Vous êtes sur la page 1sur 14

SIR HENRI DETERDING

Nous avons déjà rendu, il y a quelques années, un tri"


but d'hommage au roi du pétrole, grand créateur de cette
industrie aux États-Unis, John D. Rockefeller. Il nous faut
aujourd'hui, en toute justice, nous tourner vers un autre
roi du pétrole en Europe, qui a poursuivi, lui aussi, une
magnifique carrière, depuis celle d'un modeste employé
de banque jusqu'à la plus haute direction, et dont la mort
récente a provoqué, dans le monde des affaires, une univer-
selle sympathie.
L'intérêt éveillé par sir Henri Deterding est fait de deux
sentiments qui nous portent à célébrer la mémoire de ce
grand organisateur de la Royal Dutch et de la Shell, groupe
dressé contre la Standard Oil dans la lutte mondiale du
pétrole. Tout d'abord, Deterding est, dans la plus haute
acception du terme, le self mode man, parti du plus bas échelon
de la carrière pour atteindre les plus hautes cimes de l'in-
dustrie, sans avoir connu les échecs, les déboires, les désillu-
sions qui sont parfois le lot des inventeurs de génie.
 cette réflexion s'en ajoute une autre justifiant l'intérêt
qui s'attache à ces' rois de l'industrie. En vérité, des hommes
comme Carnegie, Rockefeller ou Deterding sont des types
d'une autre époque, dans laquelle on a pu voir surgir ce que
les États-Unis ont appelé des pionniers, c'est-à-dire des
Hommes qui ont tout à la fois créé, développé, transformé
une industrie, réalisant les vastes conceptions de leur jeu-
nesse, enfantant des progrès, de la richesse, de la renommée,
bïef ayant marché vivants dans leur rêve argenté.

I
SIR HENRI DETERDING. 681

Tous ces pionniers ont, d'ailleurs, comme autre trait de


caractère d'être au service d'un idéal commun à beaucoup
d'hommes d'affaires pour lesquels l'argent est bien le baro-
mètre de la réussite, mais non pas cependant le terme exclusif
d'une ambition fondée plutôt sur une conception générale de
bien-être pour l'humanité. Idéologie, sans doute, mais qu'il
- faut respecter chez des chefs qui ont su la concilier avec
les exigences de leur vie tourmentée, jusqu'au moment où
ils sont entrés dans l'ombre de la retraite, mettant ainsi
un intervalle entre leur vie et leur mort.
Comme ses illustres devanciers, autres rois de l'industrie,
Deterding a tenu à raconter lui-même son histoire, dans une
autobiographie où nous avons puisé les principaux détails
sur sa jeunesse et sa carrière (1). C'est ainsi qu'il tient à bien
marquer que ses origines n'ont rien d'un roman d'aventures et
qu'il ne pose nullement pour la victime d'une enfance malheu-
reuse, bien que la mort de son père ait beaucoup réduit les
ressources de la famille. Ici apparaît, comme pour Carnegie,
la divination d'une mère qui, entre ses enfants, discerne
obscurément celui chez lequel germe le génie des affaires
et sait guider ses premiers pas pour le mettre dans sa
voie.
Voici maintenant les principales étapes de la vie de ce
roi de l'industrie, le dernier en date, car nous ne croyons
pas qu'il y ait aujourd'hui, dans ces temps troublés, beau-
coup d'autres candidats pour ce poste royal.

LES DÉBUTS D'UNE CARRIÈRE

Deterding naquit à Amsterdam en 1866. Il était le qua-


trième des cinq enfants d'une famille de hardis marins
qui avaient maintes fois sillonné la mer des Indes. Son
père, capitaine au long cours, mourut quand Deterding
avait six ans et, en raison des difficultés financières que
subit alors sa famille, son instruction fut limitée à des études
sommaires, jusqu'à l'âge de seize ans, dans une école
à Amsterdam.
C'est là que se place le grand tournant de son existence.
(1) An International Oilman, by Sir Henri Deterding (Ivor Nicholson and
Watson, Londres).
682 REVUS DES DEUX MONDES.

«Le jeune Henri ne connaissait d'autre passion que la - mer,


qui avait hanté ses rêves d'enfant. Il n'envisageait donc d'autre
carrière que celle de son père. Toute son intelligence et sa
volonté étaient tournées vers ce but : être marin. Ici intervint
-le rôle de sa mère qui, dans un dramatique entretien, lui révèle
que l'argent de la famille est à peu près épuisé par les frais
d'instruction de ses frères, et qu'il doit donc se tirer d'affaire
toul; seul. L'argument était péremptoire ; Ja chance s'offrait
au jeune Deterding sous une autre forme, celle d'une entrée
dans la banque, comme préparation aux affaires.
En quittant l'école, après des études sans grand relief,
il accepte un emploi à la Twentsche Bank, où, bien que sa
fonction fût très modeste, il révéla bientôt une remarquable
.aptitude pour le maniement des chiffres, qui devait être l'un
des secrets de sa réussite. Cependant, la routine et le lent
avancement d'une carrière de banque étaient peu du goût
de Deterding ; en quête d'une meilleure occasion, il tourna les
yeux vers l'Extrême-Orient. A un examen pour des emplois
aux Indes néerlandaises, il réussit à obtenir la première place
sur deux cents candidats, puis, peu après, fut nommé dans
le personnel de la Netherlands Trading Society avec la fonc-
tion de comptable. Ses qualités d'initiative commencèrent
à se, manifester dans le poste de confiance où il avait été
placé, à Médan, puis à Penang, pour un travail tout à la
fois bancaire et commercial. Simple épisode dans sa carrière,
car, ayant eu des discussions avec un de ses chefs sur le fait
que sa situation comportait plus de responsabilités que de
profits, il chercha en dehors de la banque sa vraie voie.
C'est ainsi qu'après avoir employé, pendant quelques
années, son activité dans un métier qu'il jugeait ingrat, la
fortune s'offrit à lui dans l'industrie du pétrole, alors à ses
débuts, mais dont il prévoyait l'immense avenir. Le 15 mai
4896, à l'âge de trente ans, Deterding accepta une situation
à la Royal Dutch Oil Cy, dont le directeur était à cette
époque M. J. B. Kessler. Le succès ne vint pas facilement,
car, pendant les premières années de leur association, Kessler
et son jeune collaborateur eurent une tâche difficile. Cepen-
dant, les vicissitudes d'une petite entreprise luttant pour
réussir eurent pour résultat de mettre en jeu l'ensemble des
dons si exceptionnels de Deterding; aussi la plus grande
SIR HENRI DETERDING. 683
partie du mérite d'avoir mené à bien la Royal DutcK à tra?
vers les difficultés du début, lui revient-elle en toute justice.
Ces difficultés, on peut les mesurer par l'exemple suivant':
Deterding s'occupait de la vente et du financement. Or, ce
n'était pas un petit problème, pour la jeune entreprise, sou-
vent gênée au point de vue trésorerie, que de payer le salaire du
personnel blanc et des indigènes qui, fréquemment, devaient
attendre, les uns et les autres, le règlement de leurs appoin-
tements. Il y avait aussi les actionnaires mécontents, qui
allaient jusqu'à menacer de-briser les vitres dû bureau du
directeur général, à La Haye, pour obtenir des dividendes.*
Kessler mourut en mars 1900. Peu de temps avant sa
mort, il avait exprimé le vœu que son jeune collaborateur
fût nommé pour lui succéder dans ce poste, apparemment peu
enviable, de directeur général. Ainsi commença la partie de
la carrière, de Deterding dans laquelle il devait trouver uiï
champ toujours plus vaste, non seulement pour ses facultés
d'organisation, mais aussi pour exercer ses qualités dans une
politique industrielle qui n'avait pas été jusqu'alors entrevue
avec toute son ampleur. Le Times, dans son article nécrolo-
gique, nous a donné la synthèse de cette vaste conception
des affaires dont le monde était le domaine. Deterding comprit
qu'afin d'assurer à sa production les meilleurs avantages sûr
le marché, il convenait que sa Société fût établie sur une
base mondiale, avec ses propres facilités de stations, bateaux
et dépôts. Ce but, il s'efforça de l'atteindre par la voie de la'
Conciliation et de la coopération, en considérant toujours
l'abaissement des prix comme un dangereux expédient. Ainsi,
est-il caractéristique de la méthode de Deterding que son
premier acte comme directeur général fut d'arriver à une
entente avec ses quatre concurrents hollandais locaux.
Cette mesure fut suivie, trois ans plus tard, par une
opération de plus grande envergure, qui est l'origine dé
la domination de la Royal Dutch sur le marché du pétrole:
Deterding entra en négociation avec un autre pionnier dé
l'industrie, Marcus Samuel, dont l'origine n'était pas moins'
curieuse, car il avait débuté, dit-on, en faisant le commerce
et le transport des écailles de tortues aux Indes néerlan-
daises, d'où, par un souvenir reconnaissant, il avait donné
le nom de Shell à son entreprise. Le marchand d'écaillés,'
684 REVUE DES DEUX MONDES.

que son flair avait aussi porté vers l'industrie du pétrole,


était devenu, en 1902, sir Marcus Samuel, et plus tard
lord Bearsted, fondateur de la Shell Transport and Trading
Cy, puissante Société qui, en plus de ses gisements pétro-
lifères, possédait une flottille de bateaux-citernes. C'est avec
la Shell, ainsi qu'avec une autre Compagnie, financée par
les Rothschild de Paris et dont les champs de pétrole se
trouvaient en Russie, que Deterding réalisa tout d'aLord un
vaste accord sur les prix de vente du produit, pour mettre
fin à la concurrence qui s'exerçait entre ces différentes entre-
prises, sous la forme d'une baisse continue des prix.
, Cet accord entre les trois sociétés devint si étendu que,
pour faciliter le contrôle de l'ensemble de leurs opérations
de vente en Extrême-Orient, une Compagnie indépendante
fut créée, avec un capital propre de 2 millions de livres
sterling, sous le nom d'Asiatic Petroleum Company.

L'HOMME D'AFFAIRES

•Deterding ne s'estimait pas encore satisfait de ces


résultats limités à l'Extrême-Orient. Dans son esprit se for-
mait déjà la conception d'une seule organisation mondiale
de vente, englobant tous les grands producteurs, et ce fut
à la réalisation de ce projet qu'il se consacra dès lors, encou-
ragé par la formidable expansion de l'industrie du pétrole
dans l'ancien comme dans le nouveau Continent.
On a dit que Deterding avait choisi pour devise : « Notre
champ d'action est le monde. » Dans son autobiographie, il
en donne la' justification suivante :
« Si nous avions limité notre commerce dans certaines
contrées, nos concurrents auraient pu facilement nous écraser
en se. servant des profits qu'ils faisaient dans d'autres pays
pour, nous faire une guerre des prix. Aussi, pour maintenir
nos propres prix, devions-nous envahir encore d'autres pays.
Actuellement, dans l'industrie du pétrole, le jeu stupide qui
consiste à vendre à un prix élevé dans une partie du monde,
afin de pouvoir évincer les concurrents dans un autre pays,
a été abandonné. »
En un mot, c'est l'esprit de coopération, substitué à l'es-
prit de concurrence ,et aux procédés du dumping, qui était
SIR HENRI DETERDING. 685
la grande pensée de Deterding, dont il a poursuivi pendant
toute sa vie la réalisation. C'est ainsi que, dans une vaste
entreprise cosmopolite, représentant la Grande-Bretagne par
la Shell, la Russie et la France par les Rothschild, il conçut
une organisation de production et de vente dont les ramifi-
cations s'étendirent non seulement à travers la Roumanie, là
Russie et l'Egypte, mais aux États-Unis, au Mexique, en
Argentine et, en ces dernières années, dans l'Irak et au
Venezuela où son groupe a pris une importance prépondé-
rante. L'exécution de cet immense programme mondial
n'aurait pas été possible si, entre temps, la coopération
entre la Royal Dutch et la Shell ne s'était pas traduite par
une alliance qui aboutit, en 1907, à une nouvelle combinaison
d'entente plus étroite avec la création de deux Sociétés : l'une
sous le nom de Bataafiche Petroleum Cy, ayant son siège
à La Haye, qui concentrait son activité sur tout ce qui
concernait les champs de pétrole et la production d'une
manière générale, l'autre, sous le nom d'Anglo-Saxon Petro-
leum Cy, travaillante Londres, qui prenait charge du trans-
port, emmagasinage, distribution et autres services similaires.
Le capital combiné de ces deux Compagnies représentait
21 millions de livres sterling, dont 60 pour 100 était détenu
par la Royal Dutch et 40 pour 100 par la Shell.
C'est dans cette opération de grand style qu'apparaissent
les principes de direction adoptés par Deterding pour sa poli-
tique industrielle et financière : union avec le plus grand
nombre d'entreprises concurrentes, mais sur la base d'une
étroite coopération, et jamais absorption. Voici d'ailleurs
comment il défend lui-même cette politique :
« A la différence de certains de nos anciens rivaux, on ne
put jamais dire que nous prenions des dimensions de mam-
mouth en avalant nos concurrents après les avoir entièrement
battus. La méthode du boa-constrictor qui consiste à étran-
gler, puis à avaler, ne fut jamais la nôtre. »
En somme, la Royal Dutch-Shell a toujours pratiqué une
politique de conciliation en donnant aux affaires amalgamées,
non seulement une part déterminée dans les profits futurs de
l'affaire, mais une voix dans la direction, cr Écraser un rival,
dit encore Deterding, c'est se faire un ennemi. Acheter un
concurrent à un prix trop bas, c'est comme si on employait
686 REVUE DES DEUX MONDES.

un homme compétent à un salaire inférieur. En fin de compte,


c'est une mauvaise affaire, car elle amène le mécontentement.
Mon opinion personnelle, fondée sur une longue expérience*
est que, pour amalgamer de gros intérêts d'affaires d'une
façon profitable, il faut considérer d'abord l'élément humain*
Aucune des parties contractantes ne doit avoir la pensée
qu'elle a fait un mauvais marché : au lieu de pressurer votre
concurrent, prenez-le comme associé dans l'amalgamation ;
en un mot, faites-en votre ami et non votre ennemi. »
Pour fixer les résultats de cette politique, il suffira de
faire connaître que, dans le temps où Deterding entra à la
Royal Dutch, le capilal de cette société était de 317 000 livres
sterling. Il est actuellement, pour le groupe Royal Dutch-Shell,
de 94 millions de livres, soit, au cours actuel, plus de 16 mil-
liards de francs. La production annuelle qui, lors de la grande
combinaison de coopération avec la Shell, était de 1 200 000
tonnes, passait dix ans après à 15 millions; elle atteint
actuellement, par le contrôle ou la direction de plus de
cinquante Compagnies, le chiffre de 30 millions de tonnes par
an, c'est<-à-dire environ le même chiffre que celui delà Stan-
dard Oil. C'est cette réussite sans précédent, cette victoire
sur son concurrent américain qui a fait dire avec quelque
emphase, en Angleterre, que Deterding était « audacieux
tomme Napoléon et profond comme Cromwell ».

• En même temps qu'il développait cette politique d'amal-


gamation, Deterding avait lés yeux tournés vers son principal
concurrent, John D. Rockefeller, sans avoir cependant la
prétention de faire entrer dans ses combinaisons la toute-
puissante Standard Oil of New Jersey. Il y eut toutefois
des travaux d'approche, et la chose vaut la peine d'être contée.
Nous sommes en 1907, et la direction de là Compagnie
américaine est entre les mains de Walter Teagle, repré-
sentant les intérêts de John D. Rockefeller, qui avait fait
à cette époque son évolution de l'industrie vers la philan-
thropie. Des relations amicales s'étaient alors établies entre
Deterding et Walter Teagle pour amener un apaisement
temporaire dans la guerre à couteaux tirés que se faisaient
les deux grandes firmes du pétrole. Voici comment Deterding
raconte sa visite à New-York : la scène se passe à Broadway.
SIR HENRI DETERDING. 687
Teagle fait monter son visiteur au sommet de l'immeuble de
la Standard Oil et le présente à J. D. Archbold, qui avait été
le bras droit de John D. Rockefeller senior, aux premiers
temps de l'industrie du pétrole. Deterding fut reçu très aima-
blement, mais, quand il soumit ses arguments pour une
entente commerciale, il trouva le milieu américain plutôt
réfractaire, ce qui ne l'empêcha pas de se mesurer, lui, nouveau
venu, avec les représentants du roi du pétrole et de dire à cha-
cun sa vérité en ces termes :
— Vous avez l'idée que le meilleur moyen de faire de
bonnes affaires est d'abaisser les prix. Mais, bien que je sois
beaucoup plus jeune que vous, j'ai observé toutes les phases
de ce jeu, et je puis vous dire respectueusement que je suis
sûr que vous avez tort. Croyez-moi, vos clients, dans le monde
entier, vous donneraient beaucoup plus de commandes et
vous feriez de meilleures affaires si vous vouliez consentir
à stabiliser les prix. Actuellement, à cause des fluctuations
de cours, le détaillant moyen garde le minimum de stock.
— Eh bien ! ici en Amérique, les gens ont une opinion
contraire, répliqua Mr Archbold. Mais pourquoi ne descendez-
vous pas au quatorzième étage pour tâcher de convertir
notre administration ?
Le quatorzième étage, où régnait sans doute le pur esprit
des Rockefeller senior et junior, ne se laissa pas convaincre.
L'accueil fut non moins aimable et courtois, rien de plus.
L'impérialisme américain n'entendait pas s'incliner devant
cette force nouvelle qui voulait aussi s'imposer sur le marché
mondial. Si l'on veut d'ailleurs comprendre cette attitude, il
suffit de rappeler un souvenir qui n'était pas sans amertume
pour la Standard Oil. Lorsqu'il fut question d'introduire
l'usage du pétrole en Chine, Rockefeller avait conçu l'idée de
fabriquer cent mille lampes à huile minérale et de les vendre
aux Chinois à bas prix, pour trouver cent mille consom-
mateurs de pétrole. Fort beau programme, en vérité, mais,
en 1907, qui avait conquis le marché chinois et alimenté les
cent mille lampes ? La Royal Uutch-Shell !
Si Deterding ne put faire entrer la Standard Oil dans ses
plans, ce serait mal le connaître que de croire qu'il abandonna
l'idée de s'implanter sur le marché américain. L'occasion
s'offrit à lui d'envoyer un premier chargement de pétrole
688 REVUE DES DEUX MONDES.

aux États-Unis, en mettant à profit l'entrée libre résultant


du régime Mac Kinley. Ce chargement consistait en deux
cargos, tout d'abord destinés à l'Allemagne, qui fureat
détournés vers New-York pour être vendus sur le marché
libre où l'on pouvait obtenir un prix plus élevé qu'en Europe.
Ce n'était là qu'un modeste début, mais cependant un aver-
tissement pour la Stantard Oil d'avoir à tenir compte de
ce nouveau concurrent. En fait, plusieurs années après, quand
les affaires de la Royal Dutch-Shell atteignirent des dimen-
sions internationales, la société s'installa comme vendeur sur
le sol américain, pour affirmer sa puissance en face de la
Standard Oil. Jusqu'à ce moment le groupe Rockefeller avait
contrôlé les prix mondiaux, car, dans cette lutte, Amérique
contre Europe, il pouvait toujours abaisser les prix dans les
autres pays en compensant ses pertes par les bénéfices réalisés
en Amérique où régnait son monopole. C'est pour mettre fin
à cet état de choses que Deterding décida de s'installer en
Amérique, aussi bien pour la production que pour la vente,
afin de traiter de puissance à puissance avec la Standard Oil.
« Je lutterai dollar contre dollar. » Telle était sa formule de
combat. Dans le champ de la concurrence, il se réservait
d'employer les armes dont l'industrie américaine lui avait
enseigné l'usage.

L'HOMME PRIVÉ

En dehors de la vie intense des affaires, l'existence d'Henri


Deterding n'offre aucun relief qui puisse indiquer une ten-
dance particulière vers les arts, les lettres ou la philanthropie.
A la différence de Carnegie ou de Rockefeller, qui ont considéré
qu'après avoir amassé des milliards, le suprême devoir était
de les remettre dans la circulation pour le bien de l'huma-
nité, le grand animateur de la Royal Dutch est resté jusqu'à
la fin exclusivement attaché à son œuvre, dont il n'a quitté
la haute direction que deux ans avant sa mort.
Pour caractériser cette personnalité de premier plan, on
peut cependant en faire ressortir quelques traits. Au physique,
il était assez petit de taille, et en même temps d'allure dis-
tinguée. Il incarnait un type très séduisant d'homme d'affaires
et dégageait, nous disent ceux qui l'ont connu, ce fluide,
SIR HENRI DETERDING. 689

cette radio-activité qui distinguent les grands chefs.


Deterding fut avant tout un cerveau international formé
en Hollande, façonné en Angleterre et développé au maximum
de puissance par ses multiples contacts avec les autres pays.
Simple détail qui montre son éclectisme : Deterding a été
trois fois marié, d'abord dans les Indes néerlandaises, puis
avec la fille d'un général russe, et enfin avec une Allemande.
Si la patrie de son cœur a toujours été la Hollande, à laquelle
il a fait don d'une collection de tableaux, on peut dire que
l'Angleterre a été la patrie de l'homme d'affaires. En fait, il
était citoyen anglais, ayant été honoré du titre de Sir, presque
dans les mêmes conditions que Basil Zaharof. Sur la fin de
sa vie, c'est en Allemagne qu'il établit sa principale résidence,
non seulement parce qu'il y avait fondé son troisième foyer,
mais surtout parce qu'il voyait en Hitler le plus sérieux rem-
part contre le bolchévisme envahisseur. Sa haine contre le
régime soviétique, qui avait spolié la Royal Dutch de ses
terrains pétrolifères en Russie, fut la hantise des dernières
années de sa vie.
Enfin, nous arrivons au dernier acte qui vient de se
dérouler à Saint-Moritz, Engadine, où l'attirait son goût des
sports alpestres. C'est là que la mort est venue saisir Henri
Deterding, le 4 février dernier, à soixante-treize ans, dans
cette crise soudaine qui marque souvent la fin des grands
travailleurs : l'embolie.

De toutes les parties du monde, les hommages, les éloges


ont entouré sa mémoire d'une auréole de gloire, comme celle
d'un vainqueur dans les grandes luttes de l'industrie. On
a également cherché ce que laissait derrière lui ce grand
manieur de capitaux, et sur ce point l'admiration n'a pu
être sérieusement appuyée par des chiffres.
La fortune de Deterding a été évaluée à 65 millions de
livres, soit environ onze milliards et demi de francs, montant
que sa famille a qualifié de très exagéré, sans d'ailleurs préciser
le nombre de milliards. Ce qu'il y a de curieux à observer,
d'autre part, c'est que tous ces grands chefs d'industrie
affectent de juger la fortune comme n'étant pas pour eux la
condition du bonheur. Carnegie n'avait-il pas dit aussi,
avant Deterding, que le milliardaire rit rarement, et que le
TOMB i. — 1939. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.

succès ne le rend pas forcément heureux. A cette philosophie


un peu désabusée, on peut opposer celle plus souriante du
Guignol lyonnais qui, discutant lui-même cette grave ques-
tion, sous l'angle de la pauvreté, déclare avec humour que,
si l'argent ne fait pas le bonheur, il aide au moins à sup-
porter la misère.
*
* *
Deterding avait disparu de la scène depuis 1936, et
cependant il n'était pas oublié, car son nom continuait à planer
sur toute l'histoire de la Royal Dutch. Or on sait, depuis la
guerre, l'importance de cette entreprise dans les placements
de capitaux internationaux.
Parmi les articles consacrés à cette grande mémoire, il en
est un, dans la Revue pêtrolifère, qui paraît fort bien définir
ce que n'était pas et ce qu'était sir Henri Deterding :
« Nous ne verrons sans doute autour de cette tombe ni
poètes, ni philosophes, ni artistes ; nous verrons bien peu de
ces hommes de science devant lesquels Henri Deterding
restait réservé, ne les ayant peut-être pas compris. Il n'avait
pas brillé non plus dans certains débats sur des problèmes
économiques, monétaires, etc. Il n'a pas élevé des églises,
il n'a pas fondé des universités, il ne s'est pas attardé sur les
œuvres sociales, mais il a ouvert partout des chantiers,
il a bâti des usines, il a créé des ports, il a construit des navires,
il a fourni partout du travail en grande abondance. Au moment
où notre génération a dû combattre pour sa destinée lors de
la Grande Guerre, Henri Deterding a su prendre parti, et il
apporta aux Alliés un concours que les Anglais, qui n'oublient
pas, ont récompensé en le créant baronet. »
Sur le plan des services rendus aux Alliés, la France a
également son mot à dire pour exprimer des sentiments de
gratitude. Henri Deterding a prêté au Trésor français huit
millions de livres, ce qui était, pendant la guerre, un beau
geste de confiance et de solidarité. En reconnaissant les
immenses services rendus à l'Angleterre, lord Curzon a pu
dire de lui qu'il avait aidé les Alliés « à voguer vers la victoire
sur une mer de pétrole ».
Nous avons cherché, dans cette autobiographie de Deter-
ding, si, en plus des indications que nous avons données sur

-s
SIR HENRI DETERDING. 691

sa politique d'affaires, il n'avait pas lancé quelque formule


inédite sur le moyen d'arriver à la fortune ou de la conserver,
comme par exemple Carnegie, dont la règle de conduite
était de « mettre tous ses œufs dans le même panier et dé
bien surveiller le panier ». Deterding, n'étant pas humoriste
comme le sont beaucoup d'Américains, ne nous a laissé aucune
sentence de ce genre. Cependant, vérité ou paradoxe, il
n'admettait pas le principe des retraites pour la vieillesse,
proscrivait l'impôt sur le revenu « comme une entrave au
progrès humain » et, d'autre part, se déclarait partisan des:
droits de succession élevés, afin d'éviter aux héritiers le
risque de ne rien faire, tout ceci sans doute en vertu de
ce principe énergiquement exprimé qu'il faudrait fusiller
les oisifs.
D'autre part, pour les milliers d'employés de son groupe,
il n'était pas un employeur sans entrailles. Dans ces dernières
années, il créa un fonds spécial dont l'objet était de payer
les frais de voyage à tous ceux qui, travaillant au delà des
mers, voudraient passer leur temps de vacances sur le conti-
nent. Il estimait que ce contact avec les hommes d'une autre
nation aurait pour effet une meilleure compréhension de leurs
intérêts réciproques, en les attirant notamment vers la Hol-
lande ou l'Angleterre.
Dans le domaine économique, Deterding prit position
pour une revalorisation de l'argent-métal, et contre l'or
standard monétaire, en marquant sa préférence pour là
monnaie dirigée. Dans sa conception d'industriel, la fortune
d'un pays n'était pas représentée par de l'or empilé dans
les banques, mais par la richesse que crée le travail et par une
meilleure distribution internationale du crédit. Nous ne le
suivrons pas, bien entendu, sur ce terrain de polémique ;
aussi préférons-nous recueillir de lui des pensées d'ordre
moral, comme celle-ci : « L'égoïsme ne paie jamais » ; ce qui
d'ailleurs s'apparente avec ce que le poète grec a dit dé
l'orgueil, frère de l'égoïsme : « L'orgueil, fils du succès, dévore
son père. »

Il est une circonstance solennelle, dans la vie de Deter-


ding, qu'il faut rappeler comme le meilleur souvenir qu'on
puisse garder de ce grand capitaine d'industrie, dont le cœur
692 BEVUE DES DEUX MONDES.

n'était pas étouffé sous le prix de revient. Il s'agit de sa visite


au pape Pie X I . Que Deterding soit allé voir Mussolini, avec
l'arrière-pensée de trouver en Italie un point d'appui pour
sa politique industrielle et financière, c'est une démarche
qui peut se justifier par l'intérêt. Mais une visite au Pape !
Quel pouvait en être le mobile pour un homme d'affaires,
de religion protestante, si ce n'est la simple curiosité ?
L'explication de cette visite est cependant tout autre, quand
on en lit le récit dans son autobiographie. Deterding, roi du
pétrole, voulait voir ce que, dans sa vie intense, il n'avait
pas encore rencontré : une Puissance morale. E t voici le récit
de cet entretien :
« Peu de temps après ma rencontre avec Mussolini, j'eus
le privilège d'une audience du pape Pie X I . Peu de gens
dans les affaires prennent le temps de se demander, du moins
je le suppose, quelle sorte d'homme est le Pape, en-dehors
de son office sacré, et spécialement si, comme moi, ils n'appar-
tiennent pas à la foi catholique romaine. Personnellement,
je dois admettre que, jusqu'à mon contact réel dans cet
émouvant entretien, j'avais considéré Pie X I avecain respect
lointain, plutôt comme une institution que comme un homme.
Je pensais que cette audience n'était guère plus qu'une for-
malité. Mais, au premier mot de bienvenue, la pompe et
le cérémonial disparurent. Il était la simplicité même.
« — Combien de gens employez-vous ? me demanda le
Pape.
« J e dus réfléchir un moment avant de répondre.: — En
Angleterre plus de 6 000, et dans le monde entier de 30
à 40 000 ouvriers et employés.
« — Le bénéfice matériel d'une si vaste entreprise ne
m'impressionne pas du tout, répondit Sa Sainteté. Ce qui me
touche, c'est la joie intense que vous devez éprouver en
sachant que ce travail de votre vie fournit les moyens d'exis-
tence à tant de milliers de familles...
« E t ce disant, le Pape mettait le doigt sur la chose qui
importe le plus aux hommes dignes de ce nom, dirigeant
aujourd'hui de grosses affaires. Pour ma part, je considère
cette organisation mondiale qui a grandi autour de moi comme
une grande institution sociale dont chaque membre, quand
il met toute sa science dans son emploi et le remplit conve-
SIR HENRI DETERDING. ' 693

nablement, est d'une importance aussi vitale pour l'ensemble


que je le suis moi-même. Si un employeur est le tronc de
l'arbre, ses employés en sont les branches, et qu'est un arbre
sans branches ? Aucune affaire ne réussit, si elle est menée
de telle façon que les intérêts de l'employeur et des employés
ne soient pas les mêmes. La réalisation par le Pape de ce pre-
mier principe des affaires m'attira tout de suite vers lui.
Je le quittai en me disant que je n'avais jamais rencontré
quelqu'un de plus humain et dont la conversation fût
éclairée par plus de bon sens pratique. »
Pie X I est mort le 10 février, et sir Henri Deterding
le 4 février, coïncidence qui évoquerait l'idée d'un Dialogue
des morts, si Pie X I n'avait eu d'autres rencontres encore
plus mémorables dans sa glorieuse existence.
Rappeler ce souvenir est le plus bel hommage que l'on
puisse accorder à la mémoire de sir Henri Deterding, qui
s'est rendu compte que la victoire industrielle, la puissance
de l'argent, n'étaient que des moyens pour arriver à un autre
but, celui de soutenir les milliers d'existences qui gravitent
autour de ces grandes affaires", et dont il faudra rendre
compte devant l'Éternel.
Après cet hommage à Deterding, homme juste et compré-
hensif des devoirs que lui imposaient ses hautes fonctions,
il en est un autre dont on ne peut discuter la valeur, et qui
définit bien ce que fut ce grand chef d'industrie. Nous ne
saurions donner une meilleure conclusion à cette étude qu'en
citant, parmi tous les éloges qui lui ont été décernés, le plus
autorisé, celui de Walter Teagle, président de la Standard
Oil, lorsqu'il s'est incliné devant la tombe de ce rival, honoré
et admiré, en célébrant ainsi sa mémoire :
« Sir Henri Deterding a été, durant les vingt dernières
années, une personnalité prédominante dans le domaine du
pétrole. Il était doué d'une vision mondiale. C'était un grand
organisateur, infatigable et courageux. Il ne consentait jamais
aux compromissions dans les affaires qui, suivant sa concep-
tion, étaient justes. »

MAURICE LEWANDOWSKI.

Vous aimerez peut-être aussi