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republique algerienne democratique et popula

Ministere de l’éducation nationale

Lecture analytique pour l’épreuve


anticipée de français

Descriptif de français

Lycée Cheikh Bouamama

Nom: Chabouni
Prénom : Omar Rayan
Classe : 1 ère STMG
Année scolaire : 2023 /2024

Signature du Professeur Signature du proviseur


Sommaire

Objet d’étude I :

Le Roman et le récit du Moyen Âge au XXIème siècle

Parcours : vision du monde et du personnage

I- Œuvre Intégrale 1 : Madame de Lafayette, La Princesse


de Clèves, 1678
- Texte 01 : Le Bal
- Texte 02 : L’Aveu

II- Œuvre Intégrale 2 : Albert Camus, L’Etranger, 1942


- Texte 03 : La demande en mariage
- Texte 04 : Le meurtre de l’arabe

Objet d’étude II :

Le Théâtre du XVIIème siècle au XXIème siècle

Parcours : Théâtre et représentation

I- Œuvre Intégrale 1 : Molière, Dom Juan, 1665


- Texte 01 : Acte I, Scène 1 “scène d’exposition”
- Texte 02 : Acte V, Scènes 5 et 6 “scène de clôture”

II- Œuvre Intégrale 2 : Eugène Ionesco, Rhinocéros, 1959


- Texte 03 : La transformation de Jean
- Texte 04 : Le monologue final de Béranger
Objet d’étude III :

La Poésie du XIXème siècle au XXIème siècle

Parcours : Texte poétique et quête du sens du Moyen Age à


nos jours
I- Œuvre Intégrale 1 : Charles Baudelaire, Les Fleurs du
Mal, 1857
- Texte 01 : L’Albatros
- Texte 02 : Spleen
II- Œuvre Intégrale 2 : Victor Hugo, Les Châtiments, 1853
- Texte 03 : Souvenir de la nuit du quatre
III- Œuvre Intégrale 3 : Arthur Rimbaud, Poésies, 1870
- Texte 04 : Le Dormeur du Val

Objet d’étude IV :

La littérature d’idée du XVIème siècle au XVIIIème siècle


Parcours : La question de l’Homme dans les genres
argumentatif
Œuvres Intégrales
- Texte 01 : Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1950)
- Texte 02 : « Ne sommes-nous pas comme des étrangers dans
notre pays ? »,
Mohamed Dib, L’Incendie, Le Seuil 1954
- Texte 03 : Victor Hugo, Discours à l’Assemblée du 09
juillet, 1849
- Texte 04 : Kateb Yacine, Nedjma ,1956
Objet d’étude I : Œuvre Intégrale 1 :
Le Roman Madame de Lafayette, la Princesse
Le Roman et le récit du Moyen Âge de Clèves, 1678
au XXIème siècle
Texte 01 : Le Bal
Parcours: Evolution du personnage Texte 02 : L’Aveu

Séquence 1 : Le Roman classique Œuvre Intégrale 2 :


Problématique : Albert Camus, L’Etranger, 1942
Dans quelle mesure cette œuvre
incarne t’elle l’idéal classique ? Texte 03 : La demande en mariage
Texte 04 : Le meurtre de l’Arabe
Séquence 2 : Le Roman absurde
Problématique :
Dans quelle mesure cette œuvre
traduit-elle la philosophie de
l’absurde ?

Tableau récapitulatif : Le Roman


Objet d’étude II : Œuvre intégrale : Dom Juan (1665)
texte théâtral est sa représentation
du XVIIe á nos jours Texte 1: Molière, Dom Juan, “scène
d’exposition”, 1665
Séquence 1 : théâtre classique
Problématique : Dans quelle Texte 2: Molière, Dom Juan, “le
mesure cette œuvre fait-elle dénouement”, 1
exception au règles classique ?
Texte 3: Eugène Ionesco
Séquence 2 : théâtre classique Rhinocéros, le dénouement, (Acte II
Problématique : dans quelle ‘tableau II)
mesure cette œuvre dénonce-t-elle
le totalitarisme ? Texte 4 : Eugène Ionesco Rhinocéros,
le dénouement, Acte III. 1959

Tableau récapitulatif : Le théâtre


Tableau récapitulatif : La Poésie

Objet d’étude III : Œuvre Intégrale 1 :


La Poésie Charles Baudelaire, Les Fleurs du
La poésie du XIXème siècle au Mal, 1857
XXIème Texte 01 : L’Albatros
Texte 02 : Spleen
Parcours : Texte poétique et quête
du sens Œuvre Intégrale 2 :
Victor Hugo, Les Châtiments, 1853
Séquence 1 : Poésie lyrique Texte 04 : Souvenir de la nuit du
Problématique : Comment la quatre
poésie lyrique permet-elle de
sublimer l’expression des différents Œuvre Intégrale 3 :
sentiments ? Arthur Rimbaud, Poésies, 1895
Texte 05 : Le Dormeur du val
Séquence 2 : Poésie engagé
Problématique : Dans quelle
mesure l’art poétique peut-il
devenir une arme au service d’une
cause ?
Tableau récapitulatif : L’Argumentation

Objet d’étude IV: Texte1 : Aimé Césaire, Discours sur


L’Argumentation le colonialisme (1950)

La littérature d’idée du XVIème Texte 2: « Discours à l’Assemblée »


siècle au XVIIIème siècle v. Hugo.30 juin 1830.

Parcours : La question de l’Homme Texte 3 : « Ne sommes-nous pas


dans les genres argumentatif comme des étrangers dans notre
pays ? », Mohamed Dib, L’Incendie,
Problématique : Quels sont les Le Seuil 1954
moyens employés par les auteurs
pour intervenir dans les affaires de Texte 4: Kateb Yacine,
leur siecle ? Nedjma ,1956
Le roman
Texte 1

Le Bal

Mme de Clèves avait ouï parler de ce prince à tout le monde, comme de ce qu’il
y avait de mieux fait et de plus agréable à la cour ; et surtout Mme la Dauphine
le lui avait dépeint d’une sorte, et lui en avait parlé tant de fois, qu’elle lui avait
donnée de la curiosité, et même de l’impatience de le voir. Elle passa tout le
jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin
royal qui se faisait au Louvre. Lorsqu’elle arriva, l’on admira sa beauté et sa
parure ; le bal commença et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un
assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu’un qui entrait et à
qui on faisait place. Mme de Clèves acheva de danser et, pendant qu’elle
cherchait des yeux quelqu’un qu’elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de
prendre celui qui arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu’elle crut d’abord ne
pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelques sièges pour
arriver où l’on dansait. Ce prince était fait d’une sorte qu’il était difficile de
n’être pas surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu, surtout ce soir-là, où
le soin qu’il avait pris de se parer augmentait encore l’air brillant qui était dans
sa personne ; mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la
première fois sans avoir un grand étonnement. M. de Nemours fut tellement
surpris de sa beauté que, lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui fit la
révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration.
Quand ils commencèrent à danser, il s’éleva dans la salle un murmure de
louanges. Le roi et les reines se souviennent qu’ils ne s’étaient jamais vus, et
trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se
connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de
parler à personne et leur demandèrent s’ils n’avaient pas bien envie de savoir
qui ils étaient, et s’ils ne s’en doutaient point.
– Pour moi, Madame, dit M. de Nemours, je n’ai pas d’incertitude ; mais
comme Mme de Clèves n’a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que
celles que j’ai pour la reconnaître, je voudrais bien que Votre Majesté eût la
bonté de lui apprendre mon nom. – Je crois, dit Mme la Dauphine, qu’elle le sait
aussi bien que vous savez le sien.
– Je vous assure, Madame, reprit Mme de Clèves, qui paraissait un peu
embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez. – Vous devinez fort
bien, répondit Mme la Dauphine ; et il y a même quelque chose d’obligeant
pour M. de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l’avoir
jamais vu.
La reine les interrompit pour faire continuer le bal ; M. de Nemours prit la reine
Dauphine. Cette princesse était d’une parfaite beauté et avait paru telle aux yeux
de M. de Nemours avant qu’il allât en Flandre ; mais, de tout le soir, il ne put
admirer que Mme de Cleves.

Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678


Texte 2
L’Aveu

Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous


faire un aveu que l'on n'a jamais fait à son mari, mais l'innocence de ma
conduite et de mes intentions m'en donne la force. Il est vrai que j'ai des raisons
de m'éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls où se trouvent
quelquefois les personnes de mon âge. Je n'ai jamais donné nulle marque de
faiblesse, et je ne craindrais pas d'en laisser paraître, si vous me laissiez la
liberté de me retirer de la cour, ou si j'avais encore madame de Chartres pour
aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le
prends avec joie pour me conserver digne d'être à vous. Je vous demande mille
pardons, si j'ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous
déplairais jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut
avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari que l’on n’a jamais eu ;
conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez.
Monsieur de Clèves était demeuré pendant tout ce discours, la tête appuyée sur
ses mains, hors de lui-même, et il n'avait pas songé à faire relever sa femme.
Quand elle eut cessé de parler, qu'il jeta les yeux sur elle qu'il la vit à ses
genoux le visage couvert de larmes, et d'une beauté si admirable, il pensa
mourir de douleur, et l'embrassant en la relevant :
- Ayez pitié de moi, vous-même, Madame, lui dit-il, j'en suis digne ; et
pardonnez si dans les premiers moments d'une affliction aussi violente qu'est la
mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme le vôtre. Vous
me paraissez plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu’il n’y a jamais
eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme
qui ait jamais été. Vous m'avez donné de la passion dès le premier moment que
je vous ai vue, vos rigueurs et votre possession n'ont pu l'éteindre : elle dure
encore ; je n'ai jamais pu vous donner de l'amour, et je vois que vous craignez
d'en avoir pour un autre. Et qui est-il, Madame, cet homme heureux qui vous
donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu'a-t-il fait pour vous
plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre coeur ? Je m'étais consolé
en quelque sorte de ne l'avoir pas touché par la pensée qu'il était incapable de
l'être. Cependant un autre fait ce que je n'ai pu faire. J'ai tout ensemble la
jalousie d'un mari et celle d'un amant ; mais il est impossible d'avoir celle d'un
mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner
une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. La confiance et la
sincérité que vous avez pour moi sont d'un prix infini : vous m'estimez assez
pour croire que je n'abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n'en
abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux
par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son
mari.

Madame de de Lafayette, La Princesse de Clèves, 1678


Texte 3
La demande en mariage

Le soir, Marie est venue me chercher et m’a demandé si je voulais me marier


avec elle. J’ai dit que cela m’était égal et que nous pourrions le faire si elle le
voulait. Elle a voulu savoir alors si je l’aimais. J’ai répondu comme je l’avais
déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l’aimais
pas. « Pourquoi m’épouser alors ? » a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela
n’avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier.
D’ailleurs, c’était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. Elle
a observé alors que le mariage était une chose grave. J’ai répondu : « Non. »
Elle s’est tue un moment et elle m’a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle
voulait simplement savoir si j’aurais accepté la même proposition venant d’une
autre femme, à qui je serais attaché de la même façon. J’ai dit : « Naturellement.
» Elle s’est demandé alors si elle m’aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur
ce point. Après un autre moment de silence, elle a murmuré que j’étais bizarre,
qu’elle m’aimait sans doute à cause de cela mais que peut-être un jour je la
dégoûterais pour les mêmes raisons. Comme je me taisais, n’ayant rien à
ajouter, elle m’a pris le bras en souriant et elle a déclaré qu’elle voulait se
marier avec moi. J’ai répondu que nous le ferions dès qu’elle le voudrait. Je lui
ai parlé alors de la proposition du patron et Marie m’a dit qu’elle aimerait
connaître Paris. Je lui ai appris que j’y avais vécu dans un temps et elle m’a
demandé comment c’était. Je lui ai dit : « C’est sale. Il y a des pigeons et des
cours noires. Les gens ont la peau blanche. »
Puis nous avons marché et traversé la ville par ses grandes rues. Les femmes
étaient belles et j’ai demandé à Marie si elle le remarquait. Elle m’a dit que oui
et qu’elle me comprenait. Pendant un moment, nous n’avons plus parlé.

Albert Camus, l’Etranger, 1942


Texte 4
Le meurtre de l’Arabe

Meursault est retourne sur la place où peut avant avait éclaté une altercation
entre son ami Raymond et deux arabes. Toute semble terminé lorsque Meursault
à qui Raymond avait donné un revolver rencontre par hasard un des deux
arabes.
Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les
ombres du rocher, tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la
chaleur. J'ai été un peu surpris. Pour moi, c'était une histoire finie et j'étais venu
là sans y penser. Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans sa
poche. Moi, naturellement, j'ai serré le revolver de Raymond dans mon veston.
Alors de nouveau, il s'est laissé aller en arrière, mais sans retirer la main de sa
poche. J'étais assez loin de lui, à une dizaine de mètres. Je devinais son regard
par instants, entre ses paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son image
dansait devant mes yeux, dans l'air enflammé. Le bruit des vagues était encore
plus paresseux, plus étalé qu'à midi. C'était le même soleil, la même lumière sur
le même sable qui se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures que la journée
n'avançait plus, deux heures qu'elle avait jeté l'ancre dans un océan de métal
bouillant. À l'horizon, un petit vapeur est passé et j'en ai deviné la tache noire au
bord de mon regard, parce que je n'avais pas cessé de regarder l'Arabe. J'ai
pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une
plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la
source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à
cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du
soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes
sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme
alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous
la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un
mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais
pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en
avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a
présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue
lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée
dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un
voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de
sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et,
indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi.
Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est
alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a
semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu.
Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a
cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et
assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris
que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où
j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les
bals s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je
frappais sur la porte du malheur.
Albert Camus, l’Etranger, 1942
Le Théâtre
Texte 1
Acte I, Scène 1

SGANARELLE : Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n'est


rien d'égal au tabac : c'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac
n'est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains,
mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l'on apprend avec lui à devenir
honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle manière
obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d'en donner à
droit et à gauche, partout où l'on se trouve ? On n'attend pas même qu'on en
demande, et l'on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai que le
tabac inspire des sentiments d'honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent.
Mais c'est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours. Si bien
donc, cher Gusman, que Done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s'est
mise en campagne après nous, et son cœur, que mon maître a su toucher trop
fortement, n'a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici. Veux-tu qu'entre nous
je te dise ma pensée ? J'ai peur qu'elle ne soit mal payée de son amour, que son
voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne
bouger de là.

GUSMAN Je ne sais pas, de vrai, quel homme il peut être, s'il faut qu'il nous ait
fait cette perfidie ; et je ne comprends point comme après tant d'amour et tant
d'impatience témoignée, tant d'hommages pressants, de vœux, de soupirs et de
larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes et de serments
réitérés, tant de transports enfin et tant d'emportements qu'il a fait paraître,
jusqu'à forcer, dans sa passion, l'obstacle sacré d'un couvent, pour mettre Done
Elvire en sa puissance, je ne comprends pas, dis-je, comme, après tout cela, il
aurait le cœur de pouvoir manquer à sa parole.

SGANARELLE Je n'ai pas grande peine à le comprendre, moi ; et si tu


connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas
qu'il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n'en ai point de certitude
encore : tu sais que, par son ordre, je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne
m'a point entretenu ; mais, par précaution, je t'apprends, inter nos, que tu vois en
Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un
enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer,
ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d'Epicure,
en vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances chrétiennes
qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis
qu'il a épousé ta maîtresse : crois qu'il aurait plus fait pour sa passion, et qu'avec
elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat. Un mariage ne lui coûte
rien à contracter ; il ne se sert point d'autres pièges pour attraper les belles, et
c'est un épouseur à toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne
trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui ; et si je te disais le nom de
toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer
jusques au soir. Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours ; ce
n'est là qu'une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudrait
bien d'autres coups de pinceau. Suffit qu'il faut que le courroux du Ciel
l'accable quelque jour ; qu'il me vaudrait bien mieux d'être au diable que d'être à
lui, et qu'il me fait voir tant d'horreurs, que je souhaiterais qu'il fût déjà je ne
sais où. Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut
que je lui sois fidèle, en dépit que j'en aie : la crainte en moi fait l'office du zèle,
bride mes sentiments, et me réduit d'applaudir bien souvent à ce que mon âme
déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais : séparons-nous. Écoute
au moins : je t'ai fait cette confidence avec franchise, et cela m'est sorti un peu
bien vite de la bouche ; mais s'il fallait qu'il en vînt quelque chose à ses oreilles,
je dirais hautement que tu aurais menti

Molière, Dom Juan, “scène d’exposition”, 1665


Texte 2
Acte V, Scènes 5 et 6

Scène 5.
DOM JUAN, UN SPECTRE en femme voilée, SGANARELLE.
LE SPECTRE, en femme voilée. - Dom Juan n’a plus qu’un moment à
pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel, et s’il ne se repent ici, sa perte est
résolue.
SGANARELLE. - Entendez-vous, Monsieur ?
DOM JUAN. - Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.
SGANARELLE. - Ah, Monsieur, c’est un spectre, je le reconnais au marcher.
DOM JUAN. - Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c’est. Le
Spectre change de figure, et représente le temps avec sa faux à la main.
SGANARELLE. - Ô Ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?
DOM JUAN. - Non, non, rien n’est capable de m’imprimer de la terreur, et je
veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit. Le Spectre s’envole
dans le temps que Dom Juan le veut frapper.
SGANARELLE. - Ah, Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous
vite dans le repentir.
DOM JUAN. - Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable
de me repentir, allons, suis-moi.

Scène 6.
LA STATUE, DOM JUAN, SGANARELLE.
LA STATUE. - Arrêtez, Dom Juan, vous m’avez hier donné parole de venir
manger avec moi.
DOM JUAN. - Oui, où faut-il aller ?
LA STATUE. - Donnez-moi la main.
DOM JUAN. - La voilà.
LA STATUE. - Dom Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste,
et les grâces du Ciel que l’on renvoie, 25 ouvrent un chemin à sa foudre.
DOM JUAN.- Ô Ciel, que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis
plus, et tout mon corps devient un brasier ardent, ah ! Le tonnerre tombe avec
un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan, la terre s’ouvre et l’abîme, et
il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé.
SGANARELLE. - Voilà par sa mort un chacun satisfait, Ciel offensé, lois
violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à
mal, maris poussés à bout, tout le monde est content ; il n’y a que moi seul de
malheureux, qui après tant d’années de service, n’ai point d’autre récompense
que de voir à mes yeux l’impiété de mon maître, punie par le plus épouvantable
châtiment du monde
Molière, Dom Juan, “le dénouement”, 1
Texte 3
La transformation de Jean

Bérenger
Vous vous trompez, Jean. C'est un ménage très uni, au contraire.
Jean
Très uni, vous en êtes sur ? Hum, hum, BRR…

Bérenger, se dirigeant vers la salle de bain dont Jean lui claque la porte au nez
Très uni. La preuve, c'est que…

Jean, de l'autre coté


Bœuf avait sa vie personnelle. Il s'était réservé un coin secret, dans le fond de
son cœur.
Bérenger
Je ne devrais pas vus faire parler, ça a l'air de vous faire du mal.
Jean
Ça me dégage, au contraire.
Bérenger
Laissez-moi appeler le médecin, tout de même, je vous en prie.
Jean
Je vous l'interdis absolument. Je n'aime pas les gens têtus. (Jean entre dans la
chambre. Bérenger recule un peu effrayé, car Jean est encore plus vert, et il
parle avec beaucoup de peine. Sa voix est méconnaissable.) Et alors, s'il est
devenu rhinocéros de plein gré ou contre sa volonté, ça vaut peut-être mieux
pour lui.
Bérenger
Que dites-vous là, cher ami ? Comment pouvez-vous penser…
Jean
Vous voyez le mal partout. Puisque ça lui fait plaisir de devenir rhinocéros,
puisque ça lui fait plaise ! Il n'y a rien d'extraordinaire à cela.
Bérenger
Evidemment, il n'y a rien d'extraordinaire à cela. Pourtant, je doute que ça lui
fasse tellement plaisir.
Jean
Et pourquoi donc ?
Bérenger
Il m'est difficile de dire pourquoi. Ça se comprend.
Jean
Je vous dis que ce n'est pas si mal que ça ! Après tout, les rhinocéros sont des
créatures comme nous, qui ont le droit à la vie au même titre que nous !
Bérenger
A condition qu'elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la
différence de mentalité ?
Jean, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant.
Pensez-vous que la vôtre soit préférable ?
Bérenger
Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec
celle de ces animaux.
Jean
La morale ! Parlons-en de la morale, j'en ai assez de la morale, elle est belle la
morale ! Il faut dépasser la morale.
Bérenger
Que mettriez-vous à la place ?
Jean, même jeu
La nature !
Bérenger
La nature ?
Jean, même jeu
La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.
Bérenger
Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle !
Jean
J'y vivrai, j'y vivrai.
Bérenger
Cela se dit. Mais dans le fond, personne…
Jean, l'interrompant, et allant et venant
Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l'intégrité
primordiale.
Bérenger
Je ne suis pas du tout d'accord avec vous.
Jean, soufflant bruyamment
Je veux respirer.
Bérenger
Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une
philosophie que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable.
Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti !...
Jean, toujours dans la salle de bains
Démolissons tout cela, on s'en portera mieux.
Bérenger
Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.
Jean
Brrr…
Bérenger
Je ne savais pas que vous étiez poète.
Jean, il sort de la salle de bains
Brrr…
Il barrit de nouveau
Bérenger
Je vous connais trop bien pour croire que c'est là votre pensée profonde. Car,
vous le savez aussi bien que moi, l'homme…
Jean, l'interrompant
L'homme… Ne prononcez plus ce mot !
Bérenger
Je veux dire l'être humain, l'humanisme…
Jean
L'humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule.
Il entre dans la salle de bains
Bérenger
Enfin, tout de même, l'esprit…
Jean, dans la salle de bains
Des clichés ! Vous me racontez des bêtises.
Bérenger
Des bêtises !
Jean, de la salle de bains, d'une voix très rauque difficilement compréhensible
Absolument.
Bérenger
Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon chez Jean ! Perdez-vous la tête ?
Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ?
Jean Pourquoi pas ! Je n'ai pas vous préjugés.

Texte 4
Le Monologue final

BERENGER - (Il retourne vers la glace.) Un homme n'est pas laid, un homme
n'est pas laid ! (Il se regarde en passant la main sur sa figure.) Quelle drôle de
chose ! A quoi je ressemble alors ? A quoi ? (Il se précipite vers un placard, en
sort des photos, qu'il regarde.) Des photos ! Qui sont-ils tous ces gens-là ? M.
Papillon, ou Daisy plutôt ? Et celui-là, est-ce Botard ou Dudard, ou Jean ? ou
moi, peut-être ! (Il se précipite de nouveau vers le placard d'où il sort deux ou
trois tableaux.) Oui, je me reconnais ; c'est moi, c'est moi ! (Il va raccrocher les
tableaux sur le mur du fond, à côté des têtes des rhinocéros.) C'est moi, c'est
moi. (Lorsqu'il accroche les tableaux, on s'aperçoit que ceux-ci représentent un
vieillard, une grosse femme, un autre homme. La laideur de ces portraits
contraste avec les têtes des rhinocéros qui sont devenues très belles. Bérenger
s'écarte pour contempler les tableaux.) Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau.
(Il décroche les tableaux, les jette par terre avec fureur, il va vers la glace.) Ce
sont eux qui sont beaux. J'ai eu tort ! Oh, comme je voudrais être comme eux. Je
n'ai pas de corne, hélas ! Que c'est laid, un front plat. Il m'en faudrait une ou
deux, pour rehausser mes traits tombants. Ça viendra peut-être, et je n'aurai plus
honte, je pourrai aller tous les retrouver. Mais ça ne pousse pas ! (Il regarde les
paumes de ses mains.) Mes mains sont moites. Deviendront-elles rugueuses ? (Il
enlève son veston, défait sa chemise, contemple sa poitrine dans la glace.) J'ai la
peau flasque. Ah, ce corps trop blanc, et poilu ! Comme je voudrais avoir une
peau dure et cette magnifique couleur d'un vert sombre, une nudité décente, sans
poils, comme la leur ! (Il écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme,
un peu âpre, mais un charme certain ! Si je pouvais faire comme eux. (Il essaye
de les imiter.) Ahh, Ahh, Brr ! Non, ça n'est pas ça ! Essayons encore plus fort !
Ahh, Ahh, Brr ! non, non, ce n'est pas ça, que c'est faible, comme cela manque
de vigueur ! Je n'arrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, Ahh, Brr ! Les
hurlements ne sont pas des barrissements ! Comme j'ai mauvaise conscience,
j'aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre,
je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai 40 rhinocéros, jamais,
jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais
je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J'ai trop honte ! (Il tourne le dos à la
glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité !
(Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde
! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées
les têtes des rhinocéros, tout en criant :) Contre tout le monde, je me défendrai,
contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai
jusqu'au bout ! Je ne capitule pas ! – Rideau

Eugène Ionesco Rhinocéros, le dénouement, Acte III. 1959


La poesie
Texte 1
Albatros

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage


Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,


Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !


Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées


Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,


Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857


Texte 2
Spleen

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle


Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,


Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées


D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie


Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,


Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857


Texte 3
Souvenir de la nuit du quatre

L'enfant avait reçu deux balles dans la tête.


Le logis était propre, humble, paisible, honnête ;
On voyait un rameau bénit sur un portrait.
Une vieille grand-mère était là qui pleurait.
Nous le déshabillions en silence. Sa bouche,
Pâle, s'ouvrait ; la mort noyait son oeil farouche ;
Ses bras pendants semblaient demander des appuis.
Il avait dans sa poche une toupie en buis.
On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies.
Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ?
Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend.
L'aïeule regarda déshabiller l'enfant,
Disant : - comme il est blanc ! approchez donc la lampe.
Dieu ! ses pauvres cheveux sont collés sur sa tempe !
- Et quand ce fut fini, le prit sur ses genoux.
La nuit était lugubre ; on entendait des coups
De fusil dans la rue où l'on en tuait d'autres.
- Il faut ensevelir l'enfant, dirent les nôtres.
Et l'on prit un drap blanc dans l'armoire en noyer.
L'aïeule cependant l'approchait du foyer
Comme pour réchauffer ses membres déjà roides.
Hélas ! ce que la mort touche de ses mains froides
Ne se réchauffe plus aux foyers d'ici-bas !
Elle pencha la tête et lui tira ses bas,
Et dans ses vieilles mains prit les pieds du cadavre.
- Est-ce que ce n'est pas une chose qui navre !
Cria-t-elle ; monsieur, il n'avait pas huit ans !
Ses maîtres, il allait en classe, étaient contents.
Monsieur, quand il fallait que je fisse une lettre,
C'est lui qui l'écrivait. Est-ce qu'on va se mettre
A tuer les enfants maintenant ? Ah ! mon Dieu !
On est donc des brigands ! Je vous demande un peu,
Il jouait ce matin, là, devant la fenêtre !
Dire qu'ils m'ont tué ce pauvre petit être !
Il passait dans la rue, ils ont tiré dessus.
Monsieur, il était bon et doux comme un Jésus.
Moi je suis vieille, il est tout simple que je parte ;
Cela n'aurait rien fait à monsieur Bonaparte
De me tuer au lieu de tuer mon enfant !
- Elle s'interrompit, les sanglots l'étouffant,
Puis elle dit, et tous pleuraient près de l'aïeule :
- Que vais-je devenir à présent toute seule ?
Expliquez-moi cela, vous autres, aujourd'hui.
Hélas ! je n'avais plus de sa mère que lui.
Pourquoi l'a-t-on tué ? Je veux qu'on me l'explique.
L'enfant n'a pas crié vive la République.

- Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas,


Tremblant devant ce deuil qu'on ne console pas.

Vous ne compreniez point, mère, la politique.


Monsieur Napoléon, c'est son nom authentique,
Est pauvre, et même prince ; il aime les palais ;
Il lui convient d'avoir des chevaux, des valets,
De l'argent pour son jeu, sa table, son alcôve,
Ses chasses ; par la même occasion, il sauve
La famille, l'église et la société ;
Il veut avoir Saint-Cloud, plein de roses l'été,
Où viendront l'adorer les préfets et les maires ;
C'est pour cela qu'il faut que les vieilles grand-mères,
De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps,
Cousent dans le linceul des enfants de sept ans.

Victor Hugo, Les Châtiments, 1853


Texte 4
Le Dormeur du val

C'est un trou de verdure où chante une rivière,


Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,


Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme


Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;


Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Arthur Rimbaud, Poésie, 1870


Argumentatif
Texte 1

Discours sur le colonialisme


Mais parlons des colonisés (...)

Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il


y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le
sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive
de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d'artisans,
d'employés de commerce et d'interprètes nécessaires à la bonne marche des
affaires,

J'ai parlé de contact.

Entre colonisateur et colonisé, il n'y a de place que pour la corvée,


l'Intimidation, la pression, la police, l'impôt le vol, le viol, les cultures
obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des
élites décérébrés, des masses avilies.

Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui


transforment l'homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en
chicote et l'homme indigène en instrument de production.

A mon tour de poser une équation : colonisation-chosification

J'attends la tempête. On me parle de progrès, de réalisations », de maladies


guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes.

Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, des cultures piétinées,


d'institutions minées, de terre confisquée, de religions assassinées, de
magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées.

On me lance à la tête faite, des statistiques, des kilométrages de routes, de


canaux, de chemins de fer.

Moi, je parle de milliers d'hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux


qui, à l'heure où j'écris, sont en train de creuser à la main le port d'Abidjan. Je
parle de millions d'hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs
habitudes, à la vie, à la danse, à la sagesse.
Texte 2

L’incendie

• Ne sommes-nous pas comme des étrangers dans notre pays ?».

Ben Youb se baissa à cet instant et ramassa une poignée de terre dans un sillon.
II montra dans sa paume cette poudre brune aux autres hommes. II la présenta
d'un geste circulaire. A mi-voix, avec un accent de gravité plein de tristesse, il
prononça :

Un jour viendra où nos enfants nous demanderont des comptes terribles. Ils se
lèveront pour nous maudire... J'entrevois l'avenir. Je vois mes petits-fils,
justement irrités, charger d'anathèmes la mémoire de leur aïeul... Je les vois
s'avancer vers moi, et que disent-ils ? Dieu Tout-Puissant !

Une vision d'horreur parut accabler l'âme du vieillard, qui médita.

Si vous abandonnez votre terre..., reprit-il sourdement, vos enfants, vos petits-
enfants et arrière-petits-enfants... jusqu'à la dernière génération, vous
demanderont des comptes. Vous n'aurez point mérité d'eux, de votre pays, de
l'avenir...

Il disait cela devant tous les cultivateurs de Bni-Boublen rassemblés.

Ne sommes-nous pas comme des étrangers dans notre pays ! Par Dieu, mes
voisins, je vous dis les choses comme je les pense. On croirait que c'est nous les
étrangers, et les étrangers les vrais gens d'ici. Devenus les maîtres de tout, ils
veulent devenir du coup nos maîtres aussi. Et, gorgés des richesses de notre sol,
ils se font un devoir de nous haïr. Naturellement ils savent cultiver ; pour ça, ils
le savent bien ! N'empêche que ces terres sont toutes à nous. Travaillées avec
l'araire ou même pas travaillées du tout, elles nous ont été enlevées. Maintenant,
avec elles, avec notre propre terre, ils nous étouffent. Ne croyez-vous pas qu'on
est tous encagés comme dans une prison, pris à la gorge ? On ne peut plus
respirer, frères, on ne peut plus !
Texte 3

Actes et paroles
Discours à l'assemblée

Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu'on peut supprimer la souffrance
en ce monde ; la souffrance est une loi divine ; mais je suis de ceux qui pensent
et qui affirment qu'on peut détruire la misère.

Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter,


circonscrire, je dis détruire. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer
sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n'est pas fait, le devoir
n'est pas rempli.

La misère, messieurs, j'aborde Ici le vif de la question, voulez-vous savoir


jusqu'où elle est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu'où elle peut aller,
jusqu'où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au Moyen Age, je dis en
France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons ? Voulez- vous des faits ?

Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l'émeute soulevant
naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles,
des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants,
n'ayant pour lits, n'ayant pour couvertures, J'al presque dit pour vêtement, que
des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du
coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures s'enfouissent
toutes vivantes pour échapper au froid de l'hiver.

Voilà un fait. En voulez-vous d’autres ? Ces jours-ci, un homme, mon Dieu, un


malheureux homme de lettres, car la misère n'épargne pas plus les professions
libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de
faim, mort de faim à la lettre, et l'on a constaté, après sa mort, qu'il n'avait pas
mangé depuis six jours.

Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant


la recrudescence du choléra, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui
cherchaient leur nourriture dans les débris immondes et pestilentiels des
charniers de Montfaucon !

Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je
dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son
intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que
de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout
entière ; que je m'en sens, moi qui parle, complice et solidaire, et que de tels
faits ne sont pas seulement des torts envers l'homme, que ce sont des crimes
envers Dieu !
Texte 4

Nedjma

En ce jour-là, dans sa cellule de déserteur, Rachid croyait entendre sur le pont


les révélations passionnées de Si Mokhtar, pleines de tumultes de la mer rouge,
en vue de Port Soudan... <<< Tu dois songer à la destinée de ce pays d'où nous
venons, qui n'est pas une province française, et qui n'a ni bey ni sultan ; tu
penses peut-être à l'Algérie toujours envahie, à son inextricable passé, car nous
ne sommes pas une nation, pas encore, sache-le: nous ne sommes que des tribus
décimées. Ce n'est pas revenir en arrière que d'honorer notre tribu, le seul lien
qui nous reste pour nous réunir et nous retrouver, même si nous espérons mieux
que cela... Je ne pouvais te parler là-bas, sur les lieux du désastre. Ici, entre
l'Égypte et l'Arabie, les pères de Keblout sont passés, ballottés comme nous sur
la mer, au lendemain d'une défaite. Ils perdaient un empire. Nous ne perdons
qu'une tribu. Et je vais te dire: j'avais une fille, la fille d'une française. J'ai
commencé par me séparer de la femme à Marseille, puis j'ai perdu la fille... Les
gens à qui je l'avais confiée, au temps de mon amitié avec ton père, et qui
étaient nos parents, l'ont toujours éloignée de moi; et la mère adoptive vient de
marier ma fille. Je n'y puis rien. Tous les torts sont de mon côté. Mais je sais
bien que Nedjma s'est marié contre son gré je le sais, à présent qu'elle a retrouvé
ma trace, m'a écrit, et qu'elle me rend visite, c'est ainsi que tu l'as vu à
Constantine, lorsque son époux l'y conduit de temps à autre avec lui... je
connaissais le prétendant depuis longtemps. Je l'ai vu naître. Son père était de
ma génération, celle de ton père et de Sidi Ahmed. Je n'ai jamais pu aimer ce
jeune homme. Pourtant j'avais des raisons, certaines raisons... A vrai dire, j'étais
presque le tuteur de celui qui devait s'octroyer Nedjma sans me le dire... Mais
savait-il? Et me voilà doublement humilié, deux fois trahi dans mon sang... À
toi Rachid, c'est à toi que je songe.... Mais jamais tu ne l'épouseras. Je suis
décidé å l'enlever moi-même, sans ton aide, mais je t'aime aussi comme un fils...
Nous irons vivre au Nador, elle et toi, mes deux enfants, moi le vieil arbre qui
peut plus nourrir, mais vous couvrira de son ombre... Et le sang Keblout
retrouvera sa chaude, son intime épaisseur. Et toutes nos défaites, dans le secret
tribal-comme dans une serre- porteront leurs fruits hors de saison. Mais jamais
tu ne l'épouseras! S'il faut s'étendre malgré tout, au moins serons-nous
barricadés pour la nuit, au fond des ruines reconquises... Mais jamais tu ne
l'épouseras. >>>

Kateb Yacine, Nedjma (1956)

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