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© Première édition, Henri Maldiney, 1990

© Les Éditions du Cerf, 2014

www.editionsducerf.fr
24, rue des Tanneries
75013 Paris

ISBN : 978-2-204-11806-4

Composition numérique réalisée par Facompo


Le terme aujourd’hui en usage de livre d’artiste est équivoque. Que
désigne-t-il ? Un livre fait par un artiste attitré en collaboration avec un
poète patenté ? ou un livre dont la mise en œuvre, à chaque fois unique,
révèle ici-maintenant, sans autre référence, le savoir-être d’une présence
artiste ?
Il faut distinguer le propre de l’impropre. L’illustration d’un livre
littéraire ou poétique ne consiste pas pour un artiste, qu’il soit graveur,
dessinateur ou peintre, à appliquer son style, à la manière d’un sceau, au
thème proposé, comme si ce style acquis était une marque déposée dans la
mémoire et dans l’attente publiques ou, pis encore, dans la conscience de
soi de l’artiste devenu ainsi son propre amateur. Cette présomption pervertit
les plus grands. Par exemple Matisse illustrant les poésies de Mallarmé. Son
dessin à l’eau forte du cygne ouvre bien moins l’espace aux tensions
antagonistes du pathos de Mallarmé qu’il ne propose à la ressemblance du
cygne une image, dont l’allure reptilienne enrichirait tout aussi bien d’une
valeur ajoutée le cygne de Sully Prud’homme. Cela parce qu’ici Matisse
fait du Matisse. Si pur soit son dessin, il est la mise en fonctionnement d’un
style qui est à sa disposition permanente mais qui n’est pas remis en jeu et
en départ pour répondre à la condition de moment : ici la poétique de
Mallarmé. L’artiste y est d’avance en possession de lui-même ; il
n’appartient pas à l’œuvre comme origine.
La difficulté à laquelle ne peut se dérober l’artiste réside en ceci que
l’œuvre à faire doit être par destination l’œuvre commune du poète et du
dessinateur ou du peintre. Elle exige leur rencontre en elle – non pas dans le
sentiment ou la Stimmung, non pas dans une impression de départ et dans le
climat spirituel où cette impression vitale s’universalise, mais dans l’œuvre
en tant qu’œuvre, là où l’esprit prend corps et se fait vie, c’est-à-dire dans le
livre lui-même. J’entends le livre tel qu’en lui-même apparaissant dans son
achèvement toujours en arrivance, le livre en enérgeiai – ce qui veut dire
dans son être-œuvre.
Cette exigence anti-logique, cette contrainte à l’impossible est de toutes
les époques. Elle s’exprime obliquement par un embarras de langage : nous
n’avons pas d’expression appropriée pour définir avec précision l’apport de
l’artiste à la réalisation d’un livre écrit par un autre. S’agit-il d’illustration ?
Illustrer (du latin lustrare) veut dire éclairer, élucider et, de là, mettre en
valeur. Or un texte – surtout poétique – peut comporter une obscurité qui lui
est essentielle ; et ce serait l’anéantir que de transporter en pleine lumière la
lueur de son secret. Ou bien l’obscurité d’un texte tient à sa confusion, à
son incomplétude, à ses lacunes ; ce sont des signes d’impuissance qui
n’ont pas besoin de co-signataire. « Illustrer un texte, dit Matisse, n’est pas
compléter un texte. Si un littérateur a besoin d’un artiste pour expliquer ce
qu’il a dit, c’est que le littérateur est insuffisant »… « Le livre ne doit pas
avoir besoin d’être complété pour une illustration imitatrice. »
À l’intérieur de ce qu’on nomme l’illustration du livre, Matisse fait état
d’une distinction – suggérée par Raymond Escholier – entre le livre illustré
et le livre décoré : « L’illustration d’un livre peut être aussi l’enjolivement
l’enrichissement du livre par des arabesques en se conformant au point de
vue du littérateur. » La distinction du livre illustré et du livre décoré n’est
pas toujours pertinente, puisqu’illustration et décoration se rencontrent
fréquemment dans un même livre. Elles interviennent ensemble dans
beaucoup de manuscrits médiévaux sous les deux aspects conjugués de la
miniature et de l’enluminure.
L’illustration accompagne souvent un texte narratif dont elle met en
scène certains épisodes, reprenant à la poésie ce que celle-ci – ut pictura
poesis – lui a emprunté. Mais il arrive aussi qu’elle mette en œuvre une
expérience ou un état d’âme, au moyen d’une composition de lieu qui les
visibilisent. Cette mise en vue est aussi une mise en image. Or l’image est
le premier ressac de l’imagination, dont elle fixe la retombée et provoque la
fermeture. À moins que… l’image ne soit portée de part en part par la
genèse d’une forme en formation (Gestaltung) dont l’apparaître en
perpétuelle incidence sous-tend son apparence.
Quant à la décoration, si elle est un enjolivement ou un enrichissement,
elle n’est pas autre chose qu’une cosmétique. Le degré supérieur, le haut de
gamme (sic) de cette parure est représenté par les colliers de pierreries et les
bracelets en torsades qui s’enlacent en arabesques luxueusement simples, en
haut de la première page de l’Hérodiade de Mallarmé. Cette parure confère
au livre une grâce, précieuse, trop précieuse pour que sa gratuité s’articule
intérieurement à une nécessité qui la justifie. Tout autre est la marque des
manuscrits du Moyen Âge. Qu’est-ce donc qui en eux, comme en toute
œuvre d’art, fonde leur imprévisible gratuité en nécessité ? Tout d’abord
tous ne sont pas égaux ni même comparables à cet égard – à cet égard que
nous avons précisément pour le livre. Leur histoire est une suite de
transformations rapides ou lentes, heureuses ou malheureuses. D’autre part
le sens de cette histoire, où s’exprime le destin du livre, ne s’éclaire qu’à
partir du sens originaire de celui-ci.
L’art du livre ne date pas du livre d’art. Sa question s’est posée à
l’origine du livre, du livre en tant que tel. Un livre ouvert s’expose en lui-
même, pour ainsi dire à l’état libre, comme une chose indépendante, non
pas en face, à distance d’objet, mais en vis-à-vis, c’est-à-dire de visage à
visage.
Le livre d’artiste, quand il garde quelque chose de cette présence, et
donc n’est pas le sceau ou l’image en miroir de son auteur ni celle de son
lecteur, est une résurgence profane d’un autre sens du livre et d’un autre
sens de l’Écriture qui touche au sacré.
Ce sens du livre est lié originellement à son statut culturel. Celui-ci
suppose et impose entre son aspect physique et sa dimension spirituelle
autre chose qu’un rapport symbolique : un lien réel, dont la réalisation du
livre constitue précisément la mise en œuvre.
Tous les problèmes techniques et spirituels, explicites ou implicites, qui
interfèrent dans l’histoire du livre se ramènent à un seul : Trouver la
présentation capable de conférer au livre la présence. Cette question s’est
posée d’abord comme la question même du livre, là où et quand il s’est agi
d’honorer, dans sa présentation sensible, le livre par excellence, apportant et
emportant avec soi l’essence du livre, l’absolu livre, que ce soit la Bible ou
le Coran.
Ce n’est pas par hasard que le livre atteint à ce degré d’éminence et de
vénération dans une aire linguistique – l’aire chamito-sémitique – qui
accorde à la dictibilité scripturale un pouvoir supérieur à celui de l’oralité. Il
y a dans la langue écrite hébraïque ou arabe un lien direct entre la chose à
dire ou l’essence spirituelle à nommer et la forme visible dans laquelle elle
s’inscrit. De cette écriture on peut dire comme Paul Klee de l’art : « Elle ne
rend pas le visible, elle rend visible. » Elle rend visible la racine des êtres et
des choses. Comment ?
Ces langues sont – c’est leur marque propre – des langues à racines. La
racine, ici premier niveau de la saisie lexicale, est à la différence du radical
indo-européen, intégrante à l’égard du mot. Or purement consonantique elle
est imprononçable. On peut seulement l’écrire. On ne peut l’articuler
verbalement qu’après insertion en elle de voyelles intercalaires. Celles-ci
restreignent sa puissance diffusive en l’ajustant aux circonstances du
discours, à la condition du moment. Prise en elle-même, telle que, seule,
l’écriture la consigne, une racine sémitique ou chamitique exprime l’une
des directions spécifiques selon lesquelles s’articule et prend tournure le
déploiement de tout l’étant et s’expose son être. Ce statut est fondé et
manifesté dans l’Écriture – dans l’Écriture par excellence – celle de la Tora,
mot qui nomme à la fois la Loi et le livre ou rouleau de la Loi. L’économie
de la première est manifestée par le second. Au niveau de la loi, les
Kabbalistes, notamment Isaac l’Aveugle, font état d’une distinction qui se
réfère au rapport de l’écriture et de la parole : celle de la Tora écrite et de la
Tora orale. Au niveau du livre, dans son écriture même, ils perçoivent
l’organisation de la loi spirituelle, rendue visible dans le rapport physique
de l’encre au parchemin. La surface blanche de la feuille et la lettre écrite
noire sont entre elles comme le feu blanc et le feu noir brûlant sur le feu
blanc.
La Tora écrite – celle qui donne lieu à l’écriture – la Tora invisible
rendue visible par le tracé des lettres, n’est pas accessible en elle-même à
n’importe qui.

La Tora écrite, mystique, écrit Gershom Scholem, est encore cachée


sous la forme invisible de la lumière blanche représentée par le
parchemin du rouleau de la Tora et ne peut être perçue par l’œil
ordinaire… La Tora saisissable par l’être humain est non pas la
forme cachée dans la lumière blanche mais justement la lumière
obscure qui a déjà adopté des formes et des déterminations précises.
L’encre et le parchemin forment une unité, mais l’élément rendu
visible par l’encre est déjà la noirceur, le miroir obscur de la Tora
orale, et le vrai secret de la Tora écrite qui embrasse tout est contenu
dans les signes, non visibles encore, du parchemin blanc.
Dans le feu blanc lui-même, les formes des lettres n’apparaissent
pas encore en acte, et là où elles le font, nous sommes sous le signe
du feu noir de la Tora orale.

L’écriture ne s’entretient et ne se soutient que de cette tension


immanente à la feuille où les lettres s’ouvrent noires en s’ouvrant au blanc.
La reconnaissance de cet état de choses caractérise toutes les grandes
civilisations de l’écriture, par exemple (exemple d’autant plus significatif
qu’il est culturellement plus éloigné) : la chinoise. L’écriture chinoise n’est
pas une transcription graphique de signes vocaux. Indépendante des
prononciations locales, elle est, selon l’expression de M. Granet, une
écriture de civilisation, assurant l’unité linguistique et spirituelle de la
Chine.
Un mot chinois – prononcé ou écrit – n’est pas proprement un signe
mais un emblème qui évoque un geste consacré riche de conséquences
diverses, s’appelant l’une l’autre. Cette efficace est liée à sa constitution.

Le terme chinois qui signifie vie et destinée (ming) ne se distingue


guère de celui (ming) qui sert à désigner les symboles vocaux ou
graphiques… Chaque nom exprime une essence individuelle. C’est
peu de dire qu’il l’exprime, il l’appelle, il l’amène à la réalité.

C’est là sa vertu qui est inscrite en lui. Ming désignant un signe


d’écriture se traduit justement par caractère. En fait les signes graphiques
chinois ont une allure caractéristique, qui trouve son achèvement dans la
calligraphie. L’art calligraphique – art du tracé des caractères – est en Chine
l’un des arts suprêmes longtemps considérés supérieurs à la peinture. Mais
à partir des Sung, le peintre ayant adapté les instruments et ressources du
calligraphe, le pinceau et l’encre, dans l’exécution du lavis monochrome,
celui-ci devint le genre suprême de la peinture qui désormais égale en
dignité la calligraphie. Alors les peintres chinois découvrent dans les
rapports du Noir et du Blanc le même sens spirituel et la même réalité
métaphysique que les Kabbalistes dans le rouleau de la Tora.

Les Anciens lorsqu’ils peignaient, dit Hung Pin-hung, concentraient


leurs efforts sur l’espace où est absent le pinceau-encre ; c’est ce
qu’il y a de plus difficile. « Conscience de Blanc. Contenance de
Noir » unique voie qui accède au mystère.
La même constatation s’impose à propos des manuscrits du Coran – de
ceux en particulier qui sont écrits en caractères coufiques : qu’il s’agisse
des manuscrits exposés dans les musées d’Istambul ou des manuscrits sur
parchemin de Kairouan exposés au musée de Tunis. Pour bâtir un livre, il
était fait appel à plusieurs spécialistes : parmi lesquels le doreur,
l’enlumineur, le calligraphe, le relieur travaillaient indépendamment l’un de
l’autre, à tour de rôle. Au tracé des consonnes en caractères noirs ou parfois
dorés, s’adjoignent des points rouges, verts ou jaunes indiquant les voyelles
ou les signes diacritiques. Les enluminures marginales consistent en
rosettes, palmettes, étoiles, médaillons, alliant l’or et le brun et composés
d’éléments géométriques ou floraux. Mais elles sont subordonnées aux
caractères. Elles sont des efflorescences de la calligraphie. L’écriture est le
germe du livre. Elle l’est parce qu’elle n’est pas un motif empreint sur un
support. Le fond de parchemin est une surface modulante. Les signes
d’écriture le mobilisent et ils en sont, ensemble, l’émergence.
Livre sacré et livre d’art ont ceci de commun qui leur est originaire :
leur existence ne s’épuise pas dans leur fonction. Leur unité spirituelle-
corporelle en fait des êtres. Un livre est une œuvre dont l’être-œuvre
consiste dans la présentation visible d’une présence, d’une forme
d’existence que la teneur du texte nous appelle à rejoindre à l’avant de
nous, en nous plus avant. L’appel s’adresse à notre réceptivité. Une œuvre
d’art n’est pas un discours, formulant et proposant une idée. Nous sommes
avec elle dans une communication sensible et c’est à travers le sentir qu’elle
nous meut. Elle suscite en nous, par résonance, des tensions et des
comportements spatio-temporels signifiants, qui sont autant de façons de
nous ouvrir au monde en nous ouvrant l’espace d’un monde.
Les méditations d’Isaac l’Aveugle sur la Tora marquent comment
l’économie de la Loi a son expression directe dans l’économie matérielle et
formelle du livre. La tension et la communication de l’Écriture et de la
surface du parchemin manifestent l’articulation même du spirituel. Cette
manifestation est le fait de toutes les autres techniques du livre. Elle exige
leur ordination commune au même principe d’unité : calligraphie,
illustration, décoration, ne communiquent les unes avec les autres et
chacune avec soi qu’en mobilisant toute la surface de la page.
Qu’il s’agisse d’écriture, de peinture ou d’enluminure, la donnée
première, fondamentale, est la page. Aujourd’hui comme hier. Le vertige de
la page blanche ou de la toile blanche souvent évoquée par les écrivains ou
les peintres contemporains a son équivalent dans la lumière blanche
évoquée par Isaac l’Aveugle, dans laquelle les formes des lettres
n’apparaissent pas en acte, alors même qu’elle en est la source et l’énergie.
Est artiste celui à qui la page apparaît comme au peintre la toile – c’est-à-
dire, selon l’expression de Malévitch, comme la surface créatrice :
« l’endroit où son intuition construite le monde. » Les tensions variées de la
surface lui confèrent un certain quotient de profondeur et gradient
d’ouverture qui dans toute l’étendue du plan appelle, suscite l’espace. La
spatialisation effective est la tâche propre de l’art ; et à cet égard les œuvres
du passé comme celles du présent sont d’une qualité de puissance très
inégale de l’une à l’autre.
Aucune ne surpasse les quelques monuments byzantins qui ont échappé
à la destruction de l’époque de l’iconoclasme : la Genèse de Vienne,
l’Évangéliaire de Rossano ou l’Évangéliaire de Sinope qui datent du VI
e
siècle. Pour saisir ce qui fait leur propre, il n’est que de comparer une page
du manuscrit de Sinope à une page du Nicandre ou du Psautier (dit)
de Paris, œuvres byzantines du X e siècle.
Le Nicandre est un traité des morsures de serpents et de leurs remèdes.
Son illustration dérive directement de l’art hellénistique. Elle s’emploie à
présenter des scènes narratives exécutées à coups de pinceau prestement
jetés, dont la vivacité comme aussi les couleurs mates et chaudes
(apparentées à celles de la fresque) s’accordent avec l’écriture : une cursive
grecque en brun rouge sur fond blanc.
Tout autre est le manuscrit de Sinope. Ici nous sommes à la page avant
d’être à la scène. Dès le premier regard l’espace est là, unique et indivis,
émanant de toute la surface. Il enveloppe et il traverse les figures non en
étendue seulement mais aussi en profondeur. Son uni-tridimensionnalité est
antérieure à la triplicité des dimensions géométriques. Il est sans distance et
sans mesure. Et surtout sans cadrage. Il se déploie à même la page à partir
de chaque point et le regard intègre sa limite dans l’aura de son expansion.
e
Nicandre Terriaca, X siècle. Canopus tué par un serpent.
e
Évangiles Codex Synopinsis. VI siècle.
La modulation de la surface, génératrice d’espace, repose avant tout sur
le rapport de l’écriture et du parchemin. Le manuscrit de Sinope est écrit en
onciales d’or sur champ pourpré. Le rapport de l’or au pourpre y est un
rapport mouvant entre deux couleurs elles-mêmes mouvantes, ayant
chacune son mode de spatialité propre. Le pourpre ici module du pourpre
rouge au pourpre violet et l’or qui d’ordinaire rayonne souterrainement dans
l’obscur, irradie ici à travers le pourpre, couleur non spectrale. L’espace est
le champ suscité par l’unité rythmique de ces tensions. Or un rythme est
sans mesure.
Quant aux figures, celles du festin d’Hérode par exemple, elles ne sont
ni planes ni volumétriques. Elles tiennent leur corporéité de la spatialité des
couleurs. Les pourpres et l’or de la page écrite ont leurs résurgences en
elles, et – faut-il dire par ailleurs ? – les bleus et les rouges des figures sont
soutenus et liés par le pourpre dont ils sont les composants, comme les
bruns et les jaunes furtifs le sont par l’or. Au chromatisme de l’art antique
s’est substitué le colorisme, comme dans les tissus coptes ou égyptiens ou
comme dans l’orfèvrerie barbare.
Enfin, en entente avec le colorisme qui refuse la primauté du contour,
une incertitude aux limites entretient la compénétration des figures et du
milieu dans un seul et même espace qui est, proprement, la dimension
formelle de l’œuvre.
Sans doute le Nicandre n’est-il pas lui non plus une œuvre chromatique.
Mais ses couleurs sont subordonnées à des formes, nettement individuées,
de personnages en action. Leur lien n’est pas directement mélodique ou
rythmique. Elles s’harmonisent à travers leur fonction figurative ; et cette
figuration requiert un espace scénique, ou tout au moins l’indication du plan
horizontal du sol, de sorte que le regard doit abandonner le plan vertical de
la feuille. Autrement dit, il y a là l’ébauche d’une perspective.
L’opposition entre l’espace a-perspectif du manuscrit de Sinope,
d’origine syrienne, et l’espace perspectif hellénistique ou, plus encore,
romaine, s’éclaire par une autre qui constitue une sorte de ligne de fracture
entre les plaques tectoniques du monde antique en dérive. L’espace
perspectif se prête à la mise en scène de personnages qui se présentent de
profil et dont les silhouettes se masquant partiellement les unes les autres
suggère un étagement en profondeur. L’espace a-perspectif a partie liée avec
la présentation de face. Le premier convient aux scènes narratives, où les
personnages sont engagés dans la successivité du récit, dans le temps de
l’action humaine et de l’histoire, comme dans les bas-reliefs assyriens ou
les alignements processionnels des céramiques achéménides. Le second est
apte à la présentation non de personnages, mais de figures affirmant leur
nue-présence absolue dans une apparition ou une comparution immuable
qui est toute de dévoilement. Ainsi une fresque de Santa Maria Antigua
présente de profil, au régisseur supérieur, l’histoire de Joseph tandis que le
registre inférieur, consacré au Christ et aux Saints docteurs, les présente de
faces immobiles ; de même les quatre martyrs de la Prothesis.
Cette opposition, particulièrement sensible dans l’art de l’ancien Iran,
connaît des vicissitudes qui sont chaque fois significatives d’une
transformation spirituelle. Tandis que, dans leurs reliefs, les Perses
achéménides déroulent le récit de leurs exploits en scènes et figures de
profil, les Parthes (iraniens eux aussi) pratiquent rigoureusement la loi de
frontalité 1. Dieux et hommes y comparaissent de face. Ainsi l’étonnante
triade des dieux palmyréens du premier siècle après Jésus-Christ. Les perses
sassanides pratiquent les deux styles mais ils choisissent toujours la vision
de face pour la présentation du roi en majesté dans les cérémonies de
triomphe et d’investiture.
La figure de face a une valeur apotropaïque laquelle est inséparable de
son doublet menaçant. On le constate, mieux on l’éprouve, en regardant les
figures talismaniques des rouleaux éthiopiens.
Ange protecteur ou démon se présentent toujours de face et le visage
dans lequel toute l’apparition se concentre est entièrement ordonné au
regard. Celui-ci, fixe, émane d’une pupille noire entourée d’une orbe
blanche, ovale pour l’ange ou l’homme, ronde pour les démons. Le visage
en arrive même – achèvement de l’art des talismans – à se réduire aux yeux.
Comme la surface se fait espace, la face de l’ange se fait regard, mais non
pas séparément, car l’intériorité réciproque des éléments figuratifs et des
moments rythmiques fait de l’espace même du talisman un regard externe.
Jacques Mercier en a fait une analyse rigoureuse :

Chaque œil associé avec son voisin sur l’axe transversal, définit un
regard faisant face au malade. Les lobes en vis-à-vis forment un seul
ovale strié au centre d’une double ligne brisée. Les yeux consistent
en un large disque noir inscrit dans un ovale blanc, et les arcs des
lobes se caractérisent au contraire par une fine compénétration du
blanc et du noir : il y a là un très intense contraste de formes,
d’autant plus que la forme ovale des doubles lobes est semblable à
celle des yeux. Ce contraste produit un mouvement dans
l’immobilité c’est-à-dire une fascination dont les yeux sont le foyer.
Les doubles lobes sont alors l’aire d’apparition de ces yeux.
Autrement dit, ce talisman est entièrement regard.
e
Rouleau de Walatta Sellasé, XIX siècle.

Ce regard hante l’espace de la présence fascinée. L’espace qu’elle ouvre


pour sa perception du monde est en fait l’espace de l’œuvre avec lequel elle
est en résonance. Elle participe directement à sa genèse rythmique.
Une telle situation est fondamentalement esthétique, c’est-à-dire qu’elle
est l’accomplissement du sentir. Là est le moment apertural de l’art. Il
apparaît avec une simplicité presque inquiétante dans certaines illustrations
en noir et blanc des œuvres de Hildegarde de Bingen, notamment dans la
présentation de La Jérusalem céleste. Blancs et noirs y constituent, dans le
plan, deux ensembles disjoints. Pourtant rien ne peut faire que chaque point
de l’un ne soit ressenti comme un point d’accumulation de l’autre. Cette
relation paradoxale est irrécusable parce que déjà résolue. Entre ces
complexes simpliciaux, à la fois contrastants et complémentaires, que sont
les noirs et les blancs la tension est si grande qu’elle appelle leur
substitution totale et réciproque et se résout en mutation dans l’espace – un
espace dont ils constituent ensemble le tenseur binaire.
Il s’agit d’un espace a-perspectif. Alors que la perspective offre une
image de l’espace et que tout s’y passe ailleurs, dans un ailleurs sans ici,
l’espace a-perspectif n’est pas une image. Tout a lieu ici dans l’instant
d’une durée monadique. Les conditions de cet espace sont plus proches de
celles de l’espace biologique que de l’espace mathématique. Dans
l’accomplissement d’un auto-mouvement vivant, « l’action détermine
d’abord un Ici ponctuel, et à partir de lui, la situation spatiale des choses
autour de lui ». Le Ici et l’instant – ou plutôt la genèse, en eux, du présent –
sont les foyers-origines de l’espace et du temps.
Sacramentaire dit de Gellone. Manuscrit latin.
Ce sens de l’espace est au fondement de l’art du livre, là où existant à
partir de la page le livre apparaît dans l’authenticité de son essence. Le haut
Moyen Âge chrétien en offre maints exemples. Évoquons seulement : sur le
Continent, le sacramentaire de Gellone (790-795) et le psautier de Corbie
(premier quart du IX e siècle) ; dans les îles irlandaises et britanniques, le
livre de Dürrow, le livre de Lindisfarne, l’évangéliaire d’Echtenach et le
livre de Kells. Tous ont en commun que l’ornement y surgit de l’écriture.
Ainsi en est-il des grandes initiales ornées. Le T initial du Te igitur du
canon se dresse en forme dans le Tau de la croix. L’initiale I de Intercessio
se dresse en forme de colonne accompagnée d’un suppliant parallèle dont le
mouvement épouse la courbe du N.
Les bruns sombres et les bruns clairs de la colonne et de la robe
s’entretiennent mutuellement dans l’élan altier d’une même verticalité.
Dans le psautier de Corbie, l’illustration devient enluminure en ce qu’elle
est directement assujettie au mouvement générateur de la lettre. Ainsi
l’initiale historiée du cantique d’Habacuc. La figuration de la page
s’ordonne en spirale. Un cheval au galop enveloppe dans le grand écart de
sa détente et emporte, déroulé et roulant sous lui en sens inverse, un char
arrondi à l’intérieur duquel le prophète est assis. L’arrière-train du cheval en
extension se prolonge et se rassemble dans l’incurvation d’une sorte de nef
à deux roues s’enroulant sur elle-même et dont la poupe recourbée s’achève
en un bonnet floral d’où émerge le visage d’Habacuc. Ce dessin est une
forme en formation ; automouvante et voulue telle.
e
Psautier de Corbie, IX siècle.

Deux longues tiges, écrit Jean Porché, celle d’un vexillum de


légionnaire et celle d’un palme ou d’un sceptre, s’inclinent pour
accompagner le mouvement tournant de la nef, que doublent les
membres antérieurs de l’animal.

Ceux-ci ne font pas que doubler ces tiges obliques, en les entraînant
dans un jeu de décalages et d’intervalles variés. Ils participent directement
au mouvement formel. Orientés en sens inverse de l’enroulement de la nef,
ils ménagent entre eux et elle un vide animé qui diffuse à l’intérieur. Ils ont
avant tout partie liée avec l’ultime accélération de la spirale.
Tous ces éléments figuratifs sont inspirés d’œuvres antiques. Comme
dans leurs travaux d’orfèvrerie les Barbares ont décomposé, dénombré le
corps de l’animal, familier ou fabuleux, hérité de l’art antique et lui ont
assuré une seconde naissance en l’élevant à une unité plastique déterminée
par les exigences spatiales du support, le peintre de Corbie a emprunté ses
éléments à des courses de chars représentées sur des sarcophages romains
non pas pour en tirer une nouvelle figuration, mais pour enraciner le
figuratif dans l’« abstrait » : toute cette animation s’exprime dans la genèse
d’une D oncial.
Les manuscrits insulaires sont illustrés ou décorés en pleine page de
tapis d’entrelacs et de spirales polychromes et ornés de bordures où courent
de souples animaux. Mais les livres de Dürrow, d’Echtenach ou de Kells
gardent au Christ et aux saints leur immutabilité soustraite au devenir.
L’imago hominis, symbole de saint Matthieu, cristallise de face dans une
structure géométrisante et non faute de savoir ou de pouvoir-faire, car le
lion de saint Marc y est saisi dans le bond de sa forme automouvante :
« encadré de décrochements rectangulaires secs et neutres qui le
soutiennent dans la page sans le charger », il occupe, il hante l’intégralité de
la page ou plutôt il est présent hors de la page sans avoir à en sortir.
Ces deux types de livres révèlent une double ascendance, l’une
orientale, l’autre barbare. Le décor et l’illustration des manuscrits pré-
carolingiens s’inspirent des tissus coptes et des broderies venues d’Égypte ;
ceux des manuscrits insulaires de l’art du métal, comme l’atteste le
découpage des formes des évangélistes dans les évangéliaires d’Echtenach
et de Saint-Gall. Il ne s’agit en tout cas, ni ici ni là, de peinture appliquée.
Le scribe a la primauté sur le peintre. Lorsque la peinture interviendra pour
elle-même, que les lettres seront des complexes zoomorphes polychromes
ou que, débordant dans les bordures, elles s’achèveront en motifs floraux ou
animaux vivant d’une vie indépendante ou quand les illustrations en pleine
page seront devenues des tableaux, l’art du livre sera en régression. À la
chorégraphie scripturale – sévère ou souple – se substituera une virtuosité
de gymnaste. Le secret créateur de la page est oublié.
Homme de saint Matthieu, Évangile dit d’Echtenach.Manuscrit latin.
Lion de saint Marc, Évangile dit d’Echtenach. Manuscrit latin.

Qu’en est-il AUJOURD’HUI ?


Aujourd’hui le livre n’est pas manuscrit mais imprimé. Cependant
l’exigence fondamentale est la même : qui ouvre le livre ouvre un monde.
Le problème du livre, parce qu’il est un être, est celui de son unité.
Unité tout d’abord de la forme et du sens rendu visible en elle. Un livre
imprimé de poésie ne répond à sa destination que s’il met en œuvre une
poétique de l’espace répondant à l’espace poétique qu’il a charge de rendre
visible. Irrésistiblement en effet la poésie tend à renouer avec le moment
apertural de la langue, où les racines les plus primitives indiquent autant de
façons d’ouvrir l’espace et le temps pour un monde. C’est précisément ce
pouvoir d’induire un comportement au monde qui fait d’une syllabe
chinoise un emblème et des signes de l’écriture chinoise des caractères.
Telle est la manifestation scripturale de toute poésie. Il y a affinité entre le
caractère, entre sa façon d’engager un espace opérationnel articulé selon
son rythme propre et la tonalité rythmique du poème qui constitue son
caractère artistique.
L’unité du livre suppose d’autre part la communion de tous ses éléments
formateurs, qui doivent être non de simples constituants mais les intégrants
du livre ouvert à cette page, à toute page – l’unité minimale étant à cet
égard celle du texte imprimé et du dessin, de la gravure ou de la peinture.
Matisse s’en explique.

Mes livres ont toujours été travaillés selon les mêmes principes qui
sont :
1. Rapport avec le caractère de l’œuvre.
2. Composition conditionnée aux éléments employés ainsi qu’à leur
portée décorative : noir, blanc, couleur genre de gravure,
typographie. Ces éléments se déterminent selon la nécessité de
l’harmonie recherchée par le livre et au cours du travail.

L’harmonie de l’ensemble peut être de contraste autant que de


similitude. Contraste n’est pas discordance. C’est au contraire de l’accord
des opposés qui naît l’harmonie la plus puissante, dans laquelle ils
communiquent entre eux au niveau précisément de leur puissance. Celle-ci
ne s’éveille et ne se révèle qu’avec leur mise en œuvre dans l’espace-temps
d’une traversée. Cette traversée n’est pas un simple passage d’un élément à
un autre à l’intérieur d’un espace pré-donné, dans lequel ils seraient en
équilibre statique. L’harmonie des opposés est essentiellement rythmique.
L’espace-temps de leurs échanges réciproques n’existe qu’à se transformer
lui-même en… lui-même. Il est impliqué dans un rythme où les événements
contrastants réalisent une unité communielle en se transformant eux-mêmes
en événements à la fois hétérogènes et complémentaires d’une unique
genèse.
De contraste ou de similitude, l’harmonie d’une page, quels que soient
les éléments pris en compte, exclut entre eux tout rapport de subordination.
Là où l’harmonie est réelle le texte ni le dessin ne sont prédicat ou sujet l’un
de l’autre. Aucun n’apporte à l’autre en le déterminant un nouveau degré de
précision, mais ils s’élèvent ensemble l’un à travers l’autre à un niveau
supérieur de réalité. Comme font les mots dans une phrase chinoise. Un tel
accord qui dépasse leurs ressources séparées a son fondement dans
l’existence de la page, dans la mise en œuvre de la surface spatialisante.
Cet accord exige l’unité ouverte de chacun des deux moments : texte
imprimé et dessin… L’unité du texte repose sur la relation de la lettre et du
papier. La feuille de papier se définit par sa texture, son grain, sa couleur,
son format, sa grandeur ; la lettre par le type de caractères, leurs corps, leur
densité d’encrage. Le rapport entre elles n’est pas de signe à support mais
de forme à espace. Elle dépend de la composition du texte, du jeu du papier
et de l’encre, du vide ou des vides et des pleins. Ce jeu n’est pas gratuit, il
ne peut être que rythmique car seul un rythme transforme de l’intérieur des
signes en formes. Par là l’art de la typographie rejoint celui de la
calligraphie dont les peintres et calligraphes chinois ont formulé l’essentiel.
Ainsi Hua Lin :

Quand la peinture arrive au point où elle est sans trace, elle semble
sur le papier comme une émanation naturelle et nécessaire de ce
papier qui est le Vide même.

Ce qu’ici Hua Lin dit de la peinture s’applique d’aussi près à la


calligraphie. Le rapport du noir au blanc, du plein au vide, ou, pour parler
chinois, celui du « Pinceau-Encre » et du « non-trace », est à partir des Sung
le principe constitutif des deux arts. Il est donc le principe de leur unité.
Pareillement aujourd’hui il fonde l’unité de la page imprimée et de la page
illustrée.
Ainsi l’entend Matisse quand il évoque ses gravures sur lino illustrant
Pasiphae de Montherlant.

Là le problème est le même que pour le « Mallarmé », mais les deux


éléments sont renversés. Comment équilibrer la page noire du hors-
texte avec la page relativement blanche de la typographie ? En
imposant, par l’arabesque de mon dessin, mais aussi en rapprochant
la page gravure de la page de texte, qui se font face, de façon
qu’elles fassent bloc.

Mais il ne suffit pas qu’elles fassent bloc. Il faut qu’elles s’articulent


l’une à l’autre de l’intérieur de chacune ; et la solution dernière qui consiste
à les envelopper par une grande marge circulaire n’est qu’une solution
concentrationnaire.
Pour comprendre ce qui est en cause, il faut aller à la source des
puissances opposées et complémentaires du Blanc et du Noir par où
s’explique leur interdépendance rythmique, qui n’a jamais cessé d’être
reconnue en Chine. Le Noir et le Blanc s’inscrivent respectivement, pour la
pensée chinoise, sous les rubriques aspectuelles du Yin et du Yang. « Pour
ce qui est de la lumière, dit Ting Kao, le clair est yang, l’obscur est yin. »
Le premier principe de cette image du monde, comme de la vision la plus
quotidienne, est l’échange ou plutôt le change mutuel des opposés, leur
substitution réciproque et totale que les chinois nomment une mutation.
Une mutation n’a rien à voir avec cette intervention des rôles du noir et
du blanc que Matisse a tenté dans Pasiphae, où « dans la page noire du
hors-texte » le dessin est un tracé blanc. Le renversement des fonctions
n’entraîne pas une inversion des valeurs. Celles-ci résistent à l’usage. Un
trait noir se cherchant lui-même à travers des changements d’épaisseur,
d’amplitude, de direction, de vitesse, modifie la surface blanche ; les
valeurs d’éclat et la tonalité de celle-ci varient selon les concavités et les
convexités du tracé et suscitent un réseau de tensions en étendue et
en profondeur, dont l’unité rythmique engendre un espace. Mais un trait
blanc ne modifie pas le fond noir dont la résistance infinie s’oppose à la
non-résistance du blanc. Il en résulte une linéarité qui s’inscrit dans la
surface ; et nous restons en face, à distance d’objet, sans habiter un espace
ouvert.
Une mutation est tout autre chose. La substitution mutuelle et totale du
yin et du yang, ici du Noir et du Blanc, exige le Vide.
Pourquoi ?
Parce que les aspects antagonistes ne peuvent se changer l’un en l’autre
qu’au lieu même de leur origine.

Les dix mille êtres sortent du y avoir


L’y avoir sort du ne pas y avoir, [c’est-à-dire du Vide ou du Rien].
Ce qui signifie que le Blanc et le Noir ne s’échangent qu’à même leur
genèse, dans l’instant surprenant de leur apparaître, à même leur
surgissement immotivé et irréfutable.
L’exemple le plus extrême est le livre où se fait jour la commune
ouverture au monde d’André du Bouchet et de Pierre Tal Coat : Laisses.
Le dessin met-il en vue sur deux pages ce que le texte aurait dit sur
deux lignes ?

Glacier tord
comme tordu ira l’eau qui glace.

Un diptyque donc : sur la page de gauche un tracé sommital nouant,


dans l’écart, deux larges traits asymétriques : courtes arêtes noires, l’une
rapide, ascendante, l’autre presque horizontale descendante lentement.
Renforcé par contraste au voisinage du noir, tant sur le bord convexe que
sur le bord concave, le blanc dont le gradient varie diffuse vers le haut et
vers le bas. Vers le bas deux mouvements opposés d’expansion et
d’accumulation se compénètrent. L’angle noir duquel émane le blanc,
inversement l’attire et le recueille. Ainsi le blanc de la page sous-tend
l’ouverture des traits noirs dont l’écart, simultanément, ouvre de haut en bas
l’amplitude blanche. Ce dessin en dévers par rapport à la page et émergeant
en suspens dans son étale est le pli d’une transformation de l’espace en lui-
même, qui est aussi celui de sa torsion : « glacier tord. »
À l’ascension calme de cette page s’oppose la cursivité serpentine de la
seconde. La répartition, dans le sens vertical, du noir et du blanc, du plein et
du vide s’inverse de l’une à l’autre et tire vers le bas celle où « comme
tordue ira l’eau » descendant en méandre.
Glacier tord eau tordue : symétrie.
… et l’accord est parfait, sur cette symétrie, entre les Lettres et les Arts.
Symétrie complaisante, elle a trahi le dire et elle fausse le voir, en
substituant à un rythme unique une composition binaire.

André du Bouchet. LAISSES.Aquatintes et bois gravés de Pierre Tal Coat.

Non ! Ce n’est pas ainsi, c’est-à-dire en deux fois, qu’un livre peut
s’ouvrir à la page d’un unique poème. L’aire du livre ouvert n’est pas ici la
page ni la juxtaposition de deux pages. Elle est la grande surface blanche
unique dont elles sont parties intégrantes, jamais parties totales.
Ce chiasme est le raidisseur de la phrase où les mots nus, séparés,
« prennent » à partir de cette tension et torsion glaciaire résolue dans l’éclat.

l’éclat
où phrases à face blanche prennent, le froid…

et

l’éclat
où pages à face blanche prennent, le froid…

Ni la poésie ni le dessin ne sont proprement signitifs. Ici les unités


graphiques, là les mots sont formes et non signes. Ils ouvrent deux espaces
de sens qui sont liés entre eux de la même manière que, dans l’espace
sensible, le tracé des traits et des lignes imprimés : par le blanc du papier
qui, écrivait Hua Lin, est le vide même. Vide actif qui est tel parce que les
noirs ne s’espacient qu’à exister en suspens dans l’ouvert. Vide à partir
duquel parle et existe le poète. Vide à partir duquel arrive à soi le trait
auquel est accordé l’existence du peintre.
« Langue, déplacements, jours. » Jamais le sémantique déposé dans la
langue ne sera adéquat à ce qui à l’instant est à dire. Le à dire, ce
transpossible à partir duquel nous avons à prendre la parole ne s’ouvre
pourtant qu’avec le dire. Parler à partir de ce qui n’est pas et qui hors de la
parole en est pourtant le centre, c’est le propre du poète. La parole poétique
en se ressourçant dans le Rien se maintient – comme l’apparaître – en état
d’origine perpétuelle. Le cours de la phrase – comme tordue elle ira – y est
rompu par des blancs, par des vides qui séparent et affranchissent les mots
en les rendant à la pure fonction du nommer – ce qui fait justement qu’ils
appellent.
C’est dans le « entre » des mots, dans ces vides médians que la parole
appelle. Ils ménagent le passage du souffle, dont l’articulation est le rythme.
De même le dessin. Par là il répond au dire : il existe par les blancs.
« glacier tord »
Le dire, non le dit, voilà ce que rend visible le rythme du dessin :
ajointement, tors, de deux traits noirs qui ouvrent – blanc – la page, pour y
inscrire leur rigueur glaciaire.
Si le à dire déborde toute signification reçue et même tout ce qui peut
être reçu à titre de signification, il prend corps (en esquisse) dans les
caractères, dans ce que du moins, à l’âge de la lettre imprimée, la
typographie a retenu du caractère : sa capacité d’articuler un espace de
présence sensible. La typographie de cette page, telle que la définissent la
force de corps des caractères et la densité de la composition aussi bien que
de l’encrage, s’oppose aux noirs compacts et au blanc diffus, mais comme
un troisième terme qui participe avec eux à l’harmonie du tout.
Le texte est bâti sur quatre lignes courtes et libres, moins séparées par
des intervalles que traversées par l’entre-espace. Cette structure à la fois
stable et légère offre au regard une base d’appui, elle-même suspendue dans
le vide enveloppant du blanc. Loin d’assigner à la surface du papier un
simple rôle de support la typographie l’engage dans la genèse d’un espace,
qui sans elle s’annule ou se désaccorde. Efface-t-on le texte, le blanc alors
s’étale uniforme jusqu’en bas et trouve ses limites dans le rectangle
préétabli d’une page définie par son contour.
Cette délimitation met fin à la tension et à l’échange entre la forme
sommitale qui ouvre l’espace de la page et la petite tache noire située en bas
de l’autre page, et qui, coupée de la première page, reste confinée et
contrainte dans l’intervalle étroit qui la sépare du tracé noir, alluvionné de
pourpre clair, de la forme en zigzag.
Si le cadrage artificiel d’une page frappe ainsi d’inertie un élément de
l’autre, c’est que celui-ci appartient d’entrée à l’ensemble des deux. Il est
un foyer d’accumulation et d’éclatement, dont le propre est de transmettre
sans interruption, en y perpétuant son éclat, l’énergie spatialisante d’une
page à l’autre. L’horizon de présence et le champ d’induction de cette tache
noire – ou plutôt de la tension que suscite son contraste avec le blanc – ne
sont pas cantonnés dans un intervalle. Mais par-delà le tracé en zigzag qui
l’avoisine elle est en résonance, en haut et à droite, avec une forme
lancéolée, obliquement ascendante. La résonance n’est pas de noir à noir.
Elle s’établit entre les blancs, d’éclat à éclat. Fortes toutes deux de la
puissance du minimum, les formes noires portent à l’extrême, autour
d’elles, les tensions du blanc. Chacune est le foyer d’un espace radiant à
l’horizon duquel s’éveille la radiance de l’autre.
Ainsi l’espace issu de la double arête sommitale, qui se déploie en
descendant à travers la page de gauche, s’étend lui-même en lui-même, en
traversée ascendante, sur l’autre page.
Chaque élément graphique est ordonné – sous peine d’être lettre
morte – à la, spatialisation de la surface. Que l’un d’eux manque à soi et
l’espace est en défaut de lui-même. Si on masque, par exemple, la forme
lancéolée, on ne fait pas qu’effacer une tache noire, on abolit une tension
ouvrante, un gradient d’ouverture. Dans la surface ainsi neutralisée
l’ensemble du dessin s’abaisse. Noirs et blancs se disjoignent et la
ségrégation du tracé noir aux torsions serpentines et du blanc d’en haut,
isolant celui-ci, en fait une aire étale. N’émanant plus d’un foyer il retourne
à l’indifférence de l’homogène. Ce qui a disparu avec l’énergie blanche
dont cette forme était le foyer, c’est l’expansion d’un flux radiant qui
déployait son ciel sur la page de gauche de sorte que l’espace entier du livre
avait, par « mutation non changeante » son issue au lieu même de son
origine. Telle est bien, en effet, la situation réelle : tout événement
(rencontre, contraste ou résonance) suscité ici-même par le rythme d’une
imagination sans images, purement spatialisante, est à la fois en départ et en
arrivance, lieu et moment d’appel et de recueil, d’aller et retour. L’arête
droite, par exemple, de la forme noire qui recueille en altitude l’espace de la
page de gauche se prolonge hors d’elle-même ; elle est emportée au loin de
soi, en soi plus avant, vers la forme lancéolée, dont l’espace marginal en
retour l’investit de tout le blanc dans lequel elle cherche sa pointe.
Cette tension ouvrante est comprise dans l’ouverture du tout. L’espace
qui, du bord convexe de l’arête noire, s’ouvre blanc vers le haut et diffuse
en descendant lentement vers l’autre page s’interpénètre avec celui, issu du
bord concave, qui s’ouvre vers le bas jusqu’à envelopper la petite tache
noire et, à partir d’elle diffusive, s’exalte jusqu’à intégrer l’aire marginale
de la forme lancéolée. L’unité est une articulation d’événements.
Ce trajet est sans trace.

Sur un papier de trois pieds carrés, écrit Chang Shih, la partie


(visiblement) peinte n’en occupe que le tiers. Sur le reste du papier
il semble qu’il n’y ait point d’images ; et pourtant les images y ont
une éminente existence. Le vide n’est pas rien. Le vide est tableau.
L’efficace appartient au sans trace, au vide qui s’ouvre blanc en donnant
lieu d’être au tracé noir. C’est dans le champ ascendant du blanc que
descend le tracé en zigzag se parcourant lui-même. Les deux mouvances
sont une. Leur contrariété se résout, comme toutes les autres, dans le
surgissement d’une forme en formation, suspendue à soi dans l’ouvert. Du
cours de l’eau tordue on ne saurait indiquer la source. Le secret du tracé, de
cette présence en incidence perpétuelle, est dans le blanc. Le secret de
l’apparaître réside dans l’opposition et le change total et réciproque du
blanc vide et de la manifestation surprise ouvrant en lui-même l’ouvert du
rien.
Le pouvoir des blancs, qui est celui du Vide, est commun à la peinture
et à la poésie. Mais tous les blancs ne sont pas des vides actifs. Les blancs
typographiques déchoient en artifice et ne sont plus que résiduels là où ils
répondent à une recherche d’effets. Ils illustrent et favorisent en retour les
procédés dont use un poète arrangeur pour découper ou déconstruire ses
phrases, faute d’avoir su échapper à leur composition en inventant à temps,
c’est-à-dire à l’origine, un langage authentiquement poétique.
Ce sont d’autres blancs, autres que des trous de langage ou des produits
de déconstruction, qui constituent les vides actifs du langage poétique. Ils
actualisent et surmontent les lacunes de la langue et de la parole qui font
partie de leur essence. Ils répondent d’une part à l’impropriété
fondamentale de la langue, à son inaptitude à dire ce qu’exige la condition
de moment, laquelle est irrépétable, alors que la langue ne comporte que du
répétable à la disposition permanente du locuteur. Ils répondent d’autre part
à la lacune qui est entre la parole et l’être aux choses, c’est-à-dire à la faille
entre la condition de moment et l’immémorial de toute impression
originaire, irrécusable autant qu’injustifiable, parce que surgissant du rien.
C’est ce Vide (ou ce Rien) qui constitue l’efficace des blancs actifs de la
parole poétique que les blancs de la page imprimée visibilisent. En quoi
sont-ils actifs ?
Un poème n’est pas un convoi de mots à l’image du convoi des effets et
des causes. De même qu’un événement est une déchirure dans la trame de
l’étant, une parole poétique est une déchirure dans la trame du discours. Un
poème se pro-duit, chaque séquence, chaque mot, chaque syllabe est genèse
du présent dans « cette déchirure, non : dans le jour de la déchirure ».
Ce jour les blancs le manifestent dans la mesure où résonne en eux le Vide
– non pas ce faux « vide médian », qui n’est que l’entredeux des
significations d’un mot, à lui d’avance et partout dévolues, mais l’ouvert,
où, libre de cette astreinte, le mot le plus pesant « livre son ciel ».
Ce vide d’où s’ouvre, à chaque fois sur l’intonation accrochante d’un
mot, la parole poétique d’André du Bouchet, est également essentiel au
dessin et à la peinture de Tal Coat.
« De l’invisible lieu il est l’ouvert. »
Comme tous les grands et très rares dessinateurs : Hercule Seghers,
Rembrandt, Rubens, Claude Gellée, Tal Coat dessine par les Blancs, non
par les Noirs. Les Noirs sont au service des énergies blanches et ils ne
communiquent entre eux qu’en elles, par elles. Chaque discontinuité ou
rupture du trait est un vide médian, communiquant avec le grand Vide
initial et final où les Noirs ex-istent, d’où ils procèdent, où ils retournent.
Entre le poète et le peintre l’accord est originaire – parce qu’il se noue à
l’origine.
Cette relation ne concerne pas seulement les Noirs et les Blancs. Mais
aussi les couleurs. Elle implique que la couleur elle-même retourne à son
origine. L’accomplissement de la couleur dans la lumière, qui fait de la
surface de la page un espace, se réalise dans l’incolore ou le diaphane : la
couleur cesse d’être un « trouble de la lumière » parce qu’elle s’échange
intégralement avec le Blanc de la page. Cet échange est une mutation.
Ainsi nous revenons à la donnée première : la page, que l’art du livre
accompli en elle-même en enérgeiai, qu’elle met en œuvre en la
spatialisant. C’est l’espace ici qui se signifie, en s’ouvrant comme espace
d’une présence au monde ou d’une ouverture à l’événement. Un livre n’est
pas un placard de textes ni une série de tableaux. L’art du livre a son
autonomie que l’artiste du livre a à pendre en charge. Humble par orgueil de
son art.
Écorce, Tal Coat.
1. La différence est flagrante entre la représentation achéménide des gardes mèdes et perses à
Persépolis et l’offrande de l’encens en Palmyrène.
Table et références
des illustrations

Nicandre Terriaca, X e siècle. Canopus tué par un serpent. Paris,


Bibliothèque nationale, p. 21.
Évangiles Codex Synopinsis, VI e siècle. Paris, Bibliothèque nationale,
p. 22.
Rouleau de Walatta Sellasé, XIX e siècle. Rouleaux magiques éthiopiens,
Jacques MERCIER, Paris, Éd. du Seuil, 1979, p. 27.
Sacramentaire dit de Gellone. Manuscrit latin. Paris, Bibliothèque
nationale, p. 30.
Psautier de Corbie, IX e siècle. Bibliothèque municipale d’Amiens, p. 32.
Homme de saint Matthieu, Évangile dit d’Echtenach. Manuscrit latin,
Northumbrie, p. 36.
Lion de saint Marc, Évangile dit d’Echtenach. Manuscrit latin,
Northumbrie, p. 37.
André DU BOUCHET. LAISSES. Aquatintes et bois gravés de Pierre
TAL COAT, Lausanne, Éd. Françoise Simecek, 1975, p. 46.
Écorce, TAL COAT, p. 57.
Autres titres des Œuvres
philosophiques d’Henri
Maldiney dans la collection
« Bibliothèque Cerf »

In media vita, suivi de La dernière porte, 2013.


Aux déserts que l’histoire accable. L’art de Tal Coat, 2013.
L’art, l’éclair de l’être, 2012.
Aîtres de la langue et demeures de la pensée, 2012.
Le Legs des choses dans l’œuvre de Francis Ponge, 2012.
Regard Parole Espace, 2012.

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