Vous êtes sur la page 1sur 73

Le grand malentendu

La collection Monde en cours


est dirigée par Jean Viard

Ouvrage édité par Marion Hennebert

En couverture :
Coran, XXX.

© Éditions de l’Aube, 2010


www.editionsdelaube.com

ISBN (papier) : 978-2-8159-0070-6


ISBN (ePub) : 978-2-8159-0443-8
La version ePub de ce texte a été réalisée en partenariat avec le Centre National du Livre.
Youssef Seddik

Le grand malentendu
L’Occident face au Coran

éditions de l’aube
Du même auteur :

Le grand Livre de l’interprétation des rêves, attribué à Muhammad ibn Sîrîn (VIIIe s.),
traduction, présentation et notes, éd. Al-Bouraq, Beyrouth-Paris, 1994 ; l’Aube, 2005
L’Éloge du commerce, d’Abû Al-Fadhl ad-dimishqî (XIIe s.), traduction et étude en coll.
avec Yassine Essid, éd. Arcanes, Tunis, 1995
L’Abaissé, le livre des ventes, de Mâlik ibn Anass. Première somme de la jurisprudence
islamique, traduction, présentation et notes, éd. MédiaCom, Tunis, 1996
Épîtres, d’Avicenne et de Bryson, traduction et étude en coll. avec Yassine Essid, éd.
MédiaCom, Tunis, 1996
Dits du prophète Muhammad, traduction, notes et postface, Actes Sud/Sindbad, Paris-
Arles, 1998, nouvelle édition 2002
Brins de chicane, la vie quotidienne à Bagdad au Xe siècle, d’Al-Muhassin at-Tanûkhî (Xe s.),
traduction, introduction et notes, Actes Sud/Sindbad, Paris-Arles, 2000
Le Coran, autre lecture, autre traduction, l’Aube, Barzakh, 2002
Les Dits de l’imam ‘Alî, traduction, introduction et notes. Actes Sud/Sindbad, Paris-
Arles, 2003
Nous n’avons jamais lu le Coran, l’Aube, 2004
Qui sont les barbares ?, l’Aube, 2005
L’Arrivant du soir. Cet islam de lumière qui peine à devenir, l’Aube, 2009
À la mémoire toujours vive
de Christiane Nahs-Assaf,
une Arabe de Beyrouth, blonde aux yeux bleus…
Elle nous a quittés au moment où je finissais ce livre
en me promettant de m’aider,
dès son rétablissement, à en terminer la saisie.

Y. S.
Préambule
Menteuse laïcité

« Oh les beaux jours du bonheur impossible


Où nous joignions nos bouches !
— C’est possible ! »

C’est dans cette séquence amère d’un poème de Verlaine, brumeux dialogue entre
vieux amants que je connais par cœur depuis ma préhistoire scolaire, que je situerais
volontiers les multiples rapports affectifs et intellectuels qui ont fini par me lier à la
France, et plus généralement à l’Europe et à ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident.
Ces pays lointains de ma géographie imaginaire de gamin puis de mes années de
migration me fascinaient et me séduisaient d’autant qu’ils semblaient ne me tolérer
que sous d’intolérables conditions. Une de ces conditions, que j’essayais de refuser, ou
du moins de négocier, était celle de n’être plus moi-même, et de ne plus appartenir par
conséquent à tous ceux – mes proches – pour lesquels l’Europe et la France
éprouvaient de l’indifférence, pour ne pas dire répulsion. Et c’est au cours de ces
négociations qui se déroulaient sans mots, sans stratégie, sans programme, mais dans
un tumulte souterrain et assourdi d’émotion et de désir, que j’ai fini par croire que la
France et l’Europe me faisaient souffrir, autant de m’avoir séduit, telles de malignes
sirènes, que de m’avoir fait du mal. En effet, de nombreuses raisons portaient les
miens à croire que la rive nord de la Méditerranée n’avait jamais cessé de leur apporter
malheurs et désastres.
Sans me détourner pour autant de leur détresse, je me suis mis à rechercher dans
ma propre culture (qui m’éloigne déjà suffisamment d’eux) de quoi me résigner à aller
enfin vers cette autre culture sans laquelle – ô paradoxe ! – on m’a appris que nulle
promotion ne peut se réaliser.
Et c’est là où je me suis trouvé à reprendre ce mot du poète Hölderlin : « Là où le
péril croît, croît aussi ce qui sauve »… Il fallait bien, me suis-je dit, m’accrocher à cet
espoir que nous fait miroiter le poète allemand du fond de son crépuscule. C’est ainsi
seulement, et sur cette planche fragile, que peut se justifier un tel ouvrage.
L’idée de réparer ce mal ancien a fini par s’imposer à moi comme un choix délibéré
et assumé. « Réparer » le mal : ce serait une drôle d’expression si elle n’avait l’excuse et
presque la légitimité de ce qui se dit couramment, innocemment et sans conséquences.
Un mal réparé et « bien » réparé cesserait-il, du coup, d’être ce qu’il est ? Deviendrait-
il moins morbide, et comme « bonifié » ?
Mais d’abord, et afin d’éviter tout malentendu, je me dois avant tout de situer
l’emplacement à partir duquel je prie mon lecteur de m’entendre.
Je ne saurais parler de ce mal profond, qui ronge en moi mon attachement
d’amoureux trompé à l’Europe, que d’un seuil à la Magritte, ce peintre des non-lieux
et des non-liens. Je n’apparaîtrais surtout pas de la porte dont le lecteur me suppose
arriver – celle de cet islam apprivoisé, tranquille et éclairé par les Lumières des Kant et
autres Voltaire. Et je ne me dirige aucunement vers cet horizon où certains croient
m’attendre, celui qui ferait abolir en moi le poids de mon vécu, celui d’un enfant né
d’un Arabe fervent musulman et d’une non moins pieuse musulmane, qui n’ont vu en
l’Europe et en cet Occident que la nuit de leur longue vie de colonisés.
Mais dès lors, et en me faisant valoir à travers cette drôle d’apparition, que puis-je
montrer de plus que cette terrible « plainte » picturale dont le même Magritte effraie et
enchante du même coup le regard quand il installe sur le tout de la toile, inattendu et
brutal, ce simulacre d’humain au visage en trou noir et au ventre béant logeant une
colombe en cage ?
Il me faut à ce titre – et pour être fidèle à mon seuil magrittien qui n’a ni porte, ni
couloir, ni arrivée – user à ma manière de concepts et d’outils de discours qui se
doivent forcément rester familiers au lecteur occidental. Je me dois de ce fait brider
ou briser peut-être mes légitimes élans de me référer autant qu’il est possible à ce
matériau issu de ma culture, de mon patrimoine, de mes tics de langage et de mes
mythes, sous peine de perdre mon partenaire interlocuteur ou, pire encore, de lui
fournir de quoi m’épingler comme un papillon des îles sur les surfaces immaculées de
ses cahiers d’ethnographe.
Je partirai donc de partout où j’espère accrocher l’écoute de l’Européen, et par
exemple de ce visage dont Emmanuel Lévinas dit qu’il est cette « nudité décente qui
interdit de tuer ». Dans les innombrables plis qui froissent le texte fondateur de l’islam il
y a un moment, plus fort encore que ce principe lévinassien, dont je peux affirmer
qu’il accueille une réparation radicale du mal avant même qu’il ne soit avéré.
Car le français « visage », déjà, ne rend pas toute la dimension d’abandon et de
dénuement que recèle le mot arabe wajh (dont on tire wijha, « direction ») qui donc
indique plus le mouvement vers l’autre qui me voit que le regard qu’il est censé jeter
sur moi.
Cette conception inscrite dans le mot même de l’arabe « wajh » (visage) donne tout
son sens à ce que nous avions déjà repéré dans un travail précédent : le vrai péché
originel d’une possible théologie islamique. Nous savons que c’est moins la sexualité –
et tout ce que la culture et la théologie chrétienne occidentale en ont fait – qui
parcourt la séquence édénique dans le Coran que la simple nudité. C’est à partir de
cette nudité découverte puis réparée dans ce que le Coran appelle le plumage et
l’habillement que le visage nu va instaurer une scène primordiale, où toute l’humanité
sera tributaire de cette dette qu’est le meurtre possible du semblable.
C’est à ce titre que le Coran met en scène deux personnages que les seuls
commentateurs traditionnels nomment, bien à tort : vous avez deviné qu’il s’agit
d’Abel et de Caïn. Le fait que la version coranique ne les nomme point en fait deux
visages d’abord dirigés vers un visage invisible, celui de Dieu, qui les remet à leur face-
à-face solitaire aussitôt qu’il décide d’agréer l’offrande de l’un et de refuser celle de
l’autre.
Les deux offrandes non plus ne sont pas défi - nies comme pour faire de ce
« caprice divin » – que d’aucuns qualifient de mystère – l’annonce du retrait quelque
peu « théâtral » de Dieu afin que le mal se réalise. Là le texte de ce récit devient
véritablement celui du tout premier péché des hommes, car sans transition il pose la
problématique de l’élection d’un peuple de la manière la plus abrupte : « […] C’est
bien pour cela que nous avons prescrit pour les fils d’Israël que celui qui a fait périr
une seule âme, […] c’est comme s’il avait fait périr l’humanité tout entière. » 1
La parabole évangélique de l’offre de la joue gauche après la joue droite développe
le même thème, et cette haute vertu, qui consiste à préférer se laisser prendre dans le
mal plutôt que de le commettre, justifiera nos désirs ou nos illusions de paix – et ce
jusqu’à Victor Hugo et Gandhi.
S’il faut immanquablement tuer pour ne pas être tué, comment survivre à cet œil
omniprésent qui poursuit le malheureux jusque dans la tombe ? Serait-ce en
reconnaissant sur les traits du visage de l’autre cette retenue – la plus haute d’entre
toutes, comme dirait encore Lévinas – qui fait que chacun renoncerait à faire périr son
semblable ? C’est seulement ainsi que nous n’aurions plus à réparer le mal comme on
répare une offense, c’est-à-dire dans le duel à mort, mais à s’en prémunir par l’acte de
reconnaissance.
Longtemps, ce désir originel de paix opposé au « péché » originel du meurtre s’est
fondé sur le socle de la religion. Aujourd’hui, l’Europe a choisi de le bâtir sur le
monument issu, dit-on, de la Révolution française de 1789, celui de la Déclaration
universelle des droits de l’homme, qui neutralise, au moyen de l’idée de laïcité, toutes
les religions, en les tenant à égale distance de la loi laïque. C’est là que, depuis peu, au
moins depuis la décolonisation et les indépendances des pays majoritairement
musulmans, l’islam pose problème.
Les nations européennes se sont persuadées qu’il suffi sait d’aménager une place à
ce nouvel arrivant dans l’espace laïque extensible, et l’obliger par la loi à y loger, pour
que la question soit réglée. Illusion ou simplisme, cette attitude ignore profondément
tout de l’histoire et du vécu d’une religion qui s’est toujours développée dans une
autonomie hautaine, entretenue d’ailleurs par la perception européenne de cette même
religion, considérée depuis les croisades comme rétive, pour le moins, à toute
réconciliation possible avec l’autre.
En plus, c’est dans le prolongement d’une histoire spécifique que le christianisme et
le judéo-christianisme européen ont abouti, après un long cheminement souvent
sanglant, à cette idée de laïcité, selon un parcours qui ignorait superbement l’islam.
Sur ce point, il suffit de souligner une profonde différence entre le parcours
islamique et celui tracé par l’histoire européenne du christianisme.
L’Europe, en effet, a connu et peut-être inventé ce concept de « commerce des
âmes », totalement étrange pour un Oriental, pour un Arabe et a fortiori pour un
homme d’islam. « Vendre son âme » est une expression totalement inconcevable dans
un texte arabe, et même dans la conversation ordinaire, sans parler de cette notion
complètement loufoque pour le musulman dès les premiers moments de cette
religion, celle du « marché des indulgences », tel que de sérieux et érudits pontifes
l’ont pendant longtemps organisé, pratiqué et animé.
Héritier des antiques marins yéménites qui écumaient les océans de la Chine à
Zanzibar, en parcourant partout les routes légendaires des denrées précieuses, cousin
ou frère de ces Phéniciens des florissants comptoirs de Lataquiè, Carthage, Barcelone
ou Marseille, l’Arabe, devenu le plus souvent musulman depuis le VIIe siècle, ne vend
et n’achète que ce qui est visible ; c’est-à-dire ce qu’il est tout à fait certain de posséder
ou d’en disposer s’il en fait l’acquisition, pour lui-même ou pour le « filer » à un tiers.
Or s’il nous est demandé de citer un seul principe fondateur de l’islam, c’est celui qui
dénie à quiconque de disposer d’une âme – fût-elle la sienne propre – que nous
avancerions sans hésiter ; et nul notaire musulman, nul avoué, nul témoin
n’authentifierait le pacte conclu entre Faust et Méphisto, pas plus que la transaction
entre un pape d’avant Luther et le pauvre hère repentant en quête d’un salut livré sous
le label de l’éternité.
Dès lors la question de l’identité et de l’identitaire pour un individu ou un groupe,
une nation ou un continent, se pose tout autrement quand les âmes se trouvent
soustraites à la logique de ce que la langue arabe nomme par une fine métonymie le
« souk » (des anonymes qui marchent), pluriel de « sâk », « pied », d’où sans doute dans
notre bon français, « marché » !
L’enjeu de cet ouvrage est de soutenir un juste paradoxe contre une idée reçue,
grâce à des faits connus de l’histoire, des actualités européennes et des données très
peu reconnues ou délibérément méconnues du passé et de la culture arabe et
islamique ; jamais en effet dans l’islam un texte de fondation, de philosophie, de
« théologie » s’il en est, jamais une théorie politique n’a associé foi et territoire, race et
credo, « affaires du Ciel » et « affaires de la terre » – pour parler comme le facétieux
Henri IV de l’Édit de Nantes, qui n’a pu toutefois résister à la tentation du
« mélange » en faisant admettre que la capitale du royaume de France valait bien une
messe.
Du Vert Galant jusqu’à l’extrême S.O.S. (Sauvez nos âmes !) de François
Mitterrand choisissant de miser tout sur le versant gagnant du pari de Pascal par un
office ultime à Notre-Dame, en passant par le « In God we trust » sur le dollar US,
l’Occident qui se dit judéo-chrétien a toujours menti en affirmant que le socle de sa
modernité et de l’universalité des valeurs qu’il défend, exporte ou impose, est dans la
séparation du religieux et de l’espace citoyen.
1 Coran, V, 32.
Chapitre I
Don Quichotte et le « je » de miroir

« Le livre est moins son existence que son devoir.


Sans cesse il doit le consulter afin de savoir que faire et que dire, et quels
signes donner à lui-même et aux autres pour montrer qu’il est bien de
même nature que le texte dont il est issu. »
Michel Foucault [à propos de Don Quichotte],
Les Mots et les Choses .

En Syrie, la bonne ville de Homs (l’antique Émèse) subit, injustement comme


toujours en pareils cas de grandes cités rivales d’une même région, les moqueries de
toutes les autres villes du pays. Dès qu’un Damascène ou un Aleppin se saisit du
pauvre Homsi, absent ou assis en face de lui dans un troquet, un flux ininterrompu de
bonnes « dernières », des plus scabreuses aux plus élaborées, arrachent à l’assistance
les rires les plus fous. On m’en a raconté une, lors d’une de mes fréquentes visites,
dont je veux bien être l’un ou l’autre (l’un et l’autre, tour à tour) de ces deux braves
personnages étourdis et totalement amnésiques : « Négligemment, m’a-t-on conté, cet
homme de Homs se saisit d’un miroir qui traîne à sa portée et l’examine, intrigué à la
vue de son reflet. Il finit par s’exclamer : “Dieu, où ai-je déjà vu ce visage ?…” Auprès
de lui, son compère et concitoyen se porte à son secours et décide de l’aider à
résoudre l’énigme qui l’a rendu si perplexe. Il lui arrache le miroir de la main, y jette
un regard, et, à la fois vexé et désespéré, l’interroge : “Comment donc, tu ne me
reconnais pas ?” »
C’est ainsi, comme dans cette fable à la fois comique et terrifiante, que j’ai toujours
vécu ma proximité avec le Français ou l’Européen. Auprès de lui j’ai du mal à
reconnaître mon visage. Et si lui daigne m’aider, c’est pour m’affirmer que je ne puis
être une personne « autre », distincte de lui.
Mon image sur la surface magique des miroirs avait commencé imperceptiblement
à s’embrouiller lors d’un contact précoce avec la politique, précisément avec ce mot
d’« autonomie » capté à un moment de mon histoire personnelle et de celle de mon
pays, où il m’avait pourtant paru signaler la condition nécessaire d’une juste
identification de mon propre reflet sur les parois des objets et du monde. Je me
souviens de mon premier contact précis, mais négatif, avec l’idée d’autonomie dès
mon entrée au collège, pris dans les tourments de l’adolescence. J’avais alors treize
ans. Ma vraie demeure, à part les salles de classe d’un somptueux bâtiment scolaire, a
toujours été la librairie de mon père. Là, je me souviens de longues conversations (mal
rythmées par le passage aux pas martiaux de quelques agents de la police coloniale)
entre mon père et un groupe prestigieux de visiteurs, qui venaient dans la boutique
moins en clients qu’en porteurs d’une cause nationale. Pierre Mendès France, dont le
nom m’était alors devenu familier, osait entamer, un peu timidement d’ailleurs, le
processus de décolonisation du Maghreb arabe. J’avais l’impression qu’il s’était même
adressé directement à ce cénacle de vieux cheikhs qui venaient commenter ses offres
en arabe, face au comptoir de la librairie qui ne vendait plus rien. Le maître mot que
j’entendais au détour de chaque phrase, qui revenait comme le leitmotiv absolu, était
celui d’« autonomie interne ». Mon père et la plupart de ses interlocuteurs le
repoussaient comme l’on repousse une honte pour soi et pour les siens, et
n’évoquaient, comme pour l’annuler, qu’une autre « autonomie », totale disaient-ils. Il
me souvient qu’au sein de cette dichotomie entre deux autonomies dont l’enjeu
politique échappait grandement à ma petite tête de collégien, j’avais le sentiment que
le sujet me concernait personnellement et que je me devais donc d’opter moi aussi,
comme le pays qui s’y préparait, pour le bonheur d’une autonomie totale. La forêt de
livres que j’habitais alors m’en offrait, me semblait-il, les moyens.
Heureuse époque, tout de même, et malgré l’ombre pesante de la présence
coloniale, que celle où les plus jeunes lecteurs arabophones trouvaient une nourriture
consistante faite des titres les plus prestigieux de la bibliothèque universelle, à côté
d’imposants monuments arabes dont je n’osais pas ouvrir les reliures de peau et de
dorures tant ils me paraissaient renfermer d’énigmatiques hiéroglyphes ! Il n’y avait
pas que des Andersen, des Grimm ou des Perrault, il y avait de tout : Homère et
Dante, Cervantès et Voltaire, Shakespeare et Goethe, auteurs de la bibliothèque du
monde de toujours livrés à nos regards vierges, et en édition abrégée. Toutes mes
lectures n’avaient pour moi qu’un seul enjeu : comment diable, et grâce à ces livres,
mériter ce statut ou cette vertu dont parlaient les adultes avec une si grande fierté, et
qu’ils appelaient « autonomie totale » ? Vaguement déjà, je voyais Othello englué dans
sa mortelle jalousie et dans les rets que lui tendait ce malin génie de Iago. Depuis
longtemps déjà, le jardin de Candide me paraissait trop petit pour accueillir le si
lointain horizon que les grandes personnes affirmaient ouvert, une fois le pays muni
de son autonomie totale. Depuis longtemps déjà, Achille ou Ulysse me paraissaient
coiffés du même casque que les patrouilles de soldats français qui battaient les pavés
de nos souks. J’ai longtemps hésité à porter en blason le portrait de cet Hamlet dont
l’autonomie absolue me séduisait et dont mon âme d’enfant ne supportait guère le
balancement, incompréhensible pour moi en ce temps-là, entre être et non-être.
Décidément, me disais-je, l’autonomie totale était aussi fascinante qu’inatteignable –
un mirage.
Je vivais ma quête d’une autonomie personnelle à l’instar d’un jouet dont je ne
possédais encore ni le concept, ni n’en dessinais le contour, jusqu’au jour où je fi s la
connaissance d’un personnage au drôle de nom inscrit sur la couverture.
Phonétiquement, le titre de cet ouvrage me semblait ridicule et peu digne d’un effort
de lecture. Était-ce d’ailleurs un personnage ? La transcription en arabe figurait deux
mots – dont l’un pouvait être arabe – et que je lisais et comprenais ainsi sans pouvoir
donner sens à l’ensemble : dûn kichût, pouvais-je déchiffrer de droite à gauche. Aucune
autre indication, aucune image ne me permettaient d’accéder à ce titre par la
sympathie ou l’envie, par la curiosité ou le goût de découvrir. Dans un moment
d’oisiveté et d’ennui, je me suis quand même saisi du petit volume broché, et
distraitement j’ai fait défiler rapidement des feuillets. Il y avait des dessins qui
ponctuaient différents épisodes. Le premier montrait une silhouette filiforme
chevauchant un ridicule et maigre canasson, fixant un horizon de moulins à vent et en
compagnie d’un homme à la corpulence disproportionnée, lui-même juché sur un âne.
L’ensemble, étrange et quelque peu grotesque, m’a décidé à entamer la lecture de cet
ouvrage dont je ne connaissais ni l’auteur, ni le pays, ni l’époque, ni le contexte.
C’est bien plus tard, lors de ma confirmation d’étudiant en philosophie, que j’ai pu
me convaincre de la miraculeuse félicité de ce livre, en même temps que de son
pouvoir de me protéger. Prendre sa distance du réel sans jamais le perdre de vue, voilà
ce qui me paraissait le choix et le pari de l’autonomie d’un penseur, de tout penseur –
et ce à partir de ma lecture exhaustive de Don Quichotte, quelques années après. Dès
lors et jusqu’à présent, ce pauvre hidalgo a constitué pour mon cheminement
l’horizon d’une pensée qui se sait vaine parce qu’à jamais se condamnant à supplanter
le réel en se déclarant ontologiquement supérieur à lui. Mon identification précoce à
ce personnage de Cervantès (dont le vrai auteur dans le récit est un Arabe, me dit ce
roman) ne pouvait être qu’une identification au livre fournisseur de clés pour qu’un
jour peut-être, un jour hors de tout calendrier, le penseur soit en mesure d’agir et de
transformer le réel : car le Livre est pour Don Quichotte – comme pour moi dès lors
– un code de conduite qui jalonne les parcours de valeurs repères, un viatique
indispensable qui justifie toute infortune et supplée à l’arbitraire comme à la
médiocrité du réel.
En arrivant de Tunis pour commencer mes études à la Sorbonne, j’avais laissé
derrière moi, à part mon pays et les miens, un territoire de savoir que j’imaginais
devoir abandonner avec la même tristesse que celle que je ressentis en donnant
l’accolade à mes parents et à mes frères et sœurs. Ce territoire de savoir, où l’embryon
de ma pensée s’était formé très tôt, comme dans un Éden au milieu de toutes les
arabesques de ma culture. Tout d’abord, le Coran et la parole du prophète. Mon père
tenait à les faire apprendre à ses enfants, même s’il était sans illusion quant à notre
pouvoir d’y comprendre quoi que ce soit. Son but était plutôt d’aiguiser leur langue à
suivre les méandres du phrasé, de l’intonation et de la rythmique de l’arabe, langue du
parler divin. Dans la même foulée, il leur apprenait les perles de la poésie classique, et
même de cette poésie contemporaine déjà aux prises avec l’effronterie du discours
amoureux, et que la logique commerciale ne lui permettait plus d’exclure de sa
librairie.
Cet enseignement, je l’ai reçu dès avant ma classe terminale faite dans ce lycée
prestigieux entre tous et à la superbe architecture, fondé en 1875 en Tunisie – donc
bien avant l’installation du colonialisme français. L’établissement fournissait d’ailleurs
une nourriture littéraire prise à parts égales dans le patrimoine français et dans le
patrimoine arabe. Les maîtres avaient la même autorité pour faire accéder leurs élèves
aux univers des Pascal, Hugo ou Rimbaud que pour leur instiller les subtilités du
langage poétique chez Buhturî, Mutanabbî ou Chawqî… Le jeune homme que j’étais
alors pensa bientôt abandonner ce territoire du savoir arabe, que je considérais avec
prétention comme achevé.
Je partis donc à la conquête de l’espace fondé au XIIIe siècle par le théologien
Robert de Sorbon, avec l’idée que je n’allais me consacrer qu’à cette conquête. Au
même moment, un savant que je considérais comme mon modèle de pensée, Michel
Foucault, partait, lui, enseigner la philosophie dans mon pays, la Tunisie ! Mouvement
croisé qui a été pour moi un signe livrant à mes ambitions davantage de dynamisme
encore. Et comme le nageur novice qui prend au mot le conseil de son entraîneur, j’ai
tout de suite osé mon immersion dans cet univers commandé par les plus grands
maîtres de l’enseignement philosophique. J’avais déjà en ma possession les codes et
les matériaux pour les entendre et les comprendre, mais aussi, parfois, pour les
interroger et susciter le débat qui leur permettait de mieux mesurer l’impact de leur
cours. Il n’était en effet pas possible de naviguer dans ce Quartier latin, dans et autour
de la Sorbonne, sans connaître Heidegger, Bachelard, Sartre et Bergson, Proust et
Jabès, Blanchot, Char et Bataille. De temps en temps, juste le court instant d’un petit
bonheur sans doute pédant, je me mettais à comparer telle idée ou image d’un grand
philosophe occidental ou d’un immense poète européen à ce que j’avais déjà retenu
des penseurs et des poètes arabes, mais jamais je n’osais formuler mes intuitions, ni a
fortiori mes jugements et mes bonheurs de découvertes. Pour avoir capté ces points
communs entre deux cultures qui s’ignoraient, je me sentais tourmenté par cette
proximité qui n’interrogeait que moi, me semblait-il. À part ces courtes fugues, j’étais
totalement installé dans l’aire impériale et dominante de la culture occidentale qui se
voulait la seule universelle.
Le désastre n’allait pas tarder à me réveiller – brutal, inattendu, irrémédiable. Je
sortis de l’examen oral de mon diplôme d’études supérieures complètement abasourdi
par l’humour glauque de l’un de mes vieux professeurs, qui m’interrogeait tout en
commentant le désarroi arabe en cette première semaine de juin 1967, juste après le
désastre de la guerre des Six jours. Comment, me disais-je, triste et malheureux à
l’instar d’un enfant giflé injustement, comment allais-je continuer à m’occuper de
« leur » Leibniz, « leur » Descartes ou « leur » Malebranche, alors qu’il était de mon
devoir de plutôt leur rappeler le legs des grands noms arabes mis en absence et
n’ayant nul écho dans leur enseignement ? C’est dans un café place Auguste-Comte,
attenant au portail de la Sorbonne surmonté de son dôme, que j’ai pris la décision de
m’approprier philosophiquement le Livre : le Coran.
Je me voyais le tenir entre mes mains comme au temps de mes ferveurs enfantines
et je mesurais l’énorme distance qui séparait ce Livre de la bibliothèque dont la
fréquentation justifiait mon séjour ici, dans ce pays toujours fille aînée de l’Église,
cette France qui avait su séparer nettement, dès 1789, le religieux du profane.
Comment l’apprenti philosophe pouvait-il faire admettre l’impudence de situer un
tel Livre dans la même perspective de recherche et de savoir, à côté de ce qui donnait
à la modernité sa visibilité et sa lisibilité ? Le Coran avait certes sa place à ce moment-
là dans des rayonnages et sur les estrades des classes et amphithéâtres d’islamologie, et
souvent aussi dans des départements des religions comparées. Mais non, toutefois,
dans ceux de sociologie et d’anthropologie, et des autres sciences dites humaines.
Lacan lui-même, dans un séminaire fameux, repris sous le titre Les concepts fondamentaux
de la psychanalyse, fit preuve de performances pour le moins approximatives quand il
expliqua la paralysie psychosomatique du bras de l’un de ses patients iraniens par la
peur inconsciente, générée par le souvenir de la sanction coranique, de la main coupée
du voleur.
Le bouleversement de mai 1968 m’a sérieusement aidé dans ma démarche. Les
questions de l’immigration, celle de la Palestine, et les clameurs qui montaient de
partout, brandissant les idéologies marxistes du tiers monde et de la Chine, me
donnèrent la parole ainsi qu’à mes camarades, étudiants en exil. Nous voilà désormais
les représentants devenus dignes des « Damnés de la Terre » dont les voix
s’engouffraient plus facilement dans les bruits et les fureurs d’une jeunesse
européenne qui a fait s’écrouler son propre vieux monde. Jacques Berque, Michel
Chodkiewicz, Maxime Rodinson, éminents savants de la culture islamique, penseurs
d’un gai savoir sur l’islam, étaient parmi nous sur les pavés du Quartier latin. Ces
savants nous avaient déjà, après Corbin et Massignon, munis des codes d’entrée dans
la culture européenne, avec leurs références arabe et islamique jusque-là restées
méconnues, voire ignorées ou méprisées.
Au même moment où je m’introduisais dans le débat de ces journées sismiques
d’un Mai mondial qui secouait aussi les pays maghrébins et arabes, j’eus la certitude
que ce Livre, le Coran, resté jusqu’à présent objet seulement de culte, était de fait
perdu pour moi, et qu’il me fallait partir à sa recherche avant de le faire valider par
l’instance profane du savoir universel, raisonné, démontrable.
Depuis une quarantaine d’années donc, je le lis à l’aide de cette distance toujours
maintenue entre deux aspects étrangers l’un à l’autre, souvent contradictoires : Texte
pour le culte d’un côté et Livre capable de se faire valoir dans la pensée de tous, même
et surtout dans celle qui n’y reconnaît que la part humaine née dans et de ce monde.
J’ai dû reprendre, en les détachant de leur rythme liturgique, des passages qui me
paraissaient d’une haute voltige philosophique.
Dès mes premières intuitions, j’ai réalisé que dans cette immense entreprise pour
une appropriation non cultuelle du Coran, il suffirait de s’engager vers un seul enjeu :
libérer le Texte divin de l’insolence des humains à l’avoir capturé puis figé dans une
tradition scripturaire déclarée définitive et indépassable.
Chapitre II
Rapide survol d’une fondation

Au pas de charge, nous proposons ici une description ramassée de ces quatre
siècles à peine qui ont vu « naître » – puis s’étendre sur d’immenses territoires, se
consolider et se stabiliser – une religion qui s’est présentée au monde comme surgie
d’un « hors temps » radical. Illusion d’historien qui a tout de même longtemps réussi –
et parvient encore – à tromper perceptions et savoirs. Mais alors, et à la lecture de ce
récit délibérément compressé, si l’islam naissait d’une génération spontanée, comment
comprendre et s’expliquer que les adeptes d’un prophète si peu auréolé de prodiges et
de mythes, partis d’une bourgade perdue au fond d’un désert de pierraille, aient pu
investir et maîtriser rapidement des contrées de hautes et anciennes civilisations ?
Comment entendre ces débats, autour de fines controverses théologiques, élaborés à
même le texte fondateur de la religion naissante, entre celle-ci et ses deux aînées
monothéistes ? Comment enfin justifier raisonnablement, c’est-à-dire sans évoquer le
« miracle », qu’en moins d’un siècle une foule de savants arabes se mettent à
réexaminer des thèmes coraniques en usant de concepts et de subtilités métaphysiques
comme s’ils avaient toujours fréquenté les colonnades de l’Académie et du Lycée ?
632 : l’Arabie est islamisée. Mais elle l’est seulement d’un point de vue politique – et
encore ! –, dans le sens le plus étroit du terme. Juste avant sa mort en cette année-là, le
prophète avait reçu la reconnaissance de son autorité de la plupart des grandes tribus
et confédérations de tribus de l’ensemble de la Péninsule. Des gouverneurs auraient
même été dépêchés par lui dans les provinces lointaines du Yémen ou de Bahreïn qu’il
régissait à partir d’un gouvernement central, installé à Médine. Beaucoup de notables
qui lui ont fait allégeance ont souhaité que leur population maintienne leur foi,
chrétienne ou juive. Existaient aussi des groupes importants d’idolâtres toujours
tolérés, cités dans le Coran sous la dénomination de « ceux qui ont les cœurs ralliés ».
Des subsides leur étaient octroyés à la condition de soutenir militairement l’État
naissant, selon un verset d’allure juridique2.
La foi nouvelle était loin, très loin d’avoir été implantée. Un auteur américain, E.
Bullit, a réalisé une étude originale qui aboutit à ce constat impressionnant : à la fin de
la dynastie omeyyade (en l’an 750), l’expansion islamique étant quasiment stabilisée, il
n’y avait que 3 % de croyants musulmans dans tout le territoire de l’Empire.
Après de multiples péripéties et batailles décisives, le judaïsme arabe s’est avéré
inconciliable avec le nouveau projet d’un monothéisme « à trois Livres », en même
temps que le christianisme arabe pré-nicéen est glorifié.
Une lettre du prophète Muhammad précise les droits et les devoirs des chrétiens
dans l’État musulman. En voici le texte, selon une archive tardive certes, mais crédible
si l’on se réfère à tout ce qui peut l’attester dans le Coran :

«… Du prophète Mahomet à l’évêque Abû Al-Harith, aux évêques de Najrân, à


leurs prêtres et à ceux qui les suivent ainsi qu’à leurs moines : à eux revient tout ce
qui se trouve dans leurs mains, peu ou prou, leurs églises, leurs oratoires et leurs
monastères. À eux également la protection de Dieu (dhimma) et de Son Envoyé.
Aucun évêque ne sera déplacé de son siège épiscopal, ni aucun moine de son
monastère, ni aucun prêtre de sa cure. Aucun de leurs droits ni de leurs pouvoirs ne
seront changés, non plus aucune coutume à laquelle ils sont attachés. Sur cela, la
protection de Dieu et de Son Envoyé est assurée pour toujours, tant qu’ils se
comporteront sincèrement et agiront en conformité avec leurs devoirs… »

Cette neutralisation de « l’opinion » chrétienne, très agissante dans la région de


Syrie, de Jordanie et de Palestine, et plus loin dans la contrée africaine de l’Abyssinie,
va permettre aux armées des deux premiers califes, Abou Bakr et Omar, d’investir
rapidement l’empire perse, et en même temps l’Égypte byzantine. Dans le message du
prophète, dans le Coran essentiellement, l’idée de combat pour le triomphe du
monothéisme parachevé, le jihad, va connaître une mutation décisive. Il s’agit, à défaut
de convertir des peuples, de commander leurs territoires, d’asseoir une administration
arabe si puissante qu’elle pourra faire fonctionner le mécanisme de l’adhésion
politique de ces peuples par le moyen de ce qu’on appelle le walâ, mot généralement
traduit par « clientélisme » : on demande aux notables, marchands, artisans et
fonctionnaires du territoire conquis de déclarer leur appartenance fictive à une tribu
arabe, et les voilà devenus « citoyens » musulmans, néanmoins désignés comme mawla,
c’est-à-dire « clients » seulement. Leur conversion à la foi de l’islam demeure une
question secondaire, à moins qu’ils n’occupent une position emblématique auprès du
pouvoir. Cette condition a même connu des exceptions remarquables, comme dans le
cas de ce Yahia Dimishqî, premier secrétaire auprès du calife Abdelmalek, qui n’était
autre que l’un des pères fondateurs de l’église, plus connu en Europe chrétienne sous
le nom de saint Jean Damascène.
La conquête des deux grandes contrées, perse et égyptienne, réalisée par d’éminents
compagnons du prophète, se poursuit grâce à la constitution par Omar, deuxième
calife, d’un premier noyau de l’administration islamique, puis par la création de la
première flotte islamique, due à son successeur, ‘Uthmân. L’expansion sera ralentie
durant le grand tremblement de la Grande Discorde qui a privé ‘Alî, le cousin et
gendre du prophète, de la jouissance effective du quatrième califat de la dynastie dite
des Clairvoyants (Rachidun). C’est à l’issue de ce déchirement – auquel a participé
militairement ‘Aïcha, la jeune veuve du prophète – que l’islam, message et doctrine,
connaîtra son premier éclatement en divers courants idéologiques, sectes et autres
hérésies.
Ce terrible cataclysme a été annoncé déjà par les remous et les tumultes que le
califat de ‘Uthmân, troisième du titre, a connus. Doublement gendre du prophète,
ayant épousé deux de ses fi lles, le troisième calife a privilégié à l’excès le clan des
Omeyyades qui est en conflit ouvert, dès avant la prophétie de Muhammad, avec les
Hâchimites, le clan du prophète. Abû Sufiân, chef de ce clan omeyyade, a été
contraint à la conversion après la prise de La Mecque (630) et avant d’avoir reçu un
magnanime pardon de Muhammad. La guerre civile, ou fitna, s’engage après
l’assassinat de ce même calife ‘Uthmân. Le « forfait » le plus grave que l’entourage de
celui-ci lui reprochera, avant de laisser faire ses meurtriers, était d’avoir initié,
commandé et réalisé une recollection et une copie du Coran, politiquement imposées
à toutes les provinces déjà conquises comme institutionnellement uniques et
exclusives.
Le fils même de cet Abû Sufiân que nous venons de mentionner, Mu’awya,
gouverneur de Damas et de la province de Syrie au moment du meurtre, se déclare, de
par la logique clanique, comptable du sang de l’illustre victime et entend la venger,
avant toute consultation ou procédure pour choisir le calife successeur. La fonction
suprême allait être en effet dévolue à ‘Alî, représentant du clan des Hâchimites, cousin
et gendre lui aussi du prophète, grand chevalier des premiers moments de la
fondation. Bien qu’élu au « commandement des croyants » par l’aréopage des notables
chargés par son prédécesseur Omar d’assurer la continuité de l’État, ‘Alî s’est trouvé
empêtré dans la guerre contre ce gouverneur de Damas qui lui a refusé l’allégeance.
Grand stratège et cynique manipulateur, Mu’awya ne laisse aucun répit au calife élu,
combattu en même temps par ‘Aïcha qui ne lui pardonne pas d’avoir conseillé à
Muhammad, son époux, de se séparer d’elle lorsqu’elle a été accusée d’adultère.
De trahisons en mésalliances, ‘Alî perd la guerre et finit assassiné, lui aussi, pendant
qu’il accomplissait la prière.
La revanche des Omeyyades, ce clan de commerçants mecquois combattus et
défaits par Muhammad, s’est manifestée d’abord par la mainmise des siens sur les
rouages du pouvoir : octroi aux seuls notables de ce clan des gouvernements des
provinces dans ce qui est déjà un empire (l’Égypte, la Syrie et la Perse),
commandements militaires des expéditions pour les conquêtes à venir…, tandis que
les vainqueurs procédaient à la traque impitoyable de ceux que l’on nommait déjà les
« Gens de la Demeure », c’est-à-dire de la demeure du prophète, de sa famille et de
son clan…
La Grande Discorde a vu d’abord l’irruption de l’idéologie des kharijites,
littéralement les « sortants des rangs », brandissant, dans la mêlée des armées de ‘Alî,
des copies du Coran accrochées aux pointes de leurs javelots, au cri de « À Dieu seul
le pouvoir ! » ; ensuite, le massacre de ces mêmes kharijites par ‘Alî, désespéré d’avoir
été floué et trahi par tous à la bataille de Nahrawân. Ces nouveaux sectataires n’ont en
effet jamais pardonné à ‘Alî de s’être soumis à la « farce » d’un arbitrage, entourloupe
grossière qui a piégé le calife et l’a fait renoncer de lui-même au pouvoir.
La dynastie omeyyade est née. Avec elle s’établit un vague consensus politique,
justifié par un hadîth forgé pour le besoin de la cause : « Mes compagnons, aurait dit
Muhammad, sont comme les étoiles ; peu importe celui que vous choisissez pour
vous orienter, vous serez toujours bien guidés… »
Premier détournement du message coranique qui recommande la Chûra, une espèce
de Res Publica en tout point semblable à la démocratie a athénienne : au milieu de son
règne, le calife Mu’âwya réunit des jurisconsultes et les somme d’imaginer une fatwa lui
permettant de nommer son fils calife présomptif. Le choix définitif du califat
héréditaire de droit divin ne cessera, depuis, d’être la règle tout au long de l’histoire de
l’islam.
Damas est instituée en nouvelle capitale. Médine redevient une petite bourgade,
même pas encore un espace sacré, refuge des savants déjà affairés à « sauver la
Demeure » par la conception d’une jurisprudence qui refusera toujours de légitimer la
nouvelle donne politique. La conquête des territoires reprend de plus belle : l’Afrique
du Nord et l’Espagne à l’ouest, tentative échouée d’investir le pays des Francs, tandis
qu’à l’est, on repérait déjà les territoires à conquérir en Asie centrale et jusqu’aux
Indes.
Rien de ce qui pouvait élaborer la pensée ne nous est parvenu, même après la
grande réforme de la monnaie et de l’administration, toutes deux enfin arabisées –
réforme initiée par le prestigieux califat d’Abdelmalik, constructeur de la mosquée de
Jérusalem.
Le calife Mu’âwya avait obtenu du premier fils de ‘Alî, Al-Hassan, sa renonciation à
ses prétentions au califat au nom des descendants de Muhammad. Son frère jumeau,
Al-Hussein, lui, avait maintenu son opposition à celui qu’il considérait comme
l’usurpateur, d’autant que celui-ci avait désigné pour sa succession son propre fils
Yazîd, un débauché selon la Tradition.
La résistance organisée autour d’Al-Hussein s’implante en Irak, et trouve
sympathisants et partisans à Médine, au Yémen et en Égypte. Les armées de Mu’âwya
puis de Yazîd, son fils et successeur, décident d’en finir un jour, le 10 du premier mois
lunaire (c’est la Achoura). Dans la petite localité de Karbala, l’assaut est donné contre le
campement d’Al-Hussein. Dans une scène de massacre qui s’est voulue systématique,
« éradiquant » la famille de la Sainte Demeure, Ahl al-Beit, le chi’isme politique se
constitue avec tt la mort et le supplice de ce petit-fils du prophète.
Le chi’isme et le kharijisme deviennent de vrais « partis » d’opposition et de
sédition. L’un et l’autre deviennent particulièrement influents en Irak et dans le golfe
arabo-persique. Pour les combattre, Mu’âwya, fondateur de la dynastie, s’appuie alors
sur un redoutable personnage : Ziyad ibn Abîh (littéralement « Enfant-de-son-père »),
auteur du seul discours politique retenu par la Tradition, qu’il refusa, pour terrifier
l’auditoire insoumis, de commencer par l’indispensable formule rituelle, « Bismillah »…
(« Au nom de Dieu »). Ce « bâtard » (c’est le sens de son sobriquet), homme politique
sans religion, énergique, dont la rigueur allait jusqu’à la cruauté, est nommé
gouverneur de Bassorah en 665. Il s’est imposé très vite aux Basriotes par des mesures
extrêmement sévères.
Il a par ailleurs contribué à restaurer la vie économique de l’Irak, si bien que ce pays
a connu alors une période de prospérité qui a duré jusqu’à la mort du calife Mu’âwya.
Cette rigueur a fini par exacerber l’esprit d’opposition chez les chi’ites comme chez
les kharijites, et, lors de l’avènement du califat de Yazîd en 680, une révolte a éclaté
d’abord à Médine, lorsque Abdallah ibn Zoubayr, petit-fils d’Abû Bakr, donc neveu
de ‘Aïcha, a refusé de reconnaître le nouveau calife.
Au Hijaz, province située à l’ouest de l’Arabie, éclate la sédition de Abdallah ibn
Zoubayr qui, dès 680, avait été proclamé commandeur des Croyants. Cette révolte
était, en fait, un épisode nouveau de l’opposition entre tribus du nord, hostiles aux
Omeyyades, et tribus du sud ralliées à la dynastie. Attaqué à Médine par les troupes de
Yazîd, le rebelle Abdallah Ibn Zoubayr est vaincu, et va se réfugier à l’intérieur même
de La Ka’bâ. Le sanctuaire est à son tour assiégé et bombardé à la catapulte. La mort
de Yazîd suspend les opérations et provoque une courte période d’anarchie chez les
Omeyyades, car son fils et successeur, Mu’âwya II, décède au bout de quelques
semaines seulement. Au moment où les Médinois proclamaient Abdullah ibn Zoubayr
calife, les rivalités entre tribus éclataient au grand jour en Syrie.
Rappelons que Mu’awya Ier, le fondateur de la dynastie, avait eu le loisir, en tant
que gouverneur de Syrie, d’apprécier les services de l’ancienne administration
byzantine. Devenu calife, il établit sa capitale à Damas, où il pouvait s’appuyer sur les
Arabes venus avec lui lors de la conquête comme sur les Arabes établis depuis
plusieurs générations, peu acquis à l’islam ou souvent demeurés chrétiens.
Ce qui était déjà l’Empire avait besoin de plus en plus de fonctionnaires byzantins,
les musulmans très minoritaires n’étant pas encore aptes à prendre en main les
différents services de l’administration.
Les révoltes et les séditions partout dans le vaste empire ont achevé d’épuiser les
forces de la dynastie omeyyade. À la fin du règne de celle-ci, c’est le calife lui-même,
Marwane II, le dernier de la famille, qui conduisait les expéditions punitives et les
armées de pacification… Fait notable, ces califes omeyyades qui avaient en mains tous
les hauts lieux de la connaissance et de la civilisation – Alexandrie, Antioche, Edesse
ou Harrane – n’avaient laissé aucune œuvre consignée. Seul le Coran investissait
l’ensemble des espaces écrits. C’est à ce titre que la contestation souterraine du
pouvoir a commencé, menée d’abord par de véritables « intellectuels » militants qui
vont se révéler plus tard les fondateurs d’un rationalisme arabo-islamique. Il s’agit des
mu’tazilites.
Une autre branche de la famille du prophète s’est appuyée sur des forces persanes,
sur des intellectuels militants pour consolider de très vastes réseaux de conspirateurs.
Il s’agit de la branche issue de Abbas, un oncle du prophète, qui va fonder le nouveau
pouvoir.
Les descendants de Abbas, ou Abbassides, réussissent en l’an 750 à abattre la
dynastie des Omeyyades grâce à l’armée de partisans patiemment constituée dans
l’ombre par le général Abu Muslim Al-Khorassani. Une féroce chasse à l’Omeyyade
est allée jusqu’à exhumer les corps des califes et des émirs de la dynastie pour les
supplicier post mortem. Cette purification tribale et dynastique était l’essentiel de l’œuvre
du fondateur de la nouvelle dynastie des Abbassides, Abul Abbas, surnommé As-
Saffah (« le sanguinaire »). Mais c’est son fils, Al-Mansour, qui sera le vrai fondateur
d’abord d’une nouvelle cité capitale, Bagdad, sur la trace et à côté des vestiges de
Babylone, puis d’une nouvelle culture qui ouvrira larges les portes aux savoirs hindou,
grec, égyptien. Enfin, il sera à l’origine d’une urbanisation de prestige qui touchera
l’ensemble du vaste empire islamique.
Un prince omeyyade, Abderrahmân, dit « Le Faucon de Qoraïch », réussit pourtant
à échapper à l’extermination de sa famille, et fonde en Andalousie un califat rivalisant
d’énergie civilisatrice avec Bagdad.
Sous le pouvoir de Al-Mansour, des centaines d’œuvres d’astronomie, de médecine,
de chimie et de mathématiques, telles les Eléments, œuvre majeure d’Euclide, et les
écrits du médecin Gallien, seront bientôt traduites… Pour des raisons politiques et
pour confirmer l’arabité de la nouvelle dynastie, Al-Mansour disgrâcie puis exécute le
général persan Abu Muslim, qui avait porté les Abbassides au pouvoir.
La figure emblématique de Haroun Al-Rachid maintiendra cet appétit de la langue
arabe pour accueillir les œuvres universelles majeures. C’est sous Al-Rachid, en effet,
que seront traduites les œuvres de Ptolémée et quelques ouvrages d’Aristote.
Ce calife des Mille et une nuits, tout à la fois maître des guerres et des splendeurs,
poursuivra le projet de la conquête de Constantinople, tant de fois reportée par ses
prédécesseurs. Mais c’est son fils, Al-Ma’mûn, célèbre prince éclairé, qui va fonder la
première institution du savoir ouvert à tous les vents de la connaissance non arabe et
non religieuse. Il fera traduire, dans son Beit Al-Hikma (« Maison de la Sagesse »), les
grands ouvrages d’astronomie, les œuvres d’Aristote ; il initiera le commentaire ou les
traductions de Platon et des néoplatoniciens, etc. Son frère, Al-Mu’tassim, qui lui
succèdera, avancera résolument dans la conquête des territoires byzantins en faisant
tomber la ville d’Ammorium, point de départ de la dernière ligne droite vers la chute
de Constantinople.
Le califat des deux frères, prospère et pacifié à l’intérieur de l’État, s’appuiera sur le
rationalisme qui a fondé et annoncé, nous l’avons vu, la venue de la dynastie. Cette
doctrine du Mu’tazilisme a fait de grandes avancées dans l’humanisation de la lecture
du Coran, soutenant entre autres que le Coran est, comme toute chose, une entité
créée et que Muhammad l’a reçue sur le mode de l’idée avant de le formuler dans sa
langue – une langue humaine. L’audace et la force d’une telle conception, érigée par
les califes Al-Ma’mûn, puis Al-Mu’tassim, en un dogme d’État rigoureusement
imposé, a suscité des réactions d’opposition chez les croyants et leurs guides spirituels,
qui n’allaient pas tarder à se muer en affrontement déclaré, puis en révolte. Une figure
marquante, l’imam Ibn Hanbal, père de la dernière école de jurisprudence islamique,
sera l’inspirateur et le martyr de cette opposition. Le courant hanbalite, s’organisant
tant dans les mosquées que dans des « salons » culturels, a soutenu que la parole de
Dieu, le Coran en l’occurrence, ne saurait être créée comme une « chose » ordinaire ;
elle ne peut être qu’un attribut de Sa Majesté, et est donc « incréée » et éternelle.
L’épreuve de l’imam Ibn Hanbal secoue la conscience des musulmans et des
instances religieuses, à tel point que le calife Al-Mutawakkil finit par épouser leur
thèse et par mener une véritable chasse des tenants du rationalisme mu’tazilite. Les
chroniques ont parlé de massacre de milliers de savants et de leurs partisans en
quelques jours sous le califat d’Al-Mutawakkil.
Désormais, la conscience religieuse se verra nivelée par une doctrine incontestée
même aujourd’hui, celle de l’imam Al-Acha’ri, qui a déclaré avoir vu en rêve le
prophète Muhammad lui intimer l’ordre de « réconcilier la Communauté avec elle-
même » et de lui éviter les dissensions à l’endroit de l’interprétation du Coran et de la
nature du Divin. Tel un Kant seulement théologien, l’imam Al-Acha’ri, ancien
rationaliste mu’tazilite lui-même, établit dès lors une ligne que la raison ne peut en
aucun cas franchir, celle qui nous donnerait la tentation d’examiner ou de juger la
nature divine.
Devenu à son tour dogme d’État, l’acha’risme paralysera les efforts de
l’interprétation et ouvrira les portes à l’évasion mystique.
Avec les successeurs du calife Al-Mutawakkil, le tombeur des rationalistes
mu’tazilites, les Abbassides perdent non seulement de leur éclat, mais surtout de leur
pouvoir. Toute autorité sur la société, sur les grandes cités et plus généralement sur le
territoire, leur échappe au profit de puissants courtisans non arabes – Turcs et Persans
surtout. Les intrigues du palais où prolifèrent empoisonneuses et conspirateurs se
multiplient, et donnent lieu à de véritables gouvernements de l’ombre. La société
civile, privée des grands débats d’antan sur la philosophie et les sciences, sur la poésie
et la littérature profane, s’adonne de plus en plus à la rêverie mystique autour de
l’expérience du divin, ou encore se livre à la contemplation du message – déjà lointain
– révélé à Muhammad.
Une figure grandiose de la pensée mystique, le soufi Abu Mansour Al-Hallaj,
produit alors une œuvre colossale, qui sera, plus près de nous, étudiée en profondeur
par Louis Massignon. Lecteurs et adeptes d’Al-Hallaj ne tarderont pas à se rassembler
en confréries, menaçant politiquement la stabilité du califat.
La régression des mœurs, de l’intelligence religieuse, de l’intelligence tout court sera
la marque d’une période de retrait total du pouvoir califal de la vie publique au profit
essentiellement d’une famille de grands vizirs d’origine persane, les Bouyides. Ils vont
constituer des armées à leur propre solde, complètement indépendantes du pouvoir
central devenu fantôme.
À la fin du millénaire, les vizirs bouyides, assurés de leur puissance, vont initier des
réformes, remettre à flot les caisses de l’État et gouverner enfin un empire qui est
devenu le leur. Ainsi, le grand Nizam Al-Mulk instaurera l’enseignement universel de
la philosophie et des sciences dans de véritables universités, au sens moderne du
terme, et dans des écoles qui porteront son nom, les nizamyya.
Parmi les grandes figures des enseignants exerçant dans ces écoles, nous trouvons
le plus célèbre des philosophes et théologiens de l’islam, Abu Hâmid Al-Ghazali
(mort en 1111), qui a « revivifié » les sciences de la religion, comme le dit en titre un
de ses ouvrages – Revivification des Sciences de la Religion – parmi les plus importants, tout
en démontrant, selon le titre d’un autre de ses ouvrages, le plus connu sans doute,
L’Autodestruction des philosophes .
2 Coran, IX, 60.
Chapitre III
L’Europe et le Coran

«… Une nation qui dès son aurore a préféré les seules vertus de jeunesse
et a pu, jusqu’à nos jours, par un miracle inouï les garder vivantes tout
en jouant aux grandes personnes et en fondant distraitement des
empires. L’Arabe ne nous paraît là pas moins nécessaire qu’étranger, car
il est cette source dont nous nous sommes détournés tant nous étions
pressés de vieillir. »
Jean Grosjean

En donnant à entendre la parole du Coran au lecteur européen et non arabophone,


je n’ai en tête et devant les yeux que l’original arabe de cette parole-là, retenue dans le
même texte écrit depuis quasiment son surgissement dans l’histoire.
C’est que rien n’a fait plus de mal à cette parole et à sa prétention légitime à être
ouïe et comprise, que les entreprises successives de la déplacer de sa langue native à
une autre langue. Je ne sais ce que cela a produit quand le Coran a été traduit en
japonais, en chinois ou en malais. Mais je connais les ravages aujourd’hui
irrémédiables que l’entreprise traductrice dans les langues occidentales, latines ou
anglo-saxonnes, a provoqués.
En grande partie pour cette raison, l’islam et les musulmans sont perçus, déjà rien
que dans les vocables et la sémantique de ce concept, comme des réalités étranges,
voire méprisables ou même maléfiques.
Et l’actualité qui domine et manipule aujourd’hui les esprits ne fait qu’aggraver
cette perception. Ces ravages sont dus essentiellement à une énigme historique
directement liée au texte issu de la parole coranique : si nulle autre parole que celle-ci
n’a fondé, dès qu’elle a fusé, une si profonde mutation dans son lieu de naissance – et
très loin autour –, si nulle autre parole n’a permis en moins d’un siècle de conquérir le
plus vaste territoire pour établir un véritable empire, jamais un tel événement que tous
les historiens tiennent pour hautement problématique n’a suscité un si lourd silence,
et autant d’indifférence, pendant cinq siècles.
Le Coran, constitué déjà en texte dès 656 grâce à l’établissement d’une vulgate par
un des compagnons du prophète Muhammad, ne parviendra en Europe qu’au XIIe
siècle. Non pour y être accueilli, mais pour être combattu avant même qu’on n’en
dévoile le contenu et le sens dans la langue qui le reçoit.
En 1143, l’abbé clunisien Pierre le Vénérable, un prêtre tout aussi passionné dans
sa foi chrétienne que malin stratège dans ce qu’on appellerait aujourd’hui le combat
culturel, entreprend la traduction du Coran en latin, et ce au beau milieu d’une
véritable guerre mondiale, selon les dimensions géopolitiques de l’époque. Les
croisades, en effet, commençaient dans le désordre d’un déferlement de ferveur
populaire conduite par des seigneurs inspirés et sûrement hommes pieux, à l’instar de
ce Godefroy de Bouillon, fils de sainte et descendant de Charlemagne. La ferveur des
premiers croisés, que nous supposons sincères, a été déclenchée par l’appel d’un
Urbain II qui n’avait ni les mêmes motivations, ni surtout le même enthousiasme
religieux que ces seigneurs, pour lever une telle guerre. Empêtré dans des intrigues
complexes pour conquérir un trône pontifical ébranlé par des luttes de pouvoir entre
les gens d’Église eux-mêmes et entre ceux-ci et les souverains laïcs, il ne pouvait
trouver meilleure échappatoire que de désigner un ennemi commun à tous les
protagonistes des luttes intereuropéennes.
Au moment où il lançait son projet au concile de Clermont en 1095 et le coup
d’envoi effectif des croisades l’année suivante, le monde islamique se trouvait lui-
même dans une situation d’affaiblissement et de démembrement politique et
dynastique, qui dessinait déjà un état d’extrême fragilité qui finira par le livrer au
colonialisme moderne et à la dépendance vis-à-vis de l’Europe.
L’initiative fondatrice de Pierre le Vénérable pour donner à la langue majeure de
l’Europe une version complète du livre révélé de l’islam, et bien qu’il ait affirmé
recourir aux plus grands de ses contemporains à la fois « latiniers » et arabisants,
avouait un dessein très peu désintéressé et très peu scientifique :

« Qu’on donne à l’erreur mahométane le nom honteux d’hérésie ou celui, infâme,


de paganisme, il faut agir contre elle, c’est-à-dire écrire. […] Aussi mon cœur s’est
enflammé et un feu m’a brûlé dans ma méditation. Je me suis indigné de voir les
Latins ignorer la cause d’une telle perdition, et leur ignorance leur ôter le pouvoir
d’y résister ; car personne ne répondait, car personne ne savait. Je suis donc allé
trouver des spécialistes de la langue arabe qui a permis à ce poison mortel d’infester
plus de la moitié du globe. Je les ai persuadés, à force de prières et d’argent, de
traduire d’arabe en latin l’histoire et la doctrine de ce malheureux et sa loi même
qu’on appelle Coran. Et pour que la fi délité de la traduction soit entière et
qu’aucune erreur ne vienne fausser la plénitude de notre compréhension, aux
traducteurs chrétiens j’en ai adjoint un Sarrasin. […] Cette équipe, après avoir
fouillé à fond les bibliothèques de ce peuple barbare, en a tiré un gros livre qu’ils
ont publié pour les lecteurs latins. Ce travail a été fait l’année où je suis allé en
Espagne et où j’ai eu une entrevue avec le seigneur Alphonse, empereur victorieux
des Espagnes, c’est-à-dire en l’année du Seigneur 1141. »3
Tout est dit dans cette confession. Il y a même, tout comme de nos jours, ce
personnage alibi, un Sarrasin seulement prénommé Mohammed selon les propos du
vénérable Pierre – celui qui est toujours là pour légitimer et déguiser toute mauvaise
foi se proclamant d’objectivité et de probité.
Rien ne pourrait mieux dénoncer les intentions guerrières de ce premier transfert
culturel, fondateur de l’Europe islamophobe, que l’étude d’un auteur anglo-saxon,
Norman Daniel – étude incontestablement érudite et saluée par tous les spécialistes, et
dont nous tirons ce témoignage à propos, entre autres, de cette toute première
traduction du Coran :

« Il s’agit d’un cauchemar inversé ; c’est l’adversaire qui ne peut pas répondre, sinon
par des mots placés dans sa bouche. »

Très précisément, Norman Daniel, en parlant de cette traduction du Coran, hélas


fondatrice de la perception européenne – et plus généralement occidentale
aujourd’hui –, poursuit :

« Robert de Ketton s’ingénie à aggraver ou à exagérer un texte inoffensif pour lui


donner une pointe détestable ou licencieuse, ou à préférer une interprétation,
improbable mais désagréable, à une autre, vraisemblable mais décente. »4

Curieusement, et dans l’acharnement du Saint-Siège à poursuivre les croisades, des


ouvertures spectaculaires à l’égard de l’islam, de sa civilisation et de ses réalisations
culturelles ont bien été constatées sans que cela ait décidé l’Europe à revoir sa
« copie » quant à cette désastreuse traduction du Coran.
Tout se passait comme si la question ne se posait plus : l’islamophilie d’un Frédéric
II de Hohenstaufen (1194-1250) n’y changea rien. Tenue souvent pour excessive par
les contemporains et les pairs, laïcs ou religieux, de ce prestigieux monarque, elle
semblait engager l’Europe dans une regrettable fuite en avant. Cet homme préfigurait
l’humanisme cosmopolite qu’adoptera plus tard le XVIIIe siècle des encyclopédistes.
Par-delà son inclination quelque peu folklorique à imiter le musulman dans l’ambiance
de sa cour, ses extravagances vestimentaires et ses amitiés avec de notables princes
musulmans comme Al-Kamel, propre fils de Saladin et maître de l’Égypte, ce
souverain était un véritable honnête homme, mieux : un intellectuel au sens que va
promouvoir bien plus tard le XXe siècle. C’est peut-être parce que la religion et les
spéculations sur la foi n’étaient pas son fait qu’il a anticipé sur ce que les hommes de
bonne volonté d’aujourd’hui, savants ou politiques, voudraient tant réaliser en
échappant à la damnation du choc culturel inévitable. Frédéric II ne pouvait certes pas
imaginer une séparation du religieux et du politique tel que nous la concevons,
admettons et imposons aujourd’hui dans nos lois. Mais il était opposé, dans la
situation qui était la sienne, et même farouchement, à un pouvoir ecclésiastique qui
régnait sur les âmes comme sur les institutions et les mécanismes des pouvoirs. Deux
fois excommunié, il n’a pourtant cessé de s’attaquer au despotisme des pontifes, dont
il guettait les faiblesses politiques, pour promouvoir un ordre nouveau de
gouvernance. Dans cette perspective, il ne cachait pas sa sympathie, voire son envie,
pour l’institution politique promue par l’islam en la personne du calife, un dirigeant
séculier qui soumet la religion à son pouvoir et non l’inverse, comme il était d’usage
quasi naturellement dans l’Europe médiévale.5
De nos jours, nous avons tendance à croire que l’hégémonie des oulémas
autoproclamés, imams ou mollahs, fait partie du credo islamique et qu’elle a depuis
toujours déterminé le comportement et les décisions politiques. Or il n’en est rien. À
l’apogée de la civilisation fondée au VIIe siècle par la prophétie de Muhammad, le
religieux a toujours été – et cela de manière systématique – apprivoisé et dominé par
la volonté séculière de ce qu’on appelait vaguement le commandeur des croyants.
Rappelons à ce sujet que le calife Al-Ma’mûn (786-833) avait institué une police
spéciale dirigée par un penseur connu, Ishâq Ibn Ibrahîm, pour surveiller et punir les
savants religieux qui tenaient le Coran pour une entité éternelle et inaltérable, et qu’Al-
Mu’taçim (794-842), frère de ce calife, en lui succédant, n’avait pas craint
d’emprisonner et de soumettre à la question le plus grand imam de l’époque, Ahmad
Ibn Hanbal (780-855).
Si le pouvoir temporel, en ce temps-là où l’Europe donnait au religieux le pouvoir
absolu sur les consciences et surtout sur les instances de l’autorité terrestre, n’avait pas
été convaincu de ce principe au cœur même du discours coranique qui excluait toute
médiation entre les humains et le ciel, il n’aurait jamais osé restreindre – et, quand cela
s’avérait nécessaire, sanctionner – l’implication du docte dans le droit et dans le débat
des idées.
Cette modernité précoce de l’islam dans la gestion des affaires des hommes, oubliée
aujourd’hui par les musulmans eux-mêmes, nous est rappelée dans ce texte d’Henri
Laoust, l’un des plus éminents islamologues français :

« …L’islam est essentiellement une religion laïque. En l’absence d’un pouvoir


interprétatif qualifié, universellement reconnu, et dans le cadre des prescriptions du
Coran et de la Sunna, il laisse une grande latitude à la liberté personnelle et à
l’individualisation de sa doctrine. Son unité, qui exprime l’existence d’un fonds
culturel commun, n’exclut pas dans le temps comme dans l’espace, un pluralisme
doctrinal et institutionnel qui constitue une des richesses de son étude. » 6
Mais revenons à l’Europe médiévale et à ses premières découvertes du texte
fondateur de l’islam. Dans la foulée de l’entreprise historique de Pierre le Vénérable,
couverte puis engloutie par les tambours de guerre que continuaient à battre les
pontifes et les clercs contre les hommes et les terres d’islam, un autre type de guerrier
penseur a vu le jour, incontestablement incarné par la figure emblématique et
fascinante de Raymond Lulle (1233-1316). Jamais peut-être à cette époque, un homme
seul n’a été aussi conséquent, et dans l’exposition de ses propres convictions
religieuses, et dans l’acquisition des armes intellectuelles qui lui permettraient de
combattre celles de l’autre. Tout d’abord, Raymond Lulle n’avait plus à se poser la
question du Coran traduit en latin, puisqu’il avait appris studieusement l’arabe
pendant une dizaine d’années auprès d’un esclave musulman qu’il n’avait acheté que
pour parfaire sa connaissance de cette langue. Connaissance devenant au fil du temps
une véritable maîtrise, un art inventif dans cette langue et en ses rapports avec le latin.
N’avait-il pas, selon ses biographes, créé des figures stylistiques, inusitées en latin,
calquées sur le modus loquendi arabicus (manière arabe de parler) ?
Partout en Europe et en terre d’islam – à Damas, Jérusalem ou Tunis, Béjaïa et Fès
– il avait mené sa propre croisade, acharnée et pathétique, épique et souvent
suicidaire, à côté et parfois contre les croisades décidées au sein des synodes et par un
haut clergé souvent indifférent à la piété combative de ce « militant », quand il ne
l’entravait pas. En effet, un laïc comme lui, muni d’un discours profane, quelque
pertinent et efficace qu’il eût été, ne pouvait que fissurer et ruiner l’édifice
ecclésiastique qui ne saurait tolérer, dans la gestion des affaires des âmes, un succès en
dehors de sa logique dominatrice.
À la fin de sa vie tumultueuse, Raymond Lulle n’aura obtenu qu’une concession
toute académique consentie par l’Église en marge du concile de Vienne (1311-1312) :
l’introduction de l’arabe dans l’enseignement alors régi exclusivement par l’instance
ecclésiale, à côté de l’hébreu et du chaldéen, dans les principales universités
européennes : Paris, Oxford, Bologne et Salamanque.
Cependant, le problème d’un Coran dont il faut construire la lisibilité avant que de
le lire et d’en juger reste entier. Le débat continue depuis, et jusqu’à présent, à n’être
que préjugés, amalgames et disputations, là où le partenaire ne disait rien d’autre que
ce que son contradicteur voulait bien lui faire dire. L’Europe reste tributaire du legs
laissé par Pierre le Vénérable, ce « cauchemar » de traduction latine, pour reprendre
l’expression de Norman Daniel, matrice de toutes celles à venir, et que loue
aujourd’hui même le dernier des souverains pontifes :

« Ce saint abbé, affirme Benoît XVI, est aussi un exemple pour les moines et les
chrétiens d’aujourd’hui, marqués par un rythme de vie frénétique où les épisodes
d’intolérance, de non-communication, de divisions et de conflits ne sont pas rares.
Son témoignage nous invite à savoir lier l’amour de Dieu à l’amour du prochain, et
à ne pas cesser de renouer des relations de fraternité et de réconciliation. […] Il
manifestait aussi son attention et sa sollicitude pour ceux qui se trouvaient en
dehors de l’Église, en particulier les juifs et les musulmans. Pour mieux les
connaître, il fit traduire le Coran. » 7

Voici donc que la boucle est bouclée. Les louanges que prodigue Benoît XVI à ce
modèle de tolérance qui tenait la langue arabe pour responsable de la diffusion de
l’islam, « ce poison mortel qui a infesté plus de la moitié du globe », rejoignent les propos du
même Benoît XVI tenus à Ratisbonne, là où il est question d’un islam étranger à la
raison – et donc à la tolérance.
Pourtant nous sommes en mesure dans cet ouvrage de proposer à partir de notre
lecture du Coran un renversement total de la perspective. Et si cet islam dont on
dénonce çà et là, et parfois dans la sophistique la plus manipulatrice, le fonds de
« soumission » et de fatalisme, pouvait se lire, à même le Coran déjà, comme un
horizon de libération de l’individu et des sociétés ? Gageure absurde et promesse
intenable, me dira-t-on… Mais pour tenter de l’honorer tout de même auprès de
notre lecteur, nous nous efforcerons de ne jamais perdre de vue la chair du texte issu
de la parole coranique. Cela afin de montrer en effet, et avant tout, que dans l’esprit
du transmetteur de cette parole, et au cœur même de celle-ci, la question de la foi et
du salut de l’âme ne concerne personne d’autre que le croyant lui-même, et doit être
soustraite à toute instance de décision extérieure à la libre conscience du sujet. La
gestion des convictions religieuses, quelle qu’en soit la nature, échappe tout à fait à
toute interférence d’ordre temporel :

« Ceux qui ont eu la foi, assurément, ceux qui ont judaïsé, ainsi que les Sabéens, les
Nazaréens, les Mages et ceux qui ont associé à Dieu des dieux, Dieu décidera de
leur différend le jour de la résurrection. Dieu est témoin de toute chose. » 8

En revanche, les « affaires de la terre », pour Muhammad comme dans la parole


divine qu’il dit avoir transmise au monde, demeurent du ressort des hommes eux-
mêmes et de leur implication dans l’histoire. En témoigne cet étonnant hadîth (propos
du prophète), attesté par l’un des deux plus fiables rapporteurs de la Tradition selon
les musulmans sunnites unanimes, hadîth qui anticipe au VIIe siècle, si l’on en croit ce
rapporteur, sur cet enviable idéal de société juste et démocratique, cet idéal que
l’Europe ne pourra entrevoir et affirmer que plus de mille ans plus tard :

« La fin du monde ne se produira que lorsque les Romains [Rûm, qui désignait les pays
alors chrétiens] auront le plus profité de quatre vertus : ils seront les plus endurants de
tous quand il y a discorde ; les plus prompts de tous à se reprendre après un désastre ;
les plus rapides à entreprendre l’offensive après la défaite ; les meilleurs soutiens au
misérable, à l’orphelin et au faible. Ils auront en plus une cinquième vertu, très belle :
ils seront les mieux immunisés d’entre tous contre la tyrannie des souverains. » 9

Comment ne pas remarquer qu’une telle prophétie, qui se dégage de toute


considération religieuse et pose ces principes, devenus universels, en modèle de
gestion du monde – toute humaine – est contredite par l’Occident, dans la mesure où
celui-ci ne les applique que dans ses seuls territoires ?

3 Pierre le vénérable, cité par Jacques le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, « Le temps qui
court », Seuil, 1957.
4 Daniel Norman, Islam and the West, The Making of an Image, Edimbourg, The University
Press, 1960, p. 256.
5 Ernst Kantorowicz, L’empereur Frédéric II, Gallimard, 1987, p. 286-288.
6 Cours inaugural au Collège de France, le 3 décembre 1956. C’est nous qui soulignons .
7 L’audience générale du 14 octobre 2009.
8 Coran, Le pèlerinage, XXII, 17.
9 Hadîth transmis par Muslim, Livre des discordes et des signes du jour du jugement dernier, 5158
Chapitre IV
L’occidentalisation du Christ

Le monde s’agite aujourd’hui, souvent dans le vacarme du polémique et du poncif,


autour des questions que soulève l’islam : depuis les thèmes mineurs d’une
« jurisprudence » de la vie quotidienne, jusqu’aux interrogations métaphysiques.
D’innombrables études, films, ouvrages de fiction ou programmes audiovisuels de
toute sorte prétendent présenter, expliquer ou questionner cette religion en faisant
croire à tous que la paix du monde en dépend, comme si le monde devait en
« découdre » en quelques années de confrontations et d’échanges intellectuels ! Une
juste attitude scientifique aurait exigé cependant qu’à l’aide des outils historiques,
juridiques, épistémologiques et politiques offerts par les espaces démocratiques
occidentaux, les universités, les centres de recherche et les cercles des spécialistes, tout
comme les bons vulgarisateurs, s’attellent résolument à une mission plus rigoureuse,
et surtout moins liée aux urgences politiciennes ou guerrières. Ainsi seulement
pourrions-nous comprendre un islam que les siens sont tentés de soustraire à
l’investigation neutre et profane pour se protéger contre les agressions venant de
toute part et à toute époque.
Avant l’avènement de l’islam, qui n’a été que le parachèvement d’un lointain
processus depuis des siècles en gestation en Arabie, mais aussi dans les vastes
territoires de Mésopotamie et de Syrie, tous les paganismes se concentraient dans
cette partie méridionale et orientale de la Méditerranée, ainsi que toutes les hérésies.
Dans ce contexte de débats doctrinaux, l’islam a livré une vision complète et
cohérente de la personne du Christ et de sa stature prophétique, et ce, dès la parole
révélée.

« Dans une parole attestée du prophète (hadîth), la personne du Christ est élevée à
son plus haut point : chaque nouveau-né, dès sa venue au monde, est piqué au fl
anc par le diable ; ce qui justifie le premier cri à l’enfantement. Il n’y a que mon
frère Jésus qui a échappé à ce forfait diabolique : entre lui et le démon, Dieu a mis
un voile ! »10

Tout épuré des mystères et des dogmes hérités du concile de Nicée, le portrait de
Jésus dans le Coran – et généralement pour l’islam – est celui d’un prophète, d’un
envoyé de Dieu, qui conserve, certes, des particularités extraordinaires connues dans
l’histoire évangélique, telles que la guérison des aveugles et des lépreux ou encore la
« résurrection » des morts. Toutefois, deux événements marquent l’originalité de
l’islam dans le traitement du thème christique. Comme l’islam l’explique, Jésus,
n’ayant rien de différent des autres humains hormis sa naissance d’une vierge – et ce
trait exclusif au Coran qui le fait parler dès le berceau11 –, a joui d’une faveur divine
qui l’a exempté du supplice, devenu crucifixion dans la théologie chrétienne. Par un
« tour de passe-passe », Dieu affirme lui avoir substitué un simulacre ressemblant à sa
personne réelle12. Puis celle-ci – et c’est l’autre événement particulier à la christologie
islamique – est élevée, vivante, auprès de Dieu. Il devient dès lors un témoin pour les
temps à venir, et un intercesseur auprès de Dieu afin que nos « démesures » et nos
« péchés » soient pardonnés.
Cette contradiction apparente de la personne même de Jésus, entre son bref
passage parmi les hommes et son statut de témoin du temps total, le transforme, dans
la pensée islamique, en une idée et une émotion.
Tout se passe, pour le Coran, comme si la courte existence terrestre de Jésus n’était
que la manifestation d’une parole qui a bien agi pour dénoncer ou rectifier les
déviances du monothéisme subverti par « l’égarement » des juifs post-exiliques, ou
annoncer même la venue d’un autre envoyé de Dieu en la personne de Muhammad ;
mais, dans le Coran, la vie de Jésus reste tout de même relativement pauvre en
expériences vécues.
C’est ainsi, par exemple, que s’exprime Ibn ‘Arabî, l’une des figures du soufisme
arabe, pour exclure toute construction théorique, fut-elle islamique, qui priverait la
présence de Jésus dans l’histoire, son bref passage parmi les humains de ce
« dénuement existentiel » que lui confère la parole coranique, au point de prolonger sa
propre parole au-delà des temps et d’en faire le seul interlocuteur de Dieu le jour du
Jugement dernier :

« La croix des chrétiens, écrit Ibn ‘Arabî, d’un bout à l’autre, je l’ai examinée. Il
n’était pas sur la croix. J’allai au temple hindou, à l’antique pagode : là non plus
aucun signe. J’allai sur les hauteurs de Hérat et à Kandahar, je regardai. Il n’était pas
sur les hauteurs, ni dans la plaine. Résolument, je montai au sommet de la
montagne de Qaf, et il ne s’y trouvait que l’oiseau Anqa (oiseau mythique équivalent du
dragon dans le bestiaire imaginaire occidental ). J’allai à la Ka’ba, il n’était pas là. Je posai
des questions à son sujet à Ibn Sinna (Avicène) : il n’était pas dans les limites du
philosophe. Je regardai dans mon propre cœur, je Le vis là, à sa place. Il n’était
nulle part ailleurs. »13

Dès son avènement, l’islam, à travers le Coran et ses commentaires, a discuté la


question alors très controversée du statut du Christ, d’autant qu’avant la révélation, les
doctrines les plus connues ont trouvé refuge dans et autour de l’Arabie, tel le
nestorianisme, le monophysitisme et le jacobisme, qui ça et là s’érigeaient même en
christianisme de Cité ou d’État.
Contre toute attente, l’Europe en voie de christianisation optera, dès le début du
IVe siècle, pour une tout autre vision de ce messager de Dieu. Après le crypto-
christianisme de Philippe l’Arabe (voir chapitre VI), la censure de Dioclétien se
transformera en persécution des gardiens des livres, qui ne voulaient pas les remettre
aux agents de l’administration impériale, pensant éviter ainsi leur destruction. Cette
action dura dix ans en Occident (de 303 à 313), et vingt ans en Orient (de 303 à 324).
Elle fut d’autant plus efficace que les conservateurs de ces écrits et documents d’un
« prime » christianisme étaient sous la surveillance étroite de cette administration, par
l’intermédiaire des évêques nommés avec son accord, et responsables de la discipline
de leurs communautés.
Bref, dans les villes importantes comme Rome, Alexandrie, Carthage, Antioche,
etc., tout fut détruit. Seules furent épargnées de petites communautés très éloignées et
isolées, pratiquement oubliées, en Afrique du Nord par exemple.
La persécution contre les chrétiens redémarre à partir de 303. L’empereur Galère,
craignant la vengeance des dieux tutélaires, a sans doute décidé de sévir pour assurer
l’unité de l’Empire. Les chrétiens ne sont pas les seuls visés : en 297, en liaison avec la
guerre contre la Perse, l’État romain se retourne contre les manichéens.
Quatre édits universels sont promulgués en 303-304, et affichés dans toutes les
villes d’Orient. Ils entendent désorganiser complètement les communautés
chrétiennes en rendant le culte impossible. Églises et livres sacrés doivent être brûlés.
Les évêques sont emprisonnés, et les chrétiens qui occupent des fonctions officielles
sont radiés ; les esclaves ne peuvent plus être affranchis. Les repentis doivent être
libérés. La peine de mort est appliquée contre tous ceux qui refusent les sacrifices aux
dieux païens.
Les crieurs publics convoquent tous les habitants (hommes, femmes et enfants)
pour les y contraindre : il est difficile de s’y soustraire, puisque l’appel est nominatif.
La persécution est cette fois systématique et repose davantage sur l’administration
locale, plus présente depuis les réformes de la tétrarchie. Elle dure jusqu’en 311 en
Orient, où l’édit de Sardique, promulgué par Galère, autorise le culte chrétien,
suspendant les édits de 303-304 ; la persécution est simplement mise en sommeil.
En Gaule, Constance Chlore applique si difficilement ces édits qu’on n’y connaît
aucun martyr.
Les auteurs antiques parlent de milliers de victimes, surtout dans la partie orientale
de l’empire (ce qui révèle que la part des chrétiens dans la population de l’empire s’est
considérablement accrue, notamment dans la partie orientale).
À Rome, au-delà des mythologies parfois mises à mal par les philosophes ou les
poètes, une croyance est obligatoire, celle de la fonction divine de l’État. La survie de
l’État étant étroitement dépendante du culte public aux dieux tutélaires, notamment à
la déesse « Rome », mère et maîtresse de toutes les nations, et aux empereurs divinisés,
toute infraction à cette « religion » met en cause la vie même de l’État et doit donc
être sévèrement sanctionnée.
Si la Grèce antique est réputée plus libérale en matière religieuse que les autres
nations, si Athènes, qui n’a ni dogme ni clergé, accueille volontiers les cultes étrangers
et préserve dans la cité une grande liberté religieuse, il y existe pourtant un « délit
d’impiété » qui mêle dangereusement sacré et politique. Un certain nombre de
poursuites et de condamnations obligent à mettre un bémol à la notion de liberté
religieuse telle qu’on l’imagine parfois chez les Grecs anciens. C’est d’abord la
première vague des procès intentés aux amis de Périclès. En 440, le philosophe
Anaxagore est poursuivi pour avoir affirmé que le soleil n’était que matière ignée. Plus
tard, Protagoras fut également poursuivi pour impiété, et Diagoras de Mélos, dit
« l’Athée », fut solennellement condamné pour son rejet de la religion. C’est enfin le
procès et la condamnation de Socrate, peu après la fin de la guerre de Sicile, qui a
marqué un événement majeur. Le motif de son procès est à la fois religieux et civique.
Socrate est accusé de ne pas reconnaître les dieux de la cité, et d’en introduire de
nouveaux. L’accusation correspond à un sourd malaise d’une partie de la population,
qui craint la colère divine. La mort de Socrate est un signe annonciateur des guerres
de religions. Et ce alors que les Grecs étaient les plus libéraux de tous les citoyens du
monde antique. Ils avaient même érigé une statue à un dieu inconnu, permettant ainsi
toutes les pratiques religieuses. Saint Paul s’y réfère d’ailleurs dans sa prédication
devant l’aréopage.
La pratique romaine, peut-être parce que l’État y prend plus de place que dans les
autres peuples, est très différente. Le christianisme, bien toléré à ses débuts tant qu’il
reste très mal connu, est vite considéré comme une superstition nouvelle et coupable,
comme le remarque Suétone, ou, comme l’affirme Tacite, une exécrable superstition,
abomination, haine contre le genre humain. Le châtiment qui sanctionne les
déviations religieuses des sectateurs du Christ doit débarrasser la société d’êtres
abjects et dangereux.
S’il n’y a pas eu de persécution générale avant 150, malgré les « actes des martyrs »
qui par une amplification historique s’y réfèrent souvent, les poursuites contre les
chrétiens existent bien avant cette date : ce sont des mesures locales qui font suite à
des incidents consécutifs au zèle prosélyte des chrétiens, ou à l’incompréhension et à
l’hostilité des traditionalistes païens. Lorsque, vers 112, Pline le Jeune demande à
l’empereur Trajan ses instructions au sujet des chrétiens, l’empereur lui prescrit de ne
pas les rechercher, mais de les punir s’ils menacent l’ordre public.
Les juifs, qu’on avait d’abord assimilés aux chrétiens, bénéficient d’une tolérance de
la part de l’État romain. Depuis l’échec de la révolte des Macchabées, l’hellénisation et
la modernisation du judaïsme, les juifs sont enclins à accepter un syncrétisme et sont
mieux tolérés dans la société romaine.
Les chrétiens, en revanche, se voient imputer les griefs les plus graves : l’impiété
envers les dieux, le refus de serment à l’empereur, le refus de service des armes. Se
mêlent les accusations d’athéisme et de lèse-majesté, infractions politiques autant que
religieuses. Aux yeux des Romains, le mépris des dieux est un acte d’incivisme
susceptible de provoquer des cataclysmes tels que sécheresses ou tremblements de
terre. Ils dénoncent, de surcroît, une religion aux croyances absurdes et aux pratiques
scandaleuses, qui adore « un criminel crucifié », « un dieu à tête d’âne », « choyé par
des femmes », « des gens incultes » – au moins au tout début du christianisme. Mais
dès la fin du IIe siècle, la concubine de Commode intervient auprès de l’empereur en
faveur des chrétiens, vis-à-vis desquels elle éprouve beaucoup d’affection. Au milieu
du IIIe siècle, le christianisme a peut-être même gagné le palais impérial et la famille
du prince, puisqu’on soutient que l’empereur Philippe l’Arabe aurait été chrétien. Lors
de la grande persécution de Dèce, en 250, qui oblige les chrétiens à prendre part à un
sacrifice public consacré aux dieux pour le salut de l’empire, et condamne à mort ceux
qui ne peuvent fournir l’attestation de leur acte religieux et civique, il y eut des
apostasies, suivies le plus souvent d’un retour à la foi après la persécution. Le
problème de la pénitence de ces « lapsi » se posa à l’Église avec acuité, alors même
qu’à la faveur du retour à la tolérance religieuse après 260 (la « petite paix de
l’Église »), le christianisme connaît une nouvelle et rapide croissance.
Le 30 avril 311, l’empereur Galère prend un édit de tolérance qui permet à chacun
de pratiquer la religion de son choix, sans crainte de persécution ou de mise à mort.
L’édit de Galère est confirmé et amplifié par le pseudo « édit de Milan » datant de 313,
mais qui est en réalité le résultat des conférences de Milan entre Constantin et
Licinius, empereur d’Orient, qui étend la liberté de culte des chrétiens à tout l’Empire.
De nombreux signes de bienveillance témoignent de la faveur dont jouissent
désormais les chrétiens au sommet de l’État romain : Constantin donne à l’évêque de
Rome un palais au Latran, des sommes importantes sont accordées au clergé, des
immunités fiscales sont concédées aux clercs et aux propriétés ecclésiastiques, les
évêques sont reconnus comme juges même en matière séculière ; les fonctionnaires
impériaux reçoivent mission d’assurer l’exécution des sentences épiscopales. La liberté
religieuse est donc acquise : première période – bien brève – de liberté des cultes
succédant à des millénaires de cultes obligatoires liés à la sauvegarde de l’État.
Mais bien vite, par le décret Cunctos populos de l’année 380, les empereurs
Valentinien II et Théodose Ier font du christianisme catholique la religion officielle de
l’empire. Par l’édit de Thessalonique, qui contient un bref rappel du Credo, l’État
décide que tous les peuples soumis au pouvoir impérial devront suivre la religion que
le divin apôtre Pierre a transmise aux Romains. La liberté religieuse instaurée par
Constantin fait place à une religion d’État, celle du catholicisme romain en face des
tenants des sectes hérétiques, des païens encore majoritaires et des juifs. Après 67 ans
d’existence, la liberté religieuse a vécu, et les persécutions religieuses recommencent.
Les plus durement traités sont les hérétiques car ils mettent en cause la cohésion
sociale et posent de ce fait un problème politique. Les juifs sont également atteints.
Vis-à-vis des païens, l’Empire se montre plus réservé, mais bientôt les croyances
antiques non protégées par le pouvoir politique disparaissent. Avec les invasions, les
troubles sociaux en Gaule et en Afrique, ainsi que la disparition du pouvoir impérial,
la question religieuse se trouve posée en des termes nouveaux.
En Orient au contraire, l’empire subsiste, et le triomphe du christianisme donne
naissance au césaropapisme de Justinien. Jusqu’en 1453, la conception du pouvoir
civil est théocratique ; l’empereur tient son pouvoir de Dieu, et Justinien se décrit
comme gouvernant sur l’ordre de Dieu l’empire qui lui a été confié par la majesté
céleste. Les lois de l’empereur sont sacrées ; celui-ci est le seigneur du monde, c’est sa
seule volonté qui fait loi – il est la loi vivante puisqu’il est le continuateur de la volonté
populaire du peuple romain jadis exprimée par les élections libres des citoyens. La
principale responsabilité de l’empereur est de sauvegarder la véritable doctrine
chrétienne et l’intégrité du clergé. Bien que Justinien ait maintenu la distinction
cruciale entre Imperium et Sacerdotium, il n’existe pas beaucoup de différences entre eux.
L’empereur convoque les conciles, les préside, participe à leurs discussions,
transforme en lois de l’Empire les canons promulgués par l’Église. Il est à la fois
prêtre et empereur, et demeure cependant un laïc. Il n’est pas prêtre dans la mesure
où il ne possède pas le pouvoir sacramental ou d’ordre – il n’a pas été ordonné –, mais
il est « prêtre » parce qu’il possède les pouvoirs juridictionnels dans les questions
ecclésiastiques.
Toute autre est la conception religieuse de l’Occident ; les royaumes issus du
démembrement de l’Empire ont à leur tête des rois élus selon les règles de leurs
tribus, mais bientôt consacrés par l’Église grâce au rite du sacre qui fait du souverain,
en quelque sorte, « l’évêque de l’extérieur ».
Cependant, ce gouvernement de l’Église par les rois succédant aux empereurs
romains va s’effriter peu à peu sous l’influence de l’autorité du siège de Pierre. Le
pape en effet, en succédant à Pierre en tant qu’évêque de Rome, lui succède aussi en
tant que chef de l’Église, institué comme tel par Jésus-Christ lui-même. Au cours de
tout le Moyen Âge se déroulent les phases de la lutte entre le pape et l’empereur ou les
rois qui lui ont succédé, et dont certains portent la dignité impériale arrachée à
Byzance par les souverains « barbares » devenus les chefs de l’Occident chrétien. La
lutte se déroule sous des fortunes diverses : tantôt l’Église est souveraine, elle institue
les rois par le sacre et s’arroge le pouvoir de les révoquer ; tantôt l’Église échoue –
c’est le cas du conflit entre Philippe IV et Boniface VIII. Par la bulle, Unam sanctam,
du 18 novembre 1302, le pape affirme la subordination du pouvoir séculier au
pouvoir ecclésiastique. Mais cette révolution papale n’est qu’un pétard mouillé : le
pontificat de Boniface s’achève par un désastre ; emprisonné et maltraité par les
envoyés du roi de France à Agnani, il meurt quelques semaines plus tard (septembre
1303). Clément V, son successeur, est confronté à une intense pression de la
couronne de France et déclare que la bulle Unam sanctam ne doit causer aucun
préjudice ni au roi ni à son royaume.
La théorie des deux glaives, élaborée par les juristes de l’empereur germanique
Henri IV, défend la possession du Regnum et concède au pape le Sacerdotium. Mais bien
vite, l’un des glaives signifia le temporel, et l’autre le spirituel. Selon la théorie de saint
Bernard, le glaive spirituel et le glaive temporel appartiennent à l’Église, mais l’un doit
être utilisé pour l’Église et l’autre par l’Église, l’un par la main du prêtre, l’autre par celle
du soldat à l’instigation du prêtre et sur ordre de l’empereur. Néanmoins, ce principe
ne pourra survivre à la prétention par laquelle le roi de France se proclame, selon la
formule classique, « empereur en son royaume », c’est-à-dire délivré des ingérences
excessives du Saint Empire romain et de la Sainte Église romaine.
Cette époque est donc un temps où la liberté religieuse n’existe pas – ou existe peu
– dans la mesure où les princes utilisent leur pouvoir à l’insu ou à l’opposé de la
puissance pontificale. L’État apparaît à côté de la religion, mais il en est tout proche et
nul ne peut s’aviser d’être irréligieux.
Avec la Réforme, précédée par le mouvement des Albigeois, des Cathares et les
persécutions qui s’exercent à leur encontre, la situation change. En effet, la Réforme
séduit un certain nombre d’États souverains – et particulièrement les États allemands,
avant d’engager la Grande-Bretagne, suite à un accident historique. On admet à cette
époque que la religion du chef est celle de ses sujets. L’idée de laïcité a donc
totalement disparu, même si la liberté que les princes s’octroient vis-à-vis de la
puissance pontificale entraîne des distorsions dans la pensée religieuse. Les guerres de
Religions montrent à quel point la liberté religieuse est chose futile pour ses
contemporains. C’est Henri IV qui va créer la deuxième et courte période de liberté
religieuse en France, sinon dans tout l’Occident.
En adoptant une vision réaliste de la situation politico-religieuse de son royaume,
Henri IV décide de revenir dans la communion catholique, ce qui lui permet de
reconquérir le royaume en restaurant l’autorité de la couronne. Après avoir négocié
sans l’aval de Rome le « saut périlleux » – son abjuration le 25 juillet 1593 –, il
promulgue le 13 avril 1598 l’édit de Nantes, qui admet l’existence de deux confessions
religieuses à l’intérieur d’un même État et sous l’autorité d’un même roi. L’obligation
pour les sujets de pratiquer la religion du roi est caduque : ce n’est pas encore une
laïcité, mais c’est déjà une liberté religieuse. La promulgation de cet édit marque la fin
d’un grand conflit religieux. En revanche, la situation est désormais figée en droit : un
prince ne pourra plus, en changeant de confession, entraîner derrière lui ses vassaux et
ses sujets. La religion du pays ne dépendant plus du fait du prince, celui-ci se doit de
garantir à ses sujets une certaine liberté religieuse, et la maintenir officiellement en cas
de conversion personnelle.
Il s’agit là d’une bien brève période de liberté religieuse, puisque Louis XIV
révoque l’édit de Nantes le 18 octobre 1685, soit 87 ans après sa promulgation, et
renoue de ce fait avec la persécution religieuse. À la tête d’une administration plus
structurée et d’une société soumise, Louis XIV avait été tenté de rétablir l’unité
religieuse du royaume, malgré l’indéniable loyalisme des protestants. La révocation de
l’édit de Nantes provoquera le départ de milliers de protestants qui allèrent renforcer
par leur talent les puissances hostiles à Louis XIV et animer le zèle protestant contre
le tyran français.
Guillaume d’Orange se considère rapidement comme un ennemi personnel du roi
de France, qu’il accuse d’aspirer à la monarchie universelle en s’appuyant sur une
religion universelle. Il se proclame l’instrument de Dieu pour courber l’orgueil du
« Roi Soleil ». Toutefois, il réussit à éviter de transformer en guerre de religion la lutte
qu’il mène contre la France, par crainte d’un rapprochement entre les souverains
catholiques, le roi Louis XIV et l’empereur Léopold Ier de Habsbourg.
10 Les dits du prophète Muhammad, trad. Youssef Seddik, Actes-Sud/Sindbad, 2002.
11 Coran, V, 110.
12 Coran, IV, 157.
13 Cf. la fin de la sourate V, La Table servie ou Le Festin, selon une autre traduction.
Chapitre V
Le divin verrouillé

Dans le précédent chapitre sur la construction européenne du christianisme, en


rapport essentiellement avec la chose politique et le désir tout « profane » du pouvoir,
nous avons voulu souligner que ce n’est pas au christianisme en tant que tel que le
Coran s’est opposé, mais à cet événement capital qui a enclenché le processus de cette
même construction, à cet instant crucial quand, en 326, Constantin Ier a imposé, lors
du concile de Nicée, le choix de la Trinité et de la divinité d’un Jésus fils de Dieu.
Dans cette Europe chrétienne qui tient toujours à le demeurer exclusivement, et
même pour beaucoup à inscrire dans sa Constitution sa nature chrétienne, justifiant
dans toutes les instances l’altérité absolue, et donc l’exclusion sans appel d’un islam
européen possible, c’est le rôle du clergé, après celui des empereurs, qui doublera
d’une autre construction, cléricale cette fois, l’énorme édifice de la chrétienté, jusqu’à
nos jours.
Si la décision impériale de Constantin, d’ordre uniquement politique, a sauvé in
extremis la Romanité dans ses habits neufs, elle trouvera d’abord sa pérennisation
théorique grâce à des penseurs, véritables « intellectuels organiques » de la nouvelle
ère religieuse, tel un Augustin d’Hippone, immense stature philosophique de la
méridionalité méditerranéenne, devenu père fondateur de l’Église après une longue
vie de dévoyé et de sceptique à Carthage.
N’a-t-il pas fait appel au bras séculier du tribun Marcellinus, pour sévir contre les
« hérétiques » ?
Comment expliquer la conversion inattendue à la « foi de Nicée » des royaumes
d’une Europe alors définis comme barbares, c’est-à-dire à la périphérie de la
romanité ?
Parmi les raisons qui peuvent éclairer un tel phénomène, nous pourrons avancer
tout d’abord que les nouveaux maîtres du pouvoir se sont appliqués à conserver les
« héritages » culturels et juridiques de l’époque impériale, qui avaient assuré la
pérennité du christianisme ancien. La politique du roi de Ravenne, Théodoric, est sans
doute le meilleur exemple de l’attachement aux principes du droit romain. Puis
l’affaiblissement de l’autorité impériale, dès les années 430, dynamise la vocation
missionnaire des évêques, qui sont de plus en plus contraints d’assumer seuls
l’impératif apostolique d’évangélisation face aux résistances païennes ou hérétiques,
arienne et donatiste notamment. L’évolution de la fonction épiscopale renforce la
position dominante de l’évêque-pasteur, qui va bénéficier de nouveaux modes de
contrainte dans la cité puisqu’il est chargé de la gestion de la vie civique et de l’encadre
ment de la vie sociale. Entouré des fidèles et des clercs, l’évêque devient ainsi l’acteur
principal de l’évangélisation, pour qui « le pouvoir épiscopal seul organise la
conversion ». La mission apostolique de l’évêque se caractérise, à quelques exceptions
près, par des modalités de conversion de plus en plus pragmatiques, capables de
déroger aux principes établis, par exemple en acceptant le mariage entre une
catholique et un roi d’une autre religion (Clotilde et Clovis…). Puis le combat contre
les pratiques païennes, qui persistent surtout dans les campagnes, sera facilité, après
476, par la disparition totale du paganisme au sein des anciennes élites impériales,
pour lesquelles la conversion n’était plus seulement une obligation légale, mais une
nécessité de survie sociale. Durant toute cette période d’apaisement sur le plan des
modalités de la conversion, l’épiscopat put ainsi élaborer une stratégie de conversion
des peuples germaniques fondée d’abord sur la conversion de leur roi.
Notons ici que la conversion personnelle du roi et les tentatives d’unité religieuse
entreprises par le roi converti montrent que ce processus varie en fonction de
l’histoire de chaque royaume : dans le monde anglo-saxon, la rapidité de l’unification
chrétienne s’explique en grande partie par la faiblesse des autres cultes et la fragilité de
l’implantation païenne dans l’île ; en France, la conversion du royaume est facilitée par
la « remarquable continuité » de la chrétienté catholique avec le monde romain ; en
revanche, dans l’Italie soumise aux dominations successives, l’arianisme tolérant des
rois goths, le rêve d’unification de Justinien puis la volonté d’arianisation sous les
Lombards retardèrent de deux siècles le processus de christianisation étatique.
Nécessairement tributaire de l’histoire de chaque royaume, la conversion nationale
dépendra surtout de l’évolution des rapports de force entre la royauté et l’épiscopat,
comme en témoignent les tentatives d’unification chrétienne de l’Espagne
wisigothique : la disparition forcée de l’arianisme et du paganisme entreprise par
Léovigild sera suivie, sous le règne du roi Sisebut (612-621), d’une persécution
systématique du judaïsme, considéré comme le dernier corps étranger au royaume
chrétien d’Espagne. Dans un premier temps, la réaction équivoque de l’épiscopat
espagnol au concile de Séville illustre l’embarras d’Isidore, partagé entre sa fidélité à
Sisebut et son attachement à la vocation universelle de l’Église. Mais à la fin du VIIe
siècle, les évêques deviennent les principaux soutiens de la politique du roi Égica
contre les juifs. Le concile de Tolède, en novembre 694, contribue à définir le
judaïsme comme une hérésie ennemie de l’Église et de l’Espagne, en confondant « en
une même fides la foi religieuse et la fidélité civile ». L’impossibilité d’assimiler les juifs
dans l’unité politico-religieuse se traduit alors par l’asservissement ou la conversion
forcée des juifs, auxquels mit fin la conquête de l’Espagne par les armées arabes en
711, qui permet à la religion juive de retrouver un statut d’existence légale dans le
régime islamique. À travers cet exemple, la collaboration croissante entre le clergé et le
roi montre comment l’épiscopat espagnol est passé d’une vocation universelle de
l’Église, dont Isidore de Séville sera le dernier représentant, à l’ambition plus étriquée
de servir la fondation d’un royaume chrétien… L’ultime étape consacre la
pérennisation de la société chrétienne triomphante, marquée par l’unité religieuse du
royaume et la christianisation des structures sociales.
Enfin, dernier élément, cette unification religieuse suppose l’établissement d’une
norme ecclésiale destinée à intégrer, ou, le cas échéant, à exclure. La définition de
cette norme concerne autant les croyances que les pratiques du chrétien.
L’uniformisation rituelle, qui suppose l’élimination de toute pratique hérétique ou
païenne, est accomplie grâce aux efforts conjugués du roi et des évêques, mais aussi
d’autres acteurs essentiels de l’évangélisation, à commencer par les fondations
monastiques : l’expérience de saint Martin, qui avait refusé la violence pour convertir
les païens, avait profondément marqué l’œuvre missionnaire des moines d’Occident,
si différents sur ce point de leurs frères orientaux. L’évangélisation quotidienne des
campagnes encouragée par Cassiodore à Vivarium, la pastorale des évêques
provençaux nourrie de références au monachisme irénien, la conversion sans violence
promue par Grégoire le Grand, ou encore la « théâtralisation de l’affrontement »
illustrée par Colomban, reflètent les différents types d’engagements monastiques dans
l’unification religieuse de l’Occident. Les élites chrétiennes contribuent, elles aussi, à la
christianisation en profondeur de l’Occident barbare en réalisant une « évangélisation
par le haut ». Les modes de supériorité économique et sociale (droit des propriétaires,
autorité administrative, dépendances financières, clientélisme…) induisent en effet des
rapports de domination souvent plus contraignants – et donc plus efficaces – que la
simple fidélité au monarque ou à l’évêque.
Les trois premiers siècles du Moyen Âge nous renseignent davantage sur les
mécanismes que sur les causes de l’évangélisation de l’Europe. Toutefois, la
collaboration entre les différents acteurs de la conversion révèle un fondement de
l’organisation politique et religieuse de l’Europe pré-carolingienne. Le succès final du
christianisme nicéen – la religion de Rome – souligne la permanence du modèle
romain tout en montrant, par ses prétentions universelles, que l’unité politique n’est
plus concevable sans unité religieuse.
Les principaux acteurs de l’unification religieuse de l’Occident, de Salvien de
Marseille à Bède le Vénérable, en passant par Théodoric, Grégoire ou Isidore, qui
condamnent l’usage de la contrainte, ont eu, semble-t-il, une perception aiguë de
l’altérité religieuse qui oscille entre un droit à la différence et un droit à l’erreur : même
s’il n’y eut jamais de formulation de la liberté de conscience en tant que telle, il faut
reconnaître qu’il exista, à certains moments et dans certains contextes, l’idée d’un
droit à la différence.
L’œuvre de conversion implacable que reflète le Code théodosien nous rappelle en
effet que les politiques de coercition impériale revêtaient déjà une palette de nuances
qui n’impliquaient pas nécessairement un « droit à la différence ». Contrairement à ce
que fit plus tard Justinien, Théodose et ses premiers successeurs s’étaient refusés à
lancer des persécutions contre les païens et les hérétiques qui menaçaient l’unité de
l’Empire parce que, précisément, les persécutions s’étaient révélées inefficaces contre
les chrétiens : pour mieux les faire disparaître, ils avaient choisi de les marginaliser en
asphyxiant progressivement leur culte et en les écartant peu à peu de la communauté
civique.
Aujourd’hui, et dès la fin du XIXe siècle et le début du siècle dernier, le choix d’une
chrétienté construite sur le modèle primitif de l’acte nicéen et sur le verrouillage
clérical qui l’a maintenu si longtemps (alors qu’un tel modèle ne fut qu’une option
interprétative, parmi d’autres) reprend de la vigueur et une combativité
institutionnelle, s’appuyant comme jadis sur la puissance des pouvoirs « temporels ».
L’exclusion de l’islam d’une « cité » européenne laïque, érigeant cette laïcité en un
véritable sacerdoce profane, reproduit le même processus qui a marginalisé et
démobilisé, dans l’histoire religieuse de l’Europe, les masses des « laissés-pour-
compte » à l’endroit de toute participation effective à la vie politique et civique.
Rappelons, par exemple, qu’en Tunisie et en Algérie, leurs habitants – Berbères
chrétiens pour la plupart avant l’arrivée des Arabes – se convertirent à l’islam non
seulement parce qu’ils étaient ainsi exemptés de la Djizya (impôt de capitation – le Per
Capita romain), mais surtout parce que l’islam fut pour eux une délivrance de
l’oppression que leur faisaient subir leurs coreligionnaires de Byzance. Ils avaient été
chrétiens « hérétiques » donatistes, cette « hérésie » avait été le recours le plus
commode qu’ils aient trouvé pour se défendre contre le joug byzantin. Cette situation
se reproduisit au XVe siècle dans les Balkans chez les chrétiens bogomiles (cousins
théologiques des Albigeois, sévèrement persécutés en Europe occidentale), et au
Proche-Orient avec les monophysites, les nestoriens et autres chrétiens que l’islam
libéra du joug de l’Empire romain de l’est.
Les victoires éclair des Arabes contre l’Empire byzantin ne se produisirent que sur
des territoires « hérétiques » à l’« orthodoxie » byzantine. À sa naissance, l’islam battait
les Byzantins partout lorsqu’il s’attaquait à des territoires dont les peuples attendaient
des libérateurs. Les armées du calife Omar, deuxième successeur du prophète, y furent
partout reçues en libératrices. Il n’était pas rare de voir des cas comme celui du 20
août 636 en Syrie, où durant la bataille de Yarmûk entre une puissante armée
byzantine organisée à la romaine et une bien moins grande, arabe, composée plutôt de
bandes guerrières, les Byzantins furent littéralement écrasés. Douze mille Arabes
chrétiens de l’armée byzantine d’Héraclius, persécuteur de juifs et d’hérétiques,
rejoignirent les rangs de l’adversaire.
Comme l’a fait remarquer avec amertume Ernest Renan, il est permis de dire que
l’intolérance de l’orthodoxie constantinopolitaine, chassant de l’Église les « hérésies »
syriennes, fournit à l’islam les chances du succès et les conditions d’un établissement
durable.
Chapitre VI
C’est quoi, « être Arabe » ?
L’horizon voilé de l’islam

Dans la continuité d’une période de domination de l’Occident industrialisé, une


mondialisation armée de son potentiel scientifique, technique et culturel, mais aussi de
sa formidable machine de guerre, s’érige aujourd’hui en une solution qui se veut sans
alternative pour l’ensemble de la planète. Des gens d’islam, par la voix d’une frange
combative et intransigeante, se rappellent alors que leur message est porteur –
explicitement et dans son texte fondateur – d’une autre mondialisation, dont l’esprit
bédouin n’a développé à outrance que les aspects cultuels et rituels.
L’alternative posée aux élites musulmanes qui refusent la mondialisation
occidentaliste revient alors soit à persister dans une lecture ritualiste du texte révélé,
soit à réentendre l’appel à une sécularisation, consubstantielle nous semble-t-il, au
message coranique, c’est-à-dire à faire retour à ce projet d’une Médine démocratique
et pacifiée, où le religieux en tant que choix personnel obéit au politique. Dès le VII e
siècle en effet, à un moment où se cristallisaient et s’entrechoquaient les sensibilités
ethniques et les particularités religieuses, l’islam avait déjà proposé un dessein auquel
étaient conviés « les humains, tous les humains ».
Mais d’où venait un tel dessein, apparemment surgi, comme le soutient la tradition
islamique, d’un sui generis historique ?
Et pourquoi est-ce à un Arabe, à des Arabes, qu’il a été dévolu d’en concevoir l’idée
et d’en tenter la réalisation ?
Disons tout d’abord, et avant de nous enfoncer au plus profond de l’histoire pour
essayer d’apporter une réponse, que le monde en a vraiment assez de ce trivial et
malhonnête raccourci qui non seulement passe distraitement de l’Arabe au musulman,
mais ignore tout de l’Arabe antérieur ou immédiatement contemporain de la religion
apportée par Muhammad, et considère les Arabes amenés à se convertir à l’islam
comme culturellement arriérés. En réalité, les Arabes ont hérité de leurs ancêtres
directs, les Mésopotamiens, les antiques Yéménites et les sémites occidentaux, une vie
religieuse, culturelle et politique complexe et dynamique. Non seulement ils n’ont
jamais cessé d’intégrer en leur sein des populations venues des grands centres urbains,
mais ils étaient aussi, de par leur genre de vie, des partenaires obligés dans les
échanges économiques, dans le commerce international et dans la guerre.
Les Arabes sont les premiers responsables de la méprise à leur sujet installée en
Europe dans tous les esprits, depuis les croisades principalement. Dans leur
enthousiasme pour la religion que leur donna leur prophète, ils appelèrent Jahiliya
(Ignorance), tout ce qui existait parmi a eux avant Muhammad.
Ils sont bien loin d’avoir été de « primitifs nomades » sans Histoire, comme
d’aucuns persistent à le croire.
Ce sont eux, ces Arabes, avec lesquels les Hellènes échangeaient des parfums et des
idées, et dont le pays fut appelé « Eudaimon Arabia » (heureuse Arabie), par leurs
partenaires grecs. Eudaimon, qui donna son nom au port yéménite, Aden.
Les Romains, qui tentèrent en vain de subjuguer leur pays en envoyant Aelius
Gallus en 25-24 avant Jésus-Christ, l’appelèrent aussi heureuse Arabie (Felix Arabia).
Il s’agissait du sud de l’Arabie, du prestigieux royaume de la reine de Saba qui avait
comblé le sage roi Salomon lorsqu’elle arriva à Jérusalem pour éprouver sa sagesse,
« avec une suite fort nombreuse, et avec des chameaux portant des aromates, de l’or
en très grande quantité et des pierres précieuses ».
Mais déjà bien avant la reine de Saba et le roi Salomon, les Arabes minéens faisaient
du commerce de marchandises et d’idées avec la Chine et les Indes, pour les
transmettre à la Mésopotamie et à l’Égypte des pharaons. Dans le Coran, on retrouve
le récit du cataclysme qui détruisit Marib, la capitale des Minéens, et mit fin ainsi à la
civilisation arabe qui avait précédé la reine de Saba, dont la dynastie succéda au
cataclysme. Les expéditions scientifiques ont fait la part du mythe et du réel dans la
perception de cette Arabie du sud en découvrant de grandioses vestiges de son passé.
L’américaine sous W. Phillips, et la belge sous G. et J. Ryckmans, découvrirent des
ruines impressionnantes datant du deuxième millénaire avant Jésus-Christ : des
temples imposants, des aqueducs, des digues, tous témoins de la civilisation qui y avait
existé avant la reine de Saba.
Cinq siècles avant Jésus-Christ, les Arabes du nord, les Nabatéens – qu’on appela
plus tard Sarrasins (probablement de Sarah kinos, « esclave de Sarah », en référence à
Hagar, mère mythique des Arabes) – avaient fondé une brillante civilisation avec pour
capitale Petra (ville morte aujourd’hui), partenaire commerciale des Gréco-Romains.
Les Nabatéens ayant eu le malheur de sympathiser avec leurs frères juifs contre les
Européens romains, destructeurs du temple de Jérusalem en 70 et responsables du
suicide des Zélotes en 73 à Massada, furent punis par la perte de leur indépendance en
106. Le tout se conclut pour les Arabes par la destruction du dernier de leurs
royaumes, celui de Palmyre par Aurélien, en 273, et avec la fin tragique de Zénobie,
leur reine.
La présence de ces Arabes, inscrite sur la pierre, remonte au moins à 853 av. J.-C.
après une guerre livrée par le roi assyrien Salmanazar III à Qarqar, en Syrie, contre les
rois de Hama et de Damas, où un roi arabe du nom de Gindibu livra mille
dromadaires au souverain mésopotamien. Ce fut la première mention connue des
Arabes sous cette appellation dans les annales assyriennes. D’autres chefs arabes y
sont signalés, comme Zabibê, la reine arabe de Syrie. Le souverain néo-assyrien,
Tiglat-Phalazar III (744-727 av. J.-C.), immortalisa ses campagnes militaires contre les
Arabes en faisant représenter quelques scènes de bataille sur les bas-reliefs de son
palais de Nimrud. Ce même souverain reçut, par ailleurs, des cadeaux de la part de
Samsi, « reine des Arabes ». Un roi arabe du nom de Haza’el subit une expédition
punitive de la part de l’Assyrien Sennachérib (704-681 av. J.-C.), fils de Sargon II
(721-705 av. J.-C.), pour avoir aidé les Babyloniens lors de la guerre de 689 av. J.-C..
Les annales d’Assarhaddon (680-669 av. J.-C.) précisent que son père Sennachérib prit
en butin les dieux de ce roi arabe, dont les noms d’alors se déclinent en Dai, Nuhai,
Ruldaiu, Aribillu, Atarquruma.
On voit même Nabuchodonosor II (604-562 av. J.-C.) prétendre, dans ses Annales,
avoir envoyé en 599 av. J.-C. « son armée dans le désert piller les possessions,
animaux et dieux de nombreux Arabes ».
En outre, un peuplement arabe a été mentionné par les sources classiques dans les
vallées de l’Euphrate et du Tigre, et combattu en tant que tel par les armées d’Assur.
Les historiens insistent sur « la continuité » existante entre les Arabes sémites
rencontrés par Strabon sur l’Euphrate et « les Urbi (Arabes) de Babylonie ».
En fait, des tribus arabes sédentarisées occupaient les embouchures de l’Euphrate
et du Tigre dès le début du IVe millénaire avant notre ère. À l’origine, le qualificatif
d’arabe s’appliquait à un domaine géographique, celui de la contrée de la ‘Araba, mais
la débordant aussitôt pour désigner le nomade en général, alors que le sémite s’applique à
un groupe ethnique et linguistique.
La réduction des Arabes/nomades à cette dualité antithétique des sédentaires
appartenant aux grandes civilisations moyen-orientales est une vue de l’esprit,
anachronique et simpliste, ignorant la véritable dynamique de l’histoire moyen-
orientale. Les vagues successives des nomades sémites du désert arabo-syrien, arabes
ou non, qui envahirent les grands centres de fixation urbaine du croissant fertile sont
les Akkadiens au IIIe millénaire, les Amorrhéens à la première moitié du IIe
millénaire, les Araméens au XIIe siècle. La langue de ces derniers, l’araméen, ancêtre
direct de l’arabe et du phénicien, devenant internationale, est encore pratiquée de nos
jours en Syrie et en Irak.
Cette dynamique de sédentarisation ne doit cependant pas cacher un mouvement
inverse, qui jette régulièrement des populations entières sur les routes de l’exode, à la
suite des guerres endémiques, des déportations en masse ou des changements
climatiques. Ces mouvements constituent la loi de l’évolution historique de tout le
Moyen-Orient, et non de simples accidents ; ils deviennent même le mode majeur de
la vie politique et sociale de ses habitants. C’est cette dynamique – qui a créé une
osmose active des modes de vie nomade et sédentaire – qui fait peut-être l’originalité
de la culture sémitique et arabe.
Il faudrait signaler ici le rôle exceptionnel joué par la ville arabe de Taymâ comme
centre routier reliant la Mésopotamie, la Syrie et l’Arabie du Sud. Taymâ se situe à 1
000 kilomètres de Babylone comme de Damas, et, au sud, de La Mecque. Elle est
mentionnée pour la première fois sous le règne de Tiglat-Phalazar III. Mais il faudra
attendre encore un peu moins de deux siècles pour voir cette oasis arabe se hisser au
rang de capitale babylonienne, sous le règne du roi néo-babylonien Nabonide
(556-539 av. J.-C.), qui y séjourna une dizaine d’années et y construisit un palais aussi
prestigieux que celui de Babylone. Taymâ devint alors la capitale de l’Arabie,
soumettant des oasis aussi lointaines que Yathrib (future Médine), distante de 436
kilomètres. Nabonide a séjourné dans cette dernière oasis, onze siècles avant que
Muhammad ne s’y installe à son tour, et n’en fasse, lui aussi, la capitale de l’Arabie
centrale. Parmi les populations que Nabonide emmena avec lui en Arabie lors de cette
conquête, se trouvent des juifs captifs. Nous retrouvons ces derniers déportés du
temps de Muhammad, dans les mêmes oasis anciennement conquises par Nabonide,
comme à Khaybar et à Yathrib.
Ces données, on le voit, sont d’une importance première pour l’histoire religieuse et
culturelle de l’Arabie centrale. Rappelons aussi à cet égard que Nabonide adora, au
grand dam des prêtres babyloniens, le dieu-lune Sîn, dont le temple se trouve à
Harran. Or, Sîn correspond au dieu ouest-sémitique ‘Il ou El, dieu lunaire ayant pour
parèdre ‘Ilat. Le dieu de Nabonide n’est ainsi rien d’autre que l’ancêtre du dieu
souverain mecquois Allah…
Cet épisode nabonidien montre bien que les Arabes du désert n’ont de fait jamais
perdu le contact avec les civilisations urbaines de l’Orient ancien, que ce soit sous
l’effet de la guerre ou par le truchement du commerce et de la pratique religieuse.
Mais le lien le plus solide et le plus déterminant qu’ils gardent avec l’ancienne
civilisation moyen-orientale, c’est incontestablement la langue. L’akkadien, la langue
des Sémites mésopotamiens, est pratiquement pour la langue arabe ce qu’est le latin
pour le français : la langue-mère. Pourtant, cette donnée de base dans la culture arabe
a été totalement ignorée par les lexicographes arabes, qui ont fait de leur langue un
phénomène originaire. Ils sont allé jusqu’à ignorer les autres langues sémitiques,
comme l’araméen ou l’hébreu.
La lexicologie arabe ignore donc jusqu’à ce jour les langues sémitiques, réduisant la
philologie arabe à un état véritablement anhistorique. C’est d’ailleurs la thèse fort
contestable soutenue par Ernest Renan, qui voit dans la langue arabe un cas unique
« d’un idiome entrant dans le monde sans état archaïque, sans degrés intermédiaires ni
tâtonnements ».
Or, l’arabe littéral n’a pas créé sa grammaire de toutes pièces, comme le supposait
Renan ; elle est ce legs d’un système déjà parfait au temps de la première dynastie
babylonienne, comme le prouve la langue du code de Hammourabi. La gamme des
dix formes verbales, la déclinaison du nom, le duel et le pluriel, se retrouvent aussi
bien dans l’arabe classique que dans les inscriptions cunéiformes de la première
dynastie babylonienne. Ce n’est d’ailleurs pas la langue seule qui unit si intimement la
civilisation arabe ancienne à sa devancière babylonienne, il faut citer aussi la littérature
et la poésie. Celle-ci demeure jusqu’à nos jours une énigme, puisque tenue à l’écart de
l’énorme matériel littéraire, notamment mythologique, qu’ont légué aux Arabes leurs
si proches ancêtres mésopotamiens.
Adossé à cet héritage si ancien, les Arabes munis d’une nouvelle dynamique
générée par l’avènement de l’islam, investissent le bassin méditerranéen.
Car la métamorphose de cette Méditerranée-là en un espace plus ou moins
homogène, d’abord d’une chrétienté dominante, puis d’un islam géographiquement
majoritaire, portait ses signes annonciateurs depuis très longtemps, depuis l’époque
des Achéens, ancêtres du projet d’une Méditerranée unifiée. Ce rêve a été dissipé par
l’émergence d’une Grèce européenne continentale, née d’un « miracle », selon une
illusion toujours active soutenue par le mythe d’une Athéna, déesse de la Raison, de
l’Ordre et des Armes, enfantée par le maître de l’Olympe.
C’est d’une vaste contrée en arrière-pays de la Méditerranée qu’une toute nouvelle
option de l’histoire allait proposer une vision du monde inédite. Le lecteur du Coran
ne s’y trompera pas. Une sourate entière, la trentième, porte le titre de Rûm, et au
traducteur vers le français de proposer toutes sortes d’équivalences à cet intitulé : Les
Grecs pour Blachère, Byzance pour Kazymerski, Les Romains pour Masson, et même
carrément Rome pour Berque. Le sens de cette dénomination va au-delà d’une simple
localisation géographique d’un territoire, d’un peuple ou d’une cité souveraine.
D’entrée de jeu, la sourate déplore une défaite des Romains, avant de préciser qu’ils
prendront leur revanche moins de dix ans après. Il s’agit de la première défaite des
Byzantins contre les Perses, là où l’armée de Khosrô II a pris la ville de Jérusalem,
puis de l’offensive byzantine qui récupérera la ville en 623, moins de dix ans après en
effet. L’allusion à ce renversement militaire évoqué sans précision de date se poursuit
dans une exaltation par la parole coranique d’une certaine chrétienté romaine
victorieuse. Non pas celle institutionnelle de la chrétienne impériale, mais du « peuple
des croyants » que cette romanité gouverne :

« À Dieu appartient de régir toute chose, dans l’avant et dans l’après, et en ce jour-
là les Croyants auront à se réjouir du soutien de Dieu. Il soutient qui Il veut et Il est
le Tout-Puissant, le Tout-Miséricordieux. Promesse de Dieu. Jamais Dieu ne faillira
à Sa promesse, mais les gens, pour la plupart, ne savent pas. »

Le Coran ne cite jamais le nom de l’autre protagoniste de cette antique rivalité, la


Perse. Tout en prenant franchement le parti de la romanité chrétienne, il dénonce
toutefois dans plusieurs autres endroits l’option nicéenne et trinitaire.
Une telle ouverture du Coran, qui échangeait dans le débat contradictoire avec
d’autres idéologies religieuses de son espace et de son temps, ne laissera aucune trace
dans l’appropriation, plus tard, par l’exégèse, de la parole coranique. Le premier repli,
dans une espèce d’insularité textuelle de cette parole devenue vulgate, se lit dans ce
siècle entier des Omeyyades, au lendemain d’une guerre civile dévastatrice, la fitna,
survenue alors même que les compagnons les plus proches du prophète exerçaient le
califat dit « bien guidé » ou « clairvoyant ». Les Omeyyades, éponymes d’une tribu
préislamique, caravanière, étaient largement engagés, comme nous l’avons déjà vu,
dans l’ère économique de cette Méditerranée orientale gréco-romaine. L’avènement de
l’islam les a fortement affaiblis en disséminant leurs alliances païennes et juives, en
brisant les hiérarchies entre les castes, en élevant exploités et esclaves au rang
d’interlocuteurs et parfois même de hautes figures dans l’entourage de l’Envoyé de
Dieu, en dénonçant, à même la parole du Coran, les pratiques d’usure et de
thésaurisation.
L’extension de l’empire islamique, notamment après la chute jusque-là
militairement inexpliquée de l’empire perse, avait rendu de moins en moins pertinente
la raison religieuse, qui a cédé la place à des considérations de pure politique. Avec le
troisième calife précisément, compagnon du prophète et deux fois son gendre, le
nouvel empire avait acquis des dimensions territoriales considérables. Le califat
héréditaire prenait ainsi le pas pour toujours sur le califat électif, celui de la shûra,
terme coranique nommant même une sourate entière (la XLIIe ). Le plus inouï, c’est
que les soixante-quinze années durant lesquelles s’est exercé le pouvoir omeyyade ont
été dans le domaine du culturel une période d’oralité absolue.
Cette période a tout simplement réinstallé l’esprit de bédouinité violemment honni
dans des passages du Coran faisant montre d’une extrême sévérité. Non seulement
l’âme du Bédouin est imperméable à la foi, selon le Coran : « Les Bédouins sont les
plus tenaces dans la mécréance et l’hypocrisie, et les plus aptes à ignorer les limites
que Dieu a imposées… », mais ils illustrent le sens négatif du mot « islam »14 et
prennent même le contre-pied de la vraie foi : « Les Bédouins ont dit : “Nous avons la
foi, dis-leur vous n’avez pas la foi ; dites plutôt nous avons été [astreints] à l’islam et
que la foi n’est pas encore entrée dans nos cœurs”. » Notre contemporain Gilles
Deleuze, comme s’il commentait ces versets, explique :

« Les nomades ont un “monothéisme” vague, littéralement vagabond, et s’en


contentent. […] Il y a chez les nomades un sens de l’absolu, mais singulièrement
athée. Les religions universalistes qui ont eu affaire avec des nomades – Moïse,
Mahomet, même le christianisme avec l’hérésie nestorienne – ont toujours
rencontré des problèmes à cet égard, et se heurtaient à ce qu’elles appellent une
opiniâtre impiété. En effet ces religions n’étaient pas séparables d’une orientation
ferme et constante, d’un État impérial de droit, même et surtout en l’absence d’un
État de fait. »

Partout et dans de longs passages du Coran – parfois une sourate entière, comme
celle intitulée Les Huttes (XLIX) – les pratiques de ce genre d’hommes, contraires à la
civilité, sont dénoncées : ils colportent de fausses nouvelles, violent l’intimité des
autres, trahissent leurs compagnons de guerre, etc. C’est d’ailleurs au cœur de cette
même sourate, véritable manifeste anti-bédouin, que se lit clairement, comme a
contrario, un réel mot d’ordre sédentaire et universel propre à l’apport du prophète de
l’islam :

« Ô vous les humains, Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle et Nous
vous avons institués en peuples et tribus afin seulement que vous vous
reconnaissiez les uns les autres. »

L’esprit omeyyade bédouin a complètement raturé un tel mot d’ordre, et les


chroniques consignées tardivement prêtent à Yazîd, le propre fils et successeur de
Mu’âwiya, fondateur de la dynastie, cette violente diatribe contre le Coran, destinée à
montrer à quel point la révélation coranique encombrait l’exercice du pouvoir pour
ces mêmes omeyyades :

« Combien Hachem [le clan du prophète] a joué du pouvoir ; nul oracle n’advint,
nulle parole révélée. »

Un tel pouvoir tribal sur un territoire aussi immense ne pouvait que s’anéantir dans
l’épuisement et la décrépitude. À la veille de l’effondrement de cette dynastie, une
autre revanche se cristallisait, celle de cette Perse étonnamment défaite et écrasée dans
la seule bataille d’Al-Qâdisiyya (634). Les conspirateurs, concentrés dans la périphérie
irakienne de l’empire, s’armaient de discours rationnels dirigés précisément contre
cette révélation pétrifiée par l’esprit bédouin. Avant même que le coup d’État
abbasside (750) n’ait éliminé dans un vaste massacre le pouvoir omeyyade, d’éminents
théoriciens de la maîtrise herméneutique du Coran commençaient déjà à investir les
lieux publics et les mosquées. Sitôt les Abbassides installés dans leur nouvelle capitale,
Bagdad, sur cette aire où survivaient depuis longtemps la culture et l’esprit persan et
sassanide, la pratique oubliée de la production et de la consignation des œuvres sur
espaces graphiques reprenait. Pratiquement toutes – des traités de grammaire avec le
plus grand des grammairiens, Sibawayh, jusqu’à la phonétique et la critique littéraire,
aux Sommes de jurisprudence et des hadiths –, bref, toutes ces œuvres sur lesquelles
vit toujours la conscience et la culture islamiques, sont dues à des convertis persans.
Un tel fait commence à peine à être analysé, et encore sur le seul plan de la polémique.
L’une des conséquences de la « persianisation » de la culture arabe, la plus
déterminante, serait, nous semble-t-il, le voilement, puis l’écran total, que l’esprit perse
a interposé entre l’islam des fondations et l’apport hellénique et hellénistique, pourtant
visible – au moins dans le lexique coranique. Le vaste empire islamique devenait
l’arène d’un combat bien plus ancien, celui que ni les guerres Médiques ni la campagne
d’Alexandre n’avaient réussi à liquider entre les deux antiques belligérants. Bien qu’on
ait assisté avec les califes Al-Mansûr, Al-Rashîd et surtout avec le prince éclairé Al-
Ma’mûn, à une nostalgie passionnée de l’esprit grec donnant la traduction à tour de
bras des Hippocrate et autres Galien d’abord, des Euclide et des Ptolémée ensuite, et
enfin des philosophes (surtout Aristote), toute la culture religieuse, le fiqh
(jurisprudence), l’histoire et la littérature profane consacraient l’excellence persane.
Ainsi, comme si de rien n’était, ce Coran, d’abord porteur d’un projet
d’universalisation par le religieux, se trouve réduit au simple champ de bataille d’une
guerre plus ancienne et qui n’est pas la sienne. L’espace où le Coran voulait donner
forme à la nouvelle culture n’offre plus aux siens qu’une étendue où prospère à
nouveau le vieux démon bédouin. On oubliait du coup ce geste inaugural resté
inexpliqué, lui aussi : le prophète débaptisant la cité qui l’accueille après avoir été
chassé de sa ville natale, en effaçant son nom tribal de Yathrib pour la nommer tout
simplement Polis, Médine, vocable attesté dans le Coran en ses deux occurrences
comme nom propre et nom commun. Tout comme Médine, à travers les siècles, les
autres grandes cités du monde islamique, Samarkand, Damas, Fès ou Le Caire,
redevenaient de véritables campements, parfois divisés en quartiers-tribus.
Cependant, la vieille idée léguée par la Rome antique, celle d’un centre politique
indifférent à l’ethnique et aux singularités des peuples, et attaché au pur administratif
comme seul facteur unifiant de gouvernance, sera reprise dès le XIV e siècle par
l’empire ottoman dans les immensités territoriales islamiques qu’il a mises sous sa
bannière. Dans son opposition à l’Occident, l’empire ottoman s’épuisera jusqu’à la
mort, devenant ce que les géopolitologues ont toujours appelé « l’homme malade de
l’Europe ». C’est le congrès de Berlin qui se tint en 1875 qui l’achèvera, en partageant
sa dépouille entre les puissances industrielles et technologiques montantes du vieux
continent, et ce dans la plus vaste entreprise d’asservissement plus ou moins pacifique
de l’histoire.
Paradoxalement, c’est alors, du Maroc à l’Indonésie, que l’islam se régénère dans
ses principes originels qui avaient fait toute la fraîcheur de ses premiers élans.
Il fut un temps, pas si long au regard de l’histoire, où la Méditerranée était tout
l’univers. Des pans entiers de civilisations rivalisaient pour en prendre possession, à
tous les niveaux de la vie humaine : Babyloniens, Akkadiens, Hittites, Phrygiens,
Assyriens, Achéens, Mycéniens, Phéniciens, Doriens, Assyriens, et même ceux des
rives voisines, Himyarites, Sabéens, Anatoliens – chaque concurrent voulant à lui seul
le pouvoir de la suprématie. Toutes ces tentatives s’arrêtent au seuil du rêve réalisé –
toutes, sauf peut-être une, celle de l’Empire romain. La Pax Romana a réussi pendant
trois siècles environ à unifier ce qu’elle-même a appelé Mare Nostrum. Le
gouvernement des hommes, la pacification du territoire, l’administration de l’État, le
respect des diversités culturelles des peuples soumis, la fluidité des échanges et des
communications étaient assurés sous l’œil vigilant d’une capitale qui se voulait
éternelle en vertu de la paix romaine.
Le miracle, certainement unique dans l’histoire des Anciens, dura le temps de
maintenir étanches les limes invisibles, et protégea l’empire de ce qu’on est convenu
d’appeler les invasions barbares. Le chaos de ces incursions destructrices a d’abord
divisé l’empire jusqu’à l’apparition de l’islam. Cette nouvelle énergie, beaucoup plus
culturelle que banalement religieuse, comme on a souvent tendance à le croire, a
tendu vers ce même modèle romain de commander l’ensemble du pourtour et au-
delà. De multiples raisons, dont on a analysé ici quelques-unes, ont fait avorter le
projet, et l’islam pour un long moment s’est arrêté à la moitié méridionale de l’Ibérie.
Dès le début de la Reconquista, et surtout dès la découverte de l’Amérique,
l’énergétique islamique s’est retirée définitivement dans la partie sud de la
Méditerranée. Ibn Khaldun fut le premier à capter cette intuition d’une remontée de la
créativité des peuples des rives sud dans les rives nord, accompagnée d’une volonté de
puissance, d’hégémonie et d’asservissement.
L’aboutissement le plus convaincant a été le partage, sciemment décidé au congrès
de Berlin en 1878, entre un Sud dépossédé définitivement de ce qu’il avait comme lieu
et repère énergétique, économique, culturel et artistique, et des États du Nord,
réduisant ainsi le Sud à l’indigénat.
Les peuples ainsi asservis pendant plus d’un siècle ne l’entendirent pas de cette
oreille, et le désir de liberté a fini par leur rendre au moins une autonomie politique.
Les indépendances de ces États-nation, libérés selon un processus trompeur que
d’aucuns appelleraient néocolonialisme, ont été arrêtées dans l’élan qui leur aurait
permis de rattraper les retards accumulés par la déferlante d’un fait de mondialisation,
décidé très loin ailleurs, par lequel tout le champ de l’existence humaine est désormais
normé à l’échelle du monde.

14 Islam : qui provient du verbe slm, signifiant « Paix » s’il concerne l’action aslama, qui a
donné aujourd’hui le mot islam. Il signifie, dans le lexique au premier degré, « s’abandonner
à…, se soumettre », et tous les sens proches. La dénomination religieuse et historique d’islam,
qui se retrouve abondament dans le Coran même, recouvre une multitude de sens, dont le
plus général est celui d’« obéir aux lois et décrets de Dieu ». C’est ainsi que tous les prophètes,
d’Adam à Muhammad, en passant par Moïse et Jésus, se déclarent musulmans (muslim). Le
sens le plus négatif – et même péjoratif – se retrouve quand il s’agit de qualifier la foi des
Bédouins : celui-ci serait une astreinte à l’islam seulement, et non pas un acte de foi.
Chapitre VII
Les proximités raturées :
Les Arabes de la romanité

« Celui-là au moins, il boit de la bière et mange du porc ! » déclarait un jour ce haut


dignitaire politique de l’État français au sujet d’un jeune Arabe devenu enfin « normal
et acceptable », du seul fait qu’il avait abandonné une foi considérée à tort comme
consubstantielle à sa personnalité.
L’une des illusions les plus dangereuses qui affectent les perceptions française – et
plus généralement européenne et occidentale – de l’Arabe serait sans doute celle qui
l’assimile seulement au colonisé d’hier et à l’émigré plus ou moins « difficile »
d’aujourd’hui ; et, aux yeux des Français, plus précisément à l’Algérien, ou au
Maghrébin dans le meilleur des cas. L’Arabe dit « Oriental », quant à lui, reste très
souvent escamoté derrière son appartenance à l’État moderne dont il est le
ressortissant, quand bien même il revendiquerait à cor et à cri sa qualité
essentiellement culturelle et politique d’Arabe, comme pour cet Égyptien, dont le pays
se nomme officiellement, partout dans les instances internationales, « République
arabe d’Égypte ».
Une telle illusion, tenace et entretenue ne serait-ce que faute d’y penser dans tous
ces milieux où l’on n’a que ce mot d’Arabe à la bouche, pour le meilleur comme
surtout pour le pire, devient la matrice de tous les préjugés et surtout des ignorances
les plus comiques, des réductions les plus stupides, du racisme le plus nauséeux.
Et si l’on conviait l’Européen à cette prudence a minima intrinsèque à « l’honnête
homme » ? Celle qui devrait le conduire, rien que pour jouir de ses capacités de bien
juger, à élargir le champ de sa vision historienne et géographe de l’autre, le voisin ou
l’adversaire, dans les situations de conflit ou de compétition.
Je tenterai dans ce chapitre de prendre par la main cet honnête homme-là, au sens
molièro-cartésien de l’expression, là où le brave Cléante de Tartuffe sait dompter les
passions monstrueuses, là où l’auteur du Discours de la méthode, philosophe des exils,
sait montrer les chemins du bon sens « le mieux partagé » parmi les humains, non sans
nous prévenir que le cheminement serait bien ardu pour la plupart d’entre eux…
Très nombreux sont les Français et les Européens, même quand ils sont munis
d’une vaste culture générale, qui seraient stupéfaits ou totalement incrédules, peut-être
même choqués et en colère, si l’on énonçait devant eux l’hypothèse que le grand
Pythagore était peut-être un Arabe de Tyr15 ; si on rappelait que le subtil Porphyre,
illustre disciple, légataire et « éditeur » de Plotin, s’appelait de son nom arabe Malek,
« roi » ou « Regis » ; si l’on risque une restitution latine de son vrai nom de
contemporain et concitoyen de la reine Zénobie ; ou encore qu’Eschyle, dans
Prométhée enchaîné, l’une des plus vieilles tragédies et certainement la plus emblématique
de la culture européenne, écrit que des cavaliers arabes sont « signalés » escaladant les
monts Caucase16.
Et puis, comment faire lire à un Européen moyen, apparemment nanti de bon sens
ou même ministre des « intérieurs » ou des « identités », cette inscription en grec sur
un ex-voto de l’île de Délos, où il est dit qu’un commerçant arabe et son ami grec ont
offert une libation, le premier à Apollon et le second à Wadd, l’équivalent du dieu
hellène dans le panthéon arabique ? Enfin, et toujours à titre seulement d’exemple,
par quel « miracle » les Dioscures (ces dieux dynamiseurs du monde, venus tout droit
de la tradition védique) se voient porter dans les temples de Samothrace le nom de
Cabires, mot qui signifie en arabe depuis toujours, et aujourd’hui encore, les Grands ?
L’espace du savoir arabe antique et classique n’a jamais, en effet, été régi par les
normes et les frontières des nationalités et des appartenances territoriales, ethniques
ou religieuses.
Dès le début de l’islam, un des pères fondateurs de l’Église, déjà cité dans cet
ouvrage, Saint Jean Damascène (676-749), de son vrai nom Mansour Ibn Sarjûn, était
tout à la fois vizir auprès du calife Marwân et grand pourfendeur de ce qu’il appelait
l’hérésie islamique, sans que cela l’ait conduit au supplice.
Mais, me dirait-on, ce ne sont là que des éléments anecdotiques qui ne peuvent
conduire à une perception nouvelle de cette notion ethnoculturelle d’Arabe.
Il y a en effet plus convaincant, car l’enjeu de ce chapitre est de tenter de dissiper
un préjugé répandu en Europe, et qui confond souvent Arabe et musulman. Pire
encore : ce préjugé attribue aux Arabes devenus musulmans une véritable spécificité
génétique, qui en fait quasiment une « race ». Du coup, il devient aisé, et même
logique, de les séparer irrémédiablement de cet Occident essentiellement blanc et
chrétien. C’est alors qu’un « kit » d’idées pré-emballées et prêtes à servir est construit,
provenant d’une vision étroite de cet Autre de l’Europe et de l’Occident : la situation
d’infériorité de la femme, le fier isolement communautaire, la violence guerrière du
fanatique, l’intolérance religieuse…
Et pourtant, si on se fait à l’idée, toute simple et évidente, qu’il existait des Arabes
avant l’islam, il devient aisé de se rendre compte qu’ils ont, tout au long de l’histoire,
contribué au façonnage de l’Europe, et ce bien avant la religion du prophète
Muhammad.
Ainsi, c’est grâce à la haute stature d’une mère arabe, une « faiseuse » d’empereurs,
Julia Domna, qu’un Caracalla, fils du berbère Septime Sévère, a pu doter l’empire
romain d’un édit célèbre, intégrant pour la première fois les étrangers dans l’espace
citoyen.
Pourquoi ne pas raconter son histoire, telle que nul manuel scolaire ne dit mot ?
En 193, Septime Sévère prit le pouvoir à l’issue d’une guerre civile. Julia Domna
devint dès lors Augusta. En 195, elle fut proclamée Mater castrorum (« Mère des
camps »). Elle prit part, aux côtés de son impérial époux, aux campagnes militaires
d’Asie Mineure, de Syrie, puis, après un retour à Rome, de Mésopotamie et d’Égypte.
Dès son retour à Rome, elle fut marginalisée par son grand rival Plautien, le
meilleur ami de Septime Sévère, nommé préfet du prétoire puis anobli et fait consul.
En 202, l’influence de Plautien était telle qu’il fit épouser sa fille Plautille par Caracalla.
Pour éliminer Julia Domna, Plautien l’accusa d’adultère, mais Septime Sévère ne
voulut pas y prêter attention. Usant de son ascendant sur son fils Caracalla, Julia
Domma le persuada d’assassiner Plautien et de répudier Plautille, ce qui fut fait.
Après l’élimination de Plautien, Julia Domna reprit sa place prépondérante dans la
famille impériale. Elle put placer ses amis d’origine syrienne aux postes clés.
Quand Septime Sévère mourut, en 211, elle se retrouva au pouvoir avec ses deux
fils, Caracalla et Geta, Augustes l’un et l’autre.
À partir de 213, l’empire fut gouverné par le couple Julia Domna et son fils
Caracalla. Comme elle l’avait fait avec Septime Sévère, Julia Domna accompagna son
fils dans toutes ses expéditions – en Germanie, en Asie, en Égypte et en Syrie.
Caracalla mena plusieurs campagnes contre les Alamans, à la fois sur le Rhin et sur le
Danube. Victorieux sur le Main, il prend le surnom de Germanicus Maximus et assure
une vingtaine d’années de paix au front occidental, jusqu’au règne de Sévère
Alexandre. Ce couple mère-fils fit jaser : les chansonniers d’Alexandrie la
représentaient en Jocaste !
Pendant son règne, et sous l’influence de sa mère, Caracalla accorde en 212 la
citoyenneté romaine (Constitutio antonina) à tous les habitants libres de l’empire. Les
nouveaux citoyens peuvent conserver leur droit et leurs coutumes aussi longtemps
qu’ils le souhaitent. Ce qui a eu pour conséquence l’abandon de la mention de la tribu
dans l’état civil, et l’attribution à tous les nouveaux citoyens des Tria nomina.
Quatre siècles plus tard, le principe de la citoyenneté universelle est à ce point
considéré comme allant de soi que le Code Justinien n’a pas jugé utile d’en reprendre
le texte. L’édit reste cité en exemple par les défenseurs, jusqu’à nos jours, d’une
extension des droits politiques à tous les habitants d’un pays donné.
Après l’assassinat de Caracalla, toutes les femmes de la branche syrienne de la
famille impériale, chassées de Rome, se replient dans leur fief syrien d’Émèse. Il y
avait là Julia Mæsa, sa grand-mère, Julia Domna, sa mère, et Julia Mamæ, sa tante et
mère du futur empereur Alexandre Sévère.
Des années plus tard, Héliogabale laissa les rênes du gouvernement à sa grand-
mère, Julia Mæsa, et à sa mère, Julia Sœmia : « Il fut tellement dévoué à Semiamira sa
mère, qu’il ne fit rien dans la République sans la consulter. » L’ambition de celle-ci
semble alors si dévorante qu’elle manque de tact envers les lois romaines qui relèguent
les femmes à l’arrière-plan ; elle impose même sa présence au Sénat. Ce détail, par-
dessus tout, choque les contemporains : « Lors de la première assemblée du sénat, il
fit demander sa mère. À son arrivée, elle fut appelée à prendre place à côté des
consuls ; elle prit part à la signature, c’est-à-dire qu’elle fut témoin de la rédaction du
Senatus-consulte : de tous les empereurs, il est le seul sous le règne duquel une femme,
avec le titre de Clarissima, eut accès au sénat pour tenir la place d’un homme. »
Dans sa quête d’une unification de l’élément religieux dans l’empire, Héliogabale
rapporte à Rome les symboles religieux de sa patrie d’origine et conduit alors une
procession qui transporte une pierre noire sur un char d’or conduit par des chevaux
blancs, qu’il conduit à reculons jusqu’au Palatin, qu’il atteint durant l’été 219 : « Il fit
construire et consacra au dieu (homonyme) Héliogabale un temple sur le mont
Palatin, auprès du palais impérial ; il affecta d’y faire transporter et la statue de Junon
et le feu de Vesta et le Palladium, et les boucliers anciles, enfin tous les objets de la
vénération des Romains, afin qu’à Rome on n’adorât d’autre dieu qu’Héliogabale. Il
disait en outre que les religions des juifs et des samaritains, ainsi que le culte du Christ,
seraient transportés en ce lieu, pour que les mystères de toutes les croyances fussent
réunis dans le sacerdoce d’Héliogabale. »
Mais Héliogabale, l’empereur, semble vouloir imposer son dieu comme unique, au-
delà de son assimilation à Jupiter. Les Romains furent vraiment scandalisés lorsqu’il
enleva la grande vestale Aquila Severa pour l’épouser, dans un désir de syncrétisme
symbolique – « pour que naissent des enfants divins », dira-t-il au Sénat.
Prodigue et démagogue, il offre des fêtes au cirque, organise des combats
d’animaux, jette des objets précieux au peuple.
Par son souci de promouvoir un culte unique – en l’occurrence le culte solaire – à
un moment où il était nécessaire de restaurer l’unité de l’empire, la politique religieuse
d’Héliogabale peut se rapprocher du « césaropapisme », qui sera celui des empereurs
païens, puis chrétiens, du Bas-Empire. D’ailleurs, cinquante ans après, l’empereur
Aurélien visera à peu près le même objectif en instituant Sol Invictus comme divinité de
l’empire.
L’empereur Héliogabale laissa les chrétiens en paix. Il est en effet fort
vraisemblable qu’il avait entendu parler de leur religion : les chrétiens étaient
nombreux en Syrie, et Anicet, pape de 155 à 166, était, comme lui, originaire d’Émèse.
On peut noter qu’à l’époque de l’assassinat d’Héliogabale, une émotion populaire
anti-chrétienne est rapportée à Rome, au cours de laquelle l’évêque de Rome, Calixte,
aurait perdu la vie : selon la tradition, écharpé par la foule, on l’aurait défenestré, jeté
dans un puits puis lapidé.
Bien que subissant la Damnatio memoriæ, Héliogabale, dont les statues ont été
renversées et les dédicaces martelées, est connu par un ensemble de représentations
ou de dédicaces qui ont échappé à cette entreprise d’effacement de la mémoire.
Le cabinet des médailles de Paris possède un camée représentant Héliogabale nu, se
présentant dans de « triomphantes dispositions intimes », sur un char tiré par quatre
femmes nues et à quatre pattes. L’histoire auguste mentionne le fait, dont les
historiens profanes pensaient qu’il était grandement exagéré. Ce camée donne foi aux
rites naturistes et orgiaques qui se déroulent au cours du culte du dieu solaire instauré
par l’empereur, où les ébats sexuels semblent avoir une grande place.
Puis il y a cette figure d’un empereur qui porte le qualificatif d’Arabe dans sa
dénomination officielle.
Philippe l’Arabe est né à Shahba, qui deviendra Philippopolis, tout près de Bosra, à
quatre vingt-dix kilomètres au sud-est de Damas. Il était le fils d’un cheik de ces tribus
arabes, tributaires de l’empire romain, qui peuplaient les plateaux du Hauran, au sud-
ouest de la Syrie, entre le Golan et ce qu’on appelle aujourd’hui le djebel Druze. Il
menait, à la tête des hommes de sa tribu, des raids sur le territoire d’autres tribus
arabes, vassales, elles, de l’empire perse.
Quand l’empereur Sévère Alexandre, son compatriote, recruta des escadrons de
cavalerie légère pour lutter avec une efficacité maximale contre les Germains, Philippe
et ses hommes s’enrôlèrent avec joie dans les légions romaines.
Intelligent et habité par une ambition dévorante, Philippe monta bien vite en grade.
Lors de la sanglante accession au trône de Maximin le Thrace, il prit sans doute part à
une révolte des troupes syriennes, restées fidèles à Sévère Alexandre, prenant grand
soin de n’être pas assez impliqué pour risquer sa vie et sa position dans l’armée, mais
suffisamment pour prouver au successeur de Maximin qu’il n’avait suivi ce dernier
qu’avec les pieds de plomb !
Grâce à cette clairvoyance, quand Gordien III entra en guerre contre les Perses,
Philippe l’Arabe occupait déjà le deuxième rang dans la hiérarchie militaire romaine,
juste derrière Timésithée, préfet du prétoire et beau-père de l’empereur.
Le roi de Perse venait de rompre la trêve qui, depuis Sévère Alexandre, le liait à
Rome. Ses cavaliers avaient écrasé les légions à la bataille de Rhesæna. Les Romains
en déroute abandonnaient la Mésopotamie et l’Arménie. La Syrie était menacée, et,
au-delà de cette province, la riche Égypte, le véritable grenier à blé de Rome. Philippe
l’Arabe rétablit la situation, repoussa l’ennemi et le pourchassa même jusqu’au beau
milieu de la Mésopotamie. Une dysenterie, aussi suspecte qu’opportune, eut raison du
beau-père de l’empereur. L’ambitieux Philippe l’Arabe, que la rumeur accusait d’avoir
empoisonné Timésithée, avait désormais le champ libre pour accéder au trône
impérial. Seul l’empereur Gordien III lui faisait encore obstacle. Ce dernier n’était
qu’un gamin pleurnichard, mais il bénéficiait encore de la sympathie de l’armée.
Les circonstances de la mort de Gordien III restent floues. Disons que deux
versions s’affrontent : la « tradition latine », qui accable Philippe l’Arabe, et la
« tradition grecque », qui le disculpe.
Selon la première – donc les historiens latins – le fourbe Philippe, nommé préfet du
Prétoire en remplacement de Timésithée, aurait, dans un premier temps, donné le
change en continuant d’appliquer la stratégie de son prédécesseur : les légions
romaines, toujours victorieuses, s’avancèrent encore plus profondément en
Mésopotamie, chassant devant elles l’armée perse du roi Sapor. Mais, pendant que les
légions s’éloignaient de leurs bases, Philippe, dont le seul objectif était le trône
impérial, commença à œuvrer à la réalisation de son plan de carrière. Il sapa d’abord le
moral des troupes en désorganisant l’approvisionnement de l’armée ; puis, quand les
soldats furent bien affamés et bien mécontents, il déclencha une virulente campagne
de dénigrement contre Gordien. Des propagandistes à sa solde parcoururent le camp,
opposant systématiquement l’inexpérience et l’incompétence du jeune prince aux
qualités d’homme de guerre, exceptionnelles, du préfet du Prétoire, Philippe. Ce plan
réussit à merveille : bientôt l’empereur s’aperçut que plus personne dans le camp ne
lui obéissait. Il tenta alors désespérément de s’entendre avec son préfet du Prétoire, lui
offrant de partager le pouvoir. Mais Philippe fut inflexible. Las des jérémiades de
Gordien, il ordonna à ses gardes de l’exécuter. Ce qui fut fait.
Mais les historiens de langue grecque, ainsi que les inscriptions perses à la gloire de
Sapor, le Roi des Rois, ne chantent pas du tout la même chanson. S’il faut les en
croire, Gordien III serait mort des suites d’une blessure (une jambe cassée) reçue lors
d’une bataille livrée non loin de Ctésiphon, la capitale de l’ennemi héréditaire perse.
Philippe l’Arabe ne serait donc en rien responsable de la mort du dernier des
Gordiens : il n’aurait rien fait d’autre que de s’emparer d’un trône vacant.
Aujourd’hui, c’est cette dernière version qui recueille l’assentiment de la plupart des
historiens. Ils estiment en effet que les auteurs latins ont intentionnellement noirci la
mémoire de Philippe l’Arabe parce que, empereur « exotique », il était tout désigné
pour endosser le rôle de bouc émissaire de tous les malheurs qui frappèrent l’empire
romain après la mort de Gordien III.
Quoi qu’il en soit, coupable ou non de la mort de son prédécesseur, en mars 244,
Philippe l’Arabe ceignit la couronne radiée des Césars.
Le règne de Philippe l’Arabe, qui dura cinq ans, est l’un des plus mal connus de
l’Histoire romaine – « on » aurait voulu nous cacher « quelque chose » (les convictions
chrétiennes de l’empereur peut-être ?) qu’ « on » ne s’y serait pas pris autrement !
Nous pouvons aussi supposer que Philippe l’Arabe conçut l’espoir de fonder la
première dynastie impériale chrétienne : il s’associa à son fils (Philippe Junior), le
nommant co-empereur (Augustus).
Mais ce que l’histoire a surtout retenu de Philippe l’Arabe, c’est que ce sera lui, ce
crypto-chrétien, qui aura la gloire de célébrer, le 21 avril 248, le millénaire de la
fondation de la Ville éternelle. Aux dires de l’histoire, ces fêtes du millénaire de Rome
auxquelles présida Philippe l’Arabe, nécessitèrent trente-deux éléphants, dix élans, dix
tigres, soixante lions et trente léopards apprivoisés, dix hyènes, six hippopotames, un
rhinocéros, dix lions sauvages, dix girafes, dix onagres, quarante chevaux sauvages et
« d’innombrables spécimens de ce genre d’animaux, de races variées », ainsi que
« mille couples de gladiateurs ».
Gageons qu’à cette occasion, les confesseurs de l’empereur Philippe se montrèrent
particulièrement indulgents et que ce bon chrétien put accomplir toutes les offrandes
rituelles aux idoles païennes sans encourir la damnation éternelle. À vrai dire, les
prêtres chrétiens qui avaient déjà purgé son âme immortelle des meurtres de
Timésithée et de Gordien (ils l’avaient privé de la joie d’assister à la messe de Pâques),
lui pardonneraient bien un peu de dissimulation, un soupçon d’hypocrisie, quelques
menus mensonges politiciens, et quelques petits sacrifices aux idoles ! D’ailleurs
Eusèbe et saint Jean Chrysostome assurent que l’évêque d’Antioche, saint Babylas, lui
en aurait imposé « pénitence »…
Les festivités du millénaire de Rome résonnèrent comme le chant du cygne de
Philippe l’Arabe. Des troubles éclatèrent d’abord en Syrie, où l’armée se souleva en
faveur de Jotapianus (Jotapien), personnage dont on ne sait pas grand-chose si ce
n’est qu’il prétendait, peut-être, descendre d’Alexandre le Grand.
Les soldats des légions d’Orient s’indignaient de la politique trop conciliante de
Philippe l’Arabe envers l’ennemi héréditaire perse, mais aussi des exactions de Priscus,
le frère de l’empereur.
Un an après la grande fête du millénaire, les légionnaires stationnés sur le Danube,
dont Dèce, acclamèrent comme empereur l’un de leurs sous-officiers, un nommé
Pacatianus.
Cette usurpation commotionna littéralement Philippe. Dès que la nouvelle en
parvint à Rome, il se précipita au Sénat où il se répandit en larmes amères devant les
dignes pères conscrits : « Cette révolte, dit-il en substance, n’est que le signe avant-
coureur de l’embrasement général, du châtiment que Dieu m’envoie pour me punir de
tous mes crimes ! »
À grand-peine, l’un des plus éminents sénateurs, un ancien général illyrien, réussit à
atténuer les craintes impériales : ce Pacatianus, ce n’était rien. De l’écume, qui
retomberait aussi vite qu’elle était montée… Mieux valait traiter toute cette agitation
par le mépris.
Effectivement, Pacatianus connut le même sort que son collègue syrien Jotapien :
l’usurpateur balkanique fut assassiné par ses propres soldats. L’empereur Philippe
songea que Dèce, homme de bon conseil, conviendrait parfaitement pour aller
remettre au pas ces turbulentes légions danubiennes.
Dès son arrivée, les anciens partisans de Pacatianus, toujours mécontents,
couronnèrent Dèce, et, malgré ses plus vives protestations, le revêtirent de la pourpre
impériale. Bon gré, mal gré, le sénateur fut contraint de se mettre à la tête des mutins
et à marcher sur l’Italie afin de détrôner son concurrent.
La bataille décisive se déroula près de Vérone. L’empereur Philippe l’Arabe fut tué,
tandis que son fils et associé était massacré à Rome par les Prétoriens (249). La
légende considère d’ailleurs le fils de Philippe l’Arabe comme un martyr, mort
pendant la prétendue « persécution » de Dèce…
Ce Philippe l’Arabe qui célébra avec un faste tout païen le millénaire de Rome, fut
longtemps considéré comme le premier empereur romain de confession chrétienne,
plus de soixante ans avant le règne de Constantin, le premier César officiellement
chrétien…
Du temps d’Aurélien et à l’orée du déclin de l’empire romain, une femme arabe a
tenu à défier la romanité en tentant de s’y assimiler. Zénobie, ou peut-être plus
simplement Zeynab de son prénom arabe, fit de Palmyre un foyer culturel brillant du
Proche-Orient, attirant artistes, rhéteurs et philosophes, dont le célèbre Longin
(encore un originaire d’Émèse !), auteur d’un fameux Traité du Sublime qui a largement
influencé Boileau. Elle portait le titre de reine, non pas reine de Palmyre, titre qui n’est
jamais attesté et qui n’aurait aucune raison d’être car Palmyre ne fut jamais un
royaume pendant toute son histoire connue ; mais elle était reine car son époux,
Odénat, avait pris le titre de « Roi des rois », revendiquant la couronne des rois perses
après avoir vaincu ceux-ci plusieurs fois, en Syrie et en Mésopotamie.
Autoritaire et habile, elle profita et de l’incapacité des empereurs romains à
défendre la Syrie contre les Parthes et de l’anarchie régnant à la tête de l’Empire pour
proclamer son fils Wahballat empereur de Rome, et elle prit elle-même le titre
d’Augusta, impératrice (270). Elle entreprit alors de soumettre à son autorité la Syrie,
l’Égypte et l’Asie Mineure, à l’exception de la Bithynie. Face à l’arrivée en Occident
d’un nouvel empereur énergique, Aurélien, elle tenta de négocier avec lui afin
d’associer son Wahballat au nouvel empereur (monnaies aux deux noms émises en
Égypte). Mais Aurélien refusa et décida de mettre un point d’arrêt aux activités de
Zénobie. En Égypte, des troupes romaines restées fidèles finirent par chasser les
troupes palmyriennes.
Au même moment, Aurélien entreprit lui-même une expédition, et remporta
plusieurs succès sur les troupes de Zénobie en Asie Mineure, puis à proximité
d’Antioche, enfin près d’Émèse. La route de Palmyre était désormais ouverte et la
ville, mise hâtivement en état de défense, tomba sans combats. Aurélien fit Zénobie
prisonnière (elle avait tenté de trouver refuge au-delà de l’Euphrate). Emmenée à
Rome, elle orna peut-être le triomphe d’Aurélien, quoique les sources soient très
contradictoires sur le sort réservé à Zénobie après la prise de Palmyre. Palmyre
redevient ce qu’elle n’avait jamais cessé d’être depuis l’an 19 de notre ère : une cité de
l’empire, malgré une tentative de soulèvement dès le départ d’Aurélien.
Nous venons de faire défiler des figures déterminantes, impériales, guerrières, ou
profondément impliquées dans les événements qui allaient changer l’Europe tout en
en faisant surgir, petit à petit, le concept géopolitique autonome. Cela va se cristalliser
à partir d’une rupture religieuse opérée par le choix doctrinal d’un empereur païen qui
s’est rallié à l’un des nombreux courants du christianisme de l’époque.
En 324 en effet, Constantin fut le seul maître de l’empire romain. Dès 325, il
convoqua à Nicée, à proximité de la future Constantinople, le premier concile
œcuménique qui constitua l’acte de naissance de l’Église catholique et apostolique –
une seule administration religieuse, malgré ses diversités régionales, organisée en une
institution hiérarchisée, ferment de l’unification de l’empire. Compte tenu de
l’importance primordiale de ce concile, on observera avec attention que son Credo,
exposition de la Foi des 318 pères rassemblés sous la direction de Constantin, élément
capital de la doctrine nouvelle, le christianisme, ne contient pas une seule citation de la
Bible, Ancien ou Nouveau Testament. Ceci est pour le moins surprenant au regard de
la fébrilité manifestée par les conciles postérieurs à appuyer leurs décisions sur des
textes « sacrés ».
15 Les Présocratiques, Pythagore, « La Pléiade », Gallimard, 1988, p. 57.
16 Les Tragiques grecs, trad. J. Grosjean, « La Pléiade », Gallimard, 1967, p. 67.
Chapitre VIII
Le démon et l’Occident

La question de l’identité, et de toutes les menaces susceptibles de la faire vaciller,


est au cœur de toute entreprise religieuse qui fait appel au plus grand nombre
d’adeptes. La plus angoissante menace reste celle de cette altérité absolue que le
lexique religieux nomme le diable.
Pour l’islam, et dans le commencement des rapports entre la pensée de Dieu et de
ses adorateurs, la question du diable a été vite réglée : un ange déchu, on ne sait
exactement comment, change de statut et de nom et devient ce que le Coran appelle
Ibliss. Il est désormais l’auteur du premier refus de l’ordre divin. Il rejette l’ordre de
glorifier l’humain, façonné d’argile, qui venait de surgir de la volonté du Créateur.
C’est à ce moment-là, et à partir de ce refus, qu’Ibliss obtient un sursis, accordé
explicitement par Dieu, lui donnant emprise sur les humains qui voudront bien le
suivre. La séparation absolue des deux domaines d’influence, divin et diabolique,
définit et caractérise ce qu’on ne peut que vaguement appeler « théologie islamique ».
Il y a au fond de l’option islamique à ce sujet une espèce de manichéisme inavoué du
diabolique et du divin, jamais théorisé chez les commentateurs du Coran, qui exclut
cette zone intermédiaire où se déroule un véritable duel Dieu/démon qui tient en
revanche une grande place dans la théologie chrétienne.
En Europe, la question diabolique émerge au moment où la société médiévale est le
plus profondément christianisée, sous l’égide d’une seule institution ecclésiale, mais
avant le schisme et les réformes. Le monde chrétien n’a pour un temps plus de
dehors : le temps des croisades est fini, et les juifs commencent à être expulsés.
Apparaît alors un invisible ennemi de l’intérieur : le diable, qui est l’adversaire parfait
pour permettre à la société chrétienne de continuer à exister, et à gérer l’échec d’une
guerre de deux siècles et demi contre une religion qu’elle voulait à tout prix, et contre
toute attente, assimiler au paganisme. Le problème se transforme ensuite, d’abord
avec le schisme qui lie le diable à la figure de l’adversaire religieux, puis lors de la
montée des protestantismes : la présence réelle du diable est en cause dans le
processus de division entre ici-bas et au-delà, qui caractérise le « désenchantement du
monde ». L’attitude des XVIe et XVIIe siècles est très ambivalente, et montre les
aménagements entre désenchantement et persistance de la croyance : le
désenchantement n’est pas toujours le rationalisme, c’est d’abord la réorganisation des
liens entre naturel et surnaturel, entre les hommes, Dieu et les démons.
D’une part, il faut rappeler la dimension juridico-politique du « diable en procès »,
dimension inexistante dans la culture promue par l’islam : l’inculpation du diable et la
répression des sorciers et des sorcières prennent place dans l’histoire de la
souveraineté et de la mise en ordre de la société occidentale au sortir du Moyen Âge, à
l’aide d’instruments judiciaires particuliers tels que la procédure inquisitoire, secrète et
extraordinaire. D’autre part, le diable appartient à la sphère culturelle et chrétienne,
parce que la théologie et le droit sont le plus souvent l’apanage des clercs, du moins à
l’origine, mais aussi parce qu’il met en jeu les liens de l’homme avec le surnaturel et
avec Dieu.
Au point de départ de notre réflexion se trouve la volonté de comprendre le rôle de
la scolastique juridique et théologique dans la répression de la sorcellerie et l’essor de
la démonologie.
Quelle est l’importance des usages du droit savant, en particulier dans la procédure
pénale, pour la définition de ces nouvelles imputations ?
Bien avant de connaître, par le truchement de l’Espagne musulmane, la philosophie
et les débats religieux initiés par les penseurs musulmans, la question du démon a été
déjà traitée comme une « discipline à part » par des pères fondateurs de l’Église, tel
que saint Augustin ; mais c’est surtout au contact d’un déferlement de la pensée
arabo-islamique sur l’Europe, vainement contré par la censure ecclésiastique, que la
scolastique, et surtout saint Thomas d’Aquin, ont articulé deux larges théories
démonologiques autour du judaïsme et de l’islam.
Serait-ce la démonologie thomiste qui aurait ouvert la voie aux chasses aux
sorcières ?
Cette question conduit à constater l’existence d’une tension, dans les sources
savantes, entre la réalité des faits incriminés et leur caractère imaginaire, tension qui se
double de celle existant entre les constructions théoriques et les pratiques concrètes de
la société médiévale.
En effet, la démonologie chrétienne ouvre un champ des possibles que les
théologiens explorent jusqu’à ses limites les plus extrêmes. Pour certains théologiens
du XVe siècle, le vol magique des sorcières dans les airs n’est pas impossible : le
démon peut agir grâce au mouvement local et transporter les corps et les objets. Il est
aussi capable d’assumer ou de former artificiellement des corps pour entrer en contact
avec l’homme : ainsi le pacte satanique, et l’ensemble des relations entre l’homme et le
démon, sont possibles matériellement, comme le montre Thomas, qui fonde sur cette
alliance démoniaque l’apostasie fondamentale des sorciers.
Les rapports sexuels entre les démons et les sorciers, hommes ou femmes, sont
également envisageables, dans la mesure où les esprits du mal prennent la forme
d’incubes ou de succubes. Le démon est même capable de se fabriquer un corps qui
imite toutes les propriétés de celui de l’homme, et qui peut être appréhendé par la
totalité des sens humains. Les démonologues décrivent le toucher ou la voix du
diable. Nicolas Jacquier va même jusqu’à décrire l’odeur du postérieur du diable
comme preuve de la réalité du baiser diabolique et de la présence réelle et corporelle
du diable. Quasiment tout est donc possible et pensable rationnellement dans le cadre
de la démonologie chrétienne issue principalement d’Augustin et de Thomas, et par
conséquent peut être vrai et réel.
Ces éventualités et de tels scénarii sont inconcevables dans les pensées islamiques
consacrées au « diable », où la création d’entités charnelles ou concrètes est l’exclusive
de l’acte divin.
En outre, si les gestes d’un acteur invisible qui déplace les objets, transforme le
cours naturel des choses, est bien attesté dans les récits coraniques et chez les exégètes
qui s’en sont donné à cœur joie pour amplifier et gonfler de tels phénomènes
extraordinaires, de tels gestes ne sont guère attribués au diable, comme nous l’avons
défini précédemment, mais à une population désincarnée, appelée djinn (littéralement
« caché », ou même « dissimulé », d’où djanîn, fœtus) en tout point semblable à celle
des humains, comptant des croyants, des justes, des mécréants et des rebelles.
Ainsi, le roi prophète Salomon dans le Coran a-t-il eu à son service des êtres
semblables qui ont pu, sur son ordre, entre autres exploits, déplacer en un clin d’œil le
trône de la reine de Saba jusqu’à Jérusalem17.
Parfois ce sont des anges mobilisés par l’ordre divin pour renforcer l’armée du
prophète dans une bataille décisive où ses troupes sont dangereusement
minoritaires18.
Une sourate entière (LXXII), les Djinns, clôt un cycle avec la révélation de
Muhammad, en affirmant, s’adressant au tout début au prophète, que Dieu
empêchera désormais les plus néfastes d’entre ces créatures de nuire à la communauté
des musulmans.
Entre ces deux genres d’acteurs, anges ou djinns, seul le cas des dénommés Harût
et Marût dans le texte du Coran, anges qualifiés de « déchus », sont en contact direct
avec les humains, spécialement pour les initier à la sorcellerie, surtout celle qui sème la
discorde entre les couples vivant en harmonie19.
À ce propos, s’ils sont désignés par l’expression coranique de « satans de Babel », ce
n’est qu’à titre de métaphore et certainement pas en référence au Satan dans son statut
de dénégateur de la divinité.
Deux attitudes anthropologiques, deux « mentalités », pour parler comme les
anciens sociologues, séparent ainsi l’univers de l’imaginaire européen, travaillé
essentiellement par le christianisme, et celui des Arabes, façonnés par l’islam, quand
bien même s’agirait-il d’Arabes chrétiens, quant au bon ou au mauvais ménage que
l’être humain fait avec l’irrationnel, la raison et la déraison.
Parce que le musulman est démuni de cette médiation entre Dieu et lui, incarnée
par l’Église dans l’espace chrétien, par l’autorité rabbinique et synagogale dans le
judaïsme, sa seule immunité contre l’irrationnel et le démoniaque est cette proximité,
cette intimité même avec un Dieu, seul agissant pour neutraliser en lui l’angoisse et
chasser loin de lui les périls du monde invisible.
Tant qu’il est parmi les siens, entouré de ces lieux du culte que sont les mosquées,
espaces profanes en dehors des courts moments de prière, sa quiétude face à toute
menace inexpliquée, ou inexplicable, est confortée par ce qui s’offre à son regard, à
son ouïe : appels fréquents et réguliers à la prière, élévation des minarets vers le ciel,
contours adoucis des coupoles, échanges de ce salut de paix (salâm) directement puisé
du texte coranique et dont il est dit, dans le Coran, qu’il est la seule parole audible
entre les pensionnaires du Paradis20.
Happé dans les tourmentes de l’exil, ce même croyant se trouve abandonné à
l’insoutenable épreuve d’un Dieu devenu seulement présent en son for intérieur. C’est
alors qu’une seule alternative lui est proposée : ou il défie, force ou rejette dans
l’extrémisme et la violence lois et paysages du pays d’accueil qui lui montre, souvent
lourdement, son étrangeté de croyant, ou alors il résiste pacifiquement à une laïcité
qu’il suspectera toujours d’interposer un autre mode de médiation entre lui et l’objet
transcendant de sa foi.

17 Coran, XXVII, 40.


18 Coran, III, 124.
19 Coran, II, 102.
20 Coran, XIV, 23.
Conclusion
Le cadi rieur et l’anthropologue

J’ai toujours estimé et vénéré Claude Lévi-Strauss. La dernière fois que je l’ai revu –
de longues années après avoir eu l’honneur et le bonheur de participer à ses cours et
séminaires à l’E.H.E.S.S., puis au Collège de France – lors de l’inauguration du musée
des Arts Premiers, à quelques mois de son décès à l’âge de cent ans, il emplissait de sa
petite taille la vaste salle où on célébrait l’ouverture du musée. Mais si en matière
d’anthropologie, et de pensée en général, je l’ai toujours considéré, de son vivant,
comme un monument au même titre que des auteurs grandioses des siècles passés,
Descartes ou Darwin, j’ai toujours eu une crispation, comme un lourd embarras, à
l’endroit des quelques bribes de son œuvre sur l’islam. Ce n’est pas ici le sujet de les
énumérer toutes, mais toutes sont ressenties, par moi, comme autant de fétus de
pensées flottant sur l’océan de son œuvre d’anthropologue. Cette œuvre fait de lui le
découvreur de l’idée d’une « pensée sauvage », immense remise de l’inconscient
bricoleur où les humains puisent depuis toujours les moyens d’exister sur la terre,
pour un temps et quelque part, de s’organiser, de se reproduire, rêver, se défendre,
tenter de s’expliquer la férocité des éléments, l’énigme de l’usure et de la mort. Dans
son ouvrage le plus connu et le plus largement diffusé, Tristes tropiques, il y a des
passages dont l’évocation ou la lecture m’attriste plus qu’elle ne me met en colère,
parce que j’y surprends le maître se laisser aller dans son « indéracinable antipathie »
pour les Arabes, comme il l’a un jour avoué21, à ériger un coup de plume en une
théorie générale de l’islam. Voici ce texte, très connu, et qui anticipe comme un écho
inversé sur toutes les « théories » de la rumeur publique en ce moment :

Le contact des non-musulmans les angoisse. Leur genre de vie provincial se


perpétue sous la menace d’autres genres de vie, plus libres et plus souples que le
leur, et qui risquent de l’altérer par la seule contiguïté. Plutôt que parler de
tolérance, il vaudrait mieux dire que cette tolérance, dans la mesure où elle existe,
est une perpétuelle victoire sur eux-mêmes. En la préconisant, le prophète les a
placés dans une situation de crise permanente, qui résulte de la contradiction entre
la portée universelle de la révélation et l’admission de la pluralité des fois
religieuses. Il y a là une situation « paradoxale » au sens pavlovien, génératrice
d’anxiété d’une part et de complaisance en soi-même de l’autre, puisqu’on se croit
capable, grâce à l’islam, de surmonter un pareil conflit. En vain, d’ailleurs : comme
le remarquait un jour devant moi un philosophe indien, les musulmans tirent vanité
de ce qu’ils professent la valeur universelle de grands principes : liberté, égalité,
tolérance ; et ils révoquent le crédit à quoi ils prétendent en affirmant du même jet
qu’ils sont les seuls à les pratiquer. […]
Tout l’islam semble être, en effet, une méthode pour développer dans l’esprit des
croyants des conflits insurmontables, quitte à les sauver par la suite en leur
proposant des solutions d’une très grande (mais trop grande) simplicité. D’une
main on les précipite, de l’autre on les retient au bord de l’abîme. Vous inquiétez-
vous de la vertu de vos épouses ou de vos filles pendant que vous êtes en
campagne ? Rien de plus simple, voilez-les et cloîtrez-les. C’est ainsi qu’on en arrive
au burkah moderne, semblable à un appareil orthopédique, avec sa coupe
compliquée, ses guichets en passementerie pour la vision, ses boutons-pression et
ses cordonnets, le lourd tissu dont il est fait pour s’adapter exactement aux
contours du corps humain tout en le dissimulant aussi complètement que possible.
Mais, de ce fait, la barrière du souci s’est seulement déplacée, puisque maintenant il
suffira qu’on frôle votre femme pour vous déshonorer, et vous vous tourmenterez
plus encore. »22

Mais de quel islam, diable, parle ici l’éminent savant ?


Le texte répond de lui-même à la question puisqu’il souligne bien que ses propos
concernent « tout l’islam », et tous ceux qui en sont les adeptes, en tout temps et en
tout lieux, avec, « cerise sur le gâteau » ou comble de légèreté scientifique, cette
référence à Pavlov qui réduit l’islam à un conditionnement animalier qui fait fi des
situations, des époques, des transgressions des individus et des groupes, des variables
de l’intelligence de chacun !
Si on transpose un tel propos à d’autres religions aussi répandues que l’islam,
comment percevoir et juger des bûchers de l’inquisition, des cloîtres préventifs ou
punitifs ou des ceintures de chasteté chez les chrétiens ?
Et comment « théoriser », pour apprécier le judaïsme, sur l’impureté de la femme
en période menstruelle, ou sur le crâne rasé de celle-ci quand elle se marie ?
Et peut-on réduire « tout l’hindouisme » à l’indignation, l’horreur ou la répulsion
« morale » ou idéologique que peuvent ou doivent nous inspirer les scènes terrifiantes
où la femme s’en va brûler vive au bûcher de son époux défunt ?
Comment est-il possible que l’auteur de Mythologies, qui n’a jamais renié une ligne de
Tristes Tropiques dont il a revu les successives s éditions, comment pouvait-il soutenir
que le vêtement, le rapport au corps, à la sexualité, procèdent de l’injonction d’un
prophète ? Serait-il, à l’endroit de l’islam et des Arabes seulement, oublieux de cette
part de bricolage qui fait toute structuration sociale et toute pensée inscrite dans
l’histoire ?
Si « tout l’islam » se résume, comme en aurait volontiers convenu le vénérable
savant, au fameux alexandrin de Tartuffe sur le sein que l’affreux dévot « ne saurait
voir », en quels termes, et par quel raisonnement, Lévi-Strauss expliquerait-il toutes les
délivrances du « conditionnement pavlovien » des gens d’islam, dans la Cordoue
d’Averroès et de l’impertinente poétesse Walada, dans le Bagdad du Xe siècle avec
son million d’âmes, ou plus avant encore dans l’Arabie de ‘Aïcha, épouse du prophète,
commandant une armée sur des milliers de kilomètres ? Et aurait-il jamais approché
ces monuments de la bibliothèque arabe, soigneusement manuscrits et plusieurs fois
réédités jusqu’à nos jours, nourrissant à travers les siècles les lieux du savoir et les
étendues de l’imaginaire ?
L’une de ces innombrables œuvres, due à un cadi, fils et petit-fils de juges, éditée en
huit volumes, toujours présente sur les rayonnages des librairies et des bibliothèques,
nous conte justement le quotidien d’une société islamique au sommet de sa maturité
en faisant défiler des chroniques plus surprenantes les unes que les autres sur les
mœurs à Bagdad au Xe siècle – dont des aventures d’homosexuels, parfois
commensaux de princes et califes, des incestes relatés avec empathie et compassion
pour les amants transgresseurs, des auteurs impunis de pastiches du Coran, etc. Nous
en citons ici cette scène qui montre un homme, une femme et un public gentiment
badaud et tout aussi badin, qui révèle à elle seule le simplisme d’un raisonnement qui
ignore les plis et les replis des sociétés et des époques à l’endroit de cette question du
corps au centre de l’analyse de Claude Lévi-Strauss sur l’islam :

« Le cadi Abû Hâmid al-Khurâsânî a rapporté que le poète Abû Naçr al-Banç lui a
dit un jour : “Je m’étais trouvé une fois, pendant la crue du Tigre, devant une
maison du bord du fleuve dotée d’une belle terrasse où s’étaient trouvées de jolies
jeunes filles en train de s’amuser. Elles m’avaient pris pour cible de leur badinage, et
avaient fini par provoquer mon ire. Je m’étais alors couché sur le sol et j’ai exhibé
mon sexe. Au paroxysme de l’érection je m’étais mis à crier : ‘Lisse ! Qu’elle est
lisse l’asperge !’
L’une des filles, soulevant sa robe, dévoila son sexe et de crier : ‘Chaud ! Tout
chaud du four, le pain blanc !’
Et à tous les gabiers du quai d’élever de fort grasses clameurs.” »23

Et comment un Occidental grognard à l’endroit des gens d’islam perçoit-il


l’information que voici : c’est bien un musulman, un Turco-Égyptien, qui a
commandé à Courbet… L’Origine du monde !24

21 Lettre à Raymond Aron, 1967.


22 Claude Lévi-Strauss, extrait de Tristes Tropiques, Terre des Hommes, 1955, p. 463 à 465.
23 Al-Muhassin At-Tanûkhî, Brins de chicane, traduction de Youssef Seddik, Actes Sud/
Sindbad, Arles-Paris, 2002, II, p.279.
24 Voir l’exquise biographie de Nazli Hafsia, La princesse Nazli Fadhel en Tunisie, 1896-1913
,
éditions Sagittaire, 2010, p.11.
Bibliographie

Andrae T. [1955], Les Origines de l ’islam et le christianisme, trad. J. Roche, Adrien-


Maisonneuve.
Artaud A. [1934], Héliogabale ou l’Anarchiste couronné, Denoël et Steele, rééd.
L’imaginaire Gallimard, 1997 (1979).
Berque J. [1969], Les Arabes d’hier à demain, 2e éd., Seuil.
Bonnet C., Lançon B. [1997], L’Empire romain de 192 à 325 : du Haut-Empire à
l’Antiquité tardive, Ophrys.
Caetani L. [1905-1926], Annali dell’islam, Milan.
Cazelles H., «Patriarches», in D.B.S., t. VII, p. 81-156.
Chaussard P.-J.-B. [1802], Héliogabale, ou Esquisse morale de la dissolution romaine sous les
empereurs, Dentu.
Dhorme E. [1911], Les Pays bibliques et l’Assyrie, Paris, J. Gabalda.
Dion C. [2001], Roman History, ed. Earnest Cary, Londres, Loeb Classical Library,
Harvard University Press, p. 71-80.
Equini Schneider E. [1993], Septimia Zenobia Augusta, Rome, L’Erma.
F.I. [1911], Encyclopédie de l ’islam, éd. Brill, Leyden.
Fouilloux D., [1999], Dictionnaire culturel de la Bible, éditions du Cerf.
Goldziher I. [1958], Le Dogme et la Loi de l ’islam, trad. F. Arin, Paris, Éditions de
l’Eclat.
Herodien [2004], Histoire des empereurs romains, de Marc-Aurèle à Gordien III, trad.
Denis Roques, Les Belles Lettres.
Jerphagnon L. [2008], Histoire de la Rome antique, les armes et les mots, Hachette
Littératures, p. 401-402.
Lampridius A. [1845], Histoire Auguste. Vie d’Antonin Héliogabale, IVe siècle, éditions
Nisard.
Le Glay M. [2005], y Rome , t. 2. Grandeur et Chute de l’Empire, Librairie académique
Perrin, p. 336.
Locatelli E. [2006], Le Scandaleux Héliogabale, empereur, prêtre et pornocrate, Nouveau
Monde Éditions.
Lombard J. [2002], L’Agonie, Séguier.
Matzneff G. [1971], Le Carnet arabe, La Table Ronde.
Meynier G. [2007], L’Algérie des origines : de la préhistoire à l’avènement de l’Islam, La
Découverte, p. 74.
Perrin M.-Y. [2003], in Hilaire Y.-M. (dir.), Histoire de la papauté, 2000 ans de mission et
de tribulation, Tallandier/Seuil.
Rodinson M. [2002], Les Arabes, Puf.
Sartre Fauriat A., Sartre M. [2008], Palmyre, la cité des caravanes, Découvertes
Gallimard.
Starcky J., Gawlikowski M. [1985], Palmyre, J. Maisonneuve.
Turcan R. [1985], Héliogabale ou le Sacre du soleil, Albin Michel.
Vanoyeke V. [2004], Zénobie. L’héritière de Cléopâtre, Le Livre de Poche.
Veyne P. [2005], L’Empire gréco-romain, Seuil.
La version papier a été achevée d’imprimer en octobre 2010
sur les presses de l’imprimerie Pulsio
pour le compte des éditions de l’Aube
rue Amédée-Giniès, F-84240 La Tour-d’Aigues

Numéro d’édition : 71
Dépôt légal : octobre 2010

La version ePub de ce texte a été réalisée par Lekti en octobre 2011.

Vous aimerez peut-être aussi