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Les souffrances de

la passion de Jésus

par saint Thomas d’Aquin O.P.

En complément de l’article du Docteur Clercq, nous joignons les ré-


flexions de saint Thomas sur les souffrances de Jésus dans sa passion, telles
qu’on les trouve dans la Somme théologique, tertia pars, question 46,
articles 4, 5 et 6 (traduction française de l’édition du Cerf, Paris, 1986,
légèrement revue par nos soins).
Le Sel de la terre.

*
* *

Article 4
Convenait-il que le Christ souffrît sur la croix ?
• Objections
1. La réalité doit répondre à la figure. Mais dans tous les sacrifices de l’ancien
Testament qui ont préfiguré le Christ, les animaux étaient mis à mort par le glaive, puis
brûlés. Il semble donc que le Christ ne devait pas mourir sur la croix, mais plutôt par le
glaive et par le feu.
2. Selon saint Jean Damascène 1, le Christ ne devait pas accepter des « souffrances
dégradantes ». Mais la mort de la croix paraît avoir été souverainement dégradante et
ignominieuse. Comme il est écrit (Sg 2, 20) : « Condamnons-le à la mort la plus honteuse. »
3. On a acclamé le Christ en disant : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur »
(Mt 21, 5). Or, la mort de la croix était un supplice de malédiction, selon le Deutéronome
(21, 23) : « Il est maudit de Dieu, celui qui est pendu au bois. » Donc la crucifixion du
Christ n’était pas acceptable.

1 — De fide orth., I, 11. PG 94, 844.


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• En sens contraire
Il est écrit (Ph 2, 3) : « Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort, la mort sur une croix. »

• Réponse
Il convenait au plus haut point que le Christ souffrît la mort de la croix.
1º Pour nous donner un exemple de vertu. C’est ce qu’écrit saint Augustin 1 : « La
Sagesse de Dieu assume l’humanité pour nous donner l’exemple d’une vie droite. Or, une
condition de la vie droite, c’est de ne pas craindre ce qui n’est pas à craindre. [...] Or il y a
des hommes qui, sans craindre la mort elle-même, ont horreur de tel genre de mort. Donc,
que nul genre de mort ne soit à craindre par l’homme dont la vie est droite, c’est ce que
nous a montré la croix de cet homme, car, entre tous les genres de mort, c’est le plus
odieux et le plus redoutable. »
2º Ce genre de mort était parfaitement apte à satisfaire pour le péché de notre
premier père ; celui-ci l’avait commis en mangeant le fruit de l’arbre interdit, contrairement
à l’ordre de Dieu. Il convenait donc que le Christ, en vue de satisfaire pour ce péché,
souffrît d’être attaché à l’arbre de la croix, comme pour restituer ce qu’Adam avait enlevé,
selon le Psaume (69, 5) : « Ce que je n’ai pas pris, devrai-je le rendre ? » C’est pourquoi
saint Augustin 2 dit : « Adam méprise le précepte en prenant le fruit de l’arbre, mais tout ce
qu’Adam avait perdu, le Christ l’a retrouvé sur la croix. »
3º Comme dit saint Jean Chrysostome 3 : « Le Christ a souffert sur un arbre élevé et
non sous un toit, afin de purifier la nature de l’air. La terre elle-même a ressenti les effets
de la passion ; car elle a été purifiée par le sang qui coulait goutte à goutte du côté du
Crucifié. » Et à propos de ce verset de saint Jean (3, 4) : « Il faut que le Fils de l’homme soit
élevé », il écrit : « Par “soit élevé”, entendons que le Christ soit suspendu entre ciel et terre,
afin de sanctifier l’air, lui qui avait sanctifié la terre en y marchant. »
4º « Par sa mort sur la croix, le Christ a préparé notre ascension au ciel », d’après
Chrysostome 4. C’est pourquoi il a dit lui-même (Jn 12, 32) : « Moi, lorsque j’aurai été élevé
de terre, j’attirerai tout à moi. »
5º Cela convenait au salut de tout le genre humain. C’est pourquoi saint Grégoire de
Nysse 5 a pu dire : « La figure de la croix, où se rejoignent au centre quatre branches
opposées, symbolise que la puissance et la providence de celui qui y est suspendu se
répandent partout. » Et saint Jean Chrysostome 6 dit encore : « Il meurt en étendant les
mains sur la croix ; de l’une il attire l’ancien peuple, de l’autre ceux qui viennent des
nations. »
6º Par ce genre de mort sont symbolisées diverses vertus, selon saint Augustin 7 :

1 — 83 Quæst. q. 25. PL 40, 17.


2 — Serm. suppos. 32. PL 39, 1808.
3 — Hom. II de Cruce et latrone. PG 49, 408.
4 — Voir saint ATHANASE, Sur l’incarnation du Verbe 25. PG 25, 140.
5 — In Christi Resur. I. PG 46, 624.
6 — Voir saint ATHANASE, ibid.
7 — Lettre 140, 26. PL 33, 566.

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« Ce n’est pas pour rien que le Christ a choisi ce genre de mort, pour montrer qu’il est le
maître de la largeur et de la hauteur, de la longueur et de la profondeur » dont parle saint
Paul (Ep 3, 18). « Car la largeur se trouve dans la traverse supérieure : elle figure les bonnes
œuvres parce que les mains y sont étendues. La longueur est ce que l’on voit du bois au-
dessus de la terre, car c’est là qu’on se tient pour ainsi dire debout, ce qui figure la
persistance et la persévérance, fruits de la longanimité. La hauteur se trouve dans la partie
du bois située au-dessus de la traverse ; elle se tourne vers le haut, c’est-à-dire vers la tête
du crucifié, parce qu’elle est la suprême attente de ceux qui ont la vertu d’espérance. Enfin,
la profondeur comprend la partie du bois qui est cachée en terre ; toute la croix semble en
surgir, ce qui symbolise la profondeur de la grâce gratuite. » Et comme saint Augustin le dit
ailleurs 1 : « Le bois auquel étaient cloués les membres du crucifié était aussi la chaire d’où
le maître enseignait. »
7º Ce genre de mort répond à de très nombreuses préfigurations. Comme le dit saint
Augustin : « Une arche de bois a sauvé le genre humain du déluge. Lorsque le peuple de
Dieu quittait l’Égypte, Moïse a divisé la mer à l’aide d’un bâton et, terrassant ainsi le
pharaon, il a racheté le peuple de Dieu. Ce même bâton, Moïse l’a plongé dans une eau
amère qu’il a rendue douce. Et c’est encore avec un bâton que Moïse a fait jaillir du rocher
préfiguratif une eau salutaire. Pour vaincre Amalec, Moïse tenait les mains étendues sur son
bâton. La loi de Dieu était confiée à l’arche d’Alliance, qui était en bois. Par là tous étaient,
comme par degrés, amenés au bois de la croix. »

• Solutions
1. L’autel des holocaustes, sur lequel on offrait les sacrifices d’animaux, était fait de
bois (Ex 27, l). Et à cet égard la réalité correspond à la figure. « Mais il ne faut pas qu’elle y
corresponde totalement, sinon la figure serait déjà la réalité », remarque saint Jean
Damascène 2. Toutefois, d’après Chrysostome 3, « on ne l’a pas décapité comme Jean-
Baptiste, ni scié comme Isaïe, pour qu’il garde dans la mort son corps entier et indivis, afin
d’enlever tout prétexte à ceux qui veulent diviser l’Église ». Mais, au lieu d’un feu matériel,
il y eut dans l’holocauste du Christ le feu de la charité.
2. Le Christ a refusé de se soumettre aux souffrances qui proviennent d’un défaut de
science, de grâce, ou même de force, mais non aux atteintes infligées de l’extérieur. Bien
plus, selon l’épître aux Hébreux (12, 2) : « Il a enduré, sans avoir de honte, l’humiliation de
la croix. »
3. Selon saint Augustin 4, le péché est une malédiction, et par conséquent la mort, et
la mortalité qui résultent du péché. « Or, la chair du Christ était mortelle, puisqu’elle était
semblable à une chair de péché. » Et c’est ainsi que Moïse l’a qualifiée de « maudite » ; de la
même manière, l’Apôtre l’appelle « péché » (2 Co 5, 21) : « Il a fait péché celui qui ne
connaissait pas le péché », c’est-à-dire qu’il lui a imposé la peine du péché. Lorsque Moïse

1 — Tract. 119 in Ioan. sur 19, 26. PL 35, 1950.


2 — De fide orth., III, 26. PG 94, 1096.
3 — Voir saint ATHANASE, Sur l’incarnation du Verbe 24. PG 25, 137.
4 — Contra Faust. XIV, 4. PL 42, 297.
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prédit du Christ qu’il est « maudit de Dieu », « il ne marque donc pas une plus grande haine
de la part de Dieu. Car, si Dieu n’avait pas détesté le péché et, par suite, notre mort, il
n’aurait pas envoyé son Fils endosser et supprimer cette mort... Donc, confesser qu’il a
endossé la malédiction pour nous, revient à confesser qu’il est mort pour nous ». C’est ce
que dit saint Paul (Ga 3, 13) : « Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi en se
faisant pour nous malédiction. »

Article 5
Le caractère universel de la passion
[Le Christ a-t-il souffert toutes les espèces
ou seulement tous les genres de souffrances ?]
• Objections
1. Saint Hilaire 1 écrit : « Le Fils unique de Dieu, pour accomplir le mystère de sa
mort, a attesté qu’il avait consommé tous les genres de souffrances humaines lorsqu’il
inclina la tête et rendit l’esprit. » I1 semble donc qu’il a enduré toutes les souffrances
humaines.
2. Isaïe (52, 13) avait prédit : « Voici que mon serviteur prospérera et grandira, il sera
exalté et souverainement élevé. De même, beaucoup ont été dans la stupeur en le voyant,
car son apparence était sans gloire parmi les hommes, et son aspect parmi les fils des
hommes. » Or le Christ a été exalté en ce sens qu’il a possédé toute grâce et toute science,
ce qui a plongé dans la stupeur beaucoup de ses admirateurs. Il semble donc qu’il a été sans
gloire en endurant toutes les souffrances humaines.
3. La passion du Christ, on l’a dit, était ordonnée à libérer l’homme du péché. Or le
Christ est venu délivrer les hommes de tous les genres de péché. Il semble donc qu’il devait
supporter tous les genres de souffrances.

• En sens contraire
Nous savons par saint Jean (19, 32) que « les soldats brisèrent les jambes du premier,
puis du second qui avaient été crucifiés avec Jésus ; mais venant à lui, ils ne lui rompirent
pas les jambes ». Le Christ n’a donc pas enduré toutes les souffrances humaines.

• Réponse :
Les souffrances humaines peuvent être considérées à deux points de vue.
Tout d’abord selon leur espèce. De ce point de vue, il n’était pas nécessaire que le
Christ les endure toutes. Beaucoup de ces souffrances sont, par leur espèce, opposées les
unes aux autres, comme le fait d’être dévoré par le feu ou submergé par l’eau. Nous

1 — X De Trin. PL 10, 351.

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n’envisageons ici, en effet, que les souffrances infligées de l’extérieur ; celles qui ont une
cause intérieure, comme les infirmités corporelles, ne lui auraient pas convenu, nous
l’avons déjà montré 1.
Mais, selon leur genre, le Christ les a endurées toutes, sous un triple rapport.
1º De la part des hommes qui les lui ont infligées. Il a souffert de la part des païens et des
Juifs, des hommes et des femmes, comme on le voit avec les servantes qui accusaient
Pierre. Il a encore souffert de la part des chefs et de leurs serviteurs, et aussi de la part du
peuple, comme l’avait annoncé le psalmiste (2, 1) : « Pourquoi ce tumulte des nations, ce
vain murmure des peuples ? Les rois de la terre se soulèvent, les grands se liguent entre eux
contre le Seigneur et son Christ. » Il a aussi été affligé par tous ceux qui vivaient dans son
entourage et sa familiarité, puisque Judas l’a trahi et que Pierre l’a renié.
2º Dans tout ce qui peut faire souffrir un homme. Le Christ a souffert dans ses amis qui
l’ont abandonné ; dans sa réputation par les blasphèmes proférés contre lui ; dans son
honneur et dans sa gloire par les moqueries et les affronts qu’il dut supporter ; dans ses
biens lorsqu’il fut dépouillé de ses vêtements ; dans son âme par la tristesse, le dégoût et la
peur ; dans son corps par les blessures et les coups.
3º Dans tous les membres de son corps. Le Christ a enduré : à la tête les blessures de la
couronne d’épines ; aux mains et aux pieds le percement des clous ; au visage les soufflets,
les crachats et, sur tout le corps, la flagellation. De plus, il a souffert par tous ses sens
corporels : par le toucher quand il a été flagellé et cloué à la croix ; par le goût quand on lui
a présenté du fiel et du vinaigre ; par l’odorat quand il fut suspendu au gibet en ce lieu,
appelé Calvaire, rendu fétide par les cadavres des suppliciés ; par l’ouïe, lorsque ses oreilles
furent assaillies de blasphèmes et de railleries ; et enfin par la vue, quand il vit pleurer sa
mère et le disciple qu’il aimait.

• Solutions :
1. Les paroles de saint Hilaire visent tous les genres de souffrances endurées par le
Christ, mais non leurs espèces.
2. Cette comparaison ne porte pas sur le nombre des souffrances et des grâces, mais
sur leur grandeur. Si le Christ a été élevé au-dessus de tous les hommes par les dons de la
grâce, il a été abaissé au-dessous de tous par l’ignominie de sa passion.
3. En ce qui concerne leur efficacité, la moindre des souffrances du Christ aurait
suffi pour racheter le genre humain de tous les péchés ; mais, si l’on considère ce qui
convenait, il suffisait qu’il endurât tous les genres de passion, comme on vient de le dire.

1 — III, q. 14; a. 4.
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Article 6
La douleur que le Christ a endurée dans
sa passion fut-elle la plus grande [en intensité] ?
• Objections
1. La douleur augmente avec la violence et la durée de la souffrance. Mais certains
martyrs ont enduré des supplices plus terribles et plus prolongés que le Christ, par exemple
saint Laurent qui a été rôti sur un gril, ou saint Vincent dont la chair a été déchirée par des
crocs de fer. Il apparaît donc que la douleur du Christ dans sa passion n’a pas été la plus
grande.
2. La force de l’esprit atténue la douleur, si bien que les stoïciens prétendaient que
« la tristesse ne s’introduit pas dans l’âme du sage ». Et Aristote 1 enseigne que la vertu
morale fait garder le juste milieu dans les passions. Or le Christ possédait la force morale la
plus parfaite. Il apparaît donc que sa douleur n’a pas été la plus grande.
3. Plus le patient est sensible, plus sa souffrance lui inflige de douleur. Or l’âme est
plus sensible que le corps, puisque le corps est sensible par elle. Et même, dans l’état
d’innocence, Adam eut un corps plus sensible que le Christ, qui a assumé un corps humain
avec ses défauts de nature. Il apparaît donc que la douleur de l’âme, chez celui qui souffre
au purgatoire ou en enfer, ou même la douleur d’Adam s’il avait souffert, aurait été plus
grande que celle du Christ dans sa passion.
4. Plus le bien que l’on perd est grand, plus la douleur est grande. Mais l’homme, en
péchant, perd un plus grand bien que le Christ en souffrant, parce que la vie de la grâce est
supérieure à la vie naturelle. Et même, le Christ, qui a perdu la vie pour ressusciter trois
jours plus tard, a perdu moins que ceux qui perdent la vie pour demeurer dans la mort. Il
apparaît donc que la douleur du Christ ne fut pas la pire des douleurs.
5. L’innocence de celui qui souffre diminue sa douleur. Or le Christ a souffert
innocemment selon Jérémie (11, 19) : « Mais moi, je suis comme un agneau docile que l’on
mène à l’abattoir. »
6. Dans le Christ il n’y avait rien de superflu. Mais la plus petite douleur du Christ
aurait suffi pour obtenir le salut du genre humain, car elle aurait eu, en vertu de sa
personne divine, une puissance infinie. Il aurait donc été superflu qu’il assume le maximum
de douleurs.

• En sens contraire
On lit dans les Lamentations (l, 12) cette parole attribuée au Christ : « Regardez et
voyez s’il est une douleur comparable à ma douleur. »

• Réponse

1 — II Eth. VI, 9 (1106b 14).

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Nous l’avons déjà dit 1, à propos des déficiences assumées par le Christ : dans sa
passion, le Christ a ressenti une douleur réelle et sensible, causée par les supplices
corporels ; et une douleur intérieure, la tristesse, produite par la perception de quelque
nuisance. L’une et l’autre de ces douleurs, chez le Christ, furent les plus intenses que l’on
puisse endurer dans la vie présente. Et cela pour quatre raisons.
1º Par rapport aux causes de la douleur. La douleur sensible fut produite par une lésion
corporelle. Elle atteignit au paroxysme, soit en raison de tous les genres de souffrances
dont il a été parlé à l’article précédent, soit aussi en raison du mode de la passion ; car la
mort des crucifiés est la plus cruelle : ils sont en effet cloués à des endroits très innervés et
extrêmement sensibles, les mains et les pieds. De plus, le poids du corps augmente
continuellement cette douleur ; et à tout cela s’ajoute la longue durée du supplice, car les
crucifiés ne meurent pas immédiatement, comme ceux qui périssent par le glaive. – Quant
à la douleur intérieure du cœur, elle avait plusieurs causes ; en premier lieu, tous les péchés
du genre humain pour lesquels il satisfaisait en souffrant, si bien qu’il les prend à son
compte en parlant dans le Psaume (21, 2) du « cri de mes péchés ». Puis, particulièrement,
la chute des Juifs et de ceux qui lui infligèrent la mort, et surtout celle des disciples qui
tombèrent pendant sa passion. Enfin, la perte de la vie corporelle, qui, par nature, fait
horreur à la nature humaine.
2º On peut mesurer l’intensité de la douleur à la sensibilité de celui qui souffre, dans son âme et
dans son corps. Or le corps du Christ était d’une complexion parfaite, puisqu’il avait été
formé miraculeusement par l’Esprit-Saint. Rien n’est plus parfait que ce qui est produit par
miracle ; saint Jean Chrysostome 2 le remarque au sujet du vin en lequel le Christ avait
changé l’eau des noces de Cana. Et c’est ainsi que, chez le Christ, le sens du toucher, dont
les perceptions produisent la douleur, était extrêmement délicat. Son âme aussi percevait
avec la plus grande acuité, dans ses puissances intérieures, toutes les causes de tristesse.
3° L’intensité de la douleur du Christ peut ainsi s’apprécier par la pureté de sa douleur et de sa
tristesse. Car, chez d’autres êtres souffrants, la tristesse intérieure et même la douleur
extérieure sont tempérées par la raison, en vertu de la dérivation ou rejaillissement des
puissances supérieures sur les puissances inférieures. Or, chez le Christ souffrant, cela ne
s’est pas produit, puisque, à chacune de ses puissances « il permit d’agir selon sa loi
propre », dit saint Jean Damascène 3.
4° On peut enfin évaluer l’intensité de la douleur du Christ d’après le fait que sa souffrance et sa
douleur furent assumées volontairement en vue de cette fin : libérer l’homme du péché. Et c’est
pourquoi il a assumé toute la charge de douleur qui était proportionnée à la grandeur ou
fruit de sa passion.
Toutes ces causes réunies montrent à l’évidence que la douleur du Christ fut la plus
grande.

• Solutions

1 — III, q. 15, a. 5 et 6.
2 — In Ioan. 22. PG 59, 136.
3 — De fide orth., III, 19. PG 94, 1080.
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1. Cette objection est fondée sur une seule des causes de souffrance que nous avons
énumérées : la lésion corporelle qui cause la douleur sensible. Mais la douleur du Christ en
sa passion s’est accrue bien davantage en raison des autres causes, nous venons de le dire.
2. La vertu morale n’atténue pas de la même façon la tristesse intérieure et la douleur
sensible extérieure, car elle y établit un juste milieu, et c’est là sa matière propre. Or, c’est la
vertu morale qui établit le juste milieu dans les passions, nous l’avons montré dans la
deuxième partie 1, non d’après une quantité matérielle, mais selon une quantité de
proportion, de sorte que la passion n’outrepasse pas la règle de raison. Et parce qu’ils
croyaient que la tristesse n’avait aucune utilité, les stoïciens la croyaient en désaccord total
avec la raison ; par suite ils jugeaient que le sage devait l’éviter totalement. Il est pourtant
vrai, comme le prouve saint Augustin 2, qu’une certaine tristesse mérite l’éloge lorsqu’elle
procède d’un saint amour ; ainsi lorsque l’on s’attriste de ses propres péchés ou de ceux des
autres ; la tristesse a aussi son utilité lorsqu’elle a pour but de satisfaire pour le péché, selon
saint Paul (2 Co 7, l0) : « La tristesse selon Dieu produit un repentir salutaire que l’on ne
regrette pas. » Et c’est pourquoi le Christ, afin de satisfaire pour les péchés de tous les
hommes, a souffert la tristesse la plus profonde, en mesure absolue, sans néanmoins qu’elle
dépasse la règle de la raison.
Quant à la douleur extérieure des sens, la vertu morale ne la diminue pas
directement ; car cette douleur n’obéit pas à la raison, mais elle suit la nature du corps.
Cependant, la vertu morale diminue indirectement la tristesse, par voie de rejaillissement
des puissances supérieures sur les puissances inférieures. Ce qui ne s’est pas produit chez le
Christ, nous l’avons dit 3.
3. La douleur de l’âme séparée appartient à l’état de damnation, qui dépasse tous les
maux de cette vie, comme la gloire des saints en dépasse tous les biens. Lorsque nous
disons que la douleur du Christ était la plus grande, nous ne voulons donc pas la comparer
à celle de l’âme séparée.
D’autre part, le corps d’Adam ne pouvait souffrir avant de pécher et de devenir ainsi
mortel et passible ; et ses souffrances furent alors moins douloureuses que celles endurées
par le Christ, nous venons d’en donner les raisons. Ces raisons montrent aussi que, même
si, par impossible, Adam avait pu souffrir dans l’état d’innocence, sa douleur aurait été
moindre que celle du Christ.
4. Le Christ s’est affligé non seulement de la perte de sa vie corporelle, mais aussi
des péchés de tous les autres hommes. Sous cet aspect, sa douleur a dépassé celle que
pouvait provoquer la contrition chez n’importe quel homme. Car elle avait sa source dans
une sagesse et une charité plus grandes et augmentait en proportion. D’autre part, le Christ
souffrait pour tous les péchés à la fois, selon Isaïe (53, 4) : « Il a vraiment porté nos
douleurs. »
Quant à la vie corporelle, elle était dans le Christ d’une dignité telle, surtout par la
divinité qui se l’était unie, qu’il souffrit davantage de sa perte, même momentanée, qu’un

1 — I-II, q. 64, a. 2 ; II-II, q. 58, a. 10.


2 — De civ. Dei XIV, 8. PL 41, 411.
3 — III, q. 14, a. 1, ad 2 ; q. 45, a. 2.

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homme ne peut souffrir en la perdant pour un grand laps de temps. Aussi, remarque
Aristote 1, le vertueux aime-t-il d’autant plus sa vie qu’il la sait meilleure, mais il l’expose à
cause du bien de la vertu. De même, le Christ a offert, pour le bien de la charité, sa vie qu’il
aimait au plus haut point, comme l’a dit Jérémie (12, 7 Vg) : « J’ai remis mon âme bien-
aimée aux mains de mes ennemis. »
5. L’innocence diminue la douleur de la souffrance quant au nombre, parce que le
coupable souffre non seulement de la peine, mais aussi quant à la coulpe, tandis que
l’innocent souffre uniquement de la peine. Toutefois, cette douleur augmente en lui en
raison de son innocence, en tant qu’il saisit combien ce qu’il souffre est plus injuste. C’est
pourquoi les autres sont plus répréhensibles s’ils ne compatissent pas à sa peine, selon Isaïe
(57, 1) : « Le juste périt, et nul ne s’en inquiète. »
6. Le Christ a voulu délivrer le genre humain du péché, non seulement par sa
puissance, mais encore par sa justice. C’est ainsi qu’il a tenu compte, non seulement de la
puissance que sa douleur tirait de l’union à sa divinité, mais aussi de l’importance qu’elle
aurait selon la nature humaine, pour procurer une si totale satisfaction.

1 — III Eth. IX, 4 (1117b 10).

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