Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
En couverture :
Coran, XXX.
Le grand malentendu
L’Occident face au Coran
éditions de l’aube
Du même auteur :
Le grand Livre de l’interprétation des rêves, attribué à Muhammad ibn Sîrîn (VIIIe s.),
traduction, présentation et notes, éd. Al-Bouraq, Beyrouth-Paris, 1994 ; l’Aube, 2005
L’Éloge du commerce, d’Abû Al-Fadhl ad-dimishqî (XIIe s.), traduction et étude en coll.
avec Yassine Essid, éd. Arcanes, Tunis, 1995
L’Abaissé, le livre des ventes, de Mâlik ibn Anass. Première somme de la jurisprudence
islamique, traduction, présentation et notes, éd. MédiaCom, Tunis, 1996
Épîtres, d’Avicenne et de Bryson, traduction et étude en coll. avec Yassine Essid, éd.
MédiaCom, Tunis, 1996
Dits du prophète Muhammad, traduction, notes et postface, Actes Sud/Sindbad, Paris-
Arles, 1998, nouvelle édition 2002
Brins de chicane, la vie quotidienne à Bagdad au Xe siècle, d’Al-Muhassin at-Tanûkhî (Xe s.),
traduction, introduction et notes, Actes Sud/Sindbad, Paris-Arles, 2000
Le Coran, autre lecture, autre traduction, l’Aube, Barzakh, 2002
Les Dits de l’imam ‘Alî, traduction, introduction et notes. Actes Sud/Sindbad, Paris-
Arles, 2003
Nous n’avons jamais lu le Coran, l’Aube, 2004
Qui sont les barbares ?, l’Aube, 2005
L’Arrivant du soir. Cet islam de lumière qui peine à devenir, l’Aube, 2009
À la mémoire toujours vive
de Christiane Nahs-Assaf,
une Arabe de Beyrouth, blonde aux yeux bleus…
Elle nous a quittés au moment où je finissais ce livre
en me promettant de m’aider,
dès son rétablissement, à en terminer la saisie.
Y. S.
Préambule
Menteuse laïcité
C’est dans cette séquence amère d’un poème de Verlaine, brumeux dialogue entre
vieux amants que je connais par cœur depuis ma préhistoire scolaire, que je situerais
volontiers les multiples rapports affectifs et intellectuels qui ont fini par me lier à la
France, et plus généralement à l’Europe et à ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident.
Ces pays lointains de ma géographie imaginaire de gamin puis de mes années de
migration me fascinaient et me séduisaient d’autant qu’ils semblaient ne me tolérer
que sous d’intolérables conditions. Une de ces conditions, que j’essayais de refuser, ou
du moins de négocier, était celle de n’être plus moi-même, et de ne plus appartenir par
conséquent à tous ceux – mes proches – pour lesquels l’Europe et la France
éprouvaient de l’indifférence, pour ne pas dire répulsion. Et c’est au cours de ces
négociations qui se déroulaient sans mots, sans stratégie, sans programme, mais dans
un tumulte souterrain et assourdi d’émotion et de désir, que j’ai fini par croire que la
France et l’Europe me faisaient souffrir, autant de m’avoir séduit, telles de malignes
sirènes, que de m’avoir fait du mal. En effet, de nombreuses raisons portaient les
miens à croire que la rive nord de la Méditerranée n’avait jamais cessé de leur apporter
malheurs et désastres.
Sans me détourner pour autant de leur détresse, je me suis mis à rechercher dans
ma propre culture (qui m’éloigne déjà suffisamment d’eux) de quoi me résigner à aller
enfin vers cette autre culture sans laquelle – ô paradoxe ! – on m’a appris que nulle
promotion ne peut se réaliser.
Et c’est là où je me suis trouvé à reprendre ce mot du poète Hölderlin : « Là où le
péril croît, croît aussi ce qui sauve »… Il fallait bien, me suis-je dit, m’accrocher à cet
espoir que nous fait miroiter le poète allemand du fond de son crépuscule. C’est ainsi
seulement, et sur cette planche fragile, que peut se justifier un tel ouvrage.
L’idée de réparer ce mal ancien a fini par s’imposer à moi comme un choix délibéré
et assumé. « Réparer » le mal : ce serait une drôle d’expression si elle n’avait l’excuse et
presque la légitimité de ce qui se dit couramment, innocemment et sans conséquences.
Un mal réparé et « bien » réparé cesserait-il, du coup, d’être ce qu’il est ? Deviendrait-
il moins morbide, et comme « bonifié » ?
Mais d’abord, et afin d’éviter tout malentendu, je me dois avant tout de situer
l’emplacement à partir duquel je prie mon lecteur de m’entendre.
Je ne saurais parler de ce mal profond, qui ronge en moi mon attachement
d’amoureux trompé à l’Europe, que d’un seuil à la Magritte, ce peintre des non-lieux
et des non-liens. Je n’apparaîtrais surtout pas de la porte dont le lecteur me suppose
arriver – celle de cet islam apprivoisé, tranquille et éclairé par les Lumières des Kant et
autres Voltaire. Et je ne me dirige aucunement vers cet horizon où certains croient
m’attendre, celui qui ferait abolir en moi le poids de mon vécu, celui d’un enfant né
d’un Arabe fervent musulman et d’une non moins pieuse musulmane, qui n’ont vu en
l’Europe et en cet Occident que la nuit de leur longue vie de colonisés.
Mais dès lors, et en me faisant valoir à travers cette drôle d’apparition, que puis-je
montrer de plus que cette terrible « plainte » picturale dont le même Magritte effraie et
enchante du même coup le regard quand il installe sur le tout de la toile, inattendu et
brutal, ce simulacre d’humain au visage en trou noir et au ventre béant logeant une
colombe en cage ?
Il me faut à ce titre – et pour être fidèle à mon seuil magrittien qui n’a ni porte, ni
couloir, ni arrivée – user à ma manière de concepts et d’outils de discours qui se
doivent forcément rester familiers au lecteur occidental. Je me dois de ce fait brider
ou briser peut-être mes légitimes élans de me référer autant qu’il est possible à ce
matériau issu de ma culture, de mon patrimoine, de mes tics de langage et de mes
mythes, sous peine de perdre mon partenaire interlocuteur ou, pire encore, de lui
fournir de quoi m’épingler comme un papillon des îles sur les surfaces immaculées de
ses cahiers d’ethnographe.
Je partirai donc de partout où j’espère accrocher l’écoute de l’Européen, et par
exemple de ce visage dont Emmanuel Lévinas dit qu’il est cette « nudité décente qui
interdit de tuer ». Dans les innombrables plis qui froissent le texte fondateur de l’islam il
y a un moment, plus fort encore que ce principe lévinassien, dont je peux affirmer
qu’il accueille une réparation radicale du mal avant même qu’il ne soit avéré.
Car le français « visage », déjà, ne rend pas toute la dimension d’abandon et de
dénuement que recèle le mot arabe wajh (dont on tire wijha, « direction ») qui donc
indique plus le mouvement vers l’autre qui me voit que le regard qu’il est censé jeter
sur moi.
Cette conception inscrite dans le mot même de l’arabe « wajh » (visage) donne tout
son sens à ce que nous avions déjà repéré dans un travail précédent : le vrai péché
originel d’une possible théologie islamique. Nous savons que c’est moins la sexualité –
et tout ce que la culture et la théologie chrétienne occidentale en ont fait – qui
parcourt la séquence édénique dans le Coran que la simple nudité. C’est à partir de
cette nudité découverte puis réparée dans ce que le Coran appelle le plumage et
l’habillement que le visage nu va instaurer une scène primordiale, où toute l’humanité
sera tributaire de cette dette qu’est le meurtre possible du semblable.
C’est à ce titre que le Coran met en scène deux personnages que les seuls
commentateurs traditionnels nomment, bien à tort : vous avez deviné qu’il s’agit
d’Abel et de Caïn. Le fait que la version coranique ne les nomme point en fait deux
visages d’abord dirigés vers un visage invisible, celui de Dieu, qui les remet à leur face-
à-face solitaire aussitôt qu’il décide d’agréer l’offrande de l’un et de refuser celle de
l’autre.
Les deux offrandes non plus ne sont pas défi - nies comme pour faire de ce
« caprice divin » – que d’aucuns qualifient de mystère – l’annonce du retrait quelque
peu « théâtral » de Dieu afin que le mal se réalise. Là le texte de ce récit devient
véritablement celui du tout premier péché des hommes, car sans transition il pose la
problématique de l’élection d’un peuple de la manière la plus abrupte : « […] C’est
bien pour cela que nous avons prescrit pour les fils d’Israël que celui qui a fait périr
une seule âme, […] c’est comme s’il avait fait périr l’humanité tout entière. » 1
La parabole évangélique de l’offre de la joue gauche après la joue droite développe
le même thème, et cette haute vertu, qui consiste à préférer se laisser prendre dans le
mal plutôt que de le commettre, justifiera nos désirs ou nos illusions de paix – et ce
jusqu’à Victor Hugo et Gandhi.
S’il faut immanquablement tuer pour ne pas être tué, comment survivre à cet œil
omniprésent qui poursuit le malheureux jusque dans la tombe ? Serait-ce en
reconnaissant sur les traits du visage de l’autre cette retenue – la plus haute d’entre
toutes, comme dirait encore Lévinas – qui fait que chacun renoncerait à faire périr son
semblable ? C’est seulement ainsi que nous n’aurions plus à réparer le mal comme on
répare une offense, c’est-à-dire dans le duel à mort, mais à s’en prémunir par l’acte de
reconnaissance.
Longtemps, ce désir originel de paix opposé au « péché » originel du meurtre s’est
fondé sur le socle de la religion. Aujourd’hui, l’Europe a choisi de le bâtir sur le
monument issu, dit-on, de la Révolution française de 1789, celui de la Déclaration
universelle des droits de l’homme, qui neutralise, au moyen de l’idée de laïcité, toutes
les religions, en les tenant à égale distance de la loi laïque. C’est là que, depuis peu, au
moins depuis la décolonisation et les indépendances des pays majoritairement
musulmans, l’islam pose problème.
Les nations européennes se sont persuadées qu’il suffi sait d’aménager une place à
ce nouvel arrivant dans l’espace laïque extensible, et l’obliger par la loi à y loger, pour
que la question soit réglée. Illusion ou simplisme, cette attitude ignore profondément
tout de l’histoire et du vécu d’une religion qui s’est toujours développée dans une
autonomie hautaine, entretenue d’ailleurs par la perception européenne de cette même
religion, considérée depuis les croisades comme rétive, pour le moins, à toute
réconciliation possible avec l’autre.
En plus, c’est dans le prolongement d’une histoire spécifique que le christianisme et
le judéo-christianisme européen ont abouti, après un long cheminement souvent
sanglant, à cette idée de laïcité, selon un parcours qui ignorait superbement l’islam.
Sur ce point, il suffit de souligner une profonde différence entre le parcours
islamique et celui tracé par l’histoire européenne du christianisme.
L’Europe, en effet, a connu et peut-être inventé ce concept de « commerce des
âmes », totalement étrange pour un Oriental, pour un Arabe et a fortiori pour un
homme d’islam. « Vendre son âme » est une expression totalement inconcevable dans
un texte arabe, et même dans la conversation ordinaire, sans parler de cette notion
complètement loufoque pour le musulman dès les premiers moments de cette
religion, celle du « marché des indulgences », tel que de sérieux et érudits pontifes
l’ont pendant longtemps organisé, pratiqué et animé.
Héritier des antiques marins yéménites qui écumaient les océans de la Chine à
Zanzibar, en parcourant partout les routes légendaires des denrées précieuses, cousin
ou frère de ces Phéniciens des florissants comptoirs de Lataquiè, Carthage, Barcelone
ou Marseille, l’Arabe, devenu le plus souvent musulman depuis le VIIe siècle, ne vend
et n’achète que ce qui est visible ; c’est-à-dire ce qu’il est tout à fait certain de posséder
ou d’en disposer s’il en fait l’acquisition, pour lui-même ou pour le « filer » à un tiers.
Or s’il nous est demandé de citer un seul principe fondateur de l’islam, c’est celui qui
dénie à quiconque de disposer d’une âme – fût-elle la sienne propre – que nous
avancerions sans hésiter ; et nul notaire musulman, nul avoué, nul témoin
n’authentifierait le pacte conclu entre Faust et Méphisto, pas plus que la transaction
entre un pape d’avant Luther et le pauvre hère repentant en quête d’un salut livré sous
le label de l’éternité.
Dès lors la question de l’identité et de l’identitaire pour un individu ou un groupe,
une nation ou un continent, se pose tout autrement quand les âmes se trouvent
soustraites à la logique de ce que la langue arabe nomme par une fine métonymie le
« souk » (des anonymes qui marchent), pluriel de « sâk », « pied », d’où sans doute dans
notre bon français, « marché » !
L’enjeu de cet ouvrage est de soutenir un juste paradoxe contre une idée reçue,
grâce à des faits connus de l’histoire, des actualités européennes et des données très
peu reconnues ou délibérément méconnues du passé et de la culture arabe et
islamique ; jamais en effet dans l’islam un texte de fondation, de philosophie, de
« théologie » s’il en est, jamais une théorie politique n’a associé foi et territoire, race et
credo, « affaires du Ciel » et « affaires de la terre » – pour parler comme le facétieux
Henri IV de l’Édit de Nantes, qui n’a pu toutefois résister à la tentation du
« mélange » en faisant admettre que la capitale du royaume de France valait bien une
messe.
Du Vert Galant jusqu’à l’extrême S.O.S. (Sauvez nos âmes !) de François
Mitterrand choisissant de miser tout sur le versant gagnant du pari de Pascal par un
office ultime à Notre-Dame, en passant par le « In God we trust » sur le dollar US,
l’Occident qui se dit judéo-chrétien a toujours menti en affirmant que le socle de sa
modernité et de l’universalité des valeurs qu’il défend, exporte ou impose, est dans la
séparation du religieux et de l’espace citoyen.
1 Coran, V, 32.
Chapitre I
Don Quichotte et le « je » de miroir
Au pas de charge, nous proposons ici une description ramassée de ces quatre
siècles à peine qui ont vu « naître » – puis s’étendre sur d’immenses territoires, se
consolider et se stabiliser – une religion qui s’est présentée au monde comme surgie
d’un « hors temps » radical. Illusion d’historien qui a tout de même longtemps réussi –
et parvient encore – à tromper perceptions et savoirs. Mais alors, et à la lecture de ce
récit délibérément compressé, si l’islam naissait d’une génération spontanée, comment
comprendre et s’expliquer que les adeptes d’un prophète si peu auréolé de prodiges et
de mythes, partis d’une bourgade perdue au fond d’un désert de pierraille, aient pu
investir et maîtriser rapidement des contrées de hautes et anciennes civilisations ?
Comment entendre ces débats, autour de fines controverses théologiques, élaborés à
même le texte fondateur de la religion naissante, entre celle-ci et ses deux aînées
monothéistes ? Comment enfin justifier raisonnablement, c’est-à-dire sans évoquer le
« miracle », qu’en moins d’un siècle une foule de savants arabes se mettent à
réexaminer des thèmes coraniques en usant de concepts et de subtilités métaphysiques
comme s’ils avaient toujours fréquenté les colonnades de l’Académie et du Lycée ?
632 : l’Arabie est islamisée. Mais elle l’est seulement d’un point de vue politique – et
encore ! –, dans le sens le plus étroit du terme. Juste avant sa mort en cette année-là, le
prophète avait reçu la reconnaissance de son autorité de la plupart des grandes tribus
et confédérations de tribus de l’ensemble de la Péninsule. Des gouverneurs auraient
même été dépêchés par lui dans les provinces lointaines du Yémen ou de Bahreïn qu’il
régissait à partir d’un gouvernement central, installé à Médine. Beaucoup de notables
qui lui ont fait allégeance ont souhaité que leur population maintienne leur foi,
chrétienne ou juive. Existaient aussi des groupes importants d’idolâtres toujours
tolérés, cités dans le Coran sous la dénomination de « ceux qui ont les cœurs ralliés ».
Des subsides leur étaient octroyés à la condition de soutenir militairement l’État
naissant, selon un verset d’allure juridique2.
La foi nouvelle était loin, très loin d’avoir été implantée. Un auteur américain, E.
Bullit, a réalisé une étude originale qui aboutit à ce constat impressionnant : à la fin de
la dynastie omeyyade (en l’an 750), l’expansion islamique étant quasiment stabilisée, il
n’y avait que 3 % de croyants musulmans dans tout le territoire de l’Empire.
Après de multiples péripéties et batailles décisives, le judaïsme arabe s’est avéré
inconciliable avec le nouveau projet d’un monothéisme « à trois Livres », en même
temps que le christianisme arabe pré-nicéen est glorifié.
Une lettre du prophète Muhammad précise les droits et les devoirs des chrétiens
dans l’État musulman. En voici le texte, selon une archive tardive certes, mais crédible
si l’on se réfère à tout ce qui peut l’attester dans le Coran :
«… Une nation qui dès son aurore a préféré les seules vertus de jeunesse
et a pu, jusqu’à nos jours, par un miracle inouï les garder vivantes tout
en jouant aux grandes personnes et en fondant distraitement des
empires. L’Arabe ne nous paraît là pas moins nécessaire qu’étranger, car
il est cette source dont nous nous sommes détournés tant nous étions
pressés de vieillir. »
Jean Grosjean
« Il s’agit d’un cauchemar inversé ; c’est l’adversaire qui ne peut pas répondre, sinon
par des mots placés dans sa bouche. »
« Ce saint abbé, affirme Benoît XVI, est aussi un exemple pour les moines et les
chrétiens d’aujourd’hui, marqués par un rythme de vie frénétique où les épisodes
d’intolérance, de non-communication, de divisions et de conflits ne sont pas rares.
Son témoignage nous invite à savoir lier l’amour de Dieu à l’amour du prochain, et
à ne pas cesser de renouer des relations de fraternité et de réconciliation. […] Il
manifestait aussi son attention et sa sollicitude pour ceux qui se trouvaient en
dehors de l’Église, en particulier les juifs et les musulmans. Pour mieux les
connaître, il fit traduire le Coran. » 7
Voici donc que la boucle est bouclée. Les louanges que prodigue Benoît XVI à ce
modèle de tolérance qui tenait la langue arabe pour responsable de la diffusion de
l’islam, « ce poison mortel qui a infesté plus de la moitié du globe », rejoignent les propos du
même Benoît XVI tenus à Ratisbonne, là où il est question d’un islam étranger à la
raison – et donc à la tolérance.
Pourtant nous sommes en mesure dans cet ouvrage de proposer à partir de notre
lecture du Coran un renversement total de la perspective. Et si cet islam dont on
dénonce çà et là, et parfois dans la sophistique la plus manipulatrice, le fonds de
« soumission » et de fatalisme, pouvait se lire, à même le Coran déjà, comme un
horizon de libération de l’individu et des sociétés ? Gageure absurde et promesse
intenable, me dira-t-on… Mais pour tenter de l’honorer tout de même auprès de
notre lecteur, nous nous efforcerons de ne jamais perdre de vue la chair du texte issu
de la parole coranique. Cela afin de montrer en effet, et avant tout, que dans l’esprit
du transmetteur de cette parole, et au cœur même de celle-ci, la question de la foi et
du salut de l’âme ne concerne personne d’autre que le croyant lui-même, et doit être
soustraite à toute instance de décision extérieure à la libre conscience du sujet. La
gestion des convictions religieuses, quelle qu’en soit la nature, échappe tout à fait à
toute interférence d’ordre temporel :
« Ceux qui ont eu la foi, assurément, ceux qui ont judaïsé, ainsi que les Sabéens, les
Nazaréens, les Mages et ceux qui ont associé à Dieu des dieux, Dieu décidera de
leur différend le jour de la résurrection. Dieu est témoin de toute chose. » 8
« La fin du monde ne se produira que lorsque les Romains [Rûm, qui désignait les pays
alors chrétiens] auront le plus profité de quatre vertus : ils seront les plus endurants de
tous quand il y a discorde ; les plus prompts de tous à se reprendre après un désastre ;
les plus rapides à entreprendre l’offensive après la défaite ; les meilleurs soutiens au
misérable, à l’orphelin et au faible. Ils auront en plus une cinquième vertu, très belle :
ils seront les mieux immunisés d’entre tous contre la tyrannie des souverains. » 9
3 Pierre le vénérable, cité par Jacques le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, « Le temps qui
court », Seuil, 1957.
4 Daniel Norman, Islam and the West, The Making of an Image, Edimbourg, The University
Press, 1960, p. 256.
5 Ernst Kantorowicz, L’empereur Frédéric II, Gallimard, 1987, p. 286-288.
6 Cours inaugural au Collège de France, le 3 décembre 1956. C’est nous qui soulignons .
7 L’audience générale du 14 octobre 2009.
8 Coran, Le pèlerinage, XXII, 17.
9 Hadîth transmis par Muslim, Livre des discordes et des signes du jour du jugement dernier, 5158
Chapitre IV
L’occidentalisation du Christ
« Dans une parole attestée du prophète (hadîth), la personne du Christ est élevée à
son plus haut point : chaque nouveau-né, dès sa venue au monde, est piqué au fl
anc par le diable ; ce qui justifie le premier cri à l’enfantement. Il n’y a que mon
frère Jésus qui a échappé à ce forfait diabolique : entre lui et le démon, Dieu a mis
un voile ! »10
Tout épuré des mystères et des dogmes hérités du concile de Nicée, le portrait de
Jésus dans le Coran – et généralement pour l’islam – est celui d’un prophète, d’un
envoyé de Dieu, qui conserve, certes, des particularités extraordinaires connues dans
l’histoire évangélique, telles que la guérison des aveugles et des lépreux ou encore la
« résurrection » des morts. Toutefois, deux événements marquent l’originalité de
l’islam dans le traitement du thème christique. Comme l’islam l’explique, Jésus,
n’ayant rien de différent des autres humains hormis sa naissance d’une vierge – et ce
trait exclusif au Coran qui le fait parler dès le berceau11 –, a joui d’une faveur divine
qui l’a exempté du supplice, devenu crucifixion dans la théologie chrétienne. Par un
« tour de passe-passe », Dieu affirme lui avoir substitué un simulacre ressemblant à sa
personne réelle12. Puis celle-ci – et c’est l’autre événement particulier à la christologie
islamique – est élevée, vivante, auprès de Dieu. Il devient dès lors un témoin pour les
temps à venir, et un intercesseur auprès de Dieu afin que nos « démesures » et nos
« péchés » soient pardonnés.
Cette contradiction apparente de la personne même de Jésus, entre son bref
passage parmi les hommes et son statut de témoin du temps total, le transforme, dans
la pensée islamique, en une idée et une émotion.
Tout se passe, pour le Coran, comme si la courte existence terrestre de Jésus n’était
que la manifestation d’une parole qui a bien agi pour dénoncer ou rectifier les
déviances du monothéisme subverti par « l’égarement » des juifs post-exiliques, ou
annoncer même la venue d’un autre envoyé de Dieu en la personne de Muhammad ;
mais, dans le Coran, la vie de Jésus reste tout de même relativement pauvre en
expériences vécues.
C’est ainsi, par exemple, que s’exprime Ibn ‘Arabî, l’une des figures du soufisme
arabe, pour exclure toute construction théorique, fut-elle islamique, qui priverait la
présence de Jésus dans l’histoire, son bref passage parmi les humains de ce
« dénuement existentiel » que lui confère la parole coranique, au point de prolonger sa
propre parole au-delà des temps et d’en faire le seul interlocuteur de Dieu le jour du
Jugement dernier :
« La croix des chrétiens, écrit Ibn ‘Arabî, d’un bout à l’autre, je l’ai examinée. Il
n’était pas sur la croix. J’allai au temple hindou, à l’antique pagode : là non plus
aucun signe. J’allai sur les hauteurs de Hérat et à Kandahar, je regardai. Il n’était pas
sur les hauteurs, ni dans la plaine. Résolument, je montai au sommet de la
montagne de Qaf, et il ne s’y trouvait que l’oiseau Anqa (oiseau mythique équivalent du
dragon dans le bestiaire imaginaire occidental ). J’allai à la Ka’ba, il n’était pas là. Je posai
des questions à son sujet à Ibn Sinna (Avicène) : il n’était pas dans les limites du
philosophe. Je regardai dans mon propre cœur, je Le vis là, à sa place. Il n’était
nulle part ailleurs. »13
« À Dieu appartient de régir toute chose, dans l’avant et dans l’après, et en ce jour-
là les Croyants auront à se réjouir du soutien de Dieu. Il soutient qui Il veut et Il est
le Tout-Puissant, le Tout-Miséricordieux. Promesse de Dieu. Jamais Dieu ne faillira
à Sa promesse, mais les gens, pour la plupart, ne savent pas. »
Partout et dans de longs passages du Coran – parfois une sourate entière, comme
celle intitulée Les Huttes (XLIX) – les pratiques de ce genre d’hommes, contraires à la
civilité, sont dénoncées : ils colportent de fausses nouvelles, violent l’intimité des
autres, trahissent leurs compagnons de guerre, etc. C’est d’ailleurs au cœur de cette
même sourate, véritable manifeste anti-bédouin, que se lit clairement, comme a
contrario, un réel mot d’ordre sédentaire et universel propre à l’apport du prophète de
l’islam :
« Ô vous les humains, Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle et Nous
vous avons institués en peuples et tribus afin seulement que vous vous
reconnaissiez les uns les autres. »
« Combien Hachem [le clan du prophète] a joué du pouvoir ; nul oracle n’advint,
nulle parole révélée. »
Un tel pouvoir tribal sur un territoire aussi immense ne pouvait que s’anéantir dans
l’épuisement et la décrépitude. À la veille de l’effondrement de cette dynastie, une
autre revanche se cristallisait, celle de cette Perse étonnamment défaite et écrasée dans
la seule bataille d’Al-Qâdisiyya (634). Les conspirateurs, concentrés dans la périphérie
irakienne de l’empire, s’armaient de discours rationnels dirigés précisément contre
cette révélation pétrifiée par l’esprit bédouin. Avant même que le coup d’État
abbasside (750) n’ait éliminé dans un vaste massacre le pouvoir omeyyade, d’éminents
théoriciens de la maîtrise herméneutique du Coran commençaient déjà à investir les
lieux publics et les mosquées. Sitôt les Abbassides installés dans leur nouvelle capitale,
Bagdad, sur cette aire où survivaient depuis longtemps la culture et l’esprit persan et
sassanide, la pratique oubliée de la production et de la consignation des œuvres sur
espaces graphiques reprenait. Pratiquement toutes – des traités de grammaire avec le
plus grand des grammairiens, Sibawayh, jusqu’à la phonétique et la critique littéraire,
aux Sommes de jurisprudence et des hadiths –, bref, toutes ces œuvres sur lesquelles
vit toujours la conscience et la culture islamiques, sont dues à des convertis persans.
Un tel fait commence à peine à être analysé, et encore sur le seul plan de la polémique.
L’une des conséquences de la « persianisation » de la culture arabe, la plus
déterminante, serait, nous semble-t-il, le voilement, puis l’écran total, que l’esprit perse
a interposé entre l’islam des fondations et l’apport hellénique et hellénistique, pourtant
visible – au moins dans le lexique coranique. Le vaste empire islamique devenait
l’arène d’un combat bien plus ancien, celui que ni les guerres Médiques ni la campagne
d’Alexandre n’avaient réussi à liquider entre les deux antiques belligérants. Bien qu’on
ait assisté avec les califes Al-Mansûr, Al-Rashîd et surtout avec le prince éclairé Al-
Ma’mûn, à une nostalgie passionnée de l’esprit grec donnant la traduction à tour de
bras des Hippocrate et autres Galien d’abord, des Euclide et des Ptolémée ensuite, et
enfin des philosophes (surtout Aristote), toute la culture religieuse, le fiqh
(jurisprudence), l’histoire et la littérature profane consacraient l’excellence persane.
Ainsi, comme si de rien n’était, ce Coran, d’abord porteur d’un projet
d’universalisation par le religieux, se trouve réduit au simple champ de bataille d’une
guerre plus ancienne et qui n’est pas la sienne. L’espace où le Coran voulait donner
forme à la nouvelle culture n’offre plus aux siens qu’une étendue où prospère à
nouveau le vieux démon bédouin. On oubliait du coup ce geste inaugural resté
inexpliqué, lui aussi : le prophète débaptisant la cité qui l’accueille après avoir été
chassé de sa ville natale, en effaçant son nom tribal de Yathrib pour la nommer tout
simplement Polis, Médine, vocable attesté dans le Coran en ses deux occurrences
comme nom propre et nom commun. Tout comme Médine, à travers les siècles, les
autres grandes cités du monde islamique, Samarkand, Damas, Fès ou Le Caire,
redevenaient de véritables campements, parfois divisés en quartiers-tribus.
Cependant, la vieille idée léguée par la Rome antique, celle d’un centre politique
indifférent à l’ethnique et aux singularités des peuples, et attaché au pur administratif
comme seul facteur unifiant de gouvernance, sera reprise dès le XIV e siècle par
l’empire ottoman dans les immensités territoriales islamiques qu’il a mises sous sa
bannière. Dans son opposition à l’Occident, l’empire ottoman s’épuisera jusqu’à la
mort, devenant ce que les géopolitologues ont toujours appelé « l’homme malade de
l’Europe ». C’est le congrès de Berlin qui se tint en 1875 qui l’achèvera, en partageant
sa dépouille entre les puissances industrielles et technologiques montantes du vieux
continent, et ce dans la plus vaste entreprise d’asservissement plus ou moins pacifique
de l’histoire.
Paradoxalement, c’est alors, du Maroc à l’Indonésie, que l’islam se régénère dans
ses principes originels qui avaient fait toute la fraîcheur de ses premiers élans.
Il fut un temps, pas si long au regard de l’histoire, où la Méditerranée était tout
l’univers. Des pans entiers de civilisations rivalisaient pour en prendre possession, à
tous les niveaux de la vie humaine : Babyloniens, Akkadiens, Hittites, Phrygiens,
Assyriens, Achéens, Mycéniens, Phéniciens, Doriens, Assyriens, et même ceux des
rives voisines, Himyarites, Sabéens, Anatoliens – chaque concurrent voulant à lui seul
le pouvoir de la suprématie. Toutes ces tentatives s’arrêtent au seuil du rêve réalisé –
toutes, sauf peut-être une, celle de l’Empire romain. La Pax Romana a réussi pendant
trois siècles environ à unifier ce qu’elle-même a appelé Mare Nostrum. Le
gouvernement des hommes, la pacification du territoire, l’administration de l’État, le
respect des diversités culturelles des peuples soumis, la fluidité des échanges et des
communications étaient assurés sous l’œil vigilant d’une capitale qui se voulait
éternelle en vertu de la paix romaine.
Le miracle, certainement unique dans l’histoire des Anciens, dura le temps de
maintenir étanches les limes invisibles, et protégea l’empire de ce qu’on est convenu
d’appeler les invasions barbares. Le chaos de ces incursions destructrices a d’abord
divisé l’empire jusqu’à l’apparition de l’islam. Cette nouvelle énergie, beaucoup plus
culturelle que banalement religieuse, comme on a souvent tendance à le croire, a
tendu vers ce même modèle romain de commander l’ensemble du pourtour et au-
delà. De multiples raisons, dont on a analysé ici quelques-unes, ont fait avorter le
projet, et l’islam pour un long moment s’est arrêté à la moitié méridionale de l’Ibérie.
Dès le début de la Reconquista, et surtout dès la découverte de l’Amérique,
l’énergétique islamique s’est retirée définitivement dans la partie sud de la
Méditerranée. Ibn Khaldun fut le premier à capter cette intuition d’une remontée de la
créativité des peuples des rives sud dans les rives nord, accompagnée d’une volonté de
puissance, d’hégémonie et d’asservissement.
L’aboutissement le plus convaincant a été le partage, sciemment décidé au congrès
de Berlin en 1878, entre un Sud dépossédé définitivement de ce qu’il avait comme lieu
et repère énergétique, économique, culturel et artistique, et des États du Nord,
réduisant ainsi le Sud à l’indigénat.
Les peuples ainsi asservis pendant plus d’un siècle ne l’entendirent pas de cette
oreille, et le désir de liberté a fini par leur rendre au moins une autonomie politique.
Les indépendances de ces États-nation, libérés selon un processus trompeur que
d’aucuns appelleraient néocolonialisme, ont été arrêtées dans l’élan qui leur aurait
permis de rattraper les retards accumulés par la déferlante d’un fait de mondialisation,
décidé très loin ailleurs, par lequel tout le champ de l’existence humaine est désormais
normé à l’échelle du monde.
14 Islam : qui provient du verbe slm, signifiant « Paix » s’il concerne l’action aslama, qui a
donné aujourd’hui le mot islam. Il signifie, dans le lexique au premier degré, « s’abandonner
à…, se soumettre », et tous les sens proches. La dénomination religieuse et historique d’islam,
qui se retrouve abondament dans le Coran même, recouvre une multitude de sens, dont le
plus général est celui d’« obéir aux lois et décrets de Dieu ». C’est ainsi que tous les prophètes,
d’Adam à Muhammad, en passant par Moïse et Jésus, se déclarent musulmans (muslim). Le
sens le plus négatif – et même péjoratif – se retrouve quand il s’agit de qualifier la foi des
Bédouins : celui-ci serait une astreinte à l’islam seulement, et non pas un acte de foi.
Chapitre VII
Les proximités raturées :
Les Arabes de la romanité
J’ai toujours estimé et vénéré Claude Lévi-Strauss. La dernière fois que je l’ai revu –
de longues années après avoir eu l’honneur et le bonheur de participer à ses cours et
séminaires à l’E.H.E.S.S., puis au Collège de France – lors de l’inauguration du musée
des Arts Premiers, à quelques mois de son décès à l’âge de cent ans, il emplissait de sa
petite taille la vaste salle où on célébrait l’ouverture du musée. Mais si en matière
d’anthropologie, et de pensée en général, je l’ai toujours considéré, de son vivant,
comme un monument au même titre que des auteurs grandioses des siècles passés,
Descartes ou Darwin, j’ai toujours eu une crispation, comme un lourd embarras, à
l’endroit des quelques bribes de son œuvre sur l’islam. Ce n’est pas ici le sujet de les
énumérer toutes, mais toutes sont ressenties, par moi, comme autant de fétus de
pensées flottant sur l’océan de son œuvre d’anthropologue. Cette œuvre fait de lui le
découvreur de l’idée d’une « pensée sauvage », immense remise de l’inconscient
bricoleur où les humains puisent depuis toujours les moyens d’exister sur la terre,
pour un temps et quelque part, de s’organiser, de se reproduire, rêver, se défendre,
tenter de s’expliquer la férocité des éléments, l’énigme de l’usure et de la mort. Dans
son ouvrage le plus connu et le plus largement diffusé, Tristes tropiques, il y a des
passages dont l’évocation ou la lecture m’attriste plus qu’elle ne me met en colère,
parce que j’y surprends le maître se laisser aller dans son « indéracinable antipathie »
pour les Arabes, comme il l’a un jour avoué21, à ériger un coup de plume en une
théorie générale de l’islam. Voici ce texte, très connu, et qui anticipe comme un écho
inversé sur toutes les « théories » de la rumeur publique en ce moment :
« Le cadi Abû Hâmid al-Khurâsânî a rapporté que le poète Abû Naçr al-Banç lui a
dit un jour : “Je m’étais trouvé une fois, pendant la crue du Tigre, devant une
maison du bord du fleuve dotée d’une belle terrasse où s’étaient trouvées de jolies
jeunes filles en train de s’amuser. Elles m’avaient pris pour cible de leur badinage, et
avaient fini par provoquer mon ire. Je m’étais alors couché sur le sol et j’ai exhibé
mon sexe. Au paroxysme de l’érection je m’étais mis à crier : ‘Lisse ! Qu’elle est
lisse l’asperge !’
L’une des filles, soulevant sa robe, dévoila son sexe et de crier : ‘Chaud ! Tout
chaud du four, le pain blanc !’
Et à tous les gabiers du quai d’élever de fort grasses clameurs.” »23
Numéro d’édition : 71
Dépôt légal : octobre 2010