques que cette
méthode a le pouvoir de produire des vérités inébranlables.
Rester prudent ne veut pas dire s’interdire de réfléchir, de rationaliser,
de chercher des explications à ce que nous ne comprenons pas. Pourquoi
devrions-nous faire le choix de rester idiots ? Rester prudent ne veut pas
dire rester confus et indécis, ni se priver de « marcher avec assurance en
cette vie ». Bien au contraire.
Rester prudent consiste simplement à garder à l’esprit que la méthode
de Descartes a pour effet de remanier nos représentations mentales et nos
intuitions, d’en renforcer la cohérence interne, et de fabriquer en nous des
certitudes qui peuvent devenir aussi dures que le roc.
C’est même le but de la démarche. Elle vise à solidifier nos convictions,
à les ancrer dans l’évidence indiscutable et dans la déduction rigoureuse.
Par le miracle de notre plasticité mentale, elle permet ainsi de fabriquer en
nous des certitudes en béton armé.
Sauf que ces certitudes sont parfois fausses.
La démarche scientifique
Ça marche aussi dans l’autre sens. Vous pouvez partir d’un mot de la
langue des humains et faire semblant de le traiter comme un mot de la
langue des mathématiques. C’est ce que nous faisons tous les jours lorsque
nous raisonnons.
La démarche est assez subtile mais nous savons l’accomplir de manière
instinctive et inconsciente. Elle consiste à partir de la langue des humains,
passer par la langue des mathématiques pour y faire un raisonnement, et
revenir dans la langue des humains. Nous le faisons chaque fois que nous
formulons des hypothèses et essayons d’en déduire des conclusions.
Cette activité de notre quotidien est une manifestation concrète et intime
de ce qu’on appelle plus pompeusement la démarche scientifique. En voici
le résumé au travers d’un exemple certes simpliste, mais qui illustre
fidèlement toutes les étapes du processus.
Si vous déclarez que, par définition, un éléphant est un « représentant
d’une des trois espèces Loxodonta africana, Loxodonta cyclotis et Elephas
maximus », si vous faites semblant de croire que cette définition dit la vérité
absolue, il vous devient possible d’en tirer des conclusions logiques.
Au fond, c’est à cela que servent les définitions du dictionnaire : ce sont
des modèles mathématiques qui permettent de figer le sens des mots,
temporairement, le temps de faire des raisonnements.
Quand, face à vous, vous avez un éléphant qui n’est ni un Loxodonta
africana, ni un Elephas maximus, vous pouvez en déduire que c’est un
Loxodonta cyclotis.
À l’intérieur de votre modèle, cette déduction est 100 % fiable. Il n’y a
aucune place pour le doute. « C’est mathématique ! », comme on dit.
Mais cette déduction est-elle correcte dans la vraie vie ? Tout dépend de
la fiabilité de votre modèle. Peut-être que vous n’avez pas de chance et que
face à vous se dresse le représentant d’une quatrième espèce d’éléphants,
tellement rare qu’elle n’a pas encore été documentée.
Dans la langue des humains, rien n’est jamais 100 % fiable. Nous avons
régulièrement des surprises. C’est pourquoi une théorie scientifique ne
fournit jamais que des prédictions, qui peuvent être soit validées par
l’expérience (la théorie gagne alors en crédibilité), soit infirmées (il faut
alors faire évoluer le modèle).
Les modèles ne sont jamais bons ou mauvais en soi. Dire que la surface
de la Terre est une sphère, c’est un assez bon modèle tant que vous
n’essayez pas d’en déduire que les montagnes n’existent pas. Les succès de
notre technologie sont la preuve que la démarche scientifique est saine :
même si elle ne produit pas des vérités absolues, la science fournit un cadre
de pensée efficace et ses prédictions sont assez proches de la réalité pour
avoir une utilité pratique.
Le bon usage de la rationalité, c’est d’en faire un guide et non un juge
ultime. La réalité sous nos yeux mérite toujours plus d’attention que les
certitudes dans nos têtes.
Vouloir utiliser la langue des humains comme si elle possédait les
propriétés de la langue des mathématiques, comme si les mots y avaient un
sens bien précis, comme si chaque détail méritait d’être interprété et comme
si la validité logique d’un argument suffisait à garantir la validité de ses
conclusions, est un symptôme caractéristique d’une maladie grave et bien
connue : la paranoïa.
Abstrait et mou
Que voyez-vous ?
Regardez bien. Regardez vraiment.
La plupart des gens voient un éléphant. Je suppose que vous le voyez
aussi. Mais arrivez-vous à voir autre chose ?
Prenez votre temps.
Donnez-vous une vraie chance avant de tourner la page et de lire la
suite.
*
**
Le plus extraordinaire avec cette illusion est qu’il faille un tel effort
pour parvenir à la faire se dissiper. C’est presque impossible de ne pas voir
d’éléphant. Pourtant, si vous regardez bien, vous verrez qu’il n’y a aucun
éléphant, juste des traits à l’encre sur une page.
Entre des traits à l’encre et un éléphant, la différence est objectivement
énorme. Quel phénomène mystérieux nous fait voir un éléphant là où il n’y
a que des traits ?
Ce type d’illusion visuelle est couramment appelé dessin. Un dessin,
bien entendu, c’est beaucoup plus qu’une illusion. Un dessin a un style, un
message, une valeur artistique, une signification symbolique et culturelle
qu’on ne peut pas réduire au simple enjeu figuratif.
Et pourtant, si nous reconnaissons immédiatement les mammouths
peints au paléolithique par des peuples dont nous ignorons depuis la langue
jusqu’aux mœurs et aux croyances, c’est bien parce que quelque chose dans
le dessin échappe à toute convention culturelle. Même s’il nous manque les
codes, nous comprenons quand même. Notre cerveau fait automatiquement
le lien entre un animal en dessin et un animal en vrai. C’est en ce sens que
les dessins sont véritablement des illusions visuelles.
La compréhension visuelle des dessins se développe au tout début de
notre vie. Elle ne nécessite aucun enseignement dédié. Les bébés
comprennent les illustrations avant de savoir parler. Ils les comprennent
tellement bien que nous nous appuyons sur les dessins pour leur enseigner
le vocabulaire. Si les dessins n’étaient que des conventions culturelles, ça
marcherait dans l’autre sens : les bébés devraient commencer par apprendre
le vocabulaire pour ensuite pouvoir apprendre à reconnaître les dessins.
De nombreux animaux, des mammifères mais pas seulement, sont
capables de reconnaître des objets dessinés sans avoir reçu le moindre
enseignement. Déchiffrer les dessins n’est pas le privilège des humains.
Le phénomène d’illusion à l’œuvre dans le dessin a quelque chose de
véritablement extraordinaire.
Songez simplement à la masse d’informations que vous arrivez à
extraire du petit croquis qui ouvre ce chapitre. L’éléphant est-il jeune ou
vieux ? Dangereux ou inoffensif ? Est-il en colère ? A-t-il une grande
confiance en lui ? Éprouvez-vous de la sympathie ou de la méfiance ?
Vous n’avez jamais suivi de cours d’interprétation des dessins et
pourtant vous savez répondre à ces questions, instantanément et sans effort.
Tout cela à partir de quelques misérables traits tracés sur une page.
L’énigme de la vision
La vision est un phénomène complexe qui mêle optique, biochimie et
neurologie. L’organe de la vision n’est pas constitué seulement de l’œil
mais aussi du nerf optique et surtout du cerveau.
Comprendre à quoi servent nos yeux est assez facile : en gros, ce sont
des caméras. La métaphore est simple, voire simpliste, mais elle est parlante
et relativement correcte. Certes, il reste beaucoup de questions scientifiques
non résolues sur le détail du fonctionnement des yeux, leur développement
chez l’embryon et le processus évolutif qui a permis leur émergence. Ces
questions sont légitimes et difficiles. Mais la masse des connaissances
accumulées a largement réduit la zone de mystère : l’œil n’est plus une
énigme.
Quant au nerf optique, il peut être vu comme une sorte de câble reliant
l’œil au cerveau. Ici encore, la métaphore fonctionne à merveille.
En revanche, en aval du nerf optique, ce qui se passe à l’intérieur de
notre cortex visuel est un phénomène très intrigant qui a longtemps résisté à
nos efforts pour le comprendre. On peut légitimement dire qu’il a constitué
l’une des plus grandes énigmes de l’histoire des sciences.
En sortie d’une caméra, une image est formée de pixels : elle est une
sorte de quadrillage dont chaque case a une certaine valeur de luminosité
rouge, verte et bleue. L’énigme concerne la manière dont notre cerveau
traite l’information brute qui lui arrive par le nerf optique pour en extraire
du sens et « reconnaître » ce qu’il y a sur cette image.
Notre cerveau est souvent comparé à un ordinateur mais, comme nous
allons le voir, cette métaphore n’est pas la bonne.
Très concrètement, l’énigme de la vision peut se reformuler ainsi : en
connaissant la luminosité et la couleur des différents pixels, comment
faites-vous pour savoir s’il y a un éléphant quelque part dans une image ?
Le concept d’éléphantitude
La facilité avec laquelle nous reconnaissons les éléphants est d’autant
plus troublante que, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, nous
sommes incapables de véritablement définir ce qu’ils sont.
Ce n’est pas une coïncidence. Nous aimerions définir les éléphants tels
que nous les percevons, parce que c’est la définition qui aurait le plus de
sens pour nous. Or la méthode que notre cerveau utilise pour reconnaître les
éléphants est à la fois spectaculairement efficace et parfaitement impossible
à traduire en mots.
À vrai dire, elle est tellement efficace que c’en est à peine croyable.
Tout d’abord, votre capacité à reconnaître un éléphant ne dépend pas de
l’angle depuis lequel vous le voyez. Que l’éléphant soit de face ou de dos,
de côté ou de trois quarts, qu’il soit debout ou couché, qu’il soit grand ou
petit, quels que soient son mouvement et votre propre mouvement vis-à-vis
de lui, vous percevez sa présence en un clin d’œil. Vous avez également une
incroyable tolérance pour une multitude d’anomalies et de caractères
inhabituels que l’éléphant pourrait avoir. Si l’éléphant est albinos ou s’il est
peint avec des motifs géométriques et des couleurs bariolées, vous voyez
quand même que c’est un éléphant.
D’un point de vue strictement visuel, c’est-à-dire du point de vue de la
luminosité et de la couleur des pixels sur l’image brute, ces situations n’ont
pourtant pas grand-chose à voir entre elles.
Il y a plus étonnant. Quand un enfant se trouve pour la première fois
confronté à un véritable éléphant, s’il n’en a jamais vu ni entendu parler, si
vous pointez du doigt l’éléphant en disant que « c’est un éléphant »,
l’enfant comprend immédiatement de quoi vous voulez parler.
Cela ne va pas du tout de soi. Qu’est-ce qui empêche l’enfant de penser
que ce que vous appelez éléphant, c’est simplement la patte avant gauche,
ou la trompe, ou un morceau de la trompe, ou la mouche qui est posée sur la
trompe ?
Si l’enfant comprend tout de suite, c’est parce qu’il voit déjà l’éléphant.
Il l’a immédiatement remarqué, bien avant que vous ne disiez quoi que ce
soit. L’éléphant lui a sauté aux yeux comme quelque chose de remarquable
et qui méritait de recevoir un nom. Il s’apprêtait d’ailleurs à vous poser la
question.
Sans ce phénomène, notre langage n’existerait pas. Nous serions
incapables d’expliquer à quoi les mots font référence.
Il y a plus étonnant encore. Si, au lieu de rencontrer des éléphants en
chair et en os, votre enfant commence par les découvrir en dessin, cela ne
lui posera aucun problème. Il sera parfaitement convaincu de savoir ce
qu’est un éléphant. Le jour où il en verra un en vrai, il sera surpris par sa
taille et sans doute intimidé, mais il reconnaîtra sans mal l’animal qu’il
connaissait déjà.
La conclusion de tout cela, c’est que notre cerveau semble
automatiquement extraire, à partir du flux visuel brut qui lui remonte en
continu par le nerf optique, une idée universelle de ce qu’est un éléphant.
Ce concept abstrait d’éléphant, notre cerveau sait ensuite le reconnaître
sous de multiples incarnations, dans des situations tellement variées qu’il
serait absurde de vouloir les énumérer.
Sans effort et comme par magie, nous développons un « sens de
l’éléphantitude » robuste et puissant par simple exposition à des scènes
impliquant des éléphants.
Au début de ce processus, l’éléphant n’est qu’une impression étrange
qui mélange familiarité et bizarrerie. Nous voyons bien que c’est un animal,
avec un très grand nez vraiment surprenant, des pattes comme des troncs
d’arbres et des oreilles en éventail. Mais cet animal ne ressemble à rien de
connu. Il nous intrigue profondément et nous sentons qu’il mérite de
recevoir un nom.
Le concept d’éléphant émerge d’abord dans notre cortex visuel, sous la
forme de cette impression de perplexité. Sous l’effet de l’observation
répétée, de l’imagination et de la verbalisation, il se stabilise et se clarifie.
À la fin du processus, les éléphants nous sont devenus tellement naturels et
évidents que c’est comme si nous les avions connus depuis toujours.
Qu’est-ce qu’un concept ? Pourquoi pensons-nous avec des concepts ?
À quel niveau de réalité existent-ils ? Comment se forment-ils ? Qu’est-ce
qui nous rend capables de les percevoir ?
Ces questions figurent parmi les plus anciennes de l’histoire de la
philosophie et, durant des millénaires, elles étaient réputées insolubles. Leur
véritable sujet, c’est bien sûr l’intelligence humaine.
L’énigme de la vision les reformule d’une manière étonnamment
concrète. Cela en fait le parfait terrain d’étude pour élucider les mécanismes
de notre intelligence.
Un système perceptif
Plutôt que de se représenter le cerveau comme un système de calcul, il
est beaucoup plus éclairant d’y voir un système perceptif. Notre cerveau est
l’organe grâce auquel nous percevons le monde. Il nous permet de sentir les
choses, par exemple de sentir qu’il y a un éléphant devant nous.
Chaque neurone de notre cerveau est, à lui tout seul, un petit système
perceptif. Anatomiquement, il est constitué de trois parties :
– Une structure arborescente qui se ramifie en des milliers de petits
capteurs, les dendrites. C’est le côté « amont » du neurone : c’est par les
dendrites que le neurone recueille de l’information.
– Une partie centrale appelée soma : c’est le « corps » du neurone, qui
contient le noyau cellulaire.
– Une sorte de tronc, l’axone, qui se ramifie et dont les branches
s’achèvent par des terminaisons. C’est le côté « aval » du neurone : c’est
par là que l’information « ressort » après traitement pour être communiquée
aux autres neurones.
Les neurones sont connectés les uns aux autres avec un sens de
branchement bien précis : les terminaisons de l’axone d’un neurone servent
de « prises » sur lesquelles les dendrites d’autres neurones peuvent venir se
« brancher » pour recueillir l’information issue de ce neurone. Les
connexions ainsi formées s’appellent des synapses.
L’information contenue dans un neurone, c’est son état. De deux choses
l’une : soit il est au repos, soit il est excité, c’est-à-dire parcouru par une
impulsion électrique qui se propage jusqu’aux terminaisons, où elle
déclenche la libération de molécules appelées neurotransmetteurs.
Ce sont ces neurotransmetteurs qui, détectés par les dendrites des
neurones en aval des synapses, les informent de l’état d’excitation du
neurone en amont.
Pour décider s’il doit rester au repos ou déclencher une impulsion, un
neurone fait une sorte de sondage auprès de ses dendrites. Si suffisamment
de dendrites détectent des impulsions chez les neurones situés en amont, le
neurone décide de déclencher lui-même une impulsion qu’il transmet, via
les synapses, aux dendrites des neurones situés en aval.
En résumé, un neurone ne perçoit le monde qu’au travers de l’état
d’excitation des neurones situés en amont. Si suffisamment de neurones
amont sont excités, il décide de réagir et de s’exciter lui aussi. Sinon, il
reste au repos.
Voilà, c’est tout.
La bonne métaphore
Vers 2010, quand j’ai commencé à me familiariser avec ces algorithmes,
j’ai été enthousiasmé d’y découvrir une manière de décrire le processus de
compréhension qui, pour la première fois, était compatible avec ce que je
ressentais.
La plasticité mentale, l’inévitable ambiguïté du langage humain, le rôle
du temps et du tâtonnement dans le travail de clarification, l’impression
d’évidence qui se dégage après coup : ces phénomènes puissants et
mystérieux qui m’avaient intrigué depuis si longtemps et dont j’ai fait le
récit depuis le début ce livre devenaient d’un seul coup tangibles et
concrets.
Il devenait possible d’en parler sans devoir invoquer je ne sais quelle
magie noire.
Le sujet m’a fasciné à un point tel que j’ai décidé de mettre un terme à
ma carrière mathématique. Je venais d’achever un cycle important dans
mon travail de recherche en algèbre et en géométrie, et j’y ai vu l’occasion
d’explorer un thème radicalement nouveau, susceptible d’éclairer ce que
j’avais vécu.
J’ai choisi de l’aborder de la manière la plus pratique qui soit, par la
création d’une entreprise d’intelligence artificielle, renonçant ainsi à ma
carrière académique.
Pour comprendre la nature de notre intelligence et les mécanismes de
notre pensée, les algorithmes d’apprentissage profond fournissent la
meilleure métaphore que je connaisse.
Le neurone de l’éléphant
La première énigme que les algorithmes d’apprentissage profond
permettent de résoudre est celle de l’émergence des concepts. Autrement
dit, ce qui, depuis des millénaires, constituait l’un des débats les plus
vigoureux de la métaphysique s’est tout à coup transformé en un
phénomène concret et matériel, documenté par une indubitable réalité
expérimentale : la pensée conceptuelle émerge spontanément d’un grand
assemblage de neurones soumis à des données brutes, par exemple un flux
d’images.
En très gros, voici comment ça marche. Les algorithmes
d’apprentissage profond modélisent notre cortex comme un réseau formé de
plusieurs couches de neurones. La première couche, c’est l’image brute :
une grille de neurones qui représentent les pixels. La deuxième couche est
formée de neurones dont les dendrites sont reliées aux neurones de la
première couche. La troisième couche est formée de neurones dont les
dendrites sont reliées aux neurones de la deuxième couche. Et ainsi de suite.
C’est parce que le réseau est constitué de plusieurs couches superposées
qu’on parle d’apprentissage « profond ».
Dans la description que j’ai donnée du mécanisme qui décide de
l’excitation d’un neurone, j’ai omis de préciser un détail qui a son
importance : le sondage qu’un neurone effectue auprès de ses dendrites
pour savoir s’il doit s’exciter est un sondage pondéré. Autrement dit,
chaque connexion d’un neurone avec l’un des neurones de la couche amont
a un certain « coefficient » qui détermine sa part de voix dans la décision.
Quand on le soumet à un flux d’images brutes, le réseau va
graduellement ajuster les coefficients de toutes les connexions entre
neurones, selon un mécanisme que nous expliquerons dans quelques pages.
C’est par ce processus d’ajustement des coefficients que le réseau «
apprend » et « devient intelligent ».
Quand on laisse tourner un tel algorithme d’apprentissage profond, par
exemple en le faisant « apprendre » sur des millions et des millions de
photographies récupérées au hasard sur Internet, on constate que chaque
neurone va graduellement se spécialiser dans la détection d’un certain «
concept ».
Les concepts des premières couches seront très primitifs, ceux des
couches profondes seront beaucoup plus sophistiqués.
Par exemple, un neurone de la deuxième couche pourra se spécialiser
dans la détection d’une ligne verticale dans le coin en bas à gauche de
l’image, ou d’un léger gradient de luminosité dans une autre région de
l’image. Il s’excitera exclusivement en présence de cet élément.
Dans la troisième couche, les concepts vont être légèrement plus
sophistiqués. Par exemple, un certain neurone pourrait détecter certains
types d’angles entre deux segments situés dans une certaine zone de
l’image.
À mesure que l’on progresse dans le réseau, les concepts gagnent en
richesse et en abstraction. Ils sont de plus en plus « profonds ».
Dans la cinquième couche, certains neurones pourraient par exemple se
spécialiser dans la détection de triangles ou de certains types de courbes.
Dans la vingtième couche, un neurone pourrait se spécialiser dans la
détection des éléphants – qu’ils soient réels ou dessinés.
Cette manière de présenter les choses est volontairement simpliste. La
réalité est bien entendu plus compliquée que ça, aussi bien du point de vue
informatique que du point de vue biologique.
Affirmer que, dans votre cerveau, le concept d’éléphant correspond à un
neurone bien précis, c’est un raccourci. Ce raccourci n’est pas entièrement
correct mais il est suffisamment correct pour être utilisé. C’est une manière
très éclairante de se représenter les choses.
La question n’est d’ailleurs pas totalement tranchée du point de vue
biologique. Certaines expériences suggèrent par exemple que, pour chaque
acteur ou actrice célèbre que vous connaissez, vous avez réellement un
neurone bien précis qui réagit spécifiquement à sa présence dans une image.
Certains scientifiques pensent cependant que les concepts correspondent à
des groupes de neurones, plutôt qu’à des neurones individuels. Dans les
simulations informatiques, on peut voir certains neurones individuels se
spécialiser dans la détection d’objets complexes tels que des éléphants ;
cette détection peut dans d’autres cas se faire plutôt par l’activation d’un
petit groupe de neurones (et non d’un unique neurone).
Ces nuances n’ont aucun impact sur les conclusions que nous allons
tirer dans la suite du livre.
Faisons donc comme si vous aviez réellement un neurone de l’éléphant.
Cela nous permettra de raconter les choses d’une manière simple, intuitive
et, pour l’essentiel, correcte.
Abstrait et mou
Les implications scientifiques, technologiques et philosophiques de tout
cela dépassent très largement le cadre de ce livre. Pour les besoins de notre
histoire, voici le résumé que nous pourrions en faire.
Notre cerveau, comme tout cerveau animal, est une machine perceptive
qui fabrique en permanence de l’abstraction. Nous construisons et nous
maintenons une représentation du monde matérialisée par l’enchevêtrement
de nos connexions neuronales. Cette représentation du monde est un
empilement d’abstractions successives. À un niveau très profond, elle est de
nature conceptuelle.
La pensée conceptuelle n’est pas un privilège humain. Elle n’est pas une
émanation de notre langage ou de notre culture. J’utilise ici le mot « pensée
» dans un sens très large, pour désigner les processus neurologiques qui
constituent le substrat de notre intelligence. N’importe quel lion pense de
manière conceptuelle et, dans sa tête, il a un neurone de l’éléphant.
La fragilité de notre langage n’est que le reflet de ses soubassements
neurologiques. Le sens que nous attribuons aux mots est de nature
perceptive : nous savons reconnaître un éléphant mais nous ne pourrons
jamais vraiment définir ce que c’est.
Toute définition est une approximation. Le sens des mots est toujours
flou, ambigu et changeant. À l’intérieur de notre tête, le monde est abstrait
et mou.
20
L’éveil mathématique
Tout au long de mon aventure mathématique, malgré mon goût pour les
mathématiques et le plaisir qu’elles me procuraient, j’avais l’impression
que le véritable enjeu se situait ailleurs.
Ce qui comptait vraiment pour moi, ce qui me motivait et me donnait
envie de continuer, ce n’était pas les théorèmes que je pouvais démontrer et
qui allaient n’intéresser que quelques spécialistes, mais une autre chose
beaucoup plus profonde et beaucoup plus universelle.
Cette autre chose me semblait être d’une importance capitale. Elle nous
concernait tous, à un niveau intime. Elle avait un rapport avec les enjeux
humains du processus de compréhension. Je ne savais pas encore la
nommer, ni dire en quoi elle consistait.
J’éprouvais ce sentiment familier des mathématiciens créatifs :
l’impression qu’il y avait un truc bizarre, pas net, pas clair, pas bien
expliqué, sans trop savoir ce que c’était mais en voyant à peu près dans
quelle direction il fallait creuser.
La recherche mathématique me paraissait être le meilleur moyen de
m’en approcher. J’étais comme un explorateur qui se lance à la découverte
d’un continent sauvage, à peine indiqué sur les cartes, sans trop savoir ce
qu’il va y trouver, mais en étant parfaitement conscient qu’en réalité il part
à la découverte de lui-même.
Ce livre est le récit de mon aventure. Je l’ai vécue pour pouvoir la
raconter.
Ce truc qui, à l’époque, me paraissait si bizarre et si peu clair, je pense
aujourd’hui pouvoir mettre des mots dessus. C’est le sujet de ce dernier
chapitre.
La langue de l’Univers
Quand j’étais étudiant en thèse et qu’on me questionnait sur l’utilité de
mon domaine de recherche, je m’en tirais par une boutade : « Ça servira en
physique dans mille ans. »
J’étais alors très sceptique quant aux applications pratiques de la
recherche mathématique contemporaine. Les vingt dernières années m’ont
fait changer d’avis.
Tous les objets technologiques que vous manipulez, tous les protocoles
de communication, de traitement de l’information et d’automatisation
reposent sur des empilements d’abstractions mathématiques. Le processus
de numérisation du monde et de nos vies a spectaculairement amplifié le
rôle déjà central que les mathématiques jouaient dans les sciences et les
techniques. Elles se découvrent chaque jour des applications nouvelles et
insoupçonnées. Cela vaut y compris pour les mathématiques dites « pures »,
comme l’algèbre et la géométrie, qui avaient longtemps été jugées « inutiles
».
Aucun doute à avoir : les mathématiques sont technologiquement utiles.
Elles le sont déjà à un niveau prodigieux et continuent de l’être chaque jour
davantage.
Pourtant, au regard de la longue histoire de l’humanité, la
mathématisation du monde par la science et la technologie est un
phénomène récent. Il remonte à Descartes et juste avant lui à Galilée, dont
la phrase est restée célèbre : le « livre » de l’Univers serait « écrit en langue
mathématique ».
Avant le XVIIe siècle, la science n’était pas mathématisée. Les
mathématiques n’avaient pour ainsi dire pas d’applications.
Au lycée et à l’université, elles sont souvent présentées comme un outil
utile en science mais profondément inhumain et sans valeur pour lui-même.
Cette manière de raconter les choses rend les mathématiques et leur histoire
totalement incompréhensibles.
Comment les mathématiciens se seraient-ils débrouillés pour découvrir
la langue de l’Univers ?
Les mathématiques seraient-elles tombées du ciel, comme par miracle ?
Qu’est-ce qui a pu motiver leur développement pendant tous ces
millénaires où elles ne servaient encore à rien ?
Comment les philosophes grecs pouvaient-ils à la fois connaître la
langue de l’Univers, ne pas s’en rendre compte et en faire un prérequis à
l’étude de la philosophie ?
Le processus de compréhension
Reste à aborder un point crucial, peut-être le point le plus important du
livre.
La chose vraiment bizarre et pas claire qui m’a troublé tout au long de
mon exploration des mathématiques, ce n’était évidemment pas de savoir à
quoi elles servaient.
Ceux qui se posent la question ne font pas de maths. Ceux qui font des
maths, eux, savent pertinemment qu’elles servent à quelque chose, ne
serait-ce qu’à leur donner du plaisir, à leur offrir cette sensation magique de
voir le monde s’éclairer devant eux, au fur et à mesure de leur progression.
Quand on s’aperçoit que le véritable enjeu des mathématiques est la
compréhension humaine, il reste alors une gigantesque énigme à résoudre :
qu’est-ce qui les rend si difficiles à partager et pourquoi sont-elles
inaccessibles à tant de monde ?
Si nous connaissions la réponse, il n’y aurait plus de nuls en maths.
L’aspect le plus déroutant de la démarche mathématique est la référence
constante à des choses qui n’existent pas « en vrai » et qu’il faut quand
même trouver le moyen d’imaginer.
Le conseil le plus simple et le plus fondamental que l’on puisse donner
aux gens qui veulent comprendre les mathématiques et que j’ai répété tout
au long du livre, c’est de faire comme si ces choses étaient là, juste devant
nous, et que nous pouvions les toucher.
Être nul en maths, au fond, est une forme d’incrédulité : c’est refuser de
croire qu’imaginer des choses qui n’existent pas peut avoir une quelconque
utilité.
Je reconnais que c’est déconcertant, mais la seule manière de donner du
sens aux mathématiques, c’est d’imaginer que les choses dont elles parlent
existent réellement. Grothendieck le dit merveilleusement bien dans ce
passage déjà cité :
« Toute ma vie j’ai été incapable de lire un texte mathématique, si
anodin ou simpliste soit-il, lorsque je n’arrive pas à donner à ce texte un
“sens” en termes de mon expérience des choses mathématiques, c’est-à-dire
lorsque ce texte ne suscite pas en moi des images mentales, des intuitions
qui lui donneraient vie. »
Nous l’avons vu, ces images mentales n’ont rien de grandiose ni de
sophistiqué. Elles sont toujours bébêtes, simplistes. Quand un
mathématicien imagine une sphère, il l’imagine en gros de la même
manière que vous.
Les mathématiciens sont des êtres humains. Ils ne peuvent comprendre
les objets mathématiques que d’une manière perceptive, via des
interprétations humaines fausses, des approximations, des traductions du
vocabulaire mathématique dans la langue des humains.
C’est d’ailleurs par ce biais-là que les mathématiques produisent sur
nous leur effet bénéfique : elles enrichissent notre vocabulaire humain et
notre perception humaine.
En revanche, un mathématicien garde toujours à l’esprit que son image
mentale n’est qu’une approximation de la vérité, et il cherche en
permanence à savoir de quelle manière son image mentale est fausse.
La vraie sphère existe « ailleurs », dans une sorte de monde parallèle.
Savoir si ce monde parallèle existe vraiment est un débat stérile puisque de
toute façon, il est inaccessible. Certains mathématiciens sont convaincus
qu’il existe, d’autres sont convaincus qu’il n’existe pas – et d’autres encore,
comme moi, s’en moquent éperdument.
La seule chose qui compte (et c’est ce qui est vraiment déroutant), c’est
qu’il faut impérativement faire « comme si » ce monde parallèle existait,
parce que sans lui les mathématiques ne sont rien d’autre que des signes
indéchiffrables sur une feuille de papier.
C’est ce qui explique l’insistance des mathématiciens à parler d’objets
mathématiques, pour désigner ce que la plupart des gens appellent des
abstractions mathématiques.
Autrement dit, d’un pur point de vue pratique, les mathématiques sont
indistingables d’une fiction.
L’apprentissage des mathématiques est une pure activité d’imagination.
Nous les faisons entrer dans notre tête par la force de la pensée et elles y
tiennent ensemble par la puissance cohésive d’un ingrédient mystérieux, qui
est en quelque sorte le personnage principal de la fiction et son point focal :
la vérité mathématique.
De toutes les notions mathématiques, la vérité est à la fois la plus simple
et la plus difficile à expliquer. Si vous voulez expliquer le nombre 2, vous
pouvez montrer deux oranges. Si vous voulez expliquer ce qu’est un
triangle, vous pouvez montrer un triangle. Mais si vous voulez expliquer ce
qu’est la vérité des mathématiciens, que pouvez-vous montrer ?
Grâce à cette fiction, les mathématiciens développent de nouvelles
façons d’aborder la réalité et de nouveaux modes de pensée qui, tout au
long de l’histoire, ont démontré leur puissance et leur fécondité.
Les objets de la fiction deviennent, via leur incarnation concrète et
intuitive, des concepts nouveaux qui enrichissent notre compréhension du
monde. C’est comme s’ils sortaient de la fiction pour devenir « réels »,
incarnés, comme le nombre 2 est incarné sous nos yeux quand nous voyons
deux oranges.
Dans ce processus de retour au réel, tous les objets mathématiques
perdent leur perfection mais conservent l’essentiel des caractéristiques qui
faisaient leur intérêt dans la fiction. Une orange, ce n’est peut-être pas une
vraie sphère, mais c’est quand même rond.
Tous, sauf un. Le personnage central reste comme coincé dans la
fiction. Dans le monde réel, rien n’est jamais vrai dans le sens où les
mathématiciens l’entendent.
Au moment où le rêve se dissipe, la vérité mathématique disparaît
subitement, comme un génie qui rentre dans sa bouteille.
Un ami imaginaire
Je suis tellement habitué à cette démarche que je ne la trouve même
plus bizarre.
Pourtant, quand j’essaye d’y porter un regard extérieur, je suis bien
obligé d’admettre qu’elle l’est. Je ne connais aucune autre activité humaine
qui fonctionne dans un va-et-vient aussi violent entre le réel et l’imaginaire.
Vue sous cet angle, la démarche dans son ensemble paraît totalement
fumeuse.
C’est un peu comme si les mathématiciens avaient des conversations
avec un ami imaginaire et que celui-ci leur révélait des secrets sur le monde
qui nous entoure. On voit mal comment un truc pareil pourrait avoir la
moindre chance de marcher.
Ces malentendus constants sur ce qui est imaginaire et ce qui ne l’est
pas ont pollué la compréhension des mathématiques tout au long de leur
histoire.
Il y a bien sûr ces nombres dits « imaginaires », qui ne sont ni plus ni
moins imaginaires que les nombres dits « réels », qui ne sont ni plus ni
moins réels que les nombres dits « rationnels ».
Chaque introduction d’un nouveau type de nombres a provoqué un
grand malaise non seulement auprès du public, mais aussi chez les
mathématiciens eux-mêmes, y compris chez ceux qui introduisaient ces
nouveaux nombres.
e
Au XIX siècle, il se trouvait encore des mathématiciens sérieux pour
affirmer que les nombres négatifs n’étaient que des chimères. Aux XVe et
e
XVI siècles, leurs promoteurs les avaient appelés nombres absurdes.
Depuis, c’est la réalité elle-même qui semble avoir été altérée. Ces nombres
précédemment absurdes sont devenus concrets et évidents. Ils ont envahi
notre quotidien. Pour s’apercevoir que les nombres négatifs ne sont pas des
chimères, il suffit désormais d’ouvrir un compte en banque.
Cantor s’est fait traiter de « charlatan », de « renégat » et de «
corrupteur de la jeunesse », pour avoir réussi à parler avec calme et
précision de l’infini. Ce qu’on lui reprochait, au fond, c’était de rendre
tangible ce qui aurait dû rester évanescent. Du point de vue de la théologie,
les mathématiques font de la concurrence déloyale.
« L’essence des mathématiques, c’est leur liberté », disait Cantor. La
liberté des mathématiciens, c’est de traiter des choses « imaginaires »
comme des choses « réelles » à partir du moment où elles sont « vraies ». À
force, ils finissent même par les trouver « concrètes ».
Il s’avère que cette approche marche prodigieusement bien. Les
mathématiciens ne vont évidemment pas s’arrêter en si bon chemin. Ils
continuent de s’amuser du caractère surnaturel ou miraculeux de leurs
constructions. Ils manipulent des « idéaux », des « suites spectrales », des «
foncteurs d’oubli ». Ils étudient un mystérieux objet qui s’appelle le
Monstre et qui habite en dimension 196 883. En algèbre, il existe une
construction qui s’appelle l’arnaque d’Eilenberg.
*
**
Le truc vraiment bizarre, c’était ça. Plus je progressais, plus je
m’enfonçais au cœur des mathématiques, plus j’apprenais à maîtriser les
techniques qui permettent de vraiment comprendre et de devenir créatif, et
plus ça ressemblait à de l’alchimie et à de la magie noire.
Descartes pensait que les mathématiciens protégeaient leurs secrets de
crainte qu’on ne les leur vole. L’explication est sans doute plus triviale : ils
ont juste peur de passer pour des cinglés.
Tant que je n’étais pas moi-même devenu l’un des leurs, j’aurais pu
croire qu’ils étaient des demi-dieux capables de parler la langue de
l’Univers.
Mais je savais bien que ce n’était pas vrai. Je savais d’où je venais. Je
voyais ce qui me faisait progresser. Chaque étape clé était toujours la
découverte plus ou moins fortuite d’une nouvelle technique pour surmonter
mes inhibitions ou d’une nouvelle manière de faire fonctionner mon
imagination.
Dans la pratique, les mathématiques n’ont pas grand-chose à voir avec
les sciences dures. Il faudrait plutôt les rattacher à la psychologie, dont elles
seraient en quelque sorte une sous-branche ésotérique et appliquée.
La création mathématique procure une sensation de surnaturel et de
magie. C’est indéniable. Mais derrière tout cela, il y a forcément une réalité
humaine qui n’est ni surnaturelle ni magique.
Ce qui m’a vraiment troublé et m’a donné l’envie de continuer à
explorer ces sujets jusqu’à me sentir capable de les raconter d’une manière
simple, c’était une immense impression de gâchis.
Aucun projet humain ne possède le prestige, la légitimité et l’autorité
intellectuelle du projet mathématique. Si les mathématiciens sont incapables
d’expliquer leur démarche sans donner l’impression qu’il s’agit d’un rituel
chamanique, ça ne veut pas dire qu’il s’agit d’un rituel chamanique.
Ça veut juste dire qu’ils n’utilisent pas les bons mots et que nous
passons à côté de quelque chose d’essentiel.
Le récit impossible
Les Éléments d’Euclide, l’un des plus anciens traités de mathématiques
officielles, datent d’il y a 2 300 ans. Depuis cette époque, les
mathématiques ont été présentées comme la science de la déduction
logique. L’autre partie de l’histoire, celle qui concerne les gestes invisibles
que nous faisons dans notre tête, a été occultée.
Avant ces dix dernières années, nous n’avions aucune manière
satisfaisante de nous représenter le fonctionnement de notre propre
intelligence.
Au fond, le seul modèle dont nous disposions, c’était celui du
raisonnement déductif mécanique. Ce modèle existe depuis l’Antiquité. La
métaphore est celle du calcul. Le mot vient du latin calculus, qui veut dire «
caillou », en référence aux petits cailloux utilisés dans les bouliers de
l’époque. Au fil des siècles, la métaphore s’est incarnée dans divers objets
matériels : d’abord les bouliers, puis les machines à engrenages, et
aujourd’hui les microprocesseurs. Elle est graduellement devenue un
synonyme des mathématiques et de la rationalité – voire de l’intelligence
elle-même.
Ce profond contresens nous a rendus incapables de rattacher les
mathématiques à l’expérience humaine commune.
Bien entendu, nous savions depuis toujours que notre intelligence ne se
réduisait pas à cela. Nous savions qu’il y avait autre chose, une chose
mystérieuse que nous appelions esprit, intuition, troisième œil ou sixième
sens, une chose que nous étions incapables d’évoquer sans recourir au
registre du paranormal.
Les seuls modèles dont nous disposions étaient des entités magiques et
surnaturelles agissant hors de notre contrôle et avec lesquelles seule une
petite élite, dotée d’un don spécial, avait le privilège de pouvoir entrer en
communication. Ces modèles n’avaient pratiquement pas évolué depuis la
préhistoire.
Notre langage lui-même nous était mystérieux. Qui avait inventé les
mots ? Comment parvenions-nous à comprendre le sens des phrases ?
Quelle était la nature des concepts ? Ces questions étaient à peine abordées
par la science. Elles appartenaient au champ de la métaphysique et à celui
de la théologie.
Or les mathématiques sont, avant toute chose, une affaire de plasticité
mentale. Comprendre les mathématiques, c’est reprogrammer son intuition.
Les techniques secrètes des mathématiciens ne sont ni plus ni moins
paranormales que celles qui ont permis à Ben Underwood de voir le monde
en émettant des clics avec sa langue.
Tant que notre activité mentale nous semblait être de nature magique,
les mathématiques étaient foncièrement impossibles à expliquer.
C’est ma rencontre avec les algorithmes d’apprentissage profond qui
m’a rendu capable d’écrire ce livre. Ils m’ont donné confiance en la valeur
de mon témoignage, et m’ont permis de rattacher mon expérience
subjective à des choses suffisamment « rationnelles » pour être racontées
au-delà du cadre de la conversation privée.
L’ingrédient manquant de mon cours d’introduction aux mathématiques,
c’était le récit de l’expérience humaine. Si la compréhension humaine est le
véritable enjeu des mathématiques, alors les mécanismes de cette
compréhension doivent faire partie de l’enseignement. Cet aspect humain
ne peut pas être un sujet satellite traité de manière informelle et
anecdotique.
Or, pendant des millénaires, ce récit était impossible. Ni la métaphore
du calcul ni celle de la magie ne permettaient de l’aborder sereinement.
Quand je les interprète dans le cadre de l’apprentissage profond, les
phénomènes étranges qui entourent la compréhension mathématique cessent
pour moi d’être étranges. Oui, comme je l’ai déjà dit, les idées surviennent
à contretemps, « comme appelées du néant », et c’est normal. Oui, la
plasticité est un mécanisme imperceptible, lent, qui se produit gratuitement
et sans effort dédié, dès lors que nous sommes exposés aux bonnes images.
Oui, la clé est de se forcer à imaginer les choses alors même que nous ne les
comprenons pas encore, ce que très peu de gens s’autorisent à faire. Oui,
prêter attention aux petits détails qui nous troublent est d’une importance
capitale. (La technique du doute cartésien ressemble elle-même
étrangement aux techniques « adversariales » utilisées pour accélérer la
convergence des algorithmes d’apprentissage.)
Les concepts dans notre tête ne sont pas des entités surnaturelles issues
d’un monde parallèle, mais des représentations mentales construites par
notre cerveau. Ces représentations sont le fruit du processus d’apprentissage
neuronal qui nous permet d’interpréter le monde et de le « voir ».
Les concepts mathématiques qui s’y trouvent ne sont ni plus ni moins
abstraits, ni plus ni moins réels que les autres concepts. La seule différence,
c’est qu’ils y sont entrés par un effort d’imagination et non par
l’observation directe du monde physique. C’est en ce sens – et en ce sens
seulement – qu’ils sont imaginaires. Une fois que nous les comprenons, les
concepts mathématiques deviennent aussi évidents que les éléphants.
L’éveil mathématique
Durant des millénaires, la manière de raconter les mathématiques les a
ainsi rendues inintelligibles au plus grand nombre. Nous avons maintenant
l’opportunité de les raconter autrement.
Apprendre les mathématiques devrait être un apprentissage
psychomoteur comme les autres, accessible au plus grand nombre,
exactement comme apprendre à nager ou à faire du vélo. Or nos croyances
fausses sur la nature de notre langage et sur le fonctionnement de notre
pensée font obstacle à cet enseignement simple et direct. Elles bloquent les
gestes qui permettent l’apprentissage.
Comment enseigner les mathématiques à quelqu’un qui croit que son
intuition et sa perception de la réalité sont des données fixes, impossibles à
reprogrammer ? C’est aussi difficile que d’enseigner la natation à quelqu’un
qui est convaincu que son corps est dense comme la pierre et va couler.
En préalable de tout enseignement réussi, il faut parvenir à faire reculer
ces croyances fausses. C’est pourquoi j’ai conçu ce livre comme un livre
d’éveil et d’émancipation. Tout autant que les mathématiques elles-mêmes,
il raconte notre corps, son fonctionnement et ce que nous pouvons
accomplir avec.
J’ai essayé de parler aussi tranquillement que possible de ce qui se passe
à l’intérieur de notre tête. La réalité humaine concrète, le vécu subjectif,
l’expérience physique et sensorielle, l’aspect pratique, ce que l’on fait pour
de vrai, comment ça marche et pourquoi ça marche : tout cela n’a jamais
fait partie de l’enseignement.
Or, de toute évidence, c’est à cet endroit-là que tout se joue. Il y a des
techniques qui marchent et d’autres qui ne marchent pas. Il y a même des
techniques qui marchent spectaculairement bien.
Cela ne fait aucun doute pour moi : les mathématiciens créatifs ne sont
pas biologiquement différents, ils ont simplement trouvé le moyen de «
débloquer » de puissants modes cachés d’utilisation du cerveau humain,
sans s’en rendre compte et sans vraiment réussir à le partager.
C’est l’hypothèse qui m’a guidé tout au long de l’écriture. Je me suis
concentré sur ce que je comprenais moi-même, et donc sur un petit bout du
sujet.
J’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur les récits de Descartes, de
Grothendieck et de Thurston. Leurs histoires sont très proches les unes des
autres, comme s’il s’agissait de la même histoire racontée de trois points de
vue différents. Ces récits sont cohérents avec ce que j’ai pu vivre de mon
côté. C’est ce qui m’a permis d’inscrire mon récit personnel dans une
tradition plus ancienne, plus puissante et plus richement documentée.
Eux-mêmes n’ont pas toutes les clés. Descartes ne sait expliquer ce qui
lui arrive qu’en faisant l’hypothèse que son esprit est d’essence divine et
immatérielle, détachée de son corps. Grothendieck, lui, est convaincu que
Dieu vient murmurer à son oreille et rêver à l’intérieur de sa tête. Thurston
est le plus moderne des trois, le plus pragmatique et sans doute le plus
lucide.
Leur franchise et leur sens du détail nous sont précieux. Ils racontent ce
qu’ils pensent avoir vécu et ce qui a compté dans leurs succès.
De la première à la dernière page, leurs témoignages ne parlent
quasiment que d’imagination. Chacun décrit des usages de l’imagination
selon des modalités nouvelles, découvertes par accident et en rupture avec
ce qui lui avait été enseigné.
Grothendieck attribue la singularité de son œuvre à sa transgression
d’un tabou : « Il semblerait que parmi toutes les sciences naturelles, ce n’est
qu’en mathématiques que ce que j’ai appelé “le rêve”, ou “le rêve éveillé”,
est frappé d’un interdit apparemment absolu, plus que deux fois millénaire.
»
Thurston le formule d’une manière plus modeste mais tout aussi
percutante, plus expressive encore dans l’anglais original : « I have decided
that daydreaming is not a bug but a feature » (« J’ai décidé que la rêverie
n’est pas un défaut mais une fonctionnalité »).
La clé de toute cette affaire, c’est manifestement notre imagination.
Nous nous méprenons depuis des millénaires sur sa nature et son rôle et, par
conséquent, nous sommes incapables de véritablement la prendre au
sérieux.
L’imagination n’est pas une activité parasite qu’il faudrait réprimer,
comme on réprimait autrefois la masturbation. Elle est au contraire
l’activité centrale qui rend possible notre développement intellectuel.
Jusque très récemment, nous pensions que nous pouvions imaginer ce
que nous voulions, de la manière que nous voulions, sans que cela ait le
moindre impact sur la réalité. Or ce que nous voyons et faisons dans notre
tête contribue à l’apprentissage neuronal tout autant que ce que nous voyons
et faisons en vrai.
Nos actes d’imagination façonnent notre perception de la réalité. Or
personne ne nous a jamais expliqué comment nous devions nous y prendre.
Il existe mille et une manières d’imaginer. Nous n’avons pas appris à les
reconnaître et encore moins à les nommer. « Penser », « méditer », «
réfléchir », « visualiser », « analyser », « fantasmer », « raisonner », «
rêvasser » : nous utilisons ces mots un peu au hasard, sans vraiment savoir
ce qu’ils veulent dire et sans mesurer tout ce qu’ils ont en commun. C’est
dans ce flou que viennent se glisser tous les malentendus.
Mais tout cela est bien plus qu’un flou : c’est un trou profond et sans
lumière, une impasse totale de notre culture et de notre éducation.
Nos manières d’imaginer décident de notre destin. Certaines nous
rendent bêtes. D’autres nous rendent fous. D’autres encore ont le pouvoir de
nous rendre spectaculairement intelligents.
Les techniques des mathématiciens comptent parmi les plus puissantes
qui soient. Faisons-les sortir du secret.
Épilogue
Chapitre 1
À propos de la notation « 99.9999 % » : dans ce livre, nous utilisons le
point (et non la virgule) comme séparateur décimal, conformément à
l’usage le plus répandu internationalement. En programmation
informatique, cet usage est aujourd’hui devenu une norme universelle.
« Je n’ai aucun don particulier, je suis juste passionnément curieux » : la
phrase originale, « Ich habe keine besondere Begabung, sondern bin nur
leidenschaftlich neugierig », est extraite d’une lettre d’Einstein à son
biographe Carl Seelig datée du 11 mars 1952.
« Ne t’inquiète pas de tes difficultés en maths, je peux t’assurer que les
miennes sont bien pires » : extrait d’une lettre d’Einstein datée du 7 janvier
1943 à une collégienne nommée Barbara Wilson.
« Je crois aux intuitions et aux inspirations » : extrait d’une interview
d’Einstein avec George Sylvester Viereck publiée dans le Saturday Evening
Post du 26 octobre 1929.
Beaucoup des citations d’Einstein qu’on peut trouver çà et là sont
fausses ou déformées. Celles que je rapporte dans cet ouvrage ont été
vérifiées grâce à The Ultimate Quotable Einstein, un recueil de citations
sourcées établi par Alice Calaprice (Princeton, Princeton University Press,
2011).
Chapitre 2
Les mathématiques sont la discipline :
– la plus difficile pour 37 % des 1 028 adolescents américains interrogés
par Gallup dans un sondage de 2004. Voir Lydia Saad, « Math Problematic
for U. S. Teens », Gallup, 17 mai 2005, en ligne :
https://news.gallup.com/poll/16360/math-problematic-us-teens.aspx.
– la plus aimée pour 23 % des adolescents américains, loin devant
l’anglais (13 %), selon une étude menée par Gallup en 2004 auprès de 785
Américains âgés de 13 à 17 ans. Voir Kiefer, « Math = Teens Favorite
School Subject », Gallup, 15 juin 2004, en ligne :
https://news.gallup.com/poll/12007/Math-Teens-Favorite-School-
Subject.aspx.
– la plus haïe selon d’innombrables sondages, quelle que soit la
population interrogée.
Chapitre 4
Le nombre 999 999 999 aurait été facile à écrire dans le système
sexagésimal babylonien inventé il y a quatre mille ans, soit bien avant
l’époque romaine. Une explication de ce système de numération est donnée
dans le chapitre 2 du livre de Mickaël Launay, Le Grand Roman des maths.
De la préhistoire à nos jours, Paris, Flammarion, 2016.
Même si son écriture est difficile en chiffres romains, le nombre lui-
même est facilement calculable avec un « abaque », le type de boulier que
les Romains utilisaient et dont le fonctionnement était implicitement
décimal. C’est la transcription hors du boulier en une écriture explicite qui
pose problème.
Après l’époque classique, les chiffres romains ont été étendus avec des
symboles exprimant le million, le milliard, etc. Mais l’écriture de 999 999
999 continue de poser problème malgré ces extensions car il faut mobiliser
de nombreux symboles : rien que « 9 millions » mobilise déjà neuf fois le
symbole du million.
Chapitre 5
Le dauphin sur la photo est Wave, l’une des amies de Billie. Cette
photographie est issue de l’article scientifique de M. Bossley, A. Steiner, P.
Brakes et al., « Tail Walking in a Bottlenose Dolphin Community : the Rise
o
and Fall of an Arbitrary Cultural “Fad” », Biology Letters, vol. 14, n 9,
septembre 2018, en ligne : http://dx.doi.org/10.1098/rsbl.2018.0314. Facile
d’accès, ce court article apporte de nombreuses précisions factuelles.
« Mon but n’était pas de gagner, mon but était juste de ne pas perdre » :
cette phrase de Fosbury est tirée d’une interview vidéo de 2014 disponible
en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=gGqQXDkpgss.
« J’imagine que pas mal de gamins vont maintenant essayer… » : cette
phrase est citée dans Joseph Durso, « Fosbury Flop Is a Gold Medal Smash
», The New York Times, 22 octobre 1968.
Chapitre 6
L’article de William P. Thurston, « On Proof and Progress in
o
Mathematics », Bulletin of the American Mathematical Society, n 30, 1994,
p 161-177, est disponible en ligne : https://arxiv.org/pdf/math/9404236.pdf.
Chapitre 7
La lettre sur l’« emmerdante rédaction » figure dans Alexander
Grothendieck et Jean-Pierre Serre, Correspondance Grothendieck-Serre,
éditée par Pierre Colmez et Jean-Pierre Serre, Paris, Société mathématique
de France, 2001.
Les citations de Serre sont extraites du passionnant entretien qu’il a
accordé à Alain Connes (lui-même mathématicien de premier plan,
médaille Fields 1982), à la Fondation Hugot du Collège de France le 27
novembre 2018. Ce témoignage exceptionnel sur les personnalités de
Grothendieck et de Serre est disponible en ligne :
https://www.youtube.com/watch?v=pOv-ygSynRI.
Une bonne introduction à la biographie de Grothendieck est l’article en
deux parties d’Allyn Jackson, « Comme Appelé du Néant – As If
Summoned from the Void : The Life of Alexandre Grothendieck », Notices
of the American Mathematical Society, vol. 50, no 4, p. 1038-1056, et vol.
51, no 10, p. 1196-1212, en ligne : https://www.ams.org/notices/200409/fea-
grothendieck-part1.pdf et https://www.ams.org/notices/200410/fea-
grothendieck-part2.pdf.
Les extraits de Récoltes et Semailles (dont le sous-titre est Réflexions et
témoignage d’un passé de mathématicien) sont tirés de la version en trois
volumes à paraître chez Gallimard dans la collection « Tel » en janvier
2022. Dans les années 1980, Grothendieck s’attendait à une publication par
les Éditions Christian Bourgois et avait même rédigé un avant-propos
introductif. Cette publication n’a finalement jamais eu lieu.
Le caractère hermétique du texte ne suffit pas à expliquer qu’une œuvre
d’une telle importance ait pu rester si longtemps inédite. Une explication
plus évidente est le caractère problématique des accusations infondées
lancées par Grothendieck. Il accuse notamment ses étudiants d’avoir
abandonné son œuvre, un reproche absurde (voir à ce sujet la réponse très
juste de Serre à Grothendieck dans sa lettre datée du 23 juillet 1985).
D’autres accusations, nettement plus violentes, auraient exposé l’éditeur à
de vraisemblables poursuites pour diffamation.
Dans les années 2000, un collectif intitulé The Grothendieck Circle a
travaillé à éditer et rendre librement accessibles de nombreux textes et
documents inédits, dont Récoltes et Semailles, mais aussi La Clef des
songes, un autre texte remarquable bien qu’hermétique.
Cet effort a été interrompu suite à la diffusion par Grothendieck d’une «
déclaration d’intention de non-publication », datée du 3 janvier 2010, où il
affirme notamment ceci : « Je n’ai pas l’intention de publier, ou de
republier, aucune œuvre ou texte dont je suis l’auteur, sous quelque forme
que ce soit. […] Toute édition ou diffusion de tels textes qui aurait été faite
par le passé sans mon accord, ou qui serait faite à l’avenir et de mon vivant,
à l’encontre de ma volonté expresse précisée ici, est illicite à mes yeux. »
Un mois plus tard, le 3 février 2010, Grothendieck réaffirmait pourtant
l’importance de Récoltes et Semailles dans une lettre adressée au
mathématicien Frans Oort, citée dans Ching-Li Chai et Frans Oort, « Life
and Work of Alexander Grothendieck », Notice ICCM, vol. 5, no 1, 2017, p.
22-50. C’est la source de cette citation : « Cette réflexion et ce témoignage
sur ma vie de mathématicien, aussi illisible qu’il soit je l’admets, a une
grande signification pour moi. »
Chapitre 8
Les pages décrivant la théorie du toucher en termes de pointes et de
creux ressemblent à un véritable texte de recherche mathématique. Si ce
passage vous a plu, les mathématiques officielles devraient également vous
plaire.
Chapitre 9
En dimension 3, il y a cinq structures de polyèdres réguliers (c’est-à-
dire de faces toutes identiques et régulières) convexes : le tétraèdre (4
faces), le cube (6 faces), l’octaèdre (8 faces), le dodécaèdre (12 faces) et
l’icosaèdre (20 faces). Cette liste est connue depuis des millénaires. Ces
cinq polyèdres figurent notamment dans l’un des dialogues de Platon, le
Timée. Même si Platon n’a fait que reproduire une connaissance très
antérieure à lui, ces polyèdres sont depuis lors désignés sous le nom de «
solides platoniciens ».
La notion de polyèdre régulier se généralise en dimension quelconque :
on parle alors de « polytopes » réguliers. La classification des polytopes
réguliers en dimension quelconque est connue depuis les travaux du
mathématicien suisse Ludwig Schläfli (1814-1895). Ces objets sont
également au cœur de l’œuvre du grand géomètre canadien H. S. M.
Coxeter (1907-2003). La classification fait apparaître un phénomène très
particulier en dimension 8, avec un objet exceptionnel et remarquable
nommé « E8 », que l’on retrouvera ci-dessous dans les notes sur le chapitre
15.
Les citations de Pierre Deligne sont tirées d’une conversation avec deux
mathématiciens, Martin Raussen et Christian Skau, disponible en ligne :
https://www.youtube.com/watch?v=MkNf00Ut2TQ. Sa transcription, parue
dans les Notices of the American Mathematical Society en 2014, est
accessible ici : https://www.ams.org/notices/201402/rnoti-p177.pdf.
« Il est plus fort que moi » : cette affirmation de Grothendieck au sujet
de Deligne est tirée d’une conversation avec George Mostow (1923-2017),
qui me l’a lui-même rapportée lors d’une conversation privée.
Chapitre 10
L’enfance de Bill Thurston est relatée dans David Gabai et Steve
Kerckhoff (coord.), « William P. Thurston, 1946-2012 », Notices of the
American Mathematical Society, vol. 62, no 11, décembre 2015, p. 1318-
o
1332, et vol. 63, n 1, janvier 2016, p. 31-41, en ligne :
http://www.ams.org/notices/201511/rnoti-p1318.pdf et
https://www.ams.org/notices/201601/rnoti-p31.pdf.
« Les gens ne comprennent pas comment je peux visualiser quatre ou
cinq dimensions… » : ces propos de Thurston sont rapportés dans Leslie
Kaufman, « William P. Thurston, Theoretical Mathematician, Dies at 65 »,
The New York Times, 22 août 2012.
À propos de l’intuition géométrique de Thurston, je recommande
vivement le film d’animation Outside In, adapté d’une de ses
démonstrations et produit par le Geometry Center de l’université du
Minnesota, ainsi que les « Landau Lectures », une série de cours donnée par
Thurston en 1996 à l’université hébraïque de Jérusalem. Tous ces contenus
vidéos sont librement accessibles en ligne.
À propos du daltonisme : la fréquence de 8 % chez les hommes est une
estimation concernant la population de l’Europe du Nord (source :
https://en.wikipedia.org/wiki/Color_blindness). Il s’agit d’un défaut
d’encodage empêchant l’expression d’une protéine, donc d’une mutation
récessive. Le gène est porté par le chromosome X, ce qui explique que la
fréquence chez les femmes soit le carré de la fréquence chez les hommes.
L’article original de Dalton, « Extraordinary Facts Relating to the
Vision of Colours », paru en 1798, indique que la communication a été faite
le 31 octobre 1794. L’article est remarquablement bien écrit et reste
parfaitement lisible de nos jours.
Le documentaire « The Boy Who Sees Without Eyes » (2007), réalisé
par Elliot McCaffrey et disponible en ligne, permet de se faire une idée des
capacités de Ben Underwood. Les études sur l’écholocalisation humaine
laissent penser que, chez les aveugles, cette faculté mobilise les régions du
cerveau qui, chez les voyants, traitent l’information visuelle (source :
https://en.wikipedia.org/wiki/Human_echolocation).
Chapitre 11
Les citations de Daniel Kahneman sont extraites de Système 1 / Système
2. Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012.
Chapitre 12
L’anecdote concernant Bill Thurston est relatée dans le dossier
biographique paru dans David Gabai et Steve Kerckhoff (coord.), « William
P. Thurston, 1946-2012 », art. cit.
Chapitre 13
La citation de Pierre Deligne est tirée de la conversation parue en 2014
mentionnée dans les notes du chapitre 9.
Chapitre 14
« Comme un éléphant ou une panthère… » : les citations du troisième
paragraphe sont extraites d’une lettre de Descartes à Pierre Chanut datée du
31 mars 1649. Chanut était non seulement ambassadeur de France en Suède
mais également un ami proche de Descartes.
Le récit par Descartes de ses trois rêves figurait dans un texte
aujourd’hui perdu, Olympica, connu seulement par la transcription qu’en a
faite Adrien Baillet (1649-1706), son premier biographe, dans La Vie de
Monsieur Descartes (1691). Baillet eut accès à de nombreux documents
originaux et témoins directs, et son texte reste aujourd’hui l’unique
référence pour de nombreux aspects de la vie et de l’œuvre de Descartes.
Les citations sur la nuit du 10 au 11 novembre 1619, de même que la
description de l’Art d’escrime, sont ainsi tirées de l’ouvrage de Baillet. On
y trouve également cette phrase qui fait écho au thème abordé au chapitre 6
: « Il faut avouer néanmoins qu’il ne lisait pas beaucoup, qu’il avait fort peu
de livres, et que la plupart de ceux qui se trouvèrent par son inventaire après
sa mort étaient des présents de ses amis. »
Le texte original des Règles pour la direction de l’esprit est en latin. Par
souci de fluidité, j’ai légèrement modernisé les traductions françaises des
extraits présentés par rapport aux traductions classiques qui font souvent
référence.
Chapitre 15
Les anecdotes concernant Cantor sont tirées de https://en.wikipedia.
org/wiki/Georg_Cantor.
Sur les tailles d’infinis, voir également l’épisode « Sur la route de
l’infini » (2020), de la très accessible série de vulgarisation Voyages au pays
des maths, réalisée par Denis Van Waerebeke et diffusée par Arte.
Une excellente lecture complémentaire à la section sur les nœuds est
l’article de Thibault Godin et Hoel Queffelec, « Une famille infinie de
nœuds », Images des Mathématiques, CNRS, 2020, en ligne :
http://images.math.cnrs.fr/Une-famille-infinie-de-noeuds.html. Hébergé par
le CNRS, le site Images des Mathématiques est l’une des meilleures sources
de vulgarisation mathématique en français.
Dans les grandes lignes (pour plus de détails, se reporter à l’article de
Godin et Queffelec), le raisonnement est le suivant : pour démontrer que
deux nœuds sont différents, la stratégie consiste à identifier un « invariant »
qui les différencie. Un invariant d’un nœud est une caractéristique
commune que partagent tous ses dessins, aussi compliqués soient-ils.
Voici un exemple d’invariant. On dit qu’un dessin de nœud est «
tricoloriable » si on peut colorier les « morceaux » du dessin (on désigne
par là les morceaux apparents du dessin, en faisant comme si le brin qui
passe sous une intersection était coupé en deux) en utilisant trois couleurs
différentes, une seule par morceau, et en respectant la règle suivante : à
chaque intersection, les trois morceaux impliqués dans l’intersection (celui
qui est « au-dessus » et les deux qui sont « en dessous ») sont soit de trois
couleurs différentes, soit de la même couleur.
Même si ce n’est pas évident à première vue, on peut démontrer que
c’est bien un invariant : le fait qu’un nœud soit tricoloriable ne dépend pas
du dessin choisi. Pour démontrer cela, on s’appuie sur le fait que deux
dessins représentent un même nœud si et seulement si on peut passer du
premier dessin au second par une succession de transformations
élémentaires, qu’on appelle les mouvements de Reidemeister, et on montre
que ces mouvements de Reidemeister préservent la tricolorabilité.
Par exemple, le nœud de trèfle est tricoloriable (voir ci-dessous) alors
que le nœud trivial ne l’est pas (il n’a qu’un seul morceau donc on ne peut
pas utiliser trois couleurs différentes).
Si le nœud de trèfle était la même chose que le nœud trivial, ils seraient
tous les deux tricoloriables ou aucun des deux ne le serait. Ainsi, en
exhibant un invariant qui les différencie, on a démontré que ces deux nœuds
étaient distincts.
Même si cela permet de démontrer le résultat, la définition de la
tricolorabilité semble tout aussi arbitraire que la fameuse « astuce » pour
calculer la somme des entiers de 1 à 100.
Comme toujours, cette apparente « astuce » est le signe qu’il existe une
manière plus profonde de comprendre ce qui se passe. Je suis hélas
personnellement incapable de l’expliquer simplement. Cela mobilise un
type d’intuition difficile à partager en quelques mots.
À propos des dessins compliqués du nœud trivial, voir la conversation «
Are There any Very Hard Unknots ? » (« Existe-t-il des nœuds triviaux très
compliqués ? ») initiée sur le site MathOverflow par Timothy Gowers,
médaille Fields 1998 : https://mathoverflow.net/questions/53471/are-there-
any-very-hard-unknots.
Le dessin « compliqué » du nœud trivial présenté dans le chapitre est
surnommé le « nœud gordien ». Il est dû à Wolfgang Haken, un
mathématicien allemand né en 1928, célèbre pour avoir démontré avec
Kenneth Appel le fameux « théorème des quatre couleurs ».
Une courte vidéo YouTube intitulée « Haken’s Gordian Knot Animation
» illustre pourquoi ce dessin représente le nœud trivial
(https://www.youtube.com/watch?v=hznI5HXpPfE).
Chapitre 17
Concernant Unabomber, les principales sources sont, outre la page
Wikipédia en anglais, très complète :
– Sur l’enfance de Ted Kaczynski : l’interview télévisée de son frère,
David Kaczynski : https://www.youtube.com/watch?v= K2oH5pFWEjo.
– Sur les extraits du journal intime : David Johnston, « In Unabomber’s
Own Words, A Chilling Account of Murder », The New York Times, 29 avril
1998.
– Sur l’attentat du vol American Airlines 444 : Stephen J. Lynton et
Mike Sager, « Bomb Jolts Jet », The Washington Post, 16 novembre 1979.
– « Manifeste de Unabomber » : disponible en ligne, par exemple sur le
site du Washington Post : https://www.washingtonpost.com/wp-
srv/national/longterm/unabomber/manifesto.text.htm.
– Sur les détails concernant les attentats et l’enquête : conférence
donnée le 19 novembre 2014 à la cour de district de Sacramento, en
Californie, filmée et diffusée par C-SPAN : https://www.c-span.org/video/?
322849-1/unabomber-investigation-trial.
– Le rôle de Bill Thurston dans l’enquête est révélé par Steven G.
Krantz dans Mathematical Apocrypha. Stories and Anecdotes of
Mathematicians and the Mathematical, The Mathematical Association of
America, 2002.
Chapitre 18
Le « problème des espèces », c’est-à-dire l’impossibilité de
rigoureusement définir ce qu’est une espèce animale, est un problème
épistémologique bien connu, qui a été abondamment discuté.
Parmi les autres problèmes classiques illustrant la fragilité du langage
des humains, on pourrait citer le « paradoxe du tas » (également connu sous
le nom de « paradoxe sorite », du grec sorōs qui signifie « tas ») : si on
enlève un grain à un tas de sable, c’est toujours un tas de sable ; mais si on
continue, à un moment, ce n’est plus un tas de sable ; à quel endroit se situe
la limite ? Ce problème, tout comme le « problème de l’homme chauve » (si
on arrache un cheveu à un homme qui n’est pas chauve, ça ne le rend pas
chauve ; mais, du coup, peut-on vraiment définir la frontière entre être
chauve et ne pas être chauve ?), est généralement attribué à Eubulide, un
philosophe grec du IVe siècle avant notre ère.
Les citations de Ludwig Wittgenstein sont extraites des paragraphes 106
et 107 des Recherches philosophiques (Paris, Gallimard, « Tel », 2014), un
texte achevé vers 1949 et publié à titre posthume en 1953. Dans la première
partie de sa vie, Wittgenstein semblait pourtant proche des positions
logicistes de Bertrand Russell (voir mon Épilogue), à l’opposé des
préoccupations des Recherches philosophiques. Les œuvres tardives de
Wittgenstein sont un excellent complément à ce chapitre et au chapitre 19.
La plus accessible est peut-être De la certitude, un court recueil assemblé à
titre posthume à partir de ses notes (Paris, Gallimard, « Tel », 1976 [1969]).
Chapitre 19
La question de l’origine des concepts abstraits est connue en
philosophie sous le nom de « problème des universaux ». La position «
réaliste » soutient que les concepts sont des choses « réelles », c’est-à-dire
qui existent indépendamment du regard humain. Le « nominalisme » (et sa
variante « conceptualiste ») soutient que ce sont des conventions de langage
(ou des choses qui existent dans nos têtes). Historiquement, la position
réaliste a longtemps été dominante. Au Moyen Âge, la question fit l’objet
en Europe d’un vif débat connu sous le nom de « querelle des universaux »,
alimenté notamment par les prises de position nominalistes conceptualistes
de Pierre Abélard (1079-1142) et Guillaume d’Ockham (1285-1347), dont
les thèses furent condamnées par l’Église. En un sens, l’apprentissage
profond leur a finalement donné raison.
À propos de la spécialisation des neurones, un célèbre article paru dans
Nature décrit la mise en évidence expérimentale d’un « neurone de Jennifer
Aniston », réagissant spécifiquement à la présence de l’actrice sur une
image. Voir R. Quian Quiroga, L. Reddy, G. Kreiman et al., « Invariant
Visual Representation by Single Neurons in the Human Brain », Nature, no
435, 2005, p. 1102-1107.
Le cours d’introduction à l’apprentissage profond du Massachusetts
Institute of Technology (« MIT 6.S191, Introduction to Deep Learning »)
est librement accessible en ligne.
Chapitre 20
Les deux citations de Bill Thurston sont tirées de sa préface à The Best
Writing on Mathematics 2010, édité par Mircea Pitici, Princeton, Princeton
University Press, 2011.
La citation de Grothendieck est tirée de Récoltes et Semailles.
L’article de Bob Thomason et Tom Trobaugh est le suivant : « Higher
Algebraic K-Theory of Schemes and of Derived Categories », The
Grothendieck Festschrift, vol. III, Boston, Birkhäuser, p. 247-429.
Épilogue
Dans sa première lettre à G. H. Hardy datée du 16 janvier 1913,
Srinivasa Ramanujan affirme être âgé de vingt-trois ans. Né en décembre
1887, il avait pourtant alors vingt-cinq ans. Je n’ai pas trouvé d’explication
à cette incohérence.
La recension par Hardy de Principia Mathematica s’intitule « The New
Symbolic Logic ». Parue dans le Times Literary Supplement du 7 septembre
1911, elle commence par ces mots : « Peut-être que vingt ou trente
personnes en Angleterre liront ce livre. »
C’est à Hardy que Russell a raconté avoir fait le cauchemar suivant :
dans un futur lointain, il ne reste plus qu’un seul exemplaire de Principia
Mathematica, conservé dans une grande bibliothèque universitaire. Un
employé de la bibliothèque parcourt les rayons à la recherche de livres
devenus inutiles afin de les détruire pour libérer de la place. L’employé
saisit le dernier exemplaire de Principia Mathematica et hésite.
Au-delà de son caractère inhumain, le projet formaliste qui sous-tend
Principia Mathematica est par ailleurs problématique d’un point de vue
logique. Kurt Gödel (1906-1978) a démontré avec son célèbre théorème
d’incomplétude que les systèmes formels tels que celui de Principia
Mathematica contiennent toujours des énoncés « indécidables », c’est-à-
dire des énoncés non démontrables et dont la négation est également non
démontrable.
En première année à l’École normale supérieure, mon cours préféré
était celui donné par Xavier Viennot, qui nous apprenait à « calculer » avec
des objets « intuitifs » (semblables à des pièces de Lego ou de Tetris) grâce
auxquels il devenait possible de trouver « visuellement évidents » certains
résultats de Ramanujan. Cet enseignement remarquable m’a beaucoup
inspiré et m’a permis de comprendre comment des formules aussi
ésotériques que celles de Ramanujan pouvaient encoder des intuitions non
verbales à la fois simples et subtiles. Une bonne introduction à cette
approche est l’exposé intitulé « Proofs Without Words : the Example of
Ramanujan Continued Fractions », donné par Viennot à Chennai, l’ancienne
Madras, en 2019. Les notes
(http://www.xavierviennot.org/coursIMSc2017/lectures_files/RamanujanIns
t_2017.pdf) ainsi qu’un enregistrement vidéo
(https://www.youtube.com/watch?v=jQchTFnKBQs) sont disponibles en
ligne.
Autres œuvres citées dans ce chapitre :
Alfred North Whitehead et Bertrand Russel, Principia Mathematica,
vol. 1, Cambridge, Cambridge University Press, 1910.
Misha Gromov, « Math Currents in the Brain », in R. Kossak et P.
Ording (dir.), Simplicity: Ideals of Practice in Mathematics and the Arts,
Cham, Springer, 2017.
G. H. Hardy, A Mathematician’s Apology, Cambridge, Cambridge
University Press, 1992 [1940].
Remerciements
Photographies
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Mathematica, Cambridge, Cambridge University Press, 1910 : licence
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