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www.editionsducerf.fr
24, rue des Tanneries
75013 Paris
ISBN : 978-2-204-11806-4
Chaque œil associé avec son voisin sur l’axe transversal, définit un
regard faisant face au malade. Les lobes en vis-à-vis forment un seul
ovale strié au centre d’une double ligne brisée. Les yeux consistent
en un large disque noir inscrit dans un ovale blanc, et les arcs des
lobes se caractérisent au contraire par une fine compénétration du
blanc et du noir : il y a là un très intense contraste de formes,
d’autant plus que la forme ovale des doubles lobes est semblable à
celle des yeux. Ce contraste produit un mouvement dans
l’immobilité c’est-à-dire une fascination dont les yeux sont le foyer.
Les doubles lobes sont alors l’aire d’apparition de ces yeux.
Autrement dit, ce talisman est entièrement regard.
e
Rouleau de Walatta Sellasé, XIX siècle.
Ceux-ci ne font pas que doubler ces tiges obliques, en les entraînant
dans un jeu de décalages et d’intervalles variés. Ils participent directement
au mouvement formel. Orientés en sens inverse de l’enroulement de la nef,
ils ménagent entre eux et elle un vide animé qui diffuse à l’intérieur. Ils ont
avant tout partie liée avec l’ultime accélération de la spirale.
Tous ces éléments figuratifs sont inspirés d’œuvres antiques. Comme
dans leurs travaux d’orfèvrerie les Barbares ont décomposé, dénombré le
corps de l’animal, familier ou fabuleux, hérité de l’art antique et lui ont
assuré une seconde naissance en l’élevant à une unité plastique déterminée
par les exigences spatiales du support, le peintre de Corbie a emprunté ses
éléments à des courses de chars représentées sur des sarcophages romains
non pas pour en tirer une nouvelle figuration, mais pour enraciner le
figuratif dans l’« abstrait » : toute cette animation s’exprime dans la genèse
d’une D oncial.
Les manuscrits insulaires sont illustrés ou décorés en pleine page de
tapis d’entrelacs et de spirales polychromes et ornés de bordures où courent
de souples animaux. Mais les livres de Dürrow, d’Echtenach ou de Kells
gardent au Christ et aux saints leur immutabilité soustraite au devenir.
L’imago hominis, symbole de saint Matthieu, cristallise de face dans une
structure géométrisante et non faute de savoir ou de pouvoir-faire, car le
lion de saint Marc y est saisi dans le bond de sa forme automouvante :
« encadré de décrochements rectangulaires secs et neutres qui le
soutiennent dans la page sans le charger », il occupe, il hante l’intégralité de
la page ou plutôt il est présent hors de la page sans avoir à en sortir.
Ces deux types de livres révèlent une double ascendance, l’une
orientale, l’autre barbare. Le décor et l’illustration des manuscrits pré-
carolingiens s’inspirent des tissus coptes et des broderies venues d’Égypte ;
ceux des manuscrits insulaires de l’art du métal, comme l’atteste le
découpage des formes des évangélistes dans les évangéliaires d’Echtenach
et de Saint-Gall. Il ne s’agit en tout cas, ni ici ni là, de peinture appliquée.
Le scribe a la primauté sur le peintre. Lorsque la peinture interviendra pour
elle-même, que les lettres seront des complexes zoomorphes polychromes
ou que, débordant dans les bordures, elles s’achèveront en motifs floraux ou
animaux vivant d’une vie indépendante ou quand les illustrations en pleine
page seront devenues des tableaux, l’art du livre sera en régression. À la
chorégraphie scripturale – sévère ou souple – se substituera une virtuosité
de gymnaste. Le secret créateur de la page est oublié.
Homme de saint Matthieu, Évangile dit d’Echtenach.Manuscrit latin.
Lion de saint Marc, Évangile dit d’Echtenach. Manuscrit latin.
Mes livres ont toujours été travaillés selon les mêmes principes qui
sont :
1. Rapport avec le caractère de l’œuvre.
2. Composition conditionnée aux éléments employés ainsi qu’à leur
portée décorative : noir, blanc, couleur genre de gravure,
typographie. Ces éléments se déterminent selon la nécessité de
l’harmonie recherchée par le livre et au cours du travail.
Quand la peinture arrive au point où elle est sans trace, elle semble
sur le papier comme une émanation naturelle et nécessaire de ce
papier qui est le Vide même.
Glacier tord
comme tordu ira l’eau qui glace.
Non ! Ce n’est pas ainsi, c’est-à-dire en deux fois, qu’un livre peut
s’ouvrir à la page d’un unique poème. L’aire du livre ouvert n’est pas ici la
page ni la juxtaposition de deux pages. Elle est la grande surface blanche
unique dont elles sont parties intégrantes, jamais parties totales.
Ce chiasme est le raidisseur de la phrase où les mots nus, séparés,
« prennent » à partir de cette tension et torsion glaciaire résolue dans l’éclat.
l’éclat
où phrases à face blanche prennent, le froid…
et
l’éclat
où pages à face blanche prennent, le froid…