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Sarah Helm

Journaliste britannique, Sarah Helm est l’auteur d’un


ouvrage remarqué sur la Résistance anglaise en France, Vera
Atkins, une femme de l’ombre (Seuil, 2010).
À celles qui ont dit non
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas.
Primo LEVI, Si c’est un homme
Prologue
De l’aéroport Tegel de Berlin, il faut juste une heure pour
rejoindre Ravensbrück. La première fois que j’y suis allée,
en février 2006, il tombait une neige épaisse, et un camion
s’était mis en travers de la route, ce qui m’a évidemment
ralentie.
Heinrich Himmler se rendait souvent à Ravensbrück,
même par un temps affreux comme celui-ci. Le chef des SS
avait des amis dans la région et passait inspecter le camp
quand il était dans les parages. Il le quittait rarement sans
laisser de nouvelles instructions. Une fois, il ordonna qu’on
mette plus de tubercules dans la soupe des détenues. À une
autre occasion, il déclara que les mises à mort n’allaient pas
assez vite.
Ravensbrück était le seul camp nazi construit pour des
femmes. Son nom venait d’un petit village jouxtant la ville
de Fürstenberg, à environ quatre-vingts kilomètres au nord
de Berlin, près de la route de Rostock, vers la côte
allemande de la Baltique. Les femmes, qui arrivaient parfois
de nuit, croyaient être près de la côte, car le vent y avait un
goût de sel et elles sentaient le sable sous leurs pieds. Quand
venait le jour, elles voyaient que le camp était construit au
bord d’un lac et entouré de forêts. Himmler aimait que ses
camps soient dans des lieux d’une grande beauté naturelle,
et de préférence dissimulés. Aujourd’hui, le camp est
toujours hors de vue ; les horribles crimes qui y ont été
commis et le courage des victimes restent largement
ignorés.
Ravensbrück ouvrit en mai 1939, à peine quatre mois
avant le déclenchement de la guerre, et fut libéré par les
Russes six ans plus tard – ce fut un des tout derniers camps
atteints par les Alliés. La première année, il y eut moins de
2 000 prisonnières, la plupart allemandes. Beaucoup avaient
été arrêtées pour s’être opposées à Hitler – des
communistes, par exemple, et des Témoins de Jéhovah pour
qui le Führer était l’Antéchrist. D’autres s’y retrouvaient
seulement parce que les nazis les considéraient comme des
êtres inférieurs et voulaient les exclure de la société :
prostituées, criminelles, clochardes et Tziganes. Plus tard, le
camp reçut des milliers de femmes arrêtées dans les pays
occupés par les nazis, dont beaucoup avaient été dans la
Résistance. Des enfants y furent également internés. Une
petite proportion des prisonnières – près de 10 % – étaient
juives, mais le camp n’était pas officiellement un camp pour
Juifs.
Au faîte de son activité, Ravensbrück comptait environ
45 000 femmes. Dans ses six années d’existence, autour de
130 000 femmes franchirent ses portes, pour y être battues,
mourir de faim et d’épuisement au travail, empoisonnées,
exécutées et gazées. On estime que de 30 000 à
90 000 femmes y auraient trouvé la mort. La réalité est
probablement entre ces deux chiffres mais il reste trop peu
de documents SS sur ce camp pour le savoir précisément.
L’histoire du camp est restée obscure pour une autre raison :
la destruction massive des preuves à Ravensbrück. Dans les
derniers jours, les dossiers des détenues furent brûlés au
crématorium ou dans des feux, en même temps que les
corps, puis les cendres jetées au lac.

J’ai découvert Ravensbrück en écrivant un premier livre


sur Vera Atkins, officier en temps de guerre au SOE1 des
services secrets britanniques. Tout de suite après la guerre,
Vera se lança seule dans une recherche sur les femmes du
SOE parachutées en France occupée pour aider la
Résistance et dont beaucoup furent portées disparues. Vera
suivit leurs traces et découvrit que plusieurs avaient été
arrêtées et déportées en camp de concentration.
J’ai essayé de reprendre sa recherche, en partant de ses
papiers personnels, qui remplissaient des cartons marron
que conservait sa belle-sœur, Phoebe Atkins, dans sa maison
de Cornouailles. Sur l’un d’eux figurait le mot Ravensbrück.
Il y avait à l’intérieur des notes manuscrites d’entretiens
avec des survivantes et des suspects SS, une partie des
documents les plus anciens recueillis sur le camp. Je
feuilletai les papiers. « Nous devions nous déshabiller et
étions rasées », dit une femme à Vera. Il y avait « une
colonne de fumée bleue asphyxiante ».
Une survivante parlait de l’hôpital du camp où « des
germes de syphilis étaient injectés dans la moelle épinière ».
Une autre décrivait les femmes qu’elle vit arriver au camp
après une « marche de la mort » dans la neige depuis
Auschwitz. Un agent du SOE, emprisonné à Dachau, écrivit
une note : il avait entendu que des femmes venues de
Ravensbrück avaient été forcées de travailler dans un bordel
à Dachau.
Plusieurs entretiens mentionnent une jeune garde,
Dorothea Binz, qui avait « des cheveux clairs, coupés au
carré ». Une autre garde avait été nounou à Wimbledon.
Parmi les prisonnières, il y avait « la crème de l’Europe »,
d’après un enquêteur britannique : la nièce du général de
Gaulle, une ancienne championne de golf britannique et de
nombreuses comtesses polonaises.
Je commençai par regarder les dates de naissance et les
adresses au cas où des survivantes, voire des gardes,
seraient encore en vie. Quelqu’un avait donné à Vera
l’adresse de Mme Chatenay, « bien renseignée sur la
stérilisation des enfants au Block 11 ». Le Dr Louise Le
Porz dressait un état des lieux très détaillé, précisant que le
camp avait été construit sur un domaine appartenant à
Himmler, dont le Schloss personnel, le château, était proche.
Elle était domiciliée à Mérignac, en Gironde, mais d’après
sa date de naissance, elle était probablement morte. Une
femme de Guernesey, Julia Barry, vivait à Nettlebed dans
l’Oxfordshire. D’autres adresses étaient malheureusement
trop vagues. Une rescapée russe travaillait « à l’unité des
mères et des enfants de la gare ferroviaire de Leningrad ».
Au fond du carton, je trouvai des listes manuscrites de
prisonnières, passées sous le manteau par une Polonaise qui
avait pris des notes au camp ainsi que des croquis et des
cartes. « Les Polonaises étaient les mieux informées »,
précise le document. La femme qui avait rédigé la liste était
morte depuis longtemps, mais il y avait quelques adresses à
Londres et des rescapées vivaient encore.
J’emportai les croquis avec moi lors de ma première
visite à Ravensbrück, espérant qu’ils m’aideraient à m’y
retrouver sur place. Mais comme la neige tombait dru, je me
demandais si je pourrais jamais atteindre le camp.
Beaucoup avaient essayé en vain de rejoindre
Ravensbrück. Les officiels de la Croix-Rouge qui voulurent
s’y rendre dans le chaos des derniers jours de la guerre
avaient dû faire marche arrière, tant le flot des réfugiés en
sens contraire était important. Quelques mois après la
guerre, quand Vera Atkins prit cette route pour commencer
son enquête, elle fut bloquée à un check point russe ; le
camp était dans la zone d’occupation russe et les Alliés y
avaient un accès limité. À cette époque, la traque par Vera
des femmes disparues s’inscrivait dans le cadre d’une
enquête britannique plus vaste sur le camp, laquelle aboutit
aux premiers procès pour crimes de guerre de Ravensbrück
qui s’ouvrirent à Hambourg en 1946.
Dans les années 50, au début de la guerre froide,
Ravensbrück tomba derrière le Rideau de fer qui sépara les
rescapés, de l’Est et de l’Ouest, et scinda l’histoire du camp
en deux.
Loin des regards occidentaux, le lieu devint le sanctuaire
des héroïnes communistes du camp et, partout en
Allemagne de l’Est, leur nom fut donné à des rues et à des
écoles.
Entre-temps, à l’Ouest, Ravensbrück disparut
littéralement de l’horizon. Les rescapées, les historiens et
les journalistes ne pouvaient plus approcher le site. Dans
leur propre pays, les anciennes prisonnières avaient du mal
à publier leur histoire. Les preuves étaient difficiles d’accès.
Les transcriptions des procès de Hambourg furent classées
« secrètes » et mises sous clé pour trente ans.
« Où était-ce ? » C’est l’une des questions que l’on me
posait le plus souvent quand je commençai à écrire sur
Ravensbrück. Mais aussi : « Pourquoi y avait-il un camp de
femmes à part ? Étaient-ce des Juives ? Était-ce un camp de
la mort ? Un camp de travail servile ? Y a-t-il encore des
survivantes ? »
Dans les pays d’origine de nombreuses victimes du camp,
des groupes de rescapées s’efforcèrent d’entretenir la
mémoire. On estime à 8 000 les Françaises, 1 000 les
Néerlandaises, 18 000 les Russes et 40 000 les Polonaises
qui y furent emprisonnées. Reste que, pour des raisons
différentes dans chaque pays, l’histoire a été brouillée.
En Grande-Bretagne, qui ne comptait pas plus de vingt
femmes internées dans ce camp, l’ignorance est saisissante,
tout comme aux États-Unis. Les Britanniques connaissent
sans doute Dachau, premier camp de concentration, et peut-
être Bergen-Belsen parce que les troupes britanniques l’ont
libéré et que l’horreur qu’ils y ont découverte et filmée
traumatisa à jamais les esprits insulaires. Autrement, seul
Auschwitz, synonyme du gazage des Juifs, y a une vraie
résonance.
Après avoir lu les dossiers de Vera, j’ai recherché ce qui
avait été écrit sur les femmes du camp. Les principaux
historiens, presque tous des hommes, n’avaient
pratiquement rien à dire. Même les livres sur les camps
écrits depuis la guerre froide semblent décrire un monde
entièrement masculin. C’est alors qu’un ami, travaillant à
Berlin, m’orienta sur un gros recueil d’essais composés
principalement par des universitaires allemandes. Dans les
années 90, des historiennes féministes avaient amorcé une
riposte. Le livre promettait de « sortir les femmes de
l’anonymat que recouvrait le mot de “prisonnier” ».
S’ensuivirent une foule de nouvelles études lorsque d’autres
auteures, essentiellement allemandes, découpèrent des
« sections » de Ravensbrück et les analysèrent
« scientifiquement », au risque d’étouffer l’histoire. Je
remarquai la mention d’un « Livre du souvenir » qui me
sembla de loin le plus intéressant et essayai de contacter son
auteure.
Furetant dans les bibliothèques publiques, j’étais aussi
tombée sur quelques Mémoires de détenues, la plupart des
années 50 et 60 ; souvent, ces ouvrages avaient des jaquettes
racoleuses. La couverture des souvenirs d’un professeur de
littérature française, Micheline Maurel, présentait une
voluptueuse James Bond girl derrière des barbelés. Un livre
sur Irma Grese, l’une des premières gardiennes de
Ravensbrück, était intitulé La Belle Bête. La langue de ces
Mémoires paraissait datée et d’abord irréelle. Un auteur
parlait de « lesbiennes à face de brute » ; un autre de la
« bestialité des prisonnières allemandes », ce qui « donnait
ample matière à réflexion sur la vertu fondamentale de la
race ». Ces textes déroutaient. Comme si personne ne savait
exactement comment raconter l’histoire. Dans la préface
d’un livre de souvenirs, François Mauriac écrivait que
Ravensbrück était « une abomination que le monde a résolu
d’oublier2 ». Peut-être devais-je écrire sur autre chose.
J’allai voir Yvonne Baseden, la seule rescapée que je savais
encore en vie, et lui demandai son avis.
Yvonne était une des femmes du SOE de Vera Atkins,
arrêtée lorsqu’elle aidait la Résistance en France, puis
envoyée à Ravensbrück. Yvonne avait toujours volontiers
parlé de son travail de résistante, mais quand j’abordai le
sujet de Ravensbrück, elle déclara qu’elle « ne savait rien »
et se détourna.
Je lui dis alors que je comptais écrire un livre sur le camp,
espérant qu’elle m’en dirait plus, mais elle me fixa horrifiée.
« Oh non, dit-elle. Vous ne pouvez pas faire cela. » Je lui
demandai pourquoi. « C’est trop affreux. Vous ne pouvez
pas écrire sur autre chose ? Qu’allez-vous dire à vos enfants
de ce que vous faites ? » Ne croyait-elle donc pas qu’il
fallait parler de cette histoire ? « Oh, si. On ne connaît
absolument rien de Ravensbrück. Personne n’a demandé à
savoir depuis que nous sommes revenues. » Elle regarda par
la fenêtre.
Je m’apprêtais à partir quand elle me donna un petit livre.
Encore des Mémoires, à la couverture particulièrement
monstrueuse, mêlant des personnages blanc et noir. Yvonne
ne l’avait pas lu, me dit-elle en le poussant vers moi.
Comme si elle ne voulait plus le voir.
Au retour, la sinistre jaquette défaite révéla une
couverture bleue. Je le lus d’un trait. L’auteur était une
jeune juriste française, Denise Dufournier, qui avait écrit un
récit simple et émouvant d’endurance envers et contre tout3.
L’« abomination » n’était pas le seul pan de l’histoire de
Ravensbrück qu’on était en train d’oublier : il y avait aussi
la lutte pour survivre.
Quelques jours plus tard, une voix parla en français sur
mon répondeur. C’était le Dr Louise Le Porz (devenue
Liard), le médecin de Mérignac que je croyais morte. Elle
m’invitait chez elle à Bordeaux où elle vivait désormais. Je
pouvais y rester autant que je voulais : il y avait tant de
choses à dire. « Mais dépêchez-vous. J’ai quatre-vingt-treize
ans. »
Peu après, je contactai Bärbel Schindler-Saefkow,
l’auteur du « Livre du souvenir4 ». Bärbel, fille d’une
prisonnière communiste allemande, établissait un fichier
numérique des détenues ; elle avait déniché des listes de
noms enfouies dans d’obscures archives. Elle m’envoya
l’adresse de Valentina Makarova, une partisane biélorusse
qui avait survécu aux marches de la mort d’Auschwitz.
Valentina répondit, me proposant de la rencontrer à Minsk.

Le temps d’arriver dans la banlieue de Berlin, la neige


était dégagée. Je dépassai un panneau indiquant
Sachsenhausen, où se trouvait un camp de concentration
pour hommes, ce qui voulait dire que j’étais sur la bonne
route. Sachsenhausen et Ravensbrück étaient en contacts
étroits. Les hommes du camp cuisaient même le pain des
femmes ; tous les jours, on transportait les miches par cette
route. Au début, les femmes avaient droit à une moitié de
miche tous les soirs. À la fin de la guerre, elles en
recevaient à peine une tranche et les « bouches inutiles » –
les nazis appelaient ainsi celles dont ils voulaient se
débarrasser – n’avaient rien.
Les officiers SS, les gardiens et les détenus transitaient
souvent d’un camp à l’autre tandis que les administrateurs
de Himmler tâchaient de maximiser les ressources. Au
début de la guerre, une section de femmes ouvrit à
Auschwitz – et après, également dans d’autres camps
d’hommes – et Ravensbrück fournissait des gardiennes dont
il assurait la formation. Plus tard, d’anciens SS d’Auschwitz
furent envoyés à Ravensbrück. Des détenues transitèrent
aussi d’un camp à l’autre. De ce fait, bien que Ravensbrück
fût clairement un camp de femmes, il partageait une culture
commune avec les camps d’hommes.
L’empire SS de Himmler était vaste : au mitan de la
guerre, on ne comptait pas moins de 15 000 camps nazis,
comprenant des camps temporaires de travail et des milliers
de camps satellites, rattachés aux principaux camps de
concentration, parsemant toute l’Allemagne et la Pologne.
Les plus grands et les plus monstrueux furent construits en
1942, dans le cadre de la « Solution finale ». À la fin de la
guerre, on estima à six millions le nombre de Juifs
exterminés. Les réalités du génocide juif sont aujourd’hui si
bien connues et si accablantes que beaucoup supposent que
le programme d’extermination de Hitler se résumait à la
Shoah.
Ceux qui s’interrogent sur Ravensbrück sont souvent
surpris d’apprendre que la majorité des femmes qui y ont
été tuées n’étaient pas juives. Les historiens d’aujourd’hui
différencient les camps, mais les appellations peuvent être
trompeuses. Ravensbrück est souvent décrit comme un
camp « de travail servile » – une expression qui amoindrit
l’horreur de ce qui s’y est passé et qui a pu contribuer aussi
à sa marginalisation. C’était évidemment un site important
de travail servile forcé – Siemens, le géant de l’électricité, y
avait une usine –, mais le travail servile n’était qu’une étape
sur le chemin de la mort. Pour les prisonnières de cette
époque, Ravensbrück était un camp de la mort. Germaine
Tillion, rescapée française et ethnologue, parle d’un site
d’« extermination lente5 ».

Quittant Berlin, la route du nord traversait des champs


blancs avant de plonger au milieu des arbres. De temps en
temps, je dépassai des fermes collectives abandonnées,
vestiges de la période communiste.
La neige s’était amassée au cœur de la forêt, et il devenait
difficile de trouver mon chemin. Les femmes de
Ravensbrück étaient souvent envoyées couper des arbres.
La neige collait à leurs galoches quand elles marchaient sur
des plaques de verglas et elles se tordaient les chevilles. Des
bergers allemands, tenus en laisse par des gardiennes, se
jetaient sur elles si elles tombaient.
Je commençais à me familiariser avec les noms des
villages forestiers en lisant les témoignages. Altglobsow
était le village de la gardienne aux cheveux coupés au carré,
Dorothea Binz. Puis la flèche de l’église de Fürstenberg
apparut. Du centre-ville, le camp était complètement
invisible, mais je savais qu’il se trouvait de l’autre côté du
lac. Les prisonnières disaient voir la flèche quand elles
franchissaient les portes du camp. Je dépassai la gare de
Fürstenberg, où ont abouti tant de terribles convois. Des
femmes de l’Armée rouge étaient arrivées de Crimée une
nuit de février, entassées dans les wagons à bestiaux.

De l’autre côté de Fürstenberg, un chemin forestier


empierré, construit par les prisonnières, menait au camp.
Des maisons au toit en pente apparurent sur la gauche.
D’après le plan de Vera, je savais que c’étaient les maisons
des gardiennes. L’une d’elles avait été transformée en
auberge de jeunesse, où je devais passer la nuit. La
décoration originale des gardiennes a disparu depuis
longtemps, remplacée par de modernes équipements blancs,
mais les occupantes d’antan continuent de hanter les pièces.
Le lac se trouvait à ma droite, vaste surface blanche et
glacée. Devant, il y avait le quartier général du commandant
et un grand mur. Quelques minutes plus tard, je me tenais à
l’entrée de l’enceinte. En face se trouvait une autre grande
étendue blanche, parsemée d’arbres – des tilleuls, ai-je
appris plus tard, plantés au début de la construction du
camp. Toutes les baraques sises autrefois sous les arbres
avaient disparu. Pendant la guerre froide, les Russes
utilisèrent le camp comme base d’un régiment blindé et
démolirent la plupart des bâtiments. Les soldats russes
jouaient au football sur l’Appellplatz du camp où se tenaient
les prisonnières pour l’appel. J’avais entendu parler de la
base russe, mais je ne m’étais pas attendue à une telle
destruction.
Le camp de Siemens, à quelques centaines de mètres au-
delà du mur sud, était envahi par la végétation et difficile
d’accès. Tout comme l’annexe, le « Camp de jeunes »,
théâtre de tant de tueries. Il me faudrait faire un effort
d’imagination pour avoir une idée de l’agencement de ces
lieux, mais pas pour le froid. Les détenues se tenaient ici,
sur la place du camp, des heures durant, dans leurs habits de
coton. Je cherchai refuge dans le « bunker », la prison en
pierre, dont les cellules, au cours de la guerre froide, avaient
été transformées en mémoriaux en l’honneur des
communistes. Des listes de noms étaient gravées sur des
plaques de granit noir brillant. Dans une pièce, des ouvriers
les retiraient pour changer la décoration. Maintenant que
l’Ouest avait repris le camp, historiens et archivistes
travaillaient à l’élaboration d’un nouveau récit et d’une
nouvelle exposition commémorative.
À l’extérieur du camp, je découvris d’autres mémoriaux,
plus intimes. Près du crématoire, se trouvait un long passage
obscur avec de grands murs, connu sous le nom d’« allée
des exécutions ». On y avait déposé un petit bouquet de
roses, qui auraient été fanées si elles n’avaient été gelées. Il
y avait une étiquette avec un nom. Il y avait aussi trois petits
bouquets de fleurs dans le crématorium, posés sur les fours,
et quelques roses éparses au bord du lac. Depuis que le
camp était redevenu accessible, d’anciennes prisonnières
venaient se souvenir de leurs amies mortes.
Il me fallait trouver d’autres survivantes pendant qu’il
était encore temps.
Je comprenais maintenant ce que le livre devait être : une
biographie de Ravensbrück commençant par le
commencement pour finir par la fin, où je ferais mon
possible pour redonner sa cohérence à une histoire brisée.
Le livre s’efforcerait d’éclairer les crimes des nazis contre
les femmes tout en montrant en quoi la compréhension du
sort réservé aux femmes est de nature à éclairer l’histoire
plus générale du nazisme.
Si maintes preuves avaient été détruites, et bien des
choses oubliées et déformées, beaucoup étaient préservées
également, et de nouveaux éléments apparaissaient
continuellement. Les transcriptions britanniques des procès
étaient de longue date accessibles et contenaient une masse
de détails ; les archives des procès tenus derrière le Rideau
de fer devenaient à leur tour disponibles. Depuis la fin de la
guerre froide, les Russes les avaient partiellement ouvertes,
tandis que des témoignages encore jamais examinés étaient
portés à la lumière dans diverses capitales européennes. Les
rescapées de l’Est comme de l’Ouest commençaient à
partager leurs souvenirs. Les enfants des détenues posaient
des questions, retrouvaient des lettres et des journaux
intimes cachés.
Le plus important, pour ce livre, ce seraient les voix des
prisonnières elles-mêmes : elles seraient mon guide pour
découvrir ce qui s’était réellement passé. Quelques mois
plus tard, au printemps, je revins pour la cérémonie
marquant l’anniversaire de la libération et rencontrai
Valentina Makarova, la rescapée de la marche de la mort
d’Auschwitz qui m’avait écrit de Minsk. Elle avait des
cheveux blancs bleutés et un visage tranchant comme un
silex. Quand je lui demandai comment elle avait survécu,
elle répondit : « Parce que nous croyions en la victoire. »
J’aurais dû le savoir !

Le soleil fit une percée timide alors que je me trouvais


près de la galerie des exécutions. Des pigeons ramiers
roucoulaient à la cime des tilleuls, rivalisant avec le bruit de
la circulation. Arrivés en autocar, des lycéens français
traînassaient en fumant.
Par-delà le lac, je regardais le clocher de l’église de
Fürstenberg. Au loin, des ouvriers s’affairaient dans un
chantier naval ; des vacanciers sortaient en bateau, sans rien
savoir des cendres qui gisent au fond du lac. La brise faisait
glisser une rose rouge sur la glace.
PREMIÈRE PARTIE
1
Langefeld
« La scène se passe en 1957. On sonne à mon
appartement, écrit Grete Buber-Neumann, ancienne détenue
de Ravensbrück. J’ouvre la porte. Une vieille femme se
tenait devant moi, la respiration lourde. Il lui manque des
dents à la mâchoire inférieure. Elle bredouille : “Vous ne
vous souvenez plus de moi ? Je suis Johanna Langefeld,
l’ancienne gardienne en chef de Ravensbrück.” La dernière
fois que je l’avais vue, c’était quatorze ans plus tôt, dans son
bureau au camp. J’y travaillais en tant que secrétaire… Elle
implorait Dieu de lui donner la force d’arrêter le mal, mais
si une Juive entrait dans son bureau, son visage se
remplissait de haine…
Elle s’assied donc à table avec moi. Elle me dit qu’elle
aurait préféré être un homme. Elle parle de Himmler, qu’il
lui arrive encore d’appeler “Reichsführer”. Elle parle de
longues heures, se perd dans les années et essaie d’expliquer
sa conduite1. »
*
Début mai 1939, un petit convoi de camions émergea
dans une clairière proche du tout petit village de
Ravensbrück, au cœur de la forêt du Mecklembourg. Les
camions longèrent un lac, où leurs roues se mirent à patiner
avec les essieux qui s’enfonçaient dans la vase. Des
hommes sautèrent à terre pour dégager les véhicules tandis
que d’autres déchargeaient les caisses.
Une femme en uniforme, veste et jupe grises, en
descendit également. Ses pieds s’enfoncèrent dans le sable,
mais elle se dégagea, gravit le talus et regarda autour d’elle.
Des arbres abattus s’entassaient près du lac chatoyant. L’air
sentait la sciure de bois. Il faisait chaud et il n’y avait pas
d’ombre. À sa droite, sur l’autre rive, se trouvait la petite
ville de Fürstenberg. La rive était parsemée de hangars à
bateau. On apercevait la flèche d’une église.
À l’autre extrémité du lac, à gauche, s’élevait un grand
mur gris de près de cinq mètres. Le sentier forestier
conduisait à d’imposantes portes à barreaux de fer, à gauche
de l’enceinte. Des écriteaux indiquaient Entrée interdite2.
De taille moyenne, trapue avec ses cheveux bruns et
ondulés, la femme se dirigea vers les portes.
Johanna Langefeld était arrivée avec un détachement
d’avant-garde – des gardiennes et des détenues – pour
apporter du matériel et inspecter le nouveau camp de
concentration des femmes : il devait ouvrir dans quelques
jours, et Langefeld en serait l’Oberaufseherin – la gardienne
en chef. Elle avait eu l’occasion de voir maintes institutions
pénitentiaires pour femmes, mais jamais rien de
comparable.
L’année précédente, Langefeld avait travaillé comme chef
des gardes à Lichtenburg, une forteresse médiévale près de
Torgau, sur l’Elbe. Transformés en camp temporaire de
femmes pendant que l’on construisait Ravensbrück, les
chambres croulantes et les donjons humides de Lichtenburg
étaient exigus et malsains ; ils ne faisaient pas l’affaire pour
des prisonnières. Ravensbrück était un camp nouveau,
spécialement conçu à cette fin. S’étendant sur près de deux
hectares et demi, il était assez vaste pour accueillir le
premier contingent d’un millier de femmes. Il resterait
même de la place.
Langefeld franchit la porte et fit le tour de l’Appellplatz
sableuse : de la taille d’un terrain de football, elle était assez
spacieuse pour y rassembler toutes les détenues. Des haut-
parleurs étaient accrochés à des poteaux au-dessus de la tête
de Langefeld, mais pour l’heure on n’entendait que les
coups de marteau. Les murs barraient toute vue sur
l’extérieur, hormis le ciel.
À la différence des camps d’hommes, il n’y avait pas de
miradors le long des murs de Ravensbrück, ni de nids de
mitrailleuses : juste une clôture électrique à l’intérieur des
murs, avec des panneaux à têtes de mort. Au-dessus des
murs, côté sud, à droite de Langefeld, le sol s’élevait
suffisamment pour que l’on aperçût la cime des arbres sur
une colline.
Des baraquements gris massifs dominaient l’enceinte :
des bâtiments de bois, dessinant une grille autour de la place
d’appel, sur un seul niveau, avec des petites fenêtres. Deux
rangées de blocks identiques – bien qu’un peu plus grands –
étaient disposées de chaque côté de la Lagerstrasse, l’allée
principale.
Langefeld inspecta les blocks un par un. À l’entrée, le
premier block à gauche était la cantine des SS, équipée de
chaises et de tables nettoyées depuis peu. Également à
gauche de l’Appellplatz, se trouvait le Revier, l’infirmerie
dans le jargon militaire allemand. De l’autre côté de la
place, elle entra dans les bains, équipés de douzaines de
douches. D’un côté, s’empilaient des caisses d’habits de
coton à rayures ; à une table, quelques femmes disposaient
des piles de triangles en feutre coloré.
Près des douches, sous le même toit, se trouvaient les
cuisines, étincelantes avec les énormes casseroles et
bouilloires d’acier. Le bâtiment d’à côté était la réserve de
vêtements des détenues, l’Effektenkammer, avec une table
chargée de grands sacs de papier marron ; puis il y avait la
laverie, Wäscherei, et ses six machines à laver avec
centrifugeuses : Langefeld en aurait voulu davantage.
Juste à côté, une volière en construction. Le chef des SS
Heinrich Himmler, qui dirigeait les camps de concentration
et bien d’autres choses dans l’Allemagne nazie, voulait que
ses camps fussent autant que possible autonomes. Il devait
donc y avoir des clapiers, un poulailler et un potager ainsi
qu’un verger et un jardin de fleurs. On y repiquait déjà des
groseilliers, acheminés en camion depuis Lichtenburg. De
même avait-on transporté à Ravensbrück des excréments de
Lichtenburg pour s’en servir comme engrais. Himmler
tenait également à ce que ses camps partagent leurs
ressources. Ravensbrück n’ayant pas de fours, le pain devait
y être apporté chaque jour de Sachsenhausen, camp pour
hommes situé à quatre-vingts kilomètres plus au sud.
L’Oberaufseherin descendit la Lagerstrasse, qui partait
de l’extrémité de l’Appellplatz pour finir au fond du camp.
Les blocks y étaient disposés perpendiculairement,
parfaitement alignés en sorte que les fenêtres d’un block
donnaient sur le mur arrière de l’autre. Ce seraient les
quartiers des détenues, huit de chaque côté de la « rue ».
Devant le premier block, avait été plantée de la sauge à
fleurs rouges. Entre les autres, on trouvait de jeunes tilleuls
à intervalle régulier.
Comme dans tous les camps de concentration,
l’aménagement en grille permettait de voir les internées à
chaque instant, et de diminuer ainsi le nombre des gardes3 :
cinquante-cinq femmes, à Ravensbrück, avec un
détachement de quarante SS, tous placés sous le
commandement du Hauptsturmführer Max Koegel.
Johanna Langefeld pensait pouvoir diriger un camp de
concentration pour femmes mieux que n’importe quel
homme, et assurément mieux que Max Koegel, dont elle
méprisait les méthodes. Mais Himmler avait clairement
indiqué que Ravensbrück devait être dirigé, dans
l’ensemble, de la même façon que les camps pour hommes :
autrement dit, Langefeld et ses gardes devraient rendre des
comptes à un commandant SS.
Sur le papier, ni elle ni aucune des gardiennes n’avait la
moindre position officielle. Les femmes n’étaient pas
seulement subordonnées aux hommes : elles n’avaient ni
insigne ni grade et n’étaient que des « auxiliaires » de la SS.
La plupart n’avaient pas d’armes, même si celles qui
surveillaient les équipes de travail à l’extérieur avaient
parfois un pistolet et que beaucoup avaient des chiens.
Himmler imaginait que les femmes avaient plus peur des
chiens que les hommes.
Ici, néanmoins, Koegel n’exercerait pas une autorité
absolue. Il n’était qu’un commandant intérimaire, et certains
pouvoirs lui avaient été refusés. Par exemple, le camp ne
devait pas avoir de prison ou de « bunker » pour y jeter les
perturbatrices, comme dans tous les camps pour hommes. Il
n’était pas non plus habilité à infliger des « raclées ». Ulcéré
par ces omissions, il écrivit à ses supérieurs SS pour
réclamer un plus grand pouvoir de châtier les détenues, mais
il essuya un refus.
En revanche, Langefeld croyait au dressage et à la
discipline plus qu’aux passages à tabac et se satisfaisait de
ces dispositions, d’autant qu’elle avait obtenu des
prérogatives significatives dans la gestion quotidienne.
Ainsi était-il écrit dans la charte du camp, ou Lagerordnung,
que la gardienne en chef conseillerait le
Schutzhaftlagerführer (commandant adjoint) sur les
« affaires féminines », nulle part vraiment définies4.
Pénétrant dans l’une des baraques, Langefeld promena
son regard. Comme tant d’autres choses ici, les installations
étaient nouvelles pour elle : au lieu des cellules partagées ou
des dortoirs auxquels elle était habituée, plus de cent
cinquante femmes devaient dormir dans chaque block.
L’aménagement intérieur était le même dans tous les
blocks : deux grands dortoirs – A et B – de part et d’autre de
l’espace des toilettes, avec une rangée de douze lavabos et
de douze cuvettes de WC, ainsi qu’une salle commune où
les femmes devaient manger.
L’espace de couchage était équipé de quantité de châlits
en bois à trois niveaux. Chaque détenue avait un matelas
garni de copeaux de bois et un oreiller ainsi qu’un drap et
une couverture à carreaux bleus et blancs pliés au pied du
lit.
Langefeld, née Johanna May, avait assimilé la valeur du
dressage et de la discipline dès ses plus jeunes années. Fille
de forgeron, elle était née à Kupferdreh, dans la Ruhr, en
mars 1900. Sa sœur aînée et elle avaient reçu une éducation
luthérienne stricte ; leurs parents leur avaient inculqué
l’importance de l’épargne, de l’obéissance et de la prière
quotidienne. Comme toute bonne protestante, Johanna
savait déjà que son rôle dans la vie serait celui d’une femme
et d’une mère docile : Kinder, Küche, Kirche – « enfants,
cuisine, église » – était le credo familial. Depuis l’enfance,
cependant, Johanna avait d’autres aspirations. Ses parents
l’entretenaient aussi du passé de l’Allemagne. Le dimanche,
après l’office, ils revenaient toujours à l’humiliation de
l’occupation française de leur chère Ruhr sous Napoléon, et
la famille s’agenouillait pour implorer Dieu de restaurer la
grandeur du pays. Elle idolâtrait son homonyme, Johanna
Prohaska, héroïne des guerres de libération, qui s’était
travestie en homme pour combattre les Français.
Tout cela, Johanna Langefeld le raconta à Grete Buber-
Neumann, l’ancienne détenue, à la porte de laquelle elle
parut des années plus tard à Francfort, pour « essayer
d’expliquer sa conduite ». Grete, qui avait passé quatre
années à Ravensbrück, fut éberluée de voir resurgir en 1957
son ancienne gardienne en chef ; elle fut aussi captivée par
le récit que fit Langefeld de son « odyssée » et le coucha par
écrit.
En 1914, quand éclata la Première Guerre mondiale,
Johanna, alors âgée de quatorze ans, acclama comme les
autres les jeunes hommes de Kupferdreh qui s’en allaient
poursuivre leur rêve de restaurer la grandeur de
l’Allemagne, pour découvrir finalement qu’elle et les autres
femmes allemandes n’avaient pas un grand rôle à jouer.
Deux ans plus tard, quand il apparut clairement que la
guerre allait durer, les Allemandes furent soudain invitées à
aller travailler à la mine, à l’usine ou dans les bureaux : là,
sur le « front intérieur », elles eurent l’occasion de prouver
qu’elles pouvaient faire le travail des hommes, avant de se
retrouver sur la touche sitôt les hommes revenus des
combats.
Si deux millions d’Allemands ne devaient jamais revenir
des tranchées, plusieurs millions s’en retournèrent : Johanna
vit alors rentrer les soldats de Kupferdreh, pour beaucoup
mutilés, et tous humiliés. Des suites de la capitulation,
l’Allemagne dut payer des réparations, qui devaient
paralyser l’économie et nourrir l’hyperinflation ; en 1924, la
Ruhr chère au cœur de Langefeld était de nouveau occupée
par les Français qui « volèrent » le charbon allemand sous
prétexte que les réparations demeuraient impayées. Ses
parents perdirent leurs économies ; sans le sou, elle se mit à
la recherche d’un travail. En 1924, elle se trouva un mari,
Wilhelm Langefeld, un mineur emporté deux ans plus tard
par une maladie pulmonaire.
L’« odyssée » de Johanna s’enlisa : des « années
creuses », écrivit Grete. Le milieu des années 20 fut une
période sombre à propos de laquelle elle n’avait pas grand-
chose à dire, si ce n’est qu’elle eut une liaison avec un autre
homme, qui l’abandonna après l’avoir engrossée, la laissant
à la merci de groupes de secours protestants.
Tandis que Langefeld et des millions de femmes comme
elle se démenaient, d’autres Allemandes vécurent les années
20 comme une libération. Avec l’aide financière américaine,
la République de Weimar, dirigée par la social-démocratie,
stabilisa le pays et l’engagea sur une nouvelle voie libérale.
Les femmes reçurent le droit de vote et, pour la première
fois, des Allemandes rejoignirent des partis politiques,
notamment à gauche. Inspirées par Rosa Luxemburg, chef
de file du mouvement spartakiste, des jeunes filles issues de
la classe moyenne, dont Grete Buber-Neumann, se
coupèrent les cheveux, allèrent voir des pièces de Bertolt
Brecht et se promenèrent en forêt avec des camarades des
Wandervogel et d’autres mouvements de jeunes pour parler
révolution. Dans le même temps, des ouvrières recueillirent
des fonds pour le Secours rouge, adhérèrent aux syndicats et
rejoignirent les piquets de grève à la porte des usines.
En 1922, à Munich, où Adolf Hitler imputait le
déchirement de l’Allemagne au « Juif bouffi », une
adolescente Juive précoce, Olga Benario, s’enfuit de son
domicile pour rejoindre une cellule communiste en reniant
ses parents, issus de la bourgeoisie prospère. Elle avait
quatorze ans. Quelques mois plus tard, l’écolière aux yeux
noirs guidait ses camarades dans des marches à travers les
Alpes bavaroises où les jeunes se baignaient dans les
rivières de montagne avant de lire Marx autour d’un feu de
camp et de préparer la révolution communiste en
Allemagne. En 1928, elle se fit connaître par un braquage
au palais de justice de Berlin où elle rendit à la liberté un
dirigeant communiste allemand qui risquait la guillotine5.
En 1929, Olga avait quitté l’Allemagne pour Moscou afin
d’y suivre une formation avec l’élite stalinienne avant de
repartir faire la révolution au Brésil.
Dans la vallée de la Ruhr en plein marasme, Johanna
Langefeld était alors une mère célibataire sans avenir. En
1929, le krach de Wall Street déclencha une crise mondiale,
plongeant l’Allemagne dans une nouvelle crise économique
plus profonde qui priva de travail des millions de gens et
suscita des troubles généralisés. Langefeld craignait par-
dessus tout que son fils Herbert ne lui fût enlevé si elle
sombrait dans la misère. Plutôt que de rejoindre les
miséreux, elle choisit de les aider, se tournant vers Dieu.
« C’est la foi religieuse qui l’amena à travailler avec les plus
pauvres d’entre les pauvres », expliqua-t-elle à Grete des
années plus tard à Francfort, attablée dans la cuisine. Elle
trouva du travail dans les services d’aide sociale, enseignant
les tâches ménagères aux femmes sans emploi et
« rééduquant les prostituées6 ».
En 1933, Johanna Langefeld trouva un nouveau sauveur
en la personne d’Adolf Hitler7. Son programme concernant
les femmes n’aurait pu être plus clair : les Allemandes
devaient rester à la maison, élever le plus possible de petits
Aryens et obéir à leur mari. Les femmes n’étaient pas faites
pour la vie publique ; la plupart des emplois devaient être
fermés aux femmes, et leur accès à l’université réduit.
Ce sont là des attitudes communes à tous les pays
européens dans les années 30, mais le langage nazi sur les
femmes se distinguait par une toxicité particulière ; non
content d’afficher son mépris pour le sexe faible, « sot » et
« inférieur », l’entourage de Hitler ne cessait d’exiger que
les femmes fussent « séparées » des hommes, comme si
ceux-ci ne voyaient en elles que des ornements et, bien
entendu, des porteuses d’enfant8. S’agissant des maux de
l’Allemagne, les Juifs n’étaient pas les seuls boucs
émissaires de Hitler : les femmes émancipées sous la
République de Weimar avaient pris le travail des hommes et
corrompu les mœurs de la nation.
Hitler n’en parvint pas moins à séduire des millions
d’Allemandes qui brûlaient de voir un « homme d’acier »
rétablir ordre et fierté dans le Reich. Ces admiratrices, pour
beaucoup profondément religieuses et tout enflammées par
la propagande antisémite incendiaire de Joseph Goebbels,
affluèrent en 1934 au rassemblement de la victoire de
Nuremberg, où le journaliste américain William Shirer se
mêla à la foule. « Au crépuscule, Hitler est entré dans la
ville médiévale en passant devant de robustes phalanges de
nazis déchaînés. […] Des dizaines de milliers de drapeaux à
la croix gammée masquent les beautés gothiques des
lieux… » Un peu plus tard, dans la nuit, devant l’hôtel du
Führer : « J’ai été un peu choqué par les visages, surtout
ceux des femmes, qui levaient les yeux vers lui comme s’il
était un Messie9… »
Il est donc quasiment certain que Langefeld vota pour
Hitler. Elle brûlait de voir lavée l’humiliation de son pays.
Elle se félicita également du nouveau « respect de la vie de
famille » proclamé par Hitler. Mais Langefeld avait aussi
des raisons personnelles d’être reconnaissante au nouveau
régime. Pour la première fois, elle obtint un emploi sûr. La
plupart des carrières étaient fermées aux femmes, a fortiori
aux mères célibataires, sauf celle que Langefeld avait
choisie. De l’aide sociale, elle avait été affectée aux prisons.
En 1935, elle fut à nouveau promue au poste de Hausmutter
à Brauweiler, une maison de correction pour prostituées
dans les environs de Cologne. Ce poste lui valut un
logement et des soins gratuits pour Herbert.
À Brauweiler, cependant, il semble qu’elle ait eu du mal
à se faire aux méthodes nazies pour aider les « plus pauvres
d’entre les pauvres ». En juillet 1933, fut adoptée la loi de
« Prévention des enfants porteurs de maladies héréditaires »
qui légalisa la stérilisation massive afin d’éliminer les
débiles, les oisifs, les criminels et les fous. Le Führer
estimait que tous ces « dégénérés » ponctionnaient les
finances publiques et qu’il convenait de les soustraire à la
chaîne de l’hérédité afin de renforcer la Volksgemeinschaft,
la communauté des Allemands de pure souche. En 1936,
Albert Bosse, le directeur de Brauweiler, déclara que 95 %
de ses détenues étaient « incapables d’amélioration et
devaient donc être stérilisées pour des raisons morales et
afin de protéger la santé du Volk ».
En 1937, Bosse renvoya Langefeld. Les dossiers de
Brauweiler invoquent, entre autres raisons, un vol, mais il
s’agissait très certainement d’une façon de masquer son
opposition à ses méthodes. Les archives montrent aussi que
Langefeld n’avait pas encore adhéré au Parti nazi, comme
était censé le faire le personnel pénitentiaire.
Le respect de Hitler pour la vie familiale n’avait jamais
abusé Lina Haag, femme d’un parlementaire communiste du
Wurtemberg. Le 30 janvier 1933, sitôt informée par la radio
que Hitler avait été nommé chancelier, elle s’assura que la
Gestapo, la nouvelle police de sécurité, n’allait pas venir
chercher son mari : « Dans nos meetings nous avions mis en
garde le pays contre Hitler. Nous espérions un soulèvement
populaire, il n’a pas eu lieu. »
Puis, naturellement, le 31 janvier, Lina et son mari étaient
au lit quand les brutes débarquèrent. La rafle des rouges
avait commencé. « Jugulaires, revolvers, matraques. Ils
piétinèrent le linge propre avec un entrain répugnant. Nous
n’étions pas des inconnus pour eux : ils nous connaissaient
et nous les connaissions. Des adultes, des concitoyens – des
voisins, des pères de famille. Des gens ordinaires. Ils nous
dévisageaient maintenant, le regard plein de haine, leurs
pistolets armés. »
Le mari de Lina commença à s’habiller. Pourquoi tant
d’empressement à passer son manteau ? se demanda Lina.
Allait-il les suivre sans un mot ?
« Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— Eh bien, fit-il dans un haussement d’épaules.
— Il est parlementaire ! » cria-t-elle aux policiers armés
de matraques.
Ils rirent.
« Vous entendez ça ? Des communistes, voilà ce que vous
êtes, mais l’heure d’exterminer cette vermine a sonné. »
Lina éloigna de la fenêtre leur petite Katie, dix ans, qui
hurlait en voyant son père s’éloigner. « Je croyais que les
gens ne supporteraient pas ça bien longtemps10 », dit-elle.
Quatre semaines plus tard, le 27 février 1933, alors que
Hitler s’efforçait encore de consolider la position de son
parti, le Reichstag brûla. L’incendie fut imputé aux
communistes, mais beaucoup soupçonnèrent les voyous
nazis d’avoir cherché un prétexte pour terroriser leurs
adversaires politiques à travers le pays. Hitler promulgua
aussitôt un décret fourre-tout dit de « détention préventive »
permettant d’arrêter n’importe qui pour « trahison » et de le
laisser croupir indéfiniment en prison. À une quinzaine de
kilomètres au nord de Munich, une nouvelle sorte de camp
pour « traîtres » était sur le point d’ouvrir.
Ouvert le 22 mars 1933, Dachau fut le premier camp de
concentration nazi. Au cours des semaines et des mois
suivants, la police de Hitler traqua tous les communistes
déclarés ou suspects et les y interna pour les briser. Les
sociaux-démocrates furent également raflés, en même temps
que des syndicalistes et autres « ennemis de l’État ».
Certains détenus, notamment communistes, étaient juifs,
mais dans les premières années du régime nazi, les Juifs ne
furent pas internés en nombre significatif ; ceux qui se
retrouvèrent dans les premiers camps de concentration
furent emprisonnés, comme les autres, pour résistance à
Hitler, plutôt que pour leur « race ». Dans les premiers
temps, les camps hitlériens avaient pour seul but d’éradiquer
toute opposition intérieure ; la chose accomplie, il serait
temps de poursuivre d’autres objectifs. L’écrasement fut
confié à l’homme le plus apte à cette tâche : Heinrich
Himmler, chef des SS, et bientôt également chef de la
police, y compris de la Gestapo.

Heinrich Luitpold Himmler faisait un chef de la police


peu probable, avec son physique frêle, son visage pâle et
empâté sans menton et ses lunettes cerclées d’or perchées
sur un nez pointu. Né le 7 octobre 1900, deuxième de trois
garçons, il était le fils de Gebhard Himmler, directeur
adjoint d’une école près de Munich. Les soirées dans le
confortable appartement familial munichois étaient
occupées à aider Himmler père à ranger sa collection de
timbres ou à écouter le récit des exploits héroïques de leur
grand-père soldat, tandis que leur mère adorée, catholique
fervente, faisait de la couture dans son coin.
Le jeune Heinrich était excellent élève, mais il avait une
réputation de bachoteur et se faisait souvent malmener ; en
gymnastique, il arrivait à peine à atteindre les barres
parallèles, si bien que le professeur lui imposait de
douloureuses flexions des genoux sous le regard et les
quolibets de ses pairs. Des années plus tard, dans les camps
de concentration pour hommes, Himmler introduisit une
torture : les prisonniers enchaînés formaient un cercle et
devaient sauter en pliant les genoux jusqu’à ce qu’ils
s’effondrent. Des coups de pied les remettaient debout
jusqu’à ce qu’ils s’écroulent pour de bon.
Après l’école, le rêve de Himmler était d’obtenir un
commandement dans l’armée. S’il fut brièvement cadet, sa
santé fragile et ses problèmes de vue lui interdirent la
carrière d’officier. Il étudia alors l’agriculture et éleva des
poulets, pour s’abandonner à un autre rêve romantique : un
retour au Heimat – la patrie allemande. Il occupa alors ses
loisirs à se promener dans ses Alpes chéries, souvent avec
sa mère, ou à étudier l’astrologie et la généalogie, tout en
consignant dans son journal intime les détails les plus
insignifiants de sa vie quotidienne. « Pensées et tracas se
bousculent dans ma tête11 », se plaignit-il.
À la fin de son adolescence, Himmler se fustigeait de ses
insuffisances sociales et sexuelles : « Quel misérable
babillard je fais ! » Et pour ce qui est du sexe : « Je me bride
avec un mors de fer12. » Dans les années 20, à Munich, il
avait adhéré à la Société de Thulé, cercle exclusivement
masculin qui débattait des racines de la suprématie aryenne
et de la menace juive. Il fut également bien accueilli dans
les unités paramilitaires de l’extrême droite munichoise.
« C’est bon de porter à nouveau l’uniforme », écrivit-il.
Dans les rangs du Parti national-socialiste (nazi), on
commençait à dire de lui : « Heinrich arrangera les choses. »
Ses dons d’organisation et son attention au détail étaient
hors pair, et il savait mieux que personne devancer les désirs
de Hitler. Être « rusé comme un renard », découvrit
Himmler, était utile.
En 1928, il épousa Margarete Boden, une infirmière de
sept ans son aînée. Ils eurent une fille, Gudrun. Sa situation
professionnelle changea également. En 1929, il fut nommé
chef des SS (Schutzstaffel), unité paramilitaire initialement
formée des gardes du corps personnels de Hitler. En 1933,
quand celui-ci accéda au pouvoir, Himmler en fit une force
d’élite. L’une de ses tâches était de diriger les nouveaux
camps de concentration.
Hitler proposa d’y interner l’opposition pour la briser, sur
le modèle des camps britanniques lors de la Seconde Guerre
des Boers, en 1899-1902. Himmler allait cependant leur
imprimer un style particulier. Et c’est lui, en personne, qui
choisit le site pour le prototype de Dachau et nomma son
commandant, Theodor Eicke, devenu chef des unités à la
« Tête de mort », comme on appelait les escadrons SS de
gardes des camps de concentration : l’insigne qu’ils
portaient sur leur casquette était le symbole de leur loyauté
jusqu’à la mort. Himmler chargea Eicke d’élaborer un projet
pour terroriser tous les « ennemis de l’État ».
À Dachau, Eicke ne fit pas autre chose, créant une école
de SS qui l’appelaient « Papa Eicke », et qu’il s’appliquait à
« endurcir » avant de les envoyer vers d’autres camps. Cela
consistait à leur apprendre à ne jamais laisser paraître la
moindre faiblesse, mais à seulement « montrer les
dents13 » : autrement dit, haïr. Parmi les premières recrues
d’Eicke, se trouvait Max Koegel, le premier commandant de
Ravensbrück, venu à Dachau chercher du travail après un
court séjour en prison pour détournement de fonds.
Né à Füssen, ville des montagnes sud-bavaroises, réputée
pour sa lutherie et ses châteaux gothiques, Koegel était fils
de menuisier. Orphelin à douze ans, il avait d’abord été
berger dans les alpages, avant de partir chercher du travail à
Munich, où il fréquenta les sociétés d’extrême droite
völkisch puis adhéra au Parti nazi en 1932. « Papa Eicke »
trouva rapidement à employer un Koegel déjà profondément
endurci à trente-huit ans.
À Dachau, Koegel fraya avec d’autres SS comme Rudolf
Höss, autre recrue de la première heure, qui allait devenir
commandant d’Auschwitz, mais qui joua aussi un rôle à
Ravensbrück. Höss devait garder un souvenir ému de son
passage à Dachau, évoquant tous ces cadres SS qui avaient
appris à « aimer » Eicke et n’oublièrent jamais ses règles
qui « restèrent gravées en eux au point de faire partie de leur
chair et de leur sang14 ».
Eicke connut une telle réussite que plusieurs camps furent
bientôt créés sur le modèle de Dachau. Dans les premiers
temps, cependant, ni Eicke, ni Himmler, ni quiconque
n’avait envisagé un camp pour femmes : on ne prenait pas
assez au sérieux les opposantes à Hitler pour y voir une
véritable menace.
Des milliers de femmes furent assurément raflées lors des
purges hitlériennes. Beaucoup avaient vécu les années de
Weimar comme une libération en tant que syndicalistes,
médecins, professeures d’université ou journalistes.
Beaucoup étaient communistes ou épouses de communistes.
Arrêtées, elles furent maltraitées, sans être pour autant
envoyées dans des camps comme celui de Dachau, et nul ne
songea à ouvrir des sections pour femmes dans les camps
existants. Elles furent plutôt internées dans des prisons pour
femmes, ou des maisons de correction transformées, où le
régime était sévère, mais pas insupportable.
Nombre de prisonnières politiques furent envoyées à
Moringen, maison de correction reconvertie près de
Hanovre. Les 150 femmes internées en 1935 dormaient dans
des dortoirs non verrouillés, et les gardes allaient leur
acheter de la laine à tricoter. Dans l’entrée de la prison, on
entendait le cliquetis des machines à coudre. Une table à
part était réservée aux « notables », notamment les députées
au Reichstag et les femmes d’industriels.
Himmler n’en avait pas moins imaginé pour les femmes
d’autres formes de tortures : que leurs maris aient été tués et
leurs enfants retirés pour être placés dans des familles
d’accueil nazies était pour la plupart des femmes assez
douloureux. La censure les empêchait d’appeler au secours.
Barbara Fürbringer apprit ainsi que son mari, député
communiste, avait été torturé à mort à Dachau et que ses
enfants avaient été placés dans un foyer nazi. Elle tenta
d’alerter sa sœur, installée en Amérique15 :
Chère sœur,
[…] Nous sommes malheureusement dans une mauvaise passe.
Theodor, mon cher mari, est mort soudainement à Dachau voici quatre
mois. Nos trois enfants ont été placés dans un foyer de l’assistance
sociale à Munich. Je suis dans le camp de femmes de Moringen. Je n’ai
plus un sou à moi. Je te serais très reconnaissante si tu pouvais m’envoyer
quelques dollars.

Le censeur ayant rejeté la lettre, elle recommença :


Chère sœur,
[…] Malheureusement, les choses ne vont pas exactement comme on
pourrait le souhaiter. Theodor, mon cher mari, est mort voici quatre mois.
Nos trois enfants vivent à Munich, au 27 Brenner Strasse, et moi à
Moringen, près de Hanovre, au 32 Breite Strasse. Je te serais
reconnaissante si tu pouvais m’envoyer une petite somme d’argent.

Himmler calcula aussi que, en portant des coups assez


terribles aux hommes, tout le monde ne tarderait pas à
s’incliner. Il ne s’était pas trompé. Arrêtée quelques
semaines après son mari et internée dans une autre prison,
Lina Haag allait bientôt l’observer : « Personne n’a vu où
nous allions ? Personne n’a percé à jour la démagogie sans
vergogne des discours et des articles de Goebbels ? Je la
verrais même à travers les murs épais de la prison ; reste
que, à l’extérieur, de plus en plus de gens se soumettent16. »
En 1936, non seulement l’opposition politique était
entièrement éliminée, mais les instances humanitaires et les
Églises allemandes étaient rentrées dans le rang. La Croix-
Rouge allemande avait rallié la cause nazie ; dans ses
réunions, l’étendard de la Croix-Rouge flottait à côté du
swastika, tandis que les gardiens des conventions de
Genève, le Comité international de la Croix-Rouge, avaient
inspecté les camps de Himmler, tout au moins les blocks-
vitrines, et donné leur aval. Pour les capitales occidentales,
les camps de concentration et les prisons nazis étaient une
affaire intérieure allemande et elles ne devaient pas s’en
préoccuper. Au milieu des années 30, les dirigeants
occidentaux persistaient à croire que le plus grand danger
pour la paix venait du communisme, non pas de
l’Allemagne nazie.
Malgré l’absence d’opposition significative, à l’intérieur
ou à l’étranger, cependant, le Führer surveillait
attentivement l’état de l’opinion dans les premiers jours de
son régime. Dans un discours prononcé en 1937 dans un
centre de formation SS, il déclara : « Je sais toujours que je
ne dois jamais faire un seul pas sans me ménager une
position de repli. Dans chaque situation, il faut du flair et se
demander : “Que puis-je ou non me permettre ?”17. »
Même la campagne contre les Juifs allemands progressa
d’abord plus lentement que ne l’auraient souhaité beaucoup
de membres du parti. Dans ses premières années, Hitler fit
voter des lois écartant les Juifs de certains emplois et de la
vie publique, attisant la haine et les persécutions, mais il
estimait qu’il lui faudrait du temps avant de pouvoir aller
plus loin. Himmler avait lui aussi « du nez ».
En novembre 1936, le Reichsführer SS, qui était
maintenant également chef de la police, dut affronter une
tempête internationale quand une communiste allemande fut
contrainte de descendre d’un vapeur sur les quais de
Hambourg pour être remise entre les mains de la Gestapo.
La jeune femme était enceinte de huit mois. Ce n’était autre
qu’Olga Benario. La petite Munichoise aux longues jambes
qui avait quitté le domicile familial et embrassé le
communisme avait maintenant trente-cinq ans et était sur le
point de devenir une cause célèbre pour les communistes du
monde entier.
Après une formation à Moscou au début des années 30,
Olga avait été affectée au Komintern (Organisation
communiste internationale). En 1935, Staline l’avait
envoyée au Brésil monter un coup d’État contre le président
Getulio Vargas. Le chef de l’opération fut le légendaire chef
rebelle brésilien, Luis Carlos Prestes. L’insurrection était
destinée à provoquer une révolution communiste dans le
plus grand pays d’Amérique du Sud, permettant ainsi à
Staline de prendre pied aux Amériques. Les services secrets
britanniques eurent vent du complot, qui fut déjoué. Olga
fut arrêtée et, en même temps que sa complice Elise Ewert,
renvoyée à Hitler « en cadeau18 ».
Des quais de Hambourg, Olga fut conduite à Berlin et
internée dans la prison de la Barnimstrasse où, quatre
semaines plus tard, elle accoucha d’une fille, Anita. Les
communistes du monde entier lancèrent une campagne pour
obtenir leur libération. L’affaire retint largement l’attention,
surtout parce que le père du bébé était le fameux Carlos
Prestes, le meneur du coup de force raté ; le couple s’était
connu et marié au Brésil. Le courage d’Olga et sa beauté de
femme brune et gracile rendirent son histoire plus
poignante.
Cette mauvaise publicité à l’étranger était d’autant plus
malvenue que c’était l’année des Jeux olympiques de
Berlin, et que beaucoup avait été fait pour assainir l’image
du pays19. Les chefs de la Gestapo de Himmler essayèrent
d’abord de désamorcer le tumulte20 en proposant de confier
le bébé à la mère juive d’Olga, Eugenia Benario, qui vivait
encore à Munich, mais celle-ci ne voulut pas de l’enfant :
elle avait de longue date renié sa fille communiste, et elle
renia aussi sa petite-fille. Himmler autorisa alors la mère de
Prestes, Leocadia, à recueillir Anita ; en novembre 1937, la
grand-mère brésilienne récupéra le bébé à la prison de la
Barnimstrasse. Abattue, Olga demeura seule dans sa cellule.
Écrivant à Leocadia, elle expliqua n’avoir pas eu le temps
de se préparer à la séparation. « Excusez donc l’état des
affaires d’Anita. Avez-vous reçu ma description de ses
habitudes, et sa courbe de poids ? Je l’ai établie de mon
mieux. Digère-t-elle bien ? Et ses os – ses gambettes ? Peut-
être a-t-elle souffert des circonstances extraordinaires de ma
grossesse et de sa première année de vie21. »
En 1936, le nombre de femmes dans les geôles de
l’Allemagne commençait à augmenter. Malgré la terreur,
des Allemandes continuèrent d’œuvrer dans la clandestinité,
pour beaucoup inspirées par la guerre civile espagnole.
Parmi celles qui furent internées au « camp » de Moringen,
au milieu des années 30, se trouvaient d’autres communistes
et anciennes députées au Reichstag, mais aussi des
militantes agissant seules ou en petits groupes, comme la
graphiste invalide Gerda Lissack, auteur de tracts antinazis.
Ilse Gostynski, jeune Juive qui aidait à imprimer des articles
critiquant le Führer dans son imprimerie, fut arrêtée par
erreur. La Gestapo recherchait sa sœur jumelle, Else, qui
était à Oslo pour monter des filières destinées à faire sortir
les enfants juifs du pays. Ne la trouvant pas, elle s’empara
de Ilse.
En 1936, 500 femmes au foyer portant des bibles et des
foulards blancs arrivèrent à Moringen : des Témoins de
Jéhovah, qui avaient protesté contre l’enrôlement de leurs
maris dans l’armée. À leurs yeux, Hitler était l’Antéchrist :
le maître sur terre, c’était Dieu, non pas le Führer. Leurs
maris et d’autres Témoins de Jéhovah furent internés dans le
tout nouveau camp de Hitler, Buchenwald, où ils reçurent
vingt-cinq coups de fouet. Himmler savait cependant que
même ses SS n’étaient pas encore assez durs pour flanquer
une raclée à des femmes au foyer allemandes, en sorte qu’à
Moringen le directeur de la prison, un brave soldat retraité
qui boitait, se contenta de retirer leurs bibles aux Témoins
de Jéhovah.
En 1937, l’adoption d’une loi contre la Rassenschande –
littéralement, la « honte raciale » – interdisant les relations
entre Juifs et non-Juifs provoqua un nouvel afflux de Juives
à Moringen. Puis, dans la seconde moitié de l’année 1937,
les internées observèrent une soudaine augmentation du
nombre de vagabondes : « Certaines boitaient, d’autres
portaient des attelles, d’autres encore crachaient du sang. »
En 1938, arrivèrent quantité de prostituées.

Le 30 juillet 1938, Else Krug travaillait comme


d’habitude quand un groupe de policiers de Düsseldorf
frappa à la porte du 10 Corneliusstrasse, lui intimant
d’ouvrir. Il était 2 heures du matin. Les descentes de police
n’étaient pas rares, et Else n’avait aucune raison d’avoir
peur, si ce n’est que les descentes de police s’étaient faites
plus nombreuses depuis quelque temps. La prostitution
restait légale sous le régime nazi, mais la police pouvait
invoquer n’importe quel prétexte : une femme qui s’était
soustraite au contrôle de la syphilis ou un officier qui
voulait des tuyaux sur une nouvelle cellule communiste
dans les docks de Düsseldorf.
Plusieurs officiers de Düsseldorf connaissaient
personnellement ces femmes. Else Krug était toujours
demandée, soit pour ses services particuliers – le
sadomasochisme –, soit pour ses indiscrétions : elle était
bien renseignée. Else était aussi populaire dans la rue ; elle
ne manquait jamais d’accueillir une fille quand elle le
pouvait, surtout si la gamine était nouvelle en ville. Elle-
même était arrivée comme ça dans les rues de Düsseldorf
dix ans auparavant : sans travail, loin des siens et sans un
sou en poche.
Mais il apparut bientôt que la descente du 30 juillet était
d’une nature différente de celles qu’avait connues
auparavant la Corneliusstrasse. Terrifiés, les clients
ramassèrent leurs affaires et s’enfuirent à moitié nus dans la
nuit. La même nuit, la police fit une descente dans le
voisinage, où tapinait Agnes Petry. Souteneur local, son
mari fut raflé lui aussi. Après le ratissage du Bahndamm, les
policiers avaient cueilli vingt-quatre prostituées ; à 6 heures
du matin, toutes étaient derrière les barreaux pour une durée
indéterminée.
Au poste de police, on leur réserva aussi un traitement
différent. L’assistant, le brigadier Peine, connaissait la
plupart des femmes qui passaient régulièrement la nuit au
poste. Sortant son gros registre noir, il y nota
laborieusement, comme d’habitude, noms, adresses et effets
personnels. Sous la rubrique « motif de l’arrestation », il
écrivit avec soin Asoziale 22, en face de chaque nom : un
mot qu’il n’avait encore jamais employé. Et à la fin de la
rubrique, là encore pour la première fois, il ajouta en rouge
« Transport ».
Les descentes dans les bordels se répétèrent à travers
l’Allemagne tout au long de l’année 1938, tandis que la
purge nazie visant les déclassés entrait dans une nouvelle
phase. Le programme d’Action contre les fainéants, Aktion
Arbeitsscheu Reich, visait tous les marginaux. À l’insu ou
presque du monde extérieur, et sans aucun écho en
Allemagne, plus de 20 000 « asociaux » – « vagabonds,
prostituées, fainéants, mendiants et voleurs » – furent raflés
et expédiés dans des camps de concentration.
Au milieu de 1938, une année avant l’invasion de la
Pologne, la guerre de l’Allemagne contre ses indésirables
avait déjà commencé. Le Führer fit savoir que le pays devait
être « pur et fort » alors qu’il se préparait à l’offensive : les
« bouches inutiles » devaient être éliminées. Sitôt Hitler
arrivé au pouvoir, le régime avait entrepris de stériliser en
masse les malades mentaux et les « dégénérés ». En 1936,
les Tziganes furent enfermés dans des réserves à proximité
de grandes villes. En 1937, des milliers de « récidivistes »
furent envoyés dans des camps de concentration en dehors
de toute procédure. Si Hitler donna son autorisation,
l’instigateur de la répression fut Heinrich Himmler, son chef
de la police et des SS. Et c’est le même Himmler qui, en
1938, demanda l’internement de tous les « asociaux » dans
les camps de concentration.
Le moment était significatif. Bien avant 1937, les camps,
ouverts au départ pour écraser l’opposition politique,
avaient commencé à se vider. Raflés dans les premières
années du régime hitlérien, les communistes, les sociaux-
démocrates et autres avaient été largement réprimés et la
plupart avaient été renvoyés chez eux en hommes brisés.
Hostile à ces libérations en masse, Himmler voyait son
empire menacé de déclin et chercha à utiliser ses camps
autrement.
À cette date, personne n’avait sérieusement suggéré
d’utiliser les camps à d’autre fins que de briser l’opposition
politique. En les remplissant de criminels ou de marginaux,
Himmler pourrait de nouveau étendre son empire. Dans son
esprit, il était bien plus que le chef de la police ; son intérêt
pour la science – pour toutes les formes d’expérimentations
susceptibles d’aider à produire une race aryenne parfaite –
fut toujours son principal objectif. En internant ces
dégénérés, il avait commencé à s’assurer un rôle central
dans l’expérience la plus ambitieuse du Führer visant à
purifier le patrimoine génétique allemand. Par ailleurs, les
nouveaux prisonniers formeraient une réserve de main-
d’œuvre disponible pour reconstruire le Reich.
Les camps allaient désormais changer de nature et de fin.
Le nombre des prisonniers politiques allemands diminuant,
le rebut de la société les remplacerait. Parmi les éléments
raflés pour la première fois, il devait y avoir autant de
femmes – prostituées, délinquantes et clochardes – que
d’hommes.
Une nouvelle génération de camps fut mise en chantier à
cet effet. Moringen comme les autres prisons pour femmes
étant déjà surpeuplées et coûteuses, Himmler proposa un
camp de concentration pour femmes. Dans le courant de
l’année 1938, il réunit ses conseillers pour discuter d’un site
possible. Quelqu’un, probablement un ami de Himmler, le
Gruppenführer Oswald Pohl, haut responsable SS, proposa
de construire le nouveau camp dans le district du lac de
Mecklembourg, près du village de Ravensbrück. Pohl
connaissait la région où il avait une propriété.
Rudolf Höss assura plus tard avoir prévenu Himmler que
le site était trop exigu23 : le nombre des femmes était voué à
s’accroître, surtout quand la guerre éclaterait. D’autres
observèrent que c’était un marais et que la construction d’un
camp demanderait trop de temps. Himmler balaya les
objections. À quatre-vingts kilomètres au nord de Berlin, il
était commode pour les inspections, et il empruntait souvent
cette route pour aller voir Pohl ou faire un saut chez son ami
d’enfance, le fameux chirurgien SS Karl Gebhardt, directeur
de la clinique de Hohenlychen à huit kilomètres de
Ravensbrück.
Himmler ordonna donc de lancer le chantier dès que
possible en employant des prisonniers du camp de
Sachsenhausen, à la périphérie de Berlin, Dans le même
temps, le camp pour hommes de Lichtenburg, près de
Torgau, déjà à moitié vide, devait être évacué : ses derniers
prisonniers seraient envoyés au nouveau camp de
Buchenwald, ouvert en juillet 1937. Les femmes destinées
au nouveau camp pourraient être internées à Lichtenburg en
attendant la fin du chantier de Ravensbrück.

Dans son wagon-cage, Lina Haag n’avait aucune idée de


sa destination. Après quatre ans de cellule, on lui avait
annoncé, comme à tant d’autres, qu’elles partaient « en
transport ». Le train s’arrêtait régulièrement dans une gare,
mais les noms – Francfort, Stuttgart, Mannheim – ne
donnaient guère d’indice. Sur les quais, Lina regardait les
« gens ordinaires » – des années qu’elle n’en avait vu – et
ces gens ordinaires dévisageaient à leur tour ces « figures
spectrales aux yeux creux et aux cheveux emmêlés ». La
nuit, on les faisait descendre pour les placer dans les prisons
locales. Lina fut horrifiée par les gardiennes. « Face à toute
cette misère, elles bavardaient et riaient dans les couloirs :
cela passait l’entendement. La plupart sont pieuses, mais
d’une sorte de piété particulière. Elles me donnent
l’impression de se cacher derrière Dieu par dégoût de leur
propre mesquinerie24. »
Les femmes de la maison de correction de Moringen
montèrent dans le train, blotties les unes contre les autres
sous l’effet du choc. À Stuttgart, une certaine Doris Maase,
médecin25, les rejoignit avec une foule de prostituées de
Düsseldorf. Décrite dans son dossier de la Gestapo comme
une « étudiante rouge », Doris possédait un demi-peigne
qu’elle prêta à Lina. Tout autour, « putains » et « harpies »
caquetaient, même si, confia Lina à Doris, elle aussi devait
avoir l’air d’une « putain » après quatre années de prison.
À Lichtenburg, les SS attendaient avec leurs gants de
daim et leurs revolvers. Johanna Langefeld attendait, elle
aussi. Après son renvoi de la maison de correction de
Brauweiler, les services de Himmler l’avaient recrutée pour
lui offrir une promotion : gardienne à Lichtenburg.
Langefeld assura plus tard avoir accepté dans la conviction
que ce serait l’occasion de suivre à nouveau sa vocation de
« rééduquer les prostituées26 », ce qui était évidemment un
mensonge : on lui avait offert une promotion, plus d’argent
et un logement pour elle et son enfant. En tout état de cause,
Brauweiler avait déjà montré à Langefeld que les
prostituées et autres déclassées devaient être éliminées de la
société, non pas rééduquées.
À Lichtenburg arriva alors Gertrud Kröffges :
probablement Langefeld se souvenait-elle de cette femme
emprisonnée à Brauweiler parce qu’elle ne parvenait pas à
s’occuper de ses enfants. On l’avait envoyée à Lichtenburg
sous prétexte qu’elle était « incapable de s’améliorer »,
comme l’indiquait le rapport de police, et que la
Volksgemeinschaft, la communauté racialement pure,
« devait se protéger d’elle en raison de son mode de vie
immoral et asocial27 ».
Le responsable de la prison lui-même, chargé
d’enregistrer les femmes à Lichtenburg, ne voyait pas
l’intérêt d’enfermer ces laissées-pour-compte. Agnes Petry,
de la bande de Düsseldorf, arriva « sans le sou », écrivit-il
sur sa fiche. Elle n’avait en tout et pour tout qu’une
photographie de son mari. Sur son dossier, figurait le mot
Stütze, « à la charge de l’État ». « Pouvait-il la renvoyer ? »,
demanda-t-il dans une lettre au chef de la police de
Düsseldorf. « N’a-t-elle donc personne au monde qui puisse
l’aider ? »
Lina Haag avait de longue date perdu tout espoir de
recevoir une aide quelconque. L’Autriche avait été annexée
le 12 mars 1938. Les résistantes autrichiennes
commencèrent à arriver peu après à la forteresse : parmi
elles, un médecin, une cantatrice et une menuisière, toutes
battues et maltraitées. « Si le monde ne protestait pas contre
l’annexion brutale de territoires étrangers, comment
condamnerait-il les sévices infligés à des malheureuses qui
avaient protesté contre elle28 ? », demandait Lina.
La nouvelle de l’arrivée à la forteresse d’Olga Benario,
dont le nom rappelait les jours de gloire de la Résistance
communiste, donna de l’espoir à certaines. Olga était venue
de Berlin seule dans un fourgon de la Gestapo et escortée
directement jusqu’aux cachots de Lichtenburg. Des
camarades communistes réussirent à entrer en contact avec
elle et la trouvèrent accablée par la séparation récente
d’avec son enfant. Elles lui firent passer des messages et des
petits cadeaux. Se souvenant de la manière stupéfiante dont
Olga s’était enfuie du tribunal en 1928, certaines rêvaient
d’évasion. Pour Lina Haag, cependant, il ne rimait à rien de
tenter quoi que ce soit. « Le Führer gagne toujours, et nous
ne sommes que de pauvres diables – des misérables,
abandonnées de tous29… » Katharina Waitz, une trapéziste
tzigane, essaya ensuite d’escalader les murs de la forteresse.
Elle fut reprise et battue. Max Koegel, le commandant de
Lichtenburg, aimait frapper. Un jour de Pâques, raconte
Lina, il frappa trois femmes nues et ne s’arrêta que « parce
qu’il n’en pouvait plus ».
Le 1er octobre 1938, le jour où les forces hitlériennes
s’emparèrent des Sudètes, Koegel arrosa les détenues. Elles
avaient reçu l’ordre de se rassembler dans la cour pour
entendre le discours de victoire du Führer, mais les Témoins
de Jéhovah refusèrent de descendre et les gardes les
forcèrent en les tirant par les cheveux. Alors que
retentissaient des airs prussiens, quelqu’un chuchota « la
guerre arrive ». Soudain, toute la forteresse fut en ébullition.
Les Témoins de Jéhovah se mirent à pousser des cris
hystériques, puis s’agenouillèrent pour prier. Les gardes les
rouèrent de coups, et les détenues ripostèrent. Koegel
ordonna de braquer les lances d’incendie sur les femmes en
prière, qui se firent renverser, écraser et mordre par les
chiens. Agrippées les unes aux autres, elles faillirent se
noyer « telles des souris trempées », raconte Marianne
Korn, une des femmes en prière30.
Peu après la révolte, Himmler se rendit sur place pour
veiller au rétablissement de l’ordre31. Le Reichsführer SS
inspecta Lichtenburg à plusieurs reprises, accompagné du
chef du mouvement des femmes nazies, Gertrud Scholtz-
Klink, pour lui présenter ses internées. Il autorisait parfois
des mises en liberté et, un jour, il libéra Lina Haag, à
condition qu’elle ne dise rien du traitement subi.
Himmler inspecta aussi les gardiennes. Il dut remarquer
que Johanna Langefeld avait une certaine autorité – un don
pour apaiser les détenues sans faire d’histoires –, parce qu’il
décida d’en faire la future gardienne en chef de
Ravensbrück.

Les enfants du pays furent les premiers à deviner qu’on


allait construire quelque chose sur la rive nord du lac, le
Schwedtsee, mais quand ils en parlèrent à leurs parents, ils
reçurent l’ordre de la boucler. Jusqu’en 1938, les enfants
jouèrent sur un terrain de broussailles près du lac où le bois
était plus clairsemé et où il faisait bon se baigner. Un jour,
on leur signifia que l’accès était désormais interdit. Les
semaines suivantes, les habitants de Fürstenberg, dont
dépend le petit bourg de Ravensbrück, virent des péniches
chargées de matériaux de construction remonter la Havel.
Les enfants racontèrent à leurs parents qu’ils avaient vu des
hommes en tenue rayée qui abattaient les arbres.
À quatre-vingts kilomètres au nord de Berlin, au sud du
district du lac du Mecklembourg, Ravensbrück avait été
repéré dès 1938 par Himmler : un bon site pour un camp de
concentration. Les liaisons fluviales et ferroviaires étaient
bonnes. Entouré de trois lacs, le Röbinsee, le Baalensee et le
Schwedtsee, Fürstenberg se trouve à cheval sur la Havel qui
traverse la ville par divers canaux.
La beauté naturelle de la région influença aussi le choix
de Himmler. Dans son idée, la purification du sang allemand
devait commencer près de la nature, et les forces
revigorantes des forêts allemandes jouaient un rôle central
dans la mythologie du Heimat, du « sol allemand ».
Buchenwald – « forêt de hêtres » – se trouvait dans une
région boisée réputée, proche de Weimar ; divers autres
camps furent délibérément implantés dans des coins
pittoresques. Quelques semaines seulement avant
l’ouverture de Ravensbrück, une étendue d’eau du coin fut
déclarée « source organique de la race aryenne ».
Fürstenberg avait toujours été une destination prisée des
amoureux de la nature qui venaient faire du bateau sur ses
lacs ou visiter son palais baroque.
Au début des années 30, la ville fut pour peu de temps un
bastion communiste. Les batailles de rue se multiplièrent
alors que les nazis cherchaient à s’y implanter, mais
l’opposition avait été éradiquée avant même que Hitler ne
devînt chancelier. Un maire nazi fut nommé, tandis que le
pasteur Märker, lui aussi nazi, reprenait en mains l’église
évangélique. Bien implantés dans les zones rurales de ce
type, les « Chrétiens allemands » de Hitler organisèrent des
fêtes et des défilés nationalistes.
À la fin des années 30, la plupart des Juifs de Fürstenberg
étaient partis. Hôtelière juive, Eva Hamburger résista
d’abord à l’expulsion, mais décida de partir après la Nuit de
Cristal, le pogrome des 9-10 novembre 1938. Cette nuit-là,
le cimetière juif de Fürstenberg fut détruit, et l’hôtel d’Eva
Hamburger saccagé. Peu après, le journal local rapporta que
la dernière propriété juive, au 3 Röbinsee, était vendue.
Comme la plupart des petites villes allemandes,
Fürstenberg avait beaucoup souffert du marasme, et
l’ouverture d’un camp de concentration était synonyme
d’emplois et de commerce. Qu’il s’agît de femmes ne
prêtait pas à controverse. Valesca Kaper, femme d’âge mûr
mariée à un petit commerçant, dirigeait d’une main
énergique la Frauenschaft locale (le groupe des nazies), qui
donnait de fréquentes conférences sur les méfaits du
maquillage, du tabac et de l’alcool et expliquait que les
« asociaux » étaient un fardeau pour l’État. Josef Goebbels
vint même faire un discours à Fürstenberg sur le thème :
« Si la famille est la source de vigueur de la nation, la
femme en est le cœur, le noyau dur. »
Au printemps 1939, alors que la date d’ouverture du
camp approchait, les femmes furent exhortées à « servir sur
le front intérieur », et notamment à travailler comme
gardiennes dans les camps de concentration. Officiellement,
cependant, pas un mot du recrutement ni du camp lui-même.
Une brève dans les Nouvelles de la forêt, faisant état d’un
« accident près du grand chantier », fut la seule allusion à la
construction du camp.
Début mai fut donné un concert, où l’on joua du Haydn et
du Mozart, tandis que la Gestapo locale organisa un
concours de tir et de lancer de grenades. Le cinéma projeta
une comédie romantique. Après un hiver rude, indiqua la
presse, les œuvres de bienfaisance étaient très sollicitées et
des avis de faillite apparaissaient.
Pendant ce temps, l’écluse ne cessait d’ouvrir le passage
aux péniches transportant des matériaux. Depuis la ville,
côté lac, l’enceinte du camp était désormais bien visible.
Plusieurs femmes du pays postulèrent pour un emploi, dont
Margarete Mewes, femme de chambre et jeune maman. Le
premier dimanche de mai, Fürstenberg organisa ses
traditionnelles cérémonies de la Fête des mères. Mme Kaper
distribua des Croix d’honneur à celles de plus de quatre
enfants, répondant ainsi à Hitler qui avait appelé à
multiplier les gènes aryens.
Le 15 mai au matin, sous un soleil éclatant, plusieurs cars
bleus traversèrent la ville pour se diriger vers le
« chantier32 ». Avant l’aube, ce même jour, les cars s’étaient
arrêtés devant les portes du château de Lichtenburg, à quatre
cent quatre-vingts kilomètres au sud. Quelques instants plus
tard, des femmes traversèrent le pont-levis, serrant de petits
sacs, et montèrent dans les véhicules. La nuit était claire,
mais l’intérieur des bus était plongé dans l’obscurité. Si
aucune ne regrettait de voir la forteresse sombre et massive
disparaître dans la nuit, elles n’avaient pas la moindre idée
de ce qui les attendait.
Certaines osaient espérer que le voyage les conduirait
vers un endroit meilleur. Un voyage, n’importe quel voyage,
avait un goût de liberté. Mais les « politiques » les avertirent
qu’il ne fallait pas s’attendre à du mieux. L’entrée de Hitler
en Tchécoslovaquie n’était plus qu’une affaire de temps. À
Buchenwald, Sachsenhausen et Dachau, maris, frères, pères
et fils mouraient plus vite que jamais. Plusieurs femmes
avaient des avis de décès officiels dans leurs sacs, avec des
photos d’enfants et des liasses de lettres.
Les Juives, ici, pensaient aux femmes raflées durant la
Nuit de Cristal33. Paradoxalement, et précisément parce
qu’elles étaient juives, elles avaient, à cette heure, plus de
raisons d’espérer que beaucoup d’autres. L’horreur du
pogrome, six mois plus tôt, avait traumatisé les Juifs
allemands et choqué le monde entier qui, sans intervenir,
n’en offrit pas moins davantage de visas à ceux qui
désespéraient de fuir le pays. Les nazis poussaient les Juifs à
partir afin de s’emparer de leurs propriétés et de leurs biens.
Six mois après les pogromes de novembre, plus de 100 000
Juifs allemands avaient émigré, et beaucoup d’autres
attendaient leurs papiers pour en faire autant.
Dans les prisons et les camps, les Juifs avaient appris
qu’ils pouvaient eux aussi émigrer s’ils parvenaient à
produire un visa et à réunir les fonds pour voyager. Olga
Benario était de celles qui espéraient recevoir bientôt leurs
papiers. Si sa mère l’avait reniée, sa belle-mère brésilienne,
Leocadia, et Ligia, la sœur de Carlos Prestes, n’avaient pas
ménagé leurs efforts en son nom depuis qu’elles avaient
récupéré son bébé, Anita.
Juste avant de quitter Lichtenburg, Olga avait écrit à
Carlos, emprisonné au Brésil. « Le printemps est enfin
arrivé et la cime vert clair des arbres regarde avec curiosité
la cour de notre prison. J’aspire plus que jamais à un peu de
soleil, de beauté et de chance. Le jour viendra-t-il, qui nous
réunira avec Anita-Leocadia, tous les trois, dans le
bonheur ? Pardonne-moi ces pensées. Je dois être patiente,
je sais bien. »
L’aube se levant sur la campagne du Mecklembourg, le
soleil pénétra à travers les fentes de la bâche, et le moral des
détenues remonta. Les Autrichiennes chantèrent. Quand les
cars approchèrent de Ravensbrück, il était midi. La chaleur
était étouffante. Les femmes suffoquaient. Les cars
tournèrent puis s’arrêtèrent. Les portes s’ouvrirent. Les
femmes placées à l’avant virent un lac chatoyant. Une odeur
de pins emplit le car. Lisa Ullrich, une communiste
allemande, aperçut un « hameau à la population clairsemée
au bord d’un petit lac idyllique entouré d’une couronne
d’épicéas foncés34 ».
Le cœur des femmes « bondit de joie », raconte Lisa,
mais les cars n’étaient pas encore tous à l’arrêt qu’on
entendit des hurlements, des cris, des claquements de fouet
et des aboiements. « Un chapelet d’ordres et d’insultes nous
accueillit alors que nous commencions à descendre. Des
hordes de femmes apparurent à travers les arbres : des
gardes en jupe et chemise avec une casquette, fouet à la
main, avec des chiens glapissant qui fonçaient à travers les
arbres vers les cars. »
Plusieurs détenues s’effondrèrent en descendant. Celles
qui se penchèrent pour les aider furent à leur tour renversées
par la meute ou cinglées de coups de fouet. Elles ne le
savaient pas encore, mais c’était une des règles du camp :
aider une autre était un délit. « Putain, sale vache, debout,
feignasse. » Une autre règle était que les internées devaient
se mettre en rangs par cinq. « Achtung, Achtung. Rang par
cinq. Mains le long du corps. »
Les ordres se répercutaient à travers les arbres ; les
retardataires recevaient de grands coups de botte. Figées par
la terreur, les yeux braqués sur le sol sablonneux, les
femmes faisaient tout pour ne pas attirer l’attention. Elles
évitaient de se regarder. Certaines pleurnichaient. Nouveau
claquement de fouet, puis silence total.
La routine SS bien réglée avait rempli son office :
produire un maximum de terreur à l’arrivée. Qui avait
imaginé résister était maintenant docile. Le rituel avait été
répété des centaines de fois dans les camps pour hommes, et
voici que pour la première fois il était observé sur les rives
du Schwedtsee. Il serait encore pire pour celles qui
débarqueraient plus tard, au cœur de la nuit, ou dans la
neige, sans rien comprendre à la langue. Mais toutes les
rescapées de Ravensbrück devaient se rappeler le
traumatisme de leur arrivée ; toutes devaient se souvenir de
leur silence.
Le premier groupe reste deux heures durant, peut-être, en
silence, dans la chaleur35. Alors que l’appel commence,
Maria Zeh, de Stuttgart, lève les yeux et voit le colza en
fleur. Elle reçoit une gifle. Die Nase nach vorne ! « Nez
devant ! » aboie une gardienne36.
Les femmes sont comptées et recomptées. Encore une
leçon à apprendre : si quelqu’un sort du rang ou s’écroule, à
la moindre erreur, tout recommence. « Et avant de nous
mettre en marche, un papier est remis à la gardienne en chef
avec le pointage », raconte Lisa Ullrich. La chef, c’est
Johanna Langefeld. Elle se tenait à l’écart. Maintenant, elle
vérifie les chiffres. Elle fait signe aux femmes de marcher.
La silhouette corpulente de Max Koegel est également
présente.
Avançant péniblement, les détenues passent devant des
villas encore en chantier, à leur gauche, mais elles n’ont que
vaguement conscience de ce qui les entoure. Elles entrent
dans une immense clairière où chaque arbre, chaque brin
d’herbe a été coupé. Ne restent que le sable et le marais. Sur
ce terrain vague, se dresse un mur gris massif. Les femmes
franchissent une porte et comprennent qu’elles sont entrées
dans un nouveau camp.
« Achtung, Achtung, en rangs par cinq ! » Elles se
tiennent sur une place de sable désolée : le terrain
d’exercice. Elles sentent le bois et la peinture fraîche. Tout
autour, sont disposées d’austères baraques de bois.
Certaines remarquent des plates-bandes de fleurs rouges. Il
fait un soleil de plomb. Les portes se renferment sur elles.
2
Sandgrube
« Mains le long du corps. En rangs par cinq. On regarde
devant ! » En groupes, les détenues sont dirigées vers un
nouveau bâtiment à droite du portail. Là commence le
rituel : le bain. Le premier groupe entre. Des gardiennes se
tiennent derrière des tables avec des piles de vêtements
rayés. Il faut tout retirer. Les femmes commencent à se
déshabiller. Schnell, Schnell ! Certaines restent plantées
avec leurs serviettes hygiéniques. Elles interrogent les
gardes du regard : « Tout ! »
Tout est retiré et lancé dans de grands sacs de papier
marron, avec tous les vêtements et toutes les affaires. Les
internées se défont de tout : dernières lettres, photos des
enfants, mouchoirs brodés, bonnets tricotés, petits paniers,
poèmes, peignes. « Il ne doit rien rester. » Les alliances,
aussi.
Nues comme un ver, les femmes regardent à nouveau
leurs pieds, mais certaines lèvent les yeux et poussent un cri
perçant en s’apercevant que des officiers SS ont suivi
l’opération depuis le début, le regard vrillé sur elles. Rires et
insultes fusent à la vision de ces femmes humiliées.
Suit le rasage. Certaines femmes sont écartées. Beeilt
euch, beeilt euch ! « On se dépêche ! » Les sélectionnées
sont entièrement tondues. Une autre femme approche. Elle
ordonne aux mêmes d’écarter les jambes et leur rase le
pubis.

Dans les heures suivant leur arrivée, le 15 mai 1939, les


premières des 867 détenues devant être transférées de
Lichtenburg à Ravensbrück avaient été déshabillées et
lavées puis pour beaucoup, après contrôle des poux, rasées.
L’Oberaufseherin ne voulait pas de vermine ici. Puis elles
reçurent la tenue du camp : robes et vestes de coton à raies
bleues et blanches, fichu blanc, bas et galoches de bois.
Chacune reçut un matricule, imprimé sur un bout de tissu
blanc. Il correspondait à celui délivré à leur arrivée à
Lichtenburg, de 1 à 867. On leur distribua aussi un triangle
de couleur en feutre, avec une aiguille et du fil, qu’elles
devaient coudre à l’épaule gauche de leur veste. Le triangle
indiquait la catégorie dont relevait chaque détenue : noir
pour les « asociales » – prostituées, mendiantes,
délinquantes et lesbiennes ; vert pour les récidivistes de
droit commun ; rouge pour les politiques ; lilas pour les
Témoins de Jéhovah et jaune pour les Juives. Quant à ces
dernières, elles furent à leur tour subdivisées suivant les
raisons de leur arrestation. Toutes avaient un triangle jaune,
mais les « politiques », les Pol. Jude, le portaient sur fond
rouge. Cette catégorie comprenait le groupe le plus
nombreux, celui des femmes arrêtées pour Rassenschande,
relations avec un non-Juif. Elles étaient 97. Quant aux
Juives arrêtées comme asociales, elles portaient un triangle
jaune sur fond noir.
Une fois les matricules et les triangles cousus, le
hurlement de la sirène donna l’ordre aux femmes de
s’aligner à nouveau sur l’Appellplatz, avant d’être dirigées,
par catégories, vers des blocks distincts sous la houlette de
leur Blockführer ou chef de block. Les Juives rejoignirent le
Judenblock, à l’exception d’Olga Benario, orientée ailleurs.
À l’intérieur des blocks, chacune se vit attribuer un châlit,
un bol, une assiette, une tasse en aluminium, un couteau,
une fourchette et une cuillère, ainsi qu’un petit torchon pour
sécher et astiquer les ustensiles. La moindre trace sur les
couverts vaudrait un rapport à Langefeld, qui avait donné
des consignes sur la manière de les faire briller. En vertu de
la Lagerordnung, Langefeld avait tout pouvoir sur les
« affaires féminines » ; elle seule avait autorité à l’intérieur
des blocks, dont l’accès était interdit à Koegel et à ses
hommes, à moins d’être accompagnés d’une gardienne1.
Pour sa toilette, chacune reçut une brosse et un verre à
dents, un morceau de savon et une petite serviette. Toute
perte impliquait un rapport à l’Oberaufseherin. Chaque
femme disposait d’une petite étagère où ranger ses affaires.
Tout objet qui n’était pas à sa place signifiait également un
rapport.
La façon de faire son lit était aussi soumise à une masse
de règles. Il fallait le faire « à la prussienne », comme dans
tous les camps, mais sur ce point Langefeld y alla de ses
consignes à elle : faire bouffer les oreillers en sorte que les
coins soient à angles droits avec le lit. Le matelas devait être
absolument plat, ce qui était parfaitement impossible
puisqu’il était en copeaux de bois.
Toutes les femmes se souviennent de la précision exigée
pour plier la couverture à carreaux bleus et blancs au-
dessus. « La couverture devait recouvrir l’oreiller et longer
le bord du lit en sorte que la rangée des carreaux soit
parfaitement droite », raconte Fritzi Jaroslavsky, détenue
autrichienne, qui plie nerveusement le bord d’une nappe en
parlant. « Qu’elle déborde de quelques centimètres, et la
gardienne entrait en gueulant “Grosse vache, connasse” puis
vous frappait et criait “Rapport !2”. »
Les pires étaient les règles de l’Appell. À 5 heures du
matin, une sirène réveillait le camp : les prisonnières
devaient sortir du block et se mettre en rangs par cinq,
mains le long du corps, raides comme des soldats, pendant
que le décompte se faisait. Même dans ces premiers jours, il
fallait une demi-heure pour arriver aux bons chiffres, et à
5 heures soufflait du Schwedtsee un vent glacé qui
transperçait les habits de coton. « Achtung ! Achtung !
Mains le long du corps, en rangs par cinq. » Langefeld se
chargeait parfois personnellement de l’Appell, mais
habituellement elle laissait cette tâche à son adjointe, Emma
Zimmer, venue elle aussi de Lichtenburg.
Âgée de cinquante et un ans, Zimmer, qui avait la « main
leste » – elle aimait donner des claques –, arpentait les rangs
en portant un gros fichier ; au moindre mouvement ou bruit,
elle en assénait un coup sur la tête des détenues. Parfois,
généralement quand elle était ivre, Zimmer – que les
internées surnommaient « tante Emma » – leur flanquait
aussi de grands coups de botte.
Si Langefeld ne cognait ou ne donnait jamais de coups de
pied, il lui arrivait de gifler une femme, notamment en
écoutant « le rapport ». La coupable était conduite à son
bureau pour répondre de l’accusation – tasse perdue,
couverture mal pliée. La détenue s’expliquait, puis
Langefeld rendait son verdict. Si l’accusation était fondée,
elle giflait la détenue et annonçait le châtiment : parfois, la
corvée de toilettes, mais sa sanction préférée était d’imposer
aux détenues de rester plusieurs heures debout sans manger.
Si la femme perdait connaissance, elle était laissée un
moment sur place avant d’être évacuée. Pour les cas graves,
Langefeld associait camisole de force et douche froide.
Quand Zimmer avait terminé l’appel, les femmes
regagnaient leurs blocks où on leur distribuait un ersatz de
café avec un morceau de pain : la ration quotidienne,
qu’elles pouvaient consommer tout de suite ou garder sur
leur étagère, pour plus tard. La sirène hurlait de nouveau, et
commençait alors la sélection pour les équipes de travail.
Les internées devaient se mettre en rangs pour aller chercher
les outils puis pelleter du sable ou construire une route en
entonnant des chansons de marche allemandes. Le soir, au
retour, nouvel appel.
En quelques jours, la plupart des détenues de Lichtenburg
avaient été transférées à Ravensbrück. Les règles de
Langefeld avaient été assimilées, l’ordre régnait. Les sacs
de papier contenant leurs habits et leurs effets avaient été
portés à la Wäscherei pour lavage puis repassage avec un fer
à vapeur géant. Chaque pièce retrouvait ensuite son sac
numéroté, alors envoyé à l’Effektenkammer, la porte à côté.
L’Effektenkammer était divisée en quatre salles. Dans
l’une, se trouvait une longue table à tréteaux sur laquelle les
habits des détenues étaient vidés avant d’être soigneusement
triés. La salle voisine était le service administratif avec deux
bureaux et deux dactylos ainsi qu’une grande armoire en
acier contenant des centaines de fiches indiquant le nom et
le matricule de chaque détenue, mais aussi la liste de ses
habits et de ses affaires. Une copie allait au bureau de
Langefeld3.
Soigneusement enregistrés, les objets de valeur étaient
enfermés dans des armoires d’acier. Les vêtements étaient
pliés et placés dans des sacs de papier flambant neufs
suspendus à des cintres avant d’être accrochés à des rails
dans les vastes combles, au-dessus du bureau de Langefeld.
Toute détenue libérée passait par l’Effektenkammer, où elle
donnait son matricule à une préposée qui, armée d’une
perche, allait décrocher son sac sous les combles
Plus tard, des détenues arrivèrent de Pologne, de Russie
ou de France avec des valises pleines, dont chaque objet
finit dans un sac, minutieusement étiqueté, raconte Edith
Sparmann, détenue germano-tchèque affectée à
l’Effektenkammer. C’étaient d’énormes sacs de papier
marron robustes et cousus sur les côtés. Une des salles
contenait uniquement des sacs de ce type, prêts pour les
grands « transports ». « Par la suite, il y eut beaucoup
d’articles de fantaisie », ajoute Edith, qui raconte aussi que
Langefeld venait souvent jeter un coup d’œil à
l’Effektenkammer 4. « Elle était moins mauvaise que
d’autres. Elle a permis à ma mère de garder son alliance. »
Dans les premiers jours, des internées furent aussi
affectées aux cuisines ; les rations étaient soigneusement
calculées pour chaque block en fonction de l’appel de la
veille. Au Revier, l’infirmerie, chaque détenue subissait un
examen vaginal : si l’une avait la syphilis, comme Agnes
Petry, c’était dûment noté dans son dossier5. Toute femme
enceinte était conduite à l’hôpital voisin de Templin pour y
accoucher. Le bébé était ensuite proposé à l’adoption, et sa
mère reconduite au camp.
Au bout de sept jours – avec d’autres arrivées en plus de
celles de Lichtenburg –, l’appel donna un chiffre total de
974 détenues dans le camp, dont 114 triangles rouges
(politiques), 388 lilas (Témoins de Jéhovah), 119 verts
(criminelles), 240 noirs (asociales) et 137 jaunes (Juives),
avec quelques catégories qui se chevauchaient6. Dès lors,
chaque arrivante recevait le numéro suivant, en sorte que les
gardiennes et les autres détenues savaient tout de suite qui
était depuis le plus longtemps au camp et qui était nouvelle.
La première à recevoir un numéro « pur » de Ravensbrück
(autrement dit, elle n’avait pas été transférée de
Lichtenburg) fut Clara Rupp, une enseignante de trente-sept
ans arrêtée pour résistance communiste. Arrivée le 25 mai,
elle reçut le numéro 1415.
À la fin de la semaine, les fiches des premières avaient
toutes été copiées et classées, et leurs habits enfermés dans
des sacs de papier brun étaient suspendus au-dessus de la
tête de Langefeld. Mais le travail de celle-ci ne faisait que
commencer.

Le bureau de Johanna Langefeld, dans un block ordinaire


près du portail, n’était pas aussi spacieux que le vaste
quartier général de pierre du commandant, mais son block
était placé de manière idéale. Son bureau donnait sur
l’Appellplatz, ce qui lui permettait de voir une bonne partie
de ce qui s’y passait.
Son bureau comptait aussi un personnel nombreux : des
rangées d’employées de bureau et de secrétaires, tandis que
les détenues faisaient la queue pour donner les détails sur
leur arrestation, leur dossier médical et leurs parents, tous
notés dans des dossiers différents. La coursière de
Langefeld portait ensuite des copies de ces renseignements
aux divers services du camp.
Dans les premiers jours, il y avait toutes sortes d’affaires
administratives à régler. Des questions venaient des services
de police. « Le KZ [Konzentrationslager, camp de
concentration] allait-il payer le prix du voyage en train
d’une détenue ? », voulait savoir la police de Hambourg.
« Düsseldorf doit-il faire suivre un chapeau ? » Des lettres
arrivèrent de la Croix-Rouge allemande, transmettant les
questions de la Croix-Rouge Internationale, à Genève, au
sujet des détenues. Une fille, Tanja Benesch, demandait des
nouvelles de sa mère, Susi. Par ailleurs, Langefeld fut
obligée de rappeler à Max Koegel que les machines à laver
du camp étaient réservées aux habits et au linge des
détenues : il devait laver ses vêtements ailleurs.
Des détenues se virent chargées d’autres tâches. Hanna
Sturm, communiste et menuisière autrichienne, fut affectée
à la clôture. De nombreux problèmes de discipline surgirent.
Marianne Wachstein, autrichienne, n’avait en tout et pour
tout qu’une chemise de nuit à son arrivée, et ne savait plus
qui elle était.
Le premier jour, Hedwig Apfel, qui se disait cantatrice et
venait de Vienne, jeta son matelas à terre et, depuis lors,
n’avait guère cessé de hurler. Quelques jours plus tard, le
camp lança une traque à travers le pays pour retrouver la
trapéziste tzigane, Katharina Waitz, qui s’était de nouveau
enfuie, nul ne savait comment.
Les Témoins de Jéhovah causèrent d’autres ennuis à Max
Koegel, cette fois en refusant son offre de les remettre en
liberté. En contrepartie, les femmes devaient simplement
signer un papier pour abjurer leur foi, mais toutes
refusèrent, répétant que le Führer était l’Antéchrist. C’est
largement du fait de leur révolte de Lichtenburg que Koegel
avait réclamé un block cellulaire à Ravensbrück. Quelques
semaines avant l’ouverture du camp, il expliqua à son
supérieur SS Theodor Eicke : « Il sera impossible de
maintenir l’ordre si l’on ne peut briser ces harpies
hystériques. Les priver de nourriture ne suffira pas à les
soumettre en l’absence d’une forme d’emprisonnement
rigoureuse7. »
Si cette première demande fut rejetée, Koegel obtint la
permission de transformer un block ordinaire en « block
disciplinaire », ou Strafblock, où furent bientôt jetées
plusieurs « harpies hystériques ». Le Strafblock se trouvait
un peu à l’écart des autres blocks, derrière des barbelés.
Divers « crimes » permettaient d’y envoyer les détenues :
retard répété à l’appel, lit fait sans respecter les règles ou
refus d’obéissance. Les détenues du Strafblock étaient
astreintes à des horaires plus lourds, dans les pires
commandos et sans jour de repos. La camisole de force et la
douche froide étaient aussi autorisées.
À une extrémité du Strafblock avaient été improvisées
des cellules d’isolement en bois. C’est la Gestapo de Berlin
qui avait réclamé leur construction pour y loger les détenues
dont l’interrogatoire n’était pas terminé. Bientôt, cependant,
d’autres femmes devaient avoir droit à la réclusion solitaire,
dont Marianne Wachstein, l’Autrichienne arrivée en
chemise de nuit. Elle fut enfermée après avoir refusé de
signer un document relatif à son arrestation et crié à la
violation de ses droits.
Ainsi qu’elle l’expliqua plus tard, elle refusa de signer
parce qu’elle n’avait aucune idée de la raison pour laquelle
elle était là ; vingt-quatre heures plus tôt, on l’avait extraite,
sans connaissance, d’une cellule de Vienne, où elle avait été
internée pour « insulte » au Führer. « Je me souviens m’être
réveillée plus tard en habits de nuit, dans un wagon. Je me
suis pincée, parce que je croyais rêver. Ce n’était pas un
rêve, c’était la vérité8. »
Dans le train, un garde commença par lui dire qu’on la
conduisait dans un asile psychiatrique. « Cela m’a rendue
heureuse. Puis le train a passé Salzbourg, et j’ai compris
qu’on me conduisait en Allemagne. Totalement retournée,
j’étais incapable de me tenir debout ou de marcher. » Un
garde lui cria dessus et la frappa sur la tête. « Je me suis
mise à vomir. Il m’a empoignée, m’a traînée et jetée sur un
banc avant de claquer la porte. » Sans comprendre ce qui lui
arrivait, Marianne fut conduite à Ravensbrück et forcée de
signer un document qu’on ne voulait pas lui laisser lire.
« Alors j’ai dit Dieu me vengera, et les communistes se
vengeront de ce que les nazis ont fait. »
C’est alors que Marianne fut conduite chez le
commandant et reçut vingt-deux jours d’« arrêt aggravé » –
la peine maximale prévue par le règlement du Strafblock,
qui couvrait plusieurs pages. Pour les détenues condamnées
à la réclusion solitaire, « l’arrêt simple » permettait à la
détenue d’avoir un matelas et une couverture dans sa
cellule, ainsi qu’un peu de lumière ; elle recevait du café et
du pain une fois par jour et un repas chaud un jour sur
quatre. Les rations étaient les mêmes pour l’« arrêt
aggravé », mais la détenue était enfermée dans la cellule
sans matelas ni couverture, juste un seau, rien de plus.
En l’occurrence, Koegel tranchait sans consulter
Langefeld, même si son bras droit, Emma Zimmer, qui
dirigeait le block, tenait l’Oberaufseherin informée. Selon
Ilse Gostynski, certaines gardiennes étaient si malheureuses
des conditions dans les premiers jours qu’elles furent
renvoyées. Parmi celles venues de Lichtenburg, se trouvait
une « lesbienne, très correcte envers les détenues, mais
souvent ivre », limogée parce que « trop gentille ». Trois
autres s’en allèrent « parce que la situation leur devint
insupportable ».
Langefeld elle-même devait prétendre plus tard être
arrivée à Ravensbrück en croyant que son rôle était de
« rééduquer les prostituées ». La vérité était qu’une
promotion pareille ne se refusait pas, surtout quand elle
venait du Reichsführer SS lui-même. Elle était désormais la
femme la plus importante de l’empire concentrationnaire de
Himmler. Et les conditions de vie étaient si attrayantes qu’il
était très difficile de partir.
Lorsqu’elles découvrirent leurs logements, Langefeld et
ses gardiennes durent être agréablement surprises. Plusieurs
étaient veuves ou divorcées. Comme Langefeld, elles
venaient de Lichtenburg après avoir travaillé des années
durant dans des prisons ou des maisons de correction. Une
femme d’âge mûr, Ella Pietsch, qui avait reçu une formation
de gardienne de maison de correction, n’avait nulle part
ailleurs où aller ; de même en allait-il pour Jane Bernigau,
qui avait auparavant travaillé dans des orphelinats. Toutes
deux postulèrent pour une place à Ravensbrück à cause du
salaire et de la sécurité de l’emploi.
D’autres étaient des ouvrières au chômage. Ottilie Lotz
obtint sa place par hasard. Après la mort de son mari, elle
était allée à Lichtenburg pour se rapprocher de sa fille ; elle
avait trouvé un travail d’employée de bureau à la forteresse
et fut promue gardienne.
Ce personnel féminin fut logé dans de petites villas au
toit pointu, au milieu des pins et donnant sur le lac. Situées
à une centaine de mètres hors de l’enceinte du camp, elles
étaient commodes pour se rendre au travail, mais assez
éloignées pour donner le sentiment d’un monde à part.
Nombre de ces villas étaient encore en chantier. Des
détenues travaillaient dans les parages – déchargeant les
briques des péniches au mouillage dans le lac –, mais
certaines constructions étaient achevées. L’intérieur était
aménagé. Les chambres donnaient sur un escalier central,
chacune était pourvue de jolis rideaux et de tissus
d’ameublement. Il y avait deux femmes par chambre, et
chacune avait sa penderie et sa commode.
L’appartement de la chef était plus grand que les autres,
et elle fut autorisée à faire venir son fils Herbert, maintenant
âgé de onze ans. Il fréquenterait l’école du lieu. Aux mères,
les autorités promirent des places gratuites au jardin
d’enfants du personnel, qui devait ouvrir bientôt : plusieurs
mères célibataires étaient venues avec leurs enfants.
Plus haut sur la pente, au milieu des arbres, se dressaient
les villas plus spacieuses des officiers SS, entourées de
grands jardins. La villa de Koegel, qu’il habitait avec sa
femme Marga, était équipée d’un parquet et d’un bel
escalier sculpté. Aux murs, il avait accroché des bois de cerf
et autres trophées de chasse ; des bois trônaient aussi à
l’extérieur, au-dessus du porche.
L’emplacement des villas des SS, loin du camp dans un
cadre naturel charmant, était un trait commun à tous les
camps. Les SS devaient se sentir bien dans leur cadre privé.
À Ravensbrück, les hommes avaient leur terrain de sport
tandis que les femmes pouvaient aller canoter sur le lac en
été ou pique-niquer dans les bois.
Les plus jeunes n’étaient pas seulement alléchées par la
paie et les conditions de vie : un autre attrait était la
perspective de rencontrer un bel officier SS. Pour les
lesbiennes, minorité significative, Ravensbrück était
l’occasion de rencontrer d’autres femmes, notamment à une
époque où le lesbianisme, comme l’homosexualité, était
vilipendé. Les nouvelles recrues pouvaient aussi compter
sur une cantine bien pourvue, et la jolie ville de Fürstenberg
possédait un cinéma, des bars et un salon de coiffure qui
faisait les permanentes à la mode. À peine arrivées, les
femmes envoyèrent des cartes postales à leurs familles et
amis, parlant fièrement de leur nouvel emploi. Plusieurs
anciennes gardiennes devaient conserver des albums et des
journaux intimes de leur passage à Ravensbrück, avec des
photos de leur mobilier « luxueux »
Les maîtres-chiens, qui avaient un statut particulier, se
photographièrent avec leurs chiens. Gertrud Rabenstein,
surnommée « Gustave de fer9 » à Lichtenburg, se fit prendre
en photo avec son berger allemand, Britta, juste devant
l’enceinte. Divorcée, Rabenstein avait perdu la garde de son
fils, et composa un album pour lui donner un aperçu de la
vie au camp. Les chiens étaient formés pour attaquer les
gens portant des tenues de prisonniers, précisa-t-elle. À côté
des photos de Gertrud et Britta, on trouve des scènes
joyeuses d’une mère avec son fils en vacances.
Après la guerre, au procès de Rabenstein, le fils fut
appelé à témoigner sur sa mère. Sa devise, expliqua-t-il,
était, « sois dure, sois dure. C’est bon d’être dure. Pas de
sentiment10 ». Elle aimait à lui raconter qu’un jour elle avait
observé un forgeron frapper le métal, qu’elle avait vu
devenir de plus en plus dur. « C’était bon. »
Les gardiennes ne tardèrent pas à s’installer, et Langefeld
leur assigna leurs tâches : les unes à un block, les autres
pour garder les commandos de travail à l’extérieur.
Langefeld leur expliqua la conduite à tenir : par exemple,
interdiction de croiser les bras ou de s’asseoir devant les
détenues ; bavarder était un délit qui justifiait un
licenciement. Les gardiennes ne pouvaient se rendre chez
les hommes qu’avec l’autorisation de Langefeld.
Sur les questions plus générales concernant le traitement
des détenues, toutefois, il devint rapidement clair que
maintes gardiennes, notamment celles des commandos
extérieurs, suivaient les ordres de Koegel, plutôt que les
siens. De son bureau, Langefeld voyait tous les jours des
femmes ramenées de la carrière de sable avec les jambes et
les bras en sang. Depuis son appartement, elle entendait les
femmes crier.
Edith Fraede laissait son chien gronder et sauter sur les
femmes entre le portail du camp et la carrière de sable, la
Sandgrube, ainsi qu’on l’appelait. Si une détenue terrorisée
lâchait sa pelle, Fraede la faisait tomber ou ramassait sa
pelle pour la frapper dans le dos. Grande blonde, Fraede
avait une trentaine d’années. Rabenstein, en revanche,
attendait généralement que le travail fût engagé pour se
déchaîner, alors même que Britta tirait déjà sur sa laisse.
Les premiers jours, les maîtres-chiens ne parvenaient pas
à dominer les bêtes. Elles étaient nouvelles dans le métier, et
au printemps et en été c’était d’autant plus difficile que les
chiennes étaient souvent en chaleur11. Si une détenue
tombait ou filait boire au lac, ils tiraient si fort que les
gardiennes lâchaient simplement la laisse.
À cette époque, la fosse se trouvait juste hors de
l’enceinte du camp, près du lac et du chantier des maisons
SS. Sitôt les commandos arrivés à la carrière, les femmes
devaient s’aligner et se mettre à pelleter. À 9 heures, il
faisait déjà un soleil de plomb et leur dos dégoulinait de
sueur. Elles devaient prendre une pelletée de sable et la
verser ailleurs. Quand elles avaient fini, elles
recommencaient sous les cris des gardes : « Schnell,
Schnell, feignasses ! » Un autre commando lançait le sable à
un ou deux mètres sur une colline. « Pleines, les pelles,
pleines ! Sales vaches. Racaille. Putes, sales vaches ! » Les
pelles étaient trop courtes ou trop longues, tordues ou
cassées.
Parfois, le commando devait remplir un chariot de sable
et le soulever sur des pistes de fortune. Souvent, le chariot
sortait de la piste, et les femmes essayaient de l’empêcher
de basculer. Quand le contenu se renversait, elles devaient le
remplir à nouveau. À mesure que la chaleur augmentait, les
gardiennes braillaient et juraient encore plus fort ; elles
frappaient les détenues dans le dos et rouaient de coups de
pied celles qui s’évanouissaient.
D’autres commandos, sur le lac, déchargeaient du coke et
des pierres d’une péniche. Les femmes chargeaient les sacs
sur le dos tandis qu’au sommet de la colline un autre
commando tirait des rouleaux de pierre pour aplatir la terre
où devait passer la route. Il y avait deux rouleaux : un grand
et un petit. Aux poignées étaient attachées des cordes que
les femmes devaient tirer. Au moins l’usage du rouleau
compresseur était-il utile. Pelleter le sable ne servait à
rien12.
Les détenues ne tardèrent pas à prendre le sable en
horreur. Les Témoins de Jéhovah pensaient que le travail
était spécialement conçu pour elles, « pour les amener à
abjurer leur Dieu », mais beaucoup observèrent que
c’étaient les Juives qui souffraient le plus13 ; elles
paraissaient plus faibles et étaient moins habituées aux
épreuves, selon d’autres. À midi, les femmes de la
Sandgrube étaient brûlées par le soleil, avec les bras, le
front et la bouche desséchés. Quand du sable se glissait dans
leurs galoches, il leur brûlait la plante des pieds et le
frottement faisait des cloques. La Sandgrube ne tardait pas à
être maculée de sang.
Rabenstein et Britta surveillaient le commando de
déchargement. Du haut de la colline, elles regardaient les
détenues soulever les sacs de charbon ou de pierres pour les
entasser sur des carrioles au bord du lac. Les femmes les
poussaient jusqu’à une décharge, mais, pour y parvenir,
devaient franchir un pont de fortune fabriqué avec des
planches ; souvent, les plus âgées glissaient et tombaient à
l’eau. Quand ça arrivait, les gardiennes hurlaient et
frappaient la malheureuse. Un jour, une femme se vengea de
Rabenstein en lui flanquant un coup de houe à la tête.
Envoyée au Strafblock, on ne devait plus la revoir.
Parfois, Rabenstein désignait au hasard un groupe de
femmes qu’elle obligeait à s’aligner derrière un tas de
pierres avant de leur flanquer des coups de botte. Ou elle
ordonnait à une détenue de pelleter un gros tas de terre en
creusant un tunnel en dessous jusqu’à ce que le tas en
question s’effondre. La détenue devait continuer à creuser
jusqu’à ce que la terre lui tombe dessus et qu’elle se
retrouve enterrée vivante. Ses amies devaient alors l’en
extraire, meurtrie et suffocante. Rabenstein appelait cela le
jeu du « toit qui s’effondre » – Abdecken14.
Assise sur un siège dans sa cellule de bois, Marianne
Wachstein vit un « jeu » analogue se dérouler sous sa
fenêtre :
Regardant dehors, je vis une jeune femme affaiblie – je sus plus tard
qu’elle s’appelait Langer, qu’elle souffrait du lupus et qu’elle avait un
morceau de chair cousu sur le nez. Elle avait refusé de pelleter le sable.
Elles la frappèrent, mais elle ne voulait toujours pas prendre la pelle.
Elles la traînèrent d’une main ferme jusqu’à un puits pour l’asperger d’un
puissant jet d’eau. Puis elles la jetèrent sur un tas de sable, avec juste la
tête découverte. Et elles lui balancèrent du sable sur le crâne et la figure.
La malheureuse essayait de s’échapper. Ce petit jeu dura si longtemps que
je descendis à plusieurs reprises de mon petit siège pour m’asseoir.

Wachstein vit des gardiennes regarder la scène, mais


aussi un des acolytes du commandant15.

Hanna Sturm, la menuisière autrichienne, ne tarda pas à


prendre la mesure du camp. Toutes les détenues n’étaient
pas affectées à des commandos de travail extérieur. Les
compétences de Hanna – elle était aussi serrurière et
vitrière – étaient trop précieuses pour les gaspiller en
corvées inutiles. Le camp l’utilisait donc comme bricoleuse,
ce qui lui permettait de fureter dans les bureaux et les blocks
et de récupérer des objets – un vieux journal ou un couteau,
par exemple – qu’elle rapportait en catimini dans son block.
Sa toute première découverte fut un exemplaire corné de
Guerre et Paix16. Goebbels avait de longue date interdit les
œuvres de Tolstoï et d’autres auteurs séditieux comme
Kipling, Hemingway, Remarque et Gide. Quand les livres
n’étaient pas brûlés, ils servaient de papier-toilette, et
probablement Hanna l’avait-elle récupéré dans une réserve
pour les latrines. Elle espérait trouver une occasion de le lire
avec ses camarades.
Chaque minute de la journée étant désormais rythmée par
les hurlements des sirènes et les règles, il était difficile de
parler aux amies. Il n’y avait pas de coins ni d’allées
cachées où se faufiler sans se faire voir. Dans les baraques,
les femmes étaient entassées les unes sur les autres, et si
étroitement surveillées – suivies dans chacun de leurs
déplacements – que les contacts personnels ou la formation
de petits groupes étaient quasiment impossibles. La vie en
block était précisément faite pour cela.
Le Dr Doris Maase avait en horreur la compagnie
constante de la racaille, mais elle se montra très prudente
pour évoquer ses malheurs dans une lettre aux siens soumise
à la censure : « J’aimerais être ainsi faite que toute cette
bêtise et cette monotonie m’indiffèrent, mais je n’y arrive
pas. Cela peut paraître paradoxal, mais avec le temps on se
surprend à vouloir être ermite plutôt que d’être
perpétuellement entourée17. »
Les détenues connues sous le nom de Blockovas étaient
responsables des blocks et chargées d’appliquer la
discipline. Parfois, juste avant l’extinction des feux, si la
Blockova n’était pas dans les parages, Hanna Sturm tapotait
sur le châlit en dessous, où couchait son amie communiste
Käthe Rentmeister, qui prévenait une autre camarade, Tilde
Klose, juste en dessous. Les femmes échangeaient quelques
mots sur la dernière découverte de Hanna. Si la Blockova
était de bonne humeur, elle pouvait même autoriser, de
temps à autre, une petite discussion.
Fortes de leurs nouveaux pouvoirs, une ou deux de ces
Blockovas – le plus souvent des triangles verts et noirs – se
conduisirent d’emblée comme des tyrans. Certains noms –
Kaiser, Knoll et Ratzeweit – avaient déjà une sale
réputation parmi les politiques venues de Lichtenburg.
Parmi les premières arrivantes, cependant, la plupart étaient
en prison ensemble depuis de longues années et avaient
appris à s’entendre, quelles que fussent leurs origines. Un
morceau de feutre d’une couleur différente sur leurs vestes à
rayures n’allait pas les transformer du jour au lendemain en
ennemies.
Le dimanche apportait un peu de répit. Mais tout le
monde n’avait pas droit au repos dominical : les détenues du
block juif, le Block 11, et du Strafblock travaillaient comme
d’habitude. Il y avait aussi un appel à midi, et il fallait faire
le ménage. En fin d’après-midi, cependant, il y avait une
« sortie » obligatoire pour toutes : une sorte de promenade
forcée en musique, sur la Lagerstrasse. Les gardiennes
branchaient le système de haut-parleurs sur la radio qui
diffusait des chansons de marche si fort que les femmes
pouvaient au moins bavarder librement puisque les
surveillantes ne pouvaient les entendre.
Après la sortie, il était parfois possible de s’allonger
paisiblement sur un châlit, de laver son linge ou d’être
« normale ». Le dimanche donnait droit à une cuillerée de
confiture, à un bout de margarine et à une saucisse. Celles
qui avaient la chance de recevoir de l’argent de leur famille
pouvaient le dépenser à la boutique du camp. Située dans la
cantine du personnel, elle proposait biscuits, dentifrice et
savon. Au cours de ce « temps libre », le groupe de Hanna
essayait de se retrouver au fond du block pour lire le livre :
une détenue faisait le guet tandis qu’une autre lisait à voix
haute. Trouver Tolstoï dans un camp de concentration : elles
ne revenaient pas de leur chance !
Le dimanche, les détenues lisaient aussi les lettres reçues
de leur famille et répondaient. Elles avaient droit à une lettre
par mois ; avant la guerre, du moment qu’elles ne parlaient
ni de politique ni du camp, elles pouvaient encore écrire
longuement. Dans ses lettres, Doris Maase parle aussi de ses
lectures. Elle travaillait comme infirmière au Revier, où elle
passait également la nuit. Il était encore possible de recevoir
des colis, y compris des livres, et le camp avait même une
sorte de bibliothèque ; une collection de livres autorisés,
dont plusieurs exemplaires de Mein Kampf.
« Aujourd’hui, j’essaie de profiter de mon dimanche, écrit
Doris à sa sœur en juin 1939. Je lis Là-bas… chante la forêt
de [Trygve] Gulbranssen. » Le mari de Doris, Klaus, était
interné à Buchenwald, et tous deux échangeaient des lettres
censurées, apprenant à lire entre les lignes. Au moins en tant
que détenu à Buchenwald, Klaus avait une idée de ce que
traversait Doris. Naturellement, elle ne pouvait rien lui dire
de la brutalité dont elle était témoin.
Doris, nous le savons par son témoignage ultérieur, avait
l’habitude de regarder par les fenêtres du Revier alors que
les commandos étaient conduits au portail par un officier SS
qui les faisait passer délibérément par une grande mare,
histoire qu’elles commencent le travail trempées.
En juin, la camarade d’Olga Benario, Sabo (Elise
Saborowski Ewert), sa complice de l’époque brésilienne,
flancha subitement puis s’effondra alors qu’elle travaillait à
la Sandgrube. Violée et torturée dans sa geôle brésilienne,
Sabo ne s’était jamais totalement rétablie. Fraede lui flanqua
des coups de pied, mais Sabo ne put se relever et fut
finalement transportée au Revier, où Doris était là pour
l’aider. « Maase, où est Maase ? », entendait-elle à longueur
de journée à l’infirmerie. « Il y a tant de choses dont je ne
puis guère parler, tant de choses qui t’attendent », écrivit-
elle dans une lettre à Klaus.
Un autre dimanche, dans une lettre à sa sœur, Doris se
réjouit des bonnes nouvelles : « Au départ, je n’arrivais pas
à croire qu’une chose aussi agréable pût encore exister : j’ai
presque le sentiment d’avoir été là. » Mais son effort pour
paraître enjouée ne pouvait dissimuler la peur pour ses
parents à l’extérieur. Son père, également médecin, était
juif. La guerre approchant, elle le savait, ce côté de la
famille serait de plus en plus menacé. De nouvelles lois
rendaient impossible en Allemagne toute forme de vie
normale, et le père de Doris ne pouvait plus exercer sa
profession. Bien que sa mère ne fût pas juive – ce qui
explique que Doris ait été mieux traitée que les autres Juifs
du camp –, les pressions s’intensifiaient sur les membres de
« couples mixtes », contraints d’envisager une séparation ou
l’émigration.
Dans une lettre, Doris demande : « Les parents se
reposent-ils comme il faut ? J’imagine les roses en fleur et
chaque jour quelque chose à cueillir au jardin. » La lettre
suivante lui apprit cependant que sa mère et son père
« traversaient la Manche », et elle espérait des nouvelles.
« Pour ma part, je vais bien », écrivit-elle à sa sœur, et on
est presque tenté de la croire, puisqu’elle enchaîne : « J’ai
les cheveux longs noués en un chignon serré, et je suis
parfaitement épanouie, à l’intérieur comme à l’extérieur. »
Mais impossible de dire ce qu’elle entendait par
« épanouie ». Par son témoignage ultérieur, nous savons que
la chaleur de la Sandgrube montait en flèche et que les
femmes traitées par Doris avaient la peau brûlée, des plaies
et des furoncles. Plus inquiétants encore pour les détenues
étaient les cris terrifiants en provenance du Strafblock. Elles
avaient dernièrement appris qu’Olga était détenue dans une
des cellules de bois suffocantes. « Mes chéris, il fait si
chaud », écrivit Doris dans une lettre aux siens.

Ilse Gostynski fut la première à découvrir qu’Olga était


en réclusion solitaire. Sa tâche étant de vider les seaux des
cellules, elle se débrouilla pour échanger quelques mots
avec Olga qu’elle avait connue à Lichtenburg et dont
l’histoire l’avait profondément marquée. Elle avait gardé
d’Olga le souvenir d’une « jeune femme de Munich, très
belle, très intelligente. À Ravensbrück, elle était maltraitée,
ne recevait quasiment rien à manger18 ».
De deux mètres sur deux, les cellules étaient en bois fin et
n’avaient quasiment aucune aération. Olga n’avait droit
qu’à une paillasse et à un seau. Informée de son sort, Hanna
Sturm réussit à trouver des biscuits et du pain qu’Ilse lui fit
passer en vidant les seaux. Des camarades envoyèrent des
messages. Si Zimmer l’avait vue, Ilse aurait été à son tour
bouclée. « Je lui laissais des sucreries ou un bout de papier
avec des mots de réconfort de ses codétenues… Elle était
très mal », raconte Ilse.
Peu de temps après avoir découvert Olga, Ilse apprit
qu’elle devait être libérée. Il n’y aurait plus d’intermédiaire.
L’aspect « normal » le plus déroutant du camp est que,
même si la brutalité s’amplifiait, on continuait
régulièrement de libérer des détenues. Les contacts anglais
d’Ilse avaient réussi à lui obtenir un visa. Elle passa d’abord
à l’Effektenkammer, pour récupérer les habits qu’elle portait
à son arrivée, puis elle put s’en aller. Le même jour, Ilse prit
le train de Berlin. Une semaine ou deux plus tard, elle
embarqua dans un train pour Hoek van Holland, d’où un
ferry lui fit traverser la Manche à destination de Harwich,
sur la côte de l’Essex, où l’attendaient les amis
communistes qui avaient réuni les papiers nécessaires à sa
libération.
En sécurité en Angleterre, Ilse évoqua le sort d’Olga
Benario et les pressa de joindre la famille de son mari, au
Brésil. Son cas, pensait-elle, devait donner des raisons
d’espérer à la famille d’Olga ; eux aussi pouvaient obtenir
sa libération, mais il fallait trouver un visa avant le début de
la guerre. Quelques mois après son arrivée en Angleterre,
Ilse, en tant qu’Allemande, fut déclarée « ressortissante
d’un pays ennemi » et internée dans un camp de l’île de
Man.
La guerre finie, Ilse se maria et eut une fille, Marlene.
Elle retrouva aussi sa sœur jumelle Else, qui avait passé la
guerre cachée en Norvège. Avec le temps, les sœurs finirent
par découvrir que leurs parents étaient morts à Auschwitz et
que nombre de leurs amis avaient connu le même destin. En
1951, Ilse essaya de raconter son histoire, évoquant
succinctement ses années à Moringen, Lichtenburg et
Ravensbrück. Insatisfaite du résultat, s’estimant incapable
de décrire « la peur et les souffrances sans fin », elle écrivit
un post-scriptum en forme d’excuses à l’adresse du lecteur :
« Me relisant, je suis navrée de n’avoir su, apparemment,
décrire la vraie tragédie du camp de concentration. »
Après avoir écrit son récit, assure sa fille Marlene, Ilse ne
devait plus jamais parler du camp. « Elle souffrait de la
douleur et de la culpabilité propres à ceux qui avaient eu la
chance de s’en sortir avant que le pire ne commence. » Dans
un café du nord de Londres, Marlene, qui est artiste, montre
une de ses toiles : un portrait d’Ilse et Else en jeunes
bourgeoises allemandes avec des robes de mousseline,
« avant qu’elles ne se rebellent et ne filent camper dans les
bois pour lire Marx », explique-t-elle.
Dans un autre tableau, Bars, Marlene a représenté sa
mère dans ses derniers jours, endormie dans son lit. « Dans
son grand âge, elle est redevenue belle », dit l’inscription de
Marlene. « On s’occupe d’elle comme d’un bébé, jamais
elle ne parle ni ne sourit. Je vois l’ombre de son
emprisonnement qui voile la fin de sa vie, une affaire
inachevée. En d’autres lieux ou d’autres temps, l’ombre
aurait pu me recouvrir moi, ou mon enfant. Saurais-je me
montrer vaillante ? »

Après le départ d’Ilse pour l’Angleterre, les effectifs du


camp commencèrent à croître. Parmi les nouvelles, se
trouvait la journaliste tchèque Jozka Jaburkova, arrêtée à
Prague le lendemain même de l’invasion allemande, le
16 mars 1939. Sitôt la capitale tchèque tombée, la
Résistance fut extirpée, les intellectuels traqués, et les
journaux fermés, dont La Semeuse, le magazine communiste
féministe que dirigeait Jozka.
À son arrivée au camp, Jozka souffrait de terribles
migraines après avoir été salement frappée à la tête au cours
des interrogatoires19. Bientôt, cependant, des camarades
communistes allaient prendre soin d’elle. Sa présence fit
remonter le moral dans le block des politiques, où son nom
était déjà connu. Jozka, quant à elle, fut ravie de retrouver
Olga Benario ici : elle avait milité pour sa libération.
Hanna invita Jozka dans le groupe de lecture de Tolstoï,
et Jozka les divertit avec ses prédictions de révolution
communiste imminente, mais aussi ses contes de fées ; elle
en avait autrefois publié un recueil sous le titre Eva au pays
des merveilles.
Le 28 juin arriva le plus grand convoi de nouvelles
détenues depuis l’ouverture du camp, deux mois auparavant.
Au cœur de la nuit, 450 Tziganes du Burgenland, en
Autriche, franchirent les portes, pour beaucoup frissonnant
dans leur chemise de nuit, certaines enchaînées les unes aux
autres ; d’autres encore enceintes ou portant des enfants. La
plupart avaient de longues tresses noires. Apparemment,
toutes criaient et pleuraient.
Devant l’imminence d’une grande guerre, Hitler ouvrit un
nouveau front dans la guerre raciale, ordonnant la rafle de
3 000 Sinti et Roma autrichiens, qui pour la plupart
habitaient le Burgenland depuis des générations20. Hommes
et femmes furent arrachés du lit et traînés sans préavis, puis
séparés. Bella, adolescente de quinze ans, était encore en
chemise de nuit quand elle fut emmenée : « Ma mère
enceinte a couru derrière la voiture, lui criant d’arrêter. » La
plupart des femmes furent d’abord rassemblées dans la salle
des fêtes de Pinkafeld, où des voyous, se faisant passer pour
des policiers, les attendaient avec des SS allemands.
Beaucoup furent violées « par les SS de village », ainsi
qu’elles appelaient les larbins locaux de Hitler. Puis des
camions les conduisirent dans une prison des environs de
Graz. Avant leur départ, un commandant de police qui
accompagnait le convoi tendit un sandwich à Bella :
« “Tiens, prends-le.” Mais j’ai dit : “Non, j’en veux pas.” Il
a insisté : “Si. Je sais à quel point la faim fait mal.” Alors je
l’ai pris. »
À la prison de Feldbach, les gardes étaient flanqués de
chiens policiers. Les femmes rassemblées ici avaient été
arrachées à d’innombrables villages du Burgenland, et
toutes parlaient de la même terreur. Gisela Sarkozi fut
arrêtée avec sa sœur : « Ils ont débarqué en pleine nuit,
partout, les SS, et le maire du village est venu lui aussi ; un
“gros bonnet” de Hitler. Ils ont enfoncé les portes et
emmené tout le monde sans nous laisser le temps de nous
habiller. » Gisela fut conduite à Oberwart, où sa mère
apporta des vêtements ; de là, elle fut acheminée à Graz.
Theresia Pfeifer et sa sœur, Anna, furent chassées de leur
maison, puis attachées et entravées après avoir tenté de
s’enfuir. Après quoi elles furent enfermées dans des wagons
à bestiaux et roulèrent deux jours et deux nuits. Les hommes
avaient été envoyés à Dachau, les femmes à Ravensbrück.
Quand le train s’arrêta à Fürstenberg, on n’y voyait rien.
Personne n’avait la moindre idée de la localité. Les SS les
encerclaient avec leurs chiens.
« Ils nous ont fait nous mettre en rangs, deux par deux,
pour nous conduire à la douche. Il a fallu d’abord se mettre
nues devant les SS. Tout le monde pleurait et criait.
“Silence, nous hurla-t-on, ou on vous abat !” » On coupa les
tresses de Theresia, puis on lui rasa le corps. Elle reçut un
triangle noir, qu’elle dut coudre sur sa robe rayée. Plusieurs
femmes qui criaient furent conduites au Strafblock, où
Zimmer s’occupa d’elles. Les autres rejoignirent les Blocks.
Le lendemain matin, on les emmena à la Sandgrube avec les
autres.

En juillet, tout le monde, en Allemagne, savait que


l’invasion de la Pologne était imminente. Les Allemands de
souche affluèrent dans le Reich, et la guerre de propagande
de Goebbels contre les Polonais s’intensifia alors que les
gardiennes du camp attisaient la haine contre les « sales
Slaves ». Les gardiennes parlaient aussi de maris, de frères
et de fils appelés à servir sur le front. Le pasteur Märker, de
Fürstenberg, s’était lui-même porté volontaire21.
Comme si le camp était aussi sur le pied de guerre, de
hauts gradés l’inspectaient régulièrement, incitant Langefeld
à faire du zèle. Lors d’une inspection de la Luftwaffe, où
elle fit défiler le camp tout entier des heures durant, un
officier demanda : « Mais où est le commandant ? Je
n’entends pas sa voix. » Langefeld répliqua qu’elle n’avait
pas besoin de crier.
En prévision de la guerre, la sécurité fut renforcée au sein
du camp en cas de « mutinerie ». Le Strafblock se remplit
et, tout autour de l’Appellplatz, des femmes restaient, heure
après heure, pieds nus, face au mur, en guise de « châtiment
debout » pour leurs « crimes ».
Dans le block politique, il était difficile au groupe
communiste de parler, car les espions de Koegel étaient
partout. Jozka Jaburkova fut dénoncée par une moucharde
après avoir laissé tomber ses loques dans les toilettes,
bouchant ainsi les canalisations. Détestée à cause de son
« visage arrogant », Jozka écopait toujours des tâches les
plus sales. Elle fut alors aussi condamnée à rester debout
des heures durant, face au mur.
Puis le 18 juillet, le bruit courut que la cellule d’Olga
Benario était vide ; la Gestapo était venue la chercher. Pour
ses camarades du groupe de lecture de Tolstoï, on avait dû
la conduire à Berlin pour y être interrogée par la police
secrète de Hitler. Qu’elle ait été sélectionnée dans la course
à la guerre montrait bien à quel point les fascistes
continuaient de craindre la Résistance communiste, et le
prix qu’ils continuaient d’attacher à la tête d’Olga. Des
éléments plus récents suggèrent une autre explication :
probablement quitta-t-elle le camp en juillet 1939, non pas
pour un complément d’interrogatoire, mais parce que la
Gestapo avait accepté de la libérer.
L’idée qu’Olga était sur le point d’être libérée vient en
partie d’un rapport de la Gestapo sur les circonstances de
son départ de Ravensbrück. On y trouve une description
curieusement détaillée de ce qu’elle portait : « Une robe
multicolore avec une ceinture rouge, un manteau trois-
quarts noir, des tennis beiges, des chaussettes claires ainsi
qu’un sac à main jaune22. » Visiblement, avant son départ,
elle était passée par l’Effektenkammer et avait enfilé des
vêtements civils ; en 1939, les seules à quitter Ravensbrück
en civil étaient les détenues sur le point d’être libérées.
Anita Benario Prestes, la fille d’Olga, qui vit
actuellement au Brésil et enseigne à l’Université de Rio de
Janeiro, a d’autres preuves que sa mère était sur le point
d’être libérée. Anita était bien entendu trop jeune pour
comprendre les négociations autour de la libération d’Olga,
mais sa grand-mère, Leocadia, et sa tante, Ligia, lui
racontèrent plus tard ce qui se passa. Elles lui remirent aussi
leur correspondance avec la Gestapo, ainsi que les lettres
que sa mère leur avait adressées à elles ou à Carlos.
Alors que Carlos Prestes restait incarcéré au Brésil,
Leocadia et Ligia avaient poursuivi leur campagne pour
faire sortir Olga de Ravensbrück. Au départ, raconte Anita,
elles avaient peu d’espoir. Mais elles avaient reçu
d’Angleterre une lettre d’Ilse Gostynski les incitant à
persévérer. En juin 1939, les Prestes écrivirent donc de
nouveau aux autorités allemandes pour plaider la cause
d’Olga. Peu après, elles reçurent une réponse des services
de l’émigration des Juifs allemands, expliquant que la
Gestapo voulait bien libérer Olga « à la seule condition
qu’elle émigre immédiatement outre-mer ». La lettre leur
suggérait même judicieusement de faire une demande de
visa « dès que possible au Mexique ».
Leocadia s’y rendit et finit par obtenir un visa et d’autres
documents officiels mexicains, qu’elle adressa en
Allemagne, via New York, comme cela était indispensable à
l’époque. « Elle espérait que ma mère serait libérée, mais
elle savait que le temps était compté. Dès que la guerre
éclaterait, Olga ne pourrait plus nous rejoindre. » Elle resta
au Mexique, attendant la confirmation que le visa était bien
parvenu à Berlin, mais le 25 août elle n’avait toujours rien
reçu. « Elle était désespérée, dit Anita. Et ma mère aussi. »
Anita connaît l’état d’esprit de sa mère par les
nombreuses lettres d’Olga à Leocadia et à Carlos où elle
désespère de retrouver l’enfant qu’on lui a retiré de sa
cellule de Berlin en 1937. Comme pour la materner de loin,
elle veut tout savoir de sa santé et des soins qu’elle reçoit
tout en donnant des consignes à Leocadia : qu’Anita prenne
le soleil, qu’on lui coupe les cheveux court et qu’elle porte
des habits simples. « Elle ne doit pas se croire particulière. »
Et Olga craignait qu’Anita ne puisse pas apprendre la
langue de sa famille brésilienne. « En prison, j’aurais au
moins pu lui parler français. Tu vois, je ne connais le
langage des enfants que dans ma langue maternelle – et je
crois que je dois m’en prendre à mon vieil optimisme qui
m’a fait espérer que nous ne serions pas séparées23. »
À la mi-août 1939, un mois après avoir quitté
Ravensbrück, dans sa prison temporaire de Berlin, Olga
attendait encore confirmation de l’arrivée des documents
nécessaires à son émigration. Autorisée à lire l’organe nazi,
le Völkischer Beobachter, elle savait la guerre imminente.
Sitôt que les hostilités éclateraient, c’en serait fini de ses
chances de quitter l’Allemagne.
« Ne m’en veux pas, je suis très pessimiste », écrivit-elle
à Leocadia le 15 août. Dans la lettre suivante, elle semblait
perdre la volonté d’écrire : « Regarde, au début, j’enrageais
de n’avoir que ce petit bout de papier, mais je me rends
compte maintenant que je n’ai rien d’autre à écrire. Fais
mille baisers pour moi à mon enfant chérie. »
Alors qu’Olga attendait à Berlin, ses camarades de
Ravensbrück étaient confrontées à de nouvelles terreurs.
Peu après son départ du camp, Hanna Sturm et son groupe
se firent prendre la main dans le sac à lire Tolstoï. Adressée
à Koegel pour recevoir son châtiment, Hanna vit la
moucharde qui l’avait donnée debout à côté de lui et lui
cracha dessus. Koegel la gifla, promettant de « lui apprendre
un peu de discipline ». Après quoi elle fut enfermée dans
une cellule de bois, noire et vide, comme Olga l’avait été.
Hanna Sturm était mieux armée qu’aucune autre femme
pour survivre à cette réclusion solitaire. Née dans une
famille de paysans pauvres du Burgenland, issue de la
minorité tchèque, elle avait travaillé aux champs dès l’âge
de huit ans et savait enfoncer des clous dans les clôtures
bien avant de savoir lire. Jeune, « Vienne la Rouge » l’avait
attirée ; dans les troubles des années 30, en Autriche, elle
avait adhéré à un syndicat et participé aux batailles contre
les fascistes au point de se retrouver souvent derrière les
barreaux. Elle avait aussi goûté aux cachots de Lichtenburg.
En revanche, elle n’avait jamais connu de cellule semblable.
Plus tard, quand elle écrivit ses Mémoires, le souvenir de
cet épisode était plus vif qu’aucun autre moment de sa vie.
Son récit est d’autant plus précieux que seules deux
détenues ont laissé un témoignage sur le premier block de
cellules en bois de Ravensbrück, fermé à la fin de 1939, en
même temps qu’était détruite toute preuve de son existence.
Hormis quelques fentes dans le mur, la cellule de Hanna
était plongée dans une obscurité totale : une « petite boîte »,
raconte-t-elle, de deux mètres sur deux. Ayant écopé d’un
« arrêt aggravé », elle n’avait ni lit, ni matelas, ni rien pour
s’asseoir. Elle n’avait droit à un vrai repas qu’une fois par
semaine, le jeudi. Les autres jours, elle recevait cent
grammes de pain et un bol d’ersatz de café.
Quand elle fut enfermée, Hanna commença par fermer les
yeux pour s’habituer au noir. Pour ses besoins, elle devait
suivre le mur à tâtons pour trouver le seau. Si elle n’y voyait
rien, Hanna entendait quantité de choses.
Hanna ne tarda pas à entendre les hurlements et les cris
dans la cour, à l’extérieur. À travers une fissure, elle se
rendit compte que le hurlement venait d’une Tzigane, folle
de terreur, que l’on traînait dans le Strafblock juste en face.
Puis lui parvinrent des bruits de coups, et elle entendit
Zimmer crier : « Attends que je te fasse passer la camisole,
tu vas la boucler, sale pute ! » Hanna reconnut une autre
voix familière : celle de Margot Kaiser, une détenue
allemande qui servait d’acolyte à Zimmer et que tout le
camp détestait. Kaiser partit chercher la camisole.
Subitement, les hurlements cessèrent, et Hanna n’entendit
plus que des geignements, puis plus rien. Zimmer parut
oublier la Tzigane quelques heures. Puis des cris s’élevèrent
à nouveau : on l’avait retrouvée morte dans une autre
cellule.
« Elle a crevé comme une chienne », entendit Hanna24.
Zimmer aboya un ordre, que Kaiser et d’autres lui donnent
un coup de main. Hanna n’en entendit plus parler, mais
d’autres détenues virent le corps de la Tzigane tiré par les
cheveux hors du Strafblock puis traîné dans la laverie : il
était couvert de sang et d’aiguilles de pin.
Plus tard, les détenues apprirent que la Tzigane avait
perdu la raison quand on lui avait arraché des bras son bébé
de six semaines. La femme l’allaitait, et ses seins avaient
enflé et durci, ajoutant à sa douleur. Personne ne savait son
nom et il n’existe aucune trace officielle de sa mort. Peut-
être fut-elle la première détenue assassinée à Ravensbrück,
mais les archives indiquent que la première détenue à
mourir dans le camp fut Amalie Pfeiffer, cinquante ans, une
autre Tzigane du transport du Burgenland.
La mort d’Amalie fut dûment enregistrée et constatée par
un médecin, dont le certificat a été conservé. Il indique que
le 24 août 1939 Amalie Pfeiffer, née Karoly, le 5 juillet
1890 (Tzigane) et domiciliée à Neustift an der Lafnitz
(Autriche) est morte à 16 heures dans le camp de
concentration de Ravensbrück. Cause du décès : « suicide
par coups de couteau à l’artère cervicale gauche25 ».
Après la mort de la Tzigane, le block cellulaire devint
plus calme. Hanna trouva le moyen d’améliorer sa cellule.
Zimmer ne l’avait pas fouillée systématiquement et, comme
toujours, elle dissimulait sur elle des objets utiles : en
l’occurrence des ciseaux. Les murs étaient si fins qu’elle
réussit à écarter les planches et s’aperçut bientôt qu’elle
pouvait chuchoter avec ses voisines. L’une d’elles, Lene, lui
confia qu’elle était Témoin de Jéhovah. Zimmer entendit
des voix et cria : « La ferme, les singes ! »
Au bout d’un certain temps, Hanna entendit des éclats de
rire déments venant de la cellule d’à côté. « Ce doit être
comme ça, un asile de fous », songea-t-elle, mais elle
s’aperçut ensuite que la « folle » riait chaque fois qu’elle
entendait la voix de Zimmer26. Épiant les bavardages des
gardiennes, Hanna découvrit que la femme s’appelait
Hedwig Apfel : une musicienne, peut-être une cantatrice.
Apfel était juive, et sa famille avait payé une fortune aux
nazis pour essayer d’obtenir sa libération. Hanna apprit
aussi la présence, dans le block cellulaire, d’une Américaine
qui « passait son temps à prier très fort, avec des mots
inintelligibles » – vraisemblablement anglais. Peut-être
était-ce la complice d’Olga, Sabo, qui avait vécu de longues
années au Canada et fut enfermée au block ce même été.
Chaque fois qu’elle priait, elle provoquait le rire hystérique
de Hedwig Apfel.
Hedwig harcelait Zimmer. Quand celle-ci ouvrit la porte,
elle lui lança le contenu de son seau à la figure.
« Judensau ! hurla Zimmer, “Truie juive”27. » Et Hedwig de
la singer : « Judensau, Judensau. » Parfois, Hedwig filait
dans la cour du block, obligeant Margot Kaiser à lui courir
après pour la rattraper.
Avec ses ciseaux, Hanna perça de petits trous dans le mur
de sa cellule pour jeter un coup d’œil dans les cellules de
part et d’autre. Puis, un jour, Zimmer ouvrit la porte de
Hanna et poussa Hedwig Apfel à l’intérieur. Hedwig
gloussa. Manifestement, l’obscurité l’effrayait. Quand elle
s’aperçut de la présence de Hanna, elle lui demanda de
danser. Hanna suggéra plutôt de chanter, et Hedwig se mit à
chanter : « Pour toi, car tu es des nôtres. » Et Hanna se dit :
« Tout compte fait, peut-être qu’elle n’est pas folle. »
Hedwig dit : « Je simule la folie. Die Alte [la vieille –
Zimmer] a peur de moi depuis que je lui ai vidé mon seau
sur la figure. La prochaine fois, je lui crache au visage, tu
verras comme elle file ! »
À compter de cet instant, Apfel et Sturm devinrent de
bonnes amies, ce qui ne fut pas au goût de Zimmer. Elle
sortit Hedwig, et Hanna resta seule. Hedwig fut même
éloignée de son ancienne cellule, qui fut occupée par une
autre femme avec laquelle Hanna essaya aussi de se lier
d’amitié.
Frappant au mur, elle demanda :
« Qui es-tu ?
— Susi, et toi ?
— Hanna. »
Le lendemain, Hanna apprit que c’était Susi Benesch, la
communiste autrichienne. Susi était très malade, le corps
couvert de furoncles. Elle ne pouvait ni s’allonger ni
s’asseoir, et la nuit elle tournait en rond, au point que
personne, dans le block, ne pouvait dormir. Un matin,
Zimmer l’arracha pour la journée à la cellule pour l’envoyer
travailler, se disant apparemment que si elle la fatiguait en
lui faisant porter des pierres elle dormirait mieux la nuit. Le
soir, au retour, Susi dit à Hanna : « C’est dur, de porter des
pierres. Mais au moins j’ai vu le soleil et j’ai été avec des
gens. » Le lendemain, Susi ne revint pas. Hanna n’eut plus
personne à qui parler et elle commença à perdre toute notion
du temps. Mais elle en entendait d’autres tourner en rond, et
parfois parler et hurler.
Une des détenues que Hanna dut entendre tourner en rond
était sans doute Marianne Wachstein, la femme arrivée de
Vienne en chemise de nuit. De même que Hanna, elle laissa
un récit détaillé de son séjour dans une cellule de bois ;
leurs expériences se recoupent largement, même si les
circonstances dans lesquelles elles donnèrent leur
témoignage sont très différentes.
Si Hanna ne put raconter son histoire qu’après la guerre,
Marianne écrivit un récit non censuré de ce qu’elle avait vu
juste six mois après les faits. En février 1940, contre toute
attente, elle fut remise en liberté pour témoigner à Vienne au
procès de son mari, homme d’affaires juif accusé de
corruption par un tribunal nazi. Elle écrivit son Mémoire
dans les semaines qui suivirent sa libération, alors qu’elle
récupérait dans un hôpital viennois. Son récit est donc
unique, car quasiment contemporain.
Le camp de Ravensbrück, près de Fürstenberg, est un camp de travail
servile. Le travail que nous devons y accomplir (j’avais moi-même les
nerfs fragiles et, pour cette raison, ne pouvait pas travailler) consiste à
déplacer des rouleaux compresseurs avec deux cordes et un manche. Et ce
manche, les femmes doivent le saisir et tirer. Elles doivent porter du sable
dans des caisses de bois, travailler au soleil, neuf heures par jour. Trois
fois par jour, et deux le samedi, il y a l’appel. Le camp doit se mettre en
rangs devant les baraques et rester immobile, comme des soldats, les
mains le long du corps, jusqu’à ce que Frau Oberaufseherin [Langefeld]
ait terminé de compter. Le camp compte 17 baraques. L’une d’elles est
pour les Juives28.

Marianne parle ensuite de son arrivée à Ravensbrück et


de la cellule de bois. Il n’y avait aucune lumière. La
gardienne, Zimmer, entra et lui cria dessus : « Maintenant tu
vas crever de faim et tu ne sortiras pas d’ici ! » Marianne
répondit : « Si Dieu le veut, je mourrai ici. » Sur ce, Zimmer
l’entraîna dans le couloir et dit à Marianne de se déshabiller,
jusqu’à sa chemise. « On m’a passé une camisole de force.
Mes mains étaient tellement serrées qu’elles ont enflé. Elles
m’ont pris par la gorge et m’ont balancée dans la cellule, et
à cause de la camisole j’ai perdu connaissance et j’ai eu une
crise de hurlements. »
Quand Marianne se réveilla, un homme en uniforme la
bousculait : l’adjoint de Koegel, Egon Zill, la frappait sur le
nez et aux pieds, tandis que Zimmer lui tirait les cheveux.
Incapable de se protéger – elle était encore en camisole –,
elle s’évanouit de nouveau sous l’effet de la douleur. Au
réveil, elle se retrouva au milieu de ses excréments. On lui
avait retiré sa camisole. Elle passa la nuit dans sa cellule,
claquant des dents, en chemise de nuit.
Le lendemain, on lui donna une couverture, et le
surlendemain un sac de paille et une autre couverture, mais
rien à manger avant trois jours. Puis, on lui apprit qu’elle
écopait de trois semaines supplémentaires d’arrêt « pour
avoir crié dans sa cellule et s’être couchée dans ses
excréments ».
Comme Hanna Sturm, Marianne fut présentée à Hedwig
Apfel. Et comme elle, elle fut obligée de partager une
cellule avec Hedwig comme châtiment. À la différence de
Hanna, cependant, Marianne ne doutait pas de la folie de
Hedwig Apfel. Quand Zimmer frappa à leur porte, Apfel lui
lança de l’eau et cracha sur la porte et le sac de paille. « Elle
a la diarrhée et ne se lave pas. Elle crache dans ses mains
puis se frotte le visage. »
Il y avait un châlit dans la cellule, et Apfel dormait en
haut. La nuit, elle vint s’asseoir sur le lit de Marianne, mais
celle-ci n’avait aucune envie de se lier d’amitié et la pria de
partir. Alors Apfel lui arracha ses couvertures et mit son lit
en pièces. « Et elle parle toute la nuit, jurant après Dieu. Ses
mains, ses bras et ses jambes sont fines comme celles d’une
araignée. »
Les gardiennes n’osaient pas entrer dans la cellule à cause
du bruit. Le troisième jour, Apfel la « folle » s’assit sur sa
paillasse du haut et renversa son café sur la tête de
Marianne, jetant des objets et lui hurlant dessus. Zimmer
ouvrit la porte de la cellule mais n’osa pas entrer. Elle y
envoya finalement Margot Kaiser qui sortit Marianne pour
la placer dans une cellule à part, avant qu’elle ne soit libérée
et retourne à son block.
Début septembre, bien après que Marianne Wachstein eut
quitté le block disciplinaire, Hanna y était encore, enfermée
seule dans le noir, sans espoir de libération. Elle avait perdu
tout repère chronologique, mais elle continuait à regarder à
travers les trous pour voir s’il y avait quelqu’un dans les
cellules voisines. L’une d’elles semblait très confortable par
rapport à la sienne : il y avait un lit avec une couverture et
un tabouret, mais elle était toujours vide. Un peu plus tard,
elle ne sut combien de temps après, Hanna entendit parler
dans la cellule et reconnut la voix. C’était Olga Benario.
Comme l’avaient craint Leocadia et Olga dans les
derniers jours d’août, le visa mexicain d’Olga avait été
bloqué à la poste, il n’était en fait jamais parti de New York.
Le 1er septembre, les forces allemandes pénétraient en
Pologne et la guerre éclatait, ne laissant aucune chance à
Olga de quitter l’Allemagne. Le 8 septembre, la Gestapo la
renvoya à Ravensbrück.
Pour des raisons obscures, considérant qu’il y avait moins
de menaces, les conditions de son emprisonnement furent
moins strictes qu’avant. Elle eut de quoi manger
régulièrement et put recevoir du courrier, dont une
enveloppe du consulat mexicain à Hambourg avec la copie
de son visa reçu entre-temps. Mais Olga le savait, c’était
trop tard et en aucun cas une copie ne pouvait convenir.
Suivant les nouvelles règles de la censure, plus stricte en
temps de guerre, Olga écrivit à Leocadia et Ligia le
13 septembre :
Mes Chères !
Je suis revenue au camp de Ravensbrück. Ai reçu permis d’entrée au
Mexique du consulat mexicain de Hamburg, mais crains de n’en pouvoir
rien faire. Cependant, je sais que vous continuerez à faire tout ce qui est
possible pour moi. Transmettez la lettre jointe à Carlos et, s’il vous plaît,
écrivez-moi plus en détail sur Anita.
Avec tout mon amour, embrassez ma petite fille pour moi,
Votre Olga.

Dès qu’elle le put, Hanna se fit reconnaître d’Olga en


murmurant à travers l’un des petits trous qu’elle avait faits
dans le mur. Olga s’étonna de retrouver son amie à côté et
lui dit avoir appris, sitôt revenue au camp, que le groupe de
lecture de Tolstoï avait été arrêté.
Hanna se dit affamée. Olga lui offrit de partager sa
nourriture, et elles se débrouillèrent pour agrandir le trou
dans le mur pour qu’Olga puisse lui donner du pain, tout
comme Hanna lui avait apporté de la nourriture quand elle-
même était affamée quelques mois plus tôt. « Tu as besoin
de nourriture chaude, mais comment faire ? » demanda
Olga. « Le mieux serait que tu mettes ta bouche contre le
trou et je te nourrirai. Le matin, je te donnerai du pain, juste
après que Zimmer aura apporté le café. »
Olga lui dit avoir des nouvelles mais qu’elles devaient
parler rapidement avant le retour de die Alte. Elle l’informa
que la guerre avait éclaté. Isolée dans sa cellule, Hanna n’en
avait pas eu vent, aussi Olga lui raconta par le menu tout ce
qu’elle avait appris à Berlin. Tout le block disciplinaire fut
bientôt au courant car Zimmer « fêtait et vantait auprès des
détenues les “glorieuses” nouvelles des conquêtes nazies qui
avaient lieu au quotidien dans la guerre ».
3
Blockovas
De sa fenêtre du Revier, Doris Maase voyait quantité de
choses. Elle regardait les gardiennes et les SS entrer dans la
cantine à l’heure du déjeuner et en ressortir le soir en
« couples d’amoureux ». Début septembre 1939, peu après
le déclenchement de la guerre, Doris vit une détenue courir
vers la clôture électrifiée. Elle tenta de se suicider mais fut
arrêtée par une jeune gardienne blonde qui la traîna au
Strafblock, tout en la frappant. Doris apprit que la gardienne
s’appelait Dorothea Binz : « J’ai vu Binz traîner une femme
squelettique et frapper ses cuisses nues avec une canne. Tant
de cruauté chez quelqu’un de jeune et joli m’a laissé une
impression durable1. »
Le goût de la cruauté chez Binz fut bientôt de notoriété
publique au camp. Or, avant de trouver ce travail, elle ne
s’était pas encore fait remarquer. Fille de forestier, Dorothea
Binz était une de ces jeunes femmes du pays qui
commencèrent à travailler dans l’été. Ces recrues étaient
différentes des gardiennes arrivées cinq mois auparavant
avec les détenues de Lichtenburg. Elles n’avaient aucune
expérience de l’institution pénitentiaire, et beaucoup étaient
si jeunes qu’elles n’avaient guère connu que le régime nazi.
Ce travail au camp était son premier poste2.
Dorothea avait toujours vécu dans les bois autour de
Fürstenberg, fréquentant les écoles et les églises du village,
jouant sur les chemins forestiers, pourchassant les cochons
sauvages, se baignant dans les lacs l’été ou y patinant
l’hiver. La famille s’était déplacée maintes fois sur le terroir
et s’était installée au milieu des années 30 dans le village
d’Altglobsow, hameau pauvre situé à cinq kilomètres de
Ravensbrück, où les villageois s’en sortaient en
bûcheronnant ou en travaillant dans la région. Arrivée
depuis peu, la famille Binz était considérée comme
étrangère, d’autant que le poste officiel de forestier valait à
Walter Binz d’être mieux loti et d’avoir une plus grande
maison.
À dix ans, Dorothea et ses amies rejoignirent le Bund
Deutscher Mädel (la Ligue des jeunes filles allemandes),
branche féminine des Jeunesses hitlériennes. À l’école, elle
suivit le cursus nazi qui apprenait aux enfants à mépriser les
Juifs et à injurier les parias de la société, bien qu’il semble
que ses parents ne fussent pas si entichés des idées de
Hitler. Walter Binz n’avait pas toujours été dans les bonnes
grâces de ses employeurs, peut-être du fait de sa réticence à
rejoindre le parti nazi, ce qui était obligatoire pour les
fonctionnaires de l’administration publique. Il était aussi
bien connu que le forestier avait comparu au tribunal pour
braconnage et qu’il buvait, comme sa femme Rose. On
n’aimait pas la famille Binz. Les gens du village entendaient
souvent des cris et des hurlements venant de leur maison et
se méfiaient d’eux. Ce n’était pas un foyer heureux.
Même Dorothea avait eu ses propres déboires : jeune
adolescente, elle souffrit d’un accès de tuberculose, maladie
fréquente dans le climat humide des basses terres. Dorothea
eut une grave infection qui l’obligea à rester de nombreux
mois en clinique spécialisée. Elle manqua ainsi une partie
de sa scolarité, qu’elle termina avec peu de qualification,
voire aucune.
Stigmatisée comme tuberculeuse et refusée à de
nombreux emplois en raison du danger de contagion,
Dorothea devait travailler comme fille de cuisine. Quand se
présenta la perspective de devenir gardienne dans le
nouveau camp de concentration, elle saisit sa chance.
Gravissant les échelons, elle devait raconter en riant aux
autres gardiennes que son père lui avait déconseillé
d’accepter ce poste, mais l’occasion était trop belle pour la
laisser échapper : vivre hors du foyer familial, dans un
logement confortable, avec une bonne paie et un uniforme
élégant. Dorothea attirait déjà le regard des jeunes officiers
SS d’un centre de formation voisin qui allaient boire au bar
du village d’Altglobsow. Grande, mince et blonde, les joues
rondes et le nez retroussé, elle était connue comme une
beauté du coin.
D’autres filles du pays voulurent aussi s’engager.
Margarete Mewes, mère de trois enfants à Fürstenberg,
obtint un emploi en même temps que Binz, de même
qu’Elisabeth Volkenrath, fille d’un fermier.
Quand la guerre éclata, tout le personnel SS du camp fut
appelé à s’endurcir. Selon Rudolf Höss, alors officier à
Sachsenhausen, le jour où les forces allemandes entrèrent en
Pologne, Eicke lui-même avait rassemblé tous les officiers
supérieurs des camps de concentration pour leur dire qu’ils
devaient désormais « considérer chaque ordre comme sacro-
saint, et l’exécuter sans hésitation3 ». Höss rappela qu’Eicke
insistait : « Les dures lois de la guerre » s’imposent
désormais. Dès lors, le travail du personnel SS dans les
camps était de protéger la patrie contre tous les ennemis de
l’intérieur – le combat pour les supprimer dans les camps
était aussi important pour l’avenir du Reich que les combats
au front.
Pour sa part, Eicke, exigeait de ses subordonnés […] appelés à servir
dans les camps […] une dureté implacable à l’égard des internés. […]
Eux seuls [les SS] pouvaient prémunir l’État national-socialiste contre
toute menace, car aucune des autres organisations ne possédait la fermeté
nécessaire4.

Koegel saisit bien les ordres d’Eicke. L’ennemi à


Ravensbrück – seulement 1 607 femmes au 1er septembre
1939 – était petit en nombre, mais Koegel allait faire preuve
de la brutalité attendue envers chacune d’entre elles.
D’autres venaient grossir leurs rangs chaque jour. Le
16 septembre, arriva un groupe de détenues politiques, dont
Luise Mauer, messagère du Parti communiste allemand qui
avait risqué sa vie en faisant passer des courriers secrets à
travers les frontières. Luise avait perdu son esprit combatif
après avoir été forcée de rester hors du camp sous la pluie
pendant des heures, dévêtue, épouillée et rasée dans les
« Bains », puis affectée à la plus éreintante des tâches :
pelleter le charbon au fond des péniches. On assigna alors
ces « prisonnières de septembre » à un block particulier
d’où elles ne pourraient pas infecter le camp de leurs
dangereux complots5.
Tandis que les communistes étaient écrasées, les plus
détestées étaient cependant une poignée de Polonaises – les
premières vraies « ennemies » étrangères. Lors de l’invasion
de la Pologne, les forces allemandes n’avaient pas
seulement saisi terres et biens, mais aussi capturé et tué ses
classes dirigeantes, dont de nombreuses enseignantes, des
syndicalistes, des comtesses, des représentantes
communautaires, des veuves d’officiers et des journalistes.
Ces « Slaves » étaient si « sales » que, quand elles
passèrent pour la première fois les portes de Ravensbrück,
elles furent brutalement « désinfectées » avant d’être
envoyées au Strafblock et astreintes à se passer des briques
de la main à la main « jusqu’à ce que leurs mains soient en
sang et à vif », selon Maria Moldenhawer, aristocrate
polonaise et instructrice militaire dans des écoles de filles à
Varsovie6.
Pour attiser davantage la haine, on fit courir le bruit que
les Polonaises coupaient la langue des soldats allemands ou
empoisonnaient leur thé. Renée Salska aurait arraché les
yeux d’un enfant allemand, disaient les gardiennes, quand
son seul crime était d’avoir enseigné l’histoire de la Pologne
dans une école de Poznań.
Les premières « ennemies de l’intérieur » à se soulever à
Ravensbrück ne furent cependant pas ces nouvelles venues
polonaises, mais celles que Koegel détestait le plus, les plus
anciennes, les Témoins de Jéhovah. Ces mêmes femmes
pieuses qui s’étaient révoltées à Lichtenburg refusaient
maintenant son ordre de coudre des sacs pour participer à
l’effort de guerre. Un atelier de couture avait été installé
pour mettre à profit leurs compétences, mais c’était un
travail de guerre, et elles protestèrent que c’était contre leurs
principes pacifistes. Ce qui déclencha une nouvelle colère
aveugle du commandant.
Qu’à ce moment-là les détenues qu’il supportait le moins
ne fussent pas les « putains de communistes », la « vermine
slave » ou les « chiennes juives », mais ces « harpies »
bigotes en dit long sur la mentalité de Max Koegel. Toutes
les menaces, toutes les cruautés leur furent infligées pour
leur faire abjurer leur foi par écrit. Afin de briser leur unité,
elles avaient été dispersées dans différents blocks, mais elles
entreprirent aussitôt d’essayer de convertir les autres, si bien
qu’elles furent à nouveau rassemblées. En punition, on leur
attribua comme Blockova la détestable Käthe Knoll,
redoutable femme à triangle vert dont on disait qu’elle avait
tué sa mère. Mais les formulaires restèrent empilés et non
signés sur le bureau de Langefeld.
Langefeld elle-même semblait imperturbable. Ces veuves
allemandes respectables étaient des détenues modèles qui ne
lui posaient aucun problème. C’est sans doute précisément
parce qu’elles étaient des « veuves allemandes modèles »
que Koegel trouvait plus dur de leur montrer les dents
qu’aux communistes, aux Juives, aux Slaves et aux
prostituées – et c’est ce qui le rendait fou de rage.
La protestation des Témoins de Jéhovah n’était pas non
plus insignifiante. À l’automne de 1939, elles représentaient
plus de la moitié des femmes du camp, et Koegel avait
demandé plus de pouvoirs pour les contenir, réclamant une
prison plus grande et plus solide. Maintenant que la guerre
avait commencé, Ravensbrück devait être pourvu d’un
block cellulaire aussi sûr que dans les camps pour hommes.
Koegel reçut finalement l’autorisation de bâtir une
nouvelle prison et fit venir à cette fin des détenus de
Sachsenhausen, tout en veillant à ce que les Témoins de
Jéhovah les aident. Construite en pierre sur deux niveaux,
dont l’un enfoncé profondément dans le sol, la prison devait
compter soixante-dix-huit cellules, remplaçant la bâtisse de
bois où Hanna Sturm avait été incarcérée.

Après trois mois d’isolement, Hanna avait perdu la notion


du temps, mais elle savait que l’automne était arrivé, parce
qu’il faisait un froid glacial dans sa cellule et qu’elle ne
portait encore qu’une mince robe d’été. Olga avait quitté la
cellule voisine depuis longtemps mais Hanna pouvait encore
entendre Hedwig Apfel. Chaque fois que Mewes, la
nouvelle gardienne du Strafblock, entrait dans la cellule de
Hedwig, la cantatrice poussait des cris perçants, riait et lui
jetait son pot à la figure.
Depuis que la guerre avait commencé, le nombre des
internées au Strafblock avait grossi et Mewes y avait été
affectée pour aider Zimmer, distribuant la nourriture et
assurant les rondes de nuit. Brute renfrognée, Mewes avait
eu trois enfants, tous de différents hommes de Fürstenberg,
d’après ce que Hanna avait capté des bavardages de
gardiennes. Au moins, se disait-elle, elle pouvait s’estimer
heureuse que Margot Kaiser ait été déplacée. Sous le
nouveau régime du commandant, la détenue de vingt ans au
triangle vert, venue de Chemnitz, avait été promue et était
désormais la prisonnière la plus puissante du camp.
Dans n’importe quel camp de concentration pour
hommes, Margot Kaiser aurait été appelée Kapo. Ce terme
était moins couramment utilisé ici, à Ravensbrück, mais la
pratique consistant à coopter des détenus pour assurer la
gestion quotidienne du camp, à toutes fins utiles, était bien
la même qu’à Buchenwald, Dachau ou Sachsenhausen. Les
détenues gardiennes étaient plus probablement appelées par
leurs titres officiels – la Blockova était chef de block, la
Stubova chef de chambrée –, mais elles étaient toutes à ces
postes pour épauler les SS, comme les Kapos dans les
camps pour hommes. Ces fonctions existaient dès le début,
mais, à l’automne 1939, en lien avec la nouvelle politique
de durcissement, le système des Kapos avait été renforcé
par une nouvelle hiérarchie. Fut alors introduite la fonction
de Lagerläuferin – courrier du camp, dont la tâche était de
porter des messages. De même fut nommée une
« prisonnière en chef ». Margot Kaiser fut la première à
occuper ce poste. Son titre officiel était Lagerälteste,
« doyenne du camp », mais les détenues la surnommaient
Lagerschreck – la « Terreur du camp ».
Le système des Kapos a toujours été au cœur du projet
des camps de concentration7. D’abord, il économisait du
personnel et de l’argent. Sans l’aide de ces prisonniers
volontaires, les SS auraient été incapables de contrôler le
très grand nombre de détenus dans leurs camps. Comme
l’explique Rudolf Höss dans ses Mémoires, les Kapos
étaient bien plus que des travailleurs libres. « Plus il y a de
rivalités, plus il y a de bagarres entre les prisonniers, plus il
est facile de contrôler le camp. Divide et impera : ce
précepte de haute politique reste valable pour la direction
d’un camp de concentration8. » Ce personnel ne représente
en aucune manière les besoins et les souhaits des détenus.
La fonction de ces détenus est d’obéir aux ordres des SS.
Dès qu’ils y dérogent, ils sont destitués. C’est là le piège,
expliquait Heinrich Himmler lui-même dans un discours
aux officiers de l’armée allemande. « Le Kapo doit faire
marcher les hommes au pas, et dès qu’il n’assure pas cette
tâche, on le renvoie à son block où les codétenus le battront
à mort. »
Dès le début, ce système a fonctionné aussi bien avec les
femmes qu’avec les hommes ; il ne manquait pas de
détenues souhaitant obtenir par des pots-de-vin de meilleurs
vêtements, plus de nourriture et un lit personnel. Comme
dans les camps pour hommes, les femmes Kapos portaient
des brassards verts qui signalaient leur fonction privilégiée
et les autorisaient à se déplacer librement. Dans les premiers
temps, comme dans les camps d’hommes, on les choisissait
souvent parmi les triangles verts. Coopter la classe des
droits communs pour diriger les politiques était la façon la
plus évidente d’instituer le « diviser pour régner ».
L’expérience des camps pour hommes avait prouvé que les
« verts » étaient probablement les plus zélés dans ce travail.
À Mauthausen, un Kapo « vert », August Adam, membre
d’un gang criminel, avait pour tâche d’assigner leur travail
aux nouveaux arrivants ; il se vanta par la suite de la
manière dont il sélectionnait les juristes, les prêtres et les
professeurs : « Bon, ici, c’est moi qui commande. Le monde
est sens dessus dessous. » Puis il les frappait de sa matraque
et les envoyait à la Scheisskompanie – le groupe des
latrines.
Les triangles verts de Ravensbrück n’étaient pas des
criminelles endurcies comme August Adam ; celles qui
furent choisies comme Kapos étaient vraisemblablement de
pauvres femmes incapables, tombées dans une vie de petite
délinquance, avortées illégalement ou réfractaires. Même
Käthe Knoll – sorte de Kapo des premiers jours à
Lichtenburg – n’avait en réalité pas tué sa mère, mais avait
été arrêtée pour « honte raciale » à la suite de relations
sexuelles avec un Juif. Elle avait aussi commis des délits
mineurs. Margot Kaiser, nouvelle Lagerschreck, n’avait
jamais tué qui que ce soit avant d’arriver à Ravensbrück.
Durant son adolescence, elle avait arnaqué et volé jusqu’à
ce qu’on l’envoie travailler dans une usine de munitions
dont elle s’enfuit. Lorsqu’elle quitta Ravensbrück,
cependant, elle avait battu à mort cent femmes au moins,
comme elle le reconnut à son procès d’après-guerre.
Bien que les triangles verts eussent le plus de pouvoir,
Ravensbrück recrutait aussi un grand nombre de triangles
noirs comme Kapos, particulièrement dans les blocks, et à
cet égard, les camps de femmes différaient des camps
d’hommes. Ravensbrück avait chez les triangles noirs une
ressource utile qui n’existait pas dans les camps d’hommes :
les Puffmutter ou tenancières de bordel. Langefeld aimait
les recruter. Si une Puffmutter pouvait diriger un bordel, elle
pouvait diriger un block de Ravensbrück.
Philomena Müssgueller, prostituée de quarante ans qui
avait dirigé un bordel à Munich de nombreuses années, fut
d’autant plus heureuse d’être tirée du chaos du block des
asociales pour être la Blockova des « politiques » qu’elle y
gagna un supplément de saucisse et un lit personnel.
Philomena garda ses acolytes du groupe des triangles noirs
qui lui obéissaient servilement et étaient ensemble de taille à
soumettre une bande de triangles rouges.
Marianne Scharinger, Autrichienne arrêtée pour avoir
commis des avortements illégaux, devint Blockova des
Juives, tandis que la prostituée de Düsseldorf Else Krug
occupait un poste convoité : gérer la cave aux pommes de
terre. Peler des montagnes de tubercules en temps limité
était un travail exténuant et répétitif, mais beaucoup y
voyaient ensuite la possibilité d’empocher une pomme de
terre, un chou ou un rutabaga. Depuis le déclenchement de
la guerre, les détenues avaient une louche de soupe en
moins par jour, et Else avait constitué un réseau de
contrebande pour distribuer un surplus de légumes aux
affamées de son block.
Leur pouvoir grandissant, personne ne méprisait
davantage les Kapos que les triangles rouges allemandes et
autrichiennes. La « prisonnière de Septembre », Luise
Mauer, était harcelée par la Blockova Ratzeweit, prostituée,
personnage « abject » qui fouettait et hurlait quand les
femmes arrivaient en retard à l’Appell. Elle aimait s’en
prendre aux plus âgées et harcelait Lisel Plucker, vieille
détenue politique, qui tenta de se suicider en se jetant sur les
fils électriques.
Maria Wiedmaier, qui avait organisé des comités de
Secours rouge pour le Parti communiste, n’avait jamais eu à
recevoir d’ordres d’une garce comme Müssgueller.
« Zimmer s’entourait de triangles verts, dit-elle, et elle tirait
parti de leur méchanceté et de leurs méthodes brutales9. »
Ces Kapos étaient également utilisées comme mouchardes
par les SS. L’une d’elles surprit Minna Rupp, autre
communiste allemande récemment arrivée, en train de voler
une demi-carotte et la dénonça à Koegel qui l’envoya au
Strafblock. Les détenues ne pouvaient plus guère se réunir
quand les Spitzel (« mouchardes ») guettaient et pouvaient
rapporter non seulement à Koegel mais aussi bien à
Langefeld.
Johanna Langefeld mesura également la valeur du
système des Kapos, notamment lorsque Koegel essaya de
miner davantage son autorité. Dans les six premiers mois du
camp, l’Oberaufseherin avait perdu plusieurs batailles
contre le commandant et il existait maintenant une nouvelle
prison, ou « bunker », contre son souhait.
Langefeld avait désiré plus que quiconque répondre à
l’édit de Himmler sur la « protection de la patrie contre
l’ennemi intérieur ». La simple vue des femmes se tenant
debout pendant des heures dans le froid et l’humidité
prouvait sa poigne de fer. Malgré tout, les méthodes de
Koegel n’étaient pas les siennes. Plus tard, elle dira aux
instructeurs américains qu’elle avait toujours tenu Koegel
pour un sadique, mais sa déclaration laisse penser qu’elle lui
en voulait de sa brutalité autant que de son refus de la tenir
au courant de ses projets.
Il avait notamment obtenu, dans son dos, le droit de
placer les femmes au Strafblock ou dans les cellules
d’isolement sans la consulter. Pire encore, les gardiennes
extérieures ne pouvaient entrer dans le nouveau bunker de
pierre qu’avec sa permission. Pour contrer cet affront,
Langefeld consolida son propre pouvoir dans les blocks
d’habitation, les cuisines, la Wäscherei et l’Effektenkammer
en plaçant des Kapos loyales aux postes clés. Elle choisit
elle-même le personnel parmi les détenues. Elle prenait son
temps, observant les femmes sur la Lagerstrasse et étudiant
leur dossier. Elle écoutait aussi ses informatrices, souvent
d’autres Kapos.
Dès les tout premiers mois, dira plus tard Doris Maase,
Johanna Langefeld avait recruté ses « hommes de
confiance » [sic] parmi les prostituées. Si elle apprenait
qu’une Blockova n’était pas à la hauteur, elle la renvoyait.
Langefeld devait alors parcourir à grandes enjambées la
Lagerstrasse jusqu’à la place d’Appell et choisir une autre
femme qui avait attiré son regard.
À l’automne 1939, Langefeld recherchait une nouvelle
Blockova pour les Juives, dont le block était en plein chaos :
les femmes étaient toujours en retard à l’Appell, les poux
proliféraient et la nourriture était renversée. Un groupe
d’enfants tziganes orphelins avait aussi été placé dans le
block, ce qui n’arrangeait rien. Même Doris Maase décrivit
le block des Juives comme celui de la « racaille » quand elle
observait l’alignement des femmes au Revier.

Dès le début, les détenues juives avaient été délibérément


situées plus bas que tout autre groupe. Représentant juste
dix pour cent des détenues, elles avaient été isolées dans un
block unique au bout de la Lagerstrasse, sujettes à un
harcèlement constant. Les rations étaient chiches et elles
travaillaient plus longtemps, sans jour de relâche. Sans
surprise, beaucoup d’entre elles tombaient rapidement
malades, la plupart souffrant de jambes enflées, de crises de
nerfs et d’infection des voies respiratoires. Beaucoup étaient
aussi affligées de plaies et de blessures liées aux coups. Les
gardiennes de l’équipe de nuit avaient pour habitude de
s’asseoir à la cantine, discutant de ce qu’elles avaient lu sur
les « souillons juives » et ces « rupines de chiennes juives »,
avant de s’éloigner en vitesse pour cogner la première
« cochonne, putain ou salope » juive qu’elles voyaient.
Le début de la guerre entraîna une escalade de violences,
ainsi que l’observa Marianne Wachstein quand elle retourna
au block après son temps en cellule d’isolement. Elle vit des
femmes malades que les Blockovas forçaient à sortir tôt le
matin dans le froid et qui devaient rester à l’Appell,
déclenchant des crises d’épilepsie ou des attaques, tandis
que d’autres s’évanouissaient quand, par punition, elles
devaient se tenir debout sous la pluie. « Une Juive,
Rosenberg, qui était à cette époque dans la partie B de cette
baraque, a dû rester debout à l’intérieur du block, porte et
fenêtre ouvertes, dans un froid glacial – alors même qu’elle
avait les poumons fragiles, raconte Marianne. La Rosenberg
avait été signalée pour avoir mal fait son lit10. »
Cette sanction était la hantise de Marianne qui pouvait
difficilement marcher ou rester debout. À son arrivée au
camp en juin, un médecin SS « humain » la dispensa
d’Appell, mais à l’automne, un nouveau médecin SS lui dit
qu’elle devait y assister. Marianne protesta et réclama qu’il
commence par l’examiner pour vérifier qu’elle allait
suffisamment bien, mais il refusa « et eut des mots grossiers
et méprisants à propos des Juifs ». Assise à son bureau,
l’infirmière « suivit d’un sourire railleur ». Marianne
enchaîna : « Je dirai à l’étranger comment on est traité dans
les camps de concentration, », sur quoi le médecin
l’empoigna et la jeta dehors. « Je rapporterai ça aussi »,
continua-t-elle, réellement persuadée que les torts qu’elle
subissait seraient bientôt corrigés.
Après cet incident, Marianne retourna à son block et
déclara à ses amies : « Le médecin a prêté serment et doit
m’examiner, moi qui suis juive, de même qu’il examine une
Aryenne pour voir si elle est en forme ou non » ; toutes les
autres approuvèrent, y compris Edith Weiss, Modesta
Finkelstein, Leontine Kestenbaum et plusieurs autres encore
de la « racaille » viennoise.
Une telle montée de violences antisémites au camp n’était
guère surprenante, compte tenu du développement de la
persécution des Juifs à travers le Reich. Le Führer n’était
pas encore prêt à donner l’ordre de rassembler l’ensemble
des Juifs allemands, principalement parce qu’il n’y avait pas
de plans arrêtés sur le lieu où les envoyer, mais la
persécution s’était intensifiée. Quand la guerre commença,
en septembre 1939, 500 000 Juifs allemands avaient trouvé
le moyen de quitter l’Allemagne ; il en restait 250 000, dont
deux tiers de femmes, veuves, divorcées, mères célibataires,
pauvres et sans foyer, sans possibilité d’obtenir un visa et
risquant toutes d’être raflées par la police et accusées,
comme Herta Cohen, de « contaminer le sang allemand ».
Dans l’une de ses nombreuses dépositions à la police,
Herta raconte avoir été arrêtée dans un restaurant d’Essen,
le Bremer Hafen, où elle était allée boire une bière :
Il était 17 heures et je m’étais assise à une table où il n’y avait
personne. À une autre table, il y avait deux hommes en uniforme. Des
uniformes gris. Les deux hommes sont venus s’asseoir à ma table. Ils ont
pris également une bière. L’un est parti, l’autre est resté. Quand nous nous
sommes retrouvés seuls, je lui ai dit que j’étais juive, mais ce n’était pas
important pour lui, il voulait s’asseoir là. Il m’a offert un verre. J’ai eu un
malaise. Au bout de deux heures, je m’apprêtais à partir, et l’homme a
payé les verres. Sur le chemin du retour, il m’a demandé si je voulais
boire une autre bière près de mon appartement dans l’Adolf Hitler
Strasse11.

Il demanda à monter chez elle. « Je lui ai dit que je ne


pouvais pas parce que j’étais juive. Il m’a dit de ne pas
m’inquiéter, que cela ne posait pas de problème. Je suis
restée avec lui. Il m’a donné encore de la bière. Le
lendemain matin, j’étais étendue près de lui. Je ne sais pas
ce qu’étaient devenus mes vêtements. Au matin, nous avons
fait l’amour. »
L’instructeur voulut en savoir plus et demanda alors ce
qui s’était passé exactement, où et comment cela s’était
produit : « Étaient-ce des rapports sexuels complets ?…
Était-il à l’intérieur de vous ?… Vous a-t-il pénétrée ? »
Insatisfait, il reprit ses questions le lendemain. À l’une
d’elles, Herta répondit : « J’ai dû nettoyer le sperme », et les
questions continuèrent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à
dire. Elle fut donc envoyée à Ravensbrück. Le « motif de
l’arrestation » figurant à son dossier était « contamination
du sang allemand ».
Certaines Juives allemandes abandonnées étaient si
désespérées que plusieurs tentèrent de passer la frontière
néerlandaise, mais voyager seules les rendaient repérables.
Mme Frau Kroch, de Leipzig, avait sacrifié sa chance de
trouver la liberté en laissant partir son mari avec ses enfants,
restant derrière pour brouiller les pistes. Quand la voie fut
libre, elle s’apprêtait à les rejoindre quand elle fut arrêtée et
envoyée à Ravensbrück. Une détenue politique allemande
qui l’avait connue avant la repéra un jour au camp. « On lui
avait coupé les cheveux et elle marchait pieds nus. Je
n’oublierai jamais le regard triste qu’elle m’adressa. »
Mathilde ten Brink n’avait guère l’espoir de s’en sortir
car elle n’avait pas de papiers. Âgée de cinquante et un ans,
elle vivait à Osnabrück, sans domicile. Elle avait perdu son
travail de femme de ménage dans la boutique familiale
détruite lors du pogrome de la Nuit de Cristal, ce qui
explique aussi sans doute qu’elle ait perdu son Reichspass,
sa carte d’identité. En tout cas la police néerlandaise l’arrêta
à Emmerich et la remit à la Gestapo. Un rapport de police
allemand précise qu’elle était « célibataire. Taille 1,38 m et
de faible constitution12 ». Elle avait des traits juifs. « Le nez
est très grand. Grandes oreilles. Pas de dents. Parle
l’allemand et un peu le néerlandais. » Mathilde n’avait « pas
d’enfant ni de domicile », lit-on dans le rapport de police
qui comprenait des dizaines de pages de correspondance
officielle, avant même que Mathilde n’ait été envoyée à
Ravensbrück. De même en va-t-il du rapport concernant
Irma Eckler, Juive accusée de Rassenschande. Irma et son
mari « aryen », lui-même emprisonné, avait deux petites
filles qui furent emmenées. L’une vécut alors chez les
parents d’Irma, l’autre fut envoyée dans un orphelinat nazi.
Irma ne reçut que des bribes de nouvelles sur ses filles,
par les lettres censurées de ses parents. De l’une de ses
réponses, il ressort clairement qu’Irma trimait dans un
groupe de travail extérieur, car elle dit avoir vu des enfants
faire du patin à roulettes – des villageois peut-être ou des
enfants de SS, jouant dans le jardin de leur villa :
Chère Mutti,
J’ai été profondément heureuse de ta lettre. Oui, c’est comme ça que
j’imagine Ingrid. Elle deviendra quelqu’un qui saura se tenir dans la vie.
Les patins à roulettes semblent être à la mode. Ici, au travail, je vois
souvent des enfants en faire. Maintenant vous allez vous occuper du
jardin. Vous ne parlez plus du tout d’émigrer ?
Mes vœux affectueux et baisers à ma patineuse. Votre Irma Mutti13.

Quand Doris Maase décrivit le block des Juives comme


celui de la racaille, cependant, elle ne voulait pas seulement
dire que ces femmes étaient les plus désespérées mais aussi
qu’elles n’avaient aucune discipline, aucune organisation,
aucun intérêt commun. Bien qu’identifiées comme Juives, la
religion ne représentait pas grand-chose, voire rien pour
elles, et peu partageaient des convictions politiques. Aux
Blocks 2 et 3, les communistes et autres politiques se
préparaient à célébrer l’anniversaire de la révolution
bolchevique le 7 novembre. Au Block 11, le petit groupe
des Juives communistes se faisait traiter de « rouges » par
les autres et n’avait que mépris pour les « bourgeoises »
viennoises et les prostituées. Une minorité de Juives se
consolaient à l’idée qu’elles combattaient le fascisme, ce
que Maria Wiedmaier et ses camarades tentaient de se
rappeler quand elles s’alignaient en troupeau chaque matin.
Quelques semaines après sa sortie de la cellule
d’isolement, Marianne Wachstein elle-même réclama encore
avec insistance de savoir pourquoi elle était au camp et elle
fut à nouveau conduite devant le commandant. De toute
évidence, elle croyait encore pouvoir faire entendre raison à
Koegel, mais au lieu de cela « monsieur le directeur prit le
dossier qui se trouvait en face de lui et m’en frappa
plusieurs fois les mains. Je compris que je n’étais pas
autorisée à me défendre moi-même ». Koegel ordonna à
Wachstein de retourner en cellule d’isolement et dit à
Langefeld de remettre de l’ordre dans le block de ces
« putains juives ».
La réaction de Langefeld fut radicale. Elle destitua la
Blockova du block des Juives et parcourut la Lagerstrasse à
l’Appell pour en choisir une autre. À peine avait-elle passé
les blocks des droits communs et des asociales qu’elle se
dirigea vers les Juives et les observa dans un silence
dégoûté. Johanna Langefeld détestait les Juives plus que
quiconque, mais l’une de ces femmes se distinguait. Olga
Benario avait une belle allure qui attirait l’œil en dépit de
son uniforme rayé. Langefeld la connaissait depuis
Lichtenburg et était très au fait de son histoire. Elle la fit
sortir du rang et se mettre au garde-à-vous, puis lui annonça
qu’elle était la nouvelle Blockova du block juif. Jusque-là,
aucune politique, juive ou non, ne s’était vu offrir ce cadeau
empoisonné de diriger ses codétenues.

Les SS ont brûlé tous les documents concernant la


désignation des Kapos et autre membres du personnel
recruté parmi les détenues, si bien que nous n’avons aucune
information officielle sur ce qui les amena à donner le poste
de Blockova à Olga. Les récits de détenues du Block 11 sont
rares, car peu de Juives ont survécu.
Après la guerre, les camarades communistes d’Olga se
sont efforcées d’expliquer sa désignation, mais leur version
des événements n’est pas toujours fiable. Au début des
années 50, la majorité des rescapées communistes
allemandes de Ravensbrück vivaient à l’Est, où elles
écrivirent une histoire du camp dont l’un des objectifs
principaux était de célébrer le courage de la Résistance
communiste.
Dans la nouvelle République démocratique allemande
(RDA), l’héroïsme des communistes internés était claironné
pour étayer l’image d’un pays faisant office de rempart
contre le fascisme. Olga Benario, la révolutionnaire de
Staline, devait jouer un rôle central dans ce récit : son nom
fut donné à des rues, des écoles et des bâtiments à travers
l’Allemagne de l’Est. Toutefois, certains éléments du
parcours d’Olga ne cadraient pas avec ce thème, notamment
sa désignation au poste de Blockova – rôle qui l’obligeait à
exécuter les ordres des SS.
Histoire de faire passer cette nomination, les historiens
communistes omirent de signaler que ce poste
s’accompagnait de privilèges et s’efforcèrent de montrer
que son acceptation n’était pas un signe de collaboration,
mais la preuve que les SS étaient à court de moyens pour la
briser : à les en croire, ils nommèrent Olga Blockova « pour
attirer la haine sur sa tête ». Sitôt en poste, elle transforma le
rôle de Blockova à son avantage, montrant à ces
« bourgeoises juives les fléaux du fascisme », écrivit Ruth
Werner, la première biographe d’Olga14.
Werner, qui ne fut pas à Ravensbrück, mais se forma avec
Olga à Moscou et a fondé sa biographie sur des entretiens
avec des rescapées communistes, présente les autres
détenues juives non communistes de Ravensbrück comme
des « sauvages », adeptes du « moi d’abord, volant linge et
couvertures » – preuve, si besoin était, que l’antisémitisme
allait bon train également parmi les détenues communistes
du camp. Olga elle-même n’était pas purement juive,
devaient suggérer certaines camarades. Pour Maria
Wiedmaier, elle avait l’air d’« une Aryenne » et pouvait
bien être « demi-aryenne ».
L’idolâtrie d’Olga par les communistes après la guerre
atteignit son zénith avec l’inauguration du mémorial de
Ravensbrück en 1959, quand la foule se rassembla au pied
d’une statue de bronze, Tragende (Porteuse), représentant
une femme émaciée sur un piédestal, portant dans ses bras
une autre femme émaciée. Tragende est censée représenter
Olga Benario. Cette Olga paraît aujourd’hui lointaine,
austère et froide : rien à voir avec Olga la torturée, la femme
et la mère, qui accepta le rôle de Blockova en octobre 1939.

À son retour de Berlin en septembre, il est hors de doute


qu’Olga Benario était sur le point de craquer. Trois années
passées derrière les barreaux, le plus souvent en réclusion
solitaire, l’avaient affaiblie, physiquement aussi bien que
mentalement. À Ravensbrück, elle retrouva le groupe
communiste du camp presque totalement écrasé. Hanna
Sturm était encore au bunker. Sabo, sa chère amie et
camarade révolutionnaire, était morte, probablement de
pneumonie, même si certains récits disent qu’elle fut battue
à mort. Jozka Jaburkova était gravement malade. Et la
nouvelle du pacte avec Hitler avait ébranlé sa foi en Staline.
À cela s’ajoutait sa souffrance intime. Si Olga avait de
longue date rejeté sa judéité, tout ce qui lui arrivait
maintenant procédait de celle-ci. On ne saura jamais
comment elle percevait ce conflit, si elle brûlait de retrouver
ses vieilles camarades du block communiste ou de rejoindre
les autres Juives du Block 11. Pas plus qu’on ne saura ses
craintes pour la sécurité de sa mère et de son frère séparés.
Une tante maternelle avait fui en Amérique, mais sa mère et
son frère vivaient encore à Munich. Sa plus grande douleur
était cependant l’anéantissement, durant l’été, de tout espoir
de revoir Anita et Carlos.
Olga aurait pu repousser le travail de Blockova – elle
avait eu le courage de relever ce genre de défis par le
passé –, mais c’était avant de devenir mère. Un refus, et elle
risquait d’être exécutée ou, dans le meilleur des cas, de
retrouver le bunker, sans courrier ni aucun moyen d’avoir
des nouvelles d’Anita. Si une nouvelle chance d’émigrer se
présentait, elle n’en saurait rien.
On ne sait pas très bien quand Olga devint Blockova,
mais ce dut être le 14 octobre 1939, car, ce jour-là, elle
écrivit à Carlos qu’elle pouvait à l’occasion lire un journal :
ce qui signifie simplement qu’elle jouissait des privilèges
d’une Blockova et qu’elle pouvait manifestement circuler et
voir ses amies. Et d’ajouter : « Les quelques semaines à
Berlin m’ont rappelé que le plus difficile est d’être seule.
Ici, j’ai mes camarades qui s’inquiètent de ce que je
mange. » Olga se demandait comment Carlos faisait face,
car elle le savait toujours en réclusion solitaire. « Marches-
tu ? Fais-tu un peu d’exercice ? Cela me déprime de te
savoir seul. » Comme toujours, elle revint à Anita. « Je rêve
sans cesse de toi et de la petite, mais que le réveil est
dur… »

« Achtung ! Achtung ! » crie Olga dès que vagit la sirène


du matin. Dès octobre, la température baisse vite, et même
si le block est équipé d’un poêle, personne ne peut s’en
servir. Plusieurs femmes refusent de se lever, si bien
qu’Olga fait les cent pas et les secoue. Au moindre retard,
les gardes les frapperont, prévient-elle. Une autre cohue se
forme autour de la Kesselkolonne, de la soupe. Le « café »
est vite avalé. « Dehors, dehors ! Appell ! Appell ! » hurle
Olga. Celles qui sont trop mal en point pour travailler
restent derrière, et les autres sortent ; à 16 h 30, les femmes
du Block 11 sont debout sous les étoiles. « Achtung !
Achtung ! En rangs par cinq », et les « corbeaux »
apparaissent dans leurs capes d’hiver en laine noire, guettant
la moindre erreur de compte des Blockovas.
L’une après l’autre, les femmes au brassard vert –
Ratzeweit, Müssgueller, Scharinger et maintenant
Benario – donnent les chiffres à Langefeld. Le compte
d’Olga est vérifié et approuvé. Les femmes sont renvoyées
au block où elles ont juste le temps de faire leurs lits avant
l’appel pour le travail. Olga les regarde s’éloigner, puis
remplit son registre. En tant que Blockova, elle envoie les
malades au Revier, où elles se mettent en rangs avec les
autres dans l’espoir de voir un médecin. Olga échange un
mot avec Doris Maase et fait passer un message à Maria
Wiedmaier du Block 3.
Toute la journée, Olga a des tâches à accomplir :
enregistrer les arrivées, compter les bas, les culottes et les
vestes pour la lessive hebdomadaire, dresser la liste des
rations sous l’œil de la surveillante du Block. Quand les
femmes rentrent à midi, elle sert la soupe et les compte de
nouveau ; en fin de journée, elle les compte une fois encore.
L’Appell du soir est le pire, car des femmes disparaissent en
cours de journée – elles se cachent au block, peut-être –, et
le compte recommence ; si l’on ne trouve pas la disparue,
tout le monde attend pendant que la nourriture refroidit et
que la température baisse. Des femmes s’effondrent, et Olga
voit Fraede, la gardienne, qui flanque des coups.
Après la soupe du soir, les femmes se traînent jusqu’aux
toilettes, et c’est la bousculade. Elles se déshabillent et
grimpent sur leurs paillasses. Olga fait les cent pas. Une
femme dort tout habillée pour se protéger du froid. Elle doit
retirer ses vêtements et les plier, dit Olga, sans quoi elle
aura droit à un rapport. Une autre gémit, se plaignant de
douleurs aux jambes. Elle traite Olga d’aveugle. Olga voit
ses chevilles enflées et bleues ; elle explique à la femme
comment s’étirer pour soulager la douleur.
À 21 heures, le block est fermé. Les gardes SS laissent la
paix aux femmes jusqu’au matin. Olga réunit alors ses
amies autour d’elle pour parler. Elle a son lit et son casier à
elle. Il y a là Rosa Menzer, de Dresde, qu’Olga connaît
depuis Lichtenburg, ainsi que Lena et Lenza, ses autres
jeunes camarades.
Le dimanche, quand la surveillance des SS se relâche, les
camarades d’Olga se rassemblent pour écrire des lettres et
parler de leurs familles. Rosa, couturière, ne sait pas écrire,
et c’est Olga ou une autre qui écrit pour elle. Rosa les
remercie en leur montrant comment coudre du vieux papier
dans leurs chemises pour se protéger du froid.
Olga sort les lettres reçues de Carlos, et toutes discutent
de ses idées en matière de philosophie, de ce qu’Olga
pourrait lui répondre. Et elles parlent d’Anita. Toutes
pensent qu’elle devrait faire partie d’un collectif dès que
possible. « C’est important pour son caractère, écrit Olga.
J’ai quelqu’un ici qui l’assure. »
Les jours passent. Se déplaçant autour des châlits, elle
apprend à mieux connaître les femmes, et elles apprennent à
la connaître, elles attendent sa tournée ; même les
« bourgeoises » de Vienne cessent de l’appeler Olga la
Rouge ou « la vache bolchevique », parce qu’elle les aide,
leur disant de manger lentement pour tromper la faim et de
s’épouiller mutuellement la tête. « Tenez bon, dit-elle.
Serrez-vous pour la chaleur. »
Olga trouve le temps de dessiner et de faire des croquis.
Conservant les bouts de papiers qu’elle est autorisée à
garder en tant que Blockova, elle dessine des cartes
miniatures pour que les femmes puissent suivre le cours de
la guerre. Indiquant le front au crayon, avec de minuscules
flèches, elle montre la progression des forces allemandes à
travers la Pologne ; une ligne en pointillé autour des
territoires sous occupation nazie. Olga tient ses informations
de petits morceaux du Völkischer Beobachter, le journal
nazi que Maria Wiedmaier et Doris Maase lui font passer en
fraude.
Olga dessine bien ; les femmes du block regardent,
émerveillées. Une nouvelle, Käthe Leichter, est arrivée de
Vienne. Elle paraît bien renseignée, et elle raconte à Olga ce
qui se passe à l’extérieur. Avant son arrestation, dit-elle, la
presse autrichienne assurait que Churchill demanderait la
paix d’ici Noël.
Käthe se fait rapidement aimer de toutes dans le block.
Elle chante pour les autres et leur récite des poèmes.
Certaines ont l’impression qu’elle connaît toutes les poésies
qui ont jamais été écrites. Plus âgée qu’Olga, elle semble
vouloir l’aider.
Et même si Käthe n’est pas vraiment une « camarade » –
elle est sociale-démocrate, non pas communiste –, les deux
femmes ont beaucoup de points communs, comme toutes
celles qui sont ici ; toutes ont des enfants ou une famille au
loin. Un soir, Käthe parle de ses derniers jours à Vienne.
Son mari et ses deux garçons ont réussi à passer la frontière
tchèque et se trouvent désormais à Paris. Käthe regrette de
les avoir laissés prendre les devants, et elle s’en veut de ne
pas les avoir suivis plus tôt. Elle sait qu’ils ont atteint Paris,
parce qu’elle a reçu des lettres par une tante de Vienne, mais
elle se demande quand Paris finira par tomber et où ils
pourront aller ensuite. Käthe récite encore un poème : c’est
elle qui l’a écrit, cette fois, à un « frère » imaginaire dans un
camp de concentration pour hommes.
Frère, as-tu été avec ta femme et tes enfants la nuit dernière ?
J’ai été avec mes enfants.
Je les ai bordés tous les deux et j’ai dit :
« Maman sera là bientôt, soyez braves, ne pleurez pas. »
La lumière de la lampe brille sur un livre et un canapé.
Nous sommes paisiblement assis, mon mari et moi, pour ne pas
déranger les enfants.
J’ai bondi, effrayée. Le clair de lune pâle se reflétait sur les châlits de
fer. Et je suis ici parmi beaucoup, si calme, si seule, et gelée.
Moi à Ravensbrück, toi à Sachsenhausen, Dachau ou Buchenwald15.
En novembre, Olga cessa d’écrire. Par une autre détenue
juive, Ida Hirschkron, nous savons pourquoi. Arrêtée pour
résistance à Vienne en juillet 1939, Ida arriva à
Ravensbrück en octobre. Elle fut envoyée au block des
Juives et resta détenue jusqu’en septembre 1941, où elle fut
soudain remise en liberté. « Ma libération dut être une
erreur, écrira-t-elle plus tard, parce qu’à peine étais-je de
retour à Vienne que la Gestapo a commencé à me traquer.
J’ai donc été forcée de vivre dans la clandestinité16. » Mais
Ida réussit à leur échapper. Après la guerre, elle a raconté
son expérience concentrationnaire. Son souvenir le plus vif
était le « confinement » du block juif, qui débuta le
10 novembre 1939.
Ce jour-là, toutes les Juives furent enfermées dans le
Block 11, fenêtres barricadées et portes verrouillées.
Personne ne savait pourquoi. « Nous n’étions pas autorisées
à quitter le block pour recevoir du courrier ou écrire des
lettres, nous étions totalement coupées du monde
extérieur. » Emma Zimmer faisait même l’appel à l’intérieur
du block. « Quand Zimmer entrait dans le block, notre pouls
s’accélérait. Les injures pleuvaient : “truies juives”,
“racaille juive”, “feignasses juives”. Dans le même temps,
Zimmer nous frappait de toutes ses forces, à l’aveuglette ;
elle frappait quiconque était à sa portée. »
Le confinement se poursuivit jour après jour. Ida
n’explique pas comment, ni à quelle fréquence, les femmes
recevaient à manger ou à boire. Elles restaient dans le noir,
« terrifiées par ce que la suite pouvait leur réserver » ;
chaque jour, Zimmer entrait, criant et frappant. « Et tout ce
temps, nous manquions d’air ; nous n’étions pas autorisées à
ouvrir les fenêtres. On a failli devenir folles de peur. »
Le cauchemar se prolongea trois semaines. Il aurait
visiblement duré plus longtemps si Olga n’était intervenue.
« Sur ce, notre Blockova Olga Benario-Prestes a osé
demander à Zimmer de mettre fin à cet état de choses
presque insupportable. » Une impudence sans précédent.
Jusque-là, aucune détenue, et certainement pas une
Blockova, n’avait osé affronter une gardienne. À en croire
Ida, la protestation d’Olga rendit Zimmer folle de rage.
« Zimmer hurla comme une folle et fit un rapport au
commandant du camp Koegel, criant à la mutinerie. Elle fit
se mettre tout le monde au garde-à-vous et hurla : “Sales
Juives, vous allez toutes êtres fusillées !” Cela créa une
panique et un chaos terribles parmi les détenues. » Mais
Koegel n’ordonna pas leur exécution. La menace n’était
qu’un « petit plaisir sadique de Zimmer », dit Ida. « Au lieu
de quoi, nous avons dû prendre nos outils pour aller pelleter
du sable. »
Un peu plus tard, les femmes apprirent la cause de leur
épreuve. Le 8 novembre 1939, deux jours avant leur
incarcération, Georg Elser, menuisier de Württemberg âgé
de trente-six ans, avait tenté de tuer Hitler et failli réussir. Il
avait placé une bombe dans une brasserie où Hitler parlait ;
par un pur hasard, elle avait explosé dix minutes après le
départ du Führer et tué huit personnes. Les Juifs de tous les
camps de concentration avaient été punis en conséquence.
Inconnu des historiens communistes qui écrivirent après
la guerre, le témoignage d’Ida Hirschkron donne un aperçu
presque unique de l’intérieur du block juif à cette période du
conflit. Sans elle, on ne saurait rien du courage qu’il fallut à
Olga pour exiger la fin du confinement. À la suite de son
intervention, ce châtiment prit fin, et les portes du block
rouvrirent.
Toutefois, comme l’indique clairement Hirschkron, la
corvée de pelletage n’était pas une sinécure. Les gardes du
Sandgrube veillaient à ce que les détenues continuent de
souffrir du matin au soir. « Les chiens s’attaquaient aux
femmes, et les blessures étaient terribles. Moi-même j’ai dû
souvent aider à porter dans le camp des femmes
ensanglantées. Il fallut conduire à l’hôpital des femmes
souffrant d’effroyables gelures. »
Il y avait parmi elles beaucoup de femmes âgées. L’une
d’elles était aveugle, mais l’on ne sait pas s’il s’agit de la
même qu’Olga réconforta plus tôt dans le block. « Les pieds
de la femme étaient si terriblement enflés qu’elle ne pouvait
accomplir le travail qu’on nous envoyait faire. Zimmer a
empoigné l’aveugle par la peau du cou et l’a jetée à terre en
lui flanquant des coups de pied, puis elle l’a relevée pour la
frapper et la jeter à nouveau au sol, avant de l’abandonner
sur place, geignant. »
C’est seulement le 20 décembre qu’Olga put de nouveau
écrire à Leocadia et Ligia, quoique très brièvement. Elle les
remercia de continuer « à faire tout leur possible » pour elle,
et d’un télégramme qu’elle venait de recevoir, envoyé pour
le troisième anniversaire d’Anita – le 27 novembre – au
cours du confinement : « Embrassez ma petite Anita pour
moi. »
Malgré la « mutinerie », Olga exerçait encore les
fonctions de Blockova en décembre, si l’on en croit une
autre rescapée juive, Alice Bernstein. Alice était à l’époque
Stubova, chef de chambrée du Block 11, et garda le
souvenir d’un autre incident impliquant Olga trois jours
avant Noël. Ce matin-là, elle laissa une petite Tzigane de
trois ans dormir plus longtemps que d’habitude. « L’enfant
était malade, et la Blockova, Olga Benario-Prestes, l’avait
enveloppée d’une couverture de laine17. » Mais le SS
Johann Kantschuster découvrit la fille. « Il la saisit par les
cheveux, la traîna au lac et la noya. »
4
Visites de Himmler
Le 4 janvier 1940, Heinrich Himmler ordonna à son
chauffeur de se diriger au nord-ouest de Berlin, sur les
routes verglacées menant au Mecklembourg et à
Ravensbrück1. Après les fortes chutes de neige de la nuit et
la baisse des températures à moins 20 °C, le voyage était
périlleux, avec le vent qui soulevait des nuages de neige sur
la route. Vu la météo et le cours de la guerre, notamment en
Pologne, on aurait pu imaginer qu’en janvier 1940 une
visite au petit camp pour femmes de Ravensbrück n’était
pas au premier rang des priorités du Reichsführer. Or,
Himmler aimait visiter ses camps, et ce serait sa première
inspection de Ravensbrück depuis son ouverture en mai.
Adolf Hitler s’intéressait peu aux camps de
concentration : selon les archives, il n’en visita jamais un
seul. En revanche, ils étaient au cœur de l’empire de
Himmler ; tout ce qui se passait derrière leurs murs exigeait
son approbation personnelle. L’obsession qui avait marqué
son enfance s’était transformée, à l’âge adulte, en besoin de
gérer son empire jusque dans le moindre détail, en
particulier ses camps. En tant que Reichsführer SS, il
décidait de tout, de la consommation de calories des détenus
aux nominations des SS. Il opposa toujours son veto à un
homme dont l’arbre généalogique suggérait la présence d’un
gène non aryen. Lors de ses visites, il aimait rencontrer des
détenus face à face, et pouvait en admonester un ou deux,
ou même choisir d’en libérer un.
Le mauvais temps n’était pas de nature à le dissuader de
visiter Ravensbrück. Himmler aimait rouler dans la neige et
prenait même souvent le volant de sa Mercedes cabriolet.
Sans doute roulait-il découvert, chaudement emmitouflé.
Ces régions boisées étaient bien loin des Alpes bavaroises
qu’il avait connues enfant, avec leurs cascades et leurs
châteaux de contes de fées, mais les forêts de la plaine
étaient aussi des terres allemandes pures, et les bois des
lieux où rechercher la présence mystique de ses ancêtres.
Il prenait également cette route pour visiter ses amis.
Oswald Pohl, le chef du service économique de la SS, avait
un domaine près de Ravensbrück ; plusieurs autres hauts
responsables nazis y avaient aussi des propriétés et venaient
régulièrement chasser. Aux yeux de Himmler, cependant, ce
sport sanglant équivalait au « meurtre de sang-froid
d’animaux innocents et sans défense ». Critiquant Hermann
Göring, « le limier », il dit un jour à son masseur et
confident Felix Kersten : « Imaginez un peu, Herr Kersten,
un malheureux cerf broute paisiblement et se retrouve face à
un chasseur avec son fusil venu abattre la pauvre bête. Vous
pourriez vous adonner à ce plaisir, Herr Kersten2 ? »
Himmler l’avait embauché pour le soulager des maux
gastriques chroniques dont il souffrait depuis l’enfance. Ce
masseur d’origine estonienne – que Himmler appelait « mon
Bouddha noir » – était censé le masser tout en écoutant les
théories de son patient sur la race des seigneurs.
Au sein de l’élite nazie, nul ne croyait à l’idéologie de la
race des seigneurs avec autant de fanatisme que le
Reichsführer SS, et personne n’était à ce point obsédé par
toutes les théories qui allaient avec : le mysticisme indien, la
franc-maçonnerie et leurs liens avec les idées d’hygiène
raciale, sur lesquels Himmler était intarissable, au point que
l’historien britannique Hugh Trevor-Roper, qui l’étudia de
près, a pu observer : « Avec ce pédantisme étriqué et son
goût des lettres noires archaïques, Himmler mettait tant
d’ardeur à étudier ces tristes stupidités que beaucoup ont
imaginé, à tort, qu’il avait été maître d’école. » Si Himmler
n’avait été qu’un hurluberlu, observe Trevor-Roper, « nous
aurions moins entendu parler de lui ». Mais il fut aussi un
gestionnaire « très efficace3 ».
Quelques semaines seulement après le début de la guerre,
Hitler récompensa Himmler de son efficacité sur le front en
le nommant commissaire du Reich pour la consolidation de
la germanité, avec mission de débarrasser la Pologne, qui
venait d’être envahie, de tous les indésirables et de
transformer le pays en espace de vie parfait pour une super-
race allemande génétiquement épurée. En janvier, la tâche
était bien engagée ; il avait déjà déplacé la population du
Warthegau et du corridor de Gdansk pour la remplacer par
des Allemands de souche venus des États baltes. Les classes
dirigeantes polonaises furent également raflées, et deux
millions de Juifs polonais placés dans les « réserves » du
« Gouvernement général » – dans l’est de la Pologne
annexée. Le Führer n’avait pas encore décidé de la
destination finale de ces Juifs, mais beaucoup, dans son
entourage, supposaient qu’ils seraient refoulés plus à l’est,
voire déportés en Afrique ; l’idée avait même couru de les
expédier dans la colonie française de Madagascar.
La plus grande expérimentation humaine jamais imaginée
étant maintenant engagée, Himmler avait trouvé le temps de
se rendre à Ravensbrück pour y examiner des expériences
plus localisées. Il avait également prévu une réunion avec
Oswald Pohl, qui avait engagé son expérience à lui. Sur sa
propriété voisine, Pohl testait différentes races de volailles,
et Himmler, qui élevait lui aussi des poulets, avait hâte de le
faire parler.
Le crissement des roues dans les ornières gelées avertit le
camp que Himmler approchait. Des groupes de détenues
enfoncées dans la neige jusqu’au genou déblayaient la voie.
Sur le lac gelé, d’autres femmes s’affairaient, découpant de
la glace pour la réserve du camp. Les plus faibles
s’effondraient souvent sur la glace, haches à la main. « Il
fallait parfois découper leurs cadavres congelés pour les
dégager », raconte Luise Mauer.
La voiture du Reichsführer se gara devant la direction.
Depuis peu promu Sturmbannführer (« commandant »), et
officiellement confirmé à son poste, Koegel sortit
l’accueillir. Suivis de Langefeld, les hommes franchirent les
portes du camp pour inspecter une rangée de gardiennes tout
excitées. Puis Himmler suivit Koegel dans son bureau pour
s’informer de la révolte en cours des Témoins de Jéhovah.
Au fil des dernières semaines, le refus de ces femmes de
coudre des sacs postaux militaires s’était transformé en
protestation de grande ampleur que Koegel n’était pas
parvenu à briser. Le commandant bouillait de colère.
Beaucoup de détenues devaient par la suite raconter ce
mouvement, marqué par l’extraordinaire résilience de ces
femmes de foi. Elles furent d’abord forcées de rester debout
dans la glace et la neige quatre heures d’affilée. Plusieurs
s’effondrèrent avec des engelures. Sitôt achevé le nouveau
bunker de pierre de Koegel, les femmes y furent enfermées,
à raison de neuf par cellule, dans une obscurité totale, et
privées de nourriture. Pas une seule femme n’avait encore
brisé les rangs.
Koegel réclama alors à Himmler des pouvoirs
supplémentaires afin de les casser. Le seul moyen, assura-t-
il, était de les battre. Des rossées aléatoires avaient lieu
chaque jour, mais Koegel demanda l’autorisation de recourir
au Prügelstrafe, méthode en usage dans les camps pour
hommes. Ce châtiment « officiel » consistait à obliger un
détenu à se coucher sur un chevalet, ou Bock, et à lui
administrer vingt-cinq coups sur les fesses avec un fouet en
cuir de bœuf. Himmler était seul à pouvoir autoriser ce
châtiment et, à ce jour, il s’y était refusé. On ignore
pourquoi il s’en était abstenu à Ravensbrück, mais nous
savons que Johanna Langefeld jugeait cette correction
inutile et s’y était clairement opposée.
Himmler demanda d’abord à voir les Témoins de Jéhovah
dans leurs cellules avant de trancher. Koegel était fier de sa
nouvelle prison. Bâtie en pierre et entourée de petits sapins,
elle était impénétrable. Dorothea Binz, fille de forestier, et
Maria Mandl, garde autrichienne plus aguerrie, avaient été
chargées du nouveau bunker, ce qui les rendait presque
aussi puissantes que Johanna Langefeld – et certainement
plus craintes. Aucune autre gardienne ne pouvait y pénétrer
sans l’aval de Koegel.
Le 4 janvier 1940, à l’arrivée de Himmler, les Témoins de
Jéhovah étaient dans le bunker depuis trois semaines. Une
garde déverrouilla l’une des portes. Scrutant l’obscurité,
Himmler et Koegel aperçurent un petit groupe de femmes
affamées et gelées, entassées dans une cellule humide qui
empestait. Les femmes priaient. Elles étaient « en piteux
état », observa Himmler.
Dans le premier groupe, se trouvaient Erna Ludolph et
Marianne Korn, leurs foulards blancs à peine visibles, alors
qu’elles priaient en silence dans une obscurité glaciale. Les
deux femmes avaient passé au moins cinq ans en prison
pour avoir refusé d’abjurer leur foi ; toutes deux avaient
subi l’arrosage comme des « souris noyées » lors de la
révolte de Lichtenburg.
Elles en étaient à leur vingt et unième jour de bunker
quand Himmler apparut, raconta Erna Ludolph. « Il laissa
une gardienne ouvrir la porte d’une cellule et il eut un
frisson de peur en nous voyant. » Puis il prit la parole :
« Vous ne voyez donc pas que votre Dieu vous a
abandonnées ? Nous pouvons faire de vous ce qu’il nous
plaît4. » L’une des Témoins de Jéhovah de la cellule
répondit : « Dieu nous sauvera. Et s’il ne le fait pas, nous ne
vous servirons pas. » Himmler s’arrêta devant une autre
cellule. De nouveau, il voulut qu’on lui ouvre la porte pour
jeter un coup d’œil à l’intérieur. Il demanda à une jeune
femme, une certaine Ruth Bruch, si elle était prête à
abandonner sa foi. « Je ne suivrai que les règles de Dieu »,
répondit-elle. Himmler se retira en lui lançant un « Honte à
vous ! ».
Dans la Lagerstrasse, Himmler et Koegel abordèrent
d’autres questions, pour beaucoup liées au cours plus large
de la guerre. Avec les rafles en Pologne, par exemple, un
nombre croissant de Polonaises arrivaient chaque jour ; il
faudrait bientôt de nouveaux blocks.
Celui des Juives était déjà plein à craquer, tout comme le
Strafblock, empli de nouvelles asociales. Le Revier ne
pouvait faire face au nombre de malades qui faisaient la
queue pour voir un médecin : la plupart étaient des triangles
noirs ou verts, couvertes de plaies. Pour le commandant, ces
femmes n’étaient que « harpies, chiennes et putes », mais
Himmler tenait rarement ce langage : pour lui, c’étaient des
« bouches inutiles » ou des « vies qui ne méritent pas de
vivre5 ». Koegel n’en savait rien – l’affaire était top
secret –, mais Himmler avait déjà des plans pour s’en
débarrasser ; en janvier 1940, avait commencé la première
extermination de ces vies qui ne valent pas d’être vécues :
non pas dans des camps de concentration, mais dans des
sanatoriums, et au nom de l’euthanasie.
L’intention de Hitler d’éliminer les handicapés physiques
et mentaux – y compris les aveugles, les sourds, les muets et
les épileptiques – pour régénérer la race (et épargner les
deniers publics) était de longue date connue au sein du parti,
mais, comme toujours, le Führer avança prudemment, se
méfiant de l’opinion publique au pays et à l’étranger. Il
savait qu’aucune loi ne pouvait autoriser un tel programme
de tuerie en masse, si bien camouflée fût-elle, mais la
couverture de la guerre masquerait son caractère criminel6.
Pour cette raison, Hitler attendit le début de la guerre pour
lancer, en octobre 1939, le programme d’euthanasie. La
réaction publique ne pouvant encore être garantie, un
montage élaboré fut conçu pour duper les Allemands mais
aussi les éventuels observateurs étrangers.
Pour commencer, au sein même de la Chancellerie de
Hitler, fut créé un service chargé de diriger le programme
d’« euthanasie » et connu sous le nom de code de T4, parce
que son adresse berlinoise était le 4 de la Tiergartenstrasse.
Des centres de tuerie furent créés au sein d’hôpitaux et de
sanatoriums existants – cinq en Allemagne, un en Autriche
annexée –, avec une « commission » de médecins, tous
tenus au secret, chargés de diagnostiquer les malades
incurables et les fous.
De nombreuses dispositions pratiques furent prises pour
masquer ce qui allait se passer. Une « Société anonyme pour
le transport des invalides dans l’intérêt public » fut mise en
place pour s’occuper des transports en cars, tandis que le
personnel des centres de tuerie dut apprendre à rédiger des
lettres mensongères aux familles des morts.
La décision sur la façon de tuer avait été plus difficile. En
Pologne, Himmler avait ordonné l’exécution de tous les
malades mentaux ; en Allemagne, toutefois, l’exécution en
masse des patients était exclue : cela révélerait ce qu’il se
passait. Après quelques discussions entre médecins, la
décision fut prise d’utiliser le monoxyde de carbone. Une
idée était d’en répandre dans les dortoirs pendant que les
patients dormaient. D’autres suggérèrent d’introduire le gaz
par des pommeaux de douche dans des chambres
hermétiques construites à cette fin. La décision fut prise de
tester l’idée de chambre à gaz dans un des centres de tuerie
du T4. Les résultats donnèrent satisfaction et furent très
certainement transmis à Himmler peu avant sa visite à
Ravensbrück.

L’inspection terminée, Himmler avait hâte de regagner le


bureau de Koegel, où l’attendait son ami Pohl pour parler
volaille. Espérant aussi échanger un mot avec Himmler,
Johanna Langefeld entra dans la pièce au moment où les
deux hommes commençaient à discuter. Son but était de le
dissuader d’imposer le Prügelstrafe que réclamait Koegel,
mais sur place l’attendait une scène étrange qu’elle raconta
après la guerre à Grete Buber-Neumann :
Dans l’une des pièces de la direction, Himmler se trouvait avec le
responsable des poulaillers de la propriété voisine de Pohl. Étaient
également présents les hauts responsables de l’administration du camp et
plusieurs gardiennes. Himmler était plongé dans une discussion sur
l’élevage des poulets du point de vue de la recherche sur la génétique
raciale, mais aussi du point de vue de l’éleveur. Pour cet échange avec
Himmler, Pohl était venu accompagné du responsable de son élevage7.

Langefeld essaya de s’entretenir avec Himmler de la


demande de Koegel concernant les châtiments physiques, et
espérait que le Reichsführer l’approuverait, mais il fit la
sourde oreille et « continua de discuter avec passion de
l’élevage d’une espèce de poulets racialement parfaite ».
À Grete, Langefeld confia avoir su que Koegel avait
essayé dans son dos de gagner Himmler à son projet de
Prügelstrafe. « C’est à ce moment-là que Langefeld vit en
Koegel ce qu’il était : un criminel sadique », ajoute Grete.
Le commandant avait même prétendu que le châtiment était
nécessaire pour la protéger, racontant à Himmler qu’elle
« avait été agressée par une prisonnière armée d’un couteau,
ce qui était totalement faux ».
Dès cette époque de la vie du camp, observe Grete, il était
clair à ses yeux que Langefeld était « profondément
perturbée » : « Le conflit entre morale et immoralité se
déroulait à l’intérieur même de son crâne. D’un côté, il y
avait une femme approuvant la folie raciste des nazis et
l’antisémitisme, de l’autre elle était rongée par la culpabilité
à cause des châtiments corporels à infliger aux femmes. »
Langefeld s’attarda dans le bureau de Koegel et finit par
trouver une occasion de parler au Reichsführer. « Mais
ayant entendu tout ce qu’il voulait savoir des poulets, il
refusa d’écouter ce que Langefeld lui disait et autorisa les
châtiments physiques à Ravensbrück. »
Toutefois, les Témoins de Jéhovah ne furent pas les
premières à les subir. Himmler ordonna au contraire de les
faire sortir du bunker et de les affecter à des travaux de
force dans la neige. Il avait apparemment compris ce qui
échappait à Koegel : que jamais les coups ne les feraient
abjurer. De plus, mis à part leur refus de travailler pour la
guerre ou de reconnaître le Führer, elles étaient des détenues
modèles. Leur foi leur interdisait de s’enfuir ou de mentir, et
elles faisaient d’excellentes domestiques. Peu après sa visite
au camp, Himmler ordonna donc de les employer comme
femmes de ménage chez les SS ; il en proposa même
quelques-unes à Oswald Pohl pour sa propriété voisine.
Avant de quitter Ravensbrück, Himmler signa la
libération d’une communiste allemande qui avait tenté de
s’évader en juillet et était emprisonnée depuis au block
disciplinaire. Sa libération fut postdatée de trois mois – du
20 avril, cinquante et unième anniversaire de Hitler. La
tradition était en effet de libérer des prisonniers ce jour-là.
Un mois après la visite de Himmler, eurent lieu les
premières séances de Prügelstrafe, dont les victimes furent
Mariechen Öl et Hilde Schulleit, surprises en train de voler
du lard8. Himmler avait personnellement approuvé le
châtiment ; en vertu des nouvelles dispositions, le
Reichsführer devait être à chaque fois consulté9.
Le châtiment devait se dérouler en présence d’un
médecin et sous le regard de la gardienne en chef,
Langefeld. Dans l’une des cellules du bunker était disposé
le Bock où les femmes devaient se coucher sur le ventre :
leurs jupes relevées, elles recevaient vingt-cinq coups de
fouet sur les fesses. À cette occasion, c’est Koegel lui-même
qui tenait le fouet.

Quand le Prügelstrafe fut mis en place, nombre de


nouvelles prisonnières avaient été enfermées dans les
cellules du bunker libérées par les Témoins de Jéhovah.
Incarcérée l’été précédent dans les cellules de bois,
Marianne Wachstein avait continué de protester contre son
traitement, ce qui lui valut d’être enfermée dans le nouveau
bunker début février 1940. De même qu’elle avait décrit la
première prison, elle fit de même pour celle-ci. Une fois de
plus, parce qu’elle écrivit juste après sa libération – elle
devait être libérée trois semaines plus tard –, les détails
étaient encore frais dans son esprit. Sachant que ce qu’elle
décrit continue, elle ne cesse de faire le va-et-vient entre
passé et présent.
Marianne dit avoir été conduite devant Langefeld début
février 1940 pour « diffamation de l’État », ce qui lui valut
vingt-huit jours dans le nouveau bunker. Comme elle
protestait, Langefeld lui répondit que le châtiment « venait
de Koegel ».
On la mit en cellule, raconte-t-elle « sans se soucier que
mes pieds fussent en sang et gelés. J’étais si amaigrie que
l’on pouvait compter chacune de mes côtes et que, par
endroits, ma peau pendait comme un sac vide ». Elle perdit
connaissance, et Zimmer essaya de la ranimer en
« l’aspergeant d’eau à travers le guichet par lequel on
passait la nourriture ». Comme c’était sans effet, Zimmer
ordonna à une assistante de lui flanquer des coups de balai
par la même ouverture. « Quand je repris connaissance sous
les coups, j’étais toute trempée et je dus rester plusieurs
jours dans le froid hivernal avec ma robe et mes bas
mouillés – à l’isolement, il n’y a pas de chaussures. »
Kolb, une gardienne, ouvrit la porte de sa cellule et
l’insulta.
« Ça pue ici ! » a dit Frau Kolb. « Je vous demande pardon, Frau
Aufseherin, mais ce n’est pas possible que je pue, je me lave trois fois par
jour. » Sur quoi elle a répondu : « Tous les Juifs puent ! » Et j’ai senti
qu’un mot de plus, elle me battait, alors je l’ai bouclé. Quand elle a
rouvert la porte pour apporter la nourriture, elle a lancé encore « Tu
pues » et fermé la porte aussi sec.

Marianne croisa d’autres détenues au bunker, dont Alma


Schulze, « une Aryenne si affreusement battue qu’elle
hurlait la nuit “mes yeux, mes yeux” parce qu’elle avait
peur de perdre la vue ». La cantatrice « folle » Hedwig
Apfel n’avait jamais été libérée depuis son séjour dans le
block cellulaire de bois, et Marianne l’entendait hurler. Les
conditions se dégradèrent encore. « Noire et humide », la
cellule de Marianne était en sous-sol.
J’étais dans la cellule 15, si humide que le mur percé d’une fenêtre était
couvert de moisissures noires. À l’isolement, on n’a le droit de rien faire.
Ni lire ni écrire, juste s’asseoir. Même pas marcher. Il n’y avait pas le
moindre chauffage. L’hiver était très froid. J’ai beau être résistante, je
gelais, frissonnais et claquais des dents dans l’obscurité totale. Je restais
assise dans mon block, les pieds en sang.

Quelques jours plus tard, Marianne fut libérée. Comme


elle quittait sa cellule, elle entendit Apfel hurler. « Son cri
n’avait plus rien d’humain, on aurait dit un animal. Je crois
qu’il y avait une autre folle, parce qu’on entendait une autre
voix qui n’avait rien d’humain non plus. » Dans son
témoignage, elle écrit qu’il était exactement 5 heures le
23 février 1940, « quand Dieu m’a tirée de là pour me
transporter ici ». « Ici », c’était l’hôpital de Vienne où elle
récupérait. Son retour à Vienne avait été tout le contraire de
son voyage cauchemardesque vers le camp, en chemise de
nuit, neuf mois auparavant.

Alors que Marianne attendait dans sa prison de Berlin une


place en train, un médecin appliqua de la pommade sur ses
pieds gelés ; dans d’autres prisons, sur la route du retour à
Vienne, elle fut entourée d’autres attentions et eut droit à
une « excellente nourriture », dont, une fois, « deux tranches
de vrai pain de seigle avec du beurre ».
Arrivée à Vienne, Marianne fut hospitalisée. Les
conditions de son retour ne sont pas claires, mais nous
savons qu’elle fut libérée pour témoigner à Vienne au
procès de son mari victime de fausses accusations de
corruption concernant son entreprise familiale juive. Étant
malade, cependant, elle ne pouvait témoigner tout de suite,
et on lui laissa le temps de se rétablir. À l’hôpital, elle
trouva la force d’écrire son témoignage sur Ravensbrück,
qu’elle adressa à un magistrat, un certain Herr Hofrat
Dr Wilhelm.
Marianne ne craignait pas d’être renvoyée au camp et se
refusa à toute autocensure, n’hésitant pas à présenter son
récit comme un témoignage. De même qu’à Ravensbrück
elle avait cru pouvoir se plaindre auprès du commandant
SS, comme s’il appartenait au monde normal, elle crut que
la justice viennoise entendrait ses avertissements et
poursuivrait les bourreaux nazis sur la base de ses preuves.
Elle suggéra même aux magistrats de vérifier ses dires en
s’adressant à d’autres témoins du camp et donna quelques
noms de la « racaille » juive autrichienne, dont Toni Hahn,
Ami Smauser, Louise Olhesky et Kate Piscaul. Elle indiqua
aussi l’Autrichienne Susi Benesch – « communiste et
aryenne » – qui avait été dans le bunker avec elle.
« Pour interroger ces témoins, ajoutait Marianne, il faut
toutefois les faire sortir de Ravensbrück, car elles
n’oseraient pas dire la vérité en s’exposant à des châtiments
moyenâgeux : coups de fouet, bastonnades et camisole de
force. »
Alors qu’elle écrivait son récit sur Ravensbrück,
Marianne n’imaginait pas le tour qu’allaient prendre les
événements dont elle avait été témoin. À ce moment-là, on
commençait juste à installer les tout premiers centres de
gazage du nouveau programme d’euthanasie de Hitler. Son
rapport nous parle donc d’avant la Shoah, et son innocence
est saisissante. Mais Marianne était visiblement convaincue
d’avoir témoigné d’un crime monstrueux en gestation et
d’avoir été libérée par Dieu pour le révéler au monde.
Peu après avoir écrit son rapport, Marianne Wachstein fut
cependant renvoyée à Ravensbrück. En février 1942, elle
mourut dans un de ces mêmes centres de gazage du
programme d’euthanasie. Le destinataire de son rapport,
quel qu’il fût, le cacha toute la durée de la guerre.
L’avertissement de Marianne au monde ne refit surface qu’à
la fin des années 50, lorsqu’il fut transmis anonymement
aux archives du Mémorial du camp.
5
Le cadeau de Staline
En février 1940, un train en provenance de Moscou
s’arrêta du côté soviétique du pont de Brest-Litovsk, sur la
frontière russo-polonaise1. Des personnages descendirent de
voiture, cherchant prise sur les marches gelées. L’un après
l’autre, ils sautèrent, se laissant tomber lourdement dans la
neige. Au total, vingt-quatre passagers, dont deux femmes,
regardaient la Pologne, de l’autre côté du pont, se
demandant ce qui allait leur arriver.
Tous étaient allemands, d’anciens communistes que
Staline avait libérés du goulag pour les remettre à Hitler. Le
pont sur lequel ils se trouvaient avait déjà donné son nom à
plus d’un pacte scélérat, alors qu’au fil des ans Allemagne
et Russie se disputaient la Pologne. Ces hommes et ces
femmes étaient un cadeau à Hitler, cette fois au titre du
pacte germano-soviétique.
L’une des deux femmes, âgée de trente-neuf ans, était
Margarete Buber-Neumann, veuve de Heinz Neumann,
ancien responsable communiste allemand, victime des
purges staliniennes2. Au cours des années 30, Neumann,
comme d’autres membres de l’élite communiste allemande,
avait vécu à Moscou. Également militante convaincue,
Grete y suivit son mari en 1933. Après avoir séjourné au
célèbre hôtel Lux, où les communistes étrangers, dont Olga
Benario, se rassemblaient pour rendre hommage à la cour de
Staline, le couple se rendit en Espagne pour lancer un
journal communiste, au lieu de quoi il se trouva mêlé aux
jeux de pouvoir meurtriers entre le Parti allemand et
Moscou. Jamais Neumann ne comprit les raisons de sa
disgrâce. Comme des millions d’autres, il fut déclaré
ennemi du peuple et, à son retour à Moscou, arrêté et fusillé
en 1937 à l’issue d’un procès-spectacle. Un an après, Grete
fut à son tour arrêtée et condamnée aux travaux forcés à
Karaganda, camp de concentration soviétique de la steppe
kazakhe.
L’exécution de son mari et deux années de goulag avaient
miné Grete. Avant de franchir la frontière, elle et les autres
séjournèrent quelque temps à Moscou, histoire de se refaire
un semblant de santé – que les nazis n’aillent pas s’imaginer
qu’ils avaient été maltraités. Mais rien ne pouvait lui rendre
sa foi dans le communisme. C’est en femme amère qu’elle
regagna son Allemagne natale, écœurée par Staline et
redoutant ce que le retour au pays allait lui réserver. Les
nazis la puniraient certainement pour haute trahison du fait
de ses années de militante communiste.
Une escorte allemande emmena les prisonniers et les fit
monter à l’arrière d’un camion, qui se dirigea vers la ville
polonaise de Lublin, à cent soixante-dix kilomètres au sud-
ouest. Ils restèrent quelques jours au château, au cœur de la
vieille ville. Des fenêtres, Grete voyait les marques des six
premiers mois de la guerre. Une bonne partie de la ville était
en ruine et, sous les ordres d’Odilo Globocnik, le chef de la
police de Himmler à Lublin, les Juifs étaient parqués dans
un quartier qui allait devenir leur ghetto.
Dans la prison du château, Grete entendit ses
compagnons de détention – religieuses, étudiants,
professeurs et médecins – parler de la terreur nazie. Elle
rencontra aussi des communistes polonais qui espéraient
encore fuir à Moscou, croyant y trouver le salut. Elle essaya
de leur ouvrir les yeux sur Staline, mais comme elle leur
parlait, « elles se détournèrent brusquement de nous […]
comme si nous étions atteintes de la lèpre3 ».
Grete fut ensuite internée dans la prison de la Gestapo,
Alexanderplatz, à Berlin. Surnommée « l’Alex4 », c’était
une sorte de centre de tri des prisonniers destinés aux camps
de concentration. Toutes les nuits, les femmes parlaient du
« KZ » et du moment de leur départ. Le vendredi, on lisait
la liste de celles qui partiraient le lendemain. Un vendredi,
une doctoresse juive, Jacoby, entendit son nom. Cette nuit-
là, elle se pendit à une chasse d’eau, mais fut décrochée à
temps. Le lendemain, elle partait à Ravensbrück.
À l’Alex, Grete rencontra une jeune communiste
allemande, Lotte Henschel, qui gardait espoir dans la Russie
soviétique. Lotte l’interrogea sur ses expériences ; elle
écouta Grete parler jusqu’au bout puis s’assit sur la paillasse
à côté d’elle et pleura : « Hélas, pourquoi sommes-nous
donc condamnées à continuer à vivre5 ? », demanda-t-elle.
Le jeudi 1er août 1940, Grete entendit son nom sur la liste
du KZ ; le lendemain, elle partait pour Ravensbrück dans un
groupe de cinquante femmes. Deux la marquèrent plus
particulièrement. L’une, que Grete prit pour une prostituée,
déclara qu’elle ne partait que pour rééducation et sortirait
dans trois mois. L’autre, Témoin de Jéhovah, avait l’air
d’une institutrice et priait constamment.
Elles arrivèrent à la gare de Fürstenberg en milieu de
matinée. Les femmes montèrent dans les camions à
destination de Ravensbrück sous les grondements des
chiens. Grete regarda le camp nazi avec un mélange de
fascination et d’effroi, le comparant d’instinct avec celui
qu’elle avait connu à Karaganda. Barbelés, gardes, cris – les
Russes braillaient « Davaï, Davaï », les Allemands « Raus,
Raus » –, tout cela lui était familier. Les différences se
précisèrent à mesure qu’elle s’approcha.
En comparaison, le camp nazi était minuscule. Lorsque
Grete y fut internée, il comptait 4 000 femmes, contre
35 000 dans le seul camp de Karaganda. De la Sibérie, elle
se souviendrait toujours de l’hiver, de la saison où elle
l’avait quittée : un immense campement gris et glacial, où
des armées de prisonniers, pour la plupart des hommes,
trimaient dans la steppe kazakhe sous un ciel gris acier.
Grete arriva à Ravensbrück début août. C’était le
deuxième été du camp. L’eau claire du Schwedtsee baignait
les roseaux sous une chaude brise d’été. À l’intérieur, elle
eut la surprise de voir des massifs de fleurs rouge vif, puis
une sorte de rue bordée de seize blocks de bois, tous peints,
et à côté de chaque block un arbrisseau.
Les allées de sable, près de la porte, avaient été
soigneusement ratissées. À gauche, près de la porte, se
trouvait une volière où des paons se pavanaient sous les cris
stridents d’un perroquet. À Karaganda, il n’y avait ni fleurs
ni pelouses. Mais ici c’était encore plus angoissant. Pendant
quelques instants, le silence régna.
Cris et hurlements retentirent à nouveau au passage d’une
colonne de détenues. Pour la première fois, Grete aperçut
des prisonnières allemandes : non pas les épaves du goulag,
hommes et femmes mêlées, marchant d’un pas traînant,
mais des femmes bien en rangs, avec un fichu blanc noué
autour de la tête, une jupe rayée et un tablier bleu foncé.
« Gauche, droite, gauche, droite. Levez la tête. Bras le long
du corps. En rangs. » Leurs visages étaient impassibles.
Elles se ressemblaient toutes. Une sirène retentit. De tous
côtés, arrivaient des femmes en colonnes par cinq. Certaines
portaient une bêche à l’épaule. Ce qui la surprit le plus, ce
fut de les entendre chanter des « chansons de marche
idiotes ». Tout cela faisait prussien, et Grete, qui avait
grandi à Potsdam, en savait un rayon sur les usages
prussiens.
Plus loin, elle vit d’autres signes de la « rigueur
prussienne ». On commença par relever l’identité des
nouvelles, par établir des fiches, vérifier et revérifier leurs
dossiers. Certaines femmes qui aboyaient des ordres
portaient la même tenue rayée et étaient de toute évidence
des détenues. Au goulag, également, on cooptait des
prisonniers pour faire le gros du travail. Grete s’était
habituée à voir des Russes tenir ces rôles : c’étaient en
général des hommes, que l’on appelait « brigadiers ». Ce fut
pour elle un choc de voir des femmes, des Allemandes,
« brigadières », hurler des ordres aux autres prisonnières
« avec un plaisir évident ».
Même la femme qui explora son crâne et son pubis en
quête de poux était une détenue, Témoin de Jéhovah. Elle
l’examina méticuleusement, rasoir en main, mais ne trouva
rien. Grete échappa ainsi à la tonte. À la douche, les
assistantes portaient des blouses blanches et étaient
également des détenues.
Dans le camp soviétique, on distinguait les politiques des
criminels. Ici, les détenues étaient divisées en de
nombreuses catégories, ainsi que Grete le découvrit en
voyant les petits triangles de couleur. En tant que politique,
elle reçut un triangle rouge portant le matricule 4208.
Après la douche, Grete se présenta à un médecin du
camp, qui fit claquer sa cravache sur ses bottes de cuir.
Arrivé depuis peu, le Dr Sonntag la fit sortir du rang.
« Pourquoi êtes-vous ici ? » demanda-t-il. « Politique »,
répondit-elle. « Mégère bolchevique, dit-il sèchement.
Rentrez dans le rang. » Grete allait bientôt endosser les
habits qu’elle avait vus sur les colonnes de femmes : robe
rayée, tablier bleu, fichu blanc. Pas de chaussures en été.
Pieds nus sur le gravier, son groupe se dirigea vers le block
16, la baraque des « entrantes ». Grete et les autres
attendirent dehors, se frottant la plante des pieds pour se
débarrasser des gravillons.
Au-delà des baraques, elle aperçut le mur du camp
imposant et compta cinq rangées de barbelés. Le soleil de
midi se reflétait sur un écriteau noir orné d’une tête de mort
et d’os entrecroisés peints en jaune. Ce même jour, lui dit-
on, une Tzigane s’était précipitée vers les barbelés. « Tu
verras où plus tard. Ses doigts sont restés accrochés quand
on a retiré son cadavre6. »
Une voix gutturale hurla les noms avec un accent souabe
prononcé que Grete reconnut aussitôt. C’était la Blockova.
Encore une politique avec un triangle rouge et un brassard
vert. Grete la trouva repoussante. Quelqu’un dit son nom :
Minna Rupp.
À l’intérieur du block, des rangées de femmes tricotaient
des chaussettes grises. En raison des effectifs croissants, les
nouvelles furent tenues à l’écart, le temps d’achever
l’enregistrement. En attendant, on leur fit tricoter des
chaussettes pour les soldats. La baraque « ressemblait à un
palais » en comparaison des huttes en torchis du goulag. Là-
bas, Grete devait faire ses besoins dans la steppe ; ici, il y
avait de vraies toilettes avec des cuvettes, ainsi que du
mobilier : tabourets, tables et casiers. Chaque nouvelle reçut
une écuelle, une cuillère et un gobelet, ainsi que deux
couvertures de laine, un drap blanc et une chemise de nuit à
rayures bleues et blanches. Puis on leur indiqua la marche à
suivre pour la lessive, la nourriture et le linge.
Plus tard, Grete apprit d’autres détenues quantité de
règles supplémentaires imposées par Minna Rupp. Pour elle,
une gamelle éraflée était un sabotage justifiant un rapport,
exposant la coupable à une raclée ou un passage au bunker.
Les femmes ne devaient ni se sourire ni se serrer la main,
sous peine d’être condamnées à rester debout à l’extérieur.
La Blockova contrôlait même la manière dont les femmes
enfilaient leurs sous-vêtements, au cas où elles essaieraient
de glisser du papier à l’intérieur pour avoir plus chaud.
Toute visite aux toilettes était interdite de nuit, et le silence
absolu était de rigueur en permanence. Mais ce qui
importait le plus pour Minna Rupp, c’était la façon de faire
le lit. Une couverture froissée, et l’on était bon pour passer
son dimanche à faire des lits en guise de sanction. Pour les
récidivistes, c’était le Strafblock ou le bunker et vingt-cinq
coups de fouet. Ayant été elle-même envoyée au Strafblock
pour avoir volé une demi-carotte, Minna Rupp connaissait
la terreur qu’il inspirait. Plus tard, elle reçut aussi une
raclée.
Dans le block des nouvelles, les amies de Grete étaient
pour la plupart des Polonaises, des femmes débrouillardes,
pour beaucoup enseignantes. Elles étaient ici depuis
quelques semaines, et en savaient déjà long sur les moyens
de s’en sortir. L’une d’elles, professeure de musique, montra
à Grete le truc pour faire son lit. Elle se servait d’un bâton
pour mettre la paillasse au carré, en sorte que Rupp n’ait
aucun reproche à lui faire. Toutes la détestaient. Il y a peu,
seules les asociales et les droits communs occupaient ces
postes, mais, apprit Grete, il y avait eu un coup de force et
désormais des communistes comme Rupp exerçaient aussi
ces fonctions.
Les jours passant, Grete devait se méfier des
communistes. Probablement en avait-elle connu certaines
autrefois, et elle redoutait de les croiser. Comme les autres
communistes qu’elle avait rencontrées depuis son départ de
Russie, aucune ne voulait entendre ce qu’elle avait à dire sur
Staline. Qu’elle ait été conduite ici depuis Moscou n’était
pas fait pour leur plaire. Elles se méfieraient.
La confrontation se produisit une semaine après. Grete
tricotait des chaussettes quand un groupe de détenues
portant des brassards rouges entrèrent dans le block et
l’interpellèrent. Minna Rupp se trouvait parmi elles. Le trio
entraîna Grete du côté dortoir, où d’ordinaire aucune
détenue n’était autorisée à mettre les pieds dans la journée.
L’interrogatoire commença.
« Tu as été emprisonnée à Moscou ? […] Et pourquoi
ça ? »
Grete comprit que c’était un interrogatoire politique au
nom des communistes du camp. Elle répondit franchement,
racontant l’histoire de la persécution stalinienne.
« Mais dis voir, fit Minna Rupp, t’es une trotskiste,
toi7 ! »
Rupp entendait par là que Grete avait trahi la cause
stalinienne. À compter de ce jour, elle fut rejetée. De
nouveau, elle passait pour une ennemie du peuple, cette fois
aux yeux d’anciennes camarades allemandes, codétenues
dans un camp de concentration nazi.

Le coup de force communiste qui évinça les triangles


verts et noirs des postes de Kapo marqua un tournant dans
les premières années du camp8. Il se produisit au printemps
1940. Jusque-là, les SS avait continué de sélectionner les
asociales et les droits communs ; en novembre, la
nomination d’Olga Benario comme Blockova fut une
exception. Puis, au début de la nouvelle année, les
politiques décidèrent, pour diverses raisons, d’écarter les
« vertes » et les « noires ».
En janvier 1940, un personnage squelettique sortit en
boitillant du bunker et vit le ciel au-dessus d’elle. Hanna
Sturm, menuisière autrichienne et communiste endurcie,
avait été relâchée après six mois d’isolement. Elle avait
vécu dans l’obscurité avec des rations de famine, et avait
failli mourir.
De retour au block, Hanna raconta à ses camarades
l’horreur du bunker, et comment elle avait été laissée pour
morte. Dans les mois glaciaux de l’hiver, elle était tombée
malade. Incapable de manger, elle s’affaiblit au point de
rester couchée sur le sol. Un jour, elle surprit Zimmer qui
disait à la porte de sa cellule : « Elle peut bien casser sa
pipe », mais Hanna « ne voulut pas lui faire cette faveur ».
Elle se força à mâchonner son pain. Recrachant le dur, elle
parvint à avaler suffisamment le reste pour reprendre
lentement des forces.
Un dimanche, une gardienne bienveillante, Lena, était de
service. Hanna savait que « Lenchen », comme elle
l’appelait affectueusement, était bonne pour l’avoir
rencontrée une fois avant d’entrer au bunker. À cette
occasion, elles étaient allées réparer une fenêtre dans la villa
du commandant. « Regarde la vie des SS ici, dit-elle à
Hanna ; nous on se tue au travail pour une bouchée de
pain. »
Lenchen ouvrit la porte de la cellule et dit à Hanna :
« Oh, c’est toi. T’es dans un sale état, qu’est-ce qui se
passe ?
— Je suis malade, très malade.
— Comment t’aider ? Ici, tu vas mourir, c’est sûr. »
Lenchen se procura des vivres et des médicaments pour
elle. Et, le lendemain, elle fit même venir un médecin qui
n’était que de passage au camp. Le médecin dit à Hanna
qu’elle souffrait probablement du typhus. Cependant, elle
reprit peu à peu des forces et, soudain, fin janvier 1940, elle
reçut la visite de Koegel :
« Voulez-vous retourner à votre block ?
— Oui, monsieur.
— Bien, vous sortez. Mais je vous préviens, je ne veux
plus entendre parler de vous. »
Ses camarades se réjouirent de sa sortie, mais la vue de
cette robuste Autrichienne qui n’avait plus que la peau sur
les os était un signe de plus de leur triste sort.
Depuis le confinement de Hanna, beaucoup d’autres
camarades communistes étaient arrivées au point de rupture.
L’une d’elles s’était jetée sur les fils électrifiés. Le supplice
du chevalet était un motif de désespoir supplémentaire. Une
dénommée Irma von Strachwich fut enfermée dans le
bunker pour avoir crié « Heil Österreich ! ». Comme elle
continuait à crier, elle reçut cinquante coups de fouet et
mourut. Bientôt, tout le monde parut connaître une détenue
qui avait été tabassée. « J’ai vu des femmes, rapporte la
communiste allemande Ira Berner, dont le corps n’était
qu’une masse sanglante et qui ne pouvaient plus s’asseoir
des semaines durant. Beaucoup avaient les reins abîmés et
d’autres blessures. »
Mais le choc le plus terrible fut celui de la raclée « non
officielle » administrée à la communiste autrichienne Susi
Benesch. La « politique » allemande Rosemarie von
Luenink en fut témoin :
À cette époque, nous devions décharger les briques d’un bateau.
Benesch était si faible qu’elle ne pouvait plus porter les pierres et s’est
effondrée. Rabenstein l’a empoignée, a replacé une pierre sur son épaule,
et elle s’est écroulée pour la dernière fois. Alors, Rabenstein a soulevé la
pierre et l’a laissée tomber sur sa tête. Benesch est morte sur le coup, et
on a vu le sang ruisseler de sa bouche et sa langue sortie9.

Le moral des communistes sombra après le meurtre de


Susi. Käthe Rentmeister, une vieille briscarde, entreprit de
leur redonner courage. Elle réunit les fidèles autour de sa
paillasse du Block 1 pour discuter de la conduite à tenir.
Toutes avaient purgé de longues peines de prison avant le
camp. Dans les années 20, elles s’étaient fait la main dans le
syndicalisme et les réunions des jeunes communistes, dans
les couloirs du Reichstag ou les comités du Secours rouge.
La plupart avaient des maris, des frères ou des pères dans
les camps. Le frère de Käthe Rentmeister était à
Sachsenhausen : il était de ceux qui avaient construit
Ravensbrück. La plus dure de toutes était Maria Wiedmaier.
Elle avait travaillé dans les services secrets du Parti et
organisé des grèves aux Pays-Bas et en France. En 1935, la
Gestapo lui dit que l’homme qu’elle aimait était mort. Maria
refusant de le croire, ils l’emmenèrent au cimetière et
exhumèrent le corps sous ses yeux, puis ils l’enfermèrent10.
Les femmes reconnurent que Koegel les avait presque
écrasées, et qu’il n’y avait pas moyen de se défendre contre
les SS. En revanche, elles pouvaient certainement se
défendre contre Margot Kaiser et ses pareilles, la
Lagerschreck et ses Kapos issues des triangles verts et noirs.
À un moment ou à un autre, chacune d’elles, ici, avait été
vendue aux SS par la bande de Kaiser. Les triangles rouges
ne pouvaient même pas se réunir sans être dénoncées, alors
que la « saleté » asociale et droit commun volait les
codétenues et jouissait de privilèges refusés aux autres.
Si les communistes trouvaient le moyen d’exercer ces
fonctions de Kapo, leur vie s’améliorerait. Ce n’était pas
impossible, d’autant qu’elles pensaient avoir Johanna
Langefeld à leurs côtés. Celle-ci avait dernièrement accepté
la demande des politiques d’être toutes regroupées ici, au
Block 1. L’Oberaufseherin semblait approuver leur manière
de maintenir l’ordre, et une ou deux chefs de file avaient
gagné sa confiance. Tout le monde savait que Langefeld
menait sa propre guerre contre les SS. Elle avait besoin de
nouveaux alliés, fût-ce parmi les détenues.
Certaines ne voulaient pas entendre parler de faire le
travail des fascistes SS, mais d’autres reconnaissaient que le
block des Juives avait beaucoup changé depuis qu’Olga
Benario était Blockova. Depuis, les Juives avaient redressé
la tête. Elles organisaient des lectures de poésie et parlaient
même de monter une pièce.
Si les communistes ne prenaient pas le pouvoir, d’autres
les doubleraient. C’est ce qu’avaient fait les Tchèques, et
Langefeld poussait même des Polonaises. Maria Wiedmaier
était en contact avec Olga, qui les pressait d’aller de
l’avant ; leur devoir de communistes était de survivre. Maria
dit qu’elles devaient essayer de décrocher des postes, pas
seulement aux blocks, mais aussi aux cuisines et dans les
bureaux, afin de recueillir des informations et de poursuivre
leur travail clandestin. Comme Olga, Maria s’était formée à
Moscou : elle n’avait pas oublié les techniques d’infiltration
et, comme le montre son dossier de la Stasi, elle ne devait
jamais l’oublier11.
Hanna Sturm sortit un plan. Quelques semaines après sa
sortie du bunker, elle avait été envoyée travailler dans la
réserve des SS, dont les Kapos étaient des asociales. Les
détenues étaient souvent accusées de vol. Hanna proposa de
piéger une des chefs de bande asociales. Elle et d’autres
décidèrent de voler des cigarettes et de l’alcool, et
planquèrent le butin chez une responsable du block des
triangles verts. Elles veillèrent à ce que Langefeld en
entende parler.
Le complot marcha mieux qu’elles ne l’avaient espéré.
Furieuse que les asociales aient abusé de sa confiance,
Langefeld les priva presque toutes de leurs fonctions et jeta
Margot Kaiser au Strafblock. À la fin du printemps, la
plupart des postes influents du camp étaient entre les mains
des politiques, et c’est une communiste, Babette Widmann,
qui remplaça Kaiser au poste le plus élevé pour les
détenues, celui de Lagerälteste. Nul ne se soucia du destin
des sortantes : les communistes avaient trop à faire à
s’occuper des leurs.
Jeune communiste de Hambourg, Barbara Reimann avait
été arrêtée en 1940 pour avoir écrit des lettres aux soldats
allemands du front, les pressant de cesser le combat12. Elle
arriva au camp peu après que les détenues communistes
eurent pris le pouvoir et trouva plusieurs camarades prêtes à
l’aider. Alors Blockova des baraquements des arrivantes,
Minna Rupp signala la présence de Barbara à la nouvelle
Lagerälteste, et par le truchement de Langefeld elles
s’arrangèrent pour la transférer au block des politiques. Là,
des Allemandes plus âgées, dont les mères de certaines de
ses camarades d’écoles, la prirent sous leur aile.
Sans surprise, les communistes entendaient bien
conserver leur influence. En août, quand la nouvelle se
répandit que Grete Buber-Neumann était arrivée et racontait
des mensonges sur Staline, elles décidèrent de la condamner
comme trotskiste. Les communistes assurèrent plus tard
qu’un matin les SS leur avaient amené Grete tel un trophée :
« Vous voulez savoir à quel point ça peut être dur, un camp
de concentration ? Interrogez-la sur les camps de Staline ! »
À en croire Maria Wiedmaier, c’est Olga Benario qui
proposa la mise à l’écart de Grete. Le comité communiste
approuva.
Mais la fille de Grete en doute. Olga et sa mère s’étaient
croisées à l’hôtel Lux, à Moscou, dans les années 30. « Ma
mère a toujours exprimé son admiration pour Olga », assure
Judith Buber Agassi, dans sa villa ensoleillée de la côte
israélienne. Mais Judith ne cache pas que sa mère a toujours
été écœurée par le traitement que lui infligea le reste de la
clique communiste.
Pour ma mère, c’était le pire. À ses yeux, les communistes étaient
sectaires. Qui n’était pas communiste ne valait rien, même dans le camp.
Qu’une femme soit au camp parce que prostituée, Témoin de Jéhovah ou
Juive, c’était pareil. Les communistes étaient une bande de bornées. Ma
mère ne l’encaissait pas. Après la guerre, elles ont prétendu avoir aidé les
Juives dans le camp. Naturellement, ce n’était pas possible. Elles ne
pouvaient pas aider.

Que les politiques non juives fussent incapables d’aider


les Juifs n’est pas tout à fait exact. Par Langefeld et son
cercle rapproché, les nouvelles Kapos politiques glanaient
des renseignements qu’elles pouvaient transmettre aux
Juives. Maria Wiedmaier continua de sortir en fraude les
lettres d’Olga ; elle pouvait ainsi écrire à Carlos et à
Leocadia plus librement qu’en passant par le courrier du
camp. De plus, les Juives elles-mêmes croyaient visiblement
que les Kapos triangles rouges pouvaient les aider ; c’est
bien pourquoi Olga, mais aussi d’autres leaders juives du
Block 11 approuvèrent la prise de pouvoir par les politiques.
Dès son arrivée à l’automne 1939, Käthe Leichter avait
régalé le block des Juives de ses poèmes et de ses histoires,
et s’était fait depuis une réputation dans le camp. Sociale-
démocrate, Käthe n’avait pas accès aux renseignements des
communistes, mais elle avait ses propres contacts. En avril,
elle apprit l’internement au camp de sa vieille amie Rosa
Jochmann, elle aussi sociale-démocrate. Käthe s’arrangea
pour la rencontrer aussitôt et la pressa de devenir Blockova.
« Nous n’avions pas le droit de parler aux Juives, dira
plus tard Rosa, mais bien sûr nous le faisions. Le premier
jour, nous marchions dans le camp, et Käthe m’a dit ce que
je devais faire et m’a donné des instructions13. »
Connaissant sa force de caractère, Käthe était certaine que
Rosa était taillée pour le travail de Blockova.
Que Rosa Jochmann ait retrouvé Käthe Leichter à
Ravensbrück était en soi extraordinaire. Les deux femmes
s’étaient connues à la fin des années 20 dans les conseils
ouvriers de Vienne, se battant pour améliorer les conditions
de travail des femmes. Elles étaient de milieux très
différents. Née en 1901, fille d’une blanchisseuse et d’un
métallo, Rosa avait commencé à travailler en usine à
quatorze ans. À vingt et quelques années, syndicaliste, elle
prit la tête des Femmes socialistes d’Autriche, d’obédience
sociale-démocrate.
De quatre ans plus jeune que Rosa, Käthe Leichter, née à
Vienne en 1895, appartenait à une famille juive aisée et
cultivée, mais avait rejeté ses racines bourgeoises. Elle partit
à Heidelberg pour étudier la sociologie auprès du
philosophe Max Weber. Quand éclata la Première Guerre
mondiale, Käthe organisa des manifestations pacifistes et
fut renvoyée en Autriche ; une fois au pouvoir, les nazis
annulèrent son doctorat.
Les droits des femmes gagnant en importance dans le
programme de la gauche autrichienne, les deux femmes se
retrouvèrent en première ligne, même si Rosa, adepte de
l’action revendicative, n’était pas toujours du même avis
que Käthe, qui prônait la négociation et prétendait dicter
aux classes laborieuses ce qu’elles avaient à faire.
Néanmoins, les deux femmes se lièrent d’amitié et
travaillèrent ensemble jusqu’au jour où les nouveaux
dirigeants fascistes de l’Autriche interdirent leurs activités.
Début 1938, alors que l’annexion de l’Autriche par Hitler
(l’Anschluss) semblait inévitable, toutes deux s’engagèrent
dans la Résistance antifasciste, au risque de se faire arrêter.
Ni l’une ni l’autre ne saisirent l’occasion pour fuir.
Otto, le mari de Käthe Leichter, était rédacteur en chef
d’un journal antifasciste. Ils envoyèrent leurs deux garçons
en France, où elle espérait les suivre. Mais, pour des raisons
que sa famille n’a jamais bien comprises – probablement
parce qu’il lui était difficile de laisser sa mère à Vienne et
qu’elle pensait ne pas être prise –, Käthe différa son départ.
Elle finit par prendre un billet de train, mais fut arrêtée la
veille de son départ.
Arrivée à Ravensbrück six mois après Käthe, Rosa
Jochmann s’étonna d’y retrouver son amie et, plus encore,
de ce qu’elle lui raconta. Plus tard, elle rapportera mot à mot
le « briefing » de Käthe, nous donnant un aperçu
exceptionnel des raisons désespérées qui amenèrent les
détenues à coopérer avec les SS dans les premières années
du camp.
À peine apprit-elle la présence de Rosa que Käthe
négocia sa nomination au poste de Blockova, ce qui montre
bien l’influence que pouvaient avoir certaines détenues, y
compris juives et sociales-démocrates. Elle dit à Rosa :
N’oublie pas que ça ne marche pas comme dans les syndicats chez
nous. Ici, tu seras le bras des SS. Et tu dois toujours être d’accord avec
eux. Et s’ils battent quelqu’un à mort sous tes yeux, tu dois demander à
celle qui est frappée : « Pourquoi t’as fait ça ? »
Et ainsi de suite. En même temps, tu dois faire ton possible pour
empêcher la garde de faire un rapport. Et en tant que chef de block, tu
dois te tenir dans ton coin et, durant l’appel, crier à toutes : « Attention,
tout le monde regarde la gardienne14. »

Käthe expliqua à Rosa qu’il arrivait souvent à une


gardienne de faire signe à une détenue de sortir du rang avec
sa cravache, parce qu’elle avait mal cousu quelque chose ou
sous un prétexte quelconque :
Et elle la frappe quasiment à mort sous tes yeux. Tu assistes à la scène
et tu dois faire semblant d’être révoltée par ce que la prisonnière a fait, et
tu dis : « Pourquoi as-tu fait ça ? Tu te prends pour qui ? » Et tu dois
feindre la colère. En même temps, tu dois essayer de prendre la gardienne
à part et de lui dire : « Frau Aufseherin, vraiment je ne comprends pas,
d’habitude elle se conduit si bien. » Et tu dis « ne faites pas de rapport.
Elle sera de corvée de chiottes. Ou elle portera la bouffe pendant deux
mois ». Tu dois toujours être d’accord avec les SS. Toujours.

Le pragmatisme brutal de Käthe sur la position des Juives


choqua Rosa plus que tout. À la fin, Käthe se tourna vers
elle : « Rosa, et si le SS veut que tu dises “sales Juives”,
qu’est-ce que tu fais ? »
Et j’ai répondu : « Non, je ne le dirai pas, Käthe. Fais ce que tu veux,
mais moi, je ne le dirai pas.
— Alors tu ne peux pas devenir chef de block. Tu n’en seras pas
capable. Tu dois le dire. »
Käthe m’a donc donné des instructions : « On ne contredit pas un SS.
Ils sont tous bêtes, méchants et cruels. À la limite, tu peux aider si tu
coopères un peu avec eux en étant diplomate et en étant d’accord avec
eux. » Et c’était vrai. Käthe Leichter avait raison.

Cette conviction de Käthe, que le seul moyen de survivre


était de coopérer avec les SS, reflétait peut-être sa foi dans
la négociation ainsi que son expérience de l’équipe de
travail des « célébrités » au camp. Ce groupe, qui devait son
nom à la présence de princesses et de prime donne, finit par
obtenir qu’on les laisse faire ce qu’elles voulaient. La
communiste et enseignante allemande Clara Rupp (sans lien
de parenté avec Minna) en était. Dans ses Mémoires, elle
raconte :
Les détenues n’aimaient rien tant que duper les gardes et enfreindre les
règles. Certains groupes y parvenaient si bien qu’ils se fichaient
quasiment des SS. Un jour une détenue a chipé une magnifique branche
d’azalée dans la crèche pour la mettre dans le block des politiques. Le vol
a été découvert parce que, ce jour-là, les fleurs du commandant n’ont pas
été livrées. Mais le vol avait été si bien organisé que les auteurs n’ont pas
été découvertes, ce qui les a remplies de joie15.

Ces tours devinrent bien plus faciles à réaliser par la suite


parce que les effectifs du camp augmentèrent si fortement
que le règne de la terreur SS se fit plus imprévisible et
diffus. Comme beaucoup de femmes emprisonnées là du
début jusqu’à la fin, Clara se souvenait des premières
années comme des plus terribles, pour la simple et bonne
raison que rien n’échappait au contrôle des SS : « On était
toujours en danger. »
Et pourtant, dit Clara, en 1940 un groupe de femmes
goûta brièvement à la liberté. Elles construisaient une
nouvelle route vers le camp quand on leur dit de poser leurs
outils parce qu’il n’y avait plus de matériaux. Comme il n’y
avait rien à faire – et aucune possibilité de s’échapper –,
aucune gardienne ne fut chargée de les surveiller. Juste une
Kapo, un triangle vert bienveillant.
Käthe Leichter, la détenue juive, se met alors à parler au triangle vert.
Elle lui dit que la guerre sera bientôt terminée et que Hitler est foutu, et la
Kapo, une brave femme arrêtée pour avoir pratiqué des avortements, l’a
crue. Bientôt, c’est nous qui avons dirigé les triangles verts, et non
l’inverse. Si les événements ont tourné ainsi, c’est surtout grâce à Käthe,
la Viennoise. C’était la plus puissante du groupe, et elle avait acquis des
talents très particuliers en ce domaine. Elle excellait à organiser les
choses. Puisqu’elle était juive, elle n’avait pas droit aux journaux, mais
comme j’avais des amies haut placées, je lui en procurais. Quand Käthe
reçoit le journal, elle oublie le danger, elle l’ouvre, s’y plonge, et oublie
même qui et où elle est16.

Une autre détenue allemande, Elizabeth Kunesch,


confirme le récit de Clara sur le groupe affecté à la
construction des routes. Présente dès le début, elle se
souvient bien de ce jour-là, en particulier d’une certaine
Käthe : « Käthe était juive, très intelligente et très bonne.
Elle chantait pour nous quand nous soulevions les pierres et
nous faisait oublier la peine. »
À en croire Clara, il y avait aussi dans la bande des
célébrités une vraie princesse, dénoncée par sa cuisinière
pour avoir dit du mal de Hitler. C’était une grande
musicienne. « Vous le lui demandiez, et elle vous fredonnait
n’importe quel morceau. »
Il y avait encore une docteure de l’université, Maria, une
« encyclopédie ambulante » qui, donnait chaque soir à Clara
une heure de cours d’histoire anglaise :
C’était une originale : grande, avec quantité de taches brunes, souvent
des poux, et un très gros ventre. Elle s’enveloppait de tout ce qui lui
tombait sous la main pour se protéger du froid, mais elle perdait toujours
tout. Beaucoup d’imbéciles se moquaient d’elle, mais les plus
intelligentes étaient ses amies. J’aimais ses envies de grand ciel, de
prairies et de forêts.

Anni, de Prague, avait été la secrétaire de Tomáš


Masaryk, président de la Tchécoslovaquie entre les deux
guerres. « Elle connaissait toujours les meilleures rumeurs
du camp. » Même quand il y avait du travail, les célébrités
marchaient en chantant. « Quand la princesse est de bonne
humeur, elle chante l’aria “Rose” des Noces de Figaro. » La
Kapo bienveillante distribuait les tâches « en nous lançant
des clins d’œil ». Puis les femmes parlaient philosophie ou
littérature.
Tous les jours, il y avait une discussion dans un coin de ce chantier
interminable. Un jour nous étions presque toutes dans une tranchée à
poser des pierres. Comme nous avions déjà chanté Mozart, Beethoven et
Bruckner, Maria a commencé une leçon sur le romantisme : nous étions
tellement captivées que nous n’avons pas remarqué la gardienne venant
de la blanchisserie. J’ai écrasé le pied de Maria. Elle a commencé par
m’attraper, puis elle a vu l’expression de nos visages. La gardienne m’est
tombée dessus et a crié : « Je vais t’apprendre à travailler, attends un
peu. » Elle m’a envoyée travailler à la blanchisserie, à frotter les draps
sales et les sacs de charbon.

Les célébrités évoquaient leur retour prochain à la maison


ou parlaient de Marx et de l’affrontement, dans le block des
Juives, entre communistes et sociales-démocrates. Elles
entendaient Käthe discuter avec Olga de la question de
savoir si le capitalisme contenait les germes de sa propre
destruction.
Certaines disent qu’on a sous-estimé le pouvoir de Hitler. Parfois nous
sortons travailler même sous la pluie, parce que nous tenons à terminer la
discussion en cours. Notre groupe de travail était le meilleur de tous ;
nous travaillions pour nous, pas pour les nazis. Käthe était notre vraie
chef de groupe. Elle était toujours enjouée et douce. Un jour, elle nous dit
qu’elle a un plan pour équiper sa brouette d’un moteur. Nous rions de bon
cœur. Elle nous montre les lettres de ses deux charmants garçons.

Kathy Leichter, petite-fille de Käthe et fille de l’un des


deux charmants garçons, dit qu’aujourd’hui encore la
famille continue de se demander pourquoi elle n’a pas quitté
l’Autriche quand elle en avait l’occasion. « Elle aurait pu se
mettre en sécurité avec les autres, dit Kathy, cinéaste
installée à New York, dans l’Upper East Side. La plupart
des femmes ne se croyaient pas en danger. Mais Käthe
savait à quoi s’en tenir. À suivre son histoire, on a tout le
temps envie de lui crier : “Monte dans le train. Monte, mais
monte ! Bon sang, pourquoi n’es-tu pas partie ? Pars,
Käthe !” Mais elle ne part pas17. »
Je lui ai demandé comment elle voyait Käthe. « Elle me
ressemblait un peu », fit Kathy, avec ses longues boucles
noires qui lui tombaient sur les épaules et ses grands yeux
noirs.
Mais elle était plus grande. Elle était très masculine. Et comme moi,
c’est une femme qui travaillait et jonglait pour s’occuper des enfants. Elle
étudiait la puériculture et les droits des travailleurs à domicile ; elle
parlait avec les couturières pour savoir quels étaient leurs problèmes. Elle
avait travaillé pour un monde meilleur, particulièrement pour les femmes,
et à Ravensbrück elle a voulu continuer. En plus, elle était cultivée ; elle
connaissait toutes les peintures du Louvre. Mais c’est aussi une femme
difficile à connaître. Je suis toujours à la recherche de sa voix. Il y a un
blocage. Je n’ai que des aperçus fugitifs. À travers les souvenirs des
autres, ou ses poèmes. Ou la pièce.

Grâce à Käthe, les célébrités savaient tout de la pièce.


« Le block des Juives était le seul à pouvoir organiser
quelque chose comme ça », ajoute Clara. La pièce s’appelait
Schumm Schumm, et le texte avait été entièrement couché
par écrit, mais c’était un faux, pour que ça paraisse
inoffensif, en cas de découverte. Käthe l’avait écrite avec
une autre Juive autrichienne, l’avocate Herta Breuer. Les
répliques devaient être apprises par cœur et n’être répétées
que le jour. C’était l’histoire d’un couple de Juifs et de leur
fille, libérés d’un camp de concentration et exilés dans une
île où les Juifs passaient pour des êtres divins et étaient
traités royalement. Il y avait plusieurs allusions au camp : la
mère juive s’évanouissait à l’arrivée et seuls purent la
ranimer les mots Appell, Appell chuchotés à son oreille.
Les préparatifs de la pièce suscitèrent une vive excitation.
Beaucoup de non-Juives aidèrent les dramaturges,
notamment pour les costumes, « fabriqués avec beaucoup
d’amour et de soin », se souvient Clara, grâce à toutes sortes
de choses « organisées » – chipées – par d’autres détenues.
Les femmes avaient des robes faites avec des fichus bleu
lavande fournies par les Tchèques et « organisées pour nous
par des amis ». Bijoux et ornements étaient fabriqués avec
du papier argenté et doré, également « organisé » par des
détenues, tout comme le papier pour les queues-de-pie des
hommes. Les sauvages de l’île portaient des pagnes de jonc
avec les herbes que les Tziganes faisaient sortir de l’atelier
de vannerie.
La pièce fut jouée un dimanche après-midi dans le block
des Juives. Dans le public, se trouvaient de nombreuses
Blockovas et Stubovas des autres baraques et, par
conséquent, aussi des détenues ordinaires.
La catastrophe survint le lendemain. Au Block 2, un
groupe de détenues se fit surprendre en train de danser.
Quand les gardiennes firent leur rapport, elles se
plaignirent : « Les Juives ont monté une pièce, et nous, on
ne pourrait pas danser ? »
Au départ, il semble que tout le block juif allait être puni,
de même que toute l’assistance. Des « négociations »
s’engagèrent, et seules furent châtiées celles qui avaient pris
part à la production. Clara ne précise pas qui, mais
manifestement elles étaient toutes du block des Juives, dont
les auteurs Käthe Leichter et Herta Breuer, ainsi qu’Olga
Benario, la Blockova juive.
Désormais, leurs camarades non juives, même Kapos, ne
pouvaient rien faire pour les aider. On leur laissa aussi le
choix de châtiment : vingt-cinq coups de fouet ou six
semaines de bunker. Elles choisirent le bunker et furent
toutes les six entassées dans une petite cellule. On leur
donnait à manger tous les quatre jours. À la sortie, explique
Clara, les femmes étaient « profondément perturbées » :
« “J’avais si faim, dit l’une d’elles, que je ne supportais plus
d’entendre mastiquer. Celle qui avait encore quelque chose
quand les autres avaient fini de manger était la plus détestée.
Parce qu’elle continuait à mastiquer.” Elles nous
conseillèrent d’éviter le bunker à tout prix. Elles étaient
dans un très triste état. »
6
Else Krug
Dans les semaines qui suivirent son arrivée au camp,
Grete Buber-Neumann se retrouva sur l’Appellplatz,
attendant de voir si elle serait sélectionnée pour un poste de
Blockova. Ses amies polonaises l’y avaient poussée.
En août 1940, la prise de contrôle des triangles rouges
était allée plus loin que prévu : les communistes
s’attribuèrent les fonctions tenues auparavant par les
asociales et les droits communs, mais aussi celles des autres
politiques, toutes couleurs confondues. Les Polonaises,
craignant de ne pouvoir elles-mêmes obtenir ces fonctions,
espéraient malgré tout profiter du coup de force, en
proposant leurs propres candidates. Elles étaient sûres que
Grete possédait les qualités nécessaires. Elles la voulaient
pour Blockova à la place de la détestable Minna Rupp, mais
leur plan échoua.
Buber-Neumann est « envoyée […] devant le parterre de
fleurs où se tiennent déjà, figées dans un garde-à-vous
impeccable, cinq ou six autres femmes. Nous attendons.
[…] Enfin, la surveillante-chef Langefeld s’approche de
notre rang, sans se presser. Elle nous dévisage l’une après
l’autre – ou fait semblant de le faire – puis elle demande à
chacune d’entre nous pourquoi et où elle a été arrêtée, et
depuis combien de temps elle est au camp. Sa décision est
prise. S’adressant à moi, elle dit : “Allez tout de suite
prendre vos affaires et filez au Block 21” ».
Quand Grete apprit sa destination aux Polonaises, elles
furent horrifiées. Le Block 2 était plein d’asociales
redoutables. Effectivement, à son entrée, elle eut le
sentiment « de marcher nue dans une cage aux fauves ». Sa
première tâche fut de servir la soupe du déjeuner aux
triangles noirs. Les femmes affamées grouillèrent autour
d’elle, tendant leur gamelle et gueulant : « Vas-y ! Notre
table d’abord. » Grete souleva la louche et se figea,
paniquée, ne sachant comment dominer cette foule
menaçante.
Quand les politiques évincèrent les asociales et les droits
communs du pouvoir, elles n’avaient pas pensé devoir vivre
parmi elles comme Blockovas. Pour les SS, au contraire,
leur confier des asociales était une autre façon de « diviser
pour régner ». Les politiques affectées aux blocks des
asociales étaient horrifiées par ce qu’elles devaient affronter.
Lorsque Nanda Herbermann devint Blockova d’un block
d’asociales, elle y découvrit des personnages « de Sodome
et Gomorrhe ». La saleté lui répugnait : « La nuit, elles
prenaient leurs gamelles dans leur couchette et s’y
soulageaient de leur grands ou petits besoins. » La saleté
morale l’horrifiait plus encore, particulièrement le
lesbianisme. Nanda avait eu une vie protégée, travaillant
pour l’évêque de Münster qui dirigeait un journal catholique
antinazi. « Leur sort les avait aussi rendues dures et
égoïstes », dit-elle.
Une partie d’entre elles étaient de vrais monstres et elles me faisaient
toujours peur ; elles étaient complètement dévastées moralement. En plus,
elles étaient retorses, fourbes et par conséquent dangereuses. D’autres
n’étaient que des enfants, exclues de la société, qui ne pouvaient que se
dégrader sous la terreur SS2.

Certaines de ces femmes sombraient dans un tel désespoir


qu’elles se jetaient sur les fils électriques, et « le matin leurs
restes calcinés pendaient sur la clôture électrifiée ». La
communiste allemande Bertha Teege vit ainsi un corps
accroché aux fils électriques le jour de son arrivée, en
juillet 1940 : « Une jeune asociale de Vienne avait tenté de
s’évader. Son corps, encore accroché, nous était montré à
titre dissuasif. »
Bertha, qui connaissait d’autres politiques, obtint
rapidement d’être nommée Blockova et fut envoyée au
Block 9, autre block d’asociales. Elle y remplaça la
Puffmutter munichoise déchue, Philomena Müssgueller,
victime d’un autre coup monté qui lui valut d’être jetée au
Strafblock. Teege découvrit des asociales dans une partie de
son block et des Tziganes dans l’autre. Les contrôler était
une « tâche herculéenne », mais elle se mit bientôt en
rapport avec sa vieille camarade communiste, Mauer, alors
Blockova du « fameux block des droits communs », et
ensemble « nous avons réglé ce que nous pouvions –
prenant fermement en mains certaines choses et ne les
laissant jamais nous surprendre3 ». Elles étaient toutes deux
en relation avec « l’administration du camp ».
Les Tziganes étaient plus faciles que les prostituées,
explique Bertha Teege. « Les Tziganes étaient comme des
enfants à charge, se chamaillant, se battant puis redevenant
à nouveau amies. » Les asociales étaient cependant
délabrées et incapables de tenir le coup. Plus de quatre-
vingts pour cent avaient des maladies vénériennes ou la
tuberculose.
Qui étaient ces asociales, Teege ne le dit pas. Comme ses
compagnes politiques, elle ne semble pas avoir jamais
demandé de nom. Contrairement aux premières Kapos telles
Müssgueller, Kaiser et Knoll, les droits communs et les
asociales du camp n’avaient presque jamais de nom. Elles
n’étaient qu’une masse anonyme pour les SS aussi bien que
pour les détenues. Celles-ci employaient le langage des SS
en les évoquant : c’étaient des « asociales, des pestes, des
harpies », ou, comme dit Grete « des bêtes sauvages ».
Même quand on se souvient d’une Kapo triangle noir ou
vert pour un acte de gentillesse, on lui accorde rarement un
nom. Edith Sparmann se souvient pourtant que sa Blockova,
surnommée Goldhansi, était bonne avec elle qui était arrivée
très jeune et séparée de sa mère. « Goldhansi retrouva ma
mère et organisa une rencontre. » Goldhansi perdit aussi
probablement sa place dans le coup de force.

Si nous savons largement ce que les politiques pensaient


des asociales, nous ne savons rien de ce que les asociales
pensaient d’elles. Contrairement aux politiques, elles ne
laissèrent pas de Mémoires. Parler après guerre les aurait
obligées à révéler la raison de leur emprisonnement et à
s’exposer encore à la honte. Une indemnité aurait pu les
pousser à se déclarer, mais il n’en fut jamais question.
Les associations allemandes fondées après la guerre pour
aider les rescapées des camps étaient dominées par les
politiques. Qu’ils fussent installés à l’Est, communiste, ou à
l’Ouest, ces organismes ne voyaient aucune raison d’aider
les « asociales ». Ces détenues n’avaient pas été arrêtées en
tant que « combattantes » antifascistes, et, quelles qu’aient
été leurs souffrances, elles n’étaient pas qualifiées pour
recevoir une aide financière ou autre. Les Alliés
occidentaux ne s’intéressaient pas davantage à leur sort.
Bien que des milliers d’asociales fussent mortes à
Ravensbrück, pas une seule rescapée triangle noir ou vert ne
fut invitée à témoigner aux procès pour crimes de guerre de
Hambourg, ni à n’importe quel autre procès.
Elles disparurent donc purement et simplement : les
quartiers de prostituées dont elles venaient avaient été rasés
par les bombes alliées, si bien que personne ne sut où elles
étaient allées. Durant de nombreuses décennies, les
spécialistes de l’Holocauste estimèrent l’histoire des
asociales sans intérêt ; c’est à peine si on les mentionnait
dans les histoires des camps. Trouver des rescapées dans ce
groupe était doublement difficile car elles n’avaient pas
constitué d’associations ni de groupes d’anciennes. Frapper
aujourd’hui aux portes de la Düsseldorf Bahndamm, un des
rares quartiers de prostituées qui n’ait pas été détruit,
n’apporte que cris de colère du genre « Fichez-moi le camp
d’ici ! ».
Ce n’est que dans les années 90 que des chercheurs
commencèrent à essayer de contacter des asociales. Les
rares qui répondirent à l’appel ne donnèrent pas de vrais
noms, et aucune, assuraient-elles, n’avait été elle-même
prostituée. Käthe Datz admit avoir été emprisonnée comme
asociale en tant que « réfractaire au travail » ; elle avait
manqué un jour de travail à l’usine pour aider sa mère
malade :
On m’a traitée de criminelle et de traître. On m’a envoyée dans un
transport de masse, et j’ai pleuré. Dans notre groupe, il y avait beaucoup
de filles travaillant dans la prostitution. Je me rappelle qu’elles
marchaient en talons aiguilles dans les rues pavées de Fürstenberg en
direction du camp. Je peux vous dire comment ça s’est passé pour elles :
« Salopes. On va vous donner une leçon », puis ça a été coups de pied et
raclées4.

Et pourtant, grâce à la bureaucratie nazie, quelques


indices ont été conservés sur l’identité de ces femmes. Le
système mis en place par Himmler pour surveiller puis
exterminer le sous-prolétariat allemand était si étendu que le
Bomber Command de la Royal Air Force n’a pas réussi à
détruire tous les dossiers de police. Nulle part cette
bureaucratie n’était plus imposante qu’à Cologne où se
trouvait l’un des plus grands quartiers de prostituées
d’Allemagne. En partie parce que ces femmes étaient au
service de l’armée, elles étaient largement surveillées et
contrôlées. Les Alliés avaient bombardé la ville en 1942,
mais lors du déblaiement d’après-guerre quelques dossiers
de police avaient été retrouvés au hasard dans les décombres
et empilés dans les archives de la ville voisine de
Düsseldorf, où ils sont restés près de soixante-dix ans sans
être lus.
Ainsi du dossier d’Anna Sölzer. Elle avait tout juste vingt
ans quand la police la photographia en 1941 ; elle était jolie,
avec son feutre noir. Arrêtée dans une chambre individuelle,
elle fut accusée de transmettre une maladie vénérienne. Elle
n’avait pas de papiers puisqu’ils avaient été détruits dans les
bombardements. L’agent qui l’arrêta la trouva seule dans sa
chambre, « mais nous savions que des hommes étaient
passés par là. […] Elle a d’abord refusé de sortir de son lit
et de se rendre au poste, protestant qu’elle ne voulait pas y
aller5 ».
Anna était enceinte de cinq mois. Elle assura ne pas
connaître le père. Comme les femmes enceintes ne
pouvaient être emprisonnées, elle fut assignée à résidence
jusqu’à la naissance du bébé puis de nouveau arrêtée.
Le dossier contient une déclaration qu’Anna avait faite
dans le cadre d’un rapport, relatif à « l’histoire génétique »
de la famille. Elle n’avait jamais connu son père. Sa mère
était morte quand elle avait six ans. « J’ai été à l’orphelinat
jusqu’à mes huit ans. Je suis allée dans une maison où j’ai
appris le travail d’aide domestique dans une famille, mais je
gagnais si peu que je suis partie travailler à l’usine. » Ne
gagnant que 20 marks par semaine, elle commença alors à
se prostituer. Le rapport de police spécifiait qu’Anna venait
d’une famille « génétiquement sans valeur » et qu’elle se
montrait widerspenstiges freches Benehmen – « obstinée et
effrontée dans son comportement ».
Anna dit à la police qu’elle voulait continuer à travailler
comme prostituée jusqu’à ce qu’elle ait son bébé. « Je
trouverai un travail pour mon enfant. Je sais que la police
me surveille. Si je fais quelque chose de mal, j’irai au KZ. »
Pendant sa grossesse, elle tomba malade et demanda de
l’aide au père du bébé. « Mais il était marié et avait une
famille. » Sitôt né, son bébé, Bodo, fut placé en orphelinat à
Cologne. Peu après, elle fut envoyée à Ravensbrück.
Il y avait aussi dans le dossier d’Anna un télégramme des
autorités de Ravensbrück adressé à la Gestapo de Cologne,
indiquant qu’Anna était morte de tuberculose le
28 décembre 1944 à 16 heures. La tuberculose était
certainement répandue dans le camp, mais en 1944, c’était
souvent le motif de décès invoqué pour couvrir un meurtre.
La Gestapo de Cologne reçut la lettre standard du camp
adressée dans ce cas : « Nous vous prions d’informer sa
famille du décès. On ne peut voir le corps ni recueillir les
cendres pour des raisons d’hygiène. » La Gestapo de
Cologne répondit au KZ de Ravensbrück que la seule
famille d’Anna était son fils Bodo, âgé de trois ans.
« L’enfant héritera. Il est actuellement en orphelinat. Nous
vous prions d’envoyer ses biens au Service de la Jeunesse
de Cologne. »
La vie d’Ottilie Görries émergea également des
décombres. Ottilie était une enfant de l’Assistance publique
depuis l’âge de deux ans. Elle n’avait pas d’emploi quand
elle fut arrêtée et « buvait tous les jours dans les bistrots »,
dit l’instructeur de la Gestapo qui spécifia que sa famille
était « génétiquement déficiente ». Les objets pris sur elle à
son entrée au camp – une broche et un peigne – attendaient
d’être récupérés, dit une note. Elle était morte à
Ravensbrück6.
Les dossiers révélèrent d’autres visages de femmes, qui
racontaient tous des histoires similaires. Elisabeth
Fassbender grandit dans un orphelinat de Cologne et fut
arrêtée pour vol de manteaux. Elle aussi mourut à
Ravensbrück.

Au début, la proportion des asociales dans le camp était


d’environ un tiers de la population totale et, tout au long des
premières années, prostituées, sans-foyer et « réfractaires au
travail » continuèrent à franchir les portes en masse. Le
surpeuplement des blocks d’asociales empira rapidement,
l’ordre s’effondra ; insalubrité et maladies se propagèrent.
Peu habituées aux règles, les asociales risquaient plus que
les autres de se faire prendre pour de petits crimes, un lit
mal fait par exemple. Tabassées ou envoyées au Strafblock,
elles en sortaient dans un sale état. D’après le témoignage
de Bertha Teege, il apparaît que certaines Blockovas
politiques étaient aussi disposées que les gardiennes à
dénoncer les crimes des asociales.
Bertha regrettait de n’avoir rien pu faire pour aider ces
femmes qui étaient toujours en train « de se battre, de se
défiler et de traînasser » et qui refusaient d’obéir aux règles.
Des femmes pouvaient alors être envoyées au Strafblock
juste pour avoir raccourci une robe, rasé leurs sourcils ou
coupé leur cheveux. « Assez bizarrement, beaucoup
d’asociales aimaient ces futilités, le plus souvent les
lesbiennes. » Une jeune fille fut envoyée au Strafblock pour
paresse. « Elle ouvrit sa robe devant moi pour me montrer
sa poitrine – rongée par le gel et la vermine. Le lendemain
matin, elle était morte. »
Quand le magasin de la cantine des SS fut cambriolé, le
vol fut mis sur le dos des asociales. Obligées de rester
debout des heures durant sans manger pendant la fouille de
leur block, elles « tombaient comme des mouches ». La
fouille fut un échec. « On ne trouva rien, sauf des messages
secrets pathétiques et des lettres d’amour. »
La plupart des nouvelles Blockovas politiques étaient
moins frappées par le désordre qui régnait dans les blocks
d’asociales que par le lesbianisme qui se propagea avec la
promiscuité croissante liée au surpeuplement. Nanda
Herbermann ne doutait pas que les relations lesbiennes
fussent plus répandues dans les blocks d’asociales. Elle le
constatait avec stupéfaction, priant pour ces « âmes
perdues ». « Elles accomplissaient entre elles les actes les
plus dépravés. »
Les femmes étaient « moralement démunies » parce que
« la sexualité était la seule chose qu’il leur restait »,
explique-t-elle. Il n’y avait pas d’hommes dans les parages.
Les SS méprisaient les détenues, et tout contact sexuel
entraînait un renvoi. Les seuls autres hommes visibles aux
abords du camp, dans les premiers jours, étaient les détenus
de Sachsenhausen et de Dachau venus construire les
nouveaux blocks. Cette force de travail servile était devenue
si habituelle que dans l’été 1942 ils furent logés dans leurs
propres baraques, et un petit camp d’hommes se constitua,
jouxtant celui des femmes à l’arrière. Mais le camp des
hommes était de l’autre côté du mur et entouré de barbelés ;
le contact sexuel était quasiment impossible, bien que pas
totalement inconnu7.
Le lesbianisme des détenues prenait diverses formes.
Certaines femmes arrivées là étaient déjà ouvertement
homosexuelles. Quoique l’homosexualité féminine ne fût
pas un motif d’arrestation, quelques-unes furent fichées
dans les archives comme lesbisch et portèrent des triangles
noirs. Beaucoup confirmèrent que les lesbiennes ne
cherchaient pas à cacher leur sexualité, certaines prenant des
noms d’hommes – Max, Charlie ou Jules – et jetant parfois
leur dévolu sur d’autres qui n’étaient pas homosexuelles
mais facilement entraînées. D’autres femmes échangeaient
relations sexuelles contre nourriture. Grete connut une
« prostituée » lesbienne, Gerda ; « les détenues lui
apportaient leurs rations de margarine et de saucisse ».
Nanda elle-même reconnut pourtant que beaucoup
faisaient commerce du sexe parce qu’elles étaient seules.
Plusieurs de ces « âmes perdues » – Gisela, Freda et Théa –
recherchèrent d’ailleurs l’affection de Nanda. L’enlaçant,
elles « s’épanchaient douloureusement sur leur vie ratée ».
Une femme mourut dans les bras de Nanda ; elle était
« dévorée par la maladie ». Théa était malade et hantait le
block la nuit, effrayant les femmes endormies. « Théa,
rappela Nanda, tu ne savais plus ce que tu faisais. »
Une nuit que je dormais sur ma couche, tu m’as flanqué des coups de
poing. Tu te tenais là, enveloppée de couvertures. J’ai voulu t’attraper,
mais tu as commencé à courir, puis tu as sauté par la fenêtre, et tu as
continué à courir, avec moi et d’autres détenues à tes trousses, jusqu’à ce
qu’on finisse par t’attraper. C’était une nuit d’hiver glacée. Les SS sont
arrivés et t’ont passé la camisole de force. Ils sont venus avec des chiens.
J’ai dû aller avec toi au bâtiment cellulaire où on t’a passé la camisole de
force sous mes yeux. Tu ne pouvais sortir vivante de la maison de la
mort8.

La « réfractaire au travail » Käthe Datz échappa en partie


à la solitude des blocks d’asociales parce qu’elle avait une
amie, Helga. Elles étaient ensemble quand on les a rasées.
« Quand on a quitté les douches, j’ai eu du mal à la
reconnaître. Elle a dit : “Hé, c’est moi. – Sans blague, c’est
toi ?” » Käthe passa en fraude un petit peigne. Quand ses
cheveux repoussèrent, elle s’en servit pour relever ses
cheveux et éliminer les lentes.
On pouvait me piquer n’importe quoi, mais pas mon petit peigne. Je
me peignais tous les jours. Tu vois encore des traces rouges. C’était le
coup de grâce pour celles qui ne supportaient pas de se gratter tout le
temps. On ne donnait pas de pommade et on ne pouvait pas aller voir un
médecin pour les poux. Elles développaient alors un eczéma. Mais moi, je
m’en suis bien sortie. Je n’ai pas eu de problème de poux. D’autres
commençaient à désespérer. Elles s’asseyaient dans un coin. Le matin, on
distribuait le café – de l’eau avec quelque chose dedans. Beaucoup n’en
recevaient même pas. Quand on voyait qu’elles étaient presque au bout
du rouleau, on ne leur donnait plus rien d’autre. On attendait qu’elles
meurent, puis on les évacuait.

Les asociales qui se consolaient dans le sexe n’étaient


évidemment pas douées pour s’ébattre discrètement.
D’autres détenues évoquaient souvent les lits qui
tremblaient, voire s’effondraient la nuit. Comme le
lesbianisme était un délit au camp (mais pas à l’extérieur),
beaucoup se firent prendre et furent jetées au Strafblock, où,
pour citer Bertha Teege, « les aberrations sexuelles
échappaient à tout contrôle ».
Erika Buchmann, Blockova du Strafblock en 1942,
rapporte que les ébats amoureux étaient « parfois
impudiques et déchaînés », mais des couples essayaient
aussi de préserver leur vie privée. « Si vous vous leviez la
nuit pour aller aux toilettes, vous deviez attendre car il y
avait des couples dans les petits compartiments à la porte
fermée. »
Grete Buber-Neumann était également choquée par les
relations lesbiennes, mais elle était plus optimiste que
d’autres, peut-être parce que le goulag lui avait ouvert les
yeux. Comme elle l’avait vu, les prostituées s’en tiraient
mieux là-bas précisément parce qu’il y avait aussi des
hommes au goulag et qu’elles pouvaient « continuer leur
travail ». Ici, à Ravensbrück, les prostituées, « habituées aux
longues journées et à un mode de vie irrégulier, étaient
cassées et brutalisées par la discipline du camp9 ».
La manière dont les femmes se dénonçaient constamment
les unes les autres choquait Grete plus que le sexe. « Des
amitiés jurées étaient scellées un jour et brisées en
chamailleries et hostilités le suivant. Toute la journée les
femmes s’accusaient mutuellement, se lançant les insultes
les plus abominables. Les plus blessantes portaient sur leur
honneur professionnel ou tournaient autour de l’accusation
de s’être fait payer à vil prix. « Regarde-moi qui cause »
était l’entrée en matière typique. « Ça ramasse des poivrots
sur le pas-de-porte pour 1 mark la passe. »
Et pourtant, comme avec Nanda, les critiques de Grete
semblent masquer son affection pour ces femmes. Son
amitié avec Else Krug y était sans doute pour quelque
chose.

Quand à la fin de l’été 1940 Grete entra pour la première


fois au Block 2 et tenta de servir la soupe, elle paniqua
devant la « foule » qui la menaçait. C’est alors qu’à son
étonnement l’une des femmes sortit des rangs et rappela à
l’ordre. Une femme qui en imposait, « aux yeux bruns,
vifs », au menton volontaire et à la voix de sergent-major,
c’est ainsi que Grete décrivit son sauveur. Elle monta
aussitôt sur un tabouret et beugla : « Si vous ne retournez
pas immédiatement à vos places et si vous continuez à vous
conduire comme des cochons avec la nouvelle
Stubenälteste, ça va barder et on va faire remporter les
bassines à la cuisine !10 » Cela a marché comme par magie,
dit Grete. « Après ça, je n’ai plus eu de problème – pendant
un temps. »
Grete lui fut si reconnaissante de son aide qu’elle ne l’a
pas oubliée dans ses Mémoires. Elle s’appelait Else Krug.
Pour son appui et parce qu’elle se lia ensuite d’amitié avec
Grete, Else Krug devint l’une des très rares prostituées de
Ravensbrück à avoir un nom.
Inconnue de Grete, nouvelle venue à Ravensbrück, Else
était un personnage déjà bien repéré dans le camp ; elle était
arrivée avec le premier transport de Lichtenburg et fut l’une
des premières triangles noirs à obtenir un poste de Kapo,
dirigeant le groupe qui travaillait aux réserves des cuisines –
poste auquel elle s’est longtemps accrochée, malgré le coup
de force des communistes. Détenue estimée dans le block,
elle s’asseyait à côté de la Blockova lors des repas, à la table
principale de la salle commune. C’est là qu’elle eut
l’occasion d’échanger avec Grete et qu’elles apprirent à se
connaître.
Else revenait souvent sur son passé, évoquant sa vie de
prostituée à Düsseldorf, toujours avec un clin d’œil.
Spécialisée dans le sadomasochisme, elle en parlait de
manière crue. Certains jours, se tournant vers Grete, elle
amorçait – « Tiens, je vais t’instruire un peu en sciences
naturelles !11 » – et elle racontait ses souvenirs. « Ayant lu
un certain nombre d’ouvrages médicaux et de textes de
vulgarisation scientifique à ce propos, je pensais être au fait
de la question. Mais les histoires d’Else Krug me font
dresser les cheveux sur la tête. »
Grete admirait déjà Else. « Elle parle des perversions les
plus abominables avec une froide objectivité et il émane de
sa façon de raconter une sorte de fierté professionnelle. »
Elle savait qui elle était et soulignait ses compétences dans
le domaine. Else ne « pleurnichait » jamais et ne prétendait
pas changer, comme le déclaraient les autres, à la sortie du
camp. Elle songeait au contraire : « Après quelques années
au camp, ça ne me sera pas aussi facile qu’avant de gagner
300 marks en une nuit ; il faudra que je trouve un “truc” à
moi, question allure et vêtements, pour continuer à avoir du
succès12 ! »
Grete apprit également qu’Else gérait très bien son
groupe de travail aux cuisines et qu’elle en était fière.
C’était un travail fortement convoité car il offrait de
nombreuses opportunités de sortir en douce des suppléments
de carottes, de pommes de terre et de navets, parfois des
conserves et de la confiture – autant de risques de se faire
prendre ou d’être dénoncée par une politique cherchant à se
placer. Si l’activité d’Else Krug n’avait pas encore été
compromise, malgré la campagne de diffamation de Hanna
Sturm contre les asociales, c’était sans doute d’abord parce
que, précisément, elle surveillait de près son équipe, toutes
des compagnes asociales, en s’assurant que la récolte était
équitablement partagée. Else était devenue une mère pour
son groupe de travail aux cuisines, gagnant leur loyauté,
comme l’observa Grete.
En dépit de tous leurs échanges, Grete semble n’avoir
rien appris des antécédents d’Else, rien sur sa propre mère,
alors que les autres lui en parlaient souvent.
Comme les autres détenues, les asociales pouvaient écrire
une lettre par mois, et l’une des fonctions des Blockovas
était de précensurer le courrier, si bien qu’elles lisaient tout.
Celles qui s’adressaient aux mères étaient les plus
déchirantes. Dans l’une d’elles, on lisait : « Chère maman,
écris-moi, rien qu’un seul mot. Je suis très triste. Chère
maman, je t’ai fait tellement honte mais je vais me corriger,
je te le promets. Quand je sortirai, je travaillerai tout le
temps, je ferai tout pour me rattraper. Si tu m’envoyais 1
mark ou 213… » Le samedi, jour de distribution du courrier,
certaines recevaient parfois une réponse inattendue quand
elles avaient touché le cœur de leur mère et « les larmes se
mettaient à couler à flots ! Mais dès le dimanche, les
promesses et engagements solennels étaient tous
oubliés14… ». Et les insultes de fuser à nouveau.
La plupart du temps, cependant, les femmes n’avaient
jamais de retour, soit que leurs lettres ne fussent pas
parvenues à destination, soit que leur famille les eût reniées.
Quelques femmes n’écrivaient jamais, peut-être parce
qu’elles avaient perdu contact avec leur famille depuis
longtemps et n’avaient pas le courage de leur dire ce
qu’elles étaient devenues ni où elles se trouvaient, ce qui
paraît avoir été le cas d’Else. On sait par d’autres sources
que Lina Krug, mère d’Else, n’avait aucune idée du lieu où
elle était.
Il est aussi difficile de suivre ces familles que les
asociales elles-mêmes. Elles étaient souvent sans domicile
fixe ou bien derrière les barreaux. Après la guerre, si les
disparues ne revenaient pas, les familles préféraient garder
le silence. Elles devaient les supposer là où leurs proches
avaient été envoyés, et ne voyaient pas l’intérêt de tenter des
démarches ; les familles ne recevaient ni aide ni
dédommagement.
La mère d’Else, pourtant, se fit entendre. Après la guerre,
elle fit appel à l’organisme des rescapés allemands, la
Vereinigung der Verfolgten des Naziregimes (VVN,
association des victimes du régime nazi) dirigée par des
communistes, pour avoir des nouvelles de sa fille. Lina
Krug semble avoir ignoré que sa fille se prostituait et
pourquoi elle avait été arrêtée. Elle demanda seulement à la
VVN si elle avait une quelconque information. Sa lettre
livre aussi quelques éléments sur les antécédents familiaux
d’Else, révélant une histoire toute différente du stéréotype
des asociales tel qu’il figure dans les dossiers de police.
On lit qu’Elisabeth (Else) était née le 3 mars 1900 à
Merzig, dans la Sarre, minuscule État allemand limitrophe
de la France, et que la famille habitait la ville voisine de
Neudorf-Altenkessel. Jacob Krug, le père d’Else,
personnalité respectée localement, était maître tailleur15.
Dans le courant des années 20, elle partit vivre à
Düsseldorf. Lina ne précise pas quand ni pourquoi elle
partit, mais on sait par ailleurs que Jacob Krug mourut
jeune ; Else dut donc chercher du travail puisqu’il n’y avait
plus de soutien de famille. À cette époque, comme le
chômage augmentait, les jeunes femmes affluaient dans les
villes pour travailler comme domestiques dans les familles
aisées.
La raison pour laquelle Else tomba dans la prostitution
n’est pas claire, mais sans doute, comme tant d’autres,
avait-elle simplement besoin d’argent. Qu’elle ait eu du mal
à dire à sa mère ce qu’elle faisait explique probablement
qu’elles perdirent contact. Il est aussi difficile de dater le
moment où elle se prostitua, mais on sait – d’après d’autres
reliquats de documents nazis – qu’elle travaillait en 1938
dans un bordel de Düsseldorf, 10 Corneliusstrasse, au cœur
du quartier de la prostitution.
Comme pour les dossiers personnels de prostituées, un
certain nombre de registres de police furent extraits des
décombres des villes allemandes. La police de Düsseldorf a
conservé celui de 1938. Le volume écorné liste toutes les
rafles de cette année-là dans les bordels de la ville. Elles se
produisaient mensuellement et, à chaque fois, environ vingt-
cinq régulières étaient inscrites dans le registre journalier
puis renvoyées chez elles.
Apparaissent sans cesse les mêmes adresses et les mêmes
noms. Il y avait de fréquentes descentes au 10
Corneliusstrasse. On embarquait certaines prostituées avec
un mari, qui était souvent leur maquereau. La plupart
avaient peu d’effets personnels – quelques pfennigs et un
chapeau, qu’elles laissaient dans le bureau, puis elles
signaient le registre. Une des habituées déposa également un
sac, c’était Else Krug.
La nuit du 30 juillet 1938, il y eut une nouvelle descente
au bordel du 10 Corneliusstrasse mais, cette fois, on ne
renvoya pas les suspectes connues. Elles furent arrêtées sous
le coup de la nouvelle loi de Himmler relative aux asociales,
une des toutes premières arrestations massives du genre, ce
qui signifiait qu’on allait les transférer bientôt à
Ravensbrück. Avant de quitter le poste de police, Else Krug
signa pour son sac avec son assurance habituelle, d’une
main ferme.
Dans sa deuxième année à Ravensbrück, Else semblait ne
plus avoir de contact avec sa mère depuis au moins quatre
ans, sinon plus. Elle perdit alors toute possibilité d’écrire
chez elle quand bien même elle l’eût voulu. Du fait de la
prise de contrôle des triangles rouges, on débouta une par
une les dernières Kapos asociales et, quand le trafic d’Else
fut finalement dénoncé, elle perdit également son poste aux
réserves des cuisines. Au terme d’une période au Strafblock,
on la condamna à porter des briques et à décharger du
charbon des péniches, sans parvenir à la briser. Selon Grete,
elle échangeait des mots avec son amie par-dessus le
barbelé du Strafblock.
Grete, dit une fois Else, « ils se figurent qu’ils vont me
faire craquer en me faisant bosser ! Là, ils se mettent le
doigt dans l’œil, parce que le boulot, moi, ça me
connaît16 ! ».
Il n’y avait jamais eu autant de brutalité au Strafblock.
Gertrud Schreiter, une nouvelle gardienne, fille d’un
boulanger de Cologne, frappait avec une ceinture de cuir.
Elle « devenait sauvage », disaient les femmes, et les
détenues ajoutèrent plus tard qu’elles pouvaient reconnaître
des prisonnières du Strafblock parce que la brutalité « les
avait transformées en bêtes, elles aussi » – « les dernières
traces de douceur disparaissaient de leur visage et de leurs
attitudes ».
Vers la fin de 1940, Koegel décida d’employer « les
bêtes » en les chargeant du supplice du chevalet. C’était
devenu si fréquent que Dorothea Binz et Maria Mandl
furent débordées et eurent besoin d’aide. Quand elles
acceptaient, les femmes du Strafblock recevaient un
supplément de nourriture et retournaient dans leurs blocks
habituels. Les volontaires ne manquaient pas. Pas plus qu’il
n’a manqué de bras pour frapper la trapéziste Katharina
Waitz après sa troisième évasion.
Après ses deux premières tentatives, Katharina avait été
emprisonnée au Strafblock pendant de nombreux mois, puis
en 1941 elle trouva l’occasion de s’enfuir à nouveau. Son
évasion fut si époustouflante cette fois-là que beaucoup de
détenues racontèrent ensuite comment elle s’y était prise. À
la faveur de l’obscurité, sans alerter gardiennes ni chiens,
elle s’échappa du Strafblock et parvint à la cantine des SS.
Elle grimpa sur le bâtiment. Se protégeant du courant
électrique avec un oreiller et une couverture, elle escalada la
clôture électrifiée et sauta de l’autre côté. Mettant à profit
ses talents de funambule, elle franchit les cinq rangées de
barbelés et le mur haut de quatre mètres, toujours en se
protégeant avec oreiller et couverture pour passer le
sommet. Katharina s’élança alors vers la liberté, mais, le
lendemain matin, les gardiennes retrouvèrent la couverture
et l’oreiller dans les barbelés.
Les détenues se souvenant de la manière dont Katharina
s’était enfuie se rappelaient aussi comment on l’avait
ramenée. Pendant qu’on la pourchassait, toutes les détenues
du camp durent rester debout, mais c’est au Strafblock, dont
elle s’était évadée, que la punition fut la plus sévère. Là, les
femmes durent rester debout sans nourriture, jusqu’à ce que
l’on retrouve Katharina.
Cela prit trois jours et trois nuits. Le quatrième matin, on
la découvrit cachée dans Fürstenberg. Les gardiennes
revinrent avec les chiens qui avaient été lâchés sur elle,
suivies de près par Koegel qui poussait Katharina devant
lui. On l’avait frappée partout et elle était couverte de sang
et de crasse.
Doris Maase, regardant par la fenêtre du Revier, vit
comment Koegel emmena Katharina au Strafblock, disant
aux détenues, folles de faim et de colère : « La voilà. Vous
pouvez en faire ce que vous voulez17. » Un autre témoin
entendit Koegel dire : « Donnez-la aux bêtes, que nos bêtes
s’amusent avec elle. » Dès qu’il la livra aux femmes du
Strafblock, « les pires d’entre elles la poussèrent dans la
salle de bains, l’injuriant, et la frappèrent à mort avec des
barreaux de chaise ». Son corps « devait être horrible à
voir », dit Doris Maase, car pour la première fois dans
l’histoire de Ravensbrück le cadavre fut emporté par le
médecin du camp, le Dr Sonntag, et son infirmier, plutôt
que par des détenues.
Peu après la mort de Katharina, Koegel organisa un autre
tabassage, de nouveau au Strafblock. Les Témoins de
Jéhovah qui travaillaient dans les clapiers de lapins
refusaient de recueillir la laine angora, parce qu’elle servait,
disaient-elles, à faire des manteaux aux soldats, ce qui était
par conséquent un travail de guerre. Koegel se mit en colère
et ordonna de tabasser un grand nombre d’entre elles, mais
il avait besoin pour cela de bras supplémentaires ; aussi fit-il
appel à des femmes du Strafblock. Alléchées par les
promesses, des volontaires se présentèrent, mais Koegel en
voulait plus.
Peut-être à cause de son ascendant, ou parce qu’il avait
remarqué sa fierté hautaine, Koegel désigna nommément
Else Krug. Comme aux autres, il lui proposa d’être libérée
du Strafblock, mais Else refusa. Koegel l’appela à son
bureau. Grete apprit ce qui arriva ensuite.
Koegel n’avait pas l’habitude que des détenues
s’opposent à ses ordres, il était donc furieux et criait après
Else, lui ordonnant d’obéir.
« Non, mon commandant, réplique alors Else Krug, je ne
frapperai pas une autre détenue.
— Comment ça, écume Koegel, sale putain, tu te permets
un refus de travail ?
— Oui, mon commandant !
— Vous aurez de mes nouvelles ! Dégagez18 ! »
7
Docteur Sonntag1
Comme toutes les détenues, Olga vivait dans la crainte
constante de l’hiver. Il n’était absent de ses pensées qu’au
tout début du printemps, mais comme on le voit dans ses
lettres, à partir de l’été la perspective des premières neiges
la hantait. « La vie m’est tellement plus facile l’été, j’espère
ne pas passer un autre hiver ici », écrivit-elle à Leocadia et
Ligia en juin 1940.
Pour l’instant la douceur de l’été l’incitait à penser à
Anita. « Fais-lui faire plein de sport. Dans ses aptitudes et
son caractère, ressemble-t-elle à moi ou à son père ? »
Il y avait même encore un espoir de libération, indiqué
par l’allusion à un transfert d’argent. La récente libération
de détenues juives, Ida Hirschkron et Marianne Wachstein,
avait sans doute ravivé son optimisme.
Peu après avoir écrit cela, cependant, Olga fut enfermée
dans le bunker pour son rôle au Block 11. L’absence de
lettres entre juillet et novembre 1940 suggère qu’elle et les
cinq autres étaient sous les verrous quand revint l’hiver,
cette année particulièrement froide : les gardiennes
trouvèrent les corps gelés de détenues sur le sol du bunker.
La lettre qu’Olga adressa en novembre à Carlos – toujours
dans une prison brésilienne – évoque son incarcération.
« Voici quelques lignes en signe de vie pour toi… quand on
a passé tant de temps, il devrait être possible de survivre un
peu plus. »
Quand Olga émergea du bunker, elle trouva de nombreux
changements. Des ateliers étaient en chantier. Il y avait un
millier de détenues en plus et deux nouveaux baraquements.
Le groupe le plus fort était celui des Polonaises, qui
asseyaient leur autorité.
Démise de ses fonctions de Blockova, Olga fut affectée
au groupe des briques. Des péniches chargées de briques
pour les nouveaux bâtiments mouillaient chaque jour sur le
Schwedtsee. Les femmes formaient une chaîne humaine, se
lançant des briques les unes aux autres pour décharger la
cargaison. Les mains d’Olga s’étaient endurcies, mais les
paumes plus tendres des autres partaient en lambeaux, puis
s’engourdissaient sous l’effet du gel. Certaines pouvaient
obtenir au Revier un bandage de papier ou un peu d’iode,
pas les Juives. Le médecin-chef, Walter Sonntag, refusait de
les soigner.
En décembre Olga reçut des nouvelles de Carlos,
auxquelles Leocadia avait joint une photographie d’Anita.
« Le petit trésor n’a plus rien à voir avec le bébé que j’ai
connu, répondit-elle. J’ai fait mon possible pour suivre les
événements dans le journal. » Elle le pressa une fois encore
de garder espoir. « Quant à moi, je m’arme de courage pour
arriver au bout de l’hiver. »
Qu’Olga ait vu un journal veut dire qu’elle avait au moins
repris contact avec ses camarades d’autres blocks. Sans
doute savait-elle que Hitler occupait la France, la Belgique
et les Pays-Bas. Par le Völkischer Beobachter, elle devait
savoir que la propagande nazie prétendait que la Grande-
Bretagne allait demander la paix. Hitler avait même signé
des pactes avec le Japon et l’Italie.
Mais combien de temps durerait le pacte décisif avec
Staline ? Pour Olga et ses camarades communistes, c’était la
question fondamentale. Les femmes se disaient que l’on
saurait bientôt ce que Staline avait derrière la tête. Olga mit
alors à jour son atlas miniature, indiquant les mouvements
des fronts, et commença un journal du camp, tout aussi
petit, avec de minuscules bouts de papier.

Au 14 janvier 1941, l’agenda du Reichsführer indique :


« Himmler a quitté Berlin à 10 h 30 et a passé le jour et la
nuit à Ravensbrück2. » Un an après sa première visite,
Himmler se rendit à nouveau dans la forêt glaciale du
Mecklembourg. Très probablement ne passa-t-il pas la nuit à
Ravensbrück même, mais à huit kilomètres plus loin, dans
le petit domaine boisé de Brückenthin qu’il avait acquis et
où il avait installé sa maîtresse, Hedwig Potthast. Âgée de
vingt-sept ans, elle était sa secrétaire depuis 1936. En 1940,
les relations de Himmler avec son épouse, Marga, se
dégradèrent, et ils devinrent amants. Il appelait sa maîtresse
« mon lapin », Häschen3.
Que Himmler ait eu une maîtresse cadrait parfaitement
avec sa conception des relations extraconjugales. C’est lui
qui, en 1937, avait introduit le concept de foyers
Lebensborn (« Source de vie »), institutions où les officiers
SS, avec des Aryennes triées sur le volet, engendraient hors
mariage une réserve permanente de parfaits petits Aryens.
En 1940, il promulgua un ordre pressant les soldats
allemands de procréer hors mariage le plus d’enfants
possible afin de renflouer le patrimoine génétique. Le secret
n’était pas nécessaire.
Pour lui, il en allait tout autrement. Peut-être dans
l’intérêt de « Häschen » – pour laquelle il paraît avoir eu
une véritable affection –, il veilla à la discrétion de leurs
rendez-vous et choisit pour nid d’amour une maison de
forestier toute simple à la lisière de ce minuscule village4. Si
Brückenthin était isolée, elle était aussi commode. À huit
kilomètres de Ravensbrück, Himmler pouvait toujours
profiter de sa visite au camp pour la voir. Sur l’autre rive du
lac, se trouvait le village de Comthurey, où Oswald Pohl,
son ami éleveur de poulets, avait sa propriété. La femme de
ce dernier proposa de garder un œil sur Häschen. Encore
huit kilomètres plus loin, Hohenlychen abritait la fameuse
clinique SS. Officiers supérieurs et hauts responsables nazis
y venaient souvent se faire soigner par le professeur Karl
Gebhardt, trop heureux d’aider son vieil ami Himmler en
veillant sur sa maîtresse.
Certes, Häschen était présente à son esprit, mais cette
visite de janvier à Ravensbrück avait une réelle importance.
Il avait des choses à discuter au camp et souhaitait en
particulier rencontrer le médecin-chef SS Walter Sonntag.
La neige avait été dégagée du jardin d’agrément devant son
bureau ; le Revier avait été récuré de fond en comble, et le
camp tout entier sentait le bois humide.
Depuis sa dernière visite, les priorités de Himmler avaient
changé. La Pologne avait été écrasée et réorganisée en vue
de créer l’utopie germanique promise par Hitler. Un
nouveau camp avait ouvert à Oswiecim – Auschwitz, en
Allemand – dans le sud de la Pologne pour les résistants
polonais. Les deux millions de Juifs du pays étaient chassés
de leurs foyers et parqués dans des ghettos ou des réserves
du « Gouvernement général » dans le cadre du « Grand
Reich ».
Aucune solution officielle n’avait encore été adoptée –
sauf, peut-être, en privé – quant au sort à réserver aux Juifs.
Alors que Hitler s’apprêtait à envahir l’Union soviétique –
les Allemands devaient mettre la main sur la totalité de la
Russie –, une idée était de refouler les Juifs à l’extrême
limite du continent et de les y abandonner. Mais cette
solution avait des inconvénients : il fallait trouver le moyen
de rendre les Juifs stériles, sans quoi jamais on ne les
détruirait. Dès lors, on ne s’étonnera pas que, début 1941, la
stérilisation de masse fût une des préoccupations de
Himmler. Avec ses médecins préférés, il s’était demandé si
c’était ici, à Ravensbrück, qu’il fallait mener ces
expériences.
Dans la perspective de l’ouverture d’un nouveau front à
l’Est, Himmler se demandait aussi comment utiliser au
mieux Ravensbrück et les autres camps pour soutenir
l’effort de guerre. Si, dans les premiers temps, les travaux
avaient été surtout un moyen de torture et de discipline, la
guerre paraissant devoir durer plus longtemps que prévu, il
fallait exploiter plus utilement la force de travail des
détenus.
Une autre question souciait beaucoup Himmler : que faire
des détenus incapables de travailler ? Voici plus d’un an que
Hitler avait lancé le programme d’« euthanasie » T4, et à ce
jour plus de 35 000 Allemands, hommes, femmes et enfants
considérés comme un fardeau avaient été tués au monoxyde
de carbone dans des chambres à gaz dissimulées dans des
sanatoriums en Allemagne. En Pologne, les techniques du
T4 avaient servi à tuer les handicapés physiques et mentaux,
assassinés dans des camions de gazage mobiles aménagés à
cet effet.
Le Reichsführer n’avait aucune autorité sur le programme
d’euthanasie T4, mais il était toujours consulté. Quelques
semaines avant sa visite à Ravensbrück, Himmler intervint
personnellement quand une crise éclata au château de
Grafeneck, au sud-ouest de Stuttgart, un des centres de
gazage du T4.
En décembre 1939, l’ancienne remise du château fut
transformée en chambre à gaz. Au cours des douze mois
suivants, dix milles handicapés physiques et mentaux,
hommes et femmes, furent acheminés en car à Grafeneck et
assassinés. En 1940, toutefois, les autocars de la « Société
anonyme pour le transport des invalides dans l’intérêt
public » commencèrent à attirer l’attention et un juge local
fit état de troubles : « Depuis plusieurs semaines déjà, le
bruit court dans les villages des environs de Grafeneck qu’il
s’en passe de drôles au château » ; des patients arrivent,
« mais on ne les revoit plus jamais, et on ne peut leur rendre
visite » et la « fumée qu’on voit souvent est tout aussi
suspecte5 ».
En novembre, Else von Lowis, aristocrate de la région et
nazie fervente, écrivit aux chefs du parti, leur demandant de
prévenir Hitler que les tueries minaient la loyauté de la
population. Elle imaginait que le Führer n’était pas au
courant puisque aucune loi ne les avait autorisées : « La loi
devait encadrer le pouvoir de vie et de mort. » Les meurtres
faisaient une « impression terrible » à la population locale,
et les gens se demandaient : « Où cela va-t-il nous
conduire ? Quelles seront ses limites6 ? »
La lettre d’Else von Lowis parvint à Himmler, qui
intervint aussitôt. Elle touchait un point sensible, parce
qu’elle confirmait le risque d’accomplir des tueries de
masse à proximité des habitations des Allemands ordinaires,
qui ne pouvaient que s’en apercevoir.
Himmler ordonna que Grafeneck « cesse immédiatement
ses activités » pour apaiser les troubles : « Si l’opération
s’est ébruitée, c’est que le système est défaillant. »
Visiblement, ce n’était pas la tuerie elle-même qui était en
cause, mais sa publicité : peu après la fermeture de
Grafeneck, deux nouveaux centres de mise à mort ouvrirent
plus discrètement en Allemagne. Non content d’étendre le
programme d’« euthanasie » T4, Himmler envisageait
maintenant d’adopter ses méthodes de gazage. Il écrivit
alors au chef du T4, Philipp Bouhler, également chef de la
Chancellerie de Hitler, pour lui demander « si et comment le
personnel et les installations du T4 pouvaient être utilisés
dans les camps de concentration7 ».
Pénétrant dans le Revier de Ravensbrück qui venait d’être
récuré pour échanger avec le Dr Sonntag, Himmler dut
s’apercevoir par lui-même de la nécessité croissante de se
débarrasser des bouches inutiles. Les petits pavillons étaient
remplis de visages pâles. Dans le couloir, s’alignaient des
femmes nues et faibles qui attendaient des soins. Toutefois,
les nouveaux projets de gazage étaient encore trop
prématurés – et trop secrets – pour en discuter avec un
simple médecin de camp. Avec le Dr Sonntag, il aborda la
question plus pressante de la gonorrhée.
Quelques semaines auparavant, Himmler avait chargé son
chirurgien en chef, Ernst Grawitz, d’ordonner à Sonntag
d’engager des expériences sur les prostituées de
Ravensbrück pour trouver un traitement de la gonorrhée, et
il était impatient d’en connaître les résultats8. Himmler était
de longue date fasciné par l’expérimentation médicale, et le
déclenchement de la guerre avait donné à cette passion un
nouvel objectif : améliorer l’espérance de vie des forces
allemandes. Pouvait-on trouver mieux, pour réaliser ces
expériences, que les cobayes humains des camps de
concentration ? Au camp pour hommes de Sachsenhausen,
on avait testé le gaz moutarde sur des prisonniers pour
trouver le moyen de soigner les soldats intoxiqués sur le
front ; à Dachau, on privait des détenus d’oxygène pour
découvrir à quelle altitude un pilote mourait.
La présence à Ravensbrück de quantité de prostituées
contaminées était l’occasion d’étudier comment guérir de la
syphilis ou de la blennorragie. Sur instructions de Himmler,
on encourageait les soldats du front à fréquenter les bordels.
Dans son idée, une activité sexuelle régulière augmenterait
leur motivation au combat, surtout s’ils étaient protégés des
maladies vénériennes. Il fut contrarié d’apprendre de la
bouche de Sonntag que les expériences n’avaient pas encore
commencé. Apparemment, Grawitz ne lui avait pas transmis
l’ordre, soit qu’il eût oublié, soit qu’il n’ait pas cru que les
médecins de camp non qualifiés fussent aptes à les mener
convenablement.
En fait, Sonntag avait une formation de dentiste, et ses
qualifications médicales étaient limitées, mais Himmler
avait une haute opinion de lui, car c’est lui qui avait mené
les expériences au gaz moutarde à Sachsenhausen. Sonntag
n’avait pas hésité à inoculer des bactéries mortelles à des
détenus sains, provoquant des œdèmes monstrueux et des
douleurs atroces. Le Reichsführer SS lui ordonna donc de
lancer sans plus tarder les tests de gonorrhée à Ravensbrück.

Grand, dans son uniforme noir immaculé avec sa


casquette ornée du crâne de la division SS Totenkopf
(« Tête de mort »), le Dr Walter Sonntag ne passait pas
inaperçu quand il descendait la Lagerstrasse vers l’hôpital,
une canne de bambou dans l’une de ses bottes de cuir. Les
détenues ne devaient pas oublier son nez aquilin, ses traits
anguleux et ses grandes oreilles. Il possédait une force peu
commune : frappait-il une femme, elle s’effondrait
immanquablement.
Fils d’un receveur des postes, Walter Sonntag était né en
1907, à Metz – alors en Lothringen. Originaire d’une région
frontalière contestée – des siècles durant, la France et
l’Allemagne s’étaient disputé la Lorraine –, Sonntag était
devenu nationaliste dès son plus jeune âge. Au début de la
Première Guerre mondiale, les villages qu’il connaissait
furent à nouveau le théâtre de carnages. Selon les clauses du
traité de Versailles, les Sonntag, comme des milliers
d’autres Allemands humiliés, furent chassés et contraints de
refaire leur vie. Son père travailla la terre, et Walter passa
ses jeunes années à jouer avec les bêtes. À la fin de sa
scolarité, séduit par le parti nazi, il décida d’aller plus loin
en suivant une formation de dentiste.
Par la suite, Sonntag bifurqua vers la médecine, sans
doute attiré par le rôle éminent que jouaient les médecins
dans la nouvelle guerre raciale de Hitler. Il adhéra
rapidement au parti nazi et, avec des centaines d’autres
étudiants en médecine, s’enrôla dans la SS. Aucune autre
profession ne donna autant de candidats aux SS.
Au milieu des années 30, l’éthique nationale-socialiste de
la purification raciale était au cœur du programme d’études
en médecine. Il appartenait aux médecins nazis de soigner la
race allemande dans sa « globalité », et pas simplement les
particuliers. Pour assurer la santé publique, ils devaient
éliminer les sous-hommes et les éléments génétiquement
impurs, permettant ainsi au pool génétique allemand de se
purifier et de prospérer.
Walter Sonntag commença en 1939 une thèse sur la
« médecine sociale », où il compare les idées du Führer à
celles des Spartiates ou des hommes de science du Moyen
Âge qui eussent éliminé les lépreux si des scrupules
religieux ne s’y étaient opposés. Il y expose aussi son point
de vue sur la stérilisation : « La reproduction des porteurs de
maladie génétique et des éléments asociaux d’une
population entraînera inévitablement la dégradation de la
nation tout entière. Stériliser les indésirables et les éliminer
autant que possible est donc un projet humanitaire
protégeant les sections les plus précieuses de la société9. »
Visiblement, son catholicisme d’antan ne devait pas le
retenir, pas plus que la maladie de sa sœur Hedwig, atteinte
de sclérose en plaques – maladie génétique dans laquelle
elle voyait un châtiment du ciel pour avoir épousé un
protestant.

Que les camps de concentration aient été pourvus d’un


hôpital est une des nombreuses anomalies du système nazi.
Dans les camps, tout semblait fait pour nuire à la santé des
détenus et, finalement, les tuer d’une manière ou d’une
autre, non pas pour les soigner et les guérir. Reste que, si
l’on devait utiliser de jeunes prisonniers valides comme
travailleurs serviles, il était logique de soigner leurs
maladies courantes. Par ailleurs, les nazis redoutaient de
voir les maladies contagieuses se propager des camps de
prisonniers surpeuplés et sous-alimentés au reste de la
population. Une des principales fonctions des hôpitaux était
donc d’empêcher que n’éclatent des épidémies meurtrières.
Quand Sonntag commença à travailler à Ravensbrück, le
Revier ressemblait encore à un hôpital normal. Logée dans
un baraquement ordinaire, l’infirmerie avait un « pavillon »
de soixante lits, où étaient admis les plus malades. On
prenait la température : qui avait moins de 39 était renvoyé
au travail. L’hôpital possédait un bloc opératoire bien
équipé, une pharmacie, du matériel de radiographie et un
laboratoire de pathologie. Les règles d’hygiène étaient
observées, et la literie changée régulièrement. Tous les
jours, il y avait des « consultations » où, en théorie, toute
détenue pouvait venir voir un médecin. Les doctoresses, le
Dr Jansen et le Dr Gerda Weyand, étaient toutes deux issues
de facultés réputées. Elles avaient auprès d’elles une
infirmière qualifiée, Lisbeth Krzok, « Schwester Lisa », et
plusieurs autres Schwestern vêtues de l’uniforme marron
des infirmières du Reich.
Il n’y avait rien de normal dans l’éventail quotidien de
plaies et de maux affligeant ces femmes qui, tous les matins,
faisaient la queue en rangs par cinq devant l’hôpital :
morsures de chien, balafres provoquées par les coups et
engelures. Il n’y avait rien de normal non plus dans la
manière dont Schwester Lisa, surnommée Schreck, hurlait
aux détenues de se taire, les faisait se déshabiller et s’en
prenait à elles pendant qu’elles attendaient. Le Dr Jansen
restait des heures assise devant sa tasse de café et bavardait
jusqu’à la fin de la consultation : les patientes étaient alors
renvoyées sans soins. Mais l’autre doctoresse, Gerda
Weyand, se montrait plus patiente et plus humaine avec les
détenues. Elle les interrogeait sur leurs symptômes, les
examinait et ne les frappait ni ne les maltraitait jamais.
La présence même de détenues au sein du personnel
donnait également au Revier un semblant de normalité.
Comme ailleurs dans les camps, des détenues avaient été
cooptées et c’est elles qui dirigeaient pratiquement
l’administration du Revier. Sur une table du couloir, se
trouvaient pansements, pommades et médicaments. Dans la
cohue des prisonnières, les détenues-infirmières faisaient de
leur mieux pour traiter furoncles, eczéma et coupures. Le
Dr Doris Maase, elle aussi détenue, passait la nuit à
l’hôpital et répondait aux plaintes longtemps après que les
autres étaient parties.
Au bureau des dossiers, se tenait une femme à
l’abondante chevelure rousse et aux yeux vifs. Dans son
dos, était épinglée une photo de tournesol prise dans un
magazine laissé par un médecin SS. Arrivée dernièrement
de Prague, la journaliste Milena Jesenská avait été la
maîtresse de Franz Kafka. Elle enregistrait désormais les
résultats des prélèvements effectués sur les asociales dans le
cadre du programme de tests de Sonntag. Il y avait aussi
Erika Buchmann, une grande blonde aux yeux bleus.
Autrefois secrétaire d’un député communiste au
Reichstag, elle était maintenant secrétaire au Revier, tapant
les longues listes de malades remises chaque matin par les
chefs de block. Ces femmes – Maase, Buchmann,
Jesenská – devaient rester propres pour travailler à
l’hôpital : c’est pourquoi elles logeaient dans un block
privilégié et pouvaient se changer plus souvent que les
simples détenues. Comme toutes les détenues membres du
personnel, elles portaient un brassard particulier – jaune,
pour celles du Revier – qui leur permettait de se déplacer
librement dans le camp. Parce qu’elles avaient cette liberté
et pouvaient aider leurs camarades, elles avaient le
sentiment d’être un peu plus normales. Avec l’arrivée du
Dr Sonntag, cependant, plus rien ne serait jamais normal.
Le premier jour, toutes le virent passer devant la file
d’attente, flanquant des coups de botte aux plus faibles et
donnant des coups de cravache au moindre cri de douleur. Il
fit déshabiller une femme et la frappa au ventre. Ce n’est
pas tant sa brutalité qui horrifia les femmes que son sourire.
Que Sonntag fût un sadique, aucune détenue travaillant
avec lui n’en a jamais douté. Il prenait un « plaisir
extrême » à extraire des dents saines. Une femme lui
présentait une dent cariée, et il retirait une molaire saine.
« Il procédait sans anesthésie. On entendait des hurlements
épouvantables dans tout l’hôpital. Quand il sortait de son
cabinet, il rayonnait de satisfaction », raconte Erika
Buchmann10.
Après la guerre, Erika témoigna sur les atrocités en tout
genre commises à Ravensbrück. Mais jamais elle n’évoqua
avec autant de précision la manière dont Sonntag traita une
femme épuisée venue le voir pour ses engelures dans l’hiver
1940 :
Il se tenait devant elle, sa canne de bambou à la main. Il lui en flanqua
des coups sur les plaies des engelures. Toujours avec sa canne, il déchira
ses pansements –, dès cette époque, faits en papier. Il prit un malin plaisir
à triturer ses plaies ouvertes sanguinolentes et purulentes.

Rien ne le faisait plus jouir que de déclarer une femme


apte à être fouettée. Une des tâches du médecin du camp
était de confirmer qu’une femme était suffisamment robuste
pour survivre à vingt-cinq coups de fouet sur le Bock.
Suivant le règlement, les femmes souffrant d’une forte
fièvre ou d’une maladie aiguë ne pouvaient pas être
fouettées, mais Sonntag les envoyait toujours au chevalet. Il
n’ordonnait l’arrêt du châtiment que si la femme
s’évanouissait : il prenait son pouls et, à peine reprenait-elle
connaissance qu’il faisait signe de recommencer. Il était
toujours d’excellente humeur quand il venait d’assister à ce
genre de châtiment.
Ce n’est pas seulement qu’il jouissait de la souffrance des
détenues. Visiblement, elles le dégoûtaient. Il les haïssait et,
parfois même, semblait les craindre et prenait soin de les
tenir à bonne distance : c’est pourquoi, quand il les
examinait, il le faisait toujours avec sa cravache. D’autres
souvenirs de son sadisme donnent pourtant de lui l’image
d’un personnage grotesque et souvent ridicule. C’était un
vicieux doublé d’un voleur – il volait les colis de nourriture
des détenues – et aimait à se pavaner avec sa canne de
bambou. On le voyait souvent ivre rôder dans le camp.
« Je me souviens d’une femme venue pour un doigt cassé,
écrasé alors qu’elle déchargeait des briques. À ce moment-
là, Sonntag est sorti de l’hôpital en donnant des coups de
pied dans le vide. Il était bourré », raconte une détenue,
Maria Apfelkammer11. Une autre fois, il était tellement soûl
qu’il a fait le tour de la table d’opération à bicyclette. Les
simagrées de Sonntag exaspéraient Koegel. En tant que
médecin-chef, il ne reconnaissait pas son autorité. Il jugeait
le commandant SS vulgaire et fruste, comme la plupart de
ses subalternes. Il lui en voulait particulièrement de l’avoir
écarté des logements SS au bord du lac. Sonntag étant
célibataire, Koegel l’avait relégué dans un meublé à
Fürstenberg.
De même qu’il aimait faire souffrir, Walter Sonntag ne
supportait pas le moindre signe de compassion envers les
malades. Un jour, il surprit une certaine Vera Mahnke qui
essayait de passer un bout de pain à travers les barbelés à
une amie juive au Strafblock. « Le Dr Sonntag passait par là
et, sans me demander ce que je faisais, il a gueulé : “Vieille
truie ! Sale merde ! Comme ça, tu fourgues du pain à une
Juive ?” et il s’est mis à me flanquer des coups de poing. Il
m’a rouée de coups de pied et de poing jusqu’à ce que je
perde connaissance12. »
Sonntag détestait tout particulièrement les Juives. En fin
de journée, de la fenêtre de son bureau, il observait d’un air
dégoûté le retour de celles qui déchargeaient les briques,
noires de poussière, dégoulinantes de sueur et traînant leurs
galoches. Pour ces femmes, l’été n’était pas plus clément
que l’hiver. Toutes étaient brûlées par le soleil, et celles qui
étaient au camp depuis peu de temps faisaient pitié à voir.
« Leurs visages et leurs jambes et bras nus étaient cramoisis,
leurs mains pendantes étaient à vif et en sang », rapporte
Doris Maase.
Parfois, leurs chefs de groupe s’arrêtaient au Revier pour
demander des pansements, mais elles savaient qu’il ne
fallait rien demander si Sonntag était présent. Et même si
elles recevaient des pansements, ils n’étaient jamais
changés, si bien qu’il suffisait de quelques jours pour que
les plaies suppurent et grouillent d’asticots. Un jour, Erika
Buchmann vit une vieille femme de ce groupe se traîner à
quatre pattes jusqu’à l’hôpital. « C’était terrible à voir. Les
pansements pendillaient, en loques. Mais Sonntag interdit à
quiconque de l’aider. »
Une autre fois, passa Olga Benario, les mains écorchées
et en sang. Au lieu de l’insulter ou de la frapper, Sonntag, à
la surprise générale, parut désolé et se proposa de l’aider.
Après deux ans de camp, Olga en avait marqué plus d’un
parmi le personnel et ses codétenues. Peut-être Sonntag
avait-il aperçu sa longue silhouette brune sur la
Lagerstrasse, en pleine conversation avec Doris Maase.
Visiblement, elle l’avait frappé. « Sonntag, la pire des
canailles, l’autorisa à porter des gants », se souvient Maria
Wiedmaier13.
Il lui arrivait aussi de témoigner un certain intérêt, voire,
malgré lui, du respect à certaines détenues qui travaillaient
au Revier. Même si Doris Maase était demi-juive, il
s’appuyait sur ses connaissances médicales. « Maase,
Maase, où est Maase ? », demandait-il, comme les autres
l’avaient fait avant lui. Il fit d’Erika Buchmann sa secrétaire
particulière, et la quittait rarement des yeux tant il avait
besoin de ses compétences. Il ne pouvait non plus
dissimuler son adoration pour la journaliste tchèque Milena
Jesenská, dont il sollicitait toujours l’attention. Un jour, il
lui proposa le reste de son petit déjeuner, qu’elle refusa sans
remercier. Une autre fois, il l’arrêta dans le couloir et lui
caressa le menton avec sa badine ; à sa grande stupeur,
Milena s’en saisit et l’écarta brutalement14. Plus tard, elle
raconta que Sonntag l’avait dévisagée et avait perçu sa
colère et sa détestation. Dès lors, il cessa ses avances, mais
continua à fermer les yeux quand Milena secourait les
détenues.
Les détenues qui travaillaient pour lui acquirent
certainement un peu d’influence, ou même de pouvoir.
Maase sortait des médicaments en catimini. Jesenská
déplaçait parfois les fiches des patientes atteintes de
maladies vénériennes pour leur épargner le scalpel de
Sonntag. Buchmann se débrouilla pour en dispenser
certaines de travail. Mais elles payaient cette capacité
d’aider les autres au prix fort. La plupart du temps, elles
étaient obligées d’assister Sonntag. Elles devaient lui tendre
la seringue, passer d’autres instruments chirurgicaux,
remplir des dossiers pour Berlin et dresser des listes pour
lui.
Après la visite de Himmler en janvier 1941, Sonntag se
mit à tenir de nouvelles listes. Il commença par les femmes
atteintes de blennorragie et de syphilis pour essayer de
trouver un traitement. On ne sait rien de la manière dont il
menait ses expériences, mais tout le monde savait qu’elles
avaient lieu. C’est à Milena Jesenská qu’il appartenait de
tenir le fichier des malades. Au moindre soupçon, on faisait
une prise de sang, aussitôt envoyée à des laboratoires de
Berlin. Milena recevait les résultats, mais, sachant les
« remèdes barbares » de Sonntag, suivant sa propre
expression, elle essayait chaque fois que possible de les
truquer ou les « égarait ».
Sonntag s’essayait également à la stérilisation. À cette
époque, diverses techniques nouvelles de stérilisation de
masse avaient été soumises à Himmler. Un homme de
science prétendait que la sève des « oreilles d’éléphant », ou
Caladium seguinum, provoquait la stérilisation. L’idée
intéressa tellement Himmler qu’il se mit à cultiver cette
plante en serre pour la tester sur les détenues. Une autre
solution explorée consistait à stériliser les hommes et les
femmes à de fortes doses de rayons X. Himmler plaçait de
grands espoirs dans les travaux du professeur Carl Clauberg,
qui avait imaginé de stériliser les femmes en leur injectant
un produit irritant dans l’utérus. Himmler lui avait demandé
combien de temps il faudrait pour stériliser un millier de
femmes, et il suggéra plus tard de l’expérimenter à
Ravensbrück15.
En attendant, Sonntag employait ses méthodes à lui –
encore une fois, nous ne savons lesquelles –, et choisissait
apparemment ses cobayes au hasard. Sonntag, observa
Doris Maase, ne supportait pas l’idée que des détenues
polonaises ou tchèques ne parlent pas l’allemand : quand
l’une d’elles disait ne pas connaître l’allemand, il la traitait
de folle et la sélectionnait pour la stérilisation. Hanna Sturm
se souvient de lui avoir amené deux enfants tziganes de neuf
et onze ans, qu’il essaya de stériliser. Après l’opération,
elles les ramena dans leur block : « Ils titubaient sur le
chemin du camp. Un ou deux jours plus tard, on les retrouva
morts dans leur lit. »
De plus en plus de femmes enceintes arrivaient à
Ravensbrück. Dès les premiers jours, Himmler ne voulut
pas qu’il y ait des naissances sur place : toutes les femmes
enceintes devaient donc accoucher à l’extérieur. Avec
l’afflux de détenues, la présélection n’était pas toujours très
rigoureuse. Il était donc devenu nécessaire de pratiquer des
avortements au Revier. À défaut de personnel qualifié, c’est
Schwester Lisa qui s’en chargeait et, souvent, les bâclait
cruellement. Elle était « tombée sous le charme de
Sonntag », expliquent les détenues ; la cruauté la faisait
jouir et elle s’en vantait. Erika Buchmann raconte :
Je me souviens du jour où une jeune Tzigane particulièrement belle est
venue accoucher au bloc. Nous avons appris qu’elle était morte.
Schwester Lisa me demanda de venir et de regarder ce qui s’était passé.
Je refusai, mais elle me prit par le bras et me poussa au pied du lit, retira
le drap, et je fus bien obligée de voir ce que je ne voulais pas voir. Je
crois qu’aucune femme ne peut faire pire envers les vivants ou les morts
que ce qu’avait fait Schwester Lisa. Du pur sadisme. Je vois encore son
large sourire sardonique devant mes frissons d’horreur16.

Elle ne fut pas la seule à tomber sous la coupe de


Sonntag. Quelques mois après son arrivée, les détenues
remarquèrent que la doctoresse Gerda Weyand avait
commencé à changer. Au début, on la trouvait correcte avec
les prisonnières, voire attentionnée avec certaines. Mais
ensuite elle négligea ses devoirs médicaux et parut
indifférente à la souffrance des patientes.
Sonntag et Weyand nouèrent une liaison passionnée qui
ne passait pas inaperçue. Au cours des préparatifs du procès
de Hambourg, Weyand écrivit à Erika pour lui demander de
dire un mot en sa faveur. Erika refusa, rappelant les atrocités
auxquelles elle avait participé. « Je ne saurais non plus
oublier les fois où à l’hôpital, dans le cabinet du
Dr Sonntag, vous faisiez du tapage des heures durant, sans
égard pour les malades qui, de l’autre côté du mur, avaient
de la fièvre et aspiraient au repos. »
Gerda Weyand et Walter Sonntag se marièrent dans le
courant de l’été 1941. Cela renforça la position de Sonntag
parmi les SS, et le couple s’installa dans une villa bien
équipée, avec chauffage central, sur la pente herbeuse
dominant le lac. Désormais, l’enclave SS, plaisamment
arrangée, était un coin idyllique pour élever une famille. Les
couples laissaient leurs rejetons aux soins des Témoins de
Jéhovah, dans le jardin près du lac, pour aller travailler au
camp, à quelques minutes à pied. Les enfants plus âgés
fréquentaient l’école de Fürstenberg.
Les Sonntag, comme les autres familles SS, avaient des
domestiques choisies parmi les détenues les plus fiables. Ils
prirent Hanna Sturm à leur service. Un peu plus tard, Gerda
écrivit à Walter : « Je n’ai jamais été plus heureuse qu’à
Ravensbrück17 », mais Hanna Sturm assura plus tard avoir
souvent vu Sonntag battre Gerda. Il lui arrivait de boire
tellement qu’il en oubliait la présence de Hanna quand il se
déchaînait sur sa femme.
On a un aperçu de leur vie à Ravensbrück dans les lettres
que Sonntag écrivit à Gerda après avoir quitté le camp en
décembre 1941. À cette date, Max Koegel, qui détestait
Sonntag, avait réussi à l’écarter : il fut envoyé sur le front, à
Leningrad. Le couple s’était cependant accroché à sa villa
malgré les efforts de Koegel pour l’en chasser. Enceinte de
leur premier enfant, Gerda Weyand était donc restée pour
accoucher.
Dans ses lettres de Leningrad, Walter Sonntag revient
souvent sur sa vie à Ravensbrück. Il lui donnait souvent du
« Ma dodue » et lui posait des questions sur la villa, le
mobilier, sa voiture et les poulets. « Ma dodue chérie…
assure-toi que tout est en ordre. La voiture est bien au
garage ? Les fenêtres sont-elles condamnées ? Comment
vas-tu faire avec le chien, les poulets et le pigeonnier ? » Il
lui demande si elle a bien reçu la facture de 200 marks pour
ses achats de vin.
Les lettres révèlent un Sonntag aigri et furieux du
traitement subi avant de partir, en particulier avec la
nomination d’une nouvelle doctoresse, Herta Oberheuser,
qu’il prenait pour une rebuffade délibérée à son endroit.
« Chère Gerda, si tu savais comme je pense à toi, et ça me
tracasse de t’imaginer sans moi, à la merci de cette enragée
d’Oberheuser et de son entourage. » Il presse Gerda de ne
pas se surmener parce que « personne ne te remerciera. Ne
perds pas ton temps à travailler pour cette bande de
salauds » – par quoi il entendait le personnel SS.
Dans une lettre, il enrage que Gerda soit traitée de la
même façon que les autres femmes de SS ou même les
gardiennes : « Ne perds jamais de vue leur niveau
d’éducation. Dodue chérie, nous sommes à mille lieues au-
dessus de cette engeance. Ne t’étonne pas que Koegel et
d’autres te mettent sur le même plan que les gardiennes, vu
leur éducation et le milieu social de leurs épouses. » Au fil
du temps, le ton se fait menaçant. Il lui demande pourquoi
elle n’a pas écrit : « Est-ce trop te demander de m’écrire ? »
Et le manteau qu’elle devait lui procurer pour l’hiver de
Leningrad ? Et la facture du vin a-t-elle été réglée ?

Au milieu de 1941, le Dr Sonntag commença à tuer. On


ne sait trop si Gerda Weyand sut que son mari assassinait de
sang-froid, mais Doris Maase, de garde une nuit au Revier,
le vit entrer avec une seringue. Quand il faisait une injection
pour raisons médicales, il lui demandait de l’assister. Dans
ce cas-là, il n’en fit rien. « On l’a entendu entrer, et le
lendemain on a retrouvé un cadavre18. »
Dans l’été 1941, la mort prélevait un tribu croissant parmi
les détenues de Ravensbrück, épuisées par le travail servile,
affaiblies par la maladie, les coups et le froid. Pour la
première fois, il y eut des exécutions programmées. Sonntag
injectait une substance létale, probablement de l’essence ou
du phénol. Une fois encore, rien n’indique qu’il l’ait fait sur
ordres directs, même si c’est très probable, et que cela
venait de Himmler.
Au printemps 1941, Himmler accéléra son projet
d’extension du programme d’« euthanasie » aux camps de
concentration. Le chef du T4, Philipp Bouhler, accéda
volontiers à sa demande d’utiliser son personnel et ses
installations pour éliminer les bouches inutiles. Dès avril,
des détenus de Sachsenhausen étaient sélectionnés pour le
gazage ; d’autres camps devaient bientôt entrer dans le
programme. Dans le même temps, les médecins des autres
camps de Himmler recevaient pour consigne de commencer
à tuer les bouches inutiles – fous et malades incurables – par
injections.
En tant que « courrier du camp », la communiste Bertha
Teege eut l’occasion d’en voir plus que beaucoup d’autres :
Un jour, on m’a demandé d’accompagner la gardienne Zimmer au
block pénitentiaire. On nous a dit qu’une prisonnière se vidait de ses
boyaux. « Die Sau muss weg, dit Zimmer, faut se débarrasser de cette
truie. » Zimmer m’a ordonné de l’emmener à l’hôpital. On l’a couchée.
Le lendemain matin, elle était morte. J’ai vu son cadavre. Elle avait été
tuée par injection19.

Un jour, une jeune prostituée de l’équipe de menuiserie


de Hanna Sturm dit qu’elle ne pouvait plus travailler : « sa
tête explosait ». Bertha raconta à Hanna que Sonntag l’avait
fait venir et avait effectué un frottis vaginal, prétextant un
test de maladie vénérienne. Il lui ordonna de se retourner en
disant : « ton heure est venue », puis il la piqua en haut de la
cuisse. Elle mourut en quelques heures. « J’ai montré son
corps à une doctoresse polonaise. Il était complètement
déformé. Elle conclut à une injection d’essence. »
À cette époque, plusieurs détenues trouvèrent Sonntag
plus sinistre que jamais – à cause des meurtres, mais aussi
de ses propos. Comme si un secret lui pesait. Un jour, une
détenue blessée au pied alla le voir. « Sous l’effet de la
boisson », il se vanta de signer des certificats de décès à
longueur de journée, mais « le jour viendra où on tuera tout
le monde ».
Une autre fois, il ordonna à sa secrétaire particulière,
Erika Buchmann, de faire le tour des blocks et de lister tous
les triangles verts et noirs – droits communs et asociales –
qui portaient des tatouages. « Je devais les examiner
personnellement et lui dire de quel genre ils étaient : tête de
serpent, etc. Je le faisais le dimanche. Deux ou trois fois, je
lui ai demandé pourquoi. Il a répondu dans un sourire : “Ça
peut toujours servir, les jolies petites images.” »
Erika assura plus tard qu’à l’époque elle n’avait jamais
parlé aux autres détenues de ces listes de tatouages ; le
personnel de l’hôpital parlait rarement de ce qu’il voyait. Si
une moucharde les avait entendues, elles auraient perdu leur
situation. En tout état de cause, elles manquaient d’éléments
pour saisir le sens de ce qu’elles voyaient. Quand Sonntag
demanda à Erika la liste des tatouages, c’était une allusion à
ce qui allait suivre. Mais ce n’est qu’après la guerre, au
procès de Buchenwald, qu’elle découvrit l’usage que
faisaient les SS de la peau tatouée des détenus assassinés :
marque-pages, portefeuilles et autres.

À la fin de l’été, plusieurs femmes de l’équipe des


briques avaient succombé à la frénésie meurtrière de
Sonntag. La plupart s’étaient effondrées, épuisées par le
sable à pelleter et les briques à décharger ; elles n’étaient
plus bonnes à rien. Un jour, Olga rentrait avec la colonne
des briques, portant dans ses bras le corps squelettique
d’une femme si frêle qu’on aurait crue une enfant. Olga
approcha de l’hôpital, espérant y trouver Doris Maase, mais
tomba sur le Dr Sonntag, qui l’avait vue venir par la fenêtre
de son bureau.
Si une étincelle d’humanité l’avait autrefois conduit à
soigner les mains d’Olga et à lui donner des gants, la revoir
maintenant, elle la Juive, implorer pitié pour la malheureuse
créature qu’elle portait dans ses bras eut un tout autre effet.
La supplique d’Olga suffit à le plonger dans une rage
incontrôlable, et il jaillit de l’hôpital hors de lui, hurlant
« saleté de Juive » et « putain de Juive ».
Il les roua de coups et s’acharna sur elles quand elles
furent à terre.
D’après son amie Maria Wiedmaier, Olga était
sérieusement amochée. Emmenée par les gardiennes, elle
fut de nouveau condamnée à l’isolement au bunker. On ne
sait pas trop pour combien de temps, mais Maria parle de
plusieurs semaines.
Comme d’habitude, les lettres d’Olga nous donnent une
idée de la chronologie. En mai 1941, elle écrivit à Carlos :
« De l’automne au printemps, on vit d’espoir, puis on pense
à nouveau au retour de l’hiver. Combien de temps encore ?
C’est la seule question qui nous ronge. » Après mai,
cependant, il n’y a plus de lettres adressées à Carlos ou à
Leocadia avant septembre, ce qui laisse penser que le
déchaînement contre Olga et la frêle jeune femme qu’elle
portait dans ses bras dut se produire en juin. Elle passa très
certainement l’été à l’isolement dans une sombre cellule du
bunker, sans pouvoir écrire ni recevoir de lettres,
absolument seule.
On n’a aucune trace de la femme que portait Olga et on
ignore ce qu’elle est devenue. Mais on pense à elle
aujourd’hui devant le Tragende, la statue d’Olga portant
dans ses bras un personnage squelettique qui domine le lac
de Ravensbrück.
8
Docteur Mennecke
Trois semaines durant, dans l’été 1941, Ravensbrück
aurait pu être un enchantement. Les gardes se retirèrent,
verrouillant les portes derrière eux. Tout était calme. Les
détenues entendaient les oiseaux chanter. Dernièrement
promue chef des Kapos (Lagerälteste), Bertha Teege dit que
tout a commencé quand une des asociales s’est mise à
traîner la jambe, incapable de marcher. En quelques heures,
le nombre d’éclopées s’est multiplié. « Les femmes
semblaient paralysées », fit savoir Bertha à Langefeld. La
paralysie se propageant, les SS paniquèrent, craignant la
poliomyélite1.
Les détenues, quant à elles, n’avaient pas peur. Les
jambes enflaient à cause du travail de nuit dans l’atelier de
confection, disaient les unes. D’autres invoquaient
l’hystérie. Max Koegel incrimina les expériences du
médecin. On l’entendit injurier Sonntag, l’accusant d’avoir
infecté tout le camp.
Le lendemain matin, à 1 heure, Bertha Teege fut tirée du
sommeil et reçut les clés de la cuisine et du Strafblock. Le
camp était désormais en quarantaine, apprit-elle, et c’était à
elle de s’en occuper : « Ça vous donne une idée de la
panique des autorités. » Les transferts furent interrompus
jusqu’à nouvel ordre, et les détenues furent confinées dans
les baraquements. Aucun SS ne devait pénétrer dans le
camp avant que la mystérieuse épidémie n’ait disparu.
Les jours suivants, régna une paix bien étrange. Les
asociales « paralysées » furent rassemblées dans un même
block, interdit d’accès, et tout le monde fut invité à se tenir
à l’écart. Mais une détenue n’avait aucunement l’intention
d’éviter les malades. Milena Jesenská, qui avait eu le culot
de repousser les avances de Sonntag, s’était liée d’amitié
avec nombre d’entre elles quand elles passaient au Revier.
Elle voulait maintenant les aider, et personne ne pouvait l’en
empêcher.
En cet été 1941, Milena Jesenská était sans doute la
femme la plus charismatique du camp2. Souffrant d’arthrite
et d’une maladie rénale, elle faisait plus que ses quarante-
trois ans, mais elle ne se laissait pas abattre. Sa chevelure
flamboyante était toujours plus longue et plus épaisse, et
son regard avait l’intensité de quelqu’un qui ne se pliait
jamais aux règles. Selon Grete Buber-Neumann, elle avait
un aplomb qui semblait la protéger des coups des SS. La
gêne ou la peur attirait les coups, mais, à l’Appell, Milena
prenait toujours son temps pour se mettre en rang, faisant
enrager la garde de service qui s’approchait pour la gifler
mais croisait son regard et reculait.
Milena suscitait aussi l’admiration. « Dans le camp, les
faibles étaient souvent attirées par celles qui rayonnaient de
force », dit Grete, qui, bien que n’étant pas faible, était
émotionnellement traumatisée et fut elle-même attirée par
Milena. Cette période enchantée vit leur amitié s’épanouir
en affection et, pour Grete, en un amour profond et durable.
Tous les jours, Grete accompagnait Milena au « block des
contagieuses ». Elles s’asseyaient sur la marche et
bavardaient au soleil d’août. C’est ici que Grete entendit
Milena évoquer sa jeunesse praguoise dans les années 20, sa
famille tchèque aisée, sa mère cultivée et son père
professeur de chirurgie orale à l’université Charles. Elle
découvrit la jeune Milena, l’écrivaine provocante au charme
anarchique qui, dans un de ses premiers articles, interpellait
ses lecteurs : « Avez-vous jamais vu le visage d’un
prisonnier derrière les barreaux ? […] C’est là qu’on
comprend que ce sont les fenêtres et non point les portes qui
s’ouvrent sur la liberté. Le monde s’étend devant la fenêtre.
[…] Derrière la porte il n’y a que la réalité3. »
En 1922, Milena fréquentait les auteurs juifs allemands
de Tchécoslovaquie attirés par la vie de café à Prague. Elle
rencontra Franz Kafka et lut ses œuvres, encore peu
connues. Leur liaison commença cette même année, celle où
il écrivit Le Château, où un dénommé K arrive dans un
village régi par une sombre bureaucratie installée dans le
château voisin.
Mais c’est de La Métamorphose dont Milena parla le plus
à Grete ; elle avait traduit la nouvelle en tchèque. Elle lui
raconta l’histoire de Gregor Samsa, commis voyageur
incompris qui se transforme en un énorme scarabée : sa
famille en a honte mais le garde caché sous un lit. Dans sa
version, Milena embellissait certains passages, notamment
celui de la maladie du scarabée, « décrivant […] la manière
dont on finit par le laisser crever, seul, avec sa blessure sur
le dos, pleine d’ordure et de parasites4 ».
Intense et torturée, la liaison de Milena avec Kafka ne
pouvait pas durer. Tuberculeux, il mourut en 1924. Dès lors,
Milena se lança dans le journalisme et le combat pour la
justice sociale. Comme tant d’autres autour d’elle, elle se
dévoua au communisme jusqu’au milieu des années 30, où
elle fut l’une des premières, parmi ses pairs, à prêter
attention aux dépêches parvenant à Prague au sujet des
purges staliniennes.
En 1937, Milena, qui avait eu une fille de son second
mari, avait jeté sa carte du Parti communiste, même si,
l’invasion allemande se profilant, son abomination du
fascisme augmentait de jour en jour. Quand les forces de
Hitler pénétrèrent dans les Sudètes, ses écrits antifascistes
étaient d’une telle virulence que son arrestation devenait
inévitable ; elle fut raflée par la Gestapo avec la majorité de
l’intelligentsia praguoise.
Au camp, leur commune désillusion à l’égard de Staline
rapprocha Milena et Grete, mais elles avaient bien d’autres
points communs. Le passé exotique de Milena, mais aussi sa
façon d’être captivaient son amie. Milena avait vite compris
que c’était Grete, non pas elle, qui avait le parcours le plus
extraordinaire parce que, à quarante et un ans, Grete Buber-
Neumann avait été déjà emprisonnée par les deux dictateurs
les plus monstrueux du monde. Milena, raconte Grete,
excellait à poser des questions : « Son imagination la
transportait dans mon passé et elle réussissait ainsi à faire
resurgir, à remplir de chair et de sang bien des choses que
j’avais depuis longtemps oubliées. Elle ne voulait pas
seulement connaître les événements, elle voulait voir en
chair et en os les personnes que j’avais rencontrées au cours
de ma longue marche » à travers les prisons soviétiques5.
Plus elles parlaient, plus Milena se disait que, quand « ce
serait terminé », elles écriraient toutes les deux leur propre
livre. « Elle imaginait déjà un ouvrage consacré aux camps
de concentration des deux dictatures […] : la déchéance de
millions d’individus asservis – dans le premier cas au nom
du socialisme, dans le second pour le plus grand profit de la
race des Seigneurs6… » Il pourrait s’appeler « L’ère des
camps de concentration ». Elles eurent cette conversation en
1941, avant la construction des chambres à gaz
d’Auschwitz, et avant que le monde extérieur ne commence
à avoir de sérieux soupçons sur le goulag.
Pour Grete, cependant, Milena était non seulement une
âme sœur, mais aussi une alliée. Plus d’un an après son
arrivée du goulag, les communistes du camp continuaient à
la rejeter, et voici que maintenant, d’après son récit, elles
repoussaient Milena, qui avait l’audace de frayer avec cette
infâme trotskiste qui répandait des mensonges sur l’Union
soviétique.
Que ces sentiments eussent largement cours dans l’été
1941 n’avait rien de surprenant. En juin, Hitler avait fini par
rompre son pacte avec Staline et par envahir la Russie dans
le cadre de l’opération Barbarossa. Une vague d’optimisme
submergea les détenues communistes, convaincues que
l’Armée rouge résisterait et qu’elles seraient libérées sous
peu. Milena et Grete n’en étaient pas si sûres. D’après
Grete, leur scepticisme leur valut de nouvelles attaques de la
part des dures, qui les traitaient d’« ennemies de classe ».
Si, dans le camp, certaines apparatchiks se retournèrent
effectivement contre Milena, la communauté plus large des
détenues tchèques – dont maintes écrivaines, danseuses,
musiciennes, artistes, qu’elle connaissait souvent depuis des
années – aimaient son charme et son courage par-delà leurs
différences politiques. En octobre 1941, arriva à
Ravensbrück la résistante tchèque Anička Kvapilová,
ancienne chef du département de la musique à la
Bibliothèque de Prague. Devant le Revier, en état de choc,
abattue, elle leva les yeux et aperçut un visage souriant
tourné vers elle et les autres nouvelles terrifiées qui
attendaient la visite médicale, quand une femme, raconte
Anička, « [est apparue] à la porte, en haut de l’escalier, et
nous [a lancé], avec un geste aimable de la main : “Je vous
souhaite la bienvenue, les filles !” ». Anička n’avait pas
rencontré Milena à Prague, mais elle la connaissait de
réputation et devina que c’était elle : « Je levai les yeux vers
elle et vis ses cheveux brillants, tirant sur le roux, qui lui
faisaient comme une auréole autour de la tête. […] C’était la
première véritable manifestation d’humanité au milieu de
toute cette inhumanité7… »
Au cours de ces semaines enchantées de l’été 1941,
d’autres prisonnières profitèrent également de leur liberté.
Les politiques sortirent se promener, entrèrent en contact
avec leurs camarades juives et rendirent visite aux malades.
La communiste Jozka Jaburkova composa un recueil de
contes de fées pour Tilde Klose, son amie tuberculeuse.
Dans le block des Juives, Olga se consacra à son mini-atlas.
Gardienne en chef par intérim, Bertha Teege laissait les
détenues tirer parti de la quarantaine. « Les Témoins de
Jéhovah sortirent leur bible interdite, raconte-t-elle ; les
asociales chantaient à cœur joie, les droits communs se
chamaillaient, les Tziganes dansaient, faisaient des
acrobaties, se battaient pour se réconcilier aussitôt, et les
Polonaises se rendaient visite. »
Les SS se contentaient de laisser les détenues choisies
diriger le camp. Ils avaient une telle confiance en Bertha
Teege, et les autres détenues cooptées, qu’ils se retirèrent
purement et simplement avec la certitude que le camp
tournerait bien et resterait sous contrôle. Cette manifestation
de confiance montre avec quel succès les SS avaient su
déléguer aux détenues elles-mêmes la gestion du camp au
jour le jour.
Depuis le coup de force communiste l’année précédente,
de plus en plus de politiques avaient été cooptées à des
postes clés. Désormais les détenues ne géraient pas
seulement les blocks : elles faisaient la cuisine, servaient les
repas à la cantine des SS et tenaient leur crèche. D’autres
travaillaient à l’Effektenkammer et plusieurs au Revier
comme infirmières, sages-femmes et laborantines. Les
bonnes places n’étaient pas réservées aux seules
Allemandes et Autrichiennes : des Polonaises, médecins,
s’occupaient des radiographies, et des Tchèques du
laboratoire.
Ce sont les bureaux du camp qui recrutaient le plus. Plus
le nombre de détenues augmentait, plus la bureaucratie se
développait et Koegel avait besoin de personnel. La
dactylographie, la sténo, la comptabilité et l’archivage étant
des activités féminines, beaucoup de détenues de
Ravensbrück étaient qualifiées pour ces postes. Des femmes
qui autrefois tapaient à la machine les discours des hommes
ou tenaient les livres de comptes d’un syndicat tapaient
maintenant la liste des entrantes ou facturaient aux fermes
du coin les services des détenues.
Près du QG du commandant, le Schreibstube, ou
secrétariat, était entièrement composé d’internées. Si elles le
voulaient, elles pouvaient utiliser leurs privilèges à bon
escient : transmettre aux Blockovas le nom des nouvelles ou
les prévenir des visites de VIP ou des prochaines
diminutions des rations.
Ces détenues du Schreibstube étaient très privilégiées.
Travaillant aux côtés des SS, elles étaient tenues de se laver
plus souvent que les prisonnières ordinaires, et étaient
mieux habillées et mieux nourries. Toutes étaient logées
dans de meilleures conditions au Block 1, avec le personnel
détenu le plus important : Blockovas, Stubovas, personnel
du Revier et autres. Fortes de leurs contacts dans
l’administration, les Blockovas gagnaient aussi en influence
et en pouvoir ; dans l’été 1941, aucune n’avait plus
d’autorité que Rosa Jochmann, leader syndicaliste
autrichienne, alors Blockova du Block 1.
Si, initialement, Käthe Leichter avait eu du mal à la
convaincre d’accepter le poste de Blockova, Rosa en avait
maintenant découvert les avantages. À cette époque, dira-t-
elle plus tard, « le camp tout entier était entre les mains des
détenues ».
Rosa avait un grand ascendant. Une fois, une jeune
gardienne se précipita chez Langefeld afin de se plaindre du
Block 1 pour une raison insignifiante. Rosa alla voir alors
Langefeld et expliqua que la gardienne avait dépassé les
bornes, et c’est cette dernière qui fut réprimandée. Rosa
Jochmann, à en croire plusieurs détenues, « ne pouvait pas
se tromper ». Elle avait si bien dirigé le Block 1 qu’on le
présentait toujours comme le block modèle ; les visiteurs
extérieurs – dirigeants nazis, diplomates de pays neutres,
industriels, membres de la Croix-Rouge allemande ou
officiers de la Wehrmacht – passaient immanquablement par
le block de Rosa, censé montrer à quel point un camp de
concentration était civilisé.
À l’automne 1941, cependant, les détenues les plus
puissantes du camp étaient les deux Lagerälteste (chefs
Kapos) Bertha Teege et Luise Mauer, toutes deux
communistes allemandes. Bertha était à ce poste depuis
janvier 1941 mais, dans l’été, la charge de travail était telle
qu’elles se partagèrent la tâche. Souvent vues aux côtés de
Langefeld, ou filant sur la Lagerstrasse pour porter ses
messages, on devait s’en rappeler invariablement comme un
duo.
À première vue, l’ascension de Bertha et Luise s’explique
difficilement : rien, dans leurs antécédents, ne les distingue
des détenues communistes allemandes ordinaires. Fille d’un
fabricant de meubles, Bertha avait travaillé avant la guerre
comme comptable, puis elle avait rejoint l’opposition
communiste et avait épousé un député communiste au
parlement local. Elle avait deux enfants. Couturière, Luise
Mauer avait également épousé un homme politique
communiste et faisait office de courrier pour le parti. Elle
avait une fille. L’histoire de leur arrestation et de leur
internement était semblable à celle de beaucoup d’autres, et
elles ne firent pas grande impression en arrivant au camp.
Aux yeux de Langefeld, cependant, le choix de Bertha
Teege et Luise Mauer allait de soi. Les communistes
exécutaient les ordres et, depuis le « coup de force », elles
avaient fait leurs preuves. Toutes deux étaient capables.
Approchant de la quarantaine, toutes deux avaient souffert
d’années d’emprisonnement et de séparation d’avec leurs
enfants avant même d’être envoyées au camp : toute velléité
de résistance avait été brisée en elles. Au camp, Luise
Mauer avait longtemps été affectée aux travaux les plus
exténuants, ce qui avait achevé de la démoraliser.
Entrée à Ravensbrück un an plus tard, Bertha Teege avait
eu l’occasion d’assister aux châtiments infligés aux
détenues difficiles et avait vite pris le parti de survivre. Peu
après son arrivée, elle vit plusieurs corps gelés dans le
bunker. « On dut faire venir le personnel de l’hôpital pour
détacher les cadavres. » C’est alors, ajoute-t-elle, qu’elle
comprit : « Mieux vaut ne pas montrer que tu es horrifiée,
ou c’est toi qui finiras en prison. »
Début 1941, quand eut lieu la première exécution, Teege
fut appelée à la rescousse et s’y prêta volontiers. La victime
était Wanda Maciejewska, une Polonaise condamnée à mort
pour activités « terroristes » dans son pays. Sa tâche
consistait à l’escorter sur les lieux de l’exécution, près du
bunker, puis à déshabiller le cadavre que le corbillard du
camp devait ensuite emporter au crématorium de
Fürstenberg. Teege rapporta les vêtements tachés de sang à
l’Effektenkammer, où ils seraient lavés et réutilisés8.
En août 1941, Langefeld avait une telle confiance en
Bertha Teege que, lorsque la peur de la polio fit décamper
les SS, elle lui remit les clés du camp. Trois semaines plus
tard, arriva le moment de les rendre. Fruit d’une hystérie
collective ou coup monté des asociales pour créer un
mouvement de panique, l’épidémie s’était arrêtée aussi
brusquement qu’elle avait commencé. Une nouvelle panique
était sur le point d’éclater, mais cette fois la cause en serait
bien réelle.

Au début de l’automne 1941 – dès juillet, selon Doris


Maase –, le Dr Sonntag dressait de nouvelles listes, sans que
personne ne sût pourquoi. Suivant des rumeurs émanant du
Schreibstube, il agissait directement sur ordre de Berlin. Les
sélectionnées étaient pour la plupart les femmes âgées et les
malades. Teege et Mauer conduisaient les femmes aux
douches, où ordre leur était donné de se déshabiller et de
défiler nues devant Sonntag. Après quoi elles regagnaient
leurs blocks, et d’autres femmes étaient appelées aux
douches. Beaucoup souffraient de syphilis ou de gonorrhée.
Elles firent aussi venir des femmes du block des Juives. Des
tuberculeuses furent également sélectionnées, y compris la
Kapo de l’équipe de travail des « célébrités ». Personne ne
savait qui seraient les prochaines.
Il n’y avait rien de pire que l’incertitude ; le moindre
changement engendrait l’angoisse. Depuis l’invasion de
l’URSS, en juin, il n’y avait jamais eu tant d’incertitudes.
Les rations avaient diminué et le bruit courait que le pain
allait manquer. La boutique de la cantine n’avait quasiment
rien à vendre et le courrier des détenues, à ce qu’on disait,
allait être suspendu.
Le surpeuplement était une cause d’incertitude
supplémentaire. Les détenues affluaient – surtout des
Polonaises, mais aussi des Allemandes, politiques et
asociales –, portant les effectifs autour de 7 000. Chaque
semaine, des femmes devaient changer de blocks pour leur
faire une place, ce qui les arrachait à leurs amies. Certaines
devaient même partager leur paillasse. Il n’y avait plus de
douche qu’une fois toutes les quatre semaines. Chaque
détenue n’avait qu’une couverture, au lieu de deux, et
l’hiver approchait.
Les femmes des listes de Sonntag, disaient les unes,
allaient être libérées. Il y eut assurément des libérations :
pour prévenir de nouvelles « épidémies », un certain
nombre de tuberculeuses auraient été libérées, y compris
trois communistes : Lotte Henschel, Tilde Klose et Lina
Bertram. La secrétaire du Revier, Erika Buchmann, fut
libérée dans l’été : apparemment, un caprice de Himmler.
En juillet, Doris Maase retrouva la liberté.
Les détenues de l’Effektenkammer, pourtant, ne savaient
rien d’une éventuelle libération en rapport avec les listes de
Sonntag. Or, elles auraient dû être les premières informées,
parce que les vêtements des femmes libérées étaient
toujours récupérés à l’avance. D’autre part, les habits
récupérés n’étaient pas synonymes de libération : le
personnel de l’Effektenkammer était bien placé pour le
savoir. Fusillée en janvier, la résistante polonaise Wanda
Maciejewska avait récupéré ses vêtements et avait dû les
passer juste avant son exécution : une mascarade destinée à
dissimuler sa mise à mort imminente.
Dans la troisième semaine de novembre, le Dr Sonntag
avait plus de 250 noms sur ses listes. Le 19, arriva de Berlin
un homme en civil. Personne ne savait qui il était, mais
Emmy Handke, secrétaire au Revier, apprit qu’il était
psychiatre. Au Schreibstube, quelqu’un sut qu’il était
descendu dans un hôtel de Fürstenberg.

Cela faisait près de neuf mois que Himmler avait


demandé à Philipp Bouhler, chef de la Chancellerie de
Hitler, s’il pouvait se servir du « personnel et des
installations du T4 pour les camps de concentration ». Le
personnel se composait de psychiatres et de médecins
allemands chargés de sélectionner les handicapés pour les
tueries au titre de l’« euthanasie » ; les installations
correspondaient aux chambres à gaz aménagées à cette fin
dans les sanatoriums. C’est surtout le besoin croissant de
dégager de la place dans les camps qui amena Himmler à
s’intéresser aux chambres à gaz du T4. Le nouveau mot
d’ordre étant d’employer les détenus comme main-d’œuvre
servile dans les industries de guerre, il était plus nécessaire
que jamais d’éliminer ceux qui n’étaient pas en état de
travailler : les bouches inutiles.
Quelques semaines après ce courrier, Bouhler avait donné
au Reichsführer son feu vert pour utiliser les ressources du
T4. Toutefois, cette nouvelle série de gazages serait dirigée
non plus par les services du T4, dépendant de la
Chancellerie du Führer, mais par l’Inspection des camps de
concentration de Himmler, installée à Oranienburg, au nord
de Berlin. Un nouveau nom de code fut forgé à cette fin :
Sonderbehandlung 14f13. Sonderbehandlung – « traitement
spécial » – était l’euphémisme employé par les SS et la
police pour « mise à mort ». À l’Inspection, « 14f »
désignait les détenus morts dans les camps. Les subdivisions
« 14f14 » correspondaient aux exécutions, et « 14f8 », aux
suicides. Le nouveau code « 14f13 » s’appliquerait aux
gazages.
Le programme 14f13 avait été testé au printemps au camp
pour hommes de Sachsenhausen, tout près d’Oranienburg.
En avril 1941, arriva une commission médicale qui
commença les sélections. Après les fuites concernant les
gazages de Grafeneck, cinq mois plus tôt, l’opération de
Sachsenhausen fut entourée du plus strict secret. On n’en
connaît pas moins certains détails par les lettres d’un
membre de la commission.
Psychiatre du T4, Friedrich Mennecke écrivait chaque
jour à sa femme, lui racontant son travail au camp. Il logeait
à l’Eilers Hotel d’Oranienburg, dans une « chambre
spacieuse et agréable9 », tandis que ses collègues du 4 de la
Tiergartenstrasse prenaient chaque jour le train express de
Berlin. Son travail était « très, très intéressant », et l’après-
midi il prenait le café et des petits gâteaux avec le
commandant. En quatre jours, Mennecke et ses collègues
avaient « traité » entre 250 et 400 détenus.
Quelques semaines plus tard, les prisonniers « traités »
par Mennecke à Sachsenhausen furent conduits à
Sonnenstein, près de Dresde : autre centre de gazage caché
dans un sanatorium. Ce fut un nouveau tournant dans
l’escalade du programme meurtrier des nazis : pour la
première fois, les détenus d’un camp de concentration
étaient tués par gaz. Un Himmler satisfait ordonna au
personnel du 14f13 – et à leurs collègues du T4 – de
commencer à sélectionner les détenus d’autres camps pour
les transporter vers les centres de gazage.
Dans le courant de l’été, toutefois, diverses protestations
amenèrent à suspendre les gazages. C’est le nouveau centre
de gazage de l’hôpital psychiatrique de Hadamar, près de
Limburg, qui provoqua des troubles10. Les chambres à gaz
avaient été installées dans l’aile d’un ex-prieuré franciscain,
mais la chose s’était ébruitée. En juin 1941, l’évêque de
Limburg écrivit :
Plusieurs fois par semaine, arrivent à Hadamar des cars chargés d’un
nombre considérable de victimes. Les écoliers du voisinage voient ces
véhicules et disent : « Revoilà la boîte à meurtre. » Ou les enfants
s’injurient et disent : « Ça va pas la tête, tu vas finir au four de
Hadamar ! » On entend des vieilles gens dire : « Ne m’envoyez pas dans
un hôpital public. Quand ils en auront fini avec les débiles, ce sera le tour
des autres bouches inutiles comme les vieux. »

Il était aussi impossible de cacher la soudaine


multiplication des urnes dans les crématoriums de toute
l’Allemagne. Les parents bouleversés étaient informés de la
mort soudaine de l’un des leurs, généralement un patient
placé en hôpital psychiatrique. Les risques d’infection
interdisant de garder le corps, il avait été brûlé. Souvent, des
familles recevaient des urnes qui ne leur étaient pas
destinées, ou même en recevaient deux. Le plus horrifiant,
surtout pour les catholiques, c’était d’apprendre qu’un des
leurs avait été incinéré.
Au cours du printemps et de l’été 1941, une forme de
protestation silencieuse gagna tout le pays. Les familles
publiaient dans la presse des avis de décès identiques,
exprimant leur incrédulité devant la nouvelle
« incompréhensible » qu’ils avaient reçue de la mort subite
de leurs proches. Les avocats des familles et des patients
encore internés expliquaient que les familles étaient
« profondément perturbées » par ce « programme
monstrueux » et son « piètre camouflage ». Les
responsables avaient « perdu le sens du bien et du mal »,
écrivit un autre prélat catholique
La protestation la plus sérieuse fut celle du 3 août 1941.
Du haut de sa chaire, l’évêque de Münster, Clemens August
Graf von Galen, condamna les meurtres : une « vie
improductive » ne justifiait pas la mise à mort. À cette
époque, la presse étrangère, plus particulièrement le New
York Times, avaient commencé à publier des articles sur les
tueries dissimulées.
Cette protestation survenait à un très mauvais moment
pour Hitler. Le 22 juin, les forces allemandes étaient entrées
en Russie et l’attention du Führer était accaparée par
l’Armée rouge. Cette agitation intérieure était donc
accessoire. Toutefois, voulant éviter qu’elle ne s’amplifie
alors qu’il mûrissait des projets de tuerie plus ambitieux,
Hitler décida en août l’arrêt des tueries d’« euthanasie ».
Les protestations cessèrent rapidement et il put se
concentrer sur sa priorité : vaincre Staline et anéantir
3 millions de Juifs en Russie.
Suivant les forces allemandes, les escadrons de la mort
SS de Himmler, les Einsatzgruppen, ou « Groupes d’action
spéciale », avaient pour mission de tuer les Juifs. Durant
l’été, le Reichsführer se rendit en Russie occupée pour
superviser l’opération. La principale méthode employée
était l’exécution par balles. Au début, l’ordre de Himmler
était de ne tuer que les hommes : peut-être pensait-il que ses
SS n’étaient pas suffisamment « endurcis » ou « habitués à
leurs propres atrocités », suggère un de ses biographes, pour
tuer les femmes et les enfants11. Fin juillet, cependant,
Himmler ordonna d’exécuter également les femmes et
enfants juifs de Russie.
Lors d’une visite à Minsk, le 15 août, le Reichsführer
assista à une exécution en masse. Au bord d’une tranchée, il
observa l’exécution des groupes de Juifs et de partisans –
hommes et femmes – qui tombaient dans une fosse sous ses
yeux. « Après la première salve, rapporta un soldat,
Himmler s’approcha et jeta un coup d’œil dans la fosse et
s’aperçut qu’il y avait encore un vivant. “Lieutenant, me dit-
il, achevez-le.” Ce que je fis, Himmler restant à mes
côtés12. »

Si Himmler avait jamais eu des réserves à l’idée d’inclure


les femmes dans ses nouveaux projets de gazage concernant
la population concentrationnaire en Allemagne même (le
« Vieux Reich »), il n’en avait plus après Minsk. Au début
de l’automne 1941, il autorisa la reprise des sélections dans
les camps dans le cadre du nouveau projet de tuerie 14f13,
et Ravensbrück en faisait partie.
L’ordre d’« arrêt » du programme d’« euthanasie » que
Hitler avait donné en été n’avait été qu’un faux-semblant. Si
le gazage des adultes allemands handicapés fut largement
suspendu pour apaiser l’Église, « l’euthanasie » se
poursuivit dans d’autres institutions et par d’autres moyens,
habituellement par injection mortelle. Les enfants étaient
empoisonnés ou affamés.
Dès lors, Himmler profita des chambres à gaz du T4
rendues ainsi disponibles pour éliminer les bouches inutiles
de ses camps. En novembre 1941, le Dr Mennecke, du T4,
qui sélectionna les premiers détenus 14f13 à
Sachsenhausen, avait reçu l’ordre de continuer à
Ravensbrück. Il arriva au camp dans le plus grand secret,
mais, par la première lettre envoyée de Fürstenberg à sa
femme, nous savons que c’était le 19 novembre 1941. Il
avait voyagé en train, il y avait des puces dans son lit
d’hôtel, la route du camp était longue, et il y avait du
brouillard.
Fils d’un tailleur de pierre, Friedrich Wilhelm Heinrich
Mennecke était né en 1904 près de Hanovre. Au début de la
Première Guerre mondiale, à dix ans, il dit au revoir à son
père envoyé sur le front malgré ses quarante-deux ans. Ce
dernier revint trois ans plus tard, grièvement blessé et en
état de choc. Handicapé, brisé, il mourut à cinquante ans,
laissant sa femme et ses deux enfants dans le dénuement.
Terminant sa scolarité et ne pouvant aller à l’université,
Friedrich travailla aussitôt comme voyageur de commerce.
Ce n’est que plus tard, avec l’aide d’autres parents, qu’il
donna suite à ses ambitions médicales. Étudiant médiocre
mais nazi convaincu, il se spécialisa en psychiatrie. En
1939, il prit la direction de l’hôpital psychiatrique public
d’Eichberg, où il rencontra et épousa Eva Wehlan, auxiliaire
médicale de dix ans sa cadette. En février 1940, lors du
lancement du programme d’euthanasie T4, on lui demanda
de suivre une conférence à Berlin. Il fut retenu, avec dix ou
douze autres médecins, pour sélectionner « les vies qui ne
valaient pas d’être vécues » dans les asiles de malades
mentaux. Comme les autres, sans exception, il « accepta
immédiatement ».
Quand en 1941 le programme T4 fut étendu aux camps
de concentration, sous le nouveau code 14f13, on fit une
fois encore appel à ses compétences. On a de bonnes raisons
de penser qu’à Ravensbrück le secret était particulièrement
bien gardé, sans doute parce que Himmler craignait encore
que le gazage de femmes sur le sol allemand ne passe mal et
qu’il avait besoin d’un camouflage spécial. Non seulement
Mennecke reçut l’ordre direct de ne jamais mentionner qu’il
travaillait à Ravensbrück, mais le nom du camp ne figurait
pas sur les papiers SS relatifs au nouveau programme 14f13.
Un document officiel nazi de décembre 1941, parmi les
rares du 14f13 qui nous soient parvenus, contient des
instructions destinées aux commandants SS sur la manière
et le moment d’effectuer les sélections pour le gazage. Il est
adressé aux commandants de Dachau, Sachsenhausen,
Buchenwald, Mauthausen, Auschwitz, Flossenbürg, Gross-
Rosen, Neuengamme et Niederhagen. La lettre annonce que
« des commissaires médicaux se rendront prochainement
dans les camps susnommés en vue de faire passer des visites
médicales aux détenus13 » ; ces visites étaient prévues pour
la première moitié de janvier 1942.
La suite de la lettre donne des indications détaillées sur la
manière dont les médecins du camp devaient engager des
présélections avant la visite de la commission médicale. Un
formulaire joint devait être « rempli à ce stade ».
L’omission de Ravensbrück de cette liste des camps est
doublement surprenante puisque, à cette date, les
« commissaires médicaux » y étaient déjà venus et qu’une
autre visite devait avoir lieu sous peu. Force nous est donc
de supposer que, pour assurer le secret, les informations et
le document furent antérieurement remis à Max Koegel de
la main à la main par un membre de l’Inspection des camps.
Ce secret créa la confusion à Ravensbrück et, après la
guerre, brouilla le véritable cours des événements.
Aujourd’hui encore, on manquerait de renseignements sur
cette première phase du génocide nazi si le Dr Friedrich
Mennecke n’avait rapporté par le menu ce qui se passait
dans les lettres qu’il écrivait, parfois deux par jour, à sa
femme.
Sa première lettre de Ravensbrück (envoyée de
« Fürstenberg, Mecklembourg, le mercredi 19 novembre
1941, 17 h 15 ») donne le ton. Comme s’il parlait en direct à
Eva – il lui parlera de vive voix dans un instant –, il
commence :
Ma très chère Maman !
Je viens de faire le nécessaire pour te téléphoner, et je me demande si
je t’aurai vite au bout du fil. Je te raconterai tout au téléphone mais, pour
ne rien oublier, je t’écris également cette lettre. J’ai commandé un rôti de
chevreuil, mais pour l’instant je vais boire à ta santé. À la tienne ! Le
brouillard est si épais aujourd’hui qu’on ne voit pas à cent mètres. Les
Tommies n’attaqueront pas par un temps pareil14.

Il raconte sa journée, qui a débuté à Berlin au 4 de la


Tiergartenstrasse, où il a pris son petit déjeuner avec les
chefs, dont les Dr Paul Nitsche et Werner Heyde, « qui ont
été très, très chaleureux » et qui « te saluent ». Nitsche et
Heyde le mirent aussi au courant des projets, lui disant
qu’après Ravensbrück il devrait aller à Buchenwald, puis au
camp de concentration de Gross-Rosen, plus à l’est. « Ça
prendra quatorze jours parce que dans un KZ on peut en
expédier 70 ou 80 par jour », explique-t-il à Eva, évoquant
la vitesse remarquable à laquelle on sélectionnait les
victimes du gazage dans les camps, en comparaison de ce
qu’il avait connu dans les hôpitaux et les asiles.
Mennecke s’apprêta à partir travailler à Ravensbrück.
Avant de prendre le train, il mangea des saucisses,
« 50 grammes de viande » (allusion aux tickets
alimentaires), avec des pommes de terre et du chou. Il se
rendit d’abord à son hôtel de Fürstenberg, puis au camp.
Franchissant le portail principal, Mennecke fut reçu par
Koegel, qui lui annonça qu’il n’y avait que 259 détenues à
voir, ce qui voulait dire que ça ne prendrait « que deux jours
à deux ». Son collègue Curt Schmalenbach devait le
rejoindre, ce qui ne manquait pas de l’agacer : « Je peux me
débrouiller tout seul. » Il explique à Eva que, s’il arrive à
finir d’ici samedi, il ira directement à Weimar, sa prochaine
étape, c’est-à-dire au camp de Buchenwald. « Il semble
qu’il y en ait davantage là-bas » – sous-entendu, de
détenus – « si bien qu’on devra travailler à trois ».
« J’ai pris un café avec l’adju[dant] au mess des officiers,
nous avons discuté de notre programme de travail [les
sélections] et bu une bière. » Koegel lui conseilla de
changer d’hôtel à cause des punaises. Il en trouva un
meilleur, mais à proximité d’un café « plein de soldats
dégoûtants ».
Raccrochant – il lui avait donc parlé au téléphone –,
Mennecke évoque l’offensive à l’Est : « Espérons que nous
allons avancer rapidement. Ici, les gens disent que la guerre
sera terminée l’été prochain. Espérons-le. Va te coucher et
fais de doux rêves, de très doux rêves. Très tendres baisers,
beaucoup, beaucoup, beaucoup de ton fidèle papa Fritz. »
Le jeudi 21 novembre, Mennecke commence sa première
journée de travail à Ravensbrück. Il abreuve Eva de détails
obsessionnels dans un commentaire fleuve : « À déjeuner,
j’avale une soupe de lentilles au bacon puis omelette en
dessert. » Cette lettre nous en apprend un peu plus sur son
travail. Il a vu le médecin SS Sonntag et le Sturmbannführer
SS Koegel : « Il est apparu clairement que le nombre de
gens en question [autrement dit, à tuer] devait être augmenté
de 60 ou 70 ». Apparemment, Sonntag avait été trop strict
dans ses critères de sélection des bouches inutiles – une
erreur que Mennecke devait maintenant rectifier en
augmentant les effectifs, ce qui l’obligerait, hélas, à rester
jusqu’à lundi.
Mennecke est néanmoins satisfait de la manière dont les
choses se passent – « comme sur des roulettes » –, d’autant
qu’il n’a pas grand-chose à faire. Sonntag fait entrer les
« pats » (patientes) et lui dit deux mots de leur conduite, « et
tout se passe sans accrocs ». Il n’a plus qu’à remplir les
cases des formulaires. « Les rubriques sont préremplies, et
je n’ai qu’à indiquer le diagnostic, les principaux
symptômes et ainsi de suite. » Et Mennecke est ravi
d’ajouter qu’après un coup de fil au Dr Heyde à Berlin, il
s’est débarrassé de Schmalenbach, qui finalement ne
viendra pas.
Le déjeuner fut suivi d’une agréable promenade avec
Koegel et Sonntag : « Nous avons visité les étables. » Plus
tard, il retrouva Sonntag pour un dîner de trois sortes de
saucisses au mess des officiers. Avant d’aller se coucher, il
écrit : « Je vais faire une petite balade et poster cette lettre,
pour qu’elle te parvienne ce soir. J’espère que tu vas aussi
bien que moi. Je suis en pleine forme. Reçois plein d’autres
bisous de ton petit seigneur et embrasse ton fidèle papa
Fritz. »
Au fil des jours, les lettres de Mennecke s’accumulent
avec les mêmes détails toujours plus vulgaires sur ses repas,
ses beuveries, les tickets gratuits, les voyages, sa chambre
d’hôtel, le marché noir et autres futilités, le tout mêlé à la
description des femmes dont il signe l’arrêt de mort. Ces
commentaires-fleuves s’expliquent peut-être par le
sentiment qu’il avait de sa mission historique. Certaines de
ses lettres contiennent des formules du style « Celui qui
écrit vit » ou « elles [ces lettres] doivent témoigner de cette
époque glorieuse entre toutes ». Elles montrent assurément
avec quelle facilité il pouvait faire abstraction du camp :
après deux années à cocher des cases pour autoriser les
« mises à mort par compassion », Mennecke était tellement
habitué à ses propres atrocités qu’il ne voyait même plus les
« pats ».
Parfois même, il les appelle les « portions ». Il n’en parle
absolument jamais comme de femmes. On le sait pourtant
capable de les injurier, car, dans une lettre, il traite sa belle-
sœur de bolchevique parce qu’elle « picole et racole ». En
revanche, les « pats » ne lui inspirent pas la même réaction :
une fois qu’il a rempli leurs fiches, elles deviennent de
simples « feuilles » à transmettre dans les temps à Berlin.
Eva ne montre elle non plus aucun intérêt pour les « pats ».
Dans ses réponses à son « cher papa Fritz », elle demande
« Combien en as-tu fait aujourd’hui ? » ou « Quand en
auras-tu fini ? » et parle de ses repas et des souris à l’étage.
Si Mennecke les remarquait à peine, les « pats », elles,
l’observaient attentivement. Le soir de son arrivée, Emmy
Handke, au Revier, eut fort à faire : « Il a fallu sortir les
dossiers personnels de toutes les détenues conservés à
l’infirmerie, ceux de toutes les Juives, d’une partie des
criminelles professionnelles, des malades dites incurables
[…], des syphilitiques15. » Les jours suivants, ces femmes
furent conduites par groupes aux douches, où le
Dr Mennecke, flanqué du Dr Sonntag, était attablé devant
un tas de formulaires, un stylo à la main.
Chaque femme dut se déshabiller et passer nue devant lui.
Emmy apprit plus tard qu’il avait posé des questions à
certaines d’entre elles : « Il disait par exemple aux Juives
“Êtes-vous mariée ?”, “Avez-vous des enfants ?”, etc. » Une
secrétaire du Schreibstube, Maria Adamska, entendit que les
femmes devaient défiler devant la commission à une
distance de six ou sept mètres. Ce n’était pas une véritable
visite médicale.
D’après Emmy, le premier groupe fut celui des
syphilitiques et des prostituées. Selon d’autres, ce furent les
malades incurables ou porteuses de défauts génétiques.
Toutes s’accordaient sur le fait que les premières femmes
appelées figuraient dans les listes de Sonntag.
Il y eut bientôt une nouvelle alerte : les détenues
remarquèrent que les noms appelés ne se limitaient plus à
ceux des listes. Des bien portantes des blocks des Juives,
dont Käthe Leichter et Olga Benario, durent se présenter à
la commission. Sonntag ne s’était jamais intéressé à ces
femmes. Käthe en fit part à Rosa Jochmann :
Elle a dit qu’un groupe de Juives du Block 11 se tenaient nues sur une
ligne de cinq cents mètres devant les médecins. Mais les médecins les
regardèrent à peine. L’un d’eux vint s’adresser à Käthe : « Frau
Dr Leichter, quelle est votre qualification ? » et elle répondit :
« Philosophie et économie politique. » Et le médecin de conclure : « Vous
allez avoir besoin de votre philosophie. »

Ce fut ensuite le tour des Témoins de Jéhovah. Certaines


furent bastonnées sur le chevalet puis directement conduites
aux douches. La commission commença aussi à examiner
les femmes atteintes de maladies pulmonaires suspectes à
l’hôpital du camp ; les médecins berlinois leur dirent
qu’elles « allaient partir pour un traitement ». Au désespoir
du groupe des communistes, Lotte Henschel, Tilde Klose et
Lina Bertram furent appelées à se présenter – ces trois
mêmes camarades à qui on avait promis une libération en
raison de leur tuberculose. Toute malade semblait courir le
risque d’être sélectionnée.
Clara Rupp, qui travaillait au Revier à ce moment-là, était
si terrifiée qu’elle ne pouvait plus dormir. « Qui entrait à
l’hôpital pour une raison ou pour une autre était aussitôt
diagnostiquée porteuse de maladie génétique ou de
tuberculose. » C’était généralement fabriqué de toutes
pièces. « Afin de débarrasser le camp d’autant de détenues
que possible, les autorités gonflaient le nombre des malades
par tous les moyens. Nous avons tout de suite compris que
c’était une imposture et avons averti nos camarades de ne
pas aller au Revier. »
Certaines infirmières SS parurent le comprendre. L’une
dit à Clara : « “Quand les transports commenceront, le camp
sera bientôt vide.” Nous lui avons demandé ce qu’elle
voulait dire et elle a répondu : “Je ne peux pas vous dire la
vérité mais je ne veux pas vous mentir.” »
Une nouvelle épouvante gagna les asociales. Les triangles
noirs n’étaient plus listées alors à cause de leur syphilis ou
de leur blennorragie ; les sélections servaient aussi de
châtiments aléatoires. Ainsi, celles qui avaient accepté
d’administrer des raclées pour le compte de Max Koegel
échappaient à la sélection de la commission. Mais Else
Krug, la prostituée de Düsseldorf qui avait refusé d’obéir
aux ordres de Koegel et de frapper les Témoins de Jéhovah,
fut alors appelée. Passant nue devant Friedrich Mennecke,
la menace de Koegel – « Tu te souviendras de moi » – dut
résonner à ses oreilles.

Mennecke eut vent de l’élargissement des critères de


sélection quand, pour son plus vif mécontentement, son
collègue du T4, Schmalenbach, débarqua tout de même et
voulut imposer sa marque. Pire encore, il vint accompagné
d’un autre collègue du T4, un certain Dr Meyer. Leur
présence s’expliquait par de nouvelles consignes : le
nombre de sélectionnées était maintenant de 2 000, soit six
fois plus que l’objectif initial (320). Interloqué par ce
nouveau quota, Mennecke dit à Eva : « On va avoir
beaucoup plus de travail que prévu : environ 2 000
formulaires ! »
Sa surprise, voire sa stupeur, en dit long : après deux ans
de bons et loyaux services au T4, même Mennecke voyait
bien qu’on le faisait marcher. Tout au long du programme
de gazage pour « euthanasie », il avait dûment diagnostiqué
les « vies qui ne valaient pas d’être vécues » suivant les
critères, mais ceux-ci avaient changé. Non seulement il
devait maintenant sélectionner les détenus en camps de
concentration, plutôt que les handicapés en sanatorium
auxquels il était habitué, mais les directives régissant le
choix des détenus étaient régulièrement élargies.
Dès son arrivée, le nombre qu’on lui avait donné comme
objectif avait commencé à augmenter, passant de 259 à 328
– très certainement sur ordre de Himmler. Estimant que,
comme ses soldats qui tuaient en Russie, Mennecke devait
être maintenant « habitué à ses atrocités », Himmler porta
alors le chiffre à 2 000.
Le camp comptant à cette époque 6 544 détenues, le
nouvel objectif signifiait que près d’un tiers des femmes de
Ravensbrück seraient « tuées par compassion ». Mennecke
comprit qu’il perdait son temps à faire des diagnostics :
c’est Berlin qui fixait les chiffres, et cela l’agaçait. Berlin se
fichait pas mal de la manière dont il choisissait les
« feuilles », pleurniche-t-il dans une lettre à Eva. C’est du
« n’importe quoi » : « Qui est responsable à Berlin ? »
Mennecke s’y colla quand même. Schmalenbach, Meyer
et lui se mirent sans tarder au travail, engageant une
compétition : à qui remplirait le plus de « feuilles ». À
11 heures, explique Mennecke à Eva, les deux autres
« n’avaient bouclé que 22 formulaires, alors que moi j’en
avais fait 56 à midi ». Au moins pouvaient-ils gagner du
temps sur les « pats » juives. Là encore, ils avaient reçu de
nouvelles instructions. Non seulement l’objectif avait été
relevé, mais les trois médecins avaient reçu de Berlin
l’ordre de ne pas se donner la peine d’examiner les Juives.
Mennecke le confirmera à son procès d’après-guerre.
En 1947, à Francfort, dans le cadre des « Procès
médicaux de Nuremberg », il déposa avec presque autant de
franchise que dans les lettres à sa femme. Par exemple, il
précisa qu’en novembre 1941 il reçut l’ordre de sélectionner
des détenus pour « raisons politiques et raciales », et plus
seulement pour les raisons « médicales » invoquées dans le
cadre des « mises à mort par compassion ». Dès lors, il n’y
avait plus de visite médicale pour les Juifs : on se contentait
de les ajouter à la liste des sélections. La cour condamna
Mennecke à être pendu, mais il mourut dans sa cellule. Sa
femme était venue le voir deux jours plus tôt, et l’on
s’accordait largement à penser qu’elle avait donné à son
« Papa Fritz » les moyens de se suicider.
La veille de son départ de Ravensbrück pour
Buchenwald, Mennecke prit le temps de dîner avec Gerda,
la femme du Dr Sonntag. Ce soir-là, il écrivit à Eva, lui
racontant qu’au mess des officiers ils s’étaient régalés d’un
bœuf au chou et aux pommes de terre. Puis, avant de se
mettre au lit, il avait pris un en-cas au café du coin : viande,
pain, thé et, pour finir, deux parts de gâteau. Rappelant à
Eva qu’il partait le lendemain, il ajouta qu’il appartenait au
personnel du camp de trouver lui-même les 1 500 « pats »
restantes. Il lui avait été impossible de finir le travail,
d’autant que Berlin avait rappelé Schmalenbach et Meyer
avant qu’ils eussent terminé.
Les formulaires déjà signés par Mennecke avaient été
envoyés à Berlin avec ses notes. Au dos de chacune des
photos jointes, il avait griffonné ses observations, comme
pour se rappeler qui était qui. On en a retrouvé quelques-
unes : ses indications suggèrent, contrairement à
l’impression qui se dégage de ses lettres, qu’il lui arrivait de
s’intéresser aux « pats ». Sur l’une d’elles, on lit : « Anna
Sara juive, tchèque, cadre marxiste, voue une haine
farouche à l’Allemagne, contacts avec l’ambassadeur
d’Angleterre. » Sur une autre : « Charlotte Sara née à
Breslau, divorcée, juive, catholique, infirmière, a essayé de
masquer ses origines juives et porte une croix catholique. »
Après le départ de la commission médicale de
Ravensbrück, les détenues affrontèrent d’autres peurs. En
novembre 1941, trois autres Polonaises furent exécutées,
une mère et ses deux filles, puis encore quatre autres début
décembre. Les coups de feu s’entendirent dans tout le camp,
et peu après les vêtements ensanglantés se retrouvèrent à
l’Effektenkammer.
Toutes les femmes du camp se demandaient si elles
survivraient à l’hiver. Les détenues travaillant à l’extérieur
avaient les jambes noires et enflées sous l’effet du gel. En
décembre, dans une lettre à Carlos, Olga écrit : « J’espère
seulement avoir la condition physique et la force de
caractère nécessaires pour passer l’hiver. Reste la question
de savoir si ce sera mon dernier. »
Les nouvelles du front laissaient penser que la guerre
allait se prolonger, et cette perspective faisait le désespoir de
tous. À l’est, l’Armée rouge tenait la ligne à Rostov,
Moscou et Stalingrad. Le 7 décembre, l’Amérique entra
dans la guerre, après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor le
même jour.
Les femmes du block des Juives avaient toute raison de
craindre la prolongation de la guerre. En octobre 1941,
Hitler avait ordonné la déportation de tous les Juifs
allemands ; des trains quittaient Hamburg et Berlin pour
l’est. Les détenues juives recevaient des lettres faisant état
de la disparition de familles entières. Désormais, parrainés
ou non, les Juifs allemands ne pourraient plus immigrer.
Pour Olga, cela voulait dire que son départ pour le Mexique
ou ailleurs n’était plus qu’une chimère.
Pourtant, malgré ce désespoir, la vue des officiers
allemands blessés revenant du front, et le trouble de leurs
camarades SS appelés à les remplacer permettaient aux
détenues de penser qu’à l’est, tout au moins, le cours des
événements était peut-être en train de tourner. Olga
continuait de travailler à son mini-atlas. Ses toutes dernières
cartes montrent Staline refoulant les Allemands à Rostov, et
à Leningrad. Dans un journal, elle découpa un croquis
indiquant les dernières positions des forces autour de
Moscou ; au dos, figurait l’avis de décès d’un soldat
allemand daté du 10 décembre 1941.
À cette époque, les lettres d’Olga à Carlos n’étaient pas
entièrement pessimistes :
Très souvent, je ne peux m’empêcher de rire en imaginant ta surprise
quand tu verras la femme que je suis devenue. Mais, si j’ai appris une
chose ici, c’est bien de connaître la vraie valeur de tout ce qui est humain,
des hauteurs auxquelles l’âme peut s’élever. […] As-tu de nouvelles
photos d’Anita ? Bientôt, elle pourra aussi nous écrire elle-même.

Dans la même lettre, cependant, Olga avoue que croire à


un avenir meilleur est désormais bien souvent au-dessus de
ses forces : elle a l’impression de construire des « châteaux
en Espagne autour de leur avenir commun ».
En décembre, on ne savait toujours rien du sort des
sélectionnées de Mennecke, et rien n’avait été fait pour
choisir les 1 500 détenues supplémentaires. Le départ du
Dr Sonntag, affecté à Leningrad, est sans doute une des
raisons de cette inertie. Il avait été remplacé par une jeune
femme, le Dr Herta Oberheuser, vraisemblablement trop
novice pour jouer un rôle aussi important qu’envoyer des
femmes à la mort. Mais le répit fut de courte durée.

À peu près une semaine avant Noël, l’idée qu’il fallait un


médecin pour dresser les listes fut abandonnée, et c’est Max
Koegel lui-même qui dut s’en charger. Il choisit de déléguer
cette tâche à ses Blockovas.
Koegel prit une initiative sans précédent en réunissant les
Blockovas pour leur annoncer ce qui allait se passer. Rosa
Jochmann parle à ce propos d’« un Appell pour
Blockovas16 ». Cet événement inhabituel, voire unique,
suscita de très vives appréhensions, qui tournèrent vite à
l’incrédulité et à l’horreur, quand elles comprirent ce qu’il
leur demandait de faire. « Koegel, raconte Rosa, nous a dit
de signaler toutes les détenues malades ou hors d’état de
travailler, qui seraient alors envoyées au sana. Il fit un signe
de tête en direction du bunker et dit : “Si vous ne le faites
pas, vous finirez là-bas, et vous savez ce que ça veut dire.” »
Devant le commandant, se tenaient une vingtaine de
femmes, les détenues les plus privilégiées du camp :
presque toutes devaient leur poste de Kapo au coup de force
des politiques, l’année précédente. Elles étaient confrontées
à un choix impossible. Koegel s’était déjà assuré leur
coopération. Visiblement, il était certain qu’avec un petit
subterfuge il pouvait les convaincre de se charger également
des sélections pour la chambre à gaz. La scène se déroula en
présence de Johanna Langefeld, flanquée de ses deux fidèles
Lagerälteste, Bertha Teege et Luise Mauer. Ces dernières
avaient aussi reçu des instructions : elles devaient recueillir
les noms auprès des Blockovas et les transmettre à
Langefeld, qui fut à son tour chargée par Koegel de s’en
occuper.
On ne saura jamais exactement la réaction des Blockovas.
De fait, les seuls témoignages que nous possédions viennent
de celles qui ont survécu. Or, précisément parce qu’elles
étaient là et qu’elles ont joué un rôle, elles ne pouvaient que
s’arranger avec la vérité. Certaines ont admis avoir donné
des noms, d’autres l’ont nié, d’autres encore ont essayé de
se justifier en expliquant qu’il valait mieux que ce soit elles
que les SS.
Nanda Herbermann, écrivaine catholique et Blockova des
asociales, dit avoir choisi 10 ou 12 malades en croyant
qu’elles seraient effectivement envoyées dans un
sanatorium. Selon la Stubova Rosemarie von Luenink, sa
Blockova et elle se refusèrent à toute sélection. Minna
Rupp, la Blockova communiste souabe qui avait harcelé
Grete Buber-Neumann à son arrivée, nia également avoir
donné des noms.
Grete ne nia pas l’avoir fait – elle était alors Blockova
des Témoins de Jéhovah –, mais elle affirma avoir agi forte
des assurances de Koegel. « L’ordre arriva de dresser des
listes de toutes les handicapées de naissance, de toutes les
épileptiques, de toutes celles qui souffraient d’incontinence
urinaire, de toutes les amputées, de toutes celles qui
souffraient d’asthme et de maladie pulmonaire ainsi que de
toutes les malades mentales. En même temps, les SS
s’efforcèrent de nous tranquilliser en nous indiquant que ces
détenues seraient transférées dans un camp où le travail était
facile17. » En l’occurrence, cependant, Grete se montre
inhabituellement succincte. On a du mal à ne pas se
demander pourquoi, si elle n’avait réellement aucun
soupçon, elle et Milena se battirent avec l’énergie du
désespoir pour retirer Lotte Henschel de la liste initiale.
Lotte Henschel était l’une des trois communistes
allemandes atteintes de tuberculose à qui, au début de
l’automne, on avait promis qu’elles seraient libérées, mais
qui furent ensuite sélectionnées par Walter Sonntag. Lotte,
que Grete avait connue à « l’Alex », la prison de Berlin,
avant d’arriver à Ravensbrück, était ensuite devenue proche
d’elle et de Milena. Celle-ci s’était liée d’amitié avec Lotte
au Revier où elle travaillait aussi, et c’est là que Milena
l’avait vue tomber malade. Sachant à cette époque que les
tuberculeuses étaient libérées, Milena trouva une combine
pour la faire sortir du camp en échangeant son échantillon
salivaire contre un prélèvement de tuberculeuse. Mais ce fut
une terrible erreur parce que, dressant ses premières listes,
Sonntag y inclut les tuberculeuses.
Encouragée par Grete, Milena essaya vainement de faire
annuler la décision concernant Lotte. « Milena se
tourmentait, s’accablant des pires reproches, raconte plus
tard Grete. Elle fit procéder […] à de nouveaux examens
d’échantillons d’expectoration de Lotte, dont les résultats
furent, bien entendu, négatifs. Puis elle s’en alla assiéger le
médecin SS Sonntag, lui demandant de faire quitter à Lotte
la section des tuberculeuses, affirmant que, de façon tout à
fait surprenante, elle avait guéri. » Juste avant de partir pour
Leningrad, Walter Sonntag avait fini par consentir et la
retirer de la liste. « Sonntag connaissait Lotte car elle avait
travaillé à l’infirmerie ; de ce fait, il ne la plaça pas sur la
liste de celles qui devaient être liquidées. C’est ainsi qu’elle
échappa à une mort certaine18. » Naturellement, Grete ne
nous dit pas par qui elle fut remplacée.
Plus tard, l’histoire de Lotte Henschel connut un nouveau
rebondissement. À en croire Lotte elle-même, c’est
probablement la femme de Sonntag, Gerda, qui lui sauva la
vie. Lotte avait travaillé au Revier quand Gerda Weyand y
était encore médecin SS, avant d’épouser Walter Sonntag. À
cette époque, Gerda restait correcte et s’était montrée
bienveillante avec elle.
Après la guerre, Gerda, comme son mari, fut accusée de
crimes de guerre, notamment en lien avec les « transports de
la mort ». Pour se défendre, elle protesta qu’elle n’en avait
rien su. Lotte témoigna contre elle, même si c’était Gerda
qui l’avait sauvée. Qu’elle l’ait fait retirer de la liste, assura
Lotte, était bien la preuve qu’elle savait la vérité. De
surcroît, « si elle [Gerda Weyand/Sonntag] avait vraiment
réprouvé le crime, elle aurait sauvé les autres, et pas
seulement moi », dit-elle en se référant aux deux autres
tuberculeuses communistes qui devaient être libérées, Tilde
Klose et Lina Bertram. « Et elle aurait quitté le camp et
quitté son mari. Or, elle n’en fit rien. Elle resta et l’épaula. »
Le cas de Lotte Henschel n’est pas la seule preuve que les
Blockovas savaient – ou avaient de bonnes raisons de
savoir – que la sélection était synonyme de mort certaine.
Plus accablant encore est le témoignage des détenues-
secrétaires chargées de l’état civil et de la paperasserie. Très
cultivée, la comtesse polonaise Maria Adamska était
suffisamment appréciée des autorités pour se voir confier le
poste de secrétaire du service « politique » du camp, qui
enregistrait les décès.
Jusqu’à la fin de 1941, le camp n’avait pas eu besoin
d’état civil propre. Les décès étaient inscrits dans les livres
de la mairie de Ravensbrück. En décembre, toutefois, fut
créé un nouveau registre, « Ravensbrück 11 », qui relevait
directement du commandant. Maria Adamska observa par la
suite que cela coïncida avec l’ordre de dresser de nouvelles
listes de malades et de handicapées.
Une autre secrétaire, la détenue autrichienne Hermine
Salvini, fournit d’autres détails. Travaillant au « service
social » du camp, elle s’occupait de la correspondance des
prisonnières avec leurs proches. À l’époque de ces listes,
elle dut préparer des centaines de formulaires indiquant de
fausses raisons de décès. Selon Rosa Jochmann, Hermine se
confia aux autres Blockovas. « Elle nous a raconté qu’au
bureau on leur avait demandé de préparer 1 500 copies d’un
formulaire ainsi libellé : “Nous vous informons par la
présente que X est morte à Ravensbrück des suites d’une
thrombose.” »
Rosa fait partie de celles qui affirmèrent plus tard avoir su
d’emblée que Koegel mentait au sujet du sanatorium, et
discuta de la conduite à tenir avec d’autres. « Nous avons
compris que la situation était très grave. J’en parlai à mes
amies politiques et nous avons décidé de ne sélectionner
personne. » Elle ne précise pas qui étaient ces « amies
politiques », mais probablement s’agit-il de Käthe Leichter,
avec qui elle n’avait pas de secret. Somme toute, c’était une
vieille amie de Vienne, avec laquelle elle avait mené de
nombreuses campagnes pour les droits des femmes, et c’est
elle qui l’avait poussée à devenir Blockova, car elle pourrait
y « faire du bien », même en tant que bras droit des
SS. Pour Käthe, déjà appelée à se présenter devant la
« commission médicale », la situation, au bout de deux ans,
devait paraître bien différente. Rosa alla dire à Langefeld
qu’elle ne voulait pas sélectionner : « Langefeld ne dit mot.
Elle parut comprendre. »
Après la guerre, dans leurs dépositions, Bertha Teege et
Luise Mauer affirmèrent avoir refusé d’obéir, bien que, de
tout le groupe des Lagerälteste, leur témoignage soit sans
doute le plus contradictoire. Dans une déposition, Luise
expliqua que Bertha et elle « reçurent l’ordre d’enregistrer
toutes les détenues incapables de travailler » : sous-entendu,
leur travail consistait à compléter les listes des Blockovas
par leurs propres sélections. Dans une autre déposition,
Luise dit qu’elle et Bertha furent « dispensées de cette tâche
et que Langefeld consentit à ne pas les punir en cas de
refus ».
Une autre fois, cependant, Luise donne une version plus
ambiguë. Elle raconte que Bertha et elle commencèrent par
en discuter avec les autres Blockovas puis demandèrent à
Langefeld d’être déchargées. Cette fois, raconte Luise,
« Frau Langefeld s’est mise en colère et a menacé de nous
punir si nous n’obtempérions pas ».
Bertha Teege ne dit rien de l’établissement des listes.
Ailleurs, en revanche, elle raconte avoir attendu
impatiemment sa libération du camp en janvier, lors de la
prochaine visite de Himmler. La précédente Lagerälteste
avait été remise en liberté un an plus tôt, et elle avait
accepté cette fonction dans l’espoir d’être libérée « comme
Babette Widmann l’avait été ». Finalement, les listes furent
certainement établies, que ce soit par les Kapos ou les
gardiennes, probablement par les deux, mais à Noël
Mennecke ne s’était pas encore manifesté.
On devait se souvenir de Noël 1941 pour le vent âpre qui
hurlait autour du camp et un froid exceptionnellement dur,
mais sans neige. La veille, dans l’atelier de couture, le garde
de service permit à chaque groupe national de chanter, et les
Allemandes entonnèrent Stille Nacht. Les Polonaises
commencèrent par refuser, puis se ravisèrent, mais arrivées
aux paroles « Prends ma main, ô petit Jésus », les larmes
brisèrent leur chant et elles durent s’arrêter19.
Cette nuit-là, de retour à leur block, les travailleuses de
nuit passèrent devant l’arbre de Noël que les gardes avaient
dressé sur la Lagerstrasse ; il y avait même des bougies.
Hanna Sturm, la menuisière autrichienne, installait des
arbres de Noël pour les officiers et leurs familles. Les
détenues s’échangèrent des petits cadeaux. Certaines avaient
fabriqué des étoiles et des mangeoires en paille. Le cadeau
de Noël d’Olga à Maria Wiedmaier fut son atlas miniature.
9
Bernburg
Début janvier 1942, les chutes de neige, presque
ininterrompues, recouvrirent les toits des blocks d’une
couche de quinze centimètres. Quand Fritzi Jaroslavsky
arriva, cependant, le ciel était dégagé. Elle avait voyagé
seule en train depuis Vienne, escortée d’un seul garde. Le
ciel bleu lui remonta le moral. Âgée de dix-sept ans à peine,
elle avait passé douze mois dans les geôles de la Gestapo
pour avoir aidé le groupe de résistants de son père.
En ce début d’année, de plus en plus de résistantes
étrangères commençaient à affluer au camp suite à la
nouvelle campagne allemande pour extirper les rebelles des
pays occupés par le Reich. Ouvrier social-démocrate, le
père de Fritzi, Eduard Jaroslavsky, faisait partie des milliers
d’Autrichiens qui, trois ans après l’Anschluss, continuaient
d’agir dans la clandestinité. Pour Fritzi, il était naturel de
l’aider. Beaucoup de ses amies firent de même. Son rôle
était « très ordinaire… rien1 ». Elle récupérait des messages
secrets dans une laverie près du bureau où elle travaillait
comme secrétaire. La laverie servait de « boîte aux lettres »
pour les messages destinés à la cellule de son père. « La
gérante m’appelait de temps en temps : “Ton linge est prêt”,
je savais qu’un message était arrivé, j’allais le chercher et le
portais à mon père. »
Début janvier 1942, la Gestapo arrêta la gérante et
confisqua son carnet d’adresses, avec les noms de toute la
cellule. Fritzi passa l’année suivante dans une prison de
Vienne. Sa mère vint la voir en juin 1941 et lui apprit que
son père avait été guillotiné à Berlin. « On a demandé à ma
mère si elle voulait récupérer les cendres. Mais c’était
payant, et elle n’avait pas de quoi. »
Le garde qui escorta Fritzi de Vienne à Ravensbrück lui
raconta qu’il avait également accompagné son père sur les
lieux de l’exécution. Il se montra néanmoins très gentil avec
Fritzi, lui assurant que là où elle allait, elle n’avait rien à
craindre : probablement travaillerait-elle aux champs. Au
départ, le camp ne semblait pas plus horrible que la prison
de la Gestapo. À sa grande surprise, d’autres Autrichiennes
étaient venues l’accueillir. Elles avaient su qu’elle arrivait :
les détenues du Schreibstube avaient aperçu sur le
téléscripteur une dépêche du QG viennois de la Gestapo et
en avaient informé Rosa Jochmann.
Le réseau communiste apprit également son arrivée :
débarquant de la capitale, Fritzi pouvait être une source
d’information, si bien qu’Olga Benario elle-même et Maria
Wiedmaier vinrent la trouver au block des admissions. « On
m’a dit que deux détenues importantes souhaitaient me
parler », raconte Fritzi dans son appartement de Vienne.
Jeunette au camp, à quatre-vingt-cinq ans elle demeure une
jeunette en comparaison des autres rescapées. « On m’a dit
de sortir, car elles voulaient me parler sur la Lagerstrasse.
Dehors, j’ai vu deux femmes au bord d’un block. Il était
tout à fait possible de parler, mais nous avons pris soin que
personne ne puisse nous entendre. Elles m’ont demandé si
j’avais des nouvelles d’Autriche. »
Le souvenir que Fritzi garde d’Olga et Maria à l’œuvre,
recueillant des informations, donne un rare aperçu de la
manière dont les anciens agents secrets soviétiques – juifs
ou non – collaboraient, s’efforçant encore d’utiliser leurs
compétences. « Elles m’ont impressionnée, dit-elle. Elles
paraissaient en savoir pas mal. Il était clair qu’elles étaient
là depuis longtemps. J’étais en admiration devant elles, bien
sûr. J’étais très jeune.
— À quoi ressemblaient-elles ?
— L’une d’elles a souri et m’a dit que j’avais des amies
ici. Je crois que c’était Olga. Mais elles voulaient surtout
entendre ce que je savais, et ce n’était pas grand-chose.
Vous comprenez, j’étais en taule depuis douze mois. »
Malgré tout, Fritzi parla des résistants arrêtés et des
déportations de Juifs d’Autriche, dont elle avait entendu
parler en prison. Dans le train, des passagers discutaient des
raids alliés sur la Ruhr et de la contre-attaque russe devant
Moscou. « Et je leur ai raconté le travail de mon père et ce
qui lui était arrivé. Ça m’a fait du bien. J’avais l’impression
qu’elles s’occuperaient de moi. »
Quelques jours plus tard, Rosa Jochmann s’arrangea pour
placer Fritzi au Block 1, où sa paillasse serait juste au-
dessus de la sienne. Fritzi, elle le savait, avait de la chance
d’être sortie du block des admissions où il y avait « toutes
sortes de femmes ». Mais, ici, au Block 1, les femmes
s’entendaient bien. Elles pouvaient parler des leurs. « Ça
ressemblait plus à la vie avec des amies. Il était facile de
dire qui était qui dans le camp. Celles des autres blocks
n’avaient pas l’air aussi propres et bien nourries que nous,
du Block 1. »
Rosa savait « organiser » quantité de choses pour les
détenues ; elles avaient même parfois du charbon à brûler
dans leur poêle. Elle trouva une place à Fritzi au
Schreibstube. « En un sens, elle me maternait, j’imagine. De
fait, elle s’intéressait toujours aux jeunes. » Au Block 1, tout
le monde se conduisait bien et personne ne volait. Une fois,
cependant, une femme se fit prendre alors qu’elle chipait du
pain dans une armoire et quelqu’un en informa la gardienne.
« La fille a reçu vingt-cinq coups de fouet et a été envoyée
au bunker, où elle est morte. »
Quand elles prenaient leur café noir le matin ou la soupe
le soir, c’est Rosa qui les servait dans la salle commune.
« Elle nous laissait bavarder tranquillement, rapporte Fritzi.
Du travail de la journée, ou des nouvelles de nos familles. »
Certaines Allemandes avaient des maris ou des frères sur le
front ; d’autres avaient perdu des parents ou des amis dans
les derniers bombardements.
La chef de tablée de Fritzi était Anni Wamser, autre
communiste allemande dont la tâche était de partager le pain
et de le mettre sur les étagères des détenues. Maria
Wiedmaier partageait la même table, ainsi que l’amie
allemande de Rosa, Cäzilie Helten, dite Cilli. Rosa et Cilli
étaient rarement séparées dans le camp, raconte Fritzi, et
après la guerre à Vienne elles vécurent ouvertement en
couple.
Par l’intermédiaire de Rosa, Fritzi rencontra bientôt des
Autrichiennes d’autres blocks. Le mari de Frau Lange avait
fait partie de la cellule de son père. Elle était juive, mais elle
avait été arrêtée pour activités de Résistance. Fritzi la
retrouvait pour bavarder sur la Lagerstrasse. « Toutes
étaient avides de nouvelles du monde extérieur, mais si on
me parlait de mon père je me mettais à pleurer. »
Fini Schneider, Juive tyrolienne d’une trentaine d’années,
prit Fritzi sous son aile. Celle-ci évoque avec émotion les
amitiés qui se nouèrent au cours des premières semaines :
c’était la « famille autrichienne ». Elle apercevait souvent
Rosa Jochmann aux côtés de Käthe Leichter, « en pleine
conversation ».
C’est à peu près à cette époque que Himmler visita le
camp. Fritzi s’en souvient parce que le bruit courut que le
Reichsführer proposa de libérer Rosa, qui refusa : « Elle lui
aurait dit qu’elle était utile dans le camp et qu’elle ne
voulait pas le quitter. » Je demandai à Fritzi si c’était vrai.
« Ça se pourrait. Mais on n’aimait pas en parler. »
Bertha Teege, la Lagerälteste, avait attendu
impatiemment cette visite de janvier, espérant être libérée.
« Les politiques étaient fébriles, se demandant qui aurait de
la chance cette fois. » Mais le Reichsheini – c’est ainsi que
Bertha surnommait Himmler – « était de mauvaise
humeur ». Il commença par attraper un SS mal rasé puis
explosa à cause de la trop faible production des ateliers de
couture. Avant de partir, il visita le Block 1 et échangea
deux mots avec Rosa Jochmann : « “Pourquoi êtes-vous
ici ? Vous feriez bien de vous amender.” Et c’est tout. Il est
reparti sans libérer personne. »
Le journal de Himmler n’indique pas cette visite de
janvier, mais signale un appel téléphonique de Max Koegel :
« Mardi 13 janvier 1942, à midi, le SS-Stubaf
[Sturmbannführer] Kögel [sic] a téléphoné à Himmler pour
dire que les Témoins de Jéhovah s’étaient de nouveau
mutinées. Les femmes refusant de faire le travail de guerre,
elles ont reçu 25 et 50 coups de fouet. Dorment fenêtres
ouvertes, sans matelas ni literie, privées de nourriture2. »
Cet épisode marqua une nouvelle phase de contestation de
la part d’un groupe dissident de « Jéhovah extrémistes »,
comme on devait les appeler, parce qu’elles considéraient
toute tâche comme un travail de guerre. En l’occurrence,
elles refusèrent de décharger de la paille : la paille était
destinée aux chevaux, les chevaux servaient à la
Wehrmacht, et la Wehrmacht faisait la guerre.

Cependant, la contestation des Témoins de Jéhovah


n’aurait certainement pas suffi à ramener Himmler à
Ravensbrück. Il retourna en Russie dans la première
semaine de janvier 1942 et, de retour en Allemagne, il eut
beaucoup à faire. Il était impliqué dans la « Solution finale
de la question juive », qui devait être discutée dans une
réunion urgente présidée le 20 janvier à Wannsee, dans la
banlieue de Berlin, par Reinhard Heydrich. Ce dernier était
alors chef de l’Office central de la Sécurité du Reich
(RSHA) et Reichsprotektor de Bohême et de Moravie.
Probablement est-ce la contre-attaque soviétique à
Moscou, à l’automne 1941, qui poussa finalement Hitler à
formaliser ses idées sur la manière de tuer les Juifs
d’Europe. Dans les premiers jours de la guerre, on avait cru
possible de déporter les Juifs à Madagascar ou ailleurs en
Afrique, mais il y avait longtemps que cette solution n’était
plus à l’ordre du jour. Maintenant que les Soviétiques
ripostaient, l’espoir qu’avait nourri Hitler de parquer les
Juifs dans les territoires russes occupés s’effondrait à son
tour.
Nul ne sait quand Hitler décida formellement le meurtre
de masse. Le Führer avait toujours promis d’exterminer les
Juifs, mais jusque-là aucune solution ne s’était imposée.
L’exécution massive des Juifs soviétiques s’était révélée peu
efficace et dommageable pour le moral des troupes. Par
ailleurs, le gazage avait bien marché dans le programme
d’« euthanasie », ce qui prouvait que le massacre de civils
innocents était techniquement faisable et que la bureaucratie
et les fonctionnaires allemands y étaient prêts.
Dans l’été 1941, les chambres à gaz du T4 avaient déjà
tué au moins 80 000 Allemands. Hitler avait annoncé l’arrêt
du programme, mais certains centres de gazage en
Allemagne s’étaient adaptés pour éliminer les détenus
indésirables des camps de concentration de Himmler dans le
cadre d’un programme 14f13 prometteur. En
décembre 1941, avant la conférence de Wannsee, on utilisait
déjà le gaz pour tuer les Juifs allemands déportés dans le
nouveau camp de Chelmno, à Łódź en Pologne, en
introduisant du monoxyde de carbone à l’arrière des
camions de gazage mobiles. De plus, un certain nombre
d’agents du T4 avaient été envoyés en Pologne pour étudier
comment adapter la méthode de gazage du programme
d’« euthanasie » pour tuer les Juifs d’Europe.
Toutes ces questions étaient à l’ordre du jour de Wannsee.
Bien que Himmler ne fût pas présent à cette réunion, c’est
lui que Hitler avait chargé de superviser l’extermination. La
situation au camp des femmes avait un lien direct avec le
sujet abordé à Wannsee. Au même moment, devait avoir
lieu le premier gazage de détenues, ce qui justifiait d’aller à
Ravensbrück inspecter les préparatifs.
Probablement Himmler avait-il aussi des raisons
personnelles de se rendre dans la région. Sa maîtresse,
Hedwig Potthast (Häschen), était alors enceinte de leur
premier enfant et devait accoucher mi-février. Comme à son
habitude, Himmler profita sans doute de l’inspection de
Ravensbrück pour aller voir Häschen, soit sur sa propriété
de Brückenthin, à huit kilomètres de là, soit dans la clinique
voisine de Hohenlychen, où l’accouchement devait avoir
lieu. Le médecin-chef, Karl Gebhardt, avait accepté de s’en
charger personnellement.

Le 5 janvier 1942, la nouvelle du retour de la commission


médicale à Ravensbrück suscita une vive agitation dans le
camp. Peu après son arrivée, se souvient Fritzi, on
commença à raconter que des choses épouvantables allaient
se produire, « mais personne ne savait quoi ». Rosa
Jochmann, sur la couchette en dessous, avait les nerfs à vif.
« Je percevais bien l’angoisse des femmes plus âgées. Il y
avait beaucoup de discussions. » Sur la Lagerstrasse, les
Autrichiennes, notamment les Juives, en parlaient :
Fini Schneider n’était pas inquiète. Elle savait qu’elle serait transportée
ailleurs, mais elle me dit que ce serait mieux là-bas. C’était une très jolie
jeune femme. Aujourd’hui encore, je la vois me sourire sur la
Lagerstrasse. Elle était toujours heureuse et optimiste, mais peut-être
essayait-elle de me cacher ses peurs.

De retour à Ravensbrück, Mennecke souffrait de cors aux


pieds, confia-t-il à son « bébé chérie » dans une lettre du
5 janvier. « Voici ma journée. À 9 h 30, j’ai pris mon petit
déjeuner et suis allé faire des courses en ville ; à la poste,
j’ai affranchi le journal que je t’ai envoyé, acheté des cartes
postales, parce que les cartes et le papier à lettre sont
devenus très rares ! Puis j’ai acheté deux paquets de
pansements pour mes cors. » Ensuite, une voiture le ramena
au camp pour travailler aux « nouveaux dossiers ». Il avait
une faim de loup : « Je vais commencer par manger. Miam-
miam3 ! »
Après six semaines d’absence, Mennecke trouva du
changement. Sonntag était parti pour le front est, et c’est un
nouveau médecin, Gerhard Schiedlausky, qui lui annonça
que sa femme venait d’accoucher.
Schiedlausky habitait une des « belles maisons » de
l’enclave SS pendant que Sonntag « devait se les geler à
Leningrad », raconte Mennecke à Eva. La contre-attaque
russe étant maintenant engagée aux environs de Moscou, le
mess des officiers baignait dans une atmosphère
profondément antirusse. Mennecke détestait lui aussi les
Russes : « Les Russes naissent et grandissent dans la crasse.
Une vie humaine [russe] n’a pas plus de valeur que celle du
dernier des animaux. »
Il bavarda avec un commandant SS, Vogl, qui venait de
perdre une jambe à la bataille de Rostov et devait rejoindre
la clinique de Hohenlychen. De ce fait, il se mit au travail à
14 h 20, en sorte qu’il ne put « boucler que 30 dossiers ». Il
a rendu compte au téléphone à Nitsche et Heyde, mais ils
n’en ont pas pris ombrage. Ils ont été « très gentils, et m’ont
demandé de tes nouvelles ». Mennecke ajoute qu’il est
censé apporter les dossiers à Berlin le 15 janvier : « Je vais
mi-janvier à Gross-Rosen », évoquant par là sa prochaine
tournée de sélections dans ce camp pour hommes. Et de
conclure : « Je suis rentré à l’hôtel à 5 h 15. J’ai passé mes
plus beaux habits, ai pris un bain de pieds et me suis donné
le temps de soigner mes cors. »
Le lendemain, Mennecke vit 181 « pats » : « toutes
aryennes, dont beaucoup de droits communs. Il reste
maintenant 70 Aryennes et de 90 à 100 Juives ». Il espérait
finir à temps pour regagner Berlin mercredi de bonne heure.
« Ça fait mal d’apprendre que les Russes progressent en
Crimée. Espérons que tout va s’arranger. »
Le 8 janvier, la lettre de Mennecke à « maman »
commence par l’habituelle description du dîner, suivi d’une
balade dans la neige. Il passa une mauvaise nuit à cause du
bruit : dans la pièce voisine, « un groupe d’officiers SS
s’enfilait des bouteilles de vin avec leurs petites amies ».
Le 9 janvier à 9 h 50, de nouveau « au rapport » : « Papa
se présente devant toi comme un cochonnet tout propre.
Que ça fait du bien d’être débarrassé de quatre semaines de
crasse, mais c’est encore mieux quand c’est maman qui le
fait ! » Il alla « pêcher » d’autres « feuilles » pour compléter
ses dossiers. Le lendemain, il se rendit à la clinique SS de
Hohenlychen, où un homme lui dit avoir envoyé la
« marchandise bien emballée dans une caisse » –
probablement de l’alcool acheté au marché noir.
Le 12 janvier, Mennecke s’apprêtait à partir. « Eva-Mutti
chérie, ma dernière lettre pour toi de Fürstenberg, que je
commence à minuit pile en pyjama. » Pour ce qui est de sa
dernière journée de travail, « les fiches sont soigneusement
classées par ordre alphabétique. J’ai dit au revoir au
commandant et réglé mes déjeuners (1,05 mark), et j’ai
donné mes tickets pour aujourd’hui et hier. » Ses bagages
sont prêts. « Oh oui ! Papa sait faire ça aussi. Je crois même
que je peux être fier de moi, cette fois, car tout rentre à
merveille, je garde l’uniforme sur moi, et tous les vêtements
civils dans les valises4. » Sur ce, Friedrich Mennecke quitta
Ravensbrück pour la dernière fois.
Le dimanche 1er février, les rumeurs s’amplifièrent. Le
personnel de l’Effektenkammer avait reçu un lot de
vêtements civils neufs. Personne ne savait pourquoi. Une
fois de plus, on se demandait qui était sur « la liste ». Les
secrétaires du Schreibstube parlaient d’un Sondertransport,
un transport spécial : le mot figurait sur des documents,
mais nul n’en savait le sens. Fini dit à Fritzi qu’elle savait
que son nom était sur la liste : « C’est ce qu’elle croyait.
Cela m’épouvantait, mais elle m’a dit de ne pas m’inquiéter
pour elle. Elle pensait aller en sanatorium. »
Frau Lange était aussi sur la liste, disait-on, tout comme
Käthe Leichter. Mais Käthe n’était pas inquiète non plus ou,
si elle l’était, elle ne le montrait pas et s’empressait de dire
aux autres que tout se passerait bien. Celles qui se croyaient
sur la liste étaient terrifiées, mais leurs amies essayaient de
les apaiser, faisant écho aux nouvelles rumeurs qu’elles
partaient travailler dans une usine de munitions. Elles se
voulaient toutes rassurantes, mais aucune n’était vraiment
rassurée.
À l’hôpital, il était déjà évident qu’aucune malade ni
aucune invalide ne serait épargnée, et toutes les triangles
verts et noirs s’attendaient à être sélectionnées ; cependant
les listes ne cessaient de changer, et il y avait encore de
l’espoir. Certaines parlaient de s’évader ou de se révolter,
mais Teege et Mauer firent passer l’ordre – venant
probablement de Langefeld – de rester calme. Langefeld
elle-même apparaît rarement dans les témoignages sur ces
journées terrifiantes ; elle semble suivre les choses de loin,
souvent désorientée, aux côtés de Zimmer, son adjointe.
Rosa Jochmann, quant à elle, était loin d’être calme.
Fritzi la vit de plus en plus agitée sur sa couchette. Elle
recherchait Käthe Leichter pour lui parler. Rosa elle-même
raconta plus tard que Käthe parlait de tourner un film sur
toute cette histoire : « Personne ne nous croira, disait-elle. Il
faut donc réaliser un film qui montre à tous ce qui s’est
réellement passé. Et tu verras, même quand il sera fini,
personne ne nous croira. » Et Rosa de commenter : « Et à
cette époque le gazage n’avait même pas commencé, mais
Käthe savait qu’il se ferait. »
Le mardi 3 février au soir, les détenues étaient à l’Appell,
mais l’imminence du Sondertransport ne faisait plus guère
de doute. À l’extinction des feux, beaucoup s’attendaient à
partir le lendemain même. L’Appell terminé, la liste des
noms fut remise comme d’habitude à Zimmer, mais au lieu
de la donner à taper à l’une des employées, elle la lut elle-
même à voix haute.
Ojcumiła Falkowska, une détenue polonaise qui
travaillait à la cantine du personnel, aperçut la liste et fut
donc la première à savoir ce qu’il en était. Zimmer était
venue prendre son dîner à la cantine. « On m’a dit de servir
des plus grosses portions à un groupe de gardes, raconte
Ojcumiła. Zimmer n’était pas très prudente et a laissé la
liste sur la table. J’en ai profité pour y jeter un coup d’œil.
J’ai vérifié qu’il n’y avait pas de noms polonais sur la liste
et j’ai vu que la plupart étaient des détenues du
Strafblock5. »
Les chauffeurs SS, von Rosenberg, Huber, Karl et
Doering, ainsi que le chef du transport Josef Bertl,
mangeaient à la cantine et parlaient du transport du
lendemain : « Où elles iront, elles n’auront besoin de rien »,
dit l’un d’eux. Ojcumiła dut leur servir à eux aussi de plus
grosses portions « pour les récompenser de leur détestable
mission ».
Quand la garde de nuit eut achevé sa dernière ronde, les
blocks étaient calmes, mais peu dormaient. Partout, sur les
châlits, on discutait de ce qu’il fallait faire, et les détenues
allaient d’un block à l’autre faire leurs adieux. Rosa
Jochmann alla voir Käthe Leichter.
Dans le block des Juives, la terreur régnait. Les
Viennoises – Marianne Wachstein, Modesta Finkelstein et
Leontine Kestenbaum – s’attendaient toutes à partir, de
même que Herta Cohen et d’autres asociales juives
allemandes accusées de contaminer le sang allemand. Seul
un petit groupe de politiques juives, dont l’amie de Rosa,
Käthe Leichter, restaient visiblement dans le doute.
« Autour de 90 % des femmes du Block 11 étaient
convaincues d’aller à la mort, raconta Rosa par la suite.
Mais Käthe a dit : “Regarde-moi ça, elles sont toutes folles.
Nous sommes trop fortes pour être éliminées. On va nous
emmener travailler à la mine ou je ne sais où.” » Rosa ne sut
jamais si Käthe disait cela parce qu’elle le croyait ou qu’elle
voulait faciliter les choses à celles qui resteraient. « Je ne
saurai jamais ce que Käthe a voulu dire. Ce furent les
adieux les plus atroces. »
Ce soir-là, Bertha Teege exposa aux dirigeantes
communistes ce qui allait se passer : probablement l’avait-
elle appris de Langefeld. Aux premières heures du matin,
les sélectionnées iraient aux douches pour un nouvel
examen médical. Le block des Juives serait sans aucun
doute appelé avec les autres.
Forte de cette indication, Bertha et Maria Wiedmaier
décidèrent qu’il fallait en parler à Olga et s’en allèrent
retrouver leur camarade au block des Juives. Quand elles lui
dirent que les détenues seraient rassemblées aux douches à
l’aube, Olga réagit aussitôt : « Alors, c’est la fin. » Bertha et
Maria s’efforcèrent de la tranquilliser : « Ce n’est peut-être
qu’un nouveau changement de travail », mais Olga a
répondu : « Non, c’est un transport d’extermination
(Vernichtungstransport)6. » Maria Wiedmaier ajoute :
« Olga a dit qu’elle tenterait de s’échapper puisqu’elle
semblait “aller au-devant d’une mort certaine”. »
À 2 heures du matin, il n’y avait plus de lumière qu’au
poste de garde où Jane Bernigau, de service cette nuit,
attendait les instructions. Arriva alors un ordre de
Langefeld, ou peut-être de Zimmer, lui disant d’aller aux
douches. Le choix de Bernigau, cette nuit-là, ne devait rien
au hasard : à trente-trois ans, elle revenait tout juste d’une
formation à Mauthausen et pouvait espérer une promotion.
Aux douches, Langefeld – à moins que ce ne soit Zimmer –
lui dit : « Préparez les femmes au transport. »
Les détenues furent réveillées par des cris, et beaucoup
reçurent l’ordre de se lever. L’alerte survint plus tôt que
prévu, et les prit au dépourvu. Les premières à sortir de leur
block furent les Juives, mais elles ne furent pas toutes
appelées. Olga Benario était de celles qui restèrent. Et ce
groupe ne fut pas conduit immédiatement aux douches, mais
au Strafblock. Eugenia von Skene, qui y était internée, a
raconté que le maître-chien Edith Fraede les avaient
conduites là sur ordre de Zimmer. Un important contingent
de détenues du Strafblock furent à leur tour appelées et,
avec les Juives, durent traverser le camp pour rejoindre les
douches, près du portail, où les retrouvèrent Témoins de
Jéhovah et asociales.
Au Revier, c’était la pagaille. Celles qui pouvaient se
déplacer – asthmatiques, tuberculeuses, délirantes et
malades vénériennes – furent parquées dehors, s’accrochant
à leurs béquilles et à leurs lunettes. Les autres restèrent au
lit ou affalées par terre, attendant qu’on vienne les ramasser.
Aux douches, Langefeld (ou Zimmer) étudiait une longue
liste de noms. Bernigau et ses collègues durent fouiller les
détenues qui, une fois déshabillées, reçurent des vêtements
civils : « une robe, une veste et des sous-vêtements. Leurs
vieux habits furent portés à la laverie pour être nettoyés et
distribués aux arrivantes », explique Bernigau. Moins de dix
minutes plus tard, des camions approchèrent des portes.
Pendant ce temps, ordre fut donné aux autres de rester
dans leurs blocks et de ne pas regarder, mais le personnel du
Revier aperçut les chauffeurs qui attendaient à côté des
camions. Milena Jesenská glissa un œil par la fenêtre du
Revier quand le signal fut donné d’embarquer les malades.
Grete écrira plus tard : « Milena me raconta, horrifiée, que
l’on avait jeté de grandes malades sur une litière de foin,
dans les camions, que l’on avait traité de la manière la plus
inhumaine qui soit ces personnes souffrantes. À partir de cet
instant, elle n’eut plus aucun doute concernant le but de ces
transports7. » La seule détenue à rester au Revier fut Lotte
Henschel, l’amie de Milena et de Grete, dont le nom avait
été rayé de la liste à la dernière minute. « Toutes celles qui
étaient en salle d’isolement à l’hôpital furent du transport,
sauf moi et une Polonaise moribonde », dit Lotte.
Emmy Handke, qui regardait du Revier, vit que des
jeunes filles en « parfaite santé » étaient emmenées en
même temps que les vieilles et les invalides. « J’ai même dû
en aider certaines à monter dans le camion. Les SS les ont
embarquées, et nous étions pétrifiées par l’horreur qui se
préparait sous nos yeux, voyant des paralytiques balancées
comme des bestiaux dans le camion, avec les autres. »
Les Kapos Luise Mauer et Bertha Teege aidèrent aussi à
charger les victimes. « Bertha et moi avons porté sur une
civière une éclopée du Block 1 jusqu’aux portes du camp,
où attendait un camion », raconte Luise. L’adjoint du
commandant, un certain Meier, frappa Bertha au visage
pour l’avoir aidée.
D’autres détenues trouvèrent encore l’occasion de dire un
dernier mot à leurs amies sur le départ, tandis que les
victimes tentaient de passer des messages griffonnés, des
souvenirs ou de simples mots à transmettre à leurs familles.
Fritzi se souvient de Fini, assise à l’arrière du camion lui
adressant un signe de la main et un sourire. « Elle croyait
encore partir pour un endroit meilleur, j’en suis sûre. »
Maria Apfelkammer, de l’Effektenkammer, vit embarquer
dans les camions ses deux amies communistes allemandes,
Tilde Klose et Lina Bertram – les deux autres tuberculeuses
qui auraient dû être libérées avec Lotte Henschel. Elle vit
aussi partir une autre communiste : Mina Valeske avait du
mal à marcher, mais réussit à boitiller jusqu’au camion en
s’aidant d’un bâton.
Rosa Jochmann sortit saluer ses camarades. « Puis j’ai vu
Käthe sur la Lagerstrasse dans le froid, sous les étoiles.
“Rosa, dit Käthe, si je ne dois vraiment jamais revenir, je
t’en prie, occupe-toi de mes trois garçons” » – par quoi elle
entendait son mari et ses deux fils. « Et j’ai vu embarquer
ma chère Käthe Leichter. Je ne sais toujours pas si elle
imaginait qu’elle allait à la mort. »
Le camp tout entier – gardiennes comme détenues –
demeura silencieux alors qu’on claquait les portes des
camions et qu’on y mettait des chaînes.
Les camions partis, la vie du camp reprit, mais, le
lendemain, les détenues s’aperçurent que des femmes
avaient purement et simplement disparu. Rosa Jochmann
jeta un coup d’œil dans le block des Juives : « Toutes étaient
parties. » Chez les Témoins de Jéhovah, également,
beaucoup de châlits étaient vides. « Toutes les témoins de
Jéhovah auraient pu avoir la vie sauve. Elles n’avaient qu’à
signer un papier pour abjurer leur foi. Mais, sur un millier,
seules cinq l’ont fait. » Le Revier était vide également –
Lotte mise à part. La moitié du Strafblock avait disparu.
On n’a jamais pu établir précisément combien de
détenues partirent cette nuit, ni qui elles étaient. Les
détenues-secrétaires étaient les mieux placées pour le savoir,
parce que c’est elles qui s’occupaient de la paperasserie.
Sitôt les camions partis, rapporte Maria Adamska, on lui
demanda d’extraire les dossiers de certaines détenues : pour
la plupart des Juives, mais aussi les vieilles et les malades.
Leurs dossiers furent alors transmis au bureau d’état civil du
nouveau camp, où ils restèrent quelques jours, avant d’être
retournés au département politique et enfermés dans un
casier métallique. Rosa avait cru à tort que le block des
Juives avait été vidé, puisque plusieurs douzaines de
détenues, dont Olga, étaient restées.
Personne ne savait non plus où les femmes étaient
passées ni ce qui leur était advenu. Cette nuit-là, l’ordre de
Koegel aux secrétaires fut juste d’écrire sur les dossiers de
celles qui étaient parties Sondertransport (transport spécial),
Sonderbehandlung (traitement spécial) ou, dans certains
cas, « transférées vers un autre camp ».
Le lendemain, les détenues n’étaient pas plus avancées,
ainsi que Koegel put l’expliquer à Himmler quand il le vit
trois jours plus tard.

À la différence de sa visite de janvier, la rencontre


suivante du Reichsführer et de Koegel figure à l’agenda de
Himmler. Une note du 7 février 1942 indique : « Visite du
RFSS Himmler au SS-Ostubaf [Obersturmbannführer]
Koegel et au professeur de Crinis8. » Le professeur Max de
Crinis était un des principaux psychiatres du T4.
Cette entrée intrigue à un double titre. D’abord, fait
inhabituel, elle ne précise pas le lieu de réunion.
Ravensbrück n’étant pas spécifiée, elle put avoir lieu dans le
train privé de Himmler, qu’il utilisait pour ses déplacements
à l’époque. Plus vraisemblablement, cependant, ce fut à
Hohenlychen, la clinique SS. Karl Gebhardt avait accepté
de mettre au monde le bébé d’Hedwig Potthast, et nous
savons que les contractions de « Häschen » pouvaient
commencer à tout moment. Il est donc possible que
Himmler ait profité de ses discussions macabres pour aller
la voir. Hohenlychen était un coin paisible pour parler et il
pouvait compter sur la discrétion de Gebhardt.
Le sujet de discussion, les « Témoins de Jéhovah », est
aussi étrange. Sans doute Koegel s’était-il plaint de ces
femmes – il le faisait toujours –, mais il est un peu
surprenant que, trois jours après le transport pour gazage du
4 février, les Témoins de Jéhovah aient été une priorité pour
Himmler, voire pour Koegel. Et si tel était le cas, pourquoi
impliquer Max de Crinis ?
De Crinis, autrichien, était l’éminence grise du
programme d’euthanasie et probablement le principal
inspirateur des gazages du T4. À son procès, Friedrich
Mennecke indiqua que de Crinis était présent lorsque les
médecins du T4 se réunirent en février 1940 pour mettre au
point le projet d’euthanasie. De Crinis fréquentait aussi les
hautes sphères du régime nazi et était notamment proche de
Reinhard Heydrich.
Il est impossible de savoir ce dont Himmler discuta avec
de Crinis. Toutefois, étant donné la connaissance
approfondie qu’il avait des gazages pour « euthanasie », on
peut raisonnablement penser qu’il fut question de la mise à
mort des Juifs. La présence de Max de Crinis à cette réunion
met parfaitement en évidence le lien entre le programme de
tuerie des handicapés (T4), celui d’élimination des bouches
inutiles dans les camps de concentration (14f13) et,
désormais, la décision prise à peine trois semaines plus tôt à
Wannsee de gazer tous les Juifs d’Europe. Ces trois
programmes de tuerie marquent une étape dans l’évolution
du génocide et, dans les trois cas, les méthodes employées,
notamment le gaz, furent semblables. Les collègues du T4
de Crinis étaient alors en Pologne pour voir comment
adapter leur expérience à la mise à mort des Juifs dans les
nouveaux camps de la mort projetés. Sans doute de Crinis
avait-il des conseils à offrir sur d’autres gazages à
proximité, y compris sur le prochain gazage des femmes de
Ravensbrück.
S’agissant du gazage local, le secret demeurait une
priorité absolue. Tuer les Juifs à plus d’un millier de
kilomètres à l’est avait l’avantage d’éviter que l’opération
ne se fasse sous les yeux des Allemands, mais le gazage des
femmes de Ravensbrück avait eu lieu dans un des centres du
T4, en Allemagne même. Étant donné les protestations
passées autour de ces centres, il était capital que personne
n’en sût rien.
Qu’il n’y ait pas eu de fuite autour de l’opération de
Ravensbrück dut donc réjouir Himmler et de Crinis. Les
dignitaires de l’Église regardaient ailleurs, la population de
Fürstenberg n’avait pas remarqué les camions quittant le
camp et, comme le rapporta Koegel, personne, à commencer
par les détenues, ne sut où ils se dirigèrent. Le secret du
premier gazage massif de femmes avait été bien gardé –
sauf que, au moment où les trois hommes se réunissaient, il
commençait à s’ébruiter à Ravensbrück.

Un jour ou deux après le départ des femmes, ces mêmes


camions réapparurent pour se garer devant
l’Effektenkammer. De l’arrière, une fois ouvert,
dégringolèrent des tas de vêtements auxquels se mêlaient
d’autres objets : béquilles, sangles, dentiers, lunettes et
cannes. Les détenues chargées de trier ce monceau
retrouvèrent les habits et les effets personnels des déportées.
Une fois encore, l’Effektenkammer fut le premier informé,
et le bruit se répandit que les femmes devaient être mortes.
Les vêtements n’étaient pas une preuve. Avant leur
départ, pour dissimuler la nature de l’opération, les femmes
avaient dû retirer leurs tenues, avec les matricules
permettant de les identifier, et s’étaient vu remettre des
habits civils sans marque distinctive. Dans ce fatras,
cependant, se trouvaient des objets qui avaient appartenu
aux femmes et que leurs amies du camp reconnurent :
sangles, béquilles, lunettes – autant de choses dont leurs
propriétaires ne pouvaient se passer.
Maria Apfelkammer fut ainsi épouvantée d’y retrouver la
canne de son amie Mina Valeske, celle dont elle se servait
quand elle l’avait vue boitiller vers le camion. Elle portait
son nom et son matricule. Il y avait même ses lunettes.
« Notre amie Frau Türner du Block 1, raconte Luise Mauer,
ne pouvait marcher sans béquilles. Or, ses béquilles étaient
là. Il était donc exclu qu’elle se trouve dans une maison de
soins. Et pourquoi retourner les dentiers si leurs
propriétaires étaient encore en vie ? »
Une Témoin de Jéhovah qui déchargea le camion confia à
Luise qu’une liste des femmes évacuées était revenue avec
une croix devant chaque nom. Au Revier, la détenue sage-
femme Gerda Quernheim se souvient d’avoir récupéré des
jambes artificielles et des ceintures herniaires. « Nous les
avons reconnues et avons su tout de suite que leurs
propriétaires ne pouvaient plus être en vie. »
Les gardiennes elles-mêmes semblèrent déconcertées.
Emma Zimmer demanda au commandant les raisons de ce
retour. Ils sont la propriété du camp, lui dit-il. « Je l’ai cru,
mais j’avais des doutes, dira-t-elle plus tard. En 1942,
j’avais le sentiment que quelque chose ne tournait pas
rond. »
À en croire l’une des gardiennes, Jane Bernigau, elles-
mêmes ignoraient la destination des transports mais
« continuèrent d’y penser » après le départ des camions.
Quelques jours plus tard, au retour des vêtements, le
personnel du camp se rendit à l’évidence : c’était un
« transport de “candidates à la mort” (Todeskandidaten) ».
Et Bernigau d’ajouter : « Du côté des SS, c’était le silence
absolu. »
Rosa Jochmann confirme qu’il n’y avait aucun doute :
Une demi-heure après le retour du camion, tout le monde dans le camp
avait compris de quoi il retournait et savait que toutes étaient mortes.
Régnait un silence cruel. Les femmes ne se parlaient pas – même pas les
prostituées. D’habitude, le dimanche, les femmes chantaient une heure
ensemble, mais ce dimanche-là, tout le monde a gardé le silence. Toutes
se sont rendues docilement à l’appel. Les Blockovas n’ont pas eu besoin
de crier.

Environ quatre semaines plus tard, la rumeur courut que


les camions venaient en chercher d’autres. Chacune comprit
alors que le Sondertransport du 4 février n’était qu’un
début. Les spéculations sur la destination des femmes
allaient bon train. Selon certaines rumeurs, il s’agissait
vraiment d’un nouveau camp de concentration. Mais
Eugenia von Skene entendit un SS dire que le nouveau
camp était au ciel.
Suivant la rumeur la plus persistante, elles avaient été
conduites à Buch, dans la banlieue de Berlin, centre de
recherche médicale. Luise Mauer avait entendu dire qu’elles
serviraient à des expérimentations. Selon d’autres, elles
avaient été électrocutées. Hanna Sturm interrogea le
médecin du camp sur la destination des transports. « Il a
répondu que les détenues étaient placées dans des
sanatoriums à Buch. » « D’après des SS, raconte Maria
Adamska, elles avaient été conduites dans un hôpital de
Buch et tuées par électrochocs. L’un d’eux assura l’avoir vu
de ses propres yeux. »
L’une des femmes, voire plusieurs en même temps, eut
l’idée que les prochaines à partir devraient cacher des
messages dans leurs vêtements pour dire où elles étaient
allées. Pour peu que la routine fût la même, elles pourraient
griffonner quelques mots sur des bouts de papier pour dire
où elles allaient et ce qu’elles voyaient. Elles n’auraient
qu’à les dissimuler dans leurs habits, les glisser dans un
ourlet peut-être : quand les vêtements reviendraient, leurs
camarades sauraient où chercher.
Pour le départ suivant, le secret fut deux fois plus strict.
Les SS avaient tiré les leçons de leurs maladresses. Cette
fois, ils commencèrent par dépouiller les femmes de tous
leurs biens personnels, dont les alliances et les jambes
artificielles : « Ainsi avons-nous su qui partait », précise
Eugenia von Skene9. Les détenues n’en mirent pas moins en
œuvre leur idée de messages secrets et trouvèrent plusieurs
volontaires. Les déportées étant fouillées des pieds à la tête
avant leur départ du camp, celles qui travaillaient aux
douches dissimulèrent de minuscules bouts de papier et des
crayons à des endroits où les femmes pourraient les
récupérer avant de partir.
Le deuxième transport emmena d’autres Juives, ainsi que
bon nombre de triangles verts et noirs. « Parmi elles,
raconte Nanda Herbermann, se trouvaient beaucoup de mes
prostituées du Block 2 – en général, infirmes, ou faibles,
incapables d’effectuer une journée de travail complète. »
Cette fois, ajoute Luise Mauer, les triangles verts et noirs
furent emmenées – « moins les fouetteuses », c’est-à-dire
les droits communs et les prostituées qui avaient accepté
d’administrer les châtiments au Bock.
L’amie de Grete, la prostituée de Düsseldorf Else Krug,
s’y était refusée. Incarcérée au Strafblock depuis l’été pour
n’avoir pas voulu battre les Témoins de Jéhovah, elle fut
alors inscrite sur la liste du deuxième Sondertransport. Elle
fut volontaire pour dissimuler un message. Bugi, une jeune
Juive, belle et intelligente, ajoute Rosa Jochmann, fut elle
aussi sélectionnée et se déclara également volontaire. On fit
bien attention à ce qu’elles portaient à leur départ.
Quelques jours plus tard, au retour des camions, on
s’empressa de fouiller les habits d’Else et de Bugi. Selon
Maria Apfelkammer, on retrouva d’abord le message
d’Else. Maria ne précise pas en quoi il consistait, mais elle
avait manifestement écrit le mot « Buch » : « Nous avions
toutes le sentiment qu’elles avaient été assassinées, mais il
n’y en avait aucune preuve concrète avant de retrouver une
lettre d’Else cousue dans sa veste lorsque ses effets furent
rapportés de Buch. »
Quand elles découvrirent le message de Bugi, il n’était
pas question de Buch. Sur un tout petit bout de papier caché
dans sa jupe, elle avait écrit : « Traversée de Bernau. Nous
sommes maintenant à Dessau. Partout, les maisons
paraissent jolies… » Le message s’arrêtait là. Bernau était
une banlieue de Berlin, et Dessau se trouvait au sud-ouest
de la capitale. Un troisième message venait d’une
Autrichienne. Il était caché dans une manche, se souvient
Luise Mauer, et il indiquait : « Arrivées à Dessau. On nous a
dit d’aller aux douches, qu’on nous donnera de nouveaux
habits et qu’on nous distribuera des tâches. »
Ces messages étaient peu concluants pour ce qui est de la
destination. Celui d’Else avait confirmé les soupçons sur
Buch, mais d’autres parlaient aussi de Dessau, un peu plus
loin. Par-delà la signification des messages, ils furent perçus
comme une confirmation de la mort ; la nouvelle se
propageant, le camp fut enveloppé du « même silence cruel
qu’avant », observe Rosa Jochmann.
Dans le même temps, les détenues travaillant aux bureaux
avaient vu des preuves concrètes. Quand commencèrent à
arriver des lettres de parents destinées aux femmes évacuées
en camion, raconte Maria Adamska, le personnel, sous la
surveillance des SS, dut retirer les dossiers de l’armoire en
acier pour y répondre. Dans chaque dossier, elles trouvèrent
un certificat de décès attribuant la mort à telle ou telle
maladie.
Le lieu de décès indiqué était toujours Ravensbrück. La
date changeait, mais elle était immanquablement postérieure
de quelques semaines au départ des femmes. Selon Emmy
Handke, ce sont les prisonnières du Schreibstube elles-
mêmes qui indiquaient les fausses causes de décès. Le
personnel avait eu trop à faire ces semaines-là pour remplir
les certificats. « Le décès pouvait être imputé à quatre
causes différentes : faiblesse du cœur, infection pulmonaire,
problème de circulation cardiaque ou encore “tous les
efforts médicaux pour la sauver ont été vains”. Il appartenait
aux détenues chargées d’indiquer la cause du décès de
choisir la maladie dont la femme était morte. »
Les prisonnières-secrétaires préparèrent également des
courriers destinés aux parents, les informant de la mort et
donnant une fausse raison, une fausse date et un faux lieu.
Les parents pouvaient aussi récupérer les cendres dans une
urne moyennant une somme modeste ; en revanche, pour
éviter les infections, il leur était impossible de voir les
corps.
D’autres Sondertransporte se succédèrent au cours des
semaines suivantes. Selon Maria Adamska, il en partit un
tous les quatre jours, jusqu’à la fin mars ; d’autres disent
mai. Suivant les meilleures estimations, il y en aurait eu dix
en tout, chacun emportant autour de 160 femmes, soit 1 600
tuées au total. Après les premières, il devint de plus en plus
difficile de savoir qui seraient les prochaines. Il ne semblait
guère y avoir de règle. À la fin, selon Nanda Herbermann,
« toutes les catégories » étaient concernées. La plupart
auraient pu vivre encore vingt ans :
Les femmes déportées n’étaient pas uniquement les tuberculeuses ou
les prostituées syphilitiques. Non, il y avait aussi parmi elles des bien
portantes, des femmes qui, peut-être du fait des conditions insupportables
dans le camp, avaient fait une crise de nerfs ou une crise cardiaque.
D’autres travaillaient avec nous depuis des années, sans être
particulièrement robustes.

À 2 ou 3 heures du matin, le commandant sortit et cria


« transport » et les hurlements commencèrent. « Des
femmes qui jusque-là ne se doutaient de rien apprirent
soudain avec horreur ce qui les attendait : aujourd’hui
encore, j’entends ce hurlement. Et la façon dont elles furent
embarquées ! Et, en guise de dernier adieu, des insultes du
genre “pourritures de truies”, “immonde racaille”. »

Probablement est-ce dans le courant du mois de mars


qu’arriva le tour d’Olga : sa camarade Maria Wiedmaier
était certaine qu’Olga partit avec le troisième transport. En
tout cas, nous savons que ce ne fut pas avant le 19 février
parce que ce jour-là – cinq jours après son anniversaire –
elle écrivit une lettre à Ligia et Leocadia, et en joignit
également une pour Carlos.
La lettre à Leocadia, sa belle-mère, et à Ligia, la sœur de
Carlos, commence par les remercier d’un télégramme de
bon anniversaire arrivé le 14 février. Puis Olga laisse
paraître son désespoir en abordant à nouveau la question de
son émigration. Elle avait dû savoir que toute émigration
était désormais arrêtée, mais elle implore : « S’agissant de
mon émigration, il ne faut rien négliger, car je sais par
d’autres exemples que, malgré la situation générale, c’est
encore possible. » Elle les prie de faire passer la lettre jointe
à Carlos ; ce devait être sa dernière.
Mon Karli chéri,
Je viens de recevoir ta lettre du 12 octobre. J’admire tes progrès en
allemand et suis vraiment touchée par tes efforts. Dernièrement, notre
correspondance a encore souffert, et il ne m’a pas été possible non plus de
t’écrire. Mais nous savons tous deux que les difficultés extérieures ne
peuvent affaiblir notre proximité.
Pour l’heure, je prends plaisir aux jours qui s’allongent, espérant que
l’hiver sera bientôt terminé. Tu peux me croire sur parole, jamais encore
janvier et février n’avaient été aussi longs que cette fois. Il doit faire une
chaleur torride où tu es ? Es-tu très maigre ? Et tes cheveux gris ? Que lis-
tu ? Les lettres sont mon seul point de lumière, sauf qu’elles sont
devenues de plus en plus rares ces derniers mois. J’ai lu et relu la
description du troisième anniversaire d’Anita [le 27 novembre]. Comme
c’est étrange que, dans mes rêves, elle continue d’apparaître comme le
bébé que j’ai connu, non pas comme la grande fille qui pousse au
Mexique. Nous aurions tant de choses à discuter concernant son
éducation. Comme toujours, je t’embrasse de tout mon amour, de tout
mon cœur,
Ton Olga10.

C’est Maria Wiedmaier qui sut la première par Bertha


Teege qu’Olga figurait sur la liste et alla le lui dire, mais
Olga l’avait déjà deviné.
Dix minutes plus tard, quand j’ai vu Olga, elle a su aussitôt de quoi il
retournait. Elle s’est dominée et a tenté de me tranquilliser. Elle a parlé de
Carlos, du Parti, d’Anita. J’ai voulu la convaincre qu’elle n’allait pas
mourir et qu’elle reverrait Carlos et Anita. J’ai fini par comprendre qu’il
valait mieux que j’écoute ce qu’elle avait à dire. Je lui ai promis de
m’occuper d’Anita. Elle avait une petite photo d’elle qu’elle a emportée.

Selon Maria, Olga partit un lundi, comme à chaque fois à


2 heures du matin. Bertha Teege et « quelques camarades »
allèrent aux douches avec le groupe du block des Juives.
« Olga a promis : “S’ils en arrivent à nous tuer, je me
défendrai.” »
Olga avait promis de cacher un billet dans ses vêtements.
Quelques jours plus tard, au retour du camion, on trouva sa
dernière lettre : « Dernière étape, Dessau. On nous fait
déshabiller. Pas de mauvais traitement. Au revoir. » Quatre
semaines après, apparut au Schreibstube une liste des
« transférées vers un autre camp » : le nom d’Olga y
figurait. « C’est la dernière fois que j’en ai entendu parler. »
En avril, il y avait déjà d’autres preuves de mort
concrètes. Plusieurs familles avaient alors reçu du camp des
avis indiquant un faux lieu et une fausse cause de décès et
avaient récupéré les prétendues cendres des leurs. Certains
parents écrivirent à d’autres membres de leur famille
également internés – une sœur, une cousine – et qui
n’avaient pas été sélectionnés, expliquant avoir reçu les
cendres de la disparue et demandant des précisions.
Des urnes furent même expédiées à Vienne. Fin mars, la
« tante Lenzi » de Käthe Leichter – qui avait toujours servi
d’intermédiaire pour les lettres échangées entre sa nièce et
son mari et ses deux garçons installés à New York – avait
reçu du camp une lettre l’informant de son décès. Indiquant
à Lenzi que Käthe était morte le 17 mars, ce courrier
accompagnait l’urne contenant ses cendres. Tante Lenzi
écrivit à une amie de la famille, également à New York, la
priant de prévenir Otto et les deux garçons, car il valait
mieux les en informer personnellement. Elle-même
anéantie, tante Lenzi écrivit à sa cousine :
Tous nos espoirs et tout le bonheur de notre vie sombrent dans la
tombe avec notre amour de Käthe. Il me reste maintenant à inhumer
l’urne avec ses restes. Cette fin est tellement différente de celle que
j’imaginais – des retrouvailles avec la bonne Katherl. Ses dernières lettres
n’étaient qu’amour désintéressé et soucis de notre santé. Maintenant,
cette voix s’est tue à jamais11.

Tante Lenzi ajoutait qu’elle ne savait pas comment Käthe


était morte mais qu’elle le leur dirait quand elle en saurait
plus. Ce qui lui parvint, ce furent bien entendu les
mensonges habituels : Käthe était morte d’une « défaillance
cardiaque » à Ravensbrück. Franz Leichter se souvient :
quand son frère, son père et lui ont appris la nouvelle, ils ont
cru un temps à cette histoire de maladie de cœur, faute de
mieux.
Dans toute l’Allemagne, beaucoup d’autres parents – de
communistes, catholiques, Témoins de Jéhovah, déclassés,
Juifs et non-Juifs – recevaient aussi des avis de décès
accompagnés d’urnes remplies de fausses cendres. Rosa
Menzer était morte d’un « cancer de l’utérus », assura-t-on à
sa famille ; Ilse Lipmann, d’une « attaque ».
Pour les asociales, la direction de Ravensbrück ne savait
souvent qui informer, puisque les adresses des parents
étaient habituellement inconnues. Quant aux Juives, c’est
probablement toute la famille qui avait alors été déportée.
La règle était cependant de prévenir le plus proche parent :
lettres et effets personnels étaient donc envoyés à la police
locale, à charge pour elle de les faire suivre. Les effets
personnels d’une Juive, Sara Henni Stern, se réduisaient à
quelques sous. La police locale ne trouvant pas de parents,
ils finirent dans les caisses du Reich. Julius ten Brink, qui
réclamait depuis trois ans la libération de sa sœur Mathilde,
reçut une urne accompagnée de ses affaires : « un manteau,
des bas, une veste, trois culottes ».
Si, dans le cadre de la mascarade du 14f13, toutes les
lettres officielles adressées aux familles en deuil étaient
grotesques, celle que reçut la famille d’Herta « Sara »
Cohen sort du lot pour des raisons historiques12. Herta
Cohen était cette Juive arrêtée en 1940 pour avoir eu des
relations sexuelles avec un policier de Düsseldorf et avoir
contaminé son sang allemand. Elle fit partie des femmes
embarquées dans les camions pour être gazées au printemps
1942. Quelques semaines plus tard, la police de Düsseldorf
reçut une lettre signée du commandant de Ravensbrück,
Max Koegel. La police devait retrouver la sœur d’Herta,
l’informer qu’elle était morte « d’une attaque » et lui dire
que, si elle voulait les cendres de sa sœur, elle devait
d’abord s’assurer qu’il y avait de la place au cimetière local.
Après quoi, elle n’aurait qu’à envoyer une attestation
accompagnée de la somme voulue. Faute de réponse dans
les dix jours, l’urne serait détruite.
Si cette mascarade bureaucratique ajoute un détail
tragique de plus à l’histoire, c’est un autre passage de cette
lettre qui lui donne une valeur historique. Signée de Koegel,
la lettre relative à Herta Cohen fournit ce qui est peut-être le
seul document prouvant que les transports de Ravensbrück
faisaient partie du programme de gazage du 14f13.
C’est très certainement Himmler qui ordonna aux SS de
ne jamais utiliser le code secret 14f13 sur les courriers de
Ravensbrück : le gazage des femmes étant un sujet
particulièrement sensible, le Reichsführer souhaitait un
secret absolu. Dans le cas de Herta, cependant, cette
précaution fut négligée : peut-être parce que la lettre était
destinée à la police, il avait paru sans danger d’indiquer le
code. À moins que ce ne soit une simple bévue. Quoi qu’il
en soit, en haut à droite de la lettre de Koegel, juste à côté
de la date (13 mars 1942), est imprimé le fameux code
« 14f13 », révélant à quiconque était dans le secret que toute
cette histoire d’« attaque », si méticuleusement exposée plus
bas, n’était qu’un mensonge. Herta avait été gazée.

Les hurlements nocturnes cessèrent en début d’été. Les


transports s’arrêtèrent, mais les détenues ne savaient
toujours pas où ni comment les femmes avaient été tuées.
Jusqu’à la fin de la guerre, beaucoup, à Ravensbrück,
continuèrent de croire que les transportées de 1942 avaient
été exterminées dans un hôpital ou un sanatorium de Buch,
près de Berlin. Au procès de Hambourg, en 1946, certaines
parlèrent encore de Buch. À ce jour, on ne sait pas grand-
chose de ce centre, notamment en lien avec les
expérimentations médicales qu’y menèrent les nazis. On ne
saurait exclure que certaines victimes aient été conduites à
Buch pour expérimentation ou n’aient fait qu’y passer pour
être gazées ailleurs. Dès la fin de la guerre, cependant,
apparut une nouvelle preuve du lieu de gazage.
Quand après les protestations de l’Église, dans l’été 1941,
Hitler réorganisa son programme d’euthanasie, deux centres
de gazage fermèrent, mais deux autres ouvrirent. L’un d’eux
se trouvait dans un ancien sanatorium de Bernburg, jolie
ville au sud de Berlin, sur les rives de la Saale. Au cours de
la guerre, les détenues de Ravensbrück n’avaient aucune
raison de penser à Bernburg ou à quelque autre centre
d’« euthanasie ». Par la suite, quand l’histoire du
programme T4 commença à émerger lors des procès
médicaux de Nuremberg et d’ailleurs, le lien fut établi. Il
apparut ainsi qu’en 1940 le sanatorium de Bernburg était
équipé d’une chambre à gaz masquée en salle de douche.
Dans cette salle de quatorze mètres carrés, plus de
8 000 personnes furent gazées. Jouxtant la chambre à gaz, il
y avait un crématorium avec deux fours, une salle de
dissection et une morgue.
Les victimes arrivaient dans des grands cars gris, ou
parfois en train. Des infirmières les introduisaient dans une
pièce où elles devaient se déshabiller pour un examen
médical : celles qui présentaient un trait physique ou mental
inhabituel étaient marquées dans le dos d’une croix rouge.
Par groupes allant jusqu’à cent, les victimes étaient
conduites aux douches. Au lieu de l’eau, c’est du gaz qui
sortait par les pommeaux, et elles mouraient, au terme de
longues souffrances. Puis les cadavres marqués d’une croix
rouge étaient disséqués.
Il apparut que, si les premières victimes venaient de
maisons de soins, elles avaient été suivies de détenues des
camps de concentration. Apprenant cela, un groupe de
rescapées allemandes de Ravensbrück, conduit par la
communiste Maria Wiedmaier, décida de pousser plus loin
l’investigation, espérant découvrir enfin ce qu’il était
advenu de leur camarade Olga Benario et des autres
communistes parties dans les mêmes transports.
Ce groupe, pour la plupart membres de la VVN
(association des victimes du régime nazi), se rappelait des
messages que leurs amies avaient fait passer. Beaucoup
indiquaient : « Dernier arrêt, Dessau. » Un coup d’œil à la
carte permettait de voir que Dessau était la dernière étape
avant Bernburg. Les femmes de la VVN écrivirent alors à la
mairie pour demander tout élément indiquant que des
détenues de Ravensbrück y avaient été également gazées.
La réponse fut que tous les documents relatifs au gazage
avaient été détruits avant la fin de la guerre. Si la
correspondance retrouvée à Gross-Rosen et Buchenwald
détaillait les transports partis de ces camps à destination de
Bernburg, tous les dossiers de Ravensbrück avaient brûlé.
Directeur du centre de tuerie à l’époque des gazages,
Irmfried Eberl aurait pu élucider le mystère. Il devait être
jugé en 1948, mais il se suicida avant le début du procès. Il
se savait d’avance condamné à mort. Après son passage à
Bernburg, Eberl avait été le premier commandant de
Treblinka, camp d’extermination des Juifs dans l’est de la
Pologne.
Au fil du temps, les rescapées de Ravensbrück en surent
davantage sur Bernburg. Lors d’un autre procès, l’un des
médecins révéla qu’y furent gazés des femmes aussi bien
que des hommes : « Quand les femmes arrivaient, elles
étaient déjà déshabillées. De notre salle, nous les
conduisions directement à ce qu’on appelait les douches, où
on les endormait avec du monoxyde de carbone. »
En 1967, Ella Pietsch, gardienne à Ravensbrück, fut
interrogée dans le cadre d’une enquête sur Bernburg. En
1941-1942, elle était affectée à l’atelier de vannerie, dont les
détenues furent soudain appelées par ordre alphabétique.
Cela l’agaça, parce qu’elle se retrouva à court de main-
d’œuvre. « Chaque matin, il y avait toujours de 2 à 6
absentes. » Pietsch était tellement contrariée qu’elle
demanda à un officier SS où ces femmes étaient parties :
« Dans un nouveau camp. »
Interdiction était faite aux gardiennes de poser ce genre
de questions, mais Pietsch insista. « J’ai appris que le
nouveau camp était le camp de Bernsdorf dans la région de
Halle. Et qu’on y gazait des gens. » Le lendemain de sa
déposition, Pietsch rectifia : « Le nom du nouveau camp
n’était pas Bernsdorf, mais Bernburg. » Visiblement, un
officier SS avait laissé échapper le secret.
Beaucoup de familles des personnes tuées à Bernburg
n’ont jamais su la vérité ; beaucoup ne savaient pas
comment la chercher. Dix ans après la guerre, toutefois,
Lina Krug, la mère d’Else, était bien décidée à en savoir
plus. Comme d’autres, elle avait appris que sa fille était
morte d’une maladie cardiaque dans un camp de
concentration, mais tout cela n’avait aucun sens. Pour
commencer, elle ne comprenait pas pourquoi sa fille, bonne
catholique, qui avait quitté la maison des années plus tôt
pour trouver du travail, aurait été conduite en camp de
concentration. Doutant de la version donnée de sa mort,
Lina écrivit donc en 1950 à la VVN pour demander si les
rescapées savaient pourquoi Else avait été arrêtée et
comment elle était morte.
Organisation communiste, la VVN recevait rarement des
demandes de familles de prostituées. Mais Else était une
exception. Le courage de cette prostituée de Düsseldorf était
bien connu dans le camp, tout comme les circonstances de
sa mort. Les rescapées de la VVN répondirent donc à Lina
Krug, lui révélant qu’Else portait le triangle noir des
asociales. Sans doute pour la première fois, Lina sut ainsi
que sa fille s’était prostituée. La VVN lui apprit qu’elle
avait fait montre d’un courage « exemplaire13 ». Else avait
tenu tête aux SS à plusieurs reprises. Elle avait été envoyée
à la mort pour avoir refusé de frapper des camarades.
Peu après la guerre, le mari de Käthe Leichter et ses deux
fils, Franz et Henry, se rendirent à Vienne et apprirent la
vérité sur sa mort. Ils surent aussi que, peu de temps après
avoir reçu des nouvelles de leur mère, tante Lenzi,
l’intermédiaire, avait à son tour été envoyée à Auschwitz et
gazée.
Fritzi Jaroslavsky, l’adolescente viennoise internée pour
faits de Résistance, n’avait jamais su le sort de son amie
Fini Schneider, qu’elle avait connue au camp. Son dernier
souvenir était celui du large sourire de Fini à l’arrière du
camion. Elle avait toujours imaginé qu’elle était morte, mais
en réalité n’en savait rien.
À Vienne, quand je l’ai rencontrée, je lui ai montré une
liste d’Autrichiennes dont les cendres avaient été renvoyées
à leurs parents dans la capitale, ainsi qu’une liste du
cimetière indiquant où les cendres étaient enterrées. Sur la
liste, figuraient les noms de Fini et de Käthe Leichter. Fritzi
prit la liste et l’examina un temps en silence. Puis elle dit
qu’elle n’arrivait pas à comprendre comment les cendres
étaient revenues à Vienne. Sa mère avait dû payer pour le
retour des cendres de son père. Qui avait bien pu payer pour
celles de Fini ? Tous les siens étaient morts.
Aucune urne ni aucun avis officiel annonçant la mort
d’Olga ne parvint jamais à Rio. Ce n’est qu’à la fin de la
guerre, à sa sortie de prison, que Carlos eut la certitude
qu’elle était morte, même s’il avait dû s’en douter puisque
ses dernières lettres remontaient à février 1942. Nous ne
saurons jamais si sa mère reçut un avis à Munich, puisque
Eugenia ainsi que le frère d’Olga, Ernst, furent déportés à
Theresienstadt en 1942, où sa mère mourut. Son frère fut
plus tard gazé à Auschwitz.
DEUXIÈME PARTIE
Cette section repose en particulier sur des entretiens avec des rescapées
polonaises, notamment Maria Bielicka, Wanda Półtawska (née Wojtasik),
Wojciecha Zeiske (née Buraczyńska) et Zofia Cisek (née Kawińska).
J’ai aussi utilisé les déclarations de nombreuses rescapées polonaises à
l’Institut polonais de Lund, désormais conservées à la Bibliothèque universitaire
de Lund. Ces longs récits très précieux ont été couchés par écrit dans les mois qui
suivirent la Libération, à l’initiative de Zygmunt Lakocinski, historien d’art de
Lund. Ils ne furent rendus publics qu’en 1996.
10
Lublin
Maria Bielicka dormait chez ses parents à Varsovie quand
la police allemande débarqua au milieu de la nuit. Elle avait
dix-neuf ans. C’était en janvier 1942, et durant les dix-huit
mois qui suivirent l’invasion de la Pologne par les nazis,
elle avait aidé la Résistance autour de Varsovie en
distribuant des journaux clandestins. Puis un membre de son
groupe la trahit. Une femme de sa connaissance avait parlé
sous la torture.
« La police frappa à la porte, entra dans l’appartement et
m’ordonna de la suivre. Je m’habillai et ma mère alla
calmement à la cuisine, remplissant mon cartable d’écolière
de tout ce qui pourrait m’être utile en prison : viande froide,
serviettes hygiéniques et pain. Voilà bien une mère
polonaise. »
Je m’entretins avec Maria dans son appartement d’Earls
Court à Londres en 2010. Elle me dit avoir rarement parlé
du camp avant. Au début, quand elle vint habiter en
Angleterre après la guerre, personne ne croyait ce qu’elle
avait à dire. « Personne ici ne voulait savoir quoi que ce soit
des camps. » Depuis lors, « sa vie avait suivi son cours »,
elle travaillait à la Barclays Bank. Désormais, à quatre-
vingt-neuf ans, Maria voulait parler. On lui avait
diagnostiqué un cancer du pancréas et n’en avait plus pour
longtemps.
Elle sortit une photographie de son père, arrêté par les
Soviétiques quand il avait pris part aux combats pour
l’indépendance de la Pologne en 1917. Sa mère avait tout
vendu et emmené la petite Maria à Moscou pour faire sortir
son mari de prison en soudoyant les Soviétiques. « Et elle a
réussi ! Le désir de combattre pour la Pologne s’était
transmis au fil des générations. Mes parents s’étaient connus
en faisant passer en douce des livres secrets. » Elle pointe
une foule à l’arrière-plan de la photographie : « Et ça, c’est
la Révolution russe en marche. »
Je lui demandai si sa mère n’avait pas cherché à la
dissuader de rejoindre la Résistance quand la Seconde
Guerre Mondiale éclata. Elle sourit. « Vous devez
comprendre que, durant un siècle et demi, la Pologne a été
rayée de la carte. Nos mères nous ont élevées pour que nous
comprenions que plus jamais notre pays ne devait être
anéanti. Elles éduquaient leurs filles pour les convaincre que
résister était aussi bien un rôle de femmes que d’hommes. »

Quand Hitler lança sa Blitzkrieg contre la Pologne le


1er septembre 1939, il apparut vite qu’il ne cherchait pas
seulement une victoire militaire mais qu’il voulait
supprimer l’entité polonaise et l’absorber dans l’Allemagne.
Derrière les chars, suivaient les unités SS à la Tête de Mort,
avec ordre de nettoyer la Pologne en liquidant autant de
dirigeants que possible, et en enterrant son histoire et son
identité culturelle. Dans les villes, bourgs et villages se
trouvant sur le chemin des armées allemandes, les écoles,
les universités et les mairies furent fermées, souvent
brûlées, tandis que professeurs, prêtres, médecins et anciens
étaient arrêtés, torturés et tués.
Les femmes n’étaient pas moins visées que les hommes.
Si, en Allemagne, les nazis avaient d’abord hésité à
brutaliser les femmes, en Pologne ils n’eurent aucune
retenue. Au cours de l’offensive allemande, ils furent si
violents avec les femmes que même celles qui avaient
connu ensuite Ravensbrück gardèrent après la guerre un
souvenir plus vif de ce qu’elles avaient vécu au début en
Pologne que de leur séjour au camp.
Stanisława Michalik fut arrêtée chez elle à Terespol et
conduite à la Gestapo locale avec son frère, qui était prêtre.
Elle y retrouva le chef de gare, le directeur d’école et « toute
l’intelligentsia de la ville ». Des jours durant, elle entendit
les hurlements des hommes interrogés, et les vit revenir
brisés et couverts de sang. On obligeait les hommes à se
couper les cheveux et à les manger. Puis vint son tour.
« Comme ils n’obtenaient rien de moi, ils m’ont arraché
mes vêtements et m’ont allongée sur un block ; deux me
tenaient pendant que les autres me donnaient des coups de
matraque en caoutchouc sur la poitrine et partout. Quand
j’ai perdu connaissance, ils m’ont aspergée d’eau froide,
puis ils ont remis ça1. »
Stanisława vit passer son frère, sa soutane en lambeaux.
Beaucoup d’autres femmes furent également amenées, dont
une amie de Terespol, corpulente. « Elle fut affreusement
battue, au point que sa chair meurtrie se détachait. Le pus
ruisselait littéralement sur son corps, et la puanteur de sa
chair décomposée emplissait la cellule. » Les bourreaux de
la Gestapo étaient souvent des Allemands de souche, ou
Volksdeutsche, qui vivaient dans les régions polonaises et
collaboraient volontiers.
Parfois, on épargnait aux prisonnières les violences
physiques, mais on les obligeait à regarder de près ce qui
arrivait aux hommes. Une femme vit un médecin de sa
connaissance réduit en « bouillie sanglante ». Jadwiga
Jezierska, étudiante en sociologie incarcérée à la prison
Pawiak de Varsovie, vit le chef de la Gestapo abattre un
homme puis dire aux prisonnières d’aller voir le corps. « Il a
retiré ses habits et s’est pavané tout nu devant elles2. »

Les Allemands continuant d’avancer en Pologne, Lublin,


à cent soixante kilomètres au sud-est de Varsovie, se prépara
à l’assaut. C’est parmi les enseignants et leurs élèves de
cette ville universitaire que se forma un des noyaux de la
Résistance la plus acharnée. Quand la nouvelle se répandit
que la librairie Saint-Adalbert du vieux quartier de Lublin
était en feu, les étudiants se précipitèrent pour combattre les
flammes. Jeune fille de dix-sept ans tout en longueur,
Wanda Wojtasik ordonna à ses camarades de former une
chaîne humaine pour se passer les livres de main en main.
Krysia Czyż, qui avait tout juste quinze ans, pensa à mettre
les livres en sécurité sous les voûtes du monastère voisin.
Dès lors, les deux jeunes filles s’engagèrent dans la
clandestinité. Wanda distribua des tracts. Krysia, sa nouvelle
amie, donna un coup de main dans un abri antiaérien pour
enfants. Un jour qu’il fallait pratiquer un accouchement
d’urgence, cette scoute accomplie eut l’idée de nouer le
cordon ombilical avec un lacet de chaussures3.
Enseignants et parents créèrent des cellules clandestines.
Maria, la mère de Krysia, devint commandante dans
l’Armée intérieure, l’AK (Armia Krajowa) de Lublin. Au
cours de la Première Guerre mondiale, elle avait servi dans
un hôpital de campagne avec les « légions » – les armées
qui arrachèrent l’indépendance de la Pologne en 1918 – et
elle transmit son expérience à sa fille. Tomasz, le père de
Krysia, professeur, s’engagea dans le programme
d’enseignement clandestin destiné aux enfants dont les
écoles étaient fermées. L’enseignement devint une forme de
résistance cachée, une manière de s’assurer que, même si
beaucoup mouraient, l’histoire et la culture de la Pologne
vivraient.
Intellectuel de gauche, Michał Chrostowski organisa un
salon pour les musiciens, écrivains et peintres de Lublin4.
Ses deux filles, Grażyna, dix-huit ans, et Pola, dix-neuf ans,
étaient à la maison quand les forces hitlériennes arrivèrent
en ville ; elles préparaient un journal clandestin, Polska żyie,
« La Pologne est vivante ». Grande et brune, Pola était
journaliste. Blonde, avec sa longue chevelure bouclée,
Grażyna, se consacrait à la poésie et aux arts.
Ces résistants ne pouvaient espérer grand-chose face au
chef de la police locale de Himmler, Odilo Globocnik, qui
début 1940 écrasait l’opposition polonaise et internait les
hommes dans le premier camp de concentration nazi ouvert
sur le sol polonais, à Auschwitz, en Silésie. Michał
Chrostowski en fit partie. Pola et Grażyna furent elles aussi
bientôt arrêtées, et emmenées pour interrogatoire « sous
l’horloge » – nom que les prisonniers donnaient au QG de la
police avec son horloge du XVIIe siècle. D’autres femmes
furent raflées dans les villages alentour puis ramenées à
Lublin sur des traîneaux conduits par des Allemands vêtus
de manteaux en peau de mouton.
En mai 1941, Krysia et Wanda furent à leur tour
capturées et emprisonnées au château de Lublin. Grażyna et
Pola y étaient aussi internées. Devant les accusations
spécieuses portées contre elles, les juges nazis les
condamnèrent à mort. De temps en temps, un nom était
appelé, et la femme exécutée. Le 21 juin 1941, Grażyna et
Pola furent appelées avec dix-huit autres. Alors qu’un garde
les emmenait sur le lieu d’exécution, passa le commandant
de la prison. Silésien de langue polonaise, il ordonna
sèchement de les reconduire dans leurs cellules. Ce n’était
pas le jour de faire des choses pareilles : l’invasion
allemande de l’Union soviétique était engagée.
Les femmes passaient le temps à attendre qu’on les
appelle ou à regarder par la fenêtre les hommes – souvent
un frère, un père ou un mari – alignés dans la cour pour être
transférés à Auschwitz. Ou bien elles composaient des
poèmes, se dessinaient les unes les autres sur du papier que
leur passaient en fraude des gardiens polonais
compatissants. « Écris-moi si tu sais quelque chose de papa,
lit-on dans un billet de Grażyna à sa tante ; il est parti le 22
pour un camp5. » Krysia fit également sortir des messages
secrets à sa mère, qui lui répondit.
Dernièrement retrouvés, certains de ces messages, si
petits qu’on pouvait les rouler et les cacher dans la main,
sont exposés au musée de Lublin, « Sous l’horloge6 ». La
fille de Krysia, Maria, a découvert ces tout petits billets
dans la vieille bonbonnière de sa grand-mère. Quelques
portraits sont également accrochés aux murs du musée, dont
un de Krysia Czyż, dessiné par Grażyna dans la prison du
château, avec ses lunettes perchées sur son nez couvert de
taches de rousseur. Le musée possède aussi des dessins de
Krysia, dont plusieurs cartes soignées indiquant
d’innombrables routes de Ravensbrück vers la Pologne.

En septembre 1941, un train plein à craquer de détenues


quitta Lublin pour l’Allemagne7. Comme elles montaient
dans de confortables voitures de passagers, elles connurent
un instant de bonheur pour la première fois depuis le début
de la guerre en pensant que ce serait un changement pour le
mieux. « Nous étions toutes contentes de quitter le château,
raconte Stanisława Michalik. Nous ne connaissions pas la
suite, mais c’était un changement et il semblait paisible8 ».
Elles partaient quand la guerre tournait à l’est ; partout il
y avait des signes de ce qu’il se passait, mais elles ne
savaient pas les lire. Du camion les emmenant à la gare,
elles avaient vu d’immenses foules de Juifs parqués dans le
ghetto fermé de Lublin. À la lisière de la ville, elles
aperçurent un immense chantier à Majdanek ; elles ne
pouvaient pas savoir que ce serait sous peu un nouveau
camp de concentration.
Quoi que l’avenir leur réservât, ces Lublinoises avaient le
sentiment qu’au moins leur vie avait été épargnée. Elles
allaient en Allemagne, mais pouvait-on imaginer pire que ce
qu’elles avaient traversé ? Pourquoi les transporter à des
centaines de kilomètres si c’était pour les tuer ? S’ils avaient
dû les exécuter, ils l’auraient fait au château, elles en étaient
sûres.
Sur le quai de la gare, des parents tentèrent in extremis de
leur passer des colis. Ce n’est que lorsque le train prit de la
vitesse que les filles comprirent qu’elles quittaient la
Pologne, sans savoir si elles y retourneraient un jour. Elles
griffonnèrent alors des billets – à leur mère, à une sœur –
qu’elles jetèrent par les fenêtres des wagons, espérant que
ceux qui les trouveraient les transmettraient. Couvrant le
bruit du train, Wanda lança à Krysia : « On va tenir le coup,
tu m’entends ? On va revenir. » Grażyna se cramponna à
Pola, dont elle dit à une amie qu’elle ne la lâcherait plus
d’une semelle.
Quelques minutes plus tard, elles aperçurent les toits
bombardés de Varsovie. Là, furent accrochées d’autres
voitures transportant des femmes de la prison Pawiak, dont
Maria Bielicka, la fille dont la mère avait rempli le cartable.
« Plus tard, maman a envoyé un colis à la prison Pawiak. Il
contenait un manteau d’hiver et des chaussures de ski, que
j’ai pu emporter avec moi quand nous sommes parties pour
l’Allemagne. »
Quand le train quitta Varsovie, raconte Maria, il faisait
nuit. « Nous chantions pour nous donner du courage, et je
me souviens qu’un des airs plaisait beaucoup au garde, et on
s’est bien amusées à ses dépens. Pendant la traversée de
Łódź, nous avons chanté “Hitler pend à sa cravate”, et le
garde a continué de sourire parce qu’il ne comprenait pas.
On trouvait toujours des petites choses comme ça pour tenir.
Des blagues de gamines, si vous voulez. »
Durant le trajet, des Varsoviennes affirmèrent que le train
les conduisait à Ravensbrück. D’autres y avaient été déjà
transférées, et avaient réussi à faire passer l’information à
leurs amies de la capitale. Elles traversèrent Poznań. L’une
d’elles lança une lettre par la fenêtre : « Nous nous
dirigeons vers l’inconnu. »

À la frontière allemande, le cri d’une amie réveille


Krysia : « Mon Dieu, faites que je meure en Pologne ! »
Grażyna compose un poème pendant que Wanda cherche à
deviner où elles vont exactement. La deuxième nuit, elles
traversent lentement Berlin plongée dans un black-out total.
À l’aube du 23 septembre, sortant de leur demi-sommeil,
les filles aperçoivent des bois et un lac scintillant. Bientôt
elles voient des hommes et des femmes au travail dans des
champs fraîchement labourés. Le train s’arrête presque au
beau milieu d’un champ. Il y a un quai et une toute petite
gare : Fürstenberg. Des cris et des hurlements brisent le
silence. Des « géantes blondes » surgissent sur le quai avec
leurs chiens qui grondent.
Le bruit s’amplifie. Les géantes ouvrent brutalement les
portes et tirent les femmes et les font dégringoler, au milieu
des valises et des sacs. « En rangs par cinq, en rangs par
cinq. » Elles ont lâché les chiens. Wanda, Krysia, Grażyna,
Pola, Maria, toutes se mettent en rang, mais derrière
quelqu’un trébuche et crie. Personne ne bouge. La
malheureuse est rouée de coups de pied. Le silence règne.
Un silence effrayant qu’elles ne comprennent pas encore,
mais dont elles feront maintes et maintes fois l’expérience.
« Si seulement je pouvais flanquer des coups de poing à ces
monstres ! » songe Wanda.
Savoir qu’elles sont ensemble ne les aide pas.
L’humiliation n’en est que plus insupportable. « Quel enfer,
se dit Wanda. Je vais m’adresser à la plus proche et
advienne que pourra. » La cape noire approche. « Et si elle
me frappe, moi ou Krysia ? Je vais la regarder droit dans les
yeux. » La gardienne évite son regard et passe. En chemin
vers le camp, les femmes prient à mots couverts. Elles
regardent les bois et le lac, et aperçoivent de gigantesques et
sinistres hangars parfaitement alignés. S’approchant, elles
remarquent les massifs symétriques de fleurs rouges à côté
de certaines baraques et des rangées d’arbrisseaux.
Attendant sur l’Appellplatz avec leurs sacs, elles voient
passer des colonnes de femmes en tenue rayée et portant des
outils. Le plus grand hangar ressemble à une cuisine. Des
femmes décharnées se précipitent, et d’un geste de la main
invitent les nouvelles à avaler tout ce qu’elles ont dans leur
sac avant qu’on ne le leur retire. En retour, les nouvelles
leur offrent leur surplus de nourriture. Les femmes
décharnées ont l’air terrifié. Elles hochent la tête en sifflant
« Bunker, bunker » – mais les nouvelles ne savent pas ce
que ça veut dire. Alors qu’elles attendent sous la chaleur,
certaines s’assoient sur leurs sacs ; les gardes leur tombent
dessus. L’après-midi passe, puis la soirée, elles attendent
toujours. Elles y sont encore à 4 heures du matin quand on
finit par les conduire aux bains. Des officiers les regardent
se déshabiller. « Ils se sont approchés de nous avec leurs
baïonnettes. Ils riaient, se souvient Maria Bielicka. Ils se
régalaient, bien sûr ils se régalaient et se rinçaient l’œil. Je
ne crois pas que c’était sexuel, plutôt une affaire de
pouvoir. »
Maria raconte ce qui arriva à une femme âgée et obèse,
qu’elles appelaient mamie Fillipska :
Après la douche, elle a essayé d’enfiler une veste beaucoup trop petite.
Elle avait une poitrine énorme, et la voyant se démener ces hommes
hurlaient de rire. Elle était affreusement boudinée, vous voyez, et l’un
d’eux s’est approché d’elle avec sa baïonnette et a joué avec ses seins, les
soulevant pour les voir se balancer. Tous ont de nouveau hurlé de rire.

Comme celles qui les avaient précédées, les jeunes


Polonaises furent alors rasées. « C’est toi Wanda ? »
demanda Krysia. « Grażyna ? » Elle n’avait plus de boucles.
« On avait l’air de clowns, les unes avec une robe allant
jusqu’aux chevilles, et d’autres aux genoux », dit Maria.
Elles sortirent en galoches, tâchant de ne pas trébucher.
Passèrent d’autres détenues, qui semblèrent ne pas
remarquer les nouvelles. « On dirait qu’elles n’ont pas de
visage », se dit Wanda. « Mon Dieu, si tu te soucies de ce
monde, accorde-nous de garder nos visages dans cet endroit
abominable. » Manifestement, Krysia pensait la même
chose. Elle saisit la main de Wanda et chuchota : « Elles se
ressemblent toutes. »
De l’arrivée, Zofia Kawińska dit ne se souvenir que des
hurlements constants et assourdissants des géantes. Comme
elles attendaient de nouveau dehors, une poignée de
détenues polonaises s’approchèrent et parlèrent à une ou
deux femmes qu’elles avaient connues à Varsovie.
« Préparez-vous. Tenez bon », dirent-elles aux nouvelles.
Maria Bielicka reconnut une amie de Varsovie, Maria
Dydyńska. « Maria a eu l’air terrifiée de nous voir, et cela
m’a effrayée… comme si elle savait quelque chose. »
Une autre accourut et lança « Sondertransport, transport
spécial ». Et l’écho sinistre de répéter : « Sondertransport,
Sondertransport. »

Au départ, ce Sondertransport suivit la routine. Après le


« bain », elles reçurent un triangle de feutre rouge marqué
d’un « P » noir. Presque toutes les étrangères étaient
classées politiques et la lettre indiquait leur nationalité. Les
femmes de Lublin et de Varsovie reçurent des matricules
allant de 7 521 à 7 935. Wanda s’assura que le sien était
proche de celui de Krysia : elles portaient le 7 708 et 7 709.
Les nouvelles furent conduites en rangs par cinq vers deux
blocks de quarantaine, isolés par des barbelés. La
quarantaine était la pratique habituelle depuis des mois, les
SS redoutant que les nouvelles venues de Pologne
n’apportent le typhus.
Avec le surpeuplement croissant, il devenait difficile de
maintenir la propreté, et des règles supplémentaires avaient
été introduites pour surveiller la propreté des semelles. Une
équipe avait été constituée pour traquer les poux. Les
Polonaises ayant la réputation d’être sales, les nouvelles
devaient récurer leurs blocks plusieurs fois par jour avec des
brosses en paille de riz.
Au début, la propreté fut une source d’excitation. Le
château de Lublin grouillait de puces noires, mais ici il y
avait des draps blancs, et chaque femme avait ses ustensiles
à elle et même un torchon pour les essuyer. Une des
Blockovas responsables de la quarantaine, une
Volksdeutsche dénommée Hermine, harcelait constamment
les détenues, mais au moins ses brimades assuraient l’ordre,
qu’elles n’avaient plus connu depuis des mois.
En quarantaine, on ne travaillait pas. Les femmes
passaient la journée assises dans le block. On leur avait tout
pris : chaussures de neige, carnets et crayons, étiquetés et
stockés à leur arrivée. On leur avait arraché leur croix du
cou. Celles qui avaient des brosses à dents avaient pu les
garder. Et pour celles qui en avaient, les serviettes
hygiéniques étaient autorisées – le camp étant à court de
serviettes en tricot. Mais, traumatisées par l’incarcération, la
plupart de ces femmes n’avaient plus de menstruations
depuis longtemps.
Elles s’ennuyaient maintenant à ne rien faire, assises dans
la « salle commune », entassées sur des bancs ou par terre.
Elles jouaient et suivaient le rythme du camp : sirènes,
bruits de pas, cris – Raus ! Raus ! Achtung ! – et hurlements
des chiens. Matin et soir, on leur servait un demi-gobelet de
café à base de glands ou de navets, soupçonnaient Wanda et
Krysia. Le pain avait la consistance de l’argile et était
mélangé à de la sciure de bois. À midi, le repas consistait en
une gamelle de patates non épluchées avec de la purée de
rutabaga ou de betterave fourragère.
À 21 heures, la sirène annonçait l’extinction des feux et
Hermine tirait le rideau de sa cabine de Blockova. Les filles
s’étendaient tout près les unes des autres et parlaient en
chuchotant de leurs familles, se demandant ce qui allait
suivre. Il était interdit de prier. La sirène du réveil
retentissait à 4 heures du matin. En quarantaine, le
comptage se faisait à l’intérieur, mais par les fenêtres du
block les femmes apercevaient le flot des détenues sortant
des autres blocks et restant des heures debout, souvent sous
la pluie. Krysia parle à ce propos de « parades mortelles ».
« Mais au moins peuvent-elles voir les étoiles », disait
Wanda.
De temps à autre, les filles voyaient des silhouettes grises
se faufiler devant le block. Surgissant soudain de tous côtés,
elles fondaient sur quelque chose qu’elles se fourraient dans
la bouche. Ou elles se mettaient à quatre pattes et léchaient
et retournaient en courant d’où elles étaient venues. Elles
semblaient toujours seules. Krysia et Wanda les appelaient
ironiquement Goldstücke, « pièces d’or ». Parfois, les
détenues qui passaient à côté d’elles les chassaient.
Chaque groupe qui arrivait dorénavant aurait pu décrire
des personnages semblables dans le camp, leur nombre
augmentant régulièrement, mais les Polonaises paraissent
avoir été les premières à identifier les Goldstücke comme
une catégorie. Les gardes leur donnaient un autre nom :
Schmuckstücke, signifiant sales « morceaux », inutiles9. En
fait, ces détenues étaient simplement les plus pauvres
d’entre toutes au camp. La Française Denise Dufournier,
arrivée au camp en 1944, décrivit les Schmuckstücke comme
« la catégorie la plus misérable, la plus sale, la plus
déguenillée ». Tendant sans cesse leurs gamelles vides, elles
« étaient semblables aux pauvres de tous les pays du
monde10 ».
Un an auparavant, les SS avaient essayé de débarrasser la
Lagerstrasse de ces femmes ; elles étaient désormais le plus
souvent ignorées. Une flopée de Goldstücke ou de
Schmuckstücke rôdaient en permanence autour du block des
cuisines quand la Kesselkolonne, l’équipe de la soupe,
commençait sa tournée. Les femmes attendaient le moment
où elle serait renversée, ce qui arrivait souvent, car ces
chaudrons – énormes pots de fer – pesaient une tonne et que
les porteuses avaient du mal à les garder d’aplomb sur la
charrette à bras, criant aux Goldstücke de déguerpir, qu’elles
risquaient de tout renverser et de se retrouver toutes au
bunker.
Parfois les Goldstücke s’approchaient des barbelés de la
quarantaine et les jeunes de Lublin reculaient. « Regarde-
moi ça », dit Krysia, la première fois qu’elles en virent une.
« Elle a baissé les bras », répondit Wanda. Elles prièrent
pour que, quoi qu’il advienne, elles ne soient jamais comme
ça.
Quelques jours après leur arrivée, les jeunes de Lublin et
de Varsovie voient un groupe de femmes tout à fait différent
apparaître derrière les barbelés de la quarantaine. Krysia,
Wanda et les autres entendent qu’il s’agit d’amies
polonaises alors au camp depuis longtemps déjà. Elles
viennent saluer les arrivantes et demander des nouvelles de
chez elles. Ce contact contrevient au règlement, mais
Hermine a dû être soudoyée ou avoir reçu l’ordre de laisser
faire, car la Blockova ne dit rien.
Ces Polonaises installées de longue date à Ravensbrück
surprennent d’abord et semblent étrangères. Les nouvelles
les surnomment les « anciennes » ou les « vieux » [sic],
certaines ayant des cheveux gris. La plupart ont des
matricules inférieurs comme 2 500, ce qui veut dire qu’elles
sont au camp depuis près de deux ans.
Les dernières internées se méfient des « vieux », avec un
sentiment de supériorité. Ces déportées de la première heure
avaient été arrêtées uniquement parce qu’elles habitaient les
régions disputées de Pologne, près de la frontière
allemande. Elles n’étaient pas dans la Résistance et
n’avaient pas pris part au combat. Elles sont là depuis si
longtemps que leur peau est grise. Certaines ont des poils
qui ont poussé sur leur visage. Leur accent est inhabituel,
elles utilisent des mots étranges en parlant du camp –
Sandgrube, Bock. Et elles parlent allemand, la langue des
gardes.
Au terme des semaines de quarantaine, les « vieux »
revenant, la méfiance s’émousse. Elles semblent donner de
bons conseils aux nouvelles : « Gardez toujours la moitié de
votre pain pour le soir. Ne buvez jamais l’eau. Débarrassez-
vous de vos poux. » Les « anciennes » leur apportent plus
tard des « trucs » qu’elles ont « organisés », comme on
disait, c’est-à-dire volés ou passés en douce. Un an plus tôt,
les Polonaises étaient au bas de l’échelle sociale du camp,
incapables d’« organiser » quoi que ce soit, mais à l’époque
du Sondertransport de septembre 1941, leur position
évolua.
Il est difficile de dater précisément quand ces premières
détenues polonaises s’accrochèrent pour gravir les échelons
à Ravensbrück, mais c’est peut-être grâce à une comtesse
polonaise et à ses belles histoires qu’elles durent d’abord ce
changement de fortune. Début 1941, un groupe de
Polonaises rejoignit une équipe d’asociales allemandes
travaillant dans la cave aux légumes. Durant leur long
service de nuit, elles s’asseyaient au sommet d’une
montagne de rutabagas, les pelant jusqu’à remplir vingt-
cinq baquets – le quota attendu par les cuisines pour la
soupe du lendemain. C’était dur de rester éveillée, aucun
repos n’était autorisé avant la fin.
Un jour, des Polonaises commencèrent à réciter des
poèmes et à raconter des histoires11. Elles retenaient
l’attention de celles qui épluchaient, et pendant qu’elles
parlaient, les baquets se remplissaient deux fois plus vite.
Une enseignante polonaise raconta des contes de fées dans
le dialecte des montagnes de Tatras12, mais la conteuse qui
connut le plus de succès était une comtesse de Poznań,
Helena Korewina. Ses mythes et légendes polonais
remplissaient les baquets plus vite que jamais. Remarquant
la rapidité à éplucher de l’équipe russe voisine, les
conteuses projetèrent de faire encore plus fort, charmant les
Russes par le seul son de leur voix et accélérant davantage
encore le rythme.
Les gardiennes elles-mêmes semblaient écouter.
Langefeld, qui recherchait une interprète polonaise, en eut
vent. La population polonaise avait augmenté si vite qu’elle
était devenue quasiment majoritaire, mais la plupart ne
parlaient pas allemand et ne comprenaient donc pas les
ordres, qu’on leur inculquait souvent par les coups.
Langefeld préférait être comprise. Entendant parler des
conteuses polonaises, elle demanda à voir Helena Korewina
et la nomma interprète.
Quand arrivèrent les étudiantes de Lubin et de Varsovie,
la comtesse n’avait pas seulement impressionné Johanna
Langefeld : elle avait aussi gagné la confiance de la fille du
forgeron allemand. À la suggestion de Korewina, Langefeld
nomma plusieurs Polonaises chefs de block ou secrétaires.
Korewina elle-même était l’une des détenues les plus
puissantes du camp.

À la fin des quatre semaines de quarantaine, les femmes


doivent sortir pour l’appel du matin. Krysia dit qu’il fait
trop froid pour regarder les étoiles. Une des filles glisse une
serviette sous sa robe pour se réchauffer. Une gardienne la
voit et lui flanque une claque. Maintenant, ce sont elles qui
attirent les regards. Nouvelles dans le camp, elles inspirent
une sorte de jalousie, comme si quelque chose du monde
extérieur s’accrochait encore à elles. D’autres essaient de les
toucher.
L’appel terminé, elles retournent au block et font la queue
pour le café, mais elles n’ont pas encore appris à faire durer
le pain et ont déjà avalé les 250 grammes distribués la
veille. Il n’y a donc plus rien à manger avant le début du
travail.
De nouveau sur l’Appellplatz, pour l’appel du travail,
elles apprennent qu’elles sont Verfüg. En tant que
Sondertransport, elles ne peuvent travailler à l’extérieur,
mais personne ne leur explique pourquoi. Elles doivent donc
rejoindre le rang des Verfügbare, littéralement les
« disponibles » ou les « restes » : pour les Polonaises,
cependant, le mot semble synonyme de racaille – les
détenues devant assumer les tâches restantes une fois les
meilleures places distribuées.
Alors que les autres équipes franchissent les portes du
camp, portant leur soupe, les Polonaises rejoignent les
Verfügbare13, et une Kolonka (abréviation de
Kolonnenführerin, « contremaître ») appelle leurs
matricules. Certaines Verfüg semblent s’arranger avec la
Kolonka pour obtenir les meilleures places, mais les
nouvelles sont bonnes pour nettoyer les latrines, dégager la
boue ou décharger les briques. Le surpeuplement a engendré
de nouvelles règles pour les équipes14. Les briques passées
de main en main sont comptées – chaque charrette devant
en recevoir un nombre précis –, les pelletées de sable sont
surveillées, même si les mains sont à vif et en sang.
Il y a celles qui connaissent les ficelles et celles qui ne les
connaissent pas – dont les nouvelles Polonaises. Dans
l’équipe des briques, si une femme s’évanouit, les autres
n’ont pas le droit de la déplacer et doivent se lancer les
briques au-dessus d’elle. Mais les Allemandes, maintenant
expérimentées, lancent vite : si la nouvelle ne l’attrape pas
au vol, la brique tombe sur les jambes de celle qui a perdu
connaissance.
Les Polonaises doivent apprendre non seulement à
attraper les briques, mais aussi à éviter les arêtes. Les mains
de Wanda se transforment vite en charpie : la douleur est si
vive qu’elle les laisse tomber et regarde le sang dégouliner.
« Qu’est-ce qui se passe ? » Wanda montre ses mains à la
gardienne. Après la pause-déjeuner – une lavasse au
block –, la même gardienne la fait tranquillement sortir du
rang et l’envoie porter des paniers un jour ou deux.
À 19 heures, la sirène retentit. Elles se précipitent à
nouveau pour la soupe de rutabagas. À 20 h 15, elle sonne
le coucher, puis à 21 heures le silence, sauf qu’une garde
arrive alors avec un chien pour s’assurer qu’elles n’ont pas
enfilé de vêtements supplémentaires. Les coupables sont
jetées à terre et attaquées par les chiens. La gardienne se
retire en criant : Alles in Ordnung, « rien à signaler ».
Au block, les filles s’efforcent de comprendre les règles,
ne serait-ce que pour ne pas les transgresser. Visiblement, la
propriété allemande est sacro-sainte : la moindre tasse
éraflée vaut un rapport et probablement une raclée. Toute
initiative expose au châtiment le plus cruel. Une femme se
couvre les orteils de chiffons pour se protéger du gel. Elle
écope de vingt-cinq coups, alors même qu’elle ne peut plus
travailler. Une autre ajuste sa robe. Elle est fouettée. Il faut
obéir à toutes les règles sur-le-champ : sitôt l’ordre donné,
vous quittez le block « comme pour fuir un incendie », sans
quoi on vous arrose, ce qui veut dire qu’en hiver vos habits
restent gelés toute la journée.
Mais les règles n’ont pas de logique. Elles ne cessent de
se multiplier. La propreté dont elles se sont réjouies au
départ ne répond pas à un souci d’hygiène mais à une
obsession délirante. Par exemple, les femmes doivent
essuyer les verres avec un tablier sale parce que le torchon
propre pourrait laisser des peluches. Et les règles pour plier
les couvertures sont devenues folles. La literie, comme tout
le reste, est pliée et repliée. Elles passent une bonne partie
du dimanche à faire les lits et à plier couvertures, serviettes
de toilette ou de table et torchons en triangles toujours plus
compliqués.
L’exécution n’en demeure pas moins totalement
arbitraire, au gré des caprices de la Blockova. Une règle
oblige à laisser la fenêtre grande ouverte toute la nuit, si
bien qu’à leur réveil le plafond est couvert de givre, qui
fond et goutte sur les lits. Parfois même, leurs cheveux
glacés collent aux oreillers. Une autre Blockova fouille les
culottes à la recherche de matelassages supplémentaires.
Pour ce faire, elle ferme à clé la porte du dortoir et les
oblige à défiler devant elle en remontant leurs jupes.
Une autre se déchaîne pour peu qu’une détenue essaie
d’arranger sa coiffure. Souvent le châtiment a valeur
d’exemple car le camp est devenu si grand que toutes les
contrevenantes ne se font pas prendre. Une fille de dix-sept
ans passera deux semaines au bunker pour avoir simplement
essayé de tailler sa frange. La cellule est glaciale, ses
jambes se gangrènent. On la conduit au Revier pour
l’amputer. Mais l’opération arrive trop tard et elle meurt.
En hiver, les cheveux commencent à repousser sur le
crâne rasé des nouvelles. La poétesse de Lublin, Grażyna
Chrostowska, essaie de donner forme à ses touffes de
cheveux. Une gardienne la repère et la fait à nouveau raser.
La plupart des nouvelles règles sont destinées à empêcher
toute forme d’amitié ou, dans le jargon du camp,
d’« association ». Le groupe des Polonaises, en particulier,
est coupable d’amitié et d’association : on leur interdit de se
réunir et, le jour, d’échanger des regards par la fenêtre. Elles
ne peuvent se serrer la main ni s’adresser la parole sans
permission.
Halina Chorążyna, professeur de chimie de Varsovie, sait
cependant contourner ces règles. Le 25 décembre, elle défie
l’interdit et réunit les filles pour entonner des chants de
Noël polonais. « Mais ne chantez pas fort, chuchote-t-elle.
Chantez dans vos têtes15. » Elles chantent donc en silence,
remuant les lèvres à l’unisson, et ça marche ! Halina n’est
pas au camp depuis plus longtemps que les jeunes filles,
mais elle est déjà un « vieux » par sa sagesse. Comme
nombre de leurs mères, elle a combattu dans la Première
Guerre mondiale.
Chaque jour, sous la direction d’Halina, les femmes
décident de faire quelque chose, même modestement, pour
s’entraider : par exemple, un sourire à Grażyna, qui se fait
du souci pour sa sœur Pola, malade. Des amies avaient
remarqué que les deux sœurs ne souriaient plus depuis
qu’elles avaient appris la mort de leur père. Une autre fois,
Halina les invitait à se rapprocher d’une fille qui semblait
seule. Sur la couchette en dessous, Stanisława Młodkowska,
voit une nouvelle, une fille de ferme polonaise, en grande
détresse. La première nuit, elle confie à Stanisława qu’elle
est enceinte et s’inquiète terriblement de ce qui va arriver.
Le lendemain, la jeune Polonaise est conduite au Revier.
Elle regagne le block dans la nuit et pleure dans les bras de
Stanisława, expliquant qu’on lui a « enlevé » le bébé16.

Dans l’hiver 1941, tout le monde savait à Ravensbrück


qu’on avortait au Revier. La règle était qu’il ne devait y
avoir aucune naissance dans le camp. Dans les premiers
temps, il y avait peu de femmes enceintes et on les envoyait
simplement accoucher à l’hôpital de la ville voisine de
Templin. Deux ans plus tard, toutefois, leur nombre s’était
multiplié, presque exclusivement du fait de l’arrivée en
Allemagne de milliers de Polonais employés comme main-
d’œuvre servile.
Depuis l’invasion de 1939, les forces hitlériennes avaient
raflé les Polonais, hommes ou femmes, pour les faire
travailler sur des fermes ou dans des usines allemandes. En
1940, Himmler décréta que toute Allemande qui aurait des
relations intimes avec un Polonais serait tondue en public et
exhibée dans les rues « à titre d’avertissement pour les
autres ». Mais les stigmates de l’humiliation publique ne
devaient pas empêcher les contacts. Les Allemandes
enceintes, aussi bien que les Polonaises engrossées par des
Allemands, étaient envoyées à Ravensbrück et avortées de
force. Toutes recevaient le triangle rouge des politiques,
mais pour les distinguer des « vraies », les autres femmes du
camp les surnommaient cruellement les Bettpolitische, les
« politiques de lit ». Comme les Juives raflées pour avoir eu
des rapports sexuels avec des Aryens, ces femmes étaient
accusées de Rassenschande.
Les avortements étaient habituellement pratiqués par l’un
des nouveaux médecins du camp, un chirurgien de la
marine, Rolf Rosenthal. Toutes les détenues qui ont travaillé
au Revier se souviennent de lui comme d’un boucher. La
détenue et infirmière tchèque Hanka Housková raconte
qu’une fois il se servit d’une scie médicale pour extraire un
bébé de cinq mois. La Dr Bozena Boudova, pharmacienne
tchèque, entendit des gémissements venant de la salle
d’opération et vit un bébé mort avec son cordon ombilical
ensanglanté dans un baquet.
Rosenthal était secondé par une détenue, Gerda
Quernheim, dite « le petit furet17 ». Née à Oberhausen, dans
la vallée de la Ruhr, elle avait trente-quatre ans à son arrivée
à Ravensbrück au printemps 1941. Infirmière et sage-
femme expérimentée, elle avait été arrêtée pour avoir
pratiqué des avortements – illégaux en dehors des camps :
les bonnes Aryennes devaient tout faire pour augmenter le
taux de natalité, non pas le faire baisser. Normalement, les
seuls avortements clandestins n’auraient pas dû la conduire
au camp, mais Quernheim avait aggravé son cas au cours de
son procès en insultant le Führer.
Gerda fut d’abord affectée à l’équipe d’épouillage
chargée de raser les crânes. Mais c’est quand elle rejoignit
l’équipe qui ramassait les cadavres destinés aux crématoires
de Fürstenberg que son comportement commença à attirer
l’attention. Une Polonaise de la même équipe, Helena
Strzelecka, a raconté qu’elle l’avait accompagnée au bunker
pour récupérer le corps d’un Témoin de Jéhovah. « En fait,
ce n’était plus qu’un squelette couché dans l’eau. »
Sous la responsabilité de Mandl et de Binz, les horreurs
du bunker n’avaient cessé d’augmenter et la torture de l’eau
était devenue courante. Dans la cellule 64, la « cellule de la
mort », il y avait un robinet. Les détenues qui perdaient
connaissance après les bastonnades étaient étendues sur le
sol, et on ouvrait l’eau. On les y laissait si longtemps
qu’elles mouraient parfois, gelées. C’est ce qui était arrivé à
ce Témoin de Jéhovah. « La gardienne Hasse jouait avec les
clés et se moquait de la morte, raconte Helena. Quand ils
l’ont mise dans un cercueil, Quernheim a dit : “Connasse de
Témoin de Jéhovah. Tu vas le retrouver, ton Jéhovah.” Puis
le dentiste lui a arraché ses dents en or. Ils en expédiaient de
grosses quantités à Berlin. »
Très vite, Quernheim fut retenue pour travailler au Revier
aux côtés des médecins du camp. En contrepartie, elle fut
autorisée à manger à la cantine des SS, et c’est à ce
moment-là que Doris Maase la surnomma le « petit furet ».
La nouvelle doctoresse, Herta Oberheuser, coopta aussitôt
Quernheim pour l’aider à faire les injections létales qu’elle
avait poursuivies après le départ de Sonntag.
Autre détenue allemande travaillant au Revier, Klara
Tanke raconte qu’au début 1941 arriva un transport de
Néerlandaises, pour la plupart communistes et parmi
lesquelles se trouvait une dentiste d’une vingtaine d’années
qui avait la jaunisse. « Elle m’a demandé un comprimé pour
calmer sa douleur, se souvient Klara. Je ne pouvais pas
l’aider. La Néerlandaise s’est plainte à Oberheuser, qui a
répondu : “Je vais vous faire une piqûre qui vous donnera la
paix.” Quernheim est allée chercher la seringue au cabinet
médical et Oberheuser lui a fait l’injection mortelle. Le
corps a été transporté à la salle des cadavres18. »
Klara vit également Oberheuser faire une injection à une
jeune femme de dix-huit ans de Bremerhaven, sa ville
natale. La femme fut piquée parce qu’elle « mouillait son
lit ». C’est encore Quernheim qui alla chercher la seringue.
Quand Rolf Rosenthal sut que Quernheim avait une
formation de sage-femme, il lui demanda de l’aider à
pratiquer des avortements – légaux dans le camp parce que
la vie des détenues faisait partie de celles « qui ne méritaient
pas d’être vécues ». Le crime de Quernheim était
maintenant devenu un devoir : ils provoquaient
artificiellement le travail puis tuaient le fœtus en
l’étranglant ou en le noyant dans un seau. Cette
collaboration lui valut d’autres privilèges, notamment de
porter un tablier blanc et propre et de passer la nuit au
Revier.
La Tchèque Ilse Machova, qui travaillait elle aussi au
Revier, a raconté comment Quernheim se débarrassait des
corps la nuit en les fourrant dans des cartons qu’elle portait
à la chaudière du camp pour les balancer dans le four. Des
détenues la virent également aller à la chaudière en plein
jour, habituellement avec un baquet. Selon la détenue-
infirmière Hanka Housková :
On apercevait souvent Gerda Quernheim qui faisait le va-et-vient avec
un seau couvert d’un tissu de laine, contenant les nouveau-nés morts. Une
fois, elle en portait deux. Un jour, on était certaines d’avoir entendu le cri
d’un nouveau-né dans son seau. On s’est précipitées dans le couloir. Le
Dr Rosenthal est sorti et nous a demandé ce que nous fabriquions avant
de nous renvoyer au travail19.

L’identité des mères et des bébés morts n’était pas


enregistrée et, après la guerre, les « politiques de lit »
rescapées ne parlaient pas volontiers, tant elles en
éprouvaient encore de la honte. Cependant, l’histoire de
Leni Bitterhoff, telle qu’elle l’a racontée à l’officier de
police chargé de l’enquête, fait partie des rares dossiers de
police nazis qui nous sont parvenus.
En 1939, sur dénonciation, la police ouvrit un dossier sur
Leni, fille d’un paysan de Clèves, dans le nord-ouest de
l’Allemagne. Leni perdit son mari sur le front de l’est en
1941. Selon son interrogatoire, c’est en l’absence de son
mari qu’elle alla voir un ami travaillant dans une auberge.
Elle y rencontra un ouvrier polonais, Michał, dont la femme
travaillait également là. Il a souri, mais « je ne lui ai pas
rendu son sourire20 ».
Quand, deux ans plus tard, ils se croisèrent dans la rue, ils
prirent le temps de bavarder. Une semaine après, Michał alla
chez elle et l’embrassa. « Me caressant, le Polonais a eu des
gestes déplacés auxquels je n’ai pas résisté. » Et de
poursuivre : « Incitée [par la police], je reconnais que nous
avons eu des rapports sexuels lors de cette rencontre. » Il y
en eut d’autres. Le couple faisait l’amour, et « je dois
avouer que j’ai donné au Polonais du café et du pain à deux
reprises ». Une fois, elle alla au cinéma avec Michał et sa
femme, puis « ils sont rentrés chez eux et moi chez moi ».
Leni resta sans nouvelles de lui pendant quelque temps,
mais elle lui envoya une carte de Noël, sachant alors qu’elle
attendait un enfant. « Je savais qu’il était de Michał, parce
que je ne fréquentais pas d’autres hommes. » Michał lui
donna un bracelet, « que je remets par la présente à la
police ». À son tour, elle lui offrit un petit mouchoir. « Je
l’avais déjà, je ne l’ai pas acheté spécialement pour lui. »
Elle annonça sa grossesse à Michał, qui promit de
divorcer pour l’épouser. Mais Leni fut rapidement envoyée
à Ravensbrück, où elle fut contrainte d’avorter,
probablement par Rolf Rosenthal.

Dans l’hiver 1941-1942, les Verfüg polonaises reçurent


des pioches pour tailler le sable gelé et le déplacer par carré
ailleurs. Après une forte chute de neige, l’équipe fut chargée
de dégager les charrettes à bras du bord du lac, où elles
étaient prises dans la boue et la glace. Elles les remplirent
de neige et les hissèrent au sommet de la colline boueuse où
se trouvaient les maisons des SS, les vidèrent puis
redescendirent sous le regard des gardes et de leurs chiens.
Wanda s’aperçut que Krysia n’y arrivait pas. Un molosse
était prêt à la mettre en pièces à l’instant où elle tomberait.
Wanda marcha derrière elle et ne vit qu’elle pleurait qu’une
fois en haut. C’est alors que la charrette échappa aux mains
de Krysia et qu’une gardienne lui tomba dessus avec sa
cravache. D’instinct, Wanda s’interposa et tendit le bras
pour la protéger en criant : « Vous ne voyez que la petite est
crevée21 ? » Estomaquée, la gardienne la regarda et
s’éloigna. Dès lors, Wanda se jura de ne jamais quitter
Krysia d’une semelle.
Après six mois de camp, les étudiantes polonaises
apprenaient à contourner certaines règles. Les règles pour
casser les liens d’amitié, par exemple, rapprochaient les
femmes en groupes toujours plus petits et plus sûrs, les
forçant à trouver de nouvelles façons de l’exprimer. La nuit,
dans les blocks, voire à l’heure des repas, les Polonaises
d’âge scolaire suivaient les cours des femmes plus âgées,
souvent des enseignantes, histoire qu’elles ne prennent pas
de retard dans leurs études quand elles rentreraient chez
elles.
Zofia Pociłowska, sculptrice, se mit à fabriquer de tout
petits cadeaux pour ses amies, ciselant avec des bouts de
bâton tout ce qui lui tombait sous la main22. Un jour, une
femme étrangère au block « organisa » un couteau pour elle.
Dès lors, elle put sculpter des objets beaucoup plus fins : un
crucifix dans un morceau de charbon ou une Vierge Marie
de la taille d’un ongle à l’extrémité d’une brosse à dents. Du
jour au lendemain, Zofia devint la femme la plus populaire
du block. Chacune voulait une sculpture à elle qu’elle pût
admirer et cacher dans une fissure du mur. La plus
demandée était une bague gravée au matricule de la
détenue.
Grażyna écrivit d’autres poèmes qu’elle « donnait » à ses
amies. N’ayant pas de papier, elle trouva le moyen de s’en
rappeler plus sûrement. Elle composait à l’appel, au centre
de sa rangée de cinq, imaginant les vers qu’elle transmettait
aux plus proches. Chacune mémorisait un vers ou deux :
« Oiseau qui volette, oiseaux de passage, pourquoi voler
ici ? Il n’y a pas de sentier pour vous, ici ; c’est un camp, un
lieu maudit et oublié de Dieu », et ainsi de suite. Janina
Iwańska, autre amie de Lublin, apprenait tout par cœur.
Parfois, elles réussissaient à « organiser » des bouts de
papier pour mettre les poèmes par écrit23.
Puis on trouva un autre moyen de briser les amitiés en
dispersant le groupe des Polonaises entre les divers blocks.
Le nouveau block de Wanda et Krysia était « plein de
prostituées et de voleuses de toutes nationalités, de mégères
grossières et hurlantes » qui « crachaient sur nos draps et
dérobaient nos rares trésors », racontera Wanda. Quinze
jours après, les filles furent transférées au Block 11. Ici, les
femmes, pour beaucoup des Tziganes, se livraient à des
amours lesbiennes que Wanda trouvait répugnantes et
bestiales24.
Dans son appartement de Cracovie donnant sur la place
centrale, j’interrogeai Wanda sur ces « actes bestiaux ». Un
portrait du pape Jean-Paul II nous fixait depuis le mur, et
Wanda avait elle aussi le regard fixe. Après un moment de
silence, elle me demanda si j’étais venue à Cracovie pour lui
demander cela. Or, il fut un temps où Wanda Wojtasik avait
été hantée par ces amours lesbiennes autant que par les
autres actes pour lesquels le camp était connu. Dans ses
Mémoires, publiés en 1948, elle raconte que c’est au
Block 11 qu’elle « perdit son innocence » et que cette chose
« AL » – amours lesbiennes – acquit une « réalité humaine
grotesque ».
Il lui fallut une éternité pour retrouver le sommeil. « Au
départ, je n’arrivais pas à y croire et ouvrais grand les yeux,
déchirée entre curiosité et désespoir. » Wanda s’arrangea
pour que Krysia en voie le moins possible. Krysia, dit-elle,
était une « fille calme, jolie et gracieuse, non seulement
innocente, mais aussi naïve et crédule ».
Wanda se posa cependant la question : « Serons-nous un
jour comme ça ? » Une fois, une Tzigane, Zorita, toute
petite et très maigre, lui glissa un papier dans la main : « Si
tu veux, viens au coin du Block 12. » Zorita lui avait paru
douce, avec ses grands yeux noirs de velours.
C’est à ce moment-là seulement que j’ai compris le sens de ses
œillades. Ma première réaction a été d’en rire. Comme ça, c’est moi qui
ferais l’homme ? Mais c’était horrible et triste. Il n’en était pas question.
Il m’arrivait de croiser le regard de Zorita, et ce que j’y voyais
m’effrayait. Je commençai par reculer et éprouvai de la pitié.

Les propositions « pleuvaient dru ». Le lesbianisme « se


propageant comme une épidémie », Wanda était très
demandée dans le « rôle d’une femme ou d’un homme ».
Elle s’y est toujours refusée, dit-elle, mais cela ruina sa foi
dans l’innocence des gestes humains les plus simples. Et
Krysia a vu. « Bien sûr que oui. Comment n’aurait-elle vu
ces scènes affreuses qui se déroulaient juste dans le lit
voisin ? Elle a pleuré un bon moment la première nuit, et
n’est plus jamais venue me souhaiter bonne nuit au lit, du
moins pas comme avant. »
Interrogées aujourd’hui, d’autres Polonaises parlent plus
volontiers du lesbianisme que Wanda Wojtasik. La plupart
disent avoir reçu des avances à un moment ou à un autre.
Certaines, comme Wanda, parlent d’un temps où la
promiscuité semble avoir provoqué une véritable explosion
de saphisme à travers le camp, mais uniquement parmi les
Allemandes, les Tziganes et les Néerlandaises, jamais parmi
les Polonaises, insistent-elles.
« Il y avait ces femmes, dit Maria Bielicka, et ce fut un
choc pour nous toutes, étudiantes, qui ne connaissions rien à
ces choses. Nous avions reçu une éducation si stricte. »
Mais ce n’était pas si spectaculaire que d’aucunes l’ont dit,
suggère Maria. Ça se passait rarement la nuit, car les
femmes étaient trop fatiguées. Le week-end, le plus souvent.
Mais discrètement. Elles s’embrassaient, se léchaient, se
touchaient. Ce qu’elles font normalement, quoi. Il y avait
quantité de couples. C’était leur forme d’amitié à elles, mais
nous ne le comprenions pas à l’époque. Et en tout cas, on
était préoccupées par des choses plus importantes. »

Au début du printemps 1942, les détenues commencèrent


à craindre de mourir de faim25. La portion de pain fut
réduite de 250 à 200 grammes, et la soupe devint de plus en
plus délayée. L’Allemagne entière souffrit d’une récolte
désastreuse et les rations de tous les prisonniers furent
amputées. Wanda essaya d’empêcher Krysia d’entendre ces
« conversations morbides » qui commençaient à se répandre
avec ces « femmes au visage décharné et aux yeux luisants
que leurs hallucinations alimentaires faisaient saliver ».
Elles commençaient par évoquer une sortie au théâtre et ça
finissait toujours par la même question : « Où as-tu mangé
après ? » Et elles se répandaient en détails sur leur banquet
imaginaire.
Le visage, les mains et les jambes des nouvelles
commençaient à se couvrir de poils, et leurs expressions
devenaient grises et ternes, sauf quand elles parlaient
nourriture. Irena Dragan vit une femme attraper un oiseau
au vol sous les combles et le manger cru.
Il y avait désormais des Goldstücke dans les blocks de
Polonaises. « Il y en avait dans chaque block, précise Maria
Bielicka. On les voyait quand la nourriture arrivait. Elles
étaient toujours repoussées en fin de queue et n’obtenaient
jamais rien. Et les chefs de chambrée s’en prenaient
toujours à elles. Elles étaient de toutes classes, de toutes
nationalités. J’en ai connu une qui vivait à l’aise avant la
guerre, mais le changement était si colossal qu’elle n’a pas
su s’adapter. C’était la fille d’un propriétaire terrien.
— Que sont-elles devenues ?
— Un jour, elles ont quitté le block et ont disparu –
probablement cueillies et emmenées au block disciplinaire.
— Dans votre transport, y en a-t-il une qui ait fini comme
ça ?
— Non, c’était un groupe fort. Il y en avait une ici, une
autre là, dit-elle en montrant les angles de son appartement
d’Earls Court. Et la différence, c’est que, à notre arrivée au
camp, nous n’avions rien. On nous avait tout pris, sauf peut-
être nos lunettes ou les cannes pour les plus âgées. Et on a
continué à nous prendre nos affaires. Au bout de six mois,
cependant, nous avions commencé à récupérer des trucs. »
Un jour, début 1942, Langefeld choisit Maria Bielicka
dans les rangs des Verfügbare pour l’envoyer à l’atelier de
reliure. Le camp vivait désormais en autarcie et reliait donc
lui-même ses registres et ses archives. « Elle a parcouru la
file des femmes et a demandé si quelqu’un s’y connaissait
en reliure. J’en avais fait un trimestre à l’école et j’ai levé la
main. » Là, Maria était à l’abri du froid et avait des
nouvelles par ses amies tchèques qui travaillaient dans
l’Effektenkammer voisine.
D’autres obtenaient également de meilleurs postes. Une
Verfüg polonaise fut affectée à l’un des clapiers, où sa tâche
était de nettoyer les cages et de recueillir la laine angora
qu’elles pouvaient parfois « organiser ». Plusieurs
Verfügbare polonaises, dont Wanda et Krysia, furent
envoyées à l’atelier de vannerie et de tissage, qui fabriquait
des souliers de paille utilisées comme couvre-chaussures
chaudes par le personnel du camp mais aussi par les soldats
de la Waffen-SS. C’était un travail désagréable et le patron
de l’atelier, un tailleur du nom de Fritz Opitz, était une
brute. À leur table, les femmes suffoquaient dans la
poussière, tressant et tirant de gros paquets de paille, qui
leur coupaient les mains. Mais au moins travaillaient-elles à
l’intérieur avec de meilleures chances de survie.
Tout le monde savait que les jeunes Polonaises devaient
en partie ces meilleures places à l’influence d’Helena
Korewina26. Six mois après l’arrivée du Sondertransport,
Korewina, la comtesse-interprète, avait gagné la confiance
de Johanna Langefeld. Elles étaient souvent ensemble.
« Langefeld débordait d’affection pour Korewina », rappelle
une autre femme du bureau de la gardienne en chef.
« Langefeld avait absolument besoin d’elle et suivait son
jugement. Un jour qu’il fallait organiser cinquante-deux
équipes de travail extérieur, Langefeld dit à Korewina :
“Occupe-t’en et dis-moi ce que tu as fait.” C’était comme
ça. Il va sans dire que les Kolonki [chefs] des équipes de
travail étaient majoritairement polonaises27. »
Les Polonaises parlant couramment allemand obtenaient
aussi de plus en plus les postes dans les bureaux et les
blocks. Maria Dydyńska travaillait au bureau de la Gestapo,
où elle vit les listes de transport et tapa à la machine la
correspondance officielle avec Berlin. La danseuse
polonaise Ojcumiła Falkowska était affectée à la cantine. Il
y avait maintenant des Polonaises dans tous les secteurs du
camp, du magasin de vêtements aux cuisines ; elles faisaient
même le ménage chez les SS. Dans les blocks, c’est encore
des Blockovas polonaises qui appliquaient le règlement SS.
Mais, comme celles qui les avaient précédées, peu
doutaient de la nécessité de coopérer. Maria Moldenhawer,
l’instructrice militaire polonaise, félicita même les
Allemands parce qu’ils avaient eu « l’honnêteté de finir par
reconnaître la valeur des travailleuses polonaises qui, en
comparaison des asociales allemandes dépravées,
inspiraient confiance aux autorités du camp ».
À Pâques 1942, jouant de son influence, Helena
Korewina avait même obtenu l’accord de Langefeld pour
que les détenues polonaises fussent réunies dans des blocks
adjacents. Chose remarquable, elle permit la création d’un
Kunstgewerbe, atelier d’art, où de jeunes artistes polonaises
pouvaient peindre, broder et sculpter de petits objets. Il était
installé à côté de la baraque où l’on fabriquait des
chaussures de paille et, sur ordre de Langefeld, il bénéficiait
de la protection spéciale de gardiennes bienveillantes.
Dans l’hiver 1942, selon Zofia Pociłowska, beaucoup de
filles travaillant aux chaussures, dont Krysia, Wanda,
Grażyna et d’autres, y furent transférées. On ne saurait dire
comment Helena Korewina persuada Langefeld d’ouvrir cet
atelier. Peut-être lui fit-elle voir les miniatures exquises que
les filles fabriquaient déjà avec trois fois rien, et Langefeld
y vit-elle un moyen de les aider.
Que Langefeld ait également convaincu Fritz Opitz, le
chef de l’atelier de couture, n’est pas si difficile à
expliquer : il s’appropriait les œuvres pour les vendre. « Il
leur commanda même des objets pour ses petites amies. On
faisait donc ce qu’il voulait, et les gardes venaient les
emballer », raconte une rescapée. Les autres gardes
fermaient les yeux, sachant qu’elles auraient droit à un beau
portrait ou à une poupée peinte. Les portraits de Grażyna
trônèrent bientôt chez les SS tandis que les femmes
d’officiers se pavanaient dans leurs pantoufles
magnifiquement brodées.
Une autre jeune Polonaise, Wojciecha Buraczyńska, se
souvient qu’Helena Korewina aimait venir les voir
travailler. « Korewina était toujours élégante, même dans sa
tenue rayée du camp. Je ne sais pas comment elle faisait,
mais c’était le cas de certaines. » À ce stade, les Polonaises
savaient que Langefeld les protégeait dans une certaine
mesure. « Nous avons toujours su qu’elle était notre alliée.
S’il neigeait, elle nous laissait quitter plus tôt l’appel,
qu’elle ne faisait jamais durer plus longtemps que
nécessaire. Nous savions qu’elle n’était pas SS à cent pour
cent. »
Tout en parlant, Wojciecha cherchait sa copie du dernier
poème de Grażyna. Un poème sur un tournesol, dit-elle. Des
tournesols poussaient devant le bloc, et par la fenêtre elles
les voyaient se balancer. Elle sortit des liasses de papiers, de
lettres et de dessins, dont une esquisse d’elle adolescente :
« C’est Grażyna qui l’a dessinée dans l’atelier de
Ravensbrück. » Wojciecha retrouva un minuscule objet
qu’elle tendit à la lumière dans le creux de sa main : un
crucifix sculpté dans l’extrémité d’une brosse à dents
blanche.
11
Auschwitz
Wojciecha Buraczyńska n’est pas la première à avoir
observé que Johanna Langefeld n’était « pas SS à cent pour
cent ». Comme les Polonaises, Grete Buber-Neumann,
l’ancienne communiste qui travailla plus tard auprès de
Langefeld dans le camp, en vint à voir en elle une femme
déchirée par ses instincts et convictions contradictoires.
D’une part, elle adhérait avec ferveur aux idéaux du
national-socialisme, rêvant du jour où le Führer rendrait à
l’Allemagne sa fierté et sa grandeur. Elle admira également
Himmler jusqu’au bout, convaincue que le Reichsführer SS
n’avait aucune idée des crimes que ses brutes commettaient
en son nom.
D’autre part, Johanna Langefeld ne renonça jamais à sa
foi religieuse et trouva de plus en plus difficile de concilier
ses valeurs luthériennes avec l’ordre de la terreur SS, dans
lequel elle était obligée de jouer un rôle : « Elle venait donc
au camp tous les matins en priant et en implorant Dieu de
lui donner la force d’arrêter le mal. Quelle désastreuse
confusion1. »
Au début du printemps 1942, cependant, sa vie à
Ravensbrück paraissait bien réglée. Elle s’était aménagé un
appartement donnant sur le lac, un foyer plaisant pour
Herbert qui, à quatorze ans, fréquentait l’école de
Fürstenberg avec les enfants d’autres gardes et jouait avec
eux au bord du lac. Et, malgré ses conflits avec Max
Koegel, Langefeld pouvait se dire qu’au moins Himmler
reconnaissait ses compétences, en particulier sa capacité de
mettre au pas 5 000 détenues.
Élément tout aussi important pour une administration
régulière, elle avait géré avec succès les effectifs croissants
des gardiennes et veillé à leur bien-être. Un contingent de
détenues efficaces, pour la plupart allemandes, tchèques et
polonaises, l’aidaient à diriger le camp.
Au printemps 1942, Langefeld eut même l’idée d’ouvrir
un salon de coiffure pour le personnel, ce qui la fit bien voir
de tous. Edith Sparmann, détenue tchèque d’origine
allemande, fut l’une des toutes premières à en entendre
parler. Un jour, sur la Lagerstrasse, on demanda à des
détenues si elles avaient une formation de coiffeuse. Edith,
qui travaillait alors à l’Effektenkammer, répondit que c’était
son cas et reçut l’ordre de se présenter au bureau de la
gardienne en chef.
Au début je n’ai pas compris, alors on m’a dit qu’ils montaient un
salon de coiffure au camp pour que les gardes ne soient pas obligés
d’aller chaque fois à Fürstenberg. J’ai dit qu’il fallait des brosses, des
ciseaux, des bigoudis, des fers à friser et des sèche-cheveux. On m’a
demandé d’y travailler. Je me souviens que ça s’est su très vite sur la
Lagerstrasse, et que les détenues de mon block m’ont dit : « Tu vas faire
une belle carrière2. »

Le salon fut aménagé dans un vieil atelier, derrière le mur


des douches, où les nouvelles étaient tondues. Trois
détenues y travaillaient toute la journée. Il y avait beaucoup
à faire, car la plupart des gardiennes prenaient rendez-vous
au moins tous les quinze jours. « Elles aimaient venir au
salon du camp, raconte Edith, car c’était moins cher qu’en
ville et tout aussi bien. La mode de l’époque était la coiffure
rouleau Olympia, dit-elle en portant la main à son front. Un
seul rouleau ramené en arrière. »
Edith finit par bien connaître les gardiennes, qui venaient
souvent. Elle se souvenait de Dorothea Binz, même si ce
n’était pas une habituée, et de Maria Mandl :
Tout le monde savait qui étaient Binz et Mandl. Quand elles dirigeaient
le bunker, elles préféraient battre elles-mêmes les détenues plutôt qu’en
charger quelqu’un d’autre.
Binz passait son temps à hurler, mais au salon elle ne nous engueulait
pas. Elle était comme une cliente normale dans un salon de coiffure. Elle
ne parlait pas vraiment aux détenues, juste pour nous dire ce qu’elle
voulait : un rouleau Olympia, mais plus long que les autres. Jusqu’aux
épaules. Elle était naturellement blonde. Beaucoup se teignaient les
cheveux, mais Binz n’en avait pas besoin.
Et elle bavardait avec les autres clientes. Elle demandait de quelles
équipes elles étaient et ce qu’elles faisaient le soir. Pour nous, c’était aussi
des clientes normales.

Je demandai à Edith la coiffure préférée de Johanna


Langefeld, mais elle répondit que ni Langefeld ni son
acolyte Edith Zimmer ne sont jamais venues au salon. Elle
ne se faisait pas coiffer et nouait simplement ses cheveux en
chignon.

Le 3 mars 1942, Heinrich Himmler se rendit de nouveau


à Ravensbrück. Son agenda de bureau indique qu’il y arriva
à 11 heures et qu’il y resta trois heures3. Son objectif
principal était de s’entretenir avec Koegel d’un problème
qui avait surgi à Auschwitz.
Après la réunion de Wannsee, six semaines plus tôt, les
projets d’extermination des Juifs avaient rapidement
progressé. Des camps de la mort ouvraient à Belzec,
Treblinka et Sobibor, tous au centre de la Pologne. Un
nouveau département (IVB4 : Affaires juives – Évacuation)
de l’Office central de la Sécurité du Reich (RSHA), sous la
direction d’Adolf Eichmann, organisait les exterminations et
était sur le point d’envoyer à Auschwitz son premier
transport « officiel ». 20 000 Juifs de Slovaquie devaient y
arriver d’ici trois semaines seulement.
En apparence, Ravensbrück n’était pas concerné par ces
dispositions. Le camp n’était pas conçu comme un centre
d’extermination des Juifs ou un camp de la mort, et dans le
cadre des nouveaux projets, en tout état de cause, les Juives
passant par Ravensbrück seraient désormais transférées à
Auschwitz.
Cependant, dernièrement, deux faits avaient été portés à
l’attention de Himmler. Premièrement, le transport slovaque
à destination d’Auschwitz comptait 7 000 femmes.
Deuxièmement, Auschwitz n’était pas équipé pour recevoir
des femmes. Jusque-là, le camp n’avait interné que des
hommes, pour l’essentiel des résistants polonais ou des
prisonniers de guerre soviétiques. Manifestement, il n’y
avait pas de place pour les 7 000 Juives slovaques à
Ravensbrück, et, de toute façon, la présence de Juifs n’était
plus autorisée sur le sol allemand.
À la dernière minute, Himmler ordonna donc à Rudolf
Höss, le commandant d’Auschwitz, d’évacuer un secteur du
camp utilisé pour les prisonniers de guerre soviétiques, peu
nombreux après les exécutions massives, et de le réserver
pour les Juives qui arriveraient. La zone fut séparée de la
section des hommes par un mur et une clôture électrifiée.
On peut s’étonner que Himmler se soit donné la peine de
séparer hommes et femmes à Auschwitz, puisque les
nouveaux projets de Wannsee prévoyaient le gazage de tous
les Juifs. Or, tous les arrivants ne devaient pas être gazés
sur-le-champ. Auschwitz avait un double rôle à jouer dans
la « Solution finale » : travail servile forcé et extermination.
Les Juifs échapperaient à la chambre à gaz aussi longtemps
qu’on les jugerait aptes au travail.
Au camp, il était d’une importance capitale que les sexes
ne se mélangent pas et ne produisent pas de nouvelles vies
indésirables. Cette séparation participait par ailleurs d’un
camouflage destiné à ce que les Juifs ne se doutent de rien.
Dans l’idée de Himmler, placer hommes et femmes dans des
sections différentes leur paraîtrait plus normal, plus
conforme au fonctionnement d’un camp de travail régulier –
puisque c’est ainsi qu’on leur avait présenté Auschwitz.

À Auschwitz, les femmes ne seraient pas seulement


séparées, mais aussi gardées par des femmes. Cela
semblerait également plus normal aux détenues comme aux
gardiennes. Himmler se rendit donc à Ravensbrück le
3 mars 1942 afin de recruter des gardiennes pour Auschwitz
avant l’arrivée des premières Juives. Il chargea Koegel de
lui fournir le contingent nécessaire4. Il lui fallait encore un
millier de détenues qui feraient office de Kapos. Elles
devaient être prêtes le 26 mars, dans trois semaines
exactement, quand arriverait le transport slovaque5.
Himmler dit encore à Koegel que personne, à Auschwitz,
n’ayant la moindre expérience de la surveillance des
femmes, la responsabilité administrative de cette nouvelle
section relèverait entièrement de Ravensbrück qui
dorénavant, formerait toutes les gardiennes d’Auschwitz.
Himmler voulait que Johanna Langefeld prenne en charge la
nouvelle section des femmes d’Auschwitz : c’était sa
gardienne la plus expérimentée.
Ces changements signifiaient un grand bouleversement à
Ravensbrück, mais naturellement Koegel exécuta les ordres
de Himmler. Langefeld fut envoyée en reconnaissance à
Auschwitz et revint quelques jours plus tard. Le 26 mars, à
l’aube, elle reprit le train, cette fois avec ses mille détenues
appelées à travailler comme Kapos et une petite troupe de
gardiennes.
Nous sommes mal renseignés sur les gardiennes parties
pour Auschwitz ce jour-là6, mais sur les quatorze citées plus
tard par Langefeld, plusieurs étaient des brutes notoires.
Margot Drechsel joua un rôle de premier plan dans les rafles
pour les chambres à gaz de Bernburg ; et Elfriede Vollrath,
de Fürstenberg, avait une réputation de cogneuse, tout
comme Elisabeth Volkenrath, vingt-trois ans.
Le nombre de futures Kapos était largement supérieur à
celui des gardiennes parties pour Auschwitz. Il y avait
parmi elles une cinquantaine de Témoins de Jéhovah et une
vingtaine de politiques, pour la plupart des communistes
allemandes, dont les favorites de Langefeld, Bertha Teege et
Luise Mauer. Il y avait aussi bon nombre de droits
communs et d’asociales. On peut s’étonner qu’un pareil
nombre de Kapos ait été jugé nécessaire. Toutefois, compte
tenu du manque de gardiennes formées, la décision avait été
prise, probablement par Himmler lui-même, de laisser ces
détenues de Ravensbrück, déjà brutalisées et désespérées,
maintenir l’ordre à leur manière.
Là encore, on sait assez peu de choses de ces femmes. On
retrouve certainement plusieurs noms connus sur cette liste,
dont celui de Philomena Müssgueller7, la tenancière de
bordel de Munich reconvertie en Kapo au Strafblock, et une
autre prostituée détestée, Elfriede Schmidt. Toutefois, vu
l’importance des effectifs, la plupart durent être choisies au
hasard : par exemple, Agnes Petry, la prostituée sans le sou
de Düsseldorf, prise avec Else Krug dans la première rafle
d’Asoziale en 1938.
Else était morte, transportée quelques semaines
auparavant à la chambre à gaz de Bernburg pour avoir
refusé de battre des codétenues. Agnes était donc en route
pour Auschwitz, chargée de garder d’autres détenues
confrontées à la mort, même si ni Agnes ni aucune des
autres du train de mars 1942 n’aurait pu savoir ce que leur
réserverait le nouveau camp.
Hormis les Polonaises, qui connaissaient les lieux parce
que des parents y avaient été envoyés comme résistants, à
cette date peu de détenues de Ravensbrück en avaient
entendu parler. Apparemment, même Langefeld ne savait
pas grand-chose. À son retour, elle avait dit à Teege et
Mauer avoir vu des détenus « dans un état effroyable »,
mais c’était tout. En mars, selon Grete Buber-Neumann,
Auschwitz était si mal connu que plusieurs femmes de
Ravensbrück se portèrent volontaires pour y devenir Kapos,
croyant que les conditions y seraient meilleures. Comme le
train roulait vers l’est, traversant des villes polonaises en
ruine, une femme au moins se ravisa et parvint à s’échapper.

Si nous ne savons pas grand-chose de la manière dont ces


femmes furent choisies, nous sommes bien mieux
renseignés sur ce qui se produisit à leur arrivée, grâce aux
récits saisissants de Bertha Teege et Luise Mauer8.
Leur train parvint le 26 mars à Auschwitz en milieu de
matinée, quelques heures à peine avant le premier transport
des Juives. Au début, les femmes de Ravensbrück ne virent
rien de très frappant. Le paysage autour du camp était plus
désolé que celui auquel elles étaient habituées : au lieu des
bois et du lac de Ravensbrück, elles aperçurent une plaine
grise et déserte parsemée de villages bombardés. Le camp
lui-même était d’une tout autre taille, et ses blocks de brique
plus austères que les baraquements de bois peints qui leur
étaient familiers. Lorsqu’elles franchirent les portes, la
section des femmes était déserte.
Le premier ordre reçu – se mettre au garde-à-vous sur la
Lagerstrasse – n’était guère surprenant. Elles devaient y
rester quatre heures, le temps de traquer la fugitive et de la
ramener pour la fouetter devant elles.
C’est en milieu d’après-midi que les Juives finirent par
arriver de Poprad en Slovaquie9. Elles étaient 999, comme
celles de Ravensbrück.
« Les Slovaques étaient bien nourries, éduquées et
soignées avec énormément de bagages », rapporte Bertha
Teege, tellement habituée aux épaves de Ravensbrück
qu’elle n’en croyait pas ses yeux. Les Slovaques avaient
apporté tous ces bagages, lui dit-on, pour avoir lu des avis
leur indiquant qu’elles partaient pour trois mois au Service
du Travail et qu’elles devaient emporter vêtements, linge et
nourriture dans la limite de cinquante kilos. « En fait, écrira-
t-elle plus tard, chacune apporta ce qu’elle avait de mieux,
et toutes étaient convaincues qu’on allait les faire
travailler. »
Une Juive laissa tomber un sac, et des oranges se
répandirent sur la Lagerstrasse. « Mes yeux me sont sorties
de la tête », dit Teege, qui n’avait pas vu d’orange depuis
des années. Elle rapporta l’incident à un supérieur SS, Hans
Aumeier, qui lui répondit : « Tu peux te les foutre quelque
part, connasse. »
Les Slovaques durent se déshabiller suivant la procédure
bien connue des gardiennes de Ravensbrück, à ceci près
qu’aucune de leurs affaires ne fut enregistrée : « Notre
premier réflexe a été de nous demander pourquoi ils
mélangeaient les affaires de toutes les détenues. Plus tard,
les femmes vont certainement récupérer leur barda. » Les
vêtements furent aussi entassés, et les vivres mis de côté.
Les Slovaques nues étaient maintenant prêtes pour le
« bain », que Luise décrit comme une salle de huit mètres de
large où un millier de femmes étaient censées prendre leur
douche en même temps.
Déjà brutal à Ravensbrück, l’examen gynécologique était
ici pratiqué par les prostituées les plus vulgaires de
Ravensbrück chargées de repérer non pas les maladies mais
les bijoux cachés. Certaines Juives avaient quatorze ans à
peine, beaucoup étaient vierges, pour le plus grand régal des
SS qui se rinçaient l’œil en braillant des obscénités. Un
médecin SS arriva sur les lieux et déclara qu’il ne croyait
pas que ces jeunes Juives fussent vierges. Il allait s’en
assurer personnellement.
On leur distribua des habits mais, au lieu des tenues
rayées propres de Ravensbrück, les Slovaques reçurent les
uniformes d’hommes déchirés et pouilleux que portaient les
Russes de leurs blocks avant d’être exécutés. Les femmes
furent entassées dans les blocks évacués en si grand nombre
que beaucoup n’avaient pas de lit, et certainement pas de
literie.
Bertha Teege écrivit plus tard que son amie Luise Mauer
et elle étaient « innocentes » : « Après quelques heures à
Auschwitz, nous n’avions aucune idée de ce que tout cela
signifiait. » Il faudrait des années aux historiens pour
l’établir : l’arrivée des Juives slovaques le 26 mars 1942 fut
le premier transport « officiel » de Juives envoyées à
Auschwitz par Adolf Eichmann, l’homme chargé de mettre
en œuvre la « Solution finale ».
Reste que, même si elles n’en avaient aucune idée, les
détenues communistes allemandes avaient le sentiment
d’être proches de l’épicentre d’une monstruosité encore
inconnue. « Le 26 mars 1942 : je n’oublierai jamais cette
date », écrivit plus tard Bertha Teege. Et bien
qu’« innocentes », ces deux détenues de Ravensbrück
n’étaient peut-être pas aussi innocentes qu’elles voulaient
bien le dire. À Ravensbrück, elles s’étaient faites aux
méthodes nazies. Toutes deux avaient été témoins des
traitements infligés aux Juives, et avaient vu – et aidé
Langefeld à organiser – les sélections pour les transports de
la mort du 14f13.
Les femmes étaient donc plus habituées que la plupart à
certains signes. Elles connaissaient en particulier la
mascarade mise en œuvre par les SS pour dissimuler ce
qu’ils faisaient. Tout juste deux jours après l’arrivée des
Slovaques, Bertha Teege, travaillant dans le bureau de
Langefeld, réceptionna une boîte de 700 lettres qu’elles
avaient écrites à leurs proches. On leur avait donné des
crayons et du papier en leur promettant que ces lettres
seraient envoyées. On dit à Teege de les brûler dans un four,
ce qu’elle fit sous surveillance.
D’autres transports arrivèrent de Slovaquie dans les huit
jours qui suivirent. Les semaines d’après, se succédèrent
encore d’immenses transports, toujours de Slovaquie mais
aussi de différentes régions de la Pologne. Fin avril, la
nouvelle section des femmes d’Auschwitz comptait 6 700
détenues. C’était plus qu’à Ravensbrück, qui en comptait
5 800 en avril 1942. Le nombre augmentant, Teege et
Mauer virent d’autres signes de leur sort probable. Les
conditions étaient si épouvantables que les femmes bien
soignées d’avant étaient maintenant couvertes de poux et
dévorées par la gale.
Les descriptions de Teege et Mauer font écho à celles du
commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss. Dans ses
Mémoires qu’il écrivit en attendant d’être exécuté, il
consacre plusieurs pages à la section des femmes qui semble
l’avoir fasciné, presque plus que toute autre partie du camp.
Les conditions y étaient atroces, dit-il, et bien pires que dans
le camp des hommes, sans doute en raison de l’extrême
surpeuplement des blocks. Depuis le début, les détenues y
avaient été « empilées jusqu’au toit10 ». Les installations
sanitaires réduites débordèrent bientôt et les femmes se
soulageaient partout où elles pouvaient. Un détenu, envoyé
du camp des hommes pour une course, rapporta que les
conditions de vie dans les blocks de femmes « passaient
l’imagination et que tout était noir de poux ». Des femmes
mouraient du typhus ou se suicidaient.
Selon Teege et Mauer, les conditions des femmes dans les
équipes de travail étaient également pires que tout ce
qu’elles avaient vu à Ravensbrück. Des maîtres-chiens
encadraient les travailleuses, et des SS patrouillaient à
cheval avec des mitraillettes. Les fugitives étaient abattues
et les officiers le notaient dans leurs rapports « pour
impressionner le commandant et obtenir un jour de congé à
Katowice ». Bertha Teege le savait puisque son travail
consistait à classer les rapports. Les travailleuses n’avaient
souvent rien à manger, car le pain était moisi. C’était le
« butin de la France », prétextaient ces « bandits de gardes
SS », et c’était tout ce qu’ils avaient.
Les Slovaques du premier transport furent employées à
démolir les maisons bombardées dans la région. « Elles
étaient supposées les raser jusqu’au sol, rappela Bertha, en
attaquant les murs à coups de longues et de très lourdes
barres de fer. » Il y eut beaucoup de violences et de morts ;
le retour de ces équipes était terrible à voir, les femmes
revenant mordues, battues et portant souvent les corps de
leurs mortes.
Teege et Mauer découvrirent « petit à petit » les
installations et les méthodes en usage. Elles comprirent que
les SS avaient délibérément créé ces conditions pour être
sûrs que les femmes logées au camp mourraient. « Vous ne
vous débarrassiez jamais de l’horreur, avec en plus la
perspective constante de devenir vous-même une de ces
victimes un jour », écrivit Bertha.
Höss, en revanche, rendait responsables les détenues
elles-mêmes de l’horreur qui régnait dans le camp des
femmes : « Lorsque les femmes étaient arrivée[s] à un
certain niveau de déchéance, elles se laissaient aller
complètement. Semblables à des fantômes, dénuées de toute
volonté, elles erraient entre les baraques, se faisant traîner
par les autres : un beau jour, elles mouraient11. »
Höss veut nous faire croire que pour lui « ces cadavres
ambulants présentaient un aspect terrifiant12 ». Il ne pouvait
rien y faire, dit-il, et en rejetait la faute sur la pénurie de
personnel et sur Langefeld elle-même : « Pour maintenir un
semblant d’ordre dans cette fourmilière, il m’aurait fallu
disposer de forces autrement plus importantes que ce petit
groupe de surveillantes mises à ma disposition par le camp
de Ravensbrück. […] La surveillante-chef, Frau Langefeld,
n’était nullement à la hauteur de sa tâche13. »
Comme Teege et Mauer allaient le voir rapidement,
cependant, les femmes qui ne mouraient pas suivant les
attentes des SS étaient carrément assassinées. Il y avait bien
des exécutions à Ravensbrück, mais elles se faisaient à
l’écart et, en général, individuellement. Aucun rapport avec
les assassinats de masse tels qu’on les pratiquait ici. Luise le
découvrit quand une amie l’invita à regarder par un œilleton
percé dans le mur d’une baraque. Quinze à dix-huit femmes
y étaient étendues, mortes, certaines tenant leur enfant dans
les bras. Les SS tiraient sur les mortes et les vivantes, sans
distinction.
D’après Bertha Teege, les détenues d’Auschwitz
ignoraient le gazage. C’est plausible car, lors de la première
phase du massacre, il n’y avait qu’une chambre à gaz, à
peine utilisée et à moitié enfouie sous terre et couverte
d’herbe. Lors des mises à mort, personne ne devait se
trouver dans les parages. Mais Bertha Teege alla un jour
explorer les lieux et entendit des hurlements.
Après environ deux semaines au camp, Luise Mauer fut
appelée au bureau de Langefeld et reçut l’ordre de faire
« disparaître » toutes les détenues de la Lagerstrasse. Elle
obtempéra et, de retour au bureau, n’y trouva que son amie
Bertha. Tous les autres, SS compris, étaient partis. Une
demi-heure plus tard, près de 300 femmes, enfants et
hommes, jeunes ou vieux, bien portants ou malades, certains
marchant avec des béquilles, approchaient au bout de la
Lagerstrasse, flanqués de SS avec des chiens. Ils
conduisirent les détenus dans un tunnel, une sorte de
passage souterrain menant à ce qui paraissait être un silo
géant avec des conduits de ventilation. Deux SS portant des
masques à gaz vidèrent des bidons dans les conduits. L’air
se remplit de cris et de hurlements affreux, ceux des enfants
durant davantage pour finir en pleurs. Au bout de quinze
minutes, tout était silencieux. « Nous savions que ces
300 personnes avaient bel et bien été tuées », dit Luise
Mauer. Elle avait sans doute été témoin du premier gazage
de masse à Auschwitz.
Une heure plus tard, Johanna Langefeld reparut au
bureau, pâle et désemparée. Elle fut encore plus bouleversée
d’y trouver Teege et Mauer et leur demanda si elles avaient
vu ce qui s’était passé. Quand elles lui répondirent par
l’affirmative, Langefeld leur dit n’avoir pas su que des gens
allaient être tués ici : « Pour l’amour de Dieu, ne dites à
personne ce que vous avez vu ou vous serez vous-mêmes
gazées. »
Presque aussitôt, elle adressa une protestation à
l’Obergruppenführer Oswald Pohl, chef de l’Office central
de l’administration économique SS, qui arriva pour
inspecter le camp peu après l’événement. Plus tard, aux
Américains qui l’interrogeaient, elle déclara : « J’ai saisi la
première occasion pour aborder la question avec le général
de division Pohl14. » Mais Langefeld reste vague sur la
nature de la question qu’elle aborda. D’après ses propos
ultérieurs, il est fort peu probable qu’elle ait parlé
spécifiquement du gazage ; plus vraisemblablement, elle
critiqua l’organisation administrative et déplora de n’avoir
pas été consultée sur les décisions relatives au camp des
femmes.
En tant que gardienne-chef des femmes, Langefeld
croyait fermement qu’elle seule devait avoir autorité sur le
camp des femmes, et que les officiers SS devaient se tenir à
l’écart. Si seulement ce principe avait été respecté, elle
aurait pu infléchir le cours des événements, comme elle
avait le sentiment de l’avoir fait à Ravensbrück. Mais Pohl,
dit-elle par la suite, « accueillit mal » ses doléances.
Convaincue d’être dans son droit, Langefeld éleva une
nouvelle protestation, s’adressant cette fois au QG
d’Oranienburg. Aux enquêteurs américains, elle dit avoir
demandé confirmation que, « dans le règlement SS, pour les
affaires concernant les femmes, c’est la gardienne-chef qui
décide ». Le QG lui donna raison, toujours suivant ses dires,
mais Rudolf Höss passa outre, minant encore un peu plus
son autorité à Auschwitz. De ce fait, elle demanda à être
renvoyée à Ravensbrück, mais elle essuya un refus. Dès
lors, elle engagea un véritable rapport de force avec Höss.
Langefeld refusait d’exécuter les ordres du SS Hans
Aumeier, que Höss avait placé au-dessus d’elle, et Höss lui-
même interdit à tout SS de lui obéir. Pendant ce temps,
raconte Höss, les conditions empiraient, d’autant que les
gardiennes étaient de plus en plus dépravées.
Le problème, dit Höss, est qu’à Ravensbrück ces
surveillantes avaient été « très gâtées » : « On faisait
l’impossible [à Ravensbrück] pour les conserver au service
des camps et pour attirer de nouvelles candidates en leur
offrant des conditions d’existence très avantageuses. […]
Leur travail n’était pas particulièrement fatigant […], il n’y
était pas question de surpeuplement », alors qu’à Auschwitz
elles devaient travailler « dans les conditions les plus
difficiles ». « Dès le début, la plupart ont manifesté le désir
de s’en aller pour retrouver la vie calme, paisible et
confortable, de Ravensbrück. » Langefeld commença alors à
perdre le contrôle de ses gardiennes, qui « couraient dans
toutes les directions comme des poules affolées15 ».
Au milieu du chaos, les Témoins de Jéhovah, arrivées de
Ravensbrück pour servir de Kapos, firent la grève de la faim
en déclarant : « Hitler et ses vassaux sont les instruments du
diable. » Plusieurs furent pendues, mais Höss en choisit
pour sa villa quelques-unes qui ne s’étaient pas associées au
mouvement. Il écrivit plus tard que ces Allemandes, qu’il
surnommait « abeilles de la Bible », avaient été un
changement salutaire par rapport aux autres : « Ma femme
me disait souvent qu’elle n’aurait pas pu faire mieux que
ces détenues16. »
Très vite, le niveau moral s’effondra un peu plus. Une
gardienne « s’était abaissée à entretenir des rapports avec
des détenus masculins, généralement des Kapos “verts” qui
devaient rémunérer ses faveurs par des pièces d’or et des
objets précieux » volés dans les effets pris aux Juives qui
arrivaient17.
Ce que Höss ne nous dit pas, c’est que lui-même, comme
ses officiers SS, tira profit de ce même trafic. Il eut aussi
une liaison avec une détenue autrichienne, Nora Hodys,
venue de Ravensbrück et travaillant au dépôt de bijoux18.
Elle l’aida à en sortir du camp. Une enquête interne fut
diligentée par la SS puis rapidement abandonnée, non sans
avoir établi que Höss s’était fait aménager une chambre
pour lui et sa maîtresse dans un des blocks de femmes. C’est
Johanna Langefeld qui s’était chargée de l’enquête, mais le
dossier ne rapporte pas son témoignage à ce propos.
Langefeld n’en confirma pas moins que son influence
dans la section des femmes fut sapée par le comportement
de plus en plus dépravé de ses gardiennes. Il existe de
nombreuses preuves des beuveries et de la débauche des
gardiennes de Ravensbrück, notamment à la cantine du
personnel d’Auschwitz. « Bon nombre de gardiennes,
expliqua plus tard Langefeld, tombèrent sous la coupe de SS
avec qui elles entretenaient des relations intimes. »
Teege et Mauer admirent que les « affaires domestiques »
de la section des femmes « échappaient à tout contrôle ».
Au magasin de vêtements, où travaillait Philomena
Müssgueller, gardiennes et Kapos « se remplissaient les
poches ». Dans leur manière de vivre, le relâchement était
complet ; dans leur block de privilégiées, il y avait même
une « porte vitrée permettant aux hommes de les regarder ».
Dans le même temps, ces deux politiques furent de plus
en plus souvent appelées à faire office de gardiennes parce
que, dit Teege, les vraies gardiennes étaient « trop
paresseuses », refusant de rester jusqu’au dernier appel,
dont elle devait s’occuper.
Bientôt, ce sont ces deux communistes qui furent
chargées des présélections pour les chambres à gaz, comme
elles l’avaient fait dès décembre à Ravensbrück en listant
les détenues pour le sanatorium, feignant de croire à leur
mensonge. À Auschwitz, ce fut le même mensonge : on leur
dit que les médecins prendraient les décisions finales, mais
« nous savions alors que le sanatorium était la chambre à
gaz ». Les deux femmes refusèrent de faire les sélections.
« Nous avions été tout à fait claires sur ce point avec
Langefeld », dit Teege, ajoutant que cette dernière comprit
leurs raisons et ne fit pas de rapport sur leur
insubordination. Elle s’assura que les vraies gardiennes le
feraient à leur place.
Teege et Mauer essayèrent d’alerter les chefs de block sur
le gazage, les pressant de convaincre les malades de se
déclarer aptes au travail, mais leur démarche fut rarement
couronnée de succès. « Nous parcourions les blocks avant
les médecins et disions aux plus âgées de faire au moins
semblant de travailler, mais elles se contentèrent de dire
qu’elles avaient mal partout. » Leur dilemme était de ne
pouvoir dire aux détenues que les sélectionnées partiraient
pour la chambre à gaz : « On risquait notre peau. » Un jour,
malade du typhus, Mauer fut à deux doigts d’être gazée
parce que les sélectionneurs ne faisaient aucune exception
pour les malades non juives.
Les deux femmes durent aussi s’occuper du camp des
enfants. On leur remit un jour un petit de quatre ans en leur
demandant de retrouver sa mère. « Les retrouvailles furent
touchantes. » Le lendemain, la mère et l’enfant étaient
gazés.
À cette époque, Langefeld, Teege et Mauer conçurent une
haine toujours plus vive des SS, notamment de Hans
Aumeier, l’homme de Höss, qui venait au camp des
femmes. Ivre, il ne cessait de les invectiver et de les
harceler, sapant toujours plus l’autorité de Langefeld.
Le 17 juillet 1942 fut très chaud. Quatre mois après
l’arrivée des femmes de Ravensbrück, Auschwitz
s’apprêtait à recevoir Heinrich Himmler. Il vint avec un fort
contingent et exigea de faire le tour du camp. Il commença
par exposer à Höss sa décision d’accélérer le gazage des
Juifs d’Europe : le programme de transport et
d’extermination des Juifs devait s’intensifier de mois en
mois sous l’autorité d’Eichmann. Les camps de la mort de
Belzec, Treblinka et Sobibor étaient déjà opérationnels et
d’autres centres de gazage étaient prévus19.
La construction d’un vaste complexe à Birkenau, à deux
kilomètres du camp principal d’Auschwitz, était prévue et
de nouvelles chambres à gaz y étaient déjà en activité. Ce
jour-là, inspectant le camp de Birkenau, Himmler avoua
avoir « flageolé ». En même temps, il lui demanda
d’accélérer le gazage sans délai – démonstration de la
manière dont un « homme doit surmonter sa faiblesse et
rester dur20 ».
Himmler inspecta non seulement les installations de
tuerie mais aussi les usines de main-d’œuvre servile, et
convint avec Höss d’un nouveau système pour séparer les
travailleurs utiles des autres : à l’avenir, les prisonniers
arrivant en train seraient sélectionnés sur la rampe dès leur
descente des wagons et envoyés à la chambre à gaz ou aux
usines.
La visite de juillet fut encore l’occasion pour Himmler de
s’adonner à sa passion de l’agriculture ; il demanda à voir
les étables d’Auschwitz, où il goûta un verre de lait. Puis il
voulut voir la section des femmes, sur le point d’être
transférée à Birkenau. Langefeld comptait en profiter pour
se plaindre personnellement au Reichsführer de la situation
des femmes dans le camp. Elle avait prévu de présenter cinq
détenues « méritantes », venues de Ravensbrück avec elle,
dans l’espoir qu’il leur accorderait une libération anticipée.
Elle dut cependant attendre tandis que Himmler regardait
fouetter des femmes. Une table à tréteaux avait été dressée à
cette fin.
Selon Bertha Teege, qui aida à préparer les victimes, dix
femmes devaient être battues ce jour-là, dont cinq Témoins
de Jéhovah, à bout de forces après leur grève de la faim, et
cinq Juives de différentes nationalités, « toutes bien bâties,
notez-le bien ». Finalement, sept d’entre elles reçurent
effectivement le fouet, mais les dix durent attendre nues
toute la journée.
« Dans la soirée, ces messieurs arrivèrent en voitures,
suivis d’une cohorte de curieux, continue Bertha Teege.
Himmler jeta un coup d’œil rapide aux détenues, puis se fit
présenter les femmes nues, avant de passer l’essentiel de
son temps à regarder la flagellation. » Pour finir il ordonna
qu’à l’avenir ce châtiment ne soit plus administré par une
gardienne, mais par une détenue, comme cela se faisait à
Ravensbrück. « C’est triste à dire, conclut Teege, mais
quelques putes abruties – il n’y a pas d’autres mots – se
portèrent volontaires avec enthousiasme. »
Himmler et sa suite approchèrent alors des rangs de
prisonnières. Langefeld s’avança pour proposer la libération
de ses femmes. Selon Teege et Mauer, Himmler s’adressa
personnellement aux candidates à la libération, leur
demandant les raisons de leur détention. Mauer expliqua
qu’elle était communiste et que son mari avait été député.
Himmler demanda :
« Êtes-vous encore communiste ?
— Oui.
— Que pensez-vous du national-socialisme ? »
Elle répondit qu’elle était en prison depuis si longtemps
qu’elle n’avait guère d’opinions positives. Himmler lui dit
qu’elle devait se familiariser avec le régime et qu’elle serait
libérée après un an de mise à l’épreuve comme cuisinière au
service de SS. D’autres furent libérées dans les mêmes
conditions, même si Bertha Teege le fut plus rapidement.
Questionnée par Himmler, elle promit de « se conduire en
bonne citoyenne » et fut autorisée à retourner tout de suite à
Berlin chez les siens en liberté surveillée. « Il nous serra la
main et partit. » À quelques jours de là, une gardienne
l’accompagna aux portes du camp. Elle courut à la gare sans
s’arrêter.
Dans son récit de la journée, Johanna Langefeld fait état
d’un autre échange avec Himmler : un échange doublement
révélateur par ce qu’il nous apprend d’elle et de ses priorités
mais aussi du fonctionnement de l’esprit du Reichsführer.
L’échange portait sur la question de son autorité dans le
camp. Visiblement, elle s’inquiétait de voir les SS
manipuler les Kapos qu’elle avait emmenées de
Ravensbrück et les monter contre elle. Pour illustrer son
propos, Langefeld expliqua avoir dernièrement eu à trancher
une affaire de discipline impliquant une Juive, une certaine
Gorlitz accusée d’avoir volé des pommes. Il apparut alors
que c’était l’une des Kapos, une asociale, qui lui avait
demandé de voler le fruit au travail. Langefeld disculpa la
Juive et sanctionna la Kapo, laquelle alla se plaindre à Hans
Aumeier, qui à son tour accusa Langefeld de protéger une
Judenweib, une Juive. Une ingérence inacceptable, protesta
Langefeld.
Himmler promit d’étudier le dossier, puis il se retira en
passant devant la rangée des détenues et s’arrêta devant une
grande blonde, une asociale allemande, pour lui demander :
« Comment une belle femme comme vous peut-elle être
asociale ? Pourquoi n’êtes-vous pas mariée, et n’avez-vous
ni famille ni enfants ? » Aumeier intervint, expliquant que
c’était la « putain » impliquée dans l’incident dont
Langefeld venait de l’entretenir. Himmler reprit sèchement
Aumeier : « Comment osez-vous appeler une femme d’un
mot aussi ordurier ? »
D’après Höss, toutefois, Himmler n’avait pas dit son
dernier mot. Avant de partir, il ordonna de donner plus de
pouvoir aux Kapos, et non moins, minant ainsi un peu plus
l’autorité de Langefeld dans la section des femmes. De
l’avis de Höss, « ces femmes surpassaient de loin leurs
homologues masculins en vulgarité, en bassesse et en
avilissement ». Himmler paraît avoir acquiescé et dit à Höss
d’en faire un meilleur usage. Ayant observé les triangles
« verts » et « noirs », sans doute au cours de la punition, il
avait perçu leur désir d’« assouvir leurs mauvais penchants
sur les détenues » et décida qu’elles étaient
« particulièrement désignées pour l’emploi de Kapos auprès
des femmes juives21 ».
Ayant achevé sa tournée du camp, Himmler fila, pour ne
plus jamais revenir à Auschwitz.
12
Couture1
Alors que les nouvelles chambres à gaz, plus grandes,
commençaient à fonctionner à Auschwitz-Birkenau, Helmut
Kuhn, menuisier de Fürstenberg, faisait encore des cercueils
pour les mortes de Ravensbrück. Un corbillard tiré par des
chevaux, conduit par Herr Wendland, de la société de
transports Wendland, transportait les cercueils à travers la
ville jusqu’au crématorium de Fürstenberg. Chaque cercueil
enfermait une plaque métallique, où figuraient le nom et le
matricule de la morte.
Dans son atelier de menuisier, Herr Kuhn fabriquait
toutes sortes d’objets pour le camp. Aujourd’hui, son fils
habite encore au-dessus du vieil atelier de l’autre côté du
lac. « Pas uniquement des cercueils. Nous faisions des
portes, des étagères et des châlits. J’accompagnais mon père
pour prendre les mesures et installer. » Erich Kuhn assure
n’avoir pas vu grand-chose. « Chacun s’occupait de ses
oignons en ce temps-là. On faisait le boulot et on repartait. »
Mais il se souvient d’avoir vu des détenues traverser la ville.
« Un jour, j’ai entendu dire que des gens de la ville
crachaient sur elles, mais je n’y ai pas cru. La plupart
s’empressaient de regarder ailleurs. »
Un vieux livre de commandes est posé sur la table. Il le
feuillette et lit : « SS… Commande de portes… 301
Reichsmarks. On faisait du bon travail. Certaines portes
sont encore debout aujourd’hui. » Mais la fabrique de
cercueils s’est tarie au milieu de la guerre parce que le camp
a construit son propre crématoire. Seuls les Prominente, les
détenues importantes, avaient des cercueils désormais,
explique-t-il. « Ils se fichaient des autres. »
Dès le début, Ravensbrück avait suivi une évolution
propre. Unique camp de femmes, il était moins tenu par les
directives centrales que les camps pour hommes. Peut-être
parce qu’il était plus petit, et plus périphérique – au moins
pour commencer –, Ravensbrück noua des liens plus forts
avec la population.
En 1942, les liens du camp avec la communauté locale
étaient évidents à plus d’un titre. Des détenues travaillaient
dans les fermes, ramassant des betteraves ou des pommes de
terre ; d’autres étaient louées en petits effectifs à des ateliers
de la ville, en vertu de contrats négociés localement. Depuis
sa salle de classe de Fürstenberg, Wolfgang Stegemann
voyait les femmes marcher dans leurs tenues grises rayées.
Dans sa classe, il y avait aussi des enfants de gardiennes ou
d’officiers SS. « Tous arrivaient à pied du camp en groupes.
On ne leur parlait pas beaucoup. Nous étions jaloux, car ils
mangeaient mieux. »
Le père de Wolfgang avait une laverie en ville, où
travaillaient vingt détenues, lavant les habits : tenues
militaires ou vêtements de prisonnières. « Mon père y
glissait parfois un bout de pain. Je ne comprenais pas
comment c’était possible, mais je ne posais pas de
questions. Personne n’en posait. »
Les chaussures de paille fabriquées par les détenues
étaient vendues dans le pays. Et pendant un temps le
Kunstgewerbe, l’atelier d’art du camp, a vendu des jouets
aux écoles locales2. Himmler lui-même s’y intéressa. Lors
d’une visite, il prit le temps de regarder les femmes au
travail, admirant vivement un chariot décoratif taillé dans le
bois. Des gardiennes passèrent plus tard le chercher et
l’expédier : tout le monde savait que c’était pour le
Reichsführer SS.
C’est par les gardes et leurs familles que le camp noua les
liens locaux les plus forts3. Dans l’été 1942, la demande de
nouvelles gardiennes allait croissant : non que Ravensbrück
lui-même fût en expansion, mais parce que le camp formait
des gardiennes appelées à travailler à la section des femmes
d’Auschwitz.
Si le recrutement était très large, des gens du pays
postulèrent : ainsi d’Irma Grese, fille du laitier d’un village
voisin. Âgée de dix-neuf ans, perturbée, elle avait douze ans
quand sa mère s’était suicidée. Elle aurait voulu travailler
comme infirmière, mais se rabattit finalement sur le camp.
L’attrait était évident : uniforme, logement gratuit, sans
compter les nouveaux à-côtés offerts – salon de coiffure sur
place et billets gratuits pour le cinéma de Fürstenberg.
Les gardiennes elles-mêmes étaient la meilleure réclame
pour le travail. Avec leurs vestes gris souris, leurs jupes-
culottes, leurs casquettes et leurs bottes de cuir, elles
déambulaient dans la grand-rue de Fürstenberg et faisaient
envie aux filles du pays. À compter de janvier 1940, elles
portèrent sur leur manche gauche et sur leur casquette des
aigles indiquant qu’elles étaient employées du Reich. Les
maîtres-chiens se déplaçaient aussi avec leurs gros bergers
allemands.
« Je crois que c’est surtout l’uniforme qui les attirait », dit
Ilse Wiernick, fille d’un instituteur de Fürstenberg. Sa
famille avait des parents dans un village du coin,
Himmelpfort. « Il y avait une gardienne de Himmelpfort, et
je me souviens qu’un jour elle est revenue en uniforme ;
tous les villageois l’adoraient et lui disaient qu’elle était
belle ! »
Beaucoup s’étaient maintenant liées à des officiers SS et
plusieurs étaient tombées enceintes. Une des gardiennes,
raconte Ilse, accoucha d’un garçon au camp, mais elle ne se
maria pas et ne fut pas autorisée à garder son bébé, alors
confié aux soins de sa sœur.
Le camp était tout près : tout changement survenant de
l’autre côté du lac était immanquablement repéré à
Fürstenberg. Durant l’été 1942, l’usine textile géante de
Dachau, Texled, ouvrit sur place de nouvelles usines
immenses, qui entraînèrent la fermeture des petits ateliers.
Des cadres de la société d’électricité Siemens étaient
descendus à l’hôtel de Fürstenberg, et le bruit courait qu’ils
allaient ouvrir une usine dans le camp, sans que personne ne
sût vraiment ce que cela signifierait pour la ville.
Pendant ce temps, les affaires de Herr Wendland
prenaient de l’ampleur4 ; son corbillard à cheval faisait de
plus en plus de trajets. Au milieu de l’année, il avait acquis
un véhicule à moteur. Et le livre de commande de cercueils
de Herr Kuhn était également plein – la nouvelle demande
n’était pas sans lien avec les coups de feu qu’on entendit
dans les bois en début de soirée. Environ une heure plus
tard, un SS, un certain Artur Conrad vint boire avec des
amis au bar du centre-ville. Il se vanta d’être un expert en
Genickschuss – une balle de 7,65 mm dans la nuque, suivie
au besoin d’une balle en plein cœur.
Des rumeurs sinistres se propageant, des vieilles tentèrent
de dissuader les jeunes de devenir gardiennes, raconte Ilse
Wiernick. Elles essayèrent de convaincre Margarete Mewes
d’abandonner. Mère de trois enfants, elle travaillait au camp
depuis près de trois ans, mais elle ne voulut rien entendre.
« Quand elle rentrait du travail, elle était incapable de
s’occuper de ses enfants et se mettait au lit. »
La famille d’Ilse avait une bonne, Elli Hartmann, qui
voulait elle aussi devenir gardienne. « Ma mère a essayé de
l’arrêter. Elle lui a demandé si elle croyait vraiment que
c’était un travail pour elle. Elli a répondu qu’elle gagnerait
plus et elle y est allée. Je me souviens qu’elle s’est fiancée
avec un officier SS parti au front. Elli était quelqu’un de
bien. Son mari est revenu et ils sont partis vivre à l’Ouest. »
Les bruits sur ce qu’il se passait à Ravensbrück
atteignirent aussi les villages plus écartés. Dorothea Binz
revenait de temps à autre dans sa famille à Altglobsow. Sa
mère était souvent ivre et n’en avait rien à faire, mais son
amie Ilse Halter se souvient qu’un jour sa maman voulut la
persuader de regarder en face sa situation. Dorothea avait un
jour de congé. Respectée dans le village, la mère d’Ilse
l’invita chez elle. « Elle voulait savoir ce qui se passait
réellement au camp. On racontait tant d’histoires, et ma
mère voulait savoir la vérité », rapporte Ilse, présente à ce
moment-là.
Dorothea dit à ma mère que les rumeurs étaient fausses : « Mais, Frau
Schumann, il faut que vous compreniez qu’au camp il y a des criminelles,
des prostituées et des femmes qui abusent de la religion. Elles n’ont pas
d’éducation. » Ma mère a fait croire qu’elle était convaincue par ce que
disait Dorothea, mais je crois tout simplement qu’elle a eu peur. Mon père
n’était pas au parti, mais ma mère était plus neutre.
C’est alors que j’ai compris que Dorothea était une menteuse. La
regardant, j’ai été stupéfaite de voir combien son visage avait changé
depuis qu’elle travaillait là. Il était plus dur. Desséché, d’une certaine
manière. J’y pense souvent.
Pour les détenues, le départ de Johanna Langefeld de
Ravensbrück en mars 1942 fut le premier grand changement
de l’année : un changement en pire, surtout pour les
Polonaises. C’est grâce à elle que celles-ci avaient acquis un
statut et leurs positions dans le camp avait « freiné la
tentation des gardiennes de s’immiscer dans leurs affaires »,
dit Maria Moldenhawer5.
Langefeld laissa sa place à une Autrichienne de vingt-
trois ans, Maria Mandl, elle-même remplacée à la tête du
bunker par Dorothea Binz. Mandl aimait « s’immiscer ».
Son grand plaisir, à l’appel, était la chasse aux boucles. Elle
parcourait lentement les rangs, examinant les têtes : à la
moindre mèche bouclée, elle frappait la femme à la tête ou
la bourrait de coups de pied au sol. Ou, suivant son humeur,
elle envoyait la coupable se faire tondre, puis la faisait
défiler devant les autres avec un écriteau accroché à son
cou : « J’ai enfreint la règle en faisant boucler mes
cheveux. »
Un jour à l’appel, Maria Bielicka vit Mandl frapper une
Juive à mort :
Elle avait fait quelque chose de mal. Elle commença par la gifler puis
la roua de coups. Après quoi il s’est produit une chose étrange. J’avais
une amie qui faisait le ménage chez les gardiennes. Une des anciennes
avait un piano dans sa chambre. Un jour mon amie est entrée et a entendu
une superbe musique. La femme qui jouait était perdue dans son monde à
elle – en extase. C’était la même qui avait tué la Juive quelques jours plus
tôt.

La nomination à Ravensbrück d’une nouvelle gardienne


en chef est cependant sans rapport avec les changements
plus fondamentaux qui affectèrent le régime du camp au
printemps 1942 sur ordre du Reichsführer SS lui-même :
dorénavant le camp serait plus étroitement lié à la machine
centrale SS. Une fois de plus, le commentaire de Maria
Moldenhawer est judicieux : « À cette époque, nous avons
eu clairement l’impression que les directives draconiennes
venaient des autorités centrales. Les autorités du camp
exécutèrent ces ordres implacablement, en comparaison des
tourments maison que nous avions connus jusque-là. »
La première de ces nouvelles directives trouva une
application dans le camp peu après la visite de Himmler, en
mars. Bien que la fin immédiate de la visite fût très
certainement de convenir de l’allocation des gardiennes de
Ravensbrück appelées à travailler à Auschwitz, le premier
souci du Reichsführer, à l’époque, était d’accroître par tous
les moyens possibles l’utilisation de la main-d’œuvre servile
des camps de concentration. Après la défaite autour de
Moscou et d’autres revers à l’Est, les espoirs d’une victoire
rapide contre Staline étaient anéantis. La guerre étant
désormais appelée à se poursuivre un certain temps, le
besoin de munitions était pressant, mais les ouvriers
manquaient.
Dès lors, de plus en plus de femmes de Ravensbrück,
comme de détenus de tous les camps de concentration,
allaient être déployées pour produire du matériel militaire,
des vêtements et des armes. Avec cette nouvelle priorité en
tête, Himmler avait accompli la tournée des ateliers en mars
et avait été furieux de découvrir que dans les ateliers de
tissage les femmes ne travaillaient encore que huit heures. Il
imposa donc les onze heures et des équipes de nuit ainsi que
des quotas de production draconiens.
En discutant avec le commandant, Himmler révéla
également des tractations en cours avec le géant allemand
de l’électricité Siemens, et avec des responsables de la
Luftwaffe, pour permettre à l’industriel d’installer une usine
à Ravensbrück afin de fabriquer des pièces électriques
destinées aux avions de chasse. Le projet était lourd
d’implications pour les détenues : les femmes seraient
bientôt déployées comme main-d’œuvre servile dans un des
domaine clés de la production d’armements. L’accord avait
aussi des conséquences pour la société Siemens & Halske –
son nom à l’époque –, renforçant ses liens déjà étroits avec
le régime nazi. Siemens fut ainsi l’une des premières
grandes sociétés allemandes à implanter une usine en camp
de concentration et la première à exploiter le travail servile
des femmes.
Fondée en 1847, Siemens & Halske était à l’origine une
entreprise familiale, mais dans les années 30 elle était
devenue la plus grande compagnie d’électricité du pays.
Pour garder sa position dominante, elle collabora avec le
Troisième Reich, s’assurant ainsi des contrats d’armements
lucratifs. Plusieurs hauts responsables de la société, dont
Friedrich Lüschen, l’inventeur du premier câble
téléphonique, rallia la SS, et un des directeurs, Rudolf
Bingel, devint un proche de Heinrich Himmler, au point de
rejoindre son cercle d’amis : les industriels allemands
préférés du Reichsführer6.
Dans la marche vers la guerre, Siemens, basée à Berlin,
perdit des milliers d’ouvriers appelés au front. Pour
compenser le manque, elle employa plus de 3 600 Juifs
comme main-d’œuvre servile7. Espérant que travailler chez
Siemens pouvait leur éviter la déportation, les Juifs
travaillaient dur. La compagnie y trouva son compte,
particulièrement avec les femmes, dont les doigts agiles
étaient bien adaptés au travail de précision8. Début 1942,
cependant, l’expédition des Juifs allemands vers les
chambres à gaz de Pologne était en cours9, et Siemens avait
besoin d’une nouvelle force de travail ; la perspective d’une
main-d’œuvre féminine bon marché à Ravensbrück ne
pouvait mieux tomber. En outre, le camp était idéalement
situé, hors de portée des bombardiers alliés, facile d’accès et
commode pour le QG berlinois de la compagnie.
Moins d’une semaine après la visite de Himmler, en
mars 1942, son responsable économique Oswald Pohl
promit à Siemens de lui envoyer du camp 6 000
travailleuses. La construction de l’usine devait commencer
au début de l’été.
Dans le même temps, Ravensbrück dut appliquer d’autres
directives de Himmler relatives à la main-d’œuvre servile.
Certaines devaient être exécutées plus tôt. L’une d’elles,
exposée dans une lettre à Pohl, prévoyait la création dans les
camps d’hommes de bordels où des femmes de
Ravensbrück seraient prostituées. Après avoir visité les
carrières du camp de Mauthausen, où les détenus émaciés
tombaient comme des mouches, Himmler avait eu l’idée de
redonner des forces aux travailleurs serviles en leur
promettant un passage au bordel. Dans son esprit, le sexe
« encouragerait les hommes à travailler mieux10 ».
Sitôt l’ordre donné, le médecin de Ravensbrück, Gerhard
Schiedlausky, commença la sélection suivant certains
critères. Les femmes retenues seraient libérées après six
mois de bordel. La plupart étaient des triangles noirs
allemandes, des asociales, incarcérées à Ravensbrück,
précisément parce qu’elles étaient des prostituées.
Désormais, ces mêmes femmes pouvaient espérer une
libération anticipée en se prostituant de nouveau dans des
camps pour hommes.
« Les femmes retenues devaient être jolies, avec de belles
dents, exemptes d’infections vénériennes ou de maladie de
peau », précisa Schiedlausky11. Les premières à partir furent
douze détenues pour les bordels de Mauthausen, quatre pour
Dachau, quatorze pour Buchenwald et douze pour
Flossenbürg. Edith Sparmann se souvient des femmes
venues chercher des habits à l’Effektenkammer. Elles
n’étaient pas obligées de reprendre les leurs, mais pouvaient
choisir ce qu’elles voulaient « pour faire meilleure
impression ». Des gardiennes les accompagnaient.

Parmi toutes les « directives centrales » imposées à


Ravensbrück dans le premier semestre de 1942, les plus
détestées furent celles qui imposaient de nouveaux horaires
et quotas à l’atelier de couture. Situé à l’arrière du camp,
dans la zone industrielle, cet atelier était de longue date l’un
des plus épouvantables. Le bruit des machines était
assourdissant, et l’air toujours saturé de poussière. Des
rangées de femmes étaient assises à leurs machines à coudre
devant un tapis roulant, fabriquant des uniformes pour la
Waffen-SS ou des habits pour les détenus.
À tout moment, le chef d’atelier, Gustav Binder, un
Autrichien surnommé « Schinderhannes », du nom d’un
célèbre bandit rhénan exécuté en 1803, pouvait surgir en
rage de son bureau et balancer à la figure d’une femme un
tabouret ou une chaussure encore hérissée d’aiguilles.
L’épreuve s’intensifia après la visite de Himmler. L’usine
fut agrandie, les détenues y travaillaient onze heures, et pour
la première fois, il y eut deux équipes – de jour et de nuit. Il
y eut aussi de nouveaux quotas que les responsables de
l’usine – le directeur Fritz Opitz, son assistant Josef Graf, et
Binder – étaient tenus d’appliquer. Tous étaient des tailleurs
professionnels formés au QG de Texled à Dachau. Cette
société, une des quatre plus grandes entreprises SS, était
gérée dans les règles de l’art, utilisait le matériel le plus
moderne et employait presque exclusivement une main-
d’œuvre concentrationnaire – ce qui lui assurait une grande
rentabilité12. Oswald Pohl implanta à Ravensbrück le
principal atelier de couture de Texled parce que la
confection était un « travail de femmes13 ».
Fin avril, Fritz Opitz se rendit au QG de Texled à Dachau
pour y recevoir des instructions sur les nouveaux quotas.
Bien que maître tailleur, cependant, Opitz savait à peine lire
et écrire. C’est donc Graf, revenu dernièrement invalide du
front russe, et Binder, qui établirent les rythmes. Binder se
mit à une machine à coudre et cousit lui-même chaque
partie du vêtement, tandis que Graf le chronométrait. Ainsi
calculèrent-ils le temps minimal nécessaire pour coudre une
manchette ou un revers.
Ils fixèrent le quota à deux minutes et demie par chemise,
soit une production minimale de cent quatre-vingts pièces
par équipe, à raison de 57 femmes sur chacun des 10 tapis
roulants, travaillant onze heures, de 7 heures du matin à
18 heures. L’équipe de nuit commençait à 19 heures et
finissait à 6 heures du matin. Toutes les détenues avaient
droit à une demi-heure de pause. Binder « entraîna » ensuite
les femmes à atteindre les quotas et commença par l’équipe
de nuit. Les fenêtres étant obturées en permanence, les
femmes étaient assises à leurs machines, les pieds dans des
pantoufles de coton spéciales, prêtes à appuyer sur les
pédales.

« Cette nuit nous allons produire 480 chemises »,


annonce Binder, posté à côté de la première femme de la
rangée ; il compte les secondes sur son chronomètre pendant
qu’elle coud sa pièce de chemise. Quand elle n’atteint pas
l’objectif, il la frappe au visage et elle tombe de son
tabouret. Les quelque 600 autres frissonnent et regardent
Binder, le visage congestionné, tremblant et ruisselant de
sueur. Il a le teint rougeaud et un cou épais. Il remet la
femme sur son siège et elle recommence en essayant de
suivre son chronomètre. Après deux, trois ou quatre
nouveaux échecs, il l’a tellement battue qu’elle a du mal à
tenir sur son siège, mais au cinquième essai elle réussit.
Binder fait de même avec chaque femme de la rangée.
Pour un temps, le quota est rempli. Binder délègue alors
la surveillance à des adjoints et sort par la porte battante
menant au bureau de Graf, où une détenue note la
production de chemises, de pantalons et de vestes à la fin de
chaque équipe. Si les courbes montent, Binder et Graf
peuvent rapporter fièrement à Opitz que les quotas sont
atteints, et Opitz peut à son tour en informer Dachau. Ces
hommes ne sont pas responsables devant le commandant
SS. S’ils ont des fouets, ils ne portent pas l’uniforme SS,
fiers qu’ils sont d’être tailleurs, et pas de simples gardes SS.
Mais c’est toujours tangent. Les rythmes sont si précis
que les tapis roulants doivent tourner en continu ; il est
essentiel que la responsable de la découpe, l’Allemande
Maria Wiedmaier, détenue communiste internée de longue
date à Ravensbrück, assure l’approvisionnement en tissu. Il
est aussi capital de changer sans délai les aiguilles cassées
ou les fils emmêlés : une autre détenue, la Tchèque Nelly,
fait le tour des machines pour s’en occuper. Elle doit aller
vite pour que la couturière ait terminé avant l’arrivée de la
pièce suivante sur le tapis roulant.
Comme chacune ajoute au travail de la précédente, pas
question de s’arrêter, hormis pendant la demi-heure de
pause. Des arrêts supplémentaires aux toilettes sont
autorisés, mais à tour de rôle : une gardienne munie de la
liste des 600 détenues les appelle une par une sans jamais
parvenir à la fin, si bien que des jours durant certains
matricules ne sont jamais appelés et que des femmes font
sous elle. Leur châtiment consiste souvent à rester quatre
heures dehors au garde-à-vous, souvent de nuit, par un froid
glacial. Après avril, on leur retire leurs chaussures et leurs
vêtements d’hiver (bas et vestes) pour ne leur laisser qu’un
coton léger.
Il arrive souvent que le tapis s’arrête en plein milieu,
quand une femme s’endort à sa machine. Binder a
chronométré les tâches sur ses propres performances, sans
compter qu’une détenue affamée mettra deux fois plus de
temps et s’épuisera plus vite. À peine entend-il le tapis
s’arrêter qu’il sort de son bureau et lance des ciseaux sur la
femme endormie. S’il la rate, il se rapproche d’elle, la tire
par les cheveux et lui écrase la figure sur la machine jusqu’à
la faire saigner du nez.
Binder et Graf débarquent parfois ensemble dans l’atelier,
tous deux ivres. Ils s’en prennent à une femme plus âgée,
l’accusent de n’importe quel crime et se mettent à la frapper
et la jettent en travers de la table pour la faire retomber de
l’autre côté. Une fois, une jeune femme, peut-être sa nièce
ou sa fille, essaie d’aider la malheureuse, mais les tailleurs
ivres l’empoignent, et Binder, chaussé de bottes ferrées de
cavalier, lui flanque des coups de pied dans le ventre. Elle
s’affale à son tour, se tenant le ventre et hurlant. Le travail
reprend, mais la fille reste à terre. On finit par la conduire
au Revier, d’où le bruit se répand qu’elle est morte14.
La peur n’est jamais plus vive que dans la dernière heure
de l’équipe de nuit, quand les femmes aspirent au repos.
Toutes savent que les vêtements sont comptés ; elles savent
aussi ce qui arrivera si elles n’ont pas atteint le quota.
Quand les machines s’arrêtent enfin et que le silence se fait,
600 paires d’yeux se tournent vers la porte de Binder.
Soudain, Schinderhannes sort de sa tanière, visage écarlate,
yeux exorbités et poings serrés, hurlant des injures. Toutes
le suivent du regard pendant qu’il se déchaîne d’une femme
à l’autre, leur tirant les cheveux et leur écrasant la tête sur
les machines à coudre jusqu’à être lui-même complètement
épuisé15.
L’atelier tout entier sera puni – probablement de quelques
heures de garde-à-vous avant de pouvoir retourner dormir
au block ou d’un nouveau quota plus élevé, encore plus
inaccessible.

Certaines machinistes s’en sortaient mieux que d’autres.


Quand Grete Buber-Neumann rejoignit l’atelier de couture,
elle repéra une jeune Ukrainienne à sa machine qui souriait
de temps à autre. Au cours de la pause de minuit, la fille,
Nina, apprit à Grete des chansons populaires russes qu’il
leur arriva de chanter ensemble au travail, mais les
machines étaient si bruyantes que personne ne les
entendait16. Et il y avait un surveillant hongrois, Siepel, qui
essayait de les aider en montrant aux femmes comment s’y
prendre. Les femmes finirent par l’aimer, pour découvrir un
jour qu’il était parti au front.
Une fois, la surveillante Maria Wiedmaier prit Grete à
part pour lui offrir une meilleure place dans les bureaux de
l’atelier. Maria en avait maintenant le pouvoir, car Binder
lui savait gré de l’aider à atteindre les quotas. Beaucoup de
communistes allemandes se montraient serviles envers les
SS, observe Grete. Le travail semblait leur donner une fin,
et elles « s’adonnaient au travail de guerre corps et âme17 ».
Peut-être n’est-ce pas outre mesure surprenant, car les
détenues allemandes avaient elles aussi des êtres chers sur le
front, et des familles au pays dans les abris antiaériens.
Maria Wiedmaier travaillait si dur qu’on entendit Graf
observer un jour : « Que ferais-je sans elle ? » Binder l’avait
en si haute estime qu’il lui demanda même de témoigner à
son procès. Visiblement il restait fier de son travail à
Ravensbrück, se vantant devant la cour de ses fameux
« 140 pantalons par jour18 ».
« Est-il vrai que la même tâche était exécutée de la même
façon, suivant les mêmes règles, dans les mêmes deux
minutes et demie chaque jour ? » demanda le procureur
général Stephen Stewart19. « Jawohl », répondit Binder.
Binder ayant été condamné à mort, sa femme fit appel,
affirmant que c’était lui qui était sous pression, non pas les
détenues, qui cherchaient toujours à saboter le travail. Les
détenues « malveillantes avaient abîmé des centaines
d’habits pour empêcher mon mari de remplir le quota ». La
cour pouvait-elle épargner sa vie, en son nom à elle et en
celui de ses deux enfants ? Mais Binder fut pendu, tout
comme Graf et Opitz.
Il y avait cependant une part de vérité dans les dires de
Martha Binder. L’une des conséquences involontaires de la
décision prise par Himmler d’atteler les détenus à l’effort de
guerre fut de les inciter au sabotage. Le sabotage n’avait pas
de sens quand on pelletait le sable ou qu’on déchargeait le
charbon, mais abîmer les vêtements que portaient les soldats
allemands valait le coup.
La plupart des détenues de l’atelier de couture étaient trop
épuisées ou avaient trop peur des conséquences pour ne fût-
ce qu’y songer. Quant aux machinistes des tapis roulants,
elles étaient trop exposées pour s’y risquer. Dans la partie de
découpe, cependant, où la surveillance était moins stricte,
Katarzyna Kawurek jeta des pièces d’uniforme bien taillées,
suscitant la fureur de Binder. « Il n’arrivait jamais aux
quantités voulues, explique Katarzyna, mais jamais il ne
devina que quelqu’un pouvait en jeter. »
Et c’est précisément sa bêtise qui rendait le sabotage
possible. Son insistance sur les mêmes procédures,
appliquées « de la même manière, le même jour », valait
aussi quand il examinait les produits finis. Tous les jours, il
examinait certaines parties des vêtements et en négligeait
d’autres. Wiktoria Ryczko, qui cousait les boutons sur les
uniformes, observa que Binder en vérifiait toujours la
solidité, et frappait les femmes à la tête et au visage quand
ça n’allait pas, mais qu’il ne vérifiait jamais la position des
boutons. Elle les cousait donc solidement, mais pas à la
bonne place.
Une autre Polonaise, Krystyna Zaremba, découvrit
comment gâcher du fil en entaillant profondément toutes les
bobines. « C’étaient les dégâts que l’on réussissait le mieux
et cela nous aidait à survivre aux horribles journées dans le
camp20. »
Le sabotage le plus efficace se produisit à l’atelier de
fourrure qui ouvrit au début de 1942. Les conditions
polaires de l’hiver soviétique à ce moment-là avaient
paralysé les soldats allemands souffrant d’engelures.
Ravensbrück devint alors le principal atelier à fournir des
vêtements chauds pour l’armée. La fourrure des lapins
angoras, élevés dans les clapiers à l’extérieur du camp, était
utilisée pour confectionner capes et gants, mais une source
de fourrure plus importante était désormais disponible. En
décembre 1941, Himmler ordonna la confiscation de toutes
les fourrures appartenant aux Juifs et décréta également que
« les fourrures de toutes natures, mouton, lièvre et lapin,
doivent être acheminées aux fabriques de la Waffen-SS à
Ravensbrück, près de Fürstenberg ».
L’ordre établissait aussi : « Il est important d’examiner
chaque élément pour vérifier que rien n’y est caché ou
cousu à l’intérieur » – allusion aux grandes quantités
d’argent et de bijoux dissimulées dans les poches et les
doublures de vêtements.
Au début de 1942, de somptueux manteaux, écharpes,
chapeaux, gants, achetés dans certains des magasins les plus
à la mode, de Paris à Prague, affluèrent à Ravensbrück.
« C’était une sorte de leçon d’histoire sur les conquêtes
allemandes, commenta l’une des travailleuses de l’atelier.
Nous avons eu parfois toute l’Europe étendue sur nos tables.
Nous avons pu voir des étiquettes provenant de toutes les
villes, […] de belles fourrures, brodées comme pour un
musée21 ».
Les SS étaient tout aussi impressionnés, le directeur
général de la fabrique de textile notamment. Fritz Opitz
« prenait l’argent et l’or des vêtements et des fourrures des
femmes et des enfants juifs, il vivait comme un roi », écrivit
Maria Wiedmaier. « Ivre de ses richesses, il masquait à
peine ses débauches ; il y avait ensuite des orgies avec les
gardiennes dans les chambres des SS22. »
De son côté, Maria Biega se rappela avoir vu Opitz
« croulant sous les fourrures de Juifs » tandis qu’il cassait la
figure d’une travailleuse, une enseignante de grammaire
polonaise, « son sang se répandant partout sur le sol de
l’atelier de fourrure23 ». Graf, le directeur de l’atelier de
couture, y participa, la frappant avec sa matraque en
caoutchouc.
L’équipe de nuit à l’atelier de fourrure était jugée la plus
exténuante mais la plus propice pour les saboteuses : les SS
se concentrant sur le pillage étaient moins attentifs aux
quotas. Les fourrures étaient cousues à la main, ce qui
permettait de dégrader davantage les vêtements qu’avec les
machines. Les travailleuses, dont un grand nombre de
jeunes Polonaises, étaient encadrées par une asociale, une
prostituée qui marchait le long de la table, « nous soulevant
le menton du pied si nous commencions à nous endormir ».
D’après Irena Dragan, l’une de ces Polonaises, les jambes
de la prostituée étaient couvertes de furoncles et de plaies
ouvertes24.
Les fourrures n’étaient pas toujours si somptueuses ; elles
arrivaient souvent puantes et grouillantes de vermine, pour
être restées enfermées pendant des mois. Cette horreur était
plus que n’en pouvaient supporter certaines. Une jeune
femme demanda à Irena de la piquer afin « de la réveiller de
ce cauchemar ». D’autres s’appliquaient à coudre des points
relâchés, sûres que les anoraks tomberaient en morceaux.
Elles y glissaient parfois des billets pour dire aux soldats
qu’ils se battaient pour une cause perdue.
Les femmes œuvraient souvent ensemble, s’accordant à
détruire les plus belles fourrures en les découpant en bouts
minuscules qu’elles appelaient graines de pavot ou
macaronis, « mais nous devions faire très attention car il y
avait des Allemandes avec nous », dit Irena. D’autres,
travaillant dans des groupes de douze, suivaient les conseils
d’anciennes comme Halina Chorążyna, professeur de
chimie à Varsovie, qui avait calculé comment traiter
spécialement les anoraks en perçant les fourrures de telle
manière qu’ils tomberaient en morceaux25. Elles plaçaient
un anorak bien fait au-dessus de ceux qui étaient sabotés
afin qu’ils ne fussent pas repérés.
Un jour, ordre fut donné de faire des anoraks pour le chef
de la Luftwaffe, Hermann Göring lui-même. Ils devaient
être en renard argenté. « Nous avons traité spécialement la
fourrure, de sorte que de l’extérieur les anoraks aient belle
allure. » Mais quand les détenues battirent la fourrure, ce
qu’elles faisaient toujours pour l’assouplir avant le
ramassage, elle se défaisait un peu trop facilement. « Les
Allemandes étaient furieuses, puis elles ont cru avoir
commis une erreur en battant une fourrure si délicate, et
d’une certaine manière nous nous en sommes bien tirées. »
Quand elles ne s’en sortaient pas bien, les sanctions
étaient rudes, « mais ça n’a pas empêché d’autres de le faire
et de le refaire », dit Krystyna Zaremba, même si l’été,
l’équipe de nuit a commencé à perdre quelques-unes des
plus courageuses de ses membres.

Stanisława Michalik se rappelle le lever de soleil rouge


sang, le matin du 18 avril 1942. « Aujourd’hui encore,
quand se lève un jour comme celui-là, je ressens une
tristesse infinie26. » Wanda Wojtasik se souvient, elle, que
ce fut « une belle journée ensoleillée27 » et que, sitôt après
l’appel du matin, et certainement après le retour de l’équipe
de nuit, une gardienne entra dans le Block 11 et appela une
série de matricules. Les femmes désignées devaient aller
nach vorne – en avant, près des bureaux. Ni Stanisława, ni
Wanda ni sa meilleure amie Krysia n’étaient sur la liste,
mais plusieurs de leurs amies proches l’étaient, y compris
les sœurs Grażyna et Pola, et d’autres qui avaient été au
château de Lublin.
De nombreuses rescapées polonaises dirent plus tard
qu’aux premières sommations elles n’imaginaient pas ce qui
attendait les appelées. L’ordre d’aller « en avant » pouvait
simplement signifier un châtiment ou un « rapport », dit
Wanda Wojtasik. Ce n’était pas habituel d’appeler tant de
noms à la fois, et il y eut une certaine angoisse à l’idée
qu’on appelait au Sondertransport, mais la plupart pensaient
que si ces appelées devaient être exécutées, on l’aurait fait
directement dès leur arrivée et pas après les avoir
maintenues en vie durant six mois. Quoi qu’il en soit, le mot
Sondertransport avait toujours résonné de façon sinistre et
n’avait jamais été expliqué aux femmes. Dans le groupe,
beaucoup de celles qui étaient aux arrêts à Lublin avaient
comparu au tribunal de police factice d’Odilo Globocnik,
puis été probablement condamnées à mort.
Ce simulacre de procédure, qui se déroulait
habituellement dans le pays d’arrestation, semble avoir été
engagé dans certains cas, quand on capturait un homme ou
une femme que l’occupant nazi jugeait particulièrement
dangereux ou auquel il prêtait un rôle important dans un
groupe de Résistance paramilitaire28.
Le choix guidant le « tri » des détenues était pourtant
souvent aléatoire ; dans ce Sondertransport, se trouvèrent
des femmes qui ne savaient pas si elles avaient été
condamnées ou non. On apprit plus tard que le dossier de
certaines d’entre elles indiquait « patriote fanatique, ne doit
pas revenir en Pologne29 ». En tout cas, la raison pour
laquelle des femmes figurant dans la première liste ont été
appelées et pas les autres n’a pas d’explication logique. En
fait, aussi longtemps que le camp resta en activité, personne
n’a trouvé de logique expliquant que des femmes fussent
appelées à être exécutées un jour, pendant que d’autres, qui
pouvaient s’y attendre, ne le furent jamais.
Quelques-unes dans le block avaient même des raisons
d’espérer que les détenues convoquées étaient sur le point
d’être relâchées. En janvier de cette année-là, dix résistantes
d’un autre block de Polonaises avaient été appelées et
renvoyées à Varsovie pour être libérées, c’est du moins ce
que l’on disait. Maria Bielicka était de ce block et s’en
souvenait précisément, car faisait partie de ce groupe une
femme, Władysława Krupska, qui l’avait trahie.
En avril, cependant, lors de nouvelles convocations, ni
Maria ni aucune de l’autre Sondertransport ne savaient
encore que le groupe reparti à Varsovie avait été en fait
exécuté. Elles ne le découvrirent que quelques semaines
plus tard quand d’autres Polonaises arrivèrent de Varsovie et
leur apprirent ce qui s’était passé et l’histoire déchirante de
leur tentative d’évasion.
Sur la route de Varsovie, le camion transportant les dix
détenues était tombé en panne, et elles restèrent un moment
sans surveillance quand les chauffeurs allèrent chercher de
l’aide. Plusieurs voulurent s’échapper, mais Władysława
Krupska les persuada de n’en rien faire, leur disant qu’elles
seraient forcément reprises et ne pourraient alors être
libérées. Arrivées à Varsovie, toutes les femmes,
Władysława comprise, furent exécutées.
Quelles que soient les incertitudes de leurs camarades, il
semble que les femmes listées le 18 avril doutaient peu de la
suite. Le jour dit, d’autres furent appelées. Stanisława
Młodkowska cousait des boutons à côté de l’une d’elles,
Zofia Grabska. Zofia venait tout juste de reprendre le travail
après plusieurs jours au Revier, où l’on avait soigné ses
jambes et ses bras enflés. « Elle était en train de se regarder
dans un petit miroir (je ne sais par quel miracle elle l’avait
eu), affirmant avec regret que sa famille ne la reconnaîtrait
certainement plus maintenant tant elle avait maigri »,
raconte Stanisława.
À ce moment-là, l’Aufseherin Erich qui conduisait toujours les
condamnées à l’exécution, entra dans l’atelier. Elle tenait une liste, appela
Grabska et lui ordonna de sortir. Zofia se leva en chancelant, me regarda
d’un air lugubre, sourit tristement, jeta le petit miroir sur la table et se
dirigea lentement vers l’Aufseherin. En sortant, elle oublia de retirer ses
chaussons de toile, propriété de l’atelier, ce qui lui valut un coup de pied
de l’Aufseherin furieuse30.

Grażyna savait aussi ce qui allait se passer. La veille, des


amies avaient eu vent par des contacts au Schreibstube
qu’elle pourrait être convoquée à l’appel du matin. Grażyna
était de l’équipe de nuit et quand elle s’endormit, son amie
de Lublin, Janina Iwańska, fouilla ses vêtements,
recherchant les bouts de papier où elle avait écrit ses
poèmes pour les mettre en lieu sûr. Si Grażyna était fouillée,
elle serait « propre », et les poèmes seraient aussi sauvés.
Deux jours plus tôt, elle avait écrit le poème du
« Tournesol » ; c’était le « cri poignant d’un désir que nous
avons toutes ressenti », commenta Wanda Wojtasik31.
Grażyna avait eu une prémonition, dit Wanda. « Elle avait
prévenu ses amies qu’elle allait bientôt mourir. » Wanda
rapporte que la plupart des filles « refusaient de croire au
pire, mais pas Grażyna ».
« Pourquoi Grażyna ? demandai-je.
— Grażyna était différente. Elle a toujours pensé qu’elle
allait mourir. Elle était de celles qui avaient peu de volonté
de vivre. »
Le plus déconcertant, peut-être, dans cette convocation du
18 avril, c’est que les plus anciennes du camp, les
Polonaises et celles qui avaient vu cela auparavant, ne
paraissaient pas savoir ce qui allait se passer. Et si elles le
savaient, ce qui était sûrement le cas, pourquoi n’en ont-
elles rien dit ?
À cette époque, les détenues de longue date,
particulièrement celles qui travaillaient dans les bureaux,
savaient que Sondertransport et Sonderbehandlung étaient
des euphémismes nazis pour une mise à mort. Cinq
Polonaises au moins avaient déjà été exécutées au camp, ce
que les anciennes avaient déduit de procédures identiques.
Dans chaque cas, un courrier spécial avait été expédié de
Berlin la veille, confiant l’ordre d’exécution au
commandant. Et à chaque fois, on s’était efforcé de
camoufler l’affaire : les femmes pouvaient croire être
prochainement libérées ou transférées dans un autre camp.
Les anciennes épargnaient peut-être les jeunes femmes,
craignant de les effrayer par ce qu’elles comprenaient. Ou,
simplement, ne savaient-elles que leur dire, ne pouvant rien
y faire. Quoi qu’il en soit, bien avant le 18 avril, tous les
signes d’une prochaine exécution de masse étaient là pour
qui voulait les voir. Le nombre était cette fois si grand qu’il
avait fallu former un peloton d’exécution particulier dont
faisait partie Artur Conrad. À la cantine des SS, il s’était
souvent vanté de recevoir des suppléments de nourriture.
Le courrier spécial arrivé la veille de Berlin avec une liste
de quinze noms ne laissait plus aucune place au doute.
Désormais, reconnut Maria Adamska, Polonaise employée
aux bureaux, la suggestion même d’un transfert vers un
autre camp était une « mascarade élaborée ». Mais le camp
tout entier était obligé d’y assister, et plusieurs détenues y
participaient.
Des détenues de l’Effektenkammer devaient rassembler
les vêtements des filles, histoire de faire croire à tout le
monde qu’elles rentraient chez elles – mais aucun ordre
n’avait été donné de leur restituer leurs bagages, comme
c’eût été le cas si elles étaient effectivement rentrées. Les
cuisines reçurent l’ordre de préparer à manger pour le
retour, mais les minuscules portions étaient loin de suffire à
un voyage ; en fait, elles furent envoyées au bunker.
La chef du bunker, Dorothea Binz, avec ses acolytes –
trois Témoins de Jéhovah et la danseuse polonaise
Ojcumiła Falkowska – les attendaient à l’entrée. Ojcumiła,
qui tout récemment encore travaillait à la cantine des SS,
avait été envoyée au bunker pour avoir volé du pain. Au lieu
de l’enfermer, Binz l’avait prise comme interprète. À peine
vit-elle ses camarades polonaises à la porte du bunker, dira-
t-elle par la suite, qu’elle comprit ce qui allait leur arriver :
« Les voyant en civil sans bagages, je sus qu’elles allaient
être exécutées32. »
Mais elle se retint de prévenir les filles, sans doute parce
que Binz la tenait à l’œil mais aussi parce qu’elle n’aurait
pas su quoi leur dire. Elle joua donc son rôle dans la
mascarade en suivant les instructions de Binz, introduisant
les femmes dans leurs cellules et leur apportant la soupe
habituelle de midi.
Puis commencèrent les « formalités », poursuit Ojcumiła.
Binz vérifia l’identité des femmes et lut la sentence de mort.
Ojcumiła traduisit. « Après le repas, les Témoins de Jéhovah
et moi avons dû charger un camion du nombre exact de
cercueils. » En ce temps-là, explique Ojcumiła, on comptait
encore une personne par cercueil mais plus tard, par mesure
d’économie, on en a mis deux. »
Le Lagerführer [commandant] est venu avec une employée du service
politique et la chef du bunker. Se servant de moi comme d’interprète, ils
ont vérifié une dernière fois leur identité. Le Lagerführer n’a pas lâché
une seconde les papiers. D’où j’étais, je voyais les fiches de chaque
détenue, parfois avec une photographie.

Les femmes passèrent l’après-midi dans leur cellule


tandis que le reste du camp vaquait à ses occupations
habituelles. À 16 heures arriva le café pour les détenues
mais, avant de leur servir, Dorothea Binz s’isola dans une
pièce à l’écart et prépara une potion. Par la porte, Ojcumiła
la vit la mélanger au café.
Ojcumiła fut chargée de servir le breuvage aux filles et de
les encourager à boire. « J’ai essayé de découvrir ce que
c’était. C’était un liquide transparent et sans odeur. Et je
n’ai pas réussi à lire l’étiquette sur la bouteille. » Une autre
fois, alors que Binz préparait son mélange, Ojcumiła s’arma
de courage et lui demanda ce que c’était. « Comme Binz me
faisait confiance désormais, elle a répondu que c’était un
tranquillisant. Elle m’a expliqué qu’avant, face au peloton
d’exécution, les détenues criaient des slogans et des
protestations. »
Le café avalé, tout allait comme sur des roulettes. À
17 heures, se présenta un fourgon de police. À cette heure,
suivant la description d’Ojcumiła, les condamnées
somnolaient et il fallut les accompagner. Ici s’arrête le récit
d’Ojcumiła qui, avec les trois Témoins de Jéhovah, fut
enfermée dans une cellule d’où elles ne voyaient rien.
Quand elle en ressortit, elle vit les manteaux, les sacs et les
chaussures abandonnés : « J’en ai conclu qu’on les avait
emmenées pieds nus. »
D’autres témoins l’ont confirmé. Les SS eurent beau
essayer de cacher les femmes dans la journée, certaines
détenues les virent emmener. « Peu avant l’appel du soir »,
raconte Grete Buber-Neumann, la Lagerstrasse fut
brutalement évacuée. Ordre fut donné aux détenues de
regagner leurs blocks, alors fermés à clé, avec interdiction
de regarder par la fenêtre. « Mais celles qui travaillaient à la
cuisine et à l’infirmerie » aperçurent les Polonaises sortir
pieds nus du bunker « dans de longues robes sans ceinture,
semblables à celles des pénitents ».
Au moment de franchir les portes du camp, « elles les
voient se retourner, toutes souriantes, regardant en direction
de l’infirmerie, et faisant des signes d’adieu à leurs
amies33 ». Wanda Wojtasik, qui était en position de suivre la
scène, ne se souvenait pas de ces gestes d’adieu, mais vit
Pola Chrostowska, la sœur de Grażyna, se retourner vers les
blocks : « Pola a pointé le ciel du doigt34. »
Le lieu de l’exécution fut gardé secret, mais on possède
des indices. La gardienne Ella Pietsch, qui travaillait au QG,
raconta qu’à la fin de son service elle bavardait avec son
amie Grete Hofbauer, elle aussi gardienne, quand un
« camion transportant des détenues et des gardes SS avec
casques d’acier et fusils passa devant la fenêtre ». Le
camion longea le lac. « Hofbauer a dit que les détenues
allaient être exécutées35. »
À son procès, un des officiers SS, Heinrich Peters,
déclara avoir reçu à ce moment-là l’ordre de former un
peloton d’exécution et se souvint que les femmes avaient été
conduites sur place dans un véhicule fermé. Peters ajouta
que les femmes furent attachées à un poteau et abattues. Il
fit un croquis : une zone de sable de l’autre côté du mur, à
l’arrière du camp, dans les bois.
En tout état de cause, les coups de feu s’entendaient du
camp. Nous le savons parce que nous connaissons la fin de
la « mascarade » suivant le mot de Maria Adamska, qui
nous a raconté la suite.
Même si la Lagerstrasse avait été évacuée au départ des
femmes, la sirène du soir retentit peu après pour l’appel. « À
18 heures, les détenues entendirent une salve, suivie de neuf
coups de revolver. »
Grete Buber-Neumann confirme : « Des milliers de
femmes sont alignées sur la place d’appel, silencieuses.
Soudain retentit de l’autre côté de l’enceinte une salve,
suivie de dix coups de pistolets. » Grete, qui se trouve avec
les détenues politiques allemandes, était en position
d’observer les polonaises. « Juste en face de nous se trouve
tout un groupe de Polonaises. Je vois des centaines de lèvres
prononcer une prière silencieuse. De l’autre côté du mur, les
cimes des pins frémissent, comme toujours sur le faîte de la
Kommandantur, des essaims de corneilles croassent, comme
toujours36 ».
13
Lapins
Le 27 mai 1942, au matin, le SS-Obergruppenführer
Reinhard Heydrich, Reichsprotektor de Bohême et de
Moravie et chef de la police de sécurité de Hitler, monta
dans sa Mercedes-Benz décapotable en direction du château
de Prague. Son chauffeur se rangea à un arrêt de tram quand
surgit Jozef Gabčik, résistant tchèque travaillant pour les
Britanniques du Special Operations Executive. Il essaya
d’ouvrir le feu, mais son arme s’enraya.
Un second résistant, Jan Kubis, lança sur le véhicule une
bombe qui explosa sur l’aile droite, projetant des éclats de
métal et de verre dans la rate de Heydrich. Conduit en
urgence à l’hôpital, il fut aussitôt opéré par des médecins
locaux parce que l’avion de Karl Gebhardt, le chirurgien de
Himmler, ne put arriver à temps. Après l’opération, l’état de
Heydrich parut se stabiliser, mais se dégrada bientôt.

Sa température grimpa, la gangrène gazeuse se propagea


autour des blessures, produisant des renflements noirs qui
suppuraient. Gebhardt ne parvint pas à arrêter l’infection et,
malgré la morphine, Heydrich mourut le 4 juin dans
d’atroces douleurs. Le rapport médical attribua le décès aux
lésions des organes vitaux « causées par des bactéries ou
peut-être des poisons inoculés par les éclats de bombe […],
s’agglomérant et se multipliant1 ».
Heydrich était un personnage clé. Hitler voulut se venger.
Les forces allemandes perdaient déjà du terrain sur le front
est ; et voici que cet attentat frappait la machine nazie en
plein cœur, révélant sa vulnérabilité. L’exécution massive
des suspects commença dans tout le Protectorat, mais Hitler
exigea des Tchèques eux-mêmes un sacrifice symbolique et
appela la Gestapo locale à ne pas craindre de « patauger
dans le sang » en traquant le tueur de Heydrich.
Le 9 juin, une fausse piste fit croire aux enquêteurs que
l’assassin se cachait dans le petit village de Lidice, à une
vingtaine de kilomètres de Prague. Dix camions de policiers
entrèrent dans Lidice, raflèrent tous les hommes du village
puis les alignèrent contre le mur d’une grange et les
exécutèrent. Puis ils incendièrent tous les bâtiments en tuant
les gens restés à l’intérieur. Les femmes et les enfants
survivants furent conduits dans une salle de sport voisine,
où les enfants furent séparés de leurs mères, les bébés
arrachés de leurs bras et emportés. Quelques enfants
paraissant présenter des traits aryens furent envoyés pour
adoption en Allemagne ; les autres disparurent. À quelques
jours de là, les 195 femmes de Lidice furent chargées dans
des fourgons à bestiaux pour une destination inconnue à
l’ouest.
Le reste du monde apprit rapidement les atrocités de
Lidice, mais personne ne sut les autres répercussions du
meurtre de Heydrich, qui se produisirent derrière les murs
du camp de Ravensbrück, à cinq cents kilomètres au nord.
À la mi-juin, les détenues eurent la surprise de voir tout un
village de paysannes terrifiées et abasourdies – jeunes filles,
grands-mères, mères, tantes, voisines, amies – assises sur
l’Appellplatz devant les cuisines.
Vera Hozáková, politique tchèque, se souvient :
Elles se tenaient sur le petit balluchon qu’elles avaient été autorisées à
emporter – des rideaux, un pot de saindoux… Elles étaient là, terrifiées,
nous regardant – silhouettes rayées au loin. Elles avaient tout perdu : leur
pays, leurs maris, leur village et leurs enfants –, mais elles ne savaient pas
toute la vérité. Elles ne savaient pas pourquoi ça leur était arrivé ni
pourquoi elles étaient là. Elles ne savaient rien. Nous au moins, nous
savions pourquoi nous étions là2.

On avait dit aux gardes que ces femmes étaient complices


de la mort de Heydrich et ils se mirent à les brutaliser de la
pire manière. Une des femmes accoucha à l’hôpital du camp
sitôt après son arrivée. « Un petit garçon en bonne santé ! Sa
mère entendit le bébé et le vit venir au monde avec un
visage heureux », dit Vera Hozáková. « Quelques heures
plus tard, les médecins annoncèrent à la mère que le bébé
était mort et frappèrent brutalement la maman. Elle était
mère de dix enfants, dont huit étaient déjà morts dans la
tragédie de Lidice. »
Ce ne sont pas les seuls liens de Ravensbrück avec
l’attentat. La chasse à l’homme s’intensifiant, les médecins
qui n’avaient pas réussi à sauver Heydrich furent eux-
mêmes pris à partie. Hitler accusa Karl Gebhardt, le
directeur de la clinique SS de Hohenlychen, de n’avoir pas
utilisé une nouvelle catégorie de médicaments, les
sulfamides, pour traiter l’infection.
Depuis des mois, les Allemands subissaient des pertes
sans précédent sur le front est, où, comme Heydrich, ils
mouraient par milliers de gangrène gazeuse, des suites de
l’infection des plaies liées aux éclats d’obus et autres débris.
Depuis de longs mois, les médecins nazis se demandaient
s’ils devaient employer de nouveaux types de sulfamides
plutôt que d’opérer immédiatement les soldats dans les
hôpitaux de campagne. Et ce débat était d’autant plus vif
que les Alliés disposaient maintenant d’un « remède
miracle » : une nouvelle formule de pénicilline qui sauvait
la vie de leurs hommes3.
Ayant étudié les sulfamides, Gebhardt était convaincu
qu’il s’agissait d’autre chose. Accusé par le Führer de
n’avoir pas sauvé la vie de Heydrich, il changea d’avis sous
la pression. C’est Himmler qui trouva l’issue. Il ordonna à
Gebhardt de mener des expériences pour tester une bonne
fois l’efficacité des sulfamides dans le traitement de la
gangrène gazeuse. Les expériences devaient avoir lieu sous
les auspices d’Ernst Grawitz, médecin-chef SS et président
de la Croix-Rouge allemande, mais elles seraient conduites
par Gebhardt, tandis que Himmler fournirait les cobayes :
des jeunes détenus bien portants extraits de ses camps.
En 1942, Himmler avait commencé à voir dans
l’expérimentation médicale une fin essentielle des camps de
concentration. C’était l’occasion d’utiliser des cobayes
humains et de mener à terme des innovations scientifiques
hardies que le corps médical extérieur au camp,
conservateur, ne saurait envisager. À cette fin, Himmler
s’était constitué un cercle d’experts – naturopathes,
industriels, praticiens marginaux – réunis dans le cadre d’un
institut, l’Ahnenerbe, « Héritage ancestral », qui levait des
fonds pour financer quelques-uns des projets médicaux les
plus radicaux du Reichsführer.
L’Ahnenerbe ou ses idées excentriques n’intéressaient
aucunement Karl Gebhardt4. Sa clinique avait une
réputation internationale à défendre. Fondée en 1902 par la
Croix-Rouge allemande sous la forme d’un sanatorium pour
enfants tuberculeux (dont la jeune Dorothea Binz), la
clinique de Hohenlychen s’était transformée en une vaste et
élégante station thermale au bord du lac. Gebhardt en avait
fait un centre d’excellence médicale spécialisé dans la
médecine sportive et la chirurgie de pointe. La clinique
connut son heure de gloire au cours des jeux Olympiques de
1936, avec sa piscine, sa salle de sports et ses masseurs. Elle
soignait désormais les blessés de guerre allemands et était
prisée des hauts responsables militaires et SS.
Même s’il ne s’intéressait pas à la gangrène gazeuse,
Gebhardt voyait mal comment rejeter la demande de
Heinrich Himmler. Les deux hommes avaient fait un long
chemin ensemble. Tous deux avaient grandi à Munich, où
Gebhardt était allé à l’école avec Gebhard Himmler, le frère
aîné du Reichsführer SS. Personne ne pouvait rien refuser à
ce dernier, qui lui fournit bientôt ses premiers cobayes : un
groupe de détenus de Sachsenhausen. Les hommes furent
amenés pour les tests à Ravensbrück – facile d’accès depuis
Hohenlychen. On leur entaillait les muscles des jambes,
puis on provoquait une infection en leur inoculant de petites
quantités de bactéries pour ensuite les traiter aux
sulfamides. Les résultats s’avérèrent peu concluants, mais
Himmler n’entendait pas s’arrêter là5.
En 1947, au procès des médecins de Nuremberg,
Gebhardt, et son adjoint, Fritz Fischer, affirmèrent tous
deux que l’idée de se servir ensuite de femmes comme
cobayes ne venait pas d’eux. Gebhardt prétendit même qu’il
était alité et malade quand la décision avait été prise. Il la
découvrit quand Fischer vint le voir paniqué et lui dit que,
« contrairement à ses directives [celles de Gebhardt], on
leur avait adressé une femme pour les tests suivants. Que
devait-il faire ? ».
Furieux, Gebhardt se rendit aussitôt auprès de Himmler
qui se trouvait justement « dans le voisinage pour visiter des
connaissances6 ». Himmler expliqua que c’était lui qui avait
pris la décision d’utiliser les femmes parce que, jusqu’ici,
les expériences avaient été « tout à fait inoffensives ». Qui
plus est, les femmes qu’il avait personnellement
sélectionnées étaient idéales à cette fin : de jeunes
Polonaises de Lublin en parfaite santé. Et de rassurer son
vieil ami : ces filles étaient condamnées à mort : ses tests
leur vaudraient un sursis et une libération. Il « céda », dit-il
à la cour, et ordonna de lancer les expériences sur les
Polonaises.
Ce que Gebhardt ne dit pas à la cour, c’est l’identité des
« connaissances » de Himmler : très certainement sa
maîtresse, Hedwig « Häschen » Potthast, et son bébé, Helge,
né à Hohenlychen le 15 février7. Après la naissance, la mère
et son enfant séjournèrent à Brückenthin, dans la propriété
voisine de Himmler, à l’abri des raids aériens sur Berlin et
près de leur médecin. Karl Gebhardt n’avait pas seulement
mis Helge au monde : pour resserrer davantage les liens
familiaux, Himmler l’avait également choisi pour parrain.

À Ravensbrück, début juillet 1942, les détenues


remarquèrent l’installation d’un nouveau matériel en salle
d’opération, et tout le monde reçut l’ordre de se tenir à
l’écart. Peu après arriva un camion chargé de béquilles de
bois. Certaines crurent à l’ouverture au camp d’une annexe
du sanatorium de Hohenlychen pour soigner les officiers
blessés. La surveillance fut si stricte que personne ne
s’aperçut qu’on avait fait venir des détenus de
Sachsenhausen.
Le 22 juillet au matin, 75 femmes du transport de Lublin,
parmi les plus jeunes et les mieux portantes, furent
rassemblées sur l’Appellplatz. Les unes venaient des blocks,
rentrant tout juste des équipes de nuit ; d’autres, des ateliers
de couture ou d’autres équipes de travail. Stefania Łotocka
travaillait à la salle de fourrure quand, avec d’autres, elle
reçut l’ordre d’aller nach vorne. Elles se mirent en rangs par
cinq. Un instant plus tard, Koegel approcha avec un
« officier SS, un petit gros rouquin avec des tas de
médailles » : Karl Gebhardt. Suivait un homme grand et
mince, très blond, avec de grands yeux bleus : son assistant,
Fritz Fischer.
Étaient également présents les médecins du camp, Rolf
Rosenthal et Gerhard Schiedlausky, ainsi que la grande
blonde Herta Oberheuser. Personne n’a jamais rien eu de
positif à en dire. La trentaine, née à Cologne,
dermatologiste, elle s’était portée volontaire à Ravensbrück
pour examiner des maladies de peau extrêmes. Jamais elle
ne montrait la moindre compassion, traitant les détenues de
cheval ou de vache ou leur criant : « Approche pas,
pouilleuse », ou autres injures semblables8.
L’occasion de travailler aux côtés de Gebhardt fut le
grand tournant de sa carrière. Aux yeux des détenues
alignées sur l’Appellplatz, cependant, Oberheuser était
manifestement tout en bas de la hiérarchie médicale. « Avec
ses minauderies obscènes, personne ne prêtait attention à
elle », rapporte Wanda Wojtasik.
Les Polonaises durent soulever leurs jupes devant les
médecins qui s’inclinèrent pour regarder leurs jambes en se
« moquant d’elles et en les insultant » : « Nous n’arrivions
pas à comprendre pourquoi ils voulaient voir nos jambes.
Peut-être avaient-ils un nouveau travail en vue et
cherchaient-ils des jambes solides. Nous étions perplexes »,
avoue Maria Bielicka. Les femmes furent renvoyées à leurs
blocks et n’entendirent plus parler de rien, mais les rumeurs
allèrent bon train. Certaines disaient qu’on allait les
échanger et qu’on les enverrait en Suisse. D’autres, que les
SS préparaient une exécution de masse.
Quatre jours plus tard, les mêmes 75 furent à nouveau
rassemblées et reçurent l’ordre de se rendre au Revier. Le
groupe de Wanda Wojtasik arriva en dernier, et elle se plaça
tout à l’arrière, au bout de la rangée de 5. Les mêmes
médecins étaient là. Koegel vérifia les noms sur une liste et,
« d’un geste théâtral », montra les détenues du doigt et
donna la liste « au gros bonhomme ». Herta Oberheuser
appela les 10 premières, qui durent rester sur place ; les
autres furent renvoyées à leurs blocks.
C’est donc à ce moment là que Wanda fut choisie. « Tout
ce que je pensais, c’est que cette fois j’étais toute seule.
Krysia ne venait pas avec moi9. » Les jambes de ces
femmes furent examinées de plus près et 6 d’entre elles,
dont Wanda, durent passer la nuit à l’infirmerie. Les 4 autres
furent renvoyées. L’une d’elles, Zofia Sokulska, étudiante
en droit de l’Université de Lublin, fut rejetée parce que trop
maigre. Maria Bielicka fut aussi écartée, mais elle ne sut
jamais pourquoi.
Les refusées étaient terrorisées à l’idée de ce que cela
pouvait signifier. « On n’avait pas de repères, dit Maria
Bielicka. Tout cela n’avait aucun sens. » Les femmes du
Sondertransport s’étaient habituées à la pensée d’une mort
imminente. Depuis les exécutions du 18 avril, il y avait eu
des sélections une ou deux fois par semaine, habituellement
à l’Appell du matin, et à l’Appell du soir on entendait les
coups de feu.
Cette fois-ci, cependant, c’était différent. « Nous en
avons parlé toute la nuit, raconte Wacława Gnatowska. S’il
devait y avoir une exécution massive, pourquoi le faire par
étapes comme ça ? » Zofia Sokulska – dite Dziuba – qui
avait de meilleurs contacts dans le camp que la plupart,
avait entendu dire qu’on préparait des expériences. Ne
voulant pas effrayer les autres, elle ne dit rien.
Le lendemain, les 6 qui étaient restées au Revier
resurgirent soudain sur la Lagerstrasse, marchant vers leurs
blocks, ou plutôt titubant. Elles avaient visiblement été
droguées. Wanda Wojtasik semblait ivre. Des amies de
Lublin s’attroupèrent autour d’elle :
« Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? C’est tout ? Et dedans, tu te
sens bien ? Et ta tête ?
— Eh bien quand j’étais à l’intérieur, répondit Wanda, ils
m’ont retiré ma cinquième vis.
— Tu vois ! Je vous l’avais bien dit, qu’elles sortaient
avec une vis en moins ! »
Mais la fanfaronnade s’arrêta à l’appel suivant, quand
Wanda perdit connaissance, terrassée par la morphine. Cette
nuit-là, allongée près de Krysia, elle demanda : « Qu’est-ce
qu’ils vont nous faire ensuite ? Mais au moins c’est moi, et
pas toi. »

Quatre jours plus tard, les gardiennes vinrent chercher les


6 mêmes et les ramenèrent au Revier, où on les fit attendre.
Wanda regarde Maria Gnaś, qui est verte de peur. Maria
murmure :
« Qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ?
— Nous exterminer, répond Wanda.
— Non ! C’est pas possible ! »
Les femmes reçoivent l’ordre de se déshabiller et d’entrer
dans un bain chaud et savonneux. Un tel luxe qu’elles
s’éclaboussent et ne peuvent s’empêcher d’apprécier l’eau
chaude et propre. Mais quand on leur montre 6 lits, avec des
draps propres et frais, elles sont saisies d’effroi. Elles se
couchent et parlent, bavardent de tout et n’importe quoi.
Souvenirs. Lasse de se demander ce qui arrivera ensuite,
Wanda ferme les yeux. Un hurlement soudain la réveille :
une infirmière se penche sur Maria Gnaś avec un rasoir.
Wanda saute du lit, mais l’infirmière lui explique qu’elle ne
va pas faire mal à Maria, seulement la raser. Pourquoi leur
raser les jambes s’ils veulent les tuer ?
L’une après l’autre, les femmes sont piquées et
transportées sur un brancard en salle d’opération. Sombrant
sous l’effet de l’anesthésie, Wanda ne cesse de répéter :
« Nous ne sommes pas des cobayes, nous ne sommes pas
des cobayes. »
Quand Wanda se réveille, elle est de nouveau au lit, les
jambes dans le plâtre. Sur le plâtre de l’une d’elles, est écrit
III TK. Les cinq autres ont des marques identiques. À ce
moment là, aucune ne souffre, mais le soir, toutes se tordent
de douleur, hurlent et gémissent. Maria Gnaś aperçoit
quelqu’un à la fenêtre et demande en allemand à
l’infirmière : « Il vient me chercher. Vous voyez, là, derrière
la fenêtre ? Il est là pour moi. » Maria Zielonka crie : « Oh
Jésus ! Jésus ! » Wanda lance à ses amies : « La ferme ! ou
je vous écrase ! » Leurs délires effraient tellement les
infirmières allemandes de la pièce à côté que, quand il leur
fallut choisir de nouvelles détenues, les médecins en
cherchèrent qui ne parlaient pas l’allemand.
C’est maintenant Wanda qui voit quelqu’un à la fenêtre.
C’est Krysia, qui s’est débrouillée pour jeter un regard furtif
au retour de l’équipe de nuit. Wanda se force à sourire et
remonte péniblement la couverture pour montrer sa jambe
dans le plâtre. Krysia s’en va.
Les jours suivants, les jambes enflent au point que le
plâtre leur pénètre dans la chair jusqu’à l’aine. Oberheuser
entre, se penche sur les jambes de Wanda et renifle, prend
des notes et prélève un peu de sang. Les filles sont ramenées
dans la salle d’opération où on leur retire le plâtre, mais
elles ne voient pas qui le fait parce qu’on leur a noué des
draps sur la tête. Elles sentent le grattement et entendent le
pus goutter dans des récipients de fer-blanc. Elles sentent
qu’on retire des choses des blessures, avant de remettre les
pansements et de replacer le plâtre.
De retour au pavillon, elles voient un liquide brun puant
suinter du plâtre des filles sur les lits voisins. Elles ne
peuvent se redresser suffisamment pour voir que le même
liquide dégouline de leurs jambes, mais elles le sentent.
Toutes meurent de soif. À midi, passent des infirmières avec
la maigre pitance habituelle, mais la nuit elles sont bouclées.
Les volets sont fermés à cause des raids aériens. Il n’y a pas
d’eau, ni personne pour aider. Elles ne peuvent bouger. Des
essaims de mouches vrombissent autour de leur chair
putréfiée. Elles perdent conscience par intermittence.
Les jours passent. D’autres amies se postent à la fenêtre.
L’une apporte une pomme, une autre un bateau sculpté dans
l’extrémité d’une brosse à dents. Jadwiga Kamińska, du
groupe de Lublin, organise le soutien. « Tout pour leur
remonter le moral », dit-elle aux filles du block. Et les
Polonaises des cuisines sont priées de sortir un supplément
de nourriture.
Puis c’est au tour de Jadwiga d’être appelée au Revier,
avec 6 camarades du block. Wanda et les autres tâchent de
rassurer les nouvelles pendant qu’elles se couchent sur les
draps propres et attendent l’anesthésie. Après l’opération,
Jadwiga sourit et dit qu’elle n’a pas mal. Wanda hoche la
tête. Quelques heures plus tard, Jadwiga se tord de douleur
elle aussi. La nuit tombe, les volets sont fermés, et les
premiers cobayes s’occupent des nouveaux. Une infirmière
a laissé deux bassins hygiéniques et un baquet d’eau.
Sautillant dans l’obscurité d’un lit à l’autre, Wanda passe les
bassins, mais ils sont bientôt pleins. Elle sert l’eau du seau
aux nouveaux cobayes jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus, puis
se hisse dans son lit, laissant une traînée de pus brune.
Une des nouvelles ne veut pas se réveiller. On appelle une
infirmière, qui alerte le médecin de service. Ivre, Rosenthal
entre d’un pas chancelant, sa chemise à moitié boutonnée
sur sa poitrine velue. Il prend une aiguille dans la main de
l’infirmière et l’enfonce dans l’oreiller. Il ressort hilare en
vacillant. Peu après arrive une autre infirmière qui fait une
injection à la fille, laquelle sort du coma et se réveille.
Après trois semaines, 9 cobayes ont été opérées. Toutes
sont transférées dans une autre salle et allongées sur des
tables où on leur retire leurs bandages. Pour la première
fois, elles voient leurs plaies et regardent, incrédules, les
morceaux de chair enflés et les incisions sur le tibia, si
profondes que l’os est visible. Une femme retire un morceau
de verre, une autre une écharde de cinq centimètres.
Elles restent des heures étendues, suant, les blessures à
l’air. Soudain, les infirmières couvrent la tête des cobayes,
en serrant bien, pour leur cacher leurs tortionnaires. Mais
Wanda aperçoit Gebhardt, avec ses mains potelées dans le
dos. Elle voit aussi Fischer avec sa blouse tachée de sang : il
doit sortir tout droit d’une opération.
Les médecins examinent les étiquettes attachées à
chacune des filles. Il y a aussi plusieurs autres officiers :
Wanda en compte 11. L’un d’eux, qu’elle ne reconnaît pas,
semble particulièrement important et paraît les intimider.
Elle ne se doute pas que c’est Ernst Grawitz, médecin-chef
SS et patron de la Croix-Rouge allemande. L’un après
l’autre, les 11 se penchent sur les femmes et reniflent tout
excités les plaies putrides.
« On nous prend pour des rats », pense-t-elle. Mais elle
parvient encore à se dire que cela leur épargnera au moins
l’exécution.

Après la guerre, à leur procès, Gebhardt et Fischer ont


donné leurs versions de cette inspection. À la suite des
essais peu concluants sur les hommes de Sachsenhausen, les
médecins avaient décidé d’introduire une plus grande
quantité de bactéries dans les jambes des femmes, avec plus
de saletés, de verre et d’échardes pour que l’infection
s’étende davantage. Les plaies étaient grattées, nettoyées à
l’eau oxygénée puis traitées avec divers médicaments à base
de sulfamide ou d’autres produits, ou rien – et des étiquettes
étaient attachées aux jambes. Gebhardt n’attendait rien de
ces essais, mais au moins ne pouvait-on cette fois imputer
l’échec à la quantité limitée de bactéries inoculées.
Après l’examen des femmes, comme prévu, Gebhardt
avait trouvé les résultats une fois de plus peu probants.
Malgré l’étendue de l’infection, rien ne prouvait qu’une
femme traitée avec un médicament spécifique allait mieux
qu’une autre.
Ernst Grawitz, « le médecin d’importance », cependant,
estimait que les blessures infligées aux femmes étaient trop
légères pour prouver quoi que ce soit. Ce n’étaient que de
simples piqûres de puces, reprochait-il. « Combien de morts
y a-t-il eu ici ? – Aucun », répondit Gebhardt10. Grawitz
ordonna donc à Fischer de tirer une balle dans les jambes
des cobayes la fois suivante et d’injecter les bactéries.
C’était la seule manière de créer de réelles blessures de
combat.
Grawitz parti, Gebhardt et Fischer décidèrent de n’en rien
faire. Ils projetèrent plutôt de concentrer davantage les
bactéries pour accroître l’infection en interrompant l’afflux
de sang aux plaies. Peu après l’examen des médecins,
Wanda et les premiers cobayes reçurent l’ordre de retourner
à leurs blocks. Elles pouvaient à peine marcher. Des amies
s’occupèrent d’elles à leur retour mais un grand nombre de
visages familiers manquaient car, pendant qu’elles étaient
au Revier, d’autres femmes du Sondertransport avaient été
exécutées.
Krysia prit soin de Wanda. Des amies donnèrent de la
nourriture. Alfreda Prus, une fille douce et calme, étudiante
à l’université de Zamość, près de Lublin, lança sa ration de
pain du jour à Wanda. Puis, le 20 septembre, Alfreda et
d’autres reçurent l’ordre d’aller nach vorne. Parce qu’on
appelait habituellement le matin celles qu’on sélectionnait
pour l’exécution, Irena Krawczyk, persuadée d’en être, se
mit à trembler violemment et ne put s’habiller. Marta
Baranowska, sa Blockova polonaise, l’aida à rassembler ses
dernières forces et à sortir.
Au lieu d’aller au bunker, salle d’attente des exécutions,
les gardiennes emmenèrent les femmes au Revier, où les
accueillit le Dr Herta Oberheuser, attablée avec sa cape
noire, les jambes croisées. Conduites au service, elles y
trouvèrent leurs amies polonaises qui occupaient alors deux
chambres, couchées, prostrées, les jambes entourées d’épais
bandages, verdâtres et nauséabondes.

Les « anciennes » victimes disent aux nouvelles qu’elles


se sentent déjà mieux, mais tout le monde entend les
gémissements à côté. Le lendemain, on leur donne aussi des
sédatifs. Alfreda Prus, l’étudiante de Zamość, entame des
chansons loufoques où il est question de nuits chaudes et de
palmiers.
Stefania Łotocka trouve à son réveil ses jambes
affreusement gonflées. Elle ne peut voir que son pied,
énorme abcès boursouflé, rempli d’un liquide coloré. Le
reste de sa jambe est couvert d’un épais pansement blanc.
Elle sent sa température monter et, avec elle, une douleur
atroce. Elle a des bourdonnements et des battements dans
les oreilles. Lui a-t-on amputé les jambes ? Elle a
terriblement soif, mais personne ne s’en soucie jusqu’à ce
que Jadwiga Kamińska, une des premières opérées et
maintenant un peu plus forte, s’extirpe de son lit. Le visage
tordu de douleur, elle clopine pour aider les dernières
victimes. Jadwiga remplace Wanda comme infirmière des
cobayes.
Le matin, apparaît Herta Oberheuser qui prélève du sang
à l’oreille et au doigt pour analyse. Elle se tient en retrait et
note ce qu’elle voit. Son visage est un masque, ses yeux
vitreux. Elle ne montre pas l’ombre d’une pitié et laisse les
plaies à nu pendant des jours, si bien que les femmes sentent
qu’elles sont en train de pourrir à l’intérieur du plâtre, mais
quand enfin les pansements sont changés, c’est la pire des
tortures.
Ce sont habituellement les médecins de Hohenlychen qui
administrent les soins et l’on couvre toujours les visages des
femmes d’un drap. Mais, avant qu’on la recouvre,
Stanisława Młodkowska repère que l’infirmière qui place le
drap est Gerda Quernheim, la sage-femme tueuse de bébés.
Brusquement, elle sent qu’on déchire brutalement les
bandages et qu’on élargit davantage les plaies pour qu’un
médecin extraie quelque chose ; c’est comme s’il raclait tout
le tour de la plaie avec un instrument tranchant, en pressant
la jambe. Elle perd connaissance.
De retour au service, Stanisława est en plein râle et
Jadwiga Kamińska frappe à la porte pour demander de
l’aide. Vient finalement le Dr Oberheuser : elle soulève la
couverture de Stanisława, secoue la tête, repart, revient et la
pique ; elle reprend alors connaissance. Stanisława récupère
bientôt suffisamment pour se soucier de son amie Alfreda
Prus. La fille de Zamość est couchée calmement. Stanisława
voit seulement d’énormes yeux, brillants de fièvre, sur son
petit visage. Chaque fois qu’elle bouge, Alfreda déclenche
un hoquet.
Des amies apparaissent de plus en plus souvent
maintenant à la fenêtre de l’infirmerie. Elles ont su
qu’Alfreda de Zamość est dans un état épouvantable. Par
miracle, quelqu’un tend à Stefania Łotocka une cuillerée de
confiture dans une tasse et Stefania tente maintenant de la
faire manger à Alfreda, se rappelant comment sa mère lui
expliquait que cela l’aiderait à arrêter le hoquet. Alfreda
refuse la confiture. « Ça ne m’aidera en rien, dit-elle, je vais
mourir, que je mange ou non. »
Quatre jours durant, les femmes délirent avec de la fièvre
et sont régulièrement emmenées en salle d’opération pour
d’autres injections. Elles réclament de l’eau, les lèvres si
desséchées qu’elles saignent. Au bout d’un moment,
Oberheuser ordonne qu’on leur apporte de l’eau. Les
femmes boivent avidement mais cela leur brûle leurs lèvres
craquelées. Du vinaigre est ajouté à l’eau pour leur donner
encore plus soif, Oberheuser le sait bien.
Les injections s’arrêtent le cinquième jour. Un grand
désordre se déclenche dans la chambre voisine où Weronika
Kraska se met à gémir affreusement puis râle bruyamment.
Weronika, dont peu s’inquiétaient parce qu’elle semble
tellement forte, se plaint d’un torticolis. Le Dr Schiedlausky
est de garde et dit qu’il n’y a rien à faire pour elle, le service
est donc fermé pour la nuit.
Jadwiga Kamińska se rend à cloche-pied dans la chambre
voisine et revient, rapportant que Weronika paraît
curieusement raide et mal en point. Sur sa jambe est inscrit
le code EII. Jadwiga et quelques-unes plus résistantes
commencent à réaliser que les codes correspondent sans
doute à différentes bactéries et à différents dosages. Un
torticolis peut être le symptôme du tétanos qui tuera
Weronika, même si elle lutte encore.
Au matin, Weronika est mourante. Elle le sait. Elle peut à
peine parler et il faut lui verser de l’eau à travers les
mâchoires bloquées. Rassemblant ses toutes dernières
forces, elle réussit à prononcer des mots, les dents serrées,
au sujet de ces deux petits enfants. Ses paroles
s’affaiblissant, un terrible râle l’étrangle et son visage se
convulse. Elle lâche un dernier hurlement terrifiant qui n’a
plus rien d’humain. Son visage se crispe dans une
effroyable grimace, et sa tête se contracte sur son cou raidi.
Gerda Quernheim accourt avec une aiguille qu’elle
enfonce délicatement, libérant Weronika de son calvaire.
Son visage se détend et son corps se relâche rapidement.
L’hôpital retombe dans le silence.
La nouvelle de la mort de Weronika se propage vite dans
les blocks des Polonaises, tandis qu’au Revier les filles se
font maintenant du souci pour Alfreda Prus, qui pâlit de
minute en minute. Son code est KI, et une fille dit qu’elle
paraît avoir la gangrène. Toujours hoquetante, elle ne cesse
de répéter : « Je meurs, je meurs. »
Dehors, tout le monde attend des nouvelles d’Alfreda, et
Eugenia Mikulska, qui vient de la même ville de Zamość, se
précipite dès que possible à la fenêtre de l’infirmerie. Avant
la guerre, elle a suivi une formation d’infirmière avec la
sœur d’Alfreda. Celle-ci se tourne et la voit, souriante et
encourageante. Le lendemain, Eugenia revient à la fenêtre ;
Alfreda tend la main et dit : « Rappelle-moi au bon souvenir
de nos amis de Zamość. »
Peu après, Alfreda est emmenée pour une nouvelle
incision. Quand elle revient, sa blessure saigne
abondamment. Sa paillasse est rouge de sang, et une mare
se forme sous son lit. Une infirmière semble la prendre en
pitié et lui apporte une tasse de café du mess des officiers.
Naturellement, ça ne lui fait pas de bien, et l’infirmière
appelle alors Oberheuser. Celle-ci sait visiblement
qu’Alfreda est à l’article de la mort, et tente de lui injecter
quelque chose pour arrêter l’hémorragie. Apparemment, les
médecins ne veulent pas qu’elle meure tout de suite. Peut-
être l’expérience n’est-elle pas terminée.
Terminée ou pas, le lendemain matin deux infirmières
viennent chercher Alfreda. Sur son brancard, elle se tourne
vers Stefania, sa voisine de lit, et sourit : « Tu vois, je te
l’avais dit, je vais mourir. »
Un instant plus tard, elles entendent des hurlements
inhumains, encore plus terribles – cette fois, d’Alfreda Prus.
Si perçants que les autres cobayes se disent que tout le camp
a dû l’entendre mourir.
14
Expérimentations spéciales
Je retrouvai Zofia Kawińska dans son appartement du
dixième étage donnant sur les grues du chantier naval de
Gdansk. Elle appartenait au second groupe des victimes des
expériences aux sulfamides ordonnées par Himmler. Toute
petite et voûtée, elle a du mal à marcher depuis la guerre. Je
demande si elle souffre encore des expériences. « Un peu »,
dit-elle, et elle me sert le thé avec des biscuits.
Elle se baisse pour montrer les cicatrices sur le côté de
ses jambes. « Ils y ont mis des bactéries, du verre et des
bouts de bois, et ils ont attendu. » Elle relève la tête et me
fixe de ses yeux bruns profonds, comme pour s’assurer que
je comprends. « Mais je n’ai pas souffert autant que
certaines. En Pologne, tout le monde est rentré avec des
blessures. »
À son retour, Zofia découvrit qu’elle avait perdu son père
à Auschwitz. Il avait été arrêté en même temps qu’elle à
Chelm, dans leur maison de famille. « La dernière fois que
je l’ai vu, c’était sur le camion en route vers le château de
Lublin. On a partagé une miche de pain que nous avait
donnée ma mère », dit-elle en regardant les grues, les yeux
baignés de larmes.
Elle égrène ses souvenirs du camp sous forme d’images
frappantes. Elle se souvient de Binz : « Elle avait un petit
chien qu’elle caressait. Elle l’aimait, ce chien, mais elle
aimait frapper les gens. Les gardiennes n’avaient pas
d’éducation. »
Elle se souvient du froid plus que de la faim. « Nous
faisions des gants de fourrure pour les pilotes, mais nos
pieds étaient comme des blocs de glace. Ils nous enlevaient
nos chaussures au printemps. »
Et quand elle parle des expériences, elle se rappelle
l’odeur des jambes putréfiées. « Nous étions enfermées là-
dedans, voyez-vous, et on ne pouvait pas ouvrir les fenêtres.
C’était pire que l’odeur des cadavres en décomposition. Nos
propres jambes. C’est Oberheuser qui nous enfermait, parce
que nous n’avions pas le droit de voir les médecins
importants. Les médecins importants ne voulaient pas de
témoins parce qu’ils savaient qu’ils seraient exécutés pour
ça. »
« À quoi ressemblait Oberheuser ?
— Quand ça a commencé, avant que nous soyons trop
malades, je me souviens qu’elle est entrée et nous lui avons
demandé : “Qu’avez-vous fait à nos jambes ? On ne va plus
pouvoir porter de bas, maintenant.”
— Qu’a-t-elle répondu ?
— Rien. Elle a souri, d’un étrange sourire. »
Un peu plus tard, dans la conversation, j’ai demandé à
Zofia si elle avait jamais perdu la foi à Ravensbrück. Elle a
marqué un temps de pause et regardé ailleurs. « Non, je n’ai
pas moins la foi. Vous comprenez, nous sommes arrivées au
camp avec une volonté de fer de survivre. » Elle serre ses
deux petits poings sur la nappe et me dévisage – de
nouveau, pour voir si je comprends.
Après un instant d’hésitation, elle se leva et alla chercher
quelque chose qu’elle voulait me montrer : un petit
médaillon d’argent avec l’image du Christ. Il appartenait à
une amie proche morte à Ravensbrück. Zofia l’a toujours
gardé avec elle. Au camp, elle lui a trouvé des centaines de
cachettes – l’enterrant dans le sol, le cachant derrière des
planches du mur – mais l’a toujours retrouvé. Même quand
elle a quitté le Revier, elle l’a retrouvé, caché quelque part
dans le block. Un miracle qu’elle ne l’ait pas perdu, dit-elle.
« Il m’a protégée. »

Le 7 octobre 1942, un autre groupe de cobayes fut appelé


à l’infirmerie. En chemin, Maria Plater-Skassa vit tomber
les feuilles d’automne. Ce matin-là, Genowefa Kluczek fut
réveillée par la Blockova, Marta Baranowska, qui, les
larmes aux yeux, grimpa à la troisième couchette du châlit :
« Habille-toi, petite. Viens avec moi, sois courageuse. »
Pelagia Maćkowska croyait encore à moitié à la promesse
d’un retour en Pologne si elle acceptait l’opération. Elle
reverrait son mari et ses fils, envoyés à Auschwitz pour faits
de Résistance.
Tout se passa comme les fois précédentes. Les nouveaux
cobayes s’alignèrent, évitant de se regarder, avec leur teint
terreux et leur peau recouverte d’un fin duvet. Toutes se
réjouirent de prendre un pain avant que l’une d’elles se mît
à pleurer, pensant à ses enfants. Elles durent défiler nues
devant un médecin, sans doute Rosenthal, assis sur un
brancard, une cigarette aux lèvres, entouré d’infirmières
allemandes. Il ne leur prêtait aucune attention.
Se mettant au lit, les nouvelles patientes supplièrent
Jadwiga Kamińska de leur dire ce qui était vraiment arrivé à
leurs amies Weronika Kraska et Alfreda Prus, mais Jadwiga
ne voulut rien dire devant Maria Kuśmierczuk, une des plus
proches amies d’Alfreda, étendue sur l’un des lits. Maria,
qui connaissait Alfreda depuis l’école, avait été opérée
quelques jours auparavant, et sa jambe portait le même code
qu’Alfreda : KI.
Le Dr Rosenthal chercha une veine sur le bras de Pelagia
pour la piquer. « Gut, gut », fit-il.
Elle se réveilla deux jours plus tard avec des
hallucinations. Le visage de sa mère se penchait sur elle, et
elle cria : « Pourquoi tu ne m’aides pas, maman ? » Sa
jambe était une bûche bleu-noir. Comme à chaque fois, les
femmes entendirent les autres hurler avant de hurler à leur
tour. Et comme les fois précédentes, certaines eurent le
hoquet, d’autres le torticolis.
Les procédures étaient les mêmes, mais les récits de ce
dernier groupe laissent penser que les médecins avaient
changé de comportement. D’abord impatients de travailler
aux expériences du professeur Gebhardt, ils semblaient
maintenant s’ennuyer. Ils abandonnèrent le suivi des
cobayes à une « petite main », le Dr Oberheuser.
Tous les matins, Oberheuser fait le tour des pavillons,
parfois pour une prise de sang, mais habituellement sans
raison. Elle est toujours accompagnée d’une infirmière du
camp, dite « le canard », parce qu’elle se dandine ; une autre
est surnommée « le rat ». Toutes les infirmières font la
grimace à cause de la puanteur, mais Oberheuser « y paraît
habituée et semble sourire, visiblement satisfaite d’elle-
même », dit Pelagia.
C’est de nouveau le jour des pansements. Stefania
Łotocka jette un coup d’œil de sous son drap et voit les
médecins qui s’amusent. À gauche de la table, se trouve
Fischer. Dans sa main droite, il a un crochet métallique
scintillant. À droite, Oberheuser tient un grand récipient en
forme de rein. Elle porte un chemisier de soie, assez
transparent, qui laisse deviner ses sous-vêtements roses. Elle
a des bracelets en or et des bagues aux doigts. Ils se
sourient, et Pelagia voit qu’ils flirtent.
Quand on lui change ses pansements, Pelagia entend de
sous son drap le son des instruments métalliques, et elle
entend Oberheuser dire :
« Gleich, Gleich, tout de suite !
— Attends, attends ! »

Au fond du pavillon, Zofia Kiecol a le hoquet et Kazia


Kurowska, robuste fille de la campagne, est inconsciente,
avec ses jambes gris-noir enflées – quatre fois leur taille
normale1. Maria Kuśmierczuk, l’amie d’école d’Alfreda, et
celle qui porte les mêmes indications que cette dernière, est
elle aussi dangereusement malade.
À la surprise générale, ce groupe reçoit soudain une
meilleure alimentation. « Ainsi donc, les docteurs ne veulent
pas encore que nous mourions », dit l’une. Mais l’odeur de
nourriture, mêlée à la puanteur de leurs jambes, leur donne
des haut-le-cœur. Zofia vomit et son hoquet ne la lâche pas.
Zofia et Leokadia Kwiecińska, allongées l’une à côté de
l’autre, sont des amies de l’atelier de couture. Tous les jours,
Zofia demandait à Leokadia : « Tu penses quoi ? On
retournera un jour en Pologne ? Si seulement on pouvait
rentrer. Qui s’occupera de mes filles si je ne rentre pas ? »
Leokadia voit maintenant les infirmières emmener Zofia.
Et elles prennent également Kazia. Mais Maria
Kuśmierczuk, qui porte le même code KI que son amie
Alfreda, continue de repousser miraculeusement l’infection.
Sur les 12 de leurs groupes, il n’en reste que 9. « Mais nous
devons nous accrocher ! » crie l’une. Et elles regardent
Maria qui continue de se battre pour la vie, alors qu’on a fait
une croix sur elle quelques jours plus tôt.
Oberheuser dit à Dziuba Sokulska, l’avocate décharnée,
qu’elle va bientôt aller mieux. De fait, et on l’envoie rouler
des bandages à l’autre bout de l’hôpital. Stanisława
Jabłońska reprend des forces, elle aussi, suffisamment pour
raconter des histoires aux autres, leur faire penser à autre
chose qu’à leur chair en putréfaction.
D’autres amies surgissent à la fenêtre. Au camp, tout le
monde les appelle Kaninchen – les « lapins ». Celles de
l’extérieur remettent des bouts de nourriture ou des croûtons
aux Polonaises qui ont des contacts avec le Revier : « C’est
pour les Kaninchen ! » Et les cadeaux sont introduits en
fraude. Au début, les filles ont essayé de lutter contre cette
appellation, mais elles sont connues sous ce nom de
« lapins ». Les gardiennes les appellent aussi comme ça. Le
vocabulaire des détenues est donc officiel, désormais.
Ce n’est pas seulement en recueillant de la nourriture que
les autres peuvent aider les lapins. Les détenues rassemblent
aussi des informations. Chargée de rouler les bandages,
Dziuba Sokulska est en contact avec une doctoresse
polonaise, Zofia Mączka, de Cracovie, qui travaille comme
radiologue au Revier. Comme toutes les détenues
infirmières ou médecins, Zofia n’a pas accès au pavillon des
expériences, mais elle épie par les trous de serrure, écoute
aux portes et regarde par la fenêtre, recueillant des
renseignements qu’elle transmet à Dziuba2.
Les médecins de Hohenlychen vont et viennent en
voiture. À chaque fois, ils apportent des bactéries dans des
petites fioles, qui sont étiquetées et que Zofia voit plus tard
traîner. Elle voit des tubes de papier, couverts de pus, qui
servent à injecter des bactéries dans les blessures. Grâce à
cela, elle sait quelle patiente a reçu quelle dose.
Les échantillons de sang et d’urine sont analysés au
laboratoire par des étudiantes en médecine, pour certaines
des détenues polonaises, qui font savoir ce qu’elles
apprennent. Par tous ces renseignements, Zofia apprend que
Weronika Kraska a reçu une dose mortelle de tétanos bien
avant de mourir, et qu’Alfreda et Kazimiera Kurowska ont
été infectées de quantités si massives de bactéries de
gangrène gazeuse que leurs corps ne pouvaient se défendre.
Plusieurs jours durant, Zofia suivra la mort de Kazia
Kurowska par un trou de serrure : elle voit la gangrène
gazeuse détruire sa jambe droite puis infecter tout le côté
droit de son corps. Gerda Quernheim, l’infirmière, finit par
mettre fin à ses jours en lui injectant une surdose de
morphine.

Quelques semaines après le début des opérations, Zofia


Mączka trouva un moyen de constituer des dossiers, qu’elle
parvint à cacher avec l’aide d’amies dans l’atelier de
couture. Un jour, elle s’en servirait pour faire condamner les
meurtriers, promit-elle à Dziuba. Celle-ci voudrait le faire
savoir au monde tout de suite, pour arrêter le mal, mais
Zofia ne voit pas comment. Peu après, cependant, l’occasion
se présenta à Maria Bielicka. Rejetée comme « lapin », elle
était encore à l’atelier de reliure dans l’automne 1942.
L’atelier était à côté de l’Effektenkammer où travaillaient
trois filles Tchèques avec lesquelles elle s’était liée d’amitié.
Maria apprit ainsi que les Tchèques renvoyaient souvent
les vêtements des femmes exécutées à leurs familles. Le
système était toujours le même. Les vêtements étaient
descendus des stocks et placés dans une boîte scellée par
des gardes SS. Ceux-ci ne vérifiaient jamais : ils jetaient un
œil à l’étiquette de la boîte et l’expédiaient. La famille
affligée recevait une lettre séparée du commandant du
camp, l’informant que leur fille était morte de causes
naturelles.
Les Tchèques dirent qu’il était possible de faire sortir des
lettres avec les habits. Une ou deux fois, elles avaient même
dupé les gardes en renvoyant les habits de filles qui
n’avaient pas été exécutées, avec des billets cachés à
l’intérieur. « Tout le monde essayait d’aider les Polonaises à
l’époque », raconte Maria.
Tout le monde était choqué par les expériences et redoutait qu’il ne lui
arrive la même chose. Elles m’ont donc demandé si ça me plairait de
renvoyer des affaires à la maison : je pourrais en profiter pour faire passer
à mes parents un message sur ce qu’il se passait. Mes parents faisaient
partie de la Résistance polonaise à Varsovie. Je me suis dit que c’était
l’occasion ou jamais de leur parler du camp.

Dans cette perspective, Maria et quelques amies


dessinèrent une grande carte, indiquant où se trouvait le
camp et sa disposition. « Nous avons parlé des expériences
et des exécutions, et de tout ce qu’il était possible, et les
Tchèques ont glissé les lettres dans le paquet avec mes
habits. Je leur ai dit de tout envoyer, sauf mon manteau et
mes bottes de neige… au cas où… Les gardes ont scellé la
boîte, ont mis le tampon officiel des SS et l’ont envoyée. »
Plus tard, au cours de la guerre, les parents de Maria
furent tous deux capturés et exécutés, si bien qu’elle
n’aurait jamais su comment ils réagirent en recevant le colis
si une amie et voisine de Varsovie n’avait été là quand ils
l’ouvrirent.
« Imaginez un peu ce qu’ils ont dû penser au début,
reprend Maria. Ils ont cru que j’avais dû être exécutée. Mais
mon amie m’a raconté que, quand ils ont trouvé la lettre, ils
ont été ravis que j’aie été assez maline pour faire ça ! »
Maria espérait que ses parents feraient passer l’information
à la Résistance polonaise et qu’elle parviendrait ainsi au
monde extérieur. « Mais pour nous au camp, voyez-vous,
c’était de toute façon une victoire. Bien entendu, nous
voulions parler au monde des crimes, mais notre joie était
aussi d’avoir dupé notre ennemi. Une petite victoire. Une
grande chose, en fait. Parfois, c’étaient des petites choses.
Mais cela nous faisait tenir, nous les détenues. »
Fin octobre, une partie des femmes étaient dans le
pavillon depuis deux mois. Les lits autrefois blancs étaient
maintenant gris et collants. Stefania Łotocka essayait de
tenir sa couverture serrée autour de son cou pour éviter que
la puanteur de sa jambe ne s’échappe. Mais rien n’y faisait.
Ses cheveux emmêlés formaient une sorte de crête au-
dessus de sa tête.
Elles avaient été mutilées, et maintenant elles étaient
abandonnées. Même Oberheuser passait rarement par le
pavillon. Des essaims de mouches se nourrissaient de pus, et
les bandages blancs étaient couverts d’asticots noirs. Elles
allaient mourir de la saleté, sinon d’autre chose, songea
Stefania en voyant les cafards dans les fissures des murs.
Un matin, Oberheuser entra brusquement, et annonça
d’un air important qu’on allait leur faire leur toilette et leur
donner des chemises de nuit propres. Le professeur revenait.
Il ne devait pas arriver avant 14 heures, mais les femmes
furent préparées des heures à l’avance, étendues dans la
salle d’opération sur des planches, « tels des corps à la
morgue ». Chacune portait une chemise de nuit en loques
ainsi qu’une fiche en équilibre sur le front avec les codes
inscrits en beaux caractères gothiques. Les heures passant,
leurs blessures saignaient et leur faisaient mal. Oberheuser
remettait de temps à autre les fiches en place : AI AII, CI CII,
DI DII, EI EII.
C’est en fin d’après-midi que Karl Gebhardt finit par
débarquer avec ses médecins. Tous étaient ivres. D’humeur
à fanfaronner, Gebhardt présenta ses Kaninchen aux autres,
qui s’émerveillèrent du spectacle. « Voyez-moi ça », dit-il,
montrant fièrement les jambes enflées et les blessures
purulentes. Comme il expliquait quelque chose en se
cachant derrière sa main, tous éclatèrent de rire ; une
douzaine d’yeux regardaient, prenant mentalement des
notes3. Ce jour-là, décrit une femme, Gebhardt était « gros,
avec des petits yeux sur un visage pâle et boursouflé. Il
portait des vêtements civils, avec un pull bleu marine ».
Chaque fois que le chirurgien en chef s’approchait de
l’une des femmes, Fischer et Oberheuser se pressaient à ses
côtés, essayant de l’impressionner par leur rapport. Comme
il hochait la tête, Oberheuser « rayonnait de satisfaction »,
le visage « excité et rouge ». Vite las d’Oberheuser et des
patientes, Gebhardt se retira4.
Comme son équipe, Karl Gebhardt avait manifestement
perdu tout intérêt pour ces cobayes. Une fois de plus, ces
résultats ne donnèrent rien. Grawitz, le directeur du
programme expérimental, n’était même pas venu cette fois.
En tout état de cause, Heinrich Himmler, le promoteur des
expériences aux sulfamides, avait trouvé des expériences
plus absorbantes.

Fin octobre 1942, Himmler débordait d’enthousiasme


pour les expériences médicales. Plutôt que des remèdes pour
les blessures essuyées sur les champs de bataille, il demanda
à Sigmund Rascher, autre médecin qui avait ses faveurs, de
trouver le moyen de ramener à la vie les matelots et
aviateurs récupérés dans des mers glaciales. Il avait lu des
choses sur les méthodes employées au fil des siècles par les
communautés côtières pour sauver les équipages naufragés
dans la Baltique. Les gens de la campagne connaissaient
souvent d’excellents remèdes, dit-il à Rascher dans une
lettre, comme les breuvages à partir d’herbes médicinales.
Et Himmler de poursuivre : « J’imagine aussi qu’une
femme de pêcheur pouvait prendre son mari à moitié gelé
au lit avec elle après qu’il avait été récupéré et le réchauffer
de cette façon5. » Il exhorta Rascher à en faire autant, et lui
dit d’utiliser comme source de « chaleur humaine » des
prostituées de Ravensbrück envoyées travailler au bordel de
Dachau. Rascher commença par rejeter l’idée, expliquant
que ça ne marcherait pas. Mais Himmler insista. Rascher
étant un proche et un fervent du projet Héritage ancestral du
Reichsführer, il finit par céder.
Depuis la création, quelques mois plus tôt, d’un bordel à
Buchenwald avec des détenues de Ravensbrück, un autre
avait ouvert à Dachau, là encore avec des femmes de
Ravensbrück. Parmi celles-ci, Rascher reçut 4
« prostituées » pour ses essais.
Il en rejeta cependant une, la trouvant trop « nordique ».
Plus tard, il écrivit qu’elle « présentait des traits raciaux
incontestablement nordiques : cheveux blonds, yeux bleus,
tête et structure du corps correspondantes ».
J’ai demandé à la fille pourquoi elle s’était portée volontaire pour le
bordel. Réponse : « Pour sortir du camp de concentration parce qu’on m’a
promis que toutes les volontaires pour un semestre de bordel seraient
libérées du camp. » Comme j’objectais que c’était une honte de se porter
volontaire pour la prostitution, elle m’a répondu : « Plutôt un semestre de
bordel qu’un semestre de camp de concentration6. »

Rascher ajouta que la femme lui avait aussi parlé de ses


« conditions très particulières » à Ravensbrück, et que son
récit avait été confirmé par d’autres.
Ça blesse mes sentiments raciaux de prostituer aux éléments
racialement inférieurs d’un camp de concentration une fille qui présente
les apparences d’une Nordique pure et qu’on pourrait peut-être remettre
sur le droit chemin en l’affectant à un travail convenable. J’ai donc refusé
d’utiliser cette fille pour les besoins de mes expériences7.

Disposé à utiliser les autres femmes de Ravensbrück,


Rascher monta ses expériences en tenant Himmler informé
de leur progression. Il commença par placer huit détenus
dans un réservoir empli d’eau près du point de congélation
et les y laissa jusqu’à ce qu’ils perdent connaissance. Puis il
retira chacun des hommes pour le placer sous des
couvertures entre deux femmes de Ravensbrück, nues, dans
un lit spacieux. Ordre leur fut donné de se serrer le plus
possible contre le moribond. Les hommes reprirent
rapidement connaissance. Sitôt ranimés, les hommes
saisirent « très vite la situation », suivant l’expression de
Rascher, et « se collèrent aux corps nus des femmes8 ».
La vitesse à laquelle la température du corps des hommes
remontait était à peu près la même que si on les avait
réchauffés sous un monceau de couverture. « Dans quatre
cas, cependant, les hommes eurent un rapport sexuel avec
les femmes9. » La température des hommes glacés monta
plus vite après la copulation. Les expériences avec une seule
femme, plutôt que deux, montrèrent un réchauffement
encore plus rapide, si l’on en croit Rascher, parce que les
inhibitions tombaient et que la femme se blottissait plus près
de l’homme. Dans aucun cas, cependant, le réchauffement
ne fut plus efficace que s’ils avaient été placés dans un bain
chaud. Dans un cas, l’homme fit une hémorragie cérébrale
et mourut.

Début novembre, un certain Ludwig Stumpfegger arriva à


Hohenlychen, mettant fin à tout espoir d’un arrêt des
expériences de Ravensbrück. C’est la disponibilité de
matériaux féminins qui l’avait incité à venir se livrer lui-
même à des essais. Il voulait casser des os et voir s’ils
pouvaient se ressouder tout seuls. Autre favori de Himmler,
Stumpfegger proposa ses expériences à Gebhardt. Les deux
hommes se connaissaient bien pour avoir travaillé ensemble
dans l’équipe médicale allemande des jeux Olympiques de
Berlin, en 1936, mais Gebhardt prétendit ensuite s’être
opposé à ces essais, puisque l’expérience avait déjà été
faite10.
Mais Stumpfegger avait l’aval de Himmler. Le
Reichsführer avait dernièrement fait la tournée des maisons
de convalescence pour soldats blessés et croyait qu’on
pouvait faire davantage pour réparer les os brisés. Il proposa
donc au médecin de faire des expériences sur de jeunes
détenues polonaises de Ravensbrück. Le 2 novembre, Basia
Pietrzyk, danseuse polonaise de seize ans et benjamine du
transport de Lublin, devint ainsi l’une de ses premières
victimes. Basia était mince et gracieuse : ses cheveux et ses
yeux noirs lui avaient valu le surnom de « Poivre » dans le
block des Polonaises. Au cours de l’opération, Stumpfegger
lui retira des bouts de tibia, à droite comme à gauche, puis
replâtra ses jambes jusqu’à l’aine avant de griffonner dessus
le code IA, marquant ainsi le début de sa série d’essais. Et il
emporta les morceaux de tibias de Basia afin de les étudier à
Hohenlychen.
De nouveau, les opérations furent menées en secret, mais
de nouveau, il y eut des fuites. La radiologue polonaise,
Zofia Mączka, continua à observer comme avant, mais cette
fois elle fut même amenée à participer puisque c’est à elle
qu’on ordonna de prendre des radios avant et après chaque
opération.
Au cours des semaines suivantes, des Polonaises toujours
plus nombreuses ayant été appelées au Revier, Zofia
enregistra trois sortes d’opérations : fracture des os, greffe
des os et os broyés. La fracture des os durait trois heures,
pendant lesquelles on cassait le tibia des deux jambes au
marteau sur la table d’opération. Les os étaient replacés –
avec ou sans agrafes –, la plaie recousue et plâtrée. Au bout
de quelques jours, on retirait le plâtre et on laissait les os
cicatriser sans plâtre. Dans d’autres opérations, on retirait le
péroné ou le tibia entier.
Les opérations sur les muscles commencèrent en même
temps, également à l’incitation de Stumpfegger. On
rappelait la victime plusieurs fois. On excisait d’abord un
morceau de muscle au mollet et à la cuisse, puis on enlevait
des morceaux de plus en plus grands lors des opérations
suivantes.
Izabela Rek fut appelée au Revier et elle y vit cinq de ses
amies déjà déshabillées, étendues, le visage tourné face au
mur, un thermomètre dans l’anus. Elle fut bientôt la
sixième. Après l’une de ses opérations, le Dr Rosenthal prit
une aiguille à tricoter sur une table voisine et tarauda une
zone de l’os à nu, pendant qu’Izabela regardait.
Au cours de cette nouvelle série d’expériences, le bruit
des os cassés et broyés, des greffes de muscles sur les os,
parvenait tous les jours de la salle d’opération, accompagné
des sifflotements de Herta Oberheuser, en particulier quand
le Dr Fischer était dans les parages.
Lorsque Maria Grabowska fut conduite à la porte de la
salle de chirurgie, attendant son opération, elle entendit un
bruit de forage à l’intérieur. Au bout d’une heure,
Oberheuser ouvrit la porte, « sa blouse blanche trempée de
sang ». On laissa Maria avec une douleur aiguë, comme si
son tibia avait été percé d’un clou et foré, ce qui était à peu
près le cas. C’était tellement insupportable qu’elle sentait
son cœur se contracter.
Eugenia Mikulska est maintenue par des infirmières
pendant que les médecins lui coupent le tibia, les
anesthésiants n’ayant visiblement pas d’effet. Après
quelques jours, quand elle retrouve la force de regarder sa
jambe, elle voit ses os totalement à nu, du genou à la
cheville, avec des lambeaux de chair verte tout autour.
Emmenée peu après pour de nouveaux pansements, elle
attend près de la salle d’opération et entend hurler son amie
Jadwiga Dzido. Eugenia tente de s’enfuir mais ses jambes
ne la portent pas et elle tombe. Vient une infirmière :
« Pourquoi t’enfuir ? Tu sais bien que tu dois y passer
comme elle et qu’il va te découper aussi. »
Avant de commencer avec Eugenia, Rosenthal remarque
son petit pied et sa forte cambrure, lui demandant si elle est
danseuse classique : « Non, je suis infirmière. – Oh,
Krankenschwester, Krankenschwester [infirmière] », répète-
t-il tout en découpant le muscle à vif. De retour au service,
Eugenia crie « Il n’y a pas de Dieu ! », mais Jadwiga Dzido
crie plus fort : « Donnez-moi une épée, donnez-moi une
épée, je dois me défendre. Toute la Pologne saigne, et je
saigne ! », hurle-t-elle encore et encore.
Jadwiga délire. Elle a aussi une grave hémorragie. Le
sang coule à flots de sa jambe mutilée, bloquée par une
attelle de fer. Eugenia s’extirpe de son lit, boitant et tombant
pour rejoindre Jadwiga. Au troisième essai, elle y parvient ;
se hissant sur le matelas de Jadwiga, elle fait une sorte de
garrot à la jambe de son amie. Mais Jadwiga semble proche
de la fin. Oberheuser entre bientôt et son regard révèle
qu’elle le pense aussi.
Le lendemain, Jadwiga délire encore et s’évanouit.
Eugenia, qui se rétablit, se rend à cloche-pied dans l’autre
chambre pour parler de Jadwiga Dzido aux autres. Quand
elle revient, elle s’arrête à la porte, horrifiée. Oberheuser et
Gerda Quernheim se tiennent au-dessus de Jadwiga, prêtes à
la piquer. « Et je ne cessai de me répéter : “Vous ne devez
pas la tuer.” »
Eugenia et les autres crient alors : « Ne la tuez pas. Elle
ne va pas mourir. » Oberheuser et Quernheim se tournent
vers Eugenia. Silence. Oberheuser écarte la main de Gerda
Quernheim et elles s’en vont.
Eugenia regarde Jadwiga, en pensant que le seul espoir
est qu’elle sorte de son délire. Par miracle, presque au
même instant, elle ouvre les yeux, voit Eugenia et lui dit
tout à fait normalement : « Où suis-je ? Que s’est-il
passé ? »
Au repas du soir, Eugenia la force à manger. Lors du
procès des médecins de Nuremberg, Jadwiga Dzido sera
l’un des quatre lapins polonais à déposer.

Les récits des lapins ne décrivent pas seulement la


boucherie qu’elles ont subie mais éclairent aussi les autres
atrocités commises au Revier dans la même période,
notamment l’habitude prise par les médecins du camp de
faire des injections létales.
Manifestement, les détenues travaillant au Revier
n’étaient pas surprises que les médecins et les infirmières
viennent chercher des seringues pour assassiner les lapins
polonais mutilés. Déjà du temps du Dr Sonntag, la pratique
de piqûres pour tuer les malades était courante, et la
nouvelle équipe médicale – Schiedlausky, Oberheuser et
Rosenthal – trouvait normal de tuer des patientes par
injection de phénol, d’Evipan ou même d’essence. On leur
avait dit à tous que c’était un moyen efficace de se
débarrasser des bouches inutiles11.
Il est évident, concernant les lapins en observation, qu’à
l’automne 1942 les meurtres par injections s’intensifièrent.
Pour une part, parce que Gerda Quernheim, la détenue-
infirmière, était alors autorisée à pratiquer ces injections et
qu’elle en faisait à volonté. Zofia Mączka, la radiologue
polonaise, pensait que Quernheim tuait peut-être ses
victimes « pour les libérer » de leurs souffrances, mais elle
ajouta : « C’était le danger, elle avait perdu conscience de
qui tuer ou pas. »
D’autres membres du Revier étaient convaincus que
Quernheim savait exactement qui tuer et qu’elle assassina
délibérément des détenues en association avec Rolf
Rosenthal. Dans les premiers jours, Rosenthal et Quernheim
pratiquaient ensemble des avortements, et ils continuèrent,
mais à la mi-1942 ils passèrent plus de temps à tuer les
patientes par injections létales. D’après les détenues, cela
semblait leur plaire.
Il devenait habituel d’emmener les détenues à piquer dans
une petite pièce du Revier, appelée le Stübchen. L’infirmière
tchèque, Hanka Housková, se rappela être allée au Stübchen
à l’époque des expériences médicales :
Une petite Tzigane était couchée. Gerda Quernheim et le Dr Rosenthal
se sont penchés sur elle. L’enfant m’a demandé de l’aide, et quand je me
suis approchée, j’ai vu Gerda Quernheim la piquer dans la veine. Le
Dr Rosenthal retenait la main de l’enfant avec un morceau de tube en
caoutchouc. Elle a pleuré et s’est débattue. Le Dr Rosenthal m’a crié de
sortir, car je les gênais : je voulais une injection moi aussi ? Un moment
après, j’entendais encore l’enfant pleurer ; le Dr Rosenthal et Gerda
Quernheim sont revenus vers elle, et s’est produit alors un gloussement
désagréable12.

Peu de temps après, le corps de la Tzigane a été emporté,


couvert de taches bleues.
Milena Jesenská surveillait de très près Quernheim et
Rosenthal. Afin de compter les meurtres, elle avait pris
l’habitude d’ouvrir les cercueils déposés chaque matin dans
la cour du Revier. À la fin de 1942, elle commença à
remarquer les corps de celles qui avaient été tuées, de toute
évidence, durant la nuit. « Elle voyait des traces de piqûres
dans les bras des malheureuses, elle voyait que les mortes
avaient les côtes défoncées, le visage ecchymosé ainsi
que… des trous béants et suspects à la place de certaines
dents13. » La seule détenue autorisée à se déplacer dans le
Revier la nuit était Quernheim. Il devint bientôt évident que
Rosenthal la rejoignait et qu’ils avaient des relations
sexuelles. Puis ils tuaient souvent une détenue « pas
seulement mus par un plaisir pervers. Pendant la journée, ils
choisissaient leurs victimes parmi les malades, celles qui
avaient des couronnes ou des prothèses dentaires en or.
Rosenthal faisait secrètement commerce de cet or14 ».
Les autres aussi avaient conscience que le meurtre par
injection était devenu banal. « J’ai souvent vu Gerda
Quernheim aller au Stübchen avec une seringue », dit
Bozena Boudova, médecin tchèque dont le travail consistait
à préparer les solutions létales. Quernheim n’était pas la
seule à assister le médecin SS dans ses assassinats. « Il n’y
avait pas que les médecins qui faisaient ces injections,
d’autres détenues infirmières aussi. »
Depuis le début de l’automne, les détenues avaient repéré
un autre motif de meurtres par injection : les victimes
étaient souvent des Juives. Fin 1942, Hitler avait décrété
que l’Allemagne devait être désormais Judenfrei – « vidée
des Juifs » ; et Himmler ordonna de même que tous ses
camps sur le sol allemand fussent Judenfrei. L’un après
l’autre, les camps envoyèrent leurs prisonniers juifs à l’Est,
principalement à Auschwitz15.
Pendant les gazages de Bernburg, qui cessèrent au début
de l’été 1942, Ravensbrück avait été largement vidé des
Juives, mais il en était arrivé d’autres, raflées avec de
nouveaux groupes. Certaines étaient étrangères, dont 22
Juives néerlandaises déportées au cours de l’été. À
l’automne, tandis que le camp se préparait à l’évacuation
finale des Juives, des ordres furent visiblement donnés aux
médecins pour accélérer le plus possible la mort des
nombreuses détenues juives pour économiser les frais de
transport. Magdalene Hoffmann, infirmière en chef,
remarqua que les Juives étaient affectées aux travaux les
plus durs, tels que le creusement des fosses : « Elles étaient
souvent malades, les jambes enflées ; les médecins et
infirmières SS n’avaient pas le droit de les soigner. À cette
époque, on commença à les piquer à l’Evipan ; Gerda
Quernheim y prêtait la main16. » Hoffmann confirma
qu’elle-même avait été sommée par Rosenthal de piquer
toutes les Juives atteintes de dysenterie, et toutes moururent.
Dans les premiers jours d’octobre, les 522 dernières Juives
restant à Ravensbrück furent déportées à Auschwitz.

En novembre 1942, les expériences médicales étaient


entrées dans une nouvelle phase, et le Revier atteignit de
nouveaux degrés dans l’horreur. D’abord, fut pratiquée sur
les Polonaises une seconde série d’expériences avec les
bactéries. Peu après, des détenues d’autres nationalités
furent conduites au service des expérimentations : des
femmes prises au hasard – Ukrainiennes, Tchèques,
Allemandes –, les unes jeunes, les autres âgées. Les
infirmières les appelaient « les folles », mais personne ne
semblait savoir vraiment pourquoi elles étaient là. Les
Polonaises essayèrent de se lier avec elles.
Dans le groupe, se trouvait une Russe dont la peau,
marquée d’engelures, était devenue noire, mais elle ne
parlait pas. Il y avait aussi une petite femme frêle qui
reculait et tremblait violemment dès qu’on approchait
d’elle. C’était une Yougoslave, découvrirent les lapins : son
mari avait été abattu sous ses yeux. Et il y avait une vieille
Allemande, une « verte », qui était en fait une cantatrice.
De l’avis général, elle avait dû être une grande beauté à
son heure. Les bons jours, elle chantait un aria ou deux pour
les autres et donnait son pain. Mais le plus souvent,
d’humeur morose, elle criait : « Hitler kaputt ! » ou « Heil
Hitler ! » et se cachait sous ses draps en riant.
Puis, l’une après l’autre, les jeunes du groupe des
« folles » furent emmenées, et le bruit courut qu’elles
étaient destinées à des « expériences spéciales ». C’est
Stumpfegger, parfois assisté de Fischer, qui pratiquait ces
interventions dont l’objet était d’amputer des membres
entiers. La victime était carrément tuée par injection sur la
table d’opération et les membres emballés dans des draps
chirurgicaux puis envoyés à Hohenlychen.
Une des premières victimes des « expériences spéciales »
fut une jeune Ukrainienne, du nom de Hania17. Celle-ci
raconta aux Polonaises qu’elle avait été astreinte au travail
forcé en Allemagne et qu’elle avait dû rester des heures sur
le sol froid et humide d’une usine, déclenchant une
inflammation des hanches qui l’empêchait de travailler.
Aussi avait-elle été envoyée ici. C’était néanmoins une fille
robuste, qui ne voulut pas de sédatif et essaya d’écarter
Rosenthal sous les yeux des Polonaises. Quand il approcha
d’elle avec son aiguille, elle se débattit si fort que Rosenthal
dut appeler l’infirmière allemande, Dora, mais Hania
continua de leur résister.
Elle s’accrochait aux côtés du lit pour les empêcher de la
mettre sur le brancard. Comme elle s’arc-boutait pour
repousser Rosenthal, celui-ci perdit patience, la frappa de
toutes ses forces au visage et l’empoigna par les cheveux en
criant « Ukraine ! Ukraine ! ».
Elle continua de résister. Rosenthal la saisit par le col de
sa chemise de nuit et la jeta sur le brancard. Horrifiée, Dora
avait reculé, et elle sortit précipitamment.
Alors qu’on l’emmenait ligotée, Hania pleurait et appelait
sa mère. Elle ne devait jamais revenir. Dora, en revanche,
retourna au pavillon quelque temps plus tard et dit aux filles
de Lublin qu’elle avait honte d’être allemande et qu’elle ne
voulait plus travailler ici. Elle quitta bientôt le camp. Peu
après, on retira une clavicule à une seconde Ukrainienne.
Comme si cette scène n’était pas assez macabre, des
détenues s’aperçurent que Fischer et d’autres médecins
chargeaient dans leurs véhicules des membres entiers, à
peine cachés sous des couvertures, et les emportaient à
Hohenlychen. Quelques heures après qu’on eut emmené
Hania, la radiologue Zofia Mączka vit dans une voiture à
destination de Hohenlychen le Dr Fischer qui tenait une
jambe enveloppée dans un drap.
Lors de son procès, le chirurgien en chef Karl Gebhardt
tenta une fois encore de nier avoir été mêlé à ces opérations,
allant jusqu’à évoquer « ces détenues de Ravensbrück qu’on
ne cesse de me renvoyer à la figure, je ne sais pas
pourquoi ». Il prétendit aussi que seul Stumpfegger s’était
livré à ces « expériences spéciales », dans le prolongement
de ses opérations sur les éclats, et directement sur ordre de
Himmler. Le Reichsführer avait entendu parler des
recherches d’un médecin russe de Kiev qui transplantait des
membres entiers, ou des morceaux de membres, et il voulait
que Stumpfegger copie cette technique. Gebhardt assura ne
rien savoir de plus18.
Stumpfegger s’étant suicidé à la fin de la guerre, et toutes
les victimes de ses « expériences spéciales » étant mortes,
on n’aurait jamais rien su de ces cas sans le témoignage de
Zofia Mączka et d’autres détenues.
Cependant, le témoignage de Fritz Fischer au procès fut
aussi capital. Lors du contre-interrogatoire, en effet, il admit
avoir pris part à au moins une des « opérations spéciales »
tout en affirmant s’y être opposé « pour des raisons
médicales et humanitaires ». Mais Gebhardt lui ayant donné
l’ordre d’opérer, il n’avait pas le choix.
L’opération concernait un jeune Allemand hospitalisé à
Hohenlychen et atteint d’une tumeur qui lui avait coûté une
omoplate et une clavicule. Le but était de lui greffer
l’omoplate d’une « folle » de Ravensbrück pour lui
« assurer une bonne chance de survivre19 ».
L’omoplate devait être prélevée sur une femme
handicapée par l’amputation antérieure d’une main.
Initialement, c’était Stumpfegger qui aurait dû réaliser
l’opération, mais Fischer en fut chargé à la dernière minute.
La cour apprit ainsi que Fischer avait prélevé l’omoplate
à Ravensbrück et tué la victime par injection létale, puis
s’était rendu à Hohenlychen avec l’os enveloppé d’une
couverture et l’avait remis à Gebhardt. Au juge qui lui
demandait si le membre appartenait à un homme ou à une
femme, Fischer répondit qu’il n’en savait rien : « le sujet »
était couvert au cours de l’opération.
À Hohenlychen, aidé de Stumpfegger et d’un autre,
Gebhardt greffa l’omoplate. Le patient mourut plus tard. Au
cours du procès, l’identité de la victime ne put être établie,
et la cour enregistra seulement que l’omoplate avait « été
retirée à une malade mentale du camp ».
Tout au long de l’hiver, d’autres « folles » furent amenées
au pavillon des expériences. Un jour, l’une d’elles, une
Tchèque, cria si fort que le lapin polonais Stanisława
Czajkowska, revenant tout juste de l’opération, se réveilla
de l’anesthésie en demandant : « Qu’est-ce qui se passe ?
Qu’est-ce qui se passe ? » Les hurlements de la Tchèque
exprimaient « un désespoir, une douleur et une révolte
indicibles », racontera-t-elle plus tard20.
Les Polonaises apprirent ensuite que cette Tchèque venait
de Lidice, le village tchèque totalement rasé par les
Allemands. Les lapins trouvèrent le moyen de communiquer
avec elle et apprirent que, au cours de l’assaut, sa maison
avait été incendiée avec ses enfants à l’intérieur. Ils avaient
appelé leur mère au secours, mais les Allemands avaient
refusé de la laisser y aller.
Apprenant cela, les lapins furent emplis de pitié et
essayèrent de se lier d’amitié avec elle. À l’époque, elles
n’avaient pas idée de tout ce qu’elles avaient en commun
avec cette mère tchèque. La destruction de son village et le
massacre de sa famille, suivis de sa mutilation entre les
mains de médecins SS, étaient le résultat direct de la mort
de Reinhard Heydrich.
15
Guérison
La dernière chose dont se souvenait Stefania Łotocka,
avant sa première anesthésie, c’était la vue des feuilles
cuivrées que le vent soufflait devant la fenêtre de
l’infirmerie. De longues semaines plus tard, quand elle se
réveilla pleinement, elle vit des flocons de neige sur le
même carreau. C’était début décembre, elle commençait à
se rétablir. Pour la première fois depuis son ouverture, le
pavillon des lapins semblait paisible. Même Krysia,
l’écolière à lunettes, avait cessé de pleurer.
Krysia faisait partie du dernier groupe de détenues de
Lublin appelées à subir des opérations bactériologiques ; par
la suite, il n’y eut plus de hurlements, seulement des pleurs.
Stefania, dans le lit voisin, écoutait Krysia nuit après nuit.
L’adolescente délirait, et sa jambe enflait tellement qu’elle
paraissait devoir éclater d’une minute à l’autre. Malgré tout,
elle ne criait pas, mais sanglotait « comme une petite fille à
qui on a fait du mal, et qui appelle sa mère au secours »,
observe Stefania. « J’ai pris sa main qui pendait mollement
du lit et l’ai embrassé. Et à ma grande surprise, Krysia s’est
arrêtée de pleurer. »
Les expériences n’étaient pas terminées. Quelques
femmes subissaient encore des opérations à répétition. Mais
on ne faisait plus guère venir de nouveaux lapins polonais,
et celles avec qui on en avait terminé étaient maintenant
délaissées, « telles des blessées de guerre oubliées ».
Réduites à se soigner elles-mêmes, elles faisaient sortir le
pus et retiraient les corps étrangers de toutes sortes : faïence,
bande de feutre, bouts de verre et échardes de bois.
Elles s’entraidaient. Quand Izabela Rek suffoqua et que
son visage bleuit, ses amies lui ouvrirent la bouche avec une
fourchette et lui sortirent la langue. À l’extérieur, les
Polonaises du camp avaient désormais créé un comité de
secours ; chaque lapin avait une « mère » polonaise chargée
de veiller sur elle. Habituellement, les « mères »
travaillaient aux cuisines ou à la cantine et avaient accès à
des suppléments qu’elles passaient discrètement au Revier.
Les femmes remarquèrent que leur jeune peau cicatrisait ;
la chair coupée, enserrée dans le plâtre, se refermait toute
seule. À la mi-décembre, Eugenia Mikulska retrouva
l’appétit. Quelqu’un frappa à la fenêtre et lui passa un bol
de petit-lait, qu’elle engloutit. « Un petit miracle ! » Et elle
osa penser que le pire était passé. Irena Krawczyk se rendit
compte qu’elle tenait sur sa jambe opérée : « Un moment de
joie pour mes compagnes de pavillon et moi – l’une des plus
grandes expériences de ma vie. »
Certaines parlaient de prendre le train et de rentrer en
Pologne avec leurs béquilles. D’autres disaient qu’elles
pourraient s’estimer heureuses de regagner leur block, et
que mieux valait tirer un trait sur la Pologne. Le block
semblait à mille lieues du Revier. Chaque fois qu’on ouvrait
une fenêtre, soufflait un vent glacé, et elles tendaient toutes
la tête pour respirer l’air, « tel un élixir ».
Izabela Rek commença à rêver de retourner au block :
« Ce sera comme de rentrer à la maison. » Toutes
comprenaient ce qu’elle voulait dire, tout en sachant les
choses terribles qui s’y passaient encore. Les exécutions
n’avaient jamais cessé.

Une des femmes près de la fenêtre du Revier aperçut une


fille tambourinant aux portes de l’Effektenkammer et
réclamant sa mère. Ce matin-là, la mère de Kazimiera
Pobiedzińska avait été appelée nach vorne et envoyée au
magasin récupérer ses vêtements1. L’adolescente apprit ce
qui était arrivé et se précipita à l’Effektenkammer, mais sa
mère avait déjà été exécutée. La rumeur courut que Johanna
Langefeld – revenue depuis peu au camp – avait essayé de
l’aider.

Après avoir été six mois gardienne-chef de la section des


femmes à Auschwitz, Johanna Langefeld fut de retour en
octobre 1942 à Ravensbrück où elle reprit ses anciennes
fonctions d’Oberaufseherin. La raison de son transfert ne
laisse pas d’intriguer. En juillet, lors de la visite de Himmler
à Auschwitz, il n’avait pas été question de son départ. Au
contraire, alors qu’elle-même avait demandé son transfert,
sous prétexte que Höss refusait d’accepter son autorité, il
avait rejeté sa demande. Höss, pour sa part, avait demandé à
Himmler de remplacer la gêneuse, mais le Reichsführer
n’avait rien voulu entendre.
Après la visite de juillet, suivant les Mémoires de Höss,
la situation de la section des femmes était allée de mal en
pis – largement du fait des nouveaux pouvoirs que Himmler
avait donnés aux Kapos. Lors de sa visite, le Reichsführer
avait précisément ordonné de les encourager à « se défouler
sur les détenues », notamment les Juives. Par la suite,
raconte Höss, alors que la section des femmes d’Auschwitz
s’étendait, « ces Kapos sans scrupule prirent le dessus,
créant un système d’autonomie des détenues2 ».
Aux premiers jours d’octobre 1942, la brutalité des Kapos
atteignit un paroxysme de manière plus atroce encore que
Höss ou Himmler ne l’avaient envisagé. À dix-sept
kilomètres d’Auschwitz, le petit village de Budy avait été
transformé en camp satellite. Quatre cents femmes, dont
beaucoup d’intellectuelles, enseignantes et artistes juives
françaises, mais aussi des Russes et des Ukrainiennes, non
juives, étaient logées dans une école déserte et travaillaient
à assécher un marais sous la garde de nombreuses recrues
de Ravensbrück. Les conditions étaient effroyables. Chaque
jour, les gardes SS poussaient les femmes Kapos à frapper
les détenues juives. L’une des Kapos, l’ancienne prostituée
Elfriede Schmidt, envoyée à Ravensbrück en 1939, avait
une liaison avec un des gardes SS et était la meneuse des
« cogneuses ».
Au début du mois, une émeute éclata à Budy, suivie d’un
massacre. Un officier SS, Pery Broad, a raconté ce qu’il a
vu dans des notes prises sur place :
Sur le sol, derrière et à côté de l’école, des douzaines de corps de
femmes mutilés et couverts de sang séché sont étendus pêle-mêle, et
toutes ne portent que la chemise pouilleuse des détenues. Parmi les
cadavres, quelques femmes à moitié mortes se contorsionnent. Leurs
gémissements se mêlent au bourdonnement d’essaims de mouches qui
tournent au-dessus de mares de sang poisseux et de crânes fracassés,
produisant une sorte de chant étrange qui a d’abord dérouté ceux qui sont
allés sur place3.

Höss vint en inspection : « Je les vois encore aujourd’hui


participant au massacre de Budy. Je ne crois pas que les
hommes soient capables d’atteindre un tel niveau de
bestialité. Je frissonne en me rappelant comment elles
étranglaient les Juives françaises, comment elles les tuaient
à coups de hache et les déchiraient en lambeaux4. » Broad
insinua que le massacre avait été mis en scène par les Kapos
pour cacher leurs sévices, qui étaient allés trop loin. Il existe
une autre explication : que les détenues, se trouvant hors les
murs du camp, aient cru avoir une chance de fuir et se soient
lancées dans une révolte désespérée qui aurait été écrasée.
Quoi qu’il en soit, le carnage fit scandale parmi les SS.
Alors même que plus d’un millier de femmes mouraient
chaque semaine dans les chambres à gaz d’Auschwitz-
Birkenau, la tuerie improvisée de 150 femmes hors du
camp, à Budy, fut jugée inacceptable dans les rangs SS,
parce qu’il montrait que l’ordre s’était effondré, qui plus est
parmi les femmes. Höss avait besoin de boucs émissaires, et
6 des Kapos présentes à Budy furent sommairement
exécutées.
Langefeld n’était peut-être pas au camp au moment du
massacre ; elle assura par la suite qu’elle était absente, se
remettant d’une blessure. Il est cependant frappant de
constater que son renvoi du poste de gardienne-chef
d’Auschwitz et son retour à Ravensbrück aient suivi de
quelques jours seulement le massacre. D’après Danuta
Czech, auteur de l’Auschwitz Chronicle, le massacre de
Budy se produisit le 5 octobre 1942. Le 8, « les SS-
Oberaufseherin des camps de concentration d’Auschwitz et
de Ravensbrück furent permutées. Langefeld retourna à
Ravensbrück après des discussions/désaccords avec Rudolf
Höss, le commandant d’Auschwitz. Maria Mandl arriva à
Auschwitz ».
La peur de mutineries dans les camps de concentration
était forte. Budy a pu finalement convaincre Himmler du
bien-fondé des protestations de Höss : Langefeld ne faisait
pas l’affaire à Auschwitz ; il fallait la remplacer par une
femme plus à la hauteur de la situation. Ce fut Maria Mandl,
déjà surnommée « la bête » à Ravensbrück.

De retour au camp en octobre 1942, Langefeld vit que


bien des choses avaient changé. En son absence, Max
Koegel avait été affecté au camp de la mort de Majdanek, et
une nouvelle équipe SS mise en place. Le nouveau
commandant était Fritz Suhren, ancien de Sachsenhausen.
Mince, élégant, blond et couvert de taches de rousseur,
Suhren, âgé de trente-quatre ans, était né près d’Oldenburg,
en Basse-Saxe, et avait d’abord été marchand de textiles. Il
était connu dans la SS comme un bureaucrate, qui aimait
faire les choses dans les règles5. Il y avait aussi un nouveau
chef de la Gestapo : Ludwig Ramdohr, dont la première
tâche à Ravensbrück fut d’enquêter sur la corruption SS,
notamment dans les ateliers de fourrure, en sorte qu’il était
détesté des détenues comme des SS6.
Le camp était plus grand, gonflé par l’arrivée de main-
d’œuvre servile de l’Est. Partout, la terre était retournée par
des équipes de détenus, hommes ou femmes, qui
construisaient de nouveaux baraquements dans le secteur
industriel, à l’arrière, et de nouveaux logements près du mur
sud.
Le plus frappant pour Langefeld dut être la présence, à
l’extérieur, de la nouvelle entreprise Siemens appelée
Siemenslager (« Camp Siemens »). En son absence, une
usine de pointe, entourée de barbelés électrifiés, avait
poussé sur une hauteur, à huit cent mètres du mur sud.
Achevée en à peine dix semaines, l’usine avait prélevé son
tribut mortel sur les centaines de détenus venus de camps
pour hommes, dont un grand nombre dernièrement
transférés spécialement de Buchenwald pour construire le
Siemenslager. Pour tenir les délais, ils furent atrocement
maltraités, astreints à couper des arbres, creuser des fossés
d’écoulement et hisser les matériaux. Les délais furent
tenus, mais 300 travailleurs trouvèrent la mort tandis que
300 autres, trop affaiblis pour continuer, furent expédiés à
Dachau dans un transport de malades7.
Quand les premières femmes commencèrent à travailler
dans les baraquements le 25 août 1942, Siemens & Halske
rejoignit les trois autres grands industriels allemands – IG
Farben à Auschwitz, Steyr-Daimler-Puch AG à Mauthausen
et Heinkel à Sachsenhausen – qui utilisaient déjà la main-
d’œuvre servile des camps de concentration. La société fut
si satisfaite de sa nouvelle usine de Ravensbrück que Rudolf
Bingel, membre de Siemens dans le cercle d’amis de
Himmler, écrivit au Reichsführer SS pour le remercier
chaleureusement. Sa bonté envers Siemens lui inspirait une
« joie particulière », écrivit Bingel, qui promit de rendre
service à Himmler à tout moment.
En octobre, au retour de Langefeld, Siemens employait
déjà près de 200 femmes. La sortie du camp de ce groupe
qui tournait ensuite à gauche, vers la colline de Siemens,
était déjà une vue familière à tous, à Ravensbrück. À midi,
les femmes rentraient pour la soupe, puis repartaient pour ne
revenir qu’en fin de journée.
La plupart des femmes furent ravies de se voir offrir du
travail à la nouvelle usine. Après des mois de durs labeurs, à
pousser et tirer des charrettes « comme un cheval, voir cette
usine lumineuse, propre et chauffée m’a coupé le souffle »,
rapporte la communiste allemande Rita Sprengel. Dans la
Halle – ainsi appelait-on les baraquements de l’usine –
étaient disposées des rangées de tables propres avec des
machines étincelantes où les femmes enroulaient du mince
fil de cuivre sur des bobines, assises sur des sièges réglables
avec dossier et accoudoirs. « Bien entendu, ajoute Rita, ce
confort n’était pas pour le bien-être des détenues. » Dans
son idée, les bobinières eussent été bien moins efficaces
sans cela et, de toute façon, les fils devaient être maintenus
à la température ambiante pour être suffisamment souples et
enroulés sur les bobines. Ces éléments de confort n’en
étaient pas moins réjouissants et « retardèrent notre fin ».
De surcroît, au départ, la discipline à Siemens était moins
rude. S’il y avait bien une gardienne SS de service à
l’intérieur de chaque Halle, la responsabilité du maintien de
l’ordre était partagée avec les cadres de la société, pour la
plupart venus du siège berlinois de Siemens et dépourvus de
toute expérience des camps de concentration. De ce fait, les
gardiennes se retenaient un peu et, en tout cas dans les
baraquements de l’usine, cognaient moins volontiers. Dans
leur frustration, cependant, certaines gardiennes se
déchaînaient sitôt les femmes sorties. Un jour qu’elle
attendait avec d’autres de rentrer au camp principal, une
Bulgare de dix-neuf ans, Georgia Tanewa, voulut lire un
vieux journal qui emballait des pièces de machine entassées
sur une étagère. « J’ai oublié un instant où j’étais quand une
gardienne m’est tombée dessus et m’a cassé la figure. »
Satisfaite des premiers chiffres de production, Siemens
recruta tout de suite d’autres femmes en commençant par les
jeunes, du moment qu’elles avaient une bonne vue et
réussissaient certains tests. Un des Meister (contremaîtres)
civils de Siemens, Richard Lombacher, expliqua les tests à
Rita Sprengel alors qu’il accompagnait les femmes au
travail.
Il a dit qu’il se servait de pinces pour voir si les femmes savaient plier
un fil mince. Ou ses hommes appelaient tout un block et demandaient aux
femmes de tendre les mains. Puis les Meister parcouraient les rangs,
regardaient les détenues pour voir si elles étaient jeunes et agiles et
s’assuraient que leurs mains ne tremblaient pas. Ils cherchaient les peaux
sèches et lisses ainsi que les doigts fins et droits.

Siemens sauta aussi sur les femmes qui avaient des


compétences administratives pour les employer comme
secrétaires et comptables. L’une des toutes premières
détenues choisies fut Grete Buber-Neumann, qui devait
travailler directement pour le directeur de l’usine, Otto
Grade. Entré comme apprenti chez Siemens à dix-neuf ans,
Grade, qui en avait maintenant trente-huit, avait gravi les
échelons pour être nommé directeur de l’usine de
Ravensbrück, moyennant une promotion et une hausse de
salaire considérables. Travaillant dans le bureau de Grade,
Grete se rendit rapidement compte des qualités qui lui
avaient valu ce poste : il comptait le moindre pfennig et
vérifiait que les détenues travaillaient assez dur pour
justifier leur « salaire ». « Chaque détenue avait un “bulletin
de paie” où étaient calculés le volume de travail effectué de
même que le salaire y correspondant », rappela-t-elle8.
Bien entendu, rajoute Grete, Siemens ne versait pas de
salaire aux détenues, qui ne touchaient rien. L’argent
qu’elles étaient censées gagner était versé directement aux
SS qui les louaient comme esclaves. Suivant les termes de
leur contrat, Siemens payait aux SS environ 40 pfennigs par
heure travaillée. Malgré cela, l’entreprise en voulait plus
pour son argent et pratiquait les primes d’encouragement. Si
une détenue dépassait son quota de bobines, elle recevait un
coupon d’une valeur de 1 Reichsmark qu’elle pouvait
dépenser à la boutique du camp. Si elle tombait sous le
quota, Grade donnait l’ordre à une gardienne de la gifler. Si
cela ne marchait pas, il envoyait un rapport à l’office du
travail du camp principal, signalant que la femme ne valait
rien et qu’il fallait la remplacer. En conséquence, elle était
renvoyée et probablement internée au bunker et/ou recevait
vingt-cinq coups, et une nouvelle ouvrière devait se
présenter le jour suivant.
Toutes les détenues rejetées étaient enregistrées dans le
rapport mensuel de Grade, bilan du renouvellement des
détenus adressé au siège social de Siemens à Berlin. Le
rapport devait mentionner que telle femme « ne convenait
pas » ou « était rappelée par l’office du camp principal ».
Grade n’hésitait pas à faire de tels rapports, dit Grete.
C’était un meneur d’esclaves et il passait sans doute pour
une perle rare aux yeux des SS. Sa principale motivation
était sa crainte d’être envoyé au front. « Il eut d’ailleurs
droit à un sursis aussi longtemps qu’il s’avéra indispensable
à l’entreprise Siemens9. » S’il se révélait efficace et assurait
une forte production, Siemens pouvait lui obtenir une
exemption.
À la fin de l’année, Grade avait manifestement fait du
bon travail, car l’usine de Siemens s’étendit encore et, de sa
fenêtre dans le bureau du directeur, Grete voyait un groupe
de détenues à l’œuvre. Les conditions de ces ouvrières
étaient si épouvantables que plusieurs tentèrent de
s’échapper. « Durant mon bref passage chez Siemens, la
garde signala cinq liquidations pour “tentative de fuite” – et
ce, dans une seule colonne10. »

Grete ne travailla à Siemens qu’une courte période car,


peu après son retour, Johanna Langefeld la réclama auprès
d’elle. Il y avait eu un tel afflux de Russes depuis son départ
que Langefeld avait besoin d’une interprète ainsi que d’une
bonne sténographe. Grete était les deux. Dans le bureau de
Langefeld, elle était en position d’observer
l’Oberaufseherin plus près que jamais ; elle remarqua qu’à
son retour d’Auschwitz Langefeld était « en mauvais état ».
« Elle avait des habitudes névrotiques, écrit Grete. Elle
époussetait nerveusement sa robe. […] Avant d’entamer une
phrase, elle se raclait longuement la gorge, faisait
machinalement le geste d’écarter les cheveux de son front.
Parfois, on voyait son regard se perdre dans le lointain et,
emportée par ses pensées, elle oubliait d’achever la phrase
qu’elle venait de commencer11. » Elle regardait fixement
par la fenêtre pendant plusieurs minutes.
En tant que chef des gardiennes, elle devait de nouveau
assister aux flagellations, un devoir que de toute évidence
elle détestait plus que tout.
Ce qui semblait la perturber le plus depuis son retour,
cependant, c’étaient les dernières horreurs perpétrées par le
Dr Rosenthal et Gerda Quernheim, que Grete lui rapporta.
Grete en connaissait les détails car tous les soirs Milena
Jesenská revenait de son bureau au Revier pour rejoindre le
châlit qu’elle partageait avec elle au Block 1 et lui décrivait
ce qu’elle avait vu. Une fois, Milena entendit le cri d’un
nouveau-né derrière la porte et l’ouvrit pour découvrir un
bébé bien portant « frétillant […] entre les jambes de sa
mère12 ». Quernheim était absente, et un enfant en bonne
santé était né vivant à terme – quelque chose de rare. Mais
les cris du bébé cessèrent sitôt que Quernheim le noya dans
un baquet. Puis, début décembre, Quernheim fut elle-même
enceinte d’un enfant de Rosenthal et il l’avorta13.
L’année tirant à sa fin, Milena était de plus en plus
persuadée que Rosenthal, avec l’aide de Quernheim, tuait
des détenues et vendait leurs plombages en or.
« Épouvantée », Milena supplia Grete d’en parler à
Langefeld, dans l’espoir qu’elle pourrait intervenir. Grete
trouva le courage nécessaire et transmit ce que Milena lui
avait dit à Langefeld qui « fit une crise d’hystérie, hurlant à
tue-tête : “Ces médecins SS sont le même genre de
criminels que le commandant du camp et ses hommes.” »
Grete demanda, hésitante : « S’il en est ainsi, pourquoi
diable travaillez-vous ici, y êtes-vous surveillante-chef ?
Partez donc ! » À quoi Langefeld répliqua qu’elle devait
rester pour tenter « au moins d’empêcher le pire14 ».
Au demeurant, Langefeld n’hésitait pas à remplir de
nouvelles listes de Juives à expédier vers l’est, alors qu’elle
savait mieux que personne ce qui leur arriverait. Depuis que
Langefeld avait quitté Ravensbrück, le camp avait été
entièrement « nettoyé » des Juives, envoyées à Auschwitz,
et leur block avait été fermé. Toutefois, des petits groupes
de Juives – isolées ou en groupes – continuaient d’arriver de
manière aléatoire avec d’autres transports. Elles étaient
alors renvoyées directement à Auschwitz, si bien que
Ravensbrück était devenu une sorte de camp de transit pour
les Juives.
Il incombait désormais à Langefeld de dresser les listes
de transport des Juives, lorsqu’elle prononçait leurs noms,
« la haine se lisait sur son visage, déformait sa voix ». Un
jour, Langefeld dit à Grete : « Auschwitz est la chose la plus
horrible qu’un être humain puisse imaginer », mais elle ne
dit mot des crimes commis contre les Juifs. Et d’ajouter :
« Je ne peux pas me pardonner d’avoir laissé là-bas les
Témoins de Jéhovah que j’y ai conduites. Ma seule
consolation est que Teege et Mauer au moins soient
sauvées15. »
De retour d’Auschwitz, Langefeld paraissait encore
admirer le Führer ainsi que le Reichsführer SS. Dans le
même temps, cependant, elle ne cachait pas sa haine des
subalternes SS, et la nouvelle meute de Ravensbrück lui
paraissait pire que la précédente. Les SS lui mettaient sur le
dos tout ce qui n’allait pas. Au cours de l’hiver, deux
Polonaises travaillant aux cuisines s’enfuirent en se cachant
dans des poubelles chargées sur un camion. L’une d’elles fut
reprise et enfermée au bunker ; l’autre aurait été abattue en
traversant la frontière. Ramdohr reprocha à Langefeld son
laxisme aux cuisines tenues par des « sales Polonaises ».
Langefeld, ajoute Grete, était une femme « étrange »,
capable de chaleur humaine. Pour une Tzigane « qu’elle
avait déjà connue au camp de Lichtenburg », Langefeld
trouva « les mots de consolation les plus affectueux, à vous
fendre le cœur16 ». Grete remarqua aussi qu’à la différence
des SS Langefeld était accessible à la persuasion et que cela
pouvait être utile. Une fois, on amena dans son bureau une
asociale accusée d’avoir volé un chou-rave. Si la chose était
prouvée, cela lui vaudrait le bunker :
— Vous avez vraiment volé ce chou-rave ? demande la surveillante-
chef.
L’accusée fond en sanglots et finit par répondre :
— Si vous saviez comme j’avais faim, madame la surveillante-chef !
— Et si tout le monde se met à voler des choux-raves, que nous
restera-t-il à manger ?

Langefeld la congédia. Grete en appela à son bon cœur,


expliquant : « Je connais X, j’étais dans le block des
asociales avec elle. Elle est au bout du rouleau et ne
survivra pas au bunker. […] La surveillante-chef ne répond
rien, elle fait quelques mouvements convulsifs de la tête
puis déchire brusquement le rapport et le jette dans la
corbeille à papier17. »
Langefeld gardait toujours la plus grande sympathie pour
les Polonaises. À son retour d’Auschwitz, elle se montra
particulièrement touchée par les Kaninchen, dont le sort
suscitait la compassion de tout le camp.

Fin 1942, les détenues apprirent qu’elles pouvaient


recevoir pour la première fois des colis de vivres de leurs
familles. La nouvelle fut accueillie avec allégresse. Jusque-
là, seules quelques privilégiées avaient pu recevoir des colis
de leurs familles, et la nourriture n’était pas autorisée.
L’idée venait de Himmler. Si les détenues devaient travailler
pour soutenir l’effort de guerre, elles avaient besoin d’une
meilleure nourriture ; et il était dans l’ordre des choses que
les familles y pourvoient. Comme d’habitude, Himmler
avait mis sa touche personnelle. Le contenu des paquets
devait être mangé dans les deux jours, sous peine d’être
confisqué (peut-être pour empêcher la vermine). Tout SS
coupable de vol serait condamné à mort.
Les lapins polonais entendirent parler pour la première
fois de ces colis quand leurs amies leur firent passer des
gâteries en douce. Une amie tchèque apporta à Maria
Grabowska un peu de sucre qu’elle saupoudra sur son pain.
À la mi-décembre, Pelagia Maćkowska avait reçu le premier
colis des siens, dont un pull-over chaud tricoté par sa sœur.
Oberheuser et les infirmières vinrent admirer les trésors18.
Les paquets contenaient non seulement des articles luxe
comme du pain maison, des gâteaux et du sucre, mais aussi
des lettres cachées, voire la photo d’un enfant qu’elles
n’avaient pas vu depuis des années. Dès lors, surtout à
l’approche de Noël, les lapins se reprirent à penser à leurs
foyers.
Le 24 décembre, la soupe fut servie de bonne heure, car
le personnel avait une permission pour la fête. La
conversation tourna autour des Noël en famille. Un petit
coup à la fenêtre, et soudain une amie, Halina, se retrouva
parmi les femmes et les embrassa, ses joues glacées contre
les leurs. C’est seulement après son départ qu’elles
découvrirent qu’elle leur avait laissé un petit gâteau fait de
pain, de margarine et de confiture. Au-dessus, il y avait un
lapin en confiture. Les lapins se réjouirent de ce cadeau de
Noël si astucieux, mais l’excitation fit monter la fièvre. Pour
aller chercher de l’eau, Pelagia s’extirpa de son lit avec ses
« bottes » de plâtre blanc, qui virèrent aussitôt au rouge.
Elle se remit au lit en criant, laissant des traînées de sang sur
le sol.
Au Nouvel An, plusieurs lapins furent jugés assez en
forme pour regagner leurs blocks : ainsi de Stefania
Łotocka, qui reçut ses vêtements et une paire de béquilles.
Stefania réussit tant bien que mal à sortir du Revier, mais à
la porte l’air glacé la frappa : elle perdit connaissance et
s’affala. Redoutant qu’une garde ne la roue de coups de
pied, elle s’enroula autour de ses béquilles en pensant : « Je
vais juste essayer de me mettre aussi à l’aise que possible »,
quand une femme apparut au-dessus d’elle, la prit
délicatement sous les bras et la conduisit au block. C’était
Rosetta, la Blockova des Polonaises. La chaleur de son
corps ranima Stefania19.
À la mi-janvier, arriva enfin l’annonce tant attendue par
les lapins polonais : Herta Oberheuser leur fit savoir qu’il
n’y aurait plus d’opérations expérimentales. Un jour ou
deux plus tard, le commandant, Fritz Suhren, vint
personnellement le confirmer et donner une autre nouvelle :
deux femmes, Maria Gnaś et Janina Pajączkowska, allaient
être libérées. Il avait un regard vitreux, « comme si nous
n’étions pas dans la pièce, puis il s’éclipsa ». Toutes
regardèrent Maria et Janina, dont les blessures
commençaient à peine à cicatriser, et toutes, y compris les
deux filles, se rendaient bien compte qu’elles n’avaient
aucune chance de rentrer chez elles. Une des employées de
Langefeld se présenta avec des papiers déclarant qu’elles
étaient libres et qu’elles devaient « rentrer directement à
Lublin ».
« Mais nous ne pouvons même pas marcher », protesta
Janina, angoissée.
Quelques jours plus tard, toutes deux furent emmenées. –
apparemment libérées. Mais Dziuba Sokulska eut bientôt
d’autres échos. Dziuba prit contact avec une amie polonaise
du Schreibstube, laquelle lui dit avoir vu un feuille avec les
noms des femmes et, à côté de chacun d’eux, une croix.
Dans les deux cas, la cause du décès indiquée était
« embolie pulmonaire », mais tout le monde savait qu’elles
avaient été exécutées.
Quand Dziuba annonça la nouvelle au Block 15, le
silence se fit, le même silence sinistre que Wanda avait
autrefois essayé d’expliquer. « Nous étions silencieuses
parce que terrassées par notre humiliation et la faiblesse
physique absolue dans laquelle nous étions20. » Ils n’avaient
jamais eu l’intention de les renvoyer chez elles. Les
médecins SS les voulaient mortes : en vie, elles seraient un
témoin de leurs crimes.
Le chagrin les submergea. Nul ne parvenait à comprendre
pourquoi Maria et Janina avaient été choisies pour être
exécutées, et donc nul ne pouvait deviner qui seraient les
suivantes. Et la peur les saisit : ce pouvait être n’importe
laquelle d’entre elles, à tout moment.
Dziuba Sokulska fut la première à suggérer une
protestation. En bonne juriste, elle dit que ça devait se faire
dans les formes, en commençant par une courte lettre au
commandant pour lui demander une explication. Elles
envoyèrent la protestation. Suhren ne répondit pas. Mais son
silence ne fit qu’écœurer les femmes et les incita à aller plus
loin.
Modestes, les premières protestations ressemblaient plus
à des actes individuels de défiance et furent à peine
remarquées. En revanche, elles signèrent un changement
d’état d’esprit. Au Revier, par exemple, Eugenia Mikulska
essayait de marcher avec ses béquilles et vit Oberheuser et
Fischer se moquer d’elle quand elle perdit l’équilibre. « J’ai
réussi à me raccrocher suffisamment à mes béquilles pour
tourner le dos aux deux criminels. Ils ont visiblement
compris mon geste de mépris, car ils s’en allèrent. »
Les SS surent que les lapins jouissaient d’un soutien
croissant à travers le camp, et se mirent à répandre des
rumeurs, assurant que leurs familles en Pologne avaient
toutes reçu d’énormes sommes d’argent en échange des
souffrances de leurs filles, et que leurs pères, frères et maris
seraient bientôt remis en liberté.
Les rares qui avaient pu croire aux mensonges se
ravisèrent en voyant la silhouette brisée de ces filles
autrefois souples et robustes sortir en trébuchant de
l’infirmerie pour regagner leurs blocks. Quand les lapins
apprirent ce qu’on racontait sur leur compte, les discussions
s’enflammèrent autour d’une protestation. De retour au
block, elles ne manquèrent pas de temps pour discuter et se
concerter. Ne pouvant sortir travailler, elles restaient
consignées à l’intérieur, à tricoter et à coudre.
« La vue de tant de femmes handicapées dans un block
nous a marquées, et nous avons eu soudain un sentiment
croissant de notre pouvoir », raconte Wanda Wojtasik. Des
groupes de lapins commencèrent même à s’aventurer pour
prendre un bol d’air. Les jours de soleil, elles se réunissaient
dans un coin abrité, contre le mur du block. Pelagia
Maćkowska se souvient du « spectacle douloureux » de ces
jeunes filles, « avec leurs épaules artificiellement raidies par
les béquilles, adossées au mur du bloc, et leurs visages pâles
et décharnés cherchant un réconfort dans la chaleur du
soleil21 ».
La poursuite des exécutions de Polonaises suscita les
pires tensions. On ne tuait plus de lapins, à l’époque, mais
une ou deux fois par semaine on sélectionnait d’autres
Polonaises. Arrivait un courrier qui lisait les matricules et
emmenait les femmes. Le soir, on entendait des coups de
feu.
En février 1943, deux groupes de huit furent appelés deux
jours consécutifs. Le soir, quand on entendit les tirs, tout le
block était en ébullition. Des disputes éclatèrent. Les
meneuses, parmi les lapins, appelaient à l’action ; d’autres,
souvent plus âgées et inquiètes des répercussions,
demandaient : « Et qu’est-ce que vous proposez ? Vous êtes
toutes allées vous faire charcuter sans broncher. »
Une nouvelle témérité s’empara des lapins. Certaines
parlaient de grève de la faim, ou d’une manifestation sur la
Lagerstrasse, voire d’évasion. Les plus prudentes – encore
une fois les plus âgées – objectaient qu’une manifestation en
béquilles serait ridicule ; quant à une évasion, c’était
impossible. Mais les jeunes meneuses ripostèrent qu’elles
n’allaient pas mourir pour rien, et leur nombre s’accrut à
mesure que de nouvelles victimes quittaient l’infirmerie
pour retourner « chez elles », au block.
La belle-sœur de Maria Gnaś, un des lapins assassinés,
choisit l’évasion. Elle se débrouilla pour passer le mur et
s’enfuit dans les champs. Elle était dans une sorte de transe,
dirent les témoins. Aussitôt reprise, Suhren lui demanda
pourquoi elle avait essayé de s’évader : « Je ne veux pas
être exécutée », répondit-elle.
Tout le monde se demandait comment elle avait bien pu
franchir le mur. Plusieurs assuraient qu’elles préféreraient
s’évader et être tuées plutôt que d’aller comme des moutons
à l’abattoir. D’autres, qu’elles se suicideraient avant de subir
de nouvelles expériences. Et même si beaucoup étaient
encore dans un état pitoyable, toutes se remettaient
lentement, aidées par les colis qui leur donnaient une force
physique et morale.
En janvier, Krysia était elle aussi retournée au Block 15
et, grâce aux soins de Wanda, se rétablissait vite. Toutes
deux partageaient la même paillasse, comme avant ; sur la
couchette voisine, se trouvaient les sœurs Iwańska, Janina et
Krystyna, également de Lublin.
Elles ruminaient ensemble les divers choix – évasion,
suicide, grève de la faim – quand Krysia exposa son plan :
« Dire au monde22. » Elles feraient passer à l’extérieur des
informations sur les crimes des médecins. Si seulement elles
pouvaient faire parvenir un rapport sur les atrocités à la
Résistance polonaise, celle-ci le ferait suivre à Londres.
Parvenu entre les mains du gouvernement polonais en exil,
les puissants seraient avertis.
Les femmes avaient bien conscience que tout le monde,
du moins en Pologne, connaissait les camps de
concentration et savait qu’on y mourait. Mais elles étaient
sûres aussi que personne ne pouvait imaginer les
expériences qu’on y pratiquait sur des jeunes femmes bien
portantes, qui étaient ensuite exécutées. Si les puissants le
savaient – Krysia entendait par là les gouvernements de
Londres et de Washington, la Croix-Rouge internationale et
le pape –, ils ne manqueraient pas de le dénoncer et cela
s’arrêterait. Les autres approuvèrent. Elles discutèrent donc
de la façon de faire sortir l’histoire, et c’est probablement
Janina Iwańska qui eut l’idée de l’encre secrète.
Toutes quatre étaient des scouts chevronnées et
connaissaient les écritures secrètes en utilisant comme encre
invisible du jus de citron, du lait ou du jus d’oignon. Mais
quelle encre utiliser ici ? Krystyna suggéra l’urine. Peut-être
savait-elle que d’autres y avaient recouru avec succès par le
passé. « Mais pour le papier, qu’est-ce qu’on fait ? »
demanda une autre. « Et comment fait-on sortir les
lettres ? »
Quelques mois auparavant, Maria Bielicka avait bien fait
sortir des informations par ses contacts à l’Effektenkammer
en cachant des billets dans les paquets de vêtements, mais
elle était du groupe de Varsovie, et aucune des filles de
Lublin n’était au courant de son stratagème ni n’avait de
contact à l’Effektenkammer. Jusque-là, leur seule
communication avec le monde extérieur était les lettres
mensuelles officielles en allemand, censurées par les SS,
dans lesquelles elles ne pouvaient guère dire plus que « Ich
bin gesund und fühle mich wohl, je vais bien et je me sens
bien ».
« Écrivons donc entre les lignes et dans les marges des
lettres officielles », suggéra Krysia. Comme sa mère l’avait
fait au cours de la Première Guerre mondiale, elle savait
repasser les lettres pour faire apparaître l’écriture secrète.
Krysia résolut aussi la question suivante : pour avertir sa
famille de l’écriture invisible, elle donnerait des indices
dans l’allemand.
Enfants, elle et son petit frère Wiesław lisaient les récits
d’aventures de l’écrivain polonais Kornel Makuszyński.
L’un de ses préférés était Le Satan de la septième classe,
dans lequel le héros envoie dans ses lettres des informations
codées. La clé était le mot composé de la première lettre de
chaque ligne. L’idée de Krysia était de faire allusion à
Makuszyński dans sa prochaine lettre officielle aux siens.
Sa famille soupçonnerait quelque chose, et son frère
comprendrait l’astuce.
Les filles reconnurent que ça pouvait marcher. Toutes les
quatre écriraient chaque lettre ensemble et personne, hors du
groupe, ne devait le savoir. Quand arriva le jour du courrier,
elles trouvèrent une cachette dans la soupente de leur
block ; l’espace était déjà utilisé par les fumeuses qui
« organisaient » des cigarettes des réserves. Elles y
préparèrent leur première lettre.
Elles commencèrent par écrire leurs phrases visibles en
allemand, et Krysia rappela à Wiesław combien ils
admiraient l’ingéniosité du Satan de la septième classe. Elle
disposa la lettre de telle façon que les premières lettres de
chaque ligne composent les mots list moczem, « lettre
urine ». Puis, trempant une baguette dans l’urine, elle écrivit
en marge : « Nous avons décidé de vous écrire toute la
vérité23. »
La première lettre secrète devait être brève : elles se
contentèrent juste de quelques phrases sur les expériences
médicales. À la fin, Krysia ajouta « Autres lettres suivront »
et donna aux siens un mot-clé à utiliser dans leur réponse
officielle afin de confirmer qu’ils avaient reçu le message
secret. La première lettre partit, mais une partie du code
signalant le message avait été effacé quand il parvint à la
famille de Krysia, et le stratagème faillit échouer.
Wiesław Czyż, le petit frère de Krysia, se souvient bien
de l’arrivée de cette première lettre secrète chez eux à
Lublin. Comme toujours, quand ils recevaient une lettre de
sa sœur, son père, Tomasz, la lisait à haute voix à Wiesław,
alors âgé de quinze ans, et à sa mère, Maria. Jusque-là, la
famille avait essayé de lire entre les lignes, y cherchant une
allusion à la santé de Krysia, mais les formules étaient
toujours les mêmes. Puis, un jour, début 1943, une lettre fit
allusion à un récit de Makuszyński. « Ça semblait hors
contexte, raconte Wiesław. Mais j’étais encore très jeune et
cette histoire restait fraîche dans ma mémoire ; tout de suite,
je me suis souvenu que le moment fort était le passage des
enfants cachant des messages secrets dans des textes. Et j’ai
vite deviné ce qu’elle essayait de nous dire. Krystyna était
une fille tranquille, mais intelligente, et elle était pleine de
brillantes idées24. »
Wiesław et ses parents déchiffrèrent le code, mais, à
cause des lettres manquantes, ils lurent list mocz –
« mouiller la lettre » – au lieu de list moczem. Ils
aspergèrent donc la lettre d’eau, révélant l’écriture secrète :
ils eurent le temps de la déchiffrer, puis elle disparut.
Devinant leur méprise, ils se précipitèrent chez un
pharmacien de confiance pour lui demander comment faire
apparaître un texte écrit dans l’urine. Il leur dit d’utiliser la
prochaine fois un fer chaud. Ce qu’ils firent par la suite, et
cela marcha.
« C’était extraordinaire de recevoir cette information
directement de ma sœur depuis un camp de concentration,
ajoute Wiesław. Quand on a passé le fer, il n’y avait que
trois personnes : ma mère, mon père et moi. Vous parlez au
seul témoin vivant. »
Je lui demandai si la famille s’inquiétait des risques que
prenait Krysia.
« Oui, me répondit Wiesław, mais tout le monde la
comprenait. Nous savions qu’elle faisait ce qu’elle avait à
faire : elle continuait de résister. C’était instinctif. C’était ce
que nous faisions tous. C’est dur à comprendre pour vous
aujourd’hui, mais, voyez-vous, la résistance était ce qui
nous faisait tenir à l’époque. Nous vivions sous un pouvoir
cruel et brutal. La seule chose qui comptait pour nous,
c’était de se révolter. »
Après cette première lettre, d’autres arrivèrent, truffées de
renseignements sur le camp, mais tant d’années ont passé
que Wiesław en a oublié les détails. Il se souvenait en
revanche que leur mère, commandante dans l’Armée
intérieure de Lublin, avait transmis les informations à ses
chefs : « En envoyant les messages, Krystyna savait que,
par sa mère, elle toucherait immédiatement le réseau plus
large de la Résistance polonaise. »
Wiesław sut que les commandants de Lublin avaient
envoyé les informations par radio à Varsovie, qui à son tour
les avait fait suivre en Suède, d’où, espérait la famille, les
messages pourraient atteindre le gouvernement polonais en
exil à Londres. Mais personne ne sut jamais si ce fut
effectivement le cas.
Krystyna était-elle particulièrement courageuse ? Pas
spécialement répondit Wiesław.
Juste une fille normale comme les autres. La seule chose qu’on pourrait
dire de Krystyna, c’est qu’elle avait une innocence spéciale. Vous
comprenez, elle était toute jeune. Au moment de son arrestation, tout ce
qu’elle savait, c’étaient ses leçons et son patriotisme. Pareil pour ses
amies. Mais elle était quand même plus jeune. Plus innocente.

Après la guerre, sa sœur ne lui a jamais parlé des lettres.


« Quand Krysia est rentrée en 1945, tout ce qu’elle voulait,
c’était oublier et retourner à l’école. Elle s’est toujours
refusée à parler du camp. »
En 2008, quand je me suis entretenue avec Wiesław,
Krysia était encore en vie et habitait avec sa fille Maria, à
Lublin. Maria savait sans doute où étaient les lettres, pensait
Wiesław, mais Krysia avait maintenant perdu la mémoire et
ne pouvait parler.
La fille de Krysia, Maria Wilgat, ne souhaitait pas, alors,
parler des lettres qui avaient survécu et ne savait pas grand-
chose du camp, hormis ce qu’elle avait lu dans les livres, car
après la guerre Krysia ne lui en avait jamais parlé. Mais
Maria proposa son aide. Vingt ans après la guerre, sa mère
avait accepté de rédiger un essai sur l’écriture secrète, qui
lui était propre : « C’est la seule histoire qu’elle ait souhaité
raconter25 », ajouta Maria, qui m’en envoya un exemplaire.
Tout a commencé, écrit Krysia, pour faire connaître au
monde les « actes honteux des médecins allemands » et
dans l’espoir que, si le monde les dénonçait, les Allemands
cesseraient peut-être leurs crimes. « Plusieurs d’entre nous
sont mortes des suites de ces opérations, beaucoup ont été
handicapées à vie et nous toutes, que notre santé en ait plus
ou moins souffert, avons enduré des tortures mentales qu’on
ne saurait oublier26. »
Dès le début, l’affaire a été menée avec le plus grand
sérieux.
Après que nous eûmes reçu de ma famille le signe que la première
lettre secrète avait été déchiffrée, ce jeu dangereux nous absorba
totalement. Nous avons essayé de perfectionner et d’étoffer notre
correspondance.
Notre première amélioration a été de cesser d’écrire entre les lignes
pour utiliser plutôt l’intérieur des enveloppes du camp. Ainsi avons-nous
gagné de la place, parce qu’on pouvait écrire plus serré sur du papier
vierge. C’était aussi plus sûr. Dans la première période de notre
correspondance, nous numérotions chaque enveloppe pour que nos
familles puissent savoir si elles avaient bien reçu toutes les lettres27.

Pour envoyer des lettres plus longues, les filles eurent


l’idée d’en envoyer une partie à chacune des quatre
familles, qui devaient se réunir pour les lire dans leur
totalité. Elles donnèrent un indice pour leur faire
comprendre ce qu’elles avaient fait. Ces lettres communes
étaient « moins personnelles » car destinées à être lues aux
autres familles. Toutes les quatre se mettaient d’accord sur
les choses à dire, et chaque lettre était habituellement
composée au moins à deux. Le système fut encore amélioré
en demandant aux familles de glisser un « reçu » dans les
colis de nourriture : un fil de couleur ou le numéro de la
lettre reçu indiqué sur une conserve.
« Du jour où nous avons compris quelles étaient les
méthodes du camp pour inspecter les colis [les femmes SS
les examinaient devant les détenues], nous avons même reçu
des billets secrets de nos familles, habituellement cachés
dans des tubes de dentifrice. C’est ce qui explique les
fréquentes allusions au dentifrice dans nos lettres28. »
Plus tard, les filles reçurent des aliments emballés dans
des pages de livres. « De cette façon, nos familles réussirent
à nous faire passer Pan Tadeusz [le poème d’Adam
Mickiewicz] et Échos des bois de [Stefan] Zeromski29 »,
raconte Krysia. Au bout d’un certain temps, le groupe
s’élargit à quatre autres, dont Dziuba Sokulska, la juriste de
Lublin, et la jeune étudiante de Varsovie Wojciecha
Buraczyńska. Un autre groupe était au courant des lettres et
les aida, sans en écrire lui-même.
Pour Krysia, l’écriture de ces lettres devint une véritable
mission. Elle s’y consacra totalement, étudiant ce qu’elle
devait écrire et où, comment diviser les lettres, imaginant
des signes et cherchant comment les cacher avant de
grimper dans les combles au cœur de la nuit pour
s’accroupir en silence et recueillir l’urine – elle ne donne
pas de détails – puis écrire. Par ailleurs, les faits devaient
être aussi exacts que possible, vérifiés et revérifiés, car il
s’agissait d’un témoignage de première main sur les
atrocités ; pas question de gaspiller du temps ou de la place
pour se plaindre ou donner des descriptions générales du
camp.
Dans son essai, Krysia cite ses lettres, s’excusant auprès
des lecteurs de ne pas indiquer par endroits tous les noms ou
de les donner dans le mauvais ordre. « Il n’y avait de place
que pour décrire très brièvement les opérations », explique-
t-elle. Elle s’excuse aussi que certaines femmes paraissent
vivantes dans les lettres alors qu’elles étaient déjà mortes,
parce que exécutées peu de temps après l’écriture du
message. Se retournant sur ses lettres, Krysia est frappée par
leur caractère enfantin : « N’oublions pas qu’elles étaient
écrites par des jeunes filles. Notre âge et le manque de recul
expliquent notre façon de décrire les événements et
d’interpréter les faits30. »
Elle a même censuré les lettres retenues pour illustrer son
essai, supprimant les « détails hors sujet » ou les « post-
scriptum optimistes » : des petites phrases glissées pour
donner un aperçu positif du camp – « nous voulions
remonter le moral de nos parents après la lecture des lettres
qui leur apportaient des nouvelles si épouvantables31 ».
D’autres extraits figurant dans son essai avaient été
également autocensurés. Il ressort clairement de son texte
que la plupart des lettres originales ont dû être conservées.
En 2010, la fille de Krysia, Maria Wilgat, m’annonça que
sa mère était gravement malade, et que ses jours étaient
comptés. Maria était désormais prête à m’aider au sujet des
lettres secrètes. Elle avait découvert de minuscules billets
sortis en fraude de la prison du château de Lublin. Des
documents de la Résistance avaient autrefois été cachés
dans un vieux rouleau à pâtisserie et une planche à découper
évidée. Maria me montra les vingt-sept lettres secrètes du
groupe de sa mère : certaines qui s’effritaient, à peine
lisibles et de formats différents, notamment triangulaires.
Les unes avaient manifestement été écrites au dos des
enveloppes ; d’autres s’enroulaient autour d’autres mots.
Toutes avaient été précieusement conservées.
Les toutes premières consistaient essentiellement en
longues listes de noms des femmes exécutées ou opérées,
pour certains suivis d’une croix noire, que les quatre
familles de Lublin durent étudier attentivement, avant de
transmettre les mauvaises nouvelles. Il y avait aussi des
récits détaillés des opérations avec les dates et d’autres
noms. Le 24 mars 1943, Krysia écrivit :
Au 16 janvier 1943, 70 personnes au total ont été opérées. Sur ce
nombre, 56 étaient du transport de septembre de Lublin, 36 des
opérations ont commencé par une contamination (dont 3 sans incision, et
20 opérations des os). […] Dans les opérations osseuses, chaque incision
est rouverte. Plus de nouvelles opérations depuis le 15 janv.32.

Suit une liste presque complète des dates d’interventions,


avec les matricules des femmes : « Opérations infection
1er août 1942 : Wojtasik Wanda 7 709, Gnaś Maria 7 883,
Zielonka Maria 7 771… » Figurent aussi les noms des
médecins qui continuaient d’opérer en couvrant le visage
des femmes avec des draps.

Outre le professeur Gebhardt, les opérations sont


effectuées par ses deux assistants, Fischer et Stumpfegger.
Si vous avez bien déchiffré cette lettre, signalez-le en
mettant dans le colis un fil bleu… vous pouvez dans la boîte
à double fond envoyer un message. Écrivez au moins une
fois, décrivez la situation politique. J’attends ! La suite chez
Wanda et Janina Iwańska33.

Dans plusieurs lettres, Krysia se dit impatiente de savoir


si leurs messages parviennent bien à Londres et au reste du
monde.
Poursuivant la lecture, nous avons trouvé quelques-uns
des « post-scriptum futiles » que Krysia avait écrits pour
remonter le moral de ses parents. « On se débrouille pas
mal. On est toutes ensemble », écrit-elle dans une lettre.
« Tout va bien pour nous. On se lève tôt, alors je remercie
papa de nous y avoir habitués dès l’enfance. » Et dans une
autre lettre : « Nous avons l’occasion de nous laver ; l’eau
froide est salubre et vraiment très agréable. »
Plus tard, lisant les lettres plus attentivement, j’en ai
trouvé plusieurs dont Krysia ne parle pas dans son essai.
L’une commence ainsi :
Chère maman, depuis hier je suis abattue et je ne le supporte pas, alors
il faut que je t’écrive mes pensées, que j’imagine que nous sommes
proches et que je te sente près de moi. Je sens comme c’est bon et je me
mets à pleurer. Parfois, c’est si dur qu’il faut que je te parle dans ma tête
ou t’écrive, ou il faut que je me mette à penser à autre chose, sans quoi je
craque.

Une autre lettre, dont la date s’est effacée, mais qui fut
probablement écrite fin mars ou début avril, est d’un tout
autre ton. Elle raconte comment a commencé la première
vraie protestation dans le camp : « Première protestation
contre actes illégaux… Le 12 mars [1943], cinq femmes en
bonne santé de nouveau emmenées pour opérations. Elles
ont résisté. On n’a pas employé la force contre elles. […]
L’une d’elles, Zofia [Dziuba] Sokulska a énergiquement
protesté34. »
Dans une lettre précédente, Krysia avait dit à ses parents :
« Plus de nouvelles opérations » depuis le 15 janvier
194335. Quand ils reçurent la lettre, l’information était déjà
périmée. Début mars, le Revier semblait préparer d’autres
opérations, et la colère atteignit de nouveau un point
d’ébullition. Cinq femmes déjà « ouvertes » une ou deux
fois furent rappelées, dont Dziuba Sokulska.
Au Block 15, les événements se précipitèrent. « Soudain,
raconta plus tard Wanda Wojtasik, nous avons eu le courage
suicidaire de qui sait qu’il faut choisir aujourd’hui parce
qu’il sera mort demain. Sans nous concerter, nous sommes
toutes arrivées à la même conclusion en même temps :
assez, c’est assez ! » Une fois de plus, Dziuba prit
l’initiative. Convoquée au Revier, elle demanda au
Dr Oberheuser de lui expliquer la raison des opérations
pratiquées sur des détenues en bonne santé. Oberheuser
l’ignora. Dziuba lui dit alors qu’elle avait déjà subi deux
opérations, et qu’elle n’en aurait pas une troisième. Elle
sortit de l’infirmerie et retourna au block où tout le monde
était déjà au courant de ce qu’elle avait fait et où son
courage suscitait une grande excitation.
Presque au même moment, une des cinq femmes
rappelées, Zofia Stefaniak, allongée au Revier, se remettait
encore de sa précédente opération. Avec trois trous forés
dans sa jambe, elle était restée plus longtemps que les autres
et avait été témoin de quelques-unes des pires atrocités
ultérieures, œuvre de Stumpfegger. Zofia était maintenant si
horrifiée que, lorsqu’elle entendit qu’elle serait réopérée,
elle trouva la force soudaine de descendre de son lit et de
sortir par la fenêtre.
« J’avais une telle frayeur de l’opération que, cette fois, il
fallait que je m’enfuie, explique Zofia. Je me suis dit que
cette fois ils allaient me couper les jambes. Je venais de voir
une jeune Russe avec les jambes coupées. Et j’ai sauté dans
l’herbe. » C’était après l’appel du soir, et personne ne la vit.
Elle se débrouilla pour regagner le Block 15, et c’est alors
seulement qu’elle apprit le refus de Dziuba. Elles la
cachèrent dans la soupente.
Les refuzniks attendaient maintenant une réponse des SS.
Rien ne vint. Tout se passait comme si le personnel SS
faisait semblant qu’il n’y avait jamais eu d’expériences.
« Ils font comme si nous n’avions rien à voir avec eux », dit
Jadwiga Kamińska.
S’ensuivit une impasse jusqu’au jour où une seconde liste
de cinq noms arriva du Revier. Personne ne réagit. Au
Block 15, une détenue, probablement Jadwiga, proposa une
marche de protestation36, et cette fois personne ne s’en
moqua. « Si le commandant feint de croire qu’il n’y a pas
d’expériences médicales, allons-y. On va lui montrer », dit
l’une des meneuses. « Notre idée c’était que, quitte à se
faire massacrer, autant que ce soit pour une raison – sans se
faire charcuter d’abord », se souvient Eugenia Mikulska.
Une autre suggéra que mieux valait se rendre au bureau
de Langefeld, plutôt qu’à celui de Suhren, car elle était au
moins capable d’entendre. Elles apporteraient une pétition
que chacune signerait, ajouta Dziuba Sokulska. Halina
Chorążyna, la professeure de chimie, s’offrit à rédiger une
brève déclaration que l’une d’elles lirait. Jadwiga Kamińska
et Zofia Baj furent désignées comme porte-parole. Elles
marcheraient le lendemain. Toutes devaient y aller pour
montrer leur unité. Les plus fortes porteraient celles qui
étaient trop mal en point pour marcher. D’autres iraient en
béquilles ou sautilleraient tant bien que mal.
Les témoignages sur la date sont contradictoires, mais sur
le ton prosaïque qui la caractérise, Krysia rapporte dans sa
lettre : « 14 mars, toutes les opérées se sont rassemblées
devant l’Oberaufseherin, exigeant de savoir pourquoi on
pratiquait des opérations sur des politiques et si celles-ci
étaient prévues dans des verdicts spéciaux37. »
Probablement se mirent-elles en marche en milieu de
matinée, car à cette heure la Lagerstrasse était calme. Les
femmes s’alignèrent lentement devant le block puis le
cortège se mit en marche. « Ça nous a paru bien long – trois
cents mètres ou plus. Et le sol était très accidenté », précise
Wojciecha.
Pelagia Maćkowska en a gardé ce souvenir : « Un groupe
de femmes estropiées appuyées sur des béquilles ou des
cannes ou portées par des camarades en bonne santé
avançait lentement vers le bureau du camp. Ce tableau ne
s’effacera jamais de ma mémoire38. »
Les plus handicapées étaient en tête de la colonne.
« J’étais en tête du groupe et le cortège silencieux des
jeunes estropiées marchait derrière moi39 », raconte
Mikulska. La colonne parcourut les trois cents mètres dans
un silence total, hormis le cliquetis des cannes sur la
Lagerstrasse. Chaque femme faisait un pas puis reprenait
des forces pour le suivant. Ça a paru durer un siècle.
Les tout premiers mètres furent les plus dangereux : elles
allaient certainement se heurter aux gardiennes, mais nul
n’essaya de les arrêter ni de s’interposer. Des équipes de
détenues revenant de bonne heure du travail se contentèrent
de les regarder médusées. D’autres, à l’intérieur des
baraquements, les suivirent par la fenêtre. Toujours aucun
garde.
« Nous sommes arrivées sans obstacles à la place
principale, où se trouve l’administration du camp40 », dit
Pelagia, mais elles avaient conscience d’être regardées
depuis l’intérieur de la Kommandantur. Une détenue fit
signe à la colonne de s’arrêter. Les deux qui portaient
Eugenia Mikulska s’avancèrent et la déposèrent.
« Elles m’ont posée par terre devant le Schreibstube puis
ont regagné leur place cinquante mètres derrière, rapporte
Eugenia. Comme je ne tenais pas debout, je me suis
agenouillée sur ma jambe saine et j’ai tendu devant moi la
jambe opérée que je ne pouvais plier41. »
Sitôt toutes les marcheuses en position, leurs porte-
parole, Jadwiga Kamińska et Zofia Baj, approchèrent du
bureau de Langefeld. Sur ce, apparut une gardienne : elles
l’informèrent qu’elles souhaitaient voir l’Oberaufseherin
Langefeld. La gardienne rentra et, pendant un moment, rien
ne se passa.
« Nous étions prêtes au pire », se souvient Pelagia. Le
temps passait. « Le silence régnait autour de nous. Pas une
âme dans les allées du camp. Nous attendions toutes dans un
silence total, dira Pelagia, et regardions fixement dans la
même direction42. »
Langefeld n’apparaissant toujours pas, Jadwiga
Kamińska lut sa brève déclaration d’une voix posée devant
le bureau : « Nous, prisonnières politiques, protestons
énergiquement contre les opérations expérimentales faites
sur nos corps sains43… »
Toujours pas de Langefeld, ni de Suhren ni personne
d’autre. Les femmes restèrent sur place, regardant devant
elles. La sauge rouge était fanée. Le soleil était à son zénith.
Jadwiga relut la déclaration de la même voix calme :
« Nous, détenues politiques polonaises, protestons
catégoriquement contre les opérations expérimentales
pratiquées sur nos corps sains. »
Silence.
Au bout d’un moment, si l’on en croit certaines, une
employée allemande de l’administration sortit et dit à
Jadwiga et Zofia que l’Oberaufseherin « ne savait rien des
opérations » : « ce devait être un fruit de leur
imagination44 ». Les lapins n’avaient été rappelés au Revier
que pour prendre leur température. Elles devaient
maintenant regagner bien sagement leurs baraques.
Dans sa lettre aux siens, cependant, Krysia rapporte un
message de Langefeld très différent. Par sa déléguée, la
gardienne-chef informa les manifestantes qu’elle en avait
référé au commandant, qui répondrait lui-même. La plupart
se souviennent aussi que Johanna Langefeld fit une brève
apparition à l’extérieur. « Elle est sortie et nous a regardées
un instant », dit l’une. Elle « avait l’air embarrassé », dit une
autre. « Elle semblait d’une certaine façon paralysée et
gênée, comme si elle souffrait », ajouta une troisième. Mais
toutes conviennent que Langefeld ne dit rien, se retourna et
rentra rapidement.
Alors secrétaire personnelle de Langefeld, Grete Buber-
Neumann est malheureusement silencieuse sur cet épisode –
peut-être parce qu’elle n’était pas dans son bureau ce jour-
là. Mais elle nous en dit assez sur l’état d’esprit de
Langefeld pour qu’on devine ce qui « la paralysait » face
aux rangs serrés des lapins. À cette époque, elle avait confié
à Grete qu’elle avait fait des mauvais rêves.
Un matin, elle entra dans mon bureau, l’air abattu comme si elle avait
eu une insomnie. Un mauvais rêve la tourmentait. Elle se mit à me
raconter, me priant de l’interpréter. Une escadrille de bombardiers
atterrissait au camp, puis les avions se transformaient en tanks d’où
descendaient des soldats étrangers qui s’emparaient de Ravensbrück…
[…] Je répondis donc sans hésiter : « Madame la surveillante-chef, vous
avez peur que l’Allemagne ne perde la guerre », puis j’ajoutai, après un
bref silence : « Et l’Allemagne perdra la guerre… »
Pour cette phrase, la Langefeld […] aurait dû me faire jeter aussitôt
dans la prison du camp. Mais […] elle se contenta de me jeter un regard
rempli d’effroi et se tut.
À partir de cet instant, je sus que cette femme ne me ferait jamais de
mal45.
Grete nous apprend que la position de Langefeld, à cette
époque, était de plus en plus compromise. Les SS
l’accusaient déjà de sympathiser avec les détenues
polonaises, et Suhren avait recueilli d’autres éléments
contre elle, avec l’aide de Ramdohr. Grete prend aussi le
temps de nous expliquer que, dans les premiers mois de
1943, Langefeld était toujours plus « déchirée » entre le
bien et le mal. Et elle s’attribue pour une large part le
changement de perspective de la gardienne-chef, la poussant
à adopter le point de vue des prisonnières : « Au fil de nos
conversations toujours nombreuses, je parvins rapidement à
ébranler sa foi en la victoire du Reich ; surtout, j’éveillai en
elle des doutes inextricables en l’obligeant à voir le système
du camp de concentration avec les yeux du détenu46. »
L’influence de Grete sur Langefeld fut sans nul doute
significative. Toutefois, en tant que secrétaire de Langefeld,
sa position était aussi compromise à ce stade. Son
empressement rétrospectif à revendiquer le crédit d’avoir
« retourné » Langefeld a bien pu l’aider à glisser sur le fait
que, installée dans le bureau de la surveillante, elle était
alors la détenue la plus privilégiée du camp.
Et, si déchirée que fût Langefeld, elle n’avait rien fait,
depuis son retour d’Auschwitz, pour arrêter les meurtres et
les atrocités commises à Ravensbrück. Même face à la
protestation des lapins, elle se contenta de se défausser sur
le commandant, ainsi que le rapporte Krysia. Suhren ne
savait que faire ; il n’y avait pas de règlement sur son
bureau indiquant comment écraser un soulèvement de
femmes en béquilles. Jetant un œil sur la foule par la
fenêtre, le commandant prit son téléphone pour demander
des instructions à Berlin.
Pendant ce temps, les manifestantes, qui souffraient, ne
pouvaient attendre une réponse, et la meneuse donna le
signal du retour au block. Eugenia vacillait encore sur sa
jambe plâtrée. Plus tard, elle raconta : « Les camarades
revinrent me chercher, […] me portèrent au block et me
posèrent sur mon lit47. » Toutes les autres rebroussèrent
chemin. « Nous sentions que nous étions un groupe
homogène, prêt à la résistance et à ses conséquences, un
groupe qui constituait déjà une certaine force », ajoute
Pelagia Maćkowska48.
Mais les protestations n’étaient pas encore terminées. Le
lendemain, toujours sans réponse de Suhren, les femmes
décidèrent d’écrire à nouveau : « Nous n’avons pas été
entendues, et nous voudrions savoir si ces opérations sont
envisagées dans nos condamnations, dont nous ignorons la
teneur. Nous sollicitons une audience ou une réponse. » La
lettre fut remise directement à Suhren.
Un semblant de réponse arriva, non pas de Suhren mais
du Revier. Comme pour prouver qu’il y avait eu un
« malentendu », un message circula, invitant les
« volontaires » à aller au Revier « se faire prendre la
température ». Personne ne répondit. Les cinq appelées pour
de nouvelles opérations ne furent pas rappelées, et les
protestations s’amplifièrent.
Sans doute enhardies par le soulèvement des lapins, et
l’absence de réponse des SS, un groupe de Polonaises « bien
portantes » y allèrent à leur tour de leur « protestation
énergique », comme dit Krysia. De nouveau, les autorités
« n’ont pas pris de mesures de répression ni usé de la
force », écrivit-elle à sa famille.
La contestation des Polonaises « bien portantes » fut une
quasi-mutinerie orchestrée trois jours plus tard49. L’incident
trouve son origine juste avant le début de l’Appell du soir,
quand neuf femmes, toutes de Varsovie, reçurent soudain
l’ordre de se rendre à l’Effektenkammer. Cela annonçait
clairement une exécution. Peut-être à cause de l’atmosphère
fébrile qui suivit la protestation des handicapées, ou parce
que ces femmes appartenaient à un groupe particulièrement
soudé, l’annonce provoqua une émotion exceptionnellement
vive. Ulcérées de n’avoir pas eu le temps de faire leurs
adieux, les amies des victimes rompirent les rangs et se
dirigèrent spontanément vers l’Effektenkammer pour essayer
d’apercevoir une dernière fois les condamnées.
Ayant eu vent de ce qui se passait, la gardienne Helga
Gallinat donna la chasse aux détenues, hurlant et frappant.
À sa grande stupeur, elles ripostèrent et faillirent la lyncher.
D’autres gardes se portèrent à son secours et furent
également attaquées. En plein tumulte, l’interprète
polonaise de Langefeld, Helena Korewina, affirma son
autorité considérable en déclenchant la sirène appelant
l’équipe de nuit au travail. Quand la sirène retentit, des
milliers de travailleuses inondèrent la Lagerstrasse,
l’agitation retomba et l’ordre se rétablit dans le camp.
Mais tout le monde savait que Ravensbrück avait été au
bord de la mutinerie. Les esprits étaient encore plus
échauffés, et Fritz Suhren avait de nouvelles preuves contre
Langefeld, car les événements démontraient visiblement
qu’elle ne maîtrisait plus la situation.
Peu après la quasi-émeute, cependant, un nouvel incident
mit à rude épreuve la loyauté de Langefeld et la patience de
Suhren. Une fois encore, il impliqua les lapins. Grete
Buber-Neumann, qui à cette occasion se trouvait aux côtés
de Langefeld, en donne un récit circonstancié. Selon elle,
Langefeld fut particulièrement horrifiée par le sort des
lapins, car on leur avait menti en promettant qu’elles
retourneraient chez elles si elles acceptaient les opérations,
au lieu de quoi les victimes « utilisées » étaient exécutées.
Toutefois, c’est seulement début avril que Langefeld
mesura la réalité de cette duperie. Ce jour-là, Grete
travaillait auprès de l’Oberaufseherin quand arriva une note
de la Gestapo réclamant que dix Polonaises, entre les
matricules 7 000 et 10 000, se présentent nach vorne. Grete
comprit ce que ça voulait dire, Langefeld aussi. Un courrier
alla chercher les femmes dans leurs blocks. Grete raconte :
Assise derrière ma machine à écrire, je regarde par la fenêtre, les nerfs
à vif. […] Elles font leur apparition ; deux d’entre elles marchent avec
des béquilles. […]
— Madame la surveillante-chef, on fusille les « opérées » ! Regardez,
elles arrivent !
Elle sursaute, regarde par la fenêtre et, saisissant sur-le-champ le
téléphone, demande à parler au commandant du camp […].
— Monsieur le Sturmbannführer, a-t-on reçu la confirmation de Berlin
concernant l’exécution des « cobayes »50 ?
Grete n’entendit pas la réponse de Suhren. Langefeld
raccrocha et se tourna vers Grete et lui dit de sortir et de
renvoyer à leur block les deux détenues en béquilles.
Après quatre ans au poste de gardienne-chef au camp des
femmes, et six mois à Auschwitz, Johanna Langefeld avait
enfin tranché entre le bien et le mal ; elle s’était arrachée à
son indécision pour sauver la vie de Polonaises. Sachant que
Langefeld désobéissait aux ordres des SS et s’exposait à
d’énormes risques, Grete obtempéra et dit aux lapins de
retourner à leur block.
Quinze jours après, Grete était à nouveau au bureau
quand elle vit Langefeld prendre un court appel de Fritz
Suhren. Cette fois, Langefeld écouta en silence, raccrocha et
partit sans rien dire.
Des suites de sa décision, deux semaines plus tôt,
d’arrêter l’exécution des estropiées, Johanna Langefeld
avait été congédiée. Himmler avait personnellement
approuvé. Pour cela et toute une série d’autres accusations
montées contre elle, elle dut comparaître devant une cour
SS pour infraction à la discipline. Début avril 1943, Johanna
Langefeld quitta Ravensbrück pour la dernière fois.
TROISIÈME PARTIE
16
Armée rouge1
En juin 1941, Valentina Samoïlova, étudiante en
médecine à Kiev, fêtait la fin du trimestre en dégustant une
glace sur les rives du Dniepr quand les forces hitlériennes
pénétrèrent en Russie. « Le ciel s’est illuminé, l’ordre de
mobilisation est arrivé, se souvient-elle. Nous chantions
quand les sirènes ont retenti et que les garçons ont dit au
revoir aux filles. Cette nuit-là, nous avons vu des avions en
feu dans le ciel et des chevaux blessés dans les rues. Nous
avons dû dégager les corps. On voyait bien que tout touchait
à sa fin2. »
C’était le même scénario dans toute l’Union soviétique.
La guerre éclata alors que les étudiants venaient de passer
leurs examens. Anna Stekolnikova, professeure stagiaire
d’Orel, au sud de Moscou, fêtait elle aussi la fin du trimestre
quand les haut-parleurs diffusèrent la voix de Molotov,
annonçant que la guerre avait éclaté.
On nous a dit de nous rassembler au collège où on nous a appris à
déclencher des bombes incendiaires. Puis les garçons sont partis au front
et on ne les a jamais revus. Et soudain nous avons tous dû partir. C’était
le 2 juillet 1941, et le personnel médical a reçu l’ordre d’évacuer
l’hôpital. Les étudiants venaient de passer leurs examens, mais tout le
monde fut mobilisé.

À Odessa, sur la mer Noire, les femmes médecins


stagiaires et les infirmières reçurent des uniformes
militaires. Affectées à une division médicale de la marine,
elles furent envoyées soigner les blessés dans les tranchées
du front qui se rapprochait de la ville. « On n’y a pas
réfléchi à deux fois. Nous étions à peine plus que des
gosses, mais nous aimions notre pays et voulions le
défendre », dit Maria Vlassenko, infirmière d’Odessa
blessée à l’œil et à la jambe par un éclat d’obus.
En novembre 1941, quand la ville portuaire d’Odessa
tomba, Maria et sa division médicale se replièrent avec les
troupes sur les plages de la mer Noire pour embarquer sur
des navires à destination de Sébastopol et défendre la
péninsule de Crimée. Sébastopol était déjà en ruine, et les
chances étaient maigres d’arrêter la progression allemande,
mais les ordres de Staline étaient de combattre jusqu’à la
mort. « Il n’y a pas de prisonniers de guerre, uniquement
des traîtres », dit-il aux forces piégées par les Allemands et
acculées à l’extrémité du promontoire. Les navires
évacuèrent les officiers supérieurs de l’Armée rouge mais
laissèrent infirmières et médecins sur les falaises pour
s’occuper des blessés.
On nous a dit qu’on serait récupérés par un bateau ou un sous-marin,
mais on n’a rien vu venir. On est allés jusqu’à la toute dernière baie – la
baie des Sables – avec des blessés tout autour de nous. On les a traînés
tout près de la falaise, de manière à pouvoir les descendre sur les bateaux
de secours, mais toujours rien.
On a utilisé tout ce que nous avions pour les soigner – vieux draps ou
chemises. Pour les attelles, on a démantelé un tabouret. À la place de la
morphine, on utilisait de l’alcool. Mais nous nous savions coupés de tout.
Isolés avec nos blessés sur ce promontoire, sur le point de s’effondrer.
Des corps s’écrasaient dans l’eau, la mer virait au rouge. Puis une bombe
frappa la péninsule.

Alors que Maria Vlassenko parle, d’autres membres de sa


famille arrivent dans son petit logement d’un village
poussiéreux sur la côte de la mer Noire. Ils s’assoient en
tailleur et écoutent. Ils n’ont encore jamais entendu son
histoire.
Maria et ses pareilles comptent parmi les victimes les
plus anonymes de Ravensbrück. Les rescapées occidentales
ne devaient pas oublier les femmes « disciplinées » de
l’Armée rouge au camp, mais personne ne savait grand-
chose d’elles. Derrière le Rideau de fer, elles devinrent
ensuite totalement invisibles. De surcroît, les survivantes
étaient aussi anonymes dans leur propre pays où la terreur
les réduisait au silence.
C’est Staline lui-même qui fit régner la terreur. Quand les
rescapées soviétiques retournèrent dans leur patrie après des
années de souffrance au sein des camps allemands, Staline
tint parole et considéra ses soldats comme des traîtres pour
la simple raison qu’ils s’étaient laissés capturer au lieu de se
battre jusqu’à la mort. Cela valait aussi pour une bonne
partie des 800 000 femmes volontaires ou mobilisées pour
travailler dans les unités de renseignement, les
transmissions ou comme médecins et infirmières. Le fait
même qu’elles eussent été à l’étranger, et mêlées à des
étrangères – même détenues – signifiait qu’elles avaient été
contaminées par le fascisme3.
De retour à Odessa, Maria Vlassenko et la majorité de ses
camarades furent interrogées par le SMERCH, le contre-
espionnage de l’armée soviétique en temps de guerre. Au
mieux étaient-elles inscrites sur une liste noire et
n’obtenaient pas de permis de travail. Au pire, on portait
contre elles de fausses accusations et les suspectes
comparaissaient devant des tribunaux secrets. Tortures,
récompenses ou chantage – tout était bon pour les pousser à
dénoncer des camarades, après quoi les « coupables »
étaient envoyées en Sibérie ou exécutées.
L’atmosphère se détendit après la mort de Staline, en
1953, et certaines des exilées en Sibérie purent revenir, mais
la peur de la persécution persista tandis que les récits sur les
camps nazis restaient largement censurés. C’est seulement
après la réunification de l’Allemagne, en 1990, quand pour
la première fois Berlin versa de modestes dédommagements
à ceux de l’ancien Bloc de l’Est, que les victimes
commencèrent à se déclarer pour toucher des espèces, mais
à cette date la plupart étaient mortes.
Depuis la fin de la guerre froide, les autorités russes ont
aussi entrouvert leurs archives, éclairant ainsi davantage
l’ampleur des persécutions staliniennes. Parmi ces
documents, se trouvent des dossiers relatifs aux procès
secrets de l’après-guerre. En 1949, par exemple, à
Simferopol, en Crimée, cinq femmes de l’Armée rouge –
médecins et infirmières – furent jugées pour
« collaboration » avec les « fascistes » à Ravensbrück. Au
cours du procès, une des accusées fut « retournée » et
témoigna contre ses amies. Une autre se pendit dans sa
cellule. Les trois autres furent jugées coupables et envoyées
en Sibérie.
Maria Vlassenko connaît ce procès. Son amie Liousia
Malygina, médecin dans l’Armée rouge, fut l’une d’elles.
Mais elle ne veut pas en parler : « Ce fut une sombre
histoire. » Son amie Ilena Barsoukova habite tout près et en
sait peut-être davantage.

« Malygina était une femme belle et très courageuse »,


raconte Ilena Barsoukova. « Elle a sauvé beaucoup de vies
au camp. Elle a aussi tout fait pour qu’on ne soit pas
capturées. »
Quand en juillet 1942 les médecins et infirmières de
l’Armée rouge se trouvèrent isolées à la pointe de la
péninsule, on demanda une nageuse volontaire pour
acheminer un message du chef des forces de Crimée, le
général Ivan Petrov, aux officiers de l’autre côté de la baie.
« Le message était pour Staline, dit Ilena. Liousia Malygina
se déclara volontaire. Elle protégea tant bien que mal le
document secret et le porta en nageant. Dans notre idée, ça
voulait dire qu’on pouvait encore être sauvés4. »
Les Allemands approchant, toutefois, les femmes se
rendirent compte qu’elles avaient été abandonnées et que
leur seule issue, afin d’éviter la capture, était de se jeter à
l’eau ou d’escalader la falaise en direction des grottes.
« Nous avons essayé d’emmener les blessés, mais la plupart
étaient morts, et nous sommes donc descendues nous
cacher. Nous sommes restées là cinq jours sans nourriture.
Les Allemands étaient justes au-dessus et savaient que nous
mourions de faim. Aussi lancèrent-ils des cordes. »
Les Allemands attendaient au sommet. « Nous avons
retiré nos bottes pour les faire sécher, raconte Ilena
Barsoukova. Puis nous avons appris qu’un sous-marin avait
évacué soixante et onze de nos commandants pour qu’ils ne
tombent pas entre les mains de l’ennemi. C’est alors
seulement que nous nous sommes mises à pleurer. » Les
médecins et les infirmières capturées, ainsi que le reste des
troupes, furent conduites cinquante kilomètres à l’intérieur
des terres vers la base de Bakhtchissaraï. Il n’y avait pas
d’eau et la température atteignait les 40 °C. Des habitants
leur apportèrent de l’aide mais quiconque essayait de boire
dans une mare ou d’attraper une pomme dans un arbre était
abattu. Le chemin était « trempé de sang », et tout le monde
redoutait ce qui allait se passer. Le bruit s’était rapidement
propagé que les Allemands avaient massacré les soldats de
l’Armée rouge faits prisonniers. « J’ai vu un homme sortir
un couteau de sa botte et se trancher la gorge », dit Maria
Vlassenko.
Les femmes de l’Armée rouge étaient averties des viols et
du carnage des femmes dans d’autres unités capturées. Les
troupes allemandes étaient gavées de propagande décrivant
les femmes soviétiques en uniforme comme des
« hommasses répugnantes ». « Voici ce que le bolchevisme
a fait des femmes » : des « créatures dépravées » qui avaient
« trahi leurs familles5 ».
À Bakhtchissaraï, ils se mirent à exécuter les Juifs. Les
soldats, médecins et infirmières capturés furent alignés
devant un grand fossé antichar avec une planche en travers.
Les Allemands, avec leurs armes et leurs chiens, les
encerclèrent puis désignèrent des prisonniers qui devaient
faire un pas en avant. « C’étaient toujours des Juifs », dit
Ilena Barsoukova. Des scènes de ce genre se répétèrent sur
tout le territoire soviétique occupé dès le début de
l’invasion.
Les hommes furent les premiers appelés, mais
uniquement parce qu’ils étaient plus faciles à identifier. « Je
me souviens d’un homme qui suppliait : “Je ne suis pas juif,
je suis ukrainien.” Alors ils lui ont dit de baisser ses
pantalons. “Ah, tu n’es pas juif”, ont-ils dit, et ils l’ont
épargné », raconte Ilena.
Avec les femmes, les Allemands ne pouvaient être sûrs, et
ils demandèrent à d’autres prisonniers de les aider à
identifier les Juives. Les non-Juifs hochaient la tête ou
pointaient un bâton. « Peut-être y avait-il des comptes à
régler. Peut-être faisait-on miroiter aux délateurs un lit ou de
la nourriture s’ils coopéraient. On n’a jamais su. »
Rosa Markova fut l’une des premières dénoncées et dut
faire un pas en avant. « Elle n’avait pas l’air d’une Juive »,
observe Ilena Barsoukova. « Elle portait une natte. Mais ils
la désignèrent quand même. » Suivit Semiona Adler. Une
troisième femme, Anna Brin, sortit alors du rang. « Je crois
qu’elle a vu qu’ils prenaient les autres Juives et elle a décidé
d’aller avec elles. On lui a dit : “Tu n’as pas à y aller. Tu
n’as pas été désignée.” Mais elle a persisté. » Toutes trois se
prirent par le bras et se dirigèrent vers la planche, où elles
furent abattues d’une balle dans la nuque et tombèrent dans
le fossé. »
De Bakhtchissaraï, elles marchèrent jusqu’à Simferopol,
à quarante kilomètres au nord-ouest. Il faisait encore plus
chaud. De la division des femmes, il n’en restait que deux
cents en vie, et beaucoup étaient blessées. Celles qui
s’effondraient étaient exécutées.
Les femmes avaient été séparées des hommes. Elles
avançaient quand elles entendirent chuchoter des
instructions transmises de bouche à oreille. Elles venaient
d’une « chef » en tête de la colonne. La première fut tout
simplement « Courage ». C’était une femme « âgée et elle
en savait un rayon ». Elle allait s’occuper d’elles. Ce n’était
pas une inconnue. C’était une professeure d’Odessa, qui
avait participé à la guerre civile.
Suivit un autre message : « Soyez fortes. Entraidez-vous.
Croyez à la victoire soviétique. » De nouveaux
renseignements circulèrent : « Elle connaît les langues. Elle
comprend ce que disent les Allemands. » Puis elles se
mirent à chuchoter son nom : Evguenia Lazarevna Klemm.
« Nous étions très jeunes et ne savions rien, avoue Ilena
Barsoukova. Mais déjà on se sentait plus fortes, comprenez-
vous. On savait que cette Evguenia Lazarevna avait de
l’expérience et nous dirait ce qu’il fallait faire. »
À Simferopol, elles furent entassées dans une petite
prison où la chaleur et la crasse étaient propices aux
infections. Dans la cour, Evguenia Lazarevna se mêla aux
femmes. Elles la virent pour la première fois : grande, la
quarantaine, les cheveux châtains. « Les filles ! Pour celles
qui ne me connaissent pas, je suis Evguenia Lazarevna
Klemm. Comment ça va les filles ? Tout ira bien. Vous êtes
de l’Armée rouge. Nous sommes prisonnières de guerre.
Rappelez-vous ça. »
« Et nous l’avons crue, poursuit Ilena Barsoukova. Nous
ne savions pas ce que voulait dire “prisonniers de guerre”,
mais nous imaginions que ça pouvait signifier que le monde
extérieur nous aiderait, et cela nous a donné espoir. »

Evguenia Lazarevna choisit des médecins comme


assistantes. La jambe de Maria Vlassenko étant infectée,
une assistante vint panser la blessure. Un garde l’aperçut,
cria à Maria de se lever et la frappa. L’assistante de Klemm
lui cria en allemand : « Ne frappez pas cette femme, vous ne
voyez pas qu’elle est blessée ? » Le garde lui arracha son
bandage et redoubla de coups, la cognant dans les dents.
« Puis le garde s’est éloigné pour revenir avec de la soupe et
un morceau de pain : “Essen, mange”, et il est reparti. »
Bientôt, les femmes reprirent leurs marches vers l’ouest.
Au bout d’une journée, on les fit monter dans des wagons à
bestiaux. « On a jeté un coup d’œil par les trous du wagon
et on a vu un grand panneau indiquant Kiev. C’était chez
moi », se souvient Tamara Tschajalo, qui étudiait la
médecine à Kiev.
De longues heures plus tard, le train s’arrêta dans une
ville de garnison, Slavouta, où on les conduisit jusqu’à un
camp de prisonniers tentaculaire. Il était sale. Les femmes
attrapèrent le typhus, la diphtérie, la syphilis et la
tuberculose. Plusieurs moururent. « Ils nous ont fait tondre
pour nous débarrasser de la vermine », continue Ilena
Barsoukova. « Nous avons dû faire bouillir nos vêtements.
Le typhus terrifiait les Allemands, qui se tenaient à l’écart.
Evguenia Lazarevna nous a dit que si on tenait trois
semaines, on survivrait, et c’était vrai. Si l’une tombait
malade, elle s’assurait qu’il y ait toujours quelqu’un pour lui
tenir la main. » Le Dr Tamara Tschajalo faillit mourir à
Slavouta, mais Evguenia Lazarevna la ramena à la vie par
ses soins. « Elle m’a dit qu’elle était immunisée contre le
typhus qu’elle avait attrapé durant la guerre civile. »
Evguenia Lazarevna avait désormais plusieurs
assistantes, dont Liousia Malygina, le médecin qui avait
traversé à la nage la mer de Crimée sanglante, et le
Dr Liouba Konnikova. Liouba était juive, mais personne ne
l’avait encore sélectionnée ni dénoncée. « Elle avait le sang
chaud », commente Maria Vlassenko. Et Ilena Barsoukova
d’ajouter que Liouba avait des « nerfs d’acier ».
À Slavouta, d’autres Juives furent exécutées. Une autre
femme d’Odessa, Nadia Nakonetchnaya, se souvient que
son amie juive Anna, médecin, avait été vendue par une
consœur, Youssefa : « À l’hôpital d’Odessa, elles étaient
toujours en conflit. Anna était certaine que Youssefa
rapporterait aux Allemands qu’elle était juive. »
Autre rescapée d’Odessa, Zoïa Savelieva, parla d’un
cachot, « un grand trou noir », quelque part à Slavouta.
« Les Juives furent jetées dans ce trou des semaines durant,
où elles sont restées dans l’obscurité, sans nourriture, et
personne ne sut ce qui leur arrivait ni si elles étaient mortes
ou non. Un jour, les uniformes des mortes furent rapportés
dans les cellules, pour que les autres filles y piochent ce
dont elles avaient besoin. » Tous les uniformes étaient alors
tachés et loqueteux, mais Evguenia Lazarevna leur expliqua
qu’il était important de les garder sur elles pour bien
montrer qu’elles étaient prisonnières de guerre.
L’étape suivante fut Rovno, près de la frontière
allemande. Ici Raïssa Veretennikova fut sélectionnée et
exécutée à cause de ses cheveux bouclés. Écœurées parce
qu’il y avait des traîtres parmi elles, les femmes se
disputèrent, mais Evguenia Lazarevna déclara que ces
trahisons devaient cesser. « Nous sommes toutes des filles
de l’Armée soviétique. Prenez soin les unes des autres, et
nous survivrons. » Quelques semaines plus tard – c’était la
fin de l’automne –, les femmes furent de nouveau entassées
dans des wagons à bestiaux.
L’arrêt suivant eut lieu en décembre 1942. Les femmes
étaient en route depuis cinq mois. La température était
tombée à moins quarante. Portant toujours leurs uniformes
de l’Armée rouge, elles furent alignées en rangs par cinq.
Elles ne le savaient pas encore, mais elles étaient en
Allemagne, à Soest en Westphalie. Elles y retrouvèrent
d’autres femmes de l’Armée rouge : les unes officiers des
transmissions ou du renseignement ; d’autres, comme elles,
médecins et infirmières qui avaient également servi au front,
à Kiev, Stalingrad, Rostov et Leningrad. Maria Klyougman,
chirurgienne expérimentée, avait opéré sur le front à
Tchernigov.
Valentina Samoïlova, la fille de Kiev amateur de glace,
avait été affectée comme médecin militaire à Stalingrad, où
elle aida son unité à défendre un pont hors de la ville
assiégée. Opposant une résistance désespérée, ses
camarades et elles se camouflèrent en se barbouillant de
boue. Mais le pont fut perdu et tous furent capturés.
Valentina reçut une balle à la jambe et fut laissée pour
morte, mais les Allemands emportèrent son corps, toujours
couvert de boue, et le placèrent dans un train de
marchandises rempli de cadavres. Au dépôt suivant, une
grue souleva les corps et Valentina se retrouva suspendue à
un crochet géant. « Je me suis tortillée et quelqu’un a vu que
j’étais en vie. Ils ont dit : “Regarde, il est vivant” – parce
qu’ils m’ont pris pour un garçon – mais un médecin
allemand s’est approché et a vu que j’étais une fille, et ils
m’ont mis dans le train à destination de l’ouest. Il neigeait et
faisait très froid, et nous avons fini par arriver à Soest. »
Il ne fallut pas longtemps pour se rendre compte que ce
camp était différent de tous les autres ; il y avait une salle de
sports et un important nœud ferroviaire à proximité. Les
gardes étaient des gestapistes, pas des soldats. Le site venait
d’être transformé en centre de tri pour les milliers de
travailleurs serviles venus de l’Est. Chaque jour, les trains
déversaient des flots de civils russes et ukrainiens
acheminés à la salle des sports.
En Ukraine orientale, les unités nazies avaient raflé
beaucoup de civiles au hasard. Evdokia Domina
moissonnait quand des soldats allemands la ramassèrent et
la mirent dans le train. « Ma mère n’a même pas su que
j’étais partie. » Alexandra Dziouba et ses amies se laissèrent
attirer dans la salle des fêtes du village, où les Allemands
avaient promis de passer un film : sur place, toutes furent
arrêtées. « Mon père a pris un cheval et a tenté de suivre le
train pour essayer de me récupérer à la prochaine gare, mais
les Allemands l’ont repoussé avec leurs armes. »
Dans la salle des sports, des employeurs allemands –
Meister – circulèrent au milieu des captives avec des fouets
pour faire leur choix : les unes pour travailler à la ferme,
mais la plupart pour les usines de munitions. Observant ces
sélections, les nouvelles ne comprirent pas tout de suite
qu’on allait leur ordonner également de fabriquer des
munitions pour l’ennemi. Jusque-là, les Allemands avaient
tué tous les prisonniers soviétiques ou les avaient enfermés
dans les pires conditions. Dernièrement, toutefois, le besoin
pressant de main-d’œuvre les avait conduits à changer de
politique et les captifs de l’Armée rouge allaient être
également employés comme travailleurs serviles6.
« Au début, quand ils ont voulu nous emmener au travail,
nous n’avons pas compris ; les quinze premières choisies
s’apprêtaient à y aller, explique Tamara Tschajalo. Puis
Evguenia Lazarevna leur a fait dire de ne pas bouger.
“Tenez bon, nous ne devons pas faire ce travail.” Elles sont
revenues et se sont remises en rangs avec nous autres. Nous
pensions que nous allions mourir, mais nous étions prêtes. »
Tamara se souvenait des paroles de Klemm : « Elle nous
a dit que nous étions prisonnières de guerre et que, en vertu
du droit international, l’ennemi n’avait pas le droit de nous
faire travailler dans les usines de guerre. Ce conseil circula
parmi les femmes, et nous avons obéi. Les Allemands nous
menacèrent et nous conduisirent au chef de la Gestapo, qui
nous enferma trois jours dans des cellules. Mais nous ne
nous sommes pas plaintes et avons entonné nos chants de
bataille. »
Quand ce fut le tour d’Evguenia Lazarevna de
comparaître devant le chef de la Gestapo, elle lui dit en face
que les conventions de Genève lui interdisaient de forcer les
prisonnières de guerre à fabriquer des armes pour l’ennemi.
Tout au long du voyage depuis la Crimée, elle avait parlé
aux femmes des souffrances que les soldats avaient
endurées par le passé. Elle-même avait été infirmière de la
Croix-Rouge au cours de la Première Guerre mondiale et
connaissait les règles, agréées depuis dans le cadre des
conventions de Genève, concernant le traitement des
prisonniers.
« Rappelez-vous que vous êtes prisonnières de guerre, les
filles », répétait-elle inlassablement, insistant afin qu’elles
fassent tout pour garder leur uniforme intact – seule preuve
de leur droit au statut de prisonnier de guerre. « Vous avez
des droits, renchérit-elle », mais elle devait savoir que ce
n’était pas vrai. Staline avait en effet refusé de signer les
conventions de Genève, et pour ce qui était des Allemands,
les Soviétiques n’avaient aucun droit7.
Klemm a cependant pu penser que même la Gestapo y
réfléchirait à deux fois avant de fusiller sur le sol allemand
500 femmes en uniforme, médecins et infirmières. En tout
état de cause, elle devait savoir que la plupart de ces
femmes refuseraient l’ordre quoi qu’il advienne. Liouba
Konnikova ne savait pas grand-chose des règles de la
guerre, mais elle savait qu’elle n’avait pas fait tout ce
chemin depuis la Crimée « à seule fin de fabriquer des
armes pour tuer [ses] camarades au front ». Quand le
Meister se présenta pour la première fois devant elle,
Liouba prit un bout de métal qu’elle lança sur un chien de
garde. Les gardes ne dirent rien. Klemm conseilla plus tard
à Liouba de « ne pas montrer sa colère », se souvient Maria
Vlassenko. « Elle retenait toujours les fougueuses. »
Elle mit aussi en garde la femme de Stalingrad, dont elle
ne savait pas encore le nom, Valentina Samoïlova, qui
confirme :
Nous avons été appelées en groupes dans une espèce de salle des
sports, et ils nous ont dit : « Vous allez dans cette usine, c’est par là. »
Alors j’ai demandé à cet homme : « Votre usine travaille pour l’armée ? »
Le patron a répondu : « Oui. » Et j’ai dit : « Nous sommes prisonnières
militaires, nous ne travaillerons pas aux munitions », et pendant une
demi-journée ils ont essayé de nous y emmener, mais nous avons refusé.
On s’est dit qu’on allait toutes y passer.

Même Valentina, couverte de boue, avait conservé son


uniforme intact. Quand elle se présenta devant le chef de la
Gestapo, il la fixa un moment. « J’avais la peau claire et les
cheveux blonds, et il m’a demandé si j’étais allemande. J’ai
répondu, en allemand, “Non, je suis ukrainienne.” “Et
pourquoi ne travaillez-vous pas ?” J’ai dit que j’étais une
bonne travailleuse mais que je ne travaillerais pas dans une
usine militaire allemande. Il m’a frappée si fort que je suis
tombée par terre. »
Dans la salle de sports, Valentina repéra une femme de
l’Armée rouge indiquant par signes comment se comporter :
Une femme que je ne connaissais pas m’a accostée et m’a dit de rester
calme. Elle était plus âgée. J’ai appris qu’elle était d’Odessa. C’était
Evguenia Lazarevna, mais à l’époque je ne la connaissais pas. J’ai suivi
son conseil. Elle a dit : « Vous êtes très jeune. Nous n’avons pas besoin de
victimes, nous avons besoin de combattantes. » Elle me dit d’attendre un
signal d’elle avant de faire quoi que ce soit. Nous devions agir d’un seul
mouvement, tel était son message.

L’autorité d’Evguenia Lazarevna s’étendait rapidement


au-delà du groupe de Crimée, à toutes les femmes de
l’Armée rouge. Si elles devaient protester, elles devaient le
faire d’« une seule voix », raconte Valentina :
Elle nous a dit que nous ne devions pas « briser le cercle ». Elle
employait toujours cette expression. Personne ne doit « briser le cercle ».
Si nous étions soudées, tout irait bien. Et soudain nous avons eu le
sentiment que peut-être, après tout, nous ne serions pas tuées. Ce fut le
point de départ de notre organisation. Et nous chantions des chants
soviétiques : « Nous combattrons pour Staline. » Cela réduisit les
Allemands au silence. Ils ne savaient que faire. Apparemment, ils
n’avaient pas d’ordres. Les seuls qu’ils avaient étaient de nous faire
travailler, mais maintenant que nous refusions, ils étaient en état de choc.
Ils n’ont pas osé nous tirer dessus.

Trois nuits après le début de la contestation, les


Allemands retirèrent l’ordre de travailler dans les usines de
munitions. Les Russes furent conduites dans un train en
attente et enfermées dans des wagons à bestiaux. Des seaux
furent placés à l’intérieur, puis les portes furent clouées et
recouvertes de barbelés. Elles voyagèrent cinq jours et cinq
nuits, avec de brefs arrêts dans des gares, où on leur passait
de l’eau et du pain par les ouvertures. La nuit, régnait à
l’intérieur l’obscurité la plus complète. Le jour, cependant,
les fentes laissaient passer des rais de lumière qui éclairaient
les corps, pelotonnés les uns contre les autres pour se tenir
chaud. Dehors, les températures montaient rarement au-
dessus de zéro. Beaucoup de femmes souffraient du typhus
ou de la tuberculose. Nul ne sait combien étaient mortes
quand le train s’arrêta à la gare de Fürstenberg. C’était le
23 février 1943. Valentina fêtait ses vingt-quatre ans. La
fille qu’ils avaient extraite du train de cadavres de
Stalingrad arriva à Ravensbrück le jour de son anniversaire.
17
Evguenia Klemm
Une seconde, ce fut le noir complet. Puis soudain, les
portes des wagons s’ouvrirent brutalement : les corps
fumaient dans l’air glacial de la nuit. Les femmes
regardèrent les lumières mais elles n’eurent pas le temps de
bouger que des personnages en pèlerine sautaient à bord et
les tiraient par les bras et les jambes, criant et flanquant des
coups de pied, pour les balancer dehors. Il y avait des chiens
partout. À en croire certaines, le sol était couvert de neige.
Le temps était assurément clair et froid. Valentina
Samoïlova se souvient :
Du train, nous avons marché en rangs par cinq. J’étais faible et
quelqu’un a tendu la main. J’ai cru que c’était pour m’aider, mais c’était
pour me frapper. « Cochons de Russes ! Bandits ! » Personne ne
comprenait pourquoi on nous frappait. On n’avait pas encore appris que
c’était simplement dans leurs habitudes. On aurait dit qu’ils attendaient
quelque chose de nous. Peut-être est-ce parce que nous étions encore en
uniforme1.

Que chaque femme ait conservé son uniforme, jusque


dans ces conditions, paraît remarquable, mais rien ne leur
était plus cher que ces simples habits kaki – jupes ou
pantalons et casquettes, passepoil à l’épaule pour identifier
un bataillon médical ou le service des transmissions, sans
oublier l’étoile rouge sur une casquette verte : insigne des
soldats de Staline.
Ordre leur fut donné de se mettre en rangs, puis
d’avancer, mais il mit si longtemps à circuler depuis la tête
de la colonne que celles de l’arrière n’avaient aucune idée
de ce qui se passait à l’avant. Il y avait en face des lumières
blanches encore plus fortes : jamais elles n’en avaient vu de
semblables en Union Soviétique et elles étaient éblouies.
Valentina se souvient d’avoir été forcée de courir vers la
lumière, puis elle comprit qu’elle courait vers des portes
géantes. Celles qui tombaient étaient abattues. Tout
paraissait si grand. Les femmes avec leurs capes noires
étaient des géantes.
À l’intérieur du camp, un officier SS hurla des ordres et
indiqua un bâtiment, mais peu de femmes comprenaient
l’allemand. Elles furent soudain poussées en avant, forcées
par la bousculade d’entrer par les fenêtres. « Nous nous
sommes demandé quel est cet endroit où l’on entre par les
fenêtres, mais nous n’avons pu nous interroger bien
longtemps, parce qu’on nous a ordonné de nous déshabiller
et de mettre nos uniformes en tas. Tout ce qui nous était
cher nous fut enlevé. » Mais Valentina garda sa carte du
Komsomol (Jeunesses communistes) entre les dents. « Puis
ils nous ont examinées, aiguillonnées et obligées à nous
allonger. »
Chaque femme fut examinée sous toutes les coutures, des
mains furetaient en elles, les fouillant sous les regards et les
cris des SS : « Sales chiennes, putains de Russes ! » Parmi
les officiers SS se trouvaient Fritz Suhren et son adjoint,
l’Obersturmführer Edmund Bräuning. La plupart des
officiers supérieurs du camp étaient venus aux bains aux
petites heures du matin pour insulter et reluquer ces femmes
soviétiques arrivées de Leningrad, Stalingrad et autres villes
qui avaient déjà subi une défaite humiliante.
Selon Ludmilla Volochina, les SS s’esclaffèrent quand ils
découvrirent des bijoux cachés dans le vagin d’une femme,
mais tout le monde savait bien que c’était un simulacre.
Certaines se souviennent qu’on leur donna des cachets à
avaler. Valentina cracha le sien.
Puis ce fut la douche, suivie d’un passage dans un
désinfectant visqueux, et du rinçage. Après quoi, au lieu de
les tondre, on leur coupa sommairement les cheveux aux
ciseaux, laissant des touffes sur leur crâne. Quand elles
voulurent récupérer leurs uniformes, ils avaient disparu.
Hilares, les SS dirent qu’ils les avaient brûlés et qu’elles
n’avaient d’autre choix que d’enfiler les tenues rayées du
camp. « Je regardais les autres avec leurs toupets de
cheveux : on aurait dit des fleurs sur une tige, reprend
Valentina. Et quelqu’un m’a dit “Toi aussi, tu as l’air d’une
fleur, Valentina”. Nous étions toutes jeunes. »
Les femmes marchèrent vers leurs blocks sous les coups
de pied et de poing. Ekaterina Boyko ajoute :
Une grande blonde a retiré sa ceinture pour me frapper, un chien m’a
mordue. Je suis tombée et me suis réveillée trempée, sans comprendre de
quoi il retournait. Nous nous sommes alignées. On a crié un matricule,
c’était celui de ma voisine. Je lui ai dit que c’était le sien, mais trop tard.
On s’est mis à la battre, tant et si bien qu’elle a perdu connaissance.
J’étais là à regarder, bouillant intérieurement.

Se remémorant la scène, Maria Vlassenko commente :


« Comme si nous étions des bestiaux. » Les SS de
Ravensbrück s’attendaient certainement à des difficultés,
raison pour laquelle Suhren fit débarquer de nuit les femmes
de l’Armée rouge au camp, les obligeant à grimper par les
fenêtres de derrière pour entrer aux bains. Ainsi, personne
n’avait pu les voir avec leurs uniformes, subtilisés suivant le
stratagème de Suhren, probablement sur ordre supérieur.
Comme l’a démontré la réaction confuse des Allemands
face aux protestations de ces Soviétiques à Soest – et
comme Evguenia Klemm l’avait espéré –, quelques nazis
étaient sensibles au risque de passer outre aux Conventions
de Genève avec ce groupe de prisonnières de guerre.
Personne n’avait hésité à massacrer des prisonniers de
guerre soviétiques, surtout quand cela se passait loin, à
l’Est. Mais ces combattantes en uniforme – médecins de
surcroît – étaient sur le sol allemand, et toute violation de
leur statut de prisonnières de guerre serait plus difficile à
expliquer si Genève devait s’y intéresser.
À cette date, Himmler avait facilement écarté les
questions du Comité international de la Croix-Rouge, basé à
Genève, sur les camps, et le CICR avait refusé de
s’impliquer puisque les prisonniers étaient des civils et ne
relevaient donc pas de son mandat. La présence de femmes
de l’Armée rouge, cependant, pouvait susciter des questions
plus approfondies de la part de la Suisse. Himmler ne le
souhaitait pas ; aussi Suhren reçut-il des instructions pour
dissimuler leur identité en faisant disparaître leur « statut de
guerre ».
Lorsque les femmes débarquèrent à Ravensbrück, leurs
uniformes étant la seule preuve de leur « statut de guerre »,
Suhren s’assura donc qu’on les leur retire dès l’arrivée au
camp2.
Toutefois, Suhren fit alors une concession intéressante,
également suivant les ordres. Quand les femmes de l’Armée
rouge reçurent leur matricule à coudre (dans les 17 000)
avec des triangles rouges qui les classaient parmi les
politiques, elles auraient pu s’attendre à porter la simple
lettre « R », comme les autres Russes du camp. Au lieu de
quoi, elles reçurent les lettres « SU » [Sowjetunion, Union
soviétique] – ce qui leur permettait au moins de continuer à
affirmer que leur statut particulier avait été reconnu et
qu’elles étaient effectivement traitées en prisonnières de
guerre. En tout cas, les autres détenues devaient toujours
considérer comme « prisonnières de guerre » les femmes
portant les lettres SU.
Malgré les efforts pour cacher l’arrivée de ces femmes,
les détenues de service la nuit dans les bureaux avaient tout
vu. Le lendemain, elles racontèrent que les Soviétiques
étaient entrées dans le camp d’un même pas, la tête haute.
De toute évidence, elles étaient sous le commandement
d’une femme à poigne : toutes en étaient d’accord. Non
seulement elles étaient arrivées en uniforme, mais certaines
étaient encore ensanglantées.
Elles furent placées dans un baraquement à part, entouré
de barbelés. Leur block était gardé par la nouvelle « police
du camp » – la Lagerpolizei (LAPO) – composée de
détenues armées de fouets et de matraques. Elles furent
aussi astreintes à une quarantaine deux fois plus longue que
les autres. Tout le camp avait les yeux braqués sur leurs
quartiers. La présence de ces Russes « officielles » suscita
une certaine effervescence chez les Russes ordinaires,
amenées ici comme travailleuses serviles3. Certaines
essayèrent de passer des messages à la gloire de Staline,
donnant leurs matricules et proposant leur aide.
Pour les dirigeantes communistes du camp – Tchèques,
Allemandes, Autrichiennes et autres –, l’arrivée de l’Armée
rouge fut un moment capital, et elles essayèrent d’entrer en
contact. « Elles venaient d’un pays porteur d’espoir »,
explique la communiste tchèque Dagmar Hájková. Une
autre Tchèque, Helena Palevkova, se porta volontaire pour
l’épouillage, espérant pouvoir ainsi saluer ses camarades
russes4.
Les détenues ne furent pas les seules impressionnées.
Johanna Langefeld, encore à son poste quand arrivèrent ces
femmes de l’Armée rouge, admira leur « discipline » et
jugea méprisable le comportement du commandant et de ses
hommes5. Pour elle, les Soviétiques étaient visiblement
dirigées par une gradée, mais, pour autant qu’on le sache, ni
elle ni aucun officier SS ne sut qui était ce « chef » ni
qu’elle n’avait aucun grade.

C’est en avril 2008, alors que j’étais assise sur un banc,


au bord du Schwedtsee, hors des murs du camp, que j’ai
entendu pour la première fois le nom d’Evguenia Klemm.
Une femme dont les oreilles étaient couvertes d’un épais
bonnet de laine jetait des roses rouges dans le lac en
mémoire de ses camarades disparues. Elle était ici pour
commémorer la libération. Elle n’avait pas envie de parler,
mais quand je lui ai demandé qui était le chef de l’Armée
rouge au camp, elle m’a dit : « Evguenia Lazarevna Klemm.
C’est grâce à elle que nous avons survécu. » Puis elle a
tourné les talons. Il serait difficile d’en savoir plus.
Les survivantes de l’Armée rouge étaient trop jeunes pour
connaître l’histoire précise d’Evguenia Klemm ; les plus
âgées étaient mortes, et leur témoignage officiel, comme je
l’appris de Maria Vlassenko, une des infirmières d’Odessa,
avait été censuré. Maria a sorti un article de journal qu’elle
avait écrit au début des années 70, racontant ses expériences
de guerre. Ça aurait pu être intéressant, dit-elle, « mais ils
en ont coupé beaucoup.
— Qu’ont-ils coupé ?
— La vérité. Quand on écrivait sur le camp, on ne
pouvait rien dire qui laisse entendre que les fascistes
n’étaient pas toujours mauvais. On ne pouvait pas dire
qu’on ne travaillait pas le dimanche, ou qu’on avait une
cuillère de confiture en fin de semaine. On ne pouvait pas
parler de nos véritables souffrances. On devait toujours
résister et se montrer vaillante. Toute faiblesse était
supprimée ».
Personne ne fit l’expérience de la censure, après la
guerre, plus douloureusement qu’Antonina Nikiforova6,
autre médecin de l’Armée rouge, arrivée à Ravensbrück en
mars 1944. Antonina travailla comme pathologiste au
Revier, et recueillit au camp des matériaux qu’elle dissimula
dans l’espoir d’en faire un livre. Après la guerre, cependant,
le SMERCH – le contre-espionnage soviétique – confisqua
ses documents et son manuscrit, aujourd’hui encore
introuvables dans les archives russes.
Pourtant, Antonina ne renonça jamais. Peu après la
confiscation de son premier manuscrit, elle demanda à
toutes ses camarades d’écrire avec elle leurs souvenirs. À
l’aide de ces lettres, elle se remit à écrire, mais elle se heurta
de nouveau à la censure. Elle conserva précieusement les
lettres, tout en refusant de les faire lire avant sa mort, en
1994. Elles n’étaient parvenues que dernièrement aux
archives du camp de Ravensbrück : quatre gros cartons de
correspondance attendant d’être lue. Ces femmes de
l’Armée rouge, dont les récits officiels paraissent si ternes,
reprennent vie : on les entend bavarder, pleurer, se souvenir,
mentir, accuser, rire et raconter des histoires qui partent
dans tous les sens. Ainsi de cette lettre d’Anya Mounkina,
qui avait perdu un bras au front et dont la tâche au camp
était de laver les sols. Ravie d’avoir des nouvelles
d’Antonina après la guerre, Anya écrit :
Je pleure de joie, je voudrais te revoir et t’embrasser, et parler du camp
de concentration. Ton travail était formidable. Je pense beaucoup à toi –
surtout dans ce cachot, toi et un cadavre devant toi, et tu travailles sans
masque. Dans la journée, chacun fait ce qu’il a à faire, et moi je prends
ma serpillière et je nettoie la cour, et j’essaie de trouver un morceau de
betterave et une pomme de terre. Le soir, dans les baraquements, c’était
réconfortant, chacune s’efforçant de réchauffer l’atmosphère avec son
cœur. J’écoutais Evguenia Lazarevna lire les journaux. C’était bon de
s’endormir après avoir entendu sa voix, même si c’était un peu effrayant.
Bientôt, j’ai été séparée de mes amies et envoyée à Bergen-Belsen.
C’était un vrai nid de poux où j’ai attrapé la typhoïde et la dysenterie. Je
n’avais plus d’espoir de revoir le soleil.
Ilena VassilievnaIlena Vassilievna (qui ne donne pas son
nom de famille) confie à Antonina : « Je ne t’en veux pas de
ne pas te rappeler de moi – nous étions si nombreuses. Tu
m’as aidée, moi et deux autres jeunes Polonaises, à partir au
travail. C’est pour ça que je suis encore en vie. » En
fouillant bien, on découvre d’autres mentions de Klemm.
« Elle m’a guérie du typhus en me frottant avec de
l’écorce. » Dans une lettre, une cousine de Klemm raconte
qu’après la guerre, quand elle revint à Odessa, Evguenia
Lazarevna n’a plus voulu parler du camp. « Dès qu’on en
parlait, elle s’agitait, et j’essayais d’éviter le sujet. Mais, une
fois, je l’ai entendue dire qu’au camp ils leur mettaient des
culottes en caoutchouc avant de les battre. Et il y avait des
choses mille fois pires que ça. »
Les noms et adresses d’Antonina ont permis de retrouver
d’autres femmes qui avaient connu Evguenia Klemm et
d’en savoir plus sur sa vie. Elle était née à Odessa,
probablement autour de 19007, d’un père peut-être serbe et
d’une mère russe. Certaines la disaient juive, d’autre pas. À
l’école, elle se prit de passion pour l’histoire et suivit une
formation d’enseignante à Odessa. Au début des années 20,
elle s’engagea dans les rangs des bolcheviks et servit dans
des hôpitaux de campagne, le plus souvent sur le front
polonais, où elle soigna un blessé letton du nom de Robert
Klemm. Ils tombèrent amoureux et, à leur retour, se
marièrent. Peu après, cependant, Robert mourut de
tuberculose. Peut-être ont-ils eu un fils, mais personne n’en
est sûr.
Dans les années 30, Klemm fut formatrice de maîtres au
Collège pédagogique d’Odessa et reçut les plus hautes
distinctions. Ses élèves l’adoraient. Olga Khohkrina
explique pourquoi :
En classe, elle avait un art de nous décrire le passé et nous racontait des
récits si merveilleux que nous nous perdions dans l’histoire. Je me
souviens d’une leçon sur la Grande Russie, avec des documents sur les
Tatars et les Cosaques qui ont fait pleurer les élèves. Et dans son cours
sur l’invasion mongole, elle a décrit les choses avec un tel lyrisme que les
élèves en sont restés bouche bée. Elle nous disait que la connaissance
était une source de force et de compréhension. Elle inspirait amour et
respect. C’était un don.
« Comment était-elle ? », ai-je demandé.
Très humble. Elle donnait l’impression de se désintéresser des biens
matériels. Elle invitait souvent ses élèves chez elle et les réchauffait d’une
tasse de thé. Il faisait très froid et elle était très pauvre.
Et je pense que c’était une idéaliste qui voulait jouer son rôle. Elle m’a
raconté que, infirmière dans la guerre civile, elle avait attrapé le typhus et
failli mourir. Quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté, elle n’était pas
obligée de se porter à nouveau volontaire, car tous nos enseignants ont été
évacués, mais elle s’est quand même engagée.

Je me demandais quel genre de communiste Klemm avait


bien pu être. « Le genre romantique », dit une ancienne
élève, Evguenia Vladimimova :
Je crois que, jeune femme, elle a probablement été attirée par la cause,
mais dans le sens d’un dévouement humanitaire. Comme tant de jeunes
Russes, hommes ou femmes, probablement a-t-elle été grisée par le rêve
bolchevik. Elle devait y voir une manière de construire un monde
meilleur. Je crois qu’au début beaucoup voyaient les choses comme ça.
J’ai entendu dire que, à la mort de Lénine, elle a joué Liszt pendant des
heures.

Dans les premières semaines à Ravensbrück, les dons


d’Evguenia Lazarevna se sont révélés terriblement
nécessaires. La discipline des Soviétiques en imposait aux
autres femmes. À l’intérieur du block, cependant, beaucoup
étaient malades du typhus8. Les SS en ont exécuté plusieurs
pour empêcher une épidémie. Les autres étaient terrorisées.
Une des correspondantes d’Antonina Nikiforova écrit :
Je trouvais le camp si inquiétant avec ses rues noires, ses gardiennes en
manteau noir, leurs chiens sauvages et leurs ordres, avec tout ce monde
en tenue rayée et, le plus souvent tondu, que je ne me risquerai même pas
à le décrire ici. Notre terreur – ma terreur – venait d’abord de ce que nous
ne connaissions pas la langue et ne savions même pas ce que signifiait
Konzlager [camp de concentration]9.

Au moins le voyage était-il terminé. Au block, Tamara


Tschajalo trouva une place sur une paillasse proche
d’Evguenia Lazarevna et s’endormit aussitôt. Elles étaient
réunies sous un même toit où elles pourraient essayer de
panser leurs blessures. La nuit, Evguenia Lazarevna
circulait parmi elles, leur montrant dans quelle position
s’allonger pour soulager la douleur. Pour s’occuper de celles
qui en avaient besoin, elle choisit aussi des assistantes, dont
Alexandra Sokova, poétesse et enseignante, et Maria
Klyougman, la chirurgienne de Kiev. Peut-être est-il
significatif que ces deux femmes fussent juives, de même
que Liouba Konnikova, et plusieurs autres, que les SS
n’avaient pas identifiées.
La trahison des six derniers mois ne fut pas oubliée. Les
SS avaient déjà retiré les dénonciatrices : les femmes de
l’Armée rouge qui avaient envoyé les Juives à la mort
durant le voyage s’étaient vu confier d’autres sales
besognes. Il en restait une profonde aigreur. « Je ne vois
plus Liousia, écrivit une femme à Antonina, et je ne veux
plus la voir ; même chose pour Vera Bobkova, surtout quand
je pense comment elles ont arraché les vêtements des Juives
à Slavouta après leur mort10. »
Dans le block, Klemm pressa les femmes de panser aussi
ces blessures : « Ne laissez pas les fascistes nous diviser.
C’est ce qu’ils veulent. Prenez soin de vous, c’est possible
même dans les pires conditions. Nous sommes des êtres
civilisés. » Certaines avaient encore leurs règles. « On ne
nous donnait rien, pas même de sous-vêtements, ajoute
Ekaterina Goreva. C’était un gros problème pour certaines,
mais bientôt plus personne n’en a eu, bien sûr. On se lavait
un peu avec de l’eau glacée, et c’est tout. »
Les femmes de l’Armée rouge étaient coupées du reste du
camp. Klemm essaya d’obtenir des informations. Les
messages passés par la Blockova polonaise lui permirent
d’entrer en contact avec les communistes du camp. Les
doctoresses tchèques, envoyées au block pour identifier les
malades du typhus, se firent connaître d’elle. Les Tchèques
expliquèrent qui étaient les autres – leurs nationalités et
leurs nombres –, comment le camp était organisé et ce que
faisait la main-d’œuvre servile. Elles introduisirent aussi un
journal allemand.
La nuit, Evguenia Lazarevna rassembla les filles autour
d’elle et leur lut le journal. Commentant les informations
nazies, elle leur dit que l’Armée rouge perçait devant
Moscou et que les Allemands subissaient de lourdes pertes.
Elle leur rapporta ce qu’elle avait appris sur le camp : elles
devaient passer plusieurs semaines à l’isolement, puis
devraient travailler. Ici, les femmes cousaient des vêtements
pour l’armée allemande. Il y avait une grande usine, qui
fabriquait des composants électriques pour les armes : le
Siemenslager.
Pendant la quarantaine, ajouta Klemm, elles devaient
toutes apprendre l’allemand : « Les filles ! Pour l’instant,
nous sommes entourées de barbelés, mais un jour les
Allemands les retireront, et vous devrez vous mélanger avec
des femmes d’autres nationalités. Vous devez apprendre leur
langue. Ça vous aidera dans le combat à venir. »
Elle demanda à toutes celles qui parlaient allemand de
lever la main, et Klemm organisa le block en 80 groupes de
trois ou quatre détenues, avec une animatrice qui suivait
chaque jour ses cours. L’apprentissage commença dans les
couchettes pleines à craquer. « Et elle disait à Vera
Bobkova, “Vera, ne perds pas de vue que la phrase
allemande est construite comme ci et comme ça”, et Vera
chuchotait ce que Klemm avait dit à son petit groupe »,
rapporte Ilena Barsoukova.
Klemm se lia aussi d’amitié avec les plus jeunes :
certaines avaient tout juste seize ou dix-sept ans. Elle leur
demanda d’où elles venaient, par quoi elles étaient passées,
si leurs parents étaient encore en vie. « Nous resterons
ensemble, les filles. Vous êtes avec moi. » Elle se souvenait
de leurs histoires, et elle savait tout suite celles qui étaient
filles de commissaire ou de koulak11, ou celles dont le père
avait pu servir sous les tsars, et elle comprenait les
différentes « familles » du camp, comme elles s’appelaient
déjà : la famille de Moscou, la famille de Leningrad, la
famille d’Odessa.
Parfois, elle demandait aux filles leurs recettes préférées
et leur donnait les siennes. Puis elle lisait un poème
d’Alexandra Sokova et en discutait avec elles. Ou elle leur
parlait des femmes qui avaient été détenues sous les tsars, ce
qu’elles avaient enduré et comment elles avaient survécu :
« Elle racontait des histoires du passé, afin que nous
n’oublions pas le présent », ajoute Tamara Tschajalo.
Liousia Malygina, la doctoresse qui avait plongé dans la
mer Noire, organisa un groupe chargé de veiller sur Klemm
elle-même. Plus âgée que la plupart, elle avait les jambes
enflées et y voyait mal d’un œil des suites du typhus
contracté des années plus tôt. Ses assistantes soignaient ses
plaies et lui faisaient de la place aux douches. Certaines
disaient qu’elles formaient un groupe d’élues, mais la
plupart affirmaient vouloir simplement s’occuper d’elle et
l’aider : « Elle était la mère qui me manquait », confie
Tamara Tschajalo. La quarantaine touchait à sa fin, et les
femmes essayaient de voir au-delà des barbelés. Elles
remarquèrent un nouveau bâtiment qui s’élevait derrière le
mur : une cheminée géante. Tous les matins, elles voyaient
six femmes tirer un chariot chargé de corps. Et elles virent
des nouvelles se diriger vers les blocks de quarantaine
voisins. Elles trouvèrent des surnoms aux gardes, les
« corbeaux », qui avaient toutes des « habits très beaux »,
avec des ceintures et des chaussures de « cuir fin12 ». Une
gardienne, notamment, venait au block leur crier dessus.
Liouba Konnikova, « la fougueuse », l’appelait « la belle
blonde ».
De l’extérieur, les détenues jetant un coup d’œil en
direction du block soviétique voyaient les femmes au crâne
rasé « toujours tête haute13 ». Parfois, elles les entendaient
chanter. Plus tard, beaucoup de rescapées devaient dire, en
fait affirmer, qu’elles avaient gardé leur uniforme. Peut-être
le désordre croissant qui régnait à l’extérieur faisait-il
ressortir la discipline des femmes de l’Armée rouge.

L’hiver 1942-1943 fut dur et long. Il laissa les femmes


épuisées et malades. Au début de l’année, furent instituées
des équipes de travail plus longues. Le 20 janvier 1943,
Richard Glücks, nouveau chef de l’administration des
camps auprès de Himmler, écrivit à tous les commandants,
les invitant instamment à « tout faire pour maintenir la
capacité de travail des détenues ». La pénurie de main-
d’œuvre allemande avait atteint un point critique. Certes, on
faisait venir des esclaves de l’Est, mais il n’y en avait pas
assez. Désormais, même les détenues de Ravensbrück
jugées trop vieilles ou malades pour travailler durent tricoter
des chaussettes pour les soldats.
Himmler avait promis aux industriels allemands de
compenser la pénurie de travail par la main-d’œuvre
concentrationnaire. Un réseau de nouveaux camps satellites
fut mis en chantier, chacun avec une usine où travailleraient
les détenues.
Initialement conçu pour accueillir 3 000 femmes,
Ravensbrück en comptait maintenant 18 000. D’autres
arrivaient chaque jour14, non seulement de l’Est, mais aussi
en nombres croissants de l’Ouest : en avril, plus de 200
Françaises qui reçurent des matricules dans les 19 000.
De nouveaux baraquements s’élevaient, mais la
construction ne pouvait suivre le rythme. Chaque fois que
de nouvelles débarquaient, les femmes étaient de plus en
plus à l’étroit. Dans les allées, les cendres remplaçaient le
sable. Une nouvelle colonne de peinture fut constituée pour
peindre en vert les blocks miteux. Les égouts débordant, fut
constituée une nouvelle équipe de plombiers. Une nouvelle
colonne d’épouillage vit le jour, tandis que se multipliaient
dans le camp les pancartes Poux = Mort. Régulièrement, on
obligeait les détenues à rester nues dehors, même dans la
neige, pendant qu’on brûlait vêtements et couvertures et
qu’on désinfectait les blocks par fumigation.
Quand Langefeld fut limogée, ses Blockovas favorites15 –
des femmes d’expérience, qui savaient faire face – furent
jetées au bunker – dont Grete Buber-Neumann, qui écopa de
plusieurs semaines dans « l’obscurité complète16 ». Ces
femmes écartées, Ramdohr, le chef de la Gestapo, reprit les
choses en mains en plaçant ses mouchardes au cœur des
baraques. Selon la communiste allemande Maria
Apfelkammer, Ramdohr entrait dans un block et
demandait : « Il y en a qui veulent retrouver leur liberté ? »
Et une ou deux sortaient des rangs pour le suivre : ses
nouvelles indics, ou Lagerspitzel. « Dès lors, on ne leur
adressait plus la parole. »
Toutefois, ces Spitzel n’étaient jamais placées dans leurs
blocks d’origine17. Les détenues travaillant dans
l’administration du camp savaient qui elles étaient,
puisqu’elles devaient actualiser les dossiers. Elles essayaient
d’avertir les femmes du nouveau block, mais c’était
dangereux car les bureaux étaient aussi infiltrés. Rien
n’échappait aux Spitzel, surtout l’« organisation ». Avec le
surpeuplement croissant, celle-ci allait bon train, car il
manquait de tout : paille pour les matelas, bols pour la
soupe et même habits.
Au début de l’été 1943, le camp était à court de tenues
rayées. On les remplaça par les vêtements des mortes.
Chaque semaine, arrivaient d’Auschwitz des camions
chargés des habits des Juives, récupérés à l’entrée des
chambres à gaz et distribués aux nouvelles de Ravensbrück.
Ainsi, quand elle finit par sortir du bunker, Grete Buber-
Neumann découvrit que « l’allée du camp grouill[ait] de
femmes portant des vêtements de toutes les couleurs. Tiens,
où sont passées les tenues rayées ? […] Les Tziganes se
sont procuré d’indescriptibles hardes multicolores ». Elle
s’aperçut aussi que « même le pas cadencé que les SS
[avaient] eu tant de mal à leur inculquer » semblait avoir
disparu18.
Pour les détenues, la pire conséquence de ce
surpeuplement fut la torture croissante de l’Appell. Le lever
qui était autrefois à 6 heures était maintenant à 4 heures,
juste pour le décompte qui pouvait durer trois heures ou
plus. La taille du camp était devenue telle que la nouvelle
gardienne-chef descendait souvent la Lagerstrasse à
bicyclette, avec sa cape noire flottant derrière elle. C’était la
« belle bête ». Les Soviétiques apprirent bientôt son nom :
Dorothea Binz.
À l’époque de sa promotion, Binz se rendit dans son
village natal d’Altglobsow dans une voiture à cheval19. La
villageoise Ilse Halter se souvient de son apparition dans la
grand-rue, cape au vent, avec son chien et son fouet.
« Elle s’y croyait. J’imagine qu’elle était venue nous
montrer qu’elle avait réussi. Les gens avaient peur d’elle,
maintenant.
— Pourquoi aviez-vous peur ?
— Parce qu’ils faisaient des choses terribles là-bas. »
Ilse marqua un temps de pause.
« Vous savez quoi ? Vous avez dû lire. Ils lançaient des
bébés en l’air et leur tiraient dessus », ajoute-t-elle dans un
grand geste des bras.
Je lui demandai où elle avait entendu cela.
« C’est ce que je pense. Oh oui, j’y crois. »

Mi-avril 1943, les barbelés autour du block des femmes


de l’Armée rouge furent retirés, et les femmes durent sortir
pour leur premier appel. « Il était 4 heures du matin. Il avait
neigé. On s’est alignées en rangs par dix, essayant de rester
proches les unes des autres comme un troupeau de moutons
par temps froid », écrit Tamara Limakhina, une des
correspondantes d’Antonina20.
Les Soviétiques durent de nouveau s’aligner pour la
sélection des colonnes de travail. Elles redoutaient d’être
affectées à Siemens pour fabriquer des munitions, mais,
comme toutes les nouvelles avant elles, elles furent
envoyées au Sandgrube. Avant de leur confier un travail
utile, il fallait commencer par briser leur détermination : à
cette fin, le meilleur endroit était le tas de sable. Le premier
jour, Nina Kharlamova glissa et son chariot, rempli de sable
mouillé, s’enlisa dans la boue et bascula. Une gardienne lui
tomba dessus avec sa matraque le temps qu’elle remplisse
son chariot. De nouveau il s’enlisa et se renversa : cette fois,
Nina fut rouée de coups de pied et frappée à terre.
Les Soviétiques travaillaient plus longtemps que les
autres. Elles ne pouvaient regagner leur block qu’après
l’Appell du soir, si bien qu’après douze heures de travail
elles devaient encore rester dans le froid et sous la pluie
jusqu’à la tombée de la nuit dans leurs vêtements trempés21.
Quand elles rentraient, Klemm et la poétesse Alexandra
Sokova les attendaient. Plus âgées, elles avaient été
affectées au tricot dans le block. Evguenia Lazarevna trouva
des chiffons pour envelopper les plaies et les cloques de
Nina et dit aux femmes de veiller les unes sur les autres :
« Ne vous mettez pas en danger. Soyez attentives aux petites
choses que vous pouvez faire pour nous aider. Si une
gardienne prend son petit déjeuner, piquez son journal et
rapportez-le. » Et elle leur dit de ne pas croire les
Allemands quand ils prétendaient que les Soviétiques
avaient perdu la bataille de Stalingrad. « Elle a su avant tout
le monde que nous avions gagné », se souvient Nina
Kharlamova.
Les médecins de l’Armée rouge durent trimer de longues
semaines sur le tas de sable, mais d’autres furent bientôt
envoyées aux ateliers de couture, où elles firent la
connaissance de Gustav Binder, dit « la Girafe ». « Soudain,
un chuchotement se répand de machine en machine : “La
Girafe arrive”, et voici que chaque femme tremble, pâlit et
frissonne, penchée au-dessus de sa machine », écrit Tamara
Limakhina, racontant la scène pour Antonina Nikiforova.
Le silence est total. On n’entend que le bruit des machines. Puis, sur le
seuil, apparaît ce grand SS au long cou de girafe. Après avoir lentement
observé les femmes au travail, il se dirige vers une table où sont empilés
les articles finis. Il prend un pantalon et l’examine. Le cœur des femmes
se met à battre comme celui d’un oiseau en cage. Toutes n’ont qu’une
seule pensée en tête : maintenant, il va frapper. Puis, montrant le
vêtement, il hurle « Kolonnenführerin [chef de colonne], qu’est-ce que
c’est que ça ? »
D’un pas lent mais régulier, sans trahir sa peur, une petite femme au
visage pâle et maladif avance vers la table. Personne ne peut la protéger.
Tout le monde sait qu’elle va être frappée. Peut-être jusqu’à rester à demi
morte. « C’est quoi, ça ? » Rouge de haine, il dévisage la femme. « C’est
quoi, ça ? », et il commence à la frapper à mains nues et à lui flanquer des
coups de botte ferrée. Elle essaie de se protéger la figure et de se
soustraire, mais la bête est d’autant plus enragée, écarlate, l’écume à la
bouche, il ne cesse de la frapper sur le dos, le visage et la poitrine. La
femme suffoque comme si elle allait y passer ; elle est allongée par terre,
saignant du nez et de la bouche, quand il empoigne son tabouret. Plus
personne ne coud. Tout le monde est debout et, entre haine et terreur,
regarde le tabassage. Leur cœur ruisselle de larmes de rage et
d’impuissance, d’humiliation et de douleur intime. Puis un hurlement
s’élève du sol, un hurlement à fendre le cœur de la femme incapable de
résister plus longtemps, et la brute, stupéfaite, s’arrête et lâche le
tabouret. Il regarde les femmes qui l’observent, lui flanque un dernier
coup de pied et crie : « Arbeit schnell ! » Et s’en va. C’étaient des scènes
fréquentes. Et nous, les filles qui avions combattu à Stalingrad, ne
pouvions que regarder22.

Souvent, Binz paraissait à la porte de l’atelier de couture


quand les femmes s’alignaient pour sortir et s’en prenait à
elles – particulièrement aux femmes de l’Armée rouge, en
criant : « Sales truies, vous marchiez à la russe, maintenant
c’est pour nous que vous marchez, salopes de Russes. » Un
jour, elle s’en est pris à Ilena Barsoukova, l’infirmière
d’Odessa. « Elle m’a frappée à la tête et sur le dos, mais je
n’ai pas pleuré. Je me suis obligée à ne pas pleurer – pas ici,
pas devant l’atelier. Puis, quand je suis rentrée au block,
Evguenia Lazarevna m’attendait. On lui avait déjà dit. Elle
savait. Et dès que je l’ai vue, je me suis mise à pleurer. Elle
a pleuré elle aussi23. Elle m’a dit d’éviter à l’avenir les yeux
des SS. Puis notre groupe s’est réuni et nous avons mis au
point des petits sabotages en cousant les ouvertures des
manches ou en coupant un élastique pour que le vêtement se
déchire, mais de telle sorte que personne ne le remarque. Ce
qui était facile avec les manteaux de camouflage blancs. »
Peu après, une fille de la famille moscovite écrivit un
poème sur Binz. Anna Stekolnikova en conserva une copie,
qu’elle sortit d’un tiroir de son minuscule appartement au
sommet d’un immeuble de Moscou où il était resté caché
depuis soixante-dix ans. Le poème, dit-elle, était de son
amie Lydia Gradzilowa :
Une belle blonde

Tu es si belle, pourtant,
Avec tes boucles et tes yeux bleus brillants
Si on pouvait, on lacérerait les entrailles de ton âme
Et on étranglerait ton cœur qui de sang se pâme.
Te souviens-tu de Jacqueline, la fille que tu fouettais ?
Et de Wanda la Polonaise que tu piétinais ?
De Veronika, la Russe que tu torturais ?
Toi et ton chien.

Je demandai à Anna si Binz était réellement surnommée


la « Belle Blonde » au camp. « Plutôt la “belle garce”,
répondit-elle. Mais elle était belle – grande et élégante.
— Était-elle sadique ?
— Nous savions qu’elle nous détestait, nous les Russes.
Les Ukrainiennes, elle les traitait autrement, mais si vous
étiez russe, votre compte était bon. Oui, je crois qu’elle était
sadique, une vraie sadique. Ses yeux brillaient presque
quand elle frappait quelqu’un24. »
Un jour, cependant, Binz épargna la vie d’Anna en
rappelant son chien.
J’avais creusé du sable au fond du lac et nous revenions au camp en
rangs par cinq ; quelqu’un m’a posé une question et j’ai remué les lèvres.
Binz l’a vu, a crié mon matricule et m’a obligée à rester des heures
debout sur le petit monticule devant l’hôpital. C’était toujours venteux et
affreusement froid, et les filles de la baraque m’ont gardé à manger. Mais
Binz a rappliqué avec son chien, qui m’a sauté dessus et m’a renversée.
Je suis tombée et il a commencé à m’attaquer, mais Binz l’a tiré en
arrière. Comme si elle avait pitié de moi. Et elle a crié « Weg, va-t’en ».
Le chien est mort peu de temps après. Et Binz l’a enterré à l’endroit où il
est mort, devant un block et a planté des fleurs sur sa tombe.

Olga Golovina me serra la main avec une poigne de jeune


femme et me raconta d’autres histoires sur Binz et la famille
moscovite.
« Au block, nous restions toujours ensemble, mais c’était
dur », dit-elle en faisant tomber la cendre de sa cigarette
dans un pot de fleurs poussiéreux. Sa voix était rauque, sa
chevelure blonde et permanentée. Olga, qui était dans les
services de renseignement, avait été parachutée derrière les
lignes allemandes. Elle n’avait encore jamais sauté en
parachute et n’avait suivi aucun entraînement. Pour atténuer
l’impact de l’atterrissage, elle avait attaché des écorces à ses
pieds. Elle sortit des photos d’amies de l’Armée rouge. « Au
block, nous avions toutes des petits noms. Moi, c’était
Pouchkine à cause de mes boucles. Et il y avait le Chat, et
Vera Samoïlova c’était l’Ours, parce qu’elle était
ronchonne. Alexandra Sokova, c’était Graf [comte], parce
que pour on ne sait quelle raison elle était arrivée en
pantalons et qu’elle était très sérieuse. On se réunissait le
soir. »
À une époque, Olga a fait partie de la Kesselkolonne,
chargée de tirer l’énorme charrette de soupe des cuisines
jusqu’au block. Un jour qu’elles se démenaient, la charrette
a basculé et renversé du café sur les jambes de son amie
Nadia, qui a été ébouillantée. Nadia a continué de marcher
jusqu’au block, sachant que si Binz l’apprenait, elles étaient
bonnes pour le bunker. Une autre fois, elle et les filles
heurtèrent une pile de corps entassés comme des bûches.
« Et ils sont tous tombés. »
Elle évoqua Liousia Malygina : « Il faut que vous parliez
de Liousia, elle était si belle, si courageuse. Liousia a sauvé
beaucoup de vies. Elle travaillait à l’hôpital et troquait des
noms pour nous sauver des listes de la mort. » Je demandai
à Olga si elle était au courant du procès de Simferopol, où la
police secrète de Staline avait accusé Liousia Malygina et
d’autres de collaboration. Elle hocha la tête et me demanda
ce que je savais.
Je lui fis voir une lettre trouvée dans les cartons
d’Antonina : une lettre de Maria Klyougman, la
chirurgienne de l’Armée rouge, elle aussi accusée. La lettre
est la seule trace écrite du procès qui ait vu le jour ; Maria y
nomme les accusées et leurs accusatrices, ainsi que trois
autres.
Olga demanda à voir la lettre, la lut et parut ébranlée. Il y
avait toujours eu des rumeurs, dit-elle, « mais personne
n’avait de certitude ». Elle alla chercher une cigarette.
« Mais il n’y avait pas de traîtres au camp, reprit-elle. Pas à
ma connaissance. Au camp, nous étions fortes, vous
comprenez, nous les jeunes Soviétiques », et elle raconta le
jour anniversaire de la révolution d’Octobre où Liousia
Malygina « sauta du châlit et dansa » et où une Française
chanta une aria25. « Evguenia Lazarevna faisait toujours sa
tournée : “Joyeuses fêtes, les filles.” Elle nous encourageait
toujours à faire la fête. »
À l’automne 1944, Rosa Thälmann arriva au camp.
C’était la femme d’un célèbre communiste allemand, Ernst
Thälmann, mort exécuté à Buchenwald en août. « “Faisons-
lui un gâteau”, proposa Evguenia Lazarevna. Et nous
l’avons fait ! On nous avait donné 25 grammes de
margarine en fin de semaine et une cuiller de confiture, que
nous avons mélangées avec des bouts de pain pour faire ce
gâteau, puis nous l’avons décoré avec des fleurs volées sur
la tombe du chien de Binz. »
Dans l’été 1943, Suhren établit un nouveau règlement : le
dimanche, toutes les détenues devaient non plus se
promener, mais marcher au pas sur la Lagerstrasse afin de
rétablir la discipline, relâchée depuis le départ de Langefeld.
Jusque-là interdites de Lagerstrasse le dimanche, les
Soviétiques reçurent elles aussi l’ordre de marcher.
« Nos belles blondes à nous y ont vu une occasion de
parader, dit Olga en riant. Elles ont repassé leurs robes en
les mettant sous leurs matelas et se sont faites élégantes.
Elles se sont même lavé les cheveux avec du café. Puis nous
avons toutes marché comme pour un défilé militaire, et tout
le monde a regardé. »
Dans son témoignage de l’après-guerre, Dagmar
Hájková, la dirigeante communiste tchèque, a donné un
récit plus spectaculaire. La marche se déroula par un temps
très chaud. « Toute la surface du camp était couverte de
cendres noires. Comme si le camp était enveloppé d’un
voile de deuil. Plusieurs milliers de femmes en haillons
rayés, en galoches ou pieds nus, marchaient en rangs par
cinq, soulevant d’épais nuages de poussière noire. »
Les femmes devaient chanter des chansons allemandes.
Certaines Tchèques voulurent entonner des chants nationaux
tchèques, mais les gardiennes les arrêtèrent et elles restèrent
silencieuses. « Seules les prolétaires [asociales] continuèrent
à chanter, dit Dagmar, surtout des chansons populaires sur
les yeux bleus, les lèvres rouges et les baisers. Triste
spectacle ! Toutes ces jeunes filles, qui n’avaient presque
plus rien d’humain, crasseuses, pieds nus ou en pantines,
trébuchant de fatigue. Ce n’était pas une vraie marche.
Certaines boitaient. Tout le monde attendait que ça
finisse26. » Puis soudain une clameur s’est élevée à l’autre
bout du camp, et on a vu 500 Soviétiques alignées par taille
et en rangs par cinq marcher à pas cadencés vers la place
principale : un parfait défilé militaire ! »
Postés sur les marches de la cuisine, le commandant et son état-major
regardaient, sidérés. Depuis la place du camp, des milliers d’yeux de
femmes emprisonnées de l’Europe entière fixaient aussi les Soviétiques.
Quand elles parvinrent au centre de la place, toutes entonnèrent un chant
de combat de l’Armée rouge. Elles enchaînèrent les chants d’une voix
claire et forte. Au centre de la place ! Tous ces jeunes visages, le crâne
rasé en signe de honte, mais gardant tête haute : tout le monde était saisi.
Elles marchaient comme si elles défilaient sur la place Rouge à Moscou,
non pas dans un camp de concentration nazi.

Dans la suite de son récit, Dagmar Hájková paraît prendre


ses désirs pour la réalité. Les autres détenues auraient fait
une haie d’honneur aux Soviétiques. « Des milliers de
mains les applaudirent. Les soldates de l’Armée rouge
entonnèrent “Le Chant des partisans” et tout le camp se
joignit à elles. » Olga Golovina avait parlé plus simplement
d’une « parade » des Soviétiques.
Les SS n’en furent pas moins déconcertés et restèrent
quelques minutes sans réagir. « Binz attendait le signal,
ajoute Hájková. Ils ne s’étaient jamais frottés à pareille
audace. Il leur fallut un moment pour les renvoyer à leurs
baraques. On n’a pas eu le droit de ressortir de toute la
journée. Mais nous n’avons pas reçu de punition collective.
Les SS n’ont pas fait de rapport à Berlin. Ils ne voulaient
pas que ça se sache. Et il n’y a plus eu de marche au pas le
dimanche. »
18
Docteur Treite
Les femmes de l’Armée rouge n’avaient pas à craindre
d’être envoyées au Siemenslager. Pour les autorités, il
n’était pas question de les faire travailler hors les murs ;
elles ne seraient pas non plus affectées aux munitions, sans
quoi elles ne manqueraient pas de protester. Siemens ne
voulait pas de perturbateurs dans son usine qui, dans l’été
1943, obtenait des résultats exceptionnels. Le patron de
Siemens, Rudolf Bingel, était si satisfait de la production à
Ravensbrück qu’en 1943 il donna 100 000 Reichsmarks au
« cercle des amis de Himmler1 ».
Depuis l’ouverture de l’usine, un an plus tôt, sa taille
avait triplé et plus de 600 femmes y travaillaient désormais
en équipes de douze heures, dont une équipe de nuit. Elles
fabriquaient des bobines de cuivre, des interrupteurs, des
micros, du matériel téléphonique et des condensateurs qui
étaient acheminés par tapis roulant à l’atelier de finissage,
puis emballés et chargés dans des wagons de chemins fer.
Les femmes avaient une petite idée de l’utilisation de ces
pièces. « Nous nous demandions, c’est pour un avion ou
pour un canon ? », se souvient la détenue bulgare Georgia
Tanewa.
Un réseau ferroviaire avait été aménagé dans les bois,
reliant l’usine Siemens à une jetée sur le lac et à la ligne
principale qui traversait Fürstenberg. Il était aussi question
de rattacher l’usine à une institution pour jeunes
délinquantes située à proximité, dans une partie du bois
connue sous le nom d’Uckermark. Dirigé par la police
judiciaire, non pas par les SS, le Camp de jeunes
d’Uckermark, ainsi qu’on l’appelait, compta jusqu’à quatre
cents adolescentes jugées moralement ou sexuellement
dépravées2. Selon les détenues de Ravensbrück, la plupart
de ces filles n’avaient commis que des petits délits :
beaucoup avaient pris le train sans billet. Jeunes et solides,
elles feraient une excellente main-d’œuvre servile, et
Siemens avait donc conclu un accord pour y construire une
annexe. Au bout d’un an à Ravensbrück, les cadres de
Siemens et la SS travaillèrent main dans la main. Des
hommes importants en vêtements civils apparaissaient à
l’usine, y compris le directeur général de Siemens, Gustav
Leifer, autre membre de la SS, qui rendit visite à Fritz
Suhren dans son quartier général du camp, tandis que
Suhren avait visité le siège social de Siemens à Berlin. Otto
Grade, directeur de l’usine de Ravensbrück, était en
excellents termes avec Suhren, et on le voyait souvent dans
le camp principal. Sous son autorité, travaillaient de
nombreux civils de Siemens – techniciens, cadres et
instructeurs.
Tout, à l’usine, ne se passait pas en douceur. La direction
avait pris des mesures pour empêcher les contacts entre
civils et détenues. Une communiste austro-tchèque, Anni
Vavak, employée chez Siemens, avait essayé d’alerter le
personnel civil sur les atrocités : « Je tenais absolument à
entrer en contact avec eux, dit-elle. Je voulais que ces
travailleurs allemands transmettent ce que je leur disais au
peuple allemand, pour qu’il sache ce qui se passait au
camp3. »
Un petit nombre de cadres supérieurs paraissaient
honnêtes. L’un d’entre eux glissait un journal sous sa table
pour que les détenues le trouvent ; un autre civil proposa
aux détenues de poster leurs lettres. Toutefois, la plupart des
civils de Siemens étaient « grossiers ». Les « détenues » leur
inspiraient une telle répulsion qu’Anni n’avait pas réussi à
les convaincre. La plupart étaient aussi des nazis patentés.
Lombacher, le chef des Spulerei (service des bobines), était
« un nazi doublé d’un sadique », mais ce n’était pas le seul.
Même les mieux disposés changèrent de comportement
après les nouvelles consignes de la direction de Siemens
interdisant tout contact. L’une de ces directives tomba entre
les mains d’Anni : « Je l’ai chiffonnée et je me suis dit que
les détenues politiques s’élevaient au-dessus de cette
racaille. »
Anni ne précise pas ce qu’il y avait dans ce document,
mais nous savons ce que la société pensait de la
fraternisation par une autre note de la direction conservée
dans le dossier. Exaspéré par une interruption de la
production due à une pénurie de pièces, le responsable se
plaignit : « Il est également inadmissible que les détenues
soient récompensées, si l’on veut, en étant autorisées à se
réchauffer et à se reposer dans nos beaux ateliers
immaculés. […] Toute compassion est ici inopportune et
chacun doit prendre soin de l’étouffer constamment4. »
La direction de Siemens s’était aussi plainte de la
« sympathie » manifestée par Hertha Ehlert, une des
premières gardiennes de Siemens qui donnait de la
nourriture aux détenues et avait donc été écartée pour être
ensuite affectée par la SS au camp de la mort de Majdanek
en Pologne5. Chez Siemens, elle fut remplacée par Christine
Holthöwer, cogneuse et indic de Ludwig Ramdohr.
Le Siemenslager grandissant, le siège berlinois de
l’entreprise recruta de nouvelles gardiennes. Attirées par les
promesses d’argent et de nourriture, certaines eurent le mal
du pays et détestèrent les lieux. « J’ai voulu rentrer tout de
suite, mais ils m’ont dit que j’avais signé et que je devais
rester. Au début, ça a été dur. […] Pendant huit jours, je n’ai
rien pu avaler, puis on s’endurcit6. »
La santé déclinante des détenues, liée à une malnutrition
effarante et au surpeuplement des blocks, se soldait par un
turnover élevé. Mais Siemens n’y pouvait rien puisque, en
vertu de son contrat avec les SS, ces derniers étaient seuls
responsables de la nourriture et du logement des femmes :
« Comme le logement et le ravitaillement étaient assurés par
le camp, explique un dirigeant de l’entreprise, toutes
mesures de notre part dans ce domaine étaient superflues7. »
La santé des travailleuses n’était pas non plus de la
compétence de Siemens : le contrat passé avec les SS lui
donnait le droit de rayer de ses listes les malades et celles
qui ne faisaient pas l’affaire pour mauvaise conduite ou
quotas non remplis. Dans ses rapports mensuels à Berlin, le
directeur de l’usine, Otto Grade, notait consciencieusement
le nombre de détenues écartées et celui des remplaçantes.
La santé des détenues souffrait de la longueur du trajet
entre le camp et l’usine qu’elles faisaient quatre fois par
jour. Des portes du camp à l’usine, il n’y avait que mille six
cent mètres, mais les détenues avaient l’impression d’une
distance beaucoup plus grande. Avec leurs galoches mal
ajustées, elles devaient d’abord traverser le sable mouillé ou
le marais à côté du lac avant de s’enfoncer dans les bois et
de gravir la colline escarpée où leurs pieds s’enfonçaient
dans la terre et dérapaient sur les feuilles humides. Dans la
neige et la glace, les femmes glissaient et tombaient.
Après avoir supporté l’Appell debout, les ouvrières
quittaient le camp avec juste un café pour petit déjeuner.
« Nous arrivions chez Siemens complètement gelées et la
plupart devaient accomplir leur travail les doigts gourds,
l’estomac toujours vide, l’esprit abruti », raconte Anni
Vavak. Le pire, c’est que, sur place, les détenues voyaient
souvent les civils prendre leur petit déjeuner et disposer
« sous nos yeux et devant nos estomacs affamés tous les
aliments délicieux que nous ne connaissions plus que de
nom », ajoute Minny Bontemps, qui travailla elle aussi chez
Siemens8.
De retour au camp pour le déjeuner, les femmes avaient
juste le temps de prendre un bol de soupe diluée aux
rutabagas et deux ou trois pommes de terre, mais la pression
des quotas poussait les gardiennes à les ramener avant
qu’elles aient fini de manger. Sur la route, elles ne cessaient
de les harceler : « Bras le long du corps, fermez vos
gueules, idiotes, sales putains de bonnes à rien ! » En fin de
journée, les femmes rentraient épuisées ; la nuit tombant,
l’équipe de nuit de Siemens partait travailler de 22 heures à
6 heures du matin sans même une tranche de pain.
Les femmes de Siemens souffraient terriblement de
furoncles, de jambes enflées, de diarrhée et de tuberculose,
mais les longues heures de tâches répétitives et la pression
constante pour atteindre les quotas produisaient une maladie
particulière : des contractions nerveuses. « Au bout de trois
mois, les femmes étaient un paquet de nerfs et ne pouvaient
plus continuer, raconte la détenue austro-tchèque Irma
Trksak. Beaucoup commençaient à se demander s’il ne
valait pas mieux pelleter du sable ou vider des fossés9. »
Les femmes soufrant de ces contractions étaient bientôt
jugées inaptes et vite rayées des listes.
Selon la Néerlandaise Selma van de Perre (née Velleman,
et connue dans le camp sous le nom de Margareta van der
Kuit)10, qui arriva chez Siemens l’année suivante, beaucoup
de femmes craquaient nerveusement : « C’était une chose
épouvantable : la folie. Je l’ai souvent vue, ça démarrait
comme ça, m’explique-t-elle en contractant les paupières.
Puis venait un rire étrange11. »
Tel fut le sort d’une jeune Néerlandaise, Jacky van der
Aa, déportée avec sa mère Bramine. Mère et fille étaient
issues d’une famille de la haute société ; elles avaient été
arrêtées pour avoir aidé la Résistance néerlandaise, raconte
Selma. « À leur arrivée, elles allaient très bien. Jacky était
belle, avec de longs cheveux bouclés, mais elle fut tondue –
la seule de notre groupe. Elle n’arrêtait pas de pleurer. »
Quelques mois après avoir commencé à Siemens, Bramine
est morte du typhus pour avoir bu de l’eau à un robinet de
l’usine. Jacky a alors commencé à montrer des signes de
nervosité : « J’ai remarqué que c’étaient souvent les filles de
bonne famille qui ne tenaient pas le coup. Elles ne se
faisaient pas aux conditions. » Selma se souvenait de bien
d’autres cas, dont celui d’Everardina Hoetink. « Avant la
guerre, elle était juriste au ministère de l’Alimentation. Je
me souviens qu’un jour elle m’a volé mon pain. Puis les
contractions ont commencé. C’était un phénomène. J’en
repérais toujours les premiers signes. »
Je voulus savoir ce qui se passait. « Oh, les gardiennes le
remarquaient très vite, et elles étaient renvoyées au camp et
tuées. »
Comme l’observa Selma, la mise à mort des « folles » et
autres « bouches inutiles » n’avait jamais cessé12. Les
injections létales s’étaient poursuivies au Revier. Après les
grands transports du début 1942 qui avaient conduit des
femmes à la mort à Bernburg, il y avait eu régulièrement de
petites sélections : des camions arrivaient de nuit et
emportaient jusqu’à 50 femmes pour les gazer,
probablement à Auschwitz.
Les détails sur ces petits transports de la mort – connus
sous le nom de « transports noirs » ou Himmelfahrt (« vers
le ciel ») sont rares, mais au procès de Hambourg le
médecin du camp Gerhard Schiedlausky a donné un aperçu
de leur déroulement13. Les « transports noirs » étaient
maquillés en euthanasie dans le cadre du même ordre 14f13
régissant les gazages à Bernburg. Les médecins du camp
faisaient un rapport sur les sélectionnées, et l’on soumettait
les détenues à des tests d’intelligence pour voir si elles
étaient « folles » ou non.

Au printemps et dans l’été 1943, on devait voir de plus en


plus de personnalités en civil sur l’Appellplatz de
Ravensbrück : les Meister de Heinkel, Daimler-Benz et
autres fabricants d’armements venus sélectionner des
ouvrières. Sachant le succès de Siemens, et avec les
encouragements de Himmler, eux aussi louaient des
travailleurs serviles pour leurs usines de munitions. À la
différence de Siemens, cependant, la plupart de ces
industriels répugnaient à implanter leurs usines si près d’un
camp de concentration et les construisirent dans des camps
« satellites » à une certaine distance de Ravensbrück, tout en
puisant leur personnel dans le camp principal.
L’étudiante polonaise Maria Bielicka fut choisie pour
travailler dans le tout premier camp satellite de
Ravensbrück. En mars, elle avait été appelée avec beaucoup
d’autres sur l’Appellplatz tandis qu’un Meister parcourait
les rangs en les examinant. Puis, avec une cinquantaine
d’autres, elle fut emmenée à six cent quarante kilomètres au
sud à Neurohlau, près de Carlsbad en Bohême, où les
femmes fabriquaient des bols pour les soldats dans une
usine de porcelaine. Siemens avait à son tour rapidement
construit un camp satellite à Neurohlau, et Maria fabriquait
des pièces d’avions Messerschmitt. « C’était très dur. Je me
souviens que ma peau tombait, parce qu’on devait introduire
les pièces dans des fours brûlants. »
Le départ pour Neurohlau suscita une vive agitation dans
tout le camp principal. Krysia en parle dans une lettre
secrète à sa famille : « Le 25 mars, plusieurs dizaines de
Polonaises ont été envoyées à Carlsbad, une usine de
porcelaine14. » Ailleurs, elle ajoute : « Le 30 avril, 5 autres
Polonaises ont été fusillées15. » Elle demande aussi un
dictionnaire de français, car un grand groupe de Françaises
était arrivé.
Dans le groupe des Françaises, se trouvaient Micheline
Maurel, professeure de littérature à Toulon, et Denise
Tourtay, étudiante à Grenoble, toutes deux arrêtées dans des
rafles visant les résistants. Sitôt la fin de la quarantaine,
elles furent conduites devant un Meister sur l’Appellplatz.
Elles durent attendre onze heures sans manger, le temps que
des médecins viennent examiner leurs mains et leurs pieds
pour des raisons qu’elles ne comprenaient pas.
« Ils nous choisissaient comme des vaches dans un
marché aux bestiaux, dira une détenue. Ils nous faisaient
même ouvrir la bouche pour regarder nos dents. » Puis
c’était « Schnell, schnell ! ». Ils hurlaient et les frappaient
pour les faire avancer au pas de course. À la gare, ils les
entassaient dans des wagons à bestiaux à destination de
Neubrandenburg, à une cinquantaine de kilomètres au nord
– « un bled où personne ne viendrait nous chercher16 ».
La création des camps satellites fut la dernière étape des
plans de Himmler pour transformer son empire
concentrationnaire en centre de la production d’armements.
Le ministre des Armements, Albert Speer, dira plus tard que
Himmler ne cherchait qu’à accumuler pouvoir et argent –
« à construire un État dans l’État » en déplaçant la
construction dans ses camps. Le Reichsführer en voulait
certainement pour son argent.
Comme pour Siemens, le coût de location de la main-
d’œuvre servile dans les camps satellites était
soigneusement calculé entre les industriels et les SS. La
différence était que, les satellites étant éloignés du camp
principal, les entreprises pourvoyaient à l’hébergement et à
la nourriture, dont le coût était déduit du montant facturé.
Les contrats étaient tellement détaillés qu’une clause de
l’accord conclu entre Ravensbrück et la société Filmfabrik
Agfa précisait que les SS fourniraient les vêtements des
femmes, mais que c’était à la société de fournir les fichus17.
Il y avait parfois place pour une certaine flexibilité. Si l’on
voulait accroître la production, par exemple, les femmes
devaient être mieux nourries. Et de même qu’à Siemens, le
contrat stipulait que, si l’entreprise jugeait une femme trop
épuisée, « folle » ou malade, elle était automatiquement
renvoyée au camp principal, à la charge pour les SS de la
remplacer.
L’apparition du Meister sur l’Appellplatz dans le premier
semestre de 1943 annonçait probablement le changement le
plus significatif dans la vie quotidienne du camp depuis son
ouverture quatre ans plus tôt. Dès lors, ordre pouvait être
donné à tout moment aux détenues de se mettre en rang
dehors pour être conduites vers des destinations inconnues.
De retour aux blocks après une journée de travail, les
femmes constataient la disparition de leurs amies, sœurs,
mères et filles. Et souvent elles n’en entendaient plus jamais
parler.
Mais certaines détenues ne tardèrent pas à découvrir que
travailler dans ces camps satellites n’était pas non plus sans
avantage.

Depuis quelque temps, les lapins cherchaient de meilleurs


moyens de faire sortir leur courrier. Depuis la protestation
collective de mars, les médecins de Karl Gebhardt s’étaient
rabattus sur les chiens – on vit le va-et-vient des animaux
charcutés au Revier – et les expériences sur les Polonaises
semblaient avoir cessé, « à cause des protestations ou de la
publicité qui leur avait été faite, nous ne savons pas »,
écrivit Krysia18. Mais les femmes avaient encore beaucoup
de choses à dire au monde, et l’écriture invisible leur laissait
trop peu d’espace, particulièrement pour Krysia, qui avait
entamé une chronique du camp en nommant les criminels de
guerre.
« L’hôpital est dirigé par le Dr Rosenthal, le
Dr Schiedlausky et la Dr Oberheuser », nota-t-elle de sa
minuscule écriture au dos d’une enveloppe en avril 1943.
« C’est un lieu de crimes ; […] on y tue les enfants nés dans
le camp. Les femmes victimes de chocs nerveux ou atteintes
de maladie mentale sont achevées par piqûres – de notre
transport, Teodozja Szych 7 90819. » Dans une autre lettre,
elle ajouta d’une écriture très serrée au bord de
l’enveloppe : « Ils ont construit un crématorium hors du
camp, comme ça il n’y aura pas de preuves, comme à
Katyn. » Elle faisait allusion au massacre de 20 000
Polonais dans une forêt des environs de Katyn en 1940, dont
on sut plus tard qu’il était l’œuvre non pas des Allemands,
mais des Russes.
Il ressort clairement de toutes ses lettres que Krysia
craignait par-dessus tout l’exécution imminente de tous les
lapins : « comme ça il n’y aura[it] pas de preuves » des
expériences. Elle ne cesse de presser sa famille d’avertir le
monde. En mai 1943, elle propose une nouvelle manière de
le faire : « Une chose qui peut nous aider, c’est une
émission à la radio anglaise. La seule chose qui puisse les
arrêter, c’est la divulgation du secret au monde. Nous
résisterons certainement jusqu’au bout, c’est certain, pourvu
qu’ils veuillent bien nous garder en vie. Signe : crayon dans
colis20. »
La mention de la « radio anglaise » montre qu’en
mai 1943 Krysia savait qu’une telle émission était possible.
Les auteurs de la lettre secrète avaient très certainement eu
vent de l’existence d’une radio clandestine, la SWIT
(« l’Aube »), qui diffusait depuis l’Angleterre à destination
de la Résistance en Pologne et ailleurs dans le monde21.
Créée en octobre 1942 par des résistants polonais réfugiés
en Angleterre, elle était liée au service polonais de la BBC
tout en demeurant distincte. Son objectif était de fournir aux
cellules clandestines de Pologne, pour la plupart isolées les
unes des autres, un moyen de communication et de les
mettre en lien avec le monde extérieur.
La station recueillait les informations venues de Pologne
par des messagers qui avaient traversé les frontières ou
transmises par signaux codés à une station polonaise en
Suède, qui à son tour les transmettait au gouvernement
polonais en exil à Londres. Après être passés par la censure
britannique, les scripts étaient portés au studio
d’enregistrement à Milton Bryan, près de Bletchley Park,
centre de décryptage officiel dans le Buckinghamshire. Les
opérateurs de radio SWIT diffusaient quotidiennement les
bulletins vers la Pologne, en même temps que d’autres
informations internationales pour permettre aux Polonais de
suivre le cours de la guerre.
Krysia connaissait sans doute la « radio anglaise » par les
Polonaises arrivées depuis peu à Ravensbrück. Avant leur
arrestation, elles avaient entendu des émissions sur les
ondes de SWIT, et elles firent part à leurs amies du camp de
ce qu’elles avaient appris.
En juillet, dans une autre lettre aux siens, Krysia annonça
également que les lapins avaient trouvé un meilleur moyen
de faire passer leur information « au monde ». Au début de
l’été, deux d’entre elles avaient été chargées de se rendre
une fois par semaine au camp satellite de Neustrelitz, à une
vingtaine de kilomètres au nord de Ravensbrück. Leur tâche
consistait à récupérer les colis de vivres spéciaux qui y
étaient déposés pour les officiers SS du camp principal. Au
cours de leurs déplacements, les femmes découvrirent qu’à
côté de Neustrelitz se trouvait un camp de prisonniers de
guerre – Oflag – plein d’officiers polonais. Au fil des
semaines, elles réussirent à entrer en contact avec eux. En
tant que prisonniers de guerre, ils pouvaient poster des
lettres via la Croix-Rouge internationale, et ils proposèrent
de poster par ce truchement les lettres des lapins. Ils
commençaient par envoyer ces lettres à un autre camp de
prisonniers de guerre en Pologne, où leurs familles
pouvaient venir les chercher.
Comme à son habitude, Krysia exposa la combine sur une
enveloppe, expliquant aux siens comment récupérer les
lettres :
Les gars ont envoyé une liste d’opérées, de fusillées, ainsi que des
poèmes de Grażyna Chrostowska […]. Ce sont des types fiables. Nous
leurs devons beaucoup, à ces garçons. […] Et en plus de nous aider pour
envoyer des lettres, ce qui est le plus important, ils nous ont aussi procuré
des livres polonais. Envoyez nouvelles de Pologne en cachant billets dans
tubes dentifrice22.

Dans les mois qui suivirent, les garçons de l’Oflag firent


suivre plusieurs longues lettres, et les femmes
commencèrent à recevoir des réponses, ainsi que des livres,
et plus encore. Zofia Pociłowska, une des instigatrices,
expliqua comment cela marchait :
Lors du premier contact, ils nous ont vues et nous ont dit : « Vous êtes
polonaises ? », c’est comme ça que ça a commencé. Ils ont compris que
nous allions à Neustrelitz tous les lundis et ils se sont mis à nous laisser
des choses dans des cachettes, par exemple derrière les toilettes. Et nous
leur avons laissé des lettres et leur avons dit ce qui se passait et ce dont
nous avions besoin. J’ai même eu une paire de lunettes. Et oui, nous
avons eu des livres – des livres merveilleux23.

L’un des garçons s’appelait Eugeniusz Swiderski – Niuś,


en raccourci. « C’était l’intermédiaire. Il nous arrivait de le
rencontrer, mais habituellement nous lui laissions nos lettres
dans un pot caché dans un trou derrière les toilettes, et
quand nous revenions, il y avait des lettres pour nous. »
Zofia les cachait alors dans ses habits et priait qu’on ne la
fouille pas au retour. Un jour, les femmes découvrirent que
Niuś leur avait laissé le saint sacrement : des petits bouts de
pain consacrés par un prêtre.
Je demandai à Zofia si elle n’avait pas peur.
Nous n’avions pas si peur – nous étions jeunes. Nous ne pensions qu’à
une seule chose : que le monde sache ce qu’il advenait de nous. Il nous
est même arrivé de coucher par écrit tout ce qui se passait et de l’enterrer
dans le camp en espérant que ce serait exhumé plus tard. Avec une sorte
de foi et d’optimisme, je n’imaginais pas me faire prendre. Et donc, je
n’avais pas peur. Et je ne crois pas que les gardiennes aient soupçonné
quoi que ce soit, ne serait-ce qu’une minute. Nous n’avons dit à personne
ce que nous faisions à cause des mouchardes.

J’ai dit avoir entendu parler d’une histoire d’amour entre


Zofia et Niuś. Elle a ri. Elle a ajouté qu’elle avait revu Niuś
des années après à Varsovie, dans une réunion organisée par
une rescapée. « Non, ce n’était pas une histoire d’amour.
Mais on m’a taquinée. Nous l’appelions Apollon. »
À la fin de l’été 1943, Ravensbrück avait engendré 20
autres camps satellites, et l’Appellplatz était régulièrement
transformée en marché aux esclaves. Selon Lotte
Silbermann, serveuse à la cantine des SS, Fritz Suhren
« organisait un banquet » chaque fois que des industriels
venaient au camp24.
Binz, Bräuning et les autres en étaient toujours. Ils engouffraient de
grosses quantités de nourriture et de boisson, avec des litres et des litres
de vin, de champagne et de schnaps. Ils étaient déjà bourrés avant de
commencer à faire leur choix parmi les détenues. Dans ces moments-là,
on avait toujours peur qu’ils ne se soûlent, boivent à la fraternité et
lorgnent les serveuses.

Pendant ce temps, les femmes de l’Armée rouge


regardaient le marché aux esclaves en se demandant quand
elles allaient être choisies. Elles avaient convenu, si elles
l’étaient, de refuser de travailler aux munitions comme elles
l’avaient fait à Soest. Un jour, lorsqu’une gardienne entra
dans leur block et appela plusieurs médecins, elles
craignirent que ce ne fût leur tour d’être envoyées dans des
camps satellites : en fait, elles devaient se présenter à
l’hôpital du camp. Au lieu d’être elles-mêmes réduites en
esclavage, elles allaient devoir travailler à maintenir les
esclaves en vie.

S’il y avait eu des détenues médecins au Revier dès les


tout premiers jours, jamais elles n’avaient été autorisées à
exercer leur profession. Désormais, cependant, les camps
avaient besoin de docteurs, prisonniers ou non. La raison en
était simple : avec le besoin pressant de main-d’œuvre pour
les usines d’armements, les SS se rendaient compte que les
camps tuaient purement et simplement les détenus par les
conditions atroces qui y régnaient. L’offre de travailleurs
serviles venant de l’Est étant appelée à se tarir, du fait du
retournement de la guerre en décembre 1942, Himmler avait
ordonné de « réduire à tout prix le taux de mortalité » dans
les camps. Au début 1943, des directives furent adressées
aux commandants afin d’améliorer l’hygiène et de
construire d’autres blocks plus sains. Non seulement il
fallait améliorer les conditions de vie dans les camps, mais
aussi dans les hôpitaux, et accroître le nombre de médecins.
À première vue, cette idée d’améliorer la santé des
détenus paraît absurde. De nouveaux crématoriums avec des
chambres à gaz supplémentaires avaient été ouverts à
Birkenau, l’usine d’extermination du camp d’Auschwitz.
Fin avril, le nouveau crématorium de Ravensbrück entra en
service – la cheminée qui s’élevait au-dessus du mur sud du
camp était le signe évident que la tuerie était sur le point de
s’amplifier.
L’augmentation des tueries et le besoin croissant de main-
d’œuvre n’étaient pas incompatibles ; les règles étaient
simplement plus claires qu’avant. Tant que les détenus
étaient aptes au travail, il fallait les maintenir en vie. Dès
qu’ils étaient inutiles, ils devaient mourir de manière à ne
pas dilapider les ressources pour les nourrir et les loger. Le
principe ne s’appliquait pas aux camps de la mort – Sobibor,
Treblinka, Belzec – dont l’unique fin était le meurtre des
Juifs. Reste qu’en 1943 le besoin de main-d’œuvre servile
était tel que de plus en plus de Juifs envoyés à Auschwitz
étaient détournés des chambres à gaz et mis au travail s’ils
semblaient assez utiles.
Il incombait donc désormais aux médecins de maintenir
en vie davantage de prisonniers. Au début 1943, Richard
Glücks, le chef de l’inspection des camps de Himmler, avait
même écrit directement à tous les médecins SS pour
déplorer le trop grand nombre de morts : sur les 136 000
arrivés dans les camps l’année précédente, 70 000 étaient
déjà morts. « Avec un taux de mortalité aussi élevé, jamais
nous ne parviendrons au nombre de prisonniers requis
[comme ouvriers] par le Reichsführer25. » Le 27 avril 1943,
Himmler adressa une nouvelle instruction appelant à réduire
le taux de mortalité ; à l’avenir seuls les fous devaient être
tués ou, précisait l’ordre, « seuls ceux qui souffrent de
maladie mentale doivent être sélectionnés par la
commission médicale dans le cadre de l’opération 14f13.
Tous les autres détenus inaptes au travail (les tuberculeux,
les grabataires) sont en principe exclus de cette opération.
Aux grabataires, il faut donner un travail qu’ils peuvent
faire allongés. L’ordre du Reichsführer doit être
scrupuleusement suivi26 ».
Maintenir davantage de prisonniers en vie exigeait
naturellement plus de docteurs, et comme les médecins SS
étaient de plus en plus envoyés sur le front, il était logique
de les remplacer par les détenus qualifiés. C’est pourquoi on
fit soudain appel aux médecins de l’Armée rouge. Mais, à
Ravensbrück, les doctoresses soviétiques n’étaient pas sûres
de devoir accepter ce travail ; les Polonaises n’étaient pas
seules à considérer le Revier comme un « lieu de crime ».
Liouba Konnikova déclara qu’elle refuserait. « Je ne voulais
pas faire cela, dit-elle plus tard. Nous savions qu’au Revier
on battait, estropiait et tuait par injection. Nous savions que
Rosenthal et Schiedlausky flanquaient des coups de
botte27. » Evguenia Klemm leur expliqua cependant qu’il y
avait aussi de bonnes raisons d’accepter le travail : elles
pouvaient utiliser leurs compétences pour sauver des vies et
faire sortir des médicaments. À l’hôpital, elles établiraient
des contacts à travers le camp et recueilleraient des
renseignements.
Dans l’été 1943, les conditions à l’hôpital s’amélioraient
rapidement. À la suite de l’ordonnance de Himmler, le
Revier disposait de davantage de médicaments, et s’était
agrandi, passant de deux blocks à six. Peu après que les
femmes de l’Armée rouge eurent commencé à y travailler,
les détestables médecins Schiedlausky et Oberheuser
quittèrent Ravensbrück, et le Dr Rosenthal fut congédié puis
jugé, accusé d’avoir eu des relations sexuelles avec la
détenue sage-femme Gerda Quernheim, sur laquelle il avait
pratiqué au moins deux avortements28.
Un nouveau médecin arriva fin août à Ravensbrück. On
disait qu’il préférait soigner que tuer.

Percival Treite n’avait rien du médecin habituel des


camps de concentration : il portait une blouse blanche au
lieu de l’uniforme SS, et un stéthoscope plutôt qu’un fouet
ou une cravache. Âgé de trente-deux ans, il était blond et
mince. Il ne donnait ni coups de pied ni coups de poing aux
patientes et s’époumonait rarement en injures. Treite avait
même des airs corrects et professionnels, qui convenaient
mieux à la faculté de médecine de Berlin, où il venait de
terminer ses études, qu’au Revier d’un camp de
concentration. Il semblait aussi désireux de mettre ses
compétences en pratique.
Son maintien tenait autant à ses origines familiales qu’à
sa formation professionnelle29. Pour un SS, il avait un arbre
généalogique peu commun : son dossier fait en effet
apparaître une branche anglaise. Son éducation était aussi
peu courante : il avait fait ses premiers pas avec l’Armée du
Salut.
C’est Carl Treite, le grand-père allemand de Percy,
fervent baptiste, qui avait forgé les liens anglais de la
famille. Dans les années 1890, alors qu’il habitait le nord de
l’Allemagne, il tomba amoureux d’une jeune Anglaise,
Louisa Foot, de Southampton, venue dans le pays comme
gouvernante. Comme Carl devait le dire plus tard, « Dieu
m’a alors conduit jusqu’en Angleterre », où le couple se
maria et s’installa à Lewisham, au sud-est de Londres, où il
subit l’influence de William Booth, le fondateur de l’Armée
du Salut. Booth portait l’uniforme pour prêcher devant un
pub, le Blind Beggar (le Mendiant aveugle) ; bientôt Carl
Treite devait à son tour exhorter les déclassés de Londres à
« souffrir pour le Seigneur ».
Impatients de porter la bonne nouvelle dans son pays
natal, Carl et Louisa, avec maintenant trois enfants en bas
âge, dont Percival père, revinrent en Allemagne, où les
sermons de Carl sur les vertus de la discipline et les péchés
de l’alcool furent d’abord très mal accueillis. À sa mort,
cependant, l’Armée du Salut avait des branches dans de
nombreuses villes allemandes, et Percival Treite père
s’installa à Kiel, où il devint lieutenant-colonel et fonda la
première fanfare de l’Armée du Salut allemande. Le jeune
Percy et sa sœur Lily défilaient avec la fanfare et adhéraient
à tous les préceptes de leur religion qui, avant Hitler,
prêchait le pacifisme et la sainteté de la vie humaine.
Au milieu des années 30, la mère de Percy et sa sœur
quittèrent l’Allemagne nazie pour la Suisse, où un oncle
avait fondé une autre mission de l’Armée du Salut. Pensant
à une carrière médicale, Percy demeura à Berlin. Entré,
certes tardivement, au Parti nazi et dans la SS, il se
spécialisa ensuite en gynécologie à l’université de Berlin.
Excellent chirurgien – il avait de « bonnes mains » –, Treite
voyagea beaucoup, étudiant auprès d’éminents professeurs,
et séjourna à Prague et à Berne. En 1943, Il était sur le point
d’obtenir une chaire de médecine à Berlin mais, avant
d’avoir pu terminer le stage de chirurgie requis, il reçut
l’ordre de rejoindre Ravensbrück. Cette nomination fut un
revers dans sa carrière, mais il l’accepta avec enthousiasme
et réorganisa le Revier 30.
Treite créa aussitôt un block des maladies infectieuses –
typhus, scarlatine et diphtérie – ainsi qu’un block pour les
maladies de peau et un autre pour la dysenterie. Il demanda
aussi la construction d’un laboratoire de pathologie et d’une
morgue sous le block principal du Revier, expliquant qu’il
était important de connaître les causes de décès. Pour
essayer de résoudre le problème croissant des jambes
enflées et des furoncles, et réduire ainsi la file d’attente au
Revier, il créa des postes de soins à l’intérieur des blocks.
Pour rationaliser l’occupation des lits, il mit en place un
système de Bettkarten, « fiches de contrôle ». Celles qui
demandaient à voir un médecin recevaient une Bettkarte
pour un certain nombre de jours. Au pied de chaque lit, était
accrochée une feuille de température avec des flèches
montant ou descendant, permettant de voir quand une
patiente allait assez bien pour retourner au travail. Une autre
innovation fut le système de cartes roses : les femmes trop
âgées ou fragiles pour accomplir des travaux pénibles
pouvaient demander une carte rose qui leur permettait de
travailler dans leur block. Ce système officialisa le statut de
« tricoteuses » qui existait déjà de facto tout en répondant à
la toute dernière instruction de Himmler : confier aux
grabataires un travail utile au lieu de les tuer.
En quelques semaines, le Revier se trouva transformé.
Une nouvelle Oberschwester (infirmière en chef), Elisabeth
Marschall, fut nommée, et l’équipe des infirmières du camp,
avec leurs uniformes marron et leurs foulards blancs, furent
invitées à être plus soignées. Treite exigea que toutes
adoptent les techniques de base pour se laver les mains et
portent un thermomètre autour du cou.
Même Milena Jesenská, au bureau du Revier, en fut
impressionnée. Dès le début, Treite se lia d’amitié avec
elle ; apprenant son nom, il découvrit que son père n’était
autre que le professeur Jan Jesensky avec lequel il avait
étudié la chirurgie maxillaire à l’université de Prague. Il fut
bientôt amené à soigner Milena, tombée si malade dans l’été
1943 qu’elle était certaine de mourir. Une fois rétablie, elle
examina son visage dans un miroir de l’infirmerie et
constata : « Maintenant, je ressemble au petit singe malade
du joueur d’orgue qui était installé près de chez moi »,
rapporte Grete Buber-Neumann qui, depuis son retour du
bunker, partageait de nouveau sa couchette avec Milena au
Block 131.
En août, les amies tchèques de Milena lui organisèrent un
superbe anniversaire dans l’un de leurs blocks, « comme si
elles avaient pressenti que cela serait son dernier32 ». Elles
couvrirent une table de cadeaux dans la chambre de la
Blockova. « Toutes celles qui aimaient Milena étaient
rassemblées là » – danseuses, écrivaines et musiciennes
tchèques – et avaient apporté des cadeaux : « de petits
morceaux d’étoffes où étaient brodés des matricules de
détenues, de minuscules petits cœurs d’étoffe portant le nom
de Milena, de petites figures sculptées dans des manches de
brosses à dents et… des fleurs introduites clandestinement
dans le camp. Milena, qui était déjà très malade et trop
faible pour entretenir un contact amical avec nombre d’entre
elles, [fut] émue jusqu’aux larmes ».
Peu après, Milena parla de sa maladie à Treite. D’après
Grete :
Il la traita immédiatement avec une prévenance particulière, l’examina
et établit qu’elle avait un abcès à l’un des reins, lui disant qu’il pourrait
l’opérer, ce qu’il fit avec la plus grande compétence. Pendant un temps,
elle reprit quelques forces. Elle eut confiance en lui lorsqu’il lui rapporta
que, durant ses journées d’étudiant à Prague, il avait suivi les cours de
son père et il reportait sur elle le respect qu’il avait du père33.

Avec Treite, le Revier devint rapidement l’endroit le plus


international du camp. L’infirmière tchèque Hanka
Housková y fut rattachée comme « interprète miraculeuse »
car elle parlait six langues. Des médecins soviétiques
travaillaient dans plusieurs salles, tandis que les Tchèques
supervisaient la pharmacie. La salle de radiographie était
gérée par des radiologues polonaises et des Yougoslaves
travaillaient au laboratoire de pathologie. Parmi le personnel
des détenues, il y avait également une sage-femme belge et
une infirmière française. Même l’Oberschwester Marschall
parlait français.
Treite était toujours en quête de nouveaux talents. Parfois,
il se rendait à l’Appellplatz quand arrivait un nouveau
transport et appelait les médecins à lever la main. S’il était
impressionné par une femme, comme cela se produisit avec
Zdenka Nedvedova, il pouvait attendre la fin de la
quarantaine et se rendait à son block pour la faire venir au
Revier avant son transfert dans un camp satellite.
Zdenka Nedvedova arriva en août avec les premiers
groupes de détenues transférées d’Auschwitz pour travailler
dans un nouveau camp satellite. Fille d’un éminent musicien
et philosophe tchèque, elle avait aussi étudié à Prague où
elle s’était spécialisée dans la pédiatrie. Elle fut arrêtée en
1940 pour activités antifascistes et déportée à Auschwitz
avec son mari qui y mourut de tuberculose.
Même si les détenues en savaient maintenant beaucoup
sur Auschwitz, l’apparition de prisonnières venues de ce
camp dans la Lagerstrasse de Ravensbrück suscita
l’horreur. Beaucoup avaient survécu à une récente épidémie
de typhus qui avait dévasté le camp des femmes. « Même
les gardiennes SS nous regardaient en silence, ébranlées par
notre aspect, dit Zdenka plus tard. Nous étions maigres et
chauves, avec d’énormes yeux absents et effrayés. » Pour
Treite cependant, que Zdenka ait survécu au typhus était un
plus pour son hôpital : elle devait être immunisée et pourrait
travailler auprès des détenues contagieuses.
Pour Zdenka, Ravensbrück fut une agréable surprise. Par-
dessus les murs du camp, elle voyait la cime des arbres. À
l’intérieur, le camp semblait propre. « C’était très différent
du dépouillement d’Auschwitz. J’ai pensé que ce n’était pas
un camp mais un sanatorium. » En quarantaine, les femmes
d’Auschwitz s’étonnèrent de l’eau froide courante et de la
nourriture « distribuée en quantités raisonnables ». Elles
furent encore plus étonnées d’apprendre qu’à Ravensbrück
les femmes âgées tricotaient des bas de laine dans leurs
blocks, qu’il y avait un salon de coiffure et une boutique de
mode pour les femmes SS. À première vue, il semblait
qu’on y pratiquait moins les horreurs médicales qu’elle
avait vues à Auschwitz, telles les expériences de
stérilisation34.
Le plus incroyable pour elle fut le Revier : elle n’en crut
pas ses yeux quand elle vit les logements des détenues
médecins. Treite n’avait pas seulement réorganisé l’hôpital,
il avait aussi insisté pour que le personnel détenu bénéficiât
de meilleures conditions. L’hygiène devait être en
particulier aux normes maximales, d’autant plus que ces
femmes étaient amenées à travailler à ses côtés. Zdenka
rapporte :
On lavait régulièrement la literie et les réserves de médicaments
semblaient suffisantes. J’ai eu deux paires de sous-vêtements et une robe
convenable. On pouvait même prendre une douche chaude. On paraissait
toutes élégantes dans notre tenue bleu foncé, à manches courtes et rayée
de blanc, tandis que les médecins SS portaient des blouses blanches et les
infirmières des foulards blancs. L’hôpital était chauffé et l’on dormait
dans des lits de camp propres. Nous avions une salle de bains, une salle à
manger agréable et un petit jardin où l’on pouvait prendre des bains de
soleil l’été. Ce fut un moment de joie.

Toutes les détenues médecins n’ont pas évoqué en ces


termes leurs luxueux quartiers. Pour certaines, le fossé entre
leurs privilèges et la misère extérieure était trop dur à
supporter. Devant ce contraste, Liouba Konnikova ne put
dissimuler sa révulsion, si bien que l’Oberschwester
Marschall l’accusa d’insolence, la traitant de « vache
bolchevique35 », et lui donna le plus sale travail. Refusant
même de reconnaître qu’à vingt-quatre ans seulement
Liouba pouvait être médecin, elle lui fit nettoyer les sols du
block de la dysenterie et vider les bassins hygiéniques, puis,
quand elle eut fini, lui ordonna d’apporter son repas à
l’Oberschwester.
La réaction de Liouba était compréhensible. Mais quand
elle en référa à Evguenia Klemm, celle-ci lui dit de ne pas
désespérer. Le compromis auquel étaient contraintes les
doctoresses soviétiques pouvait être bénéfique. Rien qu’en
travaillant au Revier, elles avaient déjà sauvé des vies et
réussi à sortir des médicaments utiles au block. Maria
Klyougman avait même eu l’occasion de recoudre les
jambes d’un lapin polonais, pratiquant l’opération sous
anesthésie, et avait retiré de la plaie de gros éclats osseux.
Le plus important, peut-être, c’étaient les renseignements
que les médecins soviétiques avaient recueillis et rapportés
à Klemm. Par le réseau hospitalier, Maria Klyougman était
désormais en contact régulier avec Maria Wiedmaier, la
dirigeante communiste allemande qui lui faisait passer ses
journaux. Et Maria Petrouchina, de la « famille moscovite »,
avait obtenu une place dans l’équipe de plomberie, qui, avec
la Sturmkolonne – la colonne de menuiserie de Hanna
Sturm –, était la mieux informée.
Comme l’expliqua Zoïa Savelieva, les renseignements
accumulés par Klemm étaient devenus l’oxygène du block
soviétique :
Elle nous racontait ce qui se passait au front, et qui était sur le point
d’arriver au camp. Elle venait nous parler la nuit : tout le monde se
regroupait autour d’elle, et elle sortait un journal entier, comme par
magie, et nous en expliquait le contenu. Parfois, elle tirait les cartes. Les
filles couraient à elle : « Allez, Evguenia Lazarevna, dis-nous l’avenir. »
Elle riait et s’exécutait.

« Elle croyait aux cartes ? demandé-je.


— Peut-être. Elle croyait en beaucoup de choses, répond
Zoïa. Ce n’était pas une femme simple. Elle croyait en Dieu.
— Mais elle était communiste ?
— Oui, ça aussi. Mais surtout elle croyait au savoir. Il
faut bien que vous compreniez, le savoir, c’était tout pour
nous. Nous ne savions rien, mais Evguenia Lazarevna avait
le savoir et la foi. Elle nous disait qu’on allait survivre et
rentrer chez nous, et comment tout allait se passer. »
Si déchirées que fussent les médecins de devoir travailler
pour les SS, les détenues, elles, en étaient ravies.
Cet été-là, quand elle sortit du bunker, Grete Buber-
Neumann fut frappée par un autre changement : le Revier
n’inspirait plus la terreur, largement parce que y travaillaient
désormais des détenues médecins. Même si certaines
favorisaient « sans vergogne » les malades de leur
nationalité ou de leur obédience politique, la plupart
faisaient de leur mieux, avec beaucoup de dévouement, dans
des circonstances extraordinairement difficiles. Inka,
étudiante en médecine tchèque, soigna Grete pour une crise
de furoncles. Grete avait d’abord hésité à la consulter parce
que, en tant que fervente communiste, elle devait être à ses
yeux « l’être le plus méprisable au monde ». Or Inka était
d’une « inépuisable gentillesse » et elle la traita avec le plus
grand soin.

Elle travaillait dans des conditions effroyables. Elle


n’avait pas de salle particulière ; les bandages s’entassaient
autour tandis que la « longue file de malades [s’étirait] sur
toute la longueur de l’étroit passage séparant les rangées de
couchettes ». Toutes deux s’entendirent si bien que Grete
revint plusieurs fois, en partie pour entendre les échos sur
les communistes du camp. Un jour, Inka lui dit qu’il y avait
une nouvelle dirigeante communiste au camp, une certaine
Evguenia, « dont les avis faisaient autorité concernant toutes
les questions politiques36 ». Grete ne rencontra jamais
Evguenia Klemm. L’eût-elle fait que cela aurait peut-être
dissipé ses préjugés.

De toutes les doctoresses que Treite fit venir au Revier


durant l’été 1943, la plus populaire était Zdenka
Nedvedova. Partout, au Revier, on entendait « Zdenka, où
est Zdenka ? », comme ce fut le cas la nuit où une nouvelle
Française s’effondra dans son block. Le nombre de
Françaises n’avait cessé d’augmenter au cours de l’année.
En octobre, Germaine Tillion arriva de Paris avec un groupe
de 50 femmes. Elle tomba malade aussitôt, et ne put ni
manger ni parler. Sa Blockova l’envoya au Revier, où elle
attendit, accroupie par terre, puis un médecin en blouse
blanche, dont elle sut plus tard qu’il s’agissait de Percival
Treite, la poussa du pied pour la faire relever mais sans
brutalité. « Il me regarda distraitement et dit : “Nicht
scarlatine… Raus37 ! ” » Et on la ramena au block.
La Blockova de Germaine prit contact avec les médecins
tchèques et, dans la nuit, elles l’emmenèrent auprès de
Zdenka – « au visage grave et jeune » et aux « cheveux tout
blancs38 » – qui diagnostiqua une diphtérie. Les femmes
n’échangèrent pas un mot, mais la doctoresse tchèque
soigna avec du sérum l’ethnologue française – Germaine
était déjà une spécialiste reconnue des tribus africaines.
Germaine fut admise dans le service des diphtériques au
block des maladies contagieuses. Plus tard, elle mesura sa
chance d’être arrivée là à un moment rare où l’on pouvait
sauver des vies. « On pouvait déjà mesurer le pouvoir […]
de petits groupes solidaires qui, de temps en temps,
parvenaient à sauver une vie, bien souvent d’ailleurs sans
même pouvoir échanger un mot avec celle qu’ils venaient
de sauver faute de connaître sa langue39. »
Au cours de ces semaines, des nouvelles continuèrent
d’affluer des pays les plus divers. Dans un contingent
norvégien, se trouvait Sylvia Salvesen, cinquante ans, qui
n’était pas elle-même médecin, mais femme d’un médecin
réputé d’Oslo. Alors qu’à son arrivée d’Auschwitz, peu
auparavant, Zdenka avait été agréablement surprise par son
premier aperçu de Ravensbrück, les mêmes scènes
horrifièrent Sylvia débarquant de sa prison norvégienne. En
décembre 1946, au procès de Hambourg, son témoignage
saisissant captiva la cour :
Pour moi, c’était comme un tableau de l’enfer. Pourquoi employer ce
mot ? Non que j’aie vu à ce moment-là toutes les horreurs qui s’y
passaient, mais parce que, pour la première fois de ma vie, je vis des êtres
humains dont je ne pouvais dire s’ils étaient des hommes ou des femmes.
Leur crâne était tondu, ils étaient maigres, malheureux et crasseux. Mais
ce n’est pas ce qui m’a frappée le plus. C’est leur regard. Ce que
j’appellerais des yeux morts40.
Sylvia faisait la queue avec les nouvelles pour « l’examen
médical » quand elle fut frôlée par un chariot transportant
un corps enveloppé d’un drap blanc. Le drap glissa, et elle
reconnut le visage d’une Norvégienne de dix-sept ans
arrivée avec elle. Elle était morte du typhus. Cet endroit ne
ressemblait à « aucun autre hôpital au monde », se dit-elle,
bien décidée à faire tout son possible pour aider, quand
s’approcha un homme en blouse blanche. S’armant de
courage, elle demanda s’il y avait du travail pour elle41.

Treite s’arrêta médusé. « Quelle impudence ! » Mais


Sylvia répliqua : « Je ne suis pas impudente. Je suis
norvégienne et femme de médecin. Et tant que je suis là, je
voudrais pouvoir aider. » Dans cette détenue élégante, aux
grands yeux bleus et à la chevelure grisonnante, parlant un
allemand impeccable, Treite reconnut une femme d’une
certaine classe. Il lui ordonna de se présenter à
l’Oberschwester, qui la chargea de panser les plaies.
Vérifiant les références de son mari, Treite découvrit que
le Dr Harald Salvesen était le médecin de l’ex-roi
Haakon VII de Norvège, et que sa famille avait d’étroites
relations avec l’aristocratie britannique. De surcroît, il
apparut bientôt que Sylvia avait aussi des contacts haut
placés en Allemagne. Un jour, accompagnée d’officiers de
la Gestapo, une charmante jeune femme vint lui rendre
visite ; la rumeur courut parmi les gardes SS que la visiteuse
avait reçu la permission de venir de Himmler en personne.
L’ascendance influença d’autres nominations de Treite.
Peu après l’arrivée de Sylvia, une détenue suisse du Block
10, celui des tuberculeuses, fut adressée à Treite pour
diagnostic. C’était la journaliste Carmen Mory. « Vous êtes
la fille du Dr Mory, le Suisse42 ? » Elle confirma. Treite lui
apprit que son père avait soigné sa mère vingt ans
auparavant en Suisse. Voyant que Carmen avait travaillé
pour le Manchester Guardian, il évoqua ses relations
anglaises. Il la soigna puis usa de son influence pour la faire
nommer Blockova de l’un des nouveaux blocks du Revier,
le Block 10.
Même le passé des Russes l’intéressait. Quelques mois
plus tard, Antonina Nikiforova, la pathologiste russe,
impressionna Treite par sa maîtrise de la dissection. Il lui
demanda quel avait été son maître. Elle s’était formée à
Leningrad. Quand elle nomma son professeur, Treite voulut
savoir : « Il était juif43 ? »
Treite aimait à s’entourer de cette coterie de femmes
intelligentes pour l’assister dans son travail. « Treite entrait
souvent dans la salle d’opération en se disant d’humeur à
opérer, raconte Zdenka. Il observait une femme sur le point
d’accoucher et, sans crier gare, pratiquait une césarienne ou
un accouchement au forceps et avec d’autres
instruments44. » Il invita parfois Sylvia Salvesen à le voir
opérer : « J’ai pensé que ça pouvait vous intéresser,
Sylvia », lui dit-il un jour45.
Pour le reste des détenues, les employées du Revier
formaient une élite. Arrivée en même temps que Sylvia
Salvesen, la jeune Nelly Langholm expliqua que les
Norvégiennes ordinaires de la classe ouvrière n’avaient pas
grand-chose à voir avec celles du Revier. Amie du roi de
Norvège, sa compatriote Sylvia vivait « dans la partie du
camp de la haute ». Jamais elle ne mit les pieds au block
norvégien.
« Sauf un jour où elle a apporté une grande boîte de
chocolats, raconte Nelly. J’étais allongée sur la troisième
couchette du châlit, et je me rappelle l’odeur de ces
chocolats. Mais elle ne nous en a pas offert. » « Pourquoi
avoir apporté des chocolats si ce n’était pour en
distribuer ? » demandai-je. D’un ton railleur, Nelly répondit
qu’elle voulait probablement « juste nous montrer ce qu’elle
avait reçu ». Vraie ou non, cette explication montre
comment les haines de classe viscérales pouvaient persister
dans le camp, même au sein d’un petit groupe national. « Je
crois qu’elle les avait reçus d’un visiteur haut placé, ajouta
Nelly, et mon amie Margrethe était si fâchée qu’elle s’est
levée pour la gifler46. »
Sous Treite, les femmes du Revier bénéficiaient
assurément d’une certaine protection. En fin de journée,
après le départ des SS, le personnel détenu pouvait même
trouver l’occasion de se réunir et de parler. Ainsi, au début
de l’automne 1943, quand, selon la communiste tchèque
Synka Suskova, éclata une violente dispute impliquant
Milena. « On s’échangeait des nouvelles de la guerre en se
demandant qui, des Américains ou des Soviétiques,
atteindraient les premiers le camp et quel pays offrirait au
peuple un meilleur avenir. » Deux Polonaises, non
communistes, se souvient Synka, « dirent attendre la liberté
des Américains, alors que nous, les Tchèques, pensions
qu’elle nous viendrait de l’Union soviétique ».

« Pour nous, Polonaises, a dit Pela, Hitler est meilleur que


Staline. » Et Hanka Housková a répliqué : « Mais c’est pas
croyable ! » Nous avons toutes approuvé et protesté. « Qui a
annexé l’Europe, massacre et extermine partout où il va ?
Comment peux-tu dire des choses pareilles ici, quand tu
peux voir si clairement ce qu’est Hitler ? » Puis on s’est
mises à crier, et comme on s’échauffait, Milena s’est levée
pour nous séparer. Elle était pâle et visiblement de nouveau
souffrante. « Assez. Arrêtez ça, dit-elle. Si l’Oberschwester
et les médecins entendent, on va avoir des ennuis.
Une autre est intervenue : « C’est toi qui dit ça, Milena ?
C’est ça le plus important ? – Ici et maintenant, oui », a-t-
elle répondu d’un air détaché. « Milena, lui a lancé Hanka,
tu ne peux pas rester neutre. Tu dois dire de quel côté tu es.
Tu ne peux pas rester au milieu. »
« Oh », a fait Milena posément. Étant l’aînée, elle
essayait de calmer Hanka. « Côté ? Côté ? Pourquoi
faudrait-il être d’un côté ou de l’autre de la barricade ? Non,
Hanichka. Tu ne comprends rien. » Mais Hanka n’a pas
voulu se calmer. Elle s’est précipitée dans le couloir en
criant : « Je ne comprends rien ! Qu’est-ce que je ne
comprends pas ? C’est toi que je ne comprends pas !
Milena, je ne te comprends pas. Où es-tu ? De quel côté es-
tu ? Dis-moi. Dis-nous. Où es-tu47 ? »
Liouba Konnikova avait toujours su exactement dans quel
camp elle était. Même si Treite avait introduit des
changements positifs, Liouba ne voyait que l’accumulation
des horreurs. Si le Revier avait été réorganisé pour préserver
des vies, pourquoi laisser mourir les patientes de certains
services ? Dans le service de dysenterie, les malades étaient
tellement entassées les unes sur les autres que celles du
haut, trop malades pour bouger, croupissaient dans leurs
excréments qui finissaient par déborder sur celles d’en
dessous.
Liouba n’était pas la seule révoltée par ce qu’elle voyait
au Revier de Treite. Maria Klyougman en avait vu d’autres.
En tant que chirurgienne, elle avait dû soigner des morsures
de chien et des chairs meurtries. Les femmes battues sur le
chevalet lui arrivaient avec des reins éclatés ou des
hémorragies. Mais Treite n’était jamais au Revier pour les
recoudre parce qu’il avait assisté à la bastonnade : comme
ses prédécesseurs, une de ses tâches consistait à prendre le
pouls de la victime et à dire aux officiers SS combien de
coups elle pouvait encore supporter.
Dans le courant de l’année 1943, les supplices étaient
devenus pires encore, avec l’introduction d’une nouvelle
sorte de chevalet. Les femmes devaient enfiler des culottes
en caoutchouc au cas où elles urineraient, et s’allonger sur
une table évidée comme une auge et entourée de tiges de
bois, avec des étriers de fer juste au-dessous du genou pour
leur bloquer les jambes. Deux détenues, habituellement des
triangles verts ou noirs, plaçaient la femme dans les étriers
et la sanglaient d’une ceinture de cuir à hauteur des
omoplates48. Quand commençait le châtiment, elles tiraient
sur la culotte en caoutchouc pendant qu’un SS ou une
détenue la frappait avec une cravache de cuir. La victime
finissait toujours par s’évanouir. Les triangles verts la
libéraient alors du chevalet et la poussaient par la porte où
d’autres attendaient leur tour, défaillant et urinant de
terreur49.
Les nouvelles formes de bastonnade avaient reçu l’aval
de Himmler. Dans ses dépositions ultérieures, le personnel
du camp déclara que Himmler tenait à approuver chaque
punition et la manière dont elle était administrée. En 1945,
dans le cadre des enquêtes sur les crimes de guerre, on
exhuma au QG de l’administration SS un document intitulé
« Flagellation des détenues » qui en apporte la
confirmation50. Il corrobore un ordre donné oralement par
Himmler en juillet 1942, et soumettant à son « approbation
préalable le châtiment de toute détenue ». Les demandes
devaient « être numérotées en haut à droite au crayon
rouge ». Pour gagner du temps, Himmler voulait aussi que
les nom et matricule de chaque femme à fouetter soient
imprimés sur une liste séparée, en sorte qu’il puisse notifier
son approbation en renvoyant uniquement au matricule. En
1942, les coups de « cravache devaient se succéder
rapidement et être comptés. Il était strictement interdit de
déshabiller les détenues ou de dénuder certaines parties de
leur corps ». En 1943, d’après le témoignage de Maria
Klyougman, au Revier, et d’innombrables victimes,
Himmler avait actualisé la procédure : désormais, les coups
seraient donnés sur les fesses à nu.

Tandis que Maria était occupée à recoudre ses patientes,


la gynécologue Liousia Malygina devait assister aux
avortements pratiqués sur les Bettpolitische et examiner les
femmes sélectionnées pour travailler dans les bordels des
camps pour hommes. Elle devait s’assurer qu’elles
n’avaient pas la syphilis et améliorer leur apparence en leur
teignant les cheveux et en masquant leurs boutons.
Les Russes ne furent pas les seules choquées par ce
qu’elles virent au Revier. Zdenka Nedvedova fut de plus en
plus révoltée par les expériences de Treite, qu’elle devait
assister. Un jour, il lui demanda de ramasser les cancrelats
du Revier et de les faire bouillir, pour en faire boire ensuite
le jus trois fois par jour aux patientes dont les jambes étaient
enflées. L’expérience était absurde et dangereuse. Quand
Treite ne regardait pas, Zdenka versait le liquide et leur
donnait de l’eau.
Une autre fois, il demanda à Zdenka de récupérer l’urine
de femmes enceintes pour l’injecter à un autre groupe de
femmes enceintes, mais cette fois Treite la vit tricher. Fou
de rage, il menaça de l’envoyer au bunker avec vingt-cinq
coups de fouet, mais Zdenka tint bon, protestant que,
étudiante à l’université Charles, on lui avait appris à
respecter les patients. Treite céda, « peut-être déconcerté par
mon intrépidité51 », dit-elle, tout en envisageant une autre
hypothèse plus probable : la dénoncer eût été révéler aux
autorités du camp son « travail scientifique » secret. Pour
elle, il était clair que les opérations et expériences de Treite
visaient surtout à lui permettre d’obtenir un poste de
professeur à Berlin, et il n’avait aucune envie que Ramdohr
le sache.
Les détenues savaient toutes que le chef de la Gestapo
terrifiait Treite. Quand Ramdohr réclama des narcotiques
pour ses interrogatoires, Treite exprima son profond
désaccord. Du moins le dit-il. Mais il fut trop lâche pour
refuser.
Sylvia Salvesen fut, elle aussi, de plus en plus horrifiée
par le Revier de Treite. Peu après son arrivée, elle eut
l’occasion de voir l’Idiotenstübchen, l’asile. Peut-être Treite
avait-il décidé de réserver une salle spéciale aux « folles »
après que Himmler, en avril, eut ordonné que seuls les fous
seraient désormais envoyés à la mort ou, suivant sa propre
expression, « sélectionnés dans le cadre de l’opération
14f13 ». Ou peut-être était-ce un aspect de son effort de
réorganisation devant le nombre croissant d’« idiotes ».
Alors que des camions venaient régulièrement les chercher
dans le plus grand secret, il était plus commode de les réunir
toutes au même endroit.
En tout cas, dormant au Revier, Sylvia et d’autres
détenues membres du personnel étaient souvent réveillées
par des hurlements venant de cette salle, située à côté de la
morgue ; elle avait un sol de pierre, et était dépourvue de lit
et de tout espèce de couchage. Une détenue allemande, le
Dr Curt – « une brute sans pitié » – était responsable des
femmes. Quand on entendait des hurlements, elle y allait
administrer des sédatifs. Une nuit, elle appela Sylvia à la
rescousse.
Elle y est allée « armée d’un manche à balai », dit Sylvia
qui lui demandait ce qu’elle comptait en faire, mais elle lui
dit de la fermer. Le Dr Curt revint quelques instants plus
tard. « Les folles sont déchaînées », dit-elle en demandant à
Sylvia et à une autre infirmière détenue de retourner dans la
salle avec elle.
Nous avons ouvert la porte, et jamais je n’oublierai cette vision. Six
femmes – si l’on peut parler de femmes – qui se battaient corps à corps. Il
y avait deux matelas pleins d’excréments et de vieilles assiettes de
nourriture qui traînaient par terre. Les femmes étaient quasiment des
squelettes, ne portant que des vestes sales avec des bleus sur tout le corps.
Une charmante jeune fille, une paysanne russe avec des nattes blondes, se
tenait dans un coin, terrifiée, et criait. Ce sont ses hurlements qui nous
avaient réveillées. Elle était assise, comme une belle Madone
hystérique52.

Sylvia avait déjà vu cette fille, parce que le Dr Curt


l’avait jetée là deux jours auparavant, affirmant qu’elle était
folle. En réalité, elle avait essayé de se suicider dans les
douches avec un couteau peu après son arrivée, et elle avait
d’abord été envoyée au Revier ordinaire. Là, une nuit, elle
s’était mise à chanter au lit, et le Dr Curt l’avait jetée dans
« ce trou insupportable ».
Revoir la jeune Russe, hurlant dans cette petite salle horrible, mit le
Dr Curt hors d’elle, et elle l’attaqua avec son manche à balai jusqu’à faire
couler le sang de son nez et de sa bouche. J’ai essayé de lui arracher le
manche à balai, mais j’ai reçu un tel coup sur la nuque que j’ai failli
m’évanouir. Le Dr Curt a fini par saisir la petite Russe et lui a enfoncé sa
seringue. Elle est sortie en trombe et a voulu me claquer la porte à la
figure. Je crois qu’elle voulait m’enfermer avec les folles53.

C’est l’offre SS de rémunérer leur travail qui finit par


convaincre Liouba Konnikova que, pour sa part, elle ne
pouvait plus tolérer l’hôpital du camp. Dans le second
semestre 1943, en effet, les SS se mirent à offrir quelques
pfennigs au personnel hospitalier détenu pour l’inciter à
travailler davantage. Les Françaises et les Polonaises
avaient déjà refusé. Quand les médecins de l’Armée rouge
apprirent qu’ils voulaient aussi les soudoyer, Liouba sortit
brusquement du Revier, disant qu’elle n’en voulait pas54.
Leur travail à l’hôpital avait toujours mis mal à l’aise les
médecins de l’Armée rouge. Si ne pas produire de
munitions pour l’ennemi leur procurait un certain
soulagement, leurs compétences n’en étaient pas moins
exploitées pour maintenir en vie les ouvrières des usines de
munitions, et voici que maintenant on les payait. La plupart
des autres médecins et infirmières de l’Armée rouge
refusèrent aussi ces pots-de-vin et Evguenia Lazarevna les
approuva : « Les filles, vous devez montrer aux fascistes
qu’on ne nous achète pas avec des marks55. »
Quand Ramdohr apprit le refus des Soviétiques, il
ordonna qu’elles soient châtiées, et son châtiment consista à
les envoyer dans des camps satellites et à les forcer à
fabriquer des armes allemandes. Liouba Konnikova fut la
première envoyée, mais, arrivée au camp de Genthin, où les
femmes aidaient à faire des munitions, Liouba refusa. Elle
fut placée quinze jours dans une cellule noire, puis ramenée
à Ravensbrück, où elle fut bastonnée sur le Bock et torturée
par Ramdohr. Refusant toujours de travailler aux munitions,
elle fut enfermée dans le Strafblock.
Evguenia Lazarevna Klemm l’apprit par ses contacts et
en informa les Soviétiques lors de leur réunion dominicale
au block. Plusieurs gardèrent en mémoire ce qu’elle dit :
Nous avons appris aujourd’hui que notre amie Liouba a reçu vingt-cinq
coups de fouet. Jamais encore des prisonnières de guerre, des médecins
de surcroît, n’avaient reçu l’ordre de travailler dans des usines de guerre,
produisant contre leur pays, forcées de travailler à la mort de leurs frères.
Aujourd’hui, ils ont infligé ce châtiment à une doctoresse soviétique, une
détenue, qui a courageusement refusé de fabriquer des armes pour
l’ennemi. Notre Liouba, notre camarade56.

Klemm proposa alors au block d’envoyer à Liouba une


lettre qui lui serait passée en fraude au Strafblock, avec un
poème composé pour elle par la poétesse Alexandra
Sokova. Elles applaudirent discrètement.
19
Briser le cercle
Dès son arrivée à Ravensbrück, Ludwig Ramdohr avait
élaboré son propre style de terreur1. L’officier de la Gestapo
du camp aimait travailler seul et n’avait guère de rapports
avec les autres SS. Bien qu’en principe officier SS, il portait
rarement l’uniforme, auquel il préférait un costume de
flanelle sombre. C’est dans son bureau qu’il interrogeait les
détenues et, le cas échéant, les torturait, peut-être après
l’habituelle bastonnade par les SS, qui avait lieu au bunker
voisin.
Le travail de Ramdohr était de faire parler. Il avait sur lui
une sangle de cuir, fabriquée sur mesure, dont il se servait
pour frapper les femmes au visage. Il forçait aussi les
détenues à se coucher sur le ventre sur une table, avec la tête
qui pendait d’un côté. Il les empoignait alors par les
cheveux et leur plongeait la tête dans un seau d’eau jusqu’à
ce qu’elles soient au bord de la noyade, répétant l’opération
à plusieurs reprises.
Si une femme refusait encore de parler, il lui faisait
croiser les mains avec des crayons glissés entre les doigts.
Puis il pressait si fort que ses doigts se cassaient, si elle ne
s’était évanouie avant. Il gardait ses instruments de torture
préférés sous clé, dont un cercueil avec des trous de
ventilation qui pouvaient se fermer et des « griffes » – des
sortes de dents métalliques – qui s’enfonçaient dans le
corps.
Plus souvent, cependant, il se servait simplement de son
fouet en cuir, et si la victime persistait à se taire il la frappait
à mains nues et lui cognait la tête contre le mur du bureau.
La danseuse polonaise Ojcumiła Falkowska raconte que
Binz elle-même, une fois, parut choquée par la quantité de
sang sur les murs du bureau de Ramdohr et déclara que le
commandant n’autorisait pas ce genre de sévices2. Ramdohr
n’avait cure de ce que le commandant pensait : il n’avait de
comptes à rendre qu’à ses patrons de la Gestapo, à Berlin.
En fait, les autres SS lui répugnaient presque autant que les
détenues. Quand il avait été affecté à Ravensbrück, il avait
été chargé d’enquêter sur la corruption du personnel,
notamment le pillage généralisé de l’atelier de fourrure.
Ramdohr s’attribua aussi le mérite d’avoir dénoncé les
« conditions effroyables », suivant ses propres mots, qui
régnaient au Revier 3.
Ludwig Ramdohr n’avait pas toujours été un nazi engagé.
Né en 1909 à Kassel, en Allemagne centrale, il adhéra
d’abord au Parti social-démocrate (SPD) plutôt qu’au parti
nazi, et il commença sa carrière dans une unité d’enquête de
la police régulière, non pas dans l’élite SS de Himmler.
Dans son enfance, il n’avait apparemment montré aucun
signe de cruauté. Appelant à la clémence après sa
condamnation à mort, ses amis et sa famille prétendirent
qu’il ne supportait pas la souffrance des animaux. « Quand
il enterra le canari de sa belle-mère, il déposa tendrement le
petit oiseau dans une boîte, le couvrit d’une rose puis
l’ensevelit près d’un rosier », raconta un ami de la famille4.
Le juge n’avait pas de temps à perdre avec les requêtes de
ce genre. Il savait que l’adulte aimait enfermer des femmes
sans défense dans des cellules en sous-sol – notamment
dans des cachots remplis d’eau et grouillant de rats.
Sa spécialité, cependant, et certainement son arme la plus
précieuse, était son réseau personnel de mouchardes5.
Leur recrutement n’avait jamais été difficile. Une tranche
de pain supplémentaire ou un meilleur travail, et Ramdohr
trouvait des femmes prêtes à lui dire tout ce qu’il voulait,
vrai ou faux. Celles qui travaillaient bien recevaient du
chocolat ou d’autres friandises volés dans les colis des
détenues. Ses préférées pouvaient même espérer un manteau
de fourrure, surtout si elles lui accordaient des faveurs
sexuelles.
Une fois recrutées, les nouvelles Lagerspitzel restaient
sous sa coupe, sous peine de passer elles-mêmes sur la table
de torture. Une femme fut si cruellement battue pour avoir
tenté de se soustraire à ses griffes qu’elle se trancha la
gorge, mais fut sauvée par le Dr Treite. Les femmes
frappées par Ramdohr étaient ipso facto soupçonnées de
devenir mouchardes. Après la guerre, les allégations allèrent
bon train sur celles qui avaient travaillé pour lui. À son
procès, il prétendit avoir créé dans le camp un « mouvement
politique » fantôme pour déstabiliser et piéger les
mouvements existants, comme celui des communistes.
Dans la seconde moitié de 1943, Ramdohr était au faîte
de sa puissance. Au sein du camp principal, il revendiquait
de 50 à 80 indics, et recrutait également dans les camps
satellites. Du fait de la taille même du camp, les
renseignements de Ramdohr n’avaient jamais été aussi
nécessaires, ne serait-ce que pour en garder le contrôle. De
plus, compte tenu de l’importance accrue de la fabrication
de munitions, il fallait des mouchardes pour repérer les
saboteuses.
Dans le cadre de leurs contrats, les patrons réclamaient
aux SS des ouvrières saines et fiables. Dans les munitions,
elles pouvaient faire bien plus de tort qu’en abîmant les
vêtements des soldats : elles pouvaient trafiquer les
munitions, bousiller les amorces et monter de travers les
détonateurs. Chez Siemens, des ouvrières avaient saboté des
bobines en coupant les fils ou égaré les commandes de
nouvelles pièces. On redoutait particulièrement les femmes
à cet égard. « Il n’est pas facile de surveiller les femmes,
parce qu’elles trichent mieux et que, quand elles s’évadent,
elles se cachent et se débrouillent », dit un représentant de la
SS6.
Le manque de plus en plus criant de bonnes gardiennes
exacerbait ces inquiétudes. Avec l’expansion du camp et la
croissance de son réseau de camps satellites, des campagnes
de recrutement furent lancées, mais la plupart des
gardiennes étaient des conscrites. Toutes jeunes et
impressionnables, « la plupart étaient des femmes simples,
plutôt misérablement habillées […]. Elles débarquaient en
pleurant dans la pièce de service de la surveillante-chef et
demandaient à être renvoyées sur-le-champ », rapporte
Grete Buber-Neumann7, mais la plupart s’adaptaient et
restaient. Selon Lotte Silbermann, serveuse dans la cantine
SS, un groupe de femmes, des conscrites des chaînes de
production de Filmfabrik Agfa à Wolfen, semblaient
particulièrement inadaptées :
Ces recrues sont arrivées avec des vêtements en piteux état. Elles ont
dû attendre à la cantine avec nous pendant qu’on allait chercher leurs
nouveaux uniformes ; et pendant qu’elles attendaient elles se sont souvent
conduites encore plus mal que les pires des putains. J’ai dû supporter de
voir une de ces nouvelles gardiennes, qui devait nous avoir en charge,
s’allonger sur la table et se faire sauter par un officier SS8.

Lotte se souvient en particulier d’Ilse Hermann, une


recrue qui ne pensait qu’à trouver un mari et l’obligeait à
mettre de côté la meilleure nourriture à la cantine pour la
servir à ses « prétendants » au sein du personnel masculin.
Hermann chargea également Lotte de lui écrire des
annonces matrimoniales pour les journaux.
Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz, qui continuait
à faire venir ses gardiennes de Ravensbrück, observa
également la dégradation. Les premières gardiennes
« étaient encore infiniment supérieures à celles qui
arrivèrent par la suite », écrit-il dans ses Mémoires, parce
que, « en dépit d’une propagande très active déployée par
les organisations féminines du Parti national-socialiste, il
n’y avait que très peu de volontaires pour servir dans un
camp de concentration9 ». Quant aux entreprises
d’armement où les détenues étaient envoyées, elles devaient
recruter elles-mêmes leurs gardes dans leur personnel civil.
Il va sans dire, ajoute Höss, que ces entreprises ne
choisissaient pas « pour cette tâche leurs meilleurs
éléments » ; après quelques semaines d’instruction à
Ravensbrück, « on les lâchait sur les détenues10 ». Elles ne
tardaient pas à voler ou à coucher avec des détenues, tandis
que se multipliaient les « amours lesbiennes ». Dans les
Kommandos extérieurs, où la surveillance était difficile,
toutes avaient des chiens de garde qu’elles lâchaient sur les
prisonnières « en guise de distraction11 ». Les coupables
étaient jetées au bunker ou punies de vingt-cinq coups, à
l’instar de leurs victimes. « D’une façon générale, j’ai
toujours éprouvé une grande estime pour les femmes. Mais
à Auschwitz, déplore Höss, j’ai dû réviser mon
jugement12. »
Höss se plaint aussi que Ravensbrück se gardait les
meilleures, même s’il est difficile de dire ce qu’entendait
par là le commandant d’Auschwitz. Au moins deux femmes
de Ravensbrück avaient fait une belle carrière à Auschwitz.
Irma Grese, la fille de paysan, formée à Ravensbrück en
1942, était maintenant surveillante-chef au camp
d’extermination de Birkenau. Maria Mandl, arrivée dès le
début à Ravensbrück, fut nommée gardienne en chef des
femmes à Auschwitz en 1942 à la suite de Langefeld et
devint bientôt la femme la plus puissante dans l’empire de
Himmler. Mandl – que Maria Bielicka avait surprise « en
transe » au piano à Ravensbrück – devait ensuite fonder
l’orchestre des femmes à Auschwitz13.
Au début de l’automne 1943, Ramdohr était déterminé à
étendre encore son réseau d’indics. L’un des groupes qu’il
n’avait pas réussi jusque-là à infiltrer était celui de l’Armée
rouge, dont l’unité s’était largement révélée impossible à
briser. Avec la décision d’en envoyer certaines dans les
camps satellites, il saisit sa chance. Si les femmes étaient
dispersées dans des avant-postes éloignés et coupées de leur
chef, quelle qu’elle fût, il serait plus facile de venir à bout
de leur unité. D’autant qu’il avait certainement déjà des
indics dans les camps satellites.
Plus tôt, cette même année, la RAF avait bombardé une
grande usine d’avions Heinkel à Rostock, sur la Baltique.
Une usine de remplacement avait été construite à proximité,
au bord d’une petite lagune, à Barth, à l’extrémité nord de
l’Allemagne. À l’automne 1943, des dirigeants de Heinkel
se rendirent à Ravensbrück pour recruter des ouvrières. Un
certain nombre de médecins et infirmières de l’Armée rouge
furent appelées nach vorne et sélectionnées. Ainsi qu’elle
me le raconta dans son appartement spacieux du centre de
Kiev, Valentina Samoïlova y fut envoyée en hiver.

Nous avons commencé par parler de Stalingrad, où


Valentina avait combattu pour tenir un pont vital dans les
derniers jours du siège. « Un jour, les Allemands tenaient le
pont, un jour c’étaient les Soviétiques. C’était comme ça.
Un combat très sanglant », observe Valentina, maintenant
âgée de quatre-vingt-neuf ans. Puis elle a parlé de Barth. De
même que les autres médecins de l’Armée rouge travaillant
au Revier, elle avait refusé de se laisser acheter par les SS et
su tout de suite qu’elle serait punie. « Nous avions des
contacts au bureau, et elles nous ont dit qu’on allait partir
pour Barth. »
D’autres femmes de l’Armée rouge y furent également
envoyées, dont Liousia Malygina, Maria Klyougman,
Tamara Tschajalo et une autre doctoresse, Zina Avidowa.
Avant le départ du groupe, eut lieu une réunion secrète avec
Evguenia Lazarevna Klemm afin de convenir d’une
stratégie :
Evguenia Lazarevna nous a dit que nous devions protester si on nous
ordonnait de fabriquer des munitions comme nous l’avions fait à Soest,
mais que nous ne devions pas protester au point d’être exécutées. Elle a
répété ce qu’elle a toujours dit : « Restez ensemble. Ne brisez pas le
cercle. N’oubliez pas cela. » Et nous avons parlé des moyens de rester en
contact avec elle en passant des messages, où que nous allions.

Les femmes embarquèrent dans un train, à destination


non pas de la Baltique, mais presque au sud, ce qui était
inattendu.
Après deux jours environ, on nous a conduites à Buchenwald. Et nous
nous demandions, mais que fabriquons-nous ici ? Puis on nous fait
descendre du train, et un officier SS parcourt les rangs et sélectionne les
dix filles qui présentent le mieux et les conduit dans la cour, et un homme
– un prisonnier allemand – s’approche de nous. Il essaie de se montrer
amical et nous dit : « Hello, je suis un communiste allemand », mais nous
pensons que c’est une provocation. Alors je lui dis : « Va te faire voir. »
Sur ce, il se met à rire avec un officier SS. Arrive alors un autre détenu,
qui nous lance un bout de pain, et à l’intérieur il y a un petit billet.
Pendant que le second prisonnier parle aux gardes, nous le lisons. Une
mise en garde : « Vous avez été conduites ici pour servir de prostituées
aux officiers SS. » Je sors du rang et dis à l’officier SS que je préférerais
mourir plutôt que faire ça. Pas question qu’un SS s’approche de moi.
Mais ils ne nous ont pas crues. Ils ne savaient pas encore à qui ils avaient
affaire, et ils nous ont conduites dans une pièce. Une grande pièce. Et ils
nous ont dit de nous déshabiller. Des tas d’hommes allaient venir, nous
ont-ils dit.
Nous nous sommes regardées. Puis arrive un SS qui me tripote la
poitrine et dit que je suis belle. Je lui ai craché dessus et l’ai repoussé.
Nous redisons toutes que nous préférerions mourir que de laisser
quiconque nous toucher. Alors ils nous frappent. Puis ils nous
reconduisent au train, et nous sommes reparties.

Plusieurs jours après, le train s’arrêta dans une autre


petite gare. Les cages furent ouvertes et les femmes
regardèrent dehors. Elles virent les « corbeaux » de
Ravensbrück, mais ce n’était pas Ravensbrück. L’air était
différent ; à l’odeur de sel et de vase que portait le vent,
elles devinèrent qu’elles étaient près de la mer. C’était
Barth, tout au nord de l’Allemagne. Alors qu’elles
marchaient, il se mit à neiger, et elles durent avancer au pas
de course. C’était le 23 février 1944 : de nouveau
l’anniversaire de Valentina. Elle avait vingt-cinq ans.

« Les filles, c’est un aéroport », chuchote l’une d’elles14.


Approchant des lumières du petit camp, elles distinguent
une clôture électrique haute, des miradors et des
baraquements, puis, non loin de là, une vaste esplanade : un
terrain d’aviation. Les congères s’accumulent autour d’un
hangar. C’est donc vrai, se disent-elles, elles ont été
conduites ici pour produire des avions de guerre allemands.
On les fait entrer dans des baraquements trapus de briques.
Il y fait un froid de canard ; il n’y a pas de chauffage. Elles
dorment sur des châlits à trois niveaux, avec une seule
couverture.
Le lendemain matin, à l’Appell, elles se tiennent dehors,
dans la neige, quand un vieil Allemand en civil lit une liste
de matricules et dit en russe : « Vous allez faire un travail
important et responsable. La direction donnera des
suppléments alimentaires à celles qui travailleront bien.
Vous pourriez même rentrer chez vous en congé. Mais nous
punirons très sévèrement tout travail bâclé. » Il lève le doigt
et aboie, à la manière des militaires : « Demi-tour,
exécution, marche ! » Personne ne bouge.
Les Yougoslaves et les Tchèques sont les premières à
refuser. Une jeune Tchèque sort simplement du rang et fait
une brève déclaration : elle et son groupe « ne feront pas de
bombes pour tuer nos familles ». Les gardes lui sautent
dessus et la frappent jusqu’à ce qu’elle tombe à terre. Deux
Yougoslaves se portent à son secours, mais les chiens s’en
prennent à elles et les mettent en pièces. Quand on les
emmène, elles pissent le sang sur la neige. L’une est morte,
c’est sûr. Les trois, peut-être.
C’est maintenant au tour du groupe soviétique. Elles l’ont
déjà fait, elles peuvent le refaire. « Personne ne doit briser le
cercle. » Telles étaient les paroles de Klemm. Elles se les
répètent entre les dents. Elles ont la force du nombre, se
disent-elles les unes aux autres, et à côté d’elles se trouvent
un groupe imposant d’Ukrainiennes, surtout des ouvrières
agricoles capturées, mais également des partisanes qui
viennent d’arriver. Les filles de l’Armée rouge font passer le
mot dans les rangs ukrainiens : elles aussi doivent refuser de
fabriquer les avions de l’ennemi. Les Ukrainiennes font
signe qu’elles refuseront. Quand elles reçoivent l’ordre
d’avancer, toute la ligne reste clouée sur place, comme
gelée dans le vent glacial.
Le commandant approche. Un homme gras, la
soixantaine, fâché de devoir sortir dans la neige, il beugle au
point que ses lunettes se couvrent de buée ; son visage est
rouge de colère ; il cherche les meneuses. Son regard se
pose sur Maro Lachki, une des Géorgiennes. Il lui hurle de
sortir du rang et de se mettre au garde-à-vous. Refus. Il
crie : « Vous êtes un officier. Un soldat. Vous devez du
respect à un autre officier. »
« Je ne vois personne à respecter », répond-elle. « Salope
de Russe ! », braille-t-il, en la rouant de coups de poing,
puis il lui flanque des coups de bottes cavalières jusqu’à ce
qu’elle ne tienne plus debout et qu’on la sorte du groupe.
C’est maintenant le tour de Valentina Samoïlova d’être
désignée, probablement, comme à Soest, parce qu’elle est
grande et blonde. Le commandant lui demande pourquoi
elle refuse de travailler :
« C’est une usine d’armement.
— Et alors ?
— Nous sommes membres de l’armée soviétique et
refusons de produire des armes pour tuer des camarades
soldats. Selon les conventions de Genève, vous ne pouvez
nous astreindre à ce travail. »
Le gros officier est maintenant rouge de colère et beugle
comme un animal : « Comme ça, vous vous souvenez des
conventions de Genève ? Alors je vais vous battre pour vous
les faire oublier. » Il se met à frapper sa poitrine blessée.
« Et quand j’en aurai fini avec vous, vous aurez même
oublié votre nom. » Mais il s’en lasse bientôt et s’éloigne,
laissant les 54 prisonnières de guerre soviétiques dans la
cour, par des températures au-dessous de zéro, jusqu’à ce
qu’elles changent d’avis.
Le soir arrive. Les lumières s’allument dans les
baraquements. Des groupes de travailleurs serviles –
hommes et femmes – passent et demandent : « Qui sont ces
femmes ? »
Quelqu’un répond : « Des Russes. Elles refusent de
travailler. » « Bravo les Russes », disent les ouvriers, et une
barre de chocolat atterrit au pied d’une fille. Elle se penche
pour la ramasser. Un garde lui flanque un coup de poing en
pleine figure.
La nuit tombe et les femmes sont toujours debout. Il fait
près de moins 20 °C. Les filles portent des habits de coton
légers. Chacune essaie de se pencher vers sa voisine pour
profiter de sa chaleur, mais à peine une fille bouge-t-elle
que surgit, tel un fantôme, une silhouette en imperméable
noir. Un fouet claque et lui brûle le visage.
Le jour se lève. Elles sont toujours là, mais plusieurs se
sont écroulées, et la neige les recouvre. Puis arrive Ludwig
Ramdohr. Le chef de la Gestapo a dû être prévenu de la
protestation à la vitesse de la lumière et envoyé au nord
pour s’en occuper. Il se dirige vers les femmes éprouvées et
ordonne de les mettre quasiment nues et de les laisser là
alors que les températures continuent de chuter.
Plusieurs heures après, le patron civil allemand revient. Il
se dirige vers Valentina. Il pointe son doigt sur sa poitrine et
dit : « Elle. » Puis il en désigne trois autres à côté, dont
Liousia Malygina. Il allume une cigarette et dit aux
protestataires que la vie de ces quatre est entre leurs mains.
Sans élever la voix, il déclare : « Si vous refusez encore de
travailler, les quatre seront exécutées sous vos yeux. »
Les quatre furent emmenées et conduites dans un bunker,
s’attendant à être exécutées. Mais les femmes à l’extérieur
ne peuvent pas laisser faire : « Evguenia Lazarevna a dit de
ne pas se faire exécuter. » Elles discutent de ce qu’elles
doivent faire et se rendent compte qu’elles pourraient toutes
être exécutées. Finalement, elles doivent abdiquer, décident-
elles, et elles se dirigent vers le hangar. Mais toutes savent
l’autre partie de l’accord avec Klemm : si elles sont forcées
de travailler, elles doivent ouvrir un autre front et saboter les
avions allemands.
« Et nous avons fabriqué des avions qui explosaient en
plein air », dit Valentina.

De tous les camps satellites ouverts en 1943, Barth était


certainement le plus désolé, perché à la pointe nord de
l’Allemagne sur une étendue de côte fouettée par les
tempêtes et souvent inondée. La petite ville elle-même n’a
jamais été hospitalière. Les livres d’histoire locale nous
apprennent qu’au fil des siècles elle a été dévastée par les
envahisseurs, ravagée par le choléra et la peste noire et
fréquentée par les sorcières. Trois sorcières furent même
brûlées sur le bûcher en 1693.
Pour les détenues, Barth devint rapidement un enfer pire
que Ravensbrück : une sorte de mini-enfer, plus petit, plus
isolé, plus brutal. La routine quotidienne était en gros la
même qu’au camp principal, mais tout y était plus dur : il
faisait plus froid, et l’appel était une torture plus grande. La
nourriture y était encore plus mauvaise. Une Russe raconte
qu’un jour la soupe grouillait d’asticots et que le camp tout
entier a protesté15.
La routine était implacable, avec ses équipes de travail
qui n’en finissaient pas : douze heures par jour d’ennui, à
souder des petits ressorts tandis que le Meister se déplaçait
parmi elles avec un chronomètre et qu’une gardienne était
assise en bout de table, poings serrés. D’autres travaillaient
à des fraiseuses, sans lunettes, avec la poussière métallique
qui les rendait progressivement aveugles ou les vapeurs
acides qui rongeaient leurs poumons ou leurs mains.
Au bout de quelque temps, Ravensbrück devait leur
paraître superbement équipé en comparaison. Là-bas, les
baraques étaient peintes en vert et entourées d’arbres, ici le
paysage était gris et ténébreux, et les baraques en brique
noire. Au camp principal, il était de temps en temps possible
d’« organiser » un peigne ou une veste de laine venant des
magasins, mais ici il n’y avait pas de magasins. Les
détenues recevaient un bol et une cuillère, mais si elles les
perdaient il n’y avait pas de quoi les remplacer, si bien que
les femmes en étaient réduites à extraire des poubelles des
conserves rouillées ou à s’en passer carrément. Les femmes
se déplaçaient avec leurs couverts accrochés par une ficelle
à la taille.
Il y avait plus d’autochtones dans les camps satellites, à la
périphérie, voire travaillant aux côtés des détenues.
« Parfois, ils aidaient en passant des bribes de nourriture, ou
d’autres manières, mais la plupart passaient sans nous
voir16. »
Le camp de Neubrandenburg, à quarante kilomètres au
sud, où les Françaises furent conduites à la même époque,
était en gros dirigé de la même façon. Mais les Françaises
s’en sortirent bien plus mal faute d’avoir été endurcies par
les combats ou la famine comme leurs camarades slaves.
Micheline Maurel enseignait à Lyon quand Valentina
Samoïlova combattait à Stalingrad : quand elle arriva à
Neubrandenburg, elle ne pensait pas à protester, mais juste à
rester en vie. Son amie Denise Tourtay, étudiante à
Grenoble, avait le cœur fragile et ne pouvait suivre la
cadence de travail : privée de sa ration de soupe, elle fut
battue au point de ne plus pouvoir travailler ni même tenir
debout. En l’espace de quelques semaines, elle attrapa la
dysenterie, puis le typhus, et mourut au Revier de
Neubrandenburg. « C’était la première de notre convoi, écrit
Micheline. Elle avait vingt ans17. »
Les Blockovas étaient choisies pour leur cruauté. À
Neubrandenburg, Charlotte Schuppe aimait taper sur les
Françaises avec une louche et les réveiller le matin avec un
baquet d’eau glacée. À Barth, les Soviétiques se rappelaient
toutes de l’Allemande Julie Wolk, une cogneuse qui volait
la nourriture des détenues pour la donner à ses favorites et
qui tourmentait les femmes pour rien.
À première vue, ici, les gardiennes étaient peu différentes
de celles de Ravensbrück, et elles reçurent bientôt des
surnoms : Le Bourreau, Baba Yaga, La Bigleuse18. En tant
que groupe, pourtant, ces gardiennes étaient plus négligées,
et leur manière de faire révélait une barbarie particulière.
Une Russe vit une gardienne frapper une femme jusqu’à
faire tomber son œil de verre19. Une détenue vit un SS
donner des morceaux de sucre à son chien pendant qu’à
l’abreuvoir voisin deux gardiennes maintenaient la tête
d’une détenue sous l’eau jusqu’à ce qu’elle meure.
Au départ, il semble qu’il n’y ait pas eu de Binz toute-
puissante pour surveiller ces femmes, même si plus tard, à
Barth, une certaine Blondine possédait un pouvoir
particulier, probablement parce que les détenues savaient
qu’elle travaillait pour Ramdohr. Jeune, elle avait un
« physique sportif » et les « cheveux touffus20 ».
Les détenues du camp satellite souffraient aussi
davantage que leurs camarades de Ravensbrück dans la
mesure où elles étaient séparées de leurs chefs qui, souvent
plus âgées, avaient plus de chances de rester dans le camp
principal. Les femmes de l’Armée rouge étaient coupées
d’Evguenia Klemm, même si, expliqua Valentina, elles
firent tout pour garder le contact.

À Ravensbrück, Klemm eut vent de la protestation de


Barth et fit passer une lettre par les détenues du convoi
suivant. Il en arrivait sans cesse de nouvelles pour
remplacer les malades et les épuisées, souvent renvoyées
dans les mêmes camions. « Nous n’étions jamais sans
contact bien longtemps, et cela nous aidait. Elle pouvait
encore nous conseiller que faire », dit Valentina21.
Dans cette première lettre, elle leur disait qu’elles avaient
eu raison de se décider à travailler, mais qu’elles devaient
continuer à résister par un sabotage concerté. « Elle disait
aussi que nous devions apprendre aux autres à faire pareil,
sans être pour autant fanatiques. Et enfin que nous devions
rester ensemble. […] C’était toujours le conseil d’Evguenia
Lazarevna, et c’était un bon conseil. Enfant, on m’avait
appris la même chose. Restez ensemble, et personne ne vous
brisera. »
Les femmes se réunirent alors en secret dans leur block
pour préparer le sabotage. Par exemple, les femmes d’un
tapis roulant se mettaient d’accord pour connecter à l’envers
les fils d’un moteur ; d’autres feraient des soudures qui ne
tiendraient pas. « C’était toujours risqué, bien entendu,
parce qu’un contremaître pouvait toujours faire des
contrôles par sondage. Avec le sabotage, nous risquions
toujours la potence. » Mais les contremaîtres étaient souvent
distraits, et les gardiennes s’ennuyaient ou flirtaient avec
eux.
L’usine employait des civils allemands, parfois même des
communistes, comme travailleurs qualifiés, et certains
tentèrent d’aider les détenues. Les contacts n’étaient pas
choses faciles mais ils pouvaient profiter des moments de
relâchement pour se rencontrer aux toilettes, peut-être, ou
en regagnant les blocks, et faire ainsi passer des messages.
L’un de ces civils, ajoute Valentina, lui apprit à saboter
les avions pour qu’ils « explosent en l’air ». Il lui expliqua
comment faire caler un bombardier en plein vol en perçant
des trous dans les ailes et en les remplissant de copeaux
métalliques. Les ailes servant aussi de réservoir, les copeaux
ne tardaient pas à boucher les conduites, et le moteur calait.
Valentina ramassa donc les copeaux qui traînaient par terre
dans l’usine et les cacha dans une toute petite boîte qu’elle
glissa dans son vagin en attendant le moment de la passer au
civil.
Nul ne sait si les avions explosaient vraiment, mais la
certitude que c’était le cas donnait aux femmes de l’Armée
rouge une certaine énergie. Quand Ramdohr vint enquêter,
elles refusèrent d’avouer. Il n’y avait pas de bunker à Barth,
mais Ramdohr essaya de les faire parler par tous les
moyens. Un « geste suspect », et les femmes étaient sorties
du rang et, en plein hiver, obligées de se tenir dans des bains
glacés tandis que d’autres détenues devaient leur verser des
baquets d’eau sur la tête. Si elles refusaient, elles
s’exposaient au même traitement.
On faisait parfois des exemples. Lydia Rybaltchenko, de
l’Armée rouge, fut placée un jour dans une cave creusée
sous une baraque de briques et emplie d’eau. Il n’y avait de
place que pour deux personnes. Lydia y fut laissée plusieurs
heures avec de l’eau jusqu’au cou, mais elle refusa de
parler. Quand elle en sortit, « elle nous a raconté que des
rats nageaient autour de ses yeux ».
À cette époque, Ramdohr n’enquêtait pas seulement sur
le sabotage à Barth ; au camp satellite de Genthin, une jeune
femme de l’Armée rouge, Vera Vantchenko, officier de
renseignement, avait trafiqué des balles destinées aux fusils
allemands22. Elle avait trouvé le moyen de placer l’amorce à
l’envers dans la cartouche et expliqué à chaque femme de
son équipe comment s’y prendre. Dès que les cartouches
étaient passées dans la pièce à côté, où l’on fixait la balle, le
sabotage devenait indétectable. Ce que Vera ignorait, c’est
que, avant de quitter l’usine, les balles faisaient l’objet de
contrôles aléatoires. Et c’est leur lot qui fut retenu. Tous les
essais ayant échoué, Vera fut identifiée comme la meneuse
et renvoyée à Ravensbrück pour y être interrogée par
Ramdohr.
Selon une détenue de la cellule voisine, elle fut interrogée
à dix reprises. À chaque fois, elle refusa de donner des
noms, et à chaque fois elle revint avec de nouvelles
fractures. À la fin, les os de ses deux mains avaient tous été
brisés. Puis elle fut pendue. Après l’affaire de Genthin,
ordre fut donné de pendre tous les saboteurs. De nouveau,
Evguenia Klemm pressa les femmes de ne pas risquer leur
vie.
À Barth, Ramdohr recruta de nouvelles espionnes. Si le
recrutement de gardiennes devenait toujours plus dur, les
mouchardes ne coûtaient pas grand-chose et étaient la
meilleure défense contre le sabotage ou la négligence. Un
haut responsable du ministère des Armements d’Albert
Speer estimait qu’il y avait d’autres façons de faire travailler
les femmes. « La psychologie, voilà le secret », dit Karl
Otto Saur. Ces femmes « doivent d’abord prendre
conscience qu’il est inutile d’espérer une libération. Ainsi,
par ennui et par besoin d’activité manuelle, elles se mettront
d’elles-mêmes au travail23 ». À Barth, toutefois, l’absence
d’espoir avait conduit treize femmes à tenter de fuir, et
d’autres étaient mortes sur les fils électrifiés.
À Barth, c’est la Spitzel Blondine qui cause le plus de
désespoir. Très vite, la gardienne aux « cheveux touffus » y
fut nommée à la tête du réseau de Ramdohr. Tout le monde
savait qu’elle recrutait ses indics à l’intérieur des blocks, et
les femmes avaient le sentiment de n’être nulle part en
sécurité. Dans le block des Russes, c’était Julie Wolk qui
était dangereuse, dit Valentina, « parce que Wolk regardait
tout ce que nous faisions. Désormais, il fallait cacher avec
plus de soin les instruments utilisés pour le sabotage :
couteaux pliés ou vieilles vis. On ne pouvait rien préparer à
l’intérieur même du block ».
Voici comment ça se passait, explique Valentina. « Wolk
s’est mise à son tour à choisir des détenues qui lui servaient
de mouchardes au block. Tout le monde le savait, parce que
Wolk appelait une fille et l’emmenait dans la chambre de
Blondine. Quand la fille revenait, son comportement n’était
plus le même. Visiblement, elle avait entendu des choses qui
l’effrayaient, et dès lors elle se tenait à distance de nous. »
Cinq filles au moins furent recrutées de cette façon, dont
une ou deux de l’Armée rouge, et sans doute plus. « Mais ça
n’a fait que nous donner l’envie de saboter encore plus24. »
Chaque fois que Ramdohr apparaissait en personne, tout
le monde soupçonnait que Blondine l’avait renseigné.
Toujours à crier au sabotage, il réunissait les ouvrières et
demandait aux responsables de se dénoncer. Si personne
n’avouait, il menaçait de désigner lui-même les meneuses et
de les jeter au cachot ou de les exécuter séance tenante. Une
fois, personne n’avoua. Toutes étaient là, s’attendant à voir
une des mouchardes de Blondine sortir du rang et désigner
quelqu’un, mais une certaine Vera Sintsova, qui n’avait rien
à voir avec le sabotage, s’est avancée et a tout pris sur elle.
C’était du suicide. Ramdohr l’a exécutée devant tout le
monde, d’une balle dans la nuque.
Les détenues ouvrirent bientôt un « second front »,
reprend Valentina, qui s’exprime comme si elle combattait
une sorte d’insurrection derrière les lignes. La nouvelle
campagne de résistance partit du sein même de l’infirmerie
de Barth, qui s’emplissait rapidement de détenues souffrant
de diarrhée, de la gale, de la dysenterie et du typhus. Les
médecins soviétiques – Maria Klyougman, Tamara
Tschajalo et les autres – n’avaient pas de médicaments. Les
jeunes tuberculeuses russes et ukrainiennes souffraient de
toux convulsive, mais Klyougman et Tschajalo n’avaient
que des pots de confiture à leur donner où cracher le sang.
D’autres détenues arrivaient blessées par les bombes alliées
tombées à proximité de l’usine.
Progressivement, les doctoresses trouvèrent le moyen de
se procurer des médicaments en nouant des contacts avec
des civils et des prisonniers de guerre des camps voisins, ou
en faisant passer des messages au camp principal pour qu’il
envoie des médicaments avec les détenues du camion
suivant. Désormais, les camions apportaient ou rapportaient
des femmes presque tous les jours. Les dirigeants se
plaignaient toujours que l’infirmerie débordait et que les
malades n’étaient pas remplacées assez vite. Blondine
passait alors à l’infirmerie et désignait les partantes. « Celle-
ci, celle-ci », disait-elle, leur racontant qu’elles partaient
pour un camp de repos. Mais personne ne la croyait. À
Ravensbrück, on disait que les malades n’étaient renvoyées
que pour être ensuite expédiées et gazées à Auschwitz ou
ailleurs. Les doctoresses de l’Armée rouge essayaient de
faire sortir des femmes du Revier, ou de changer des noms à
la dernière minute, « mais elles se savaient tout le temps
observées par des mouchardes ».
Valentina évoque ensuite la fin de la guerre. Le front de
l’Armée rouge se rapprochait, les avions volaient au-dessus
du camp et les détenues avaient plus de raisons d’espérer
que jamais. Liousia Malygina et elle se mirent à distribuer
dans le camp des tracts annonçant aux ouvrières que la
victoire était proche. Dans les dernières semaines, explique-
t-elle, les civils étaient souvent plus disposés à aider en
passant du papier et des crayons, par exemple. « Nous
savions maintenant que nous allions gagner, ce n’était
qu’une affaire de temps. » Ramdohr apprit bientôt
l’existence des tracts et débarqua de nouveau dans le camp,
fou de rage. Personne n’avoua, même si plusieurs furent sur
le point de craquer.
Puis, n’y tenant plus, Zina Avidowa, une des doctoresses,
se jeta sur la clôture électrifiée25. Valentina en fut surprise.
La fin était si proche. Âgée de trente-cinq ans, Zina avait
trois enfants. Son aîné était à l’armée. « Le patriotisme de
Zina était si fort », ajoute Valentina :
Mais elle a alors commencé à se conduire étrangement. Un jour, elle
n’a plus pu travailler dans le hangar : « Mes enfants et ma famille sont à
Leningrad. Je ne peux fabriquer des armes qui les tueront. »
Nous l’avions retenue. Nous la persuadions de rester calme. Nous
pensions qu’elle avait entendu nos conseils et qu’elle ne se tuerait pas.
Puis, le lendemain, nous étions là. La sirène a retenti, et alors que tout le
monde a commencé à se diriger vers les baraquements elle a couru vers la
clôture. La clôture était à dix-sept mètres des baraquements ; elle était
électrifiée. On ne devait jamais s’en approcher à moins de dix mètres.
Nous l’avons vue arriver. Tout le monde a couru après elle. Elle a crié
vers nous…

La voix de Valentina s’étrangle : « Zina Avidowa n’a pas


été la seule. »
Presque chaque jour, des femmes se jetaient sur la clôture tant la
pression était dure à supporter. Tout le monde avait son point de rupture.
Elle était parfaitement normale. Elle a même crié au revoir. Ils l’ont
laissée sur la clôture toute la nuit. On l’y a vue à l’Appell du matin.
Encore là. C’est après qu’on nous a conduites au travail qu’ils l’ont
retirée.

J’ai demandé à Valentina ce qu’Evguenia Lazarevna


pensait de ces suicides. « Elle était contre, bien entendu,
répondit-elle. Nous en avons souvent discuté avant notre
départ. Elle disait que nous ne devrions jamais le faire, en
aucun cas. Elle a envoyé d’autres notes, expliquant que le
suicide montre notre faiblesse à l’ennemi. »

Les femmes redoublèrent de défiance. Un jour, elles


réussirent à trouver du tissu rouge et en firent un drapeau
qu’elles accrochèrent à un block. Ramdohr rappliqua et
dressa sur la place du camp des gibets avec deux nœuds
coulants. Il désigna Valentina et Liousia Malygina, les
enferma dans le cachot avec les rats, et le niveau de l’eau
monta autour d’elles26.
« Nous y sommes restées je ne sais combien de temps,
raconte Valentina, qui devient alors difficile à suivre. C’était
très noir. Il y avait des choses qui s’approchaient de nous. »
Elle s’arrête et se met à parler d’autres choses, de sa
jeunesse et de son patriotisme. Je dois lui demander ce qui
s’est passé ensuite mais je reste d’abord sans réponse.
Quand ces deux femmes furent conduites au cachot,
racontent d’autres détenues, on dit aux autres qu’elles ne
mangeraient pas tant que Valentina et Malygina n’auraient
pas avoué. Toutes virent dresser les potences et craignaient
le pire.
Puis Valentina se remet à parler. Liousia et elle ont été
extraites de la cave pour être conduites à l’infirmerie du
camp, où leurs amies Tamara Tschajalo et Maria
Klyougman se sont occupées d’elles. Elle n’explique pas, au
début, ce qui leur a valu leur libération, mais elle dit ensuite
qu’une bombe américaine est tombée tout près, blessant des
tas de gens. Il fallait des médecins à l’hôpital. Liousia et elle
ont été libérées pour aider les blessés. Les potences avec les
nœuds coulants ont été retirées.
L’histoire de Valentina devient confuse. Elle dit qu’après
les événements Liousia s’est vue confiée un travail
important au camp ; elle est devenue la Blockova en chef. Je
lui demande s’il est vrai que Liousia Malygina est devenue
moucharde pour Blondine : dans les archives russes, j’ai
trouvé des documents de l’après-guerre portant cette
accusation.
« Je ne l’ai jamais cru, répond Valentina. Ils lui ont donné
un poste important dans le camp et ils espéraient obtenir
d’elle des informations. Mais c’était une femme loyale.
Malygina n’a jamais trahi. Je la connaissais comme moi-
même ; c’était une belle fille, avec de grands yeux noirs. »

Un peu plus tard, après ma rencontre avec Valentina, je


suis tombée sur la version de Blondine, alias Ilse Hermann,
l’une des filles nostalgiques et impressionnables de l’usine
Agfa que Lotte Silbermann, la serveuse de la cantine, avait
aperçues à leur arrivée au camp. C’est elle qui demanda à
Lotte de lui écrire des annonces matrimoniales.
Juste après la guerre, Hermann, comme d’innombrables
autres gardiennes, avait échappé à l’arrestation. Dans les
années 50, elle vivait en sécurité en Allemagne de l’Est,
derrière le Rideau de fer. Au début des années 60, elle
devait croire avoir échappé définitivement à toute punition
quand elle fut arrêtée par la Stasi, la police secrète est-
allemande qui, quinze ans après la fin des combats, avait
lancé ses propres enquêtes pour juger les criminels de
guerre.
N’ayant que mépris pour le nombre dérisoire de
condamnations prononcées à l’Ouest, l’Allemagne de l’Est
organisa des procès pour marquer un coup de propagande
contre les « fascistes » en pleine guerre froide, mais aussi
pour demander des comptes à quelques-uns des milliers de
criminels de guerre nazis qui se cachaient à l’Est.
Après avoir accusé Hermann de crimes contre
l’humanité, les enquêteurs de la Stasi la questionnèrent sur
la Spitzeltätigkeit, les activités d’espionnage de Ramdohr 27.
Des cinquante pages d’interrogatoire de la fille de l’usine
Agfa, se dégage le portrait glaçant d’une jeune femme
ordinaire dont le travail était de charger de la pellicule et
qui, avec des chocolats, fut amenée à terroriser les détenues
à Barth, un trou perdu de l’enfer nazi. Après le récit de
Valentina, celui de Blondine était d’autant plus frappant
qu’il faisait écho presque en tout point à ce que mon
interlocutrice avait dit.
On ne sait pas exactement quand Ludwig Ramdohr
commença à s’intéresser à Hermann, mais probablement
est-ce quand elle fut sanctionnée pour mauvaise conduite
dans un autre camp satellite. Elle redoutait d’être renvoyée à
l’usine Agfa. À l’enquêteur de la Stasi, elle déclara que
Ramdohr se montra très gentil avec elle. Il lui donna une
cigarette et des chocolats, ce qui la surprit parce qu’elle
avait entendu les autres le traiter de brute.
Quand il lui demanda d’espionner les détenues à Barth,
elle accepta immédiatement. Il lui expliqua qu’il fallait
« éradiquer » les Soviétiques, « cause de la guerre ». Le
premier souci de Ramdohr était les sabotages de l’usine
Heinkel. Il soupçonnait les femmes de l’Armée rouge d’en
être les organisatrices, mais il lui fallait des preuves.
Hermann raconta aux enquêteurs être allée à Barth et avoir
rapidement trouvé des acolytes : ses deux camarades de
chambrée ainsi qu’une communiste allemande, Julie Wolk.
Trouver des mouchardes parmi ces détenues usées était
chose simple. « Je n’ai pas eu à les payer », dit-elle.
Blondine invitait les recrues probables chez elle, où Wolk,
qui parlait russe, se chargeait de les convaincre. Blondine
surveillait aussi les autres gardes et les SS eux-mêmes. « Je
devais garder les yeux ouverts et voir qui s’asseyait à côté
de qui à la cantine. » Elle faisait des rapports, qu’elle
envoyait à Ramdohr par la poste. Ramdohr avait donné à
Hermann un nom de code : une lettre et un chiffre. Tout
devait rester « top secret ». Puis il venait punir les
coupables, même si Hermann assura ne pas savoir
comment.
Par les rapports de ses mouchardes, Ramdohr apprit qu’à
Barth la résistance était orchestrée depuis l’hôpital du camp.
Maria Klyougman et d’autres se procuraient des
médicaments en fraude et remplaçaient par ceux de mortes
les matricules de malades sélectionnées pour être renvoyées
au camp principal. La tâche de Blondine était aussi de le
rapporter sur la foi de ce que lui disait son indic à
l’hôpital28. Elle savait où allaient ces camions parce que
c’est à elle qu’il revenait de sélectionner les femmes
« finies ». Et elles savaient qu’elles étaient bonnes pour la
chambre à gaz ou pour Bergen-Belsen – suivant sa propre
expression : « Je savais que les femmes qui repartaient
allaient à l’extermination29. »
Le récit de Hermann montre à quel point
l’« insurrection » de l’Armée rouge à Barth devenait
efficace. Visiblement inquiet, Ramdohr chargea Blondine de
recruter des indics supplémentaires, suggérant des noms
comme Klava, Hawa, Shura et Vlaja, mais elle ne s’en
souvenait plus.
Il devint bientôt évident pour Blondine et Ramdohr que
les détenues recevaient des informations sur la progression
du front soviétique. Elles trouvaient le moyen de distribuer
des tracts indiquant que l’Armée rouge était maintenant
toute proche. « Il dit que l’influence bolchevique s’étendait
désormais à tout le camp. » Blondine trouva alors de
nouvelles informatrices qu’elle retrouvait « dans un
cinéma », et Ramdohr envoya d’autres chocolats.
Les policiers qui interrogèrent Hermann essayèrent une
fois de plus d’établir l’identité des mouchardes. Ils lui
donnèrent à lire les dépositions d’anciennes détenues de
l’Armée rouge à Barth, dont Maria Klyougman, Tamara
Tschajalo et Valentina Samoïlova elle-même. Les
dépositions reçues à Moscou et envoyées aux Allemands de
l’Est étaient destinées à les aider dans leur enquête et
figurent donc au dossier de Blondine à la Stasi.
Le moment venu, suivant la transcription de
l’interrogatoire, on lut à Hermann des extraits de la
déposition de Valentina. Dans le passage cité, Valentina
accusait l’ancienne gardienne de recruter des agents et des
provocatrices à Barth. Il semble, d’après les transcriptions,
que plusieurs Soviétiques – jusqu’à douze, peut-être – aient
travaillé pour les Allemands. Par exemple, Hermann essaya
de recruter l’ancienne détenue soviétique Liousia Malygina.
« En échange de leurs services », elle offrait aux
mouchardes une meilleure nourriture, avait déclaré
Valentina suivant la transcription de l’interrogatoire de
Göritz.
Les interrogateurs de la Stasi avaient visiblement raison
de croire que Hermann avait réussi à recruter Malygina.
D’autres révélations, dans le dossier d’interrogatoire de
Hermann, donnent à l’histoire un autre infléchissement,
amenant à se demander si ce n’est pas Valentina Samoïlova
qui aurait travaillé pour les Allemands, et non Liousia
Malygina.
Quand on soumit à l’ancienne gardienne des
photographies de Liousia Malygina et qu’on lui demanda si
elle se souvenait d’elle comme d’une informatrice,
Hermann dit qu’elle n’avait aucun souvenir d’elle. On lui
demanda à plusieurs reprises si Malygina était une de celles
qui avaient accepté de collaborer : une fois de plus, elle nia
la connaître. Toutefois, quand on lui montra les
photographies d’autres détenues, Hermann déclara
spontanément que l’une d’entre elles avait pu être
l’informatrice de l’Armée rouge, « Valya » – autrement dit,
Valentina.
Lors de notre rencontre, j’avais demandé à Valentina si
elle avait été interrogée après la guerre sur la collaboration
avec les fascistes. Elle m’a répondu que oui, même si elle
n’avait jamais été accusée : « Ils voyaient bien mes
cicatrices. Ils ne pouvaient pas m’accuser d’avoir été lâche.
Regardez : je n’ai qu’un seul sein, voyez par vous-même.
J’ai prouvé mon innocence par mon sang. » Elle montra son
sein, et la blessure reçue à Stalingrad. Sur ce, elle quitta la
pièce et revint avec une boîte qui débordait de médailles que
Staline lui avait décernées après la guerre.

Après toutes ces années, il est impossible de dire


exactement ce que cachent les allégations que l’on trouve
dans le dossier de Blondine. Sur le fond, cependant,
l’histoire de Barth paraît claire. À la périphérie de l’empire
de Himmler, coupé d’Evguenia Lazarevna Klemm, le cercle
de l’Armée rouge s’était disloqué. À Barth quelques-unes
des fortes têtes furent brisées, beaucoup par la faim, la
maladie et le désespoir ; d’autres, par Ludwig Ramdohr et
Blondine.
Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Après la guerre,
quand la police secrète de Staline a commencé à accuser les
prisonniers soviétiques rescapés des camps nazis de
« collaboration avec les fascistes », elle a sondé et fait
chanter les rescapés de toutes les manières, essayant de les
monter les uns contre les autres. Lors de mes entretiens avec
des rescapées, je suis tombée sur plusieurs exemples
d’intimidation de ce genre : des femmes poussées à trahir
leurs amies, des rescapées accusées, jugées et déportées en
Sibérie et, dans au moins un cas, exécutées.
De toutes ces affaires, la mieux connue tourne autour du
procès des médecins de Simferopol en Crimée.
Probablement ne saurons-nous jamais quels éléments
exactement furent à l’origine des accusations portées à
Simferopol. Les demandes de transcriptions officielles du
procès adressées aux Archives russes sont demeurées sans
réponse. Toutefois, grâce à la lettre que Maria Klyougman
écrivit en 1959 à Antonina Nikiforova, nous avons un rare
aperçu de la manière dont fonctionnaient les cours de
Staline et des tragédies qu’elles causèrent.
À Simferopol, Maria Klyougman fut accusée en même
temps que Liousia Malygina, Anna Fedtchenko, Valentina
Tchetchko et Lena Malatchova, toutes médecins ou
infirmières de l’Armée rouge internées à Ravensbrück. La
lettre de Maria commence par un récit brut de son histoire.
« Je suis née en 1910 à Tchernigov, puis mes parents sont
partis pour Kiev. Je suis issue d’une famille nombreuse. En
1931, je suis entrée à l’institut médical de Kiev. » Elle
raconte ensuite sa carrière médicale, son travail de
chirurgienne sur le front, sa capture et son expérience de
Ravensbrück, où après quelques mois, avec plusieurs autres,
elle travailla comme médecin au Revier du camp principal
puis à Barth. Après la guerre, elle exerça de nouveau à Kiev
et à Moscou jusqu’en 1949 : arrêtée par le ministère de
l’Intérieur, elle fut jetée en prison à Simferopol et jugée par
le tribunal militaire de Tavritcheskoïe.
« On nous a accusées d’aider les fascistes à liquider les
gens, écrivit Maria. On m’a accusée d’avoir injecté des
doses létales de penthotal et d’avoir contaminé les jambes
de détenues avec des bactéries. Aux bains, d’avoir donné
aux femmes des pierres précieuses à cacher dans leurs
vagins. » Pour ces crimes, les femmes écopèrent de vingt-
cinq années de camp en Sibérie. Le procès dura seize mois.
Pendant que les femmes attendaient le verdict, l’une d’elles,
Lena Malatchova, se pendit dans sa cellule.
Maria nomme ensuite trois accusatrices, toutes des
camarades du camp : médecins ou infirmières. La première
du groupe des femmes arrêtées – Valentina Tchetchko – fut
la première accusatrice. Interrogée, elle « commença par
s’accuser, et nous avec elle, d’avoir liquidé les gens ». Deux
infirmières, Vera Bobkova et Belolipe Tskaïa, témoignèrent
aussi contre elles : « Elles vinrent plusieurs fois à
Simferopol comme témoins. » Maria assurait avoir dénoncé
ces accusations à la cour : « J’ai dit à Tchetchko qu’elle
aurait sur la conscience d’avoir fait de la fille de
Malatchova une orpheline. Cela m’a valu quatre semaines
de réclusion solitaire. En décembre 1950, j’ai été emmenée
dans un camp près de Taïchet, dans la région d’Irkoutsk. »
Aujourd’hui, les rescapées de l’Armée rouge disent ne
pas comprendre que les accusatrices aient trahi leurs
camarades, qui avaient été si courageuses au camp.
Tchetchko « a perdu la tête » au cours de l’interrogatoire.
Bobkova a été poussée par la peur à faire de fausses
accusations, et son mari l’a incitée à dire tout ce que le
SMERCH voulait. Nul doute que beaucoup de Soviétiques
aient été jaloux de leurs doctoresses et infirmières, qui leur
paraissaient jouir de privilèges spéciaux au camp. Les
correspondantes d’Antonina, après la guerre, donnent
parfois leurs points de vue. Tatiana Pignatti dit son
admiration pour Maria Klyougman qu’elle vit « opérer dans
Tchernigov en flammes », mais elle ajoute qu’au camp
certaines filles l’avaient soupçonnée d’avoir fait une
injection létale à une de leurs camarades qui mourait du
typhus, visiblement pour la soulager. L’accusation était
fausse, assure Pignatti : l’injection fut le fait d’une
infirmière SS – « mais il est si difficile d’éliminer la boue ».
Au camp, Klyougman n’a rien fait de mal, « mais les filles
n’aimaient pas sa fierté30 ».
Quant à Liousia Malygina, Vera Bobkova et elle avaient
été les meilleures amies au camp, « mais Vera a été témoin
au procès et Malygina a été condamnée. »
Pignatti n’arrivait pas à comprendre : « Vous savez
comment une tempête apporte toutes sortes de débris sur la
côte, écrit-elle à Antonina. La vie lave ces gens comme la
mer nettoie la côte de ces débris. »
20
Transport noir
La femme « élégante » venue rendre visite à la
Norvégienne Sylvia Salvesen détenue à Ravensbrück dans
l’été 1943, était Wanda Hjort. Blonde aux yeux bleus, tout
juste âgée de vingt et un ans, Wanda visitait depuis près
d’un an les détenus norvégiens du camp de concentration
pour hommes de Sachsenhausen, près de Berlin, Les
détenus la surnommaient la « fille aux croquettes de
pommes de terre » parce qu’elle leur en apportait à chaque
fois, préparées par sa mère1.
L’idée d’une étrangère, surtout d’un pays ennemi, qui se
présente aux portes d’un camp de concentration pour visiter
les prisonniers paraît difficile à croire. Aucun civil allemand
n’osait approcher, et le Comité international de la Croix-
Rouge était interdit. Les seuls visiteurs étaient les
dignitaires allemands, et encore n’allaient-ils pas au-delà du
block « vitrine ». Et l’histoire devient d’autant plus
extraordinaire quand on sait que Wanda était elle-même
prisonnière des nazis ; elle vivait avec les siens en
Allemagne dans une forme rare de résidence surveillée.
Le statut hors du commun de Wanda était un effet de
l’arrestation de son père en Norvège, trois années
auparavant. Après que les forces allemandes avaient envahi
et occupé le pays en avril 1940, Johan Hjort, éminent avocat
norvégien, avait attaqué la base légale de l’occupation. À
cette même époque, des milliers de résistants norvégiens
étaient raflés et expédiés dans des camps de concentration ;
Hjort, pour sa part, fut interné dans une prison allemande
d’où il fut bientôt libéré et placé en résidence surveillée.
Hjort avait des parents bien introduits en Allemagne. Le
mari de sa sœur, Rüdiger von der Golz, était ainsi un
homme très influent : l’avocat de Joseph Goebbels. Quand
Hjort fut interné, son beau-frère conclut un accord : Johan
Hjort serait placé en résidence surveillée, sous réserve que
sa famille habite avec lui. L’idée vint très certainement de
Himmler lui-même. Par ses études des anciens us et
coutumes germaniques, le Reichsführer avait découvert la
pratique du Sippenhaft, par laquelle les tribus germaniques
rendaient les membres d’un clan comptables des crimes
commis par l’un des leurs2.
Charismatique et exceptionnellement obstinée, Wanda
enrageait de se retrouver emprisonnée – fût-ce en résidence
surveillée – dans l’Allemagne nazie. Au moment de
l’arrestation de son père, elle travaillait déjà dans la
Résistance et visitait les prisonniers norvégiens du camp
nazi de Grini, sur les montagnes de la périphérie d’Oslo.
Elle commença par refuser d’aller en Allemagne, mais le
souci de son père la fit changer d’avis. Avec sa mère, son
petit frère et sa sœur, elle partit donc pour Gross Kreutz, une
petite propriété près de Potsdam. Sitôt en Allemagne, elle
chercha le moyen de poursuivre son travail auprès des
détenus et se mit à rechercher les traces des Norvégiens
détenus en camps de concentration.
Tout en étant en résidence surveillée et sous la garde de la
Gestapo, les Hjort jouissaient d’une certaine liberté. Du
moment qu’elle n’allait pas trop loin, Wanda pouvait
prendre les trains de banlieue. Un vendredi matin,
accompagné de son petit frère, lui aussi blond aux yeux
bleus, elle partit pour Sachsenhausen, le camp le plus
proche. Arrivée au portail, ses boucles blondes dépassant de
sous son foulard, elle approcha une sentinelle et dit, dans
son meilleur allemand scolaire, qu’elle voulait laisser des
colis pour des détenus norvégiens. « La sentinelle était un
jeune de mon âge. Il me lança un regard suspicieux, me
demanda de remplir un formulaire, il irait le présenter à son
supérieur. Il ne fut cependant pas insensible à un sourire et
me rendit le mien avec hésitation3. » La sentinelle demanda
à Wanda d’où elle venait ; elle répondit « Gross Kreutz », le
nom de la propriété, qui sonnait comme Rote Kreuz,
« Croix-Rouge ». Ignorant les règles interdisant les visites
de ce genre, le garde lui permit de laisser les colis. Elle
demanda si elle pouvait passer la semaine suivante
récupérer les boîtes ; les gardes répondirent que oui, car ils
ne connaissaient pas non plus les règles à ce sujet. Dès lors
Wanda Hjort apparut « tous les vendredis devant le portail »
de Sachsenhausen.
À chaque visite, elle mesura la souffrance des hommes
squelettiques et terrorisés. Ils mouraient visiblement de
faim. S’il fallait faire quelque chose pour eux, décida-t-elle,
c’était de s’assurer qu’ils reçoivent des colis de la Croix-
Rouge.
Les nazis avaient dernièrement fait une concession
apparente à la Croix-Rouge internationale sur la question
des colis destinés aux détenus des camps de concentration.
Début 1943, Himmler accepta, en principe, que certaines
catégories de prisonniers puissent recevoir des colis de la
Croix-Rouge. Le CICR avait même créé un « service des
colis », tout comme les antennes suédoise, norvégienne et
danoise de la Croix-Rouge. Toutefois, suivant les règles de
la SS, la Croix-Rouge devait connaître le nom, le matricule
et le camp de chaque destinataire, qui devaient être
imprimés sur les colis, sans quoi ils ne seraient pas
distribués. De surcroît, le destinataire devait signer un reçu.
La Croix-Rouge avait ces renseignements dans un infime
nombre de cas, peut-être parce que les familles les leur
avaient transmis, mais seuls les SS de Himmler savaient qui
était dans quel camp, et les demandes de renseignements
s’étaient toujours heurtées au refus d’Ernst Grawitz, le chef
de la Croix-Rouge nazie. Dès le début, le « service des
colis » était donc quasiment vide de sens.
Wanda Hjort entrevit cependant la solution. Elle entreprit
de retrouver les traces du plus grand nombre possible de
détenus norvégiens afin de constituer une liste de noms et
adresses. Le bruit de ses visites se répandit parmi les
détenus norvégiens de Sachsenhausen, qui trouvèrent à leur
tour le moyen de lui faire passer des renseignements,
laissant noms et adresses sous des pierres, ou les chuchotant
en norvégien comme elle passait le long de la clôture.
Puis elle prit contact avec les familles des détenus en
Norvège. La famille Hjort avait été interdite de courrier, et
tout était censuré, mais quand Wanda voulut poster des
lettres au bureau local, près de Gross Kreutz, et les envoyer
en Norvège, elle s’aperçut que la receveuse des postes
n’avait pas reçu de consigne, et les lettres partirent par le
courrier ordinaire. Bientôt, les lettres affluèrent vers elle,
non seulement des familles qu’elle avait contactées, mais
aussi d’autres personnes qui avaient entendu parler de son
travail et qui désespéraient d’avoir des nouvelles d’hommes
et de femmes disparus. Elle ajouta leurs noms à sa « base de
données ».
Wanda entra aussi en contact avec d’autres Norvégiens
agissant clandestinement en Allemagne, dont un groupe de
pasteurs travaillant avec des matelots dans le port de
Hambourg. Elle leur donna les noms et matricules qu’elle
avait recueillis, et ils les firent parvenir à la Croix-Rouge
norvégienne, qui put alors envoyer des colis aux détenus.
Pendant ce temps, par ses contacts à Sachsenhausen,
Wanda apprit l’existence d’autres camps, inconnus hors
d’Allemagne, où avaient été envoyés des ressortissants
norvégiens. Le nom de Ravensbrück revenait sans cesse,
mais le camp des femmes n’était pas desservi par les trains
de banlieue et, au début 1943, les voies ferrées autour de
Berlin étaient souvent bombardées. Il lui était donc difficile
de s’y rendre.
Durant l’été 1943, Wanda reçut une lettre de Norvège lui
demandant si elle avait eu connaissance de « Tante Sylvia ».
La lettre était signée Oncle Harald. Elle était passée par la
censure. Au départ, elle ne savait trop qui pouvait bien être
Oncle Harald mais, après avoir parlé à ses parents, il
apparut que ce devait être le médecin norvégien Harald
Salvesen, dont la femme, Sylvia, se trouvait à Ravensbrück.
Il existait un vague lien familial, car le frère du professeur
était marié à l’une des nombreuses tantes de Wanda, mais
celle-ci n’avait jamais rencontré Sylvia ni Oncle Harald.
Elle avait désormais une raison de plus de se rendre à
Ravensbrück, et décida d’apporter un colis à Sylvia. La
ligne de chemin de fer était rouverte. Le voyage demeurait
risqué et long, mais Wanda arriva à la gare de Fürstenberg et
se rendit à pied à Ravensbrück sous les rafales de neige et le
vent glacé soufflant depuis la Havel. Près du portail,
l’attendait une vue désormais familière : des personnages
voûtés en tenue rayée, pieds nus dans des galoches. Pour
Wanda, le choc fut d’autant plus grand qu’elle savait qu’il
s’agissait de femmes. Certaines tiraient d’énormes rouleaux
compresseurs tandis que les gardiennes faisaient claquer
leurs fouets. D’autres travaillaient aux champs.
Au portail, Wanda aborda une sentinelle, mais ce n’était
pas Sachsenhausen : il n’y eut pas de sourire. Et même si
son colis pour Sylvia fut accepté, Wanda fut vite renvoyée.
Il lui fallait pourtant revenir. La seule façon était de
contacter l’antenne de la Gestapo et lui dire qu’elle
souhaitait rendre visite à sa tante. Il était très probable, elle
le savait, que sa demande fût transmise à Himmler en
personne, ce qui était risqué : probablement refuserait-il,
mais sa démarche risquait aussi d’attirer l’attention sur son
travail secret. En revanche, si ça lui permettait de pénétrer
dans le camp des femmes, Wanda était disposée à tirer
toutes les ficelles, y compris à solliciter le Reichsführer.
Elle avait déjà demandé une faveur à Himmler. Peu après
son arrivée en Allemagne, elle s’était sentie si malheureuse,
qu’elle lui écrivit directement pour lui demander la
permission de retourner au pays. Elle reçut une réponse,
formulée en termes très courtois : elle pouvait rentrer à
condition de renoncer à toute activité politique. Wanda ne
pouvait l’accepter et resta en Allemagne. La demande de
visite à sa tante internée à Ravensbrück fut cependant
acceptée. « Die Salvesen, nach vorne, aber schnell !
Salvesen, dehors, vite ! » C’est en ces termes que Sylvia sut
qu’elle avait de la visite4. On lui donna du savon en lui
disant de se laver, puis on l’introduisit dans une pièce, près
du bureau du commandant. Une gardienne lui dit de parler
en allemand, et de ne pas dire un mot des conditions du
camp. Devant elle, se tenait un groupe d’officiers SS, ainsi
qu’une jolie jeune femme bien habillée, en civil.
Comme Sylvia regardait les SS, attendant leurs ordres
avec méfiance, la femme se tourna vers elle : « Je vis des
yeux bleus souriants, et une jeune voix dit en norvégien :
“Bonjour, tante Sylvia !” ». Et les gardes répétèrent qu’elles
ne devaient parler qu’en allemand.
La principale crainte de Wanda était que Sylvia ne
soupçonne un piège et nie la connaître. Après tout, elles ne
s’étaient jamais rencontrées. Et elle poursuivit : « Papa et
maman t’envoient leurs amitiés5. » Sylvia parue déroutée.
« Maman vient juste de recevoir une lettre de tante Hélène.
Elle est allée voir oncle Harald, et tout le monde va bien à la
maison. » Entendant ces noms, Sylvia comprit que Wanda
devait être la fille de Johan Hjort, un parent éloigné. Elle
avait su, avant d’être arrêtée, qu’il avait été placé en
résidence surveillée en Allemagne. Voyant que Sylvia ne se
souvenait pas de son nom, et que cela pouvait paraître
étrange aux Allemands qui l’accompagnaient, elle dit :
« Je suis Wanda. Cela fait si longtemps que tu ne m’as
vue, tante Sylvia, que peut-être tu as oublié mon nom.
— Oui, tu as beaucoup changé », répondit Sylvia, qui
commença à comprendre à quel point il était impératif de lui
donner une idée de ce qui se passait dans le camp. Wanda
l’aida en disant : « Maman m’a dit de te demander si tu
avais besoin de quoi que ce soit qu’on puisse t’envoyer. »
Sylvia jeta un regard inquiet aux Allemands : « Je ne sais
pas si ce serait autorisé, mais peut-être des pyjamas et des
sous-vêtements. » Wanda dit un mot de sa situation. Quand
elle demanda à sa « tante » si elle dormait bien, Sylvia dit
que oui, « si on considère que je dors avec quatre ou cinq
cents femmes ». La garde intervint : « Rien sur le camp. »
Après avoir essayé d’en faire passer un peu plus par le
regard et des allusions, Sylvia se pencha pour ajuster ses
galoches et chuchota « C’est vraiment terrible ici », mais
elle ne sut pas si Wanda l’entendit. Quand Sylvia partit, elle
fut horrifiée de voir derrière elle Ludwig Ramdohr,
« dévorant » Wanda des yeux. « Peut-être me parut-elle plus
jeune, plus pure et plus ravissante qu’elle ne l’était vraiment
– mais pour moi elle était venue en messagère d’un monde
que j’avais presque oublié, tel un rayon d’espoir dans les
ténèbres. » Puis Wanda disparut, laissant un colis avec du
pain et du vrai beurre. « Je n’ai jamais goûté pareil délice »,
raconta Sylvia.
Si elle n’avait pas appris grand-chose de Sylvia, Wanda
avait pris un contact vital à l’intérieur de Ravensbrück.
Bientôt, elle découvrit d’autres camps. Plus elle en sut,
cependant, plus elle fut frustrée que le monde ignorât ce qui
se passait dans les camps. Dans son appartement d’Oslo,
elle m’expliqua :
Qui a vu ce que j’ai vu n’aurait pu l’ignorer. Chaque fois que j’y allais
je me sentais coupable de pouvoir faire si peu. J’étais là, bien nourrie et
bien habillée, et je regardais cette souffrance terrible. Je me disais que
quiconque le verrait éprouverait certainement la même chose. Et c’est en
raison de cette culpabilité que je n’ai cessé d’y retourner. Aujourd’hui
encore, ce que j’ai vu me hante. Et je me sens encore coupable
aujourd’hui.
Si je m’en suis tirée, c’est uniquement parce que j’étais jeune et naïve,
et que personne ne m’a prise au sérieux. Mais ensuite j’ai également
compris que, de ce fait même, il m’incombait de découvrir tout ce que je
pouvais et de le dire au monde.

Dans l’automne 1943, Wanda décida de solliciter l’aide


du Comité international de la Croix-Rouge à Berlin. Prenant
le train, elle découvrit que la délégation du CICR était logée
dans une luxueuse villa de la banlieue cossue du Wannsee.
J’ai sonné, très nerveuse, me disant qu’ils ne voudraient pas m’écouter.
Mais il fallait que je leur dise ce que j’avais vu de mes yeux. La Croix-
Rouge devait intervenir. Voilà ce que je devais dire, parce que c’était la
vérité. Dans mon innocence, j’étais sûre qu’ils ne pouvaient savoir à quel
point c’était horrible, qu’ils allaient essayer d’aider et de le faire savoir
eux-mêmes6.

Dès les tout premiers jours du régime nazi, le CICR


installé à Genève et chargé de veiller au respect des
conventions de Genève, avait répugné à agir contre les
atrocités des camps de concentration et avait même refusé
de dire au monde ce qu’il savait. Ses membres qui
inspectèrent certains camps avant que la guerre n’éclate
avaient été dupés au point de juger les conditions
acceptables ; d’autres semblaient encourager Hitler dans son
travail plus général. Carl-Jacob Burckhardt, éminent
professeur d’histoire et un des membres les plus éminents
du Comité, visita les premiers camps et fut même convié à
faire le tour des projets dans le Reich. Après quoi, il écrivit
personnellement à Hitler pour le remercier de sa
« magnifique hospitalité », se disant impressionné par le
« joyeux esprit de coopération » et la « prévenance sociale »
qu’il avait rencontrés. Et de signer : « Votre très dévoué, très
respectueux et très reconnaissant Carl Burckhardt7 ». Plus
tard, alors que les preuves d’atrocités se multipliaient, le
comité de vingt-trois membres – tous des familles les plus
anciennes et les plus riches de Genève, philanthropes et
pour la plupart protestantes – optèrent pour une « diplomatie
tranquille » qui prit la forme de lettres de remerciements à
Ernst Grawitz8.
Cette politique d’abstention demeura en vigueur tout au
long des gazages du programme d’euthanasie, de la
persécution croissante des Juifs, de la rafle des asociaux, des
Tziganes et des homosexuels et au moment de l’ouverture
d’un camp de concentration pour femmes.
Après le début de la guerre, le CICR s’en tint à une vision
légale étroite : aider les civils détenus dans les camps de
concentration – ou les camps de la mort – n’entrait pas dans
son mandat, qui était d’assister les prisonniers de guerre en
uniforme. Pas question, donc, de colis de la Croix-Rouge
pour les détenus des camps de concentration. De même, il
n’y eut guère d’efforts d’inspection. Et Berlin rejeta sans
appel les démarches en ce sens.
Ce qui relevait sans conteste du mandat du CICR, en
revanche, et avait été consacré dans les réunions successives
du mouvement de la Croix-Rouge, c’était le devoir de
« protester contre les horreurs de la guerre » et de faire tout
ce qui était en son pouvoir pour « atténuer les aspects
meurtriers ». Autrement dit, même s’il se sentait incapable
d’agir, le Comité était habilité à s’exprimer, voire mandaté
pour le faire. À cet égard, il avait de l’aveu général échoué,
et son échec était d’autant plus choquant au regard de tout
ce que l’on savait alors. En tant que principal organisme
humanitaire au monde, avec des contacts sur le terrain et
dans toutes les capitales, le CICR avait reçu plus
d’informations sur la catastrophe en cours qu’aucune autre
organisation.
Les preuves les plus effarantes avaient commencé
d’affluer au siège du CICR depuis janvier 1942 et la
conférence du Wannsee, qui avait donné le signal de la
« Solution finale ». Des rapports du Congrès juif mondial,
de la Résistance polonaise et d’autres mouvements de
Résistance, de diplomates, de fugitifs, des Églises, de la
presse et de sociétés nationales de la Croix-Rouge, se
dégageait un tableau saisissant du génocide. Les tout
derniers éléments, venus en particulier de Pologne, étaient
tellement accablants que les dirigeants alliés – jusque-là
sceptiques sur les « allégations » juives – avaient décidé de
publier un communiqué commun affirmant qu’il n’était plus
permis de douter que Hitler avait engagé l’extermination
des Juifs d’Europe : une extermination « de sang-froid » et
« bestiale9 ». Une déclaration semblable du CICR – censé
protéger, rappelons-le, les Conventions de Genève – aurait
pu conférer une autorité morale forte et indépendante à la
protestation alliée et en encourager d’autres – même en
Allemagne – à élever la voix.
En novembre 1942, lors d’une réunion de crise, le Comité
genevois eut une occasion historique de le faire10. Il y fut
question d’une motion visant à lancer un appel public sans
précédent, révélant au monde ce que l’on savait et
demandant un arrêt. Ses partisans soutenaient que les
principes les plus fondamentaux de l’humanité étaient
violés. Marguerite Frick-Cramer, juriste et première femme
membre du Comité, plaida qu’il serait lâche de se taire.
Mais d’autres répétèrent les arguments qui avaient paralysé
le CICR depuis le début.
Carl Burckhardt, qui en 1936 avait écrit des lettres
flagorneuses à Hitler et était désormais le président de facto
du Comité à la suite de la maladie du président Max Huber,
affirma qu’un « travail en coulisses » et « quelques lettres
judicieuses » seraient plus efficaces que des appels publics.
Au terme d’un long débat, la proposition d’appel public fut
abandonnée. Seule Marguerite Frick-Cramer y demeura
favorable, déclarant que par son silence le Comité
« abandonnait les valeurs morales et spirituelles sur
lesquelles il était fondé ». Elle avertit que ne rien faire à ce
moment critique serait un « acte négatif » et menacerait
l’existence même du CICR.
La politique du silence n’en fut pas moins retenue : tous
ceux qui devaient en appeler à cette instance allaient bientôt
le découvrir.
Quand Wanda – visiteuse inattendue – frappa à la porte
de l’élégante villa du CICR à Wannsee, elle était résolue à
leur faire entendre ce qu’elle avait à dire, et elle avait le
sentiment que, lorsqu’ils sauraient, ils agiraient pour arrêter
l’horreur. On l’invita à prendre un siège et à patienter ; puis
elle gravit un grand escalier et fut introduite dans une vaste
pièce :
Ils étaient tous assis en cercle : des hommes en costume sombre, tous
me regardaient fixement. J’ai dit que j’étais norvégienne et que j’avais été
en contact avec les détenus des camps de concentration. Je remarquai
qu’ils étaient tous très jeunes. Ils ont paru écouter attentivement. Quand
j’eus fini de parler, ils ont gardé le silence une minute ou deux.

Le silence signifiait probablement que les hommes en


costume ne savaient que dire. Même le plus âgé de tous, le
délégué Roland Marti, n’avait pu avoir accès à un seul camp
de concentration, encore moins apporter des vivres comme
l’avait fait cette jeune femme. Et ils n’avaient jamais
entendu parler de certains endroits que Wanda mentionna.
Elle avait même découvert en Alsace le camp de
Natzweiler, dont l’existence même était si secrète qu’il ne
figurait pas dans les documents nazis. Elle l’avait découvert
par des détenus de Sachsenhausen. Natzweiler relevait de la
catégorie « NN » – Nacht und Nebel, « Nuit et
Brouillard » – ce qui voulait dire que tous les détenus qui y
étaient internés étaient destinés à disparaître11.
Puis Roland Marti a pris la parole. « Il m’a dit qu’ils
étaient au courant des problèmes des camps et étaient en
contact avec le représentant norvégien à Genève. Ils se sont
dit intéressés par les informations que je possédais, mais
qu’ils ne pouvaient les publier et n’ont pas voulu savoir
comment je les avais obtenues. »

Si poignant que fût l’appel de Wanda Hjort aux hommes


de la Croix-Rouge, un appel encore plus saisissant, lui aussi
d’une jeune femme, était parvenu aux bureaux genevois de
la Croix-Rouge au cours de ce même été. Cet appel avait été
rédigé dans le camp même de Ravensbrück et acheminé en
secret.
Cela faisait maintenant huit mois que Krysia Czyż et les
autres lapins avaient lancé leur propre campagne pour faire
connaître au monde les crimes de Ravensbrück, et leurs
méthodes étaient devenues depuis de plus en plus élaborées.
Les lapins savaient que l’information parvenait à leurs
familles de Lublin parce qu’elles recevaient les signaux
secrets de confirmation : fil bleu, éraflure sur une conserve.
En revanche, elles ne pouvaient jamais être sûres qu’il avait
été possible de faire suivre l’information, comme elles
l’espéraient, à ceux qui, à Londres ou à Genève, étaient en
position de sonner l’alarme.
Longtemps encore après la guerre, il demeura difficile
d’établir dans quelle mesure les informations sur les camps
de concentration transmises à Londres par la Résistance
polonaise étaient parvenues à destination. Quand les
communistes prirent le pouvoir en Pologne en 1945, une
bonne partie des matériaux de la Résistance furent détruits,
tandis que des milliers de résistants polonais étaient raflés et
arrêtés.
Néanmoins beaucoup de messages secrets du temps de
guerre furent sauvés grâce à la décision de préserver les
dossiers de la Résistance polonaise à Londres ; aujourd’hui
encore, ils sont conservés au Polish Underground
Movement Study Trust, installé dans une maison mitoyenne
d’Ealing, dans la banlieue de Londres. Parmi les
innombrables documents se trouve un dossier contenant des
messages codés envoyés à Londres via la Suède. Dans ce
dossier figure un message daté de juillet 1943 détaillant les
expériences médicales de Ravensbrück.
Le document le plus important qui ait survécu est un
télégramme codé, un résumé sec, en sept lignes, des longues
lettres de Krysia. La mère de Krysia, commandante de
l’Armée intérieure polonaise (AK), avait manifestement
transmis les informations des lettres de sa fille à l’Armée
intérieure de Varsovie. De là, elles étaient passées à une
cellule polonaise en Suède, où un agent polonais – Lawina,
de son nom de code – tapa un message pour Londres. D’où
ce télégramme : « Dans le camp de concentration pour
femmes de Ravensbrück, de juillet 1942 à juillet 1943, les
médecins allemands, sous la direction du professeur
Gebhardt, ont accompli de force des expériences sur les
Polonaises, à savoir des opérations chirurgicales sur les
jambes, les muscles et les os, mais aussi en inoculant la
tuberculose, le tétanos et la gangrène gazeuse12. » Le
message fait état de 77 victimes, dont 5 étaient déjà mortes.
Cette mince feuille de papier jauni témoigne du courage
des étudiantes de Lublin, dont les lettres passées en fraude
révélèrent au monde une des atrocités médicales nazies les
plus choquantes de la guerre, et la fit connaître quelques
semaines seulement après les événements. Ce télégramme –
qui n’était probablement pas le premier sur les lapins –
nomme même le nazi responsable des atrocités : Karl
Gebhardt.
La correspondance qui s’y rapporte montre cependant
comment « le monde » qu’elles avaient espéré pousser à
agir choisit plutôt de les ignorer. Horrifiés par les pratiques
« atroces » et « impensables » de Ravensbrück, les officiels
polonais de Londres écrivirent aussitôt au CICR, à Genève,
ainsi qu’au Vatican, les appelant à « intervenir contre ce
massacre ». Les expériences allaient « non seulement contre
la morale chrétienne, mais aussi contre l’éthique médicale,
qui n’autorise que l’utilisation d’animaux à des fins
expérimentales ». De plus, les expériences violaient la
convention de La Haye de 1907.
La correspondance polonaise présente ensuite la réaction
de Genève :
S’agissant des expériences au camp de concentration de Ravensbrück,
où sont détenues plusieurs centaines de Polonaises, le ministère des
Affaires étrangères a pris des mesures pour amener la Croix-Rouge
internationale à étudier la possibilité d’une intervention, mais n’a pas reçu
de suite positive. Le CICR a expliqué que les autorités allemandes ne
permettent pas à leur représentant de visiter ce type de camp, et
soulignent que ces camps ne sont pas soumis aux règles de la convention
de Genève de 192913.

Sous ce prétexte, Genève refusa non seulement


d’intervenir auprès des Allemands, mais aussi de faire
connaître ce qu’elle savait, ou même d’en référer aux
gouvernements alliés ou à la nouvelle War Crimes
Commission qui s’employait à réunir des preuves à New
York.
La réaction de la Croix-Rouge est doublement choquante
puisqu’elle était au courant des atrocités, mais savait aussi
le nom de leur auteur, Karl Gebhardt, connu pour être un
proche d’Ernst Grawitz, président de la Croix-Rouge
allemande et personnalité médicale la plus puissante du
Troisième Reich. Le Comité avait bien dû le comprendre :
Grawitz, leur principal interlocuteur à Berlin, et l’homme
qui leur refusa l’entrée dans les camps de concentration était
le même qui avait autorisé les atrocités médicales décrites
par les télégrammes polonais.

Quelques semaines après que les révélations de Krysia


furent parvenues à Genève, Grawitz autorisa de nouvelles
expériences. Au début de l’été 1943, les Polonaises de
Ravensbrück avaient eu des raisons d’espérer qu’elles
appartenaient au passé, mais personne ne pouvait en être
sûr. Quand les lapins furent subitement rappelés et qu’on
leur dit de se présenter pour travailler dans un camp
satellite, tout le monde flaira le piège. Des amies du
Schreibstube les avaient prévenues, et les femmes refusèrent
d’obtempérer.
Dorothea Binz se rendit personnellement au block et
ordonna aux femmes de sortir. Nouveau refus. Chacune
s’exprima à tour de rôle : elles savaient, dirent-elles,
qu’elles seraient soumises à de nouvelles expériences, et
elles refusaient de quitter le block, même si on devait les
exécuter.
D’après Dziuba Sokulska, l’avocate de Lublin qui avait
mené la précédente protestation et qui figurait sur la liste
des dix, Binz leur « donna sa parole d’honneur » que les
femmes étaient simplement inscrites pour un transport de
main-d’œuvre et qu’elles devaient se rendre à son bureau
pour obtenir des précisions. « Nous avons décidé d’y aller,
mais en convenant de courir si nous percevions une menace
de nous emmener de force », dit plus tard Dziuba.
Alors qu’elles se trouvaient devant le bureau de Binz,
près du Revier, des amies polonaises les avertirent que des
SS et des gardes avec des chiens étaient en route. « Nous
entendions les motos qui approchaient et les chiens qui
aboyaient de l’autre côté du mur. Nous nous sommes mises
à courir dans le camp comme des animaux traqués pour
montrer à toutes les détenues ce qui se passait. Quand nous
avons regagné notre block, nous nous sommes cachées
parmi les autres14. »
Binz fit alors venir des renforts. Outre des officiers SS,
elle avait avec elle un groupe de détenues policières, qui
traînèrent les dix femmes au bureau, « nous mordant et nous
frappant pour nous traîner jusqu’au bunker ». La brutalité
même de ces codétenues, officiant comme « police » rendit
pire encore le nouvel assaut contre les lapins, déjà horrifiant
en soi. De toutes les femmes faisant le travail des SS, ce
nouveau groupe était naturellement le plus méprisé. Une
fois les dix lapins traînés et enfermés dans les cellules du
bunker, la « police » barricada les prisonnières dans le
Block 15, dont les fenêtres furent calfeutrées, sans vivres ni
électricité. Qui voulait se dissocier des dix pourrait sortir de
ce block étouffant, promit Binz, mais personne ne le fit.
Même les Blockovas et Stubovas tchèques leur apportèrent
leur soutien. Quatre jours durant, le block resta fermé,
encerclé par la police des détenues. « Elles assumaient leurs
fonctions avec zèle pour “une écuelle de lentilles de
Judas15 », dit Stanisława Młodkowska, une des femmes
enfermées.
Dans le bunker, un des dix lapins menacés, Bogna
Bąbińska, pensa à se suicider pour protester contre les
expériences médicales ; Dziuba consentit, mais les autres
s’y opposèrent et elles laissèrent tomber. Au bout de vingt-
quatre heures, les cinq premières du bunker furent conduites
dans une autre cellule et questionnées l’une après l’autre par
un médecin SS, qu’elles ne reconnurent pas. Dans une
étrange mascarade, compte tenu des atrocités antérieures, le
médecin demanda aux femmes si elles accepteraient une
« petite opération ». Toutes refusèrent, disant qu’elles
avaient déjà été opérées. Le SS leur dit que ce n’était pas
vrai. Elles montrèrent leurs cicatrices, mais il persista à nier,
affirmant qu’elles ne venaient pas d’opérations.
Cinq autres officiers et médecins SS s’emparèrent des
Polonaises qui hurlaient et envoyaient des coups de pied
dans tous les sens ; ils les maîtrisèrent avant de les
bâillonner et de leur verser de l’éther sur la figure jusqu’à ce
qu’elles perdent connaissance. Le lendemain, à leur réveil,
allongées dans leurs cellules, elles trouvèrent leurs jambes
sales et noires de poussière et de crasse, de nouveau
charcutées. Toutes furent conduites au Revier et enfermées
dans un service. Helena Piasecka fut tout particulièrement
mutilée ; un liquide avait été injecté dans sa moelle osseuse
et on aurait dit que sa jambe s’émiettait. Quelques semaines
plus tard, quand elle essaya de marcher, son tibia se cassa
net16.

L’hiver approchait. Une fois encore, la tuerie s’accéléra.


Si, en début d’année, ordre avait été donné de ne tuer que
les « folles », de nouvelles directives l’avaient éclipsé : il ne
fallait plus nourrir de bouches inutiles, surtout celles qui ne
passeraient pas l’hiver. À Ravensbrück, la vague de tuerie
commença par le Revier, où les injections létales devinrent à
nouveau courantes, sur ordre de Treite, ainsi que Sylvia
Salvesen l’observa quand son amie Emma Brundson,
infirmière de la Croix-Rouge norvégienne, y fut conduite
malade. Elle souffrait d’une cirrhose du foie ; Treite lui
avait d’abord témoigné de la compassion, tentant une
opération pour la sauver.
Espérant toujours que son amie vivrait, Sylvia fut un jour
appelée au Stübchen où elle trouva Emma « recroquevillée
dans le lit comme si quelqu’un l’avait frappée
brutalement ». Elle était « morte mais encore chaude17 ».
Retroussant la manche de la veste de son amie, Sylvia
découvrit une injection profonde, avec du sang et du mucus
qui s’en écoulaient. Une détenue infirmière lui dit avoir vu
un membre du personnel soignant du camp quitter le
Stübchen avec une seringue hypodermique.
Treite fit venir Sylvia. « Emma est morte, Salvesen, dit-il.
C’est mieux ainsi, n’est-ce pas ? » Sylvia avait compté
douze femmes assassinées par injection au Stübchen ce jour-
là. « Emma était la treizième18. »
À la fin de l’année, le taux de mortalité augmentait non
seulement au Revier mais dans tout le camp19. Une femme
de la carrière de sable, incapable de travailler, fut abattue
sur place. La tuberculose était endémique ; à l’atelier de
couture, beaucoup en étaient affligées, mais elle s’étendait
particulièrement vite au camp de Siemens. Selon les
détenues, les cinq civières entreposées chez Siemens et
utilisées pour transporter les malades de l’usine au camp
principal ne suffisaient pas20. Wilhelm Mertinkat, nouveau
chef d’atelier civil, fut choqué par l’état de santé « piteux »
et « lamentable » des femmes : « Siemens aurait pu
intervenir auprès de la direction du camp pour obtenir une
meilleure alimentation et des baraques décentes pour les
prisonnières. […] Ces beaux messieurs de Siemens ne se
préoccupaient pas du nombre de décès21. »
Rita Sprengel, secrétaire à la salle du Spulerei, se
souvient : « De nombreuses détenues devaient être
“soustraites” des effectifs comme incurables (surtout les
tuberculeuses). De nombreuses détenues mouraient avant
même d’avoir été soustraites22. » En vertu du contrat passé
par Siemens, chaque femme rayée des listes devait être
remplacée par une ouvrière en bonne santé, mais la main-
d’œuvre était rare, et le surpeuplement était tel que, même
quand arrivaient de nouveaux transports de femmes en
bonne santé, on ne trouvait nulle part où les installer.
Depuis septembre 1943, il y avait même de nouveau des
Juives. Certaines étaient de « race mixte », envoyées
d’Auschwitz pour travailler. D’autres étaient des Juives
« protégées » : celles des pays alliés de l’Allemagne ou de
pays neutres opposés au gazage de leurs ressortissants. Des
effectifs considérables étaient attendus de France pour le
début janvier. Le besoin d’espace devint encore plus aigu,
poussant les SS à prendre des mesures plus radicales pour
éliminer les bouches inutiles.
Treite annonça qu’on ne donnerait plus de bandages aux
femmes âgées qui avaient des plaies aux jambes, ni de
médicaments aux tuberculeuses. Les anciennes, se
souvenant des transports pour gazage du début de l’année
1942, perçurent les signaux et surent qu’il fallait très
certainement s’attendre à de nouveaux meurtres concertés
« en en laissant partir une certaine quantité par la
cheminée ».
Depuis 1942, le gazage des détenues inutiles s’était
poursuivi avec les « transports noirs » ou Himmelfahrt (« à
destination du ciel ») : de temps à autre, des camions
avaient emporté de petits groupes de « folles » et d’autres
bouches « inutiles », probablement à Auschwitz.
La Blockova du Block 10, Carmen Mory, sut dès
décembre 1943 qu’un nouveau transport noir, autrement
plus important, était en préparation, mais aussi qu’il partait
pour Auschwitz. Mory était souvent bien renseignée, peut-
être en tant qu’acolyte de Treite, mais plus probablement
parce qu’elle était devenue depuis peu une indic de
Ramdohr.
Les femmes des camps satellites furent à leur tour
informées du projet. Au Revier de Neubrandenburg, les
détenues étaient ouvertement sélectionnées pour la mort. En
janvier 1944 Micheline Maurel, la professeure de littérature,
y avait échappé de justesse. Après dix-huit mois à
Neubrandenburg, sa santé s’était effondrée ; elle fut admise
au petit Revier du camp satellite, souffrant d’une forte fièvre
et de plaies qui suppuraient. Elle fut heureuse de quitter la
neige et se fit bientôt des amies à l’intérieur de la petite
infirmerie.
Dans le lit voisin, une jeune Polonaise, Irenka, se
remettait de la typhoïde qui l’avait paralysée d’une jambe. Il
y avait aussi un groupe de jeunes Russes, qui erraient d’un
châlit à l’autre, échangeant des recettes, puis secouées par
des spasmes de toux et crachant le sang dans des conserves.
Une doctoresse de l’Armée rouge taquina Micheline sur la
« déformation de [ses] orteils “très caractéristique des pays
capitalistes où l’on porte toujours par élégance des souliers
trop petits23” ». Et alors même qu’elles ne comprenaient pas
le français, tout le monde écoutait les poèmes de Micheline
écrits sur des bouts de papier fournis par l’amie Blockova,
une vieille briscarde internée depuis si longtemps qu’elle
portait un matricule dans les 3 000.
Vers la mi-janvier, Micheline vit la gardienne en chef de
Neubrandenburg entrer dans le Revier, suivie de la
doctoresse et de la Blockova. « Le doigt pointé, [elle]
désignait déjà les châlits des Russes : “Celle-ci… celle-ci…
celle-ci… celle-ci aussi… celle-là.” Son regard s’arrêta sur
moi, elle vit mes bras couverts de plaies […] ; avec dégoût
[…] elle se détourna et son doigt aigu désigna là-bas au
fond le châlit d’Irenka : “Et celle-là…” Et elle sortit à
grands pas24. »
La Blockova expliqua à celles qui avaient été choisies
qu’elles partaient pour un « camp de repos » : « On ne vous
fera plus travailler. » Le soir, arriva un camion bâché : « On
y a fait monter les petites Russes, Irenka l’infirme, et
beaucoup d’autres femmes des autres salles. On a refermé
les bâches et le camion est reparti en se balançant
doucement dans la neige. » Puis la Blockova est venue
s’accouder au châlit de Micheline et s’est mise à pleurer :
« Irenka ; pauvre Irenka. » Micheline lui demanda pourquoi
elle pleurait puisque Irenka allait dans un « camp de
repos » : la Blockova la « regarda avec des yeux
désespérément tristes, et s’en alla sans répondre25 ».
Au camp principal, les SS s’efforcèrent également de
masquer ce qui allait se passer. Selon Carmen Mory, Treite
l’envoya chercher et lui dit que tout son block, celui des
tuberculeuses, allait être envoyé en convalescence dans un
foyer. C’était un mensonge, Mory le savait : un millier de
noms figuraient déjà sur la liste du transport Himmelfahrt,
dont celui de femmes aptes au travail, mais aussi de
tuberculeuses, d’épileptiques, de syphilitiques ou de
détenues souffrant d’autres maladies, pour beaucoup « tout
sauf incurables26 ».
Sachant tout cela, Carmen retourna voir Treite. « Je lui
demandai s’il était vrai que la destination du transport était
les chambres à gaz d’Auschwitz. Treite me répondit que
j’étais folle, qu’il n’y avait pas de chambre à gaz à
Auschwitz27. »
À peu près au même moment, Germaine Tillion,
l’ethnologue française, observa discrètement le Dr Treite
tandis qu’il sélectionnait personnellement un enfant pour la
mort28. Germaine était couchée dans la salle des malades
contagieuses, se remettant encore de la diphtérie, quand vint
Treite, à son grand étonnement. Les SS entraient rarement là
par crainte de la contagion, mais Treite ne montra aucune
peur et se dirigea vers la couchette où se trouvait un enfant
juif de deux ans. Le garçon – un Danois, probablement
séparé de ses parents – était arrivé dans un transport récent ;
une des aides de Zdenka s’en était occupé. Treite prit
l’enfant délicatement pour l’examiner. Ne pensant pas être
vu, il ausculta « avec douceur le petit Danois, auquel il avait
pensé à apporter une pomme », mais le jour suivant le
garçon était parti, et Germaine sut plus tard que Treite avait
inscrit son nom, ce même jour, sur la liste des partants pour
Auschwitz.
Dans le camp principal, on sut très vite qu’un transport
était en préparation pour Auschwitz. Quand on apprit que
toutes les détentrices de cartes roses, quel que fût leur âge,
allaient être sélectionnées, un vent de panique se leva.
Celles qui avaient demandé des cartes roses cherchèrent à
les restituer.
Les lapins étaient si sûrs de la destination du transport
qu’elles décidèrent de nouveau d’en informer le monde.
Cette fois, elles firent passer leurs révélations avant même
que les crimes dénoncés n’eussent été commis. Le
28 janvier, dans une lettre aux siens, Krysia annonça : « Des
transports de malades se préparent, très probablement à
destination des chambres à gaz29. » Une fois encore, elle
demanda que l’on fît suivre l’information dans l’espoir
qu’elle serait diffusée à la radio.
« La liste a déjà été dressée, écrivit-elle. Elle compte un
millier de noms. » Elle indiqua même les catégories qui
devaient être tuées, dont les Témoins de Jéhovah, les
enfants juifs, les femmes atteintes de maladies vénériennes,
ainsi qu’un grand nombre de travailleuses épuisées. Les
listes comptaient des femmes de toutes nationalités :
Françaises, Russes et Polonaises. « Il est impossible de faire
retirer quiconque de la liste, » ajoutait Krysia, même si
beaucoup essayaient.
Dans les derniers jours, chaque nationalité tenta de sauver
les siens. Sylvia Salvesen implora la secrétaire de Treite de
rayer de la liste les noms de Norvégiennes ou de coller
dessus un papier blanc, et d’y indiquer d’autres noms, mais
la secrétaire ne voulut rien entendre et lui dit de s’adresser
plutôt à Treite.
Je suis allée voir Treite et l’ai imploré de les épargner. Il m’a envoyée
promener, affirmant qu’il n’avait rien à voir avec ça, que c’était
l’Oberschwester qui décidait. Je suis allée la voir et elle m’a demandé
quel travail elles faisaient. J’ai dit qu’elles tricotaient. « Toutes les
tricoteuses partent, quoi qu’il advienne », m’a-t-elle répondue en me
demandant de m’en aller. À compter de cet instant, plus personne n’a
voulu tricoter30.

Les communistes allemandes se liguèrent avec les


Autrichiennes et les Tchèques et avertirent les Blockovas
membres du Parti de ce qui allait se passer. Elles réussirent
à retirer des listes cinquante cartes roses communistes. « Il
fallut prendre des décisions difficiles : qui sauver et qui
laisser partir », se souvient l’une des Allemandes, Hildegard
Boy-Brandt31. Quand les Allemandes du Revier
demandèrent à Treite de retirer des noms, il répondit que
800 devaient partir, quoi qu’il advienne, et leur suggéra
d’essayer de les remplacer par des « éléments asociaux ».
« Une terrible responsabilité », conclut Hildegard.
Elles venaient avec les noms de femmes plus âgées, de folles ou de
droits communs, et demandaient aux médecins de les troquer. Et nous
avons fait cette opération macabre, et la seule chose que nous puissions
dire à notre décharge, c’est que nous avons sauvé des êtres humains
précieux. Si nous ne l’avions fait, c’eût été une misère encore plus
grande. Reste qu’il est impossible de dire ce que nous avons ressenti. Il y
a eu beaucoup de scènes de désespoir dans les couloirs du Revier.
Beaucoup de Tziganes figuraient parmi les sélectionnées, et leurs
parentes les accompagnaient, demandaient à partir avec elles. Et nous
nous disions, bon sang, on ne peut pas laisser partir ces êtres humains en
bonne santé ! Mais elles nous imploraient de manière si déchirante : « Je
vous en prie, laissez-moi partir, laissez-moi partir avec ma fille, ma tante,
etc. » Quand le processus a pris fin, nous étions très mal.

Le temps était compté ; le transport devait partir fin


janvier. Treite et Marschall se hâtèrent de boucher les trous,
parfois en piochant tout simplement dans un transport qui
venait d’arriver. « Le Dr Treite semblait faire les sélections
à contrecœur, mais Marschall semblait en jouir », écrit
Sylvia Salvesen. Carmen Mory vit Treite et la détenue
Eugenia von Skene discuter des moyens de compléter la
liste à laquelle il manquait encore un nom parce qu’on
venait de retirer une Tchèque. « Alors Treite a dit : “Prenons
une des vieilles droits communs”, et il est allé dans la salle
des archives, a pris un dossier, a lu l’histoire médicale d’une
Allemande syphilitique et a dit : “Elle fera l’affaire.” »
La Lagerstrasse fut le théâtre de scènes terribles.
Germaine Tillion rapporte qu’un jour « une Française que
nous appelions Vercingétorix fut enlevée près de moi ». Le
lendemain, elle regardait par la fenêtre du Block 27 et vit à
la sortie du Block 28 une femme qui se débattait avec les
gardes. « Elle se tordait les bras au-dessus de la tête comme
les pleureuses des vases grecs. » L’amie de Germaine, Anise
Girard, vit une toute jeune Russe traînée par les policières
du camp, « littéralement tordue de désespoir32 ». Ses amies
virent une autre Russe, Marina Smelianskaïa, courir vers le
baraquement de l’Armée rouge en hurlant qu’elle avait été
sélectionnée pour le transport noir. Olga Golovina raconte
avoir tiré Marina dans le block et lui avoir teint les cheveux
avec du jus de carotte « pour qu’elle ait moins l’air d’une
Juive. Puis nous l’avons cachée sous les combles du block.
La nuit elle descendait et dormait entre moi et Katzia
Goreva. Peu avant l’aube, elle regagnait les combles33 ».
Au Revier, les médecins de l’Armée rouge apprirent que
pas moins de dix noms soviétiques avaient été inscrits sur
les listes à la dernière minute, dont celui de Zoïa Savelieva.
Ce fut alors au tour de Zoïa d’entrer au block en hurlant.
Quand Evguenia Klemm sut que d’autres femmes de
l’Armée rouge étaient sur la liste, elle se décida à agir. Elle
rassembla les femmes du block soviétique, et la protestation
contre les sélections commença.
« Nous avons commencé par nous mettre en rangs dans le
block et nous sommes dirigées vers l’entrée du camp. Nous
portions nos malades avec nous et y sommes allées
ensemble, raconte Olga Golovina. Et nous avons crié :
“Nous ne voulons pas que nos malades soient
transportées.” » Selon certaines, les femmes de l’Armée
rouge furent refoulées vers leur block, où elles se
barricadèrent : « Nous étions toutes là, nous serrant les
coudes, refusant de répondre à l’appel de nos matricules »,
rapporte Leonida Boyko. Des SS en armes et des gardiennes
réussirent à enfoncer la porte. « Ils nous ont frappées et
giflées », poursuit Leonida :
Ils sont finalement parvenus à tirer les femmes « nommées » alors que
nous nous sommes mises à réclamer le chef du camp. Il a fini par venir et
a demandé « Qui parle allemand ? ». « Moi, a répondu Klemm. Vous ne
pouvez nous traiter ainsi. Nous sommes prisonnières de guerre. Il existe
des conventions reconnues sur la conduite à tenir envers les prisonniers
de guerre. Aucune loi au monde ne vous permet de tuer et de brûler vifs
des êtres humains faibles et malades. Nous protestons contre ce “transport
noir”34. »

Fritz Suhren a paru déconcerté, puis a ordonné aux


femmes de sortir des baraquements « avant que je ne vous
abatte comme des chiennes ». Les femmes sont sorties mais
ont appelé à trois jours de grève de la faim pour continuer
leur protestation. La plupart de celles qui étaient sur la liste
en furent retirées, mais Zoïa Savelieva est restée cachée en
haut d’un châlit.
La protestation soviétique ne put arrêter le transport, mais
elle contribua certainement à le retarder : le départ fut
ajourné de huit jours. Il est aussi possible que la destination
en ait été changée des suites de ce mouvement, parce que
les SS se mirent alors à dire aux détenues que le transport
allait à Lublin, non pas à Auschwitz. « Je vous donne ma
parole d’honneur d’officier que le transport va à Lublin »,
assura Treite à Carmen Mory. À Lublin, les femmes
devaient être « soignées par la Croix-Rouge polonaise35 ».
Sur la Lagerstrasse, une Allemande prit à partie Suhren :
elle avait déjà perdu six de ses fils au front, « et maintenant
vous allez me gazer ». Suhren lui donna sa « parole
d’honneur » que les femmes qui partaient allaient
simplement dans un endroit meilleur, à Lublin, pour être
remplacées par des ouvrières plus jeunes. « Vous pourrez
même écrire à vos familles et leur dire où vous allez »,
assura-t-il. Ce que ni Treite ni Suhren ne dirent, c’est que ce
« meilleur endroit » était le camp de Majdanek, à la
périphérie de Lublin, qui en janvier 1944 était encore un
camp d’extermination.
Le 3 février 1944, les quelque neuf cents sélectionnées
furent finalement rassemblées sur la Lagerplatz. La plupart
ne se doutaient pas qu’elles avaient été choisies pour le
transport noir, et ne savaient pourquoi. Ce matin-là, Yvonne
Le Tac, institutrice originaire de Bretagne, travaillait à
remplir les paillasses quand on vint la chercher pour la
conduire à la gare avec les autres. Yvonne ne sut jamais
pourquoi : probablement à cause de ses cheveux gris – elle
avait soixante-deux ans36. Celles qui ne pouvaient marcher
furent portées sur des brancards. Rita Sprengel rapporte que
plusieurs femmes de Siemens furent « envoyées à Lublin
avec le transport des malades37 ».
Certaines s’évanouirent sur la route. Deux détenues
aidèrent à les charger ; à leur retour, elles dirent que les
femmes furent entassées jusqu’à soixante dans des wagons à
bestiaux, sans vivres ni seaux ni aucune espèce de toilettes.
Les wagons furent scellés et s’éloignèrent dans la neige en
direction de Majdanek.
Une semaine plus tard, Krysia posta à sa famille, à
Lublin, son rapport sur le transport. De son récit, il ressort
que les détenues du camp n’étaient toujours pas certaines
que la vraie destination fût Lublin, et il ne semble pas non
plus que Krysia ait su alors pour Majdanek.
Le 3 février 1944, un transport international de 945 femmes – âgées,
malades et généralement incapables de travailler – est parti prétendument
pour Lublin (à vérifier). Il y avait 110 Polonaises (beaucoup de noms que
nous ne connaissions pas). Ils y ont ajouté des Russes de l’Armée rouge,
certaines invalides de guerre. Les femmes de l’Armée rouge ont essayé de
protester, mais on a menacé de les décimer. Certaines étaient malades,
mais beaucoup en bonne santé. Beaucoup étaient tuberculeuses, mais
elles pouvaient guérir. Nous avons réussi à en faire rayer certaines des
listes. Nous savons que 40 se sont évanouies sur le chemin de la gare38.

Krysia nomme une des Polonaises de ce transport :


Kiryłło Rozalia (no 7 702), qui avait demandé avant de
partir qu’on prévienne sa famille à Lublin. Krysia donne son
adresse et ajoute : « Elle était malade, mais pas incurable. »
Dans les semaines qui suivirent, Ravensbrück eut des
échos du sort des femmes parties. Deux gardiennes qui
avaient voyagé avec les détenues revinrent peu de temps
après et rapportèrent que le voyage avait pris au moins trois
jours et que le train avait dû s’arrêter à plusieurs reprises à
cause de la neige. Quand on avait ouvert les wagons à
Majdanek, beaucoup étaient déjà mortes, certaines gelées et
collées au plancher. Nul ne savait combien étaient mortes au
cours du voyage, ni ce qu’il était advenu des survivantes.
D’autres nouvelles parvinrent plus tard, parfois de
survivantes du transport renvoyées à Ravensbrück39. L’une
d’elles apprit à une détenue ce qui était arrivé à sa mère :
Pour ma mère et les autres femmes, le pire fut le voyage. Tout au long
du trajet, la neige avait soufflé dans les voitures. Quand les trains
s’arrêtèrent, les femmes durent marcher dans la neige épaisse. Il n’y avait
rien à manger. Après une marche longue et épouvantable, elles arrivèrent
à Lublin. Ma mère était à la dernière extrémité. Ils l’ont tuée par une
injection.

D’autres sources encore affirmèrent que, après quelques


semaines à Majdanek, les survivantes du voyage en train
furent envoyées à Auschwitz, où la plupart disparurent, sans
doute gazées. Un petit nombre, jugées encore assez en
forme pour travailler, survécurent et travaillèrent à
Auschwitz ; et une ou deux furent carrément renvoyées à
Ravensbrück. Ces femmes purent confirmer que la plupart
de leurs camarades acheminées à Majdanek avaient bel et
bien été gazées à Auschwitz.
À cette même époque, arrivèrent des nouvelles d’une
autre sorte sur le transport de Majdanek. Des détenues
venaient chaque semaine de Pologne, dont des résistantes.
Ces femmes racontèrent à leurs amies du camp qu’elles
avaient entendu sur une radio anglaise une émission parlant
d’un transport de femmes de Ravensbrück envoyées par
train pour être gazées. L’émission avait été diffusée par une
radio clandestine : SWIT – Radio Aube.
La nouvelle de cette émission fit frémir tout le camp,
notamment les auteurs de la lettre secrète. Dans les lettres
aux siens, Krysia Czyż avait imploré que ses informations
sur « ces actes criminels » fussent diffusées sur les ondes
d’une radio anglaise : elle avait maintenant la première
preuve que c’était chose faite. Les renseignements
allemands surveillant ces radios, certaines Polonaises
pensaient que l’émission de SWIT avait pu inciter les SS à
différer le transport, puis au changement de destination de
Majdanek vers Auschwitz, afin d’égarer le monde extérieur.
La date précise de l’émission demeure inconnue, et la
transcription n’a pas été retrouvée. Toutefois, un petit
nombre de transcriptions de SWIT, classées « secrètes »
après la guerre, ont été dernièrement retrouvées dans les
archives britanniques. Parmi celles-ci, il en est d’autres
concernant Ravensbrück, dont une diffusée deux mois après
le transport de Majdanek. Le matériau sur Ravensbrück
repose comme d’habitude sur des informations passées en
fraude par les lapins et fut diffusé par le studio de SWIT au
village de Milton Bryan, dans le Buckinghamshire, à
destination des cellules de la Résistance polonaise.
Le 3 mai 1944 à 19 h 10, SWIT diffusa dix informations.
La no 3 avait pour titre « Télégramme de Roosevelt : “Dans
son télégramme au président de la République polonaise,
Roosevelt a déclaré que le combat déterminé des Polonais
contre l’envahisseur était une source d’inspiration pour
toutes les Nations combattant pour un monde meilleur.” »
D’autres informations concernaient la neutralité de
l’Espagne et de nouveaux échos de la « destruction par les
Allemands de la culture polonaise ». La no 8 avait pour titre
« Vivisection à Ravensbrück » :
Au camp de concentration pour femmes de Ravensbrück, les
Allemands commettent de nouveaux crimes. Les femmes de ce camp sont
soumises à des expériences de vivisection et sont opérées comme des
lapins. Les autorités ont dressé des listes de toutes les femmes qui
devaient subir de telles opérations. On redoute que ces archives soient
conservées afin d’assassiner ces femmes de manière à effacer toute trace
de leurs crimes. Ces peurs sont étayées par le fait que le camp est entouré
À
de tranchées et de mitrailleuses montées. À l’heure actuelle, le camp de
Ravensbrück compte près de 3 000 Polonaises.

Suit un « Avertissement aux criminels » :


Tous les Allemands – officiers SS et médecins de l’administration du
camp – sont responsables du sort des femmes dans le camp de
concentration de Ravensbrück. La principale responsabilité incombe donc
au commandant du camp, l’Hauptsturmführer Suhren ; son bras droit,
l’Obersturmführer Bräuning ; le Kriminalassistent Ramdbehr [sic] et la
gardienne-chef Binz. Nous les avertissons solennellement que si des
meurtres de masse sont commis, ou si les expériences de vivisection se
poursuivent, ils seront tenus responsables – eux et leurs familles. Nous
avons établi leur identité et rassemblons des éléments sur leurs familles.
Puissent-ils se souvenir que leurs jours sont comptés. Nous les
retrouverons même s’ils devaient se cacher sous la terre. Aucun des
assassins à gages de Ravensbrück n’échappera à la justice. Notre
vengeance sera telle que les générations futures s’en souviendront. Ces
crimes seront vengés au fer rouge40.
QUATRIÈME PARTIE
21
Les « 27 000 »
Le 1er février 1944, une foule de femmes était rassemblée
sur le quai d’une gare de la banlieue parisienne, attendant le
train. Il faisait froid mais les femmes étaient vêtues de
manteaux de laine ou de costumes de ski ; quelques-unes
portaient même des fourrures.
Denise Dufournier, jeune juriste parisienne, emportait
une couverture roulée provenant de sa cellule de prison,
ficelée avec des cordes nattées. Ses amies Suzanne
Hugounencq et Christiane de Cuverville portaient des sacs
en toile de paillasse déchirée. Quelques-unes avaient rempli
leur bagage de pyjamas à dentelles, de poudriers et d’eau de
Cologne, passés en fraude par leur famille dans les cellules
parisiennes. Denise et ses amies avaient empaqueté des
saucissons, du fromage et du pain pour le voyage1. Les trois
étaient devenues amies durant leurs mois d’incarcération à
Fresnes. Elles attendaient désormais sur le quai, se
demandant quand elles pourraient retourner chez elles.
On prévoyait le débarquement des Alliés en mai au plus
tard, elles seraient donc certainement de retour pour le
14 juillet, dit Christiane. Fille de général, elle avait rejoint
un groupe de résistants à dix-sept ans sans le dire à ses
parents ; quand sa mère sut que Christiane avait été arrêtée,
elle fonça au quartier général de la Gestapo à Paris, y
déclarant : « Ma fille n’est pas une terroriste, je veux qu’elle
rentre. »
Ni elle ni aucune des autres n’eut l’occasion de dire à
leurs familles qu’elles partaient pour l’Allemagne. Denise
avait perdu ses parents toute petite, et avait vécu la première
phase de la guerre avec son frère Bernard, diplomate au
Portugal, pays resté neutre ; en 1942, elle décida soudain,
contre son avis, de rentrer en France pour rejoindre la
Résistance. Avec plusieurs autres femmes présentes sur le
quai, elle travailla avec la Ligne Comète, filière d’évasion
clandestine qui aidait les militaires alliés bloqués à sortir de
France, généralement en franchissant les Pyrénées. Elle fut
arrêtée dans l’été 1943.
Malgré l’inquiétude, le climat n’était pas sombre. Les
femmes étaient contentes de sortir des prisons françaises, et
le pire qu’elles attendaient en Allemagne, c’étaient les
travaux forcés – en plein air, espéraient-elles. En observant
le groupe, on aurait pu croire à une bande joyeuse partant
camper, plutôt qu’à un groupe de prisonnières à destination
d’un camp de concentration. La plupart ne savaient pour
ainsi dire rien des camps, et celles qui en savaient quelque
chose ne croyaient certainement pas y être envoyées.
Une cantatrice d’Orléans se mit à chanter une ballade
écossaise. Le « groupe de comtesses » resta soudé, même si
plusieurs reculèrent, horrifiées, en voyant une foule de
prostituées françaises sur le quai. D’après les comtesses, ces
femmes avaient été arrêtées pour avoir transmis des
maladies vénériennes à des membres de la Gestapo.
D’autres femmes arrivaient. Geneviève de Gaulle, nièce
du chef de la France libre, était là. Jeune femme élégante et
réservée, Geneviève travaillait pour un journal clandestin à
Paris quand elle fut arrêtée, sans que le Général n’en sache
rien. Des couventines à peine sorties de l’école, la plupart
guetteuses ou messagères pour la Résistance, se tenaient aux
côtés de sœurs plus âgées qui avaient parcouru à bicyclette
jusqu’à quatre-vingts kilomètres par jour pour remettre des
messages secrets. Il y avait également plusieurs membres du
réseau Prosper, dirigé depuis Londres par le SOE (Special
Operations Executive), mais infiltré par les Allemands et
décimé.
Se tenaient là un groupe d’infirmières de la Croix-Rouge,
une professeure normande, une bibliothécaire du Quartier
latin et une éminente historienne d’art aux cheveux gris,
Émilie Tillion. Elle avait été arrêtée avec sa fille
ethnologue, Germaine, déportée en Allemagne au mois
d’octobre, sans qu’Émilie n’ait idée de sa destination.
Certaines, sur le quai, avaient été averties des risques
encourus en travaillant pour la Résistance. Cicely Lefort,
agent du SOE parachutée en France une nuit de pleine lune
depuis un petit Lysander, avait été prévenue par ses chefs à
Baker Street qu’elle serait fusillée en cas d’arrestation.
Beaucoup, cependant, ne savaient pas grand-chose des
risques et plusieurs, arrêtées par hasard lors de rafles de la
Gestapo, ne savaient même pas pourquoi elles étaient là.
La locomotive entra en gare. Sur la porte des wagons, on
pouvait lire : « Hommes 40, chevaux 8 ». Soixante femmes
furent entassées dans chaque voiture. Un garde déposa une
tinette au milieu, puis il ferma les portes coulissantes de
chaque wagon, les bloquant d’une barre de fer et plombant
les serrures. Denise, Christiane et Suzanne, serrées dans un
coin du wagon, entendirent Geneviève de Gaulle et son
groupe entonner « Ce n’est qu’un au revoir, mes frères »,
puis toutes chantèrent La Marseillaise. Par les fentes, elles
aperçurent des cheminots sur les voies et leur jetèrent des
billets d’adieu. Cicely Lefort griffonna l’adresse de son
mari, médecin français en Bretagne : « Départ pour
l’Allemagne. C. »
Roulant vers la frontière allemande, le train s’arrêtait de
temps en temps, et les soldats ouvraient les portes pour
vider les baquets. Les femmes avaient soif. Dans les cahots
et les secousses du train plongé dans l’obscurité, « il fallait
sans cesse lutter avec des têtes, des bras, des jambes ».
L’odeur était nauséabonde. À la frontière, un officier
allemand muni d’une cravache leur ordonna de sortir.
Denise observa qu’il ne devait pas oser « croiser nos
regards », de peur d’y voir la « certitude de notre
victoire2 ».
À l’arrêt suivant, on distribua une soupe. Les soldats
vociféraient « Arbeit, Arbeit » en riant. Les femmes
haussèrent les épaules3. « Nous pensions encore être
envoyées en Silésie, puis nous avons tourné au nord et nous
nous sommes dit, ça ne doit pas être ça », raconte
Christiane.
Deux jours encore, et le 3 février à 2 heures du matin,
quelqu’un cria : « Nous sommes arrivées ! » Dégringolant
des wagons, hébétées, les femmes incrédules virent les
gardes et les chiens. Les Françaises évoquent cet épisode
dans une tonalité différente de celle des autres prisonnières.
Bien que choquées par la brutalité, ce dont elles se
souviennent le plus aujourd’hui, c’est leur incapacité à
croire ce qu’elles voyaient. « La réalité était si brutale et si
étrange qu’elle était à peine saisissable », dit Denise
Dufournier4. Certaines rescapées diront plus tard qu’elles
pensaient naïvement avoir été transportées là par erreur.
D’autres, qu’elles refusaient simplement de voir les choses
en face : on respirait « une saine odeur de résine, de l’air qui
laissait une saveur salée sur les lèvres5 », dit Denise.
« C’était bon de respirer l’air marin de la Baltique », ajoute
Michèle Agniel.
Les femmes racontent qu’elles étaient dans un « demi-
rêve » quand elles marchèrent péniblement vers les portes
du camp. Beaucoup trébuchaient et tombaient. « Les ballots
si soigneusement préparés mais trop hâtivement reconstitués
nous embarrassaient beaucoup », dit Denise6. Aux portes,
elles passèrent « sans transition de la nuit la plus complète à
une lumière aveuglante7 ». Certaines s’exclamèrent : « Oh !
nous sommes arrivées en camp de concentration. » D’autres
répondirent : « Non ! Vous êtes folles ? Ce n’est pas
possible. »
À l’intérieur, nous avons vu la « stupeur des visages : de
toute évidence, c’était un lieu de mort. Nous avions le
sentiment d’entrer dans un abattoir. En fait, c’était
exactement cela. Mais jamais nous n’imaginions que nous
devions y rester », dit Anise Girard. « Vous comprenez,
observe Christiane de Cuverville, nous étions des jeunes
filles bien élevées, et nous pensions que ce ne pouvait être
pour nous. C’est une erreur. On va bientôt venir nous
chercher pour nous conduire ailleurs. »
Progressant à l’intérieur du camp, elles virent d’étranges
visages faméliques, des personnages comme au Moyen Âge,
portant des cuves, et elles commencèrent alors à penser
qu’elles allaient devenir folles. « Mangez toutes vos
provisions. On prend tout8 », leur lancèrent des détenues.
Aux bains, elles furent dépouillées. Puis les jeunes
femmes durent se tenir « nues devant leur mère. C’était le
pire. Ces jours-là, l’humiliation des Françaises d’être nues
devant leur mère fut terrible ». Pendant qu’on les tondait,
les gardiennes leur prirent leur eau de Cologne. « Elles
fouillèrent notre entrejambe avec des brosses à dents »,
raconte la Belge Amanda Stassart, déportée avec sa mère.
Après la douche, elles furent conduites dans un block
temporaire pour le reste de la nuit, entassées avec
d’« étranges créatures faméliques ». Certaines furent si
effrayées par ces squelettes qu’elles crièrent aux gardiennes
d’« éloigner ces monstres » tandis que d’autres leur
donnèrent leurs restes de nourriture. Les Françaises arrivées
quelques mois plus tôt apprirent que des amies et des
parentes étaient parmi les nouvelles et tentèrent de leur
passer des messages. Germaine Tillion, internée en octobre,
apprit que sa mère, Émilie, était là.
Au point du jour, une femme apparut avec une cuve de
soupe de betterave, mais les Françaises refusèrent de croire
que c’était vraiment pour elles. « Allons, cria l’une d’elles,
on ne peut pas avaler ça ! Mangeons ce que nous avons
apporté et faisons un pique-nique. » Assises dans la neige
sur leurs sacs, elles mangèrent leurs restes de fromage et de
pain. Elles jetèrent des regards inquiets alentour, mais les
gardiennes et les policières du camp furent tellement
surprises que personne n’osa intervenir. Franzosen,
chuchotèrent en passant des détenues éberluées.
Dans leur block de quarantaine, les Françaises refusaient
toujours de croire que tout cela était bien réel, et se disaient
qu’on les sortirait de là dès que les autorités se rendraient
compte de leur erreur. En attendant, elles racontèrent des
histoires, récitèrent des poèmes et spéculèrent sur la fin de
la guerre. Et elles trouvèrent des surnoms pour les
Aufseherinnen – ou les « officerines9 », comme les
Françaises appelaient les gardiennes. « Nous vivrons si nous
ne mangeons pas cette soupe », dit Christiane à qui les
rutabagas crus donnaient déjà des crampes d’estomac. Par la
fenêtre, l’une d’elles aperçut des détenues agenouillées qui
se partageaient un bout de pain et des femmes habillées en
hommes marchant dans l’allée : la Blockova les appelait
« les Jules ».
Et si le moral était bas, l’une d’elles ne put s’empêcher de
dire : « Les filles, j’ai rêvé de chaussures cette nuit, ce qui
doit vouloir dire qu’on va bientôt rentrer. » En un éclair, la
rumeur se propagea qu’elles seraient de retour le 14 juillet.
Et toutes d’applaudir et de rire.
« Oui, on essayait toujours de rire, ajoute Christiane.
Vous comprenez, on n’arrivait pas à y croire, et ça nous
aidait de rire. Je me souviens que quand j’ai été tondue,
quelqu’un m’a dit, “Mais dis donc, hé, Christiane, ça te va
bien”, et elle a ri. Les autres groupes étaient beaucoup plus
graves. Les Polonaises, en particulier. Je me souviens du
jour où, peu après notre arrivée, la Blockova polonaise nous
a ordonné de faire le ménage parce que Himmler venait en
inspection. Mais nous, Françaises, avons refusé de bouger.
Elle était très en colère : “Himmler vient et tout le camp
tremble, et vous, mesdames, vous riez10 !” »

L’inspection de Himmler qui fit rire les Françaises ne


figure pas à l’agenda officiel11, mais une détenue allemande,
Klara Tanke, se souvient de la visite du Reichsführer dans
les premiers mois de 1944 parce qu’il ordonna sa libération
« après quatre ans, six mois et quatorze jours de camp ». Il
cherchait des femmes pour ses bureaux de Berlin, qui
avaient perdu du personnel dans les derniers
bombardements. « Il a choisi huit grandes blondes, précise-
t-elle, dont moi. »
L’inspection de Himmler coïncida très certainement avec
une nouvelle visite à Häschen, qui attendait un deuxième
enfant. Avec les pressions de la guerre, en particulier sur le
front russe, il avait grand besoin d’une pause. Selon son
masseur Felix Kersten, la santé du Reichsführer laissait à
désirer depuis janvier. Le 15 janvier 1944, après une séance,
Kersten nota que Himmler était « abattu moralement et
physiquement12 ». D’après lui, il était surtout déprimé par
des questions de reproduction – animale et végétale – qui ne
marchait pas comme il l’avait espéré.
Malgré le carnage, la population russe continuait de
croître au rythme de 3 millions par an : « Comme l’hydre du
mythe grec. Vous lui coupez la tête, sept autres la
remplacent13. » De surcroît, se plaignit Himmler, les Russes
avaient mis au point une nouvelle espèce de blé capable de
résister au froid extrême, ce qui leur permit d’assécher plus
de terres au nord et de cultiver davantage de blé pour nourrir
leurs troupes.
D’après Kersten, Himmler n’était pas seulement
préoccupé par les grandes questions stratégiques de
reproduction ; il avait aussi à l’esprit des questions plus
précises. Par exemple, trop peu d’officiers SS se mariaient
et faisaient des enfants. Le Reichsführer SS avait demandé
un rapport sur la manière de faire des garçons plutôt que des
filles. Si les femmes allemandes passaient trop de temps
dans les abris antiaériens, elles ne feraient pas d’enfants, dit-
il à Kersten.
Les propos de Himmler montrent qu’au début 1944 il
reconnaissait les limites, voire la folie, du projet nazi. Il
avait aussi commencé à admettre la possibilité de la défaite.
Il parla à Kersten de la nécessité de sonder les Britanniques
et les Américains, qui « mesureraient bientôt le danger de la
domination russe sur le continent » et rechercheraient une
paix séparée avec l’Allemagne. Il lui avait même demandé
de se rendre en Suède pour rechercher des partenaires prêts
à négocier à Washington et à Londres. Pour le récompenser,
Himmler avait donné à son fidèle masseur sa propriété des
environs de Ravensbrück, ainsi qu’une poignée de détenues
– des Témoins de Jéhovah – pour y travailler comme
esclaves.
En public, cependant, et malgré ses doutes, Himmler,
comme son maître, affichait une certitude absolue de la
victoire allemande. Dans une série de discours adressés aux
officiels du parti et à ses généraux SS à Posen, dans l’hiver
1943-1944, il glorifia les réalisations du Führer, en
particulier son succès dans « l’éradication de la peste
juive ». Dans ce domaine, Himmler prétendit qu’il avait bel
et bien réussi à arrêter la reproduction. Il expliqua même,
comme il ne l’avait encore jamais fait, pourquoi il avait été
nécessaire de prendre la « décision difficile » de tuer les
femmes et les enfants juifs aussi bien que les hommes. Il
fallait empêcher de naître une nouvelle génération de
vengeurs :
Nous en arrivons à la question : que faire des femmes et des enfants ?
Là encore, j’ai choisi une solution parfaitement claire. En d’autres termes,
je ne me sens pas le droit d’éradiquer les hommes – de les tuer, pour ainsi
dire, ou de donner l’ordre de les tuer – et de laisser grandir des enfants
qui se vengeront sur nos fils et petits-fils. Cette décision difficile
s’imposait pour faire disparaître ce Volk de la terre.

Tout en parlant de victoire, Himmler couvrait ses arrières.


Il avait commencé à réunir des otages dans ses camps
comme monnaie d’échange le jour où s’engageraient des
négociations de paix. Certains de ces otages étaient détenus
à Ravensbrück.
Au début 1944, l’abîme entre la théorie et la pratique était
aussi clair dans ce camp que partout ailleurs dans l’empire
de Himmler. Le Reichsführer avait ordonné des taux de
mortalité réduits afin de garder en vie les bons travailleurs,
mais les taux ne cessaient d’augmenter, et un nouveau four
crématoire était en construction pour faire face.
Les théories diététiques de Himmler se trouvaient à
chaque fois démenties. Il avait dernièrement donné des
directives sur la nutrition afin d’améliorer la production.
Jusqu’à 50 % des légumes ajoutés à la soupe des détenus
devaient être crus, et ajoutés peu avant la distribution ; la
quantité servie à midi devait être de un quart à un demi-litre
de soupe, non pas diluée mais sous forme de purée.
Himmler voulait aussi que les détenues aient le temps de
manger « au calme », pour leur assurer une bonne digestion.
Or, comme cela ressort clairement des corps émaciés du
camp, les tubercules crus faisaient des ravages, provoquant
gale et plaies. Quant au calme, les blocks étaient désormais
tellement encombrés qu’il n’y avait nulle part où s’asseoir.
Les ouvrières de Siemens revenant de l’usine avaient à
peine le temps de manger.
D’autres ordres de Himmler censés améliorer l’hygiène
du camp, et donc la production, s’étaient aussi révélés
futiles. Les détenues devaient avoir le temps de se laver les
cheveux pour éliminer les poux, mais c’est à peine si elles
avaient le temps de faire leur toilette. Et les habits recyclés
en provenance des chambres à gaz avaient invariablement
des poux dans les ourlets. On distribuait encore des coupons
pour inciter à bien travailler, mais la boutique du camp était
vide, et les détenues avaient protesté qu’on voulait les
acheter.
Himmler avait imaginé deux autres incitations : le tabac
gratuit et la visite au bordel. Aucune de ces mesures ne
s’appliquait à Ravensbrück : les femmes n’avaient pas droit
au tabac et c’est parmi les femmes du camp qu’étaient
recrutées les prostituées. Début 1944, il ordonna l’ouverture
de bordels dans trois autres camps pour hommes, avec des
prostituées venues une fois de plus de Ravensbrück.
Mais l’état des prostituées lui-même déclinait. Himmler
l’avait visiblement observé puisqu’il réclama des mesures
pour qu’elles présentent mieux. Dans les premiers temps, il
pouvait compter sur Ravensbrück pour fournir un flux
régulier de professionnelles aux bordels des camps, ne
serait-ce que parce que les asociales allemandes y étaient
souvent conduites directement du bordel et savaient ce
qu’on attendait d’elles. Désormais, cependant, même les
asociales allemandes qui arrivaient étaient de « piètre
qualité » – ce qui n’était guère surprenant puisqu’elles
n’étaient souvent que des sans-domicile arrêtées alors
qu’elles traînaient dans les rues des villes allemandes
bombardées. Himmler ordonna donc aux SS de « les
essayer » avant de les recruter.
Mais des problèmes autrement plus graves se profilaient.
Par exemple, à l’avenir que ferait le camp du nombre
croissant de femmes qui cessaient d’être utiles ? Le dernier
transport d’environ 900 bouches inutiles avait quitté
Ravensbrück le 3 février à destination du camp de la mort
de Majdanek, mais les forces soviétiques approchaient
maintenant de ce camp qui était sur le point de fermer.
Et qu’allait faire Ravensbrück face au nombre croissant
de femmes enceintes ? Il n’était pas facile de les repérer
avant leur arrivée, et les médecins ne pouvaient pratiquer
purement et simplement des avortements sur toutes –
d’autant que le principal avorteur, Rolf Rosenthal, était en
prison. Rosenthal avait été condamné à huit ans de prison
après avoir engrossé au moins deux fois la sage-femme
détenue Gerda Quernheim, puis l’avoir avortée. Himmler
avait examiné sa demande de clémence, et il connaissait
tous les détails scabreux.
Dans sa requête, Rosenthal essayait d’expliquer sa
relation avec Quernheim : au camp, son couple avait
traversé des difficultés, car sa femme et lui ne pouvaient
avoir d’enfants. Selon Quernheim, dont Himmler lut aussi la
déposition, ils étaient devenus intimes en se retrouvant seuls
de nuit dans la salle d’opération. Dans ces occasions, elle lui
offrait une tasse de thé, « car il me disait que sa femme ne
lui faisait jamais à dîner et ne prenait pas soin de lui ».
Rosenthal, dit-elle, avait été particulièrement gentil avec
elle le soir où elle avait appris que sa mère avait été blessée
lors d’un raid aérien.
Quand Gerda s’aperçut qu’elle était enceinte, elle n’avait
d’autre choix que d’avorter. Rosenthal s’en chargea, mais
Gerda en fut bouleversée. Brûlant de garder le fœtus, elle le
conserva dans un flacon d’alcool au Revier de Ravensbrück.
Aucune image ne symbolisait mieux l’absurdité tragique des
efforts nazis pour contrôler la reproduction, même s’il est
douteux que Himmler ait vu les choses ainsi.
Dans ce cas, Himmler estima qu’il y avait des
circonstances atténuantes et réduisit la peine de Rosenthal
de huit à six ans de prison dans les cellules de Dachau.
Quernheim fut envoyée à Auschwitz pour y travailler de
nouveau comme sage-femme après un trimestre au bunker
de Ravensbrück.
Avant de partir, Himmler aimait à inspecter le bunker ;
depuis quelques mois, il ne servait pas seulement à punir les
détenues, mais aussi à garder les otages secrets et détenues
importantes qui pouvaient lui être utiles. En mars 1944, les
Prominente comptaient la maîtresse d’un ancien président
du Conseil français, un pilote américain, une comtesse
polonaise et une danseuse de cabaret allemande.
Le pilote, dont l’appareil avait été touché, avait sauté en
parachute et atterri à proximité avant d’être conduit au
camp. Christiane Mabire, Parisienne élégante, avait été la
secrétaire particulière de Paul Reynaud, le dernier président
du Conseil avant la guerre. Et la danseuse était Isa
Vermehren, célèbre pour ses spectacles de cabaret destinés
aux troupes allemandes. Isa fut arrêtée pour injure envers le
Führer, mais elle ne fut conduite à Ravensbrück que lorsque
son frère, diplomate allemand, fit défection au profit de la
Grande-Bretagne14.
Le plus éminent des Prominente était probablement
Helmuth von Moltke, arrière-petit-neveu du héros de guerre
prussien Helmuth von Moltke. Juriste passé par Oxford, et
chef du « Cercle de Kreisau », groupe de résistants
allemands, von Moltke était de longue date une épine dans
le flanc du Führer, même si Himmler devait savoir qu’il ne
représentait pas une menace sérieuse. Il avait simplement
essayé de réveiller la conscience de l’Allemagne en faisant
campagne pour la résistance non violente et le respect des
conventions de Genève dans les camps. Il avait aussi fait
passer des informations sur les crimes de guerre nazis au
British Foreign Office, se disant prêt à faire n’importe quoi
pour aider, mais il s’était fait rembarrer : on lui demandait
des actes, non pas des mots.
Au bunker était également incarcéré un mystérieux
commandant britannique, Frank Chamier, qui refusa de
donner son nom à Isa Vermehren pour se présenter
simplement comme « Frank d’Upwey 282 », qui
correspondait en fait à son numéro de téléphone.
De tous les otages de Ravensbrück, le plus précieux pour
Himmler à cette heure était la comtesse polonaise Karolina
Lanckorońska. Historienne d’art réputée, elle enseignait à
l’Université de Lwów, en Pologne, lors de l’invasion
soviétique, en 1939. Horrifiée par le meurtre de plusieurs de
ses collègues, elle entra aussitôt dans la Résistance, d’abord
contre les Soviétiques, puis contre les Allemands, avant
d’être arrêtée et envoyée à Ravensbrück. Toutefois,
Himmler s’intéressait moins à ce qu’elle avait fait qu’à ses
connaissances. Quand elle fut arrêtée, la famille royale
italienne écrivit directement au Reichsführer SS pour
demander sa libération tout comme, dans le plus grand
secret, le chef de la Croix-Rouge internationale de Genève,
Carl Burckhardt, ami de longue date de la comtesse qui, à
en croire certains, fut l’amour de sa vie15.
Compte tenu du refus du CICR d’aider les Juifs et les
autres détenus des camps, l’appel de Burckhardt au nom
d’une amie était accablant ; après la guerre, il retira ses
lettres des dossiers de l’organisation. Certaines réponses de
Himmler n’en ont pas moins été conservées et révèlent que
Burckhardt en appela au moins trois fois au Reichsführer
pour sauver Karolina. Dans l’été 1942, il lui demanda où
Karolina était détenue ; Himmler lui promit de se
renseigner. Dans le courant de l’automne, Burckhardt
sollicita même une entrevue pour discuter de l’affaire.
L’intervention trahit son hypocrisie, puisqu’à cette même
époque il conseillait à ses collègues de la Croix-Rouge, lors
de leur réunion cruciale de novembre 1942, de garder le
silence sur les personnes internées dans les camps.
Les lettres de Burckhardt firent comprendre à Himmler à
quel point Lanckorońska était un otage précieux. Dès son
arrivée à Ravensbrück, il veilla à ce qu’elle fût traitée
exceptionnellement bien. Sa cellule était équipée des
meilleurs draps blancs et décorée de fleurs fraîches. Elle
devait être connue dans le camp sous le pseudonyme de
« Frau Lange ». Elle fut autorisée à commander des livres à
la bibliothèque des SS et à se promener autour du bunker et
dans le jardin sous sa cellule, mais aussi à bavarder avec des
détenues et des gardiennes. C’est grâce à ce privilège que
Karolina, personnage haut en couleur et controversé, put
ensuite brosser un tableau de la vie au bunker de
Ravensbrück.
Entre autres détenues, elle rencontra deux voyantes,
punies pour avoir prédit l’avenir à des clients SS. Dans une
cellule voisine, se trouvait Gerda Quernheim, qui lui fit
l’impression d’une « fille douce et bien élevée » : « Dès
qu’elle vit mes colis de vivres, elle se prit d’une vive
affection pour moi et me dit absolument tout ce qu’elle
savait. » Quernheim répondit même à ses questions sur les
avortements et admit que c’était un « sujet affreux ».
Karolina rencontra aussi deux gardiennes allemandes,
dont l’une était incarcérée pour avoir volé les habits de
détenues à l’Effektenkammer et l’autre pour lesbianisme,
lequel, dira Karolina, était « très répandu parmi les
Allemandes du camp ». La même lesbienne lui parla des
détenues spéciales de Ramdohr, enfermées sans lumière ni
vivres. Elle répéta aussi des potins sur la gardienne du
bunker Margarete Mewes, qui avait trois enfants, « chacun
d’un père différent », et sur Dorothea Binz, « le véritable
pouvoir dans le camp », mais uniquement parce qu’elle
avait une liaison avec Bräuning, l’adjoint de Suhren. On les
voyait souvent se tenir par la main quand des détenues
étaient bastonnées sur le Bock. Elle ajouta que les sous-
vêtements de soie qui séchaient à côté du bunker
appartenaient à Binz, qui les avait volés à une détenue ; elle
savait qui, mais ne voulait pas le dire. Une autre gardienne
du bunker était « bâtie comme une Valkyrie » mais était
sympathique et aida Karolina à faire passer à manger aux
détenues du cachot et aux deux voyantes.
Suhren passait très souvent et demandait à la comtesse si
elle avait besoin de quelque chose. Il proposa de lui sortir
des livres de la bibliothèque SS, mais Karolina répondit
qu’elle préférait Wordsworth et Tacite aux traités nazis, et le
commandant s’arrangea pour lui en faire venir16.
Depuis la petite plate-bande fleurie, Karolina observa la
flèche de Fürstenberg et se demanda comment sa « chère
culture allemande s’était à ce point dégradée ». Ses
réflexions étaient toujours perturbées par l’odeur de la
cheminée : des cheveux brûlés, lui dit plus tard la lesbienne
allemande.
Dans le jardin, elle discutait des classiques avec
Christiane Mabire, souvent sous le regard de Dorothea Binz,
qui paressait sur une chaise longue à proximité. Les
observations de Lanckorońska sur Binz tranchent sur celles
de presque toutes les autres détenues. Aux yeux de la
comtesse, elle ne parut pas menaçante, mais presque
solitaire, soumise envers la « Frau Lange » de Himmler.
Bavardant de choses et d’autres, elle confia à la comtesse
qu’elle était cuisinière de profession, qu’elle était du pays et
avait vingt-deux ans.
Non seulement Karolina n’avait pas peur de Binz, mais
son chien ne l’effrayait pas non plus. Il lui fit l’impression
d’un bâtard triste et décharné – rien à voir avec le
monstrueux molosse décrit par les autres détenues. Quand
elle passait, Karolina avait toujours l’impression qu’il était
affamé. Il se jetait sur elle, et flairait obstinément sa poche
dans l’espoir d’y trouver à manger. « C’est mignon de voir
comme il vous aime », lui dit Binz un jour dans un sourire.
Nous ne savons pas si Karolina eut l’occasion de voir
Himmler lors de ses visites, mais elle décrit ses « yeux
mornes qui vous regardent de derrière son pince-nez »
d’après un portrait accroché au mur du bureau, dans le
bunker. Alors qu’elle y était internée, il ordonna qu’on lui
envoie chaque jour dans sa cellule une boîte de ses tomates
préférées.

Au moment de quitter le camp, Himmler dut voir les


détenues rassemblées pour l’Appell. Sans doute remarqua-t-
il à quel point Ravensbrück s’était internationalisé
dernièrement : les lettres figurant sur les triangles des
détenues représentaient vingt-deux pays. Il dut aussi
distinguer un nombre très important d’étoiles jaunes.
Quinze mois auparavant, Himmler s’était vanté auprès de
Hitler que l’Allemagne et tous ses camps de concentration
étaient judenfrei – débarrassés des Juifs. Là encore,
cependant, la théorie et la pratique se contredisaient,
puisque au moins 400 Juives s’alignaient désormais sur
l’Appellplatz de Ravensbrück : les sang-mêlé d’Auschwitz
et les Juives « protégées » – ressortissantes de pays alliés de
l’Allemagne ou neutres – qui avaient échappé aux chambres
à gaz, du moins momentanément17. La majorité des Juives
« protégées » étaient d’origine hongroise, roumaine ou
turque, et vivaient aux Pays-Bas ou en Belgique. Les Juives
de ces pays se tenaient sur l’Appellplatz avec leurs enfants :
les « vengeurs » mêmes dont Himmler, dans son discours de
Posen, prétendaient qu’ils avaient « disparu ». L’un de ces
« vengeurs » était Stella Kugelmann, une enfant de quatre
ans aux grands yeux noirs.

Stella se souvient mal de son arrivée au camp, si ce n’est


que c’était de nuit, et que sa mère, Rosa, s’effondra à peine
descendue du train. Elle n’a aussi que des souvenirs fugitifs
de sa vie au camp. Paradoxalement, pourtant, elle est bien
renseignée sur ses quatre premières années, avant
Ravensbrück, grâce au journal de sa mère qui décrivit
presque chaque jour de sa fille de sa naissance jusqu’à la
venue de la Gestapo.
Rosa Kugelmann (née Klionski) était lituanienne, et son
mari, Louis Kugelmann, espagnol ; et tous deux étaient
juifs. Dans les années 20, Rosa et Louis habitaient tous deux
Londres, où ils se rencontrèrent. Puis ils déménagèrent à
Anvers, où Stella est née un mois avant le déclenchement de
la guerre, le 29 juillet 1939. Dix-huit mois plus tard, la
Gestapo frappait à la porte : la première chose dont Stella se
souvient. Elle se rappelle la voiture qui est arrivée, « et la
police qui nous a dit de faire nos bagages. Je me souviens
que c’était une journée très ensoleillée ».
La famille fut d’abord conduite dans un camp en
Belgique, où Rosa et Stella furent séparées de Louis, envoyé
à Buchenwald tandis qu’elles étaient transférées en train à
Ravensbrück. Stella croit se souvenir d’avoir dit dans le
train à sa mère : « Fuyons ! » Sa mère, tuberculeuse, était
déjà très malade et trop affaiblie pour prendre ce risque. Elle
caressa la longue natte noire de Stella en essayant de
sourire.
Pour Stella, c’est la vue des chiens en arrivant à
Fürstenberg qui arracha un cri perçant à Rosa. Quand les
matraques frappèrent sur le quai, elle s’effondra et fut
aussitôt emportée. Stella ne savait pas où.
Quelqu’un a dû lui prendre la main et l’emmener, pense-
t-elle, puisqu’elle s’est retrouvée ensuite dans un block. On
lui avait coupé ses nattes. Il y avait là d’autres enfants, et
beaucoup étaient très malades. Des femmes plus âgées
s’occupaient d’elle. Et Stella se rappelle que, quand la nuit
est tombée, une Française l’a peignée.
22
Chute
Raus raus, Franzosensäue ! Links, rechts, links, rechts !
crient les gardes, mais les Françaises sont incapables de
marcher en cadence. Seule Christiane, la fille du général,
suit le rythme. La plupart n’essaient même pas. Au sortir de
la quarantaine, les femmes sont conduites à leurs nouveaux
blocks au fond du camp. Links, rechts, links, rechts1. Une
retardataire est frappée. « C’est le maquis ici », dit Denise
alors qu’elles approchent du Block 27. Cette rangée de
blocks – de 27 à 31 –, certaines les appellent « les taudis ».
Avec leur peinture écaillée et les carreaux cassés, ils sont
tout au fond du camp et construits sur le sable.
À l’entrée, les femmes ont un mouvement de recul. Des
bras couverts de plaies se tendent vers la soupe du soir. En
quarantaine, les Françaises avaient commencé par refuser la
soupe. Quatre semaines plus tard, elles s’emparent de leurs
gamelles comme les autres. Suzanne se fait arracher son bol.
Elle s’en plaint à la Polonaise qui sert la soupe et qui lui
répond en français : « Alors avec quoi tu vas manger ? »
Suzanne est écartée. « Slave typique, dit Denise. Juste parce
qu’elle est là depuis quatre ans déjà, et pas nous. »
Quelqu’un attrape la voleuse, une Russe, qui répond « Nie
ponimayou, nie ponimayou ». Une Française « se jette à
bras raccourcis » sur elle en criant : « Ni-pou-ni-maille toi-
même, espèce de brute ! », mais quelqu’un lui explique que
Nie ponimayou, veut dire « je ne comprends pas2 ».
« Ce n’est pas drôle », dit Christiane. Une Stubova dit à
Suzanne d’aller chercher dans les poubelles une vieille boîte
de conserve provenant d’un colis de vivres. « On reçoit
donc des colis de nourriture ici ? »
Les Françaises et les autres occupantes du taudis
s’affrontent du regard : « Une gamelle contre un morceau de
pain ? »
« Du Scheisse Franzosen ! Putain de Française ! » crie
l’une d’elles. « Charmant accueil », murmure Christiane,
sans remarquer qu’une femme habillée en homme la dévore
du regard. Ce sont les Jules dont elles ont entendu parler en
quarantaine. La Belge Amanda Stassart prend le bras de sa
mère et lui promet qu’elles resteront ensemble. Leurs
matricules se suivent, elles ne pourront donc être séparées.

« Regardez-moi ça ! » s’exclame Denise en apercevant un


autre groupe de créatures répugnantes qui, elles en
revanche, parlaient un français particulier. C’étaient les
femmes que les « jeunes filles bien élevées » appelaient
« les volontaires » : les Françaises qui s’étaient portées
« volontaires » pour travailler en Allemagne. Elles aussi
avaient été conduites à Ravensbrück : accusées d’un
« crime » peut-être – vol de pain ou relations sexuelles avec
un Allemand – ou, plus probablement, comme main-
d’œuvre servile dans les camps satellites. « Nous sommes
donc avec les gangsters françaises », dit Denise.
Dans le block voisin – le Block 26 – les femmes font la
queue pour la soupe quand entre une gardienne. Jeune, jolie
et blonde, elle porte une cravache. « Elle a l’air bien », dit
une des petites Françaises. Puis la gardienne crie : « Ruhe,
du, alte Sau, ruhig, toi, cochon ! Silence, vieille truie,
silence ! » Le joli minois grogne, et sa cravache s’abat sur
une des « volontaires ». La fille avait essayé de se faire un
chignon au-dessus de la tête.
« Französin ? » Elle hoche la tête. « Qui c’est ? »
demande la gardienne blonde en se tournant vers son
interprète, une détenue qui lui donne un nom puis explique
en français, d’une voix tremblante, que les cheveux doivent
être tirés en arrière. Quiconque désobéit sera battu à mort.
Observant l’effet de ces mots sur le visage des Françaises, la
gardienne tourne les talons et s’en va. « Achtung, alle ins
Bett ! crie la Blockova polonaise. Attention, tout le monde
au lit ! »
Les châlits sont si serrés que pour accéder au troisième
niveau il faut grimper comme un singe. La nuit, il est
impossible d’aller aux toilettes sans enjamber des centaines
de corps. Mais beaucoup ne s’en donnent pas la peine : la
puanteur en est la preuve.
Denise, Suzanne et Christiane partagent la même
paillasse. Elles ont une couverture pour trois et se glissent
dans les creux laissés par les travailleuses de nuit qui ont
dormi là dans la journée. Le nez de Christiane effleure
presque le toit. Si elle tend le bras, elle touche la paysanne
française de la couchette voisine qui réclame sa fille.
« Raus, raus, Achtung ! » crie la Blockova polonaise. La
sirène retentit pour l’Appell du matin.

Le camp est si grand désormais que le réveil a été avancé


à 3 heures du matin. Il faut de la poigne pour arracher les
femmes à leurs couchettes et aux salles d’eau et les faire
sortir en plein air à 3 h 30. Les 959 nouvelles Françaises
s’alignent pour être comptées avec leurs camarades : Paris,
Montluc, Fresnes, Dijon et Toulon… Toutes se tiennent
immobiles sous les étoiles. Elles ont un triangle rouge, celui
des politiques, et leurs matricules vont de 27 030 à 27 988.
Mais on ne leur a pas donné la lettre F pour Françaises –
comme P pour les Polonaises, R pour les Russes et SU pour
l’Union soviétique. C’est délibéré, disent-elles. Les
Allemands veulent piétiner leur fierté nationale. Mais le
groupe est si important qu’elles acquièrent vite un nom : les
« 27 000 » en référence à leurs matricules.
« Les salopes », chuchote une Française quand les
gardiennes apparaissent enveloppées de leurs épaisses capes
noires, avec leurs boucles blondes impeccables, même à
cette heure.
Il fait de plus en plus froid. Christiane est assez grande
pour voir le bout de la Lagerstrasse par-dessus la tête des
18 000 femmes formant une cohue de spectres à perte de
vue. Le crâne rasé d’Annie de Montfort est recouvert d’une
mince pellicule de gel. La flamme rouge du crématoire
éclaire l’extrémité de la Lagerstrasse.
« Die Nase nach vorne, Franzosensäue ! hurle une
gardienne. Nez devant, les truies françaises !
— Les vaches ! » répondent les volontaires.
Les gardiennes cognent celles qui tapent du pied pour se
réchauffer. Un souffle d’air glacial transperce les habits
légers des femmes. Un murmure parcourt les rangs :
« Tenez bon, les Françaises ! » Mais il manque quelqu’un et
le compte recommence à zéro. Une rangée de femmes
s’effondre l’une après l’autre, comme « un immense jeu de
quilles parcouru par une boule invisible3 ». Parmi elles, la
bibliothécaire du Quartier latin.
La manquante est finalement débusquée. Tout le monde
la voit se débattre. Une femme corpulente avec un brassard
rouge la tire par les cheveux, la retourne et lui administre
quatre coups de fouet dans le dos. La femme ne bouge plus.
Est-elle morte ? L’autre disparaît dans l’obscurité.
« C’est Thury. Thury ? Elle est gardienne ? Non, c’est
une détenue. » Les femmes sont horrifiées de découvrir
qu’elles sont aussi gardées par des détenues. L’Autrichienne
Elisabeth Thury est chef de la « police du camp ». « La
vache ! » disent les Françaises en la fixant4.
D’un autre côté arrive un « corbeau » en bicyclette. À son
passage, une femme lui tire la langue : une vieille paysanne
qui crie dans un dialecte pyrénéen que les autres Françaises
ne comprennent pas. Le corbeau descend de bicyclette et la
frappe. La paysanne tombe. « Alte Sau ! Franzosensau ! »
Binz prend place à une table dressée sur la Lagerstrasse
pour vérifier les comptes. Quand elles finissent par regagner
leur block, les « 27 000 » sont roides et silencieuses. On
entend des sanglots. Une vieille femme implore Denise « de
lui frotter les mains tout doucement, tout doucement, car
cela lui [fait] si mal5 ». Amanda Stassart remarque que les
cheveux de sa mère sont devenus tout blancs.
À peine ont-elles bu leur « café » que les femmes doivent
rejoindre les Verfüg, les « disponibles », pour l’appel du
travail.
Le trio de Parisiennes fut affecté au sable. Denise leur
suggère d’essayer de faire des châteaux de sable pour se
distraire. Au retour, en fin de journée, elles trouvent encore
la force de faire « un tour pour rien, un tour de parade »
sous les yeux des autres détenues hébétées, murmurant
Französinnen6.

Il y a toujours eu un genre de « taudis » au camp : des


blocks plus encombrés et crasseux que les autres,
généralement à l’arrière et occupés par des asociales, des
Tziganes et d’autres en bas de l’échelle. Début 1944, la
zone des taudis était si vaste qu’elle devint officielle ; les
blocks 27 à 32 furent isolés par des barbelés. Le Block 27,
construit pour 200 détenues, en hébergeait 600, et d’autres
arrivaient chaque jour.
La plupart des Russes et des Ukrainiennes étaient
envoyées aux blocks-taudis, de même que les Juives qu’on
expédiait encore au camp. Toutes les Françaises y étaient
automatiquement affectées, sans exception : comtesses,
enseignantes, filles de généraux, « volontaires » et
prostituées, toutes étaient des Franzosensäue.
Suhren avait veillé à ce que leurs Blockovas et Stubovas
fussent polonaises, imaginant qu’elles détestaient les
Français qui avaient laissé la Pologne sans défense en 1939.
Quatre ans plus tôt, les Polonaises s’étaient trouvées en bas
de l’échelle, détestées et méprisées, mais avec le temps elles
avaient réussi à se sortir des taudis. Maintenant, c’étaient les
Françaises qui étaient détestées, plus encore peut-être que
ne l’avaient jamais été les Polonaises.
Les vraies aristocrates du camp, à l’autre extrémité de
l’échelle, se tenaient loin des taudis à cause de la crasse et
de la maladie, mais aussi des bandes de justicières7. Même
les gardiennes s’étaient largement retirées de cette zone, la
laissant entre les mains des détenues policières. Dans les
blocks, cependant, c’était souvent la Puffmutter (« mère
maquerelle »), comme « Clap » Wanda, qui dirigeait8.
Anja Lundholm, détenue allemande envoyée à
Ravensbrück en 1944, a parlé plus tard d’une femme
surnommée Clap Wanda, qui avait travaillé dans un bordel
militaire avant la guerre et était connue dans le camp pour
avoir transmis la gonorrhée à tout un groupe de soldats
allemands. Pourtant, Wanda n’avait pas été arrêtée pour
avoir propagé la maladie, mais pour avoir étranglé son
nouveau-né et l’avoir jeté aux ordures en lançant : « Voici
votre cadeau, mon Führer. »
Des personnages comme Wanda étaient utiles aux
autorités comme indics, mais aussi pour aider à choisir les
femmes pour les bordels. Elle était chargée d’examiner les
nouvelles « en bonne santé et bien nourries ». Selon Anja
Lundholm, Clap Wanda elle-même était « molle, avec un
visage bouffi et une apparence repoussante, toujours
entourée d’une clique de femmes soumises – toutes des
Allemandes, triangles noirs ou verts, qu’elle menait à la
baguette ».
Le genre de femmes soumises que Wanda pouvait
prendre sous son aile arrivaient chaque semaine dans le
camp, généralement des « asociales » allemandes que les
bombardements avaient laissées sans domicile. L’une
d’elles, Lydia Thelen, avait été arrêtée en 1943 par la police,
traînant dans la salle d’attente de la gare de Cologne. À ses
interrogateurs, elle déclara que son mari avait fait la
campagne des Sudètes et servait maintenant en France. Leur
appartement avait été détruit sous les bombardements alliés
et ils avaient tout perdu. Elle vivait des subsides du service
des dommages de guerre. Mais la police municipale
soupçonnait Lydia de prostitution. Représentant un danger
pour le Volk, elle fut donc envoyée à Ravensbrück, où elle
mourut en octobre 1944.
La nuit, Clap Wanda réunissait sa clique autour d’elle
pour raconter des histoires, rapporte Anja Lundholm.
« Wanda aimait les histoires d’amour, de sexe ou de
tragédie, et Anja elle-même devint une de ces conteuses.
Elle était si douée que Wanda la récompensait de bribes de
nourriture, qui la faisaient haïr et envier des autres femmes
du block. »
La fille du général français, Christiane de Cuverville, qui
vivait aux côtés de ces créatures dans le Block 27 et habite
aujourd’hui le XVIe arrondissement, à Paris, frissonne
quand elle se souvient de femmes comme Clap Wanda.
« Oui, il y avait des femmes comme ça, quelle horreur !
C’était la pagaille », dit-elle, puis elle plie ses longues
jambes sous elle, rit et parle des Jules.
« La première fois qu’un Jules m’a fait des avances, elle
m’a offert un morceau de chocolat. Elles portaient des
pantalons et une veste, et elles circulaient des cigarettes à la
bouche, cherchant la bagarre ou du sexe. Le Block 27 était
impossible – affreux. Vous n’imaginez pas cette foule : les
Russes, les Tziganes, et les criminelles des prisons
allemandes, les Jules, les Charlies. »

Après les premiers jours dans le sable, les mains des


Parisiennes se durcirent, et leur peau prit une couleur grise,
avec leurs vêtements, leurs gamelles, leurs paillasses pleines
de sable. Dans l’équipe du sable, beaucoup souffraient de
diarrhée parce que leur estomac ne supportait pas la soupe
de rutabagas crus, qui, d’après Denise Dufournier, était « un
liquide jaunâtre […] d’aspect et d’odeur également
repoussants9 ». Les cystites se développèrent aussi car il n’y
avait pas d’eau potable, seulement « un liquide noirâtre10 »
appelé café.
En quelques semaines, presque toutes les Françaises des
« 27 000 » se retrouvèrent couvertes de furoncles. Plusieurs
succombèrent à la tuberculose. Celles qui avaient dit en
arrivant qu’elles n’auraient pas de poux ne cessaient de se
gratter.
Certaines croyaient que, si seulement elles pouvaient
travailler à l’intérieur, tout s’arrangerait. Toutes savaient que
les femmes choisies pour Siemens étaient mieux nourries
afin de leur arracher plus de travail, mais elles ne semblaient
pas mieux pourvues et rentraient de l’équipe de nuit « tels
des spectres à l’aube ». Pour les trois Parisiennes, Denise,
Christiane et Suzanne, l’idée de fabriquer des munitions
allemandes était le comble de l’horreur : elles continuèrent
donc à plier l’échine et à creuser le sable.
D’autres ne pouvaient tout simplement pas supporter la
torture de l’Appell. Un matin, une femme s’écroula à côté
d’Amanda Stassart. Quand une gardienne lâcha son chien
sur la femme effondrée, Amanda cria : « Qu’est-ce que vous
faites ? Brute ! » Elle fut donc envoyée au Strafblock et
chargée de vider les latrines de leurs excréments avec la
comtesse Yvonne de la Rochefoucauld.
La comtesse travaillait au Revier comme infirmière quand
elle avait reçu un ordre qu’elle n’avait pas compris, et elle
avait répliqué : « Les Anglais arrivent, vous feriez mieux
d’apprendre l’anglais. Les Allemands ont perdu la guerre. »
Elle aurait pu s’en tirer avec un coup de poing, mais
Carmen Mory, l’indic de Ramdohr, surprit ses propos et la
dénonça. À en croire les Françaises, Mory avait l’air d’un
personnage à la Jérôme Bosch.

L’hiver glacial laissa place à un printemps frais et


humide. L’eau s’infiltrait par les toits des taudis. Au travail,
le sable trempé collait aux pieds des femmes. Denise,
Christiane et Suzanne se mirent à détester le sable et le lac.
Leurs jambes étaient couvertes de furoncles, mais elles
n’allaient pas au Revier. Elles avaient vu le médecin – un
nouveau, Orendi – à leur arrivée et ne devaient jamais y
retourner. Il détestait visiblement les Françaises. À leur
première visite médicale, elles avaient reçu l’ordre de se
déshabiller à l’extérieur par un froid glacial « comme si
c’eût été la chose la plus naturelle du monde de se dévêtir
dans un endroit public, en plein vent, par une température
certainement inférieure à zéro », écrit Denise11. Le dentiste
SS, Martin Hellinger, repérait les dents en or « afin de les
récupérer plus tard ».

Les Françaises n’avaient plus de règles. D’aucunes


notèrent les symptômes d’une ménopause précoce. Des tests
gynécologiques étaient effectués pour dépister les maladies
vénériennes, et les mêmes instruments étaient utilisés sans
les laver pour chaque femme ; beaucoup furent contaminées
par les autres. Certaines durent avaler une substance qui les
couvrit de pustules.
Les plus âgées et les très malades retournèrent à l’hôpital
dans le vain espoir d’un traitement. « Où travaillez-vous ? »,
leur demandait Orendi, et si la femme avait un travail chez
Siemens ou à l’atelier de couture, elle pouvait obtenir un
Innendienst, un permis de travailler à l’intérieur12.

Habituellement, cependant, dans son Revier de


« chirurgie », Orendi se contentait de passer devant les
malades ou de chasser les patientes : Es ist für das Reich.
Sie müssen arbeiten gehen, krank oder nicht. « C’est pour le
Reich. Malades ou non, vous devez travailler. » D’autres
jours, il passait devant la file des malades, se retournait avec
un sourire, sortait son revolver de son étui et faisait
semblant de viser et de tirer. Il riait en criant : « Ça vaudrait
mieux que j’en abatte quelques-unes ! » Les femmes
hurlaient. « Et pourquoi pas ? répondait-il. De toute façon,
vous mourrez. »
Quand Amanda Stassart, malade, fut retirée de l’équipe
des latrines, elle apprit que sa mère était au Revier.
« Viens voir ta mère, m’a dit quelqu’un, elle est très mal. » On m’a
donc conduite auprès d’elle, et elle a dit qu’elle irait mieux si je lui
donnais un peu de lait. Puis elle est morte. Je suis restée avec elle, j’y suis
restée des heures. Une infirmière est venue me dire : « Emmenez votre
mère. » J’ai dû la traîner à la salle d’eau.
Oui, c’est moi qui l’ai fait. J’ai dû la traîner. Je ne sais comment j’ai
fait. Et je suis restée avec elle dans la salle jusqu’à l’arrivée du camion.
Un camion chargé d’une trentaine de cadavres. Ils ont mis ma mère nue
au dessus et l’ont emportée13.

Dans le camp, toutes les nationalités semblent avoir


remarqué le déclin rapide des Françaises. Pour les unes,
elles ne devaient s’en prendre qu’à elles. Les Tchèques
grommelaient : si seulement les Françaises avaient appris à
se laver, elles auraient pu empêcher la gale, les jambes
enflées et les furoncles. Les Françaises avaient peur de se
laver à l’eau froide, dit une Tchèque, « or nous, les
Tchèques, n’avions rien connu d’autre avant la guerre ».
Même quand elles tombaient malades, les Françaises
faisaient comme si de rien n’était, et prétendaient souffrir
d’un manque de vitamines.
Un médecin de l’Armée rouge, Ida Grinberg, remarqua
que les Françaises étaient « très émotives et criaient
beaucoup14 ». D’autres disaient que les Françaises passaient
beaucoup trop de temps à se faire une beauté en
s’appliquant de la graisse sur le visage, en se faisant des
nœuds avec des chiffons ou en arrangeant leurs habits « à la
mode ». Les Russes se souviennent qu’elles parvenaient
souvent à être « très chics ». Parmi les anciennes, certaines
remarquèrent que les Françaises n’avaient ni organisation ni
chefs de file. Quoi qu’il en soit, elles n’eurent pas le temps
de s’organiser avant que leur santé ne commence à
décliner ; ensuite, ce fut trop tard.
Au départ, les Françaises ne reçurent aucun soutien : pas
de Blockovas françaises pour s’occuper d’elles, personne
aux cuisines pour leur faire passer du rabiot. Elles n’avaient
aucune influence. Elles étaient arrivées trop tard, et les
bonnes places étaient occupées. Et de toute façon, elles ne
voulaient pas du travail des Allemands et méprisaient les
autres détenues de travailler pour les SS : ainsi de la
comtesse Karolina Lanckorońska, devenue Blockova du
Block 27.

Après plusieurs mois dans le bunker privilégié, Karolina


Lanckorońska avait demandé à rejoindre le camp normal,
estimant que sa place était avec les autres Polonaises, mais
on la chargea de s’occuper des Françaises. Au départ, elle
parut impatiente de rencontrer d’autres femmes de « haute
culture » comme les Françaises, au lieu de quoi, déplora-t-
elle, elle trouva un « ramassis de femmes refusant de faire
quoi que ce soit pour s’en sortir15 ».
Chaque matin, un groupe de chaque block allait chercher
le pain au Brotkammer (« réserve de pain »), mais les
Françaises n’y arrivaient jamais à temps. « Il fallait
littéralement les chasser du block, sans quoi nous étions
toutes affamées », explique Lanckorońska tout en
reconnaissant que les récipients étaient lourds et les
détenues françaises faibles. « Mais rien à faire16. »
De plus, les Françaises « créaient des ennuis ». Les faire
sortir pour l’appel était une « épreuve épouvantable » parce
que des « agitatrices » perturbaient délibérément les
comptes en chuchotant « En rangs par neuf, en rang par
onze », alors qu’elles savaient fort bien qu’il fallait faire des
rangs de dix. Binz apparaissait et disait à Lanckorońska :
« Natürlich die Französinnen ! » Pour les punir, elles
devaient rester deux heures debout, « ce qui voulait dire de
nouveaux cas de pneumonie ».
Personne, au camp, n’observa les Françaises plus
attentivement que l’ethnologue Germaine Tillion et son
amie Anise Girard, au camp depuis quatre mois quand
débarquèrent leurs compatriotes des « 27 000 ». « Quand
elles sont arrivées au camp, le spectacle était si optimiste et
joyeux qu’il nous a rendu espoir : un ballon d’oxygène,
explique Anise Girard. En même temps, nous étions pleines
d’appréhension. Elles imaginaient que la guerre était
terminée. Elles étaient si mal préparées. C’était tragique. »
Début 1944, cependant, Germaine et Anise étaient
encore, si possible, plus mal loties que les nouvelles. En
février, toutes deux furent affectées à un mystérieux block
nouveau, le Block 32, tout au fond du camp, près des taudis,
mais encore plus isolé, carrément adossé au mur. Près de
300 femmes furent sélectionnées sans prévenir pour le
Block 32 et durent se soumettre à de nouvelles règles
draconiennes.
Aucun contact n’était autorisé avec les femmes de ce
block, entouré d’une zone interdite fermée par des barbelés.
Les détenues ne pouvaient sortir de l’enceinte du camp, et
avaient interdiction d’envoyer ou de recevoir du courrier.
Aucune d’elles ne le savaient, mais elles étaient « NN » –
Nacht und Nebel –, ce qui voulait dire qu’elles devaient
disparaître dans « la nuit et le brouillard », sans que
personne ne sût jamais où.
La visiteuse norvégienne Wanda Hjort avait découvert
l’existence de cette sinistre catégorie en 1943, quand elle
avait appris que des détenus norvégiens internés à
Natzweiler, en Alsace, étaient « NN », et elle avait passé
l’information à la Croix-Rouge internationale. Mais
personne ne savait qu’en janvier 1944 un block « NN »
avait ouvert pour les femmes de Ravensbrück.
Hitler prit le décret « Nuit et brouillard » en
décembre 1941 afin de terroriser et dissuader les résistants
en Europe de l’Ouest. Dans les premières années de
l’occupation nazie, on avait exécuté les chefs de la
Résistance, mais Hitler pensait que c’était une manière d’en
faire des martyrs. En vertu du décret « NN », les résistants
dangereux devaient être envoyés dans des camps de
concentration et exécutés en secret, sans que l’on sache
jamais leurs noms et leurs lieux de destination. C’était une
manière de faire souffrir également leurs familles et amis en
vivant dans une incertitude perpétuelle.
Dans l’hiver 1944, le même ordre s’appliqua à un petit
nombre de femmes de Ravensbrück, essentiellement des
Françaises, des Belges, des Néerlandaises, des
Norvégiennes ainsi que des Yougoslaves et des Polonaises.
Au block « NN », se trouvaient également les femmes de
l’Armée rouge et les lapins polonais.
Ni Germaine ni Anise ne comprirent le changement
soudain des règles d’incarcération. « Tout semblait relever
du hasard, dit Anise. Pourquoi tondre l’une, pas l’autre ?
Pourquoi exécuter une femme un jour, une autre le
lendemain ? Nous avons fini par comprendre qu’il n’y avait
aucune logique dans tout ce qu’ils faisaient. Le sort des
autres Françaises ne fut pas trop différent. »
La mère de Germaine, Émilie Tillion, arrivée avec les
« 27 000 », ne fut pas désignée « NN », même si Germaine
et elle appartenaient à la même cellule de résistants.
Germaine fut horrifiée d’apprendre que sa mère était à
Ravensbrück et qu’il ne lui était pas possible d’aller la voir.
Au début, les femmes « NN » eurent peur. « Nous avons
compris qu’ils voulaient nous voir rester dans les murs et
nous avoir à disposition pour nous exécuter », dit Anise.
Mais ensuite, il ne sembla pas se passer grand-chose. Elles
s’aperçurent qu’il y avait des avantages à être « NN ».
Toutes les détenues étaient « politiques » et motivées,
capables de garder le block ordonné : « Nous n’avions pas
besoin qu’on nous dise de faire la queue pour la
nourriture. » Et celles qui y étaient enfermées échappaient
aux travaux les plus durs. Germaine Tillion trouva même le
temps de poursuivre ses recherches ethnologiques : au lieu
d’étudier les tribus africaines, elle se mit à étudier le camp.
« Ce qu’il faut bien comprendre, à propos de Germaine,
c’est qu’elle avait une énorme tête », explique Anise, qui la
connut sur le quai de la gare du Nord, alors que toutes deux
attendaient leur départ pour l’Allemagne.
Je suis arrivée sur le quai et j’ai vu cette petite femme avec un très gros
sac de jute. Elle m’a dit que c’était sa thèse sur les tribus africaines. Elle
comptait y travailler en Allemagne, mais, bien entendu, elle n’avait
aucune idée d’où nous allions. Elle a dit qu’elle le découvrirait et elle a
montré du doigt un garde allemand. « Regarde, Anise, je vais te montrer
comment on se conduit avec un sauvage. Je vais lui demander où on nous
conduit. Les Allemands aiment la nature et les animaux. Je vais lui
montrer une jolie photo d’un renard des sables et le faire parler. » Elle a
porté la photo à l’Allemand. Naturellement, il n’en savait rien et lui a dit
de déguerpir : elle massacrait l’allemand. Mais il a adoré le fennec. Et il
n’était pas mauvais. Il a même proposé de poster une lettre à ma mère, et
j’ai su plus tard qu’il l’avait fait17.

Anise avait prévu de s’évader ce jour-là. « J’avais pris


soin d’avoir de bonnes chaussures pour courir et un ticket
de métro. J’aurais pu le faire. » Je lui demandai si elle
regrettait de n’avoir pas essayé.
Pour s’évader, il faut beaucoup de courage. Quitter le groupe, prendre
des risques. Et j’ai eu peur qu’ils ne s’en prennent à mes frères. Je savais
que si on s’évadait, ils prenaient votre famille. Mais oui, je me suis sentie
coupable de ne pas le faire. Puis il y avait Germaine. J’étais grande et
solide. Elle était toute petite. Elle n’était pas du genre à s’évader. Elle
était une personne de réflexion, pas une coureuse.

Anise aida donc Germaine à porter ses documents dans le


train ; au block « NN », elle l’a de nouveau aidée. Après
avoir souffert de la diphtérie, Germaine boitait. « Alors elle
s’appuyait sur moi. C’est alors qu’on s’est mis à nous
appeler Don Quichotte et Sancho Pança. »
Les recherches de Germaine sur les tribus africaines lui
furent confisquées dès l’arrivée, mais ses études de
Ravensbrück devaient bientôt l’accaparer. Dès le début, elle
nota que les détenues les plus fragiles et isolées étaient plus
« déracinées » que toutes les femmes qu’elle avait pu voir
en Afrique. Le fossé entre les « riches » et les pauvres – les
Schmuckstücke – était plus large que l’écart entre la reine
d’Angleterre et un gosse des rues à Londres.
Germaine entreprit bientôt de recueillir des chiffres sur
les entrées et les départs et essaya de compter le nombre de
mortes – et de « mortes vivantes », ajoute Anise. Elle
comprit vite que c’était un lieu d’extermination lente. Elle
sut que le départ du transport de Majdanek, le 3 février,
avait été délibérément fixé pour faire de la place aux
« 27 000 » qui arrivèrent plus tard ce même jour : « Nous
étions le nouveau cheptel », explique Anise.
Germaine apprit aussi que des transports noirs
continuaient de quitter le camp. L’Idiotenstübchen du Revier
était régulièrement vidée. Des camions venaient chercher
les « folles » la nuit, mais personne ne savait où allaient les
camions ni qui étaient ces femmes.
Plusieurs détenues travaillant au Revier se mirent alors à
recueillir des renseignements sur les transports noirs. Elles
parlaient des femmes chargées à moitié nues sur les
camions, avec leurs matricules en pourpre sur le dos. La
destination de ces transports était plus mystérieuse que
jamais. Majdanek, destination du dernier grand convoi de la
mort, avait été alors évacué.
Après le tumulte provoqué par le transport de Majdanek,
un secret renforcé entoura l’organisation des convois. Ces
transports noirs plus petits furent si bien dissimulés
qu’aujourd’hui encore on ne sait pas grand-chose de leur
destination. Une infirmière allemande, Schwester Gerda
Schröder, arrivée en avril 1944, témoignera plus tard : « J’ai
su que les débiles mentales partaient en transports et
qu’elles étaient exterminées, et je crois que le lieu
d’extermination n’était pas très loin de Ravensbrück. » Dans
sa déposition, Carmen Mory, l’indicatrice du camp, laissa
entendre que certains transports noirs ne quittèrent pas
même le camp.
Une nuit de février, lors d’un transport noir, Mory fut
enfermée dans une cellule du bunker et surprit une
discussion des gardiennes. « De ma fenêtre du bunker, je
voyais la cheminée du crématorium, qui s’est mise soudain
à fumer. » Elle entendit un SS parler de la fumée à une
gardienne : « Ils tuent les femmes de l’Idiotenstübchen18. »
La gardienne demanda comment ça se passait. Le SS
expliqua que, tous les soirs, un camion se rendait à
l’Idiotenstübchen, où l’on sélectionnait les femmes
conduites au crématorium. Elles y étaient tuées « d’une
manière ou d’une autre » puis brûlées.
Mory fut surprise d’apprendre que les femmes avaient été
tuées sur place, au camp. Elle essaya de le vérifier quand
elle regagna son block, et demanda à une autre détenue,
Giolantha Prokesch, elle aussi indic, ce qui s’était passé.
Selon Mory, Prokesch confirma une bonne partie de
l’histoire, et précisa qu’avant le départ des victimes une
commission médicale était venue faire les sélections :
« Toutes les victimes furent d’abord examinées par une
équipe médicale, dont le Dr Treite, son patron le
Dr Trommer et un psychiatre de Berlin. Plus de six heures
durant, les médecins choisirent soixante noms, marquant
chacun d’eux d’une croix noire. »
Prokesch raconta à Mory que, dix jours durant en février,
un camion était passé chaque soir prendre sept ou huit
« idiotes » ; parfois même deux fois de suite dans la soirée.
Quand Mory demanda comment les femmes mouraient,
Prokesch rapporta ce qu’on lui avait dit : les premiers
groupes furent battus à mort puis brûlés. Mais Suhren
craignait que la bastonnade ne fît trop de bruit, et les autres
furent tuées par injection puis brûlées. Les listes des
victimes furent promptement détruites19.

En avril, les Françaises moururent plus vite que les


femmes d’autres nationalités. Germaine Tillion dira plus
tard que la raison en était simple : elles ne pouvaient pas
manger, aussi perdaient-elles leurs forces, et, avec elles,
l’envie de vivre. Karolina Lanckorońska observa qu’il y
avait quelque chose d’« abominable » dans la manière dont
les Françaises se mirent soudain à mourir.
Elles mouraient sans lutter, sans affres de la mort, souvent dans leur
sommeil, de plus en plus souvent au lever du jour, juste avant l’appel.
Une voisine accourait donner les nouvelles :
« Madame X est morte.
— Quand ?
— Je ne sais pas. Je sais qu’on bavardait ensemble à l’aube. Je me suis
levée et je trouve son corps, déjà en train de refroidir20. »
23
Tenir
C’est seulement début avril que le soleil du
Mecklembourg apportait un peu de chaleur. Mais au camp
satellite de Neubrandenburg, on ne la ressentait qu’assez
tard. « Le matin, nous grelottions encore pendant des heures
avec nos robes sans manches dans le vent de la plaine,
rappelle Micheline Maurel. Mais, dans la journée, il faisait
chaud et clair. Le ciel, la seule beauté de Neubrandenburg,
était superbe1. »
L’endroit le plus ensoleillé était derrière la baraque
d’épouillage. Accroupie ici, à l’endroit où la chaleur du mur
rencontrait la chaleur de la terre, l’amie de Micheline,
Françoise-Odette, observa : « Oui, maintenant, je crois que
je m’habitue. Maintenant, je crois que je pourrais même
rester encore deux mois s’il le fallait2… »
À proximité, les femmes trouvèrent des champignons,
qu’elles cueillirent et mangèrent avec de l’oseille et des
pissenlits, imaginant le tout accompagné d’une bonne dose
d’huile d’olive. Les Russes qui les observaient furent
intriguées par cette friandise française au point de tout
arracher. Quand les Françaises revinrent, il ne restait plus
rien : les Russes les vendaient contre du pain.
Les deux mois suivants, la discussion fut entretenue par
les nouvelles qui annonçaient le débarquement imminent
des Américains et des Anglais en France.
Au printemps de 1944, les détenues affluaient à
Ravensbrück en nombre étonnant. Rien qu’en mars,
4 052 femmes arrivèrent au camp : un rythme trois fois plus
élevé que l’année précédente, ce qui porta la population du
camp à 20 406 – l’équivalent d’une petite ville. Les
Polonaises raflées avant la venue de l’Armée rouge
formaient encore le groupe principal. Et s’il fallait une
preuve que les Soviétiques approchaient, elle vint en mars
avec l’arrivée des détenues du camp de concentration de
Majdanek, près de Lublin. L’Armée rouge était si proche de
Lublin que Hitler ordonna d’évacuer le camp et de
transporter les détenues plus à l’ouest.
En avril, un autre gros convoi arriva de Paris, fort de
400 déportées. Une fois encore, les nouvelles apportèrent
l’espoir que les Britanniques et les Américains allaient
débarquer d’un jour à l’autre sur le Continent : un nouveau
« ballon d’oxygène ». De savoir que les armées alliées
approchaient, à l’est comme à l’ouest, donnait aux détenues
la force nouvelle de tenir.
Micheline Maurel se souvient de la bonté d’une inconnue
qui l’aida à reprendre des forces. Un soir qu’on servait aux
détenues de la soupe à la semoule – que, contrairement à la
soupe aux choux, elle supportait –, une femme s’approcha
d’elle : « “Micheline, je pense que cette soupe-là, vous
pouvez la manger ; prenez aussi la mienne.” Elle a vidé sa
soupe dans ma gamelle et s’en est allée à jeun. » La femme
savait son nom, mais Micheline ignorait le sien ; elle savait
juste que c’était « une de ces femmes du “bordel”, qui
restaient toujours un peu à part3 ».
Une inconnue aida également Denise Dufournier à
« tenir ». Denise avait échappé deux fois à la sélection pour
un camp satellite, mais sa chance tourna la troisième fois.
Elle était appelée pour une visite médicale obligatoire. Alors
qu’elle attendait les résultats au Revier, une infirmière belge
lui murmura : « Ce n’est pas tous les jours qu’on fait une
bonne action. La liste des numéros me passera tout à l’heure
entre les mains. Je rayerai le tien. C’est la première fois que
je le ferai. » L’infirmière, arrivée depuis peu dans le camp,
ajouta : « Ne le dis surtout à personne car ce serait très
grave pour moi4. »
Denise fut travaillée moralement à l’idée d’avoir passé
son tour, quand une autre, plus faible, allait être envoyée à
sa place. Mais elle ne fut pas contrariée longtemps et
retourna vers ses amies Suzanne et Christiane, qui
ramassaient le sable à la pelle – ce qui, tout à coup, ne lui
parut pas si mal : au moins, elles ne fabriqueraient pas des
armes allemandes. Qui plus est, l’infirmière belge lui avait
appris qu’il y avait des échappatoires au système. Même
dans un camp de concentration, il était possible d’enfreindre
les règles.
Les femmes qui étaient là avant Denise notèrent qu’au
printemps 1944 il n’avait jamais été plus facile de le faire.
Avec le surpeuplement, l’ordre se disloquait : les gardes
n’étaient pas assez nombreuses, les nouvelles recrues étaient
plus faciles à berner et au cours des raids aériens –
fréquents – les SS paniqués s’éparpillaient.
Les détenues prenaient plus de risques. En mars, deux
autres Polonaises s’évadèrent, cette fois d’un détachement
de travail extérieur. Plus tard, elles envoyèrent une carte au
commandant pour lui souhaiter « bonne continuation ».
Dans une lettre du début 1944, Krysia Czyż parla aux
siens des « changements en mieux ». « Avant, on vous
envoyait au block disciplinaire – ou bunker – pour tout et
n’importe quoi ; désormais, on y échappe beaucoup plus
facilement. Et il y a des tas de choses qu’on peut se procurer
en douce », dit-elle, même s’il n’y avait jamais assez de
médicaments pour ses amies mutilées. « Pourriez-vous
envoyer du Propidon pour la jambe de Nina ? »
Malgré le changement salutaire, Krysia avait de nouvelles
peurs. Ses lettres du début 1944 trahissent sa peur qu’avec
la progression du front soviétique, toutes les
communications avec la Pologne, légales ou illégales, soient
bientôt coupées. Dès janvier, elle pensait à de nouvelles
façons de rester en contact quand l’Armée rouge aurait
atteint Lublin. Peut-être Niuś, le « facteur », pourrait trouver
un remplaçant, écrivit-elle le 28 janvier. Elle était sûre que
sa prochaine lettre serait sa dernière : « Si vous pouvez,
merci d’envoyer du calcium comme du lait en poudre. Pour
confirmation que vous avez bien eu l’adresse de Niuś,
envoyez-nous du dentifrice. Nous pensons à vous tous. Je
vous embrasse de toute mon affection et vous dis au
revoir. »

À l’appel des Verfügbare, Denise Dufournier et ses amies


parisiennes tentèrent d’abord de contourner les règles. La
population du camp augmentant, le nombre des travailleuses
occasionnelles – ou « disponibles » – dépassait la demande,
et certains jours les filles pouvaient s’organiser de façon à
ne pas travailler du tout.
Elles trouvèrent aussi le moyen de passer dans de
meilleures équipes de travail. Les plus recherchées étaient
les colonnes de jardinage et de déménagement, mais elles
étaient difficiles à obtenir et, si elles manquaient de
présence d’esprit, le trio était bon pour les pires équipes
telles que l’enlèvement des ordures ou le déchargement des
péniches de charbon, alors que l’épouillage et l’enlèvement
des cadavres étaient déjà assurés, et qu’elles n’avaient
aucune chance d’y être affectées. La colonne la plus
redoutable était celle des combustibles, qui obligeait
d’entrer dans une immense cave emplie de charbon jusqu’au
plafond qui vous dégringolait dessus quand vous pelletiez.
Les Parisiennes apprirent bientôt à éviter les mauvaises
équipes. Un stratagème consistait à se cacher dans la fille
d’attente toujours plus longue devant le Revier, ou parmi les
ouvrières de nuit de Siemens, trop épuisées pour les
remarquer alors qu’elles attendaient de regagner leurs
blocks pour dormir. Ou encore, elles s’enveloppaient la tête
d’écharpes volées dans le magasin de vêtements et
titubaient comme de vieilles estropiées, le temps que les
chefs d’équipe choisissent les plus fortes.
Une autre combine était de se cacher dans le groupe
croissant des « cartes roses », celui des femmes qui étaient
autorisées à travailler dans leur block. À l’appel du travail,
elles occupaient une place particulière, et les plus faibles
avaient le droit de s’asseoir sur un tabouret. Selon Denise
Dufournier, il y avait même de fausses « cartes roses »
simulant une maladie et, en cas de contrôle, on les voyait
« s’en aller en sautillant, [leur] tabouret sur l’épaule5… »
Un jour, les Parisiennes Verfüg furent sélectionnées pour
le jardinage. Munies de fourches et de houes, elles binèrent
le pourtour de la maison d’Edmund Bräuning, l’amant de
Binz, et aperçurent ses fils partir à l’école de Fürstenberg,
tenant des raquettes de tennis et des livres.
L’équipe de déménagement était la mieux placée pour
circuler ; une fois qu’elles y étaient affectées, il n’y avait
personne pour les en déloger. Le camp était en perpétuelle
transformation à l’époque, avec les détenues qui
changeaient de blocks, les secrétaires qui réorganisaient les
bureaux, et les gardiennes qui transféraient des baraques,
toujours pour faire de la place aux arrivantes. L’équipe de
déménagement était donc très demandée pour transporter
châlits et poêles, classeurs et bassins hygiéniques, tout ce
qui pouvait tenir dans leurs charrettes à bras avec lesquelles
elles ne cessaient d’aller et venir. Souvent, elles avaient
l’impression de tourner en rond avec les mêmes objets,
plusieurs fois par semaine, mais au moins cela leur
permettait-il de voir de nouveaux endroits dont elles
n’avaient jamais soupçonné l’existence.
Au faîte du camp, elles virent l’intérieur des blocks 1, 2 et
3, où les détenues privilégiées vivaient « comme la reine
d’Angleterre », dit Germaine, avec un matelas par personne,
des draps bien pliés, un oreiller par personne et deux
couvertures bleues et blanches. Au Schreibstube, elles virent
des secrétaires détenues bien nourries qui logeaient dans les
mêmes blocks privilégiés, portant des uniformes rayés qui
semblaient immaculés en comparaison des vieilles frusques
d’Auschwitz distribués aux « gosses des rues ». Pour éviter
les évasions, le nouveau règlement imposait à toutes les
détenues de porter des habits avec une grosse croix noire
barbouillée dans le dos.
Dans les cuisines du camp, les déménageuses virent des
machines rutilantes et des travailleuses qui n’avaient que
« mépris […] à l’égard de tout ce qui ne touchait pas aux
casseroles et aux marmites6 », mais l’une d’elles, Katya, se
prit d’affection pour Denise et lui demanda si elle voulait
bien lui apprendre le français. Avec le nombre croissant de
maîtres-chiens, pour empêcher les évasions, les chenils
étaient aussi surpeuplés.
La vision la plus merveilleuse était celle du
Bekleidungswerk, le magasin des vêtements, que Denise
Dufournier appelait les Galeries Lafayette, et qui contenait
tout ce qui avait été volé aux détenues. « Il y avait
exactement tout ce qu’on pouvait désirer : des vêtements, du
linge, des souliers, des articles de ménage, des services de
verrerie, des objets d’art, de la pharmacie, du ravitaillement,
des livres et même de l’argenterie » – souvent d’origine
française ou polonaise, que les détenues qui y étaient
affectées pouvaient facilement « organiser7 ».
La dernière escale des déménageuses était habituellement
les baraques principales du Revier, où elles se heurtaient
habituellement à la charrette des cadavres, qui commençait
sa ronde. L’équipe des cadavres chargeait d’abord les corps
du Revier, avant de passer au bunker puis dans les autres
blocks, pour recueillir de nouveaux corps. Pour finir, elles
les entassaient comme des bûches devant le crématorium,
juste derrière le mur du camp, à côté d’une montagne de
cendres.
En l’espace de quelques semaines, les déménageuses
parisiennes avaient observé le camp sous tous les angles. Un
jour, elles furent même chargées d’installer des meubles
dans une nouvelle baraque de gardiennes, où elles eurent un
aperçu de la vie des nouvelles conscrites. Rien à voir avec
les appartements bien équipés offerts autrefois aux recrues
volontaires ; sa disposition était semblable à celles des
détenues, avec deux rangées de châlits à trois niveaux. Dans
un baraquement, les Françaises virent des châlits presque
aussi serrés que les leurs, ainsi que des tables où traînaient
pain rassis, mégots et fers à friser.
Une autre fois, l’équipe fut envoyée dans la baraque des
gardiennes afin de déplacer des armoires pour caser les
dernières recrues. Cette fois, les Françaises prirent un malin
plaisir à saccager les biens des Allemandes en jetant par
terre le contenu des armoires, « vêtements ordinaires et eau
de toilette bon marché ».
Il est impossible de dire qui étaient ces gardiennes
allemandes, dont la plupart des cartes d’identité du camp
ont été détruites dans les dernières semaines de la guerre.
Mais celle d’Elfriede Huth, qui nous est parvenue, indique
qu’elle avait été embauchée à Ravensbrück comme maître-
chien en juin 1944. Elle habitait Leipzig, au 36 Holzhauser
Strasse : alors que la ville fut rasée par les bombardements
alliés, son immeuble est toujours debout. Aujourd’hui âgée
de quatre-vingt-huit ans, Leonore Zimmermann s’approche
d’une porte de l’appartement et se rappelle le sourire
sympathique d’Elfriede Huth.
« Oh oui, Elfriede était une fille agréable – sans rien de
bien remarquable – mais toujours aimable. Potelée avec des
cheveux blond vénitien, elle faisait un saut chez nous avant
de partir au travail. Elle nous demandait toujours si nous
avions besoin de quelque chose. Son père était menuisier,
mais sans le sou, je m’en souviens8. »
Selon Leonore, Elfriede travaillait avant la guerre comme
couturière pour un fourreur juif. Puis, en 1942, les Juifs de
Leipzig furent jetés à la rue et envoyés aux camps de la
mort de Treblinka et Auschwitz. « Nous les avons tous vus
partir, ajoute Leonore, certaine qu’Elfriede les avait vus elle
aussi. Nous ne savions pas où ils allaient, mais nous avions
des soupçons. »
Les fourreurs disparus, Elfriede a d’abord continué la
couture. Son dossier indique qu’elle a ensuite été
surveillante dans une usine de munitions de la ville qui
employait la main-d’œuvre servile de Ravensbrück. Puis
elle fut conscrite : après quelques jours de formation comme
maître-chien, elle commença à travailler au camp.
Les déménageuses n’étaient pas les seules détenues à
mépriser les conscrites qui firent leur apparition dans le
camp en 1944. Krysia Czyż raconta à sa famille que les
nouvelles gardiennes étaient de moins en moins qualifiées :
Une chef d’équipe un peu maligne peut facilement se les concilier.
Désormais, beaucoup se plaignent du boulot et de la nourriture, et elles
nous parlent parce qu’elles ont peur. Si vous voyiez les gardiennes
essayer de flatter la cuisinière polonaise pour avoir du rabiot ! Elles
volent des asperges au jardin et des pommes au verger. Elles se battent
pour être dans de meilleures équipes de travail, et les gardiennes des
ateliers volent les tranches de pain distribuées à minuit aux détenues.

Les détenues les entendaient parler de leurs maisons


bombardées, ou de la perte d’un père, d’un frère ou d’un
mari tombé sur le front. Des gardiennes arrivaient même
enceintes, raconte la détenue coiffeuse Edith Sparmann, qui,
à l’Appell, vit l’une d’elles se déchaîner sans raison sur une
détenue juive. La même gardienne est venue ensuite la voir
pour se faire coiffer.
« Parfois, elles venaient juste pour ça. Mais j’ai dit à cette
fille que je ne voulais pas la coiffer, que ce que j’avais vu ne
m’avait pas plu. Je lui ai dit de réfléchir à l’effet que cela
pouvait avoir sur son bébé à naître, sur la santé physique et
morale de cet enfant. Elle a été chamboulée et s’est mise à
pleurer9. »
Lotte Silbermann, serveuse à la cantine, remarqua aussi
que la conduite des SS se dégradait. Désormais il y avait
toujours des beuveries. Le peloton d’exécution – Pribill,
Pfab, Schäfer et Conrad – débarquait à la cantine pour leur
supplément de nourriture, qui consistait généralement en
une énorme escalope viennoise accompagnée de vin,
schnaps et cigarettes, « à volonté ».
Les détenues qui les servaient étaient terrifiées. Une fois,
raconte Lotte, Pribill est passé derrière le comptoir, a sorti
un petit revolver et « l’a pointé sur la nuque de mon amie
Lottie Guttmann : “J’appuie sur la détente ?” Ils sont partis
boire ailleurs. Ils ont ouvert la fenêtre et, l’un après l’autre,
ils ont vomi dans l’herbe. Ce sont les Témoins de Jéhovah
qui ont dû nettoyer tout cela10. »
Edmund Bräuning, le bras droit de Suhren, organisait ses
orgies à la cantine, et ses gardiennes favorites étaient
toujours de la partie, notamment Rosel Laurenzen et
Dorothea Binz, qui se « disputaient farouchement son
affection », explique Lotte. « Et nous devions assister à tout.
Ils fumaient, buvaient et ne mangeaient que ce qu’il y avait
de mieux. On devait aller leur chercher à boire discrètement,
afin que les autres SS ne remarquent rien. On recouvrait tout
d’un linge. »
Un dimanche matin, Bräuning passa au bunker chercher
un groupe de détenus – des hommes – qui devaient être
pendus. Bräuning les emmena jusqu’à un wagon vert, dans
lequel il grimpa à son tour, quand Binz est apparue. « Elle
est arrivée en courant et en criant : “Attends-moi, attends-
moi. Je veux voir ça !” »
La Kameradschaftsabend SS – la soirée de camaraderie –
avait lieu une fois par mois. Suhren ouvrait la soirée en
marmonnant quelques mots, « mais il ne savait pas parler, et
le maître de cérémonie pour le reste de la soirée était
Bräuning, qui ne tardait pas à être complètement soûl,
passant d’une table à l’autre, toujours suivi de Binz,
tellement elle était jalouse – et Bräuning était marié et père
de trois enfants ». La plupart des dirigeants SS venaient
avec leurs épouses, mais pas Bräuning.
Très vite, tout le monde était ivre. Plus personne ne se
contrôlait. « Dans ces occasions, nous, les serveuses,
subissions des choses répugnantes. Suhren s’arrêtait, mais
les autres continuaient de boire jusqu’au matin. »

Après leur journée de travail, l’équipe de déménagement


regagnait comme d’habitude son block-taudis où, au début
de l’été, l’anarchie croissait. Une bande ukrainienne de
« gosses de rue » s’était aménagé un territoire derrière un
tas d’armoires qui pourrissaient au soleil. Dans les blocks, la
paille sortait des matelas, et les châlits « ressemblaient à une
porcherie », mais pour égayer les lieux le « groupe des
comtesses » couvrit les carreaux cassés de chiffons rouges.
Même ici, la dégradation avait ses avantages.
Le surpeuplement était tel dans les blocks qu’aucune
gardienne ne pouvait se glisser entre les châlits. Les
contrôles étaient rares, et les Françaises pouvaient amasser
leurs trésors dans les matelas : un foulard, une pomme de
terre de Katya, un crayon. Avant de dormir, elles
s’asseyaient en tailleur l’une en face de l’autre pour
s’épouiller, écrasant les poux entre leurs ongles tout en
rapportant les derniers ragots.
Les Françaises plus âgées commencèrent aussi à
s’organiser. Un groupe d’intellectuelles se forma, avec
Émilie Tillion, la mère de Germaine, qui depuis son châlit
donnait des cours d’histoire de l’art et de culture française.
Dans le même temps, Annie de Montfort (née Arthémise
Deguirmendjian-Shah-Vekil ; en 1915, ses parents avaient
fui le génocide arménien en Turquie) instaura des
séminaires sur l’histoire de la Pologne. En 1919, Annie
avait fondé l’Association France-Pologne à Paris et, sous
l’occupation nazie, cofondé avec son mari Henri de
Montfort le journal clandestin La France continue, qui
conduisit à son arrestation. Les intellectuelles françaises
joignirent leurs forces aux Polonaises qui partageaient leur
état d’esprit pour créer au sein du camp une « association
internationale » destinée à promouvoir les liens culturels
entre tous les groupes de détenues. Le chaos permit aux
femmes de construire une communauté plus soudée que
jamais, rapporte Maria Moldenhawer, l’une des
organisatrices. Les « déléguées » de chaque pays projetaient
de poursuivre leur travail après la guerre, « mais en raison
de la mort de certaines des personnalités les plus
marquantes du groupe, et pour d’autres raisons, ce ne fut
pas possible11 ».
De toute évidence – et contrairement à ce que croyait
Suhren –, toutes les Polonaises ne détestaient pas les
Françaises, même si, en tant que groupe national, elles
continuaient de dérouter les autres détenues. Francophile,
Maria Moldenhawer semble avoir été pourtant incapable de
trancher. Certaines Françaises étaient « les pires filles de la
rue », tandis que les politiques, « issues d’une nation qui
n’avait pas connu la captivité, s’opposaient souvent aux
ordres des autorités, avec beaucoup d’audace, voire de
bravoure, mais imprudemment ».
Maria Moldenhawer pensait peut-être à Jacqueline
d’Alincourt, du « groupe des comtesses », qui au début de
l’été 1944 eut l’« audace » de s’opposer aux tentatives des
autorités pour envoyer des Françaises travailler dans les
bordels.
Dans l’été 1944, les trois nouveaux bordels de camp de
Himmler étaient opérationnels, mais la pénurie de bonnes
recrues était devenue critique. Les asociales allemandes qui
arrivaient maintenant à Ravensbrück étaient presque toutes
trop décrépites pour faire l’affaire. En décembre, les
Polonaises avaient protesté contre les essais pour les
recruter12, comme l’avaient fait les Russes et les
Ukrainiennes. Sur ce qui se passait dans les bordels des
camps pour hommes circulaient des horreurs telles que peu
de détenues étaient tentées, même si cela leur permettait de
quitter Ravensbrück, et personne ne croyait à la promesse
d’une libération au bout de six mois.
Une femme revenue en 1944 après juste six semaines
dans un bordel raconta à Anja Lundholm l’horreur des viols
et des sévices. « Tous les matins, les prostituées devaient se
lever et se laisser laver par des gardiennes. Après le café, les
SS venaient et se mettaient à violer et maltraiter les femmes.
Et tout cela seize heures par jour, avec deux heures et demie
seulement pour le déjeuner et le dîner13. »
Friedericka Jandle, Autrichienne travaillant au
Schreibstube, avait une amie viennoise qui se porta
volontaire. « Elle croyait qu’elle serait libérée si elle
acceptait. J’ai essayé de l’arrêter, mais elle m’a dit : “Je n’ai
rien à perdre.” Six mois plus tard, elle est revenue. Elle était
finie. Totalement usée. Détruite. Elle a dit qu’elle regrettait
de ne pas m’avoir écoutée14. »
Les nouvelles Françaises, cependant, n’avaient pas
encore appris la vérité, et les SS trouvèrent des recrues
parmi les volontaires et les prostituées tirées des bordels
français.
« Au début, elles ne comprenaient pas, ces femmes »,
m’explique Jacqueline d’Alincourt. Âgée de dix-neuf ans à
son arrivée – grande, élégante, de souche aristocratique –,
elle fut horrifiée de découvrir qu’elle partageait son block
avec des « paysannes russes brutales et des voleuses
tziganes », mais aussi « tout un bordel de Rouen ». « Elles
n’avaient aucune éducation », poursuit-elle15 :
Elles n’avaient rien à quoi s’accrocher – ni religion ni valeurs. Je me
souviens de l’une de ces malheureuses créatures couchée sur sa paillasse
et qui disait : « Pourquoi je suis ici, pourquoi je suis ici ? » Nous, dans la
Résistance, nous savions pourquoi nous étions là. Nous avions la
supériorité de l’esprit, vous comprenez. Nous avions le désir de ne pas
mourir en Allemagne et de revoir la France. Mais ces créatures ne
savaient pas pourquoi elles étaient là. Une question d’esprit.
Nous, les politiques, nous sommes donc rassemblées et avons décidé
de dresser une liste de toutes celles qui s’étaient portées volontaires. Et
nous leur avons dit de ne pas prendre ce travail : Non ! Pas question de
ça ! Nous avons été très sévères. Et avons examiné attentivement ce
qu’elles faisaient.

Dans son appartement, près de l’Arc de Triomphe, j’ai


demandé à Jacqueline si elle connaissait les noms de
certaines d’entre elles, celles de Rouen peut-être. Elle a paru
étonnée de ma suggestion et a répondu non. « Elles n’ont
pas écrit leurs Mémoires, ces femmes, reprend-elle. Et après
la guerre elles n’ont certainement pas été invitées à
rejoindre les associations de déportées. Elles n’étaient pas
dans la Résistance. »
Les prostituées françaises de Ravensbrück sont donc
aussi totalement oubliées que les Allemandes. Pas un seul
livre français de souvenirs ne donne le nom de l’une d’entre
elles ou de « volontaires », alors qu’elles furent
probablement des milliers. Certains témoignages évoquent
des actes de bonté, voire de courage, d’une « prostituée »,
mais aucune n’a pensé à lui demander son nom ou ne s’en
est souvenu.
La seule exception connue est l’institutrice Marie-
Thérèse Lefebvre, qui se souvient d’avoir rencontré une
prostituée, Simone (ce n’est pas son vrai nom), arrivée à
Ravensbrück au milieu de l’année 1944. Comme Marie-
Thérèse, Simone fut envoyée au camp satellite de Zwodau,
où, affectée à la laverie, elle faisait passer des vêtements aux
détenues pour les protéger du froid. Nous le savons
uniquement parce qu’un jour elle donna une veste chaude à
Marie-Thérèse, qui lui en fut si reconnaissante qu’elle dit
quelques mots à Simone. Elles découvrirent qu’elles étaient
toutes les deux du Havre. Marie-Thérèse raconte :
Je lui ai demandé pourquoi elle était ici, et elle a dit qu’elle n’avait pas
été arrêtée pour prostitution, mais pour avoir caché des pilotes américains
au bordel où elle travaillait. Au-dessus du cabaret, il y avait une chambre
où les Américains étaient cachés pendant que les officiers allemands
étaient avec des femmes dans la chambre à côté. Et elle m’a dit qu’elle
était tombée amoureuse de l’un des pilotes, qui avait promis de revenir la
chercher quand tout serait terminé16.

Après la guerre, Simone n’avait pas souhaité faire


connaître son histoire au Havre de peur d’être stigmatisée
comme prostituée. Or, nous le savons, des prostituées ont
joué un rôle essentiel dans la Résistance, en particulier dans
les filières d’évasion. Les aviateurs alliés se cachaient
souvent dans les bordels pour fuir la France, notamment
dans des villes portuaires comme Le Havre et Rouen, ou
encore à Toulouse, non loin des Pyrénées. Ces femmes
prenaient autant de risques que les autres résistantes, mais
n’ont jamais été reconnues. Quelques-unes trouvèrent même
ainsi leurs futurs maris.
Peu après son retour au Havre, après la guerre, Marie-
Thérèse tomba sur Simone ; son pilote américain était
revenu la chercher : « L’Américain lui avait demandé de
partir aux États-Unis avec lui et de l’épouser. Que devait-
elle faire ? Alors je lui ai dit : “Vas-y, bien sûr ! Pars en
Amérique et commence une nouvelle vie !” » L’état civil
du Havre confirme que c’est ce qu’elle a fait. Dans l’été
1946, elle épousa le militaire qu’elle avait sauvé et partit
vivre avec lui outre-Atlantique.

En avril 1944, les effectifs recommencèrent à augmenter,


avec autour de 4 000 nouvelles détenues enregistrées et un
taux de mortalité mensuel de 90 pour 1 000 dans le camp
principal. Parmi les dernières arrivées, se trouvaient un
groupe de Majdanek, avec d’autres médecins et infirmières
de l’Armée rouge, ainsi que 473 Tziganes transférées
d’Auschwitz. Il y avait également des partisanes italiennes,
des Slovènes, des Grecques, des Espagnoles, des Danoises,
3 Égyptiennes et 7 Chinoises qui, peut-être pour cause de
mariage ou de déplacement, ou pour avoir aidé la
Résistance antinazie, avaient été raflées et déportées à
Ravensbrück. Et enfin, 2 autres Britanniques : une nounou,
Mary O’Shaughnessy, qui travaillait dans une famille en
Provence quand elle avait été arrêtée pour aider à cacher des
aviateurs alliés ; et Julia Barry, d’origine hongroise, arrêtée
sur l’île de Guernesey, dans la Manche, pour avoir signalé à
Londres les mouvements des troupes allemandes.
À la fin du mois, le camp comptait vingt et une
nationalités, et la Lagerstrasse résonnait d’une multitude de
langues. Personne ou presque ne se comprenait ; les
gardiennes ne comprenaient certainement pas les détenues,
ni les détenues les gardiennes. Peut-être est-ce parce
qu’elles ne les comprenaient pas qu’au milieu de 1944 les
gardiennes se mirent de plus en plus souvent à frapper les
détenues au visage.
Peu après son arrivée, Mary O’Shaughnessy fut appelée
hors de son block par une gardienne qui lui parla en
allemand : « Comme je ne comprenais pas, elle m’a envoyé
deux coups de poing à la mâchoire et m’a cassé quelques
dents. Puisque j’étais encore debout, elle est revenue à la
charge et m’a cassé le nez. J’ai vu beaucoup de SS frapper
les détenues au visage avec leurs fouets. » Les gardes,
hommes ou femmes, frappant les détenues étaient « chose
trop courante pour qu’on se donne la peine de les
remarquer17 ».
C’est le nombre croissant d’enfants dans le camp qui
changea le plus l’atmosphère.
Au début de l’été 1944, il était courant de voir des enfants
à l’appel, « parfois habillés comme des poupées », raconte
Maria Moldenhawer. Certains étaient arrivés d’Auschwitz
avec le dernier transport tzigane ; d’autres étaient les enfants
de « Juifs protégés » – 64 au total – venant de Belgique et
des Pays-Bas. En semaine, les enfants restaient la plupart du
temps dans leurs blocks ; le dimanche, ils jouaient dehors,
lançant des cailloux, ou se courant après. Les gardiennes se
joignaient parfois à eux. Certains s’allongeaient avec leurs
mères, sous le regard triste d’autres mères qui songeaient
aux enfants restés derrière elles.
Micheline Maurel écrivit des poèmes pour aider les mères
à supporter leur chagrin. Une Française qui avait laissé deux
bébés dans son pays lui demanda d’écrire un poème sur son
amour pour eux et le lut les larmes aux yeux. Une autre
jeune maman qui se languissait de sa fille pleura en serrant
dans sa main les vers de Micheline.
Quelques mères affligées adoptèrent au camp des
orphelins et devinrent leurs « mamans du camp », les
habillant de jolis vêtements et de colifichets « organisés ».
La Française Odette Fabius adopta une orpheline tzigane
aux cheveux noirs de jais, avec laquelle elle partageait sa
paillasse. La Belge Claire van den Boom adopta Stella
Kugelmann, petite brune arrivée d’Anvers en janvier, mais
Stella eut aussi d’autres mamans du camp : au moins quatre,
se souvint-elle plus tard.
Au début de l’été 1944, Claire emmena Stella voir sa
mère, hospitalisée sitôt internée et maintenant moribonde.
« C’était une journée grise, comme aujourd’hui », dit Stella
qui habite, en périphérie de Saint-Pétersbourg, un petit
appartement tout simple et rempli de poupées.
Je me rappelle que Claire est venue me chercher un jour et m’a
demandé : « Tu veux voir ta mère ? » Elle m’a conduite dans un autre
block où ma mère se tenait derrière la fenêtre. Je la voyais. Elle m’a paru
la même, mais elle avait des cheveux touffus.
Et elle avait fabriqué deux petits jouets avec des bouts de feuille
métallique. On ne pouvait pas se parler à travers la fenêtre, mais elle m’a
souri. Bien entendu, je n’ai pas vraiment compris ce qu’il se passait mais
j’ai été très heureuse.
Je l’ai vue une autre fois. C’était différent. Quelqu’un est venu me
chercher – peut-être était-ce de nouveau Claire – et m’a emmenée sur
l’Appellplatz : « Regarde, ta mère est là. » Cette fois, je n’ai vu personne
qui lui ressemblait – une silhouette peut-être.

Stella pense aujourd’hui que c’était juste pour permettre à


sa mère de voir une dernière fois sa petite fille avant de
mourir. « Je me souviens de Claire me disant plus tard : “Tu
sais, ta maman a été brûlée.” »
Claire fut envoyée dans un camp satellite, et une autre
mère de camp, Rosane Lascroux, s’est occupée de Stella
pendant quelque temps. Stella aimait Rosane. « Elle était de
Paris. » Plus tard, Rosane a écrit ses souvenirs de leur
amitié, et Stella en reçut une copie.
Claire était la maman de camp de Stella. Elle aimait la fillette et était
tout le temps avec elle. Mais elle n’a pu rester parce qu’elle a été envoyée
dans les mines de Silésie. C’est alors que Stella a commencé à manger et
dormir dans notre lit.
Je me souviens qu’on lui lavait la figure et qu’on lui faisait des
boucles. Elle ne pleurait jamais et semblait tout comprendre.
Elle était exceptionnellement intelligente pour son âge. Je lui parlais en
français et je comprenais l’espagnol. Une fois elle m’a dit qu’elle ne
voulait plus revoir les Allemands parce qu’elle savait qu’ils avaient tué
ses parents.
Comme tous les enfants, elle avait peur des gardiennes, surtout de Binz
et de la policière Knoll18, qui criait toujours après les enfants.
Stella explique n’avoir presque aucun souvenir de tout
cela. Ce qu’elle sait de sa vie au camp, ce sont les autres qui
le lui ont raconté.
Elle lit un billet que sa mère a écrit du camp à un ami
Herr Lepage, en Belgique. Ce dernier l’avait gardé avec le
rosaire de Rosa Kugelmann et les lui a donnés bien après la
guerre. La lettre a été visiblement sortie en fraude, parce
que ce n’est pas le papier officiel du camp. Le cachet de la
poste indique Fürstenberg. En haut du billet, Rosa a écrit
son matricule, 25 622, et celui de Stella, 25 621 : « Je vous
envoie mes salutations, et j’espère que ma lettre vous
trouvera en bonne santé. Vous trouverez un colis avec cette
lettre, et je vous demande une grande faveur… » La suite
est abîmée, impossible à lire. Stella ne sait pas ce qu’était ce
colis, ni la faveur que sollicitait sa mère. La date de la lettre
révèle qu’elle a été écrite juste avant sa mort, le 14 juillet
1944.
24
Retrouver
Au début de l’été 1944, Bernard Dufournier commençait
à désespérer de revoir Denise. Cela faisait près d’un an que
sa sœur avait été arrêtée et il ne savait toujours pas où elle
était. Leurs parents étant morts, peut-être se sentait-il
particulièrement responsable de son unique sœur, et il
remua ciel et terre pour tenter de la retrouver.
Diplomate, Bernard était bien introduit. Il avait même
réussi à aborder le cas de Denise avec le président par
intérim de la Croix-Rouge internationale, Carl Burckhardt,
qui répondit ne rien savoir de son sort mais, étant en contact
avec la Croix-Rouge allemande, promit de le lui faire savoir
s’il apprenait quelque chose1.
Compte tenu de ce que l’on sait aujourd’hui de Carl
Burckhardt, du CICR et de l’Holocauste, cette réponse en
deux lignes à Bernard Dufournier est glaçante. Visiblement,
il ne pouvait pas intervenir au nom de Bernard, ce qui ne
l’avait pourtant pas empêché de profiter de sa position
unique pour en appeler directement à Himmler afin
d’obtenir la libération de son amie, la comtesse Karolina
Lanckorońska. Bien plus troublant encore est son
empressement, encore à cette époque, à se référer à la
Croix-Rouge allemande, comme si le CICR pouvait lui faire
confiance.
Dans l’été 1944, sous la pression internationale
croissante, le CICR ne pouvait plus se dérober. Il intensifia
ses efforts pour envoyer des colis dans les camps, mais une
fois encore Himmler n’eut aucun mal à les déjouer : 250
colis seulement étaient parvenus à Ravensbrück, et tous
avaient été pillés au passage par les SS. Le seul camp que
les délégués du CICR avaient été autorisés à inspecter était
le « camp modèle » de Theresienstadt. Là, les
accompagnateurs de la Croix-Rouge allemande emmenèrent
les visiteurs suisses voir les blocks-vitrines et parler avec les
détenus dûment préparés, pour être sûrs qu’ils enverraient
des rapports élogieux à Genève.
Dans le même temps, le CICR était inondé d’appels à
l’aide de parents terrifiés à travers l’Europe entière.
L’approche du D-Day avait exacerbé la peur que, sitôt les
Alliés débarqués, Hitler n’exerce des représailles contre les
prisonniers, voire ne les massacre. Mais tous ceux qui
allaient aux nouvelles à Genève recevaient la même
réponse : on ne pouvait rien leur dire.

Alors que les familles essayaient de retrouver leurs


parents disparus, les femmes de Ravensbrück multipliaient
les efforts pour les contacter. Pour tout le monde, au camp,
il était clair que les jours de Hitler étaient comptés et que la
libération approchait, mais jamais les femmes n’avaient eu
pareille peur.
Les dernières arrivées de Pologne apportaient de bonnes
nouvelles sur l’évacuation des camps de l’Est devant la
progression du front soviétique. Mais les mêmes parlaient
d’autres atrocités commises par les Allemands avant
l’évacuation. Une Polonaise venant de Majdanek avait été
témoin en novembre de l’exécution de 17 000 Juifs en un
jour. Les Tziganes d’Auschwitz racontaient que leur camp
avait été entièrement brûlé et que 20 000 des leurs –
hommes, femmes et enfants – avaient été tués.
Les prisonniers l’avaient bien mieux compris que le
monde extérieur : quand Hitler sentirait la fin venir, il les
massacrerait ou s’en servirait comme otages. En ce cas, ils
ne pourraient compter que sur eux, puisque personne ne
savait où ils étaient.
Chaque nationalité recherchait des nouvelles de son
propre front, épiant les gardiennes ou jetant un coup d’œil
sur la presse allemande. La danseuse polonaise Ojcumiła
Falkowska travaillait désormais aux cuisines des officiels
allemands évacués de Berlin et relogés temporairement dans
les bois de Ravensbrück2. Là, elle avait l’occasion
d’entendre les informations de la BBC qu’écoutaient les
Allemands, et transmettait ce qu’elle apprenait.
Celles qui avaient la chance de recevoir du courrier de
leurs familles recherchaient des indices dans les lettres
censurées. Depuis son arrivée en 1943, Micheline Maurel
avait écrit tous les mois à son père, à Toulon, mais elle
n’avait jamais eu de retour. Puis, en mai 1944, elle reçut une
enveloppe, mais elle avait été ouverte, et le censeur avait
tant découpé qu’il ne restait qu’un « minuscule carré de
papier » avec la signature de « Papa3 ».
Micheline reçut à intervalle rapproché deux colis de
vivres. Le premier avait été éventré avant de lui parvenir et
il ne restait qu’une « petite boîte de pâté […] et quelques
bâtons de chocolat fourré ». Elle partagea le pâté avec ses
amies et cacha le chocolat dans son sac qu’elle glissa sous
sa paillasse, pour le manger le lendemain : « Le matin, il n’y
était plus. » Son amie Michelle reçut un colis avec « des
œufs, dont un seul n’était pas cassé ». Micheline et elle se le
partagèrent4.
D’autres avaient appris qu’il leur serait possible de
recevoir des colis si la Croix-Rouge internationale
connaissait leurs noms et matricules. Un groupe de
Polonaises avaient réussi à les faire passer par des
prisonniers de guerre rencontrés dans une colonne de travail
à l’extérieur. Des colis étaient arrivés à leurs noms mais,
comme tous les colis, ils avaient été pillés avant de leur
parvenir. On voyait les gardiennes manger le chocolat de la
Croix-Rouge et fumer des cigarettes américaines.
La plupart des femmes savaient cependant que personne
n’avait encore la moindre idée de ce qu’elles étaient
devenues. Avec l’avancée des fronts, même le courrier
officiel serait bientôt interrompu, et leurs familles en
déduiraient tout simplement qu’elles avaient disparu. C’était
leur plus grande crainte. Tout en allant aux nouvelles, les
détenues cherchaient les moyens de faire connaître leur
histoire. Beaucoup enfouirent dans le camp des objets de
valeur avec des billets et des photos, dans l’espoir que
quelqu’un les retrouverait un jour, ou encore racontèrent
leurs aventures à une amie en espérant qu’elle leur
survivrait si elles devaient disparaître.
Milena Jesenská avait confié son histoire à Grete Buber-
Neumann bien avant de comprendre qu’elle allait mourir.
Tout au long de l’hiver 1943-1944, sa santé avait continué à
se dégrader ; en avril, on lui diagnostiqua un nouvel abcès
au rein. Le Dr Treite l’opéra à nouveau, mais il était trop
tard. Un jour, Milena se leva et se rendit à son bureau de
l’hôpital : « Elle voulait simplement s’asseoir à sa table et
apercevoir la liberté à travers les barreaux de la porte du
camp. Mais ce ne fut qu’une brève rémission. Elle perdit
bientôt la force de se lever de son lit. […] “Regarde la
couleur de mes pieds. Ce sont les pieds d’une mourante5” »,
dit-elle à Grete. « Grâce à toi, je peux continuer à vivre6. »
Entourée de ses amies tchèques et de Grete, Milena
mourut le 17 mai 1944. Elle fut placée dans un cercueil.
Quand la colonne des morts arriva, Grete fut autorisée à
accompagner le corps sous la bruine jusqu’au crématorium.
Deux hommes, des triangles verts « avec des têtes d’aides-
bourreaux », soulevèrent le corps et dirent à Grete : « Tu
peux l’empoigner franchement, de toute façon, elle ne sent
plus rien7 ! » Le Dr Treite écrivit plus tard au professeur
Jesensky, lui disant qu’il pouvait lui faire envoyer les
cendres à Prague.

De toutes les détenues, les « NN » étaient celles qui


avaient le plus à craindre de disparaître. L’intention
expresse de Hitler était que ces prisonniers « disparaissent
dans la nuit et le brouillard ». Peut-être parce qu’elles
avaient compris qu’elles n’en réchapperaient probablement
pas, ces femmes firent plus qu’aucune autre pour préserver
leur histoire et celle du camp. Beaucoup de ces femmes
« NN » – Armée rouge, Yougoslaves, Belges et
Néerlandaises – recueillaient des informations et essayaient
de les analyser. Germaine Tillion poursuivait son enquête en
ethnologue.
Au fil des mois, elle s’était constituée un réseau
d’informatrices à travers le camp. Elle n’y serait pas
parvenue sans l’aide d’Anise Girard, qui fut pour elle un
soutien physique, aussi bien qu’une intermédiaire. Parlant
couramment allemand et sympathisante communiste, Anise
sut gagner la confiance de quelques-unes des
« aristocrates » les plus puissantes et les mieux informées
du camp : les secrétaires détenues. Certaines d’entre elles
étaient au camp depuis si longtemps qu’on les considérait
presque comme des SS et qu’elles se conduisaient comme
telles, trop occupées à survivre pour lâcher des
informations. Mais d’autres observaient les SS « comme des
vieux rats » et transmettaient ce qu’elles savaient : listes
d’arrivées et de départs, de mortes et de malades. Germaine,
à son tour, les mettait en lieu sûr, sans même dire où à
Anise. « C’était un très grand secret, mais j’ai découvert une
cachette sous une planche du toit mal fixée, au-dessus de sa
paillasse », raconte son amie.
Germaine eut vite fait de monter un véritable système :
les « vieux rats » lui apportaient tous les jours leurs listes,
tout comme le personnel de l’hôpital. Elle annotait les
documents, les analysait puis les cachait.
Elle récupéra d’abord le nombre de femmes comptées à
l’Appell du matin ainsi que les matricules des dernières
internées. En juin 1944, par exemple, Germaine sut que le
camp comptait 30 849 femmes et que la toute dernière
enregistrée avait le matricule 42 158. Elle supposa que la
différence entre les deux chiffres représentait le nombre de
femmes envoyées dans les camps satellites ou transférées
ailleurs. N’ayant pas le moyen de savoir combien étaient
effectivement arrivées dans les camps satellites, elle n’avait
cependant aucune certitude.
Un deuxième ensemble de listes, du Revier et des
bureaux, indiquait le nombre de mortes, mais ces chiffres ne
correspondaient jamais. En mai, par exemple, elle reçut le
chiffre de 151 mortes de ses contacts à l’hôpital, mais de
191 de l’administration. Elle en déduisit que la différence de
quarante devait représenter le nombre d’exécutions, que
l’hôpital n’enregistrait pas. Mais une fois encore, comment
en être sûre ?
Et qu’en était-il des mortes au bunker ? On les disait en
augmentation. Et les « vieux rats » n’avaient pas non plus
de listes des femmes qui partaient dans les transports noirs.
Dans ce dernier cas, Germaine devait s’en remettre aux
rumeurs du Revier, où l’on disait que l’Idiotenstübchen était
évacué tous les quinze jours.
À cette époque, sa réputation d’intellectuelle allait
croissant, et certaines personnalités respectées dans le camp,
dont Grete Buber-Neumann, souhaitèrent rencontrer
Germaine Tillion. De même que Milena Jesenská avait
confié le récit de sa vie à Grete avant de mourir, celle-ci
voulait transmettre ce qu’elle savait à une confidente fiable,
et elle choisit Germaine.
Juste avant le D-Day, au sommet d’un châlit, avec Anise
Girard coincée entre elles pour leur servir d’interprète, les
deux « sages » du camp se rencontrèrent. Grete fut la
première à parler. Des heures durant, elle raconta à
Germaine son expérience des horreurs du communisme
stalinien et des camps en Sibérie. Toutes deux comparèrent
l’expérience de Grete à ce qui se passait à Ravensbrück. Du
fait de ses sympathies communistes, Anise ne voulait pas
croire que les camps staliniens fussent aussi terribles que
Grete le rapportait. « Mais Germaine était convaincue que
Grete disait la vérité et s’efforçait de retenir chacun de ses
mots8. »
Grete avait raconté son histoire « phrase par phrase », dit
Germaine, évoquant leur rencontre après la guerre :
« Hantée comme nous toutes par la volonté de faire survivre
ce qu’elle savait, elle raconta méthodiquement9. »

Aucun de ces groupes n’avait mieux réussi que les lapins


polonais à faire connaître ce qu’elles savaient. Au printemps
1944, cependant, la peur que le monde n’eût pas reçu leurs
informations tourna à l’obsession. Certes, elles savaient
qu’une partie de leur histoire était déjà connue en
Angleterre parce que des camarades polonaises arrivées
depuis peu avaient entendu parler des atrocités de
Ravensbrück par la radio polonaise clandestine, Radio Aube
(SWIT).
Mais Krysia s’inquiétait, se demandant quelles
informations étaient sorties et qui les avait reçues ou pas.
Dans une lettre, elle demande à sa famille « quelles
enveloppes manquent ».
De prime abord, la raison de cette angoisse soudaine n’est
pas très évidente. Une autre lettre où elle parle pour la
première fois de la possibilité de recevoir des colis de la
Croix-Rouge nous donne pourtant un indice. En ce début
d’été, Krysia, comme tout le camp, s’aperçut que certaines
recevaient des colis de la Croix-Rouge internationale de
Genève. Elle savait aussi que ce n’était possible que si
Genève avait leurs noms et matricules.
Ce qui retint son attention, c’est qu’un autre groupe de
Polonaises en avaient reçu. Comme les lapins, elles avaient
pris contact avec un groupe de prisonniers de guerre d’un
Oflag voisin, qui leur proposèrent de communiquer leurs
noms et matricules à Genève, vraisemblablement par le
courrier de la Croix-Rouge. « Les noms de ces autres
femmes ont été transmis par les Oflags », dit Krysia aux
siens10.
Krysia l’avait bien compris : l’arrivée de colis prouvait
aux prisonnières, mais aussi aux SS, que la Croix-Rouge
internationale détenait une liste d’une partie des femmes
internées. Pareille liste était manifestement une sorte de
garantie contre la « disparition ». La question qui venait à
l’esprit était de savoir pourquoi les lapins ne recevaient pas
de colis. Cela faisait un an qu’elles avaient envoyé leurs
noms et matricules. Ces listes ne seraient-elles pas
parvenues à destination ? N’auraient-elles pas été transmises
à Genève ? Il est capital qu’elles le soient, écrit Krysia, qui
explique pourquoi :
Si les noms de celles qui ont été opérées pouvaient leur être transmis
[i.e. au CICR], cela nous serait d’un grand secours ; ce n’est pas tant une
question de nourriture que de valeur morale. Les paquets sont
méticuleusement réceptionnés, et s’il en arrivait pour celles qui ont été
opérées, cela ne manquerait pas de faire impression à nos gardiens : ça
donnerait le sentiment qu’ils [le CICR] possèdent une liste de nous, ce
qui pourrait avoir un impact sur notre destin. Nous avons constamment
l’impression qu’ils veulent nous liquider en tant que preuves vivantes.
Krysia demande ensuite aux siens de reprendre contact
avec Niuś (« Apollon »), le prisonnier de guerre qui leur
servait d’intermédiaire : il pourrait leur procurer une copie
de la liste, si celle-ci s’était perdue. Niuś « a notre liste »,
écrit-elle, semblant croire qu’il a les moyens d’envoyer
directement la liste à Genève comme les garçons de l’Oflag
l’ont fait pour d’autres Polonaises. Et Krysia de conclure :
« Si l’on peut donner suite à cette idée de colis, écrivez “les
caprices des filles peuvent être satisfaits” ; ou “ne peuvent
être satisfaits” dans le cas contraire11. »
Son impatience à recevoir une réponse était d’autant plus
vive que l’Armée rouge avait presque atteint Lublin et que,
dans son idée, le courrier allait être bientôt interrompu.
« Très chers ! écrit-elle presque paniquée. Nous allons
bientôt perdre contact avec vous… »
Une fois encore, pourtant, Krysia vérifia que la
communication n’était pas encore coupée puisqu’elle reçut
des nouvelles plus positives. En avril, elle répondit en
faisant état d’un mystérieux « cousin de Suède » : « Je suis
ravie que vous ayez reçu les lettres de… Niuś… La
correspondance avec un cousin de Suède nous a comblées
de joie. » La Suède, Krysia le savait, était la base de
transmission de l’Armée intérieure polonaise. Cette allusion
montre qu’elle était rassurée : Varsovie transmettait
l’information à la Suède, qui la faisait suivre au
gouvernement polonais à Londres, lequel la transmettait à
son tour à la Croix-Rouge internationale de Genève.
C’est à ce moment-là que la correspondance de Krysia
avec sa famille fut finalement interrompue, mais au moins
eut-elle la joie de savoir que ses informations étaient
parvenues à destination et que des colis devaient suivre. Or,
rien n’arriva de la Croix-Rouge, ni en été ni plus tard.
Pourquoi ?
Nous savons que le CICR avait bien reçu les
informations. Le problème n’était pas là. De plus, non
seulement les renseignements nécessaires sur les filles
avaient été transmis par le gouvernement polonais de
Londres (et peut-être directement par Niuś), mais le délégué
du CICR sur le terrain avait obtenu confirmation des
atrocités médicales à Ravensbrück et relayait ce qu’il savait
à Genève.

En 1944, Roland Marti et ses collègues de la délégation


du CICR à Berlin recueillaient toujours plus d’informations
sur les crimes de guerre nazis. L’une de leurs meilleures
sources était les prisonniers de guerre alliés des camps qui
parsemaient toute l’Allemagne et la Pologne. Ils étaient de
plus en plus souvent utilisés comme main-d’œuvre servile,
travaillant en usine à côté des détenus des camps de
concentration. Ils apprenaient beaucoup de ces derniers, et
en faisaient part aux délégués de la Croix-Rouge qui, en
vertu des Conventions de Genève, visitaient régulièrement
leurs camps.
Une fois, un prisonnier de guerre dit à Roland Marti que
les enfants juifs étaient stérilisés à Ravensbrück ; un autre
informateur parla d’expériences médicales. De ce fait, dans
un rapport adressé à ses chefs à Genève le 12 juin 1944,
Marti dit qu’il venait d’apprendre qu’à Ravensbrück les
conditions étaient « tragiques ». En particulier, qu’on y
accomplissait des opérations sur les os et les muscles des
jambes des Polonaises, et que beaucoup pouvaient montrer
leurs cicatrices. Il ajoutait qu’à la moindre incartade les
femmes étaient abattues : dernièrement au moins 10
Ukrainiennes avaient été exécutées12.
Les prisonniers de guerre qui passèrent l’information
supposaient visiblement qu’elle pousserait à agir d’une
manière ou d’une autre, ou au moins qu’elle serait transmise
aux services de renseignement alliés, mais ils se trompaient.
Certes, Marti la répercuta à Genève, mais il savait qu’elle ne
serait jamais rendue publique : ces renseignements
semblaient sûrs, écrit-il dans un rapport à ses supérieurs,
mais on ne saurait en faire usage. Il les transmettait pour
« vos dossiers », parce qu’ils étaient de nature à éclairer la
situation.
S’ajoutant aux informations arrivant des Polonais de
Londres, ils ne pouvaient que pousser Genève à réagir d’une
manière ou d’une autre au cas des lapins de Ravensbrück.
Au second semestre 1944, en effet, le Comité décida
d’étudier la question et se demanda, notamment, s’il fallait
envoyer des colis aux victimes. Puisqu’ils avaient les noms
et les matricules, c’était à la fois possible et souhaitable,
d’autant que, suivant les mots de Krysia, l’envoi de colis
aux 77 lapins « ne manquerait pas de faire impression à nos
gardiens » et d’« avoir un impact sur notre destin ».
Le Comité décida pourtant de n’en rien faire, très
certainement parce que l’idée de « faire impression » était
tout simplement à l’opposé de ce que le CICR essayait
d’accomplir : préserver la « neutralité » était autrement plus
important. Il est fort possible que certains membres aient
craint de froisser Ernst Grawitz, le chef de la Croix-Rouge
allemande, en envoyant des paquets. Marguerite Frick-
Cramer, la juriste du Comité, eut beaucoup de mal à
accepter cette décision.
Elle fut tellement ulcérée par le grotesque et l’absurde de
cette position que – ironiquement ou sérieusement – elle
proposa que l’organisme humanitaire le plus important au
monde fasse parvenir aux femmes le moyen de soulager
leurs souffrances : « Et s’il n’y a rien à faire, et bien, qu’on
envoie à ces malheureuses de quoi mettre fin à leur jour ; ce
serait peut-être plus humain que de leur donner des
vivres13. »

Alors que le Comité international de la Croix-Rouge


étouffait l’affaire des lapins, cependant, les Polonais du
SWIT, à Milton Bryan dans le Buckinghamshire,
s’efforçaient de faire connaître la situation critique des
femmes. Non contents de transmettre les informations sur
les atrocités en Pologne, ils en firent des traductions qu’ils
envoyèrent à d’autres réseaux clandestins en France, en
Allemagne et dans d’autres pays.
Le 19 mai 1944 à 19 h 10, le SWIT lança un nouvel
avertissement aux criminels allemands. Après des brèves
sur le rôle des Polonais dans la dernière offensive en Italie
et sur l’« union fantoche des patriotes polonais » (le
nouveau gouvernement prosoviétique installé en Pologne),
la station annonça « avoir reçu du camp de concentration
pour femmes de Ravensbrück de nouveaux détails
sinistres ». S’inspirant visiblement d’une lettre secrète de
Krysia racontant la vie quotidienne au camp, la radio
ajouta :
La routine quotidienne commence à 3 heures du matin. Après trois
heures de rassemblement en plein air, la journée de travail débute avec
une demi-heure de pause pour déjeuner. Le travail consiste
essentiellement à casser des cailloux sur les routes. Des femmes sont
régulièrement exécutées suivant des listes préétablies. Dernièrement
176 Polonaises ont été abattues. Les femmes subissent des opérations
chirurgicales expérimentales : stérilisation et injections. Quand, voici
quelques semaines, nous avons décrit les conditions dans ce camp, nous
avons mis en garde le personnel allemand et appelé le monde libre à
relayer cet avertissement. La radio britannique a depuis repris cet
avertissement aux criminels allemands en le diffusant dans plusieurs
langues. Puisque ces crimes continuent, nous répétons notre appel. Les
Allemands ne réagiront qu’à la force et à la peur, et peut-être la répétition
de cet avertissement retiendra les mains du personnel et des chirurgiens
criminels de Ravensbrück14.

À la suite des précédentes émissions, les Polonaises


débarquant au camp rapportèrent avoir entendu la « radio
anglaise » avant leur arrestation. Après la toute dernière
émission, des Françaises internées depuis peu dirent avoir
également entendu cet avertissement sur le service français
de la « radio anglaise ». Wanda Wojtasik, l’amie de Krysia à
Lublin, raconte qu’au début les Françaises n’avaient pas
voulu y croire et, à leur arrivée au camp, demandèrent à voir
les lapins.
« Quand elles ont vu nos jambes mutilées, elles se sont
frotté les yeux, horrifiées. Elles n’avaient pas cru les
émissions. Quand elles nous ont vues, elles ont voulu
enfoncer le doigt dans les trous de nos jambes, et alors elles
y ont cru15. »

Probablement est-ce Ojcumiła Falkowska qui, la


première, annonça les débarquements alliés au camp16. Elle
dit l’avoir entendu sur les ondes de la BBC le 6 juin 1944 à
5 heures alors qu’elle préparait le petit déjeuner des officiels
berlinois dans leur camp temporaire des bois de
Ravensbrück.
Ce matin-là, rapporte Karolina Lanckorońska, le
Dr Treite annonça « d’une voix forte » que l’« invasion
alliée » avait commencé17. Puis il claqua des talons et
regagna la salle d’opération.
Au camp satellite de Zwodau, un groupe de Françaises
apprit le débarquement par leur Blockova polonaise, dont le
mari servait dans un régiment polonais de l’Armée
britannique. L’institutrice normande Marie-Thérèse
Lefebvre raconte : « Elle nous a rassemblées et nous a dit :
“Mesdames, j’ai des nouvelles très importantes à vous
annoncer, mais restez calmes. Les Alliés ont débarqué en
France18.” »
À Neubrandenburg, la nouvelle tomba alors que la RAF
bombardait un terrain d’aviation. Les explosions semblaient
si proches que les châlits des Françaises tremblaient. « Mon
Dieu ! Les Alliés sont déjà là », plaisanta l’une d’elles. Le
lendemain, on les emmena déblayer les ruines de
l’aérodrome. Des enfants crachèrent sur leur passage19.
Soudain, la Normandie parut de nouveau très lointaine.
L’excitation fut de courte durée. Pour la plupart des
Polonaises, la prise du Mont-Cassin, en mai, par une
brigade polonaise avait provoqué bien plus de réjouissances.
Quant aux Russes, elles s’intéressaient bien davantage à la
progression de l’Armée rouge qui avançait vers la
Biélorussie.
À l’hôpital, les mots du Dr Treite furent également vite
oubliés. « Beaucoup d’entre nous avaient déjà compris que
nous étions trop épuisées pour tenir », raconte Karolina,
dont l’amie française Dora Dreyfus se mourait d’une
inflammation pulmonaire. Dora apprit la nouvelle et s’en
réjouit : « Je lui ai promis de lui rendre visite en France
après la guerre. Moins de vingt-quatre heures après, elle
n’était plus avec nous20. »
Selon Grete Buber-Neumann, la nouvelle du
débarquement fut le « premier véritable signe avant-coureur
de la liberté » : « Toutes les détenues exultaient. » Si
seulement Milena avait pu vivre cela ! « Nos attentes, nos
projets d’avenir, nous les avions forgés ensemble… »
Buber-Neumann « pleurait à longueur de nuit21 ».

La colonne française de déménagement se réjouit de la


nouvelle, mais décida d’attendre que les Alliés soient à
Paris pour célébrer l’événement. Pour l’heure, comme le
reste du camp, elles pensaient davantage à la nourriture.
Ravensbrück était plus que jamais au bord de la famine,
mais c’était encore pire dans les camps satellites, où la
nourriture n’arrivait pas. À Neubrandenburg, Micheline
Maurel se trouvait à l’Appell derrière une Tchèque internée
depuis peu et encore « charnue » : « L’idée de cette masse
de viande devant moi me désespère et m’obsède… Mes
mains tremblent22. »
Certains jours, les cuisines du camp n’avaient aucune
réserve et ne servaient donc rien à manger. D’autres fois, on
distribuait des aliments déshydratés qui rendaient malades et
aggravaient les diarrhées. La véritable aristocratie était
désormais sans aucun doute les quelques-unes qui
recevaient des colis : elles se tenaient plus droites, et leur
peau gardait un certain éclat. Beaucoup partageaient
chocolat ou fromage en petits morceaux de la « taille d’une
noix ».
Le nombre de bouches à nourrir augmenta après le D-
Day ; de nouvelles détenues affluaient sans cesse. Le camp
n’avait jamais été aussi surpeuplé, ni la course aux lavabos
et aux latrines plus disputée ; la plomberie n’y résistait pas.
Les femmes du Schreibstube n’arrivaient plus à enregistrer
les nouvelles, si bien que l’Appell du soir fut supprimé et la
quarantaine réduite à deux semaines afin de libérer de la
place.
Début juillet se succédèrent de nouveaux transports de
Françaises. Elles n’avaient pas que des bonnes nouvelles : il
y avait des combats acharnés en Normandie ; les Anglais et
les Américains ne parvenaient pas à percer. Les nouvelles
du front est étaient elles aussi mélangées. Dans l’atelier de
couture, on trouva des preuves saisissantes du carnage en
Pologne : plusieurs détenues dirent avoir retrouvé des doigts
ou des mains entières dans les manches des soldats
allemands qu’elles étaient chargées de repriser puis de
recycler.
Une Juive hongroise arrivée à Ravensbrück rapporta que
Hitler lançait une nouvelle campagne d’extermination,
raflant tous les Juifs de Hongrie. Gemma La Guardia Gluck
avait été capturée à Budapest, où son nom avait attiré
l’attention d’Adolf Eichmann, l’homme en charge de
l’extermination des Juifs. Il reconnut en elle la sœur du
maire de New York, Fiorello La Guardia23.
Enfants d’immigrés italiens, le frère et la sœur étaient
tous deux nés à New York, mais Gemma avait épousé un
Juif hongrois, Hermann Gluck, et, dans les années 30, s’était
installée à Budapest. En 1934, Fiorello La Guardia fut élu
maire de New York. Dans un de ses premiers discours, il
avertit que l’intention de Hitler était d’anéantir les Juifs. Dix
ans plus tard, sa sœur, âgée de soixante-trois ans, échappa à
l’anéantissement parce qu’elle portait son nom.
Apprenant sa capture, Himmler donna aussitôt l’ordre de
la traiter comme une otage. À son arrivée à Ravensbrück,
elle fut internée au Block 2, un des baraquements les plus
privilégiés où elle n’avait pas à travailler et avait une
paillasse pour elle seule. Dans la quasi-totalité des autres
blocks, les détenues dormaient maintenant à trois par
paillasse, et les châlits étaient si serrés que les femmes
devaient enjamber des douzaines de corps pour trouver à se
caser. Les châlits étaient aussi encombrés dans les salles
communes, au point qu’on ne trouvait nulle part où manger
et parler.
En août, les femmes affluaient d’Auschwitz en nombre
toujours plus important : généralement des jeunes Juives qui
avaient échappé aux chambres à gaz parce que employées
comme main-d’œuvre servile. En août, un transport
d’Auschwitz apporta 49 Françaises, seules rescapées d’un
groupe de 230 non-Juives envoyées de Paris à Auschwitz
dix-huit mois plus tôt. Dans ce groupe, se trouvait une
éminente communiste française, Marie-Claude Vaillant-
Couturier, qui brossa le tableau d’Auschwitz le plus
convaincant qu’on ait fait jusque-là24.
Son point de vue était unique. Dans les années 30, Marie-
Claude avait été photojournaliste pour L’Humanité, et fut
l’une des toute premières reporters à parler des camps de
Hitler et à prendre clandestinement des photos de
prisonniers à travers les barbelés de Dachau et
Sachsenhausen. Arrêtée début 1942 pour son travail dans les
publications de la Résistance communiste, elle fut ensuite
déportée à Auschwitz. Après la guerre, son témoignage fut
jugé si précieux qu’elle fut appelée à déposer à Nuremberg.
À Ravensbrück, elle expliqua aux Françaises que leurs
compatriotes transportées avec elle à Auschwitz avaient
d’abord échappé aux chambres à gaz parce qu’elles
n’étaient pas juives. Mais beaucoup s’étaient rapidement
affaiblies et avaient alors été exterminées comme « bouches
inutiles ». On commençait par les priver de nourriture et
d’eau, et si la faim ne les tuait pas assez vite, on les gazait.
Ravensbrück fut bientôt inondé d’histoires sur les horreurs
d’Auschwitz. Certaines perçurent un mécanisme familier,
prédisant qu’avant la fin on verrait ici de semblables
atrocités.
Les femmes venant d’Auschwitz ou d’autres camps de
l’Est n’étaient pas les seules à avoir des prémonitions.
Louise (Loulou) Le Porz, médecin bordelais, arriva à
Ravensbrück en juin après un passage au camp pour
hommes de Neue Bremm, camp disciplinaire de la Gestapo.
Son transport y resta quelques jours, au cours desquels on
leur fit souvent traverser le camp, comme si on avait voulu
leur donner l’occasion d’observer le traitement brutal des
détenus. Entre autres tortures, les hommes étaient enchaînés
nus les uns aux autres, obligés de sauter en tournant en rond
pendant que les gardes les fouettaient jusqu’à ce qu’ils
soient couverts de sang et s’effondrent. Puis ils étaient à
nouveau battus et obligés de sauter jusqu’à la mort de
plusieurs d’entre eux.
Loulou confiera plus tard n’avoir jamais oublié le choc de
Neue Bremm. Ce qu’elle y avait vu lui fit toujours redouter
ce que l’avenir pouvait réserver aux femmes de
Ravensbrück.
Peu après son arrivée, le groupe de Loulou dut s’aligner
sur l’Appellplatz pour une sélection. Ce jour-là, des
industriels de Leipzig choisissaient des travailleuses
serviles. Sa cousine, Françoise Couëron, arrêtée avec elle à
Bordeaux, se tenait à côté d’elle quand un homme en blouse
blanche vint demander s’il y avait des médecins. Loulou ne
leva pas tout de suite la main : elle ne voulait pas être
séparée de Françoise, et Leipzig vaudrait certainement
mieux que ce camp. Elle n’avait pas non plus l’air d’un
médecin. « Puis je me suis dit, malgré tout, que je pourrais
peut-être aider d’une façon ou d’une autre, et j’ai levé la
main25. »
Au Revier, sa première tâche fut de dépister les maladies
contagieuses parmi les femmes d’Auschwitz. Sur la liste,
elle eut la surprise de trouver le nom de Vaillant-Couturier.
La famille de Marie-Claude était bien connue en France
avant la guerre, notamment parce que l’un de ses oncles
était le créateur du personnage de Babar. Et elle-même était
devenue célèbre comme « la dame au Rolleiflex ».
Le jeune médecin catholique avait apparemment peu de
points communs avec la fervente intellectuelle communiste.
Mais lorsque leurs chemins se croisèrent au Revier, elles
purent échanger quelques mots et n’eurent aucun mal à se
comprendre. Avant qu’elles aient eu l’occasion de cimenter
leur amitié, cependant, Loulou fut envoyée au Strafblock
pour avoir riposté à une gardienne qui lui avait flanqué un
coup de poing parce qu’elle était restée dehors lors d’un raid
aérien. La gardienne lui reprochait aussi d’être « trop
fière ».
Grande et forte, Loulou fut ensuite affectée au
déchargement des briques et du charbon. « Je me rappelle
une petite Française, Raymonde Sauvage, qui était à bout de
force. Je lui ai dit de s’accrocher à ma ceinture, et que je la
tirerais, ce qu’elle a fait, mais c’était extraordinaire parce
que je ne sentais absolument rien. Elle avait le poids d’une
âme. »

Alors même que l’été n’avait jamais été aussi chaud, une
inexplicable excitation s’empara de certains quartiers du
camp, en particulier celui des politiques allemandes. C’était
le sentiment – au départ, rien de plus – que le cauchemar
pouvait trouver une fin soudaine avant l’arrivée des armées
de libération.
Les Allemands commençaient à s’agiter. Sur le front est,
l’espérance de vie était de moins de trois mois ; presque
chaque famille avait perdu un fils, un frère ou un père. Les
bombardements paralysaient le pays ; femmes et enfants
avaient été évacués de Berlin. Les pénuries alimentaires
étaient aiguës et l’on demandait maintenant aux femmes de
déblayer les rues. Les habitants de Fürstenberg parlaient
ouvertement de ce qui se passerait quand l’Armée rouge
prendrait la ville. Beaucoup s’apprêtaient déjà à partir.
Derrière les barbelés, les camps de concentration
n’étaient pas à l’abri du climat général de panique et
d’agitation. Parmi les gardes et les travailleurs civils, il était
beaucoup question d’une forme d’implosion. Presque tous
les jours, le hurlement des sirènes annonçait des raids
aériens. Les détenues durent creuser des fossés tout autour
du camp.
Les gardes n’étaient pas les seuls à apporter des nouvelles
de la rue. Parmi les arrivantes, se trouvaient de nombreuses
détenues allemandes : des femmes qui avaient insulté le
Führer ou s’étaient plaintes de la longueur de la guerre, ou
des asociales prises dans une rafle. Auprès d’elles, les
politiques allemandes pouvaient glaner quantité
d’informations, et les mieux informées se faisaient l’écho de
rumeurs suivant lesquelles on commençait à s’agiter dans le
cercle rapproché de Hitler.
Au début de l’été 1944, Grete Buber-Neumann reçut une
lettre codée d’un proche bien introduit annonçant un attentat
imminent contre Hitler. Grete était en correspondance
régulière avec son beau-frère Bernhard, qui avait été lui-
même en camp de concentration dans les années 30 et qui
savait tromper les censeurs. Plusieurs indices persuadèrent
les femmes que l’armée était sur le point de se retourner
contre Hitler26. Bernhard avait manifestement eu vent des
bruits qui circulaient dans les cercles militaires et
diplomatiques et faisaient état d’une révolte croissante
contre le Führer.
Le 20 juillet 1944, Claus von Stauffenberg entra dans la
salle de conférence du QG militaire est de Hitler, la
Wolfsschanze, ou « tanière du loup ». Il déposa sa serviette
sous la table aussi près que possible du Führer. Un pied de
la table amortit l’explosion. Hitler en réchappa avec
quelques brûlures et en état de choc.
Un détail de l’affaire est souvent passé inaperçu : à la
clinique de Hohenlychen, à quelques kilomètres de
Ravensbrück, Nanette Dorothea Potthast était venue au
monde juste avant l’attentat. L’événement n’était pas sans
signification à cet égard. Née le 3 juin, Nanette était la fille
de Heinrich Himmler et Hedwig Potthast. Toutefois, ce
n’est pas sa date de naissance qui présente un intérêt
historique, mais la date et la localité où elle fut déclarée : le
20 juillet à Hohenlychen, et le fait que le père devait être
présent. Les spéculations sont toujours allées bon train sur
l’endroit où se trouvait Himmler le matin où Hitler faillit
être tué. Certains ont même suggéré que son absence
l’impliquait dans le complot. Le certificat de naissance de
Nanette donne une solide raison de penser qu’il était à
Hohenlychen ce jour-là, pour faire enregistrer la naissance
de son enfant27.
Himmler allait avoir bientôt une raison supplémentaire de
retourner dans la région. Le Reichsführer fut chargé
d’enquêter sur le complot du 20 juillet, et l’opération de
police fut menée depuis le centre de formation SS de
Drögen, à huit kilomètres seulement de Ravensbrück. Le
bunker du camp devait même enfermer de nombreux
conjurés au cours de leur interrogatoire. Les détenues se
souviennent de la « grande agitation » qui régnait dans le
camp quand les coupables y furent conduits en voitures
tandis que toutes les détenues recevaient l’ordre de
s’enfermer et de ne pas regarder par les fenêtres28.
La chanteuse de cabaret Isa Vermehren, qui était dans
l’aile des privilégiées au bunker depuis près de neuf mois,
observa les conjurés des cellules voisines en attente de leur
sort. Le premier qu’elle vit fut le comte Wolf-Heinrich von
Helldorf, chef de la police berlinoise, qui avait dirigé
l’expulsion des Juifs de la ville. Hitler était si furieux de sa
trahison qu’il le força à assister à la pendaison des autres
conjurés avant d’être pendu à son tour. Un jour, Isa vit dans
la cour un autre conjuré, le vieil Otto Gessler : « Il était
assis sur une chaise au soleil, plus mort que vif, avec une
expression de tristesse infinie sur le visage29. »
Les femmes, les sœurs et les filles de von Stauffenberg et
de ses proches furent bientôt arrêtées, et sa femme Nina fut
déportée à Ravensbrück. Vers la fin juillet, un des
principaux généraux de Hitler, Franz Halder, arriva au
bunker avec sa femme. Placé dans des cellules séparées, le
couple n’en fut pas moins autorisé à se dire « bonjour et
bonsoir ».
À cette époque, Helmuth von Moltke, autre otage du
bunker, commença à se rendre compte qu’il était condamné.
Sans être directement impliqué dans le complot du
20 juillet, il était enfermé au bunker depuis février pour des
accusations indépendantes de trahison : il n’en savait pas
moins que l’enquête de Himmler ferait le lien avec les
conjurés. Évoquant son avenir avec Isa, il affirma n’être pas
révolutionnaire et réprouver l’assassinat : « Il était assez
intelligent pour voir qu’un assassinat réussi n’aurait pas
donné de meilleur résultat qu’un attentat raté, rapporte Isa.
Il était d’avis que c’était à Hitler de détruire lui-même son
système pour ne laisser aux autres nationaux-socialistes
aucun argument pour se défendre. »
Il dit aussi avoir de la compassion pour les détenues, mais
craindre pour leur avenir : « L’espoir n’est pas mon
métier », dit-il un jour.
Dans les derniers jours de juillet, Isa observa plus
particulièrement « l’arrivée des trois Hoepner, toutes vêtues
dans le plus pur style de Potsdam ». Le général Erich
Hoepner, qui avait conduit l’offensive sur Moscou dans le
cadre de l’opération Barbarossa, était déjà interrogé à
Drögen. « La tante me dit qu’elle trouvait tout à fait fâcheux
que cela se fût produit juste maintenant, alors que son mari
et elle venait recevoir confirmation d’une réservation de
trois semaines dans leur sanatorium favori. Et tout cela, à
cause de son frère ! » La fille de Hoepner se demandait s’il
y avait un moyen de faire parvenir un pistolet à son père,
qu’il puisse mettre fin à ses jours. Il fut jugé les 7 et 8 août,
après quoi il fut pendu. Hitler aurait vu le film de
l’exécution.
Si la tante Hoepner fut ensuite rapidement libérée, la fille
et sa mère passèrent quatre autres semaines au Strafblock,
où la mère souffrit terriblement. Quand Isa la revit, elle était
tondue, pâle et décharnée. « La rumeur courait que son mari
l’avait fortement impliquée au cours de son interrogatoire. »
Frau Hoepner trouva cependant des amies au Strafblock,
dont le Dr Loulou Le Porz. À cette époque, elle s’y était fait
de bonnes camarades, dont la Française Mme Lelong et la
comtesse polonaise Maria Grocholska. Maria parlait
parfaitement le français et l’allemand, et faisait office
d’interprète quand les Hoepner se retrouvaient sur le châlit
de Loulou avant d’aller dormir.
Avec le recul, dit Loulou, c’est au Strafblock qu’elle s’est
fait ses meilleures camarades. D’une manière générale, dans
le camp, il n’y avait pas beaucoup de liens d’amitié entre les
nationalités. Il en allait autrement au Strafblock, peut-être
parce qu’il était isolé du reste du camp :
À l’extérieur, les femmes portaient parfois la marque de leur éducation,
mais elles disparaissaient dans la masse. Au Strafblock, on arrivait
souvent à connaître leurs noms et à les situer. J’ai ainsi découvert que
Maria Grocholska était la fille d’un prince polonais. Et le mari de
Mme Lelong avait travaillé avec de Gaulle. Mme Hoepner était aussi
adorable. C’était mon syndicat d’épouillage. Elles traquaient les poux
dans mes cheveux et dans les ourlets de mes habits. À l’époque, je me
suis dit, personne ne le croira. Une comtesse et deux femmes de généraux
qui m’épouillent30 !
Un jour, les Hoepner quittèrent le Strafblock sans que
Loulou sache où elles allaient. « Mais dans le camp, c’était
comme ça. On était toujours dans l’incertitude. Quelqu’un
vous tapait sur l’épaule, et vous ne saviez pas ce qu’il
arriverait ensuite. »

Début août, l’incertitude gagna tout le camp. Les


Polonaises attendaient désespérément des nouvelles de
Varsovie où l’on disait qu’une insurrection avait commencé,
et les Françaises entendirent que la libération de Paris était
une question de jours, mais elles n’en étaient pas sûres.
Denise Dufournier et ce qui restait de la colonne de
déménagement des Parisiennes – quelques-unes ayant été
transférées entre-temps dans celle de la peinture – furent
envoyées dans un autre block où la surpopulation était telle
qu’elles étaient quatre par lit et qu’il fallait rejoindre les
paillasses à quatre pattes ou manger la soupe à plat ventre31.
Fin août, un autre grand convoi arriva de France et les
femmes firent savoir à la cantonade que Paris était enfin
libéré. Les plus anciennes des « 27 000 » regardèrent
fascinées ces nouvelles venues françaises. Elles étaient
gaies et portaient « des robes ridicules qu’elles avaient su
adapter32 ». L’une d’entre elles avait même un foulard
Hermès, une autre un poudrier qu’elle avait réussi à passer
aux douches.
« C’était un peu de notre vie “d’avant” qui se glissait
parmi nous, en fraude, et nous nous laissions envahir par ce
souffle de France33… », dit Denise. « Qu’importait donc
notre destin personnel ? […] Nous savions que, sur toute la
France, flottait de nouveau le drapeau tricolore34. »
CINQUIÈME PARTIE
25
Paris et Varsovie
Le 8 août 1944, alors que les forces américaines n’étaient
qu’à cent soixante kilomètres à l’ouest de Paris, trois
Britanniques furent sorties de leurs cellules de la prison de
Fresnes pour être conduites en camion à la gare de l’Est.
Les chevilles entravées, Violette Szabó, Denise Bloch et
Lilian Rolfe furent placées dans un train à destination de
l’Allemagne. Dans une autre voiture, se trouvaient un
groupe de Britanniques, des hommes menottés deux par
deux.
À la gare, les hommes et les femmes s’étaient reconnus :
tous étaient membres du Special Operations Executive et
avaient été parachutés en France pour travailler avec la
Résistance. Violette Szabó aperçut Harry Peulevé, un
Britannique avec lequel elle s’était entraînée. Denise Bloch
vit son chef de réseau et amant Robert Benoist, pilote de
course français. Tous ces agents avaient été capturés avant
le D-Day et incarcérés par les Allemands dans des prisons
françaises. Ils avaient espéré être libérés par les
Américains : l’affaire de quelques jours, probablement. Au
lieu de quoi, avec des milliers de résistants français capturés
à travers l’Hexagone, ils furent expédiés dans des camps de
concentration allemands juste avant que les Alliés ne
reprennent Paris.
Au moment où les Allemands se retirèrent du territoire
français, le Führer demanda l’envoi de tous les résistants
capturés comme esclaves dans les usines du Reich. L’exode
s’accéléra de jour en jour. Dans les trois semaines qui
suivirent le Débarquement, 6 000 Français, hommes et
femmes, furent déportés en Allemagne. Les Alliés
bombardant les voies, les voyages prenaient des jours, et le
bilan était terrible. Un « train de la mort » arriva à Dachau
en juillet avec 530 cadavres. Ils avaient suffoqué dans la
chaleur ou s’étaient entre-tués en essayant de s’extraire1.
Du fait de nombreux arrêts liés aux bombardements, le
train de Violette Szabó, Denise Bloch et Lilian Rolfe
progressa lentement vers la frontière allemande. Violette
profita d’un long arrêt pour se glisser jusqu’à la fenêtre du
wagon des hommes et leur proposer de l’eau. Alors que les
gardes allemands s’abritaient au cours d’un raid aérien, elle
longea le train, toujours enchaînée à Denise Bloch. À
Soissons, le chef de gare et les infirmières de la Croix-
Rouge tentèrent en vain de convaincre le chauffeur de faire
machine arrière.
À Sarrebruck, dans un camp de transit, les femmes
retrouvèrent Yvonne Baseden, autre agent du SOE. Six
semaines plus tôt, dans le Jura, son réseau avait réceptionné
le premier largage d’armes d’une Forteresse volante
américaine et avait caché les munitions dans une laiterie,
derrière d’énormes meules de fromage. Yvonne, vingt ans,
s’y cachait également quand une patrouille allemande
approcha, la découvrit et l’arrêta. Paris étant désormais
inaccessible, elle fut envoyée directement de Dijon à
Sarrebruck. Parmi ses compagnes, se trouvaient une
comtesse française qui n’avait aucune idée des raisons de
son arrestation, un groupe de « communistes
chamailleuses » et une Britannique bossy, autoritaire,
portant l’uniforme de la Croix-Rouge française.
Lorsque ces trains partirent, les prisons de Paris
comptaient encore des milliers de détenus. Dans la crainte
que les Allemands ne les massacrent tous dans les derniers
jours, les chefs de la Résistance appelèrent à l’insurrection
sans attendre l’arrivée des Alliés. En tant que représentant
d’un pays neutre, le consul de Suède à Paris, Raoul
Nordling, tenta de négocier avec les Allemands pour que les
prisons françaises fussent placées sous protection suédoise
et appela à l’arrêt des déportations. À cette date, la ville était
privée d’électricité, les cheminots en grève, et la gare de
l’Est détruite par un bombardement allié. Mais des trains
continuaient de partir de la gare de Pantin avec des
conducteurs allemands.
Le 15 août, Virginia Lake, une Américaine de trente-
quatre ans, traversait la place de la Concorde dans un car
bondé. Un mois auparavant, elle avait aidé des aviateurs
alliés à se mettre en sécurité. Avec quantité d’autres
résistantes, elle était d’un convoi qui roulait vers Pantin. Le
chauffeur français lui dit avoir passé sa journée à transporter
des prisonniers à la gare, et qu’il en était malade. Comme si
l’on avait décidé ce jour-là d’évacuer tous les prisonniers de
Paris.
« Et les Alliés, où sont-ils ? Ils progressent ?
— Et comment ! Ils s’en sortent bien. Ils sont à
Rambouillet », à soixante kilomètres de Paris2.
À la gare de Pantin, les détenus furent entassés à soixante
par wagon. Des agents de la Croix-Rouge distribuèrent des
colis en les rassurant : « Vous n’irez jamais en Allemagne.
C’est impossible. Vous serez libérés avant. » Le convoi
transportait un total de 2 200 détenus, dont au moins
540 femmes et 168 pilotes alliés, qui lâchèrent sur les voies
une avalanche de billets à l’intention des passants.
Les arrêts et détours étaient si fréquents que les
prisonniers espéraient ne jamais arriver à la frontière. Lors
d’un arrêt, on les fit descendre et marcher des kilomètres le
long des voies bombardées. Une jeune résistante française,
Nicole de Witasse, y vit une occasion de s’évader et plongea
dans une meule de paille. Vite retrouvée, elle fut battue et
ramenée.
« Bon courage ! Vive la France ! » criaient les villageois.
Une fois de plus, le chef de gare demanda au conducteur de
s’arrêter, mais en vain. Bientôt, regardant à travers les
planches, les détenus aperçurent des pancartes allemandes et
pleurèrent. Les gardiens se détendirent. Quatre heures plus
tard, le train s’arrêtait à Weimar. Les femmes purent dire au
revoir à leurs maris, envoyés à Buchenwald. Peu après, elles
furent embarquées dans un train à destination de
Ravensbrück, qui arriva le 21 août 1944. Le 25, Paris était
libéré.

Les femmes rejoignirent le camp sous un soleil de plomb.


Par les portes, elles aperçurent des colonnes de femmes aux
allures de gnomes et d’immenses baraquements vert
bouteille dans la poussière noire. Après être restées quinze
heures entassées dans des wagons, elles réclamèrent à boire,
mais on leur répondit qu’il n’y avait pas d’eau : « Typhus,
typhus », dirent les créatures. Pas d’eau potable. On leur fit
passer un petit pot d’ersatz de café, mais il n’y avait pas de
tasses, et les nouvelles durent fouiller leurs havresacs à la
recherche de tasses ou de bouteilles ou vidèrent
frénétiquement pots de confiture ou de sucre pour obtenir
une goutte du liquide marron. D’autres détenues, regardant
le sucre et la confiture renversés, tentèrent de les racler par
terre.
Quand la nuit tomba, les nouvelles n’avaient pas encore
de block attitré. Le chaos régnait dans le camp. Les femmes
furent conduites dans une allée étroite et poussées contre
une rangée de latrines ouvertes. Se retournant, Virginia vit
une pancarte avec la tête de mort signalant les barbelés
électrifiés. La puanteur la suffoqua : elle se tenait au-dessus
de la morgue.
Dans l’allée se pressaient des centaines de femmes, qui
criaient dans toutes les langues : néerlandais, roumain,
hongrois, grec, serbo-croate et plein d’autres. Plus tard, elles
furent dirigées plus avant dans le camp. Devant elle, elles
aperçurent ce qui ressemblait à une tente géante.
D’autres, dont certaines en manteaux de fourrure, se
frayèrent un chemin dans l’allée avant de s’effondrer en
geignant. Assises sur de luxueuses valises de cuir, des mères
avec leurs enfants jetaient un regard dégoûté autour d’elles
ou gémissaient. Le bruit courut que c’étaient des Polonaises.
Françaises et Polonaises se dévisagèrent. Quelques-unes
purent échanger. Les unes apprirent qu’elles venaient de
Varsovie ; les autres, de Paris. Paris était sur le point d’être
libéré, Varsovie brûlait.
Début août, alors que Paris attendait l’arrivée des
Américains, l’Armée intérieure polonaise passa à l’action,
mais le soulèvement de Varsovie fut écrasé. Les divisions
SS de Himmler entrèrent en ville et l’incendièrent,
massacrant tout le monde sur leur passage. Dans l’allée du
camp, se trouvait Krystyna Dąbrówska, une fille de seize
ans. Trois semaines plus tôt, elle avait vu les flammes
dévorer sa maison de Varsovie. Son père, médecin, s’était
enfui par les égouts, et son frère avait été abattu. Sa mère et
elle avaient été embarquées dans un train avec des milliers
d’autres pour travailler comme esclaves de Hitler.
La première nuit à Ravensbrück, Krystyna finit par
trouver un coin où dormir : elle descendit quelques marches
et se blottit au chaud. Le matin, au réveil, elle découvrit
qu’elle avait passé la nuit à la morgue. D’autres, du même
transport, passèrent cette première nuit sous la tente géante.

Mi-août, quand elle fut installée, la tente paraissait plutôt


inoffensive avec sa grande toile blanche qui claquait au
vent. Denise Dufournier et la colonne de peinture la
regardèrent monter avec étonnement3. Elles plaisantèrent :
Serait-ce un cirque ? Un « hall d’exposition » ? Personne ne
s’attendait à voir des détenues y vivre. C’était en fait une
vieille tente militaire, et Suhren prétendit plus tard avoir
trouvé la dernière du genre en Allemagne, tant la demande
était forte pour les autres camps surpeuplés. Suhren aida
même à planter les piquets.
La tente fut dressée sur un terrain vague entre les blocks
24 et 254. En hiver, c’était un marécage ; en été, un dépôt
d’ordures infesté de mouches. Puis le bruit courut que
c’était une mesure temporaire pour abriter les dernières
arrivées : le besoin était réel parce qu’il n’y avait plus un
centimètre carré de libre à l’intérieur des murs. Dans la
plupart des blocks, les femmes dormaient à trois par
paillasse ; et dans les blocks-taudis, jusqu’à sept sur deux
paillasses. Les salles communes étaient pleines de détenues
couchées sur les tables, les bancs ou le sol. Dans le block
des Tziganes, raconte Sylvia Salvesen, les femmes
s’accroupissaient sur les lavabos « comme des poules
perchées ». La morgue était toujours si pleine que les
cadavres s’entassaient dans les salles d’eau des blocks en
attendant que la colonne des mortes vienne les chercher.
La vague d’arrivées avait été irrésistible et avait
commencé de s’accélérer bien avant la venue des femmes
de Varsovie. Les Russes progressant à travers la Pologne,
Hitler avait ordonné que tous les camps et prisons nazis
situés sur le chemin fussent évacués : aucun prisonnier du
Reich ne devait tomber entre les mains de l’ennemi. Des
milliers de détenus avaient donc été embarqués dans des
trains pour l’ouest, vers des camps situés derrière les lignes
allemandes, désormais tous submergés par l’afflux. Bien
que les Russes fussent encore à des kilomètres de la
Pologne méridionale, l’évacuation d’Auschwitz avait déjà
commencé, et les ghettos polonais étaient nettoyés – une
partie des Juifs étant envoyés à l’Ouest.
Dans le même temps, des foules de détenues allemandes
continuaient de débarquer à Ravensbrück : maîtresses de
maison qui avaient douté de la victoire de l’Allemagne,
prostituées errant dans les rues de Dresde et autres
Bettpolitische. Puis ce furent les tout derniers transports de
France, avant la Libération. On attendait prochainement les
évacuées du camp de concentration de Vught, dans le sud
des Pays-Bas.
Tout l’été, Fritz Suhren avait essayé de trouver davantage
de place, construisant de nouveaux blocks, serrant
davantage ici ou là, mais à la mi-août l’infrastructure du
camp s’écroulait. Il manquait même du personnel pour gérer
les arrivées. Les règles du camp étaient strictes : pas
question d’admettre une détenue sans remplir des
formulaires et délivrer un matricule : aussi les Françaises et
les autres durent-elles attendre dans les allées, le temps de
compléter leur dossier.
Quand commença l’afflux de Varsovie, cependant, la
bureaucratie finit par s’effondrer. La tente soulagea un peu
les choses, mais elle n’était pas assez grande pour loger
toute la population féminine d’une ville. En quelques
semaines, entre août et octobre 1944, douze mille femmes et
enfants de Varsovie devaient être mis sur la route de
Ravensbrück.

Fin août, Suhren avait refusé d’en admettre davantage.


Les femmes attendant d’être enregistrées formaient une
masse grouillante à l’extérieur – épuisées, affamées et
malades. Le terrain sur lequel elles s’asseyaient et se
couchaient ne fut bientôt qu’un champ de boue,
d’excréments et de détritus.
Les Polonaises du camp étaient avides de glaner toutes
les nouvelles possibles auprès des arrivantes. Krysia Czyż et
Wanda Wojtasik, qui avaient repris assez de force pour
marcher, avaient été chargées de garder de nouveaux fossés,
creusés hors les murs du camp pour en faire des abris
antiaériens. Ainsi avaient-elles l’occasion d’observer les
Varsoviennes, qu’elles trouvèrent dans un état désespéré.
Après dix heures dans des wagons à bestiaux, les nouvelles
avaient été abandonnées au soleil, sans vivres ni eau.
Krystyna et Wanda leur apportèrent des baquets d’eau
propre et demandèrent : « Quelles nouvelles de Varsovie ? »
À chaque fois, elles recevaient la même réponse :
« Varsovie n’existe plus. Il ne reste plus rien5. »
Des familles entières arrivaient. Bientôt il y eut des
enfants partout, courant dans les bois ou essayant d’obtenir
à manger dans les villas SS. Ils ne cessaient d’affluer, et
chaque nouveau transport semblait toujours plus chargé
d’ustensiles en tout genre. Les femmes s’asseyaient au
milieu de leurs bardas, entassés dans des valises, des cartons
ou de grandes malles.
Quand on leur demandait pourquoi elles avaient emporté
tout cet attirail, elles répondaient que les Allemands leur
avaient dit de « tout prendre » et qu’on leur avait promis la
sécurité. D’autres s’étaient livrées au pillage. Les détenues
d’une prison civile débarquèrent avec les religieuses de
plusieurs couvents. Certaines femmes avaient leurs chiens,
et Grete Buber-Neumann aperçut une femme avec un canari
en cage. L’insalubrité empirant, les SS redoutaient la
propagation des maladies et redoublèrent d’efforts pour
faire entrer les femmes, de manière à pouvoir au moins les
désinfecter en attendant leur enregistrement sous la tente.
Compte tenu des effectifs et de la masse de bagages à
traiter, les procédures habituelles pour la douche et la
désinfection étaient impossibles.
Au début, on fouillait rapidement les femmes à la
recherche d’objets de valeur avant de les envoyer sous la
tente. Voyant cela, beaucoup tentèrent d’enterrer leurs
bijoux ou de les glisser dans leurs orifices. Les gardes
finirent par dépouiller les femmes de la plupart de leurs
bijoux et vêtements de luxe, mais leur masse était telle que
des tas d’effets personnels restèrent à l’extérieur, devant les
douches.
« Clips et broches, images de la Madone et de l’aigle
polonaise, poudriers, montres et robes du soir, livres de
prières, batteries de cuisine, cuillères en argent, coupons de
tissu précieux, miroirs, édredons et violons, dessous de soie,
fichus de paysannes, tout s’entassait pêle-mêle », raconte
Karolina Lanckorońska6. Les détenues passant à côté étaient
ébahies devant ces trésors. Beaucoup se servirent.

Quand le premier groupe fut introduit dans la tente, on


annonça aux femmes que c’était le Block 25. Comme tous
les autres blocks, il eut droit à sa Blockova et à deux
Stubovas – toutes deux Polonaises internées de longue date.
La tente fut isolée et soumise à la surveillance stricte des
patrouilles de police du camp, comme si ce qui s’y passait
était secret. Mais la tente allait devenir le secret le plus mal
gardé. Un liquide brun commença bientôt à suinter sous les
rabats. La nuit, on entendait des hurlements et des
gémissements.
Halina Wasilewska, une des Stubovas, fit des croquis de
la tente et prit des notes, tenant une grille des arrivées, avec
leurs dates. La tente d’origine, explique-t-elle, était
d’environ dix mètres sur quarante pour trois mètres de
hauteur, soutenue par deux piquets au centre. Les parois ne
cessaient de s’affaisser7. Il n’y avait ni lumière ni source
d’eau. Faute d’accès aux latrines ou aux salles d’eau, on
avait disposé tout autour des caisses de bois avec des seaux
à l’intérieur. Les 900 premières arrivèrent le 23 août. Des
problèmes surgirent aussitôt parce qu’elles n’étaient pas
passées par les douches. Elles étaient sales et couvertes de
poux. La nuit, elles devaient dormir avec les vêtements
qu’elles avaient portés dans les wagons à bestiaux et à
l’extérieur du camp.
Les femmes étaient affamées, mais la distribution de
nourriture était presque impossible, faute d’ustensiles. Elles
devaient manger à même leurs assiettes, si elles en avaient.
Souvent, elles devaient se contenter de pots ou de boîtes de
conserve qu’elles ne pouvaient laver et qui sentaient le
moisi.
C’est seulement deux jours plus tard que les femmes
furent emmenées aux douches, et que les dernières affaires
auxquelles elles s’accrochaient leur furent enlevées. Elles
durent alors porter la robe de coton du camp. Mais elles
furent ensuite aussitôt renvoyées à la tente, forcées de
croupir dans la même paille puante. Tous les jours, des
gardes SS effectuaient des fouilles à la recherche d’objets de
valeur, prenant chapelets, photographies et alliances. À la
mi-septembre, il faisait encore chaud et étouffant, mais les
nuits devenaient plus fraîches. La pluie ruisselait à
l’intérieur. Les piquets penchaient sous le vent, faisant
vaciller la tente qui était à deux doigts de s’effondrer.
La tente était censée demeurer inaccessible au reste du
camp, mais les internées les observaient avec un dégoût
croissant : « Elles sont bonnes pour l’équipe des cadavres. »
Beaucoup d’autres essayèrent de les aider. Quand elles
surent que les femmes à l’intérieur mouraient de faim, les
détenues des cuisines et des bureaux tentèrent de leur faire
passer de la soupe et du pain. Anna Hand, détenue
autrichienne, fut horrifiée de ce qu’elle découvrit : « Les
fortes arrachaient le pain aux plus faibles, et beaucoup
n’avaient rien. Elles étaient près d’un millier, serrées
comme des sardines, dans un espace si petit que beaucoup
devaient s’accroupir. Certaines avaient déjà été piétinées à
mort8. »
Dans le même temps, aux portes du camp, d’autres
femmes continuaient d’arriver de la capitale polonaise mais
aussi d’ailleurs. Un groupe du ghetto de Łódź fut placé sous
la tente avec les dernières venues d’Auschwitz. Le flux des
femmes de Varsovie demeurait incessant, comme si toute la
population était méthodiquement transplantée, quartier par
quartier, de la ville dévorée par les flammes. Il semblait que
Varsovie eût été entièrement raflée : riches et pauvres,
lettrées ou non, hospices de vieillards, orphelinats,
enseignantes, comtesses et autres. Ça grouillait de tous
côtés, à la recherche d’une mère, d’une sœur ou d’un enfant,
embarqués dans d’autres wagons ou, plus probablement,
tués dans les flammes.
Le comportement de certaines Polonaises horrifiait leurs
compatriotes politiques. Wanda et Krysia remarquèrent que
beaucoup étaient complaisantes avec les Allemands,
imaginant qu’on les avait réellement conduites ici pour les
protéger. Elles semblaient ne rien comprendre à la situation,
ajoute Wanda9. Avec le tout dernier contingent, arrivèrent
des wagons entiers de biens pillés par les Allemands dans
les maisons, les églises et les bureaux de Varsovie. Le butin
était si pléthorique que des entrepôts furent ouverts devant
les murs, et que des détenues furent chargées du tri. Une
femme reconnut les rideaux de son appartement.
La vue des Varsoviennes suscita la consternation
croissante des autres détenues, notamment des Russes.
Antonina Nikiforova observa, incrédule, les manteaux de
fourrure et les caisses d’or :
Elles attendent, avec leurs grands ballots et leurs valises, les locaux que
les hitlériens leur avaient promis en les évacuant de Varsovie insurgée.
Les nouvelles nous dévisagent avec dédain. Ayant quitté leur ville
volontairement, et s’étant mises sous la protection des fascistes, elles
pensent n’avoir rien de commun avec les détenues…

Elle vit notamment des religieuses, « qu’on regarde avec


curiosité » :
De grandes croix d’or brillent sur leur poitrine. Elles égrènent leur
chapelet dans leur large robe noire […]. Bientôt tout le camp apprend
comment on enlève les vêtements des religieuses. Elles se couchent par
terre, les bras en croix, ne voulant pas quitter leurs robes et leurs crucifix.
Les SS les relèvent d’un coup de botte et arrachent les croix. Quelques
jours plus tard, on ne peut plus les distinguer des autres déportées.
Quelquefois seulement, à l’appel, on remarque une femme levant les yeux
au ciel, murmurant quelque prière, et l’on reconnaît une ancienne
« sœur »10.
Les derniers transports de Varsovie comptaient toujours
plus de femmes avec des bébés et des enfants. Leur
présence au camp faisait enrager certains SS. Un matin, la
Polonaise Sara Honigmann vit un groupe de Varsoviennes
près des douches. L’une d’elles portait un bébé. « Le chef
adjoint du camp s’approcha de la jeune femme, lui arracha
son bébé des bras et le fracassa contre le mur du camp. La
mère s’effondra, en pleurs. » Sur ce, un autre officier SS
s’en prit au premier, qui sortit son arme, obligeant le
commandant à intervenir pour régler le différend.
Karolina avait reçu de Dorothea Binz l’autorisation de
circuler dans la foule, où elle trouva des femmes si
bouleversées par ce qui leur était arrivé qu’elles étaient
incapables de répondre aux questions. Quand elles n’avaient
pas été obligées d’abandonner leurs enfants, elles les avaient
vus tués. L’une d’elles lui dit avoir laissé deux enfants
quand les Allemands l’avaient raflée, mais une autre
chuchota qu’en fait son fils était mort dans une explosion.
Pour Suhren, les enfants posaient un problème logistique
supplémentaire. Depuis l’hiver 1943, avec la venue des
Juives belges et néerlandaises, il y avait toujours eu
quelques enfants au camp ; puis leur nombre avait augmenté
en juillet, avec le transport tzigane. Le plus souvent,
cependant, on essayait d’empêcher les enfants d’embarquer
à bord des trains à destination de Ravensbrück parce qu’ils
n’étaient d’aucune utilité.
Aucun groupe de détenues n’était plus contrôlé que les
Juives d’Auschwitz, dont les enfants avaient certainement
été sélectionnés et gazés dès leur arrivée – probablement
sous la responsabilité du Dr Josef Mengele, connu pour ses
expériences sur les jumeaux.
En septembre Pola Wellsberg, Juive polonaise de seize
ans, arriva à Ravensbrück11. Elle avait été confrontée à
Mengele quinze jours plus tôt à Auschwitz12. Enfermés
dans le ghetto de Łódź, ses parents et ses quatre frères
avaient été envoyés au camp de la mort de Chelmno. Mais
elle et sa petite sœur, Chaya, survécurent parce que affectées
dans une usine de chaussures pour soldats au ghetto. Quand
celui-ci fut vidé en août 1944, elles avaient été transférées à
Auschwitz, où tous les habitants de Łódź devaient passer
devant Mengele : à sa gauche, ceux qu’il destinait à la
chambre à gaz ; à sa droite, ceux qui devaient travailler. Les
deux sœurs furent placées à gauche, « mais j’ai été retirée à
la dernière minute », raconte Pola. Jugée apte au travail, elle
fut donc transférée à Ravensbrück.
Regina Minzburg était elle aussi à Łódź avant d’être
envoyée à Auschwitz : « Nous nous dirigions vers la
chambre à gaz quand ils ont décidé subitement d’en prendre
500 de plus pour le travail. J’avais quatorze ans, mais ils ont
pensé que je pouvais travailler. » La plupart des
Varsoviennes, cependant, n’avaient pas connu cette
présélection. Elles arrivaient souvent directement de chez
elles avec biens et effets, grands-parents et enfants. Qui plus
est, beaucoup étaient enceintes.
Face à cette cohue, avec quantité de femmes qui ne
pouvaient travailler, Fritz Suhren avait peu de choix.
D’autres camps avaient également reçu des milliers de
Varsoviens. Au Stutthof submergé, le commandant reçut le
14 août 1944 un ordre du chef de l’Inspection des camps,
Richard Glücks : les Varsoviennes avec des enfants de
moins de quatorze ans ne devaient pas être admises dans le
camp ni « enregistrées sur les listes13 ». L’ordre signifiait
très certainement qu’on les écartait pour les exécuter. Fritz
Suhren reçut sans aucun doute un ordre semblable.
L’autre solution au surpeuplement consistait à envoyer les
arrivantes vers une tente plus grande. D’après le récit
d’Halina, la nouvelle était d’environ dix mètres sur
cinquante, deux fois plus grande que la première, avec des
côtés de trois mètres de haut et un toit à deux sommets.
Cette seconde tente était équipée d’une gouttière et d’un
éclairage, mais sans lumière naturelle. Elle était donc plus
sombre, d’autant que l’ampoule électrique était faible et
éclairait à peine une extrémité. La gouttière ne résista pas
aux premières pluies. L’eau ruisselait plus ou moins au
milieu, formant, au-dessus de la nappe phréatique, une
flaque permanente de cent mètres carrés. Halina signala la
fuite à plusieurs reprises, mais la gouttière ne fut jamais
réparée.
Dès le début, il n’y eut pas assez de paille pour tout le
monde dans cette seconde tente, ni rien pour se laver ou
faire la vaisselle. Des toilettes furent installées à l’extérieur,
mais on ne pouvait s’y rendre qu’en groupe, escorté par une
gardienne. Elles furent bientôt hors d’usage. Avec une
centaine d’enfants de moins de douze ans sous la tente, la
situation devint indescriptible. On disposa à l’intérieur vingt
baquets qui devaient être vidés dans des fosses creusées
juste derrière la tente et qui ne tardèrent pas à déborder.
Début octobre, les nuits étaient humides et froides. Il n’y
avait pas d’assistance médicale aux malades. L’équipe de la
tente apportait de l’eau venant d’autres blocks pour laver les
enfants, mais c’était presque impossible. Les enfants étaient
toujours plus nombreux, et la place de plus en plus disputée.
Le temps de dresser la nouvelle tente, au moins deux
femmes accouchèrent.
Tous les soirs, les autres détenues entendaient des cris
perçants. Un matin, on vit une détenue sortir et s’accroupir à
l’extérieur. Anja Lundholm l’aperçut, la tête appuyée sur un
piquet de bois.
Ses cheveux longs en bataille recouvraient sa tête et ses épaules.
Probablement étaient-ils blonds autrefois, mais ils étaient gris de saleté.
Elle tenait quelque chose dans ses bras, mis on ne voyait pas ce que
c’était. Lentement, prudemment, elle leva la tête et nous regarda passer
avec la bouilloire. Elle hocha la tête et tendit son paquet vers nous, avec
un sourire ravi. Un bébé ou, plutôt, le cadavre d’un bébé14.
26
Kinderzimmer
Karolina Lanckorońska fut une des premières à
remarquer le grand nombre de Varsoviennes enceintes.
Certaines étaient déjà mères et arrivèrent avec des enfants.
D’autres attendaient leur premier. Certaines accouchèrent à
l’extérieur du camp. Karolina demanda si elle pouvait
donner du lait aux femmes enceintes et Binz, peut-être par
pitié, accepta « parce qu’elles ne sont pas des criminelles
comme nous1 ».
La présence de tant de femmes enceintes n’était pas plus
surprenante que celle d’enfants, puisqu’il s’agissait d’un
échantillon représentatif de la population de Varsovie. Il
était impossible de repérer les femmes enceintes à
l’embarquement. Reste que le nombre élevé de grossesses
était particulièrement frappant. Karolina en vit plusieurs
vomir. Beaucoup n’étaient pas sûres d’être enceintes, mais
craignaient de l’être pour avoir été violées par les
Allemands au cours de la prise de Varsovie.
Circulant parmi elles, Karolina et d’autres entendirent
souvent parler de viol. Chaque nuit on entendait une femme
hurler à l’extérieur du camp. Quand Karolina la questionna,
elle lui répondit que sa maison avait été pillée, et qu’elle
avait vu sa fille violée par les hommes d’Andreï Vlassov.
Sur ordres de Himmler, ce général soviétique passé dans le
camp allemand avait investi Varsovie à la tête de ses
brigades de brutes russes, violant des milliers de femmes,
dont des religieuses et des écolières.
À leur arrivée à Ravensbrück, beaucoup de femmes
enceintes furent placées sous la tente, mais vivaient dans la
terreur de ce qui allait se passer. Stasia Tkaczyk, âgée de
dix-huit ans et enceinte de deux mois, cacha facilement sa
grossesse et saisit l’occasion de partir avec une équipe de
travail dans un camp satellite2. Celles qui étaient près
d’accoucher ne pouvaient partir.
Les femmes de Varsovie n’étaient pas les seules
enceintes. Dans l’ensemble, le contrôle des nouvelles était
moins strict, et la présence de femmes enceintes parmi elles
plus répandue. Une Bretonne accoucha sur la Lagerstrasse
et mourut des suites d’une hémorragie. Les femmes
pouvaient aussi tomber enceintes au camp. Elles avaient en
effet davantage de contacts avec des hommes, en particulier
dans les camps satellites, où travaillaient souvent à leurs
côtés des civils allemands et des prisonniers de guerre.
C’est néanmoins l’arrivée des transports de Varsovie qui
fit monter les taux de grossesse à des niveaux sans
précédent. En septembre, selon les services administratifs,
une Polonaise internée sur dix était enceinte. Début octobre,
12 000 femmes avaient été acheminées depuis Varsovie : on
pouvait donc s’attendre à la naissance de 1 200 bébés dans
le camp au cours des neuf mois suivants.
La nécessité de trouver une solution au nombre croissant
de femmes enceintes était évidente pour les SS. Comme tout
le monde, ils voyaient les femmes alentour et entendaient
les bébés pleurer. En octobre, on commença à voir des
femmes en contractions à l’appel, aux douches ou sous la
tente. Quand Leokadia Kopczrynska eut ses premières
contractions et s’effondra à l’Appell du matin, les
gardiennes, au lieu de la rouer de coups de pied, permirent à
ses amies de la transporter au Revier3.
Peut-être est-ce cet épisode qui incita Suhren à demander
de nouvelles instructions à Richard Glücks, à l’Inspection
centrale des camps (IKL), à moins que celles-ci ne lui
fussent déjà parvenues. Quoi qu’il en soit, nous savons en
quoi consistaient les nouveaux ordres par ce qui se passa
ensuite : pour la première fois dans l’histoire du camp, la
naissance de bébés fut autorisée. Une salle leur fut réservée
au Revier, avec le concours de sages-femmes.
« On m’a conduite à la salle d’accouchement au Revier et
j’ai tout de suite accouché », se souvient Leokadia. Une
sage-femme s’occupa d’elle et lui demanda le nom de son
bébé. « J’ai dit de l’appeler Barbara. » La sage-femme a
placé le bébé sous un robinet en disant : « Je la baptise de
cette eau et lui donne le nom de Barbara4. »
La décision d’autoriser les naissances à Ravensbrück
marqua un retournement de politique spectaculaire5. Une
des règles les plus importantes du camp avait toujours été
d’y interdire les naissances. Au départ, les femmes
enceintes étaient envoyées accoucher ailleurs, et leurs bébés
placés dans des foyers nazis pour enfants. Plus tard, quand
leur nombre augmenta, on pratiqua des avortements. Les
bébés nés vivants étaient tués. En même temps, tout était
fait pour empêcher les femmes internées dans les camps de
se reproduire. Dans les camps pour hommes, les femmes
étaient tenues à l’écart, et les officiers SS étaient sévèrement
punis au moindre contact avec des détenues. Et non
seulement les naissances étaient interdites, mais les femmes
internées à Ravensbrück servaient de cobayes pour les
expériences de stérilisation.
C’est le nombre même de femmes enceintes arrivant au
camp en octobre qui obligea à revoir cette politique. Il y
aurait eu tout simplement trop d’avortements. Percival
Treite y consacrait déjà la moitié de son temps, et le camp
n’avait pas le moyen d’en pratiquer plus. Probablement est-
ce au début d’octobre 1944 que Treite annonça le
changement au Revier. Il donna pour consignes aux sages-
femmes et médecins détenues de faire le nécessaire pour
préparer les accouchements.
Parmi les premières informées, se trouvait la puéricultrice
tchèque Zdenka Nedvedova, formée à l’Université Charles
de Prague. Les parturientes n’auraient pu tomber entre de
meilleures mains. Au début, Treite parut sincèrement
encourager une approche professionnelle et donnait le
sentiment d’approuver cette nouvelle ligne.
Sitôt le feu vert donné, infirmières et médecins se mirent
au travail. « Nous avions carte blanche pour
l’organisation », rapporte Zdenka. Très vite, fut préparée
une salle d’accouchement propre et bien équipée, avec du
linge immaculé et de l’eau chaude, du papier pour les
couches, un bon éclairage et tout le nécessaire. Le cas
échéant, la salle d’opération voisine était à disposition.
D’après les témoignages, il n’est pas certain que Barbara
fût le premier bébé à y naître. Selon Antonina Nikiforova, la
doctoresse de l’Armée rouge, le premier n’était pas
polonais, mais russe : Victoria. La Norvégienne Sylvia
Salvesen, qui travaillait comme infirmière au Revier, le
confirme mais parle d’un garçon prénommé Nicolas. La
nouvelle de cette naissance fit le tour du camp, provoquant
une grande joie. « Les femmes se répétaient : “Un enfant est
né à Ravensbrück, il s’appelle Nicolas.” »
En décembre 1946, Sylvia Salvesen témoigna devant la
cour de Hambourg : « Nicolas a été traité conne un prince. Il
a eu droit à de beaux vêtements, donnés par les femmes
arrivées au camp avec des habits de bébé qu’on ne leur avait
pas encore retirés. »
D’autres naissances suivirent « miraculeusement ».
Zdenka trouvait miraculeux que des mères malades et sous-
alimentées mettent au monde des bébés en bonne santé de
trois kilos ou plus. Une Varsovienne, Hanna Wasilczenko,
s’effondra à l’Appell au bout de trois heures. Emmenée au
Revier, elle donna naissance à un bébé de quatre kilos,
Witold Grzegorz. Pour l’Autrichienne Ilse Reibmayr,
enrôlée comme sage-femme, « c’était un miracle » que les
sages-femmes puissent baigner les mères au Revier.
Nous le faisions dans une grande bassine. Nous les déshabillions
complètement et les mettions dans l’eau. Avec un linge, nous les lavions,
savonnions et rincions des pieds à la tête. Puis elles recevaient une
chemise de nuit blanche. Nous pouvions commander des robes blanches à
l’atelier de couture, où tout le monde voulait aider. C’était formidable de
voir ces femmes soudain autorisées à donner un coup de main. Tout le
monde cousait des couches et des vêtements pour nous. Les futures mères
se préparaient à la naissance comme si elles étaient dans le meilleur
sanatorium.

Malgré le bon poids à la naissance, les doctoresses


gardaient des craintes pour la suite. Mais, dans les premiers
jours, les bébés se développaient tout à fait normalement.
En fait, la malnutrition, engendrant une rétention d’eau dans
les tissus, leur donnait de bonnes joues et les rendait
particulièrement adorables. « Ils étaient mignons, observe
Ilse Reibmayr, mais c’était une illusion, nous le savions. »
Illusion ou non, la plupart voulaient tellement y croire
qu’elles refusaient de se poser des questions. En vérité, à
lire les témoignages, on est frappé de voir que bien peu de
détenues concernées s’inquiétaient des conséquences ou se
demandaient pourquoi ces naissances étaient soudain
autorisées. Sylvia assure que les femmes s’interrogeaient,
« Qu’est-ce que ça veut dire ? », mais elles se disaient
simplement que les SS faisaient de la « bonne propagande »
car la guerre touchait à sa fin et ils voulaient « paraître
normaux ».
Les médecins du camp, quant à elles, avaient trop à faire
pour y réfléchir davantage. Après le premier bébé, expliqua
Sylvia Salvesen à la cour, il y en eut plein d’autres : « Un,
deux, trois… une vingtaine dans les premiers jours, et au
départ ils étaient encore très bien traités. » Les mères
pouvaient rester à proximité, même si elles n’étaient pas
autorisées à les voir la nuit, et que la maternité était fermée
à clé.
Treite autorisait un verre de lait aux mères juste après la
naissance et fermait les yeux quand les cuisines passaient en
douce au Revier de la farine d’avoine que l’on mélangeait
au lait. Il n’élevait pas d’objection quand le personnel était
appelé d’urgence à des accouchements ailleurs dans le
camp.
« On travaillait jour et nuit, ajoute Sylvia. J’avais toujours
mes ciseaux et du fil dans la poche. Avec ces deux objets,
on peut sauver la vie d’une femme et d’un enfant. » Une
nuit, Zdenka et elle furent appelées aux douches, où une
jeune Polonaise accouchait par terre. « Nous avons dû
laisser la mère. Nous avons enroulé l’enfant dans une
couverture et l’avons ramené au Revier. »
Mais le miracle des naissances ne devait pas durer,
poursuivit Sylvia. « Je me souviens d’un médecin me
racontant que deux bébés étaient morts une nuit parce qu’il
n’y avait pas d’infirmières avec eux : ils s’étaient retournés
et s’étaient étouffés. » Sur ce, le Dr von Metzler, un des
avocats des accusés, l’interrompit, contestant la traduction
qui avait été faite des propos de Sylvia. La traduction était
trompeuse : elle sous-entendait que les bébés avaient été
« délibérément tués » parce qu’ils ne pouvaient bouger,
alors que le témoin avait simplement dit qu’ils ne pouvaient
respirer.
Le procureur général, Stephen Stewart, tenta d’éclairer le
problème. « Le témoin a déclaré, si je puis le répéter, que
l’enfant s’est retourné la nuit et que, faute d’infirmière sur
place, il est mort, tandis que l’interprète a dit en allemand
qu’il manquait de place et était donc mort. » Et Stewart de
demander : « Est-ce satisfaisant, monsieur von Metzler ? »
Sur ce, tous les yeux se braquèrent sur l’homme qui
semblait se bercer d’illusions. Les erreurs de traduction
mises à part, tout le monde savait bien – sauf von Metzler,
apparemment – que les bébés nés à Ravensbrück devaient
être éliminés pour la simple raison qu’aucun bébé ne
pouvait vivre dans ce camp.
Himmler le savait. Le Reichsführer s’intéressait de
longue date à la manière d’élever les bébés, allant jusqu’à
donner des instructions sur la surveillance et l’alimentation
des bébés aryens nés dans les maternités SS Lebensborn.
Début 1944, par exemple, pour faire face aux nouvelles
mesures de rationnement, il avait donné l’ordre que les
bébés Lebensborn fussent nourris de bouillie à base d’eau,
plutôt que de lait.
Himmler suivit aussi de près l’éducation de ses enfants,
en particulier ceux qu’il eut de Hedwig Potthast. Début
octobre 1944, malgré son emploi du temps surchargé, il
trouva le moyen de passer une journée entière avec Hedwig
et les enfants installés à Berchtesgaden, en Bavière, le
refuge alpin des dirigeants nazis. Le lendemain, il confia à
Martin Bormann, le secrétaire particulier de Hitler, qu’il
n’avait accepté aucun coup de fil, mais s’était occupé à
« accrocher des tableaux, à faire diverses choses dans la
maison ou à jouer avec les enfants6 ». Son fils, Helge, avait
maintenant deux ans, et sa fille, Dorothea, quatre mois.
Selon une lettre écrite à l’époque par Gerda, femme de
Martin Bormann et voisine de Hedwig Potthast à
Berchtesgaden, la petite dernière de Himmler était le
« portrait craché de son père » : elle était « grande et
robuste, et tellement mignonne ! »
Dans les jours suivant les premières naissances à
Ravensbrück, Treite reçut l’ordre de supprimer les
suppléments de lait et de gruau, si bien que les mères
nourricières revinrent au régime habituel : soupe de choux
diluée accompagnée d’une tranche de pain. Très vite, elles
cessèrent d’avoir du lait, et les bébés commencèrent à
mourir de faim. L’affamement délibéré des bébés était une
technique de mise à mort pratiquée de longue date par les
nazis7. Ils l’avaient inaugurée en 1939 dans le cadre des
tueries d’euthanasie, quand on laissait mourir sciemment les
bébés handicapés physiques ou mentaux. Cette même
année, le médecin nazi Hermann Pfannmüller, un des
premiers partisans de l’infanticide par la faim déclara que
l’affamement était « plus simple et plus naturel » que le
poison ou les piqûres. Il préconisait non pas de cesser
brutalement de les alimenter, mais de réduire lentement les
rations8. C’est ce qui se pratiqua désormais à Ravensbrück :
même si les mères avaient très peu de lait, on les
encourageait à continuer d’allaiter, ne serait-ce que pour
leur donner quelques gouttes.
Dès qu’elles s’aperçurent qu’elles ne pouvaient plus
nourrir leurs bébés convenablement, elles n’eurent plus
qu’une obsession : trouver de l’aide pour les sauver.
Certaines réussirent un temps à contourner le problème.
N’ayant plus de lait, Leokadia Kopczrynska échangea aux
cuisines sa ration quotidienne de pain contre de l’eau
potable. « Je remplissais une bouteille d’eau et essayait de le
faire boire. » Naturellement, le bébé voulait du lait et refusa
l’eau. Il se déshydrata et perdit du poids.
La grossesse elle-même, explique Ilse Reibmayr, avait
déjà épuisé les mères. Au cours du transport vers le camp,
les Varsoviennes avaient souffert de terribles privations.
Beaucoup étaient obligées de vivre sous la tente ou
d’accomplir des tâches physiquement éprouvantes tout en se
contentant de rations de famine. « Le fœtus devait se nourrir
d’un organisme en survie, et les femmes souffraient elles-
mêmes de la faim au point d’en devenir folles. » Elles
n’avaient pas de lait. Pour beaucoup, c’était leur premier
bébé, et elles ne savaient comment faire. « Certaines avaient
peut-être encore quelques gouttes de lait, mais la plupart
rien. » Toujours plus désespérées, les femmes suppliaient :
« Sauvez mon enfant, sauvez mon enfant ! »
Au bout d’une quinzaine de jours, le nombre de bébés au
Revier dépassait la vingtaine. La place venant à manquer, la
salle d’accouchement fut déplacée au Block 11, au fond
duquel, avec le concours du menuisier de Fürstenberg
Helmut Kuhn, fut aménagée une Kinderzimmer, ou chambre
des bébés. Treite recruta des sages-femmes pour « prendre
soin » des bébés. Il eut du mal à les choisir. Parmi elles se
trouvait une jeune Française, Marie-Jo Wilborts.
Au début de la guerre, Marie-Jo et ses parents avaient
caché dans leur maison de Normandie des soldats
britanniques restés en rade après l’évacuation de
Dunkerque. Tous trois furent arrêtés. Son père fut envoyé à
Buchenwald. Dans l’été 1943, sa mère et elle furent
déportées à Ravensbrück. Marie-Jo commença par travailler
chez Siemens, puis en septembre 1944 fut appelée au
Revier, où elle espérait faire un travail utile. « Mes amies
m’ont aidée à m’arranger », explique Marie-Jo dans le salon
de sa maison d’Antony, en banlieue parisienne, avec des
photos de ses enfants et petits-enfants sur les étagères.
Quand elle entra au Revier, elle fut introduite dans la
pièce où Treite et Marschall étaient à leur bureau. « Il était
blond, mince, pas vilain, et portait une blouse blanche.
L’Oberschwester Marschall portait elle aussi une blouse
blanche. Treite avait déjà lu mon dossier : “Je vois que votre
père est pédiatre. Vous aurez bientôt l’occasion de le
revoir.” Mais je savais déjà que mon père était mort à
Buchenwald. »
Ils conduisirent Marie-Jo à la nouvelle Kinderzimmer du
Block 11. C’était un espace fermé de quatre mètres sur deux
et demi, en plein milieu du block, avec une seule fenêtre et
deux châlits. À cette date, les mères accouchaient encore à
l’hôpital, mais leurs bébés étaient emmenés directement à la
Kinderzimmer, où la tâche de Marie-Jo était de les installer
sur les matelas. Avec trois autres détenues – une Danoise,
une Néerlandaise et une Yougoslave –, elle devait s’en
occuper le mieux possible. Zdenka, la pédiatre tchèque,
passait tous les jours. La responsable en chef était une
infirmière SS, « Schwester Helen ».
Les bébés étaient couchés tête-bêche sur les matelas, cinq
dans un sens, cinq dans l’autre, explique Marie-Jo, dans un
grand geste – « comme des sardines ». Contrairement à
l’hôpital où les bébés étaient nés, il y avait très peu de
couvertures. « Nous avons dû plus ou moins voler des
haillons pour les emmailloter, ajoute Sylvia Salvesen. Nous
avions un bout de chiffon par bébé. » Les infirmières se
servaient aussi de chiffons comme couches qu’elles lavaient
tant bien que mal dans la salle d’eau du block, mais c’était
impossible de les faire sécher. Parfois les mères les lavaient
dans l’ersatz de café qu’on leur servait le matin puis les
faisaient sécher sur leur ventre quand elles venaient essayer
d’allaiter leurs bébés.
Au début, elles avaient la permission de dormir dans le
même block que leurs bébés – aux côtés des malades. Au
bout d’une semaine, elles devaient retourner à leur block et
venaient quatre fois par jour essayer de les allaiter, attendant
l’heure dans un couloir. Toutefois, comme elles avaient été
renvoyées au travail, les visites étaient difficiles et elles
vivaient dans la terreur de ne pas arriver à temps.
Comme celles qui les avaient précédées, ces mères
n’avaient quasiment pas de lait, mais elles venaient quand
même tous les jours et faisaient la queue dans le couloir en
sanglotant. « La jolie petite frimousse que la mère avait
connue au début ne tardait pas à se transformer en visage de
vieillard, observe Marie-Jo. Le corps était couvert d’ulcères
et de plaies. La mère était démunie. » Une prisonnière
française du Block 11 décrit les mères qui venaient voir
leurs bébés à la Kinderzimmer et essayaient de les identifier
parmi les autres. « Dans toutes les langues, on entendait
compter à voix basse, en partant du pied du lit : “Un, deux,
trois, quatre, cinq, c’est le mien.” Et dans toutes les langues
aussi la douleur s’exprimait de la même façon : le désespoir
n’avait qu’un visage, car chaque matin, des mères posaient
la main sur leur enfant mort pendant la nuit. Je me souviens
m’être trompée et avoir pris dans le noir un bébé mort. Le
contact du visage glacé […], c’est une sensation que je
n’oublierai jamais9. »
Le règlement imposait que les bébés restent seuls la nuit,
enfermés dans la Kinderzimmer. Helen, l’infirmière SS,
exigeait qu’on laisse la fenêtre ouverte, même l’hiver.
Hanna Wasilczenko, la mère de Witold Grzegorz, fut
horrifiée d’apprendre que les bébés étaient seuls la nuit. Elle
vola la clé, apparemment avec l’aide de Zdenka, et y
pénétra une nuit pour voir son bébé : « J’ai été bouleversée
par le spectacle que j’ai découvert. Après avoir allumé la
lumière, j’ai vu de la vermine de toute sorte qui rampait sur
les lits, dans les narines et les oreilles des enfants. La
plupart étaient nus, parce qu’ils s’étaient découverts en
gigotant. Certains avaient le nez qui coulait, la plupart
pleuraient toute la nuit de faim et de froid10. »
Dans ces conditions, les bébés ne vivaient que quelques
jours, un mois peut-être. Witold Grzegorz vécut seize jours
avant de mourir d’une pneumonie. Au bout d’un mois, les
cent premiers bébés étaient tous morts. « Ils sont morts sans
pleurer. Ils étaient morts, tout simplement11 », commente
Marie-Jo. Au Revier, Zdenka informait Treite des
conditions qui régnaient dans la Kinderzimmer et réclamait
chaque jour du lait pour les bébés, l’invitant à venir voir par
lui-même – ce qu’il ne fit jamais.
Les morts continuant à augmenter, c’est à
l’Oberschwester Marschall, plutôt qu’à Treite, que les
détenues imputaient l’horreur croissante. Au Revier, on lui
vouait depuis longtemps une haine particulière. Selon
Sylvia, qui la connut mieux que personne, elle était de celles
« qui avaient accepté sans se poser de questions l’idée que
toutes les femmes du camp étaient un fardeau pour la patrie.
L’Allemagne était tout pour elle, et le Führer ferait de ce
pays le maître du monde ».
Sylvia ajoute :
Avec son visage rond et avenant, ses mains potelées et soignées, son
uniforme impeccable, l’Oberschwester portait un masque d’amabilité et
pouvait donner l’impression d’une infirmière mûre et accommodante. Je
l’ai surprise une fois, avec Nicolas dans les bras : un bébé russe – donc lui
aussi un des ennemis jurés de l’Allemagne. Elle babillait, et bien entendu
le bébé ne percevait que le ton chaleureux de sa voix. Nicolas souriait, et
Marschall lui rendait son sourire.

En octobre 1944, on apprit que Marschall stockait de


grosses quantités de lait en poudre dans son placard
personnel, au Revier : du lait volé dans les colis de la Croix-
Rouge destinés aux détenues. Les sages-femmes et les
infirmières en furent révoltées. Toutes les internées savaient
que, sitôt arrivés au camp, les colis de la Croix-Rouge
étaient pillés par les SS, mais c’est Zdenka Nedvedova qui
découvrit que Marschall amassait du lait déshydraté ainsi
que de la semoule et du gruau en quantités propres à sauver
de nombreux bébés.
La nouvelle se répandant, Zdenka s’arma de courage et
demanda à Marschall de donner le lait aux bébés mourants.
Elle refusa, de même qu’elle refusa d’aller à la
Kinderzimmer sous prétexte que la Schwester Helen en avait
la responsabilité. Selon Marie-Jo, celle-ci aimait les
nouveau-nés et au départ venait s’assurer régulièrement que
tout se passait dans les règles. « Elle avait un minuscule
fichu blanc et trouvait les bébés tout mignons, mais quand
ils maigrissaient et se ridaient, ils commençaient à
ressembler à des petits vieux. Un jour, on l’a prévenue que
les rats les attaquaient, et on lui a demandé du poison pour
s’en débarrasser. Elle s’est contentée de rire et a quitté la
pièce. »
À la fin de l’automne 1944, on reçut une petite quantité
de lait en poudre pour les bébés. Zdenka et les infirmières
s’en réjouirent, mais il y en avait si peu que c’était presque
pire. Qui plus est, il n’y avait rien pour les nourrir. À la
Croix-Rouge, personne n’avait pensé aux bébés en faisant
les colis, et il n’y avait pas de tétines. Les femmes
s’arrangèrent pour faire sortir deux biberons et une tétine du
magasin de vêtements, mais pas plus. Or, il y avait
maintenant au moins quarante bébés à nourrir.
Zdenka eut l’idée de voler les gants chirurgicaux en
plastique de Treite. « Nous les avons découpés et avons
transformé les doigts en tétines, raconte Marie-Jo. Quand
les mères venaient, on les faisait attendre. » Quand les
mères ont appris qu’il y avait du lait en poudre, ajoute Ilse
Reibmayr, elles sont « devenues des furies, se battant et
hurlant. Ce n’était pas leur faute. Elles étaient forcées de
regarder leurs enfants s’affaiblir, forcées de les regarder
mourir ».
Je demande à Marie-Jo comment elle et les autres ont pu
tenir. Elle a un sourire triste : « Vous comprenez, on croyait,
on espérait pouvoir en sauver certains. On pensait que la
guerre finirait bientôt, et on essayait de les maintenir en vie
jusque-là. » Elle prend un vieux registre sorti du camp et me
dit qu’elle va me montrer « quelque chose de terrible ». Le
livre des naissances que Zdenka avait tenu, y notant chaque
naissance et chaque décès à la Kinderzimmer.
Chaque fois qu’un bébé mourait, il y avait une procédure
à suivre, explique Marie-Jo. Elle ou Zdenka devait porter le
corps à la morgue, en sous-sol. C’était « atroce ». « Les
Allemands étaient endoctrinés, vous savez. Ils ne voyaient
en nous que vermine. » Après la morgue, il fallait remplir
un formulaire indiquant que le bébé était mort. « Zdenka
prenait alors les bouts de papier et notait les noms dans le
livre, avant d’apporter les formulaires au bureau du camp. »
Elle se tourne vers le registre et glisse son doigt sur une
page, indiquant les noms des bébés : 600 au total, nés entre
septembre 1944 et avril 1945. Quarante seulement ont
survécu, ajoute-t-elle, « mais la plupart ont été envoyés en
février 1945 à Bergen-Belsen, où ils sont morts ».
Zdenka avait réussi à sortir le livre à la fin, ainsi que
quelques formulaires : verts pour les bébés morts, bleus
pour les déportés. « Mais tous ne sont pas morts, précise
Marie-Jo. Des bébés sont nés juste à la fin et nous en avons
sauvé certains. Nous avons sauvé trois petits Français. Il y a
aussi des bébés polonais et russes qui ont survécu. »
27
Protestation
Après le choc de l’arrivée et des heures d’attente dans
l’allée puante, les Françaises venues de Paris fin août
passèrent dix jours en quarantaine. Il y avait avec elles cinq
Britanniques du SOE ainsi que l’Américaine Virginia Lake,
toutes transportées par les mêmes trains. Entassées avec six
cents autres femmes de différentes nationalités, le groupe
fut malmené par des « Allemands et des Polonaises serviles
soucieuses de préserver leurs privilèges », suivant le
souvenir que Virginia Lake garda des Blockovas de la
quarantaine.
Quelques Françaises tentèrent de remonter le moral du
groupe en les pressant de rester unies. La jeune Jeannie
Rousseau leur dit qu’elles seraient bientôt libres. « Vous
connaissez, cette joie d’apporter la bonne nouvelle ? Et bien
c’était comme ça. Nous arrivions directement de Paris et
annoncions que la guerre était terminée1. »
Dès la quarantaine, Violette Szabó parlait d’évasion,
comme sa formation du SOE l’y avait préparée. Les femmes
du SOE se faisaient discrètes, cachant leur identité, ne se
fiant à personne et conservant leurs pseudonymes. Elles
savaient que si la police allemande les identifiait comme
agents secrets ou « commandos », elles risquaient
l’exécution. Si elles se fondaient dans la foule et passaient
pour des résistantes françaises ordinaires, elles avaient de
meilleures chances de survivre.
Yvonne Rudellat, du groupe britannique, fut reconnue dès
son arrivée au camp par des Françaises du réseau Prosper
avec qui elle avait travaillé en France. Ses amies voyaient
bien qu’Yvonne était mal en point – ses cheveux étaient
devenus tout blancs. Elles cherchèrent à entrer en contact
avec elle pour l’aider, mais elle feignit de ne pas les
connaître : elles se trompaient de nom2. Après la
quarantaine, elles furent envoyées à l’équipe de sable. Des
gardiennes les arrosèrent d’eau et elles frissonnèrent dans
leurs vêtements d’été trempés. Lilian Rolfe, elle aussi du
SOE, pouvait à peine tenir sa pelle. Les autres remarquèrent
qu’elle était « facilement découragée » et déjà
physiquement très fragile.
Les anciennes observaient le groupe avec effroi. Elles
savaient que les dernières venues étaient paradoxalement les
plus mal armées pour survivre au camp. En septembre 1944,
le chaos était tel, et les conditions se dégradaient si vite,
qu’il était plus difficile que jamais pour les nouvelles de
prendre pied. L’endurance physique était capitale.
L’instructrice militaire polonaise Maria Moldenhawer, avec
ses cinq années de camp, rappellera : « À cette époque,
Ravensbrück était partagé en deux mondes : celles qui
étaient au camp depuis des années et avaient eu le temps de
s’adapter, et celles qui arrivaient maintenant et luttaient
pathétiquement pour garder la tête hors de l’eau3. »
Se rendant au travail, les « Parisiennes » regardaient
incrédules les charrettes de cadavres, les mendiantes
accroupies autour du block des cuisines et les panaches de
fumée au-dessus des fours crématoires.
Le plus étonnant, pour elles, était la scène de
l’Appellplatz, où tous les matins un gros SS faisait le tour
des rangs en bicyclette et flanquait des coups de cravache.
C’était Hans Pflaum, le nouveau chef de la main-d’œuvre
servile. Elles le surnommèrent le marchand de bestiaux :
c’était le marché où il sélectionnait les détenues pour les
camps satellites. On se disait dans le groupe qu’elles aussi
seraient bientôt envoyées dans des camps satellites : la
plupart l’espéraient, pensant que ce serait toujours mieux
qu’ici.

Le réseau de camps satellites de Ravensbrück avait


presque doublé en un an4. En octobre 1944, le camp des
femmes envoyait de la main-d’œuvre servile à pas moins de
trente-trois camps largement disséminés dans la région.
Autrefois en périphérie de l’empire concentrationnaire de
Himmler, Ravensbrück avait pris de l’importance au point
de devenir décisif dans la défense de l’Allemagne,
fournissant des travailleuses à quelques-unes des usines
d’armement les plus précieuses du Reich. Certains satellites
étaient si éloignés qu’ils avaient été placés sous le contrôle
administratif des camps d’hommes tels que Buchenwald,
Dachau et Flossenbürg. Ravensbrück fournissait encore les
travailleuses et les gardiennes. C’est pour approvisionner
ces camps que les Françaises avaient été déportées ici, avec
toute la main-d’œuvre servile qui y affluait désormais.
À la mi-septembre, débarqua un nouveau transport : une
majorité de blondes, portant salopettes et foulards bleus.
Ces Néerlandaises venaient du camp de concentration de
Vught. Le 4 septembre, alors que les troupes canadiennes
étaient sur le point de les libérer, elles avaient été déportées
en train vers l’Allemagne. Après la « quarantaine » sous la
tente, beaucoup de Néerlandaises furent affectées à un camp
satellite de Dachau, et d’autres sélectionnées pour l’usine
Siemens de Ravensbrück.

De toutes les usines de munitions de Ravensbrück,


Siemens & Halske avait toujours été la plus importante. À
l’automne 1944, Siemens y employait 2 300 femmes et
peut-être pas moins de 150 civils. Un nombre inconnu de
travailleuses serviles étaient utilisées dans les camps
satellites. En septembre, la société cherchait à renouveler
ses effectifs avec de la main-d’œuvre fraîche. Siemens avait
passé un contrat pour fabriquer des pièces du V2, l’arme
miracle dont Hitler avait promis qu’elle assurerait la
victoire. Comme toujours, on recherchait des jeunes femmes
aux doigts fins. Depuis plusieurs mois, Siemens utilisait
aussi des délinquantes juvéniles du Camp de jeunes voisin
d’Uckermark, où elle avait construit une usine au début
1944.
Les filles de quinze ans ou plus se retrouvaient également
sur le marché aux bestiaux du camp principal. Certaines
partaient travailler chez Siemens avec leurs sœurs ou leurs
mères ; d’autres avaient perdu leurs mères, mais beaucoup
étaient arrachées à leurs mères sur l’Appellplatz et envoyées
sur la colline. « On les voyait pleurer doucement et appeler
leurs mamans », raconte la détenue austro-tchèque Anni
Vavak, devenue Kapo à l’usine.
Il y avait aussi des mains habiles parmi les Néerlandaises.
Certaines sélectionnées avaient même de l’expérience pour
avoir travaillé dans une usine Philips près d’Eindhoven.
Pour elles, Siemens paraissait certainement préférable aux
travaux en plein air, d’autant que l’hiver approchait.
Margareta van der Kuit, dix-neuf ans, fut assez maligne
pour se porter volontaire.
Un Meister de Siemens eut tôt fait de repérer ses
compétences et lui confia un travail de bureau à ses côtés.
Comme d’autres avant elle, Margareta essaya de parler des
horreurs du camp principal à ce civil allemand – un certain
Seefeld – dans l’espoir qu’il pourrait aider.
« Mais, vous avez toutes fait quelque chose de mal, n’est-ce pas,
quelque chose d’illégal », dit-il en me considérant. « C’est pour cela que
vous êtes ici », comme si, pour lui, c’était une justification suffisante.
Alors je lui ai dit, et bien non, Herr Seefeld, nous n’avons rien fait de
mal, mais il n’a pas compris. Ce n’était pas un mauvais bougre, pourtant.
Il m’a dit : « Bon, van der Kuit, quand vous serez libre, allez à Berlin,
vous leur direz que c’est moi qui vous envoie, et ils vous donneront une
bonne place. »

Parmi les Néerlandaises choisies en septembre pour


l’usine Siemens, se trouvaient aussi Corrie ten Boom et sa
sœur Betsie. Filles d’un horloger de Haarlem, toutes deux
ferventes chrétiennes, elles avaient été arrêtées pour avoir
caché des Juifs. Corrie avait cinquante-deux ans, Betsie
cinquante-neuf, à leur arrivée à Ravensbrück. Et l’état de
santé de Betsie laissait à désirer. Au début, les sœurs se
réjouirent de rejoindre la « brigade Siemens », qui leur
permettait, « après avoir franchi la grille d’enceinte », de se
trouver « en pleine campagne. Nous longeâmes le lac, et, de
la rive bordée de roseaux souples, nous pouvions apercevoir
un village pittoresque planté sur l’autre bord. Quel bienfait
apportait la contemplation d’une telle beauté après la
grisaille du camp5 ! ».
Compte tenu de la préférence pour les jeunes, il est de
prime abord surprenant que ces deux sœurs d’un certain âge
aient été retenues pour Siemens, mais il faut savoir que la
société avait aussi besoin de main-d’œuvre hors les murs.
Au lieu de les affecter au bobinage, Corrie et Betsie
devaient, onze heures par jour, pousser sur des rails un
wagonnet empli de plaques métalliques. Le soir, de retour
au camp principal, Betsie était tellement épuisée qu’elle
pouvait à peine marcher. Après la soupe, les sœurs se
trouvaient une place sur un châlit envahi de puces et lisaient
tranquillement une bible qu’elles avaient réussi à faire
passer dans le camp. Tandis que Betsie et Corrie
traduisaient les versets du néerlandais en allemand, elles
entendaient leurs mots passés d’un couloir à l’autre, en
français, en polonais, en russe, en tchèque, puis de nouveau
en polonais. Un groupe de catholiques récitait le Magnificat.

Quand les Parisiennes furent appelées au marché aux


bestiaux, certaines furent aussi sélectionnées pour Siemens.
Mais un ordre était venu de l’usine Heinkel de Torgau, à
trois cent vingt kilomètres au sud, et la plupart des
Françaises y furent envoyées. Les femmes étaient d’autant
plus impatientes de partir que, « ici, tout semblait calculé
pour que les gens meurent sans qu’il soit nécessaire de les
tuer », se souvient Virginia Lake6. Début septembre, elles
quittèrent Ravensbrück en train, en priant de n’y jamais
revenir.
Les wagons à bestiaux mirent trois jours à rejoindre
Torgau, jolie petite ville sur l’Elbe. En chemin vers le camp
satellite, Lilian Rolfe se trouva mal ; son amie française,
Jacqueline Bernard, la prit par le bras pour l’aider à
marcher. Les femmes de Ravensbrück eurent la surprise de
passer devant un camp de prisonniers de guerre où se
trouvaient des milliers de Français. Ils avaient l’air en bonne
santé physique et morale, ce qui encouragea les femmes.
« Ce ne sera pas long, maintenant, crièrent les hommes.
Nous avons franchi la frontière. Les Alliés sont en
Allemagne, ils avancent. » Une vague de joie parcourut les
rangs des femmes. Les unes disaient que c’était une affaire
de semaines, d’autres de quelques jours peut-être. Hitler
pouvait capituler à tout moment, maintenant qu’il savait que
tout était perdu.
Au camp, les baraques semblaient propres et bien
équipées, avec radiateurs à vapeur et eau courante. Chaque
détenue eut sa paillasse et, la première nuit, sa couverture.
Le lendemain matin leur réserva d’autres surprises
agréables. À l’Appell, le commandant s’adressa aux femmes
poliment et en bon français : « Vous aurez bientôt tout ce
dont vous avez besoin. » Le soir, elles eurent chacune du
pain frais, de la choucroute et un morceau de saucisse.
Voyant combien les femmes étaient légèrement couvertes,
l’officier leur permit de garder leurs couvertures à l’Appell
suivant. Lilian fut conduite à l’hôpital qui avait même des
médicaments.
Le groupe n’en trahissait pas moins une certaine
agitation. Torgau était manifestement une usine de
munitions, et certaines parlaient de révolte. Selon Virginia,
c’est précisément cette propreté et ces attentions qui leur
firent « prendre conscience de leurs droits ». On dressa des
listes de celles qui étaient pour ou contre une protestation :
« Même les nazis n’ont pas le droit de nous faire travailler
dans des usines d’armement7. »
Jeannie Rousseau, qui au sortir du block de quarantaine
leur avait annoncé qu’elles seraient bientôt libres, prit de
nouveau la tête en expliquant aux femmes qu’elles devaient
refuser de porter des armes. Énergique Bretonne de vingt-
deux ans, Jeannie avait peut-être plus de raisons que la
plupart d’adopter cette position. Au début de la guerre, elle
avait travaillé comme interprète auprès des généraux
allemands en France. Elle avait si bien su gagner leur
confiance qu’elle était au courant des discussions au
sommet sur les fusées allemandes V2 et avait eu l’occasion
de visiter le complexe de Peenemünde. Elle transmit ce
qu’elle apprit aux services secrets britanniques, qui la
jugèrent si précieuse qu’en mai 1944 ils projetèrent de la
faire venir à Londres pour débriefing en la récupérant dans
une petite embarcation sur la côte bretonne. Des traîtres
firent échouer l’opération, et la Gestapo l’arrêta.
À Torgau, quand elle appela à protester, Jeannie ne se
doutait pas que l’usine fabriquait des pièces pour les V2.
Mais elle en savait assez pour dire au commandant qu’elle
ne voulait pas travailler pour lui : « Je suis allée le voir et lui
ai dit dans mon bel allemand : “Nous sommes avec la
Résistance. Nous ne pouvons pas accepter de travailler aux
munitions.” Je lui ai dit que nous voulions bien travailler,
mais pas produire des armes », ajoute Jeannie qui parlait
aussi un « bel anglais ». Elle habitait quai de Grenelle, sur
les rives de la Seine. « L’officier m’a juste dit : “Très bien,
ça peut s’arranger. Si vous refusez de travailler à l’usine,
vous pouvez retourner à Ravensbrück.” »
La protestation tourna court. Personne ne voulait repartir
au camp. On dressa des listes de celles qui voulaient partir
ou rester. La fin de la guerre était si proche que les
armements qu’elles fabriqueraient ne seraient jamais
utilisés, firent valoir les unes. D’autres objectèrent que
Ravensbrück les tuerait si elles rentraient. « À contrecœur,
raconte Virginia Lake, j’ai signé pour Ravensbrück, mais
une demi-heure plus tard quelqu’un m’a convaincue que
c’était dément et j’ai retiré mon nom8. »
Jeannie harangua la foule. « Je suis devant elles :
“Écoutez, nous avons traversé tant d’années difficiles.
Maintenant, après tous ces efforts, pour la première fois,
nous pouvons tenir tête aux Allemands. Je pensais que
c’était l’occasion. J’étais là, devant elles. Vous comprenez,
il fallait faire quelque chose, j’en étais convaincue.
Quelqu’un devait tenir tête. Je m’y suis décidée.
— Pourquoi vous ?
— Parce que j’étais là. Point. » Elle tire sur sa cigarette.
« Et que j’étais très jeune. » À quatre-vingt-neuf ans,
Jeannie, devenue Jeannie de Clarens, ne manque pas de
charme, mais quand elle parle de son action à Torgau, ce
jour-là, sa voix défaille. Elle sait que beaucoup – dont
quantité de Françaises – sont mortes dans des circonstances
atroces des suites de son mouvement de contestation. Elle
sait que des camarades le lui ont reproché à l’époque, et que
certaines le font encore aujourd’hui.
« C’était très puéril. Je n’ai jamais su son nom, à cet
homme. Je me souviens qu’il y avait cet officier-ci, et qu’il
était en charge de l’usine. Et nous étions là, mille femmes
au garde-à-vous. J’ai décidé qu’il était temps de se
manifester. J’ai dit, naturellement, vous ne savez pas qui
nous sommes. Nous sommes ceci, et nous sommes cela, et
je lui ai dit ce que nous avions fait. Nous devions être
protégées par les conventions de Genève.
— À quoi ressemblait-il ? »
Je me souviens avoir eu l’impression que je pouvais lui parler. « Voici
mon nom, Unetelle, et je parle au nom de mes amies. Nous ne ferons pas
ce travail. Beaucoup ont gardé le silence, vous savez. Beaucoup ont dit
non. »
Puis j’ai continué : « Nous ramasserons vos patates, mais je ne ferai
pas vos bombes. » C’est quand j’ai dit ça qu’il m’a flanquée dans la
cellule disciplinaire, et je peux vous dire que ce n’était pas très agréable.
Il était sidéré. Il n’imaginait pas que ça puisse arriver. Et longtemps il n’a
pas su que faire des autres. Mais il m’a envoyée au trou en attendant des
directives sur la conduite à tenir avec le reste. J’y ai passé trois semaines.
Tous les matins on m’aspergeait d’eau froide. Et j’étais battue. Puis
ramenée à ma cellule. Même chose le lendemain matin.

« Vous avez douté à l’époque ?


— Non, pas du tout. Je savais que c’était l’occasion où
jamais. On ne savait pas alors qu’on y passerait un hiver de
plus. »
Alors que Jeannie était en cellule, les ouvrières allèrent à
l’usine de munitions, où les conditions étaient terribles.
Suffoquées par le soufre, la plupart fabriquaient des douilles
d’obus, que des grues trempaient dans des bacs d’acide qui
leur brûlaient les mains et les vêtements. D’autres
travaillaient dans des sous-sols humides équipés de rails. En
attendant de recevoir des instructions, le directeur avait
envoyé aux cuisines ou aux champs celles qui avaient
refusé. Travaillant souvent en plein air, elles étaient mieux
loties qu’à l’usine.
Il y avait là toutes les Anglo-américaines. Virginia ne
savait pas le vrai nom des Anglaises, qui avaient gardé leurs
pseudos, mais les descriptions qu’elle en fit dans son journal
ont permis d’identifier trois « parachutistes » – dont,
visiblement, Violette Szabó. « Elle était jeune, charmante et
séduisante. Quand elle s’allongeait sur sa couchette, non
loin de la mienne, elle s’étirait comme un chat9. »
Il y avait aussi Denise Bloch, « très amoureuse d’un
champion automobile français10 ». Et Lilian Rolfe,
désormais sortie de l’infirmerie : « Elle nous faisait parfois
perdre patience. On faisait tout pour lui faire manger le peu
de nourriture qu’on nous donnait, mais elle n’en voulait pas
parce qu’elle n’aimait pas ça. Elle parut condamnée dès le
début11. »
Virginia elle-même était la seule Américaine de
naissance, mais deux étaient devenues américaines par leur
mariage. La Suisse Charlotte Jackson avait épousé un
médecin de l’hôpital de Neuilly et fut arrêtée au début de la
guerre avec son mari et son fils. Et Lucienne Dixon avait
épousé un ingénieur qui travaillait en France.
Les deux autres Britanniques du SOE arrivées de Paris
durant l’été – Yvonne Rudellat aux cheveux blancs et
l’opératrice radio Eileen Nearne – partirent d’abord pour
Torgau, mais ne devaient pas y rester. Probablement trop
malade pour travailler, Yvonne Rudellat retourna à
Ravensbrück. Eileen Nearne s’associa à la contestation à
Torgau, mais fut ensuite sélectionnée pour un autre camp
satellite près de Leipzig.
Les sept Britanniques et Américaines restées à Torgau
furent affectées au cellier aux légumes, juste derrière le mur
du camp, ce qui leur permit de reprendre contact avec les
prisonniers de guerre français. Les hommes cachaient dans
les bois des messages et des cadeaux : aspirines, crayons,
papier et livres de prières. Les prisonniers de guerre étaient
bien mieux pourvus que les femmes du camp. Un jour, ils
leur offrirent un festin grâce à leurs paquets de la Croix-
Rouge : fromage Kraft, raisins secs Sun-Maid et sucre Jack
Frost. Ils dirent aux femmes qu’ils avaient fabriqué un
émetteur radio et leur proposèrent d’envoyer des messages à
Londres. Violette, Lilian et Denise leur donnèrent des
numéros et un code pour contacter leur QG de Baker Street
à Londres. Mais elles ne surent pas s’il leur avait été
possible d’envoyer le message.
À cette époque, Violette parlait encore d’évasion. « Nuit
après nuit, son plan était près d’aboutir, mais pour une
raison ou pour une autre ça ne marchait jamais, même si elle
passait des heures à attendre sa chance12. » Puis, début
octobre, le groupe anglo-américain dut quitter le cellier. Il
craignait d’être réexpédié à Ravensbrück, mais fut en fait
envoyé déterrer les pommes de terre. Il faisait plus froid,
mais elles apprécièrent d’être au grand air. La forêt prenait
des couleurs jaune, rouge et orange. Puis courut de nouveau
la rumeur d’un retour au camp principal, mais l’ordre fut de
creuser plus vite car le gel approchait.

Pendant que les ramasseuses de patates de Torgau


creusaient le sol gelé, d’autres Françaises et Britanniques
franchissaient les portes de Ravensbrück : un petit transport
de cinquante femmes, dont Yvonne Baseden, l’agent du
SOE capturée dans la fromagerie près de Dijon, et sa
compagne de voyage anglaise plus âgée, la femme
autoritaire en uniforme de la Croix-Rouge française, Mary
Lindell, épouse du comte belge de Milleville.
À leur arrivée régnait une telle anarchie dans le camp
qu’elles eurent l’impression de passer inaperçues. Le jour se
couchait quand elles tombèrent sur une tente géante. Selon
Mary Lindell, elle était « pleine de paille propre et de
couvertures13 ». On leur dit qu’elles ne pouvaient y dormir
parce qu’on attendait d’une minute à l’autre un transport de
Polonaises. Ce devait donc être la seconde tente, plus
grande, dressée dans la première semaine de septembre.
Mary et Yvonne la virent juste avant qu’elle ne soit occupée
par d’autres détenues. Elle était encore propre.
Mary entra et s’empara d’un tas de couvertures qu’elle
distribua à ses amies. S’étant assurée qu’Yvonne avait assez
chaud – Mary avait pris la jeune femme sous son aile –,
toutes s’installèrent sur le sol humide. La brume du lac était
portée par la brise, mais toutes étaient tellement fatiguées
qu’elles s’endormirent.
Un officier allemand qui avait l’air important et une
gardienne approchèrent et arrachèrent les couvertures.
L’officier, flanqué d’une interprète, voulut savoir qui leur
avait permis de prendre des couvertures. Mary se leva d’un
bond et répondit : « C’est moi. Qui vous a donné le droit de
laisser les femmes dormir dehors comme ça ? Nous sommes
des prisonnières de guerre. Voici plus de quatorze jours que
ces femmes dorment dans des wagons à bestiaux, et
j’entends bien qu’elles gardent les couvertures pour la
nuit14. »
Le comportement de Mary en étonna plus d’un. Pour
Yvonne, ce n’était pas une surprise : elle était déjà habituée
au toupet de sa compagne. À quarante-cinq ans, Mary
Lindell n’avait pas froid aux yeux. Au début de la Première
Guerre mondiale, engagée volontaire dans la Croix-Rouge,
elle avait installé des postes de soins près du front. Entre les
deux guerres, elle épousa un comte belge et se consacra à sa
famille. En 1939, elle fut de nouveau infirmière dans la
Croix-Rouge française avant d’être recrutée par le MI9, le
service britannique d’évasion, pour faire sortir des soldats
alliés du sud-ouest de la France. Se retrouvant dans un camp
de concentration nazi, elle ne devait pas hésiter à remonter
les bretelles à un officier SS.
« Elle était toujours sûre de son fait, explique Yvonne
Baseden. Une femme impossible. En temps ordinaire, tout
le monde la détestait. Mais au camp, on avait besoin de
quelqu’un comme ça15. »
Fritz Suhren, cependant, ne se laissa pas démonter par die
Engländerin, comme il l’appelait. En revanche il s’intéressa
à la qualité de son uniforme en barathéa sergé. Quand elle
finit ses doléances, il se pencha, toucha le revers, puis se
tourna vers Dorothea Binz : Das ist schön. Binz toucha à
son tour le tissu laineux. Au terme de la discussion, le
groupe fut autorisé à garder les couvertures pour la nuit. Le
lendemain, Mary continua de revendiquer leur statut de
prisonnières de guerre, mais les femmes furent bientôt
envoyées à la douche. Mary dut retirer son uniforme et reçut
en échange une robe sale à fleurs jaunes, et Yvonne une jupe
et une chemise rouges.
Une femme à brassard rouge, marqué d’un « P » noir,
s’approcha d’elles : « Vous êtes anglaises, moi aussi. » Elle
dit s’appeler Julia Barry, et qu’elle était de la police du
camp. Elle avait été choisie, expliqua-t-elle, parce qu’elle
parlait plusieurs langues. Yvonne et Mary ne surent trop
qu’en penser. Le camp semblait dirigé par les détenues, et
l’une d’elles, cette « Anglaise », portait matraque et
cravache.
Et pourtant, Julia Barry voulait manifestement les aider.
Elle cacha la Croix de Guerre de la Première Guerre
mondiale que Mary avait épinglée sur son uniforme et lui
suggéra de chercher un travail au Revier, où les conditions
étaient meilleures. Le médecin SS avait même des relations
en Angleterre. Julia Barry ajouta qu’il y avait d’autres
Anglaises au camp et en décrivit quelques-unes. Certaines
étaient visiblement du SOE : Yvonne devina leur identité
malgré leurs pseudonymes. Mais Julia en mentionna
d’autres qui n’avaient rien à voir avec le SOE.

Interrogé après la guerre, Fritz Suhren nia la présence de


Britanniques à Ravensbrück. Encore un de ses nombreux
mensonges flagrants : il savait bien qu’en septembre 1944 le
camp comptait au moins vingt Britanniques – de naissance
ou par leur mariage. Outre Die Engländerin Mary Lindell,
Odette Sansom, qu’il croyait apparentée à Winston
Churchill, retint aussi son attention.
Française mariée à un Anglais, Odette Sansom était un
agent du SOE. Quand elle fut prise dans le Midi de la
France en 1942, elle était au lit avec son chef de réseau,
Peter Churchill, vaguement apparenté au Premier ministre
britannique. Imaginant que ça pouvait l’aider, Odette se
présenta comme « Mrs Churchill ». Sa supercherie lui
assura au début une petite protection, mais à son arrivée à
Ravensbrück, en juillet 1944, Suhren l’interrogea sur ses
liens familiaux. « Je lui ai dit que “mon mari” était un
parent éloigné du Premier ministre, mais j’ai bien vu qu’il
me croyait plus proche16. » Suhren la plaça dans une des
cellules du bunker pour « privilégiées », avec un lit, des
couvertures et de la nourriture venue de la cantine des SS. Il
passait aussi régulièrement la voir pour s’assurer que tout
allait bien.
Certes peu courante, la présence de Britanniques à
Ravensbrück en 1944 n’était pas sans précédent. Elles
étaient peu nombreuses, parce que leur pays n’était pas
occupé. Plusieurs centaines de Britanniques, hommes ou
femmes, ne s’en retrouvèrent pas moins dans les camps
hitlériens. Les mieux connus sont ceux qui furent capturés
alors qu’ils travaillaient avec la Résistance dans les pays
occupés, soit dans les renseignements britanniques, soit
dans des groupes de guérilla comme ceux qu’organisait le
SOE.
Moins connues sont les centaines de Britanniques qui se
trouvaient sur le Continent quand la guerre éclata. Plusieurs
– infirmières, religieuses, gouvernantes – furent arrêtées en
France, en Belgique et aux Pays-Bas. Parmi elles, certaines
étaient mariées à des Français. Celles qui furent envoyées à
Ravensbrück avaient souvent été raflées pour avoir aidé la
Résistance.
Si l’histoire des agents du SOE à Ravensbrück fit l’objet
d’une enquête après la guerre, la plupart des autres détenues
britanniques sont restées largement anonymes. Dans les
témoignages de rescapées, les lettres ou, à l’occasion, les
dossiers des enquêteurs alliés, on glane quelques détails sur
leur identité et leur sort. On découvre dans un de ces
dossiers que ce groupe hétéroclite comptait, entre autres, la
championne de golf Pat Cheramy, qui travaillait dans une
filière d’évasion ; l’infirmière écossaise Mary Young, âgée
de soixante ans ; et la gouvernante irlandaise Mary
O’Shaughnessy, qui avait un bras artificiel et venait de
Leigh, dans le Lancashire. À ce groupe étaient également
rattachées deux religieuses irlandaises qui avaient caché
dans leurs couvents des pilotes alliés.
Certaines se firent aussi passer pour Britanniques, alors
qu’elles ne l’étaient probablement pas. La journaliste Ann
Sheridan avait des relations en Suisse, mais les autres s’en
méfiaient, la trouvant « trop proche des Allemands17 ». En
revanche, la policière Julia Barry, dont l’identité britannique
restait douteuse, était aimée des autres qui appréciaient la
joie de « cette fervente patriote de Guernesey ».
Julia Brichta était la fille d’un Juif hongrois et d’une
Américaine. Dans les années 30, elle épousa un Anglais,
Barry, et s’installa dans les îles Anglo-normandes où elle
demanda à plusieurs reprises un passeport britannique, qui
lui fut toujours refusé. En 1942, elle aida les services secrets
britanniques en envoyant à Londres des signaux sur les
mouvements de navires allemands dans la Manche, ce qui
lui valut d’être arrêtée et déportée à Ravensbrück.
En partie parce qu’elle a témoigné au procès de
Hambourg, l’histoire de Julia fut mieux connue que d’autres
après la guerre. En tant que policière du camp, elle aurait
fort bien pu être accusée de collaboration avec les SS, mais
Julia avait profité de ses fonctions pour faire le tour du
camp et recueillir des informations capitales. Dans le même
temps, elle se fit connaître des autres Britanniques car elle
fut apparemment la seule du groupe à se soucier d’elles. Si
les dirigeantes sont habituellement faciles à identifier parmi
les autres groupes nationaux du camp, chez les
Britanniques, peu nombreuses, semblaient régner une
désunion et une diversité inhabituelles. Julia Barry est
apparemment la seule à avoir manifesté une certaine
« solidarité britannique » et à s’être préoccupée de leur sort.
Ainsi, Julia apprit rapidement que Pat Cheramy avait été
mordue par une gardienne : la championne de golf lui
« montra même les traces de dents ». Julia entendit parler
d’une Britannique, Sylvia, si violemment frappée qu’elle
avait le visage couvert de sang. Elle sut encore que Mary
O’Shaughnessy avait été tabassée au point de perdre les
dents de devant. Frappée une première fois, elle s’était
relevée et avait reçu une nouvelle volée de coups dont elle
était sortie le nez cassé.
En tant que policière, Julia Barry voyait aussi les
Britanniques arriver ou quitter le camp. Elle sut que les
agents du SOE étaient parties pour Torgau à la mi-
septembre, et le 6 octobre elle vit revenir Violette, Denise et
Lilian avec l’Américaine Virginia Lake et un fort groupe de
Françaises. Toutes avaient participé à la protestation de
Torgau. On s’attendait à les voir punies, sans savoir encore
comment.
La seconde entrée à Ravensbrück fut bien pire que la
première. Les femmes furent traitées comme si elles
n’étaient jamais parties, et tout était sinistrement familier18.
En l’espace d’un mois, les choses n’avaient fait qu’empirer.
Les gardiennes semblaient plus brutales, tiraient les
cheveux, cinglaient de coups de cravache et « nous
arrachaient les pauvres petits sacs que nous avions fabriqués
avec ce qui nous tombait sous la main ». Les rations
alimentaires étaient réduites, le pain plus rare. Même
l’Appell du matin était bien pire. À 4 heures, à la mi-
octobre, il faisait beaucoup plus froid qu’au début
septembre, et les femmes n’avaient pas de manteau. Une
« Tzigane aux cheveux noirs – une sorcière » leur donnait
des coups de pied et les poussait dehors dans le froid. Au
bout de quelques jours, quelques-unes des plus jeunes
reçurent des manteaux mais pas les plus âgées, qui
continuaient de grelotter. « Nous nous accrochions aux
nôtres », avoue Virginia.
La Norvégienne Nelly Langholm se rappelle avoir
rencontré Violette en octobre quand elle fut envoyée avec
ses compatriotes travailler au magasin de tissu. « Elle parlait
de sa petite fille ; elle était si belle, si joyeuse et pleine de
vie19. » Une gardienne est venue chercher Violette, lui
ordonnant de retirer son matricule et son triangle avant de
partir, « ce qui nous a toutes effrayées, car cela n’arrivait
que lorsqu’on allait exécuter des détenues ».
Yvonne Baseden vit elle aussi les femmes rentrer en
octobre. Les trois allèrent la trouver dans son block,
probablement sur les conseils de Julia Barry, et lui
annoncèrent qu’elles partaient pour un autre camp satellite.
Ce qui expliquait pourquoi Nelly avait vu Violette retirer
son matricule. Dans ce cas-là, les détenues en recevaient
toujours un nouveau. Violette, Denise et Lilian lui dirent un
mot de leur passage à Torgau :
Elles ont raconté avoir participé à une protestation. Elles m’ont confié
avoir rencontré des prisonniers de guerre, et leur avoir donné les noms de
chacune. Les prisonniers de guerre avaient promis de les transmettre pour
que Londres sache où nous étions. Elles étaient contentes de partir dans
un autre camp satellite. Elles avaient eu de la chance avec le premier et
elles espéraient en avoir encore.
28
Ouvertures
Si quelqu’un, à Londres, avait recueilli les messages
adressés par les prisonniers de guerre français au nom des
trois femmes du SOE, cela aurait dû être Vera Atkins,
attachée administrative du SOE qui avait aidé à les former
et les avait envoyées en France. Mais, les femmes disparues,
la salle des transmissions du SOE de Baker Street, à
Londres, demeura silencieuse.
Peu après la libération de Paris, Vera Atkins voyagea à
travers la France par hélicoptère de la marine pour
commencer à rechercher les disparues1. Elle visita les
prisons françaises où les femmes avaient été internées, vit
des graffitis sur les murs des cellules – Vive la France ! – et
des calendriers avec des dates rayées, mais elle ne trouva
pas trace de leur destination ultérieure. Il y eut une piste
pour un seul cas. Le mari de Cicely Lefort reçut un mot
d’elle l’été 1944 indiquant une adresse : « Konz. Lager,
Ravensbrück, Fürstenberg, Mecklembourg ». Vera avait
entendu parler de Ravensbrück, mais quand elle demanda au
War Office de Londres ce qu’on savait du camp, on lui
répondit : « Le camp de Ravensbrück en tant que tel nous
est relativement inconnu et nous n’avons pas actuellement
de rapport de civils britanniques qui auraient été internés
dans le Brandebourg ».
Si les responsables du War Office avaient voulu en savoir
davantage sur Ravensbrück, il leur aurait suffi d’aller au
coin de la rue où, le 4 octobre 1944, dans une salle de
réunion de Westminster, un groupe de femmes entendait un
rapport « remis en mains propres dans ce pays », et classé
urgent, sur tous les aspects du camp2. Le comité de liaison
des Women’s International Organisations, représentant des
avocates, des pacifistes, des infirmières, des doctoresses et
autres, entendit parler des atrocités médicales – « le pus est
recueilli dans des récipients scellés » – et de leurs auteurs –
« deux professeurs de Berlin et un médecin du camp, une
femme ». Elles entendirent également parler des exécutions
et de la torture : « Les femmes sont enfermées quarante-
deux jours durant dans une cellule noire et frappées avec
une barre métallique. »
C’est une avocate polonaise, Barbara Grabińska, qui
présenta le rapport sans révéler qui l’avait apporté. Peut-être
était-ce Aka Kołodziejczak, détenue américano-polonaise
libérée en décembre 1943. Née aux États-Unis, Aka était
dans sa famille à Bydgoszcz, en Pologne, quand la guerre
éclata et fut arrêtée en essayant de fuir. Sa libération se fit
probablement dans le cadre d’un échange de prisonniers
organisé grâce aux contacts de son père – avant la guerre,
homme d’affaires en Pologne et aux États-Unis3. En partant,
Aka avait promis à ses camarades de faire connaître le camp
au monde. Au début de l’automne 1944, elle passa par
Londres avant de rejoindre les États-Unis.
Après avoir entendu le rapport, le Women’s Liaison
Committee adressa un télégramme au Comité international
de la Croix-Rouge, exprimant son horreur face à ce qu’elles
avaient appris sur Ravensbrück et appelant le CICR à
« assurer toute protection possible aux femmes qui y sont
emprisonnées ». Le CICR répondit qu’il n’avait pas accès
au camp et ne pouvait intervenir ; ses règles lui interdisaient
même de faire de la publicité à l’appel des femmes4.
Cela faisait maintenant deux ans que le CICR avait choisi
de garder le silence sur les atrocités des camps nazis. Deux
ans aussi que les dirigeants alliés avaient dénoncé avec
force l’« extermination barbare » dans leur Déclaration
commune de décembre 1942, mais ces mots n’avaient été
suivis d’aucune action pour protéger les victimes. La
réponse alliée avait été bien entendu de se préparer à
vaincre militairement Hitler, mais il avait fallu deux ans
pour ramener les armées sur le Continent et, à cette date,
près d’un million de Juifs avaient été gazés rien qu’à
Auschwitz, et des centaines de milliers d’autres exterminés.
La meilleure connaissance des horreurs n’avait pas rendu
plus probable une intervention dans l’intérêt des prisonniers.
Tout au long de l’année 1944, les preuves s’étaient
accumulées, toujours plus terribles et plus incontestables.
Progressant en Pologne et en Ukraine, les Soviétiques
avaient dépassé les camps de la mort et trouvé les chambres
à gaz. À Majdanek, ils découvrirent des milliers de corps à
demi calcinés et des montagnes de cheveux ou de
chaussures. Au printemps et dans l’été 1944, Adolf
Eichmann commença à rafler et à gazer les Juifs de Hongrie
sous les yeux des organisations juives, des émissaires
suédois et de la presse étrangère. Des rapports furent
adressés aux capitales étrangères. La rédaction de SWIT, la
radio clandestine, reçut de nouveaux rapports saisissants sur
Auschwitz, mais la direction s’opposa à leur diffusion :
« L’information est si terrible qu’on n’y croira pas5. »
Churchill, quant à lui, y crut au point d’écrire que
l’extermination était « probablement le plus grand crime et
le plus horrible jamais commis dans toute l’histoire du
monde6 ». Les organisations juives appelèrent à bombarder
les chambres à gaz d’Auschwitz, y voyant la seule façon
d’arrêter le cauchemar. Churchill l’envisagea, mais
Washington s’y opposa sous prétexte que rien ne devait
détourner du principal objectif : la victoire militaire. Dans
d’autres capitales européennes, cependant, on discuta des
moyens d’aider les prisonniers. Quelques semaines après le
passage à Paris de Vera Atkins à la recherche de ses agents
disparus, le vice-président de la Croix-Rouge suédoise se
rendit dans la capitale. Le comte Folke Bernadotte de
Wisborg, petit-fils du roi Oscar II, dernier monarque à avoir
régné à la fois sur la Norvège et sur la Suède, avait été un
piètre homme d’affaires, mais avait montré un sens certain
du travail humanitaire, notamment pour négocier avec les
Allemands la libération de pilotes alliés.
Les Américains en furent si satisfaits qu’en octobre 1944
ils invitèrent Bernadotte à Paris pour y rencontrer le général
Dwight D. Eisenhower, l’homme le plus occupé et le plus
puissant de la planète. Juste cinq semaines après la
libération de Paris, dira Bernadotte, la bonne humeur régnait
au QG versaillais d’Eisenhower en pleine effervescence.
Eisenhower se montrait très confiant face à la tâche
redoutable qui attendait ses armées sur le point d’investir
l’Allemagne. Bernadotte nota cependant que les plans ne
tenaient pas compte du sort des prisonniers – dont la Suède
se préoccupait désormais activement.
Après son entrevue avec Eisenhower, Bernadotte alla voir
son vieil ami Raoul Nordling, consul de Suède à Paris, pour
discuter du sauvetage des prisonniers suédois. Paris s’était
largement félicité de ses efforts pour arrêter les déportations
de Français à la veille de la Libération, et le sort des
déportés continuait de lui tenir à cœur.
Si, pour la Grande-Bretagne et les États-Unis, le sort des
prisonniers restait un souci lointain, plusieurs milliers de
Français avaient été déportés dans les camps de
concentration. En octobre, la presse française publia des
entretiens avec une femme libérée de Ravensbrück dans le
cadre d’un échange. Elle expliquait que les femmes
mouraient de faim avec pour toute nourriture une soupe au
chou. Les corps brûlaient jour et nuit dans un crématorium.
De jolies fleurs étaient plantées autour des blocks pour
tromper le monde.
Réduites au silence sous l’Occupation, les familles
françaises réclamaient désormais à cor et à cri des
informations. Par son circuit privé, Bernard Dufournier fit
en octobre une découverte capitale : Denise était à
Ravensbrück. Un diplomate espagnol en poste à Berlin lui
envoya un colis et confia à Bernard : « D’après mon
expérience, les produits les plus réclamés sont brosse à
dents, dentifrice, savon, chocolat, Ovomaltine, lait
concentré et vitamines. »
Geneviève de Gaulle, la nièce du général, avait disparu.
Son père Xavier, consul général de France à Genève, était
en contact avec des milliers de Français qui recherchaient
des informations auprès du CICR. Mais les demandes
affluaient aussi de pays plus lointains. À Brixton, quartier
sud de Londres, le père de Violette Szabó, chauffeur de taxi,
avait demandé des nouvelles de sa fille au War Office, qui
n’avait pas répondu. Il se tourna alors vers la Croix-Rouge
britannique, qui transmit sa demande à Genève.
La mère de Virginia Lake, Eleanor Roush, écrivit au
secrétaire d’État américain Cordell Hull, signalant que sa
fille avait disparu en France où elle effectuait un « travail
précieux pour les alliés », et elle espérait que son dossier
bénéficierait d’une « attention prioritaire ». Et d’ajouter :
« Virginia n’est pas juive, ce qui pourrait jouer en sa faveur
suivant les normes allemandes. » La demande de
Mme Roush fut transmise au CICR. À toutes ces
sollicitations, cependant, Genève apporta la même réponse
stéréotypée : le Comité n’avait pas accès aux camps et ne
pouvait intervenir.
Les Suédois avaient une approche différente. Quand ils se
virent à Paris, en octobre 1944, Folke Bernadotte et Raoul
Nordling discutèrent des possibilités d’intervention de la
Suède mais aussi de l’envoi en Allemagne d’une mission
chargée de sauver les prisonniers des camps7.

Le rôle de la Suède dans ces interventions humanitaires


de dernière minute était intéressé jusqu’à un certain point.
Neutre depuis le début de la guerre, elle s’était rendu
compte en 1944 que la neutralité n’était pas une position
confortable. La victoire alliée était alors une quasi-certitude,
et l’étendue des crimes allemands de mieux en mieux
connue. Une action rapide pour sauver les prisonniers était
la seule réponse que Stockholm pût apporter à ceux qui
l’accusaient de ne pas avoir joué son rôle pour débarrasser
le monde de Hitler et de la machine nazie. C’était aussi un
moyen de renouer avec les pays voisins. Les forces nazies
avaient envahi et occupé la Norvège et le Danemark, leur
infligeant des pertes terribles, et beaucoup, dans ces pays,
tenaient la neutralité de leur grand voisin pour une trahison.
Des milliers de Norvégiens avaient été déportés dans des
camps de concentration, et la diplomatie norvégienne
pressait maintenant Stockholm de trouver le moyen de faire
sortir ces prisonniers avant que ne se produisent des
atrocités pires encore.
L’intervention obéissait également à d’autres raisons8.
Les dirigeants suédois n’étaient que trop ravis d’agir où
Genève avait échoué, et Stockholm était visiblement très
bien placé pour prendre des initiatives. Non seulement il se
prêtait à des contacts diplomatiques discrets, mais les
Suédois avaient une source d’information unique sur les
camps de concentration, en grande partie grâce à la cellule
de renseignement norvégienne créée par Wanda Hjort.
Dans l’été 1944, la famille Hjort, logée à Gross Kreutz,
près de Potsdam, avait étoffé son réseau de collecte de
renseignements sur les camps hitlériens. Le groupe avait été
renforcé par l’arrivée du jeune médecin norvégien Bjørn
Heger et du professeur Arup Seip, recteur de l’Université
d’Oslo, en résidence surveillée comme le père de Wanda,
Johan Hjort. Ils avaient pris contact avec la délégation
suédoise de Berlin et, par la valise diplomatique, envoyaient
à Stockholm des rapports hebdomadaires détaillés.
Depuis les débarquements alliés de l’été 1944, leur
cellule avait appris que Hitler se préparait à liquider les
camps. En lien avec la Résistance allemande, Arup Seip
était au courant des préparatifs pour faire sauter certains
camps avant que les armées alliées n’atteignent Berlin. Au
début de l’automne, la multiplication de ces échos poussa
les Suédois à envisager une opération de sauvetage.
Mais pour monter une opération générale, il fallait
l’accord de Heinrich Himmler, puisque rien ne pouvait se
passer dans les camps à son insu. Là encore, les Suédois
étaient bien renseignés sur ce qui se passait non plus dans
les camps, mais dans la tête de Himmler.
Son masseur et confident Felix Kersten habitait depuis
quelque temps à Stockholm et retournait régulièrement en
Allemagne pour soigner les douleurs gastriques persistantes
de son maître. En s’installant dans la capitale, son dessein
était en partie de tâter le terrain au nom de Himmler, via des
intermédiaires suédois. Au second semestre 1944, son
message aux Suédois était clair : Himmler savait la guerre
perdue et cherchait les moyens de jeter des ponts en
direction de Washington et de Londres. Naturellement, cela
ne pouvait se faire que dans le dos de Hitler.
Dans ses Mémoires, Kersten prétendit plus tard qu’au
cours d’une séance de soins, en septembre 1944, Himmler
avait lâché : « Il y a eu trop de carnage. » Il croyait que
Churchill et Roosevelt préféreraient s’arranger avec
l’Allemagne plutôt que de laisser Staline entrer à Berlin et
ouvrir la voie au bolchevisme en Europe. De toute évidence,
le Führer ne voulait pas entendre parler de défaite, mais
dans ces ouvertures secrètes Himmler souhaitait faire
entendre qu’à l’avenir, si le Führer n’était plus au pouvoir,
lui, Himmler serait en mesure de discuter.
Washington et Londres rejetèrent sans appel ces
propositions et continuèrent d’exiger une reddition totale.
Churchill répondit sèchement : « On ne traite pas avec
Himmler9. » Pour ses interlocuteurs suédois, cependant,
Kersten était convaincu que son maître parlait sérieusement
et que, pour montrer sa bonne volonté, il était disposé à
libérer des détenus. Les Suédois ne voyaient aucune raison
de ne pas en profiter pour obtenir le plus de libérations
possible quand bien même l’idée de paix séparée
qu’envisageait Himmler ne mènerait nulle part. Himmler
donna le premier signe qu’il ne plaisantait pas à l’automne
1944 quand, via Kersten, il accepta de négocier la libération
de policiers et d’étudiants norvégiens.
Himmler avait aussi en tête la libération de détenus en
vue, mais ces libérations sortaient du champ des discussions
avec les Suédois. Trois de ces otages se trouvaient à
Ravensbrück : toutes, du moins Himmler le croyait-il,
avaient un parent très puissant à Paris, Londres ou New
York.

Depuis son arrivée au camp avec les « 27 000 » en


février 1944, Geneviève de Gaulle avait été traitée
exactement comme les autres détenues françaises. Elle
vivait dans le block-taudis surpeuplé, le Block 27, et
partageait sa paillasse avec la Britannique Pat Cheramy. Pat
raconta plus tard que, longtemps, les SS ne surent pas même
pas qui était Geneviève ou, s’ils le savaient, semblaient ne
pas y attacher d’importance. Tant que la France était
occupée, l’Allemagne ne voyait aucune raison de
s’intéresser particulièrement à la nièce d’un général exilé. À
l’automne, cependant, Charles de Gaulle était président du
Gouvernement provisoire de la République française, et sa
nièce était une monnaie d’échange utile.
Himmler avait été très certainement prévenu de la
présence de Geneviève à la suite de la demande adressée par
son père au CICR après la libération de Paris. Il avait suffi
de quelques jours au Reichsführer pour ordonner à Suhren
d’améliorer son traitement et de soigner son apparence dans
l’éventualité de sa libération.
Après neuf mois de camp, elle avait perdu la moitié de
son poids, et Suhren lui-même eut un choc quand il la vit
dans son bureau devant lui : « Il parut contrarié de me voir
dans un tel état de faiblesse. Il me demanda si j’avais lieu de
me plaindre du régime, et comment j’avais été traitée10. »
Ne souhaitant pas se désolidariser, Geneviève saisit
l’occasion de protester au nom de toutes les détenues contre
la « manière abominable » dont elles étaient traitées, en
particulier les Françaises.
« Mes protestations furent reçues avec une certaine gêne
par le commandant qui donna aussitôt l’ordre par téléphone
à l’Aufseherin Binz : de me transférer dans l’un des blocks
de privilégiées ; de me donner un travail au bureau du
Revier ; d’arranger un examen médical avec le Dr Treite. »
Alors même qu’elle ne voulait pas de favoritisme,
Geneviève vit le personnel de Suhren s’affairer autour d’elle
comme s’il n’y avait pas de temps à perdre pour lui refaire
une santé. Elle reçut tout de suite une soupe plus
consistante, et Treite la fit entrer dans le meilleur block de
l’hôpital. « C’est la première fois au camp que je voyais des
malades bien traités. »
Geneviève ne sut que plus tard la raison de cet
empressement. Le jour même où Suhren l’avait fait venir, le
3 octobre 1944, Himmler avait offert à son oncle de
l’échanger contre un Allemand détenu en France.
Deux jours plus tard, Odette Sansom – que les SS
connaissaient sous le nom de Churchill – se vit proposer à
son tour de meilleures conditions. Elle avait été placée dans
une cellule de privilégiées dès son arrivée en juillet 1944,
mais la cellule, en sous-sol du bunker, était sombre et
humide. Elle souffrait des ganglions et ses cheveux
tombaient par touffes.
Le 5 octobre, elle reçut la visite d’une infirmière dans sa
cellule. Comme pour Geneviève, il était devenu subitement
urgent de lui refaire une santé. Au Revier, la radio montra
qu’elle était tuberculeuse. Quelques jours plus tard, Suhren
vint lui annoncer qu’elle était déplacée au rez-de-chaussée.
Un spécialiste l’examinerait au QG du commandant, où elle
aurait chaque semaine une séance d’ultraviolets pour arrêter
sa chute de cheveux et d’infrarouges pour ses poumons.
Tandis que Geneviève et Odette étaient choyées en vue
d’une éventuelle libération, la troisième otage précieuse de
Himmler, Gemma La Guardia Gluck, continuait de recevoir
un traitement de faveur au Block 2. À la différence des deux
autres, cependant, elle ne fit pas l’objet d’une attention plus
soutenue des SS en octobre 1944. Peut-être ne faisait-elle
partie d’aucune espèce de tractation. Plus probablement,
placée dans un block de privilégiées, sa santé avait-elle
moins souffert. Quoi que Himmler ait eu en tête, rien
n’aboutit, et aucune des trois ne fut libérée. Elles-mêmes ne
l’avaient pas espéré. Pas plus qu’elles ne se berçaient
d’illusions au point de croire que l’amélioration de leur sort
annonçait la fin prochaine du cauchemar de Ravensbrück ;
elles voyaient comme les autres que les conditions
empiraient de jour en jour.
En octobre, alors que Geneviève récupérait au Revier, six
camarades françaises furent sorties de leurs blocks et
exécutées. Quelques jours avant d’être installée dans une
meilleure cellule, Odette aperçut douze femmes entassées
dans une cellule voisine, sans rien à manger une semaine
durant. « J’ai vu une jeune Russe évacuée de sa cellule par
ses camarades, elle n’avait plus que la peau sur les os11. »
Tous les soirs, par sa fenêtre au rez-de-chaussée du bunker,
Odette voyait la flamme du crématorium s’élever à trois
mètres au-dessus de la cheminée ; elle entendait même le
ronflement du feu. « Il y avait une masse énorme de fumée
noire et une odeur insupportable. Si j’ouvrais la fenêtre, ma
cellule se remplissait de cendres noires. »
Les rumeurs de libération des otages et d’échanges ne
donnèrent aucun nouvel espoir aux détenues ordinaires.
Rien n’indiquait que le monde extérieur s’intéressât à elles
ou tentât de les aider. En octobre 1944, au contraire, les
femmes de Ravensbrück ne s’étaient jamais senties plus
isolées. Pour la plupart, les colis s’étaient raréfiés, toutes les
rations avaient été réduites et le courrier était interrompu.
L’hiver approchait, mais les armées de libération étaient
encore loin. Si l’on avait espéré, dans l’été, que les
Allemands pourraient capituler, cela paraissait maintenant
absurde. Les Hongroises affluaient et la tente était plus
pleine que jamais. La morgue était en cours
d’agrandissement, et Siemens continuait de s’étendre,
recrutant chaque jour de la main-d’œuvre fraîche et
renvoyant le « rebut » au camp principal en nombres
croissants.
En octobre, Betsie et Corrie ten Boom, les deux sœurs
néerlandaises d’un certain âge, avaient été rayées des listes
de Siemens et envoyées au terrassement dans l’enceinte du
camp. Betsie avait commencé à cracher le sang et ne
pouvait pelleter que de toutes petites quantités. Les
gardiennes se moquaient d’elle, lui arrachant sa pelle en lui
donnant du « Madame la baronne » – ce qui faisait rire les
autres détenues.
À la surprise de Corrie, Betsie riait. « Vous feriez mieux
de me laisser chanceler avec ma petite pelletée, sans quoi je
m’arrête ! » Et la gardienne de lui donner un coup de
cravache, laissant des marques à vif dans le cou. « Ne
regarde pas, Corrie. Regarde plutôt Jésus12. »
29
Docteur Loulou1
À la mi-novembre 1944, les femmes arrivées par le
dernier convoi de Paris posaient des plaques de gazon dans
la neige du camp satellite lugubre de Königsberg, à deux
cent quarante kilomètres à l’est de Ravensbrück. La cave
aux patates de Torgau, les cadeaux de sucre Jack Frost
faisaient figure de rêve. La plupart avaient cessé d’espérer
la fin de la guerre. « Nous espérions plutôt la fin de l’hiver,
parce que c’était du tangible », dit Virginia Lake, qui tenait
désormais un journal2.
À Königsberg, elles construisaient un terrain d’aviation,
mais les plaques de terre ne reposaient pas à plat sur la
neige. Dès qu’il gelait, il était impossible de déplacer les
carrés. Les jours de dégel, il fallait les poser dans l’eau.
Elles pataugeaient dans la boue pour les ajuster. Puis il
gelait de nouveau, et elles devaient casser la glace. Bref, une
tâche impossible. Tout le monde savait qu’on ne pourrait
jamais aplanir le sol.
Désormais, elles étaient affamées et frigorifiées. Trois
mois seulement après avoir quitté Paris, le peu de graisse
que les femmes avaient encore en réserve fondait à vue
d’œil. En chemin vers le terrain d’aviation, les rafales de
vent glacé transperçaient leur vêtement léger. Les femmes
vidaient leurs paillasses pour rembourrer leurs lainages.
Dans le camp satellite de Neubrandenburg, à quatre-
vingts kilomètres au nord de Ravensbrück, Micheline
Maurel, au camp depuis deux ans, n’avait plus que la peau
sur les os. Elle aussi tenait un journal. Le 29 octobre, elle
nota : « Dimanche […]. On me vole mon pain au
Waschraum. » Le 13 novembre : « Première neige. Rien
mangé. » Et le lendemain : « Très froid. Il gèle. Tristesse. »
Puis son journal s’arrête. Et elle se met à prier Dieu qu’il la
fasse « mourir tout de suite ». Micheline souffrait
constamment de la dysenterie alors qu’elle ne mangeait rien.
« J’aurais voulu me laisser tomber à terre et disparaître. […]
J’ai aussi appelé ma mère3. » Sa peau pendait en « plis vides
sur [ses] os4 ».
Tous les camps satellites tuaient, mais Königsberg était
nouveau : « camp disciplinaire », il tuait vite. Dans
l’automne 1944, les détenues constatèrent que Königsberg,
avec les nouveaux camps satellites de Rechlin et Malchow,
étaient des endroits particulièrement abominables. Les
femmes qui y étaient envoyées ne travaillaient pas dans des
usines d’armement bien équipées comme à Torgau. Elles y
étaient astreintes à des travaux forcés de la pire espèce, et
les détenues étaient visiblement censées travailler jusqu’à
leur dernier souffle.
Au premier coup d’œil, à Königsberg, les femmes
comprenaient qu’on ne pouvait y rester longtemps en vie.
Le vent secouait les baraquements, les gardiennes
paraissaient médiocres, comme si elles aussi ne valaient pas
grand-chose. Que le terrain d’aviation fût achevé ou non
n’avait peut-être même aucune importance pour les
Allemands. Il s’agissait juste de casser celles qui étaient là.
Le contremaître, un civil, semblait l’avoir saisi. Dans le
froid le plus mordant, les voyant à bout de forces, il les prit
en pitié et les autorisa à faire un feu sur le terrain. L’une
après l’autre, elles pouvaient s’y réchauffer cinq minutes,
mais certaines ne voulaient pas le quitter. « Si le
contremaître menaçait de frapper, il ne le fit jamais. Il se
contentait de piétiner le feu. Il eût été incapable de faire
pire », raconte Virginia5.
La famine sévit à Königsberg. Revenant de la soupe, une
fille tomba et renversa sa gamelle. Toutes savaient ce que
cela signifiait et lui donnèrent une, deux ou trois cuillères de
la leur « parce que « c’était donner la vie ». Les yeux
perdaient leur éclat, les joues se creusaient, la peau devenait
grise et les membres fondaient. « En deux mois, Mina, une
jeune Suisse belle et robuste, était devenue une vieille dame
ridée, voûtée et hagarde. Elle avait perdu le moral et toute
capacité de décision ; il fallait la prendre par la main comme
une toute petite enfant », ajoute Virginia6.
Plus coriaces, les Slaves tenaient plus longtemps. Elles
avaient été envoyées à Königsberg parce qu’en surnombre à
l’usine certains jours et repartaient souvent tout aussi
rapidement. D’autres étaient là par punition. Les Françaises
ainsi que la poignée d’Américaines et de Britanniques
payaient la protestation de Torgau. La plupart des femmes
envoyées en camp disciplinaire étaient déjà épuisées par
l’atelier de couture ou par Siemens. On les achevait en les
faisant creuser, défricher et couper du bois. Parmi les
quelque cinq cents femmes de Königsberg, beaucoup étaient
arrivées après l’Insurrection de Varsovie, déjà affaiblies par
leur passage sous la tente.
Beaucoup perdaient la tête. Avant les premières neiges, il
y avait un carré de patates au bout du terrain « où nous
volions parfois des pommes de terre. Un jour, fin octobre,
un garde a aperçu une Polonaise qui y rampait. Il l’a
sommée de revenir, mais elle a continué. Peut-être ne l’a-t-
elle pas entendu, peut-être était-elle à moitié folle. On a dit
que le garde avait cru qu’elle tentait de s’évader. Quoi qu’il
en soit, il lui a tiré dans le dos, et elle est morte sur place7 ».
Celles qui perdaient la raison étaient renvoyées à la mort
avec les malades incurables. Micheline Maurel évoque
certains cas parmi les Françaises, dont celui des sœurs
Martin qui tenaient un petit café à Lyon. L’une d’elles
mourut dans le camp satellite ; l’autre « devint folle » et fut
renvoyée à Ravensbrück8.
Au camp principal, les détenues voyaient souvent les
camions venant des camps satellites. Les mortes, les
moribondes et les « folles » étaient déversées au Revier, où
on les triait. La première fois que la doctoresse française
Loulou Le Porz le vit, elle se trouvait avec son amie
Violette Lecoq, infirmière de la Croix-Rouge française :
C’était la nuit, et la lumière électrique a soudain été allumée. Nous
étions aux grandes portes. […] J’ai dit à Violette : « Si un jour quelqu’un
fait un film, il faut tourner cette scène. Cette nuit. Ce moment. » Parce
que nous étions là : une petite infirmière de Paris et un jeune médecin
venu de Bordeaux. Et soudain ce camion arrive, tourne et se dirige vers
nous. Puis il vide tout un tas de cadavres. Nous étions là parce que nous
venions de porter à la morgue une de nos mortes. Et tout à coup, on s’est
retrouvées devant une montagne de corps. Et nous nous sommes dit, si
nous racontons cela un jour, personne ne nous croira. Et personne ne nous
a crues. Quand nous sommes rentrées, personne ne voulait savoir9.

Les mortes étaient acheminées au crématorium, tandis


que les presque mortes étaient souvent envoyées au block de
Loulou, le Block 10. Beaucoup mouraient dans ses bras.

Avant même que Loulou n’entre au Block 10, il était


évident à ses yeux que ce n’était pas un block hospitalier,
mais un mouroir. Quand elle se mit au travail, la première
fois, l’Oberschwester Marschall lui dit :
« On ne gaspille pas les médicaments pour les tubardes », et elle ne
m’a rien donné. Et quand je suis entrée, j’ai vu autour de moi quatre cents
femmes mourantes ou mortes, allongées sur des paillasses, entassées dans
le block. Et moi, médecin, j’étais là, sans rien pour les traiter. Une
abomination. Une antichambre de la mort.
Voyez-vous, ils appelaient ça un block-hôpital, mais c’était du théâtre,
un théâtre de marionnettes, et nous qui étions là, nous devions être leurs
pantins. Ils n’utilisaient pas encore le gaz, mais nous savions que ces
femmes avaient été sélectionnées pour la mort.

L’hôpital du camp avait toujours eu un double rôle :


soigner et tuer, mais dans l’automne 1944, de même que
certains camps satellites étaient rangés dans la catégorie des
« camps pénitentiaires », la décision fut prise de différencier
les blocks « réguliers » du Revier, où l’on soignait les
malades, de ceux où on les laissait mourir. Les blocks
réguliers étaient désormais appelés « blocks des
travailleuses ». Les autres blocks du Revier n’avaient pas de
nom, mais les gens savaient leurs numéros et savaient qu’ils
étaient des blocks de la mort. Au procès de Hambourg, en
1946, l’accusation a parlé de « tuerie par négligence10 » à
propos de ce qui se passait dans ces blocks ». Par-delà
l’appellation, la tuerie délibérée introduite dans le courant
de l’automne 1944 était une méthode inédite et concertée de
massacre de masse.
Que le block des tuberculeuses ait été le premier block de
la mort n’avait rien de surprenant : les nazis avaient toujours
redouté cette maladie, qu’ils associaient à la crasse et aux
dégénérés. Pourtant, si la fin était la mort, pourquoi y
affecter une détenue médecin, une spécialiste de la
tuberculose ?
Louise « Loulou » Le Porz était une enfant posthume :
son père était tombé aux premiers jours de la Grande
Guerre. Élevée par sa mère dans la religion catholique,
Loulou sut dès son plus jeune âge qu’elle voulait devenir
médecin et se spécialisa dans les maladies infectieuses, pour
soigner les pauvres. Quand les Allemands entrèrent à
Bordeaux, en 1940, son père était très présent dans ses
pensées. Un ami, chirurgien dans le même hôpital, demanda
si elle voulait aider et la mit en contact avec une cellule de
résistants qui recueillait des renseignements pour les
Britanniques sur les mouvements de navires à Bordeaux.
Arrêtée, elle passa trois mois en réclusion solitaire dans les
cellules de la Gestapo, puis fut envoyée à Ravensbrück. À
son arrivée, en juin 1944, elle avait vingt-neuf ans.
Loulou ne savait pas pourquoi elle avait été choisie pour
travailler au Block 10. « Des gens ont dit que tout était en
ordre dans les camps, mais ce n’était pas comme ça. J’ai très
vite été frappée de voir que, souvent, les choses arrivaient
sans rime ni raison. Les choses étaient très imprévisibles au
camp. Ne l’oubliez pas. » Elle avait sa petite idée : sans
doute devait-elle sa nomination à Carmen Mory, la
Blockova, qui voulait la recruter. On est en droit de penser
que Loulou avait raison.
Dans l’automne 1944, Mory était probablement la
détenue la plus puissante du camp. Elle était aussi la plus
crainte, et avait été affublée de divers surnoms : Vulgaris –
loup commun ; Schwarzer Engel – ange noir ; et la
Sorcière. Autrefois protégée de Treite, son pouvoir s’était
accru depuis que Ramdohr l’avait choisie.
Née près de Berne en 1906, Mory était la fille d’un
médecin riche et influent. Elle avait trois ans quand sa mère
était morte. Enfant douée et précoce, éduquée dans divers
pensionnats, elle parlait plusieurs langues couramment. Elle
passa les années 20 à faire le tour des capitales européennes
puis se fixa à Berlin dans les années 30 et se lança dans le
journalisme. En 1938, recrutée par les services secrets nazis,
elle fut envoyée en France afin d’espionner les exilés
communistes allemands. Arrêtée par les Français, et accusée
de transmettre les secrets de la ligne Maginot, elle fut
condamnée à mort, mais sa peine fut ensuite commuée en
détention. Après l’invasion de la France, en mai 1940, elle
fut libérée et renvoyée à Berlin, mais elle dut se mettre à dos
ses maîtres allemands, puisqu’elle atterrit en 1941 à
Ravensbrück, où Ramdohr la trouva très précieuse.
Binz elle-même la redoutait, parce que le patron de Mory
était l’ennemi juré et rival constant de son amant, Edmund
Bräuning, le bras droit de Suhren. Binz essaya à son tour de
la mater, l’envoyant au moins une fois au Bock pour vingt-
cinq coups de fouet et au bunker. Sitôt « libérée »,
cependant, Treite et Ramdohr voulurent en faire la
Blockova du Block 10. Du point de vue de Treite, c’était
une bonne candidate : ayant elle-même souffert de la
tuberculose, elle était immunisée. Pour Ramdohr, ses talents
d’espionne seraient plus utiles si Mory était Blockova.
En octobre 1944, Mory avait acquis un tel pouvoir en tant
que Blockova qu’elle était même en position de recruter son
propre personnel. Sa préférence allait aux Françaises, en
partie, semble-t-il, pour contrebalancer le pouvoir des
Polonaises et des Autrichiennes qu’elle détestait,
précisément parce qu’elles avaient elles aussi du pouvoir11.
En octobre 1944, elle avait trouvé des postes pour trois
Françaises dans le Block 10, mais elle voulait en recruter
davantage ; en particulier, elle voulait recruter la belle et
grande Française que les gardiennes trouvaient trop fière et
dont elle savait, par le dossier conservé au bureau de
Ramdohr, qu’elle était médecin.
Loulou garde un souvenir précis de la première fois que
Carmen Mory tenta de la recruter ; allongée dans le block
des maladies infectieuses, elle se remettait de la scarlatine.
Par une belle journée, Mory est apparue à la fenêtre, à côté de mon lit,
et a commencé à me parler. Elle ne m’a pas dit grand-chose, mais elle
voulait visiblement me tester. Je savais déjà qui elle était – tout le monde
le savait. Elle était très marquante et séduisante, à sa manière – frappante,
avec ses cheveux bruns, toujours bouclés, et sa peau sombre – un peu
orientale. Je n’ai rien dit. On se méfiait de tout le monde au camp. On ne
savait jamais comment ça pouvait se terminer. Et des gens disaient que
Mory avait été autrefois une espionne allemande.
La première tentative de Mory pour recruter Loulou
n’aboutit à rien, probablement parce que la Française était
malade. Fin octobre, cependant, Loulou était rétablie. Elle
faisait partie de ces détenues dont la constitution était si
robuste qu’elles résistaient à la maladie, sans que leur santé
pâtît du régime de famine. « Mory est donc revenue me
voir, et cette fois m’a dit qu’elle s’était arrangée pour que je
devienne le médecin du Block 10 », raconte Loulou.
Si Mory avait besoin de Loulou, c’était en partie pour les
formalités du block. En vertu du nouveau règlement, chaque
block du Revier, même les « blocks de la mort », devaient
avoir une détenue médecin, ne fût-ce que pour signer les
certificats de décès. La « tuerie par négligence » devait être
officiellement enregistrée comme les autres décès, et ces
morts étaient si nombreuses que les médecins SS n’avaient
pas le temps de signer tous les formulaires. Mory en avait
recruté une autre, la jeune Suisse Anne Spoerry, qui aurait
dû pouvoir s’acquitter de cette tâche, mais il apparut qu’elle
n’était pas pleinement qualifiée. Fille d’un magnat du textile
suisse, elle avait fait ses études de médecine à Paris, mais
avait été arrêtée pour faits de résistance avant ses derniers
examens. De ce fait, suivant les règles SS, elle ne pouvait
signer les certificats.
Mory n’en souhaitait pas moins garder Spoerry dans le
block. La Suisse plus âgée s’était attachée à elle, et toutes
deux partageaient une paillasse dans le compartiment de
Blockova de Mory. Menue, les cheveux bruns coupés ras,
Anne Spoerry était connue des Françaises comme une
solitaire, et elle perturbait ses camarades parce qu’elle ne
quittait jamais Mory d’une semelle et se faisait appeler d’un
faux nom, « Claude ». Les autres femmes la croyaient éprise
de Mory ; elle-même se dit plus tard « ensorcelée ». Loulou,
qui continue d’employer le nom de camp de Spoerry, dit
s’être d’emblée méfiée de « Claude ». « On voyait combien
elle était proche de Mory, et on savait donc que tout contact
était dangereux », précise-t-elle. « Mory ne disait jamais que
des demi-vérités ; pour le reste, c’était comme elle voulait.
Peut-être était-elle impressionnée par mon titre : docteur en
médecine. J’ai découvert par la suite que son père était
médecin en Suisse : on a dit qu’il avait tué sa mère, mais on
n’a jamais su. » Quoi qu’il en soit, c’est grâce à Carmen
Mory que Loulou, jeune spécialiste de la tuberculose de
Bordeaux, se retrouva à travailler dans le premier block de
la mort de Ravensbrück.

Quand Loulou commença à travailler au Block 10, deux


infirmières françaises y travaillaient déjà : Violette Lecoq et
Jacqueline Héreil. Au début de la guerre, Violette soignait
les soldats au front pour la Croix-Rouge française. Plus tard,
elle entra dans la Résistance. Arrêtée, elle passa une année à
l’isolement à Fresnes pour finir à Ravensbrück avec les
« 27 000 ». Jacqueline Héreil, également infirmière
qualifiée, avait travaillé dans une filière d’évasion et était
arrivée en mai. Les trois femmes partageaient maintenant un
châlit : Loulou au milieu, Violette en bas et Jacqueline en
haut, avec « nos malades tout autour de nous ». Devenues
aussitôt amies, elles entreprirent d’organiser les soins dans
le block.
Le compartiment de Mory et Spoerry se trouvait au
milieu du block et isolé par un rideau. « On ne les a pas
vues beaucoup au début. Elles rôdaient dans le camp ou
entraient et restaient dans leur compartiment. Je ne sais pas
ce qu’elles fabriquaient – ce qui leur plaisait. Quoi qu’il en
soit, ça ne nous regardait pas. Nous devions nous occuper
de nos malades et de nos mortes. »
Sans médicaments ni rien, il n’y avait pas grand-chose à
faire « si ce n’est surveiller la petite Allemande qui
apportait la soupe et s’assurer qu’elle n’en volait pas ».
Mais bien entendu, nous avions nos mains, nos yeux et nos oreilles. Et
nous nous en servions. On se partageait le block, et chaque matin on
visitait nos patientes, on les écoutait et on leur parlait. On ne parlait pas la
même langue – beaucoup étaient polonaises ou russes – mais souvent on
trouvait une interprète. Et on avait une sorte de langage gestuel. On leur
disait, nous sommes médecins et infirmières, et ça leur donnait confiance,
même si nous n’avions rien pour le prouver, hormis Violette, qui avait un
thermomètre au bout d’une ficelle autour du cou.
L’Oberschwester lui avait dit que, si elle le perdait, elle irait au bunker,
et elle en avait donc en réserve plein la poche. Leur température ne
changeait rien, puisqu’on n’avait rien à leur donner. Un jour Violette les a
tous renversés et a hurlé de rire, se demandant ce que l’Oberschwester
allait faire d’elle maintenant. Mais Marschall n’est jamais venue dans le
block, et elle ne devait donc rien savoir. Aucun SS n’est jamais venu dans
le Block 10 parce que les malades les terrorisaient. C’était un de nos
avantages.
Et nos patientes voyaient bien qu’on n’avait pas peur d’elles, ce qui les
aidait, d’une certaine façon. Nos malades n’avaient pas à se rendre à
l’Appell, parce qu’elles ne le pouvaient pas. Un avantage supplémentaire.
Tous les matins, quand les gardiennes venaient chercher les effectifs, on
les leur remettait à la porte.
Ils ne s’intéressaient qu’aux chiffres : ils passaient leur temps à nous
compter. Mais nous tenions nos listes de noms. Jacqueline faisait une
tournée chaque jour et notait les noms de chaque patiente, qu’elle
consignait dans un livre, où je notais aussi mes diagnostics. Quand l’une
mourait, on portait le corps à la salle d’eau en attendant la charrette, mais
Jacqueline essayait toujours de se procurer une mèche de cheveux de nos
amies mortes avant qu’on ne les emporte. Elle la conservait
soigneusement dans le livre, pour la donner aux familles, si nous
rentrions.
Ce n’était pas toujours facile d’avoir une mèche tant la pile des
cadavres était haute. Le livre a été enlevé à Jacqueline juste avant la fin.

À cette date, cependant, Loulou avait mémorisé les noms


des innombrables malades et des mortes. Aujourd’hui
encore, elle peut les réciter, avec le nom de leurs maris et de
leurs enfants, ainsi que ses diagnostics. Parce que, même si
elle prétend qu’elle ne pouvait rien faire, elle fit
énormément. Elle diagnostiqua l’état de chaque femme et
contacta son amie radiologue pour faire des radios. Elle se
procura des médicaments en fraude avec l’aide d’une
pharmacienne yougoslave qui recevait des médicaments
pour les SS et les lui mettait de côté.
« J’aurais pu en aider tellement plus. » Loulou se penche
et s’illumine soudain en s’exclamant qu’il y avait dans son
block des femmes dont « vous n’imaginez pas le courage ».
Il y avait une brillante pianiste, Geneviève Tillier, « une
femme adorable », qui avait une lésion au pouce. « Nous
savions qu’elle ne rejouerait jamais, mais on aurait pu
facilement la guérir. » Et il y avait Anne-Marie Cormerais,
qui souffrait d’une « myélite transverse, mais sans lésion ;
elle aurait certainement pu survivre ».
Loulou se souvient d’une « adorable petite Bretonne »,
Simone Jezequel, « morte de tuberculose dans [ses] bras ».
Et d’une petite Néerlandaise. « Quand je suis rentrée, ses
frères sont venus me voir parce qu’ils avaient su que j’étais
avec elle ; je me souviens qu’ils ont pleuré. » Et Loulou
apprit à connaître tout aussi bien les Polonaises et les
Russes du block, même s’il était plus difficile de se rappeler
leurs noms. Elle noua des liens particuliers avec une
doctoresse de l’Armée rouge, Maria Czeniciuk, très atteinte
par la tuberculose : « On ne pouvait pas se parler, bien
entendu, mais entre médecins on se comprenait. »
Annie de Montfort, d’origine arménienne, était une
« amie chère » ; « juste avant sa mort, elle a demandé à
Violette de passer prendre ses fourrures rue de Rivoli12 ». Et
Loulou garde de nombreux souvenirs de Mme Van den
Broek d’Obrenan, « une femme d’un certain âge », qui était
richissime. « Je l’ai vue le soir de sa mort. Elle a dit que son
seul souhait, maintenant, c’était que son corps fût rapatrié
en France… Elle était arrivée au camp avec sa bonne, qui
est morte aussi, avant sa maîtresse, je crois. »
La préférée de Loulou était probablement
Mlle Zimberlin, professeur d’anglais à Cluny, en
Bourgogne, qui dans la Résistance avait aidé aux
« parachutages », autrement dit à la réception des
parachutistes venus d’Angleterre ; mais elle était « très
discrète » et Loulou ne sut jamais les détails13. En fait,
Marie-Louise « Zim » Zimberlin, âgée de cinquante-six ans,
avait utilisé sa connaissance de l’anglais, appris en Écosse,
pour interpréter les messages codés annonçant les
opérations puis conduire les parachutistes auprès des
résistants des environs de Cluny. Loulou avait rencontré
Zim au block de la scarlatine.
« Elle était la plus âgée, et très faible, mais elle avait
beaucoup de courage. Elle n’avait pas baissé les bras, et je
me suis arrangée pour qu’elle vienne au Block 10. Au moins
y était-elle protégée du pire et pouvions-nous nous occuper
d’elle. »
En fin de journée, les trois Françaises se blottissaient sur
la couchette du haut et parlaient de Zim, de Mme de
Montfort et des autres camarades malades.
Puis nous imaginions des recettes et nous souvenions de nos familles.
J’ai tout appris du frère de Violette, Jacques, et Jacqueline parlait de sa
sœur. Nous avions totalement confiance les unes dans les autres, mais
nous ne parlions pas encore de ce que nous faisions dans la Résistance.
C’était dangereux. On ne savait jamais qui écoutait.

Mory et Spoerry étaient près, cachées derrière leur rideau.


Tantôt elles ne voyaient guère Mory de toute la journée,
tantôt elle apparaissait avec sa cravache et, si elle était en
colère, en frappait les malades ou leur donnait des coups de
poing, voire les privait de nourriture. Elle détestait tout
particulièrement les femmes qui salissaient leurs lits, et
même si les infirmières françaises faisaient de leur mieux
pour les nettoyer, elles ne pouvaient pas faire grand-chose :
il n’y avait que deux bassins hygiéniques pour tout le block.
Les semaines passant, de plus en plus de patientes devaient
mourir de dysenterie ou d’autres maladies, pas seulement de
tuberculose.
« Mory terrifiait tout le monde », ajoute Loulou :
Jacqueline disait qu’elle terrifiait même Treite. Mais je dois dire
qu’elle était toujours réservée avec moi. Je gardais mes distances, et elle
gardait ses distances. C’était très ambigu, très bizarre. Personnellement,
elle ne m’a jamais fait de tort. Pour mon anniversaire, elle a même signé
une carte que Violette avait dessinée.
Je n’ai jamais compris le pourquoi de sa conduite envers moi, parce
que je n’avais aucun pouvoir dans le camp, c’était elle qui avait le
pouvoir. Avec d’autres, elle était toujours très agressive, particulièrement
envers les Juives. Je me suis demandée pourquoi elle se conduisait
comme ça.

Les « folles » étaient les plus mal traitées par Mory et


Claude, observe Loulou. Le trio français n’était pas admis
dans l’Idiotenstübchen du Block 10 où Mory régnait sans
partage, même si souvent elle envoyait Claude dans la salle
calmer les femmes. « Claude faisait n’importe quoi pour
Mory. Je crois qu’elle était très effrayée – tout, dans le
camp, l’effrayait. Certaines étaient tellement terrifiées
qu’elles réagissaient comme ça. Elles devenaient une proie
facile. Et n’oubliez pas que Mory avait du pouvoir et du
charme. »
Loulou dit qu’elle-même n’a jamais connu cette frayeur
dans le camp. Nous parlons dans le jardin d’hiver ensoleillé
de sa maison bordelaise. Je lui demande pourquoi. « Peut-
être parce que j’en connaissais plus de la vie. J’avais déjà vu
des gens mourir. » Elle marque un temps de pause. « Et
j’avais la foi. Mais je dois dire qu’il y avait des jours au
camp où j’avais du mal à prier. »
Loulou a conservé une carte d’anniversaire : « Chère
Loulou, Chère Docteur, nous vous apportons nos vœux de
bonne fête, désolées de n’avoir pour le faire qu’un crayon,
un bout de papier et un petit morceau de notre cœur. […] Il
faut que vous sachiez combien votre sourire, votre
optimisme et votre dévouement sont pour toutes vos
malades un soutien et un réconfort au cours des heures
tragiques que nous vivons. » La carte était signée Violette,
Jacqueline, Carmen et Claude.

Le premier Idiotenstübchen, décrit par Sylvia Salvesen,


était près du Revier principal. Le nouveau, au Block 10, fut
probablement installé dans l’été 1944, quand le block devint
un « block de la mort ». Dans la « salle des folles »
d’origine, Sylvia avait vu six femmes ; maintenant, elles
étaient au moins cinquante. C’est Treite qui les
sélectionnait, mais il ne montrait jamais les dossiers à
quiconque. De ce fait, à moins qu’un membre du personnel
détenu du Block 10 ne l’ait su, on connaissait rarement leurs
noms. Carmen Mory se souvenait par exemple d’une Belge,
Nelly Decornet, placée dans cette salle uniquement parce
qu’elle avait un tic nerveux.
Treite mena des expériences pour découvrir ce qui les
rendait « folles ». Une fois, il autopsia une femme qui s’était
suicidée en se jetant sur les barbelés électrifiés. La
Norvégienne Nelly Langholm se souvient d’un autre type
d’expérience, probablement menée également par Treite.
Dans son block, elle s’était liée à une jeune Polonaise qui
parlait couramment le norvégien.
Elle s’appelait Joanna et avait étudié la langue et la littérature
norvégiennes en Pologne. Elle était toute jeune, et très, très fine. Elle était
ravie de rencontrer de vraies Norvégiennes. Nous avons parlé d’Ibsen et
sommes devenues très bonnes amies. Un jour elle a été envoyée au Revier
et en est revenue sans cheveux et avec une grande, grande cicatrice. Elle
ne pouvait ni parler ni manger. Elle était très, très intelligente. Je crois
qu’ils ont fait une expérience pour voir de quoi est fait un bon cerveau,
puis ils l’ont emmenée pour la tuer14.
Parfois, des détenues remarquaient qu’une amie devenait
« folle », puis disparaissait soudain. Micheline Maurel
raconte que c’est ce qui advint aux sœurs jumelles Marie et
Henriette Léger. Micheline s’était liée d’amitié avec elles :
elles avaient une petite trentaine quand elles étaient arrivées
ensemble à Neubrandenburg, probablement au printemps
1944. Micheline sut qu’elles avaient été « déportées pour
avoir écrit un livre à la gloire de l’armée française ». Elles
étaient « un peu étranges. […] L’une ne pouvait rien faire
sans l’autre, mais c’étaient de braves camarades. […] L’une
des deux est devenue folle et a été renvoyée à Ravensbrück.
Alors l’autre est devenue folle à son tour. On l’a emportée
aussi15 ».
C’est Henriette qui fut renvoyée la première à
Ravensbrück. Nous le savons parce que sa carte de santé du
camp est une des rares qui nous soient parvenues : elle
indique qu’elle est morte de tuberculose le 7 juin 1944,
probablement au Block 10. Sa jumelle Marie, qui « ne
pouvait rien faire sans sa sœur », fut envoyée plus tard dans
la « salle des folles ». Loulou Le Porz s’en souvient bien.
Les jumelles étaient filles d’un notaire normand. Puis elles ont habité
Fontainebleau. Mais Marie n’était pas folle. Elle était un peu spéciale à sa
manière, peut-être. Vivre dans ces conditions provoquait parfois des
réactions étranges. Mais je me suis toujours étonnée qu’il n’y ait pas eu
plus de problèmes mentaux au camp. Résister trempait le caractère, peut-
être était-ce cela.

Lors de son procès, Treite rappela qu’au début


l’Idiotenstübchen était divisé en deux : d’un côté, les
« folles dangereuses » ; de l’autre, le reste. Mais quand
Marie Léger y fut internée, il y avait tant d’« idiotes » que la
cloison fut retirée pour gagner de la place. Leur nombre
continuant d’augmenter, la salle fut déplacée, à droite cette
fois, juste à côté du compartiment occupé par Mory et
Spoerry. Ce qui ne plut pas à Mory, qui exigea d’être
relogée parce que l’Idiotenstübchen empiétait sur son
territoire, alors même qu’il fallait loger cinquante femmes
dans douze mètres carrés.
L’Idiotenstübchen avait une fenêtre condamnée, aucun
meuble et rien au sol. Leurs rations étaient réduites de
moitié. Elles s’alimentaient deux fois par jour, mais elles en
renversaient beaucoup. Elles étaient tondues. Le matin, une
policière les conduisait une par une aux lavabos et aux
latrines, habituellement sous la surveillance de Mory et
Spoerry. Les traînardes étaient fouettées et rouées de coups.
Le reste de la journée, elles étaient enfermées et
condamnées à se soulager sur place. Tous les matins, on
sortait deux ou trois corps, que l’on jetait dans une charrette,
et tous les quinze jours, peut-être, un groupe de « folles »
étaient embarquées dans un camion.
Il y avait sans cesse du tapage. Si le bruit devenait trop
fort, Mory sortait les coupables, les fouettait et leur faisait
passer la camisole de force. Jacqueline Héreil, Violette
Lecoq et Loulou Le Porz se souvenaient toutes qu’en
octobre 1944 Mory fit sortir une Polonaise couverte
d’excréments. Elle la traîna à la salle d’eau et l’arrosa d’eau
froide si longtemps que le lendemain elle était morte. Anne
Spoerry lui avait prêté main-forte : « Claude était toujours à
la botte de Mory », commente Loulou.
Dans sa déposition, Mory affirme que c’est Treite qui
ordonna de réduire les rations de moitié, et lui encore qui fit
tondre les folles. Elle assure qu’elle n’avait jamais demandé
à s’occuper des folles parce qu’il était impossible de se faire
obéir de cinquante femmes enfermées dans une pareille
salle. C’est pourquoi elle avait réclamé, en vain, des
camisoles. Une fois, elle avait essayé de « ligoter les
femmes dans une couverture pour les maîtriser », mais cela
n’avait pas marché, et l’écume leur était montée à la
bouche16. Dans sa déposition, Treite semble concéder que
Mory n’avait pas voulu être responsable des folles : « Elle a
demandé à plusieurs reprises à en être déchargée. »
Je demande à Loulou à quoi ressemblait cette salle. Elle
paraît se retenir : « Les femmes étaient dans un état terrible.
C’était dégoûtant. Un état de misère absolue que vous
n’imaginez pas. Elles ne pouvaient pas quitter la salle. Les
autres pouvaient au moins circuler dans le block, mais on ne
sortait pas de la salle des folles – sauf quand des camions
venaient les chercher. Vous avez vu les dessins de
Violette ? » Elle prend le carnet de croquis posé sur son
bureau, qui s’ouvre à la page « Les charognards17 ».
Vous voyez la taille des rats. Ils sortaient la nuit dans la salle d’eau où
les corps étaient empilés. On essayait de les chasser, mais ils revenaient
très vite. Une fois, une de nos mortes est revenue à la vie. On l’avait
emmenée trop tôt, et Violette est sortie en courant de la salle d’eau :
« Mais dis donc ! Il y a une morte qui est assise et qui parle. » Il y avait
des situations tellement grotesques qu’il fallait en rire. Mais nous n’étions
pas tranquilles.

Elle se frotte le pouce et l’index. « Quand la cheminée


crachait sa fumée, nous sentions la poussière dans l’air. Très
fine, vous savez. Et nous nous disions les unes aux autres :
“Tu vois, elles sont encore parmi nous, nos camarades.” »
Fin novembre 1944, il y avait soixante-cinq « idiotes »
coincées entre les murs. Un camion est venu en débarrasser
les lieux. La salle venait d’être vidée, se souvient Loulou,
quand Mory est apparue avec un groupe de Juives
slovaques. Les femmes venaient d’arriver, et leur sort ne
faisait pas l’ombre d’un doute. Les gardiennes ne s’étaient
même pas donné la peine de leur faire passer les habits du
camp. « Elles allaient juste les laisser mourir, ici, dans cette
salle, de faim et de soif. Telle était la réalité à l’époque. »
Ça ne valait pas le coup de les transporter ailleurs ni de gâcher de la
nourriture. Mais Mory m’a demandé de les examiner parce qu’il fallait un
médecin pour signer les formulaires. Et me voilà devant cinquante
grands-mères slovaques qui étaient sur le point de mourir, j’ai cru devenir
folle. Qu’est-ce que je fabrique ici ? Je ne pouvais pas leur parler – elles
ne parlaient que le yiddish. Toutes avaient plus de soixante-dix ans.
Nous avons supplié de pouvoir leur donner à manger et à boire, mais
on nous l’a interdit. Il faisait froid et elles n’avaient rien. Nous n’avions
pas l’autorisation d’entrer dans la salle, et elles sont mortes l’une après
l’autre. Toutes sont mortes, en une semaine. Et je me suis demandé : pour
quelle raison les ai-je examinées ? Pourquoi ? J’aurais dû écrire
simplement : « Ce sont des grands-mères et on va les laisser mourir. »
C’est mon souvenir le plus abominable. Il me hante.

Les semaines passant, l’agitation empira chez les


« idiotes ». Les témoins se souviennent de ces horreurs qui,
dans leur déposition, paraissent se fondre en une seule
grande horreur, car c’était toujours le même scénario. Un
matin, raconte Jacqueline Héreil, les trois Françaises
découvrirent que les « folles » s’étaient battues dans la nuit.
L’une d’elles avait le visage en lambeaux. Évoquant le
même épisode, peut-être, Mory rapporte que, le matin en
ouvrant la porte, elles trouvèrent des femmes étranglées :
elles s’étaient entre-tuées. Une autre fois, elles découvrirent
cinq mortes. Mory ajoute qu’elle prit la tête d’une
« mutinerie », expliquant à Treite que « ça ne pouvait pas
durer, qu’il fallait améliorer les conditions18 ».
Loulou et les infirmières françaises se souviennent que,
après un nouveau tumulte, Mory réclama qu’on les tue
toutes. Elle demanda à Loulou, Jacqueline et Violette de l’y
aider. Cette fois, selon Violette, le block fut réveillé en
pleine nuit par des cris terribles. « On s’est levées, Carmen
Mory et Anne Spoerry aussi, et en entrant on a vu que les
cris venaient d’une femme, probablement russe, qui se
battait avec une autre au milieu des corps prostrés. Cette
nuit-là, la pièce comptait soixante-sept femmes. Mory les a
frappées avec une lanière de cuir sans réussir à les calmer. »
La version de Mory est qu’un matin Anne Spoerry vint lui
annoncer qu’une Polonaise « d’une force herculéenne »,
« Paulina », en avait tué une autre en lui cognant la tête
contre le mur. Mory en fit part à Treite : « J’ai encore trouvé
deux mortes. » Treite a ri : « Mieux vaut deux en moins que
deux en plus. »
Une autre fois, toujours selon Mory, Spoerry les emmena
toutes voir un cadavre. Il était affreusement mutilé et portait
des marques autour du cou. Elle avait été « littéralement
scalpée », et la tête était « couverte de bleus ». Examinant
les mains de Paulina, Spoerry trouva des traces de sang sous
ses ongles. Prévenue, l’Oberschwester Marschall jugea « la
situation aussi effarante que nous ».
D’après Violette, Mory appela les Françaises à la
rescousse, expliquant qu’il fallait tuer les folles plutôt que
de les laisser vivre dans ces conditions. « Mais nous avons
refusé. » Treite, précise Jacqueline, a alors demandé à Mory
de choisir les plus folles. C’est lui qui les piquerait. « Mory
les sélectionna et les femmes disparurent. »
Loulou n’a aucun souvenir du scalp et des traces de sang,
mais se rappelle de Paulina, qui avait une « voix superbe »
et avait chanté toute la nuit. « Elle était dans une espèce
d’hallucination, de délire. » Le lendemain, Mory s’est
approchée de Loulou avec une seringue pleine : « “On ne
peut pas continuer, il faut l’exécuter.” J’ai répondu que je ne
pouvais pas. Elle m’a menacée. Vraiment, menacée. Sur ce,
Claude s’est portée volontaire. Anne Spoerry [Claude] a pris
la seringue et a piqué Paulina en plein cœur. Elle est morte
aussitôt. »

Peu après la mort de Paulina, l’Idiotenstübchen fut de


nouveau évacué, mais cette fois beaucoup de patientes du
Dr Loulou partirent avec les autres idiotes. Comme
toujours, ce sont les détenues de l’administration qui furent
les premières informées qu’un nouveau transport noir était
en préparation avec les listes à dresser et les plans secrets
pour faire venir de Berlin une commission médicale chargée
de procéder aux sélections. Celles-ci commencèrent au
Block 10, avec la présence obligée de tout le personnel
médical.
Le lieu de destination était entouré comme d’habitude
d’un secret absolu, mais avec une incertitude plus grande
que jamais. Ce ne pouvait être Majdanek, où le dernier
transport avait été gazé : le camp était désormais entre les
mains des Russes. Ce ne pouvait être non plus Auschwitz,
dont les chambres à gaz avaient été démantelées en
prévision de l’évacuation. À côté des noms sélectionnés, il
fallait simplement écrire « envoyée dans un nouveau
camp ».
La liste dressée, on procédait alors à la sélection finale.
Violette Lecoq fut appelée dans une grande salle du Revier
principal. Derrière une grande table se tenaient les
Dr Trommer, Treite et Orendi ainsi qu’un « psychiatre de
Berlin ». Étaient également présentes l’« Oberschwester
Marschall, Carmen Mory, le Dr Le Porz, Jacqueline Héreil,
Anne Spoerry et moi-même ».
Les détenues dont le nom figurait sur la liste étaient
appelées l’une après l’autre. « Ainsi commença un défilé :
d’un simple geste, les femmes étaient retenues pour le
transport ou renvoyées à leur block », raconte Violette.
Beaucoup de ces noms étaient bien connus du personnel du
Block 10. Marie Léger en faisait partie. Loulou tenta de
persuader Claude d’user de son influence sur Mory pour la
retirer de la liste : elle n’y figurait que « parce que Mory la
détestait19 ». Claude refusa.
Le matin de leur départ, Julia Barry, la policière
« britannique » de Guernesey, fut chargée de garder les
femmes de l’Idiotenstübchen. Plus tard elle rapporta que
l’une d’elles était anglaise. « Quand elles ont défilé, une
jeune fille s’est adressée à moi en anglais. Elle a dit qu’elle
partait et serait bientôt chez elle. Je lui ai demandé si elle
était anglaise, et elle a dit : “Bien sûr.” Et c’est tout. Je ne
l’ai jamais revue20. »
Selon Violette Lecoq, les sélectionnées passèrent la nuit
au block. Le lendemain soir, à sept heures, « nous avons
commencé à les habiller ». À 4 heures du matin, Bräuning et
Binz se présentèrent au block avec Elisabeth Thury, le chef
de la police du camp, et plusieurs gardiennes, qui
commencèrent à faire monter les femmes dans les camions.
Violette reçut l’ordre d’accompagner le transport jusqu’à la
gare avec Carmen Mory.
Les femmes furent chargées dans des wagons à bestiaux,
« qui ne contenaient qu’une botte de paille » : une
cinquantaine par voitures, sous la garde d’un SS en armes.
Un convoi tzigane partit en même temps. Personne ne savait
encore où on les envoyait, mais Mory était mieux
renseignée : elle avait entendu dire qu’elles allaient à Linz,
en Autriche, confia-t-elle à l’Oberschwester Marschall.
En 1946, au procès de Hambourg, Percival Treite
commença par dire que les femmes furent envoyées dans
une station thermale de Thuringe. De nouveau interrogé, il
répondit : « Nous supposions qu’elles partaient pour un
hôpital psychiatrique à Linz, mais une infirmière m’a dit
plus tard que c’était un transport pour la chambre à gaz. »
On ne devait savoir le lieu véritable du gazage qu’à
l’occasion d’un autre procès, en rapport avec le camp de
concentration de Mauthausen, où des chauffeurs SS furent
appelés à déposer. Ils furent interrogés sur le gazage de
détenus au château de Hartheim, près de Linz.
Ces chambres à gaz, qui furent l’un des premiers centres
d’euthanasie ouverts en 1939, restèrent en activité jusqu’en
194421. Georg Bloser, un des chauffeurs SS, raconta avoir
conduit des femmes aussi bien que des hommes au château
de Hartheim. Il les récupérait dans une gare locale. « Ils
étaient toujours dans un état épouvantable. À Hartheim, le
personnel venait les chercher. Parfois, on me servait le thé
dans une salle d’attente. »
Karl Wassner, qui travaillait au crématorium du camp de
concentration voisin de Gusen, accompagna également des
détenus au château. Un jour qu’il attendait, il vit l’intérieur
de la chambre à gaz. « J’ai jeté un coup d’œil par le judas.
J’ai vu que les détenus étaient déjà allongés dans cette salle.
C’était la chambre à gaz, éclairée de l’intérieur. J’ai
remarqué qu’il y en avait beaucoup plus que je n’en avais
transporté de Gusen. J’ai aperçu des femmes parmi eux. »
En décembre 1944, alors que les armées russes
approchaient de l’Autriche, le château fut fermé sur ordre
du Führer, et l’institution redevint un sanatorium ordinaire.
Parmi les personnes chargées de détruire les preuves du
gazage, se trouvaient un groupe de détenus de Mauthausen,
dont Adam Gołembski, qui décrivit l’intérieur du château.
On s’enfonçait au cœur d’une forteresse pour entrer
finalement dans une salle de photographie débouchant sur
une pièce qui « ressemblait à des douches, avec une porte en
fonte entourée de joints en caoutchouc et percée d’un
œilleton ». À l’intérieur, six pommeaux de douche. Une
porte ouvrait sur une autre pièce où étaient stockés
bouteilles de gaz et autre matériel. Plus loin, il y avait
encore une autre pièce cachée, visiblement une sorte de
laboratoire, avec une grande table. Là, Gołembski trouva
des papiers qui lui parurent être un rapport d’autopsie. Par
cette pièce, on accédait aux deux fours du crématorium.
À l’extérieur, à gauche de l’entrée, Gołembski trouva un
tas de cendres avec des os, « de quoi remplir soixante
poubelles ». Il vit aussi une meule électrique pour broyer les
restes d’ossements après la crémation. Enfin, dans le garage,
« nous avons trouvé des vêtements d’enfants, de femmes et
d’hommes – assez pour remplir quatre charretées ».
Il est impossible de dire combien de transports noirs
partirent de Ravensbrück pour Hartheim, mais le transport
de novembre 1944 – avec 120 femmes, pour la plupart du
Block 10 – fut probablement le plus important. Le personnel
de Ravensbrück devait aussi savoir que c’était le dernier
transport vers la chambre à gaz, qui était sur le point d’être
démantelée.
La quasi-totalité des archives allemandes ayant été
détruites, ainsi que les dossiers du camp relatifs aux
transports, la plupart des morts du château sont restés
anonymes. Les seules victimes de Ravensbrück dont on
sache l’identité de manière certaine sont les quelques-unes
dont les noms étaient connus de Loulou Le Porz et du reste
du « personnel » du Block 10.
En 2012, j’ai essayé d’en savoir plus sur les femmes dont
Loulou se souvenait. L’une d’elles était Marie Léger, et
pour m’aider dans mes recherches, le fils de Loulou, Jean-
Marie Liard, a retrouvé un exemplaire du livre qui avait
conduit à l’arrestation d’Henriette et Marie Léger. Il le
consulta à la Bibliothèque Nationale. Intitulé Les Voix du
Drapeau, il s’agit d’un recueil de ballades patriotiques à la
gloire des héros militaires français du passé, et il est dédié
« à tous ceux dont les voix d’agonie et de gloire parlent
dans le frisson vermeil et soyeux de ses plis vénérés ». Dans
leur introduction, les jumelles évoquent les tranchées
d’Ypres et de Furnes et parlent des soldats qui « ont fertilisé
de la sainte rosée de leur sang généreux » la terre de France
et implorent les lecteurs de se souvenir de « toutes les
cruautés et de toutes les trahisons […] de la Grande
Guerre » et « du déloyal emploi des gaz de guerre ».
Ailleurs, Marie et Henriette évoquent ceux dont les « pieds
ont glissé sur un chemin de sang22 ».
SIXIÈME PARTIE
30
Hongroises
Eva Fejer était à l’école à Budapest en octobre 1944
quand on annonça que toutes les Juives de sa classe
devaient aller creuser des tranchées parce que les Russes
approchaient. « On nous a conduites dans un champ et nous
avons dû nous mettre à creuser. Nous avons dormi sur un
terrain de football. Quelques jours plus tard, on nous a fait
marcher vers l’ouest1. »
L’ordre d’octobre émanait du bureau d’Adolf Eichmann,
l’homme envoyé en Hongrie, après l’invasion allemande six
mois plus tôt, pour mettre en œuvre cette dernière étape de
la « Solution finale » en raflant les sept cent cinquante mille
Juifs du pays et en les expédiant à Auschwitz. Le temps
pressait : l’Armée rouge approchait.
Quand commencèrent les rafles hongroises, fin
mars 1944, la plupart des Juifs n’étaient pas préparés. S’ils
étaient au courant du massacre des autres Juifs d’Europe, la
Hongrie, jusque-là alliée de l’Allemagne, avait été protégée.
Éminent avocat, le père d’Eva Fejer dit à sa famille : « Cela
n’arrivera pas ici. Le droit hongrois ne le permettra pas. »
Franz Fejer était un patriote hongrois doublé d’un patriote
allemand. Toute la famille parlait l’allemand ; Eva avait une
nounou allemande et, à dix ans, parlait couramment
allemand. La famille ne prit aucune précaution. « Je crois
que mes parents ne voulaient tout simplement pas
l’admettre. Et mon père n’a pas voulu effrayer sa famille, et
donc il ne nous a pas prévenus. Il ne voulait pas nous priver
de ce qu’il nous restait d’enfance. »
Cette fois, cependant, le monde extérieur perçut les
signes. Dès l’invasion hitlérienne, les capitales occidentales
furent averties que les Juifs hongrois étaient sur le point
d’être exterminés. Berlin n’essaya guère de le cacher. Les
Suédois envoyèrent des émissaires pour délivrer des
passeports et des papiers protecteurs ; la Croix-Rouge
internationale tenta de distribuer des vêtements et des vivres
à ceux qui furent placés dans des camps de rétention. Dans
le même temps, toutefois, des milliers de Juifs étaient
entassés dans des trains à destination d’Auschwitz. Le père
d’Eva fut l’un des premiers à partir. « Il avait soixante et un
ans et était en parfaite santé, observe Eva, et nous espérions
donc qu’il pourrait survivre. C’était un excellent patineur et
un brillant pianiste. On a parfois espéré que quelqu’un
pourrait s’en sortir dans une poche d’air, mais de ce
transport aucun n’est revenu. »
En juillet 1944, quatre cent trente mille des sept cent
cinquante mille Juifs de Hongrie avaient déjà été raflés et
envoyés à Auschwitz, où tous, sauf cent mille, avaient été
gazés. Les seuls Juifs hongrois qui échappèrent au transport
à Auschwitz furent ceux jugés aptes à travailler dans des
usines de munitions et envoyés dans des camps de
concentration en Allemagne. Les Hongrois arrivant à
Auschwitz furent également passés au crible afin de
sélectionner ceux qui pouvaient être utiles comme main-
d’œuvre servile.
En juillet 1944, quatre mois après le début des rafles
d’Eichmann en Hongrie, les déportations furent suspendues.
Miklos Horthy, marionnette des nazis à Budapest, avait
changé d’allégeance et rallié le camp des Alliés, refusant de
coopérer à de nouvelles expulsions juives. Les deux cent
mille Juifs restants – surtout à Budapest – semblaient avoir
été épargnés – dont Eva Fejer et sa mère. Début octobre,
toutefois, le gouvernement Horthy tomba, et Eichmann se
remit à l’ouvrage. Les bombes alliées avaient détruit les
voies ferrées et le parc roulant en Hongrie comme en
Pologne : impossible désormais d’utiliser les trains. De
surcroît, le front soviétique se rapprochait si vite que même
Auschwitz, dans le sud de la Pologne, allait être évacué : les
chambres à gaz étaient sur le point de fermer, et le camp ne
recevait plus de Juifs.
L’abandon des rafles n’était cependant pas une option :
Hitler avait ordonné que tous les Juifs fussent éliminés de la
Hongrie avant l’arrivée de l’Armée rouge. Pour Eichmann,
la seule solution consistait à évacuer les deux cent mille
Juifs restants – hommes, femmes et enfants – pour leur faire
passer la frontière autrichienne, à trois cent vingt kilomètres
de là.
C’est le 16 octobre, alors que le sol était déjà gelé, que les
filles et les femmes âgées de seize à quarante ans reçurent
l’ordre de partir. Eva avait réussi à remplir son sac à dos de
guide – orné de l’insigne « Jamboree 1939 » – de vivres et
de vêtements que lui avait passés en fraude sa nourrice
allemande. Mais elle ne put revoir sa mère avant de partir.
Au cours de la marche, Eva souffrit moins que la plupart,
assure-t-elle. Elle connaissait les premiers secours, et était
une fille robuste et sportive. « Mon père m’apprenait à me
débrouiller toute seule. La première fois, c’est lui qui m’a
réparé ma bicyclette, mais j’ai dû regarder pour le faire moi-
même la fois suivante. » Elle connaissait aussi la route que
suivirent les marcheuses, car c’est celle que prenait la
famille avant la guerre pour aller voir des parents de l’autre
côté de la frontière. Elle marchait toute la journée et, la nuit,
dormait sur des terrains de football. Il faisait froid, mais Eva
portait une jupe-culotte et avait ses fuseaux de ski dans son
sac.
La plupart des prisonniers marchaient en famille, ou en
petits groupes. Margit Nagy voulut à tout prix accompagner
ses filles, Rosza et Marianne. « Je crois qu’elle savait que
nous pouvions mourir et elle voulait que nous soyons toutes
ensemble. On s’est tenues par la main tout le trajet »,
raconte Rosza. Les filles isolées étaient « adoptées » par
d’autres familles, mais Eva préférait marcher seule. Les
gardes des Croix fléchées fascistes frappaient les
retardataires. Sur la route, des gens les regardèrent passer,
leur offrant parfois à manger. Dans les montagnes souabes,
un homme marcha à côté d’Eva et se mit à lui poser des
questions sur son père.
Il m’a dit qu’il avait été son valet de chambre au cours de la Première
Guerre mondiale et que mon père avait été bon pour lui : « Viens donc
avec moi, et je veillerai que tout se passe bien. » J’aurais pu y aller, car
personne ne regardait vraiment. Mais je me suis dit que nous allions
seulement dans un camp de travail, et que je serais assez forte pour ça. Je
croyais en ma force. Ce fut une décision difficile, mais je me faisais du
souci pour ma mère ; je ne voulais pas qu’il lui arrive quoi que ce soit si
je faisais quelque chose de mal.
Le valet de son père remplit son sac de coings, et Eva
repartit. Plusieurs jours après, les marcheurs atteignirent le
Danube et embarquèrent sur des ferrys en passant par des
planches. « Certains perdaient l’équilibre et glissaient. On
voyait les cadavres des noyés dans l’eau, mais j’ai avancé et
ne suis pas tombée. » Quelque part du côté de Vienne, les
marcheurs furent enfermés dans des wagons à destination de
l’Ouest. « Un garde a demandé si quelqu’un parlait
allemand et j’ai tout de suite répondu oui, et je suis donc
devenue son interprète, assise sur un rebord d’où je voyais
dehors. Je savais me repérer sur le soleil, et j’ai dit aux
autres dans quelle direction nous allions. Quand le train
s’est arrêté à Iéna, au sud-ouest de Leipzig, on a fait
descendre les hommes pour les envoyer à Buchenwald, mais
les femmes sont restées. « Nous sommes passées devant un
château médiéval et je me suis dit que j’y emmènerais mes
parents après la guerre. » Environ deux jours plus tard, le
train s’arrêta dans la toute petite gare de Ravensbrück2.
« J’avais entendu parler d’Auschwitz, Dachau et
Mauthausen, mais pas de Ravensbrück. »
Après le départ du convoi d’Eva de Budapest, la dernière
phase des marches forcées depuis la Hongrie s’accéléra. Le
temps se dégradait et, sur les milliers de femmes
acheminées à pied en direction de Ravensbrück, un tiers au
moins auraient péri. Un émissaire de la Croix-Rouge
internationale, venu observer l’exode, fut accablé : « L’idée
d’assister impuissant et désarmé à ces événements funestes
est presque insupportable », écrira-t-il dans son rapport à
Genève3.
Les déportations d’autres pays de l’Est limitrophes du
Reich s’accélérèrent également. Hitler saisit la dernière
occasion de nettoyer les camps et les ghettos en prévision de
l’avancée des Russes. Ces Juifs-là étaient encore transportés
dans des trains qui sillonnaient ce qu’il restait des territoires
occupés et s’arrêtaient souvent plusieurs jours sur des voies
de garage pour cause de bombardement ou d’interruption
des communications. Dans l’un de ces trains se trouvait
Basia Zajączkowska, dix-neuf ans, qui avait survécu au
ghetto de Kielce, dans le centre de la Pologne, parce qu’elle
travaillait dans une usine de poudre à canon4. Les
Soviétiques approchant, les ouvrières furent envoyées à
Auschwitz. Basia s’enfuit dans les bois, mais fut prise et
expédiée à Ravensbrück parce qu’à ce moment-là
Auschwitz commençait à fermer.

Le 2 novembre 1944, Himmler arrêta le gazage à


Auschwitz. Dans le chaos général, certains trains
continuèrent d’arriver, notamment un de Slovaquie, dont les
passagers débarquèrent terrorisés pour avoir entendu un
récit saisissant de ce qui les attendait : deux Slovaques
venaient de s’évader d’Auschwitz et étaient rentrés au pays
pour parler des chambres à gaz juste avant le départ de leur
transport. Sitôt descendue du train à Auschwitz, une
Slovaque demanda même à un SS où sont les chambres à
gaz. Il répondit : « Elles ne marchent plus. On ne va pas
vous gazer. »
Les Slovaques furent placées dans un autre train qui
arriva le 10 novembre à Ravensbrück, où elles s’attendaient
de nouveau à être gazées. Les femmes furent dirigées vers la
tente de Ravensbrück, mais refusèrent d’y pénétrer. « En
entrant dans la tente, les femmes étaient convaincues
d’entrer dans une chambre à gaz », raconta Halina
Wasilewska, une Stubova de la tente. « Beaucoup
demandèrent au personnel de la tente de leur dire la vérité –
quand devaient-elles être gazées ? Et quand on leur a assuré
qu’il n’y avait pas de chambres à gaz à Ravensbrück, elles
n’ont pas voulu nous croire. Même si, à cette date, il n’y
avait pas vraiment de chambres à gaz à Ravensbrück5. »

Avec l’arrivée de milliers de Juives à la fin de l’automne


1944, Ravensbrück fut de nouveau submergé : l’insalubrité
et la maladie prirent une ampleur inimaginable. Pour
commencer, toutes les nouvelles furent parquées sous la
tente, où on ne leur donnait plus ni paille ni couvertures, si
bien qu’après avoir marché dans la neige les femmes
dormaient sur des blocs de ciment froids et humides. La
plupart de celles qui avaient marché depuis Budapest
souffraient de gelures, de gangrène et de pneumonie.
Beaucoup présentaient également les symptômes du typhus
et souffraient de fortes fièvres et de la diarrhée ou
vomissaient.
Les seaux débordaient. L’abri de toile empestait. Les
mères essayaient de nourrir les enfants et de s’alimenter.
Dans toute cette horreur, l’épidémie de typhus prit une
ampleur encore jamais vue. Les SS s’efforcèrent
désespérément de maîtriser la maladie en vaccinant non
seulement le personnel SS mais aussi les prisonnières les
plus importantes : infirmières et personnel de bureau.
Certaines étaient déjà trop faibles pour supporter la
vaccination : elles attrapèrent le typhus et moururent6. Une
nouvelle règle fut établie : trente patientes de la tente
pourraient visiter le Revier chaque jour, mais c’était trop
peu, et les autres furent tout simplement renvoyées à la
mort. Les cadavres se mêlaient aux vivantes, et il était
difficile de les extraire. Quand l’équipe des cadavres arriva
dans la tente, elle refusa d’emporter les corps parce qu’ils
n’avaient pas de matricules. Sous la tente, beaucoup avaient
été admises sans en avoir, et moururent avant qu’on leur en
eût distribué.
Si l’on en croit Halina, se développa alors un phénomène
propre à la tente : « Conversations fébriles de gens agités,
plaintes, disputes autour des places de couchage,
geignements et hurlements des malades, cris des gens qui
s’apostrophaient – tout cela créait un vacarme assourdissant,
incessant, jour et nuit. » Le « block » de la tente n’en restait
pas moins astreint à l’Appell comme tous les autres. Celles
qui ne pouvaient se tenir debout étaient allongées sur le dos
pour être comptées par rangées de dix.
Après quelques jours sous la tente, les premières
Hongroises furent dirigées vers les blocks ; les plus robustes
furent affectées aux usines de munitions des camps
satellites. Aussitôt, elles furent remplacées par un nouveau
groupe d’un millier de Polonaises (aryennes, cette fois, nota
Halina) arrivées d’Auschwitz. Le retour de malades des
camps satellites, en nombre croissant, ne fit qu’aggraver la
situation. Et les camps satellites de Ravensbrück n’étaient
pas les seuls à renvoyer leurs malades ; des camps plus
éloignés, longtemps placés sous l’administration de camps
pour hommes tels que Buchenwald, renvoyaient aussi les
malades et les femmes enceintes. Depuis de longs mois, ces
camps avaient expédié à Auschwitz les ouvrières épuisées,
mais ce n’était plus possible désormais.
Plus près de Ravensbrück, Siemens renvoyait de plus en
plus de femmes inaptes au camp principal. Les rares
rapports mensuels qui nous soient parvenus, détaillant le
« renouvellement » des prisonnières, font apparaître une
forte augmentation en 1944. En octobre, pour le seul atelier
de finissage, la compagnie renvoya cinquante ouvrières qui
n’étaient plus en état de travailler. Ce chiffre est à
rapprocher de la moyenne de trois femmes renvoyées de
cette petite section au cours des dix mois précédents.
Les femmes rejetées par Siemens étaient directement
envoyées aux blocks du Revier ou en rejoignaient d’autres
qui travaillaient dans des équipes à l’extérieur. Renvoyée en
octobre, Betsie ten Boom travailla à niveler le sol pendant
quelques semaines avant d’être admise au Revier, où elle
mourut début décembre. Corrie vit le corps nu de sa sœur
sur un matelas : « une sculpture dans du vieil ivoire, je
voyais le contour de ses dents à travers la peau ». Puis elle
revit le corps de Betsie, au milieu d’autres corps empilés
contre le mur des toilettes du Revier, « les yeux clos,
comme endormie, les creux profonds de la faim et de la
maladie, partie tout simplement. Même sa chevelure était
gracieusement à sa place, comme si un ange y avait
veillé7 ».
Pour les dirigeants de Siemens, remplacer les femmes
épuisées était plus difficile que jamais, mais de jeunes
Juives affluaient maintenant dans le camp, dont certaines
agiles et assez robustes pour travailler. Siemens avait
employé des Juives dans ses usines berlinoises au début de
la guerre, avant les déportations massives, et appréciait leurs
compétences, en sorte que quand Basia Zajączkowska,
survivante du ghetto de Kielce, apparut sur le « marché aux
bestiaux », elle fut aussitôt affectée à la fabrication de
pièces électriques.
Tout au long des mois de novembre et de décembre,
d’autres Juives continuèrent d’affluer de l’Est ; la plupart
durent se battre pour leur vie sous la tente. Entrant, Sarah
Mittelmann, adolescente, découvrit autour d’elles des
« femmes qui avaient des crises et se battaient. Personne ne
pouvait s’allonger, faute de place8 ». Arriva alors un
nouveau transport de Juives polonaises qui parlaient
yiddish, langue que les Juives hongroises ne comprenaient
pas. Autre jeune Hongroise, Selma Okrent, ne devait pas
oublier l’odeur qui régnait sous la tente. Comme elles
faisaient la queue pour la soupe, l’une d’elles dit : « Si tu
n’es pas sage, tu sentiras comme ça toi aussi9. »
Elles m’ont pris mes vêtements et m’ont cassé mes boucles d’oreilles
pour me les enlever. J’ai reçu un triangle rouge et le matricule 79 706, et
on m’a dit de faire attention aux triangles verts, parce que ce sont les
voleuses. On m’a fait tirer des pierres, et parfois nous devions embarquer
les mortes. J’avais une jupe ; je tripotais l’ourlet quand j’ai senti quelque
chose dedans : une alliance.

Selma et Sarah continuèrent à faire partie des bonnes


équipes de travail en veillant à être les premières choisies
par le Meister. C’est ce qu’Eva Fejer fit presque dès le
début. L’homme de Daimler-Benz sauta sur elle. « Il a
demandé qui parlait allemand, et j’ai dit “moi”. Il a répondu,
“c’est bon” », et je suis devenue sa traductrice à l’usine de
Berlin. Avant de quitter Ravensbrück, elle repéra sa
meilleure amie qui arrivait de Budapest par le transport
suivant et lui cria : « “Martha, quoi que tu fasses, sors d’ici
dès que possible”, mais elle ne m’a pas crue, et elle est
morte. »
Rosza et Marianne Nagy réussirent elles aussi à « sortir »
pour une usine de munitions près de Chemnitz, mais à la
dernière minute leur mère Margit, qui était avec elles depuis
Budapest, dut rester. « On nous a mises à l’arrière d’un
camion et on nous a emmenées ; c’est là que nous l’avons
vue pour la dernière fois10. »
C’était habituellement les nouvelles qui regardaient,
incrédules, les femmes ravagées du camp. Désormais,
c’était l’inverse. Loulou Le Porz aperçut un groupe de
nouvelles hongroises : « L’une d’elles courut vers moi,
suppliante : Bitte Schwester, bitte Schwester. Je voyais à son
visage qu’elle allait mourir, et je détalai parce que je ne
pouvais pas le lui dire. »
Évoquant cette période, les survivantes racontent qu’elles
virent des groupes de nouvelles, habituellement juives, qui
erraient – peut-être détachées de leur transport – perdues,
autour du camp. Un jour, rentrant des cuisines où elle était
allée chercher de l’eau pour l’atelier des tissus, Nelly
Langholm vit l’un de ces groupes. Depuis que l’épidémie de
typhus avait éclaté, les cuisines étaient l’unique source
d’eau potable.
J’avais rempli la cruche et m’en retournais quand j’ai vu ce groupe de
femmes – des Hongroises, peut-être, ou des Polonaises. Elles étaient dans
un état épouvantable et venaient visiblement d’arriver de quelque part, et
probablement n’avaient-elles ni bu ni mangé depuis des jours. Elles ont
vu ma cruche et ont fondu sur moi, si bien que l’essentiel s’est renversé et
qu’elles se sont jetées à terre pour que quelques gouttes au moins
touchent leurs lèvres. J’ai reculé et les ai observées.
Me tournant pour partir, j’ai vu une femme à terre et l’ai regardée
fixement. Elle donnait naissance à un enfant, juste là, et je l’ai regardée.
Je n’avais que vingt ans, et je n’avais jamais vu une femme accoucher, et
elle accouchait là, dans la crasse d’une rue du camp11.

Nelly n’a pas revu le groupe et ignore où elles sont allées.


« Mais le bébé n’est allé nulle part. Le bébé est mort sur
place. J’en suis sûre. »
C’est à peu près à cette époque que, allant chercher des
fiches au Revier, Violette Lecoq tomba sur un groupe de
Juives :
Dans la cour, j’ai aperçu cinq brouettes normalement utilisées pour
transporter l’engrais ; chacune contenait une femme. Des Juives mortes
d’épuisement sur la route au retour de Siemens et qui avaient été
quasiment battues à mort par les Aufseherinnen chargées d’elles. Leurs
camarades avaient été forcées de les ramasser et de les ramener au camp.
L’Oberschwester interdit à quiconque de les toucher. Quand je les ai vues,
deux étaient mortes ; les autres étaient à l’article de la mort12.

En décembre, la neige se mit à tomber quand arriva un


groupe de femmes qui n’avaient que de la paille pour tout
vêtement13. Les détenues les regardèrent, effrayées, et
s’efforcèrent de les tenir à distance. Percival Treite lui-
même fut saisi par cette vision de femmes vêtues de paille.
Plus tard, il dira n’avoir jamais vu pire que l’état de ces
1 300 nouvelles. Il s’agissait, pour l’essentiel, de Juives
hongroises qui avaient été déportées cette même année et
d’abord conduites à Auschwitz, puis dans le camp satellite
de Francfort-Waldorf, en Allemagne occidentale pour
travailler à la construction d’un aéroport dans d’atroces
conditions. En novembre 1944, alors que l’on redoutait de
plus en plus l’approche des forces américaines, le camp fut
fermé, et les femmes exténuées ramenées à Ravensbrück.
Julia Barry fut de celles qui eurent l’occasion d’observer
de près ces « femmes de paille ». Et elle a raconté ce qu’elle
a vu dans son témoignage aux procès pour crimes de guerre
de Hambourg. Elle patrouillait près des portes quand elle les
a aperçues pour la première fois. « Les femmes arrivèrent
uniquement vêtues de paille nouée autour de leurs corps. »
Julia eut maintes occasions d’observer les femmes. « Il ne
cessait d’en mourir autour du camp. Je les ai vues tomber,
ces femmes, et mourir. » Elle remarqua aussi que les
femmes étaient régulièrement prises à partie par deux
détenues allemandes – non pas des gardiennes – et elle
chercha à en savoir plus. L’une, découvrit-elle, était une
Polonaise, Anita.
Grande, âgée d’environ vingt-six ans, c’était une lesbienne habillée en
homme, et avait les cheveux coupés à l’avenant. L’autre détenue était une
Allemande, Gerda. Elle était grosse, âgée d’environ vingt-deux ans, et
devait mesurer dans les 1,60 m ; elle semblait très quelconque. Toutes
deux furent d’une brutalité sauvage envers les arrivantes juives et les
frappèrent à maintes occasions sans merci, à coups de bâton et de tout ce
qui leur tombait sous la main.

À la différence d’autres détenues, Julia Barry – elle-


même Juive hongroise – n’avait pas peur de ces nouvelles,
mais alla à leur rencontre. « J’ai rencontré une dame
hongroise, Mme Sebestyn. Ses jambes étaient dans un état
épouvantable après ce qu’elle avait subi dans les conditions
hivernales au départ de la Hongrie. » Sebestyn reçut l’ordre
de travailler « et protesta qu’elle était incapable d’y aller ».
Elle a pourtant été forcée : « Plus tard, elle a perdu ses deux
pieds et est morte à l’hôpital. »
Le témoignage de Julia Barry est toujours d’une précision
et d’une franchise inhabituelles, notamment parce que, en
tant que policière, il lui était loisible d’observer largement
ce qui se passait, mais aussi parce que, à la différence
d’autres policières du camp, elle se montra plus disposée à
raconter ce qu’elle a vu : dans les derniers mois de 1944, la
mort. Ce dont elle fut témoin à cette époque, Julia en avait
la certitude, était « résolument destiné à produire la mort ».
Dans les blocks-hôpitaux, par exemple, les médecins SS
« plaçaient dans le même lit une patiente blessée au pied et
une autre, tuberculeuse ou malade du typhus ou d’une autre
maladie contagieuse, en sorte que, inévitablement, toutes
deux mouraient de la maladie contagieuse ».
Julia vit des corps partout. Elle semble aussi les avoir
cherchés. Dans la cave-morgue, elle a vu les cadavres
attendant d’être transportés au four. Près du crématoire, elle
vit les dents en or arrachées sur les cadavres. Un peu plus
tard, parmi les femmes arrivant de Hongrie, elle reconnut
une tante de son mari. Apprenant qu’elle avait été conduite
à un block de la mort où l’on laissait mourir les malades de
la dysenterie sans les nourrir, elle fit son enquête. « J’ai
essayé de la voir, mais la Blockova ne voulait pas me laisser
entrer. Je n’ai jamais revu la tante de mon mari. »
Julia écouta également et rapporta ce qu’elle entendit.
« Je me souviens d’une femme me racontant que son
nouveau-né avait été dévoré par les rats au Block 11. » Une
autre fois, patrouillant près du crématoire, elle surprit un
officier supérieur SS qu’elle ne reconnut pas. Elle devait
l’apercevoir souvent, parfois avec un autre officier, lui aussi
nouveau dans le camp.
Je me souviens de deux officiers supérieurs. L’un d’eux était un
homme du nom de Höss ; et un jour je l’ai entendu dire que c’était du
gaspillage d’employer du charbon pour brûler les corps des détenues
mortes, ou quelque chose du genre. Le même Höss était un homme grand
et mince de quarante-cinq-cinquante ans, toujours vêtu d’un manteau de
fourrure. Il n’était pas aussi mauvais que l’autre officier dont je ne me
rappelle pas le nom : grand, solide, entre quarante-cinq et cinquante ans –
une belle allure et toujours bien habillé. Un des hommes les plus cruels
et brutaux que j’ai vus dans le camp.

Un peu plus tard, Julia vit à Ravensbrück deux autres


étrangers : des médecins, cette fois, dont elle apprit qu’ils
étaient venus « d’Auschwitz ».
31
Une fête pour les enfants
Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz, arriva à
Ravensbrück quelques semaines seulement après la
fermeture des chambres à gaz d’Auschwitz. Les relevés de
banque l’attestent : le 30 novembre 1944, « Höss, Rudolf »
déposa 50 Reichsmarks dans une banque de Fürstenberg1.
Höss n’est pas le seul patron d’Auschwitz que l’on ait
aperçu autour de Ravensbrück fin 1944. L’autre homme que
repéra Julia Barry, « un des hommes les plus cruels et
brutaux que j’aie jamais vus », était sans doute l’expert en
gazage Otto Moll, également présent à cette époque. Mais
ce pourrait être aussi Albert Sauer, autre ancien
commandant du camp de la mort.
Un des médecins SS aperçu par Julia Barry était
probablement Franz Lucas, qui avait précédemment
travaillé sur la rampe d’Auschwitz ; l’autre pourrait être
Carl Clauberg, qui dirigea les expériences de stérilisation
voulues par Himmler à Auschwitz. Tous deux arrivèrent à
Ravensbrück dans l’hiver 1944-1945. L’apparition soudaine
d’une meute d’exterminateurs chevronnés était sinistre,
même si l’explication était dans une certaine mesure
banale : ils étaient au chômage. Tous leurs camps, à l’Est,
étaient tombés entre les mains des Soviétiques ou sur le
point de l’être. Le programme d’extermination d’Auschwitz
avait été arrêté le 2 novembre, et l’on prévoyait que l’Armée
rouge approcherait du camp début janvier.
Le Dr Franz Lucas avait été déplacé d’Auschwitz au
camp de Stutthof, près de Danzig (Gdansk), début 1944,
mais le Stutthof était sur le point de tomber. Le camp de
Riga-Kaiserwald, dont Albert Sauer avait été commandant,
fut libéré en octobre, quand l’Armée rouge prit la Lettonie.
Il y avait peut-être également une raison simple
d’envoyer tant de SS désœuvrés à Ravensbrück : il n’y avait
plus guère de KZ où aller. Les derniers étaient commandés
par des officiers supérieurs, qui n’avaient pas envie de
collègues oisifs sur leurs prés carrés. Fritz Suhren, le
commandant du camp des femmes, n’était pas aussi haut
gradé et n’était donc pas en position de se plaindre, même si
leur arrivée semble l’avoir contrarié2.
La raison essentielle d’affecter ces hommes à
Ravensbrück était cependant on ne peut plus sinistre :
spécialistes du meurtre de masse, on avait besoin d’eux pour
lancer un nouveau programme d’extermination. Ce n’est pas
un hasard si, juste avant qu’ils n’arrivent, Himmler avait
promulgué une nouvelle directive exigeant une
augmentation immédiate et massive du rythme des tueries et
la construction d’une chambre à gaz à cette fin.
Comme tant d’autres ordres SS, le tout dernier édit de
Himmler concernant Ravensbrück n’a pas survécu à la
destruction des documents nazis et il a fallu du temps avant
de voir émerger certains détails.
Les premiers procès pour crimes de guerre de
Ravensbrück eurent lieu à Hambourg en 1946 et en 1947 :
la réalité de l’extermination y fut assurément révélée, mais
on ne put produire aucune preuve que l’ordre de tuerie
venait directement de Himmler3.
De fait, la teneur de la directive eût été totalement perdue
pour l’histoire sans Anni Rudroff, doctoresse autrichienne
qui lut l’ordre alors qu’elle était secrétaire d’Edmund
Bräuning au QG des camps. En 1948, alors que se préparait
le dernier procès de Ravensbrück, elle fut retrouvée dans le
secteur soviétique de Berlin par un Britannique enquêtant
sur les crimes de guerre et recherchant des preuves contre
Artur Conrad, le bourreau qu’elle avait connu au QG. Dans
une déposition courte mais accablante, elle décrivit le rôle
de Conrad dans l’exécution des Polonaises. Presque comme
si la chose lui avait d’abord échappé, elle mentionna alors
l’ordre de Himmler.
Du 5 janvier au 16 décembre 1944, j’ai travaillé dans l’administration
du camp. En octobre, est arrivé un ordre de Himmler, que le
Schutzhaftlagerführer Bräuning a posé sur la table et que j’ai
personnellement lu. L’ordre s’adressait au commandant et disait : « Dans
votre camp, avec effet rétrospectif pour six mois, deux mille personnes
doivent mourir chaque mois – Reichsführer SS. » Le
Schutzhaftlagerführer Bräuning a reçu l’ordre de construire les chambres
à gaz4.

Le témoignage d’Anni Rudroff est sans doute le plus


important sur Ravensbrück, prouvant que dans ces derniers
mois de la guerre Himmler avait personnellement ordonné
le lancement d’un programme d’extermination de masse
dans le camp des femmes. Peut-être parce que le
témoignage d’Anni vit le jour tardivement au cours de
l’enquête, parce qu’il fut présenté sans fanfare, ou qu’elle-
même disparut ensuite – tout comme Edmund Bräuning –,
la révélation ne retint guère l’attention. On n’a absolument
aucune raison de douter de sa véracité. L’enquêteur
britannique qui reçut sa déposition fut visiblement
impressionné par elle : « Elle l’a signée, ou plutôt l’a
solennellement affirmée, car elle n’était d’aucune religion »,
déclara le commandant Józef Liniewski5.
En tout cas, toutes les détenues savaient qu’un tel ordre
avait dû être donné puisque, bien avant le début du gazage,
elles observèrent une augmentation massive des tueries. De
surcroît, de même qu’il avait dirigé pas à pas l’évolution du
camp, il était tout naturel que Himmler donne
personnellement le signal du début de l’extermination.
Aucune détenue n’aurait pu en inventer la formulation.
Himmler voulait bien plus que 2 000 tuées par mois mais,
pour masquer l’ampleur du carnage requis, il camoufla les
faits par un pédantisme bureaucratique caractéristique en
ordonnant six mois de tuerie « rétrospective ». La raison de
cet ordre d’extermination est aussi on ne peut plus claire.
Ravensbrück échappait à tout contrôle ; la maladie se
propageait, menaçant les SS et le reste de la collectivité. Il
fallait rétablir l’ordre avant l’arrivée d’une nouvelle vague
de femmes d’Auschwitz qui devaient être évacuées d’ici
quelques semaines. Comment reprendre les choses en
mains, sinon par une tuerie de masse ? Il n’était plus
possible d’envoyer les bouches inutiles vers des chambres à
gaz extérieures ; Majdanek et le château de Hartheim étaient
déjà fermés et les chambres à gaz d’Auschwitz à l’arrêt.
Dans d’autres camps, déjà liquidés en prévision de
l’avancée russe – Stutthof, par exemple –, la tuerie s’était
largement faite par exécution ou noyade dans la Baltique. À
Ravensbrück, toutefois, avec des hommes tels que Höss
sous la main, l’extermination devait se faire au gaz. Un
certain nombre de camps de concentration situés sur le sol
allemand – Sachsenhausen, par exemple – avaient employé
dans le passé des fourgons ou des chambres à gaz, mais
Ravensbrück devint alors le seul camp équipé pour la
première fois d’une chambre à gaz afin de procéder sur
place à une extermination de masse dans les derniers mois
de la guerre.
Tout ce qui se produisit alors découlait très clairement de
l’ordre vu par Anni Rudroff. La capacité du crématorium fut
accrue. Un site fut dégagé afin de garder les victimes
pendant que se déroulait le gazage. Le site retenu fut le
Camp de jeunes d’Uckermark, à tout juste huit cents mètres,
caché dans les bois. Le camp avait été évacué début
décembre ; et les adolescentes ou les jeunes femmes libérées
ou envoyées à Ravensbrück.
Dans le même temps, commença la construction de
nouveaux baraquements pour les travailleuses de Siemens ;
à l’avenir, elles devaient dormir à l’usine même. C’était
nécessaire en sorte que les femmes de Siemens n’aient pas à
passer devant les chambres à gaz qui devaient être
construites près du crématorium, à côté du mur sud –
autrement dit, juste au bord de la route qu’elles
empruntaient jusque-là pour aller au travail.

Le témoignage ne nous révèle pas qui au juste fut chargé


d’installer la chambre à gaz et à quel moment exactement.
On a des raisons de penser qu’un plan de chambre à gaz
élaborée en béton fut préparé dès octobre 1944, à peu près
au moment où arriva l’ordre de Himmler. Un électricien du
nom de Walter Jahn, détenu au camp pour hommes, dit
avoir été chargé de la dessiner. Cette chambre devait être
adossée au mur nord du camp, masquée en blanchisserie :
Neue Wäscherei6. Communiste allemand arrêté en 1941,
Jahn n’était pas vraiment désigné pour devenir l’architecte
d’une chambre à gaz, mais il était un électricien doué dont
les SS avaient déjà utilisé les talents pour divers projets,
dont l’entretien des radios dans les voitures d’Oswald Pohl.
C’est en témoignant au procès de Pohl qu’il décrivit son
plan de chambre à gaz, mais la construction prit du retard,
expliqua-t-il, apparemment par manque de matériaux,
difficiles à se procurer à ce stade de la guerre7.
Les SS s’étaient aussi disputé la supervision du chantier8.
Un autre fait intéressant révélé par Anni Rudroff est
qu’Edmund Bräuning avait refusé d’exécuter l’ordre donné
par Himmler d’organiser le gazage, et nous savons qu’il
quitta le camp, en disgrâce, au mois de janvier, quand Anni
elle-même fut enfermée au bunker, vraisemblablement
parce qu’elle en savait trop. C’est donc très certainement
Rudolf Höss, Albert Sauer et Otto Moll qui choisirent le
nouveau site près du crématorium et convinrent, du moins à
titre provisoire en attendant l’achèvement de la Neue
Wäscherei, de construire une structure simple qui ne
nécessiterait pas de matériaux. Cette chambre à gaz
temporaire devait être aménagée dans un vieux hangar à
outils. C’est Hanna Sturm qui en fit les cloisons et enfonça
les clous9. C’est alors qu’elle vit les bidons de Zyklon B
(acide prussique) à côté de l’appentis10.
Hanna ayant achevé son travail, raconte la Française
Suzanne Hugounencq, la colonne de la peinture suivit. Les
femmes « étaient passées, silencieuses, devant la petite
bâtisse avoisinante surmontée des deux cheminées des fours
crématoires dans la cour de laquelle s’entassaient les
cadavres à incinérer, raconte-t-elle. Ce matin-là, le
Malermeister était en conversation avec trois hommes à
forte voix et de corpulence imposante ; ils portaient, avec
l’uniforme des SS, l’arrogance que leur toute-puissance
dans le camp leur donnait11 ». Le responsable civil de
l’équipe de peinture recevait des instructions de ces brutes
épaisses – « humblement, servilement, mais avec
appréhension » – et la peinture de l’entrepôt incomba à
Suzanne et à deux Allemandes.
Il y avait à l’intérieur des barriques contenant des
produits chimiques servant à fabriquer la peinture. « Un
silence gêné suivit le départ des SS. Il fallait maintenant
exécuter les ordres. Nous devions vider complètement
l’entrepôt de tous ces matériaux. Le bâtiment construit en
planches pouvait avoir 4 mètres de large sur 6 de
profondeur. Il était fermé par une large porte à double
battant. Une fenêtre sur le côté gauche apportait la lumière
du jour. À l’extérieur, cette fenêtre était équipée de deux
volets en bois. S’il n’y avait pas eu deux marches pour
accéder à l’intérieur, la baraque aurait pu aisément être
utilisée comme garage pour un véhicule de moyenne
importance. »
Les femmes revinrent le lendemain, les volets de la
fenêtre avaient été entre-temps barricadés avec une planche
et une caisse avait été fixée au mur. Les trois grands chefs
vinrent inspecter. « L’un d’eux désignait aux deux autres
l’agencement de la caisse. À l’intérieur de celle-là et sur le
côté accolé à la baraque, deux trous d’environ 5 centimètres
de diamètre avaient été percés, correspondant à deux trous
identiques percés dans le mur du bâtiment. Un couvercle
hermétique assurait la fermeture de la caisse. Notre travail, à
nous peintres, consistait à obturer à l’aide de mastic toutes
les fentes, facilement discernables dans l’obscurité totale
dans laquelle nous étions obligées de travailler12. »
Après que la colonne de peinture eut fini le travail, la
chambre à gaz « temporaire » resta inactive pendant un
temps. Höss et son équipe attendaient peut-être encore la
construction de la chambre de béton dessinée par Jahn. Ils
voulaient plus probablement essayer une autre méthode de
mise à mort massive, une méthode qui leur était aussi
familière.

Durant les quatre années passées, à Ravensbrück,


l’exécution des détenues avait été chose courante, mais le
nombre dépassait rarement quarante par mois. À cette date,
on parlait encore le plus souvent d’exécutions, car les
victimes écopaient d’une « sentence de mort » pour
« crime ». Celles qui commencèrent alors se firent sur une
tout autre échelle : cinquante par nuit. On parlait dorénavant
de tuerie, non plus d’exécution. Et l’opération était entourée
d’un tel secret que maintes questions, de nos jours,
demeurent sans réponse. Les détails fiables dont nous
disposons nous viennent en partie de Percival Treite, qui, en
tant que médecin du camp, devait être présent.
Avant son procès, en 1946, Treite parla franchement des
exécutions, mais il ne le fit que par intérêt personnel : ayant
observé une fois les exécutions, dit-il, il refusa d’y assister à
nouveau. Il espérait que les juges retiendraient cet élément à
sa décharge.
Le témoignage de Treite sur les exécutions se fit en trois
temps. Dans une déposition faite aux forces britanniques le
4 mai 1945 – cinq jours après sa reddition –, il expliqua que
l’extermination à Ravensbrück commença par des
exécutions de masse dans l’hiver 1944-1945.
« Pour commencer, cinquante détenues étaient tuées
chaque jour d’une balle dans la nuque devant le
crématorium. » La présence d’un médecin était
indispensable, parce qu’« une seule balle ne tue pas toujours
le détenu immédiatement13 ». Dans une deuxième
déposition, le 14 août 1946, il expliqua que les victimes
n’étaient pas seulement les vieilles et les malades : il y avait
aussi parmi elles des « jeunes femmes capables de
travailler », que l’on faisait venir près du crématorium pour
les abattre d’une balle dans la nuque, avec une arme de petit
calibre et à une faible distance : le Genickschuss14.
Cela se faisait toujours à l’aube, précisa Treite. « La
lumière était suffisante pour que les exécuteurs voient ce
qu’ils faisaient15. » Après quoi, deux détenus du camp pour
hommes apportaient les victimes au crématorium où Treite
attendait pour accomplir son devoir et « certifier le décès ».
Hellinger arrachait les amalgames et les couronnes en or,
puis les « corps étaient brûlés ». Dans une autre déposition,
le 2 octobre 1946, Treite, parle d’une fois où cinquante
détenues furent acheminées depuis le Camp de jeunes pour
être abattues au fusil deux par deux.
Treite prétendit ne pas se rappeler qui donnait les ordres,
mais c’était très certainement l’homme d’Auschwitz, Otto
Moll. Selon les exécuteurs de Ravensbrück, c’est lui qui
était en charge, et il vint même avec sa propre équipe
d’assassins – ce qui ne manqua pas d’indisposer l’équipe
locale. Walter Schenk, le chef du crématorium de
Ravensbrück, se plaignit que l’équipe d’Auschwitz
« dormait dans [son] crématorium » pendant que la tuerie se
déroulait.
Moll et ses camarades SS auraient certainement choisi le
Genickschuss, leur méthode d’exécution préférée. Ils
l’avaient pratiquée auparavant, notamment pour tuer des
centaines de milliers de prisonniers de guerre soviétiques.
C’était une méthode rapide et efficace : un détenu abattu
d’une balle dans la nuque toutes les trente secondes, puis
restait à brûler le corps. Le système était aussi plus
« propre » que les tueries de masse au fusil, et moins
coûteux en munitions.
Treite indiqua clairement que l’exécution avait lieu « près
du crématorium ». Quand elle se faisait d’une balle dans la
nuque, c’était sans doute dans l’allée dite « des
exécutions ». Longue d’une vingtaine de mètres pour deux
de large, elle se trouvait entre deux murs hauts : l’un formait
l’arrière du bunker du camp, et l’autre était contigu aux
garages. Une extrémité de l’allée débouchait tout près du
crématorium. Auparavant, l’allée avait servi aux petites
exécutions, et elle présentait visiblement des avantages ; les
grands murs éliminaient tout risque de toucher des passants
et excluaient toute chance d’évasion. Les murs évitaient tout
éventuel témoin et assourdissaient le son, ce qui explique en
partie pourquoi pas une seule détenue du camp principal ne
paraît avoir entendu de coups de feu.
On a des raisons de penser que, le surpeuplement
s’aggravant, certaines arrivées – de Hongrie, par exemple,
ou d’autres camps satellites – ne furent jamais enregistrées à
Ravensbrück : les nouvelles étaient directement abattues ou
retenues temporairement au Camp de jeunes avant d’être
exécutées.
Ce système expliquerait aussi pourquoi les secrétaires
détenues – la source la plus fiable – n’aient pas grand-chose
à dire sur les premières exécutions de masse, alors même
que toutes entendirent Conrad, le bourreau de Ravensbrück,
se vanter de sa façon « de faire tomber les femmes avec la
crosse de son fusil ». En tout état de cause, à l’approche de
Noël, les secrétaires et autres détenues influentes avaient
d’autres soucis en tête.

Au début du mois de décembre 1944, les détenues


importantes du camp préparaient une fête de Noël pour les
enfants. Née chez les Allemandes et les Tchèques, l’idée
s’était vite propagée. Les années précédentes, les
chrétiennes, mais aussi les autres détenues, sans attaches
religieuses ou même juives, avaient trouvé le moyen de
marquer discrètement la Nativité, en chantant dans les
blocks ou en faisant des décorations. Seules les Soviétiques
ignoraient les célébrations, et beaucoup semblaient tout
ignorer de cette « fête qui avait lieu vers la fin de
l’année16 ».
En 1944, les célébrations prévues étaient bien plus
amples qu’elles ne l’avaient jamais été, largement parce que
le camp comptait bien plus d’enfants qu’auparavant. Un an
plus tôt, les seuls enfants étaient les soixante-quatre de
moins de douze ans déportés, pour la plupart de Belgique et
des Pays-Bas, avec les familles juives « protégées » et
quelques autres errants. Depuis, des enfants tziganes étaient
arrivés d’Auschwitz ; des petits Polonais affluèrent après le
soulèvement de Varsovie, puis, à l’automne, des enfants
accompagnèrent les Juives hongroises et slovaques. Il y
avait aussi de petits effectifs de Russes, de Roumains, de
Yougoslaves, de Français et de Grecs, soit quatre ou cinq
cents au total. Si beaucoup étaient juifs, il y avait d’autres
enfants raflés et acheminés ici depuis tous les théâtres de
guerre.
Dans l’hiver 1944, il y avait des enfants partout dans le
camp, jouant paisiblement dans les coins des blocks, fuyant
terrifiés les chiens de garde ou rampant dans la boue, et
tous, comme les dernières adultes arrivées, avaient une
croix noire barbouillée dans le dos, sur leurs habits, les
identifiant comme prisonniers. Les petits Tziganes faisaient
la joie de toutes, et ils étaient libres d’écumer la
Lagerstrasse pour vendre divers objets : cigarettes chipées
dans les poches des officiers SS, foulards de soie des
Galeries Lafayette, bribes venues des cuisines. Un jour une
détenue française se vit proposer un exemplaire du
Misanthrope de Molière ; la petite Tzigane qui le vendait dit
qu’elle était de Lille. Des enseignantes polonaises
organisèrent des cours dans les blocks pour plus de
soixante-dix Polonais d’âge scolaire, tandis que les
Blockovas passaient en fraude des suppléments de
nourriture17.
En décembre 1944, la Blockova du Block 27, Ann
Sheridan, compta quarante enfants sous son toit ainsi que
soixante-dix femmes enceintes18. C’était la mystérieuse
« Britannique » à laquelle des rescapées, après la guerre,
reprochèrent d’avoir été trop proche des Allemands. Jamais
elles n’expliquèrent ce qu’elles voulaient dire par là, mais,
d’après son propre témoignage, Ann usa de son influence.
Chaque jour, elle persuada le personnel des cuisines du
camp de donner aux enfants du block une ration de lait
supplémentaire, « même si parfois les mères le buvaient
elles-mêmes ».
Les enfants vivaient dans les blocks, avec leurs mères,
s’ils en avaient, ou avec des mères adoptives. L’instinct des
femmes envers les garçons plus âgés n’était pas toujours
vraiment maternel. Menachem Kallus, petit Juif de dix ans
venu des Pays-Bas avec les Juifs « protégés » en
janvier 1944, raconte comment, dans son block, les femmes
de l’Armée rouge s’intéressaient aux garçons de son âge :
« Nous étions les seuls hommes. Elles venaient jouer avec
nous. Ce fut notre première expérience sexuelle.
Inoffensive. Elles nous apprenaient. Mais les Allemandes
ont vu ce qui se passait et nous ont envoyés au camp des
hommes19. »
L’arrivée d’enfants en nombre toujours plus important
incita d’autres femmes à devenir « mères de camp » et à se
disputer les orphelins les plus mignons. La Russe Ekatarina
Speranskaya fut ainsi adoptée par tante Nastasia. « Elle m’a
dit de n’en parler à personne et juste de respirer le bon air.
On dormait ensemble sur la couchette du bas. » Ekatarina
pense que tante Nastasia avait probablement des enfants au
pays ou « qu’elle les avait perdus d’une manière ou d’une
autre ».
Les mères de camp ne duraient jamais bien longtemps ;
en décembre 1944, Stella Kugelmann en était à la
cinquième. Souvent, elles tombaient malade ou étaient
affectées à un camp satellite, comme ce fut le cas de Claire
van den Boom, probablement la mère de camp préférée de
Stella. Claire fut envoyée à l’usine de munitions souterraine
de Berndorf en septembre, après que Carmen Mory l’eut
dénoncée pour avoir fait passer de la nourriture aux
patientes du Block 10. Depuis lors, c’est une Autrichienne,
Frau Strassner, épouse d’un ancien président de la Cour
suprême de Vienne, qui s’était occupée de Stella avec l’aide
de Karolina Lanckorońska. Elle aida Stella à écrire des
lettres à son père, qui, avaient-elles découvert, était interné à
Buchenwald.
C’est la vue des enfants qui fit germer l’idée d’une fête,
même si, observa Sylvia Salvesen, ils ne correspondaient
pas « à l’image que nous avons des enfants : tous portaient
les marques de la faim, de la souffrance, du choc et de la
terreur20 ». Les adultes avaient beaucoup de mal à deviner
leur âge. « Des enfants qui avaient l’air d’avoir quatre ans
en avaient huit ; d’autres qui en avaient douze en faisaient
huit. » Beaucoup ne savaient pas leur date de naissance, ni
même leur nom. Une petite Russe, Nadia Bolanov, d’abord
capturée avec sa grand-mère, était seule au monde quand
elle avait été expédiée à Auschwitz puis envoyée à
Ravensbrück : « J’étais un petit animal effarouché »,
raconte-t-elle.
Dans la seconde semaine de décembre, les préparatifs de
Noël étaient bien engagés : les détenues des bureaux, des
blocks et du Revier – toutes y participaient. La communiste
allemande Hildegard Boy-Brandt s’occupait du spectacle de
marionnettes, et l’infirmière belge Emmi Gorlich
« organisa » des paquets. Les Tchèques créèrent un chœur
d’enfants. Un « homme de Noël » ferait office de « Père
Noël » séculier, pour ne pas indisposer les communistes.
Au fil des préparatifs, de nouveaux liens se tissèrent entre
les différents groupes nationaux, et un comité de préparation
fut constitué avec des représentants de onze nations.
L’excitation était telle que d’autres groupes s’y joignirent
également, dont les Polonaises et les Françaises. Tout le
monde semblait vouloir donner un coup de main, fabriquer
des petits jouets, coudre des décorations. Les organisatrices
espéraient que la fête des enfants serait un symbole de
coopération et de réconciliation – « un symbole pour
l’avenir ».
Dans l’hiver 1944, il était de plus en plus question dans le
camp de la nécessité d’une réconciliation après la guerre,
surtout chez les communistes allemandes qui savaient que,
parmi les nouvelles détenues arrivant de l’étranger, elles
étaient souvent détestées parce que Allemandes. Grete
Buber-Neumann se souvient que les nombreuses étrangères
ne faisaient « aucune différence entre tout ce qui était
allemand et les SS. De la même façon qu’elles haïssaient les
SS, elles haïssaient les détenues allemandes ». Dans les
dernières années, observe Grete, même les communistes
étrangères du camp partageaient ce point de vue : elles
plaçaient les communistes allemandes « au même plan que
les autres […] et les communistes allemandes n’osaient pas
se défendre21 ».
Ces fractures ont pu jouer un rôle dans la discorde qui
éclata au sein du comité d’organisation de Noël. Les
Polonaises n’appréciaient pas que des Allemandes leur
disent ce qu’elles avaient à faire et décidèrent très vite de
rompre et d’organiser leur fête un autre jour. D’autres
groupes se séparèrent également pour organiser leurs fêtes à
eux.
Malgré les désaccords, toutefois, elles finirent par
s’accorder pour une date autour du Nouvel An, et, à la
surprise générale, Dorothea Binz accepta que les
organisateurs investissent tout un block – le 22. Elle n’y mit
qu’une condition : seuls seraient admis les enfants, avec
vingt organisatrices. Il n’y aurait ni mères ni mères de
camp.
Les derniers jours, les préparatifs se poursuivirent
frénétiquement. Une artiste tchèque fabriqua les
marionnettes et l’équipe forestière « organisa » un arbre
décoré avec du papier d’aluminium procuré par une
ouvrière de Siemens. Des Françaises firent des jouets avec
des haillons ; chaque enfant devait recevoir un petit paquet
et une grande assiette de pain et de beurre « organisés » par
les cuisines. Les paquets des enfants devaient contenir cinq
morceaux de sucre donnés par les Norvégiennes et les
Belges – les seules détenues à recevoir des colis
alimentaires à l’époque – et enfermés dans des enveloppes
venus des magasins. Trois semaines durant, Sylvia Salvesen
passa toutes ses soirées à dessiner sur chaque paquet un
petit Norvégien chaussé de skis, avec un capuchon à
pompon rouge devant une petite maison de campagne au
milieu des pins. Elle se débrouilla pour se procurer des
crayons de couleur rouges, jaunes et bleus22.
Sitôt la fête commencée, cependant, les choses se mirent
à mal tourner. Sylvia était postée à la porte et introduisait les
enfants. « La plupart étaient des squelettes affamés et
certains étaient si faibles qu’il fallait les porter à leurs
sièges. » Les enfants furent disposés devant la scène.
Bräuning dit quelques mots, et lui et Binz restèrent pour le
« O Tannenbaum » au cours duquel les enfants se mirent à
pleurer. Les enfants continuant de pleurer, Binz et Bräuning
sortirent en trombe.
Quand le spectacle de marionnettes commença, les
enfants n’avaient aucune idée de ce qu’ils devaient faire.
« Ils n’avaient pas la force de rire. Ils avaient oublié
comment on rit », raconte Sylvia, et beaucoup furent
effrayés par les marionnettes, en particulier celles de chiens.
« Un ou deux gémirent faiblement de terreur quand Punch
entra en scène avec des clochettes sur son bonnet. Un ou
deux poussèrent des cris hystériques au point qu’il fallut les
emmener. Les plus âgés applaudirent après chaque scène
mais les petits eurent l’air terrorisés par le son, qui leur
rappelait sans doute les coups reçus. »
Puis, quand on leur distribua la nourriture, les enfants se
jetèrent dessus « comme des loups », mais ils ne purent rien
avaler. Leur estomac ne le supportait pas. « La plupart ne
purent avaler que deux bouchées. Les larmes se mirent à
ruisseler sur leurs joues maigres, laissant de petites traînées
blanches sur leur peau sale23. »
Si les organisatrices donnèrent des récits de la fête après
la guerre, le point de vue des enfants est toujours demeuré
obscur. La plupart des enfants qui y assistèrent n’avaient
plus que deux mois à vivre. Parmi les rares qui sortirent du
camp, peu en ont parlé un jour. Ceux qui l’ont fait ont des
souvenirs très différents des organisatrices. Naomi
Moscovitch avait sept ans à l’époque. Il y eut une fête,
raconte-t-elle. Et elle était là parce qu’elle chantait dans le
chœur d’enfants.
Naomi Moscovitch faisait partie des soixante-quatre
enfants juifs arrivés des Pays-Bas à Ravensbrück au cours
de l’hiver 1943-1944. Elle vit aujourd’hui à Netanya, au
nord de Tel-Aviv : silhouette frappante avec ses longues
boucles brunes, une ample robe à l’orientale et un grand
sourire accueillant. Sa sœur cadette, Chaya, plus petite et
blonde, était venue parler, elle aussi, mais elle ne se
souvient de rien, dit-elle, car elle n’avait qu’un an quand
elle est arrivée au camp.
La mère des fillettes était d’origine slovaque, leur père
hongrois. Avant la guerre, il était cantor dans une synagogue
de Bratislava – « il avait une voix magnifique24 » – et en
1938 il avait été choisi pour devenir le cantor d’une grande
synagogue amstellodamoise : toute la famille était donc
partie pour Amsterdam et avait été par conséquent arrêtée
aux Pays-Bas. « Comme mon père avait des papiers
hongrois, et que la Hongrie était avec les Allemands, nous
étions OK », raconte Naomi, voulant dire par là qu’ils ne
furent pas embarqués dans les trains à destination des camps
de la mort. En fait, son père fut envoyé à Buchenwald, et
Naomi, Chaya et leur frère Yair, onze ans, partirent pour
Ravensbrück en même temps que Stella Kugelmann.
Même s’ils étaient le premier groupe significatif
d’enfants dans le camp, ils furent traités comme les autres
détenus, raconte Naomi.
La seule différence est que nous avons reçu un bol avec deux cuillères :
une de plus parce que nous étions quatre. Je me souviens quand je suis
entrée au block pour la première fois : j’ai demandé à maman qui étaient
tous ces hommes parce que je n’avais jamais vu de gens sans cheveux.
Ma mère a dû être courageuse et forte. Elle avait trente-sept ans. Elle
s’appelait Frieda Moscovitch et elle s’est occupée de nous. À l’Appell,
elle restait des heures et des heures avec le bébé dans les bras, à l’âge où
les bébés font leurs dents, et pleurent, et pleurent. La nourriture était
terrible, un bout de pain pour la journée et un bol de soupe, mais elle s’est
débrouillée pour obtenir du porridge, et quand j’ai eu le typhus, elle m’a
trouvé une pomme. Mon frère est devenu si maigre qu’il a dit un jour :
« Regarde, je vois à travers mes mains. »

Quand Naomi attrapa le typhus, elle fut placée dans le


block-hôpital. Elle se souvient d’une Juive alitée qui criait
en allemand : « Quiconque m’approche, je le tue. » Naomi,
qui parlait un peu allemand, essaya de l’apaiser. « La femme
alitée de l’autre côté est morte. Je me suis réveillée un
matin, et elle était raide. Morte. Mais, on s’y était habitué.
Ça ne m’a pas tracassée, ni hantée, non. C’est juste que
quelqu’un était là, puis qu’il est mort. »
Les enfants jouaient le plus souvent à l’intérieur du block,
« sautant par la fenêtre, des choses comme ça. Il n’y avait
pas de jouets. On jouait dans une sorte de champ, je me
rappelle, près de la clôture, et on nous disait de ne pas
approcher trop près. Quelqu’un s’est jeté contre la clôture et
il est mort, et on ne nous a plus permis de jouer de ce côté-
là ».
Naomi se souvient de quelques événements marquants :
l’arrivée des Tziganes en été, par exemple, quand on lui a
dit que c’étaient des voleuses. « Elles sont entrées dans
notre block, et je me souviens avoir pensé qu’elles étaient
très foncées. Nous aussi, mais elles étaient plus foncées que
nous. Je ne sais pas si elles étaient vraiment des voleuses,
mais je sais que ma mère a fait un petit sac pour notre bol et
nos cuillères et l’a caché sous l’oreiller. »
Dans l’automne 1944, ce sont les Hongroises qui
débarquèrent, et tout le monde fut stupéfait de leur état :
« Une vision d’horreur. Elles ne s’étaient pas préparées,
contrairement à nous. Nous avions été dans un camp avant
d’arriver ici – aux Pays-Bas – mais elles étaient venues tout
droit de chez elles ou du ghetto. Elles étaient en état de
choc, crasseuses. » Chaya interrompt pour poser une
question sur le camp, puis explique qu’elle apprend toujours
quelque chose, « parce que je ne savais rien du tout à
l’époque – juste que j’y étais, mais où est-ce que j’étais ?
Mon seul souvenir, c’est d’être assise par terre. Quand je
suis sortie, je ne savais rien de la plupart des choses
normales. Les gens se moquaient toujours de moi : oh, tu
sais, elle est comme ça à cause du camp. »
Quand les grands groupes se sont mis à arriver de
Hongrie et de Slovaquie, leur mère, étant une Slovaque
mariée à un Hongrois, allait voir si elle connaissait
quelqu’un, « et bien entendu, elle parlait hongrois ». Un
jour, elle a trouvé dans la tente la sœur de son mari, tante
Chaya (Chaya lui doit son nom) :
Et ma mère a dit à notre tante qu’on ne pouvait pas la faire sortir, mais
qu’on lui apporterait des choses quand on pourrait. Un jour mon frère
arrive et dit : « Je crois qu’ils sont en train de tuer tante Chaya. » Et ma
mère est allée voir : ma tante avait essayé de sortir de la tente, et ils la
frappaient salement, et on s’est débrouillés pour la faire sortir. Ne me
demandez pas comment. Je ne sais pas comment ma mère s’y est prise,
mais tante Chaya est venue au block et a vécu avec nous, et depuis nous
sommes restés ensemble, comme une famille.

Après avoir longuement parlé, Naomi s’est arrêtée et m’a


regardée, comme si elle avait quelque chose de particulier à
dire. Puis elle a demandé si je connaissais le chœur des
enfants. J’ai répondu que non.
Je faisais partie de ce chœur. C’était fin 1944, et ils ont aménagé une
baraque pour les enfants. Ils ont dit qu’à Noël on irait là et on a appris des
chants de Noël en allemand. Mon frère et moi faisions tous deux partie du
chœur. On chantait bien tous les deux, comme notre père. Et nous
sommes allés dans cette baraque, et il y avait un grand arbre de Noël ;
elles ont dit qu’après le chant il y aurait une fête et qu’on nous donnerait
quelque chose. Et on a chanté face aux Allemands et aux femmes avec les
chiens.
À l’arrêt du chant, ma mère est venue se poster à la fenêtre ; et je ne
sais pas exactement comment c’est arrivé, mais elle a dû crier à notre
frère que nous devions rentrer tout de suite, parce que ce n’était pas notre
religion et qu’on ne pouvait pas rester pour la célébration, qu’on devait
rentrer avec elle au block.
Alors mon frère m’a prise par la main et on a escaladé la fenêtre. Je ne
savais pas, mais après ça elles ont dit que tout a explosé, qu’il n’y avait
plus de baraques du tout. Donc ma mère nous a sauvés. Et à la place où se
trouvait la baraque, le lendemain, il n’y avait que de l’eau glacée. Je n’y
ai pas fait attention, juste que là où il y avait la baraque, il n’y avait plus
rien. Des années plus tard, quand j’ai retrouvé d’autres gosses, j’ai dit que
j’étais dans le chœur, et ils ont dit : comment c’est possible ? Comment
es-tu restée en vie ? Ils ont dit que les Allemands avaient lancé des
grenades à main par la fenêtre, et que c’est comme ça qu’ils voulaient
achever tous les enfants.

J’ai demandé à Naomi si elle pensait que c’était vraiment


arrivé, qu’ils avaient fait sauter les enfants dans les baraques
à la fête de Noël. « C’est le souvenir que j’ai gardé de ce qui
s’est passé et de ce que les gens disent. Je ne peux tout
expliquer, mais c’est ce que je sais. Et à Belsen ça a été
terrible aussi. » Elle parlait maintenant de ce qu’avaient subi
les enfants de Ravensbrück qui ont été conduits à Bergen-
Belsen quelques semaines après la fête. « Il faisait froid, et
nous étions dans des sacs par terre, sans lits, sans rien.
Partout des gens mouraient. Et je me souviens que ma mère
a attrapé le typhus et ma tante qui disait, regarde, on a trois
petits enfants, et qui sort un cadavre du block touche un
bout de pain supplémentaire. »
Je me demandais si Naomi avait beaucoup parlé de
l’attentat des baraques quand elle était retournée aux Pays-
Bas après la guerre. La plupart des gens, aux Pays-Bas,
n’avaient pas connu les camps, dit-elle, « et on n’en parlait
pas avec les enfants de son âge. Beaucoup de gens ne
veulent pas parler de ce qui s’est passé dans les camps. Mon
frère n’en a jamais parlé, même à moi, et il n’en parlera pas
maintenant ».
Aucun témoignage écrit ne corrobore le récit de l’attentat
de Ravensbrück que fait Naomi Moscovitch, mais plusieurs
autres enfants rescapés gardent un souvenir semblable.
Stella croit elle aussi que l’histoire est vraie.
Stella raconte qu’elle-même n’était pas à la fête, parce
qu’elle était malade et incapable de se déplacer. Ses
informations, elle les tient de sa dernière mère de camp, une
Russe, tante Olympiada, qui l’aida dans les derniers temps.
Tante Olympiada lui raconta qu’elle avait eu un fils, et
qu’« elle l’avait perdu à cause de la bombe25 ». Elle n’en
sait rien de plus, mais elle est sûre que tante Olympiada
voulait parler de la bombe dans la baraque des enfants.
Après la guerre, Stella a retrouvé quelques-unes des
organisatrices adultes de la fête, dont la communiste
allemande Erika Buchmann26. « Erika me disait : “Mais
Stella, tu dois bien te souvenir qu’on t’a donné du pain et
tout à la fête”, mais je ne me souvenais de rien. »
Aucune trace écrite n’ayant survécu de l’épisode, et les
adultes n’en ayant pas parlé, on a peine à croire l’histoire. Et
pourtant… tel est le souvenir qu’en ont gardé les enfants :
pour eux, c’est visiblement vrai. Les horreurs que ces
mêmes enfants ont traversées dans les semaines suivantes
furent assurément bien pires et bien mieux documentées. La
première commença quelques jours après la fête de Noël.
À la fin décembre, les détenues du Revier se mirent à
parler d’un des nouveaux venus d’Auschwitz, l’un des deux
médecins : « un petit homme qu’on appelait le professeur »,
précise Sylvia Salvesen. Peu après son arrivée il appela des
enfants tziganes pour les stériliser27. On promit aux parents
qu’ils seraient libérés s’ils acceptaient l’opération. L’homme
en question était Carl Clauberg, le médecin auquel, au début
de la guerre, Himmler avait ordonné de trouver un moyen
de stérilisation massive, dans le cadre de la campagne pour
créer une race de seigneurs. Trois années durant, Clauberg
avait poursuivi ses expériences à Auschwitz, mutilant et
tuant des centaines de femmes, mais toutes ces expériences
avaient raté. Désormais, dans les derniers mois de la guerre,
il devait bien le savoir, il voulut continuer ses expériences
sur du nouveau « matériau » à Ravensbrück.
Au Revier, le bruit courut que Treite allait opérer sous la
supervision de Clauberg. Selon Sylvia Salvesen, la
secrétaire de Treite, la Belge Emmi Gorlich, était devenue
soudain « pâle comme la mort, avec des cernes noirs sous
les yeux : elle savait ce qui allait se passer ». Tout le
personnel détenu du Revier demanda à Emmi d’implorer
Treite de ne pas coopérer avec Clauberg. « Et à travers la
mince cloison, nous l’avons entendue le supplier. Le ton est
monté, la porte s’est ouverte brusquement. Mais le Dr Treite
est sorti en trombe en disant : “Ordres de Berlin”. »
Emmi Gorlich expliqua plus tard que la stérilisation
commença par les enfants de huit à dix ans :
Toutes les Tziganes sont entrées dans le hall. Des petits enfants.
Comme je passai, elles m’ont appelée. J’ai essayé de leur trouver du
sucre ; elles ne comprenaient pas ce qui allait se passer. Mon amie, une
doctoresse autrichienne, aidait souvent aux opérations. Elle y était forcée.
Je lui ai dit qu’elle ne devait pas le faire, ils peuvent te tuer. Elle est
revenue verte, disant que le Dr Treite l’avait renvoyée28.

Selon Zdenka Nedvedova, Clauberg pratiquait la


stérilisation en répandant une substance dans la matrice sous
pression tout en observant l’effet sur la trompe de Fallope
sur un écran de radiographie.
Sylvia se souvient de deux petites Tziganes de huit et dix
ans qui entrèrent dans le Revier : toutes deux s’appelaient
Elisabeth. « Elles demandaient : “Nous sommes déjà
stérilisées, pourquoi on nous appelle ?” Elles ont été placées
dans la salle, derrière moi, et j’ai demandé à voir le
Dr Treite pour le prier de ne rien faire d’autre aux enfants.
Le Dr Treite a redit : “Ça ne sert à rien. Ce sont les ordres
de Berlin.” Une enfant est sortie, poussant des cris
hystériques. » La fillette de huit ans, précise Zdenka,
continua à crier deux heures durant après son opération.
De plus en plus d’enfants étant stérilisées, les détenues
des blocks voisins entendirent également les fillettes hurler
et pleurer. Le personnel médical détenu désespérait de
trouver le moyen d’arrêter tout cela. Une infirmière
allemande, Gerda Schröder, qui avait dernièrement rejoint le
personnel, proposa son aide. « Nous l’avons implorée de
leur donner au moins un analgésique et elle l’a fait », ajoute
Zdenka.
Après, nous faisions sortir les enfants de la salle de radiographie et les
mettions au lit dans une petite salle de soins où leur utérus saignait. Leur
pauvre petit corps féminin poussait un soupir affligeant, et au moins deux
de ces petites martyres sont mortes. Dans ces deux cas, les fillettes ont eu
une inflammation abdominale, ce qui veut dire qu’elles sont mortes dans
des douleurs atroces.
Suivant les chiffres obtenus par les Britanniques
enquêtant sur les crimes de guerre, 500 Tziganes, dont 200
fillettes, furent stérilisées à Ravensbrück entre Noël 1944 et
février 1945.
32
Marche de la mort1
Margarete Buber-Neumann disait qu’à Ravensbrück on
reconnaissait toujours les femmes d’Auschwitz car elles
avaient en elles une dureté particulière, surtout celles qui
survécurent à la marche de la mort de janvier 1945. Parmi
les 20 000 femmes restant à Auschwitz à la fin, les Juives
avaient eu la « chance » d’être assez jeunes et robustes et
d’avoir été donc sélectionnées pour le travail. Allegra
Benvenisti avait dix-huit ans quand elle arriva de
Thessalonique (Grèce) à Auschwitz avec ses parents, ses
frères et sœurs et ses cousins. À la première sélection,
l’officier SS indiqua une direction alors que presque tout le
reste de sa famille était envoyé de l’autre côté, vers les
chambres à gaz.
Comme l’observe Allegra, nombre de ces filles en bonne
santé ont été emportées par la maladie en l’espace de deux
ou trois semaines. Elle aussi est tombée malade et a failli
mourir, mais une infirmière ukrainienne l’a sauvée en la
faisant sortir de son block juste avant que le camion ne
vienne chercher les malades « morts ou vifs ». Susi Bachar,
également grecque, fut sélectionnée pour le travail avec ses
deux sœurs. L’une mourut rapidement du typhus, l’autre de
dysenterie.
Tout au long de l’été 1944, Susi, Allegra et d’autres
détenues « au travail » virent Auschwitz atteindre le zénith
de sa puissance, exterminant 400 000 Hongrois en tout juste
deux mois. Au cours de l’automne, cependant, le va-et-vient
des trains livrant leurs victimes au massacre ralentissait car
les Soviétiques continuaient de progresser et le camp se
préparait à son évacuation. En octobre, ceux qui étaient
encore en vie à Auschwitz osaient espérer qu’ils pourraient
survivre, surtout quand, le 2 novembre, les fumées des
crématoires s’arrêtèrent. Lydia Vago se souvient d’un civil,
un chef de l’usine où elle travaillait, qui lui chuchota :
« Fais le nécessaire pour rentrer chez toi maintenant… il n’y
a plus de cheminées. » Lydia était originaire de Gheorgheni,
dans les montagnes transylvaines de Roumanie, où son père
était médecin et sa mère dentiste. Toute sa famille – Juifs
hongrois d’origine – avait été raflée en 1944. Lydia, vingt
ans, et sa petite sœur, Aniko, furent expédiées à Auschwitz.
Plus tard, cette même année, les blocks et rues
d’Auschwitz commencèrent à se clairsemer du fait des
transferts des détenus vers d’autres camps en Allemagne.
Certaines des gardes les plus détestées partirent aussi, dont
Irma Grese, cette fille de paysan formée à Ravensbrück et
devenue gardienne en chef à Birkenau. Grese et plusieurs
membres de sa cohorte de Ravensbrück furent alors
réaffectés à Bergen-Belsen.
Les gardes étant moins nombreux, Maria Rundo,
étudiante polonaise, se souviendra de la fin de l’automne
comme d’une « période idyllique » à Auschwitz : les
détenus pouvaient circuler plus librement et, dans une
certaine mesure, étaient livrés à eux-mêmes. Les détenues
faibles, malades et âgées allèrent au camp des Tziganes, où
Maria trouva une place d’infirmière. « Nous sauvions les
malades avec nos mains ; nous leur faisions de la soupe, les
baignions et les peignions, les épouillions. » Il y avait même
des nouveau-nés, dont il était possible de s’occuper.
Les relations entre Juifs et non-Juifs commencèrent à se
détendre. Alina Brewda, doctoresse juive polonaise, se
souvient d’avoir été envoyée dans un block mixte de Juives
et d’« Aryennes » : « Une règle stricte avait imposé la
séparation, mais désormais nous vivions ensemble. » Les
bordels fermèrent. Une des prostituées, moribonde,
demanda à Alina de la soigner. Pour la remercier, elle lui
donna une robe noire en tricot, des souliers de feutre et une
veste chaude, qui allaient lui être très utiles au cours de la
marche à venir.
En janvier 1945, alors que les Russes n’étaient plus qu’à
quelques jours d’Auschwitz, les SS commencèrent à
préparer frénétiquement l’évacuation. Il apparut vite que
tous ceux qui étaient assez en forme pour marcher seraient
contraints à la marche ; quiconque était trop faible serait tué.
Le moment venu, les gardes se mirent à abattre les malades
et les mourants. Ils se préparèrent aussi à faire sauter le
camp. Lydia Vago, malade, était encore à l’infirmerie, et ne
devait pas oublier l’infirmière qui lui cria de sortir sur-le-
champ. Lydia quitta le Revier ; comme elle s’éloignait, elle
vit un camion venu chercher les trop faibles pour les
exécuter.
Le 18 janvier, le travail se poursuivait normalement, y
compris la construction d’un nouveau block. La nuit tombait
quand arriva l’appel à évacuer les lieux. Maria Rundo se
souvient du black-out total qui régnait à l’hôpital où elle
travaillait. Puis la lumière est revenue, et un SS a ordonné
aux infirmières de réunir toutes les fiches des malades et les
a emportées. Sur la Lagerstrasse, des cris appelaient toutes
celles qui étaient capables de marcher à regagner leurs
blocks, car l’évacuation devait commencer. Il neigeait. Les
détenues coururent vers leurs blocks. Celles qui avaient du
mal à marcher paniquèrent. « Leur sort ne faisait aucun
doute, explique Lydia Vago. Pour les SS, pas question que
les malades fussent libérées. »
Certaines ne voulaient pas partir et espéraient pouvoir
accueillir leurs libérateurs soviétiques. Alina Brewda, la
doctoresse juive, se cacha avec les malades, mais un officier
SS la débusqua et la jeta dehors. Quelques-unes se
dirigèrent vers les magasins de vêtements et prirent tout ce
qui pouvait leur tenir chaud : couvertures, manteaux, pulls.
Allegra, la fille de Thessalonique, était de l’équipe de nuit à
l’usine quand l’appel arriva. Elle n’eut pas le temps de
manger ni de se procurer des vêtements chauds et rejoignit
directement la colonne qui se formait à la porte. Lydia Vago,
pour sa part, trouva le temps de passer à la pharmacie du
petit Revier de l’usine et mit de l’aspirine et des bandages
dans son petit sac taillé dans une toile d’uniforme bleu-gris.
Sa sœur Aniko et elle prirent des vêtements et des
couvertures supplémentaires qu’elles devaient porter en
baluchons sur le dos, dont elles tenaient solidement les
ficelles dans leurs mains.
Le soir de l’évacuation, tous ceux qui avaient été
sélectionnés pour partir se rassemblèrent aux portes :
hommes, femmes, Juifs ou non-Juifs, Kapos et autres. On
avait dit aux enfants qu’ils ne partiraient pas, mais certains
vinrent quand même. À l’ouverture des portes, les gardes
remirent à chaque détenu une miche de pain et leur
ordonnèrent de se mettre en rangs, les femmes à l’arrière.
Ce n’était pas la première marche de la mort. Dans les
premières années de guerre, les nazis avaient ainsi conduit
les Juifs dans les ghettos et les soldats de l’Armée rouge
dans les camps. Dans l’été et l’automne 1944, ils
conduisirent des milliers de Juifs hongrois en Allemagne.
Mais cette marche forcée de quelque 60 000 rescapés
d’Auschwitz, affaiblis et terrifiés, dont 20 000 femmes, en
pleine nuit et sous la neige, alors que l’on entendait les tirs
de l’artillerie russe à moins de cinq kilomètres, devait
dépasser toutes les autres par son horreur.
Lydia s’accrocha à Aniko. Alors que la foule se mettait en
marche, il était vital de ne pas se perdre. « Alles antreten !
crièrent les gardes. En rang, en marche ! » Les chiens
aboyaient. Une alerte aérienne retentit ; l’espace de
quelques minutes, toutes les lumières s’éteignirent,
plongeant le camp dans l’obscurité. Certains pensèrent bien
à se planquer, mais à quoi bon s’ils faisaient sauter le
camp ? Au moment de partir, les détenus savaient que
l’Armée rouge était proche : ils voyaient les « orgues de
Staline », les fameuses Katioucha, illuminer le ciel.
Le cortège traînait les pieds sur la route enneigée, les
hommes devant, les femmes derrière, entourés de SS en
armes. La température chutait. Alina Brewda se souvient
des gardes qui leur ordonnèrent de courir en les poussant
avec leurs baïonnettes. Les uns coururent, d’autres
trébuchèrent. Bientôt, ils aperçurent les premiers morts dans
la neige, abattus pour être tombés. Bientôt, aussi, ils virent
des femmes exécutées. La neige collant à ses souliers de
bois, Allegra ne cessait de glisser. Alina ne pouvant plus
suivre le rythme, des détenues plus robustes la prirent sous
les bras et la portèrent, lui permettant ainsi de « courir »
entre elles sans toucher terre.
Le cortège ralentit un peu. La distance entre les Russes et
eux ayant augmenté, les SS s’étaient calmés. Des gardes les
dépassèrent en motos ou en voitures. Le groupe des
ouvrières de l’usine essaya de rester ensemble, mais elles se
retrouvèrent bientôt mêlées aux rangs serrés de Birkenau.
Sœurs, cousines, amies, toutes craignaient de se perdre. Se
retrouver seule dans la foule qui se traînait, c’était la mort
assurée, elles le savaient.
Le premier jour, les gardes leur permirent de se reposer
quelques instants et de se soulager sur le bord de la route.
Mais elles avaient peur de s’endormir, accroupies, et de
mourir gelées. Elles avaient mangé leur miche de pain et
tout ce qu’elles avaient pu trouver avant de partir. « Nous
avalions de la neige », raconte Maria Rundo, qui aperçut des
groupes de cadavres – des hommes, en tenue rayée, près de
l’endroit où elles s’arrêtèrent. « Ils avaient le crâne ouvert,
juste au sommet de la tête, avec un couteau, et leur cerveau
en sortait. On a supposé que c’était le travail des SS, avec
un long bâton et une boule de bois accrochée à l’extrémité.
Il y avait des SS armés de ce genre de bâtons dans la
marche. » Dès lors, Maria essaya de ne plus regarder le sol.
« Je faisais semblant que tout cela n’était qu’une fable et
regardais plutôt l’aurore et le crépuscule. »
Derrière, retentissaient régulièrement des coups de feu :
les SS exécutaient les retardataires. Les marcheurs
piétinaient maintenant les cadavres de détenus qui
jonchaient la route, abattus à l’endroit de leur chute. Lydia
enjamba ainsi le corps d’un garçon aux yeux bleus. Une
mère et sa fille portèrent la petite sœur épuisée, puis leurs
forces les lâchèrent : « Nous l’avons sacrifiée, et elle est
morte. » Elles surent que les gardes l’avaient tuée, parce
qu’elles entendirent les tirs quelques secondes plus tard.
Au bout de trois jours ils perdirent toute notion du temps.
Dans le groupe des ouvrières de Lydia et Aniko, les
marcheuses calculèrent que leur nombre avait fondu, de 500
à 300. Tantôt, elles avaient l’impression d’être des milliers à
crapahuter, tantôt de ne former qu’un petit groupe, séparé de
la cohue.
Le plus souvent, elles essayaient de dormir dans des
granges, mais souvent la place manquait. Beaucoup se
couchaient sur la route et mouraient de froid. Certaines
réussirent même à fuir, se réfugiant dans des fermes
voisines où des Polonaises les cachèrent. D’autres furent
retrouvées et abattues. Une fois, les gardes envoyèrent
Lydia et Aniko dans une petite grange avec du foin doux et
sec, où elles purent dormir quelques heures. Elles pensèrent
bien à se cacher dans le foin et à demander asile aux
Polonais, mais le lendemain matin les Allemands
enfoncèrent leurs baïonnettes dans la paille, tuant toutes
celles qu’ils trouvaient. Une autre fois, elles se reposèrent
dans une étable où des paysans trayaient les vaches. Ils leur
donnèrent des bols de lait chaud.
Allegra se souvient d’une autre nuit où les SS les
dirigèrent vers une grange avec un garde qui portait un
bidon d’essence. Tout le monde crut que le SS allait les
brûler vifs, mais « j’étais trop fatiguée pour m’inquiéter ».
Elle s’allongea dans la grange et, à sa grande surprise, elle
retrouva à côté d’elle sa cousine Berry, qu’elle n’avait pas
revue depuis leur arrivée à Auschwitz. Berry avait travaillé
au « Canada », l’entrepôt où l’on triait les vêtements et les
effets personnels des détenus gazés. Elle donna à Allegra
quelques habits chauds qu’elle avait rapportés du
« Canada ».
« Nous nous sommes juré de ne plus laisser personne
nous séparer, et au cours des jours suivants nous avons
marché en nous accrochant l’une à l’autre. » De plus en plus
de retardataires étaient abattus. Puis, à un moment, Allegra
dit à Berry qu’elle ne pouvait plus continuer : « Qu’ils
m’abattent. » Berry l’exhorta à tenir bon. Plus tard, les rôles
furent inversés, et c’est Allegra qui encouragea Berry. Plus
tard, une amie, Diamante, se joignit à elles et porta Berry
une partie du chemin.
Au bout de deux ou trois jours, les SS disloquèrent
l’interminable colonne pour envoyer les hommes sur des
routes différentes, vers Mauthausen, Buchenwald ou Gross-
Rosen. Les femmes furent dirigées sur Ravensbrück, à six
cent soixante-quinze kilomètres au nord-ouest d’Auschwitz.
Mais les SS devaient s’égarer souvent dans les friches
polonaises. Le QG berlinois des SS eut vent de l’anarchie
qui régnait sur les routes polonaises et chargea Rudolf Höss,
l’ancien commandant d’Auschwitz, d’évaluer la situation.
Dans ses Mémoires, Höss dit avoir été surpris de
découvrir que le fer de lance des blindés soviétiques se
déployait déjà sur la rive est de l’Oder, tandis que, sur
chaque route et chaque piste de la rive ouest, il trouva des
détenus crapahutant dans la neige sans rien à manger. Il se
heurta d’abord aux hommes qui se dirigeaient vers le camp
de Gross-Rosen, « mais les Unterführer qui dirigeaient ces
convois de cadavres vivants ignoraient, dans la plupart des
cas, où il leur fallait diriger leurs pas2 ». La première nuit
qu’il passa dans les parages, il tomba sur de nombreux
cadavres de prisonniers qui venaient d’être abattus et qui
saignaient encore.
Le groupe d’Allegra et Berry marcha encore quatre cents
kilomètres à l’ouest, puis au nord, passant par Prague pour
arriver enfin en Allemagne, sous une pluie de bombes. Elles
passèrent une nuit dans un champ au milieu des cadavres
d’hommes et de chevaux ; le lendemain, les gardes les firent
monter dans des wagons à bestiaux. Peu avant le départ du
train,
j’aperçus des miches de pain par terre. Je ne sais comment j’ai trouvé
la force de courir et de voler les deux miches puis de courir vers Berry
pour les lui donner. J’ai ramassé la couverture d’un mort et nous avons
grimpé dans une voiture découverte, en gardant le pain bien caché. Nous
nous sommes enfouies sous la couverture et, la nuit, alors que le train
roulait sous la neige, nous avons mangé le pain mais aussi avalé la neige
qui tombait sur la couverture. Ainsi avons-nous passé la nuit ; le
lendemain après-midi, nous étions à Ravensbrück.

Alina Brewda, la doctoresse juive, fut embarquée dans un


train couvert qui se dirigea au nord-ouest, via Hambourg,
puis rebroussa chemin vers Berlin, où les détenues virent
kilomètre sur kilomètre de ruines « et se réjouirent ». À
Loslau [nom allemand de Wodzisław Śląski], en Silésie, les
gardes chargèrent le groupe de Lydia et Aniko dans des
wagons à bestiaux, où elles furent obligées de se tenir
debout. Aniko avait une plaie qui s’était infectée, causée par
la ficelle de son sac de fortune qui lui avait entaillé la chair.
« Nous étions bloquées par la neige, raconte Lydia.
Serrées comme des sardines. Impossible de tomber, même si
on sentait nos pieds gelés et engourdis, qui n’avaient pas la
force de nous soutenir. Avez-vous jamais entendu parler
d’êtres humains mourant debout ? C’est ce qui s’est produit
dans ces trains de la mort. »
Lydia et Aniko se trouvaient à l’avant du wagon, où le
garde SS était assis sur un banc avec son berger allemand à
ses pieds. Le chien se leva, et Lydia se glissa sous son
ventre et s’y allongea pour profiter de la chaleur. Elle était
sûre que le garde allait dire au chien de la mordre, ou
l’abattrait. Mais il s’est contenté de se plaindre, « Mon
chien manque de place », et lui a dit de se retirer. « Nous
avons voyagé comme ça toute la nuit et, le lendemain après-
midi, nous sommes arrivées à Ravensbrück. »
Au fil des jours, les femmes d’Auschwitz parvinrent à
Ravensbrück en groupes successifs, fin janvier 1945. Walter
Schenk, le chef du crématorium, se souvient que les mortes
étaient si nombreuses que les fours ne pouvaient faire face,
et que le crématoire de Fürstenberg dut en brûler une partie.
Les transports ne cessaient d’affluer.
« Des femmes à demi gelées, mortes sur pied » tombèrent
des wagons, rapporte Lydia au sujet de son convoi. On ne
comptait plus le nombre de mortes, directement emportées
aux crématoires. Aux portes, les gardes procédèrent à ce que
Lydia et Aniko prirent d’abord pour une sélection. Au lieu
de quoi, assise à une table, « une affreuse petite bonne
femme aux joues et aux lèvres barbouillées de rouge à
lèvres » les aiguilla. « Nous ne cessions de nous demander
si on allait être gazées ou exécutées », raconte Lydia. La
plaie d’Aniko était tellement infectée, maintenant, que les
sœurs redoutaient qu’elle ne fût mise à mort. « Je veux voir
maman », geignit-elle.
Pour commencer, les gardes envoyèrent la quasi-totalité
des femmes sous la tente, où elles s’accroupirent dans la
boue. Allegra fut bientôt envoyée dans une baraque et se
jeta sur un « lit » fait de quatre planches étroites : « Si je
devais croupir dans la boue un instant de plus, je mourrais »,
se dit-elle. À la distribution de pain, elle détourna les yeux
une fraction de seconde, et une fille s’empara de l’une des
planches. « Je me suis mise à la frapper et à l’engueuler :
“Je ne vais pas mourir.” Berry […] m’a crié : “Tu es en train
de la tuer”, et j’ai redit, “je ne vais pas mourir”. »
Alina Brewda fit partie des nouvelles forcées de dormir
dans la neige. Zdenka Nedvedova, la doctoresse tchèque du
camp, arrivée d’Auschwitz six mois plutôt, vint examiner
les « marcheuses de la mort » :
Tout était couvert de neige quand elles affluèrent – par milliers,
tellement nombreuses que les gardes ne pouvaient les trier ni les séparer
des autres détenues qui circulaient parmi elles et demandaient ce qui
s’était passé, recherchaient des amies disparues. Elles racontèrent leur
terrible voyage, comment elles avaient quitté Auschwitz, en feu derrière
elles. Quand nous sommes allées nous coucher, elles étaient encore là, et
au réveil elles étaient toujours là, des halos de givre autour de leurs
visages.

Lydia et Aniko furent « enfournées » dans la tente, où


Lydia tenta de protéger la main infectée d’Aniko alors que
l’on distribuait la soupe dans la bousculade générale. Une
louche versa de la soupe dans le bol attaché à une ficelle
autour de la taille de Lydia. Les deux filles se la partagèrent.
Avec son abcès, Aniko se sentait maintenant à l’article de
la mort ; les gardes et les Kapos la fuyaient tant sa blessure
empestait. Quelqu’un l’envoya au Revier, où elle fut opérée
pour revenir avec un bandage propre, mais la crasse était
telle sous la tente qu’elles ne tardèrent pas à attraper des
poux, « comme à Birkenau ».
Quelques jours passèrent, où elles se crurent abandonnées
à la mort. Puis, soudain, Lydia et Aniko furent appelées à
l’enregistrement. Elles ne craignaient pas une sélection : en
ce cas, les SS les auraient sélectionnées aux portes du camp.
Lydia dut se placer devant une toise. « Pourquoi cette
curiosité soudaine pour ma taille ? » Puis les filles reçurent
leurs nouveaux matricules sur un bout de toile blanche :
99 626 pour Lydia et 99 627 pour Aniko.
Peu après, les SS envoyèrent Aniko et Lydia « dans les
bois, vers ce qu’ils appelaient le Jugendlager, le Camp de
jeunes ». Leur travail consistait à garnir des matelas de
paille. « Il y avait quelque chose d’étrange dans ce Camp de
jeunes que nous n’arrivions pas à saisir », observe Lydia.
Des petites femmes en gris se pressaient en silence. Qui étaient-elles ?
Que faisaient-elles ? Comme nous n’étions pas soumises à une
surveillance stricte, j’ai ouvert une porte, par curiosité. Une grande salle
pleine à craquer de vieilles assises par terre. J’ai demandé d’où elles
venaient : Budapest, m’a dit l’une d’elles. J’ai regardé autour de moi,
horrifiée, pensant à ma grand-mère, que j’avais laissée à Budapest. Je me
suis dépêchée d’ouvrir la porte à côté. Une toute petite salle avec des
cadavres nus.

Lydia et Aniko ne restèrent que quelques jours au Camp


de jeunes, où elles reçurent chaque jour un bol de soupe
supplémentaire. Des années plus tard, Lydia apprit qu’elles
avaient rempli des matelas de paille pour le nouveau camp
d’extermination de Ravensbrück.
33
Camp de jeunes1
Alors que Lydia Vago regardait les femmes mourir au
Camp de jeunes d’Uckermark, Cicely Lefort et Mary Young
entendirent courir le bruit que le nouveau camp était bien
plus accueillant, avec une infirmerie bien équipée et de bons
soins. Certaines parlaient même d’un sanatorium. Sylvia
Salvesen, la Norvégienne travaillant au Revier, et d’autres
objectèrent qu’elles connaissaient ce genre de discours ; à
Ravensbrück, les changements avaient toujours été pour le
pire. Puis se propagea une nouvelle rumeur dans les blocks-
taudis : au nouveau camp, on n’aurait même pas à travailler
ni à supporter l’Appell du matin. À la mi-janvier, avec des
températures qui tombaient à moins 30, des femmes se
portèrent volontaires.
Cicely Lefort et Mary Young apparurent devant la fenêtre
de Sylvia au Revier. Elles avaient besoin de parler. Elles
avaient inscrit leurs noms sur une liste pour un nouveau
camp, dirent-elles. Toutes deux, Sylvia le savait, vivaient
dans un des blocks les plus surpeuplés. La Norvégienne
s’était dernièrement liée d’amitié avec elles, surtout avec
Mary, qui était très frêle. À soixante-deux ans, cette femme
mince était voûtée par l’épuisement ; elle avait les jambes
enflées et une forte fièvre.
Autrefois athlétique, grande et vigoureuse, Cicely, la
femme du SOE, était elle aussi voûtée et squelettique. Treite
l’avait opérée à l’automne pour ses ulcères à l’estomac et
ses jambes enflées, mais elle souffrait maintenant d’une
diarrhée aiguë. Elles avaient eu d’« excellents » échos du
nouveau camp2 ; si seulement elles pouvaient éviter l’appel,
elles pourraient tenir. Ce n’était qu’une affaire de semaines,
maintenant, n’est-ce pas ? Sylvia ne trouvait-elle pas que
c’était une bonne idée ? demanda Cicely. « Elle débita tout
cela à la hâte, d’une voix nerveuse et excitée. Ses yeux
étaient terrorisés, et elle avait hâte d’entendre ma réponse. »
Sylvia essaya de les mettre en garde, mais elles ne
voulurent pas écouter – ni elle ni les centaines d’autres qui
voyaient aussi dans le Camp de jeunes leur unique chance
de tenir jusqu’à la libération. À la mi-janvier, le Second
Front biélorusse du général Konstantin Rokossovski,
progressant à travers la Prusse-Orientale, le long de la côte
de la Baltique, n’était qu’à un peu moins de six cent
cinquante kilomètres de Ravensbrück. À l’Ouest, les Alliés
avaient repoussé la contre-attaque de la Wehrmacht dans les
Ardennes et avançaient vers le Rhin. Rien n’épouvantait
davantage ces femmes que la perspective de mourir dans ces
toutes dernières semaines, avant la venue des libérateurs.
À Ravensbrück, les signes d’une fin imminente se
multipliaient. Quelqu’un avait fabriqué une radio secrète, et
la nouvelle de la progression alliée se répercutait d’un block
à l’autre durant la nuit. Les raids aériens étaient fréquents,
les gardiennes à cran, et les femmes de l’Armée rouge
redressaient la tête, attendant l’arrivée des troupes
soviétiques.
Les rations avaient été de nouveau réduites. Certains
jours, on leur servait une soupe d’orties ou de marjolaine
quasiment sans pommes de terre. Puis une autre rumeur se
répandit : au Camp de jeunes, il y aurait des patates « deux
fois par jour ».

Ce n’est pas un hasard si, au moment même où les


mythes entourant le Camp de jeunes commencèrent à se
propager, la grande silhouette mince de Johann
Schwarzhuber apparut sur la Lagerstrasse. Autre
surnuméraire d’Auschwitz, il débarqua à Ravensbrück début
janvier pour exécuter les ordres que Bräuning avait refusé
d’appliquer.
Dans sa déposition, plus tard, Schwarzhuber s’embrouilla
dans les noms et les dates tout en édulcorant maints
événements. De la part d’un SS, son témoignage n’en était
pas moins riche en renseignements : il parut plus disposé
que ses camarades à donner une idée de la façon dont les
choses avaient pu se passer. Ainsi rapporte-t-il avec un fort
accent de vérité une conversation avec Fritz Suhren, où
l’instruction lui fut donnée de commencer le gazage.
Peu après son arrivée au camp, raconta l’Obersturmführer
Schwarzhuber, lui-même et le médecin-chef Richard
Trommer furent appelés dans le bureau du commandant.
« Suhren nous dit avoir reçu du Reichsführer Himmler
l’ordre de tuer toutes les femmes malades ou incapables de
marcher. » Jusque-là, la tuerie se faisait encore par
exécutions sur ordre de Moll. « Le commandant semblait
trouver que cette méthode n’était pas assez rapide. “Ça ne
va pas assez vite, a-t-il dit en ma présence. Nous allons
devoir employer d’autres méthodes3.” »
Artur Conrad, le chef du peloton d’exécution du camp,
avait dit la même chose à ses collègues au QG : « Les
femmes ne meurent pas assez vite. Il faut faire quelque
chose », entendit Karla Kampf, une secrétaire autrichienne.
Plus tard, Treite dit lui aussi qu’on était passé au gazage
parce que « l’exécution n’allait pas assez vite ». Pour autant,
personne ne suggéra d’y renoncer ; les deux méthodes de
tuerie allaient être maintenant utilisées. Un des employés du
crématoire, le détenu Horst Schmidt, rapportera que
lorsqu’il commença à y travailler, fin janvier, une
cinquantaine de femmes étaient exécutées chaque soir puis
brûlées – le même rythme quotidien indiqué par Treite.
« Parfois, une partie des victimes étaient encore en vie et
achevées avant la crémation. Deux médecins étaient
présents, et l’un d’eux retirait les dents en or. »
Selon les estimations de Schmidt, au moins 600 femmes
furent exécutées entre la fin janvier et la fin février 1945. Il
ne savait pas si les exécutions continuèrent après février – il
ne resta à ce poste que deux semaines –, mais rapporta que,
peu après son départ du crématorium, un autre employé lui
avait dit : « Maintenant nous avons le gaz4. »
Pendant ce temps, Walter Schenk, le chef de l’équipe du
crématorium, avait reçu de Schwarzhuber des consignes très
précises : « Il m’a dit : “Nous allons commencer les
opérations. – De quelle sorte ? – Vous le saurez quand nous
commencerons à gazer.” J’ai répondu que j’avais déjà trop
de travail. Il a dit, ne soyez pas stupide. Ça ne vous affectera
pas. “Une équipe d’Auschwitz se chargera de gazer et de
brûler.” »
Quand il avait compris ce que ces « autres méthodes »
signifiaient, assure Schwarzhuber dans sa déposition, il
avait essayé de résister. « J’ai dit au commandant que j’étais
ravi d’avoir quitté Auschwitz et que je n’avais aucune envie
de prendre part à cela une seconde fois. »

Fils d’un imprimeur de Bavière, Johann Schwarzhuber


avait rejoint les SS à vingt et un ans. Il avait appris la dureté
à Dachau, avant d’être promu à Theresienstadt et à
Auschwitz. À compter de 1942, c’est lui qui supervisa tout
le programme de gazage au centre d’extermination de
Birkenau. Pommettes hautes et paupières tombantes,
Schwarzhuber était connu parmi les femmes comme un
« débauché SS content de lui5 », alors même qu’il semblait
heureux en mariage et que l’on voyait souvent ses deux
garçons courir à Auschwitz. Un jour que l’un d’eux avait
disparu, Schwarzhuber craignit qu’il n’ait fini dans la
chambre à gaz. Dès lors, ses enfants durent porter une
pancarte autour du cou, où l’on pouvait lire : « fils du SS
Schwarzhuber6 ».
Selon ses collègues, Schwarzhuber n’était pas aussi dur
que d’autres officiers SS. Il aida à diriger l’orchestre des
hommes et demanda à des Russes d’exécuter des danses
folkloriques pour sa famille qui les regarda par la clôture. Il
aimait les Tziganes et parlait volontiers avec eux.
Un officier SS rapporta l’avoir entendu lancer à Rudolf
Höss qu’il n’était pas « entré dans les SS pour tuer des
Juifs ». Dans ses Mémoires écrits depuis sa prison, en 1947,
Höss ne rapporte pas cet épisode mais raconte que
Schwarzhuber fut très affecté par le gazage des Tziganes à
Auschwitz : il « m’a affirmé qu’aucune exécution de Juifs
ne lui avait été aussi pénible : il connaissait bien toutes les
victimes et avait entretenu avec elles des relations
amicales7 ». Selon un autre garde d’Auschwitz, on le voyait
très souvent « ivre et en pleurs » alors que l’on conduisait
des détenus aux chambres à gaz.
Quelle que fût sa répugnance à l’idée de recommencer à
Ravensbrück, force lui fut de reconnaître qu’il y avait des
différences énormes entre l’opération d’Auschwitz et ce qui
devait se faire ici. L’objectif de 2 000 morts par mois à
Ravensbrück fixé par Himmler en octobre 1944
(« rétrospectivement ») était infime en comparaison du
nombre des gazés à Auschwitz, qu’on estime aujourd’hui à
plus d’un million. Les installations étaient ici rudimentaires
en comparaison de la sophistication du complexe
d’extermination de Birkenau.
À Auschwitz, l’immense majorité des gazés étaient des
Juifs. Ravensbrück assassina surtout des non-Juives, des
femmes sélectionnées parce que malades ou incapables de
marcher, comme avait dit Suhren. Des Juives entraient
visiblement dans cette catégorie, d’autant que l’arrivée
récente des évacuées d’Auschwitz et des Hongroises avait
accru leur nombre d’une moyenne de une sur dix à environ
une sur cinq sur une population totale d’environ
45 000 détenues à la mi-janvier. Mais être juive n’était pas
alors une raison de sélection, comme cela l’avait été à
Auschwitz et dans les autres camps de la mort.
En réalité, le contexte même du gazage à Ravensbrück
était nouveau. Pour la première fois, l’extermination nazie
ne répondait pas à un objectif idéologique déclaré ; il était
impossible aux SS de se persuader, ou de persuader les
autres, qu’il s’agissait de purifier le patrimoine génétique ou
d’améliorer la santé de la race des seigneurs. Dans les
derniers mois de la guerre, les gazages de Ravensbrück
avaient pour objectif de gagner de la place et d’économiser
de la nourriture, mais aussi de réduire le nombre de
détenues susceptibles de tomber entre des mains ennemies.
Quiconque était en état de marcher pourrait être évacué le
moment venu ; les autres devaient être gazées. De surcroît,
le gazage devait se faire dans un camp de concentration sur
le sol allemand.
Le programme d’extermination de Ravensbrück ayant des
objectifs différents, il posait donc des problèmes différents à
son superviseur. Le plus important, peut-être, pour Johann
Schwarzhuber était de maintenir le calme chez les femmes
pendant que le gazage se déroulait. Himmler et ses officiers
SS avaient compris que le gazage de grande ampleur ne
pouvait réussir que si les victimes demeuraient dans
l’ignorance et donc tranquilles.
À Auschwitz, il avait été facile de préserver le calme.
Même à la fin, la plupart des victimes juives ne savaient
rien de ce qui les attendait. Elles arrivaient des ghettos ou
d’autres camps pour être aussitôt séparées : celles qui
étaient aptes au travail et celles qui étaient conduites aux
chambres à gaz sans avoir le temps de se poser des
questions.
À Ravensbrück, toutefois, il n’était pas facile d’isoler du
reste du camp celles qui étaient promises au gazage. Pas de
convois acheminés par trains, comme à Auschwitz, mais des
femmes sélectionnées dans la cohue présente. De plus, les
victimes ne pouvaient être gazées que par petits groupes, et
l’opération prendrait du temps parce que la chambre à gaz
avait une capacité limitée : dès lors, la peur se propagerait
pendant que les sélectionnées attendraient leur tour.
Les précédentes sélections à Ravensbrück pour les
transports noirs qui emmenaient les détenues pour les tuer
ailleurs s’étaient déroulées dans un calme relatif. Mais ces
sélections antérieures étaient plus restreintes et, dans une
certaine mesure, ne visaient que des groupes définis – les
« lunatiques », les malades graves, les Juives –, qu’il était
possible d’isoler préalablement du reste. Les autres, les
détenues « ordinaires », pouvaient se dire qu’elles
échappaient aux sélections des transports noirs et n’avaient
donc rien à craindre. Même à Ravensbrück, ces sélections
avaient été camouflées. Lorsque les préparatifs avaient été
mal déguisés, comme dans le cas du transport de la mort de
Majdanek, il y avait eu un vent de panique.
Pour toutes ces raisons, Schwarzhuber perçut alors la
nécessité d’un camouflage très minutieux. Avant même que
ne commence la sélection, il inonda le camp de rumeurs et
de mensonges pour faire croire aux plus vulnérables
qu’elles trouveraient de meilleures conditions ailleurs. Il
était si facile de duper ces femmes désespérées que
Schwarzhuber eut tôt fait d’en persuader des centaines de se
porter volontaires pour mourir.
Avant de commencer, cependant, il lui fallait du
personnel – des hommes et des femmes en qui il pût se fier.
Il pouvait certainement se fier au Sonderkommando,
l’équipe qui faisait tourner la chambre à gaz elle-même,
parce qu’il avait fait venir ces onze détenus d’Auschwitz
avec lui. Selon eux, il aurait apporté avec lui certains
éléments de la chambre à gaz d’Auschwitz.
Pour travailler avec son équipe de gazage, il lui fallait des
hommes et des femmes sur qui s’appuyer à Ravensbrück. À
Auschwitz-Birkenau, il avait eu tendance à employer des
gens présents au camp depuis peu de temps, parce qu’ils
n’avaient pas « encore les idées arrêtées » et n’étaient pas
proches des détenus. À Ravensbrück, il adopta la même
tactique.
Dans les jours qui suivirent son arrivée, il recruta Ruth
Neudeck, que lui recommanda Albert Sauer – désormais
commandant adjoint selon Schwarzhuber. Grande blonde de
trente-deux ans, elle avait été envoyée à Ravensbrück trois
mois plus tôt. Elle avait d’abord travaillé à la comptabilité
du camp, mais, après une courte maladie, elle fut affectée au
Block 27, où elle retint l’attention de Sauer. Il remarqua
qu’elle aimait frapper et lui fit cadeau d’un fouet avec une
poignée en argent. Loulou Le Porz la décrivit plus tard en
ces termes : « Grande, ordinaire, vulgaire. Elle se tenait
droite. J’ai entendu dire qu’elle était veuve. Pas d’enfants.
Vivait avec sa mère. »
Neudeck fut rapidement promue au Strafblock. Après
l’avoir observée travailler, Schwarzhuber la recruta dans son
équipe. Pour travailler à ses côtés, il recruta d’autres
gardiennes ainsi que deux garçons de salle SS,
probablement aussi d’Auschwitz : Koehler et Rapp8. Ce
groupe devait être déployé dans la nouvelle annexe, le
Camp de jeunes, dont Neudeck devait être la nouvelle
gardienne-chef.

Quand Lydia Vago, qui avait fait la marche de la mort


d’Auschwitz, fut envoyée travailler au Camp de jeunes, à la
mi-janvier 1945, elle s’aperçut que c’était déjà un lieu de
mort. Les Hongroises qu’elle vit avaient été visiblement
abandonnées à la mort. À ce stade, la destination du
nouveau camp n’avait pas encore été établie : pour l’instant,
il servait probablement de dépotoir ad hoc pour le surplus
de détenues, conduites là et abandonnées à la mort ou
exécutées. Fin janvier, cependant, Johann Schwarzhuber
avait élaboré son plan d’extermination et précisé le rôle que
le Camp de jeunes et son personnel y joueraient.
La priorité étant d’éviter la panique, on fit circuler
rumeurs et mensonges au sujet d’un sanatorium. Qui plus
est, un plan fut mis au point, très probablement par
Schwarzhuber : les femmes gazées ne seraient pas choisies
directement par le camp principal. La sélection se ferait
plutôt par étapes.
Dans un premier temps, les femmes ayant choisi d’aller
au « sanatorium » ou dans un « meilleur camp » et celles
sélectionnées par les SS seraient rassemblées, peut-être 200
à la fois, et placées dans des blocks, à l’arrière de l’enceinte.
Cette zone, où se trouvaient les blocks-taudis, était déjà
clôturée, mais l’isolement fut renforcé au point qu’on devait
dès lors parler de « zone de la mort ». Quelles que fussent
leurs peurs, les femmes qui y étaient enfermées ne
pourraient communiquer avec celles des autres sections du
camp.
Le moment venu, les femmes sélectionnées seraient
évacuées de la zone de la mort par une porte située au fond
à droite pour être conduites à travers bois jusqu’au Camp de
jeunes, à environ huit cents mètres. Elles seraient
maintenues quelque temps sur place, où d’autres groupes les
rejoindraient. Au Camp de jeunes, aurait lieu une seconde
série de sélections : les femmes retenues seraient alors
emmenées pour être gazées. Ce dernier déplacement se
ferait en camion jusqu’à la chambre à gaz, près du
crématorium, à côté du mur sud. En un sens, le plan
consistait à faire accomplir aux femmes un tour complet : il
avait l’avantage de semer la confusion, mais aussi de
masquer les sélections pour le gazage.
Cette dissimulation permettait également d’atténuer les
inquiétudes du personnel du camp principal, qui n’aurait pas
à être briefé, du moins au départ, si jamais le malaise venait
à se répandre dans leurs rangs. Les médecins ou infirmières
détenues des blocks hospitaliers étaient la source la plus
probable de protestation parce qu’elles vivaient déjà dans la
terreur de nouveaux transports noirs. Deux médecins SS
avaient même montré des signes de rébellion : Percival
Treite avait refusé d’assister aux exécutions massives
auxquelles Otto Moll continuait de procéder ; et l’autre
nouveau médecin, Franz Lucas, arrivé en novembre, refusa
lui aussi.
Pour duper le personnel médical – détenues ou SS –,
Schwarzhuber monta une mascarade avec de vrais acteurs et
des accessoires. Avant l’arrivée du premier groupe de
détenues, il envoya au Camp de jeunes une doctoresse
française, la détenue Dora Revier, lui donnant des
médicaments et des consignes factices pour ouvrir une
infirmerie. Deux infirmières l’accompagnèrent. La rumeur
se propagea alors que le nouveau camp était réellement un
sanatorium. De fait, cette dernière supercherie se révéla si
efficace qu’elle commença par abuser une partie du
personnel le plus expérimenté du Revier, dont Loulou Le
Porz, médecin du Block 10, et la communiste allemande
Erika Buchmann, qui avait remplacé Carmen Mory comme
Blockova.
Selon Buchmann, Treite lui-même parut croire à la
mascarade. Un matin, il se rendit au Block 10 et demanda
une liste des plus malades, expliquant qu’elles seraient
« transférées ailleurs pour meilleur traitement9 ». Les
transferts auxquels il fit allusion correspondaient
probablement au premier envoi vers le Camp de jeunes.
Pour ce qui est de la date, les témoignages varient. Selon
Erika Buchmann, Treite avait fait sa demande le 20 janvier ;
les premières femmes partirent probablement très peu de
temps après.
Erika avait dressé sa liste tout de suite, « sans la moindre
peur de ce que cela pouvait signifier, compte tenu des
conditions terribles qui régnaient au Block 10 ». À la même
époque, les gardiennes commencèrent à appeler les détenues
munies de la carte rose afin de procéder à des sélections
pour le nouveau camp.
Dans les bureaux, les « vieux rats » – « secrétaires de la
mort », disait-on à Auschwitz – dressaient des listes sans
scrupule. Ayant établi tant de listes de transports noirs
depuis 1941, elles savaient certainement à quoi s’en tenir.
Au départ du premier groupe, se souvient la communiste
autrichienne Hermine Salvini, on lui demanda de noter à
côté des noms « transférée au nouveau camp ». Selon elle,
les secrétaires n’avaient aucune idée des conditions qui y
régnaient. « Nous étions même ravies que les plus âgées
aillent dans un endroit où les conditions étaient bonnes et où
elles n’auraient à faire qu’un peu de tricot, pas de travaux de
force. »
En revanche, l’infirmière belge Renée Govers eut tout de
suite des craintes. Quand les malades du Revier principal
furent appelées à rejoindre le groupe et qu’elle voulut
donner un manteau plus chaud à l’une des femmes, un garde
de Schwarzhuber lui lança : « Espèce d’idiote, elles n’en
auront pas besoin maintenant. »
C’est plusieurs jours après le premier départ que les
soupçons commencèrent à se répandre. Sylvia Salvesen fut
informée des conditions régnant au Camp de jeunes par un
Témoin de Jéhovah qui avait dû y faire une course et, à son
retour, parla de détenues affamées et dépouillées de leurs
vêtements par des températures inférieures à zéro. La
doctoresse française Dora Revier et une des infirmières
rentrèrent en état de choc après une semaine, rapportant les
médicaments inutilisés. Le prétendu Revier n’était qu’une
baraque vide, sans paillasse ni même eau courante. Dora
s’en plaignit aussitôt à Treite, lequel répondit que le Camp
de jeunes n’était pas de son ressort. Le responsable en était
Schwarzhuber.
Sylvia chercha Cicely et Mary pour les empêcher d’y
aller, mais il était trop tard, elles étaient déjà derrière les
barbelés, dans la zone de la mort à l’extrémité du camp,
attendant de partir. Une troisième Britannique, Mary
O’Shaughnessy, était avec elles.

Mary O’Shaughnessy sut qu’elle était destinée au Camp


de jeunes dès que les gardiennes se mirent à appeler les
détentrices de cartes roses ; elle en possédait une à cause de
son bras artificiel. De souche immigrée irlandaise, élevée à
Leigh, près de Wigan, Mary avait appris à surmonter son
handicap dès son plus jeune âge. Adolescente, on l’avait
envoyée comme gouvernante en France où elle s’était mise
en quête d’aventures et d’indépendance. En juin 1940, après
la capitulation de la France, elle aida un groupe de
résistants, cachant des soldats britanniques en rade qui
voulaient rejoindre les filières d’évasion des Pyrénées. À
Ravensbrück, son bras artificiel lui avait souvent valu des
raclées de la part des gardiennes, mais on lui avait épargné
les travaux les plus exténuants et, après neuf mois de camp,
son état de santé était encore meilleur que celui de ses deux
amies britanniques.
Mary Young, l’infirmière écossaise, continuait à décliner.
Petite et menue, Mary était la fille d’un commis d’épicerie
d’Aberdeen. En 1909, elle s’était installée en France comme
infirmière puis, durant la Grande Guerre, avait servi dans les
hôpitaux de campagne derrière les tranchées. Établie à Paris
et soupçonnée d’aider des aviateurs britanniques, elle fut
arrêtée fin 1943 et finit à Ravensbrück en février 1944.
Sa plus proche amie au camp fut une agent du SOE
arrivée par le même transport de Paris : Cicely Lefort,
quarante-six ans. Dans les années 30, navigatrice accomplie,
Cicely était partie pour la France en quête d’aventures et
était tombée amoureuse d’un médecin français, Alex Lefort.
Il possédait un yacht et naviguait au large des côtes
bretonnes. Le couple se maria et, quand la guerre éclata,
Alex encouragea Cicely à retourner en Angleterre et à
s’engager dans le SOE, compte tenu de sa connaissance de
la France et de ses côtes. C’est Alex Lefort qui avait signalé
au SOE, à Londres, que Cicely était internée à Ravensbrück,
après avoir reçu d’elle une lettre portant l’adresse du camp.
Au cours de ses premiers mois d’internement, elle était
restée en contact avec son mari par le courrier officiel. Dans
l’été 1944, cependant, elle reçut d’Alex une lettre
demandant le divorce10. Dévastée, Cicely trouva le moyen
de refaire son testament au camp, et d’en éliminer le nom de
son mari ; elle trouva même un médecin du camp pour lui
servir de témoin.

Le groupe qui attendait de partir pour le Camp de jeunes


avec les Britanniques – probablement le second à partir
jusque-là – mêlait presque toutes les nationalités et tous les
âges. L’enseignante polonaise Romana Szweda avait été
l’une des premières détenues polonaises arrivées à
Ravensbrück et avait pris part à la construction des
premières routes. Début 1945, elle tomba malade et se
trouvait au Revier quand les officiers SS vinrent opérer la
sélection pour le Camp de jeunes.
Plusieurs Allemandes détenues de longue date attendaient
aussi de partir. Une certaine Frau Rissel, de Wiesbaden,
devait être libérée en janvier, mais les gardes l’obligèrent à
attendre sa décharge à l’extérieur, des heures durant, par un
froid glacial. Du fait de ses engelures au visage, elle ne fut
pas renvoyée chez elle, mais placée derrière les barbelés.
Frau Thüringer, qui avait perdu trois fils au front, avait été
arrêtée tout récemment pour avoir prétendument tenu des
propos hostiles à Hitler ; sa sélection s’expliquait peut-être
par ses cheveux gris, qu’elle portait en nattes. Une autre
Allemande, Gisela Krüger, souffrait d’arthrite à une jambe ;
sans raison, le Dr Treite avait choisi de l’amputer. Elle aussi
était destinée au Camp de jeunes.
Le groupe comptait des femmes arrivées dernièrement de
Hongrie. Ainsi de Klara Hasse, qui avait perdu le pied droit
au cours de la marche forcée depuis Budapest. Parmi les
quelque soixante-dix Néerlandaises, plusieurs avaient
travaillé chez Siemens avant de tomber malades. Il y avait
encore beaucoup de Polonaises raflées après l’Insurrection
de Varsovie, ainsi que des rescapées des marches de la mort
d’Auschwitz sélectionnées dans la tente de Ravensbrück.
Les membres d’une même famille se portèrent parfois
volontaires pour le Camp de jeunes, afin de ne pas être
séparés. Ainsi des sœurs françaises Tambour, qui avaient
travaillé pour l’infortuné réseau Prosper du SOE, près de
Paris. Madeleine Tambour était dans un état désespéré et,
quand elle fut sélectionnée, sa sœur Germaine, qui avait
entendu les rumeurs sur la nourriture et les conditions
meilleures, demanda à la suivre.
À ce moment-là, on parlait encore de supplément de
couverture et de paillasse individuelle parmi les détenues en
route pour le Camp de jeunes, et elles ne pouvaient
s’empêcher d’espérer. La simple perspective de quitter le
camp principal et de marcher à travers bois les réjouissait
d’une certaine manière. Une ancienne de Ravensbrück, la
sage-femme néerlandaise Neeltje Epker, l’exposa ainsi :
« Nous avions beau savoir par expérience qu’il ne fallait pas
croire à tout cela, nous étions à cent lieues d’imaginer qu’on
nous raconterait de tels mensonges, avec tant de cruauté.
Nous n’imaginions pas une seconde qu’ils allaient nous
assassiner11. »
L’Austro-tchèque Irma Trksak se souvient de ce même
climat de timide espoir : « Vous comprenez, nous voulions
tellement croire. Notre seule chance, alors, était de croire au
miracle12. » En tout cas, la plupart savaient qu’elles
n’avaient aucune chance d’être retirées de la liste ; les
femmes sélectionnées n’avaient aucun poids dans le camp.
Ilse Gohrig, néerlandaise également, avait simplement
accepté son sort, comme beaucoup d’autres : « J’ai été
envoyée au Camp de jeunes parce que j’étais une tricoteuse.
Je n’étais pas une Kapo. Je n’aurais jamais pu être Kapo,
elles étaient de la pire espèce. J’ai fait partie du lot. Je n’ai
pas essayé de rester car j’avais décidé de suivre le destin
que Dieu m’avait tracé. »
Ordre fut donné de se mettre en rangs par cinq. Les portes
au fond du camp s’ouvrirent. Au-delà, un sentier s’enfonçait
dans les bois. « Plus tard, nous les avons appelés “les petits
bois de la mort” (Todeswäldchen) », se remémore la
Polonaise Janina Habich. Celles qui pouvaient marcher
faisaient crisser la neige, certaines poussant ou tirant des
charrettes chargées d’amputées et d’autres infirmes. Il fallut
plus d’une heure pour parcourir les huit cents mètres vers le
Camp de jeunes. À distance, la masse trapue des cinq
baraquements gris, entourés de barbelés, leur parut
étonnamment petite. Mais la neige scintillant sur les pins fit
plutôt bonne impression à certaines.
Parvenues à destination, Cicely et les deux Mary furent
entassées dans l’un des plus petits blocks avec près de
soixante-dix femmes, sans place pour s’asseoir ou se
coucher. Les gardiennes prétendirent qu’il s’agissait juste
d’une organisation provisoire, le temps de préparer leurs
quartiers permanents. Au lieu de quoi, on les laissa dans la
salle trois jours durant. Sans eau ni nourriture les deux
premiers jours, personne ne pouvait sortir se soulager ; le
sol fut bientôt couvert d’urine et d’excréments.
Alina Brewda, la doctoresse juive venue d’Auschwitz
dans la marche de la mort, se rappelle avoir tendu la main
vers la fenêtre pour prendre de la neige afin d’étancher sa
soif et se laver. Mary O’Shaughnessy raconte que, au cours
de ces quarante-huit heures, trois femmes au moins sont
mortes dans son block, leur corps restant là où elles s’étaient
effondrées. Soixante-dix femmes étaient enfermées dans
une salle adjacente, d’où Mary en entendait plusieurs hurler
jusqu’à s’évanouir, « probablement d’épuisement13 ».
Le troisième jour, les gardiennes distribuèrent une louche
de soupe diluée et un bout de pain avant de déménager les
femmes dans un block plus grand, avec plusieurs centaines
d’autres détenues. Les lits consistaient en planches fixées
aux murs. Chacune eut droit à une simple couverture et une
paillasse toute trempée d’avoir traîné dans la neige. Les
paillasses séchèrent à la chaleur des corps, mais grouillèrent
ensuite de poux. Il n’y avait nulle part où se laver et les
latrines n’étaient qu’une fosse ouverte longue de douze
mètres, au bout du camp.
Neeltje Epker, la sage-femme néerlandaise, rappelle que
les femmes dormaient à 4 ou 5 par planche, quand le Camp
de jeunes était bourré d’environ 800 détenues. L’espace
entre les planches était si étroit qu’elles s’y glissaient
difficilement. « Chacune ne disposait que de quarante
centimètres. » Les rations de nourriture étaient réduites de
moitié : un demi-litre de soupe aux choux ou aux rutabagas
diluée à midi et cent grammes de pain.
La promesse qu’il n’y aurait plus d’Appell était l’une des
motivations pour aller au Camp de jeunes, mais au
quatrième jour, les femmes furent réveillées à 3 h 30 et
forcées de rester debout six heures durant dans l’air glacial.
Certaines s’effondrèrent et moururent. Dans la nuit qui
suivit, les gardiennes retirèrent aux femmes leurs
couvertures, et au deuxième Appell, à 3 heures, leurs
manteaux et leurs vestes. Elles étaient en pleine tempête de
neige quand on leur prit leurs manteaux, se souvient Neeltje
Epker. Leonarda Frelich, qui avait également fait partie de
la marche de la mort d’Auschwitz, se rappelle être restée
debout pendant sept heures. « Alors que beaucoup
s’évanouissaient, nous n’étions pas encore autorisées à
retourner dans les blocks. »
Quand elles purent enfin rentrer, les gardiennes ouvrirent
grand les fenêtres. Les détenues tombèrent rapidement
malades, atteintes de graves diarrhées ou d’œdèmes
provoqués par la famine et l’épuisement. Peu avaient la
force d’aller aux latrines répugnantes, mais Stijntje Tol,
d’Amsterdam, qui y parvint, aperçut un tas de vêtements
confisqués à l’arrière de la cabane. « À l’Appell suivant,
nous n’avions pour tout vêtement que des robes légères, par
des températures de – 25 °C. » Pendant ce temps, d’autres
femmes arrivaient du camp principal. Les cinq
baraquements de bois se remplissaient à vue d’œil ; les
cadavres s’empilaient dans le dernier qui faisait office de
morgue.
Le 5 février, la gardienne-chef Ruth Neudeck procéda à
un appel spécial. Au lieu de les faire mettre en rangs comme
d’habitude, elle avait une liste en main. Les femmes
devaient se mettre de côté à l’appel de leurs matricules. Si
l’une d’elles ne réagissait pas assez vite, elle se servait de sa
cravache à poignée d’argent, ou Koehler et Rapp
l’extrayaient de force des rangs. Neudeck elle-même
prétendit par la suite n’avoir pas su à ce stade où allaient les
victimes sélectionnées. Schwarzhuber lui avait donné la
liste portant en en-tête les mots « Schonungslager
Mittwerda » – « Camp de repos Mittwerda14 ».
Ces « listes Mittwerda », comme on devait les appeler,
étaient celles des détenues vouées aux chambres à gaz. La
mascarade de Schwarzhuber était destinée à faire croire un
temps aux détenues, voire à Neudeck, qu’il existait bel et
bien un camp de repos du nom de Mittwerda.
Dans l’administration du camp principal, c’est au
secrétariat que les nouvelles listes créèrent la plus forte
surprise. Contrairement aux précédentes listes des transports
noirs, elles devaient être signées de Suhren. Habituées à des
euphémismes du style « transférée dans un autre camp », les
secrétaires furent déroutées par ce « Mittwerda » dont
parlait Schwarzhuber. L’ordre était si précis que certaines
crurent qu’il s’agissait vraiment d’un camp meilleur. Puis
l’une d’elles eut l’idée de consulter une carte. Mittwerda
était largement à l’est de Ravensbrück, en Silésie, et était
déjà tombé entre les mains des Russes. Surnommé le « Dieu
d’amour de Ravensbrück », Schwarzhuber devait se douter
que les secrétaires ne tarderaient pas à découvrir son dernier
mensonge, et que Ruth Neudeck et les autres sauraient assez
tôt de quoi il retournait.

La première chose qu’on remarquait chez Neudeck,


c’était sa cravache – ou sa canne – à pommeau d’argent,
mais Leonarda Frelich garde le souvenir d’une femme
élégante et jolie. Arpentant les rangs, elle passait la poignée
courbe autour du cou des sélectionnées pour les écarter des
autres. Toute résistance appelait les coups : la femme était
jetée à terre et piétinée. Frelich se souvient aussi qu’elle
était habituellement encadrée par les deux hommes, dont un
qui était toujours ivre.
En général, Neudeck avait une liste. Mais certaines fois,
observe Mary O’Shaughnessy, elle et les SS se contentaient
de choisir celles qui semblaient le plus mal en point,
« regardant si leurs jambes étaient enflées et si elles avaient
encore une lueur de vie dans les yeux. Si elles ne bougeaient
pas assez vite, elles les frappaient de sa cravache dont elle
ne se séparait jamais ».
Janina Habich se rappelle aussi Neudeck paradant « avec
son fin bâton noir à poignée d’argent qu’elle passait au cou
d’une détenue en disant Links (gauche) ». D’autres le
confirmèrent après la guerre, ajoutant souvent « je l’ai vu de
mes propres yeux ». Les rescapées ne risquaient pas d’être
démenties parce que, contrairement à la plupart des autres
gardiennes, Ruth Neudeck reconnut tout ce dont elles
l’accusaient, et plus encore.
« Je devais battre les détenues de temps à autre à cause du
manque de discipline, confirme-t-elle. Je leur donnais
toujours un ou deux coups de cravache. Je ne les frappais
jamais à mains nues car elles étaient infestées de poux. Dans
le block disciplinaire, j’en battais aussi trois ou quatre par
jour parce qu’elles ne voulaient pas travailler. »
À un moment donné, les avocats de Neudeck essayèrent
d’invoquer une erreur d’identité, prétendant que ce n’était
pas elle mais une autre qui avait une cravache à poignée
d’argent. Neudeck ne voulait pas en entendre parler. Elle
déclara à la cour : « Dans la seconde moitié de janvier, le
Sturmbannführer Sauer me donna une canne à poignée
d’argent. Je ne l’ai prêtée à personne et, pour autant que je
m’en souvienne, personne n’en avait de semblable au camp,
avec une poignée d’argent. »
Après la sélection, les femmes retenues devaient se tenir
à l’écart puis marcher vers un grand block, le gymnase. Il
avait servi aux adolescentes autrefois logées dans le camp et
était devenu une zone de transit pour la chambre à gaz.
Nous savons peu de ce qui se passait à l’intérieur mais les
détenues Kapos et secrétaires évoquèrent les « terribles
tragédies qui se jouaient là ». Moyennant des privilèges,
comme dans le camp principal, les Kapos avaient en charge
la plus grande partie de l’organisation quotidienne du Camp
de jeunes.
L’une d’elles, Józefa Majkowska-Kruszyńska, transférée
d’Auschwitz-Birkenau l’été précédent, travailla avec le
commando des cadavres du Camp de jeunes, qui
« ressemblait au Sonderkommando de Birkenau ». Elle allait
parfois au gymnase déplacer le corps des femmes mortes
avant même d’être gazées. On lui demanda une fois
d’extraire les dents en or des mortes, mais elle refusa, et
celle qu’on appelait le Dr Vera le fit à sa place. Le SS Rapp
était toujours ivre, d’après Józefa, et Lotte Sonntag, la
coursière, frappait sans cesse, mais la pire était Neudeck.
C’était en général juste avant la tombée du jour que
Neudeck ordonnait aux prisonnières de sortir du gymnase et
de se mettre en rangs. Malgré la neige, elles devaient retirer
tous leurs vêtements. Mary O’Shaughnessy assistait parfois
à la scène à travers les lattes de sa cabane. Dès qu’elles
étaient nues, une jeune femme aux cheveux foncés et à
blouse blanche s’approchait. C’était le « Dr Vera » qui
écrivait leur matricule à l’encre indélébile sur l’avant-bras
gauche ou sur la poitrine.
Les gardiennes leur permettaient ensuite de remettre un
vêtement, le plus souvent une chemise fine ou une robe de
coton. Elles restaient dehors encore deux ou trois heures
jusqu’à ce qu’il fît presque noir. Arrivait alors un camion,
conduit par Josef Bertl, le chef du transport. Koehler et
Rapp, ainsi que Neudeck, venaient ensuite. Les femmes
étaient sommées de monter. Si elles se débattaient, les
gardiennes les balançaient dans le camion, leurs hurlements
résonnant à travers le Camp de jeunes. Des yeux scrutaient à
travers les fenêtres et les fentes, observant Koehler et Rapp
frapper toute femme qui résistait, ou Neudeck hurler,
fouetter ou flanquer des coups de botte.
La même scène se répétait la plupart des nuits. Neeltje
Epker regarda le départ du premier groupe de
Néerlandaises, leurs matricules criés au hasard.
C’étaient des femmes que nous connaissions toutes, de La Haye, du
Brabant, de la Frise. Elles ne pouvaient même pas emporter leur morceau
de pain. Nous les avons vues nues sur la place, après avoir retiré
chemises, robes, culottes et chaussures. Dans l’après-midi, gueulant et les
cinglant, les SS les forcèrent à monter dans les camions pour leur dernier
voyage. Je me souviens encore de certains visages, Mme Dessauvagie,
Mme Zandstra, les deux sœurs Gorter, Mme Storm et Mme Grinsveen.
L’une d’elles put nous crier de rapporter à leurs familles ce qui s’était
passé et de dire au monde qu’elles n’avaient « aucun regret d’avoir
commis ce que les Allemands appelaient un crime ».

Une autre nuit, l’Allemande Gisela Krüger vit embarquer


une jeune Russe, Halina Tschernitschenko. « Elle boitait des
suites d’une fracture et refusait de partir. Alors un SS l’a
frappée à coups de sangle jusqu’à ce qu’on la jette
finalement dans le camion et l’emporte. » Romana Szweda
assista au départ d’une jeune Polonaise amputée d’un bras et
d’une jambe. « Neudeck [la] saisit par la tête et la jeta dans
le camion. Rapp et Koehler étaient toujours là pour vérifier
que les victimes étaient bien embarquées et que le Dr Vera
avait correctement tracé les bons matricules sur tous les
bras. »

Le Dr Vera s’appelait en réalité Vera Salvequart. Âgée de


vingt-six ans, elle était de mère tchèque et de père allemand.
C’était encore un choix de Schwarzhuber. Ayant rejoint
Ravensbrück en décembre 1944, Salvequart avait passé ses
trois premières semaines dans des conditions sordides sous
la tente glaciale. Treite, à la recherche de détenues médecins
et infirmières, découvrit qu’elle avait suivi une vague
formation médicale à l’université de Prague et l’affecta
comme infirmière au block du typhus où agonisaient près de
1 500 femmes. Puis Schwarzhuber la repéra et l’envoya au
Camp de jeunes avec Dora Revier et une autre infirmière. Il
l’y laissa seule quand les autres rentrèrent au camp
principal.
L’itinéraire personnel de Salvequart présente certaines
similitudes avec celui de Carmen Mory. Avant d’arriver à
Ravensbrück, elle avait eu plusieurs pseudonymes et peut-
être été aussi bien espionne que prostituée ; à plusieurs
reprises, elle fut recherchée par les polices française,
danoise, polonaise et autrichienne. Pour les desseins de
Schwarzhuber, son plus grand atout était son sourire facile
et sa douceur apparente, grâce auxquels elle pouvait gagner
la confiance des victimes.
À l’en croire, Salvequart ne voulait pas de ce travail au
Camp de jeunes, mais ses codétenues affirmèrent qu’elle
était heureuse de le faire, d’autant que Schwarzhuber lui
envoyait chaque semaine un colis de la Croix-Rouge et la
laissait se promener dans le camp voisin pour hommes.
Salvequart prétendit aussi que, dès le début, Koehler et
Rapp ne la perdirent pas de vue et lui dirent de ne pas parler
de ce qu’elle voyait, « sans quoi je serais tuée15 ».
Unique « médecin » restant au Camp de jeunes, le
« Dr Vera » commença par vivre seule d’un côté du Revier
avant d’être rejointe par des auxiliaires. Le Revier en
question n’était qu’un simple block de bois divisé en deux.
Il y avait une sorte de salle d’eau et un appentis baptisé
« salle des urgences ». L’autre côté, ou « salle commune »,
était vide. Dans les premiers jours du programme de tuerie,
sa tâche était simple : elle devait remplir les fiches de décès
de toutes celles qui mouraient et compter les corps. Quand
les chiffres ne concordaient pas, elle devait recommencer à
zéro.
Le Dr Vera s’occupait aussi d’une autre formalité :
chaque fois que possible, elle devait contacter le parent le
plus proche et lui annoncer qu’il allait recevoir les cendres
moyennant paiement. Armée de pinces spéciales, elle
récupérait aussi les couronnes et les plombages en or des
cadavres, qu’elle remettait à Koehler et Rapp. Ces tâches
occupaient une bonne partie de son temps car, dès le début,
au Camp de jeunes, trente à quarante femmes mouraient
chaque jour, de faim, de froid et de maladie. Puis le gazage
commença. Le soir, elle se rendait au gymnase pour écrire
leurs matricules à l’encre indélébile aux bras des détenues et
cocher sa liste avant que le camion ne les emporte.
Au camp principal, Suhren – qui s’efforçait encore
d’atteindre l’objectif de Himmler – estimait que la tuerie
n’allait toujours pas assez vite. Moll et ses hommes
continuaient de procéder à des exécutions massives, mais ils
ne pouvaient aller plus rapidement. Vu la capacité limitée de
la chambre à gaz, de nouveaux moyens furent trouvés pour
amplifier la tuerie.
L’enchaînement des événements, au cours des semaines
suivantes, n’est pas toujours clair, mais fin janvier-début
février, Schwarzhuber donna un ordre d’affamement : toutes
les détenues du Camp de jeunes, déjà soumises à un régime
de famine, verraient leurs rations réduites de moitié16. Cette
mesure se solda par une nouvelle vague de diarrhées et de
dysenterie, au point que le nombre de mortes passa d’une
quarantaine par jour à 60. À cette même époque, la salle
commune du Revier devint une salle d’affamement où les
détenues proches de la mort étaient enfermées sans rien à
manger ni à boire. Les gardes y entassaient entre soixante-
dix et quatre-vingts femmes avec un seul seau pour leurs
besoins. Elles couchaient à même le sol. Koehler et Rapp
prenaient régulièrement des notes, surveillant le temps qu’il
fallait pour mourir. Un jour, Salvequart reçut la visite de
l’Oberschwester Marschall et de « son amie », la détenue
Ragna Fischer. Vera assure en avoir profité pour demander
si elle pouvait partir. Marschall lui répondit qu’elle serait
exécutée si elle reposait la question : « C’est un camp de
concentration, pas un sanatorium. »
Treite vint également mais, à en croire Vera, il détala
quand elle lui montra la salle d’affamement. Lors de son
procès, Treite confirma qu’au Camp de jeunes « les femmes
recevaient des demi-rations et devaient attendre de cinq à
six heures par jour en plein air. C’était clairement fait pour
tuer un grand nombre de détenues ». Il estima que cinquante
mouraient chaque jour de cette façon.
Alors que l’ordre d’affamement était appliqué au Camp
de jeunes, le Dr Trommer recourut aussi à
l’empoisonnement massif. Selon la déposition de
Salvequart, ce n’est pas elle, mais Koehler et Rapp qui
administraient le poison. Cette méthode fut appliquée juste
après l’arrivée d’un nouveau groupe de détenues du camp
principal. À 15 heures, « quand le transport
d’anéantissement arriva comme d’habitude », Rapp lui
ordonna brusquement de ne pas rayer les noms mais
d’attendre : « Ils firent s’aligner les femmes dans le couloir
du Revier, puis Koehler les passa en revue : “Celle-ci est
trop faible, celle-là inutile”, comme s’ils en cherchaient une
qui eût encore de la force. »
Les deux hommes choisirent l’épouse d’un général
polonais, Irena Szyjkowska, qui souffrait d’« hydropisie »,
de jambes enflées – un cas assez léger – et l’envoyèrent
dans la salle d’eau du Revier. Puis ils rendirent la liste à
Vera en lui disant de reprendre son travail. Koehler alla
ensuite chercher une tasse et une cuillère dans la salle des
urgences : « Je l’ai vu prendre une cuillère de poudre
blanche et regagner la salle d’eau. » Quelques minutes, plus
tard, ils appelèrent Vera. Irena était allongée sur le dos ;
Koehler à genoux sur ses jambes lui tenait les mains. Les
hommes ordonnèrent à Vera de lui presser le nez pour
l’obliger à garder la bouche ouverte. Vera assure avoir
refusé et être partie en courant. Les détenues postées hors du
block entendirent Irena crier : « Pourquoi essayez-vous de
me tuer ? »
Vera prétend être allée voir Neudeck pour lui en faire part
et demander de nouveau à être transférée, mais celle-ci
répondit qu’il n’y avait rien à faire. Salvequart retourna à la
salle d’eau, où Rapp lui ordonna de surveiller Irena et de
rapporter ses observations. « Il était autour de vingt-deux
heures et je suis allée m’occuper d’elle. Elle s’est mise à
parler et m’a confié que son mari était dans un camp en
Allemagne ; elle m’a dit de raconter à son fils, rédacteur en
chef d’un journal suisse, comment elle était morte. »
Toute la nuit, Irena souffrit de convulsions, incapable de
respirer. « L’écume sortait de sa bouche et de ses oreilles.
Elle est morte au bout de trois heures. Je suis restée seule
avec elle tout ce temps-là. La seule aide que j’ai pu lui
donner, c’était une infusion de camomille. » Toujours selon
Vera, Rapp arriva le matin et emporta le corps. Koehler
plaça la majeure partie du poison restant dans son armoire à
médicaments privée, soit autour de 35 grammes. « J’en ai
gardé une partie pour me suicider, car on m’avait dit que je
ne sortirais pas du camp en vie. »
À son procès, Salvequart affirma que, chaque fois qu’elle
se plaignait, elle était punie : par exemple, « en lui faisant
retirer les dents en or sans gants ». Elle nia aussi avoir reçu
des paquets de Schwarzhuber, assurant ne lui avoir parlé
que trois fois – « la première, pour me plaindre d’une
invasion de rats à la morgue, mais il n’a rien fait ».
Elle protesta qu’on la soupçonnait d’empoisonner les
détenues, car elle était la seule qu’on voyait entrer au Revier
ou sortir, et qu’elle portait une blouse blanche de médecin.
Elle ajouta comprendre pourquoi personne ne lui faisait
confiance, « parce que je vivais où l’on tuait les gens…
Mais je n’ai jamais prétendu à personne que j’étais médecin.
J’ai juste dit avoir fait une année de médecine. Il n’y a pas
de témoin oculaire pour certifier que j’ai tué ».
Gisela Krüger, la détenue allemande dont Treite amputa
la jambe, est un des nombreux témoins qui la vit faire17.
Elle tint un journal dans lequel elle décrit ce qui se passait
au Revier tout autrement que Salvequart. Début février, elle-
même et entre vingt-cinq et quarante autres invalides furent
conduites dès leur arrivée au Revier du Camp de jeunes.
Suhren apparut peu après et lâcha : « Du bon matériau de
combustion pour le crématorium. On va économiser du
bois. »
« Il n’y a pas grand-chose à manger ni médicaments, note
Gisela le 7 février. Vera a une poudre, peut-être pour la
diarrhée, mais celles qui prennent “la poudre” dorment et ne
se réveillent jamais. Je suis très inquiète. J’ai mal au flanc
droit, mais je ne dis rien à cause de la “poudre”. » Puis le 9 :
« Toutes les amputées sont du transport. Mon Dieu, pour
où ? J’ai eu une discussion avec le SS Rapp. Je suis sur la
liste. » Gisela dit que le SS la retira de cette liste des
amputées parce qu’il était un peu « simple » ou à la
demande de Vera qui « m’a défendue ».
Vera semble avoir agi ainsi parce que Gisela l’aidait dans
la paperasserie. Salvequart avait d’autres aides et
« favorites » qui l’épaulaient de diverses manières,
notamment en lui faisant des habits. Vera étant visiblement
débordée, c’est Gisela qui « dressait les listes de mort pour
elle. Rien qu’au Revier nous avions de 150 à 180 patientes,
et 50 mortes chaque jour. Vera allait de block en block
chercher de nouvelles victimes. J’ai vu moi-même qu’on
retirait des doigts les bagues en or et de la bouche les
couronnes en or ».
Au fil des jours, Gisela décrit comment le Revier se
remplissait de prisonnières. Tandis que les camions
emmenaient les détenues des blocks ordinaires, les patientes
du Revier mouraient par injection ou par le poison que leur
faisaient ingurgiter Vera et les deux SS. Mme Rissel,
Allemande de Wiesbaden souffrant d’engelures, reçut de
Vera deux doses de poudre. La Hongroise qui avait perdu un
pied au cours de la marche de Budapest subit le même sort.
Son pied non bandé la faisait atrocement souffrir. « Le sang
lui sort par la bouche et par le nez, mais tout cela est
désormais derrière elle. »
Les femmes qui résistaient étaient souvent frappées pour
leur faire ouvrir la bouche et permettre à Vera d’« y
fourrer » sa poudre. D’autres fois, « elle les soignait par des
injections létales ». Koehler et Rapp en exécutèrent deux
qui refusèrent la poudre à trois reprises.
Gisela rapporte aussi comment Frau Thüringer,
l’Allemande qui avait perdu ses trois fils au front, interpella
des civils de l’usine Siemens qu’elle aperçut devant le
Camp de jeunes alors qu’elle allait aux latrines : « Aidez-
nous, aidez-nous, on va nous tuer ! » Les employés
passèrent leur chemin. Le lendemain elle était morte,
assassinée dans un couloir près des latrines. « On la
reconnut à ses longues tresses. » Un jour plus tard, arriva
une lettre de son mari : « La guerre finira bientôt et tout ira
bien à nouveau. »
Mères et filles étaient parfois tuées ensemble au Revier.
Gisela cite le cas d’une mère invalide et de sa fille, âgée de
dix-sept ans, sourde qui ne pouvait communiquer. Vera leur
administra de la poudre. La mère mourut très vite.
Quarante-huit heures après, la fille reçut une seconde dose.
Comme elle vivait encore, Salvequart lui fit une piqûre en
plein cœur. Gisela l’entendit s’énerver : « Elle me tape sur
le système ! »
Une autre « favorite » de Vera était la Française Irene
Ottelard. Elle était si handicapée que, sélectionnée début
février pour le Camp de jeunes, on la mit avec seize autres
malades dans une charrette tirée à travers bois sur un sentier
boueux. « Il a fallu du temps pour y arriver, dit-elle au
tribunal de Hambourg, parce que la route était très
mauvaise, qu’il pleuvait et qu’il faisait froid18. » Irène fut
alors placée dans un block ordinaire où « la plupart avaient
la dysenterie et ne pouvaient plus bouger, attendant la mort.
On les laissait là sans leur prodiguer le moindre soin ».
Irène fut transférée au Revier avec une trentaine de
détenues. Elle partageait un lit avec son amie
Mme Gabianuit et se souvient que le Revier avait une salle
d’eau avec une « jolie cuvette en porcelaine ». Mais quand
elle y entra, elle vit trois ou quatre femmes étendues par
terre. « Elles étaient toutes nues et gémissaient et râlaient. Je
crois que c’étaient des Polonaises. Je n’entendais que “eau”,
et c’est tout. » Elle comprit plus tard que c’était Salvequart
qui les avait piquées. « Je l’ai vue se diriger vers la salle
d’eau avec une seringue. Je l’ai vue donner une espèce de
poudre blanche. »
Salvequart disait aux femmes qu’elles en avaient besoin
pour reprendre des forces car elles allaient partir « en
convoi », déclara Irène à Hambourg. La plupart de celles qui
en prenaient dormaient et ronflaient. Vers trois ou quatre
heures du matin, elles étaient mortes. « Mon amie
Mme Gabianuit en a pris, et je l’ai vue morte à côté de
moi. » Mme Ridondelli souffrait d’une dysenterie sévère :
on l’avait prévenue que si elle salissait une fois de plus son
lit, elle aurait droit à une injection. Plus tard, elle l’entendit
appeler, « Irène, Irène… on m’a tuée19 ». Elle ne devait plus
la revoir.
Bien d’autres détenues, en particulier celles qui
travaillaient comme Kapos, courriers ou dans les bureaux,
ont vu le Dr Vera tuer. Lotte Sonntag, la messagère
autrichienne, apprit de Salvequart qu’on effectuait cinquante
injections létales par jour. Puis elle lui montra la poudre.
Quand le bruit se répandit qu’elle était mortelle, Salvequart
trouva d’autres moyens pour inciter les prisonnières à
prendre le poison. Une ancienne détenue d’Auschwitz,
Gerda Backasch, rapporta qu’un matin une femme inconnue
du personnel lui donna une tranche de pain avec du beurre
et du miel. Surprise, elle en passa la moitié à une amie. À ce
moment-là, Salvequart, de l’extérieur du block, frappa à la
fenêtre et l’avertit de ne pas en manger car elle était
empoisonnée.

Un jour, Józefa Majkowska-Kruszyńska, du commando


des cadavres, vint charger des corps au Revier et tomba sur
le cadavre de sa belle-sœur, Stanisława Pozlotko. Elle
découvrit qu’elle avait mangé du pain et du miel auquel on
avait mélangé de la poudre blanche.
Après cela, j’ai fait attention et n’ai plus mangé de pain préparé par
d’autres. J’ai également prévenu mes compagnes de souffrance. Aucune
n’a voulu me croire. Un jour, on nous a offert du pain et du miel et, sur
les cent vingt internées du block, douze ont refusé comme moi d’en
manger. Seules les douze ont survécu. Toutes les autres ont été
empoisonnées et sont mortes.
Quand Vera a constaté que nous avions survécu, elle nous a apporté du
pain, du miel et de la margarine dans l’emballage d’origine. Elle nous a
expliqué que c’étaient des rations supplémentaires pour le dur travail que
nous faisions. J’avais terriblement faim, surtout en voyant la nourriture
devant moi. Finalement, j’ai coupé un bout de pain en enlevant la
margarine et le miel. Mes camarades ont fait la même chose. Peu après, je
suis tombée malade. J’avais de la fièvre et mon corps s’est mis à trembler.
De la bouche de deux de mes camarades qui avaient aussi mangé le pain
sortait une écume rouge. Celles qui nous observaient m’ont conseillé de
boire mon urine. Surmontant mon dégoût, je l’ai fait. J’ai répété cette
thérapie et mon estomac a été bientôt entièrement vidé. L’une d’elles m’a
donné trois tasses de lait. Mes amies sont mortes cette nuit-là20.

Tandis que l’empoisonnement continuait, les sélections


pour le gazage augmentaient et Mary O’Shaughnessy vivait
dans la peur constante du bâton de Neudeck. Avec son bras
artificiel et sa carte rose, elle était persuadée d’être bientôt
sélectionnée. Une quinzaine de jours après, pourtant, ce fut
le matricule de Cicely Lefort qui sortit. Son nom avait
visiblement été porté sur la liste quotidienne de
« Mittwerda ».
« Ce jour-là, nous étions à l’Appell quand deux gardes SS
sont venus avec une liste. Neudeck était présente. Elle parla
à l’un d’eux et il appela Cicely. Il n’y avait pas de raison de
la sélectionner. Elle n’avait pas de carte rose ni d’invalidité
particulière. Son apparence physique était meilleure que
bien d’autres. »
Comme de nombreuses prisonnières au Camp de jeunes,
Mary O’Shaughnessy avait compris que les listes étaient
désormais établies en grande partie au hasard. Neudeck
choisissait elle-même à sa guise.
Quand les sélections commencèrent, les détenues ne
savaient pas quelle était la destination des camions mais
elles en entendirent parler. Gardes et Kapos échangeaient
entre eux : « Elle ne le sentira plus bientôt » ou « là où elle
va, elle n’aura plus besoin de couverture ». Une nuit, la
Néerlandaise Stijntje Tol marchait vers les latrines quand
elle rencontra une détenue yougoslave travaillant au
gymnase. « Elle m’a informée que “cette nuit, on en a
emmené près de cinq cents”. Nous parlions en allemand et
je lui ai demandé où elles étaient parties. Elle m’a répondu
“Zur Himmelfahrt (au ciel).” » Bientôt, cependant – et
certainement bien avant la sélection de Cicely Lefort –, tout
le monde sut que le ciel était la chambre à gaz, car tout le
camp en parlait, gardiennes comprises.
Lors des enquêtes allemandes des années 60 et 70, ces
mêmes gardiennes nièrent à tour de rôle avoir su quoi que
ce soit, s’accrochant à la couverture de Mittwerda pour
expliquer leur ignorance ou recourant à d’autres mensonges.
Au procès de Hambourg, Josef Bertl, le chauffeur de
camion, déclara qu’il « ne s’était pas intéressé » au sort des
détenues du Camp de jeunes et « n’avait pas posé de
questions ».
Ruth Neudeck, pourtant, l’identifia, précisant qu’il avait
reçu de Schwarzhuber l’ordre de tenir prêt tous les jours un
camion pour Uckermark. « Et tous les jours, il entrait dans
le camp à 18 heures. » Bertl savait forcément que les
transports allaient à la chambre à gaz, ajouta Neudeck,
puisque Schwarzhuber le lui avait dit. « J’ai entendu
Schwarzhuber lui parler un jour : “Bertl, tu sais pour le
gazage, ce soir encore.” »
Neudeck raconta de son point de vue ce qui se passait
quand les camions entraient dans le camp. « D’abord, j’étais
en bas pour compter les détenues afin qu’il n’y en ait ni trop
ni pas assez. Il arrivait en fait qu’une fille veuille partir avec
sa mère ou vice versa. » Elle reconnut qu’avec Rapp et
Koehler il fallait généralement frapper les femmes pour les
faire monter dans le camion. « Rapp et son ami restaient
souvent à l’arrière pour les empêcher de sauter. »
Le camion partait ensuite vers le camp principal,
transportant les détenues, Neudeck et des gardiennes, Rapp
et Koehler. Il tournait à gauche vers le crématorium et la
chambre à gaz, s’arrêtant toujours à cinquante mètres de la
destination. Rapp était un ami d’Alfred Cott, le responsable
du crématorium. Ils faisaient descendre les détenues deux
par deux et les conduisaient au bâtiment. Neudeck et les
gardiennes restaient au camion jusqu’à la descente des
dernières détenues. À l’un des premiers transports, Rapp lui
raconta la suite.
« J’étais allé à Uckermark trois ou quatre jours avant que
Rapp me rapporte que les femmes que nous sélectionnions
étaient gazées au crématorium de Ravensbrück. Il m’a dit
que lorsque le nombre des victimes [sélectionnées un jour
particulier] était réduit, ce n’était pas rentable de les gazer ;
on les exécutait simplement au crématorium. » Dans ces
cas-là, Neudeck et les gardiennes « entendaient les coups de
feu. Mais dans l’ensemble, la plupart des détenues étaient
gazées ».
Avec sa franchise habituelle, Neudeck déclara à la cour
que Mittwerda était « une invention de Schwarzhuber, pour
que les prisonnières ne sachent pas qu’elles allaient être
gazées ». Elle ne pouvait dire ce qui se passait à l’intérieur
de la chambre à gaz parce qu’elle n’avait pas le droit de s’en
approcher, ce qui semble l’avoir irritée. Toutefois,
Schwarzhuber donna lui-même une description inhabituelle
dans sa déposition. Bien que minimisant les chiffres, son
témoignage est globalement fiable :
La chambre à gaz fait environ 9 mètres sur 4,5 et peut contenir
150 personnes. Elle est à près de cinq mètres du crématorium. Les
détenues devaient se déshabiller dans un abri à trois mètres de la chambre
à gaz où on les faisait rentrer par une petite pièce. J’ai assisté à un gazage.
On a poussé 150 femmes à l’intérieur. L’Hauptscharführer Moll leur
avait ordonné de se déshabiller en leur disant qu’on allait les traiter contre
les poux. Un détenu, portant un masque à gaz, est monté au sommet du
toit et a jeté une boîte à gaz par l’ouverture qu’il a aussitôt refermée. J’ai
entendu des gémissements et des cris. Deux ou trois minutes après, la
chambre était silencieuse. Je n’ai pas su si les femmes étaient mortes ou
étourdies. Je n’étais pas là quand on a ouvert les portes21.
34
Planque
Dès que tout fonctionna régulièrement au Camp de jeunes
d’Uckermark, les SS firent peu d’efforts pour empêcher que
le camp principal ne fût informé de ces horreurs. Des
courriers faisaient la navette entre Ravensbrück et le Camp
de jeunes, transmettant des messages, les listes des mortes
ou des sélectionnées pour l’extermination. Les vêtements
ensanglantés provenant des exécutions de masse
continuaient à s’empiler à l’Effektenkammer. Les Témoins
de Jéhovah, toujours disposées à faire des commissions,
acquirent un stock d’huile de foie de morue qu’elles
livrèrent au Revier à Uckermark. Elles revinrent avec des
histoires de poudre blanche et d’empoisonnement.
Les SS demandaient aux Blockovas du Camp de jeunes
de transmettre les chiffres de chaque Appell aux secrétaires
du camp principal, qui actualisaient alors leurs dossiers. À
la mi-février, avec l’augmentation des sélections, jusqu’à
1 500 femmes avaient déjà été gazées. « Quand nous avons
calculé le nombre des mortes, nous avons compris,
révulsées, ce qui se passait là-bas », observe l’Autrichienne
Hermine Salvini, alors chargée de collecter les chiffres du
camp1. Les détenues des blocks-taudis adossés au mur sud
du camp principal entendaient les camions s’arrêter au
crématorium qui était juste de l’autre côté de l’enceinte. Au
début, elles se demandaient pourquoi on laissait les moteurs
tourner si longtemps, puis quelqu’un leur a dit que c’était
pour couvrir les hurlements de la chambre à gaz.
Le bunker, de l’autre côté du mur, était maintenant envahi
par l’âcre fumée du crématorium qui s’engouffrait dans les
cellules. Une détenue nettoyant le bunker raconta un jour à
Geneviève de Gaulle que « l’un des deux fours, surchargé
de cadavres, [avait] pris feu2 ». Walter Schenk, chef du
crématorium – et pompier avant la guerre – donna une autre
explication de l’incendie : pour incinérer les corps en
nombre sans cesse croissant, on avait augmenté la
température, si bien que dans la nuit du 25 février le toit du
crématorium s’était embrasé.
Il lui était impossible de dire combien on en brûlait à
cette époque parce qu’il n’était responsable que des
incinérations de jour et qu’il ne s’agissait pas des gazées.
« Les corps des gazées étaient brûlés. Ils l’étaient par
l’équipe d’Auschwitz. Je devais réquisitionner le coke. En
février 1945, la consommation augmenta3. »
Le plan pour cacher ce qui se passait aux femmes de
Siemens en déménageant leurs baraques à l’usine avait
également échoué. Elles appréciaient leur nouvelle
installation : c’était propre, la nourriture des cuisines était
meilleure, l’usine disposait de son propre médecin et d’une
infirmerie, et tout le monde se réjouissait de ne plus être
obligé de faire l’aller et retour chaque jour. Cependant,
comme l’usine était perchée sur une colline, les détenues
voyaient forcément ce qui se passait en dessous. Sans sortir
de l’usine, elles entendaient le va-et-vient des camions sur
les sentiers boueux. Et celles qui regardaient attentivement à
travers les arbres – sans feuille en hiver – voyaient au loin
les petits miradors de bois du Camp de jeunes et repéraient
les camions chargés de femmes à demi nues qu’ils
conduisaient à la chambre à gaz.
Juste avant d’atteindre le pied de la colline, les camions
faisaient demi-tour vers les murs du camp principal pour
s’arrêter à la chambre à gaz et au crématorium, à moins de
trois cents mètres. « J’étais souvent debout et comptais les
camions chargés de corps ; ils défilaient les uns après les
autres, suivant toujours le même itinéraire », raconte
l’Austro-tchèque Anni Vavak. « On l’a dit aux gardes du
camp de Siemens, qui cachaient ces faits aux civils, et la
peur leur fit dresser les cheveux sur la tête4. »
La Luxembourgeoise Yvonne Useldinger, qui commença
à travailler chez Siemens en janvier 1945, tenait un journal.
Le 29 février, elle nota : « Transport d’extermination vers
Uckermark passé à côté de notre camp. Soleil éclatant5. »
Les femmes de Siemens glanaient aussi des nouvelles des
sélections par leurs contacts au camp principal où les
détenues étaient de mieux en mieux informées. La Polonaise
Irena Dragan se porta même volontaire au Camp de jeunes
pour voir ce qu’il s’y passait.

Irena était une étudiante de Varsovie. Après quatre années


à Ravensbrück, dont des séjours au bunker, elle connaissait
le camp sur le bout du doigt et était difficile à choquer.
Portant un matricule parmi les 7 000, elle avait acquis ce
qu’elle appelait le statut de « Verfüg honoraire », lui
permettant de sécher l’appel au travail temporaire sans que
personne ne s’en soucie ou presque, en particulier dans le
chaos des derniers mois de la guerre.
« Je feignais parfois de faire partie de l’équipe de nuit,
raconte-t-elle. Tout m’était égal car je pensais que j’allais
mourir. »
L’un des premiers jours de mars 1945, elle était assise
dans son block quand une Kapo entra et demanda des
volontaires pour aller chercher avec une charrette des
couvertures au Camp de jeunes. Irena leva la main.
Marchant à travers bois jusqu’à l’entrée, elle aperçut
d’abord des femmes groupées devant les blocks. « Elles
tremblaient de froid, et les couvertures qu’on leur avait
enlevées trois semaines avant étaient entassées sur le sol à
côté d’elles. Elles n’avaient pas le droit d’y toucher et
dormaient donc sans couverture. »
Irena se mit à parler aux femmes qui lui demandèrent
combien de détenues pouvaient manger au camp principal.
« Elles ont crié qu’elles étaient affamées, puis m’ont donné
des bouts de papier avec les noms de celles qu’elles
connaissaient au camp principal pour qu’elles leur viennent
en aide. L’une d’elles avait seulement écrit qu’elle avait
faim et voulait du pain, sans nom. »
Sachant qu’une Blockova polonaise travaillait au Camp
de jeunes, Irena alla la voir. La Blockova lui confia que la
plupart des femmes arrivées dans les premiers transports
étaient déjà mortes. Celles qu’elle avait encore en charge
étaient quasi nues mais elle n’avait pas de vêtements à leur
donner. « Elle les a couvertes alors de papier et de paille
prise dans les couchettes. J’en ai vu une habillée ainsi qui
me fit penser à un poisson piégé dans un filet. »
Tandis qu’elle parlait à son amie, surgit Neudeck, et elles
se turent. « Elle souriait, tenant une canne à poignée de
nickel, et, se dirigeant vers les femmes debout devant le
block, a commencé à en désigner6. » La Blockova se
demanda pourquoi elle en sélectionnait dans ce moment
inhabituel.
Neudeck annonça qu’elles allaient tricoter et devaient se placer sous
l’arbre où traînait encore une morte qui ressemblait plus à un tas qu’à une
femme… Au loin, d’autres cadavres, presque nus, étaient visibles.
Pendant qu’elle les choisissait, certaines se sont efforcées de lui
sourire. Neudeck leur lança « pourquoi me souriez-vous ? » et les envoya
sous l’arbre avec les autres.

Chargeant les couvertures dans la charrette, Irena aperçut


une autre Polonaise qu’elle connaissait. « Elle m’a raconté
qu’il y avait eu un raid aérien dans la nuit et qu’elle avait
essayé de trouver derrière la cuisine des épluchures de
pommes de terre à manger. Découvrant des camions, elle
s’est accroupie et a observé des SS en sortir et entrer dans le
block du Revier. Des jeunes filles aux pieds et à la tête
bandés ont été emportées. »
Elle lui expliqua que, gravement blessées lors de
bombardements aériens dans des camps satellites, elles
étaient devenues inaptes au travail. Les responsables d’usine
les avaient renvoyées à Ravensbrück pour y être tuées. Elles
n’avaient sans doute pas été enregistrées au camp principal,
et avaient dû être tuées directement ici, dans un camion
spécialement adapté pour les gazer. Les Polonais
connaissaient ces camions que les nazis avaient largement
utilisés dans les premières années d’occupation du pays.
Suivit la description de cette procédure au Camp de jeunes.
Les SS ont poussé les jeunes filles bandées du Revier dans le camion.
Une fois plein, ils l’ont verrouillé. Le camion était entièrement fermé. Un
SS a jeté une boîte en fer par la petite fenêtre près du moteur et seul le
tintement de la boîte heurtant quelque chose a été perceptible. Cela a duré
près d’une minute. Il y a eu d’autres camions comme ça.

Irena a dû quitter le Camp de jeunes en urgence, son amie


ayant ramassé les vêtements du crématorium et attendant de
partir. « Il y avait tellement de poux dans les vêtements,
comme si on en avait balancé par pelletées. » De retour à
Ravensbrück, Irena rapporta dans son block ce qu’elle avait
vu. L’information circula bientôt dans tout le camp.

Cela faisait maintenant quatre mois que Himmler avait


donné l’ordre de fermer les chambres à gaz d’Auschwitz,
ou, suivant l’expression de Höss, de « suspendre les
exterminations juives ». Avec la fin des camps de la mort à
l’Est, pourtant, le gazage n’était pas encore totalement
« suspendu » : à la mi-février 1945, 1 500 femmes au
moins, juives ou non, furent gazées dans de tout nouveaux
camps de la mort, en territoire allemand.
La poursuite des meurtres collectifs à cette époque ne
pouvait surprendre ceux qui avaient une expérience directe
de la machine nazie. Dans sa déposition à Nuremberg,
Marie-Claude Vaillant-Couturier, déportée à Auschwitz puis
à Ravensbrück, présenta le programme d’extermination
dans le camp pour femmes comme « cette volonté
systématique et implacable d’utiliser les hommes comme
des esclaves, et quand ils ne peuvent plus travailler, de les
tuer7 ». Rudolf Höss, l’ancien commandant d’Auschwitz, a
également décrit l’inexorable besoin de tuer propre aux
nazis. Ses Mémoires, rédigés alors qu’il attendait d’être
exécuté, montrent bien que ce besoin de tuer avait si
longtemps mûri dans la psyché nazie qu’il finit par
s’emballer et devenir inextinguible.
Concernant les femmes, l’objectif premier de leur mise à
mort était de détruire les preuves de ce qui avait eu lieu bien
avant l’arrivée des Alliés. Certaines craignaient de ce fait
d’être toutes gazées. D’autres pensaient que c’était
impossible. Sur la base de rumeurs relatives au camp de
concentration du Stutthof, où quelques semaines plus tôt
5 000 hommes et femmes avaient été conduits dans la
Baltique et mitraillés, d’autres encore imaginaient qu’elles
seraient toutes exécutées en mer.
Et pourtant, bien que cette nouvelle vague
d’extermination ait de nouveau plongé le camp dans un
profond désespoir, elle provoqua en même temps chez
quelques-unes un sursaut de courage et d’espérance. Cet
anéantissement confirmait sans aucun doute que les
Allemands savaient la fin très proche, raison de plus pour
que toutes essaient de tenir. Celles qui avaient encore
quelques forces pensaient garder une chance de s’en sortir
vivantes, tant qu’elles pourraient résister à la famine, à la
maladie et à la brutalité aléatoire.
Il était clair que les SS et les gardiennes savaient la guerre
perdue. Grete Buber-Neumann, alors affectée à l’atelier de
couture, s’introduisait parfois subrepticement dans la pièce
de service des SS et regardait la carte de l’Europe à grande
échelle accrochée au mur. Des marques à l’encre y
indiquaient la position des fronts, non pas d’après les
bulletins officiels allemands mais suivant les informations
recueillies en écoutant les radios ennemies. « À l’atelier de
couture, nous sûmes rapidement discerner toute dégradation
sensible des positions militaires à la mine que faisaient les
SS8. »
La discipline continuait à se dégrader. Il était même
possible de manquer à l’Appell si l’on savait s’y prendre,
pour aller bavarder ou lire des journaux. Quand se
déclenchait la sirène d’alerte aérienne, les gardiennes
couraient directement se mettre à l’abri. « L’ordre s’était
complètement effondré dans le camp », semblait presque
regretter la Polonaise Maria Moldenhawer, instructrice
militaire, se souvenant de la discipline stricte d’autrefois.
Germaine Tillion avait même réussi à monter une opérette
écrite en secret durant des mois. Parodie d’Orphée aux
Enfers, dont elle disait que cela aiderait les détenues à
« résister par le rire9 », elle s’intitule Le Verfügbar aux
Enfers et fut récitée secrètement au fond d’un block.
Nénette, une détenue, chante : « J’irai dans un camp
modèle, avec tout confort, eau, gaz, électricité… » Et le
chœur de Verfüg répond : « Gaz surtout10… »
Chez Siemens, les relations avec les civils de l’usine
commencèrent à s’améliorer. « Ils sympathisaient avec nous
parce que eux aussi étaient forcés de travailler. Ils n’avaient
rien non plus à manger », observe Basia Zajączkowska,
rescapée du ghetto de Kielce. Dans l’ensemble, les
gardiennes semblaient moins présentes autour du camp
principal, et plus enclines à déléguer aux Blockovas, aux
Kapos et à la police du camp. L’Autrichienne Elisabeth
Thury, la chef de la police, prit de l’importance tandis que
Dorothea Binz s’effaçait.

Dans ces derniers mois, c’est le comportement du


nouveau médecin SS, Franz Lucas, qui connut le
changement le plus spectaculaire11. Comme beaucoup
d’autres nouveaux arrivants SS, il avait été précédemment
affecté à Auschwitz, et comme les autres il avait été
étroitement impliqué dans les atrocités, dont la sélection
pour les chambres à gaz. La première fois, Loulou Le Porz
ne vit aucune raison de lui faire confiance : « Il portait le
même uniforme SS, la même casquette. » Mais elle
remarqua bientôt qu’il commençait à se conduire autrement
que les autres médecins. « Il nous apportait des
médicaments et examinait parfois une malade. Treite, lui,
les touchait avec ses bottes. »
Un jour, Lucas examina une jeune tuberculeuse
néerlandaise, qui était enceinte. « Il a fait montre d’une
réelle attention envers la petite Hollandaise et, quand le
bébé est né, il lui a aussi apporté du lait. La malheureuse
accoucha mais mourut très vite, et nous n’avons même
jamais su son nom. Peu après le bébé est mort à son tour. »
Alors que Vera Salvequart distribuait sa poudre blanche
au Camp de jeunes, au camp principal le Block 10 était le
théâtre d’une autre expérience d’empoisonnement.
Schwester Martha Haake invita Loulou et la nouvelle
Blockova Erika Buchmann à la suivre dans une partie du
block où étaient couchées les malades dans un état critique.
Haake dit aux détenues qu’elle avait une poudre spéciale
pour les aider à dormir et demanda des volontaires. Loulou
comprit d’instinct que Haake voulait les empoisonner. Elle
essaya de leur faire signe de ne pas se porter volontaire,
sans succès ; certaines en prirent même une double dose.
Puis Haake se retira, demandant à Loulou d’observer leur
réaction. Une demi-heure après s’être endormies, les
femmes se mirent à vomir des glaires rouges. Le lendemain
matin, Loulou et Erika trouvèrent cinq mortes. Les autres
râlaient, agonisantes, avec du sang qui sortait de la bouche,
du nez et des oreilles.
Lucas fut appelé. Il était en colère. Des détenues de la
partie principale du Revier l’entendirent protester auprès de
Marschall, Trommer et Treite. Plus tard, il confia à Loulou
et Erika que cette expérience était un « ordre de Berlin » et
qu’il n’en savait rien.
Sylvia Salvesen avait elle aussi pris conscience que Franz
Lucas était prêt à aider. En janvier, il lui annonça que sa
jeune « parente » norvégienne Wanda Hjort et son père
étaient revenus au camp et n’avaient pas été autorisés à la
voir, mais avaient laissé des paquets de médicaments. Lucas
les remit à Sylvia et s’offrit comme intermédiaire avec les
Hjort.
D’autres canaux de communication s’ouvraient entre les
détenues et le monde extérieur. Les Polonaises reçurent une
lettre d’Aka Kołodziejczak12 : leur amie libérée au début de
1944 était maintenant en Amérique, et elles eurent un écho
de ce qu’elle avait accompli pour faire connaître leur
histoire aux États-Unis13.
Un nombre significatif de détenues recevaient enfin des
colis. Denise Dufournier reçut un paquet de son frère
Bernard – par le truchement de son ami diplomate espagnol
à Berlin14. Ce dernier fit aussi jouer ses relations avec la
Croix-Rouge allemande pour accéder au camp. Un jour de
janvier, à son grand étonnement, Denise fut appelée nach
vorne : elle avait une visite. C’était l’ami de son frère, qui
put rapporter à Bernard qu’au moins elle était en vie. Les
lapins commencèrent soudain à recevoir de petits colis, avec
des sardines et des « bénédictions » – de petits emblèmes.
Certaines imaginaient qu’elles venaient du pape en réponse
à leurs lettres secrètes. En fait, les colis semblaient provenir
du Portugal, pays neutre – de missions catholiques qui
avaient probablement appris la situation critique des
femmes par l’intermédiaire de missions polonaises
branchées sur la radio SWIT.
Au début de 1945, la rumeur circulait à Ravensbrück que
des prisonnières importantes devaient être échangées contre
des prisonniers allemands détenus dans les camps alliés. Les
secrétaires du Schreibstube virent passer des papiers sur le
bureau du commandant. Il se murmurait que Geneviève de
Gaulle et Gemma La Guardia Gluck devaient être bientôt
libérées.
Les signes restaient très confus. Elisabeth Thury, chef de
la police du camp, apprit à Sylvia Salvesen qu’elle avait
reçu un jour pour instruction d’établir une liste de l’élite
intellectuelle pouvant éventuellement servir d’otages dans le
camp. Apparemment, ce projet demeura sans lendemain.
Plusieurs jours après, un groupe d’otages importants,
enfermés dans le bunker un certain temps, fut emmené et
exécuté15. Helmuth von Moltke, pacifiste allemand et chef
du Cercle de Résistance de Kreisau, en faisait partie.
Entre-temps, Suhren convoqua la comtesse polonaise
Karolina Lanckorońska à son bureau. Il s’enquit de sa santé
et lui demanda si elle avait assez de nourriture et de
vêtements. « Il se comportait comme un commerçant qui
vend sa marchandise. Je lui répondis n’avoir besoin de rien.
Il s’impatienta alors et répéta la question. On me ramena
enfin à mon block. »
Alors même que les sélections redoublaient pour le Camp
de jeunes, le sentiment que le reste du monde lançait des
lignes de sauvetage vers Ravensbrück remontait le moral
d’une partie des détenues et les encourageait à prendre les
plus grands risques. Les femmes de l’Armée Rouge
protestèrent auprès de Suhren quand elles apprirent l’arrivée
d’enfants russes destinés à être tués au camp. Il leur accorda
de vivre tant qu’ils resteraient dans le block des Soviétiques.
Après une nouvelle sélection au Block 10, Loulou Le
Porz et ses amies Marie-Claude Vaillant-Couturier et
Jacqueline d’Alincourt, se retrouvant sur la Lagerstrasse à
la promenade du dimanche, se demandèrent s’il fallait
protester auprès de Suhren. Loulou raconte :
Nous étions en état de choc. Nous avions commencé à comprendre
qu’ils voulaient anéantir toutes nos malades et probablement nous aussi.
Jacqueline a voulu protester tout de suite auprès du commandant Suhren,
et elle y serait allée battant pavillon français si elle avait pu. Mais j’ai
pensé que si j’étais envoyée au Strafblock, je ne pourrais plus m’occuper
de mes malades. Marie-Claude a été prudente. Nous avons alors décidé
de ne pas protester mais d’aider les détenues à notre façon.

Au block des « NN », des lapins osèrent même espérer


rentrer chez elles, simplement parce qu’elles n’avaient pas
encore été exécutées. Elles avaient toujours eu lieu de
craindre, plus que les autres, d’être tuées car elles étaient
des preuves vivantes. À tout hasard, l’une d’elles, qui venait
de se procurer un appareil photo au marché noir du camp,
demanda à Germaine Tillion de photographier ses jambes –
pour garder une preuve s’il devait y avoir une exécution.
Wanda Wojtasik croyait pourtant que si les SS avaient
voulu les exécuter, ils l’auraient déjà fait : « Nous avions
commencé à nous imaginer en liberté. » Et Krysia Czyż, qui
ne pouvait plus écrire de lettres secrètes chez elle, passait
son temps à tracer des cartes complexes indiquant les
itinéraires à suivre pour rentrer à Lublin16.
Le 4 février, quand un courrier vint annoncer que tous les
lapins devaient rester dans le block en attendant d’autres
instructions – c’était une sentence de mort et tout le monde
le savait –, le choc fut pire que si elles n’avaient jamais eu
un commencement d’espoir.
« Un silence total et incroyable suivit le départ du
courrier », écrit Wanda Wojtasik. Elle regarda le visage gris
de Krysia, « non pas pâle, mais gris cendreux ». En
quelques secondes, la nouvelle gagna tout le block, et celles
qui n’avaient pas été opérées s’effondrèrent, hurlant à
l’injustice. Lodzia, une paysanne, se mit à sangloter,
déclenchant les larmes des autres, et tout le block pleura.
« Nous avons compris alors que la guerre touchait à sa fin
et que nous allions toutes être exterminées. Les expériences
pratiquées sur nous et sur d’autres étaient un crime contre
l’humanité. En tant que témoins, nous devions disparaître »,
explique Wanda. Le soir, le bruit courut qu’elles allaient être
évacuées à Gross-Rosen et non pas exécutées, mais chacune
savait que c’était un mensonge puisque Gross-Rosen avait
déjà été libéré.
Toute la nuit, dans des réunions fébriles, les détenues du
block discutèrent de ce qu’il fallait faire, et des messages de
soutien affluèrent de tout le camp. « Attendant la mort »,
certaines passèrent leur temps à écrire à leurs proches des
lettres qu’elles transmirent à leurs camarades. D’autres
lapins entonnèrent des chansons patriotiques.
Un groupe élabora des plans pour résister par tous les
moyens. Il comprenait les piliers des premières
protestations, Wanda, Krysia et Dziuba Sokulska, ainsi que
beaucoup d’autres. Les meneuses étaient Jadwiga Kamińska
et Zofia Baj, qui proposèrent un plan en deux points.
Premièrement, une délégation se rendrait auprès de Fritz
Suhren, le sommant de reconnaître que l’hypothèse d’une
évacuation vers Gross-Rosen était un mensonge.
Deuxièmement, elles exigeraient qu’on leur signifie leur
prétendu crime avant exécution. « Nous étions d’accord
pour lui dire que nous avions le devoir de rentrer dans notre
patrie ou que, si nous devions mourir, nous voulions que ce
soit comme des soldats sur le champ de bataille », rappelle
Wanda.
Pendant qu’elles mettaient au point leur déclaration,
d’autres lapins cherchaient le moyen de ne pas être prises ni
exécutées, c’est-à-dire comment se cacher dans le camp.
Une idée était de se glisser dans les équipes de travail des
Zugänge – les dernières arrivées – qui n’avaient pas encore
de matricules.
Elles savaient d’expérience que la première rafle aurait
sans doute lieu à l’Appell du matin ; il ne leur restait donc
plus que quelques heures afin de se préparer. Pour que leur
plan réussît, les lapins avaient besoin de volontaires qui
prendraient leur place dans les rangs pendant qu’elles se
cacheraient. Le message fut transmis aux Blockovas
sympathisantes, et quand retentit la sirène à 4 heures, les
volontaires étaient prêtes. Les femmes de l’Armée Rouge du
Block 24 les soutinrent également en leur donnant leur part
de soupe : « Vous avez besoin de toutes vos forces
maintenant, les filles. » Szoura, une électricienne soviétique,
promit de couper la lumière pendant l’Appell et de couvrir
ainsi la disparition des lapins. Deux autres recherchèrent
Karolina Lanckorońska : « Mlle Karla, nous ne voulons pas
abandonner les lapins. »
« Une chose incroyable, inouïe, s’est produite, le camp
tout entier avait décidé qu’il fallait nous sauver »,
commente Dziuba Sokulska17. Un médecin de l’Armée
Rouge remplaça un lapin, une Yougoslave un autre ; une
Norvégienne insista auprès de son amie lapin pour être
exécutée à sa place : « C’est toi qui dois vivre pour révéler
au monde les crimes commis contre vous. Je suis plus âgée,
je peux mourir », lui dit-elle en pleurant. De nombreuses
Polonaises se présentèrent aussi. Władka, une Polonaise
âgée, supplia de remplacer Wanda, déclarant qu’elle avait
un cancer et qu’elle allait mourir bientôt de toute façon.
Sinon Wanda, alors Krysia, insistait-elle, elle devait survivre
pour raconter l’histoire. Ni Wanda ni Krysia ne devaient
l’accepter.
Douze lapins proposèrent de se cacher d’abord, et à
4 heures elles et leurs doublures étaient prêtes. Lors du
rassemblement, les douze s’éclipsèrent, et leurs
remplaçantes comblèrent les trous avant que les gardiennes
ne se mettent à compter. L’appel commença. Les détenues
entendirent un murmure venant du fond, suivi de cris : « Ils
viennent pour elles ! Ils viennent pour elles ! » Wacława
Andrzejak aperçut Suhren au loin, entouré des gardiennes et
de leurs chiens qui descendaient la Lagerstrasse18. L’une
d’elles tenait une liste. La sirène n’avait pas encore retenti,
mais des rangs des détenues s’éleva un cri : Arbeitsappell !
« Appel au travail ! » Toutes se dispersèrent. « On ne les
laissera pas vous prendre », crièrent certaines. Les gardes
essayèrent de prendre les choses en mains, mais
l’électricienne de l’Armée rouge en profita pour actionner
un interrupteur. Le camp se retrouva plongé dans
l’obscurité19.
Les colonnes de détenues se télescopèrent, tandis que les
détenues de divers blocks récupéraient et cachaient d’autres
lapins. Les gardes temporisèrent, attendant le retour à
l’ordre. Suhren leur avait clairement ordonné de ne pas tirer.
Quand la lumière grise de l’aube parut, la confusion était
totale. Des groupes de travail commencèrent à se former
pour la journée avec les mauvaises détenues ; plusieurs
lapins réussirent à se glisser dans les rangs des Zugänge, les
dernières arrivées sans matricules. D’autres échangèrent les
matricules, empêchant les gardiennes de suivre à la trace les
déplacements des détenues.
Quand la Lagerstrasse fut enfin dégagée, seules les deux
meneuses des cobayes, Jadwiga Kamińska et Zofia Baj,
regagnèrent leur block pour coordonner la résistance. Dans
les heures qui suivirent, elles portèrent les messages des
détenues cachées et se firent les porte-parole du groupe.
Puis elles mirent en œuvre la deuxième partie de leur plan.
Zofia et Jadwiga affrontèrent Suhren, le défiant de
reconnaître que cette histoire d’envoi dans un autre camp
n’était qu’un mensonge. S’en tenant à leur texte, les femmes
dirent que, si les lapins devaient être exécutés, ce devait être
« avec les honneurs ». Suhren refusa de céder et ordonna un
nouveau rassemblement. La consigne de Zofia et Jadwiga
fut « Restez cachées ! ».
Chaque jour à l’appel les mêmes doublures prenaient la
place des lapins manquants. Chaque jour, Szoura se
débrouilla pour couper le courant quand le comptage
commençait. Suhren exigea des appels supplémentaires, de
nouvelles fouilles et une surveillance plus stricte les sorties
du camp. En vain. Certains lapins partirent avec les
Zugänge pour des usines de munitions à des kilomètres de
là ; les autres étaient dispersés à travers tout le camp. Maria
Cabaj se cachait à l’hôpital parmi les malades et les
mourantes. Souffrant toujours atrocement de son
« opération », elle craignait d’être rapidement trouvée parce
qu’elle ne pouvait pas bouger et vivait dans la terreur d’être
jetée vivante dans le four. Elle trouva une nouvelle énergie :
« D’où, avec toute cette souffrance, je ne sais pas », dira-t-
elle plus tard. « Je savais simplement qu’en dépit de tout je
ne voulais pas mourir. »
Antonina Nikiforova, le médecin de l’Armée rouge,
cacha Wacława Andrzejak dans le pavillon du typhus,
l’enregistrant sous le nom d’une Hongroise qui venait de
mourir. Wacława resta couchée deux jours dans la terreur,
feignant d’avoir perdu connaissance. Quand elle osa ouvrir
les yeux, elle vit des horreurs pires encore qu’au block des
cobayes. « De quarante à cinquante femmes mouraient
chaque jour autour de moi. Il y avait des femmes ici qui
n’étaient plus que des squelettes. Elles mouraient de faim et
mangeaient ce qu’on leur donnait, sans rien digérer. Elles
rejetaient tout aussitôt. La puanteur était presque
insupportable. »
Au début, elle n’osait pas aller à la salle d’eau. Elle finit
par s’armer de courage et y trouva des monceaux de
cadavres. « Au bout de quelques jours, je suis devenue
indifférente à la vue de ces femmes nues mortes de
dysenterie ou du typhus, et j’ai pris l’habitude de me laver
sans les voir. »
De nouvelles femmes ne cessaient d’arriver au pavillon,
où se tenaient régulièrement des sélections pour la chambre
à gaz. « Je ne pouvais rester cachée là plus longtemps, au
risque d’être moi-même sélectionnée ou de perdre la
raison. » Wacława regagna donc son block où d’autres
lapins se cachaient entre le plancher et les fondations. Maria
Cabaj fut pareillement effarée par les conditions au Revier.
« Un jour, n’y tenant plus, j’ai sauté par la fenêtre et suis
retournée à mon ancien block. Je me suis dit, je vais rester
là, même si ce doit être ma fin. »
Wanda Wojtasik a comparé les manœuvres des lapins à
une « redoutable partie de cache-cache. Tout le monde avait
compris le sens du “Ils viennent pour les lapins !” et l’alerte
avait circulé en un éclair ». Leokadia Kwiecińska garde de
ces derniers mois le souvenir d’un « rêve étrange et
incompréhensible – un rêve tragique, mais qui avait des
côtés comiques ».
En temps ordinaires, les lapins étaient fiers de leur
« droiture » et soignaient leurs apparences. Et voici que,
« comme par un coup de baguette magique », elles se
déguisèrent pour « se fondre dans la masse » tout en
s’efforçant de cacher leurs jambes mutilées. Joanna
Szydłowska coupa ses longs cheveux magnifiques. Wanda
et Krysia s’habillèrent comme des Goldstücke, nouant leurs
écharpes sous le menton « à la mode ukrainienne », se
couvrant le front de leurs nattes et ramassant les restes de
nourriture.
Krysia avait changé du tout au tout. « Sans ses lunettes,
elle avait une jolie frimousse, avec un air incertain et
excessivement sérieux », explique Leokadia. Celle-ci, pour
sa part, ne pouvait se passer de lunettes et se couvrit la
moitié du visage d’un fichu noir.
Au cours des deux semaines suivantes, alors que les
lapins continuaient de vivre « comme des animaux
traqués », aucune ne fut trahie ni capturée. Certains
détenues remarquèrent que les gardiennes ne semblaient pas
non plus pressées de les trouver, se tenant peut-être en
retrait « parce qu’elles commençaient à penser à elles et au
moyen d’en sortir vivantes ».
Suhren prit alors une nouvelle initiative. Visiblement
exaspéré, il convoqua un des lapins, Maria Plater-Skassa, et
lui offrit de saisir sa chance en signant une déclaration
disant que ses cicatrices étaient dues à un accident ordinaire
dans un atelier de travail et non pas à des expériences. Il la
libérerait contre signature. Elle refusa. Escortée par la
« délégation », Jadwiga Kamińska et Zofia Baj, Maria lui
lança qu’il devait savoir que le monde entier connaissait
désormais leurs noms et que les tuer aggraverait seulement
son crime. Suhren laissa alors supposer qu’il était au
courant des fuites. En principe, il ne lui serait pas difficile
d’exécuter soixante femmes, mais pas dans le cas des lapins,
dont « l’Amérique, la Grande-Bretagne et, plus grave,
l’Allemagne, connaissaient les identités ».
Suhren expliqua qu’il ne pouvait prendre d’initiative lui-
même mais demanderait à Berlin ce qu’il fallait faire pour
« trouver une issue humaine ». Il ajouta ne pas pouvoir le
faire tout de suite car « il avait d’autres choses à régler20 ».
D’après Janina Iwańska, à l’occasion de cette rencontre
avec Suhren, les filles apprirent que la liste de celles qui
devaient être exécutées lui avait en fait été envoyée par Karl
Gebhardt, avec instruction de les gazer. Suhren fut irrité de
l’ingérence de Gebhardt : c’était aussi évident pour les
lapins que dans son témoignage après la guerre. Il en voulait
manifestement à Gebhardt d’utiliser « ses » prisonnières
pour ces expériences, et de l’impliquer ainsi en salissant son
propre dossier. En raison de son amitié avec le Reichsführer
SS, Gebhardt fit valoir sa supériorité hiérarchique sur
Suhren en lui ordonnant de gazer les femmes, ce qui lui
répugnait dans les circonstances présentes.
Suivant Karolina Lanckorońska, « les filles ont
parfaitement réussi à effrayer les autorités, Binz en
particulier, dont le nom, avec ceux de Gebhardt et de
Suhren, avait été désormais diffusé21 ».
En attendant, les autres lapins restèrent cachés, avec le fol
espoir que les Russes arriveraient avant que les SS ne les
trouvent.
35
Königsberg
Au petit camp de Königsberg-sur-Oder1, Violette Szabó,
la Britannique du SOE, s’accrochait aussi à l’espoir. Elle
parlait de son bébé Tania à ses amies. « Dans quelques
mois, je pourrai de nouveau la tenir dans mes bras. »
Arrivées ensemble de Paris en septembre 1944, cela
faisait près de trois mois maintenant qu’elles avaient été
réduites en esclavage au camp disciplinaire de Königsberg,
pour avoir refusé de fabriquer des munitions à Torgau.
Après avoir travaillé sur un terrain d’aviation gelé, elles
creusaient la tranchée d’un chemin de fer à voie étroite et
posaient des rails. Saisissant les lourdes barres d’acier de
leurs mains engourdies et trébuchant sur leurs pieds gelés,
elles n’en pouvaient plus. Les gardes plaçaient en tête les
Polonaises et Russes vigoureuses, mais les Françaises et le
petit groupe de Britanniques et d’Américaines ne pouvaient
les suivre.
Les dimanches, elles pouvaient au moins rester dans leur
block et bavarder. C’est alors que Violette se lia d’amitié
avec Christiane Le Scornet, une jeune Française de dix-sept
ans : « Violette me traitait comme sa petite sœur. Elle était
d’une rare loyauté et d’un courage exceptionnel. »
Toutes les femmes du SOE étaient dans le block de
Christiane. Elle se rappelle que Lilian Rolfe était
extrêmement maigre et affreusement pâle, tandis que Denise
Bloch souffrait de terribles plaies liées à la malnutrition. Les
trois Américaines – Charlotte Jackson, Lucienne Dixon et
Virginia Lake – étaient également là, ainsi que l’Anglaise
Jenny qui se tenait à l’écart, ne voulant pas dire qu’elle était
britannique. Du groupe, Violette était la plus en forme et
elle les réconfortait toutes. « Elle parlait souvent de Tania.
Elle disait : “Elle est avec mes parents à Londres, aimée et
protégée.” Elle était sûre de retrouver bientôt sa petite fille
en bonne santé. »
À Noël, pendant que les femmes décoraient leur block de
branches de pins, Violette avait chanté le God Save the
King, rejointe par Christiane qui s’adressa ensuite à la
Française Mathilde : « C’est à toi de chanter maintenant,
allez, Mathilde, chante ! » Mais Mathilde lui répondit : « Je
chanterai quand je retrouverai mes enfants et mon mari. »
Comme Christiane insistait, Violette, les yeux pleins de
larmes, lui conseilla : « Laisse, Crissi. Je la comprends, elle
ne peut pas. »
« Violette était comme ça, poursuit Christiane. Elle
donnait toujours du temps à celles qui souffraient plus
qu’elle et essayait de les encourager par sa gentillesse et son
sourire. » Violette avait aussi l’« absolue conviction » que
l’Allemagne avait perdu. « Elle parlait sans cesse de la
manière dont les Alliés progressaient de jour en jour. “On
doit toutes tenir, on doit être fortes”, disait-elle. »
Violette et ses compagnes savaient qu’elles seraient
forcément les premières femmes de Ravensbrück à être
libérées en raison de la localisation du camp satellite.
Königsberg était à six kilomètres seulement à l’est de
l’Oder, en droite ligne sur le chemin de l’Armée Rouge. En
janvier 1945, le Premier Front biélorusse avait lancé l’assaut
majeur qui devait mener à Berlin. Autour de Königsberg, les
routes étaient déjà encombrées de réfugiés fuyant à l’Ouest,
tandis que les civils qui travaillaient sur le terrain d’aviation
commençaient à plier bagage et à partir.
Janvier fut le mois le plus froid à Königsberg. À l’Appell
du matin, les femmes s’effondraient dans la neige. Si une
amie ne parvenait pas à les emmener à l’infirmerie, elles
restaient sur place. Celles qui tenaient encore debout ne
pensaient plus qu’à se préserver. « La première réaction
était “Je ne bouge pas, je n’aide personne, je suis si faible
que je dois garder le peu de forces qu’il me reste sous peine
de tomber à mon tour”2 », rapporta Virginia Lake.
Jacqueline Bernard confirma qu’elles étaient nombreuses à
s’affaiblir de plus en plus, sans jamais deviner qu’elles
étaient en train de mourir. « La plupart de celles qui sont
mortes de cette manière ne furent jamais admises dans la
cabane de soins, et on les obligeait à rester debout à l’appel
tous les matins dans le froid mordant. Beaucoup sont mortes
avant la fin de l’appel. »
Lilian Rolfe s’écroula un matin à l’Appell dans une quinte
de toux. Denise Bloch ne put l’aider, souffrant terriblement
d’un pied infecté. Violette et Virginia Lake, les plus
vigoureuses du petit groupe, la relevèrent pour aller à
l’infirmerie qui était déjà pleine.
Suzanne Guyotat, une jeune Française qui se blottit près
de Lilian sur le sol, se souvient que l’infirmerie ressemblait
plus à une écurie3. Il n’y avait ni médicaments, ni chauffage
ni couvertures. Pourtant, les détenues avaient encore envie
d’y aller pour échapper aux températures extérieures, en
dessous de zéro. Janette, l’amie de Virginia, en faisait partie.
Elle y fut finalement admise pour en être sortie à coups de
pied quand sa température baissa.
Les malades qui ne pouvaient rester au Revier
s’entassaient dans les blocks ordinaires ; leurs jambes
couvertes de plaies purulentes, cœur et poumons défaillants,
elles ne pouvaient visiblement pas travailler. Le
commandant de Königsberg renvoya par camions à
Ravensbrück nombre de ces bouches inutiles. On apprit
ensuite qu’elles étaient mortes. À l’Appell, furieux d’avoir
tant de malades sur le dos, il les fit rester debout cinq heures
durant dans la neige comme cela se pratiquait au Camp de
jeunes. La mort par l’Appell était aussi devenue une arme
privilégiée dans plusieurs camps satellites.
Celles qui tenaient debout partirent travailler. Les plus
faibles s’écroulèrent dans la neige. Suzanne Guyotat
remarqua l’absence d’une de ses amies et retrouva son corps
gelé collé au sol4. Une autre fois, Virginia découvrit son
amie Janette accroupie derrière des tas de gazon en plaques
et sanglotant : « Je veux mourir. Je n’en peux plus. Je veux
mourir5. »
Virginia raconte qu’une Anglo-Américaine proposa au
groupe de se porter volontaire pour travailler en forêt, où
l’on disait qu’il faisait un peu moins froid parce que les
arbres coupaient le vent. La longue marche les conduisit à
travers les congères si tassées qu’elles marchaient sur des
plaques de neige et ne cessaient de se tordre le pied. Le pied
gangrené de Denise l’empêchant de marcher, elle resta au
block.
Le travail en forêt consistait à creuser à la base des
souches d’arbres dernièrement abattus pour en dégager les
racines. Un gros arbre n’exigeait pas moins de six femmes
qui disparaissaient à mesure qu’elles creusaient et
entassaient la terre autour d’elles. C’était un travail
exténuant, certes, mais aussi un abri, qui leur permettait de
parler tout en s’attaquant au sol gelé. Plusieurs Françaises
gardèrent le souvenir de Violette bavardant au milieu des
racines. Jeannie Rousseau, qui avait mené la contestation à
Torgau, rapporte que Violette avait encore des idées
d’évasion, sans savoir comment s’y prendre. « C’est une
fille qui ne se plaignait jamais. Elle ne semblait pas affectée
par le travail, à la différence de ses deux amies qui étaient
dans un terrible état. »
À midi, les femmes guettaient l’arrivée du camion de la
soupe. Sa venue provoquait immanquablement une bagarre
contre les « hordes grondantes de Polonaises et de Russes ».
Une gardienne surnommée « la Vachère » renversait
souvent la soupe d’un coup de pied. De retour au travail
elles parlaient nourriture : « Elle était épaisse, ta soupe ? On
se garde des patates pour se faire un sandwich ce soir ?
C’est mieux de manger lentement ? Qu’est-ce qu’on aura
comme soupe demain ? » Puis elles se demandaient si elles
pourraient arracher des betteraves à sucre en rentrant au
camp.
Un jour, au retour, elles rencontrèrent des prisonniers de
guerre français. Bientôt, ils leur passèrent des petits cadeaux
– biscuits et chocolats – comme à Torgau. Puis, à la mi-
janvier, Violette, Lilian et Denise apprirent qu’elles allaient
être renvoyées à Ravensbrück. Lilian, encore au Revier,
devait se tenir prête à partir le lendemain matin à cinq
heures. « Elle était très maigre alors, et très faible », se
souvient son amie Jacqueline Bernard. D’après Christiane
Le Scornet, Violette fut également avertie la veille : « “C’est
le roi George qui nous réclame. À mon retour, j’irai le voir
pour lui demander un avion. Je reviendrai vous sauver moi-
même.” Violette croyait sincèrement rentrer pour être
libérée. Elle est partie avec Lilian et Denise. J’étais
tellement heureuse pour elle. »
Un matin à l’Appell, raconte Jeannie Rousseau, « la
Vachère » appela les Britanniques. Violette, Lilian et Denise
se dirigèrent vers un camion. Elle se souvient aussi que le
trio croyait qu’elles allaient être libérées. Il est fort possible
que Violette ait cru que le message remis à leurs amis
prisonniers de guerre à Torgau était parvenu à Londres, qui
avait alors négocié un échange de détenus avec les
Allemands. Elle savait qu’Odette Sansom, sa camarade du
SOE, était retenue en otage au bunker avec Geneviève de
Gaulle. Et depuis le Nouvel An, il avait certainement été
question d’un échange de prisonniers concernant un groupe
de parachutistes françaises détenues au camp principal. Le
bruit de ces discussions était peut-être parvenu à
Königsberg avec les nouvelles.
Jeannie Rousseau se souvient qu’elles parlaient d’un
échange. « Elles pensaient aller d’abord en Suisse, mais je
n’en étais pas si sûre. Des hommes pas très gentils étaient
venus de Ravensbrück pour les embarquer. Ils ne me
disaient rien qui vaille. Et je me suis dit : elles vont être
exécutées. »
Julia Barry, la femme de Guernesey, vit Violette, Lilian et
Denise sitôt leur retour à Ravensbrück, parce que les
gardiennes les emmenèrent directement au Strafblock, où
elle était de service. « Elles étaient toutes noires et en
haillons. Lilian pouvait à peine se déplacer, elle était
terriblement malade. Denise aussi ; seule Violette allait un
peu mieux. Elles n’avaient rien mangé et ne s’étaient pas
lavées depuis des semaines6. »
Les femmes se retrouvèrent enfermées dans le Strafblock
horriblement surpeuplé, où sept détenues se partageaient
deux matelas infestés de poux. Julia Barry fit son possible
pour les Britanniques. Elle alla chercher dans son block des
vêtements, du savon et des serviettes et demanda des
médicaments à Mary Lindell au Revier. À son tour, Mary
alerta Yvonne Baseden, du SOE, hospitalisée à Ravensbrück
pour tuberculose. Celle-ci apprit que, dans le camp satellite,
Lilian, en particulier, avait « beaucoup changé et avait été
très malade » Elle comprit également que les femmes
espéraient un échange ou tout au moins leur transfert dans
un autre camp.
Mais Yvonne, plus que la plupart, avait des raisons de
craindre le pire pour ses amies. De même que les tueries de
masse qui faisaient partie du programme d’extermination,
les exécutions régulières de détenus « dangereux » se
poursuivaient sur ordre de la Gestapo de Berlin. Quelques
jours avant le retour des Britanniques, quatre Françaises
furent exécutées à Ravensbrück, sans doute par pendaison.
Elles aussi étaient des agents secrets, qui travaillaient pour
le Bureau central des renseignements et d’action (BCRA)
du général de Gaulle et avaient été parachutées dans la
France occupée depuis l’Afrique du Nord. Leur sort avait
toujours été étroitement lié à celui des Britanniques du
SOE ; elles avaient même été enchaînées ensemble une
partie du trajet vers Ravensbrück.
À leur arrivée, les Britanniques avaient été envoyées dans
des camps satellites tandis que les quatre Françaises étaient
restées à Ravensbrück, où Yvonne s’était liée d’amitié avec
l’une d’elles, Jenny Silvani. Comme les Britanniques, les
Françaises s’attendaient à être exécutées comme espionnes,
mais il ne se passa rien. Puis, début janvier, peut-être plus
optimistes parce que la fin de la guerre approchait, elles
décidèrent de se plaindre de leur traitement. Jenny alla voir
Yvonne au Revier et lui dit qu’une camarade, Suzanne
Mertzisen, était allée réclamer à Suhren le droit de recevoir
des colis de la Croix-Rouge. Suhren lui répondit d’un ton
courtois. « Je subodore que l’officier SS l’avait très bien
reçue : ils allaient voir ce qu’ils pouvaient faire. »
Deux jours plus tard, Suzanne fut convoquée chez
Suhren, cette fois avec Jenny Silvani, qui retourna voir
Yvonne pleine d’optimisme. Elles avaient été une fois de
plus « très bien accueillies, et Jenny m’a raconté que le SS
semblait avoir reçu des ordres de Berlin les concernant : un
télégramme bleu était posé sur son bureau, mais elle n’avait
aucune idée de ce qu’étaient ces ordres. Il leur dit que leurs
demandes avaient été prises en compte et qu’elles en
sauraient plus mais qu’elles devaient se rendre à l’appel ».
Une semaine après, Jenny retourna voir Yvonne : elles
avaient été convoquées une troisième fois. « C’est la
dernière fois que je l’ai vue. J’ai appris le lendemain qu’on
avait aperçu les quatre filles dans leurs robes rayées devant
le bureau des SS gardés par des SS en armes, ce qui était
tout à fait inhabituel. Un camion les a emportées. J’ai su par
la suite qu’elles avaient été pendues7. »
Personne ne fut témoin de la pendaison, mais le retour de
leurs vêtements en apporta plus ou moins la confirmation,
observe Yvonne. Dans la montagne de vêtements de
l’Effektenkammer, on retrouva la robe grise de Suzanne
Mertzisen : il n’y avait trace ni de balles ni de sang. Une
Allemande qui travaillait là y jeta un coup d’œil et porta la
main à son cou en signe de pendaison.
Depuis l’hôpital, Yvonne se sentait particulièrement
concernée : elle savait qu’elle subirait le même sort si l’on
découvrait qu’elle était du SOE. Elle croit que l’exécution
des Françaises et celle des Britanniques vient peut-être de ce
qu’elles avaient réclamé à être mieux traitées. Se rendant
chez Suhren, elles attirèrent l’attention sur leur cas. Les
ordres d’exécution qui traînaient à Berlin, ou avaient été
détruits dans les bureaux de la Gestapo touchés par des
bombes britanniques, furent alors réactivés. « Je suis bien
obligée de croire, ajoute Yvonne, que j’en ai réchappé parce
que je suis arrivée de Dijon dans un autre transport, dans
des circonstances différentes, et parce que je suis restée
aussi discrète que possible. »
D’après Julia Barry, les Britanniques restèrent trois jours
au Strafblock avant d’être convoquées par une policière du
camp. Elles étaient trop mal en point pour se déplacer.
Violette pouvait y aller, mais pas les deux autres. La
policière revint quelques minutes plus tard avec une aide.
Lilian et Denise furent portées en civière au bunker, non pas
au bureau. Violette marcha. Elles ne furent pas enfermées
dans les cellules d’otages où se trouvaient Odette et
Geneviève de Gaulle, mais dans les cellules disciplinaires,
en dessous. Dans son témoignage, Barry déclare ne pas les
avoir revues, « mais le lendemain une femme du bunker est
venue me dire qu’elles avaient été fusillées ». Lilian et
Denise avaient été portées en civière sur le lieu d’exécution.
Quoi qu’en dise Barry, les témoignages français de
l’après-guerre laissent penser que, comme leurs camarades
françaises, les Britanniques ont sans doute été pendues.
Curieusement, rien n’indique que leurs vêtements aient été
rapportés, tachés de sang ou pas. Mais si les « espionnes »
françaises furent pendues, pourquoi pas les Britanniques qui
furent exécutées quelques jours après ? De plus, sur ordre de
Himmler, la pendaison, censément dissuasive, était devenue
la méthode préférée pour exécuter saboteurs et espions.
Un an après la guerre, les Britanniques arrêtèrent Johann
Schwarzhuber. C’est leur supérieure Vera Atkins, lancée à
leur recherche sitôt leur disparition en France, qui
l’interrogea sur le sort des trois femmes du SOE.
Schwarzhuber lui déclara que leur nom figurait sur une liste
des femmes à exécuter dressée par la Gestapo de Berlin. Il
devait les rappeler de Königsberg. Un soir de la fin
janvier 1945, elles furent exécutées dans la petite cour près
du crématorium. « Suhren leur a lu l’ordre d’exécution, elles
ont été abattues par le caporal Schultz, d’une balle de petit
calibre dans la nuque. Étaient présents le Dr Trommer et le
Dr Hellinger, dentiste8. » D’après les détenues du
Schreibstube, Dorothea Binz y était aussi.
Schwarzhuber déclara qu’on avait brûlé les femmes avec
leurs vêtements. Elle omit de lui demander pourquoi les
robes n’avaient pas été renvoyées pour recyclage à
l’Effektenkammer comme c’était l’usage. « Toutes trois ont
été très courageuses, observa-t-il. J’en ai été très remué.
Suhren a été impressionné par leur tenue. Il était contrarié
que la Gestapo ne les ait pas exécutées elle-même. »
Schwarzhuber cherchait manifestement à faire croire que
la procédure militaire avait été respectée : « Suhren leur a lu
l’ordre d’exécution… » La réalité tragique de leurs derniers
jours n’était pourtant que trop claire. Aux moins trois
officiers supérieurs SS virent les malheureuses arrachées à
leurs civières pour être abattues ou pendues – nul ne le sait.
À côté de Lilian et Denise se tenait Violette qui, trois jours
avant, espérait encore être libérée « par le roi George ».

À Königsberg, dans la dernière semaine de janvier,


« nous nous regardions mourir », écrit Virginia Lake. Les
femmes revenaient du terrain d’aviation hagardes et
hallucinées. « Elles luttaient pour ne pas perdre la raison.
Comme si elles luttaient pour tenir – tenir juste un peu plus
longtemps, jusqu’à l’arrivée des secours9. »
Le 30 janvier, l’Armée rouge était si près de Königsberg
qu’on entendait les canons. Du jour au lendemain, tout le
personnel civil plia bagage, tandis que les réfugiés affluaient
vers l’Ouest en contournant la forêt. Les gardes allemands
étaient de plus en plus nerveux ; les détenues, surtout les
Russes, exultaient. Ces dernières parlaient d’accueillir les
soldats soviétiques avec des guirlandes ; les Françaises
imaginaient de fastueux dîners pour célébrer leur libération.
Elles apprirent que les prisonniers de guerre français voisins
avaient été évacués et marchaient vers l’Ouest devant la
progression des troupes russes. Peut-être les gardes avaient-
ils l’intention d’évacuer aussi les femmes du camp satellite
de Ravensbrück, disaient certaines.
Le 31 janvier, la gardienne en chef partit en voiture avec
de gros sacs et un jeune officier du camp d’aviation. Le
commandant partit à son tour, comme tous les gardes. Cette
nuit-là, les détenues russes s’échappèrent et incendièrent le
camp d’aviation. Polonaises, Ukrainiennes et Russes se
mirent à piller le camp sous le regard des Françaises qui
finirent par les rejoindre. Les détenues de toutes nationalités
saccagèrent les quartiers SS, s’emparant de tout dans une
course frénétique aux dépouilles. Virginia et son groupe
trouvèrent du bois et du charbon à brûler dans leur block.
Les femmes grouillant dans les cuisines trouvèrent des
pièces emplies jusqu’au plafond de cageots, de conserves et
de sacs de vivres. Des patrouilles allemandes isolées
entrèrent dans le camp et tentèrent timidement de reprendre
les choses en mains, mais le pillage continua. Françaises et
Américaines se firent des tartines de margarine et de
confiture.
Le 1er février, arrivèrent des prisonniers de guerre
français : les Russes n’étaient qu’à une quinzaine de
kilomètres. À les en croire, les Allemands projetaient
maintenant d’évacuer tous les prisonniers à la dernière
minute. À l’infirmerie, Suzanne Guyotat se laissa dire que
toutes les malades resteraient sur place et que le bâtiment
serait soufflé10. D’autres se gaussèrent à l’idée que les
Allemands allaient se donner la peine de les évacuer
maintenant. Ce soir-là, les Françaises organisèrent un
« banquet de libération » et invitèrent deux prisonniers de
guerre français. « Je me suis réveillée deux trois fois cette
nuit-là. J’étais trop heureuse pour dormir et, chaque fois que
je me suis réveillée, je me suis fait un petit repas de biscuits
et de confitures », raconte Virginia11. Le lendemain matin,
les femmes apprirent qu’une patrouille allemande était
tombée sur le banquet et avait abattu les deux prisonniers de
guerre français.
Ce jour-là, les détenues circulèrent largement dans le
camp et trouvèrent dans le logement des gardiennes, tout en
désordre, des bouteilles d’alcool vides, du maquillage, des
cartes et des vêtements jetés en tous sens. Le 2 février,
parvint la nouvelle que les Russes n’étaient plus qu’à quatre
kilomètres. Virginia essaya de faire des crêpes avec ce
qu’elle avait volé car c’était la Chandeleur, mais Janette
avait une terrible dysenterie et elle était incapable de
manger. Dehors, les femmes creusèrent des tombes pour les
Français tués, quand se déclencha un nouveau tumulte. Les
filles coururent prévenir les autres : « Ce sont les
Allemands. Les SS de Ravensbrück. Ils viennent nous
prendre. Ils nous ordonnent de nous mettre en rangs12. »
Les détenues virent les hommes de Ravensbrück se
déchaîner partout comme des fous. Venus les rafler, mais
redoutant maintenant d’être capturés par les Russes, ils se
vengeaient sur elles. Un garde tira sur la jeune Monique
quand elle retourna au block récupérer quelque chose
qu’elle avait oublié. D’autres furent abattues, simplement
parce qu’elles ne se déplaçaient pas assez vite vers les
portes. Enfin alignées, s’éloignant des positions russes, elles
se mirent en marche pour Ravensbrück, à trois cent vingt
kilomètres vers l’ouest, mais certaines restèrent derrière.
Suzanne Guyotat et une vingtaine d’autres au Revier
n’étaient pas en état de marcher. Comme l’avait craint
Suzanne, les SS tentèrent de faire sauter le Revier, mais
dans la panique, ils bâclèrent la pose d’explosifs ; la plupart
des femmes survécurent, « mourant de faim et de froid,
grelottant de fièvre ». « Un beau matin, le cinquième jour de
février 1945 », elles virent « surgir trois soldats russes
devant la baraque […] D’où venaient-ils, ces trois
vainqueurs coiffés de leur chapka de fourrure ? Ils
avançaient avec précaution dans le camp désert, tenant leur
bicyclette à la main13 ». Les jours suivants, les Russes
prirent soin d’elles, les nourrirent, les chauffèrent et les
rassurèrent. L’un d’eux avait même fabriqué une croix de
bois à l’attention de Suzanne pour la mettre sur la tombe
d’une amie.

Celles qui participèrent à la marche de la mort de


Königsberg atteignirent Ravensbrück au bout d’une
semaine. Les témoins de leur arrivée n’oublieront jamais la
vision de ces femmes mourant de faim, pêle-mêle, certaines
enflées et défigurées, d’autres émaciées et recroquevillées.
Beaucoup moururent au cours du trajet, les gardes abattant
les traînardes. Deux jours durant, des camions apportèrent
au camp les dernières survivantes de la marche récupérées
sur la route.
Mary Lindell s’approchait de la Lagerstrasse quand deux
camions s’arrêtèrent et que des gardiennes déchargèrent des
corps sur le sol. Elle se demanda d’abord pourquoi ils ne les
emportaient pas directement au crématorium, puis remarqua
que certaines étaient encore vivantes. Les gardiennes se
mirent à les fouetter pour les faire bouger. Le lendemain
arriva un autre camion dont il tomba quelque quatre-vingts
femmes. Une peau jaune tendue sur les os, les yeux fixes et
brillants, elles grelottaient de froid. Aucune ne pouvait
marcher sans aide. Virginia Lake, un sac d’os elle-même,
regarda son amie Janette et vit « un tas informe allongé dans
sa saleté, incapable de parler ni de réagir désormais à la
faim et au froid14 ».
Ayant entendu que leurs compatriotes étaient revenues de
Königsberg, les Françaises se mirent à la recherche de leurs
amies et eurent un mouvement de recul en voyant « les
restes du convoi de charmantes Françaises », raconte Denise
Dufournier15. C’étaient ces mêmes femmes qui étaient
entrées d’un air dégagé à Ravensbrück six mois avant,
pleines d’optimisme et d’élégance, avec leurs foulards
Hermès. Désormais, « nous étions saisies par leurs yeux
hagards16 ».
Beaucoup moururent étendues dans la Lagerstrasse, mais
c’était la vue des vivantes qui inspirait le plus de détresse.
Loulou Le Porz reconnut difficilement son amie Nicole de
Witasse, jeune ambulancière française de la Croix-Rouge
qui avait été à deux doigts de s’évader lors du transport à
Ravensbrück : « La jeune femme pleine d’allant que j’avais
connue était maintenant une vielle ratatinée qui pouvait à
peine bouger et n’avait que très peu de temps à vivre. Une
vision que je n’ai jamais oubliée. La seule consolation était
que ses parents ne la verraient jamais dans cet état. »
Les détenues apprirent que les Russes avaient failli
libérer ces femmes de Königsberg. Les plus vaillantes
racontèrent avoir entendu les canons russes et que, se
retournant au cours de la marche, elles virent le camp en
feu. Les femmes de Ravensbrück comprirent alors que le
même sort – une évacuation forcée – les attendait.
Le souvenir de ces visages de Königsberg allait hanter les
femmes pour une autre raison encore. Tout le monde savait
maintenant que le convoi des Françaises avait été envoyé en
camp disciplinaire pour avoir protesté contre l’obligation de
fabriquer des armements à Torgau. Loulou Le Porz faisait
partie de celles qui pensèrent que Jeannie Rousseau avait
commis une tragique erreur de jugement en lançant cette
protestation aux terribles conséquences : « C’était une
originale… une impulsive. Bien entendu, c’est très bien
d’avoir du courage, encore faut-il s’en servir à bon
escient. »
Les gardiennes parquèrent les survivantes de la marche
de la mort sous la tente et les y laissèrent mourir. Virginia
Lake avait eu un premier aperçu de l’intérieur de la tente en
septembre, à son arrivée, et revu ses horreurs de loin en
octobre, à son retour à Ravensbrück. Cette troisième fois,
elle fut elle-même poussée dans cet habitacle puant où elle
se chercha une petite place pour elle et Janette.
Au fil des mois, la tente avait changé. Une cloison avait
été dressée au milieu, avec des châlits à une extrémité et des
sortes de toilettes, mais la crasse et le surpeuplement étaient
pires que jamais. Virginia et Janette tentèrent d’occuper un
recoin dans un angle qu’une Blockova polonaise s’était
réservé pour elle et sa cour de parasites. Elles se firent
chasser à coups de pied.
Partout gisaient des cadavres que les femmes
recouvraient de tout ce qui leur tombait sous la main. Toutes
avaient la dysenterie, et peu avaient la force d’aller aux
toilettes. De nuit, la situation était « effroyable,
inimaginable ». Les femmes qui voulaient atteindre les
baquets rampaient dans l’obscurité, avançaient à tâtons sur
les corps. C’était en général trop tard et la saleté était
indescriptible. « Les Allemands ordonnèrent de creuser hors
de la tente des trous d’un mètre de diamètre où plusieurs
femmes s’accroupissaient en même temps17. »
Virginia voyait ses amies s’affaiblir de jour en jour. « Je
savais que j’étais comme elles. Janette était visiblement
moribonde. Son corps autrefois enflé n’était plus qu’un
chiffon informe. » Virginia demanda à la Blockova la
permission de conduire Janette au Revier. Cette « sale
brute » refusa, mais Virginia et une amie française se
débrouillèrent pour la sortir de là et la déposèrent dans un
couloir au milieu des cadavres, où Virginia lui dit au revoir.
La tristesse, la tragédie et l’horreur de tout cela me bouleversaient. Les
yeux de Janette, éteints peu auparavant, semblèrent luire d’adoration
tandis qu’elle me dévisageait. Je savais qu’elle m’aimait. Je me
demandais si elle avait conscience de mourir. Elle ne souffrait pas
maintenant. Elle n’avait plus froid, et ne sentait plus la faim.

Virginia lui dit qu’elle était maintenant à l’infirmerie,


qu’on s’occuperait d’elle et qu’elle serait bientôt de retour
auprès de sa mère. « Bonne nuit, dors bien18 », lui dit-elle
avant de regagner la tente.
Les jours s’éternisaient. « Nous étions faibles, apathiques
et hébétées par les horreurs qui nous entouraient19. » La
Blockova et sa bande empêchaient les autres d’utiliser
l’espèce de salle d’eau, à l’extrémité de la tente, où il y avait
aussi un poêle. Elle regardait les autres occupantes comme
des « intouchables, crasseuses et pouilleuses20 ». Une
parasite allemande volait les détenues et les frappait avec un
gros bâton si elles s’approchaient de trop près tant elle
craignait leurs poux.
Un jour, cette Allemande repéra l’alliance de Virginia et
la lui réclama. Ses articulations étaient si gonflées qu’elle ne
put la retirer. Elle la harcela au point qu’elle finit par éclater
en sanglots et lâcha à une Autrichienne : « Je suis
américaine. Elle vole aussi les alliances des Américaines ? »
L’Autrichienne dit un mot en allemand à la voleuse qui
regarda Virginia « comme si elle me voyait pour la première
fois » et lui laissa son alliance21.
Quelques jours plus tard, les gardiennes déplacèrent
Virginia et un groupe de ses camarades de Königsberg dans
un block régulier où les conditions terribles semblaient
merveilleuses en comparaison de la tente. Elles furent même
envoyées prendre une douche aux bains où, humiliation
ultime, Virginia eut pourtant le crâne rasé.
Il n’y avait plus d’Appell. Les femmes restaient couchées,
amorphes, toujours plus faibles. « Nous perdions nos amies
l’une après l’autre, et nous étions entre la vie et la mort22. »
Elles essayaient de tenir, se forçant à se lever au moins une
fois par jour pour se débarbouiller et chercher à manger.
Une amie des premiers jours fit passer à Virginia un
supplément de soupe.
Le 26 février, une semaine environ après l’arrivée de
Virginia au nouveau block, la Blockova brailla : « Que
l’Américaine qui était à Königsberg vienne
immédiatement. » Virginia descendit du châlit et une femme
lui donna de nouveaux vêtements. Le 28, la Blockova
annonça que Virginia d’Albert Lake était « demandée tout
de suite ».
Terrifiée, Virginia fut conduite à travers le camp jusqu’au
bureau du bunker. Les secrétaires lui sourirent avec
attention. L’une d’elles lui offrit un siège. Une gardienne
entra, sourit et donna une explication en allemand, à
laquelle Virginia ne comprit pas un mot. Un officier SS la
conduisit alors dans un autre bâtiment où étaient assises
deux femmes en uniforme nazi. À sa grande surprise, la plus
gradée lui demanda dans un anglais parfait son nom et sa
date de naissance. Et la plus jeune ajouta : « Ce soir, vous
serez heureuse. Vous allez partir23. »
Virginia fut emmenée au Revier, où elle subit un rapide
examen, puis à l’Effektenkammer, où le personnel lançait
des vêtements propres à des Allemandes occupées à se
déshabiller et à se rhabiller. Virginia fut invitée à jeter ses
habits sales dans une poubelle et à passer ceux qu’on lui
tendait : ils n’étaient pas marqués de la grande croix noire
des prisonnières. Dehors, les gardiennes appelèrent les
Allemandes à sortir, et Virginia comprit qu’elles étaient
libérées. Elle se retrouva ensuite au bureau du bunker avec
la nazie qui parlait anglais. « Asseyez-vous, je vous prie, là,
à côté du poêle, fit-elle courtoisement. Vous n’attendrez pas
longtemps. Votre train part à quatre heures trente.
— Mais pour où ?
— Je n’en suis pas sûre, mais je crois que vous allez dans
un camp de la Croix-Rouge près du lac de Constance24. »
La nazie raconta qu’elle était à Auschwitz peu de temps
auparavant et lui confia sa peur de la progression russe. Elle
dit à Virginia qu’elle aurait préféré que ce soient les
Américains. Se tournant, elle tendit le poing vers le portrait
de Hitler accroché au mur. « Et dire que cet homme est
responsable de tout cela. » Virginia lui demanda où elle
avait appris l’anglais. « À New York. J’y ai séjourné
plusieurs mois chez des parents. L’Amérique est un pays
merveilleux25. »
La porte s’ouvrit, « une fille entra » avec deux
gardiennes. C’était Geneviève de Gaulle. Virginia l’avait
déjà vue et reconnut « ses cheveux raides et bruns, ses yeux
noirs […] et son franc sourire26 ». Elle apprit qu’elles
voyageraient ensemble ; leur libération faisait partie d’un
échange avec des prisonniers de guerre allemands.
Geneviève avait été extraite plus tôt de sa cellule de
privilégiée au bunker pour apprendre qu’elle allait retrouver
la liberté. Comme Virginia, elle reçut de quoi se changer,
dont son manteau de laine de Paris qu’on lui avait retiré à
son arrivée à Ravensbrück, près d’un an auparavant. Au
cours des formalités, raconte Geneviève, elle rencontra elle
aussi une mystérieuse femme officier nazie qui lui dit adorer
Paris et lui demanda de signer son album27.
Au bureau du bunker, Geneviève vit deux officiers SS,
ainsi qu’« une femme terriblement décharnée et qui me
semble très vieille. Sur sa tête rasée quelques rares cheveux
follets ont repoussé. Elle ressemble à Gandhi dans les
derniers moments de sa vie28 ». Les deux détenues
échangèrent des regards, mais n’osèrent se parler.
Geneviève prit la main de Virginia pour descendre ensemble
les trois marches du bunker. L’aube se levait à peine.
Encadrées des deux SS et de la surveillante, elles
franchirent la porte du camp dans le vent glacé et la neige29.
36
Bernadotte
Dans l’heure qui suivit leur départ de Ravensbrück,
Geneviève et Virginia, avec leurs trois gardiennes SS,
embarquèrent dans un train à Fürstenberg. Le soir, elles
étaient à Berlin. Elles traversèrent avec difficulté la ville
encore fumante, s’abritant dans des métros obstrués par des
chutes d’arbres avant de prendre un train vers le sud. Deux
jours après, à minuit, elles arrivèrent à Munich. Le petit
groupe trébucha de nouveau dans les cratères et les
décombres, regardant les carcasses des bâtiments qui se
découpaient dans le ciel nocturne. Elles montèrent bientôt
dans un train à destination d’Ulm, mais des bombardements
aériens arrêtèrent le convoi, obligeant le groupe à marcher
sur plusieurs kilomètres en contournant les voies détruites.
Elles passèrent la nuit dans une auberge où des
Allemands se réunirent autour d’une radio. Virginia se
souvient d’avoir entendu : « Une formation est sur Ulm.
Ulm est bombardée. Une formation quitte Ulm vers le sud.
La formation est sur… », et tout d’un coup le bâtiment fut
violemment secoué, les chaises renversées et les gens
terrifiés se précipitèrent à la porte. Virginia « ne ressentit
pas de peur » et ne bougea pas. Se levant, elle se regarda
dans une glace et pensa : « Qu’est-ce que c’est que cette
affreuse créature ? Une femme, oui, mais sans hanches ni
seins ; de grands yeux ternes émergeant d’un visage gris1. »
Au cours de ces journées, les gardiennes SS sympathisèrent
et l’une d’elles partagea une chambre avec Virginia et
Geneviève, leur montrant des photos de famille. La nuit,
« elle verrouilla la porte et mit la clé sous son oreiller2 ».
Après une semaine de déplacement, les deux femmes
furent confiées à un centre d’internement de Liebenau, près
du lac de Constance, où des étrangers – pour la plupart, des
femmes et des enfants américains et britanniques – furent
retenus durant la guerre, logés dans des bâtiments agréables
situés sur des collines onduleuses, bien nourris et soignés. À
son mari Philippe, Virginia écrivit : « Mon chéri, il est si
étrange de pouvoir t’écrire. Juin dernier semble tellement
loin que tu m’apparais, avec ma vie passée, comme un
rêve3. » Geneviève reçut la visite de délégués de la Croix-
Rouge de Genève auxquels elle demanda quelques
« gâteries », comprenant « des sous-vêtements (pas en
laine), un tailleur (pas trop chaud), une douzaine de
mouchoirs, six paires de bas, du savon, des vitamines et des
cigarettes ».
On ne sait pas si elles connaissaient la raison de leur
libération à cette époque. Le transfert de Virginia fut
organisé par les services du général Eisenhower dans le
cadre d’un échange contre des prisonniers allemands. La
supplique de sa mère américaine était donc bien parvenue
sur le bureau d’Eisenhower, et quand fut engagée une
négociation pour échanger un petit nombre de prisonniers
alliés contre des prisonniers allemands, le nom de Virginia
fut inscrit sur la liste.
La libération de Geneviève fut demandée par son oncle,
le général de Gaulle, président du Gouvernement provisoire
de la République française. Elle a toujours insisté par la
suite sur le fait que son oncle ne s’en était pas mêlé, et
n’aurait jamais voulu « favoriser un membre de sa famille »,
mais le Comité international de la Croix-Rouge détient une
correspondance qui raconte une autre histoire. Le père de
Geneviève, Xavier de Gaulle, frère de Charles, fut le
premier à lancer l’alarme au sujet de sa fille, mais le
Général fit savoir qu’il cherchait aussi à la faire libérer.
Dans une lettre du 15 septembre 1944, un responsable du
CICR à Genève écrivit à la Croix-Rouge allemande : « Le
Comité a été informé par l’un de ses délégués de
l’inquiétude de M. le Général de Gaulle au sujet de sa nièce,
Mlle Geneviève de Gaulle, emprisonnée à Ravensbrück,
Block 122 [sic], no 27 3724. » La lettre interroge sur son état
de santé et établit que le Général « demande instamment
qu’on l’envoie en Suisse pour être soignée en sanatorium ».
Les deux autres otages précieux de Himmler étaient
Odette Churchill et Gemma La Guardia Gluck, que
personne ne réclamait. Il n’y a pas de preuve que Himmler
ait tenté d’informer les Britanniques qu’une parente du
Premier ministre était détenue à Ravensbrück, mais même si
Winston Churchill l’avait appris, il n’aurait rien fait : Odette
n’avait cessé de mentir sur sa parenté avec la famille
Churchill. Il n’y a pas non plus de preuve que Fiorello La
Guardia ait su à ce stade que Gemma était au camp.
L’aurait-il su qu’il n’aurait probablement pas cherché à
obtenir sa libération. Même après la guerre, quand Gemma
dut attendre de nombreux mois avant de retourner aux États-
Unis, vivant chichement à Berlin, son frère refusa de l’aider.
À cette époque, La Guardia dirigeait le programme des
réfugiés aux Nations unies, l’UNRRA5. Il savait dès lors les
souffrances qu’avait endurées sa sœur, et que son mari avait
été tué à Mauthausen. Pourtant, il écrivit à Gemma qu’il ne
pouvait pas accélérer son retour parce qu’il ne devait pas
faire d’exception pour un membre de sa famille. « Si l’on
traitait différemment ton dossier, il y aurait des centaines de
milliers de demandes identiques6. »

Le transfert de Geneviève et de Virginia au centre


d’internement de Liebenau confirmait l’empressement
croissant de Himmler à faire des concessions au sujet de
certains prisonniers dans l’espoir d’être entendu à Londres
et à Washington dans son invraisemblable idée de paix
séparée. Tandis qu’on s’apprêtait à les remettre aux Alliés,
des assistants de Himmler, par leurs contacts en Suisse,
arrêtaient les détails d’une prochaine libération plus
ambitieuse.
En janvier, suivant les instructions de Himmler, Walter
Schellenberg, son chef du renseignement, conclut un accord
avec un politicien suisse et sympathisant nazi, Jean-Marie
Musy, par lequel, tous les mois, 1 200 Juifs, sur les 600 000
qu’on estimait encore en vie dans les camps nazis, seraient
transférés en Suisse contre cinq millions de francs suisses
pour chaque transport. Parce que Hitler était farouchement
opposé à la libération de prisonniers, Himmler exigea que
cet accord restât secret. Son objectif était une fois de plus
les relations publiques. « Le but de cette action était de
provoquer une réaction favorable dans la presse
internationale qui, à une date ultérieure, pourrait présenter
l’Allemagne sous un meilleur jour », commenta Franz
Göring, l’un des assistants de Schellenberg, en charge
d’exécuter le plan7.
Après la guerre, dans un rapport détaillé des responsables
du service de sécurité britannique, Göring donna un aperçu
extraordinaire des fantasmes dont se berçaient de nombreux
chefs nazis et leurs amis, qui croyaient encore à ce moment-
là pouvoir tenir leurs crimes secrets ou, tout au moins, les
révéler au monde sous un jour favorable. D’après Göring
(qui n’a rien à voir avec Hermann Göring), Musy proposa
aussi à Himmler de libérer les femmes de Ravensbrück,
juives ou non. « La libération de ces femmes provoquera un
effet formidable qui, avec le temps, redonnerait du crédit à
l’Allemagne. »
Les démarches pour obtenir la libération de Juifs
commencèrent dans les premières semaines de 1945, quand
Göring entreprit de réquisitionner un train de secours et
d’inscrire 1 200 noms sur la liste de Musy. Bien que SS,
Franz Göring était un spécialiste du renseignement
extérieur, peu familier du monde des camps, et semble avoir
été surpris de ce qu’il découvrit. En effet, de nombreux Juifs
qu’il recherchait étaient morts ou avaient disparu dans le
système, ou encore les commandants de camp refusaient de
les remettre.
Göring ne se laissa pas dissuader et trouva deux Juives
sur la liste de Ravensbrück. Charlotte Wreschner et sa sœur
Margarete, arrivées des Pays-Bas en 1944, apprirent en
janvier 1945 qu’elles allaient être libérées. Avec une mère
juive et sa fille venant de Turquie, ainsi qu’une autre Juive,
elles furent envoyées au camp de Theresienstadt, près de
Prague, où l’on regroupait celles qui figuraient sur la liste de
libération et d’où partirait le train pour la Suisse.
Un autre problème se posa alors. Selon Göring,
instructions avaient été données aux commandants de ne
libérer personne qui fût au courant des chambres à gaz, car
leurs récits ne leur feraient pas une « bonne publicité ». Si
Theresienstadt avait été choisi comme point de
rassemblement et que la plupart des noms figurant sur la
liste de Musy y furent choisis, c’est précisément parce que
ce « camp-vitrine » n’avait pas de chambre à gaz. Certes,
des Juifs avaient été régulièrement déportés à Auschwitz
pour y être gazés, mais ceux qui restaient étaient censés
ignorer l’horrible vérité.
Or, les femmes de Ravensbrück connaissaient fort bien
les chambres à gaz, tant dans leur camp que, par d’autres
détenues, à Auschwitz. À leur arrivée à Theresienstadt,
Adolf Eichmann, maître d’œuvre du programme
d’extermination des Juifs, interrogea personnellement les
sœurs Wreschner pour savoir ce qu’elles savaient
exactement. « Il est apparu clairement que nous étions
isolées et qu’ils ne voulaient pas nous laisser entrer dans le
camp, de peur que nous n’en sachions trop et que nous n’en
parlions aux internés de Theresienstadt », expliquera plus
tard Charlotte Wreschner dans sa déposition. Quand les
sœurs promirent de ne pas parler de ce qu’elles savaient,
Eichmann les autorisa à se mêler aux autres, tout en les
avertissant que si elles le faisaient elles partiraient par la
cheminée.
Dans la confusion générale, Göring se rendit compte que
beaucoup de prisonniers de la liste étaient aussi au courant
des chambres à gaz et qu’on ne pouvait donc les laisser
monter dans le train sur le point de partir. Les effectifs étant
insuffisants, Göring invita d’autres prisonniers de
Theresienstadt à se porter volontaires pour aller en Suisse.
Leur manque d’empressement le surprit jusqu’à ce qu’on lui
explique que les prisonniers redoutaient que ce ne soit en
réalité un train de la mort pour Auschwitz. C’est seulement
quand le train approcha de la frontière suisse que ceux qu’il
avait persuadés de venir se détendirent, « comme libérés
d’un effroyable cauchemar ».
Quelques jours après l’arrivée du premier groupe à bon
port, la presse suisse annonça à la une que deux cents
dirigeants nazis avaient obtenu l’asile. Peut-être était-ce un
stratagème d’Ernst Kaltenbrunner, chef de la sûreté de
Hitler et adversaire du Reichsführer SS, afin de déjouer les
plans de Himmler. Dans ce cas, il y réussit. Hitler enragea
d’apprendre que Himmler libérait des détenus, fût-ce pour
de l’argent – puisque c’est ainsi que Himmler tenta de se
justifier auprès du Führer. Il ordonna l’arrêt des libérations,
y compris celles de Ravensbrück dont il avait été question
avec les Suisses.

Si, en janvier 1945, le plan suisse avait donc avorté, les


plans suédois pour aider les détenus s’accéléraient.
L’automne précédent, Himmler avait signalé aux Suédois,
via Felix Kersten, qu’il serait prêt à libérer des policiers
norvégiens. La libération aboutit en décembre : cinquante
policiers norvégiens ainsi que cinquante étudiants danois
furent remis aux Suédois.
Les libérations laissèrent croire aux Suédois que Kersten
exerçait une réelle influence sur Himmler, et qu’il pourrait
maintenant le persuader d’envisager des libérations plus
amples que celles proposées jusqu’ici. Au moins valait-il la
peine de s’en assurer, d’autant que, après la débâcle de la
Suisse en janvier, il était clair qu’aucun gouvernement ni
aucun organisme international n’avait la volonté ou la
capacité d’agir.
Alors que les Alliés préparaient leur offensive finale
contre l’Allemagne, l’attitude de Washington et de Londres
envers le sort des prisonniers s’était, si possible, encore
durcie. Cela ressort clairement du communiqué sans
ambiguïté publié en décembre 1944 par le Quartier général
du Corps expéditionnaire allié (SHAEF) et invitant
instamment les prisonniers de toutes nations « à ne pas
bouger, à attendre l’arrivée des forces alliées et à se préparer
à un rapatriement ordonné après la fin de la guerre ».
Pour qui connaissait un tant soit peu la réalité au sein des
camps de concentration hitlériens, l’idée de « ne pas
bouger », et a fortiori de « rapatriement ordonné »,
paraissait au mieux irréaliste, au pire absurde. Au moment
même où le SHAEF publiait son communiqué, le nombre de
morts approchait les deux cents par jour à Ravensbrück et le
gazage s’intensifiait. À Bergen-Belsen, près de Hanovre,
300 prisonniers mouraient chaque jour de maladie ou de
faim. Tant que l’Allemagne n’aurait pas capitulé, suivant la
déclaration alliée, la population concentrationnaire serait
livrée à elle-même.
Alors que les armées avançaient, cependant, rien ne
pouvait empêcher les Suédois, neutres, de monter leurs
propres projets. En janvier 1945, les idées évoquées pour la
première fois à Paris et à Stockholm débouchèrent sur un
plan de sauvetage en bonne et due forme, avec un
détachement de bus et de véhicules militaires, conduits par
des volontaires, qui entreraient en Allemagne par la
frontière danoise sous le drapeau de la Croix-Rouge
suédoise8.
L’objectif, dans un premier temps, était de rassembler
tous les prisonniers scandinaves, la plupart danois et
norvégiens, estimés autour de 13 000 – et de les placer dans
un même camp près de la frontière danoise, sous la garde de
la Suède, avant leur transfert dans ce pays jusqu’à la fin de
la guerre. Le sauvetage d’autres nationalités par la suite
n’était pas exclu.
Certains hauts responsables de Stockholm se moquèrent
de l’idée d’envoyer « une jolie caravane de Suédois » dans
une Allemagne en pleine tourmente de guerre, et les projets
étaient si ambitieux sur le papier qu’ils paraissaient
chimériques9. Cependant, de nouveaux éléments sur l’état
d’esprit de Himmler transmis par Kersten et les
renseignements sur la situation du terrain donnèrent à
Stockholm toutes les raisons de croire que le plan pourrait
marcher.
Le point clé était de savoir précisément qui étaient les
prisonniers à sauver et où ils se trouvaient ; cela exigeait de
connaître précisément la localisation des camps, les noms et
nationalités des détenus – toutes informations que seuls les
Suédois possédaient, en grande partie grâce au travail de
Wanda Hjort et du groupe de Gross Kreutz.
Dans les derniers mois, Wanda ainsi que Bjørn Heger,
jeune médecin norvégien, et d’autres membres de la cellule
avaient risqué leur vie en sillonnant l’Allemagne bombardée
pour récupérer tous les détails possibles au sujet des
prisonniers. Profitant des contacts norvégiens de Wanda à
l’intérieur de Sachsenhausen, en liaison avec le réseau des
pasteurs danois et norvégiens puis avec la Résistance
communiste allemande, le groupe avait constitué en
janvier 1945 une base de données impressionnante sur les
camps. Il avait aussi récupéré des médicaments de la Croix-
Rouge danoise qu’il avait fait passer dans certains camps
par des intermédiaires fiables. La légation suédoise de
Berlin apportait son concours : Wanda et Bjørn Heger
utilisèrent une voiture de la délégation et les renseignements
de Kreutz parvinrent à Stockholm par la valise diplomatique
suédoise.
Dans le même temps, Stockholm fit appel au groupe pour
mettre en œuvre ses plans de sauvetage, car il n’y avait plus
de temps à perdre. Dans un rapport parvenu en Suède, il fit
part d’un anéantissement imminent des camps. Cette
nouvelle information était fondée en partie sur la visite d’un
camp où Wanda et son père, Johan Hjort, apprirent
directement d’un informateur SS que le commandant
préparait la liquidation du camp « jusque dans ses tout
derniers détails », dès l’approche des Alliés10. Le rapport ne
mentionne pas le nom du camp, mais on sait que Wanda
Hjort et son père étaient allés à Ravensbrück en décembre11,
et qu’ils avaient été en contact avec le médecin SS, Franz
Lucas, et Sylvia Salvesen.
Malgré les précieux renseignements de la cellule de
Gross Kreutz, les Suédois ne pouvaient rien faire sans l’aval
de Himmler. En janvier, Kersten certifia à Stockholm que le
Reichsführer était réceptif, surtout si l’on désignait un
intermédiaire dans lequel il aurait confiance.
Le choix du comte Folke Bernadotte était évident. Même
si certains à Stockholm le trouvaient trop léger, il avait de
puissants liens en Allemagne et un charme diplomatique
inné. De plus, Himmler serait impressionné par sa parenté
royale et voudrait connaître ses relations proches avec les
Alliés. Le comte, marié à une Américaine, avait récemment
rencontré Eisenhower à Paris. Bernadotte était certainement
prêt et impatient de jouer ce rôle.
Le 16 février, Bernadotte atterrit à Berlin, où l’on dressait
des barricades ; les gens faisaient la queue pour
l’alimentation ; la mort et les destructions augmentaient tous
les jours. Avec l’aide de l’ambassadeur de Suède, il
demanda à rencontrer Himmler. Il attendit trois jours,
rencontrant d’autres dignitaires nazis, avant qu’on ne lui
dise que Himmler voulait le voir. Le lieu choisi était la
clinique SS de Karl Gebhardt à Hohenlychen, à une
centaine de kilomètres au nord de Berlin et à huit kilomètres
au nord de Ravensbrück.
Hohenlychen était depuis longtemps l’un des endroits
préférés de Himmler pour ses rencontres et échanges
secrets. Son vieil ami Karl Gebhardt lui était entièrement
dévoué ; la clinique était bien située par rapport à Berlin et
isolée.
Bernadotte y fut conduit le 20 février. Gebhardt
l’accueillit sous le portique décoré du bâtiment principal du
sanatorium. En attendant Himmler, le médecin expliqua à
Bernadotte que la clinique était pleine d’enfants allemands
blessés sous les bombardements alliés et qu’il allait falloir
amputer.
Brusquement, Himmler fut devant lui : dans « l’uniforme
vert des Waffen-SS, sans aucune décoration », et « avec ses
lunettes de corne », il était le type même du « fonctionnaire
insignifiant », à l’exception de « ses mains fines, sensibles,
et fort bien soignées12 ».
Bernadotte, pendant deux heures et demie, écouta
Himmler parler de sa loyauté envers le Führer et de la
« chevalerie » des forces britanniques et françaises. La
situation militaire était « grave, très grave, mais pas
désespérée ». Himmler lui confia qu’il ne pourrait jamais
s’opposer au Führer, lequel était opposé à la libération des
prisonniers. Il se plaignit aussi d’avoir « mauvaise presse »
en Suède. Tous deux plaisantèrent. Bernadotte lui offrit un
ouvrage suédois du XVIIe siècle sur les runes scandinaves,
dont Himmler fut grandement « touché ».
Voyant enfin une ouverture, Bernadotte exposa ses
propositions pour le sauvetage des prisonniers. Himmler
commença par « réagir violemment », mais Bernadotte se
montra patient et sut le persuader. À la fin de l’entretien, les
deux hommes avaient convenu d’un plan pour qu’un
détachement suédois vienne chercher les prisonniers
scandinaves dans les camps. Avant que Bernadotte ne quitte
Hohenlychen, Himmler s’assura qu’il avait un bon
chauffeur, prévenant que la route de Berlin était dangereuse
avec des pièges à chars et des barrages. Rassuré, Himmler
ajouta : « Tant mieux, sans quoi les quotidiens suédois
seraient capables d’annoncer en gros caractères : “Le
criminel de guerre Himmler assassine le comte
Bernadotte13”. »

Dans leur rapport de décembre, Wanda Hjort et son père


font allusion à leur visite de décembre à Ravensbrück, dont
l’objectif principal était de remettre à Sylvia Salvesen les
médicaments reçus du Danemark. Leur contact à
Ravensbrück était le médecin SS Franz Lucas, qui avait
appris leurs liens avec Sylvia et fait savoir qu’il était
disposé à les aider.
Son « intérêt » pour secourir les détenues était désormais
connu de tout le Revier. Il avait refusé de participer aux
sélections pour le Camp de jeunes et protesté contre
l’empoisonnement à la poudre blanche au Block 10. Un soir
de la fin janvier, au Revier, il prit à part Sylvia Salvesen et
lui offrit son aide : « Donnez-moi l’adresse de votre famille
Hjort. Peut-être puis-je me débrouiller pour aller les
voir14. » Surprise, Sylvia s’assit et nota l’adresse. Le
lendemain, Lucas revint la voir et lui demanda d’écrire une
lettre aux Hjort, qu’il leur remettrait. Elle avait dix minutes
pour le faire car il partait pour de bon. À la fois très inquiète
et excitée, Sylvia écrivit ce qu’elle put et cacha le billet dans
une boîte. Lorsqu’elle entendit Lucas tousser dans le
couloir, elle sortit et la lui glissa dans la poche. Schwester
Gerda Schröder était également présente15.
Faisant semblant de n’avoir pas vu Sylvia, Lucas se
tourna vers Gerda : « Au revoir, Schwester. Je pars. Je suis
un soldat. Je vais combattre l’ennemi, mais je ne combats
pas les prisonniers. » Sur ce, il quitta le camp pour la
dernière fois, lançant un ultime regard à Sylvia, de l’air de
dire « comptez sur moi16 ».
Malgré sa promesse, Lucas ne remit pas la lettre à temps
pour aider Sylvia ou qui que ce soit. Près de quatre
semaines plus tard, cependant, il se rendit à Gross Kreutz,
lettre en main, implorant les Hjort de l’abriter car l’Armée
rouge approchait17. Quoi qu’il en soit, Sylvia eut très vite
l’occasion d’écrire une seconde lettre aux Hjort. Cette fois,
c’est Gerda Schröder qui proposa de la leur remettre.
Les détenues connaissaient Schwester Gerda depuis plus
longtemps que Franz Lucas ; non seulement beaucoup lui
faisaient confiance, mais certaines parlaient d’elle comme
d’une amie. Elle avait apporté son aide à plusieurs reprises,
en particulier lors de la récente stérilisation d’enfants quand,
passant outre aux ordres des SS, elle administra des
antalgiques aux malheureuses fillettes. Née à Bad
Oeynhausen, où elle avait suivi une formation d’infirmière,
Gerda Schröder travailla dans un hôpital berlinois avant
d’être transférée à Ravensbrück début 1944. Quand Lucas
arriva, ils devinrent amants, et il est fort possible que Gerda
l’ait encouragé à aider les détenues. Les éléments dont on
dispose suggèrent en tout cas qu’ils discutèrent des moyens
d’aider en remettant une lettre à Gross Kreutz.
C’est peu après le départ de Lucas avec la première lettre
que Gerda proposa à Sylvia d’en écrire une autre qu’elle se
chargerait elle-même de remettre. Cette fois, Sylvia eut
toute la nuit pour écrire, mais elle eut du mal à savoir que
dire à des gens de l’extérieur qui ne pouvaient comprendre,
d’autant que le courrier risquait d’être intercepté.
Commençant par le commencement, elle raconta le
développement du camp et le début du travail servile avant
d’aborder, au fil de la plume, les toutes dernières horreurs :
[À l’hôpital], il y a de 40 à 60 morts par jour […]. Typhus, dysenterie
et diphtérie sévissent au camp […]. Les détenues meurent de faim et
partout errent des squelettes vivants […]. Tous les jours mille détenues se
présentent nues à la sélection pour le travail, mais elles sont condamnées
à mourir à bref délai, et si ce n’est pas le cas elles sont expédiées dans un
camp dont l’horreur est indescriptible18.

Tout en écrivant, Sylvia comprit que Wanda avait besoin


de savoir ce qu’il en était des détenues norvégiennes.
Plusieurs avaient été envoyées à Majdanek, puis à
Auschwitz, « un camp d’extermination où un million de
Juifs ont été conduits aux chambres à gaz […]. Si vous
pouvez nous aider, le temps presse19 ».
Certaines étaient encore en sécurité à Ravensbrück, dit-
elle. « J’ai aidé Kirsten Brunvold à obtenir une place à
l’hôpital et Solveig Smedsrud tricote. » Mais elles étaient
désormais plus nombreuses à partir en transports.
« J’apprends à l’instant que six Norvégiennes – Kate
Johanssen, Maja Holst, Solveig Smedsrud, Live Carlmark,
Singe Enger et Tora Jespersen – doivent partir. » Elle ajoute
que, ce même soir, elle a réussi à en retirer quatre du
convoi. « Je suis allée dans les deux blocks où elles dorment
et leur ai parlé. J’essaierai de parler au Dr Treite et le
supplierai d’annuler l’ordre20. »
Kate Johanssen et Maja Holst sont cependant envoyées à
Bergen-Belsen,
à moins que nous ne puissions l’empêcher à la dernière minute. La
rumeur court aujourd’hui que tout le camp sera évacué d’ici trois
semaines. De fait, on a l’impression que tout peut arriver. Peut-être est-ce
l’unique et dernier signe de vie que je pourrai vous donner ; si tel est le
cas, dites bien des choses à Harald et aux enfants pour moi. Dites-leur
que je ne suis pas du tout désespérée ni déprimée. Dites-lui que le désir
ardent de le revoir, lui et les enfants, a été le plus difficile à supporter.
Viennent ensuite mon désir de liberté, le désir de mener ma propre vie
sans être l’esclave des autres, et ma nostalgie des forêts et des cours d’eau
de la Norvège. Je vous en prie, transmettez mon message, qui est peut-
être le dernier, à mon mari chéri, à ma chère vieille maman et à mes
enfants adorés. Merci pour tout. Adieu21.

Prenant sa lettre, Gerda lui dit qu’elle quittait le camp le


lendemain et ne reviendrait pas. Le Dr Trommer lui avait
annoncé qu’elle était affectée au camp de concentration
pour hommes de Mauthausen, mais elle avait refusé d’y
aller.
À quatre heures du matin, Gerda partit avec la lettre et se
dirigea vers Potsdam et Gross Kreutz. Elle alla jusqu’à la
gare d’Oranienburg, à la lisière de Berlin, mais fut retardée
par des alertes aériennes. À Potsdam, elle fut de nouveau
détournée et ne devait arriver à Gross Kreutz qu’à la nuit
tombée. Le chef de gare ne connaissait pas de famille
norvégienne dans la région, mais quand Gerda fit allusion à
cinq enfants blonds, il lui montra du doigt la maison. Dans
l’obscurité totale, pour cause de raids aériens, elle trouva la
maison et frappa à la porte. Personne ne répondit. La lettre
compromettante était dans son sac.
Les sirènes retentirent à nouveau. Une fillette apparut.
Gerda lui demanda si ses parents étaient là. La fillette
l’emmena à la cave, où Mme Hjort, la mère de Wanda, et
Joanna, la femme d’Arup Seip, étaient assises à la lueur
d’une bougie de suif. Wanda, son père et les autres étaient
absents. Les deux femmes eurent peur de cette Allemande
inconnue, mais Gerda sortit la lettre de Sylvia et leur montra
la longue liste des Norvégiennes, et elles comprirent de quoi
il retournait.
Il y avait peu de temps pour parler, mais les femmes
griffonnèrent quelques mots qu’elles confièrent à Gerda et
lui demandèrent d’avertir Sylvia que les secours étaient en
route. Elles expliquèrent que le comte Bernadotte, de la
Croix-Rouge suédoise, devait venir en Allemagne afin de
sauver les détenues scandinaves.
Les sirènes hurlant de nouveau, Gerda ajouta que, si elles
le souhaitaient, elle se chargerait de faire passer un colis à
Sylvia : Mme Hjort et Joanna Seip réunirent des bottes, des
chaussettes et un pain de savon. Gerda repartit pour Berlin.
Les deux femmes se penchèrent sur la lettre de Sylvia. « Si
vous pouvez nous aider, le temps presse. »
37
Émilie
Les secours n’arrivèrent pas assez vite pour empêcher le
transport de Bergen-Belsen. Un jour après que Sylvia eut
écrit sa seconde lettre, un train quitta Ravensbrück avec
3 205 prisonnières. Dès avant son départ, le commandant de
Bergen-Belsen, Josef Kramer, contacta l’administration
centrale des camps : « Par Télex du 28.2.1945, vous m’avez
annoncé que je devais réceptionner une première livraison
de 2 500 détenues de Ravensbrück. […]. L’accueil de
nouveaux arrivages est impossible. […] Les détenues ne
peuvent pas s’allonger et doivent dormir assises par terre.
[…] À ce surpeuplement s’ajoute désormais une épidémie
de typhus exanthématique1. » Le train partit quand même.
Le but du transport de Bergen-Belsen était de vider
Ravensbrück de tous les enfants, bébés, mères et femmes
enceintes. Tous partirent, sauf une poignée des quatre ou
cinq cents enfants de la fête de Noël. Avant le départ, la
Kinderzimmer du Block 11 avait été étendue, avec rangée
sur rangée de petits lits occupés par des bébés mourants, au
point qu’un jour la pédiatre tchèque Zdenka Nedvedova se
mit à hurler d’angoisse : « Polonaises, où est votre Dieu
maintenant ? » Maintenant, le block était vide.
Les mères étaient prêtes à croire que tout changement
serait profitable à leurs enfants, et beaucoup furent
volontaires pour Bergen-Belsen. D’autres aussi, dont un
lapin, la Polonaise Maria Cabaj, qui se glissa
clandestinement à bord, imaginant avoir plus de chances de
survivre en quittant Ravensbrück.
Le trajet vers Bergen-Belsen, à quatre cents kilomètres à
l’ouest, prit sept jours. Les détenues étaient enfermées dans
des wagons à bestiaux, sans nourriture, sans eau ni espace
pour s’étendre. Ce qui allait se passer était clair, raconte
Maria. « Tous les bébés venus dans le convoi décédèrent :
les mères n’avaient plus de lait à leur donner, car elles
étaient elles-mêmes affamées.2 »
Les femmes furent débarquées à trois kilomètres du camp
et durent marcher à travers champs. Celles qui n’y arrivaient
pas étaient abattues. Approchant de la clôture, les mères
déposèrent les petits corps le long des barbelés ; une neige
blanche les recouvrit. Au matin, ils avaient disparu. Maria
Cabaj raconte :
Le désespoir des mères fut terrible. J’étais déjà abrutie, mes enfants
appartenaient déjà au passé, je ne me souvenais même plus de leurs
visages. Je me demandais souvent si j’avais des enfants, un foyer, une
famille ?… [À Bergen-Belsen], je vis une multitude de potences
auxquelles on avait pendu des hommes. […] On brûlait également les
cadavres dans les fossés […]3.

Avec le transport de Bergen-Belsen, avaient commencé


l’évacuation de Ravensbrück et son grand nettoyage. La
Kinderzimmer du Block 11 fut récurée et repeinte. « Les
Hollandaises assuraient que ça n’avait rien de surprenant,
observe Karolina Lanckorońska. Elles venaient d’un camp
en Hollande évacué juste avant l’arrivée des Alliés.
Quelques jours avant leur départ, avait été créé un block
pour enfants dont les murs furent hâtivement décorés de
scènes de contes de fées4. »
La tente disparut début mars, ses occupantes aussi.
D’après Halina Wasilewska, elle contenait alors au moins
4 000 femmes, même si, à la fin, personne ne savait
combien s’y trouvaient, combien étaient mortes, car celles
qui y étaient consignées n’avaient souvent pas de matricule
ni d’identité enregistrée. Quand les Blockovas de la tente
finirent par protester qu’il n’y avait pas moyen d’en
admettre davantage, ils en poussèrent cinq cents autres à
l’intérieur – « littéralement : un employé des bureaux les
poussa à coups de genou par les rabats5 »,
Le récit qu’Halina fait des derniers jours de la tente est
émaillé de vignettes :
Le corps d’une morte inconnue restant quatre jours durant devant la
tente, attendant d’être identifié.
Une femme souffrant de scarlatine, dont la peau finissait de se
détacher.
Suzi Perekline-Rudolphino, une belle fille de dix-huit ans, pleine de
santé, devenue folle au bout de deux jours sous la tente et conduite au
Revier, où elle est morte6.
La toile descendue, ne restaient qu’un terrain vague et un
tas de détritus. Peu après, un avion britannique de
reconnaissance survola le camp et le photographia : où se
dressait la tente, ne subsistait qu’un espace vide. Des jeunes
arbres y furent plantés au cours des jours suivants.
Après le transport de Bergen-Belsen et le démantèlement
de la tente, les SS reportèrent leur attention sur la tuerie. Le
Dr Lucas parti, on demanda au Dr Treite de se charger des
sélections. Lui aussi refusa. On fit alors appel à un ancien
chirurgien de la marine, le Dr Adolf Winkelmann, qui avait
travaillé au camp de Gross-Rosen tombé quelques jours plus
tôt entre les mains des Russes.
« Très grand et très gros, un ventre énorme, des épaules
massives et très larges, le visage bouffi, des yeux clairs et
un cou enfoncé dans la masse de graisse du buste » – c’est
ainsi que Loulou Le Porz décrit Winkelmann. La plupart des
détenues ne pouvaient le regarder en face, mais Loulou
l’étudia et porta un diagnostic : selon elle, il souffrait d’un
trouble cellulaire connu sous le nom de mastocytose et
produisant des furoncles et des excroissances sur la peau.
« Je sais qu’on ne doit pas juger les gens à leur visage, mais
quand même ! Il avait le visage d’un tueur professionnel. Il
venait au camp avec un fusil en bandoulière7. »
Winkelmann ne faisait même pas semblant de se
comporter en médecin. Il apparaissait à la porte du Block 10
accompagné d’une infirmière SS et posait sa masse énorme
à une table puis demandait à voir les courbes de
température, qu’il « ne regardait jamais », précise Loulou :
Ses choix n’obéissaient à aucune logique. Il envoya à la mort des
Françaises qui auraient pu aisément tenir jusqu’à la libération. Si une tête
ne lui revenait pas, cela suffisait. C’était un abruti. Sur sa première liste, il
avait même inscrit des Allemandes, alors qu’il y a longtemps qu’on ne les
gazait plus. Si l’une de nous protestait, il nous regardait, l’air de dire,
vous serez la prochaine. Il avait des petits yeux clairs. J’ai su qu’il avait
deux enfants et vivait avec sa famille près du camp.

Très vite, cependant, les détenues virent que, dans ses


sélections, il suivait toujours le même schéma. Julia Barry
remarqua qu’il observait les jambes des femmes. Denise
Dufournier signale qu’il apparaissait souvent avec Hans
Pflaum, le « marchand de vaches8 », mais contrairement à
ce dernier, « plus proche de la bête que de l’homme9 »,
Winkelmann ne battait pas les femmes. « Il se contentait de
regarder leurs jambes. » Au Block 10, raconte Loulou, il
demandait parfois à une infirmière d’arracher une
couverture. « Puis, se tenant suffisamment en retrait, il
tournait lentement son cou épais, levait les yeux et les posait
une seconde ou deux sur une femme prostrée et terrifiée,
notamment sur les jambes. »
Winkelmann n’examinait que les jambes parce que les
critères de sélection se réduisaient à cela : une femme était-
elle capable de marcher et, de ce fait, de se joindre à la
future marche d’évacuation ? Le Führer avait exigé qu’on
ne laisse aucune prisonnière en vie dans le camp à l’arrivée
des Russes. Or, il était désormais clair que le temps
manquait pour les gazer toutes. Celles qui ne pourraient
suivre la marche forcée seraient gazées.
Dans la semaine qui suivit l’arrivée de Winkelmann, les
secrétaires remarquèrent que le nombre de départs pour le
Camp de jeunes avait doublé, passant de 50 ou 60 par jour à
150, voire 180. La plupart avaient les chevilles et les
mollets enflés.
Il supervisa aussi les sélections au Camp de jeunes, où
Ruth Neudeck était débordée. Les détenues résistaient.
Certaines s’étaient enfuies. Une Hongroise réussit à
regagner le camp principal après que Salvequart lui eut
donné de la poudre blanche. Elle fut cachée dans un block et
jamais retrouvée. D’après l’Allemande Hedwig Kuna, qui
servait d’interprète à Neudeck, Adolf Winkelmann en rendit
celle-ci responsable. Sitôt arrivé au Camp de jeunes, il
l’accusa d’envoyer au gazage des femmes « qui avaient
encore la force de résister ».
Une jeune femme de Varsovie était si robuste que,
sélectionnée, elle réussit à s’enfuir de la chambre à gaz,
courut jusqu’au Camp de jeunes et raconta ce qu’elle avait
vu. La Stubova austro-tchèque Irma Trksak rapporte :
Elle nous a raconté qu’ils les avaient fait entrer dans une cabane avec
une ouverture dans le toit. On leur a dit de s’allonger pour dormir, parce
qu’il faisait nuit, mais ensuite elles ont senti le gaz qui descendait par
l’ouverture du toit. Mais toutes les femmes ne mouraient pas
immédiatement. Cette Polonaise n’étant pas complètement morte, elle a
réussi à filer avant qu’on emmène les autres au crématorium10.

Terrifiée, elle ne savait où fuir, et revint au Camp de


jeunes où elle essaya de se cacher. Les gardiennes ne la
virent pas tout de suite. Sachant que les chiens se
lanceraient sur elle d’une minute à l’autre, elle se cacha
dans la fosse aux excréments mélangés à de la paille. « Elle
se dit que, si elle se cachait là, sous la paille, les chiens ne la
sentiraient pas, et elle serait en sécurité. »
Au début, en effet, les chiens ne la trouvèrent pas, mais
l’un d’eux s’arrêta près de la fosse. Une autre détenue, une
Stubova tchèque également, raconte :
La Stubova a crié : « Elle est dans la fosse, brûlons la paille ! »
Neudeck y a mis le feu, enfumant la Polonaise qui sortit. Elle fut aussitôt
enfermée puis, le lendemain, embarquée de nouveau sur un camion à
destination de la chambre à gaz. Le camion s’éloignant, elle cria de
l’arrière : « Tout cela est un mensonge ! Nous n’allons pas à Mittwerda.
Nous allons à la chambre à gaz, on va nous brûler ! »

Après cet épisode, même les détenues les plus démentes


du Camp de jeunes ne crurent plus à cette histoire de
Mittwerda. Début mars, la rumeur courut dans le Camp de
jeunes que Winkelmann allait sélectionner toutes celles qui
avaient le visage pâle ; alors elles se pincèrent les joues ou
se les frottèrent avec quelque chose de rouge. De plus en
plus de femmes résistaient, hurlant, donnant des coups de
pied, griffant alors qu’on les chargeait dans des camions,
souvent avec des femmes déjà mortes. « Il y eut des scènes
terribles », raconte Hedwig Kuna. Un après-midi, une jeune
garde revint après avoir accompagné un transport à la
chambre à gaz, elle tremblait de tout son corps : « Elle me
dit que c’était horrible, qu’elle ne pourrait recommencer. »
Pendant ce temps, Mary O’Shaughnessy continuait de
vivre dans la terreur d’être sélectionnée à cause de son bras
artificiel. Puis, début mars, l’infirmière écossaise Mary
Young entendit appeler son matricule. Elle était désormais
très faible, incapable de protester, rapporte Mary
O’Shaughnessy. « Ce matin-là, nous devenions toutes folles.
On nous a fait nous poster devant nos cabanes. Des SS sont
venus et nous ont fait avancer d’une vingtaine de mètres en
rangs de dix. Comme nous marchions, les SS nous
sélectionnaient. Devant moi, se trouvait Mary Ellen Young,
avec une Française, Tambour. Les SS sélectionnèrent Mary
et cette Tambour11. »
Il s’agissait de Madeleine Tambour, qui avait travaillé
dans le réseau britannique Prosper, près de Paris. Sa sœur
Germaine était avec elle au Camp de jeunes, mais ne fut pas
sélectionnée. Mary O’Shaughnessy dit n’avoir aucune idée
des raisons de la sélection de Madeleine Tambour et de
Mary Young cette fois-ci. « Il n’y avait aucune logique.
Mary ne semblait pas plus faible qu’une autre. »
Après la sélection au Camp de jeunes, Winkelmann
regagnait le camp principal, devenu début mars le centre de
ses intérêts. Au cours de la première phase de gazage, furent
choisies des femmes du Block 10 et certaines des autres
blocks de la mort ; à compter de la fin février, cependant, il
sélectionna aussi parmi les « travailleuses » ordinaires
malades.
Germaine Tillion tenait alors un journal quotidien, « un
agenda des faits les plus essentiels, ceux que je n’osais plus
confier à ma mémoire […], surtout les faits qui me
bouleversaient directement12 » – tout en continuant de
collationner les chiffres que lui transmettaient les « vieux
rats ». Peu après l’arrivée de Winkelmann, après les
premiers transports d’évacuation, Germaine remarqua que
les effectifs de Ravensbrück commençaient pour la première
fois à baisser. Début février, elles étaient 46 473 femmes –
probablement le sommet. Début mars, elles n’étaient plus
que 37 699.
Le 2 mars, les femmes furent appelées pour un nouveau
transport d’évacuation de masse, cette fois à destination du
camp de Mauthausen, près de Linz en Autriche. Le transport
concernait toutes les Tziganes, un certain nombre de vieilles
et de malades ainsi que toutes les détenues « NN ».
Germaine note dans son journal : « Ce soir-là, environ
1 000 femmes passent la nuit dans le Strafblock. Il y a là, en
principe, toutes les NN (mais un grand nombre d’entre elles
se sont cachées), toutes les femmes tziganes avec leurs
enfants […]13. » Germaine omet de signaler le plus
bouleversant : c’est qu’elle aussi fut placée au Strafblock
parce que, en tant que « NN », elle et son amie Anise Girard
devaient être envoyées à Mauthausen. Plus tard, elle
expliqua que grâce à une amie tchèque influente, l’artiste
Anička Kapilova, toutes deux furent retirées de la liste à la
dernière minute14. Leur place fut prise par d’autres qui
partirent le lendemain matin, enfermées dans des wagons à
bestiaux.
Ce qu’il advint de celles qui partirent pour Mauthausen
n’apparut qu’après la libération. Au moins 120 moururent
de soif ou étouffées au cours du voyage. Au débarquement,
celles qui étaient « encore mourantes », suivant les mots
d’une détenue, furent vite « achevées ». Franchissant les
portes de Mauthausen, la Néerlandaise Sabine Zuur
remarqua devant elle une jeune femme, « un enfant sur le
bras, un autre à la main ».
Elle marchait deux rangs devant moi. Elle était à bout de forces et ne
cessait de trébucher. Quand un SS l’insultait et la frappait, celles qui
marchaient à côté d’elle la relevaient, mais elle retombait tout le temps.
Les SS la sortirent brutalement des rangs et la frappèrent avant de
l’abattre, au bout de la colonne. Les autres femmes durent se charger de
ses enfants. Nous avions affreusement peur de trébucher ou de nous
effondrer, de ne plus nous relever et d’être abattues, comme elle15.

Une fois rayées de la liste de Mauthausen, Anise et


Germaine furent cachées : Anise dans le block de la mère de
Germaine, Émilie Tillion, et Germaine, malade dans un
block ordinaire du Revier. Le bruit courut qu’un
Generalappell aurait lieu le lendemain. Le Generalappell
était une sélection de masse dans laquelle n’importe qui
pouvait être choisi pour le gazage, notamment les femmes
âgées, ou celles qui avaient de mauvaises jambes. À
soixante-neuf ans, Émilie Tillion était manifestement
menacée, mais aussi Germaine, qui était malade et
continuait de boiter fortement des suites de la diphtérie.
Tandis qu’Émilie restait au block, soignée par Anise, l’amie
de Germaine, Anička, la fit passer dans un block plus sûr du
Revier. Anička savait que Grete Buber-Neumann, alors
malade, était dans un « pavillon sûr », destiné aux détenues
privilégiées.
« La fenêtre du mouroir où je suis couchée s’ouvre
brusquement, poussée de l’extérieur. Je vois apparaître la
tête d’Anička et celle de Lille qui m’annoncent, d’une voix
tremblante d’excitation, qu’un “appel général” va avoir lieu
et qu’il vaut absolument cacher Kouri », c’est-à-dire
Germaine, raconte Grete16. La seule autre femme du
pavillon était allongée, très malade, sur le matelas en
dessous de Grete, qui put donc prendre Germaine dans son
lit et la cacher sous les couvertures.
À l’extérieur, la sirène sonna l’Appell. Plus de
30 000 femmes s’alignèrent à côté de leurs blocks, tandis
que Winkelmann, Suhren ainsi qu’une bande de gardes et de
policières du camp s’approchèrent. Parmi elles, Zdenka
Nedvedova remarqua une gardienne munie d’une canne de
quarante centimètres avec un pommeau d’argent. Chaque
détenue devait se déshabiller et marcher rapidement devant
eux. Toute détenue aux jambes enflées, aux cheveux gris, au
corps ridé et autre devait se placer d’un même côté.
Un extraordinaire appel se déroula dans la Lagerstrasse alors que, sous
nos yeux, des femmes à moitié nues étaient extraites des blocks de
l’hôpital et emportées en camion. Parmi les femmes prises, je me
souviens de l’écrivain Milena Balcarová-Fischerová, tuberculeuse, une
mère avec deux enfants. Elle a été conduite aux chambres à gaz. Nous
étions démunies, sous le choc. Les femmes qu’on emmenait criaient et
résistaient. Des camions attendaient pour charger les victimes.
À la fin, les détenues sélectionnées furent conduites dans un autre
block puis au Camp de jeunes en camion. Les tuberculeuses et les
« folles » furent emmenées directement à la chambre à gaz. Je les ai vues
vêtues d’une simple chemise, entassées sur des camions ; une heure plus
tard, j’ai vu les cheminées cracher des flammes très hautes, et une fumée
épaisse et suffocante s’est répandue sur le camp17.

Zdenka et beaucoup d’autres détenues racontent que la


police du camp aida les SS à rafler les femmes et à traquer
celles qui se cachaient. Certaines Blockovas leur donnèrent
aussi un coup de main. Les Françaises accusèrent plus tard
Karolina Lanckorońska, la Blockova de leur Block 27,
d’avoir aidé les SS.
Alors que la sélection de masse se poursuivait, Grete et
Germaine entendirent le braillement des gardes devant les
blocks, signe que tout le camp était passé « au peigne fin » :
« Nous entendons des bruits de camions arrivant puis
repartant sur l’allée du camp […]. Tout à coup, nous
percevons, à l’autre bout du couloir, des bruits de pas, des
craquements de bottes […]. Poussant Kouri sous la
couverture, je me couche à moitié sur elle. La porte s’ouvre,
entrent trois hommes en uniforme : […] Treite, Trommer et
Winkelmann.
— Combien y a-t-il de malades dans cette pièce ?
demande l’un d’entre eux.
— Deux, dis-je d’une voix mal assurée18. »
Treite l’examina, puis regarda la mourante au-dessous, fit
demi-tour et sortit. Bientôt, la sirène sonna la fin de
l’Appell. Peu après, le visage d’Anise « apparaît dans
l’embrasure, pâle comme une morte, et s’écrie : “Kouri,
Kouri, ils vont gazer ta mère !” Germaine bondit du lit,
poussant des cris de bête blessée, et se met à sangloter », se
demandant comment elle a pu « oublier [sa] mère19 ».
La sélection était terminée. Les femmes regagnaient leurs
blocks. Anise raconta à Germaine qu’Émilie et elle avaient
essayé de se cacher, mais avaient été forcées de se mettre en
rang. Émilie avait alors été sélectionnée et chargée sur un
camion de Winkelmann. Les détenues pensaient qu’elle
avait été conduite au Camp de jeunes, non pas directement à
la chambre à gaz. Germaine espérait avoir encore une
chance de la sauver.
Elle lui écrivit alors un message et demanda à son amie
Micky Poirier, qui travaillait au bureau de Hans Pflaum, de
veiller à ce qu’elle parvienne à Émilie au Camp de jeunes.
Si quelqu’un pouvait passer une lettre là-bas, c’était bien
Micheline « Micky » Poirier, dix-neuf ans, arrivée à
Ravensbrück en juillet 1944, et rapidement devenue la
détenue la plus influente du camp. Surtout parce que, née en
Alsace, elle parlait couramment allemand, mais aussi parce
qu’elle était une administratrice compétente, Pflaum en
avait fait son assistante, ce qui signifiait qu’elle savait ce
qu’il advenait de presque tous les détenus du camp.
« Veillez bien sur votre santé et ayez l’air alerte et gaie »,
avait écrit Germaine, demandant à sa mère si elle n’avait
pas vu deux Françaises également envoyées au Camp de
jeunes : « Avez-vous des nouvelles d’Evelyne et de
Mme Bailly ? » Elle y joignit aussi un petit paquet avec des
comprimés de sulfamides, trois morceaux de sucre et un
biscuit. Au cours des jours suivants, Germaine lui envoya
une deuxième puis une troisième lettre et des paquets avec
du charbon pour la diarrhée : « Pour le charbon de bois […],
il faut l’écraser très fin pour ne pas irriter l’intestin20. »
Germaine attendit plusieurs jours une réponse. Rien. Une
semaine plus tard, Micky lui restitua les paquets ainsi que
les lettres, lui expliquant que sa mère était partie pour la
chambre à gaz. Le gazage d’Émilie Tillion dévasta les
Françaises, qui témoignèrent leur sympathie à Germaine,
même si d’aucunes demandèrent, et continuent de
demander, pourquoi elle n’était pas restée avec sa mère. « Je
crois que j’aurais fait en sorte d’accompagner ma mère à la
chambre à gaz, vous ne croyez pas ? », observa Loulou Le
Porz, quand je l’interrogeai sur ses souvenirs de ce jour-là.
D’autres reprochèrent à Karolina Lanckorońska de
n’avoir pas sauvé Émilie. Lanckorońska était Blockova de
son block et avait une certaine influence sur Binz et Suhren.
Elle aurait pu intervenir. Anise Girard s’en est voulu. Elle
avait promis à Germaine de veiller sur sa mère, dont elle
était très proche.
Jeannie Rousseau, instigatrice de la protestation de
Torgau en septembre 1944, avait alors regagné le camp
principal. Elle assure qu’on n’aurait rien pu faire pour
sauver Émilie Tillion :
Germaine était au Revier et ne pouvait rien faire. Anise se trouvait avec
Émilie et lui dit « allons, il ne faut pas partir ». Je peux vous cacher. Mais
Mme Tillion a répondu à Anise : « J’ai toujours regardé la vie en face. Je
veux regarder la mort en face. » Elle n’a pas tenté de fuir. Elle n’a pas
voulu essayer : « Mon heure est venue, je dois l’affronter. » Elle devait y
aller et voir ce que c’était.
Et Anise en a toujours porté la culpabilité. Elle ne l’a pas oublié une
seconde. Chaque fois qu’elle parle de ces moments, elle pleure, pleure,
pleure. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, elle restera aux côtés de
Germaine.
J’ai rencontré Anise Girard à deux reprises. La deuxième
fois, c’était chez Germaine, à Paris, en 2009. Germaine
avait cent ans. Très faible, elle était alitée, à l’étage. Anise
veillait constamment sur son amie mourante. Un portrait
d’Émilie était accroché au mur. Je lui demandai s’il était
exact que Karolina Lanckorońska avait refusé d’aider à
empêcher la sélection d’Émilie.
Oui, j’ai cru que Karolina sauverait Émilie. Elle était dans le même
cercle au camp. Elle était professeur d’histoire de l’art comme
Mme Tillion, et toutes deux donnaient des cours sur l’art au block. Elles
faisaient partie d’un groupe d’intellectuelles et de femmes
d’ambassadeurs, le « milieu culturel ». Mais Lanckorońska trouvait la
plupart des Françaises du camp détestables. Les Françaises refusaient
toujours ses ordres et elle avait un gros bâton avec lequel elle nous
frappait en disant : « Mesdames, vous n’avez aucune civilisation. »
Oui, elle aurait pu aider. Elle était près de nous quand les sélections ont
eu lieu, mais elle n’a rien fait.

Anise s’est mise à pleurer. Elle n’avait jamais parlé du


camp « jusqu’à Faurisson ». Né en Grande-Bretagne, Robert
Faurisson a enseigné à l’Université de Lyon. Dans les
années 70, il a écrit des articles pour contester l’existence
des chambres à gaz, affirmant qu’il n’existait aucune preuve
de l’existence de chambres à gaz à Ravensbrück. À l’appui
de ses allégations, il citait les archives du Comité
international de la Croix-Rouge, qui n’en disaient mot. Ses
propos ont suscité un tollé dans le monde tout en peinant les
rescapées de Ravensbrück, en particulier celles qui avaient
vu des membres de leur famille ou des amies partir dans des
chambres à gaz.
Dans les années 70, Germaine Tillion s’était replongée
dans l’étude des tribus africaines, et Anise Girard se chargea
de réfuter Faurisson. « Anciennes déportées, nous étions
terriblement fatiguées ; nous avions voulu oublier et chasser
tout cela de nos vies, mais quand nous avons lu ce que
Faurisson disait, il nous fallait faire quelque chose. »
Si les dossiers de la Croix-Rouge internationale ne
parlaient pas de chambre à gaz, cela n’avait rien de
surprenant : Himmler avait dupé le CICR à ce propos
comme sur tant d’autres sujets. Après la guerre, les procès
de Hambourg avaient confirmé les faits. Johann
Schwarzhuber, l’officier SS chargé du gazage, avait décrit la
chambre à gaz et esquissé le déroulement de la tuerie.
D’autres sources SS émergèrent par la suite. Fritz Suhren,
qui confirma l’existence de la chambre à gaz dans ses
premières déclarations mais nia toute implication
personnelle, s’échappa juste avant le procès de Hambourg.
Repris, il comparut devant une cour française à Rastatt en
1949, où son rôle fut avéré. Sa signature figurait même au
bas d’une « liste de Mittwerda ». Datée du 6 avril 1945,
portant 450 noms de femmes sélectionnées pour le gazage,
elle avait été récupérée par des détenues et sortie
secrètement pour servir de preuve.
Des témoignages suivirent, certains venant de rescapés du
camp pour hommes qui avaient travaillé dans la chambre à
gaz ou à proximité. Comme ils vécurent derrière le Rideau
de fer après la guerre, dans un premier temps leurs
dépositions furent pratiquement inconnues à l’Ouest, mais
elles apportèrent de nouveaux détails importants. Anise
découvrit la déposition d’Emanuel Kolarik, prisonnier
tchèque qui servit d’homme à tout faire autour de la
chambre à gaz – nettoyant et déplaçant les corps21. Il
déclara que, durant son travail, il parlait souvent avec les
hommes qui effectuaient le gazage, des Juifs d’Auschwitz
que Schwarzhuber avait fait venir pour former le
Sonderkommando de Ravensbrück.
Dans la cour jouxtant le bâtiment, on donnait aux femmes une serviette
et un morceau de savon, puis on les faisait entrer par la gauche pour
qu’elles se déshabillent. On leur disait qu’elles devaient bien se laver, que
c’était important pour le camp où elles devaient aller. Dans la chambre à
gaz, les SS leur criaient : « Lavez-vous bien, rien ne presse22. »

Selon Kolarik, les hommes du Sonderkommando sortaient


les cadavres de la chambre en les tirant avec des crochets.
« Beaucoup avaient visiblement tenté de s’échapper ou de
se battre pour sortir à la dernière minute car les poings de
ces mortes étaient fortement serrés, tenant des touffes de
cheveux, et les corps étaient agrippés les uns aux autres, si
bien qu’on ne pouvait pas les démêler. »
En route pour faire des réparations près de la chambre à
gaz, Kolarik vit un Juif ramasser les corps et les empiler à
l’extérieur du crématorium comme des bûches prêtes à
brûler. Il portait pour se protéger un tablier fait de sacs de
toile, avec du pain dans une poche. « Ce prisonnier était
devenu tellement insensible qu’il mangea son pain en allant
chercher un autre cadavre. Ce spectacle m’a fait vomir. »
Kolarik appela son chef, un SS, pour lui montrer la scène ; il
vomit lui aussi.
Anise a mis au jour également des preuves qu’il devait y
avoir une seconde chambre à gaz à Ravensbrück23. Elle et
Germaine s’étaient toujours demandé comment la chambre
à gaz en bois, rudimentaire, décrite à Hambourg par
Schwarzhuber et d’autres, avait pu en tuer autant, compte
tenu de sa faible capacité. En outre, la bâtisse de bois
semblait avoir été détruite dans les tout premiers jours
d’avril, et pourtant, d’après un autre témoignage, des indices
irréfutables donnent à penser que le gazage s’est prolongé
au-delà, jusqu’à la fin avril. Alors, où ?
C’est Anise Girard qui, la première, a attiré l’attention sur
le témoignage peu connu de Walter Jahn, radioélectricien de
Dresde, prisonnier dans le camp pour hommes de
Ravensbrück24. Il déclara au procès d’Oswald Pohl qu’il
avait conçu une chambre à gaz en dur pour Ravensbrück,
mais que la construction en avait été retardée. Le plan de
Jahn était très différent du bricolage de la chambre à gaz en
bois dont on connaît l’utilisation. Sa chambre, commandée
par Schwarzhuber et Höss, était située de l’autre côté du
mur nord, camouflée en Neue Wäscherei – la « nouvelle
laverie ». Jahn dit qu’elle avait même été inspectée par
Höss, Suhren et Pohl à la fin de février puis à nouveau en
mars, sous-entendant qu’elle était en fonction.
« J’ai fait l’installation électrique moi-même, y compris
le système de signalisations sur le côté. » L’entrée, tout à
fait quelconque, ressemblait à « une salle d’attente », mais il
y avait à l’intérieur deux « salles d’eau » avec une trentaine
de pommes de douche25. Au milieu, une bouche de
ventilation. La ventilation chassait l’air empoisonné. Les
victimes étaient emportées et jetées dans un charnier. Leurs
affaires repartaient par camion.
Depuis qu’il a été révélé, le témoignage de Jahn a
toujours suscité des controverses, car aucun élément d’une
telle chambre à gaz n’a été trouvé ni aucune mention n’en a
été faite par les survivantes, laissant penser qu’ou bien Jahn
a menti, ou bien sa chambre à gaz n’a jamais été utilisée. Il
reste possible que le camouflage ait été si efficace que le
bâtiment n’ait pas été identifié comme chambre à gaz. Le
site n’a jamais été fouillé et l’on n’a pas creusé pour trouver
les charniers dont a parlé Jahn. Son témoignage ne peut
donc être exclu. Et même si sa chambre à gaz n’a pas été
utilisée, elle pouvait faire partie d’un projet de gazage
beaucoup plus étendu à Ravensbrück qu’on ne l’a supposé
jusqu’à présent.
On ne saura sans doute jamais la vérité à ce sujet. Mais il
est certain qu’il y a eu d’autres gazages au camp. Les
dernières semaines, en particulier, un grand nombre de
détenues ont vu – partiellement cachée dans les bois – une
chambre à gaz mobile décrite comme un fourgon à gaz, un
camion à gaz et même un wagon à gaz. Certaines ont dit
qu’il y avait plus d’un véhicule à gaz.
Karolina Lanckorońska évoqua un autobus26. Il arriva fin
mars et s’arrêta dans les bois près du camp. « L’autobus
était peint en vert ; les fenêtres étaient peintes et les roues
étaient très rapprochées. »
Dans un rapport adressé à Londres, établi sur des
entretiens avec des rescapées sitôt après la libération, un
diplomate britannique27 précise que les femmes qu’il
interrogea parlaient de « deux chambres à gaz28 » – et l’une
d’elles d’« un wagon reconverti, provenant d’Auschwitz ».
Les comtesses polonaises faisaient allusion à des
« fourgons » ou des « camions à gaz29 ». Le récit d’Irena
Dragan à propos de femmes avec des bandages, gazées dans
un camion au Camp de jeunes, est un des plus saisissants.
Des détenues racontèrent avoir entendu « le ronflement
continuel de moteurs la nuit […] et des cris désespérés ». La
détenue communiste allemande Erna Cassens, secrétaire, dit
avoir appris que les fourgons à gaz étaient utilisés quand la
chambre à gaz ne fonctionnait pas bien. « On commençait à
savoir que des femmes étaient chargées dans les wagons
d’une voie latérale dans les bois. On introduisait du gaz
dans les remorques. Au bout d’un certain temps, on ouvrait
les wagons, déchargeait les corps et les emportait au
crématorium. »
Mary O’Shaughnessy croyait que le fourgon à gaz était
« un wagon parqué sur une voie de garage quelque part dans
les bois ». Immédiatement après la libération, Mlada
Tauforova, radiologue polonaise, rapporta aux autorités
soviétiques qu’elle avait trouvé un wagon semblable dans
les bois. Maria Apfelkammer dit y avoir vu « un wagon à
gaz, de la forme d’un long bus ». Hanna Sturm, la
menuisière autrichienne, reçut l’ordre de démanteler un des
camions à gaz. Elle dit plus tard n’en avoir pas eu le temps,
et qu’il tomba entre les mains des Russes. Zdenka
Nedvedova vit également des camions à gaz après le départ
des SS : « On a trouvé des véhicules abandonnés près du
Camp de jeunes – des sortes de camions de
déménagement – équipés d’un mécanisme permettant
d’introduire du gaz. »
Il y avait d’autres raisons de penser que l’on avait utilisé
des camions de gazage, à commencer par la présence des
spécialistes. Le chef des transports, Josef Bertl, avait appris
à gazer des Juifs dans des camions à Lublin, aux premiers
jours de la guerre. Parmi les nouveaux chefs SS arrivés à
Ravensbrück dans l’hiver 1944-1945, se trouvait Albert
Sauer, qui avait aussi utilisé des camions de gazage en
Pologne. Suhren était commandant de Sachsenhausen quand
y furent conduites des expériences sur l’utilisation de
camions de gazage mobiles. Tous ces hommes se
connaissaient par leurs précédentes affectations et avaient
très certainement partagé leurs idées sur les façons de tuer –
d’autant qu’en mars-avril le nombre de morts n’était pas
encore assez élevé. Fritz Suhren dit à un collègue avoir reçu
du Führer l’ordre direct de « liquider tout le camp ».
Pour le gazage mobile, Suhren pouvait s’adresser au
Sturmbannführer Herbert Lange, pionnier de cette
technique. Chargé de superviser la mise à mort des malades
mentaux en Pologne au début de la guerre, il organisa une
flotte de camions de trois tonnes transformés de manière à
asphyxier jusqu’à cent personnes en même temps par les
gaz d’échappement renvoyés à l’intérieur. Lange fut plus
tard affecté à Drögen, le QG de la police de sécurité, près de
Ravensbrück. En mars 1945, Suhren et lui ont fort bien pu
discuter du gazage des femmes dans les camions. Peut-être
même avait-il fait venir certains de ses camions à Drögen.
La flotte aurait été renvoyée à Berlin, mais ce n’était pas si
loin.

Dans son journal du mois de mars, Germaine Tillion parle


chaque jour de la chasse30. Selon Loulou Le Porz, les
choses se passaient ainsi : « Il devenait dangereux de se
trouver sur la Lagerstrasse. C’était la “chasse à l’homme”.
Winkelmann ou Pflaum apparaissaient avec un camion et
disaient, Allez hop, et on vous embarquait. Nous sortions
aussi peu que possible durant la chasse. »
Après la sélection massive du 2 mars, les règles de la
chasse changèrent. Cette semaine-là, les femmes parquées
dans la zone de la mort entourée de barbelés n’étaient pas
seules à devoir craindre la sélection. Des camions
descendaient la Lagerstrasse, s’arrêtaient devant un block
où Winkelmann avait opéré sa sélection, et Neudeck,
Koehler et Rapp en sautaient pour charger les victimes.
Blockovas et Stubovas étaient mises à contribution, comme
quiconque se trouvait sur place.
Début mars, trois femmes de la colonne de peinture,
Denise Dufournier, Christiane de Cuverville et Claire
Davinroy, passèrent devant le Block 11, où un camion
embarquait des femmes. Les voyant, les gardes leur
ordonnèrent de les « aider » à charger les victimes. Elles
n’osèrent pas refuser. Les femmes terrifiées implorèrent les
Françaises de leur dire où allait le camion. Toutes trois
nièrent savoir quoi que ce soit.
Alors qu’elles regardaient avec horreur le camion chargé,
le trio s’aperçut que les SS avaient le regard braqué sur
elles. Denise et ses amies sentirent quelque chose
d’inhabituel : « L’une de nous a dit “On file”. La même
pensée nous était venue. On allait nous embarquer par-
dessus le marché31. » Elles s’éclipsèrent sans demander leur
reste.
À la mi-mars, les sélections ne se limitaient pas aux
blocks des malades ; elles pouvaient survenir aussi à tout
moment dans des blocks ordinaires. Une gardienne
apparaissait simplement devant un block et criait Appell !.
Les femmes devaient s’aligner devant Winkelmann, parfois
flanqué de Schwarzhuber ou de Pflaum. Les sélections
touchaient même les blocks de privilégiées. Gemma La
Guardia Gluck, soixante-quatre ans, désormais grise et
fragile, fut sélectionnée dans le Block 2. Elle « hurla comme
une enfant », criant « je ne veux pas partir par la
cheminée32 ! ». L’entendant, la Blockova rappela à Fritz
Suhren qui était son frère, et il la retira de la liste.
Des sélections eurent lieu aussi à l’usine Siemens.
Margareta van der Kuit se souvient d’un officier SS entrant
dans le nouveau baraquement :
Tout le monde a dû se ranger dehors et l’officier a appelé des
matricules. Les sélectionnées étaient souvent des femmes âgées, dont les
filles travaillaient au camp de Siemens. Celles-ci étant très inquiètes de
voir leur mère partir, l’officier leur dit alors qu’on les emmenait dans un
endroit où elles seraient mieux et ne seraient pas obligées de travailler
aussi dur33.

La Juive Basia Zajączkowska, qui avait réchappé au


ghetto de Kielce, raconte : « Nous avons eu une sélection
une fois – ils triaient les femmes âgées aux jambes abîmées
comme celles qui allaient bien globalement. On les
renvoyait [de Siemens] au crématorium de Ravensbrück34. »
Une Yougoslave, Vida Zavrl, ajoute que les détenues de
Siemens devaient s’aligner et soulever leur jupe devant une
commission qui notait les matricules des sélectionnées.
Celles qu’elle jugeait incapables de travailler risquaient
alors d’être gazées, précise Yvonne Useldinger,
Luxembourgeoise de Siemens : « Les prisonnières aux
cheveux gris ont commencé à se teindre, mais, quand il
pleuvait à l’appel, la couleur ruisselait sur leur visage. »
Participant de cette volonté de vider le camp, les
sélections dans les camps satellites – les plus à l’ouest, loin
du front russe – s’intensifièrent aussi. Un grand nombre de
femmes furent déplacées dans les camps satellites rattachés
aux camps de concentration pour hommes. Entre janvier et
mars, 2 000 femmes de Ravensbrück avaient été transférées
dans les seuls camps satellites de Buchenwald, et d’autres
partirent pour les camps satellites de Dachau et Flossenbürg.
Pflaum entra un jour dans le block de l’équipe de peinture et
appela tout le monde à un transport pour creuser des fossés
à Berlin. Les peintres grimpèrent dans les combles ou
s’aplatirent sous les couchettes tandis que le « marchand
aux bestiaux » sévissait partout dans le block, frappant les
prisonnières pour les faire sortir. Les survivantes du
transport des fossés revinrent deux semaines plus tard,
racontant qu’elles furent nombreuses à mourir d’épuisement
ou tuées sous des bombes.
À cause du danger de « la chasse », nombre de détenues
essayèrent de partir en camp satellite, espérant y être plus en
sécurité, pour découvrir finalement que les chances de
survie y étaient moindres par bien des côtés. Wanda
Wojtasik et Krysia Czyż, les lapins polonais, empruntèrent
les matricules de mortes et se débrouillèrent pour se glisser
dans une colonne de femmes conduites au petit camp
satellite de Neustadt-Glewe, où elles trouvèrent des
prisonnières mourant de faim au lieu d’être gazées. Coupé
de toutes sources d’approvisionnement, le camp ne recevait
plus de rations et les prisonnières se nourrissaient d’une
soupe aux épluchures de pommes de terre. « Il n’y avait pas
de lit et le sol était encombré d’un grand nombre de
mortes », raconte Wanda.
À Neubrandenburg, Micheline Maurel mourait de faim
lentement depuis plusieurs mois. En mars, elle tomba de
nouveau malade et retourna au Revier. « Toute la matinée,
on attend la soupe. À l’affût près du lit des mourantes,
attendent celles qui peuvent encore manger35. » Dans les
camps satellites aussi, les SS faisaient encore des sélections.
La nuit, des camions arrivaient, on appelait des matricules,
les femmes étaient hissées dans les camions et ramenées à
Ravensbrück pour y être gazées.

Fin mars, la nourriture vint également à manquer à


Ravensbrück. Les repas étaient de plus en plus irréguliers, et
les détenues constituèrent leurs propres équipes de sécurité
pour protéger l’équipe de la soupe. L’hygiène s’était
considérablement dégradée, les allées étaient jonchées
d’excréments. Dans les blocks des malades, les salles d’eau
ne pouvaient contenir davantage de cadavres ; la morgue
débordait et le crématorium avait atteint le maximum de ses
capacités. Il fallut aménager un nouveau block pour
l’excédent de cadavres. Patrouillant à proximité du « block
de la mort », Julia Barry y vit des piles de corps « avec les
yeux exorbités ».
Pflaum, Winkelmann et les leurs écumaient le camp,
sélectionnant les détenues presque au hasard, mais au
moins, avec le chaos, était-il devenu plus facile de se cacher.
La colonne de peinture se planqua dans le block des
maladies contagieuses : partager le lit d’une malade était de
loin la cachette la plus sûre.
Fin mars, tout le monde semblait connaître une détenue
choisie pour le Camp de jeunes ou un autre transport :
mères, filles, amies – toutes essayaient de faire retirer des
noms, de les faire inscrire sur une meilleure liste ou encore
de leur trouver une planque. Vers la mi-mars, Mary Lindell
apprit qu’Yvonne Baseden était sur une liste. Quand elle se
précipita dans la Lagerstrasse, Yvonne était déjà en rang,
probablement à destination du Camp de jeunes. Yvonne
était là, « décharnée, les yeux creux, abattue et sans
espoir ». Mary alla demander l’aide de Micky, au bureau de
la main-d’œuvre de Pflaum36. Dans le passé, Mary lui avait
procuré des calmants ; elle lui demandait maintenant une
faveur. « Quel est son nom et son matricule ? » demanda
Micky, qui raya Yvonne de la liste.
À peine apprit-elle qu’elle serait épargnée qu’Yvonne
supplia qu’on retire aussi le nom de son amie, dont elle ne
se souvient plus aujourd’hui que par son prénom,
Marguerite. Mary sollicita de nouveau Micky, qui, « d’un
coup de stylo », effaça alors le nom de Marguerite en lui
disant : « Vite, emmenez-les. Maintenant, c’est à vos
risques37. » Mary mit les femmes en sécurité au Revier, sous
la protection de Treite.
Les relations de Mary avec Treite se resserraient de jour
en jour. Dans ses Mémoires, elle l’évoque avec affection,
expliquant comment une fois il la soigna pour pneumonie. Il
lui injecta un sérum. « Je tressaillis, parce que tout le monde
savait qu’à Ravensbrück les piqûres étaient habituellement
mortelles, écrit-elle. Mais Treite se pencha et chuchota en
anglais : « C’est parfait, Queen Mary. Les sceaux sont
intacts38.” »

Vers la fin du mois, Violette Lecoq, l’infirmière du Block


10, observa que les règles de « la chasse » avaient de
nouveau changé. Un camion passé prendre les malades
revint vide quelques minutes plus tard pour charger un
nouveau contingent. Au passage suivant, Violette sortit un
chronomètre, « organisé » du magasin : il mit exactement
sept minutes, le temps d’aller à la chambre à gaz et de
revenir. Ce que Violette soupçonnait était confirmé : les
femmes sélectionnées pour le gazage ne transitaient plus par
le Camp de jeunes, mais allaient tout droit de leurs châlits à
la chambre à gaz.
Vers la fin, observe Loulou Le Porz, qui passait le plus
clair de son temps à essayer de sortir ses malades du Block
10 pour éviter qu’elles ne fussent sélectionnées, c’était le
« cirque ». « La plupart de nos patientes n’avaient ni
paillasses ni eau courante, rien ne marchait. On se serait cru
en enfer. Mais notre stratégie consistait à nous occuper de
notre block et de nos patientes. Et il y avait des choses que,
subitement, nous pouvions faire : des choses se produisaient
qui n’arrivaient pas auparavant. Je me souviens d’un jour où
j’ai eu une miche de pain entière. Incroyable ! Un camion
est arrivé, et quelqu’un a dit : vous voulez du pain ? Voilà. »
J’ai demandé à Loulou si elle était sûre de survivre
jusqu’à la fin :
Je ne savais pas. Pour moi, il avait toujours été évident que nous
gagnerions la guerre, mais quand ? Nous voyions bien qu’ils nous
éliminaient toutes. Nous étions isolées, oubliées du monde entier. Les
gens ne savaient rien de nous. Ils ne savaient même pas où nous étions.

« Avez-vous pensé qu’ils pourraient bien ne jamais vous


retrouver ? »
Nous nous disions que nous pourrions bien mourir ici, en effet. Mes
patientes mouraient dans mes bras. Mme de Lavalette-Montbrun m’a dit
savoir qu’elle ne reviendrait pas, mais elle gardait le sourire. Elle était
fataliste. Claude Virlogeux était professeure de physique. Un jour, je l’ai
vue passer à l’arrière d’une charrette, elle était morte. Mais nous tâchions
d’aider les gens à tenir. Sur une paillasse, nous avions Mme Tedesco, très
bien introduite dans le monde du théâtre, et elle s’entendait parfaitement
avec notre camarade Zim. Puis Mme Tedesco est morte d’épuisement
dans mes bras, en disant que si c’était à recommencer, elle le ferait. J’ai
dit à Zim qu’elle pouvait encore tenir, ce ne serait pas long. Et elle a
accepté que nous la transférions dans un block plus sûr. Zim voulait vivre,
et je l’ai persuadée de prendre le risque.

Fin mars, le camp ressemblait à « une mystérieuse


planète, raconte Denise Dufournier, où l’horrible, le
ridicule, le grotesque se côtoyaient et s’entremêlaient en un
fantastique et irrationnel chaos39 ». Karolina Lanckorońska,
observant les flammes du crématoire qui s’élevaient
toujours plus haut chaque nuit, songea au début de l’Iliade.
Elle donnait encore des cours sur Charlemagne et l’art
gothique alors que les enfants du Block 27 jouaient à faire
des sélections pour la chambre à gaz. Dans les blocks de
l’Armée rouge, les femmes fabriquaient des drapeaux
rouges à accrocher pour accueillir les libérateurs, tandis que
la colonne de peinture avait été chargée de redécorer la
maternité où, d’après les listes de Zdenka, 135 autres bébés
étaient nés en mars ; 130 étaient morts.
Jusque-là zélées, les Blockovas se montraient
courageuses. Elles pouvaient soudain décider de sauver
toute une colonne de détenues en les sortant des rangs voués
à la chambre à gaz, prétextant qu’il s’agissait d’une unité
nécessaire au travail. Dans le même temps, tout autour du
camp, des groupes de femmes hagardes – des visages
encore jamais vus à Ravensbrück, peut-être rapatriées de
camps satellites – attendaient quelque chose, puis étaient
évacuées. Grete Buber-Neumann raconte qu’elle vit parfois
passer devant leur atelier un petit groupe de femmes
qu’elles ne connaissaient pas, terrifiées, et supposa qu’on
les menait « au gaz40 ».
La Moscovite Anna Stekolnikova se souvient d’avoir vu
des « femmes faire la queue, attendant d’être brûlées, tenant
des balluchons de vêtements ». Le chaos était tel qu’en mars
on avait même renoncé à essayer de délivrer des matricules
aux nouvelles, et toute femme sans matricule risquait d’être
purement et simplement raflée et envoyée à la chambre à
gaz. À la fin du mois, quand arriva la communiste
allemande Änne Saefkow, transférée d’une prison de Berlin,
une amie communiste du Schreibstube lui donna donc le
matricule d’une morte, 108 273. Ce fut le dernier matricule
donné au camp.

Alors que le week-end pascal approchait, le temps se


réchauffait. Le soir, les Tziganes s’asseyaient devant leurs
blocks et chantaient. La colonne de peinture fut envoyée
sortir des canots d’un appentis, au bord du lac. Les
gardiennes voulaient canoter à Pâques.
Les détenues apprirent le ralentissement des Russes, mais
le front occidental se rapprochait. « Nous savions que la
victoire était presque là ; peut-être encore quelques jours à
“tenir” et nous aurions gagné41 », raconte Denise
Dufournier, dont les forces s’épuisaient soudain ; le voyant,
son chef, un civil, lui servit « une large assiette de pommes
de terre, cuites à point42 ».
Les rumeurs allaient et venaient. Les secrétaires du camp
avaient entendu dire que les Françaises allaient être
échangées, mais au Camp de jeunes, l’unique rumeur était
celle d’une sélection de masse. Le week-end pascal
approchait, et les SS souhaitaient un dernier nettoyage43.
Plusieurs détenues ont rapporté l’enchaînement des
événements.
Le mercredi 28 mars, les détenues du Camp de jeunes
reçurent l’ordre de s’aligner, pieds nus. Neudeck et un SS
effectuèrent une sélection, examinant figures et jambes. Les
sélectionnées devaient se mettre à part. Parmi elles, se
trouvait Élise Rivet – ou mère Elisabeth de l’Eucharistie –
envoyée à Ravensbrück pour avoir caché des résistants dans
son couvent de Lyon. Les victimes furent dépouillées de
tout, sauf de leur chemise, et chargées dans les camions –
leurs souliers et sous-vêtements restant à terre. Au moins
six femmes moururent pendant la sélection et furent traînées
par les jambes jusqu’aux camions.
Deux jours après, le 30 mars – Vendredi Saint –, les
gardiennes annoncèrent une nouvelle sélection de masse,
cette fois au camp principal. Ordre leur fut donné de
s’aligner jambes et torse nus, puis de « garder leur veste »
mais de « retirer leurs souliers ». Tandis que se déroulait la
sélection, pour la première fois on entendit au loin les
canons russes. Winkelmann apparut. À son signal, les
femmes devaient marcher au pas de course devant lui qui,
plié en deux, scrutait leurs jambes. S’il levait la main, la
détenue était emmenée vers un camion en attente. Sitôt
plein, celui-ci partait pour le Camp de jeunes. Au Block 10
Violette Lecoq dut aider à charger des femmes sur un
camion, avant d’être embarquée à son tour. Au Camp de
jeunes, son nom ne figurait pas sur la liste, et on la renvoya.
Après le nouvel afflux de détenues du camp principal,
sept camions vides passèrent au Camp de jeunes ce même
après-midi. Chaque camion fut alors rempli de femmes, prêt
à partir pour la chambre à gaz. Deux autres camions
arrivèrent ensuite du camp principal, pleins à craquer. Le
soir venu, les neuf camions s’apprêtaient à partir, l’un après
l’autre, pour la chambre à gaz, mais un raid aérien retarda le
départ. À la fin de l’alerte, certains camions partirent dans la
nuit tandis que les autres restaient au Camp de jeunes pour
sortir le lendemain, samedi 31 mars, à destination des
chambres à gaz. De nouveaux gazages eurent lieu le
dimanche de Pâques. À la fin du week-end pascal, toutes les
prisonnières de ces camions – pas moins de 2 500 – avaient
été gazées et brûlées. L’air était saturé d’une fumée épaisse
et suffocante.
Le dimanche de Pâques, au camp principal, tomba un
nouvel ordre : toutes les Françaises devaient s’aligner le
lendemain matin aux portes du camp. Des groupes se mirent
à discuter de ce que cela pouvait bien signifier. Certaines
pensaient à une libération. D’autres redoutaient une
extermination générale. D’autres encore croyaient qu’il y
aurait un échange de prisonniers. Il était question de bus
dans la forêt : non pas verts, mais des Bus blancs,
appartenant à la Croix-Rouge.
Ce soir-là, les Françaises du Camp de jeunes furent
conduites au camp principal, où on leur dit qu’elles
devraient rejoindre les autres Françaises le lendemain sur la
Lagerstrasse. Les Françaises de Siemens reçurent le même
ordre.
Ce dimanche soir, regagnant son block, la colonne de
peinture perçut une étrange atmosphère : « Dans la salle, à
la lueur des bougies, des couples dansaient langoureusement
au son d’un accordéon, rapporte Denise. Les “Jules”
faisaient sauter sur leurs genoux leurs compagnes
endimanchées. Une vague odeur de graisse flottait dans
l’atmosphère. Dans les coins les plus sombres, les amoureux
s’embrassaient… […] Ce fut notre dernière vision du
bloc[k] 1744. »
38
Nelly
Ce même week-end pascal, tandis que les camions
faisaient la queue devant la chambre à gaz, un petit avion
suédois survola la côte allemande et parut faire du surplace,
puis le pilote remit les gaz et commença à décrire des
cercles autour de Stralsund. Les Alliés avaient effectué un
raid de jour sur Berlin et un immense nuage de fumée noire
se déployait à l’horizon.
Le comte Bernadotte avait un deuxième rendez-vous avec
Heinrich Himmler, espérant le persuader d’élargir la
mission de sauvetage suédoise à d’autres nationalités que
les Scandinaves. En tête de sa liste, figuraient les Françaises
de Ravensbrück dont le sort le souciait particulièrement
depuis que, l’automne dernier à Paris, il avait appris leur
déportation en masse. Le gouvernement provisoire du
général de Gaulle le pressait aussi d’aider les prisonniers
français1. Dès que la fumée se dissipa, l’avion de
Bernadotte quitta l’aéroport Tempelhof de Berlin juste une
demi-heure après la fin de l’alerte.
Depuis le 10 février, quand Himmler avait donné à
Bernadotte l’autorisation de sauver les Scandinaves et de les
installer dans un centre de rétention de Neuengamme placé
sous la responsabilité des Suédois, les choses avaient
beaucoup progressé. Dans la deuxième semaine de mars,
plus de 100 véhicules – camions, bus, ambulances et motos,
pour la plupart appartenant à l’armée suédoise, avaient
quitté le sud de la Suède, traversé le Danemark pour entrer
en Allemagne avec deux cent cinquante soldats, médecins et
infirmières suédois.
Avant le départ du convoi, les délégations britannique,
américaine et russe de Stockholm avaient toutes été
informées de l’expédition. Personne n’éleva d’objections,
mais personne ne garantit non plus la sécurité du convoi
même si, au moment de l’embarquement sur le ferry de
Malmö, les Britanniques adressèrent une demande de
dernière minute : tous les véhicules devaient être peints en
blanc avec une croix rouge sur le toit et les côtés de manière
à être facilement identifiables par l’aviation alliée. Ce qui
fut fait à la hâte sur le ferry.
Le 12 mars, le convoi installa son QG à Friedrichsruh, à
vingt-deux kilomètres à l’est de Hambourg, près de la côte
de la Baltique, et entreprit aussitôt de récupérer les détenus.
À la fin du mois, près de cinq mille Norvégiens et Danois
internés à Sachsenhausen, Dachau et d’autres camps près de
Dresde, avaient été conduits au centre de Neuengamme,
près du QG.
La mission s’était heurtée à de multiples problèmes,
notamment la pénurie d’hommes, de véhicules et d’essence.
Les fronts se refermaient si rapidement que les bus – tous
placés sous la garde d’au moins un gestapiste – ne
pouvaient se déplacer que dans une zone très réduite. Même
si personne n’avait encore été blessé, des bus avaient été
mitraillés par des avions alliés.
Ils s’étaient aussi trouvés confrontés à de terribles
dilemmes moraux. Chaque fois que les Suédois atteignaient
un camp et emplissaient leurs bus de Scandinaves, ils
laissaient derrière eux des prisonniers de toutes nationalités.
À Neuengamme, ils se trouvèrent dans une position
particulièrement peu enviable quand le commandant leur
expliqua que, pour faire place au centre de rétention destiné
aux Norvégiens et aux Danois, il fallait commencer par
évacuer les malades et les indésirables. Après une longue
discussion, les Suédois cédèrent au chantage du
commandant et emmenèrent eux-mêmes les « indésirables »
dans leurs bus de la Croix-Rouge vers un camp bien pire où
beaucoup sont très certainement morts.
Autre dilemme : tout au long du mois de mars, il n’avait
pas été possible aux bus de Bernadotte de sauver les
femmes de Ravensbrück. Sylvia Salvesen avait fait passer
des lettres dès le début du mois pour dire que des centaines
de cadavres brûlaient chaque jour au camp2. Elle avait
également prévenu que la liquidation pouvait se produire
« dans les trois semaines ». La route depuis Hambourg étant
encore praticable, les bus de Bernadotte auraient pu au
moins emmener les Scandinaves de Ravensbrück. Or,
pendant qu’ils sauvaient les hommes, les femmes devaient
encore attendre. Pourquoi ?
Les Mémoires de Bernadotte se taisent à ce sujet, de
même que les archives du ministère suédois des Affaires
étrangères. La réponse tient très certainement au fait que,
pour mener à bien la mission, Bernadotte était tributaire des
conditions posées par Himmler. Et ce dernier n’avait pas
autorisé les Bus blancs à aller à Ravensbrück.
Le 10 février, lors de la rencontre initiale de Himmler et
Bernadotte à Hohenlychen pour discuter de la première
étape du sauvetage, le gazage se poursuivait Ravensbrück, à
treize kilomètres de là. Fin mars, l’extermination atteignit
des sommets. On ne pouvait venir au camp sans être
suffoqué par une fumée brune ni voir des camions emplis de
corps. Les villageois eux-mêmes se plaignaient des cendres
sur le lac. Dans les autres camps visités par les Bus blancs,
en revanche, il n’y avait pas de gazage en cours, et les
sauvetages pouvaient commencer. Himmler avait décidé que
Bernadotte ne pourrait venir à Ravensbrück tant que
l’essentiel des gazages ne serait pas terminé.
Que Bernadotte ait su les raisons de cette exclusion
demeure incertain, mais rien n’indique qu’il ait insisté pour
se rendre à Ravensbrück dans les premières semaines. En
revanche, il est clair que le 4 avril, quand il rejoignit
Hohenlychen pour son deuxième rendez-vous avec
Himmler, le gazage des femmes avait commencé à se
ralentir. Seuls les fourgons à gaz étaient probablement
encore opérationnels, et il était facile de les cacher dans les
bois.
Au début, la perspective d’obtenir de nouvelles
concessions de Himmler ne parut pas très bonne. À son
arrivée, le Reichsführer parut « visiblement préoccupé et
nerveux », rapporte Bernadotte3. Himmler parla à nouveau
de son devoir envers le Führer. Lorsqu’il dut quitter la pièce
pour prendre un appel, Walter Schellenberg, qui assistait
toujours à ces entretiens, se tourna vers Bernadotte pour lui
expliquer ce que le Reichsführer avait en tête.
Himmler aurait voulu l’utiliser comme intermédiaire
auprès des Alliés : qu’il se rende directement chez
Eisenhower pour lui dire qu’il souhaitait négocier un
armistice sur le front ouest. Schellenberg ajouta que
Himmler ne se sentait pas capable d’en faire la demande
directe à Bernadotte et qu’il l’en avait chargé. Bernadotte lui
répondit clairement que les puissances occidentales ne
négocieraient pas avec Himmler et qu’il ne pouvait donc
servir d’intermédiaire.
Quand Himmler revint, Bernadotte saisit l’occasion pour
essayer de lui arracher de nouvelles concessions. Pour
commencer, il demanda l’autorisation d’emmener au
Danemark tous les Scandinaves rassemblés à Neuengamme.
Himmler répondit que c’était impossible parce que Hitler le
saurait et mettrait son veto. Il lui fit une contre-proposition :
déplacer des effectifs réduits serait sans doute possible.
Bernadotte demanda ensuite la libération de toutes les
Norvégiennes et Suédoises – y compris les étudiantes
norvégiennes et quelques Danoises – pour les envoyer
directement en Suède. Himmler accepta4.
Jugeant peut-être que Himmler avait fait toutes les
concessions auxquelles il était prêt maintenant, Bernadotte
n’essaya pas de forcer la chance en demandant également
les Françaises, comme il en avait eu l’intention. Il n’en avait
pas moins obtenu des gains significatifs : en particulier, les
Bus blancs pourraient désormais se rendre à Ravensbrück.
Bernadotte le fit savoir aux chefs de sa mission, et la date
de sauvetage de Ravensbrück fut fixée au 7 avril. Avant que
les bus suédois ne se mettent en route, ils apprirent que les
Suisses avaient déjà pu accéder au camp des femmes. Dans
une lettre sortie en fraude le 4, Sylvia Salvesen, parle de
quatre cents Françaises que la « Croix-Rouge internationale
suisse » est venue chercher aujourd’hui ».

Alors que, six années durant, la Croix-Rouge


internationale avait refusé de prendre position sur les camps
de concentration, l’apparition de leurs bus de secours devant
Ravensbrück, début avril, tenait du « miracle ». Pour une
part, c’était simple affaire de rivalité. Apprenant que leurs
rivaux neutres, les Suédois, lançaient une mission de
secours spectaculaire, les Suisses ne voulaient pas être
éclipsés. Carl Burckhardt, le président par intérim du CICR,
pensait à sa postérité et sollicita à son tour une entrevue
avec Himmler pour discuter des camps.
L’intervention montrait à quel point les attitudes de
Genève avaient changé au cours des dernières semaines de
la guerre. Les informations sur ce que Hitler comptait faire
des détenus dans les derniers jours soumirent le CICR à des
tensions insupportables. En janvier-février, les sociétés
nationales de la Croix-Rouge – tchèque, polonaise,
yougoslave, grecque, roumaine, française, britannique et
américaine – avaient pressé la Croix-Rouge internationale
de donner l’exemple. Le Congrès juif mondial était le plus
insistant, horrifié à la perspective de ce qui attendait les
Juifs encore en vie dans les camps allemands. En France, le
gouvernement provisoire du général de Gaulle pressa aussi
le CICR de cesser de tergiverser, tandis que le Département
d’État américain l’appela à « user de tous les moyens à sa
disposition ».
La plupart des communications étaient coupées. Les
routes étaient infranchissables. Mais si les Suédois le
pouvaient, pourquoi pas les Suisses ? Une ouverture se
présenta quand Himmler – traitant avec les Suisses aussi
bien qu’avec les Suédois – accepta la suggestion de
Burckhardt : l’échange de trois cents Françaises de
Ravensbrück contre des civils allemands détenus en France.
L’accord fut conclu début mars, mais se révéla difficile à
mettre en œuvre compte tenu du chaos. C’est surtout grâce à
l’influence et aux contacts d’un médecin suisse que
l’échange put aller de l’avant.
Né à Zurich, alors âgé de trente-deux ans, le Dr Hans
Meyer avait été nommé délégué du CICR en Allemagne en
janvier 1945. En apparence, il était l’homme de la situation
pour superviser un échange de prisonniers, mais le choix
avait de quoi couper le souffle quand on savait son passé.
Avant de rejoindre le CICR, il avait travaillé deux ans
comme médecin pour les SS, à la clinique de Hohenlychen,
avec pour chef Karl Gebhardt, l’homme qui, le CICR le
savait, était responsable des atrocités médicales de
Ravensbrück5.
Pourquoi, la guerre touchant à sa fin, Meyer quitta
soudain la clinique SS pour devenir délégué du CICR est
plus facile à comprendre que ce qui conduisit le CICR à
choisir pour délégué un médecin SS. S’il n’y avait lui-même
pris part, Meyer devait avoir connaissance des crimes de
Gebhardt. Or, voici que Meyer s’employait maintenant à
aider l’autre camp en essayant d’obtenir la libération de
trois cents détenues de Ravensbrück. Pour ce faire, ses
contacts SS étaient indispensables.
Quand Meyer arriva à Ravensbrück afin de prendre les
dispositions nécessaires, Suhren était absent. Nul ne savait
rien de l’échange. À cette date, le rythme de progression de
l’Armée rouge était sur le point de rendre infranchissables
les routes menant à la frontière suisse. Meyer se rendit alors
à Hohenlychen, à huit kilomètres de là, pour voir si ses
vieux amis SS pouvaient accélérer les choses. Seul un appel
direct à Himmler – vraisemblablement arrangé par
Gebhardt, son ancien chef – pouvait permettre à Meyer de
donner consigne à ses chauffeurs suisses d’approcher du
camp et, au final, à Suhren de libérer les femmes.
Arrivés à Ravensbrück le 1er avril, cependant, les
chauffeurs suisses durent encore attendre. La raison
invoquée est que les femmes n’avaient pas encore été
choisies ni convenablement préparées. La raison passée
sous silence est qu’il restait des gazages et des crémations à
faire. Les bus de la Croix-Rouge suisse durent stationner en
arrière, au milieu des arbres, et attendre trois jours de plus.

Le jour où les bus apparurent, le bruit courut parmi les


Françaises du camp que tout le monde devait se rassembler
le lendemain matin au portail, mais aucune confirmation ne
vint. Toute la nuit, des vagues contradictoires d’excitation et
de peur agitèrent les blocks français. Quelqu’un des bureaux
avait aperçu les bus de la Croix-Rouge. Les travailleuses de
Siemens avaient été conduites au camp principal, et les rares
survivantes du Camp de jeunes également rapatriées.
Binz faisait le tour du camp pour essayer d’arranger les
choses « comme pour une visite ». Au Revier,
l’Oberaufseherin dit qu’il fallait « laisser ouvertes les
fenêtres qui n’ont pas de carreaux » pour que ça ne se voit
pas et « enfermer les Schmuckstücke dans les W.-C.6 »
Ce jour-là, Marie-Claude Vaillant-Couturier nota dans
son journal : « Hier des malades graves sont parties pour la
chambre à gaz, et aujourd’hui on touche pour elles de
l’Ovomaltine pour Pâques7 ! » Dans un autre block, les
Françaises passèrent la journée à bavarder autour du poêle,
à réchauffer leurs boissons de Pâques, alors que les camions
chargés de corps continuaient de passer. « C’est une
Française ? » demanda l’une, reconnaissant peut-être un
visage. « Non, une Polonaise. » Une dénommée Lily
commenta : « On ne meurt qu’une fois. Mais nous ne
devons pas mourir à Ravensbrück. » Toutes tombèrent
d’accord là-dessus.
Quand les femmes rejoignirent les châlits, la Blockova
lança : « Demain matin, toutes les Françaises à l’Appell à
neuf heures. »
Lorsque les Françaises se mirent en rangs, ce fut une
scène affreusement familière. Il y eut une sélection, menée
par le marchand de bestiaux. Pflaum commença par choisir
400 Françaises et les plaça de côté. Puis le même groupe fut
soumis à une nouvelle sélection : 200 furent alors retenues,
mais nul ne savait encore pourquoi certaines étaient choisies
plutôt que d’autres. Puis d’autres encore, qui n’avaient pas
été sélectionnées les deux premières fois, apprirent qu’elles
étaient finalement choisies, et les effectifs augmentèrent de
nouveau. Aucune des plus malades et des plus faibles
n’avait été choisie : la vue de ces moribondes n’aurait
manifestement pas amélioré le crédit de l’Allemagne. Le
groupe des « NN » (Nuit et Brouillard) demeura aussi sur la
touche.
Nombre des femmes non sélectionnées étaient soulagées
car elles savaient que la « sélection » était susceptible de
déboucher sur quelque chose de pire. Quand elles virent que
les sélectionnées étaient conduites au Block 31, derrière la
clôture, où les détenues attendaient auparavant d’être
envoyées au Camp de jeunes, ces peurs s’intensifièrent. Les
femmes y restèrent quarante-huit heures et passèrent à deux
reprises sous la douche, puis on les laissa nues et frissonnant
dans le froid, partagées entre l’angoisse, la peur et l’espoir,
avant de leur distribuer des vêtements mal ajustés. Denise
Dufournier hérita d’une robe du soir, qui avait dû servir
dans un cabaret polonais, se dit-elle. Après quoi les femmes
durent attendre trois jours dans un block humide.
Au troisième jour, le 3 avril, survint un nouveau
tourment : Suhren procéda à un nouvel appel et sélectionna
toutes celles qui avaient un nom d’aristocrate puis leur
ordonna de retourner dans leurs blocks. Les aristocrates
resteraient, mais les autres, promit-il, seraient libérées le
lendemain.
Devinant à juste titre qu’elles devaient être retenues
comme otages, les aristocrates se réunirent en colère et trois
d’entre elles formèrent un « comité » – Christiane de
Cuverville, Colette de Dumast et Jacqueline d’Alincourt – et
allèrent demander une explication à Suhren. Maîtrisant le
mieux l’allemand, c’est Colette qui parla : « Elle demanda à
Binz pourquoi nous n’étions pas autorisées à partir, et Binz
parut surprise d’entendre cela », raconte Christiane8. La
gardienne en chef posa un bout de papier sur le bureau : si
ces grandes dames de France acceptaient de signer ce
document, confirmant qu’elles avaient été « bien traitées »,
elles ne seraient pas exécutées. « Nous étions horrifiées.
Colette répondit qu’il n’en était pas question. » Retournant à
leur block, elles se demandèrent s’il fallait parler de l’offre
aux autres « aristocrates ». « Colette a dit qu’il ne fallait
pas. Et nous avons décidé de ne pas le faire au cas où une ou
deux seraient tentées de signer », raconte Jacqueline
d’Alincourt.
Le lendemain matin, mercredi 4 avril, celles qui restaient
sur la liste durent s’apprêter à partir et de nouveaux noms
furent ajoutés pour remplacer celles qui en avaient été
retirées, dont une poignée de femmes du Block 10. Assistée
de Violette Lecoq, Loulou chercha Zim dans le block où elle
s’était cachée et réussit à l’aider à se tenir debout sur
l’Appell. À la dernière minute, Winkelmann apparut et
sélectionna les femmes aux jambes enflées ou qu’on venait
de tondre. Zim passa inaperçue et trouva la force de se
diriger avec les autres vers les portes. Les femmes sortirent
– 299 au total, toujours en rangs par cinq – et Suhren ferma
les portes derrière elles, leur souhaitant « bon voyage ». Il
espérait qu’elles ne conserveraient pas un « souvenir
désagréable » de leur séjour au camp.
Les femmes regardèrent la route devant elles et à quinze
cents mètres aperçurent, à moitié cachés dans les pins, une
rangée de Bus blancs marqués d’une immense croix rouge.
Il leur sembla qu’il valait mieux continuer d’avancer. Ce
qu’elles firent, non sans hésitation. Se rapprochant, elles
virent d’abord des soldats en tenue kaki à côté des bus, puis
le mot « Canada » sur leurs manches. C’étaient des
prisonniers de guerre canadiens, libérés par les Allemands
pour conduire les bus dans le cadre de l’accord.
« Immobiles, hébétées », raconte Denise, les Françaises
fixèrent tour à tour les bus et les hommes en kaki9. « Je
croyais rêver, dit Loulou. En fait, je n’y croyais pas. C’était
surréel. En avançant nous avons vu des soldats – des
Canadiens, je pense – et, quand ils nous ont vues, ils se sont
mis à pleurer. Et lorsque je les ai vus pleurer, j’ai commencé
à me dire que c’était bien réel. »
Les Canadiens aidèrent les femmes à monter dans les bus.
À l’intérieur les attendaient une part de gâteau et un gros
bout de saucisse. Puis les véhicules démarrèrent. Les
femmes apprirent alors qu’elles se dirigeaient vers le lac de
Constance et la frontière suisse.

Après le départ des 299 Françaises, les autres se


demandaient qui seraient les suivantes. Le temps du
sauvetage était compté, elles le savaient. Tous les jours, les
secrétaires jetaient au feu documents et dossiers. Le front se
rapprochait rapidement et, avec quelque 30 000 prisonnières
encore à Ravensbrück, l’ordre d’évacuer le camp ou de le
faire sauter ne tarderait pas.
Sylvia Salvesen avait perdu espoir. L’infirmière Gerda
Schröder avait quitté le camp depuis quatre semaines,
emportant avec elle la seconde lettre de Sylvia qu’elle avait
promis de transmettre à Wanda Hjort et à la cellule
norvégienne de Gross Kreutz. « Voici un bon mois qu’elle
était partie, et des choses terribles s’étaient produites au
cours de ces semaines10. »
Puis, le 5 avril, jour du départ des Françaises vers la
Suisse, Gerda réapparut. Cette nuit-là, elle s’approcha du lit
de Sylvia avec un colis et des nouvelles. Sylvia se montra
surprise et ravie, mais Gerda fut bouleversée à la vue de son
amie dont l’état s’était dégradé en quatre semaines : très
amaigrie, elle avait les cheveux blancs. Elle lui donna la
réponse écrite de Mme Hjort et Mme Seip, mais elle
apportait aussi des nouvelles plus récentes. Après avoir
quitté Ravensbrück début mars, elle n’avait pas pu revenir à
cause du bombardement des voies ferrées. Elle avait essayé
de retourner à Gross Kreutz, mais les lignes à destination de
Potsdam avaient aussi été bombardées. Le lundi de Pâques,
cependant, elle réussit à téléphoner à Gross Kreutz et
convint de rencontrer Wanda Hjort à Berlin.
Miraculeusement, alors que la ville était en plein
chambardement, elles se retrouvèrent. Wanda vint
accompagnée du professeur norvégien Arup Seip, un pilier
de la cellule de Gross Kreutz. Ils se réunirent dans un petit
café près de la gare centrale où les trains arrivaient encore,
même si le front était désormais si proche que l’on voyait
les soldats blessés rapatriés par les trains de banlieue. Les
rues de la ville étaient couvertes d’affiches : « Berlin ne se
rendra jamais. » On racontait que Hitler était dans son
bunker souterrain. Tout le monde savait la fin proche.
La veille, avait raconté Arup Seip, Bernadotte avait
rencontré Himmler à Hohenlychen pour la seconde fois.
Celui-ci « avait donné à la Croix-Rouge la permission
d’aller chercher les Norvégiennes et les Danoises à
Ravensbrück ». Sylvia était aux anges. « Je n’oublierai
jamais ce soir-là, écrivit-elle plus tard. J’ai dû dresser une
nouvelle liste de noms parce que le professeur Seip craignait
que certaines d’entre nous n’aient été déplacées11. »
Gerda demanda à Sylvia de le faire tout de suite car
Wanda devait passer la prendre au camp le lendemain pour
la remettre aux Suédois. Gerda n’avait aucune idée de la
manière dont Wanda accomplirait ce périlleux voyage – les
voies ferrées avaient été de nouveau bombardées – ni
comment elle accéderait au camp. Mais elle dit à Sylvia
qu’elle avait donné à Wanda toutes les indications pour la
retrouver dans le logement des infirmières si elle parvenait à
franchir les portes.
Sylvia rédigea alors une troisième lettre à ses amis
norvégiens, leur expliquant en termes clairs, ne laissant
place à aucune ambiguïté, que les femmes de Ravensbrück
étaient gazées :
Des milliers ont été sélectionnées et envoyées à la chambre à gaz.
Certaines étaient malades, mais d’autres simplement âgées. Il suffisait
presque d’avoir les cheveux gris. On a vu ici des scènes d’une infinie
tristesse. Beaucoup s’étaient teint les cheveux avec du cirage noir ou de la
suie. J’en ai réchappé par miracle.

Elle donna les noms de quatre-vingt-seize Norvégiennes


et de vingt Danoises encore au camp. Craignant que, comme
pour les Françaises, les plus faibles ne fussent pas autorisées
à partir, Sylvia implora les Suédois de s’assurer que celles
qui étaient trop malades pour marcher ne resteraient pas
derrière. Des Françaises avaient été libérées le même jour,
poursuivit-elle, pour être apparemment échangées contre
des Allemands. Mais celles « qui étaient importantes ou de
bonnes familles » étaient restées, ce que Sylvia redoutait
visiblement dans son cas. « Il sera terrible de rester seule
sans les autres Norvégiennes12. »
Sylvia nomma également le plus grand nombre possible
de Norvégiennes « NN », transférées de ce fait à
Mauthausen, mais elle n’était pas sûre de les y avoir toutes
inscrites. « Nous croyons qu’elles sont arrivées [à
Mauthausen] mais nous avons entendu dire que la moitié
d’entre elles ont été aussitôt sélectionnées et envoyées dans
un autre camp. » D’autres « NN » de la liste étaient encore à
Ravensbrück, précisa-t-elle, et travaillent dans les ateliers :
« elles risquent donc moins d’être sélectionnées pour la
chambre à gaz ».
Sylvia confia sa lettre à Gerda. Le lendemain, celle-ci lui
dit l’avoir remise à Wanda qui, passée au camp, lui fit savoir
que les bus de la Croix-Rouge suédoise seraient là dans peu
de jours. « Tu peux préparer ton sac tout de suite. Crois-
moi. » Sylvia la serra dans ses bras : « une prisonnière qui
ose embrasser une infirmière allemande13 ! »
Wanda Hjort était arrivée à Ravensbrück à peine quelques
heures plus tôt. C’était son expédition la plus audacieuse.
Un bombardement ayant interrompu la liaison ferroviaire,
elle était donc venue dans une voiture de la légation
suédoise conduite par Bjørn Heger, le médecin norvégien
qui avait rejoint la cellule de Gross Kreutz. Dans les
derniers mois, ils avaient assuré ensemble plusieurs
missions dangereuses et étaient devenus amants14.
Wanda et Bjørn reçurent cette fois l’aide de la délégation
du CICR de Berlin qui leur avait remis des papiers
d’identité de la Croix-Rouge suisse leur permettant de
franchir les portes du camp. À leur arrivée, la sentinelle SS
les laissa entrer, au moins jusqu’à l’administration du camp,
où Bjørn alla déposer des colis. À l’abri des regards, comme
convenu, Wanda se glissa dans une allée à la recherche de
Gerda au block des infirmières SS. Elle eut du mal à le
trouver. Elle sentait qu’elle attirait l’œil avec son manteau
chaud et épais, ses bottes de qualité. « Autour de moi, des
prisonnières en haillons, les jambes nues dans des sabots de
bois, tiraient des charrettes15. »
Wanda, continuant de marcher, tomba presque par hasard
sur la chambre de Gerda. Il y avait un lit, une chaise, des
fleurs artificielles dans un vase. Personne ne venait et elle
craignit d’être arrêtée : « Si j’étais prise, je ne serais
certainement pas capable de supporter la torture plus de cinq
minutes. Je donnerais le nom de Gerda et celui de Sylvia et
de tous les autres16. » Mais Gerda apparut, lui remit la lettre
et Wanda retourna aux portes du camp. Bjørn attendait, se
donnant une contenance. Wanda s’efforça de ne pas courir.
Au moment de partir, la sentinelle jeta au couple un regard
qui inspira cette pensée à Wanda : « Il a dû saisir quelque
chose, peut-être que nous étions tous en péril » – et il les
laissa partir.
De retour à la voiture, Wanda craqua et sanglota. « Cette
fois, c’en était trop : toutes ces femmes – certaines de mon
âge – humiliées et sans défense », écrira-t-elle ensuite17. Ils
démarrèrent en trombe pour remettre la liste de Sylvia aux
Suédois.

Le lendemain, Zdenka annonça au Revier que « Sylvia


allait être libérée ». Elle portait un manteau de tweed anglais
« organisé » et embrassa son amie. L’Oberschwester,
Elisabeth Marschall, serra la main de Sylvia et pleura. Dans
les blocks ordinaires, les Norvégiennes ne savaient pas que
leur sauvetage était imminent. Nelly Langholm et ses amies
de Stavanger ne l’apprirent que lorsqu’on leur ordonna
d’aller aux douches la veille au soir. « Mais on n’y croyait
pas », ajouta Nelly.
Le lendemain, nous sommes sorties avec nos nouveaux vêtements et
avons dû marcher jusqu’aux portes. Nous avons vu les bus et ces Suédois
en uniformes gris avec une croix rouge au bras. Ils se tenaient juste à
l’extérieur. Je crois qu’ils nous ont dit : « Maintenant vous allez partir en
Suède, maintenant vous allez être libres. » Avant que nous ne partions, le
grand chef allemand est venu déclarer : « Meine Damen Sie sind frei –
Mesdames, vous êtes libres. » Vous vous imaginez ? Voilà un Allemand
qui nous appelait Meine Damen. Était-ce vraiment à nous qu’il parlait ?
Nous n’avions pas été appelées « Mesdames » depuis si longtemps.
Meine Damen18.

Et Nelly éclata de rire. « Margrethe m’a glissé : “Je crois


plutôt qu’il a dit Meine Schweine.” »
Nelly se rappelle que des prisonnières se tenaient debout
dans le camp, les regardant partir. « On nous a donné du
pain et nous l’avons pris ; nous ne savions pas quand on
nous donnerait autre chose.
— Qu’avez-vous ressenti, en laissant les autres
prisonnières derrière ?
— Je crois que nous étions désolées. Ce n’est pas facile à
comprendre mais s’il arrive quelque chose de très bien, on
se sent triste en même temps. Très triste.
— Avez-vous pu dire au revoir ?
— Non. Nous n’avons pas pu parce que nous sommes
allées directement de ce bâtiment aux bus.
— Pensiez-vous qu’on viendrait les chercher aussi ?
— Je ne m’en souviens pas. Mais nous avions entendu
dire que… qu’on allait faire sauter le camp. »
Partir en bus était « comme un miracle », poursuit Nelly.
J’étais avec Margrethe, et il y avait deux Allemands dans le bus avec
nous. Nous nous sommes demandé, qu’est-ce qu’ils font là ? Que va-t-il
se passer ? Le chauffeur était suédois et deux autres étaient en moto
devant. C’était terrible de traverser l’Allemagne. C’était un mois avant la
fin et ce fut un choc de voir une grande ville comme Hambourg. Je ne
crois pas avoir vu une maison, une seule maison entière. Nous avons
entendu les tirs venant de l’Ouest – les Américains – et les Russes de
l’autre côté. Mais nous avons trouvé un chemin à travers toutes ces
ruines. Des ruines épouvantables. Parce que les Allemands réparaient très
vite les routes, vous savez. Ils avaient besoin d’un passage aussi.

Depuis Hambourg, les bus gagnèrent la frontière danoise.


Nelly sourit à ce souvenir.
Et nous avons vu de l’herbe, de l’herbe verte, deux ans que nous n’en
avions pas vu. Alors Margarethe et moi avons demandé si nous pouvions
descendre du bus et aller dans l’herbe. Nous voulions faire pipi. Et nous
voulions le faire dans l’herbe. On nous a laissées y aller et nous avons
couru sur le terrain et baissé nos culottes. Je n’oublierai jamais cette
sensation d’herbe verte. C’était si beau, frais et doux. La liberté, vous
comprenez.

Tandis que les Suédois franchissaient la frontière danoise,


à trois cents kilomètres au nord-ouest de Ravensbrück, les
299 Françaises parties avec les Suisses étaient arrivées à
Kreuzlingen, à huit cents kilomètres au sud, sur la frontière
germano-suisse. Elles étaient parties trois jours plus tôt mais
leur voyage en Allemagne fut plus long et plus dur. Loulou
et Jacqueline Héreil, toutes deux du block 10, étaient dans le
bus, prenant soin des malades et travaillant avec Hans
Meyer, le médecin de la Croix-Rouge. Violette Lecoq, leur
camarade du Block 10, classée « NN », était restée derrière.
Tout au long du trajet, les femmes criaient « Sommes-nous à
la frontière ? » puis se rendaient compte que chaque arrêt
était dû à un raid aérien. Zim dit à Loulou que son seul
souci désormais était de passer la frontière pour pouvoir
mourir en France. Beaucoup tenaient le même langage.
Le 8 avril, à Hof, sur la route de Nuremberg, un
bombardement retint le convoi toute la journée. À l’aube,
les bus repartirent, tandis que des personnes poussant des
charrettes et des carrioles s’extrayaient des ruines brûlantes
de la ville. « Ah ! Ils vont savoir ce que c’est ! Ce sera bien
fait pour eux ! », dit une Française, regardant les
malheureux Allemands. « À eux d’être prisonniers,
maintenant. À nous la liberté19 ! »
À 21 heures, les bus ralentirent pour une halte devant les
portes fermées et les guérites de sentinelles au poste
frontière de Kreuzlingen. Des projecteurs perçaient une
bruine froide quand les femmes descendirent pour un
dernier Appell pendant que les gardes allemands vérifiaient
les papiers, ce qui prit une heure. De l’autre côté des
barrières, des silhouettes étaient rassemblées dans
l’obscurité : infirmiers, médecins, Samaritains20,
journalistes, prêtres et gens ordinaires venus accueillir et
aider. Cris et acclamations s’éteignirent à la vue de tant de
fantômes silencieux. Quand les portes s’ouvrirent, un
Allemand lança un ordre dont l’effet fut de faire traverser la
route à un policier suisse qui leva le bras et gronda : « Non,
monsieur […]. Retirez-vous. C’est assez comme cela. »
Souriant, il se tourna vers les femmes : « Vous êtes libres,
maintenant21. »
Elles remontèrent dans les bus. Des personnes vinrent les
soutenir, les embrasser, leur donner des cadeaux et de quoi
manger. « Vous allez avoir un bain chaud et un potage22. »
La frontière à peine franchie, le convoi s’arrêta pour la
nuit dans un gymnase chauffé où attendaient de la soupe et
plus encore. Des hommes pleurèrent en voyant s’étirer la
file des femmes recroquevillées, enveloppées de bandages.
Six femmes furent emmenées directement à l’hôpital,
pendant que les autres s’allongeaient sur des matelas de
paille fraîche recouverts de laine avec des tas de
couvertures.
Le lendemain, se présentèrent des responsables du CICR
de Genève. Ils conseillèrent aux femmes de ne pas parler du
camp car cela pouvait être dangereux. Ils évaluèrent ensuite
leurs besoins. Des médecins avaient déjà diagnostiqué
dysenterie, tuberculose, typhus, gangrène et sous-
alimentation sévère dont prit note un membre de la Croix-
Rouge, ajoutant : « La doctoresse Le Porz et quatre femmes
qualifiées sur le plan médical aident à soigner les malades. »
Les femmes ne portaient pas d’autres vêtements que ceux
qu’on leur avait présentés et « qui, manifestement, n’étaient
pas à la bonne taille ». Les rares qui possédaient de petites
choses les transportaient dans une boîte de la Croix-Rouge.
« Certaines ici sont complètement tondues23. » Une femme
a remonté sa manche pour montrer son matricule tatoué ;
d’autres avaient leur matricule cousu sur des morceaux de
tissu.
Des dignitaires suisses vinrent de Genève, dont une
femme qui s’adressa à Loulou. « Elle était très élégante.
Elle a dit qu’elle avait fait partie de la délégation qui s’était
rendue au camp et parla du charmant commandant », c’est-
à-dire de Suhren. Un colonel suisse recommanda à Loulou
de ne pas se confier à elle. « Vous avez encore des amies là-
bas. Tout ce que vous lui direz sera transmis aux
Allemands. » Il lui apprit qu’elle était mariée à « quelqu’un
de haut placé à Genève24 ».
À midi, on fit monter les femmes dans un train à
destination de la France. D’après les notes de l’escorte de la
Croix-Rouge, c’était le même qui la veille avait rapatrié les
prisonniers allemands échangés, sans avoir trace de leur
identité. Nous savons seulement qu’ils étaient 450. Comme
il n’y eut que 299 femmes libérées en retour, il y avait
beaucoup de place dans le train mais pas assez d’eau pour
nettoyer les toilettes « qui étaient dans un état lamentable,
compte tenu des cas de dysenterie », écrivit un membre de
la Croix-Rouge.
À Berne, une mourante fut descendue du train. À
Annemasse, juste au passage de la frontière, d’autres
femmes furent conduites à l’hôpital. Zim était l’une d’elles.
« À l’hôpital, elle reprit conscience. Elle savait qu’elle était
en France, dit Loulou qui a gardé la fiche de décès :
“Mlle Marie-Louise Zimberlin. Morte le 13/04/1945.” Elle a
vécu deux jours après être entrée en France. J’ai été surprise
qu’elle tienne si longtemps. Elle était épuisée et très, très
maigre. Mais elle avait toujours ses esprits. » Deux jours
après, Loulou et les autres prirent le train pour Paris. Zim
resta hospitalisée à Annemasse. Elle n’était pas mariée,
mais sa sœur Sophie fut avertie et quitta Cluny pour être
auprès d’elle. Elle raconta ensuite à Loulou ses dernières
heures.
« Le matin du 13 avril, j’ai reçu un télégramme
d’Annemasse me demandant de venir en urgence. Marie-
Louise était rapatriée. Nous étions fous de joie et nous
préparions à la faire venir à la maison. Nous avons reçu un
autre appel dans l’après-midi. Elle ne pouvait pas se
déplacer. Nous devions aller à Annemasse car c’était
urgent. » Les trains avaient du retard et Sophie prit donc un
taxi. « Nous avons fait la route à toute allure. À destination,
quand je suis entrée dans sa chambre, je ne l’ai reconnue
qu’à la couleur de ses yeux. Elle m’a souri gentiment en
disant : “Ma sœur vient.” Je lui ai répondu : “Je suis là. Là.
C’est moi. Mimi.” Elle a dit “c’est un ange”. J’ai sorti alors
ce que je lui avais apporté. J’avais fait une citronnade avec
de beaux citrons. Je lui en ai donné deux cuillerées.
Soudain, elle a ouvert les yeux et m’a reconnue. “Oh ! ma
chérie, je vois maintenant que c’est toi !” et elle m’a prise
dans ses bras maigres, si maigres. »
« Je lui ai dit, “Je n’ai jamais rien mangé ni porté de
vêtement sans penser à toi”. Elle m’a prise par la main et
m’a regardée. J’ai compris que c’étaient ses derniers
instants et, reprenant courage, j’ai récité les versets qui me
venaient à l’esprit ; Dieu est amour, il n’y a pas de plus
grand amour que de donner sa vie pour ceux qui vous sont
chers. J’ai récité le Credo. Elle m’a regardée avec sérénité.
Cela a duré dix minutes, jusqu’à ce qu’une infirmière
vienne nous dire que son cœur ne battait plus. »
Au moment d’entrer en France, les représentants de la
Croix-Rouge répétèrent aux femmes de ne pas parler du
camp, mais rien désormais ne pouvait empêcher l’histoire
de se répandre. Quand les femmes atteignirent la frontière
française le 11 avril 1945, la 3e Armée américaine,
commandée par le général George Patton, libérait
Buchenwald. Ce fut le premier camp libéré par les Alliés de
l’Ouest et Patton décida de ne plus garder le secret sur les
camps de concentration, faisant venir journalistes et
photographes « pour en saisir les horribles détails ».
Un jeune diplomate américain chargé de suivre l’arrivée
des Françaises de Ravensbrück rapporta tous ces détails : on
le sent bouleversé à chaque mot. Il décrit « un convoi de
martyres, horriblement mutilées, tels des squelettes, un
spectacle terrifiant… Les regards de pitié et d’horreur sur le
visage des médecins responsables des examens étaient plus
éloquents que tous les discours que le secret professionnel
leur interdisait de faire25 ».
Le récit le plus significatif sur Ravensbrück est celui de la
seule prisonnière non française du convoi : Karolina
Lanckorońska. Lors des négociations sur les échanges de
prisonniers, Carl Burckhardt, le chef du CICR, avait
également demandé à Himmler de la libérer et, le 2 avril
1945, le général SS Ernst Kaltenbrunner écrivit à
Burckhardt que Himmler avait donné son accord sous
condition que la comtesse garde le silence à propos du
camp. Ou, selon la formule de Kaltenbrunner, qu’« elle se
conduise loyalement » envers le Reich26. Lanckorońska,
cependant, n’avait pas l’intention de se taire. Dans un
rapport de vingt-deux pages, rédigé en grande partie au
présent, elle décrivit pour Burckhardt et son Comité de la
Croix-Rouge ce qu’elle avait vu exactement, et, surtout, ce
qui continuait encore à Ravensbrück. Elle précisa en
particulier le danger auquel les lapins polonais étaient
encore confrontés. « Elles sont menacées de mort et se
cachent au moment où j’écris. » Les lapins « sont donc en
danger extrême et une intervention du CICR pour leur
sauvetage est de la plus haute importance27 ».
Karolina ajouta qu’au moment même où elle écrivait, les
SS se débarrassaient des preuves de leurs crimes. Peu avant
son évacuation, « la chambre à gaz avait été démantelée et
toutes les preuves de ce qui s’était passé là détruites.
[…] Dans la forêt près du camp, peu de temps avant le
5 avril, jour de notre départ, on a vu un véhicule qui
ressemblait à un bus. C’était une chambre à gaz mobile,
peinte en vert ».
39
Masur
Dans les jours qui suivirent le départ des convois suisse et
suédois, les détenues qui travaillaient à l’extérieur des murs
scrutaient à travers bois en se demandant s’il y aurait
d’autres Bus blancs. Il n’en vint aucun. Elles virent en
revanche d’autres véhicules de gazage, dont les bus peints
en vert décrits par Karolina Lanckorońska lors de son
arrivée en Suisse.
Elles furent nombreuses à confirmer plus tard ce que
Karolina rapportait concernant l’opération de destruction de
la principale chambre à gaz. Selon Zdenka Nedvedova, des
femmes de Lidice furent les dernières à y être gazées. Elles
allèrent à la mort en chantant l’hymne national tchèque.
« Après que l’on a détruit la chambre à gaz et nivelé le
terrain, il y eut une visite de la Croix-Rouge
Internationale1 ». Hanna Sturm, la menuisière autrichienne
qui avait contribué à convertir la remise en chambre à gaz,
participa à son démantèlement.
Suhren savait désormais que la mise à mort ne serait pas
terminée à temps. La deuxième semaine d’avril, les
Américains avaient atteint l’Elbe, à cent vingt kilomètres à
l’ouest de Berlin, tandis que l’Armée rouge conduite par le
maréchal Joukov se concentrait sur l’Oder, prête à attaquer
la capitale par l’est. Sur le flanc droit de Joukov, les forces
du général Rokossovski avaient pris Danzig et marchaient
vers l’ouest, si bien que Suhren n’avait peut-être plus
qu’une semaine ou deux pour faire disparaître les preuves
de l’extermination avant son arrivée.
Le gazage, cependant, bien que réduit, n’avait pas cessé.
On le pratiquait dorénavant dans ces véhicules verts ou
noirs qui pouvaient être déplacés ailleurs quand viendrait
l’ordre d’évacuation. En même temps, le nettoyage fut
accéléré. On planta d’autres arbres, on repeignit d’autres
blocks et on creusa des fosses pour brûler des corps car les
trois fours (et les deux de Fürstenberg) n’en incinéraient pas
assez.
À la fin mars et en avril, le nettoyage le plus urgent fut
assuré au Camp de jeunes. Depuis que ce camp
d’Uckermark avait commencé à fonctionner comme camp
de la mort, six mille femmes au moins y avaient été
internées, la plupart ayant été exterminées début avril. Les
transferts s’y ralentissaient déjà. D’après Vera Salvequart,
infirmière au Camp de jeunes, le dernier transport
d’anéantissement eut lieu début avril. Elle s’en souvient car
une jeune Russe s’est échappée et que tout le monde dut
attendre que Koehler la retrouve. Il la ramena devant les
autres et la frappa à mort à coups de bâton.
Les sélections pour le gazage ont continué au Camp de
jeunes, tout comme la mort par sous-alimentation et par
empoisonnement, mais comme cela prenait trop de temps,
les survivantes étaient toujours plus nombreuses à être
transférées en camps satellites ou renvoyées au camp
principal de Ravensbrück. « L’ennemi approchait
rapidement et ils n’auraient pas le temps d’achever leur
projet », observa Neeltje Epker.
De nombreuses Françaises étaient retournées au camp
principal à la fin de la semaine de Pâques. Peu de jours
après, les gardiennes du Camp de jeunes brûlèrent
documents et registres. Dans un block, des détenues
polonaises reçurent l’ordre de détruire leurs châlits, « ce que
nous avons fait dans l’enthousiasme », commente Natalia
Chodkiewicz. Une sélection fut réalisée ensuite et Natalia,
avec 200 autres, retourna à Ravensbrück. « Je gardais les
yeux fermés, espérant que ce jour-là le bâton noir de la
gardienne chef me désignerait, raconte la Polonaise Janina
Habich. À la fin de la sélection, j’ai été renvoyée à
Ravensbrück2. »
Mary O’Shaughnessy attendait encore tous les jours
d’être choisie. « Cette fois nous avons cru toutes devenir
folles. Il ne nous restait qu’à attendre, ou plutôt attendre
l’ordre de mourir. » À la suite d’une nouvelle sélection
massive, les femmes furent emmenées pour être gazées ou,
peut-être, exécutées. Mary O’Shaughnessy elle-même fut
renvoyée au camp principal. Finalement, son bras artificiel
n’avait pas été déterminant, car les sélectionneurs ne
s’intéressaient qu’aux jambes des femmes.
Mary était sur le départ quand Ruth Neudeck passa et, de
sa cravache à poignée d’argent, la frappa à la bouche.
« Sans raison. J’avais déjà perdu deux dents. » La bouche en
sang, elle regagna Ravensbrück à travers bois avec un
groupe d’environ deux cents femmes.
Tandis que les effectifs du Camp de jeunes fondaient, des
détenus du camp pour hommes furent chargés d’effacer les
preuves. Ils brûlèrent les corps en putréfaction et
transformèrent la salle d’affamement du Revier en salle
commune ordinaire.
Avant l’évacuation d’Auschwitz, en janvier 1945, les SS
avaient pris soin d’abattre les Kapos qui pouvaient avoir des
preuves de ce qui s’était passé. Tous les détenus du
Sonderkommando – travaillant aux chambres à gaz et aux
crématoires d’Auschwitz – devaient être exécutés. Juste
avant, le Sonderkommando s’était révolté. La révolte avait
été écrasée, mais plusieurs s’étaient échappés.
Vraisemblablement pour prévenir une semblable rébellion à
Ravensbrück, les onze hommes qui avaient travaillé au
crématorium et à la chambre à gaz furent enfermés au
bunker début avril. Au même moment, Vera Salvequart,
infirmière au Camp de jeunes, apprit qu’elle allait être
exécutée.
À l’en croire, c’est Rapp qui, le premier, lui avait dit
qu’elle « ne sortirait jamais vivante ». Probablement est-ce
après cela qu’elle changea de comportement. Elle avait très
certainement reçu pour instructions d’empoisonner toutes
celles qui restaient au Revier, au lieu de quoi elle se montra
bienveillante et tenta d’en sauver certaines.
« Quand apparurent les premiers rayons chauds, Vera dit
aux malades qu’elles pouvaient sortir au soleil, et s’arrangea
pour qu’on porte les tuberculeuses dehors, raconte Irène
Ottelard. Elle alla même se promener avec les patientes,
sans les gardes SS3. » Beaucoup apprécièrent sa
« gentillesse » et lui firent des cadeaux pour son
anniversaire, le 12 avril. Salvequart avait désormais un
certain nombre de prisonnières prêtes à l’aider de différentes
manières. Une certaine Frau Schaper était sa couturière.
« Elle invitait les femmes dans sa chambre et leur donnait
du pain et du miel provenant de ses colis » – mais
maintenant il n’y avait plus de poudre blanche dans les
sandwichs. Sous le coup du désespoir, Gisela Krüger dit un
jour à Salvequart : « Si la peur et la faim ne cessent pas
bientôt, mieux vaut prendre la poudre. » Mais Salvequart
refusa de la tuer : « Tu peux toujours en avoir, mais tu aimes
la vie. » Selon Gisela, Frau Schaper aurait dû recevoir de la
poudre avant la fin mais fut épargnée parce qu’elle n’avait
pas terminé les vêtements de Vera.
Salvequart sauva aussi des détenues en modifiant des
noms sur la liste des mortes. « Je dois dire que le
comportement de Vera Salvequart était paradoxal, explique
Irène. Elle en a sauvé quelques-unes, mais en a tué
beaucoup. » Pour en sauver une, elle remplaçait le nom de
la victime désignée par celui d’une morte. Plus tard, elle
prétendit en avoir sauvé beaucoup de cette manière : tout au
plus quatre ou cinq, corrige Gisela Krüger.
Salvequart a décrit ses derniers jours au Camp de jeunes
dans trois dépositions décousues faites en 1946 devant
Charles Kaiser, chargé par les Britanniques de traquer les
crimes de guerre4. Juif autrichien parachuté derrière les
lignes pour le SOE, Kaiser avait la réputation de savoir faire
parler les gens. Salvequart lui raconta que, vers la fin, les
femmes enceintes étaient envoyées au Revier du Camp de
jeunes pour accoucher. La plupart étaient des Juives, dont
Rapp tuait les bébés. Vera dit avoir tenté de les cacher dans
la salle d’eau. Elle en adopta certains et essaya de les élever,
dont « l’enfant d’une Juive, un petit Weinert dont je me suis
secrètement occupée ».
Franz Eigenbrodt, détenu du camp pour hommes, lui
procura de la nourriture pour le bébé. Elle s’était liée
d’amitié avec lui quand il était venu effectuer des
réparations avec une colonne de travail. L’existence des
bébés était connue dans le camp pour hommes, et d’autres
prisonniers faisaient passer du lait pour l’enfant. « Mais
Neudeck m’a arraché l’enfant et l’a jeté comme un paquet
de linge dans la charrette de nourriture souillée. Et elle a
ajouté : “Petit Juif deviendra grand.” » Après cela, raconta
Salvequart à Kaiser, elle essaya d’empoisonner Neudeck. La
gardienne en chef se plaignant de maux de tête, elle lui
donna de la poudre blanche, mais elle en prit trop peu pour
en mourir.
Après le meurtre de Weinert, tous les bébés nés dans le
Revier de Vera furent emmenés par Koehler, le collègue de
Rapp. Salvequart savait que ses jours étaient comptés, car
Rapp ne cessait de la suivre, affirmant que l’Oberschwester
la suspectait de falsifier les listes de morts.
Une fois, raconte-t-elle, 180 femmes avaient été
sélectionnées pour un transport de travail à Bergen-Belsen.
La voie ayant été détruite, elles devaient être tuées d’une
balle dans la tête. Salvequart en profita pour substituer des
noms de mortes à ceux des détenues figurant sur la liste,
mais fut appelée à s’expliquer devant l’Oberschwester
Marschall et le Dr Trommer. La soupçonnant de garder les
listes originales, qui portaient leurs signatures et pouvaient
donc les compromettre, ils lui ordonnèrent de les rendre.
C’est à ce moment-là qu’elle surprit Trommer en train de
dire « Cette femme ne doit pas tomber entre les mains de
l’ennemi », et qu’elle décida de s’évader.
Une autre horreur renforça sa résolution. Selon
Salvequart, un groupe de quatorze religieuses polonaises
arriva au Camp de jeunes dans les derniers jours. Parmi
elles se trouvait la mère supérieure, Isabella Mozynska.
Salvequart dit à Kaiser avoir retenu son nom parce qu’elle
lui avait demandé des comprimés pour ses religieuses qui
souffraient de diarrhée. Vera les lui donna mais lui dit de ne
pas revenir au Revier : c’était trop dangereux. La mère
supérieure la remercia et lui donna un médaillon : « Dieu
vous protège. » Elle l’avait mis autour de son cou. Kaiser
pouvait le voir, s’il le souhaitait, car il se trouvait parmi ses
effets personnels à la prison de Hambourg.
Le lendemain, elle triait les dents en or dans une pièce du
Revier quand Rapp et Koehler arrivèrent ivres :
Rapp a quitté la pièce, et Koehler, qui était soûl, a essayé de
m’embrasser. J’ai résisté, il […] m’a jeté sur le lit d’examen et a tenté de
me violer. J’ai résisté de toutes mes forces, je l’ai griffé et lui ai flanqué
des coups de pied, je l’ai frappé à l’abdomen, ce qui a dû lui faire très mal
parce qu’il s’est réfugié dans un coin.

Salvequart s’enfuit de la pièce et dit à l’une des


gardiennes, Erna Kube, ce qui venait de se passer. Celle-ci
était sur le point d’emporter à Ravensbrück une pile de
vêtements pouilleux à laver, et Salvequart demanda si elle
pouvait l’emmener. Durant cette conversation, Rapp était
allé chercher les quatorze religieuses pour les conduire dans
une cuisine désaffectée près du Revier.
Soudain nous avons entendu des coups de feu. Je m’éloignais avec
Kube quand Rapp m’a rappelée. Il m’a ordonné d’apporter les pinces à la
cuisine pour arracher les dents. En entrant, j’ai vu une scène horrible.
Certaines religieuses étaient mortes ; d’autres, grièvement blessées,
souffraient terriblement. Je me souviens encore de l’image épouvantable
d’une religieuse aux orbites vides.

Vera rejoignit Kube en courant et toutes deux


retournèrent à Ravensbrück, où Salvequart se cacha deux
jours durant dans un block de l’hôpital avant d’être
dénoncée à Koehler. « Je soulevais un cadavre quand
Koehler est entré, et j’ai sauté par la fenêtre. » Des détenues
l’aidèrent à se cacher, d’abord dans les clapiers puis au
Block 19, où la Blockova américano-suisse Ann Seymour
Sheridan la planqua dans les combles. Salvequart lui confia
un échantillon de poudre blanche afin qu’elle le remît
comme preuve aux Alliés. Une analyse de l’échantillon – du
cyanure – fut présentée à la cour de Hambourg.
Koehler et Rapp traquaient maintenant tous les deux
Salvequart. Koehler fut le premier à la trouver et la ramena
au Camp de jeunes. Il était inquiet à propos de la tentative
de viol. « Il avait terriblement peur que je n’aie fait part de
l’affaire à Schwarzhuber, car il m’a demandé
immédiatement si je l’avais vu et a essayé de s’excuser en
disant qu’il était soûl. » Elle échappa de nouveau aux griffes
de Koehler, cette fois en se réfugiant dans le camp pour
hommes. Son ami Eigenbrodt avait réussi à lui faire passer
des vêtements masculins par un groupe de détenus qui
nettoyaient les canalisations au Camp de jeunes, et
Salvequart put sortir habillée comme eux.
Kaiser voulut savoir ce qu’étaient devenus Koehler et
Rapp, Elle avait entendu dire que Koehler avait été pendu
par des détenues avant la libération, mais elle ne savait rien
au sujet de Rapp. Quant au meurtre des religieuses
polonaises, on lui avait dit que Ruth Neudeck « s’en était
occupée ».
Ce dut être une de ses dernières tâches au Camp de jeunes
parce que, une fois la dernière prisonnière tuée ou renvoyée
à Ravensbrück, l’annexe d’extermination fut fermée.
Neudeck fut promue directrice du camp satellite de Barth.
Déguisée, Salvequart resta cachée au camp pour hommes en
attendant la Libération.
Les détenues du Camp de jeunes d’Uckermark qui
commencèrent à retourner à Ravensbrück, probablement fin
mars, furent accueillies comme des revenantes. Certaines
furent conduites au Revier et soignées par leurs amies. Irène
Ottelard, qui ne pesait que vingt-neuf kilos à son retour,
écrivit par la suite qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir
« éprouver une telle joie à revoir Ravensbrück » : « Quand
je me suis retrouvée au Revier, entre les mains d’une
doctoresse française, cela m’a semblé le paradis5. »
D’autres n’eurent pas cette chance. Mary O’Shaughnessy
fut directement conduite dans la pagaille des blocks de la
mort, derrière les barbelés. Les conditions y étaient à peine
meilleures qu’au Camp de jeunes, même si elle se réjouit
d’avoir une couverture. On y tuait comme au Camp de
jeunes. Début avril, des centaines de femmes souffrant de
dysenterie furent enfermées au Block 22 durant trois jours et
trois nuits, sans nourriture ni eau, ni aucun moyen de se
soulager, dans le but évident de les laisser mourir. Julia
Barry, la policière britannique du camp, tenta d’entrer dans
le block de la mort, car l’une des femmes qui s’y trouvaient
était la tante de son mari, venue de Hongrie en décembre.
Elle ne fut pas autorisée à y pénétrer, dit-elle, « mais j’ai pu
voir par une porte des corps empilés, peut-être une trentaine.
J’ai remarqué en particulier un cadavre dont les yeux
sortaient des orbites, sans doute à cause des rats grouillant
dans le block ».
Mary O’Shaughnessy se retrouva bientôt face à
Winkelmann. Les 1 500 malades et agonisantes de son
block avaient reçu l’ordre de se dénuder jusqu’à la taille et
de passer devant lui. Comme son bras artificiel était exposé,
elle pensa être sélectionnée maintenant, mais elle fut sauvée
à la dernière minute par sa Blockova, Ann Sheridan. Voyant
cette menace, après le comptage, Ann réussit à faire rentrer
Mary avec plusieurs autres qui la cachèrent sous un lit au
fond du block. « Cette sélection a eu lieu en trois temps, et
j’ai pu l’éviter à chaque fois grâce à Ann Seymour
Sheridan », note Mary O’Shaughnessy dans son témoignage
d’après-guerre.
À leur retour au camp principal, les rescapées du Camp
de jeunes furent pourchassées par Pflaum, le « marchand de
bestiaux », déterminé à les envoyer en camps satellites,
aussi proches de la mort fussent-elles. Neeltje Epker, la
sage-femme néerlandaise, calcula que 25 compatriotes, sur
les 79 survivantes du Camp de jeunes, furent transportées
dans un camp satellite ; dix-sept étaient si affaiblies qu’elles
sont mortes pendant le trajet.
Les rafles prenaient désormais un tour « tragi-comique »,
observe Maria Moldenhawer. « Pflaum voulait entrer
personnellement dans les blocks, regarder sous les lits et
grimper en haut des châlits, pendant que celles qui le
pouvaient se cachaient ; et Winkelmann entrait et regardait
les jambes des femmes. » Anna Hand, la secrétaire
autrichienne du camp, a vu Pflaum au bureau dans cette
période : il était « ivre en permanence ». Elle le regardait
parcourir le camp en bicyclette, les femmes se dispersant à
son approche.
Les SS ordinaires se faisaient bien plus rares. « Ils
n’étaient pas idiots », commente Violette Lecoq. « Ils
savaient que la fin était imminente. » Mais la « bande
spéciale » de Pflaum – des SS munis de revolvers et
cravaches – était toujours présente et faisait le tour des
blocks jour et nuit, détournant des colonnes entières de
femmes vers un camp satellite alors qu’elles se rendaient au
travail. Qu’elles y survivent ou non n’avait plus
d’importance du moment qu’on les sortait du camp. Les
ordres de Hitler avaient été réitérés auprès de Suhren :
aucune prisonnière ne devait tomber entre les mains des
Russes.
Avec la progression des fronts, le choix de camps
satellites où Suhren pouvait envoyer des femmes
s’amenuisait de jour en jour. Leur accès se réduisait au fur
et à mesure que l’Armée rouge avançait à l’est, les
Britanniques au nord-ouest et les Américains au sud-ouest.
Le 15 avril, Bergen-Belsen cessa d’être une destination
pour les évacuées de Ravensbrück, les Britanniques ayant
atteint le camp où ils découvrirent une horreur inimaginable.
Dans le même temps, les Américains installaient des têtes
de pont sur l’Elbe, et les attaques aériennes s’intensifiaient,
si bien que les prisonniers entassés dans les camions ou les
trains étaient presque certains d’être touchés. Même si les
femmes parvenaient vivantes dans un camp satellite, elles y
mouraient de faim puisque le ravitaillement était coupé. La
Polonaise Janina Habich, avec cent cinquante autres,
retourna au Camp de jeunes pour y creuser durant trois jours
une tranchée autour de Ravensbrück, avant d’être
embarquée en camion pour un trajet de deux jours, entre les
bombardements alliés et les mines sur la route de Berndorf.
Là, elles travaillèrent à deux cents mètres sous terre pour
fabriquer des pièces de fusées V2. « Début avril, cent
quarante d’entre nous y restèrent pendant dix jours, à ne
manger que des carottes et des navets pourris. »
Eva Fejer, l’adolescente hongroise, fut envoyée dans une
usine à la périphérie sud de Berlin. Quand elle fut
bombardée, les prisonnières durent la dégager, « mais nous
nous sommes cachées dans les latrines ». Là, elles surprirent
un échange entre SS se demandant s’il fallait tout faire
sauter, les prisonnières avec, mais ils les firent revenir à
Berlin. « Ils nous ont conduites dans le métro où nous
pouvions voir tous les noms de stations que nous
connaissions au travers de livres pour enfants, et les gardes
nous ont averties : “Restez avec nous ou vous serez
repérées.” Certaines se sont échappées, mais je n’ai pas osé.
J’ai pensé que si j’avais tenu jusqu’ici, je n’allais pas tout
compromettre maintenant. » Elles montèrent dans un train
pour Oranienburg, dans la banlieue nord de Berlin, puis
furent transférées au camp de concentration de
Sachsenhausen.
On nous a emmenées aux bains et on nous y a laissées toute nues. Je ne
sais pas combien de temps nous y sommes restées. Je me rappelle une
enfant qui commençait à hurler et que je n’ai jamais revue. Je me suis
assise, la tête dans les mains, me disant, quoi qu’il arrive, que cela vienne
vite, et le SS a ouvert la porte. Il a crié Raus, raus ! et on nous a fait
monter dans un camion pour prendre un vrai bain. Nous sommes montées
dans un autre camion puis avons été ramenées à Ravensbrück où nous
avons vu un grand désordre et des bris de meubles entassés et où on nous
a distribué des colis canadiens de cinq kilos.

Des femmes furent expédiées à Malchow, Barth et


Torgau, trois camps satellites situés au plus loin des fronts,
mais les camions partaient quand des prisonnières d’autres
camps, qui venaient d’être pris, arrivèrent à Ravensbrück.
Beaucoup se souviennent de leur retour en camion depuis
Rechlin, camp disciplinaire situé à cinquante kilomètres au
nord-ouest de Ravensbrück. La secrétaire Hermine Salvini
raconte :
Dans le camion étaient étendues des mortes, des agonisantes et des
vivantes, toutes mélangées. Elles furent déchargées, rechargées puis
repartirent. Cela s’est passé tard le soir. La cheminée du crématorium a
fumé toute la nuit. Le matin, quand j’ai fait les comptes, j’ai découvert
qu’elles étaient toutes mortes.

Les transports d’évacuation étaient devenus la nouvelle


façon de tuer. Les trains ne cessaient de se croiser, de
tourner en rond ou de faire marche arrière entre les camps et
leurs satellites toujours moins nombreux hors de portée des
Alliés. Arrivée de Budapest à Ravensbrück en voiture à
bestiaux au mois de décembre 1944, Isabelle Donner fut
ensuite transférée en train au camp de travail de Dachau en
février 1945. « Le train a été bombardé, et deux wagons ont
été décapités par une explosion : il y a eu quantité de
morts. » Le groupe dut descendre du train pour marcher vers
le nord et subit une attaque aérienne, mais continua sa
progression vers l’ouest, loin du front soviétique. La
Polonaise Helena Gaweda avait marché d’Auschwitz à
Ravensbrück en décembre 1944, avant d’être acheminée au
camp satellite de Malchow, au nord de Ravensbrück en
février 1945. En avril, elle fut évacuée par train à Leipzig,
au sud, puis dut continuer à pied devant la progression des
troupes américaines et russes.
Devant l’avancée des Britanniques, Krystyna Dąbrówska,
Varsovienne de dix-sept ans, fut évacuée d’un camp satellite
près de Hambourg et mise dans un train à destination de
Leipzig. Elle se retrouva dans une voiture à bestiaux
ouverte, à côté d’un wagon bourré de munitions.
Nous regardions voler les avions alliés et nous nous disions que nos
amis allaient nous voir dans ces wagons ouverts : les pilotes américains
ne vont pas larguer leurs bombes sur nous ! Mais ils l’ont fait. Notre train
a été bombardé tout comme le train de munitions. Il y avait trop de morts
pour qu’on puisse les compter. Je me souviens de femmes conscientes,
qui avaient perdu leurs jambes. Personne ne pouvait rien faire. Nous
avons tenté de fuir, mais on nous a rattrapées et conduites vers un autre
train6.

Rosza Nagy, sa petite sœur Marianne et leur mère Margit


avaient fait à pied presque toute la route de Budapest à
Ravensbrück en octobre 1944 et restèrent ensemble dans le
camp jusqu’en janvier 1945. Puis les deux filles furent
envoyées au camp satellite de Chemnitz, près de la frontière
tchèque.
« Quand maman nous a vues partir, elle n’a pas pleuré,
raconte Rosza. Elle a juste dit “Restez ensemble, mes filles,
et tout se passera bien7.” » À la mi-avril, elles furent placées
dans des wagons à bestiaux fermés à destination de
Mauthausen suivant un trajet passant juste entre les fronts
russe et américain.
« Il faisait noir et nous n’avions pas de nourriture. Nous
étions entassées à soixante par wagon, assises comme ça. »
Rosza plia les genoux sur sa poitrine.
Nous sommes restées tout le temps dans l’obscurité complète, mais je
tenais la main de ma sœur. Maman nous avait dit de ne jamais nous lâcher
la main. Puis certaines ont renoncé et se sont mises à mourir. Et nous
avons essayé de les empiler dans un coin du wagon. Le train roulait
quand nous avons entendu le canon. On s’est dit qu’ils devaient
bombarder Dresde, toute proche. Nous ne savions pas si c’étaient les
Russes ou non.

Après quelques jours, beaucoup baissèrent les bras, et


Rosza tenta d’encourager ses compagnes de voyage à tenir :
J’ai dit que nous allions rester en vie. Que nous serions bientôt libres.
J’ai essayé de leur parler pour leur donner des forces. Mais elles n’avaient
plus envie de vivre. Ma sœur a craqué. Elle n’avait que vingt ans et
n’était pas aussi forte que moi. J’étais sportive, faisais du vélo et jouais au
tennis. Ma sœur était violoncelliste, elle avait une belle voix ; dans le
train, elle a perdu toute son énergie.

Après une semaine dans l’obscurité du wagon, le train


commença à traverser la Tchécoslovaquie. Puis il ralentit et
s’arrêta. Les portes s’ouvrirent :
À l’extérieur, des gens étaient là pour nous aider. C’était la Croix-
Rouge tchèque, mais nous étions incapables de sortir. Nous avons fini par
descendre à quatre pattes, car nous ne tenions pas debout, et nous nous
sommes traînées dans un champ en mangeant de l’herbe. Les mortes
étaient dans le wagon derrière nous, et ils les ont sorties.
Ce fut un moment merveilleux parce que nous pouvions respirer. Le
soleil brillait d’un tel éclat qu’il nous éblouissait. C’était merveilleux de
voir la lumière. Quand ils ont ouvert la porte, c’était un vrai miracle.

Les femmes reçurent l’ordre de remonter, et le train roula


une semaine de plus. À l’arrivée à Mauthausen, plus de la
moitié des passagères étaient mortes. Les survivantes furent
conduites sous une tente. Marianne, la sœur de Rosza, y
mourut deux jours après.

À Ravensbrück, toutes savaient qu’on approchait du


dernier acte. Le 12 avril, les femmes de Siemens avaient été
confinées dans leurs baraquements. Le 14, l’usine était
vidée et les détenues regagnaient à pied le camp principal,
prêt à l’évacuation. Quant au matériel de Siemens, il fut
chargé sur des péniches et éloigné de la ligne de tir.
Certaines, au camp, espéraient encore que les Américains
seraient les premiers à atteindre Berlin et donc, peut-être,
Ravensbrück. Elles ne savaient pas que le 15 avril
Eisenhower avait dit à ses commandants sidérés, aux têtes
de pont sur l’Elbe, de tenir leurs positions. Contrairement à
toute attente, le commandant suprême allié avait décidé de
laisser les forces de Staline s’emparer seules de Berlin8.
À 3 heures du matin, le 16 avril, la dernière offensive
soviétique en direction de la capitale commença par une
attaque massive contre les « Portes de Berlin » – les
Hauteurs de Seelow, à quatre-vingts kilomètres à l’est –
avec une puissance de feu si extraordinaire que le
grondement s’entendit jusqu’à Ravensbrück. Ce matin-là,
les sélections pour les fourgons de gazage se poursuivirent,
et les « vieux rats » continuèrent comme d’habitude
d’inscrire les noms des détenues sur des listes de transport.
Deux jours plus tard, quand on apprit que la résistance
allemande avait cédé, ordre fut donné au Schreibstube de les
brûler.
De nouveaux ordres étaient tombés. Il fallait détruire les
preuves les plus compromettantes : les dossiers de détenues,
et avec eux toute trace des ordres donnés sur place. Les
prisonnières durent former une chaîne humaine depuis les
bureaux jusqu’au crématoire : les boîtes de documents
passaient de main en main pour finir dans le four.
La gardienne en charge de la bibliothèque, Irmgard
Schröers, brûla aussi tous les textes nazis. « Les temps ont
changé, expliqua-t-elle à son assistante polonaise, et les
Allemands vont devoir s’adapter aux autres. Vous allez être
libre, on va me mettre sous les verrous. C’est apparemment
comme ça que ça doit se passer. »
Le personnel de l’Effektenkammer reçut également
l’ordre de faire disparaître les preuves. Tous les objets de
valeur des détenues – alliances, photos, lettres,
soigneusement étiquetées et rangées sous clé depuis les
premiers jours du camp – furent chargés sur des camions et
envoyés ailleurs. Suhren révéla par la suite qu’ils furent
expédiés d’abord à la forteresse de Dömitz, sur l’Elbe, puis
devant la progression des Américains à nouveau déplacés et
« stockés au voisinage d’une auberge de jeunesse », même
si personne n’a jamais su s’ils y étaient arrivés et ce qu’ils
étaient devenus9.
Dans leurs blocks, les femmes de l’Armée rouge se
préparaient à l’arrivée des Soviétiques – établissant des
rapports sur le camp, dessinant des cartes de la région,
toutes choses qui pouvaient être utiles à leurs libérateurs. Le
frère d’Irma Dola, combattant dans l’armée de Rokossovski,
lui avait dit qu’ils seraient là dans quelques jours et qu’il
s’occuperait des SS. Antonina Nikiforova parlait de tourner
un film après la guerre.
Des récriminations éclatèrent. Certaines accusèrent
Elisabeth Thury, la chef de la police du camp, de lécher les
bottes des femmes de l’Armée rouge maintenant que la
victoire était acquise. D’autres détenues tenaient à l’œil les
Blockovas qui avaient été trop proches des SS et, au besoin,
les remettaient à leur place. Une nouvelle gardienne,
Zetterman, avait été transférée de Bergen-Belsen à
Ravensbrück peu avant l’arrivée des Britanniques. Elle
parcourait le camp avec un revolver, donnant coups de pied
et de poing, et menaçant les femmes de recourir aux
méthodes qu’elle employait à Bergen-Belsen. « Et que
ferez-vous quand vous perdrez la guerre ? » demandaient les
détenues. « Je saurais me suicider », répondait-elle en se
moquant pour reprendre ses bastonnades.
La plupart des gardiennes parlaient non pas de
vengeance, mais des moyens de rentrer chez elles. Les
havresacs étaient les articles les plus recherchés dans le
camp, et pour s’en procurer elles étaient prêtes à payer en
pain et pommes de terre les détenues qui s’en fabriquaient
pour elles. Elles se montraient aussi très empressées à
négocier le partage des colis de la Croix-Rouge. Alors que
la nourriture à la cantine du personnel était devenue chiche
ces derniers temps, dans les deuxième et troisième semaines
d’avril commencèrent à arriver des milliers de colis de
vivres de cinq kilos pleins à craquer de chocolat et de
confitures, de saucisson et de viande en conserve. Ces
paquets de la Croix-Rouge canadienne étaient destinés aux
Françaises, aux Juives et aux Polonaises.
Les SS s’étaient toujours permis de piller les colis des
détenues, mais cela semblait ne plus être le cas. Suhren se
mit soudain à vérifier les reçus, et une négociation
s’engagea entre détenues et SS pour le partage des colis. Par
exemple, si les Polonaises consentaient à signer un reçu,
elles en conserveraient un cinquième ; dans le cas contraire,
elles n’auraient rien. Elles en discutèrent plusieurs heures
puis refusèrent. Dans le même temps, parce que Suhren
essayait de les acheter, les lapins se virent proposer un colis
de cinq kilos chacune. Quand elles apprirent que leurs
compatriotes étaient flouées, elles déclinèrent. « Je m’assure
que les lapins touchent leurs colis, aurait dit Suhren, et voilà
comment on me remercie ! » Le contenu des colis n’en
parvint pas moins à certaines. « Nous avons même récupéré
les cigarettes que les SS avaient volées dans les colis. Tout
le monde se promenait sur la Lagerstrasse en envoyant des
bouffées de fumée », se souvient Zofia Sokulska10.
Le 10 avril, Marie-Claude Vaillant-Couturier rapporta
dans son journal une conversation surprise entre
l’Oberschwester et une infirmière à propos du beurre et du
chocolat volés dans les paquets des détenues. Le 17, elle
nota que Dorothea Binz s’inquiéta de la mauvaise santé
d’une détenue juive et en demanda la raison à la Stubova :
« Parce qu’elle revient du Jugendlager et qu’elle travaille
tous les jours au sable. » Binz : « Mais c’est un scandale de
faire travailler une femme dans un état pareil ! À partir de
demain, cette femme doit rester au block. » Et Marie-Claude
de conclure : « C’est incroyable ce que l’avance du front
peut faire changer les gens11. »
Des camions revenaient encore des camps satellites
chargés de détenues épuisées et de corps à brûler. La rumeur
courut alors que des charges avaient été placées dans tout le
camp. On entendait déjà des explosions à proximité : les SS
faisaient sauter les installations de la région. Les effectifs
sur la Lagerstrasse étaient de plus en plus clairsemés. Le
15 avril, Suhren convoqua Gemma La Guardia Gluck et lui
annonça sa libération. Le 19, un groupe de 50 prisonnières
furent raflées pour être exécutées. Hermine Salvini, la
secrétaire chargée de remplir les formulaires, se souvient
que presque toutes étaient des Allemandes, « asociales » et
« criminelles », ou des Russes. « L’une d’elles, atteinte du
typhus, fut sortie du Revier sur un brancard. La majorité de
ces détenues étaient au camp depuis plusieurs années12. »
Peu après, Hermine et 500 Allemandes privilégiées
franchissaient les portes, retrouvant la liberté. Grete Buber-
Neumann était des leurs. Avant de partir, elle donna à son
amie Germaine Tillion une liste des mortes et lui demanda
de la remettre aux Alliés si elle sortait. Germaine et son
amie Anise étant « NN », elles n’étaient pas du convoi des
299 Françaises emmenées en Suisse. Grete n’en espérait pas
moins qu’elles sortiraient ; par ses contacts aux bureaux,
elle avait entendu dire que d’autres bus de la Croix-Rouge
étaient en route. On racontait aussi dans les bureaux qu’un
jeune officier allemand était entré dans le camp et qu’une
dispute avait éclaté avec le commandant en présence des
gardiennes.

L’officier aperçu auprès de Suhren était Franz Göring,


l’homme de Walter Schellenberg. Il était l’un des quatre du
cercle de Himmler qui, dans la nuit du 21 avril, avaient été
informés de la troisième rencontre secrète entre le comte
Bernadotte et Himmler : ce dernier avait alors accepté de
remettre à la Croix-Rouge suédoise des milliers de femmes
de Ravensbrück. Juste après, Göring fut chargé de
demander à Suhren d’organiser la libération. Suhren refusa.
Cette dernière rencontre avait eu lieu après la reprise des
contacts diplomatiques entre responsables suédois et
collaborateurs de Himmler. Celui-ci affichait une loyauté
absolue envers Hitler, mais son entourage espérait qu’en ces
derniers jours il finirait par rompre. Dans cette optique,
Schellenberg avait désespérément tenté de maintenir les
communications ouvertes avec l’Ouest, expliquant de
nouveau aux Suédois que le Reichsführer SS serait bientôt
prêt à négocier une paix séparée. Il essaya aussi de les
intéresser en faisant entrevoir de nouvelles concessions à
propos des prisonniers.
Pendant ce temps, Felix Kersten racontait la même
histoire à ses contacts de Stockholm. Il se vantait d’avoir
obtenu de Himmler l’assurance écrite qu’il arrêterait toutes
les évacuations et les marches de la mort. Désormais, aurait-
il promis à son masseur, les détenus resteraient sur place en
attendant que les Alliés se chargent de les « évacuer dans
l’ordre13 ». Il alla encore plus loin : Himmler était même
prêt à aider les Juifs. Kersten fit une proposition stupéfiante.
Il suggéra aux Suédois d’organiser une rencontre entre le
Reichsführer et un haut représentant juif pour discuter de
leur libération.
Si Kersten prétendit par la suite que l’idée de cette
rencontre était de lui, les Suédois saisirent parfaitement
qu’il n’aurait pu la suggérer sans une consigne claire de
Himmler. Stockholm la prit donc d’emblée très au sérieux.
Dans toute cette affaire, le mobile de Himmler était
comme toujours très clair : alors que le Troisième Reich
s’écroulait, il s’accrochait encore à l’espoir insensé que les
Alliés pourraient voir en lui un homme avec qui traiter, une
fois Hitler disparu. En cette onzième heure, il avait
beaucoup à perdre, mais il imaginait encore avoir quelque
chose à gagner en faisant davantage de concessions. Il
s’efforçait plus que jamais d’apparaître comme un homme
de raison, au point même de proposer de négocier avec un
représentant de la « race » qu’il avait essayé d’exterminer.
Le bruit de ces ouvertures s’était répandu rapidement de
Stockholm aux dirigeants juifs à l’étranger, qui ne cessaient
de presser la Suède de saisir chaque occasion de faire sortir
plus de prisonniers. La route du sud, de la Suisse à
Ravensbrück, était désormais coupée, empêchant les Suisses
de revenir. Les Français poussèrent d’autant plus vivement
les Suédois à agir, surtout après les scènes d’horreur
découvertes à Bergen-Belsen. Les descriptions des mortes –
pour beaucoup, des femmes venues de Ravensbrück –
comptent parmi les plus bouleversantes. Un médecin
militaire britannique avait vu « les corps dévêtus des
femmes empilés sur soixante à quatre-vingts mètres pour
trente de largeur et un mètre vingt de hauteur, tout cela sous
les yeux des enfants. Les morts débordaient des caniveaux
où des hommes étaient venus mourir. On y mourait par
milliers du typhus, de la tuberculose et de la dysenterie ».
On fit également état de cannibalisme. « Des corps
décharnés, étaient arrachés le foie, les reins et le cœur. »
Ces dernières horreurs avaient été pour les dirigeants
alliés un choc terrible. On estimait à au moins un million le
nombre de prisonniers encore vivants dans les camps de
concentration hitlériens en avril 1945, tous menacés d’être
massacrés dans les derniers jours, et la plupart mourant dans
les conditions atroces que l’on connaissait déjà par Bergen-
Belsen et Buchenwald. Néanmoins, en dehors des missions
limitées confiées à des commandos14, on n’envisagea
aucune véritable initiative pour sauver ou protéger ceux qui
restaient. Le risque était trop grand pour les soldats alliés,
et, militairement, un sauvetage semblait impossible.
Eisenhower ayant décidé de garder ses forces sur l’Elbe –
essentiellement pour ne pas engager de soldats américains
dans l’ultime bataille –, les camps restaient hors d’atteinte
des opérations aéroportées.
Même après Bergen-Belsen, les Alliés ne voulurent pas
aider Bernadotte et persistèrent à refuser de garantir le
passage des Bus blancs15. Cette politique de non-
intervention vis-à-vis de Stockholm était en partie liée à la
crainte que Staline ne soupçonne un coup monté s’il
apprenait que les Alliés traitaient avec les Suédois. Mais
l’essentiel était pour eux de rester concentrés sur la victoire.
Lors de sa dernière visite, Bernadotte avait été lui-même la
cible d’avions alliés et avait dû plonger dans un fossé. Sur le
terrain, la situation des Bus blancs était maintenant
doublement dangereuse, car les Allemands s’étaient mis à
camoufler leurs véhicules avec de la peinture blanche et des
croix rouges. Un avion de chasse britannique avait mitraillé
un Bus blanc, tuant un Suédois et un Danois. Les Suédois
protestant auprès des Alliés, Londres répondit que ces morts
étaient « malheureuses », mais que les avions volant à
640 kilomètres à l’heure ne pouvaient voir les symboles de
la Croix-Rouge. « Il est clair que les Suédois ne
comprennent rien à la guerre moderne16. »
Le gouvernement suédois ne renonça pas pour autant. Si,
dans ce chaos croissant, les Allemands offraient de libérer
d’autres prisonniers, il fallait saisir l’occasion, et nul n’était
mieux placé que Bernadotte. Stockholm convint donc d’une
double stratégie : d’abord, donner suite au projet avancé par
Kersten d’une rencontre entre Himmler et un dirigeant juif ;
et ensuite, charger Bernadotte de retrouver Himmler dans
les décombres brûlants de Berlin.
D’après les Mémoires de Bernadotte, il quitta alors
Stockholm dans l’idée, pour la première fois depuis le début
de sa mission, de pousser Himmler à libérer des non-
Scandinaves, y compris des Juifs. La manière dont les
Suédois définirent les priorités de cette mission ne ressort
clairement ni de leurs archives ni des souvenirs du comte.
Nous savons toutefois que des organisations juives,
françaises ou autres, les avaient pressés d’amplifier leur
action.
Bernadotte traversait un pays en pleine tourmente, où les
communications étaient largement rompues et où la
situation sur le terrain changeait d’heure en heure. Dans ce
chaos, il était clair à ses yeux que, nonobstant les
instructions reçues, le seul objectif réaliste était de retrouver
Himmler et de jouer son va-tout pour obtenir le plus de
détenus possible. Les Russes étaient encore à plusieurs jours
de Berlin et ce serait certainement sa dernière rencontre
avec le Reichsführer SS.
Atterrir dans la capitale allemande étant déjà presque
impossible, Bernadotte prit un train de nuit pour Malmö,
puis le ferry de Copenhague, avant de rejoindre la base de la
Croix-Rouge suédoise à la frontière germano-danoise.
Faisant le point avec les chefs de sa mission des Bus blancs,
il apprit que toutes les liaisons vers le sud de l’Allemagne
étaient déjà coupées. Le 15 avril, lors de leur dernier voyage
au sud, à Theresienstadt, les bus suédois avaient récupéré
450 Juifs danois, mais ils n’étaient pas sûrs de pouvoir
revenir tant les fronts se refermaient rapidement. Les 4 200
Scandinaves sauvés au cours des six dernières semaines
devaient tous être transportés à la frontière danoise par une
armada de véhicules envoyés par Copenhague « comme à
Dunkerque », composée de quatre-vingt-quatorze bus,
d’ambulances, de motos, de camions et même d’une dizaine
de camions de poissonnier. L’évacuation terminée, les
Suédois comptaient plier bagage et rentrer, car la possibilité
d’autres sauvetages paraissait mince. Même la route de l’est
vers Ravensbrück ne resterait pas ouverte longtemps.
Bernadotte partit aussitôt pour Berlin, où il arriva de
bonne heure le 20 avril. Profitant d’une accalmie des
bombardements, il rejoignit la légation suédoise à travers
une ville fumante et silencieuse. À l’abri dans les caves de
la légation, il prit contact avec Schellenberg et demanda un
rendez-vous d’urgence avec Himmler, mais ce dernier était
injoignable. Il se trouvait en fait dans le bunker du Führer
où il était venu fêter son anniversaire en même temps que
Hermann Göring, Goebbels et d’autres membres du cercle
rapproché. Bernadotte attendit. Les raids aériens reprirent.
L’anniversaire fut suivi d’une discussion sur ce qu’il
faudrait faire une fois coupées les routes du sud, ce qui
pouvait survenir à tout moment. Son entourage suggéra à
Hitler de partir tant que c’était encore possible, mais il
refusa.
Alors qu’il attendait, Bernadotte reçut un nouveau
message de Schellenberg : Himmler le verrait cette nuit à
Hohenlychen. Il prit la route dans une voiture de la légation.
Le voyage fut ralenti par l’afflux de réfugiés se dirigeant
vers l’ouest.
Deux heures plus tard, Bernadotte passa de nouveau tout
près de Ravensbrück. Avec les canons russes maintenant
clairement audibles et les batteries de Katioucha qui
illuminaient le ciel à l’est, il dut se dire que le camp pour
femmes était plus vulnérable que jamais. Les concessions
qu’il voulait obtenir de Himmler devaient porter sur
Ravensbrück, quasiment le seul camp que pussent
désormais atteindre les Bus blancs. Plus au sud, ce sont les
Suisses qui devraient s’occuper des sauvetages à
Mauthausen ou Theresienstadt.
Mais il est difficile de dire ce que Bernadotte pensait
pouvoir obtenir maintenant qu’il était en route pour
rencontrer une troisième fois Himmler, car son propre
témoignage est contradictoire. Qu’au cours de sa halte à la
frontière danoise il ait autorisé plusieurs convois de Bus
blancs à rentrer au pays laisse penser qu’il n’en attendait pas
grand-chose. Il dit par la suite avoir pressenti quelque chose
d’important, « mais il était encore loin du compte ».
À Hohenlychen, toujours pas de Himmler. C’est Karl
Gebhardt qui, une fois encore, accueillit Bernadotte. Les
deux hommes dînèrent : un repas parfaitement convivial,
notera plus tard Bernadotte, ce qui laisse penser qu’au
moment où il écrivait – un mois après la guerre – il ne
soupçonnait pas les crimes de Gebhardt. Himmler tardant, il
lui fit faire ensuite le tour de la clinique, désormais pleine à
craquer de soldats allemands blessés du front est : le
professeur le « pria d’assister à plusieurs opérations17 ».
Arriva alors un message annonçant un nouveau retard de
Himmler : il ne serait pas là avant 6 heures du matin. Sous
les raids aériens, Bernadotte alla se coucher.

Après l’anniversaire du Führer et avant de rejoindre


Bernadotte à Hohenlychen, Himmler avait décidé de passer
par la propriété voisine de Gut Hartzwalde, dont il avait fait
cadeau à son masseur. Felix Kersten attendait lui aussi le
Reichsführer pour lui présenter un autre contact possible
avec les Occidentaux : le Juif allemand Norbert Masur,
représentant en Suède du Congrès juif mondial.
Dans les tout derniers jours, les négociations parallèles
menées par le truchement de Kersten avaient porté leurs
fruits. Himmler avait donné à ce dernier son feu vert pour
organiser à Gut Hartzwalde une rencontre avec un
interlocuteur juif, dont le Reichsführer SS garantissait la
sécurité personnelle tant qu’il serait en Allemagne. Il avait
même convaincu Kersten qu’il était « prêt à enterrer la
hache de guerre avec les Juifs18 ».
En attendant Himmler, Masur échangea avec
Schellenberg et d’autres membres de l’entourage de
Himmler, et trouva ces « messieurs », comme il dit,
« courtois et serviables » ; il fut notamment impressionné
par Franz Göring, l’assistant de Schellenberg, qu’il jugea
« très efficace ». Masur acquit la certitude que les hommes
de Himmler feraient leur possible pour qu’un accord
aboutisse : « Nous sommes convaincus, écrit-il, qu’ils ne
suivraient pas Himmler s’il ordonnait de nouveaux actes de
violence. Ils déclarent comprendre parfaitement que toute
brutalité – même contre les Juifs – est un crime contre
l’Allemagne future. » C’étaient des « jeunes hommes qui
avaient envie de vivre » et qui se conduiraient en
conséquence19. Ces commentaires sur le vif figurent dans le
compte rendu qu’il écrivit le lendemain même pour le
gouvernement suédois.
Himmler arriva à 2 heures du matin, « dans un uniforme
immaculé et étalant ses décorations ». Il était « posé et
maître de lui ». Masur fut soulagé d’être accueilli par un
Guten Tag, plutôt qu’un Heil Hitler !. Le petit groupe
s’installa pour prendre le thé avec des biscuits apportés de
Suède.
Himmler se lança alors dans un long monologue,
retraçant l’histoire de l’Allemagne et se justifiant d’avoir
« chassé les Juifs » mais, apparemment, sans évoquer
l’extermination. Le moment venu, il dénonça les
« mensonges » au sujet de Bergen-Belsen. La presse
étrangère avait « médit » : les crématoriums de Belsen
étaient destinés à combattre l’épidémie, non pas à tuer en
masse.
Masur profita de ce moment pour lui remettre une liste de
noms de prisonniers dont des familles juives importantes
réclamaient la libération, mais qui, il devait le savoir, étaient
très certainement morts ou seraient introuvables dans le
chaos des camps. Il demanda l’arrêt des évacuations et un
meilleur traitement pour les Juifs restant dans les camps. Il
n’y aurait « plus de Juifs exécutés » et les « évacuations
s’arrêteraient », répondit Himmler.
Le Reichsführer SS fit alors une offre plus précise que
personne n’attendait : il proposa de libérer un millier de
Juives de Ravensbrück, « sous réserve que la Croix-Rouge
aille les chercher immédiatement ». Masur fut interloqué.
Naturellement « on ne pouvait en aucun cas se fier à la
parole de Himmler », écrivit-il dans son rapport du
lendemain. Il avait aussi conscience qu’un « ordre de
massacrer tous les Juifs pouvait être donné à la dernière
minute ». Et d’ajouter : « Le danger est bien moindre pour
les non-Juifs, et il n’est guère probable qu’un dirigeant nazi
oserait donner l’ordre de massacrer des non-Juifs
appartenant à l’un des pays ennemis de l’Allemagne. »
Masur croyait que Himmler « v[oulait] réellement faire
quelque chose au dernier moment, et […] donc qu’il
donnera[it] les ordres promis ». Quant à l’offre d’épargner
1 000 Juives de Ravensbrück, il avait une raison particulière
de penser que cela se ferait, car l’« efficace » Franz Göring
lui en avait donné l’assurance. Il « prenait déjà des
dispositions à cet effet », et les femmes pourraient arriver en
Suède dans les trois jours.
Himmler quitta Gut Hartzwalde juste avant l’aube et
demanda à son chauffeur de le conduire à Hohenlychen, où,
à six heures du matin il prit son petit déjeuner avec
Bernadotte. Il lui parut « las et sans forces », mais agité et
ne cessait de se tapoter les dents de devant – signe évident
qu’il était à cran, expliqua Schellenberg20.
Une fois de plus, la discussion tourna autour de la
libération des détenus. Bernadotte chercha d’abord à obtenir
de nouvelles concessions à propos des Scandinaves, puis il
fut de nouveau question de Ravensbrück. Bernadotte
demanda la libération des Françaises : Himmler accepta
aussitôt et lui dit qu’il pouvait prendre « les femmes de
toutes nationalités21 ».
Son offre allait bien plus loin que celle faite quelques
heures plus tôt à Masur. Il n’avait qu’à envoyer ses Bus
blancs récupérer toutes les détenues de Ravensbrück, juives
ou non. Tout cela était possible, ajouta Himmler, pour la
simple raison que « ce camp devait être évacué dans un
proche avenir22 ».
Himmler se retira, et Bernadotte se rendit au QG de sa
mission, à Friedrichsruh, pour essayer de rattraper les Bus
blancs. La mission suédoise était sur le point de conduire la
plus grande opération de sauvetage de détenus de la
Seconde Guerre mondiale.
40
Bus blancs
C’est Franz Göring, non pas Bernadotte, qui fit passer le
message aux chauffeurs suédois. Il avait averti les hommes
de la Gestapo à bord des bus juste avant qu’ils ne passent la
frontière danoise, leur ordonnant de faire demi-tour et
d’aller à Ravensbrück parce qu’il y avait encore du travail à
faire. Göring lui-même quitta Berlin pour se rendre au
camp. Selon son propre récit, fait aux services secrets
britanniques après la guerre, il partit « à la dernière
minute », le soir du 21 avril, devant la progression des
Russes. Il roulait vers le nord quand il reçut de nouvelles
instructions de Schellenberg : sitôt arrivé à Ravensbrück, il
devait « informer le commandant du camp de la décision de
Himmler et préparer le déplacement des femmes » : « Les
transferts devaient continuer sur la plus grande échelle,
même en cas de contrordres. » Il découvrit que Suhren
suivait plutôt les ordres de Hitler. Le 22 avril, aux alentours
de midi, Göring franchit les portes de Ravensbrück1.
Aussitôt s’engagea une « très longue » discussion au
cours de laquelle Suhren montra une « attitude négative au
sujet de la libération des détenues » et refusa même de lui
dire combien de femmes restaient dans le camp, affirmant
avoir « détruit les documents et les registres sur ordres du
Führer ».
Les Allemandes, ainsi que les Italiennes, les Russes et les
autres Européennes de l’Est n’étant pas concernées par
l’opération suédoise, Göring n’avait pas à s’en occuper.
Mais pour préparer les transports il avait besoin de savoir le
nombre précis de détenues de l’Ouest. Suhren ne voulait
rien dire. Le commandant resta « vague » et « esquiva le
sujet », puis finit par déclarer qu’il y avait autour de 9 000
Polonaises, 1 500 Françaises, Belges et Néerlandaises et
environ 3 000 « Juives » – tout en sachant qu’il y en avait
bien plus.
Interrogé au sujet de deux Françaises, Mme Buteau et
Mme del Marmol, qui figuraient sur la liste des Juives de
Masur, Suhren se montra très évasif. « Quand je lui ai
expliqué que Himmler s’intéressait particulièrement à elles,
et avait déjà ordonné leur libération, il parut très mal à l’aise
puis, une demi-heure plus tard, me dit qu’elles étaient
mortes dans le camp quelques semaines auparavant. »
Göring essaya de prendre les dispositions nécessaires pour
le sauvetage, mais le commandant refusa de coopérer.
Quand Göring demanda pourquoi, il répondit qu’il suivait
les ordres du Führer : ne pas laisser les femmes quitter le
camp.
Exaspéré, Göring réussit à joindre Rudolf Brandt, le
secrétaire personnel de Himmler, pour demander à ce
dernier d’intervenir. Brandt rappela un peu plus tard,
expliquant à Suhren que l’ordre de Himmler était de libérer
les prisonnières. Le commandant se tourna vers Göring : « Il
me confia, entre nous, qu’il ne savait plus où il en était,
puisqu’il avait reçu l’ordre exprès du Führer, via
Kaltenbrunner, de garder les détenues dans le camp et de les
liquider toutes à l’approche des troupes ennemies2. »
Suhren était « terriblement embarrassé ». Il lui confia,
« entre autres choses », qu’il avait un autre dilemme. Dans
le camp, se trouvait un groupe spécial de détenues qu’il
avait ordre de tuer. Ces femmes – 54 Polonaises et 17
Françaises – avaient subi des « expériences ». Il faisait
allusion aux lapins, et l’on ne sait pourquoi à ces Françaises.
Karl Gebhardt avait ordonné le meurtre des lapins quelques
semaines plus tôt, mais Suhren n’avait pas encore obéi.
Göring demanda de quelle sorte d’expériences il s’agissait,
et Suhren lui expliqua qu’elles avaient subi des expériences
sur les os et les muscles et reçu des injections de bactéries.
Göring assura plus tard avoir eu du mal à le croire. « Sur
ce, en guise de preuve, on a fait venir deux femmes. »
Voyant Jadwiga Kamińska et Zofia Baj avec leurs jambes
recousues, il dit à Suhren qu’il ne devait en aucun cas les
tuer « avant de connaître la décision de Himmler ». Göring
prétendit ensuite avoir ignoré que c’était le Reichsführer SS
qui avait ordonné ces expériences.
Quoi qu’il en soit, après avoir vu les femmes, il rappela le
cabinet de Himmler pour obtenir une décision officielle :
« Surtout ne pas liquider ces femmes, parce que d’autres,
déjà libérées, avaient connaissance de ces expériences. » Et,
par conséquent, le monde était au courant. Göring le savait
par Jadwiga, qui le lui avait lancé à la figure.
Jadwiga et Zofia donnèrent plus tard aux autres lapins
leur version de cette curieuse rencontre. Entrant dans le
bureau de Suhren, raconte Wanda Wojtasik,
elles virent un inconnu en civil avec une sacoche pleine de documents.
Le commandant lui chuchota quelque chose et, désignant leurs jambes,
dit que ces deux femmes n’allaient pas trop mal, mais que les autres
étaient dans un très sale état. L’inconnu ne dit pas un mot.
Puis Jadwiga, dont le courage confinait souvent à la témérité, prit la
parole. Elle dit que le monde entier était au courant de ces expériences et
rappela au commandant les colis […] destinés aux seules victimes des
expériences ainsi que la bénédiction du pape. Et, pour finir, elle osa dire
que la guerre était pratiquement terminée, et que s’il les exécutait
maintenant les conséquences seraient catastrophiques pour eux3.

Suhren parut à nouveau très mal à l’aise et marmonna


quelque chose au sujet d’« ordres de Berlin » et d’un
« accord à trouver », puis les congédia.
Peu après, croisant Jadwiga dans la Lagerstrasse, il
donna sa « parole d’honneur » qu’il ne leur arriverait rien.
« Pour une fois, nous l’avons cru », et les lapins
« commencèrent à sortir de leurs trous4 ».
En fait la demande de Göring avait été entendue, et
Himmler avait abrogé l’ordre d’exécution. Les lapins
polonais, autrefois chair livrée aux médecins-bouchers de
Himmler, devenaient soudain un précieux appât pour
l’Ouest.
Apprenant que de nouveaux Bus blancs étaient en route,
les femmes sortaient un peu partout de leurs cachettes. Au
moment même où Göring parlait à Suhren, un convoi de 15
ambulances danoises – les Danois avaient proposé de
renforcer la mission – se présenta aux portes de
Ravensbrück. Les ambulances pouvaient charger tout au
plus 115 femmes, et Hans Arnoldssen, le médecin suédois
responsable du convoi, avait reçu pour consigne d’emporter
d’abord les malades puis de revenir chercher les autres. À la
surprise générale, cependant, Suhren sortit de son bureau et
dit à Arnoldssen qu’il pouvait embarquer toutes les détenues
de l’Ouest – soit 15 000 femmes – et les emporter « tout de
suite ».
Au fil de sa conversation avec Göring, Suhren avait
manifestement changé d’avis, sans doute parce qu’il avait
appris que l’Armée rouge encerclait déjà la capitale. Les
Suédois ne savaient trop que faire, manquant de moyens
pour emporter tant de femmes. Göring assura avoir essayé
de réquisitionner un train, mais personne ne crut qu’il y
réussirait. De toute façon, prévint, Suhren, les Russes
avaient déjà coupé la route de Berlin et pouvaient arriver au
camp « dans quelques heures ».
Pour l’instant, Arnoldssen ne pouvait que charger les
quinze ambulances en réclamant d’abord les malades. Sitôt
que le convoi entra dans le camp, les femmes prirent
d’assaut les véhicules dans l’anarchie la plus complète.
« Elles étaient grises, maigres et fatiguées, remarqua-t-il,
mais la plupart au moins pouvaient marcher. »
La rumeur que les malades seraient les premières à partir
suscita la peur dans le Block 10, parce qu’en général c’était
synonyme de gazage. Le matin où arrivèrent les
ambulances, la Blockova Erika Buchmann reçut une liste de
24 noms, tous parmi les plus malades, et dut les faire sortir.
Au lieu de quoi elle en cacha autant qu’elle put partout dans
le block ou déclara qu’elles étaient mortes, ce qui réduisit la
liste à 17.
Les 17 furent conduites à l’administration, où on leur dit
d’attendre. C’était si inhabituel qu’Erika se prit à espérer
qu’elles pourraient bien être sauvées, d’autant qu’elle vit
alors les malades des blocks ordinaires du Revier emmenées
aux ambulances. Cependant, quand les dernières
ambulances partirent, les dix-sept du Block 10 restèrent.
Peu après, elles retournèrent à leur block.
Elles sont revenues gelées et trempées de pluie, mais au moins sont-
elles revenues. Tout le block espérait maintenant que c’était le signe
qu’on allait réellement les laisser rentrer chez elles la prochaine fois. Les
femmes ont fini par s’en persuader. Toute la nuit, les malades oscillèrent
entre le plus grand espoir et la plus grande peur, et nous avec. Nous
comprenions toutes désormais que le camp devait être évacué avant
l’arrivée de l’Armée rouge. Certains Allemands étaient déjà partis à pied.
La Croix-Rouge suédoise avait déjà emporté une partie des malades.
Emporterait-elle les nôtres ?

Le lendemain 23 avril, à l’aube, d’autres prisonnières


furent préparées au prochain transport suédois, et les mêmes
dix-sept se retrouvèrent dans les bureaux. Après avoir passé
la nuit précédente dans le froid, la plupart étaient
maintenant aux portes de la mort, note Erika, mais pas
toutes. Edith Glodschey, Allemande de Königsberg, était
une des plus robustes : « À chaque fois qu’elle a craché le
sang, elle s’est rétablie. » Pfaus, une Tzigane allemande,
avait un pneumothorax mais, sinon, allait assez bien.
L’Allemande Marta Meseberg était en bon état « et n’était
avec nous que depuis deux jours ». Silvie Cernetic,
partisane yougoslave, était également « forte et bien
portante ».
Quand le groupe quitta le block pour la seconde fois,
l’infirmière détenue Nadja Bunjac les accompagna – ce qui
était également un signe d’espoir. Elles partirent à l’aube.
Trois heures plus tard, Nadja revint, seule. Elle pleurait de
désespoir.
Elle nous a raconté qu’elle avait dû attendre tout ce temps-là avec les
malades devant l’administration dans un froid terrible. Les femmes
étaient couchées sur le sol dans leurs vêtements légers. Il pleuvait. Elles
étaient dans le pire état que vous pouvez imaginer. Quand le camion finit
par arriver, les SS ne firent aucun effort pour cacher qu’ils allaient toutes
les tuer. Nadja reçut l’ordre de les porter une par une dans ses bras
jusqu’au camion. Les gardes lui dirent de les traîner par terre, ce serait
plus facile. Quand, hors d’elle, elle cria, « Ce sont des êtres humains, des
êtres humains malades », les gardes se contentèrent de rire.

Erika s’en voulait d’avoir pu croire que les femmes du


Block 10 ou d’un autre block de malades seraient sauvées.
Marie-Claude Vaillant-Couturier nota dans son journal :
« 22 avril : Au Revier, on inscrit les Françaises malades
pour un transport de la Croix-Rouge et les tuberculeuses
pour les gaz (16 femmes ont été prises au Block 105. »
Marie-Claude en compta 16, plutôt que 17 comme Erika,
parce qu’une d’elles était morte avant le passage du camion
de gazage.
Comme prévu, les quinze ambulances furent rapidement
suivies d’un second convoi, plus imposant. Ayant conduit
les ambulances en sûreté à Lübeck – nouvelle base
suédoise –, Hans Arnoldssen avait téléphoné à Bernadotte,
réclamant d’urgence plus de véhicules et l’avertissant que le
temps était compté. Constitué à la hâte, un convoi de
camions et de bus partit à l’aube. L’urgence était d’autant
plus grande qu’on venait d’apprendre le début de
l’évacuation de Sachsenhausen, à la périphérie nord de
Berlin. Himmler avait donc menti en promettant d’arrêter
les évacuations6.
Comme il l’avait fait en janvier, quand commença la
marche de la mort d’Auschwitz, Rudolf Höss alla jeter un
coup d’œil aux « hordes faméliques » qui sortaient
péniblement de Sachsenhausen et de Ravensbrück dans une
nouvelle « folle évacuation », écrit-il dans ses Mémoires.
Les 40 000 détenus durent se traîner sur cent
soixante kilomètres à l’Ouest, sans autre perspective que la
faim et la mort. « Heureusement, le temps était alors plus
chaud et plus sec », mais les prisonniers étaient
constamment menacés par les avions alliés qui volaient en
basse altitude et mitraillaient la route7. Dans cette marche
de la mort, se trouvaient de deux à trois mille femmes
envoyées au camp dans les dernières semaines – dont
beaucoup de Ravensbrück.
Pour empêcher une semblable marche de la mort depuis
Ravensbrück, un délégué du CICR fut chargé de se rendre
au camp et de demander officiellement qu’il soit placé sous
l’autorité de la Croix-Rouge internationale. Mais il fut
retardé8. Au nord de Berlin, sa voiture fut submergée par un
torrent de réfugiés, de camions, de bicyclettes, d’animaux et
de canons de campagne fuyant les Russes, l’obligeant à
faire demi-tour pour chercher un autre chemin. Il savait
toutefois que c’était probablement trop tard.

Au camp, les femmes attendaient d’autres Bus blancs


suédois. La Néerlandaise Jean Bommezijn de Rochement
avait passé des semaines cachée dans un grenier pour éviter
la chambre à gaz. Elle avait maintenant assez confiance
pour sortir. Elle écrivit dans son journal :
La Croix-Rouge vient nous chercher. Les quelques Hollandaises et
Françaises qui restent sont tout excitées. Mais je n’en suis plus à croire
ces rumeurs. Je suis plus encline à en croire une autre, à savoir qu’ils vont
toutes nous exécuter et que le camp est encerclé par les Alliés si bien que
le ravitaillement est sur le point d’être interrompu. Si c’est vrai, nous ne
pouvons rien faire9.

Dans tout le camp, le personnel SS était plus affairé que


jamais, nettoyant, rangeant, balayant, peignant et brûlant, en
prévision de l’arrivée de l’Armée rouge. Tout devait paraître
normal. Les corps furent retirés des salles d’eau, de la
morgue et des tas autour du camp pour les brûler dans des
fosses car le crématorium était trop lent. Au Block 10, alors
qu’on sélectionnait les détenues pour le gazage, les gardes
colmataient les vitres brisées qui, tout l’hiver, avaient
contribué à tuer les malades en laissant entrer vent, pluie et
neige.
Au bunker, on démonta et brûla le chevalet. Devenues
inutiles, les otages des cellules privilégiées furent exécutées.
Odette Sansom (alias Churchill) était encore dans sa cellule
quand elle vit emmener les autres, sachant que ce serait
bientôt son tour. Apparemment, il n’était pas question que
les Suédois sauvent des Britanniques : aucun nom de celles-
ci ne figurait sur leurs listes. Mary Lindell prit sur elle d’en
découvrir les raisons. Dressant sa propre liste de
Britanniques, elle alla demander à Suhren si elles feraient
partie des transports de sauvetage.
Suhren se tourna vers Binz et dit d’un ton las : « Die
Engländerin ! Malgré son séjour ici, elle est toujours aussi
arrogante qu’à son arrivée.
— De quel droit nous retenez-vous encore ici ? demanda
Mary.
— Vous avez bien conscience que je peux encore vous
faire exécuter ? » répondit Suhren, mais avant qu’elle ne
quitte la pièce il changea de ton et lui demanda sa liste. Il lui
dit que toutes les femmes devraient se ranger devant le
bureau de Pflaum le lendemain matin et qu’il veillerait à ce
qu’elles reçoivent des laissez-passer10. Mary rapporta la
conversation à Yvonne Baseden. Encore au Revier, terrassée
par la tuberculose, elle était bien trop faible pour
s’interroger sur le sens de l’offre de Suhren. « À cette date,
je m’étais faite à l’idée que j’allais probablement mourir. »
Quelques heures après sa conversation avec Suhren, la
chef de la police du camp, Elisabeth Thury, alla au Revier
prévenir Mary que Suhren avait en fait l’intention de tuer
les Britanniques. Si elle les emmenait le lendemain au
bureau de Pflaum, comme l’avait suggéré Suhren, elles
seraient exécutées. Elle tenait l’information de l’Alsacienne
Micky Poirier, qui travaillait au bureau de Pflaum. Thury
conseilla plutôt à Mary d’affronter de nouveau le
commandant. Elle n’avait rien à perdre et Suhren, comme
tous maintenant, cherchait à sauver sa peau.
Mary retourna donc au bureau du commandant. Ach, so
die Engländerin ! fit Suhren à son entrée. Mary répondit :
« Eh bien ? En Angleterre, notre parole nous engage. Vous
avez de toute évidence un code différent en Allemagne. » Se
voyant percé à jour, Suhren s’excusa. « Navré, fit-il, mais
Berlin a ordonné de ne pas vous libérer.
— Je vois. Mais que comptez-vous faire de nous ? »
Suhren répondit que les Anglaises devaient rester dans le
camp, mais ne dit mot de leur exécution, laissant plutôt
entendre qu’elles serviraient toutes d’otages comme Odette.
Ouvrant une grande armoire, il lui montra un tas de
conserves, visiblement pillées dans les colis de la Croix-
Rouge canadienne. « Pour vous prouver ma bonne foi, je
vous autorise à les prendre pour les Britanniques et les
Américaines.
— Mais comment voulez-vous que j’en porte autant ? »
Suhren fit un signe à Binz, qui quitta la pièce pour revenir
avec plusieurs policières chargées de grands paniers à linge
et qui les protégeraient des femmes affamées qui rôdaient
dans le camp « telles des bêtes sauvages ». Avant de se
retirer, Mary posa plusieurs boîtes sur le bureau de Suhren :
« D’ici peu, vous allez en avoir besoin. » Il lui fit un
baisemain. « Ce n’est pas pour vous, c’est pour
l’Angleterre. »

Le 23 avril, quand se présenta le convoi suivant de la


Croix-Rouge, l’Oberschwester Elisabeth Marschall portait
l’insigne de la Croix-Rouge sur son uniforme. Cette fois, les
camions et les bus étaient si nombreux qu’ils allaient
pouvoir emporter des centaines, voire des milliers de
détenues. La Néerlandaise Jean Bommezijn de Rochement
reçut l’ordre de rejoindre les autres femmes de son block
dans le passage à côté du Revier. La Blockova leur glissa
qu’elles partaient – qu’elles quittaient le camp – et seraient
probablement libérées. Jean nota dans son journal :
Cela paraît trop beau pour être vrai ; nous n’y croyons pas, nous savons
à quoi nous en tenir. Après un moment d’attente, apparaissent le SS Hans
Pflaum et une gardienne. Ils s’assoient à une table et appellent nos
matricules. Celle qui est appelée doit faire un pas en avant, et la
gardienne lui arrache son matricule et son triangle. Pour la première fois
depuis notre arrivée, et bien qu’encore en haillons, nous sommes des êtres
humains, non plus des matricules.

Cravache à la main, Pflaum fit avancer les femmes.


« Procession de créatures loqueteuses qui n’ont plus grand-
chose d’humain, écrit Jean. Mais où allons-nous11 ? »
Terrifiées, elles furent conduites non pas aux portes, mais
dans les bois. Au bout de quinze minutes, elles comprirent
qu’elles se dirigeaient vers le camp pour hommes, quasi
désert. Le block dans lequel on les plaça était crasseux,
puant et délabré. La Française Simone Gournay, qui faisait
partie de ce groupe, aperçut des « hommes fantomatiques »
qui essayèrent de s’approcher mais furent « rossés par les
SS12 ».
Jean Bommezijn de Rochement aperçut une « longue file
d’hommes, ou ce qui avait dû être des hommes autrefois,
car ils sont maintenant des squelettes vivants, une assemblée
macabre. Ils nous saluent du regard. Un instant, quelque
chose qui ressemble à la joie illumine leurs traits, la joie de
voir d’autres martyrs, leurs sœurs dans la peine ».
Le même après-midi, une partie de ces femmes fut
reconduite au camp des femmes. Simone Gournay en faisait
partie, pas Jean. « À quatre heures du matin, départ zu fünfe
[par cinq] ; nous nous dirigeons vers la sortie sous les coups
qui continuent à pleuvoir » et les injures :
[Les SS] sont au comble de l’hystérie. Juste avant la porte [du camp
pour hommes], ils arrachent encore les petits baluchons faits des
souvenirs que nous avons sauvés, tout ce qui nous reste des amies
disparues ou de celles que nous laissons derrière nous […]. Nous passons
près d’un tas de cadavres. […] Notre colonne est trop misérable pour que
nous arrivions à croire à la libération. Nous sommes hallucinées et nous
nous laissons entraîner sans penser, sans réaction13.

Au camp des femmes, on les fit attendre en rangs, juste à


la porte.
« De l’autre côté du portail, des hommes grands et
blonds, en uniforme vert-de-gris, nous attendent. Ils veulent
nous aider, mais nous ne comprenons pas et nous nous
rebiffons. » Il fallut un bon moment à Simone pour réaliser
qui étaient ces hommes et qu’ils portaient sur leur calot une
« cocarde bleu et jaune ». « Ahurie », elle monte dans une
des voitures. « Le convoi s’ébranle et, avec le jour, nous
voyons le paysage, nous croisons de charrettes chargées de
baluchons et, indifférentes, contemplons les Allemands en
exode. Nous avons été arrêtées par un bombardement (pas
de victimes à ma connaissance). Près de Lübeck, dans un
parc, nous avons pique-niqué copieusement sur l’herbe :
c’est mon premier bon souvenir de liberté14. »
Les chauffeurs suédois devaient eux aussi se souvenir du
pique-nique des femmes. « Quand nous nous sommes
arrêtés, raconte l’un d’eux, les femmes ont cherché l’herbe
verte autour d’elles pour l’arracher et la manger. Leur
préférence allait aux feuilles de pissenlits, qui venaient de
jaillir en ce temps printanier. S’aidant de brindilles, elles
arrachaient les plants à la racine, les secouaient pour les
débarrasser de la terre et les mangeaient. » Au cours du
« pique-nique », les femmes leur parlèrent du camp et, pour
la première fois, les sauveteurs entendirent parler de la
chambre à gaz et apprirent que le gazage continuait, les
renforçant dans leur détermination à revenir au camp dès
que possible.
Dans le même temps, le QG de Lübeck sut que Franz
Göring avait ouvert des discussions avec le Reichsbahn [les
chemins de fer] pour réquisitionner un train.

Quand les Bus blancs réapparurent aux portes du camp, la


confusion régnait autour des prochaines à partir. Un grand
convoi de véhicules avec des chauffeurs canadiens et
suédois sous la direction du Danois Gösta Hallqvist arriva le
24 avril et repartit le lendemain de bonne heure. La
Néerlandaise Jean Bommezijn de Rochement était à bord.
Jean et son amie Toto n’avaient pas fermé l’œil, mais
avaient passé la nuit à bavarder au grand air, hors de leur
baraquement puant. « Nous sommes nerveuses, très
nerveuses, même si nous ne le montrons pas. Comme des
gamines, nous jouons à un petit jeu fantastique en imaginant
notre retour à la maison, qui va nous accueillir et où nous
irons. Nous regagnons la baraque épouvantable et son odeur
suffocante. »
À midi, les femmes étaient encore dans le camp. On leur
apporta deux chaudrons de soupe de navet diluée et du pain.
« Nous attendons, nous demandant ce que nous allons
devenir. » À 17 heures, elles entendent un coup de sifflet.
Elles doivent se mettre en mouvement.
Nous quittons le camp pour nous diriger en fait vers les chambres à
gaz. Pour nombre d’entre nous, c’est trop. Quelques-unes font une crise
de nerfs, et nous devons les calmer, les traîner avec nous dans la colonne.
Ça ne prend que quelques minutes, mais la tension dure des heures ; nous
voilà en sécurité, loin des fours à gaz. Nous continuons, sans oser penser
à la liberté […], car si elle n’est pas au rendez-vous alors que nous avons
compté sur elle, nous sommes perdues. Nous avançons et voyons l’arrière
du camp : voici les magasins, puis Siemens. Derrière les fenêtres et les
barbelés, des internées nous observent. Je vois à leurs visages qu’elles se
demandent ce qu’il va nous arriver et où on nous emmène. Elles savent
qu’un « transport » signifie habituellement la mort.

Le groupe se retrouve sur la route principale, devant le


camp, face aux habitations des SS. Des visages les fixent
derrière les carreaux. « Et soudain, c’est le chahut : nous
crions, pleurons et applaudissons. Au tournant de la route,
surgit un camion blanc, avec le drapeau de la Croix-Rouge,
et des croix sur les portes et le capot. À l’intérieur, les gens
nous sourient et nous font des signes de la main. » Les
détenues montent dans les bus sous le regard d’hommes
souriants.
Enfin des hommes qui ne nous frappent pas et ne nous abreuvent pas
de cris et d’injures. Ces hommes sont profondément émus quand ils nous
voient ; ils ont des larmes aux yeux en nous parlant. Nous devons
vraiment paraître horriblement délabrées si ces hommes, qui en ont
certainement vu d’autres, pleurent devant nous. D’autres voitures
apparaissent sur la route, toutes marquées d’une croix rouge. Les
responsables nous demandent si la longueur du trajet nous inquiète, si
nous sommes nerveuses ou effrayées. Ils ne savent pas que, des années
durant, nous avons affronté la mort à chaque instant.
Au moment de monter dans les bus, se produit une bousculade : les
femmes se disputent les places, aucune ne veut rester derrière. Or,
beaucoup devront attendre. Les hommes de la Croix-Rouge promettent de
revenir. Nous partons, sous les yeux des SS et des gardes que nous
narguons. Nous pouvons nous moquer d’eux maintenant.

Quand les bus partirent, les femmes se retournèrent et


virent avec horreur un « énorme remblai de terre équipé de
canons braqués sur le camp », note Jean. Comme celles qui
les avaient précédées, elles comprirent alors que les SS
avaient réellement prévu de détruire le camp avec ses
occupants.
Le convoi de Jean roula jusqu’à la nuit. Les chauffeurs
expliquèrent aux femmes qu’il y avait un risque d’attaque
des avions de chasse alliés : beaucoup de véhicules
militaires allemands empruntaient les routes et beaucoup
étaient mitraillés. À la tombée de la nuit, les camions de
secours roulèrent tous feux éteints mais, par chance, c’était
la pleine lune. Par souci de sécurité, le convoi se scinda :
une partie prit la route de Wismar au nord ; l’autre se dirigea
vers le sud via Schwerin.
Jean était sur la route de Schwerin. Le convoi se
rapprochant du front, on pouvait s’attendre à une attaque à
tout moment. Les bus quittèrent la route pour se mettre à
l’abri dans la forêt. Les femmes virent avancer des chars et
des canons sur la route principale. « Le ciel était lumineux
comme en plein jour ; nous entendons les explosions des
bombes et le grondement des canons, mais qu’importe
puisque nous sommes en vie et approchons de la liberté »,
écrit Jean. Attendant dans l’obscurité, leurs protecteurs
danois expliquèrent aux femmes qu’il n’avait pas été
évident pour les bus de la Croix-Rouge de venir les
chercher.
Le convoi repartit à l’aube. Tout allait bien. Les avions de
chasse s’étaient éloignés. Quelques heures plus tard, ils
durent s’arrêter de nouveau. Cette fois, les chauffeurs
demandèrent à toutes les femmes de sortir en vitesse et de se
cacher dans les buissons au bord de la route.
Des avions approchent, nous allons être attaqués. Nous tardons à nous
cacher et n’y croyons pas vraiment. Ils nous pressent, nous expliquant
que nous sommes réellement en danger, mais nous sommes sceptiques,
parce que nous avons remarqué qu’en général ce sont les usines qui sont
bombardées, pas les camps de concentration. Alors pourquoi craindre que
la colonne de la Croix-Rouge soit attaquée ? Personne ne nous avait
prévenues que les Allemands mettent des croix rouges pour protéger leurs
transports.

S’entraidant, les femmes rampent vers les buissons. Jean


s’allonge avec deux femmes et en aperçoit deux autres sous
un arbuste voisin. Des avions surgirent, descendant en piqué
de plus en plus bas :
Soudain, nous sommes mitraillés15. À travers le vrombissement des
avions nous entendons siffler les balles autour de nous. Elles passent si
près que l’une me brûle les cheveux. Un instant, je goûte l’ironie amère
d’être tuée par les nôtres sur la route de la liberté. Ils sont partis et je vis.
Autour de moi, c’est l’horreur. Dans mon dos, une femme est
mortellement blessée. Un flot de sang rouge vif jaillit d’elle. Ses lèvres
bleuissent et ses yeux s’éteignent sous mon regard.
La robe d’une autre est percée d’un petit trou à l’endroit où la balle lui
a perforé la poitrine. Il y a de nombreuses victimes. Partout du sang et des
lambeaux de chair. Mais nous sommes calmes et tranquilles. Ni cris ni
gémissements. Il nous faut agir, et vite, car les chauffeurs nous disent
qu’ils vont repasser à l’attaque. Ça recommence, mais la nouvelle attaque
est moins terrible. Quand tout est terminé, nous chargeons les corps sur
un camion avec les blessées.

Plus loin sur la route, le convoi atteignit un camp de


prisonniers de guerre français, où les bus purent s’arrêter en
toute sécurité. Les chauffeurs et le personnel SS étant
traumatisés, on envoya chercher de nouveaux véhicules et
d’autres conducteurs. En attendant, les femmes échangèrent
avec les prisonniers qui, surpris, demandèrent qui elles
étaient et où elles allaient. En Suède, avec la Croix-Rouge,
répondirent-elles. Les Français rirent. « Vous n’y arriverez
jamais. Vous êtes encerclées de tous côtés et finirez dans la
ligne de tir des nôtres. »
La relève fut là quelques heures plus tard. Le lendemain
matin, de bonne heure, le convoi de Jean franchit la
frontière danoise, et les femmes virent le camp de la Croix-
Rouge. « Les gens nous sourient et nous font des signes de
la main. Nous sommes incroyablement heureuses. Ils nous
nourrissent de porridge et de lait chaud. » Le drapeau danois
était cependant en berne. Le second convoi qui avait
emprunté la route de Wismar avait été lui aussi attaqué : au
moins dix femmes étaient mortes.
Nul ne savait ni ne saurait jamais combien avaient été
tuées dans le convoi de Schwerin. Certains rapports font état
de 9 mortes, d’autres de 17. À l’époque, Jean Bommezijn de
Rochement assura qu’il y en avait eu bien plus. Le chef du
convoi danois, Gösta Hallqvist, avait été grièvement blessé ;
un chauffeur canadien, Eric Ringman, était mort. Son corps
fut transporté au camp danois de la Croix-Rouge où un
pasteur de la marine norvégienne récita des prières sur sa
tombe. Puis, les femmes, les chauffeurs et les secouristes
reprirent la route pour la Suède. Après une nouvelle
protestation suédoise, sir Victor Mallet, l’ambassadeur de la
Grande-Bretagne à Stockholm, télégraphia à Londres pour
signaler que trois attaques lancées ce jour-là par « l’aviation
britannique volant à basse altitude » avaient fait plusieurs
morts dans les convois de la Croix-Rouge venant de
Ravensbrück. « Personne ne sait leur nationalité, mais il est
possible que se trouvent parmi elles des Britanniques et des
Américaines16. »
La nouvelle du carnage sur la route de Schwerin parvint
au camp, mais elle ne signifiait pas grand-chose pour celles
qui espéraient encore partir dans le prochain convoi
suédois : elles préféraient de beaucoup courir le risque
d’être frappées par une attaque aérienne que d’affronter la
perspective d’une marche de la mort.
Les signes d’une évacuation en préparation étaient
partout. Suhren avait épinglé une carte au mur de son
bureau et tracé la route. On brûlait les derniers documents
de l’administration. Dans le bunker, les cellules qui venaient
d’être évacuées furent récurées, tandis qu’on y installait des
fauteuils et des miroirs. Mais ce sont les cellules
disciplinaires qui firent l’objet du ménage le plus
systématique.
Depuis le début avril, la charge de travail diminuant, le
Sonderkommando – les onze hommes chargés du gazage
puis de la crémation – avait été progressivement conduit
dans les cellules du bunker, pour y rester enfermé jusqu’à la
fin des gazages. La date précise de leur arrêt à Ravensbrück
demeure inconnue, mais Adolf Winkelmann déclara à la
cour de Hambourg qu’il avait continué à sélectionner pour
le gazage jusqu’au 24 ou 25 avril.
Cette déclaration s’accorde avec le témoignage de
plusieurs détenues, mais aussi avec ce que Mina Lepadies,
Témoin de Jéhovah, révéla du meurtre des hommes du
Sonderkommando au procès de Hambourg, en 1946. La
tuerie, dit-elle, eut lieu le 25 avril.
Mina travaillait au bunker sous les ordres de Margarete
Mewes, la gardienne en chef du bunker, aidant au ménage et
servant aux détenus café et nourriture. Mina s’aperçut que
quelque chose n’allait pas quand tous les hommes furent
placés à deux par cellule. Puis le broc de café disparut. « Je
l’ai cherché et ne l’ai pas trouvé. J’ai donc pris un autre
broc. » Mewes revint avec le broc manquant et lui demanda
de leur servir le café17.
Au départ, Mina ne soupçonna rien. Mais, voyant que
certains hommes refusaient de boire, elle se méfia et cessa
de servir le café. C’est Mewes qui s’en chargea : ceux qui le
burent en moururent. À 10 heures du matin, on retira leurs
corps. À midi, un SS arriva avec la soupe et dit à Mina de la
servir aux hommes encore en vie. Comme elle refusait, il fit
lui-même le service. Deux hommes, ceux de la cellule 47,
refusèrent d’en avaler. Les deux détenus d’une autre cellule
en burent : le soir, ils étaient morts. Ce même soir, Mina fut
chargée de servir la soupe aux deux détenus de la cellule
47 :
Je regardai dans la cellule 47, je demandai s’ils voulaient manger, ils
ont tous répondu : « Oui, si c’est vous qui nous servez. » Ils étaient très
énervés et affirmaient qu’on allait quand même les exécuter. […] Le
lendemain matin, […] la cellule était vide, tous étaient partis. […] Il y
avait un marteau sur la table, une tache de sang qu’on avait essayé de
camoufler avec de la terre noire, de même le hangar était plein de taches
de sang ainsi que les murs18.

Mina reçut l’ordre de récurer les cellules.


C’est aussi le 25 avril que le plus grand convoi, formé de
20 Bus blancs suédois, finit par arriver à Ravensbrück. Le
chef suédois de la mission, Åke Svensson, prédit que ce
serait la dernière opération de ce genre, car la route était
déjà presque impraticable. Alors qu’ils approchaient, les bus
furent à leur tour mitraillés. Ce même jour, à Torgau, à trois
cent vingt kilomètres au sud, les forces américaines et
russes opérèrent leur jonction, coupant l’Allemagne en
deux.
Pour les détenues, la journée commença par un Appell de
toutes les Françaises et Belges restantes ; les Polonaises
furent appelées par groupes, à commencer par les mères
avec des bébés. « Soudain, on nous a dit d’apporter nos
bébés habillés sur la place du camp », raconte Stefania
Wodzynska, qui porta sa petite Wanda de deux mois19. Les
femmes apprirent qu’elles partaient pour la Suède ; de fait,
elles aperçurent les véhicules de la Croix-Rouge suédoise
qui les attendaient au-delà du portail.
Stasia Tkaczyk était là, elle aussi, avec son petit Waldmar
né douze jours plus tôt. Stasia avait dix-huit ans. Comme
beaucoup de mères, elle était arrivée au camp en
septembre 1944, après le soulèvement de Varsovie. À cette
époque, se sachant déjà enceinte de deux mois, elle décida
de se sauver, elle et son bébé, en dissimulant sa grossesse.
Envoyée au camp satellite de Königsberg, elle travailla sur
le terrain d’aviation gelé. En février, enceinte de six mois
sans que sa grossesse n’ait été repérée, elle prit part à la
marche de la mort vers Ravensbrück. Affectée dans une
usine de munitions près de Berlin, elle travaillait douze
heures par jour avec, pour toute nourriture, une soupe aux
choux et dormait dans une cave alors que les bombes
pleuvaient. En mars, elle s’évanouit au travail et fut
renvoyée à Ravensbrück, où des infirmières tchèques prirent
soin d’elle au Revier. Né le 13 avril, Waldmar était très
malade. Le serrant dans ses bras, emmailloté de chiffons,
Stasia attendait maintenant les bus.
Au fil de la journée, raconte Svensson, la situation devint
de plus en plus confuse et les négociations incontrôlables, si
bien que nous avons fini par « prendre toutes celles que
nous pouvions sans rien demander20 ». La dispute la plus
vive porta sur les lapins. Suhren n’avait pas obéi à l’ordre
de les exécuter, mais quand le Suédois lui demanda de les
lui remettre, il refusa. Au moins trois réussirent à se glisser
à bord, dont Zofia Sokulska, l’avocate de Lublin.
Le premier groupe important de Juives de Ravensbrück
partit dans ce convoi du 25 avril. Quatre jours plus tôt,
recevant Norbert Masur, Himmler avait fait l’offre
spectaculaire de libérer mille Juives de Ravensbrück puis,
au cours de son petit déjeuner avec Bernadotte, il était allé
encore plus loin : « toutes les femmes de Ravensbrück » –
Juives ou non-Juives – pouvaient partir.
Les Juives polonaises en furent informées la veille quand,
d’après Basia Zajączkowska, qui travaillait chez Siemens,
ordre leur fut donné d’avancer. « On nous a placées au
Strafblock. Sans nourriture ni accès aux toilettes. À
l’alignement, on nous a sauvagement frappées. On a
soupçonné qu’ils allaient nous envoyer au crématorium,
malgré les rumeurs de libération. » Erna Solewicz, autre
Juive polonaise, se souvient de l’ordre soudain donné à son
block : « Toutes les Juives devaient quitter le camp21. » La
Blockova les emmena nach vorne et on leur donna un
morceau de pain et un colis de la Croix-Rouge.
Le lendemain, les premières d’entre elles furent conduites
aux portes. Les gardiennes leur « arrachèrent triangles et
matricules ». Il est impossible de dire combien de Juives
bénéficièrent de ces transports d’évacuation de Bernadotte :
sans doute beaucoup plus que les mille proposées par
Himmler. Suhren avait assuré à Göring qu’il y avait « 3 000
Juives » dans le camp – ce qui veut certainement dire qu’il y
en avait beaucoup plus. Les déclarations d’autres détenues
laissent penser que pas moins de la moitié des femmes de
ces bus étaient probablement juives. Beaucoup d’autres
allaient suivre trois jours après quand Franz Göring annonça
qu’il avait miraculeusement réussi à réquisitionner un train.
Dans la mêlée, les Polonaises se plaignirent des Juives
occupant des places qui leur étaient destinées. « Les Juives
ont pris d’assaut les bus, dit l’une d’elles. Impossible d’y
monter. » De leur côté, les Juives se plaignirent plus tard
d’avoir été « écartées des bus » et d’avoir dû se battre pour
leurs places. Frieda Zetler, l’infirmière polonaise venue du
ghetto de Łódź et d’Auschwitz, aurait dû monter dans l’un
des précédents convois, mais elle apprit ensuite que le bus
qu’elle avait raté avait été bombardé. Elle partit finalement
le 25 avril.
Souvent, les Juives elles-mêmes ne savaient pas si les
autres étaient juives ou non. Pour dissimuler leur libération
à Hitler, Himmler les faisait passer pour des Polonaises.
Comme le signale Basia Zajączkowska, on leur avait retiré
triangles et matricules, et, au moment de monter dans le bus,
rien ne permettait de distinguer les Juives des autres.
À leur arrivée en Suède, on n’essaya pas non plus de les
dénombrer. Après ce qu’elles avaient enduré, aucune ne
souhaitait revendiquer ses origines juives. Comme toujours
dans le camp, et pour ces mêmes raisons, d’innombrables
femmes n’avaient jamais avoué leur judéité. Par exemple,
Maria Rundo, la jeune Polonaise qui avait survécu à la
marche de la mort d’Auschwitz, partit dans les Bus blancs,
tout comme la Juive néerlandaise Margareta van der Kuit,
qui avait dissimulé sa judéité depuis son arrestation en
1943.
Quand Basia et son groupe de Juives finirent par quitter
le camp, chacune reçut un colis de la Croix-Rouge.
« Dehors nous attendaient les Bus blancs de la Croix-Rouge
suédoise. Nous étions libres. Nous n’arrivions pas y croire
et cherchions à nous en assurer en interrogeant les
chauffeurs. Jusqu’à la dernière minute, les gardes nous ont
crié dessus et injuriées. »
Quand le dernier des vingt bus démarra, le nom des
Britanniques n’avait toujours pas été appelé, leur faisant
craindre que la menace qui pesait sur elles, en tant
qu’otages, ne soit bien réelle. Puis, in extremis, Fritz Suhren
se ravisa une fois encore. Appelées, les Britanniques se
prirent à espérer leur libération.
Les versions divergent, mais il est peu douteux que ce
soit la Française Maisie Renault qui attira l’attention des
Suédois sur le cas des Britanniques et des Américaines.
Maisie était partie la veille en promettant à son amie franco-
américaine, Lucienne Dixon, qu’elle donnerait aux
chauffeurs suédois son nom et ceux des autres Américaines
et Anglaises, pour qu’ils puissent les récupérer la prochaine
fois.
C’est par la liste de Maisie que les Suédois découvrirent
la présence de Britanniques ou d’Américaines à
Ravensbrück. Sur une vingtaine de noms, Maisie ne se
souvenait que de huit22. Le lendemain, quand les Suédois
demandèrent à Suhren de leur remettre ces huit femmes, il
commença par en nier l’existence. Un certain Danziger,
agent de liaison de la Gestapo, pressa alors Suhren de dire la
vérité et de les libérer. Toutefois, ce n’est pas lui qui
persuada Suhren, mais Percival Treite.
Dans les dernières semaines de la guerre, plusieurs
détenues avaient remarqué que Treite cherchait à se faire
bien voir des Britanniques dans l’espoir, sans doute, que, le
moment venu, elles pourraient témoigner en sa faveur.
Son hypocrisie écœura la plupart des Britanniques. Il
n’avait rien fait pour prévenir le transfert de Mary
O’Shaughnessy au Camp de jeunes ni pour empêcher le
gazage de Cicely Lefort ou Mary Young. Treite répugnait à
la plupart mais pas à Mary Lindell, sa « Queen Mary ». À la
fin de la guerre, son obséquiosité envers lui et les rumeurs
salaces sur les faveurs qu’elle lui accordait l’avaient
compromise auprès de la quasi-totalité de ses compatriotes.
D’un autre côté, devait-elle faire valoir, elle aussi avait
obtenu des faveurs, notamment au bénéfice d’Yvonne
Baseden. Sans la protection de Treite, accordée à la
demande de Mary, Yvonne, qui se mourait de tuberculose,
aurait certainement été gazée.
Quand la question de la libération des Britanniques fut
soumise à Suhren, et que Treite entendit la dispute qui
s’ensuivit, ce dernier saisit l’occasion pour intervenir et
accorder à Mary et aux Britanniques sa plus grande faveur.
Il entra dans le bureau du commandant et le persuada que
libérer les Britanniques lui serait plus utile que de les garder
comme otages. Peut-être, suggéra-t-il, Mary Lindell
pourrait-elle même dire un mot en sa faveur. L’ayant écouté,
Suhren fit venir Mary Lindell23. Devant le Revier, on
entendit crier Die Engländerin Marie, die Engländerin
Marie ! Mary était assise avec Yvonne qui pouvait
difficilement bouger sans cracher du sang et pesait à peine
trente-cinq kilos. Entendant son nom, Mary se leva pour
sortir. Yvonne tenta de la retenir, craignant le pire, mais
Mary voulait savoir pourquoi on l’appelait.
Lorsqu’elle arriva sur l’Appellplatz, Suhren l’attendait
dehors. Le commandant s’appuyait sur une bicyclette. Ses
premiers mots furent pour lui demander : « Me faites-vous
confiance ? – À vrai dire, non », répondit Mary. Suhren lui
demanda de faire venir toutes les Anglaises dans son
bureau. « Le Dr Treite, lui dit-il, avait suggéré de libérer
toutes les Anglaises et les Américaines. » Mary passa le mot
aux Britanniques, qui se rassemblèrent rapidement à côté du
Revier dans l’idée qu’elles aussi partiraient dans les Bus
blancs.
Suivant les récits ultérieurs de plusieurs survivantes
britanniques, c’est uniquement grâce à l’un des responsables
suédois, Sven Frykman, qu’elles ne furent pas toutes
abandonnées24. Frykman repéra leur groupe et demanda qui
elles étaient. Apprenant qu’elles étaient Britanniques et
Américaines, il les rassembla et les fit monter dans le bus.
Mary Lindell a donné une version légèrement différente.
Alors qu’elle se dirigeait vers le bus, Suhren l’arrêta. Il avait
apparemment une fois de plus changé d’avis : tout compte
fait, elle devait rester. Voyant ce qui se passait, Yvonne
déclara qu’elle ne partirait pas sans Mary. « Ne sois pas
idiote, Yvonne, fit Mary. Pars, pour l’amour de Dieu, avant
qu’il ne soit trop tard. » Yvonne se dirigea vers les bus, les
joues ruisselant de larmes. Voyant que Mary était renvoyée
au camp, Treite explosa et la conduisit lui-même aux Bus
blancs pour l’y faire monter.
Yvonne a gardé un autre souvenir. Mary Lindell lui avait
demandé de quitter son lit du Revier pour rejoindre le bus de
la Croix-Rouge : « Elle a dit que c’était notre dernière
chance, que nous devions la saisir et partir. » Yvonne
rejoignit les rangs aux portes du camp. Trop malade pour
faire attention à grand-chose, elle ne se souvient pas si les
femmes étaient anglaises ou non.
Je me souviens que Mary m’a dit de continuer de marcher vers les bus.
Ce que j’ai fait. Je me suis attachée à ces gens et j’ai continué de marcher,
évitant tout contact avec les gardes ou autres. Je me souviens d’avoir eu
très peur à chaque instant d’être arrêtée. J’avais une peur bleue de ne pas
parvenir au bus, mais j’y suis arrivée. Et nous sommes partis à toute
vitesse. Les chauffeurs redoutaient de ne pouvoir passer tant le front était
proche. J’ai su plus tard que je me trouvais dans le dernier bus25.

Alors que les vingt Bus blancs filaient avec 934 femmes,
les chauffeurs scindèrent de nouveau le convoi par
prudence. Certains passèrent sous le tir de l’artillerie russe,
mais cette fois personne ne fut blessé. Les passagères
reçurent des colis de la Croix-Rouge tandis que les
infirmières s’occupaient des malades. Ils dépassèrent deux
Bus blancs couchés dans le fossé – ceux qui avaient été
mitraillés deux jours plus tôt. Sur la route, une « espionne »
allemande fut démasquée à bord de l’un des bus. Dans un
autre, une femme accoucha d’un bébé surnommé « Per
Albin », du nom du Premier ministre suédois.
Pour les chauffeurs qui durent se frayer un chemin à
travers la foule toujours plus dense des réfugiés, ce convoi
fut « un long cauchemar ». Dans les bus, cependant, les
Polonaises se mirent à chanter en voyant la souffrance des
Allemands : « Nous applaudissions et accrochions des petits
drapeaux polonais aux fenêtres, rapporte Maria Rundo.
Quand les bus ralentirent, des petits Allemands essayèrent
d’arracher les drapeaux et agitèrent le poing. » Les bus
approchèrent si près des trains-hôpitaux allemands qu’elles
purent parler aux soldats blessés. « Ils nous demandèrent
des cigarettes et du chocolat. Nous leur avons donné ceux
des colis de la Croix-Rouge. Et quand nous avons traversé
Kiel et vu les terribles destructions, ça nous a emplies de
joie. »
Yvonne a peu de souvenirs du voyage à travers
l’Allemagne, mais elle se rappelle son arrivée à la frontière
danoise, où elle fut accueillie par des membres de la famille
royale. C’est seulement une fois en sécurité de l’autre côté
de la frontière qu’elle découvrit que, tout compte fait, Mary
avait réussi à monter dans l’un des bus.

Comme Treite l’avait espéré, Mary Lindell prit sa défense


lors de son procès puis, en février 1947, lança un appel à la
clémence quand il fut condamné à être pendu. Mary n’est
pas la seule à avoir demandé que Treite ne soit pas exécuté.
Yvonne Baseden elle-même fut de celles-là. Dans son appel
aux juges de Hambourg, elle expliquait :
Je crois que c’est avant tout au Dr P. Treite que l’on doit la bonne
évacuation des prisonnières britanniques et américaines lors du dernier
convoi de la Croix-Rouge suédoise en avril 1945. Des ordres avaient été
donnés pour qu’on nous garde en otages, et c’est uniquement grâce au
Dr P. Treite et à l’aide du Lagerführer que nous avons été évacuées par ce
dernier convoi. De plus, au cours de mon internement, de septembre 1944
à avril 1945, je suis passée à deux reprises comme patiente devant le Dr P.
Treite et les deux fois il m’a soignée très correctement. Je demande donc
la clémence en son nom26.

Quand j’ai demandé à Yvonne comment elle avait lancé


son appel à la clémence, elle m’a expliqué qu’elle était
encore trop faible pour assister au procès de Hambourg en
1947. Mais alors qu’il attendait d’être exécuté, elle avait
reçu une lettre de Mary lui demandant de dire un mot pour
lui éviter la corde.
« Mary croyait certainement que Treite lui avait sauvé la
vie.
— Vous croyez que c’est le cas ?
— Je crois qu’il s’est assuré que je sois placée dans le
bus. Sans quoi je n’aurais pu sortir. J’étais très faible à
l’époque. »
Je lui ai demandé si, à son avis, Treite aurait dû bénéficier
de la clémence, comme elle l’avait réclamé.
« Comprenez-vous, je ne savais pas grand-chose à
l’époque. J’étais tellement malade au camp. J’étais
reconnaissante à Mary et j’ai fait ce qu’elle attendait de
moi. »
Je me suis demandée ce qu’Yvonne éprouva quand elle
apprit que Treite s’était suicidé. Deux semaines après le
rejet des appels à la clémence, il se trancha les poignets. On
le retrouva mort dans sa cellule.
Yvonne marqua un temps de silence. « Je vois bien
maintenant qu’il nous a aidées pour sauver sa peau. Mais
sans lui, je serais probablement morte aujourd’hui. »
41
Libération
« Tout est en feu. Et c’est le pillage. […] Des cris de
femme par une fenêtre ouverte », écrivit le journaliste
soviétique Vassili Grossman observant l’Armée rouge qui
franchissait la frontière allemande et avançait vers Berlin
dans les premiers mois de 19451.
Grossman accompagnait les forces de l’Armée rouge
depuis Stalingrad. Les colonnes soviétiques formaient un
spectacle extraordinaire ; un mélange de moderne et de
médiéval, avec leurs chars et leurs chauffeurs au casque noir
qui avançaient en labourant la terre à côté de cosaques à
cheval, des Chevrolet chargés de mortiers avec des chevaux
et des charrettes chargées de butin et de provisions, et même
des accordéonistes. Grossman avait vu les armées de Staline
refouler les forces hitlériennes, libérer des villes détruites et
s’emparer des camps de la mort en révélant leurs macabres
secrets.
Quand l’Armée rouge entra en Allemagne, cependant, la
discipline des soldats se disloqua. Excités par des cris de
vengeance, un million de frontiviki (« soldats du front ») se
mirent à piller, tuer et violer. « Il se passe des choses
horribles avec les Allemandes », écrit Grossman,
visiblement écœuré par les viols approuvés par maints
officiers supérieurs.
Les soldats n’en finissaient pas de violer. « Un Allemand
distingué […] explique […] avec quelques mots de mauvais
russe que depuis ce matin elle [sa femme] a été violée par
dix hommes », note Grossman2. Une mère qui allaitait parla
de son viol dans une grange : « Ses proches entrent dans la
grange, demandent qu’on la laisse sortir un moment, parce
que l’enfant a faim et qu’il pleure3. » Les soldats
soviétiques ne violèrent pas uniquement des Allemandes. Ils
violèrent des Polonaises, des Françaises et même des
Soviétiques qui eurent le malheur de croiser le chemin des
frontiviki. Ces victimes étaient habituellement de jeunes
travailleuses serviles, déportées pour travailler dans les
fermes et les usines allemandes.
Mi-avril, alors que les colonnes soviétiques fonçaient
vers l’ouest, des réfugiés terrifiés traversèrent Fürstenberg,
racontant ce qu’ils avaient vu. À la fin du mois, la plupart
des habitants avaient fui également.
À Ravensbrück, les SS et leurs familles avaient tous été
évacués. Beaucoup de SS étaient ivres en permanence et
parlaient sans détour de la nécessité de rejoindre les lignes
américaines pour se mettre en sécurité ou, mieux encore, de
disparaître dans la nature. La plupart avaient déjà sorti leurs
vêtements civils et choisi leur identité civile. Mais Suhren
hésitait, ne sachant trop quand il devait donner l’ordre
d’évacuation. Avec plusieurs milliers de détenues encore au
camp, le commandant était un peu perdu.
Les instructions du Führer étaient claires : évacuer tout le
monde et tuer ceux qui ne pouvaient marcher. Aucun
prisonnier ne devait tomber entre les mains de l’ennemi.
Mais les communications avec Berlin coupées et Hitler terré
dans son bunker, Suhren n’avait pas d’ordres nouveaux. Ses
supérieurs – Höss, Glücks, Himmler lui-même – fuyaient le
front. Il était devenu impossible de les contacter. En tant que
commandant de l’un des rares camps qui n’eût pas encore
été pris, il était livré à lui-même. Le sort des femmes restant
à Ravensbrück était entre ses mains.
Les Bus blancs suédois avaient déjà emporté la plupart
des détenues ouest-européennes, ainsi que beaucoup de
Polonaises et de Juives. Restaient donc les Russes, les
Allemandes, les Autrichiennes et les Européennes de l’Est,
dont encore bon nombre de Juives. Beaucoup de détenues
prédisaient que Suhren allait ordonner un massacre.
D’autres croyaient que le camp était miné, ou qu’elles
allaient devoir marcher sur la côte de la Baltique – la seule
voie libre – pour être embarquées et noyées. Quant aux
femmes trop faibles pour marcher, Suhren avait menacé
maintes fois d’exécuter quiconque ne pourrait suivre
l’évacuation.
Le 27 avril, on apprit que les forces du Second Front
biélorusse de Rokossovski avaient pris Prenzlau, à quatre-
vingts kilomètres à l’est. L’armée allemande fit alors sauter
les dépôts de carburant et les bases militaires autour de
Fürstenberg, en vue de l’ultime retraite. Les hommes de
Suhren commencèrent à mettre le feu aux ateliers, à l’arrière
de l’enceinte, tandis qu’on aperçut Suhren et Binz « noirs de
suie et de sueur » qui brûlaient frénétiquement d’autres
papiers. Hans Pflaum faisait le tour du camp à vélo,
sélectionnant d’autres femmes à exterminer. « Pflaum
traquait les détenues faibles et malades dans leurs blocks et
les abattait dans la Lagerstrasse », raconte Zdenka
Nedvedova.
Il y eut d’autres tueries de dernière minute. Une détenue
allemande, Anni Sinderman, se souvient d’un groupe
d’évacuées arrivées juste à la fin. « Elles étaient couchées
par terre dans les douches, geignant et gémissant. » On ne
devait plus les revoir. Peut-être tuées dans le fourgon à gaz,
ou simplement abattues. Odette Sansom, encore retenue en
otage dans sa cellule du bunker, vit des détenues que l’on
conduisait au crématorium. « Je les ai entendues hurler et se
débattre, puis j’ai entendu les portes du four s’ouvrir et se
fermer. Et je n’ai plus revu les femmes4. »
Sur la question du massacre final, Suhren ne savait
jusqu’où aller. « Les ordres changent toutes les deux
heures », note Marie-Claude Vaillant-Couturier dans son
journal5. Les SS commencèrent par annoncer que toutes
celles qui sont incapables de marcher seront tuées et le
camp entièrement vidé avant l’arrivée des Russes. La
minute suivante, Suhren donnait des consignes autorisant
les malades à rester.
Tandis que Pflaum abattait des femmes à l’extérieur, le
Dr Treite fit venir dans son bureau les détenues médecins. Il
demanda à celles qui resteraient après l’évacuation de
prendre soin des malades jusqu’à l’arrivée des Russes.
Plusieurs femmes lui déclarèrent qu’elles resteraient, dont
les communistes les plus en vue : Zdenka Nedvedova,
Antonina Nikiforova et Marie-Claude Vaillant-Couturier.
Quand bien même Suhren aurait-il eu l’intention de tuer
toutes les détenues âgées, le temps lui aurait manqué pour
faire disparaître les corps. Le Führer avait ordonné d’effacer
toutes les preuves avant que l’ennemi n’arrive, mais le
crématorium ne pouvait brûler les cadavres assez vite ainsi
que put le constater la détenue autrichienne et secrétaire
Friederike Kierdorf.
Friederike travaillait encore au Schreibstube, complétant
jusqu’à la toute dernière minute les fiches des détenues.
Subitement, on nous a dit de jeter les fiches et de les brûler. On nous a
dit que le bureau devait être détruit et que nous devions emporter les
derniers dossiers en camion au crématorium pour les brûler. Le
crématorium se composait de trois fours, que nous avons alors vus pour la
première fois. Mais quand nous sommes arrivées sur place avec les
camions, les hommes qui travaillaient aux fours nous ont dit :
« Impossible de brûler le papier, nous brûlons des corps. » L’un d’eux a
précisé : « Seize maigres ou quatre gros par four. » Nous avons dû
remporter les documents et les brûler sur des tas de sable.

Friederike dit n’avoir pas vu le Schreibstube brûler, mais


quand elle y retourna, après la guerre, le bâtiment n’était
plus là.
Avant d’incendier également les ateliers, les SS se
livrèrent à un pillage en règle. Ils mirent la main sur les
rouleaux de tissu juste avant que les flammes ne les
atteignent. Friederike eut la surprise de voir un gradé SS lui
fourrer un rouleau de tissu rouge dans les bras. « Il a dit que
c’était mieux que je l’aie, plutôt qu’il ne tombe entre les
mains des Russes. Il avait un côté protecteur avec moi. Il a
dit qu’il avait une fille comme moi… J’étais toute jeune. »
Puis le SS « protecteur » lui tendit des habits civils et lui dit
de se joindre au premier convoi de SS et de gardes qui
s’apprêtaient à quitter le camp le 27 avril au soir. Suhren
avait fini par se décider.
« Les SS avaient des chevaux et des charrettes volés aux
paysans, et un des officiers m’a fait monter dans une
charrette, raconte Friederike. Il y avait entre huit et dix
charrettes, et les bagages des SS occupaient la première. »
Se retrouver avec les SS l’effrayait. « Tous étaient chargés
de biens volés – dont beaucoup de bijoux. Ils m’ont
demandé pourquoi je n’en avais pas sur moi. Ils n’arrivaient
pas à comprendre que je n’en aie pas emportés. »
Lorsque le convoi partit, Suhren le dépassa en criant : « À
Malchow, le plus vite possible. » Il avait choisi ce camp
satellite, à soixante-dix kilomètres au nord-ouest, parce qu’il
ne devait pas tomber avant quelques jours et se trouvait
probablement sur le trajet des Américains – du moins le
croyait-il.

Le samedi 28 avril, à l’aube, commença le grand exode


de Ravensbrück. La veille, à minuit et demi, Suhren était
allé voir Odette dans sa cellule du bunker. « Il se posta à la
porte et fit un geste du doigt, comme pour indiquer une
gorge tranchée. » Odette crut que son tour était venu. « Il
m’a dit de rassembler mes affaires et de me tenir prête à
quitter le camp le lendemain matin de bonne heure. » À
8 heures, un SS lui a ordonné de rejoindre la Lagerstrasse.
Suhren apparut et la fit monter dans un fourgon cellulaire en
compagnie de Prominente : un commandant de la marine
italienne, le ministre lituanien de la Guerre, un baron
polonais et deux aristocrates françaises. Le groupe fut
envoyé à Malchow pour attendre l’arrivée de Suhren.
Toute la journée, les gardes massèrent au portail
d’imposants groupes de détenues. Le personnel des cuisines
et des bureaux partit avant le lever du jour, suivi des
détenues ordinaires. Utilisant désormais des chiens, Pflaum
traquait celles qui refusaient de partir. À coups de marteau,
il frappa à mort une Française qui s’était cachée dans les
combles d’un block.
Quand l’adolescente autrichienne Fritzi Jaroslavsky
rejoignit une des colonnes, elle vit Suhren passer en voiture,
pressant les femmes de rejoindre Malchow au plus vite.
« Mais nous n’avons pas pu aller bien loin, car des avions
russes nous ont survolées à très basse altitude et nous nous
sommes éparpillées dans toutes les directions. » Fritzi et son
groupe atteignirent un bourg où elles s’abritèrent dans une
maison vide. « Puis, rapidement, nous avons compris que
nous étions libres. Nous avons fait demi-tour et sommes
retournées à Fürstenberg, où nous pensions être plus en
sécurité. »
Johanna Sultan, de Kiel, avait pris la route plus tôt, avec
un groupe qui essuya aussi l’attaque des chasseurs russes.
Tout le monde essaya de se planquer : gardes, chiens et
détenues. Puis ils marchèrent à travers la campagne,
essayant de se cacher des avions sous les arbres, mais les
feuilles n’étaient pas encore sorties, et les avions reprirent
leurs attaques dès que les femmes se mirent à crapahuter au
milieu de vastes champs labourés et durcis par le gel. Tout
le monde se dispersa et, hormis une seule gardienne, tous
les SS détalèrent. Puis la gardienne s’enfuit à son tour, et les
détenues se retrouvèrent seules. « Dans le champ, nous
avons rencontré une paysanne ukrainienne qui nous a
indiqué le chemin d’une ferme voisine, où arrivait un
groupe de Françaises qui venaient de s’échapper. Nous nous
sommes toutes cachées là en attendant l’arrivée des Russes
ou des Américains. »
Beaucoup d’autres gardes SS s’éclipsèrent de la marche
vers Malchow en enfilant rapidement des habits civils avant
de fuir au nord. Les hommes espéraient se fondre dans les
flots de réfugiés ou trouver le moyen de rejoindre la
frontière danoise. Souvent, les gardiennes pensaient
simplement à rentrer chez elles. Abandonnant la marche,
Margarete Rabe, accompagnée d’une camarade, rejoignit la
maison de son oncle dans la ville voisine de Schwerin.
À Ravensbrück, les détenues franchissaient maintenant
les portes en masse. Maria Apfelkammer partit avec trois ou
quatre cents détenues en rangs de cinq. Les effectifs SS
s’amenuisaient à vue d’œil. La plupart des gardes de
l’escorte étaient des « hommes âgés armés de fusils sortis
d’un musée », observera une détenue. C’étaient des
membres du Volkssturm, la milice de conscrits créée en
octobre dernier. Artur Conrad, le bourreau SS, fermait la
marche de la colonne d’Apfelkammer en route vers
Malchow, affirmant qu’il allait conduire les femmes
jusqu’aux lignes américaines. « Au bout de trois heures
environ, nous avons eu droit à un court repos au bord de la
route. Deux femmes assises sur des cailloux ont affirmé
qu’elles ne pouvaient plus continuer. Conrad les a abattues,
de même qu’il a abattu plusieurs autres retardataires. »
Elles marchèrent toute la journée, dormirent dans une
grange, puis reprirent leur marche. La Tchèque Stefanie
Jokesch passa la deuxième nuit dans un bois. Elle n’a pas le
souvenir de coups de feu mais se rappelle de beaucoup de
femmes qui « se couchèrent et moururent ». Le troisième
jour, elle s’enfuit. « Mais je n’avais nulle part où aller.
J’étais au milieu d’un no man’s land et je me suis cachée
dans les arbres. »
En ces derniers jours d’avril, le camp principal n’était pas
seul à dégorger ses détenues ; tous les camps satellites
restants, pour beaucoup dispersés sur cette bande de
territoire encore inconquise, faisaient de même. À trois cent
vingt kilomètres au sud, la Britannique Eileen Nearne, du
SOE, emprisonnée dans un camp près de Leipzig, avait fui
la colonne d’évacuation et se cachait également sous les
arbres, se demandant à quelle distance se trouvaient les
Américains. Plus au sud encore, de l’autre côté de la
frontière tchèque, Maria Bielicka, évacuée du camp satellite
de Neurohlau, traversait les montagnes des Sudètes avec
une colonne de prisonnières. Elles espéraient atteindre les
lignes américaines, même si elles redoutaient encore d’être
plus probablement exécutées.
Les Russes étaient à quelques kilomètres à l’est, et les Américains à
quelques kilomètres à l’ouest, mais personne ne savait vraiment où.
Beaucoup de femmes étaient déjà mortes sur la route pour n’avoir pu
continuer, d’autres avaient été exécutées. Puis ils nous firent passer la nuit
dans un entrepôt géant de bière. Les SS ne savaient où aller ni que faire
de nous6.

Dans les camps satellites, les dernières évacuations furent


souvent plus chaotiques qu’à Ravensbrück. À
Neubrandenburg, le 26 avril, les gardes appelèrent tout le
monde à cesser le travail alors que les deux fronts alliés se
rapprochaient. Les Françaises restèrent deux jours sur leurs
châlits, se demandant qui, des Russes ou des Américains,
arriveraient les premiers tandis que les détenues russes
pillaient les cuisines. « Dans notre bloc[k], le dortoir était
plein de grignotements », raconte Micheline Maurel : « Sur
un châlit voisin, une Russe mangeait des spaghettis crus.
Elle me fit un grand sourire et m’en offrit une poignée. »
Puis la gardienne chef tira sur les femmes qui pillaient
des sacs de farine, et des cris s’élevèrent soudain :
« Raouss ! Raouss ! Schnell ! » : « Et voilà qu’on tire sur
nos fenêtres. » Les femmes se précipitèrent dehors.
Micheline aperçut quelque chose à terre et se jeta dessus :
« un cube de margarine, tout neuf ». « Le soir tombe. Il
pleut. Le canon gronde. […] Le grand portail s’ouvre7. »
Elle saisit le bras de son amie Michelle et lui dit qu’elle ne
pourra pas marcher : « Mais si, tu marcheras », répond
Michelle, et elle ne cesse de se répéter : « Ne pas s’arrêter,
ne pas parler, ne pas tourner la tête, ne pas penser. »
À l’aube, Micheline sortit la margarine et la partagea avec
Michelle. Puis elles reprirent la route et marchèrent toute la
journée. Il pleuvait, « l’horizon était plein de flammes8 ».
Montée sur un camion équipé d’une mitrailleuse, la
gardienne Edith Fraede fermait la marche. Cette nuit-là,
elles couchèrent dans une grange humide où plusieurs
femmes épuisées moururent, dont Marthe Mourbel,
professeure de philosophie à Angers. Elle aurait pu survivre
si elle était restée à l’arrière : le lendemain de l’évacuation,
une ambulance de la Croix-Rouge suédoise arriva à
Neubrandenburg et sauva les femmes restées à l’infirmerie.
Les colonnes de marcheurs sillonnaient le no man’s land,
épuisés, rendus fous par la faim et la soif. Une mère s’arrêta
et commença à arracher de l’herbe pour la manger, raconte
Lise Lesèvre. Sa fille a jailli des rangs pour aider sa mère et
les gardes les ont toutes deux abattues. Plus loin, un camion
de la Croix-Rouge s’était arrêté avec des colis de vivres
pour la même colonne et les distribuait quand les coups de
feu retentirent.
Les marcheuses tombèrent sur maintes autres scènes
macabres. Près de Rostock, sur la côte de la Baltique, un
groupe de femmes qui avaient fui leur colonne découvrirent
une masse d’hommes morts en tenue rayée, pendus à des
arbres. Sur la route de Malchow, gisaient des douzaines de
corps de femmes abattues par Conrad et les siens. Des
femmes déterrant des pommes de terre dans un champ
furent abattues, de même qu’un groupe qui avait sauté sur
du pain dans une voiture SS. Fritz Suhren tua une femme
qui se penchait pour ramasser un mégot de cigarette.
Des femmes évacuées d’un camp satellite près de Leipzig
traversèrent un champ où des rangées d’hommes morts en
tenue rayée gisaient face contre terre. Apparemment, ces
prisonniers d’un camp satellite de Buchenwald avaient
marché jusque-là pour y être exécutés en masse. « Nous
avons dû marcher sur les cadavres pour aller nous reposer à
l’autre bout du champ, raconte une femme. On ne pouvait
faire autrement que de marcher sur les corps. »
Une escadrille passa au-dessus de nous. Tout le monde s’éparpilla,
mais les avions balancèrent des ailes puis se mirent à tourner en reprenant
de l’altitude : « Au déploiement de leurs drapeaux colorés, on sut que nos
amis nous avaient reconnues. Puis nous avons repris notre marche. »

Avec la proximité des Alliés, et malgré les terreurs du no


man’s land, les possibilités d’évasion n’avaient jamais paru
si favorables. Dans leur entrepôt de bière des Sudètes, Maria
Bielicka et ses amies décidèrent de courir le risque.
Nous nous sommes cachées dans les caisses de bière vides et avons
attendu. Au matin, nous avons entendu les SS crier Raus raus, schnell
schnell, et les chiens aboyer. Puis ils sont partis, mais un homme est
revenu avec son chien. J’avais une oreille écrasée contre la poitrine de
mon amie, et j’entendais son cœur faire « boum boum », et je me suis dit,
mon Dieu, le monde entier va l’entendre, mais il est reparti, nous
abandonnant avec les malades. Nous avons attendu des heures, écoutant
les malades réclamer de l’eau dans toutes les langues : « water, Wasser,
Wasser. » Elles étaient nombreuses et mourantes. Les SS sont revenus et
les ont abattues.

Les SS ne retrouvèrent pas Maria et ses amies qui


attendirent encore quelques heures dans leur caisse avant
d’en sortir.
Dans certains camps satellites, les gardes s’enfuirent
avant le début de l’évacuation. À Genthin, les détenus,
restés seuls, se vengèrent en tuant les civils qui dirigeaient
l’usine. « Je me souviens avoir vu deux de nos directeurs
étendus morts, dans leurs blouses blanches », raconte la
Russe Evdokia Domina.
Ce n’étaient pas des méchants. Puis quelqu’un a ouvert les portes et
nous sommes sorties. Nous avons trouvé une maison et quelqu’un nous a
donné un cheval, mais comme nous ne savions pas monter, nous avons
marché et avons vu divers endroits brûlés et incendiés. Nous ne pensions
qu’à avancer vers l’est. Nous sommes entrées dans des maisons
abandonnées et y avons trouvé des chambres avec des lits. C’était si bon
de dormir sous les draps et les édredons. Nous avons mangé sans laver les
assiettes ; nous en avons juste pris une9.

Bientôt, les gardes s’enfuirent dans le no man’s land plus


vite que les détenues. Les bords des routes étaient jonchés
d’uniformes abandonnés par les gardiennes et les SS qui
avaient pris la fuite en civil. Regardant autour d’elles, les
colonnes en marche s’aperçurent soudain qu’elles étaient
libres. Ekatarina Speranskaya se dirigeait vers le nord avec
un groupe de Russes quand l’une d’elles cria : « “Les filles !
Vous êtes des bêtes ou quoi ? Du bétail ? Il n’y a même plus
de gardes et vous marchez encore !” Nous avons regardé
autour de nous et d’autres ont crié : “Hourrah, camarades !
Nous sommes libres !” »
Pourtant, beaucoup de femmes devaient l’apprendre, cette
première « liberté » n’était pas synonyme de libération. Au
moins un groupe de détenues tombèrent sous le tir d’un
sniper en approchant des lignes américaines. Les Polonaises
redoutaient de tomber sur les lignes russes. Krystyna Zając
fut l’une des premières à rencontrer des soldats russes.
Dès qu’ils nous ont vues, ils nous ont poursuivies. Un Russe a dit qu’il
voulait danser avec moi. Puis ils ont essayé de nous violer. Je suis
tombée. Ils ont même essayé de prendre ma mère et de la violer. On a dit
qu’on était des Polonaises, pas des Allemandes, des prisonnières, mais ils
n’en avaient rien à faire. Dans la nuit, ils ont tué une mère qui protégeait
sa fille. On a fini par se réfugier dans une maison allemande.

Le 29 avril, alors que l’armée soviétique approchait,


c’était de plus en plus les quelques prisonnières restées à
Ravensbrück qui donnaient les ordres. Treite revint au
Revier pour presser Zdenka de partir, mais elle refusa. Il lui
confia alors la charge de toutes les malades restées dans le
camp – une décision qui eut le don d’agacer Antonina
Nikiforova : en tant que médecin-chef de l’Armée rouge,
elle estimait que ce rôle lui revenait.
Antonina et les autres médecins et infirmières avaient
dénombré dans le camp au moins 1 500 femmes trop
malades pour se déplacer et, pour beaucoup, proches de la
mort. Vingt-deux femmes trouvées au fond du Block 32
étaient « plus ou moins mourantes », écrit Marie-Claude
Vaillant-Couturier dans son journal. « Nous les avons
transportées au Revier, mais je doute qu’elles puissent
survivre10. » Selon l’infirmière polonaise Kamila Janovic,
un nombre inconnu de femmes moururent dans les jours
précédant l’arrivée des Russes ; leurs corps étaient empilés
un peu partout, rongés par les rats, mais le temps manquait
pour les enterrer.
L’électricité avait été coupée ; les détenues faisaient la
chaîne pour acheminer des seaux d’eau jusqu’au Revier.
Aux cuisines, Marta Baranowska, la responsable de la
Croix-Rouge polonaise, prit les choses en mains. « 29 avril :
Binz, l’Oberaufseherin, est apparue ce matin à la cuisine et
a demandé à Baranowska […] s’il n’y avait pas quelque
chose à manger pour elle et les surveillantes qui ne sont pas
encore parties, note Marie-Claude Vaillant-Couturier.
Baranowska lui a répondu que tout ce que nous avions était
pour les malades, qu’elle n’avait qu’à aller voir à la cantine
des SS s’il restait quelque chose. Les temps sont
changés11 !… »
Les gardes avaient encore assez d’autorité pour ordonner
aux femmes de quitter le camp, mais la confusion était telle
que plusieurs se planquèrent à la dernière minute, dont Rosa
Thälmann, la femme de l’ancien chef du Parti communiste
allemand, que ses camarades firent sortir et cachèrent dans
une maison à Fürstenberg.
La dernière marche rassemblait surtout des Russes, dont
toutes les femmes de l’Armée rouge, ainsi que les enfants
logés dans leur block. Olga Golovina se servit de la
charrette de la soupe comme d’une poussette pour
transporter les plus petits.
Stella Kugelmann, qui avait cinq ans au moment de
l’évacuation, ne se souvient pas comment elle et les autres
enfants sont sortis. Elle se rappelle que les enfants ont été
rapidement séparés des adultes, peut-être après une attaque
aérienne. Puis une femme, « tante Olympiada », a pris soin
d’eux. « Je me suis retrouvée soudain sur une route, et je
crois que c’est là que tante Olympiada nous a retrouvés et a
décidé de s’occuper de nous. Je ne l’ai pas connue au camp.
Elle nous a ramenés sur sa charrette, puis nous a trouvé
ensuite de quoi manger. »
Au lieu de les diriger sur Malchow, au nord-ouest de
Ravensbrück, le Volkssturm, épaulé par une poignée de SS,
conduisit les prisonnières de l’Armée rouge au nord, vers la
mer, en direction des forces soviétiques. « Les routes étaient
encombrées de gens et de charrettes, raconte Ekaterina
Boyko. Et quand on a vu que nous allions vers la Baltique,
on a cru qu’on nous emmenait comme esclaves en
Afrique. »
La Bulgare Georgia Tanewa marchait aux côtés
d’Evguenia Lazarevna Klemm. En 1943, Klemm avait
donné des ordres aux femmes que l’on conduisait en
Allemagne. Aujourd’hui qu’elles marchaient vers leurs
libérateurs, elle retrouva son rôle de commandante. « Nos
gardes étaient des hommes âgés qui semblaient avoir
endossé l’uniforme pour la journée », explique Georgia
aujourd’hui installée dans l’ancien Berlin-Est. « Mais c’est
Evguenia Lazarevna qui commandait. Elle disait : “Restez
ensemble, les filles, faites ce que je dis, continuez de
marcher.” Et nous avons marché avec nos galoches. »
Georgia donne de petits coups sur la table : « Clac, clac,
clac… »
À Fürstenberg, nous sommes passées devant de belles maisons vides…
Nous avions oublié ce qu’était la civilisation. Et nous nous demandions,
qu’est-ce que ces vieux [Volkssturm] vont faire de nous ? Ils ne vont pas
nous tuer dans cette petite ville. Ils savaient la guerre perdue et pensaient
probablement « qu’allons-nous faire de cette bande puante de femmes
affamées ? ». Puis on s’est dit qu’ils nous emmenaient peut-être dans une
grande prison ou quelque chose comme ça. Et quand on a réalisé qu’on se
dirigeait vers le nord, on a pensé : « Ah ! Ils vont nous noyer dans la
mer ! »

Georgia a-t-elle vraiment cru que cela pouvait arriver ?


Oui, c’est vraiment ce que j’ai pensé. La mer était très loin, mais nous
ne le savions pas. Nous marchions depuis des heures quand, tout à coup,
regardant autour de nous, plus de soldats ! Nos galoches continuaient de
résonner sur la route, clac, clac, clac. Il n’y avait plus personne, sauf
nous. On a regardé encore, rien ! Nous ne savions pas où nous étions. Il
n’y avait que des champs labourés sur des kilomètres12.
Une moitié de la colonne continua d’avancer sur la route,
espérant rencontrer le front russe. Les femmes proches
d’Evguenia Lazarevna lui demandèrent que faire : « Trouver
un bois et s’y cacher ! »
Nous avons couru comme des folles à travers les labours jusqu’à un
mur, à l’orée d’un bois. Nous courions sur des aiguilles de pin, il y en
avait partout. Et nous nous sommes retrouvées dans la forêt, regardant
autour de nous. Nous étions encerclées de paires d’yeux, puis les yeux ont
surgi et nous avons découvert qu’ils appartenaient aux prisonniers de
Sachsenhausen qui se cachaient. Alors, nous nous sommes allongées dans
les aiguilles de pin pour nous reposer, et c’était merveilleux.

Quand Georgia se réveilla, elle vit un garçon sur la route :


Je parlai un peu l’allemand et je lui ai demandé de l’eau. Il m’a
emmenée dans un village où nous avons trouvé une pompe et des pots.
Nous avons fait le tour du village et les gens, cachés dans leurs maisons,
croyaient que nous allions les tuer, mais, bien entendu, ce n’était pas ce
que nous avions en tête. Tout était vide. Kaputt. Nous avons demandé au
garçon où menait la route. Il a répondu : Neustrelitz. Il a dit que l’armée
soviétique y était, et nous y sommes allées.

En chemin, des femmes furent prises entre deux feux.


« J’étais couchée sur le sol et j’ai été touchée par un éclat
d’obus », raconte Ekaterina Speranskaya.
Je me rappelle les chars et les tas de corps, quand j’ai entendu parler
russe et vu nos soldats. Lorsqu’ils se sont approchés, le capitaine russe
s’est exclamé : « Bon sang, d’où sortez-vous ? De la tombe ? » Et quand
nous nous sommes avancées dans nos tenues rayées, toutes sales et
crevées, ils se sont mis à rire et à pleurer, à nous appeler « sœurs » ; ils
nous ont souhaité la bienvenue, nous ont donné à manger et nous avons
donc continué jusqu’à Neustrelitz.

Le 29 avril, vers midi, les dernières évacuées quittaient le


camp principal. Fritz Suhren parcourut les colonnes en tous
sens, puis revint à Ravensbrück, où on l’aperçut qui faisait
nerveusement les cent pas près des portes. « Puis, soudain, il
a ordonné aux gardes : “Fermez les portes. Tirez sur celles
qui restent.” J’ai moi-même entendu cet ordre diabolique »,
se rappelle Elfriede Meier.
Si Suhren donna cet ordre, il ne fut pas exécuté. Zdenka a
gardé un autre souvenir. « Il m’a fait parvenir deux grands
sacs de sel, quelques sacs de farine moisie et un panier de
miches de pain », avec lesquels nous étions censées nourrir
les malades. Selon Marie-Claude Vaillant-Couturier, les
dernières instructions de Suhren furent pour demander aux
détenues qui restaient de creuser une fosse et d’y enterrer
les corps non brûlés, « de reboucher la fosse proprement et
de mettre une croix dessus […]. Quand on pense qu’il y a
huit jours on a encore gazé13 ».
En milieu d’après-midi, Fritz Suhren et le contingent
SS au grand complet – Binz comprise – avaient été évacués
à Malchow en camions et en voitures, à cheval ou en
charrette.

Sitôt les SS partis, les femmes commencèrent à explorer


leur camp. Elles trouvèrent dans les caves du QG et dans les
maisons des SS des tas de colis de la Croix-Rouge, certains
éventrés, d’autres intacts. Une cave était pleine de sucre, de
lait en poudre, de porridge, de pain suédois, de conserves,
de savon, de dentifrice, rien que des marques suédoises,
sauf les cigarettes, américaines. Elles inspectèrent ensuite le
crématorium, encombré de cadavres partiellement brûlés et
jetèrent un coup d’œil à la chambre à gaz à moitié détruite,
où elles repérèrent des bidons vides de produits chimiques –
de Zyklon. Elles trouvèrent aussi huit caisses de documents
qu’elles mirent de côté pour les donner aux Russes.
C’est alors que, sortant des bois, les femmes découvrirent
près du Camp de jeunes ce qu’il restait des fourgons à gaz,
que Zdenka a comparés à des camions de déménagement
dotés d’un « mécanisme permettant d’envoyer les gaz
d’échappement à l’intérieur ».
S’aventurant dans le camp pour hommes, également
évacué, elles y trouvèrent quatre cents malades. « Ils sont
sans eau depuis huit jours, meurent de soif et de faim, note
Marie-Claude Vaillant-Couturier. […] Ils n’ont plus l’air
d’hommes, mais de fantômes hagards ; la souffrance les a
rendus fous. Personne, personne ne pourra se représenter
cela, on ne pourra pas nous croire. Nous allons faire notre
possible pour leur venir en aide. Mais nous manquons
tellement de personnel14. »
Le 30 avril, les femmes se réveillèrent au grondement de
l’artillerie russe qui s’amplifiait d’heure en heure. Les
canons étaient si proches que le ciel en était illuminé.
« Plusieurs femmes courent, prises de panique, dans la
Lagerstrasse. L’une d’entre elles lève les bras au ciel, ses
cheveux sont en désordre, elle s’agenouille au milieu de la
rue. Elle prie à voix haute15. »
Un petit groupe est sorti du camp pour voir où était
exactement l’Armée rouge. D’autres préparèrent des lits
pour les soldats soviétiques blessés et fabriquèrent un
drapeau rouge à accrocher aux portes du camp lorsqu’elles
seraient sûres d’être libres. Certaines s’attendaient encore à
ce que les Allemands fassent sauter le camp. « Un jour,
nous sommes sorties. Il n’y avait pas de sirène, et nous nous
sommes dit, préparons-nous, ça va sauter, disons-nous au
revoir », se souvient Maria Vlassenko, une des infirmières
d’Odessa.

Le premier soldat de l’Armée rouge à franchir les portes


de Ravensbrück fut un jeune homme sur un cheval blanc,
avec une toque de fourrure dorée – affirme Zdenka
Nedvedova. Marie-Claude Vaillant-Couturier dit qu’il était à
bicyclette : « À 11 h 30, les avant-postes russes sont arrivés.
En voyant le premier cycliste de l’Armée rouge, mes yeux
se sont emplis de larmes, de larmes de joie cette fois. Je me
suis souvenue des larmes de rage que m’avait arrachées la
vue du premier motocycliste allemand, place de l’Opéra, en
juin 194016. »
Antonina Nikiforova, quant à elle, vit « deux
éclaireurs » : « Toutes celles qui peuvent courir se
précipitent. » Puis les Russes franchirent les portes en chars
et en voitures. « On embrasse les soldats de l’Armée rouge,
on leur fourre des paquets de cigarettes : ils se défendent. –
Suffit, voyons ! Vous êtes folles ! Suffit de nous
embrasser ! […] Nous pleurons, nous les entourons, nous
les regardons. Tout poussiéreux dans leurs capotes, ils nous
semblent les êtres les plus chers et les meilleurs au
monde17. »
« Quand ils ont vu l’état dans lequel nous étions, raconte
Maria Gorobotsova, de Tbilissi en Géorgie, ils ont eu l’air
terrifié. Puis ils ont dit : “Tuons un cochon et mangeons-
le18.” » Maria Vlassenko vit le commandant d’un char
sauter à terre et se diriger vers elles : « “Y a-t-il ici
quelqu’un de Maïkop ?” demanda-t-il. C’était sa ville
natale. Il avait perdu sa sœur, dit-il. Sa sœur s’est avancée.
C’est à peine s’il l’a reconnue. Il a pleuré. »
Selon un témoignage de l’Armée rouge, les premiers
soldats arrivèrent en moto. Alexandre Mednikov, capitaine
du Deuxième Front biélorusse, raconte qu’une patrouille de
reconnaissance roulait près de Fürstenberg quand elle est
tombée sur un grand mur surmonté de rouleaux de barbelés.
« Nos mitrailleurs sont descendus de moto, et l’un d’eux,
touchant les barbelés a reçu une forte décharge électrique
qui l’a plaqué au sol19. » Apparemment, l’électricité n’avait
pas été coupée.
Quelques hommes en armes, probablement de vieux
miliciens du Volkssturm, défendaient encore le camp. « Nos
hommes longeant le mur, ils trouvèrent le portail, également
entouré d’un enchevêtrement de barbelés. Soudain, depuis
l’autre côté, une mitrailleuse s’est mise à crépiter. Nos
hommes avaient déjà compris quel genre de lieu c’était et
décidèrent d’entrer. Les hommes de Hitler fuirent et
tentèrent de se cacher derrière des baraquements. »
Quelques minutes plus tard, le colonel Mikhaïl Stakhanov
arriva dans un char :
Après avoir combattu en Russie et en Pologne, j’ai pris part à la
libération du camp pour femmes de Ravensbrück. Nous avons roulé sur
les barbelés dans nos chars et enfoncé les portes du camp. Puis nous nous
sommes arrêtés. Impossible d’aller plus loin avec la masse humaine qui
entourait les chars ; des femmes passaient sous nos chars, grimpaient
dessus, criaient et pleuraient. C’était sans fin. Elles avaient une mine
épouvantable dans leurs robes, décharnées, elles n’avaient pas l’air
d’êtres humains. Il y avait trois mille malades, tellement malades qu’il
était impossible de les emmener, elles étaient trop faibles20.

Probablement est-ce au lendemain de l’arrivée de l’avant-


garde que Yaacov Drabkine fit son apparition à
Ravensbrück. Au volant d’une Jeep où avaient été installés
des mégaphones, il franchit les portes du camp, jeta un
rapide coup d’œil autour de lui, fit demi-tour, puis ressortit.
Il recherchait quelqu’un.
Drabkine était un jeune officier politique juif attaché à la
49e armée du Deuxième Front biélorusse. Son travail
consistait à glaner des renseignements et à concocter de la
propagande pour saper le moral de l’ennemi. Fin avril,
Drabkine était basé dans la petite ville de Gransee, à une
quinzaine de kilomètres au sud de Fürstenberg. « Je me
souviens d’avoir fêté mon anniversaire le jour où nous
avons traversé l’Oder ; ce doit donc être quelques jours
après que j’ai entendu parler de Ravensbrück. Je ne crois
pas que nous ayons connu le camp des femmes auparavant,
même si nous étions passés par Auschwitz, Majdanek et
tous les autres camps. Pour un Juif, il était bien entendu
particulièrement dur de voir ces choses21. »
Une fois en Allemagne, Drabkine recueillit des
renseignements auprès des adolescents russes et ukrainiens
déportés comme travailleurs serviles dans les fermes, et qui
parlaient désormais couramment l’allemand. « Ils nous
passaient des billets : cet Allemand est un brave type, ne le
tuez pas ; celui-là nous a maltraités, tuez-le. » Les garçons
lui donnèrent beaucoup de détails sur Ravensbrück, qu’il
transmit à son QG. Ses supérieurs lui ordonnèrent de filer
tout de suite au camp et d’essayer de retrouver Rosa
Thälmann.
Les Soviétiques savaient maintenant qu’Ernst Thälmann,
autrefois chef du Parti communiste allemand, avait été
exécuté à Buchenwald. « Ils espéraient encore retrouver sa
femme en vie. Ils voulaient savoir ce qu’elle savait »,
raconte Drabkine dans son bureau moscovite aux murs
couverts de livres. Ne trouvant pas Rosa à Ravensbrück, il
fit le tour de Fürstenberg avec son mégaphone, appelant son
nom dans les rues désertes.
Tous les Allemands avaient fui. Il m’a fallu quelques heures, mais j’ai
fini par la trouver. Elle s’était cachée dans une maisonnette, dans une
ruelle. Elle était très mal en point : émaciée, à peine en vie, comme tout le
monde. Elle portait encore ses habits de la prison. Elle savait déjà que son
mari était mort, et tout ce qu’elle voulait savoir, c’était ce qu’il était arrivé
à sa fille.
Irma Thälmann, vingt-six ans, avait été internée au camp
satellite de Neubrandenburg quelques semaines auparavant.
Rosa ne savait pas si elle était vivante ou morte.
J’avais reçu pour consignes de lui dire que nos commandants étaient
ravis qu’elle eût survécu et feraient tout pour l’aider. Nous voulions
savoir ce qu’elle pouvait nous dire, du camp, du Parti, de certaines
personnes qui nous intéressaient. Mais elle était incapable de me dire quoi
que ce soit, tant sa détresse était grande. Et elle était terrorisée à l’idée
que ce qu’elle pourrait dire mît sa fille en danger d’une façon ou d’une
autre. Une toute petite femme rabougrie.

Quelle fut sa réaction quand il vit Rosa ?


« Difficile à dire, répond-il, remué par ce souvenir. Un
mélange de compassion et de pitié. »
Drabkine et le reste de l’avant-garde soviétique reprirent
bientôt leur avancée vers l’ouest, promettant aux détenues
que les unités de l’Armée rouge, à l’arrière, apporteraient
provisions et personnel médical pour les aider. Au cours des
deux ou trois jours d’attente, les femmes attachèrent une
« banderole rouge au-dessus des portes, annonçant à tous
que la liberté si longtemps attendue est là », raconte
Antonina22. Les Tchèques lui demandèrent la
« permission » d’accrocher leur drapeau national au block,
et bientôt chaque nation eut hissé ses couleurs. Antonina
raconte que tout le monde redoubla d’efforts pour secourir
les malades, dressant des tableaux de calories, recherchant
des vivres et des matelas, essayant de commencer à
nettoyer. Elle omet de signaler que, dans le camp comme à
l’extérieur, les soldats russes se mirent à violer
systématiquement les détenues ainsi que les civiles
allemandes.
Ilse Heinrich, « asociale » allemande trop faible pour
quitter son lit quand arriva l’avant-garde soviétique, fut
témoin du déchaînement sexuel de l’Armée rouge à
Ravensbrück. Quelques heures plus tard, Ilse et d’autres
détenues clouées au lit virent des soldats russes, ivres,
entreprendre de violer même les malades et les mourantes.
« Et ça a commencé. Je n’avais qu’une seule idée en tête,
mourir, parce que j’étais à peine plus qu’un cadavre. Plus
tard, quand les officiers supérieurs sont venus, et qu’ils ont
pris leurs quartiers dans le camp, nous avons eu un peu de
paix et d’ordre. Mais au début, nous avons dû subir ça ! Ça
a été le pire. Et moi qui étais à moitié morte. »
Il est difficile de chiffrer le nombre de viols qui eurent
lieu dans l’enceinte du camp principal de Ravensbrück :
beaucoup de victimes, déjà à moitié mortes, rappelle Ilse
Heinrich, n’ont pas survécu suffisamment longtemps après
la guerre pour en témoigner. Antonina, la gradée de l’Armée
rouge restée au camp, semble n’en avoir jamais fait état, pas
plus que les autres détenues communistes éminentes.
Zdenka est la seule qui ait choisi d’en parler plus tard,
révélant que les malades et les moribondes furent violées,
mais aussi celles du block de la maternité. De nombreuses
femmes dont la grossesse était trop avancée pour pouvoir
marcher avaient été laissées sur place, et beaucoup avec des
nouveau-nés étaient logées dans le même block. Peu après
l’arrivée des libérateurs de l’Armée rouge, l’une d’elles se
précipita vers Zdenka en hurlant : « Elle cria que les soldats
étaient arrivés et s’étaient enfermés dans le block pour
essayer de violer les femmes. » Zdenka se rendit aussitôt
chez l’officier supérieur soviétique, le commandant Sergueï
Boulanov – médecin très respecté –, implorant son aide.
Boulanov dut établir très vite que les hommes ne s’étaient
pas contentés de menacer les femmes parce que, peu de
temps après, les détenues entendirent des coups de feu. « Et
le lendemain matin, nous avons su que les soldats avaient
été exécutés, raconte Zdenka. À l’époque, nous avons pensé
que le châtiment était sans doute trop dur. »
Alors que beaucoup de Soviétiques plus âgées
répugnaient à parler de viols, les survivantes plus jeunes
hésitent moins aujourd’hui. Nadia Vassilieva était l’une des
infirmières de l’Armée rouge coincées par les Allemands
sur les falaises de Crimée. Trois ans plus tard, à Neustrelitz,
au nord-ouest de Ravensbrück, elle-même et quantité
d’autres femmes de l’Armée rouge se trouvèrent de nouveau
acculées, cette fois par leurs propres libérateurs soviétiques
qui s’apprêtaient à commettre un viol collectif.
Nadia avait accompagné Evguenia Lazarevna Klemm sur
la route de Neustrelitz, où elles se heurtèrent à d’autres
soldats russes. « Ils ont commencé par nous saluer comme
des sœurs, raconte Nadia. Je me souviens d’un soldat qui
s’est approché de nous et nous a dit : “C’est bon,
maintenant, vous pouvez venir avec nous.” Nous avons vu
nos chars sur la route. Nous exultions. »
Le comportement des soldats n’a pas tardé à changer. Il
faisait nuit quand la colonne arriva à Neustrelitz : « Ils se
sont mis à marcher à côté de nous, à nous pourchasser et à
nous harceler, ils ne voulaient pas nous laisser tranquilles.
Puis ils sont devenus de vraies bêtes. Ils étaient ivres. »
Il est devenu évident que les femmes ne trouveraient
nulle part où dormir en ville :
Il y avait aussi beaucoup d’autres femmes ici, pas simplement les filles
de l’Armée rouge, et on nous a conduites dans un grand bâtiment, une
sorte d’entrepôt. On nous a fait entrer dans une grande salle ; ils ne
cessaient de nous harceler tout le temps, mais nous étions fatiguées et
avions besoin de dormir, alors nous sommes entrées. C’était au premier
étage. Les soldats nous ont suivies. Nous avons fermé la porte, pour les
empêcher d’entrer. Evguenia Lazarevna a tenté de nous barricader à
l’intérieur. Ils ont réclamé les plus jeunes. C’était terrifiant. J’étais une
des plus jeunes du groupe. Puis ils ont dit : « Les vierges, avec nous ! »
Ils se sont mis à frapper à la porte et à la fenêtre. J’ai vu un homme se
balancer à la fenêtre et tomber dans la pièce. Soûl. Ils commençaient à
enfoncer les portes, et Evguenia Lazarevna a fait tout ce qu’elle pouvait
pour nous protéger, leur expliquant que nous étions des femmes de
l’Armée rouge qui avaient été sur le front, à Stalingrad, Leningrad et en
Crimée. Nous avions passé plus de deux ans en camp de concentration.
« Tuez-moi, mais ne touchez pas aux filles », dit-elle23.

Une autre infirmière d’Odessa, Ilena Barsoukova, se


souvient des femmes qui hurlaient et pleuraient, et
d’Evguenia Lazarevna qui appelait au calme et tâchait de
raisonner les soldats. Mais elle ne put tous les contenir.
Plusieurs entrèrent.
Puis un commandant a chassé les ivrognes. Evguenia Lazarevna l’a
imploré de rester et de nous protéger de nos propres soldats. Il a accepté.
Puis, le matin, l’officier supérieur est arrivé et a rétabli l’ordre. Sans
Evguenia Lazarevna, toutes les filles auraient été violées cette nuit-là à
Neustrelitz. Evguenia Lazarevna nous a défendues de toutes les façons
possibles. Mais je connais des tas de filles qui ont été violées par nos
soldats ; ils ont violé même des filles restées au camp, et pas uniquement
dans notre groupe24.

Olga Golovina, l’opératrice de l’Armée rouge, habite


aujourd’hui Moscou. Elle a raconté comment son groupe,
qui s’était séparé de la colonne d’Evguenia Lazarevna, se
retrouva dans un village abandonné pris par les soldats
soviétiques.
Ils nous ont attribué une maison et nous ont donné des vivres, mais
ensuite les soldats se sont mis à nous faire des avances. Ils n’avaient pas
eu une femme depuis des siècles. Mon amie Macha était si forte, comme
un homme, qu’elle nous a défendues et les a repoussés. Nous sommes
allées nous plaindre au commandant et il nous a donné deux soldats qui
nous ont gardées. Ils ont commencé par s’installer dehors, puis nous
avons eu pitié d’eux, et on les a invités à venir prendre le thé. Le matin ils
nous ont dit qu’ils comprenaient seulement maintenant ce que nous
avions traversé. « L’une de vous chantait dans son sommeil ; une autre
criait à voix haute, une autre encore sanglotait. Ce que nous avons
entendu nous a fait dresser les cheveux sur la tête25. »

D’autres femmes ne trouvent aucune excuse aux violeurs


soviétiques. « Ils exigeaient un paiement pour notre
libération », ajoute Ilena Barsoukova. « Les Allemands ne
violaient jamais les détenues parce que nous étions des
truies russes, mais nos soldats nous ont violées. Qu’ils se
conduisent ainsi nous a dégoûtées. Staline avait dit
qu’aucun soldat ne devait se laisser faire prisonnier, alors ils
avaient le sentiment de pouvoir nous traiter comme de la
merde. »
Comme les Russes, les survivantes polonaises ont aussi
longtemps répugné à parler des viols de l’Armée rouge.
« Nos libérateurs russes nous terrifiaient, rapporte Krystyna
Zając. Mais nous n’avons pas pu en parler plus tard à cause
des communistes qui avaient pris le pouvoir en Pologne. »
Des rescapées polonaises, yougoslaves, tchèques et
françaises n’en ont pas moins fait état de viols sitôt
franchies les lignes soviétiques. Elles ont raconté avoir été
« traquées », « capturées », « acculées », puis violées.
Dans ses souvenirs, Wanda Wojtasik, un des lapins,
explique qu’il n’y avait pas moyen de croiser un seul Russe
sans être violée. Alors qu’elle-même, Krysia et leurs amies
de Lublin essayaient de rentrer au pays, vers l’est, elles se
firent assaillir à chaque tournant. Parfois, cela commençait
par les avances romantiques d’un « bel homme », puis cela
dégénérait vite en harcèlement, puis en viol. Wanda ne dit
pas si elle-même a été violée, mais elle raconte des épisodes
où des soldats bondirent sur ses amies, les assaillirent dans
les maisons où elles s’étaient réfugiées ou les traînèrent
derrière des arbres. Puis elles revenaient sanglotant et
hurlant. « Au bout d’un certain temps, nous n’avons plus
accepté d’être prises en stop […]. Nous n’osions même pas
approcher des villages26. » Quand elles dormaient, l’une
d’elles montait le guet.
Izabela Rek, un des lapins dont les jambes avaient été
affreusement mutilées, n’avait aucun espoir d’échapper aux
soldats soviétiques. Aidée par ses amies, elle tenta de fuir
dans les bois.
Nous marchions vers une rivière quand, soudain, les soldats russes sont
arrivés. Un soldat m’a dit de ne pas m’inquiéter, mais ils ont entraîné les
autres, et je les entendais hurler affreusement tout près, pleurer et crier.
Puis ils nous sont tombés dessus et nous ont toutes violées, alors même
que nous étions des détenues, ils le savaient. Quand nous l’avons rapporté
à un autre groupe de soldats, ils nous ont dit, venez avec nous, nous nous
occuperons de vous. Deux filles les ont suivis, mais nous ne les avons
jamais revues27.

L’enseignante française Micheline Maurel, qui à la fin de


la guerre ne pesait que trente-cinq kilos et était ravagée par
la dysenterie et la gale, a décrit les viols de façon
systématique. Le 1er mai, Micheline vit son premier soldat
de l’Armée rouge : « un grand gaillard, joyeux et cordial ».
Il entra dans la cour de la grange où elle et ses amies
Michelle et Renée se cachaient après avoir fui la marche
d’évacuation de Neubrandenburg. Il viola Michelle puis
repartit « à travers la campagne, tandis que les balles des
mitrailleuses cassaient des branches autour de lui28 ». Plus
tard, ce même jour, alors qu’elles étaient reparties chercher
des affaires oubliées dans le village abandonné de Waren,
Michelle et Renée furent de nouveau violées à plusieurs
reprises par des Russes qui campaient dans les maisons
pillées.
Au deuxième jour de la « libération », les trois amies se
cachaient encore dans la même grange quand arriva une
compagnie de cosaques. « Ils étaient comme sur les images.
Superbes, coiffés de hauts bonnets d’astrakan, vêtus de
longues redingotes à taille fine, chaussés de bottes à grands
éperons et montant des chevaux magnifiques, sur lesquels
ils virevoltaient dans la cour. Ils nous ont apporté un
gramophone et ont mis de la musique de danse. Ils nous ont
offert de la vodka dans de grandes tasses : la vodka nous a
guéries du mal au ventre pour deux jours. »
Si elle ne fut pas violée, explique Micheline, c’est qu’elle
persuada les soldats que ses ulcères étaient contagieux.
« Mais Michelle n’avait pas d’ulcères. Je pouvais bien
parler pour la défendre ! Il ne s’agissait pas vraiment de la
défendre : les Russes n’avaient aucune mauvaise intention,
aucune hostilité envers nous. Bien au contraire, une
immense cordialité, une affection débordante à manifester
tout de suite : Française ? Toi Française, moi Russe, c’est la
même chose ! Tu es ma sœur, couche-toi là ! »
Chaque jour, la santé du trio français se dégradait, et
chaque jour d’autres Russes les assaillaient. C’était toujours
la même histoire : « de grands blonds, à moustache
tombante, de petits Mongols tout jaunes sur leurs jambes
arquées, des cosaques bruns et superbes », auxquels il fallait
de nouveau expliquer : « Nous sommes trop fatiguées. Deux
ans de camp. Nous n’en pouvons plus. Laissez-nous, je vous
en prie. Mais eux ils voulaient […] faire l’amour avec leurs
sœurs françaises29. »
Un Russe, apprenant que les femmes étaient des
Françaises rescapées d’un camp de concentration, « saute
sur ses jambes et s’indigne : “Mais pourquoi êtes-vous là
dans la paille ? Vous êtes les vainqueurs comme nous. Et
vous restez là, dans la paille, tandis que la famille allemande
à côté va dormir dans des lits !” ». Il prend son fusil et
lâche : « Je vais les tuer : vous aurez leurs lits. » Le Russe
entraîne les Françaises à la maison habitée par une famille
d’Allemands avec plusieurs enfants attablés. Le Russe
pointe son fusil sur les Allemands en criant : Kaputt,
kaputt ! Micheline sert d’interprète. Le paysan allemand se
lève et les conduit dans une chambre avec des lits. Le Russe
s’en va en embrassant les Françaises et en emmenant avec
lui une des jeunes Allemandes « qui, plus tard dans la nuit,
est revenue en sanglotant tout haut30 ».
Que les Allemandes aient été l’objet des pires violences
ne fait pas l’ombre d’un doute. « Je me souviens de ma
mère qui serrait ma petite sœur contre son cœur comme une
sorte de protection. Elle disait que les Russes ont le respect
des petits enfants », raconte Wolfgang Stegemann, écolier
de Fürstenberg alors âgé de douze ans. Les soldats
allemands avaient quitté le bourg à peu près une heure
auparavant. « Tout était très silencieux, puis il y a eu un
grand fracas, et les Russes sont entrés au village à pied. La
plupart étaient ivres. Ils entraient dans les maisons et
détruisaient tout. Il y a eu quantité d’atrocités. Un tas de
viols. »
Rudolf Rehländer, qui a grandi dans le même village que
Dorothea Binz, à cinq kilomètres de là, se souvient de
l’arrivée de l’Armée rouge à Altglobsow. « Les premiers ont
saccagé nos maisons. Ils ont tout pillé : bottes, vêtements.
Ils ont quitté le village avec cinq ou six montres au bras.
Puis ils se sont mis à violer. Les premiers soldats ont été les
pires. Ce sont eux qui ont accompli le plus de viols. Hormis
celles qui ont réussi à se cacher, presque toutes les femmes
du village ont été violées. »
Je me demandais si la mère de Dorothea était encore au
village. Rudolf pensait que oui, parce que sa famille tenait
le bar où Rose Binz buvait. « C’est moi qui remplissait les
verres et avec Rose Binz je n’allais jamais assez vite. »
Ce fut la même chose partout, dit Rudolf, et il n’y avait
guère d’hommes au village à ce moment-là ; soit ils étaient
sur le front, soit ils avaient fui ou s’étaient tués. Rudolf, qui
avait tout juste dix-sept ans, était l’un des plus âgés à être
resté, en sorte que c’est lui et les autres garçons qui durent
enterrer les corps. Le maire et trois autres dignitaires nazis
du village se suicidèrent.
Je me souviens que nous enterrions le maire quand quelqu’un a crié,
« venez vite ! », parce qu’ils avaient trouvé l’Ortsbauernführer [le chef
des paysans]. On a couru là-bas. Le spectacle était atroce. Sa femme et lui
avaient tous deux été pendus, mais leurs corps avaient été descendus et
gisaient à terre. La femme était nue à partir de la taille, avec un bâton
enfoncé dans le vagin. Elle gisait dans la forêt, et j’ai dû les enterrer31.

J’ai demandé à l’officier de renseignement de l’Armée


rouge Yaacov Drabkine ce qu’il pensait des atrocités.
Et oui, tout arrivait. Après ce que nos soldats avaient vu et traversé, il
était difficile de leur dire de ne pas tuer tous les Allemands qu’ils
voyaient. Une fois la guerre terminée, j’ai dû parler à la population
allemande, expliquer que l’Armée rouge n’était pas si mauvaise. J’ai dû
répondre devant la nation allemande de tous nos crimes et, en réponse, on
m’a toujours parlé des viols32.

Je l’ai interrogé sur le viol des détenues de Ravensbrück.


Il a d’abord été surpris que cela se soit produit tant « leur
état était terrible » :
Il faut bien comprendre que ce fut une guerre terrible, terrible,
monstrueuse, et que tout le monde était devenu totalement inhumain. Les
soldats avaient combattu à travers Danzig en feu. Toute la ville était en
flammes. Après cela, ils n’ont pensé qu’à rester en vie jusqu’à la fin. Et
rappelez-vous qu’à Fürstenberg ce n’était pas encore terminé. Berlin
n’avait pas encore été pris. Il y en avait encore pour plusieurs jours.

Début mai, les combattants avaient largement dépassé


Ravensbrück, mais le commandant Boulanov est resté en
arrière pour imposer l’ordre. Il s’est installé dans la villa de
Dorothea Binz. Il s’est « conduit correctement » et a essayé
d’aider les femmes, mais le chaos régnait maintenant dans
le camp ; les détenus, hommes et femmes, écumaient les
parages, pillant et détruisant. Son état-major et lui ne purent
déterminer combien il y avait de détenus et qui ils étaient.
Ils ne parvenaient pas à compter les morts. « Après l’arrivée
des Russes, les femmes se sont mises à mourir plus vite que
jamais, explique la Polonaise Kamila Janovic, restée en
arrière pour aider. Je crois qu’elles avaient essayé de tenir à
tout prix jusqu’à la libération si bien que, dès qu’elles se
sont relâchées, elles sont mortes. » Il n’y avait pas moyen de
les brûler ni de les enterrer, et les cadavres ont continué de
s’accumuler. Beaucoup de détenues sont mortes à quelques
kilomètres du camp, peut-être pour avoir bu et mangé plus
que leurs corps émaciés ne pouvaient digérer.
Les détenues se mirent à errer autour de Fürstenberg. « Je
me les rappelle, assises dans la rue ou sous les arbres,
raconte Wolfgang Stegemann. Elles semblaient très calmes.
Très farouches. » Le commandant Boulanov ordonna à la
population locale – essentiellement des femmes,
désormais – d’aller au camp aider à nettoyer et à enterrer les
mortes. « Quand ma mère est revenue, elle était très triste et
abattue, mais elle ne m’a jamais dit ce qu’elle a vu », ajoute
Stegemann.
Les Soviétiques apportèrent de la meilleure nourriture,
ainsi que du sang et des médicaments. Ils rétablirent
l’électricité. Camilla Sovotna se souvient d’un prêtre
français et d’une Britannique, Pat, venus aider.
Un jour, Marie-Claude Vaillant-Couturier partit
« chercher des matelas […] dans les maisons des SS » et
trouva un détenu endormi dans un grand lit, « la tête sur un
gros oreiller de plume, couvert jusqu’au cou d’un couvre-
pieds de satin rose ». Une autre fois, elle entra dans la
maison de Suhren et trouva un piano et joua des heures
durant : « On sent monter en soi une vague de désirs
inassouvis33. »
À quatre-vingts kilomètres au nord-ouest, Fritz Suhren
fuyait, essayant de sauver sa peau.
Suhren avait pensé que le camp satellite de Malchow
serait un dernier havre de sécurité pour les SS, mais son pari
s’était retourné contre lui. Le 2 mai, il était clair que c’était
l’Armée rouge, non pas les Américains, qui prenaient
Malchow en tenailles. Ce n’était plus qu’une affaire
d’heures. Selon Odette, retenue en otage là-bas depuis
quatre jours, le camp était jonché de cadavres, car les SS
ouvraient régulièrement le feu sur les détenus34.
Quand d’autres détenus affluèrent et que le carnage
s’amplifia, Odette demanda à Suhren d’ouvrir les portes et
de laisser tout le monde partir. Elle a raconté à son
biographe une scène qui se déroula devant le bureau de
Suhren. Une radio claironnait les nouvelles : Berlin était
tombé, les Allemands s’étaient rendus en Italie, et les
Britanniques avaient pris Lübeck. À l’intérieur, elle trouva
Suhren en larmes : « Adolf Hitler, le Führer de l’Allemagne,
est mort. Il est tombé en héros au premier rang de la
bataille », lui dit Suhren, la « bouche crispée dans un
irrépressible chagrin35 ».
Suhren fit monter Odette dans sa Mercedes-Benz noire
avec deux Polonaises qui avaient travaillé pour lui à
Ravensbrück, ainsi que son chien blanc, Lotti. Ils s’en
allèrent, escortés de SS en armes entassés dans deux
voitures, une devant, l’autre derrière. Au bout de deux
heures, environ, les voitures stoppèrent près d’un bois.
Suhren « ouvrit le coffre de la voiture, en sortit une liasse de
papiers officiels, se dirigea vers les arbres et y mit le feu.
C’étaient les archives de Ravensbrück. Les papiers
consumés, il remua les cendres avec son pied pour s’assurer
qu’il n’en restait rien ».
Puis il se tourna vers Odette : « Voilà. Vous avez faim ? »
Il sortit des sandwiches enveloppés d’une serviette blanche,
un pot de cerises confites et une bouteille de vin. Il lui
montra l’étiquette – Nuits-Saint-Georges : « Et voilà. Un
authentique bourgogne36. »
Le convoi repartit. Au bout d’un moment, Suhren dit à
Odette qu’il la conduisait auprès des Américains. Elle n’en
crut rien. Elle dit à Suhren que, voyant l’escorte SS, les
Américains ouvriraient le feu : « Nous serons tous tués. –
Vous avez parfaitement raison », répondit Suhren. Il
s’arrêta, demandant aux autres voitures de rester à bonne
distance derrière lui37.
La nuit était tombée quand ils arrivèrent au petit village
de Rostoff. À un point où la route se faisait plus étroite,
Odette aperçut un groupe de soldats dont les uniformes lui
étaient peu familiers. « L’un d’eux qui berçait une arme
dans le creux de son bras se plaça au milieu de la route et
cria à la voiture de s’arrêter. » Dans un anglais
approximatif, Suhren déclara au soldat américain : « Voici
Frau Churchill. C’est une parente de Winston Churchill, le
Premier ministre anglais. » Odette descendit de voiture et
ajouta : « Et voici Fritz Suhren, commandant du camp de
concentration de Ravensbrück. Je vous en prie, faites-le
prisonnier38. »

Alors que les Alliés continuaient d’avancer, s’emparant


de chaque portion de territoire, les détenus errant dans le no
man’s land se heurtèrent bientôt aux troupes américaines,
russes, françaises et britanniques. Le 5 mai, les derniers
camps satellites avaient tous été libérés, hormis Neurohlau,
dans les montagnes des Sudètes. Ce jour-là, Maria Bielicka
et ses camarades polonaises y attendaient encore la fin de la
guerre.
Après que les gardes SS les eurent laissées, cachées dans
le dépôt de bière, Maria et son groupe avaient regagné
Neurohlau. Elles savaient que le patron allemand de la
fabrique de porcelaine s’y trouvait probablement encore,
mais elles se dirent que les gardes SS avaient dû fuir.
Neurohlau semblait être l’endroit le plus sûr pour attendre la
libération.
De l’autre côté des montagnes des Sudètes, à quelques
kilomètres seulement de Neurohlau, une des dernières
batailles de la guerre en Europe était engagée. Les forces
américaines avaient encerclé plus de 100 000 soldats
allemands, dont deux Panzerdivisions, dont les
commandants refusaient de se rendre.
« Nous n’avions aucune idée de ce qui se passait »,
raconte Maria.
Nous commencions à nous demander si la guerre finirait jamais. Puis
un jour nous avons découvert plus ou moins que le moment était arrivé et,
pleurant comme des folles, nous avons décidé de ne pas rester ici plus
longtemps. Nous avons découvert que les Russes n’étaient qu’à quatorze
kilomètres, et nous ne voulions pas tomber entre leurs mains. Mais il nous
fallait faire vite si nous voulions rejoindre les Américains à temps.
Je suis donc allée voir le directeur de l’usine et je lui ai dit : « Pour
demain, j’ai besoin d’un camion avec chauffeur, 30 miches de pain et 3
sacs de patates. » Il a dit d’accord, mais pouvez-vous rapporter le camion
et le chauffeur quand vous en aurez fini ? Il a dit que les Russes seraient
bientôt là ; il voulait faire son inventaire et il aurait des ennuis si le
camion manquait. Quel imbécile ! Il aurait dû fuir au lieu de s’inquiéter
de ça.

Je voulus savoir ce qu’il était advenu de lui.


Je n’en sais rien et je m’en fiche. Probablement a-t-il été abattu. Mais
nous avons eu le camion. Et vous savez quoi ? Avant de partir, il nous a
invitées à voir ses belles porcelaines. Je me souviens qu’il nous a montré
un beau service réalisé avant la guerre pour notre président, avec l’aigle
polonaise. Il tenait à montrer qu’il était de notre côté. Puis il nous a
souhaité bonne chance et a voulu me serrer la main. « Non, je ne veux pas
de ça. » Il était trop tard pour cela39.
Le chauffeur du camion a pris une trentaine de femmes et
les a déposées cinq kilomètres plus loin, à un carrefour, pour
retourner prendre une seconde cargaison. « Nous étions là
quand, soudain, nous avons aperçu un soldat américain. Il
était assis seul, au bord de la route, et fumait, comme ça, fait
Maria, imitant quelqu’un qui tire lentement sur sa cigarette.
Nous sommes allées vers lui :
« Qui diable êtes-vous ? a-t-il demandé.
— Nous sortons d’un camp de concentration.
— C’est quoi ? »
Nous parlions anglais, mais nous avons bientôt découvert qu’il était un
Polonais de Chicago. Et il a ajouté : « Oh mon Dieu, qu’est-ce que je fais
de vous ? Vous avez faim ? »
Il nous a regardées encore, puis a repris : « Écoutez, on ne peut rien
faire pour vous aujourd’hui, on est assez occupés. On vient de faire
prisonniers un million d’Allemands. »
L’Américain s’est levé : « Venez par ici, une minute. » On a trouvé ça
étrange et il nous a conduites au sommet d’une colline et a pointé le
doigt : nous considérions une mer d’Allemands. Il nous a dit que c’était
toute la 7e Armée de Hitler. Ils venaient de se rendre. Il y en avait des tas,
à perte de vue. Couchés, assis, debout. Il y avait des chars et des
montagnes de munitions. Et nous étions là, dans nos habits de détenues,
qui les regardions d’en haut. Vous imaginez notre joie.
Épilogue
Le 28 avril, par un temps venteux, le ferry de midi au
départ de Copenhague accosta à Malmö. Les premières
détenues arrachées à Ravensbrück par les Bus blancs de
Bernadotte descendirent la passerelle. « Toutes en guenilles
avec des souliers de papier et de bois et des bricoles »,
écrivit un journaliste. Certaines étaient portées sur des
civières. D’autres agrippaient des paquets de la Croix-
Rouge et de petits colis contenant des listes de morts. Ann
Sheridan portait un pot de poison sorti en fraude du Camp
de jeunes. La Néerlandaise Anne Hendrix portait son bébé
de deux mois endormi dans une boîte.
Une fois à terre, les femmes aperçurent une série de
tentes. Des hommes en blouse blanche les prièrent de se
dévêtir. Elles se récrièrent d’horreur. Sous les tentes, elles
furent aspergées de désinfectant et invitées à passer sous la
douche. « On s’est dit, voici que tout ce cauchemar
recommence ? » se souvient Yvonne Baseden.
De leur côté, les médecins qui examinèrent les femmes à
leur arrivée furent horrifiés par ce qu’ils découvrirent. L’un
d’eux raconte qu’une femme hurla en le voyant : un homme
en blanc. Elle ne cessait de crier : « Je ne veux pas brûler, je
ne veux pas brûler1 ! » Certaines infirmières s’évanouirent.
La première nuit, les femmes furent conduites à
l’imposante citadelle de Malmö, qui abritait un musée.
Yvonne passa la nuit sous un dinosaure. Quand George
Clutton, le deuxième secrétaire de la légation britannique,
débarqua à Stockholm pour faire son rapport sur le
contingent britannique, les femmes reprenaient des forces.
Elles l’accueillirent avec les badges de l’Union Jack que
leur avait envoyés lady Mallet, la femme de l’ambassadeur
britannique en Suède. Certaines s’étaient frisé les cheveux
et avaient des sacs à main et des bijoux offerts par la
population de Malmö. Aux yeux du jeune diplomate, les
femmes britanniques formaient un tableau étonnant. Julia
Barry, la policière hongroise du camp, était une « femme
enjouée2 et d’un patriotisme fervent dès qu’il s’agissait des
îles Anglo-normandes. Elle ne pensait qu’à retourner dans
son île et à retrouver les trois bouteilles de sherry qu’elle
avait cachées dans le piano juste avant son arrestation »,
nota Clutton. Barbara Chatenay avait « visiblement
beaucoup souffert » mais était « allègre et sereine ». À deux
reprises, elle avait été sélectionnée pour le gazage, dit-elle à
Clutton, mais elle y avait finalement échappé en protestant
qu’ils ne pouvaient gazer une Anglaise.
La plus marquante était la comtesse Françoise de
Laverney, qui avait « eu droit à six semaines de réclusion
solitaire où elle n’avait été nourrie qu’une fois par semaine.
Très émaciée, elle était aux anges. Elle avait une bague en
diamant précieuse, un bracelet de diamant et une broche de
diamant qu’elle avait cachés aux Allemands en déglutissant
constamment ».
Ces femmes, assura Clutton, manifestaient une « joie de
vivre que je n’ai jamais rencontrée chez un être humain » :
sans doute était-ce dû à leur sentiment d’avoir « triomphé de
la mort et du mal ». Elles n’avaient survécu que par la
chance, elles le savaient.
Il observa que d’autres Britanniques n’avaient pas eu
cette chance. Une certaine Mlle Jackson avait été assassinée
au Camp de jeunes, et une Mme Gould de Jersey avait été
« gazée et brûlée ». Clutton entendit parler d’une Irlandaise
« morte de faim au Block 22 », alors que la championne de
golf britannique Pat Cheramy avait été « envoyée à
Mauthausen. Sort inconnu ». Mary Young, l’infirmière
écossaise, fut « tuée au Camp de jeunes, trop malade pour
résister ». La nouvelle du meurtre des femmes du SOE fut
transmise à Baker Street. L’une d’elles, Yvonne Rudellat,
aurait été du dernier transport à destination de Bergen-
Belsen3.
Clutton fut aussi chargé d’un rapport sur le camp lui-
même : tâche difficile, parce que les récits des femmes se
« télescopaient ». Mais il trouva une « Française très
intelligente, Germaine Tillion », sur les informations de
laquelle il put s’appuyer. Germaine, qui se mit à transmettre
son analyse du camp sitôt en sécurité, briefa Clutton sur le
travail servile, qui revenait à « donner aux détenues juste
assez à manger pour les maintenir en vie aussi longtemps
qu’elles pouvaient être utiles, puis de les tuer et de les
remplacer par d’autres ».
Quand le rapport atterrit sur les bureaux du Foreign
Office, à Londres, les histoires extraordinaires de ces
femmes arrachées à Ravensbrück suscitèrent peu de
commentaires.
On devait s’intéresser bien davantage à la question de
savoir s’il fallait demander au Trésor de débourser des fonds
en marque de reconnaissance des Britanniques envers Sven
Frykman, le chauffeur suédois qui avait rapatrié les
Britanniques. Une série de notes officielles sur la question
aboutit à la conclusion qu’il serait préférable de lui offrir
une montre en or.
En Allemagne, le camp se vidait à vue d’œil. À la mi-
mai, les dernières survivantes rentraient chez elles.
Certaines à pied, jusqu’à Prague, Varsovie ou même Vienne,
se joignant aux millions de réfugiés, anciens détenus ou
soldats allemands capturés sur les routes de l’Europe.
Micheline Maurel et son amie Michelle firent du stop et
arrêtèrent une charrette de passage qui arborait un drapeau
français.
Dans un camp américain, elles se mirent dans une longue
file d’hommes qui faisaient la queue pour un bol de soupe.
Un soldat américain les repéra, les prit par la main et les
conduisit à l’avant : « Les dames d’abord. » Micheline
voulut le remercier, mais elle éclata en sanglots.
Dans l’Europe entière, les mères pleurèrent en voyant
leur fille frapper soudain à la porte, mais beaucoup de
survivantes n’avaient nulle part où aller. Les Tziganes de
retour en Autriche découvrirent que des villages entiers
avaient été détruits. Beaucoup attendirent chez elles.
Personne ne revint. Libéré de Buchenwald, le Juif espagnol
Louis Kugelmann apprit que sa femme était morte à
Ravensbrück et que Stella, sa fille de cinq ans, avait disparu
sans laisser de traces. Il se lança à sa recherche.
Ce sont les Russes qui durent patienter le plus longtemps
pour rentrer. Toutes passèrent plusieurs mois dans des
« camps de filtrage », où elles furent soumises aux contrôles
du SMERCH, le contre-espionnage soviétique, déjà à l’affût
des « traîtres ». Antonina Nikiforova fut l’une des premières
victimes. Attendant d’être rapatriée, Antonina glanait des
matériaux pour son livre, mais le SMERCH en eut vent,
saisit ses notes et son manuscrit, qu’elle utilisa pour prouver
qu’elle avait collaboré avec les nazis. Il persuada ensuite
une camarade d’Antonina, Valentina Tchetchko, de
l’accuser. Dans une déclaration au SMERCH, le 15 juin
1945, Tchetchko assura qu’Antonina Nikiforova « participa
à la sélection des femmes pour l’extermination » à
Ravensbrück et « donna par deux fois du poison à des
malades4 ». Valentina confessa avoir elle aussi prit part aux
sélections pour l’extermination. C’est cette même Valentina
Tchetchko qui, jugée à Simferopol, devait accuser d’autres
camarades.
Dans un autre camp de filtrage, Evguenia Klemm
travailla comme traductrice pour un général russe. D’autres
siégèrent dans une cour martiale soviétique chargée de juger
les gardiennes de Ravensbrück, même si plusieurs d’entre
elles avaient été lynchées.
À la fin de l’année, la plupart des Russes s’entassaient
dans des trains à destination de l’Est, emportant avec elles
malles, sacs et sacoches, tous bourrés d’affaires pillées dans
des maisons allemandes à l’abandon. Ilena Barsoukova
raconte qu’Evguenia Klemm emporta plus qu’aucune autre ;
son chariot était bourré de casseroles, de livres, de
couvertures et de vieux habits. « Elle savait qu’elle ne
retrouverait rien, se souvient Ilena. Ma mère avait une vache
et un poulet ; au moins savais-je qu’il y aurait de quoi
manger, mais Evguenia n’avait plus de famille. »

À contre-courant du flot des réfugiés, une armée de


vainqueurs – différente des forces combattantes – entrait en
Allemagne : hommes et femmes, civils et soldats, chargés
de créer un gouvernement militaire, de découper
l’Allemagne en zones d’occupation et de traquer les
criminels de guerre.
Fritz Suhren, arrêté à un checkpoint américain avec
Odette Sansom, fut un des premiers criminels de
Ravensbrück à tomber entre les mains des Alliés. Apprenant
que le commandant de Ravensbrück avait été capturé, Vera
Atkins, officier du SOE britannique, s’envola pour
l’Allemagne afin de l’interroger sur les femmes-agents
disparues. Accompagnée d’un commandant écossais, Angus
Fyffe, Vera – en uniforme de la WAAF – pénétra dans la
salle d’interrogatoire d’un camp d’internement de
Paderborn et trouva Suhren, autrefois pimpant, en
chaussettes, culotte et chemise. Suhren salua, mais Atkins
n’obtint rien de lui. Il nia même la présence de femmes
britanniques à Ravensbrück, en dehors d’Odette.
Dans les derniers jours chaotiques du camp, ne recevant
plus d’ordres, Suhren avait pataugé. Désormais, cependant,
il suivait de nouveau les ordres. La consigne, diffusée parmi
les SS capturés dans les camps d’internement, était
qu’aucun d’eux ne devait reconnaître quoi que ce soit, afin
de ne pas impliquer des camarades.
Vera interrogea ensuite deux gardiennes internées dans le
même camp. Selon Angus Fyffe, l’une d’elles était une
« femme d’âge moyen, d’une mentalité très médiocre » ;
l’autre avait l’air « à moitié stupide ». Celles-ci confirmant
la présence d’Anglaises dans le camp, Atkins et Fyffe
revinrent à la charge auprès de Suhren : il ne voulut toujours
rien admettre, mais « frémit légèrement » à la mention du
crématorium. « Cette fois, il faisait nuit, et la cellule était
éclairée par une bande fluorescente qui donnait à Suhren un
teint maladif », raconte Fyffe5.
Peu après Percival Treite se livra à un checkpoint
britannique, expliquant avoir quitté son poste à
Ravensbrück le 30 avril « pour éviter de combattre car son
père était sujet britannique ».
Dorothea Binz, aperçue pour la dernière fois fuyant le
camp de Malchow à bicyclette, fut vite arrêtée ; au bout de
quelques mois, elle fut placée dans une petite prison
britannique dans la forêt, près de Minden. À l’approche de
la prison, elle s’effondra sous l’effet de la peur au point
qu’il fallut la porter. Peut-être avait-elle entendu parler du
sort de sa collègue, Irma Grese, ancienne d’Auschwitz et de
Bergen-Belsen mais aussi de Ravensbrück, pendue
dernièrement. Le dernier mot de Grese à l’intention de son
bourreau britannique, Albert Pierrepoint, avait été
« Schnell ». Dans la prison britannique, on lui fit faire du
tricot pour la calmer.

L’automne 1945 arrivant, l’attention du monde était


braquée sur Nuremberg, où les Alliés jugeaient les
principaux criminels de guerre nazis : Hermann Göring,
Ribbentrop, Hess, Speer, etc. Des « grands conspirateurs »,
déclara Robert H. Jackson, le procureur en chef des États-
Unis, des « hommes haut placés et gradés qui ne se sont pas
souillé les mains de sang, mais qui savaient utiliser les
petites gens comme des outils ». Le propos des tribunaux
militaires de Nuremberg était de révéler comment le
complot nazi s’était déroulé. Le « grand dessein » fut
exécuté, suivant les mots de Jackson, en « atteignant un
objectif pour s’en fixer ensuite un plus ambitieux ».

Alors que 24 hauts dignitaires quittaient le banc des


accusés à Nuremberg, 16 subalternes, 7 femmes et
9 hommes, prirent place sur le banc des accusés du tribunal
pour Crimes de guerre no 1 de Hambourg. C’était le
5 décembre 1946. Le camp pour femmes de Ravensbrück
devait se retrouver sous les projecteurs dans le premier des
six dossiers préparés par les enquêteurs britanniques.
Ravensbrück relevant du secteur russe, l’affaire aurait dû
être jugée par des Russes, mais Moscou semblait s’en
désintéresser. Les Britanniques ayant des informations,
essentiellement grâce aux recherches menées par Atkins sur
les femmes du SOE, c’est donc la Grande-Bretagne qui s’en
chargea.
Si la toile de fond – rues jonchées de gravats et cratères
de bombe – rappelait Nuremberg, l’atmosphère était bien
différente : moins grandiose, plus intime, plus féminine.
Les accusées, dont 3 Kapos, furent les premières à entrer
dans le box ; les hommes entrèrent ensuite d’un pas traînant
et se lancèrent dans une vive discussion avec leurs avocats.
Chaque détenu portait autour du cou un numéro noir sur un
carton blanc. Les deux commandants étaient absents : Max
Koegel s’était pendu avec une bande découpée dans sa
couverture. Fritz Suhren s’était évadé quelques jours avant
le procès. D’autres aussi avaient disparu. Les accusés n’en
étaient pas moins représentatifs des crimes, notamment
Johann Schwarzhuber, spécialiste du gazage formé à
Auschwitz, dernièrement tombé entre les mains des
Britanniques. Les accusés avaient assurément beaucoup de
sang sur les mains, même si ces subalternes n’avaient pas
l’air de meurtriers de masse.
Quinze ans devaient passer avant qu’Hannah Arendt ne
forge l’expression de « banalité du mal » dans son récit du
procès d’Adolf Eichmann, qui se déroula en 1961 à
Jérusalem, mais Jerrard Tickell, assis sur le banc de la
presse à Hambourg, identifia le même phénomène. Les
gardiennes assises sur le banc des accusés « auraient pu
sortir d’une queue devant une boulangerie dans n’importe
quelle ville allemande6 », observa-t-il.
Binz s’était donné la peine de se faire une permanente
pour la circonstance. Elisabeth Marschall « se tenait raide,
soutenue par des étais de granit ». Plus frappantes encore
étaient les Kapos : Carmen Mory, la Blockova du Block 10,
faisait la grimace et portait un renard roux ; Vera Salvequart
– « Dr Vera », « l’infirmière » du Camp de jeunes – avait un
« air de « concupiscence alanguie » et portait une fourrure
acquise, assura-t-elle, en vendant les dents en or qu’elle
gardait à l’arrière d’une voiture que des soldats américains
lui avaient donnée quand elle était en cavale7.
Les hommes avaient l’air ordinaires, eux aussi. Seul
Percival Treite sortait du lot ; il eût été « plus à l’aise dans
une salle de consultation de Harley Street », dit Tickell :
probablement une pose étudiée pour souligner ses racines
anglaises.
Or, c’est précisément ce côté ordinaire des accusés de
Hambourg qui rendait ce drame si choquant. À Nuremberg,
la cour entendit les motivations des « grands
conspirateurs » ; ici, des filles du pays, Binz et Bösel,
venues travailler à Ravensbrück, puis obéissant aux ordres.
Quand on lui demanda pourquoi elle avait commis ses
crimes, Grete Bösel répondit : « Je me suis conduite
correctement mais ensuite, au bout de quinze jours, j’ai
changé et accepté les méthodes généralement employées. »
Quand on voulut savoir pourquoi elle n’avait parlé à
personne des atrocités dont elle avait été témoin, Dorothea
Binz répondit : « À quoi bon ? Tout le monde savait. » Âgée
de dix-neuf ans quand elle avait commencé à travailler au
camp, Dorothea était une « page blanche ». Elle apprit la vie
au cours de ses six années de gardienne à Ravensbrück ;
l’univers du camp lui semblait normal.
Si Nuremberg avait entendu parler de « crimes contre
l’humanité », ici les juges entendirent parler de crimes
contre les femmes – de crimes particulièrement choquants et
révoltants. L’accusation le savait. Le jeune procureur John
da Cunha, âgé de vingt-trois ans, avait à peine commencé sa
formation de juriste, et la lecture des témoignages sur
Ravensbrück en prévision du procès lui donna la nausée.
« Je finis par m’endurcir, me confia-t-il, me caparaçonner.
C’est dans l’ordre des choses. »
Bien que raides dans leurs uniformes militaires, les juges
n’étaient pas encore « endurcis ». Le procureur Stephen
Stewart commença ainsi sa première intervention : « Au
Mecklembourg, à quatre-vingts kilomètres au nord de
Berlin, se trouve un groupe de lacs où la petite noblesse de
cette capitale, autrefois grande, allait en week-end », dit-il,
avant de passer aux « choses ignobles faites au corps des
femmes », comme pour édulcorer les horreurs qui allaient
suivre.
Les « choses ignobles » allaient être bientôt révélées,
mais il était difficile de les décrire à ceux qui n’y avaient
pas assisté. À Nuremberg, la cour fut aidée par des films
« qui donnèrent mal au cœur au monde » et par des tonnes
de documents nazis capturés. Il n’y avait quasiment pas de
photographies à Hambourg, et peu de documents en dehors
de ce que les femmes elles-mêmes avaient réussi à faire
passer en fraude. L’accusation présenta donc les dessins
d’une détenue, Violette Lecoq, « pour faire comprendre à
quoi Ravensbrück devait ressembler ». Parmi eux, Agonie
juive…, une esquisse à la plume et à l’encre, « représentant
cinq corps de femmes affalés sur cinq brouettes », telles que
Violette les avait vues après leur effondrement sur le chemin
de l’usine Siemens8. « L’intelligence des juges accepte la
preuve, mais leur imagination se dérobe », observa Tony
Somerhough, chef de l’unité britannique en charge des
crimes de guerre.
Germaine Tillion devait plus tard critiquer les procès sous
prétexte qu’il était impossible d’essayer de juger les crimes
du « monde anormal » des camps de concentration dans les
confins d’une cour normale. Les deux mondes étaient voués
à se heurter, parce que ni les juges ni les avocats ne
pouvaient comprendre l’horreur sans précédent des camps.
Seuls les accusés et les témoins comprenaient le « monde
anormal », dit Germaine, ce qui faisait d’eux des partenaires
dans le partage de cette épouvantable connaissance ; le reste
de la cour demeurait dans le noir. Par exemple, personne à
la cour ne pouvait imaginer ce qui s’était produit dans
l’Idiotenstübchen, la « salle des idiotes », mais Loulou Le
Porz, Violette Lecoq et Jacqueline Héreil partageaient ce
savoir avec Carmen Mory, qu’elles accusaient depuis la
barre des témoins alors que l’ancienne Blockova les fusillait
du regard et faisait passer à ses avocats des notes accusant
les « putes françaises » de mentir. Treite connaissait
l’Idiotenstübchen : il avait mené des expériences sur les
cerveaux des « idiotes », pour voir ce qui les rendait
« folles », ne sachant apparemment où se situait la véritable
démence.
Johann Schwarzhuber en avait peut-être une petite idée.
Sur les conseils de ses avocats, il ne se présenta jamais à la
barre, mais depuis le box des accusés il levait souvent les
yeux, essayant d’attraper le regard John da Cunha.
« Comme s’il avait voulu me faire savoir qu’il
comprenait. »
On a souvent dit que les SS et leurs sous-fifres n’avaient
aucun mal à tuer dans les camps de la mort de Pologne
parce qu’ils ne connaissaient pas leurs victimes du fait du
rythme et de l’échelle industrielle du meurtre. À
Ravensbrück, cependant, camp beaucoup plus petit et
existant depuis si longtemps, ils connaissaient souvent très
bien les détenues.
Irène Ottelard nourrissait ainsi une haine personnelle
envers le Dr Treite. À la barre des témoins, presque aveugle,
Irène demanda qu’on l’aide à descendre pour la conduire
vers le box des accusés, qu’elle puisse le regarder droit dans
les yeux. Treite ayant refusé de soigner sa jambe infectée,
elle avait été sélectionnée pour le Camp de jeunes, « où les
gens traînaient et mouraient ». Quand on lui demanda
comment elle avait survécu au Camp de jeunes, elle
expliqua : « Je suis tentée de dire que c’était ma destinée,
parce qu’il était nécessaire qu’au moins certains témoins de
ce qui s’était passé reviennent pour dire la vérité. Voilà
pourquoi je suis en vie. »
À Hambourg, comme à Nuremberg, d’aucuns crièrent à la
« justice des vainqueurs » : seuls furent examinés les crimes
commis contre des ressortissants alliés, ce qui suscita une
amertume durable chez les survivantes allemandes. Ici,
néanmoins, l’accusation obtint de grands résultats. La cour
eut vite fait de réunir les éléments de preuve les plus
importants sur Ravensbrück et établit dans les termes les
plus clairs que tout, dans ce camp, était fait pour tuer. Parmi
les détenues passées par le camp – à l’époque on estima leur
nombre à 123 000 – 90 000 trouvèrent la mort, entendit la
cour, même si ce chiffre a été par la suite contesté.
Finalement, dit Stewart, le camp devint une « énorme
machine d’extermination », la « prison pour femmes la plus
terrible de toute l’histoire ».
Les audiences mirent aussi en lumière le courage des
détenues, notamment parce qu’une bonne partie des preuves
sur lesquelles l’accusation se fonda avaient été sorties du
camp en s’exposant à de grands risques. Au procès des
médecins de Nuremberg, où Karl Gebhardt et son équipe de
Hohenlychen furent jugés pour leurs expérimentations
médicales, les débats reposèrent largement sur des
documents mis de côté au camp par la radiologue polonaise
Zofia Mączka.
Mais Zofia ne se contenta pas d’aider à confondre les
coupables. Sa contribution la plus mémorable fut sa
déclaration passionnée sur les détenues polonaises.
S’exprimant comme si elles avaient remporté une victoire
sur le front, Zofia expliqua que c’est « leur héroïsme, leur
ténacité surhumaine et leur exceptionnelle volonté de
survivre qui furent décisifs ». Les expériences n’avaient rien
apporté à la science, mais elles avaient révélé quelque chose
de l’humanité. « Les soldats qui ont reçu l’ordre Virtuti
Militari peuvent fièrement se mettre au garde-à-vous devant
Maria Kuśmierczuk », dit Zofia. Maria avait failli mourir
quand les médecins de Gebhardt lui avaient injecté le
tétanos, mais elle s’était battue pour reprendre le dessus.
Gebhardt protesta jusqu’au bout que les expériences sur les
lapins polonais étaient une idée de Himmler, il n’avait fait
qu’obéir aux ordres, mais cette ligne de défense avait déjà
été rejetée au principal procès de Nuremberg. En tout état de
cause il était désormais clair que tout le monde suivait les
ordres de Himmler : le Reichsführer SS décidait de tout ce
qui se passait dans les camps. Si l’on gardait un doute sur ce
point, l’étonnant « Ordre sur la flagellation » découvert par
les Alliés, indiquant que chaque châtiment devait être
soumis à l’approbation du Reichsführer, en apportait la
preuve. Himmler lui-même, cependant, ne devait jamais
répondre de ses crimes, parce qu’il avala une capsule de
cyanure peu après sa capture.
Les procès alliés de Ravensbrück se poursuivirent deux
années durant. À cette date, Binz, Schwarzhuber, Binder,
Ramdohr, Salvequart, Neudeck et Gebhardt avaient été
exécutés. Quand elle fut conduite à la potence, Binz donna
son pendentif à un officier : « J’espère que vous ne nous
prenez pas tous pour des diaboliques », aurait-elle dit.
Condamnée à mort, Carmen Mory envoya des lettres
furieuses au juge, le traitant de « renard britannique
hypocrite et rusé », et s’ouvrit le poignet pour échapper à la
corde. Treite fut lui aussi condamné à mort. Il sollicita
plusieurs appels à la clémence, dont un de sa « Queen
Mary » (Mary Lindell) et un d’Yvonne Baseden, mais tous
furent rejetés, et il s’ouvrit les veines.
En 1948, les Alliés avaient perdu le goût de punir les
nazis. Ainsi prirent fin les procès pour crimes de guerre et la
« dénazification » – le processus permettant de repérer les
partisans des nazis et de leur interdire des postes de
responsabilité. Fritz Suhren fut cependant repris en 1949 et
exécuté avec Hans Pflaum, le chef du bureau du travail,
après un nouveau procès de Ravensbrück qui se tint à
Rastatt en Allemagne. À compter de 1949, la responsabilité
d’enquêter sur les crimes de guerre nazis incomba surtout
aux nouveaux tribunaux allemands.
La raison des Alliés était claire : la guerre froide avait
commencé, l’Allemagne était sur le point d’être divisée en
deux et la nouvelle priorité était d’aider l’Allemagne de
l’Ouest à se reconstruire pour qu’elle se joigne au combat
contre les communistes. Les industriels allemands furent
parmi ceux qui s’en tirèrent le mieux. Quelle que fût leur
complicité avec l’horreur nazie, ou les profits tirés du travail
servile, ces sociétés étaient nécessaires pour aider
l’Occident dans la guerre froide. Pas un seul membre du
conseil d’administration de Siemens9, ou du personnel de
Ravensbrück Siemens, ne fut jamais accusé de crimes de
guerre à Ravensbrück ni ailleurs, où l’entreprise avait
recouru à une main-d’œuvre servile10. La seule action
connue engagée contre un employé de Siemens fut une
procédure de dénazification lancée en 1946 par les
Britanniques à Berlin contre le chef du personnel Wolf-
Dietrich von Witzleben, mais il fut disculpé sur les deux
plans : crimes passés et liens continus avec les nazis. Son
dossier fut rouvert en 1948, après que des témoins
communistes eurent porté de nouvelles accusations contre
Siemens et von Witzleben. En 1949, alors que les
Soviétiques intensifiaient le blocus de Berlin, les
accusations furent de nouveau rejetées – en partie,
visiblement, parce qu’on ne se fiait pas aux mobiles des
communistes – et les poursuites furent abandonnées.
Les procès terminés, les transcriptions devaient être
enfermées à Londres pour trente ans. Les procureurs alliés
exhortèrent les historiens à reprendre le travail où ils
s’étaient arrêtés, afin de prendre la mesure des crimes nazis.
Mais l’histoire ne tarda pas à oublier Ravensbrück.

Au pays, les rescapées s’aperçurent que personne ne


voulait entendre parler du camp. Il y avait à cela maintes
raisons. À Londres, le Special Operations Executive
pataugeait dans les preuves de cafouillages et de trahison,
qui avaient abouti à la capture des femmes du SOE
internées à Ravensbrück. Pour étouffer le scandale, ordre fut
donné aux anciens du SOE de ne plus jamais parler de leur
travail pendant la guerre, et donc de ne pas parler des
camps.
Les Britanniques qui s’étaient portées volontaires pour
travailler dans la Résistance en France ne voyaient pas
l’intérêt non plus de raconter leur histoire. La gouvernante
Mary O’Shaughnessy, qui avait survécu au Camp de jeunes,
espérait écrire un livre de témoignage, mais un ami de Fleet
Street l’en dissuada : le public britannique ne le lirait pas.
De retour chez elle, à Stavanger, sur la côte ouest de
Norvège, Nelly Langholm voulut parler de ses expériences à
sa famille et à ses amis, « mais ma sœur me prit à part et me
dit de ne plus en reparler car les gens pensaient que j’étais
devenue folle ».
Côté français, les atrocités dont les femmes avaient été
victimes faisaient l’objet d’un tabou particulier. Beaucoup
voulaient savoir si elles avaient été violées. La plupart ne
l’avaient pas été, mais on les traitait quand même comme si
elles avaient été collectivement violées et en avaient honte.
« J’étais une jeune fille avant la guerre, je n’étais pas mariée
et j’étais censée être pure. Je ne pouvais pas expliquer à
quoi ça ressemblait, et je ne dis rien. C’était plus facile
ainsi. Nous n’étions pas fières de ce que nous avions
traversé », confie Christiane de Cuverville.
Denise Dufournier partit en convalescence en Suisse et
écrivit ses souvenirs alors que les événements étaient encore
frais dans sa mémoire. Germaine Tillion commença à
travailler à sa première histoire de Ravensbrück, mais la
plupart de leurs compatriotes gardèrent le silence. Certaines
trouvèrent plus facile de fabriquer des histoires, sachant que
les gens ne croiraient pas à la vérité. Loulou Le Porz, en
revanche, dut dire la vérité dès les toutes premières
semaines de son retour à Paris parce qu’elle reçut pour
mission de donner des informations aux familles des
disparues.
Un jour, un médecin français vint voir Loulou. Il
recherchait sa sœur. « Elle est morte au Block 10 – une
femme d’une soixantaine d’années. Elle m’avait raconté
qu’elle cachait des aviateurs britanniques chez elle, mais
son frère ne savait même pas pourquoi elle avait été arrêtée.
Et je lui ai raconté toute l’histoire. » C’était un homme d’un
autre âge avec son costume à l’ancienne et son melon.
« Comme je parlais, je vis ses yeux s’embuer de larmes. »
Dans la France d’après-guerre qui essayait de
s’accommoder de sa collaboration avec les nazis, les récits
de vrais résistants – et ceux des rescapés des camps en sont
la meilleure preuve – étaient souvent mal accueillis. De
surcroît, la Résistance française passait pour une affaire
exclusivement masculine. « Ces hommes qui n’avaient rien
fait se pavanaient dans les rues avec leurs médailles », raille
Loulou. De retour à Paris, Michèle Agniel tenait à peine
debout et avait donc été autorisée à ne pas faire la queue. Un
jour qu’elle passait devant la file d’attente, un homme se
plaignit. « Je dis que je revenais d’un camp de
concentration : “Mais quand même, on sait faire la queue
dans les camps, non ?” Je l’ai frappé. »
À Bordeaux, Loulou Le Porz reprit son activité de
médecin et décida de respecter « ses mortes » du camp en
gardant ses souvenirs pour elle. « J’avais vu mes amies
mourir si courageusement dans la vermine et la crasse que
je ne pouvais parler d’elles maintenant avec des gens qui ne
comprendraient pas. »
Il est une personne, toutefois, dont Loulou parla : Anne
Spoerry (« Claude »), médecin franco-suisse qui avait été
ensorcelée par Carmen Mory au point de l’aider à battre et
tuer les « folles » du Block 1011. Spoerry avait refusé
d’assister au procès de Hambourg, et un accord avait été
passé pour qu’elle fût jugée plutôt en Suisse, où elle fut
disculpée. Après le procès suisse, Loulou, Violette Lecoq et
d’autres Françaises se jurèrent de l’empêcher d’exercer la
médecine en France et obtinrent une interdiction
professionnelle. Spoerry partit alors pour le Kenya, où elle
vécut et travailla comme « médecin volant », consacrant le
reste de sa vie aux pauvres et aux nécessiteux, cherchant à
se racheter et essayant d’oublier son passé.

Evguenia Klemm ne pourrait jamais oublier son passé.


Sitôt rentrée à Odessa, elle essaya de reconstruire sa vie.
Elle avait perdu son appartement, mais une collègue
l’hébergea, et elle retrouva son ancien travail, formant à
enseigner l’histoire au collège d’Odessa.
Le SMERCH recommença bientôt à la harceler. En
mars 1946, un tribunal de Leningrad reconnut six rescapées
de Ravensbrück coupables de collaboration avec « les
fascistes » et les exila en Sibérie. Dès lors, toutes les
rescapées vécurent dans la terreur. Stella Kugelmann, âgée
de cinq ans à la fin de la guerre, fut emmenée par sa
dernière mère du camp, tante Olympiada, et placée dans un
orphelinat de la périphérie de Moscou. Tante Olympiada ne
revint jamais. « Personne ne vint me voir, parce qu’elles ne
voulaient pas qu’on sache qu’elles avaient été au camp, et
personne ne voulait m’adopter tant j’étais maigre et jaune,
raconte Stella. À l’orphelinat, on nous apprenait à ne pas
rire et à ne pas pleurer, à rester aussi tranquilles que possible
et il ne se passerait rien, et c’est ce que j’ai fait12. »
La terreur atteignit son zénith en 1949, avec le procès des
médecins de Simferopol : les trois médecins de
Ravensbrück – Liousia Malygina, Maria Klyougman et
Anna Fedtchenko – furent reconnues coupables de
collaboration avec les SS et envoyées dans les camps en
Sibérie.
Souvent interrogée au cours de l’enquête, Klemm ne fut
pas accusée. Puis, au début des années 50, commença la
campagne de Staline contre les cosmopolites – étrangers et
Juif –, et la rumeur courut à Odessa que Klemm devait être
une espionne puisqu’elle avait passé la guerre à l’Ouest.
Cela lui coûta son poste. Plus tard, ses amis parlèrent des
« accusations abjectes et injustes portées contre Klemm »
par des camarades qui « travaillaient pour les organes » –
autrement dit le SMERCH.
En mars 1953, Staline mourut, et l’atmosphère commença
à se détendre, mais dans le collège d’Odessa le harcèlement
contre Klemm s’intensifia. Début septembre, à la veille du
nouveau trimestre, elle apprit qu’elle ne pourrait plus
enseigner. Le lendemain matin, 3 septembre 1953, Evguenia
fut retrouvée morte. Elle s’était pendue dans la petite
cuisine de l’appartement de son amie. Elle expliqua son
geste dans un billet d’adieu : elle se donnait la mort parce
qu’il ne lui était plus permis d’enseigner et que personne ne
se souciait de lui dire pourquoi.
« Toute ma vie, j’ai travaillé honnêtement, de toute mon
âme et de toute mon énergie. Et à ce jour, je ne sais ce que
j’ai fait de mal… Est-ce parce que j’ai été faite prisonnière
par les fascistes à Sébastopol et que j’ai passé près de trois
ans dans un camp de la mort ? Suis-je vraiment une
criminelle, que je ne mérite pas qu’on me parle ? Je ne puis
plus vivre13. » Pendant de longues années, il fut impossible
de parler de son suicide ; la plupart de ses camarades ne
surent jamais qu’elle était morte. Son corps fut inhumé dans
une tombe anonyme.

Si leur cas fut le plus extrême, les Russes ne furent pas


les seules rescapées que la terreur réduisit au silence après
la guerre. Parmi bien d’autres, vivant désormais derrière le
Rideau de fer, les Tchèques durent surveiller leurs propos
quand il était question de Ravensbrück ; pas question pour
elles de parler de leur chère amie Milena Jesenská,
considérée comme traître au communisme. Son courage
dans l’opposition aux nazis avant sa capture puis sa
résilience farouche au sein du camp furent effacés de
l’histoire de son pays.
Trois ans après la guerre, le site du camp lui-même,
désormais en République démocratique allemande (RDA),
était à l’abandon. Des tas de cendres humaines demeuraient
à côté d’une fosse commune, devant le crématoire. Un
détachement de chars soviétiques entra dans l’enceinte,
détruisit les dernières baraques et rasa le site.
Un groupe d’anciennes détenues allemandes – « mères
pour la paix » – prit des initiatives afin de créer un
mémorial pour honorer la mémoire des mortes, mais la
réalité politique de la guerre froide aidant, on ne devait se
souvenir que des résistantes communistes : comme les
autres camps de RDA – Buchenwald et Sachsenhausen –,
Ravensbrück devint bientôt un sanctuaire communiste
officiel. La pièce maîtresse du mémorial était une statue,
Tragende (« porteuse »), inspirée d’Olga Benario : elle
représentait une « femme robuste, et avertie, qui aidait ses
camarades plus faibles ». C’était un monument à « nos
héroïnes qui combattirent » : autrement dit, l’idéal
communiste de la féminité. Mais rien n’indiquait qu’Olga
fût juive, et eût été assassinée en tant que telle. L’histoire
est-allemande du camp devait largement passer sous silence
les détenues non communistes – Tziganes, asociales et
Juives.
Une des dirigeantes communistes du camp, Maria
Wiedmaier, prit la direction de l’organisation officielle,
Victimes du Fascisme (VVN), avec pouvoir de décider qui
avait droit au titre de véritable « combattante contre le
fascisme14 » et qui recevrait aide et argent.
Mina Rupp, autre militante communiste du camp, n’en
faisait pas partie. À son arrivée au camp, Rupp avait écopé
d’une raclée pour avoir volé une demi-carotte. Nommée
Blockova, elle se mit à son tour à frapper les détenues. En
1948, Maria Wiedmaier dénonça Rupp à la police
soviétique pour crimes politiques au camp. Lors de son
procès, elle avoua avoir sélectionné des détenues pour
gazage et fut condamnée à vingt-cinq ans de travaux forcés
dans une prison de Dresde.
Au milieu des années 50, Wiedmaier et d’autres « mères
pour la paix » travaillaient pour la Stasi, la police secrète
est-allemande. En 1956, sous le nom de code d’Olga,
Wiedmaier reçut 40 marks ouest-allemands et fut envoyée
de l’autre côté du Rideau de fer pour « observer l’état
d’esprit de la population » dans les zones d’entraînement de
l’OTAN15.
Dans les années 60, la Stasi rafla les gardiennes de
Ravensbrück restées à l’Est et organisa des procès pour
crimes de guerre au cours desquels les accusées furent
souvent persuadées d’inventer de nouvelles horreurs, car les
cours de l’Est voulaient démontrer qu’elles faisaient un
meilleur travail que l’Ouest dans le jugement des crimes
nazis. Leur position était peut-être compréhensible ; non
seulement les Alliés avaient laissé la majorité des criminels
de guerre en liberté, mais au début des années 50, la plupart
des condamnés étaient sortis de prison. Herta Oberheuser,
médecin au camp de Ravensbrück, exerçait de nouveau
comme pédiatre à Stocksee, dans le Schleswig-Holstein.
Le rôle de Siemens à Ravensbrück et dans d’autres camps
demeura caché jusque dans les années 60, quand les
enquêteurs réclamant des indemnités pour les ayants droit
juifs exhumèrent les faits. La société versa à contrecœur de
petites sommes à un fonds, mais ne voulut pas reconnaître
sa responsabilité, affirmant qu’elle avait été contrainte16.
Les procès ultérieurs organisés par la justice ouest-
allemande s’étaient soldés par peu de condamnations et des
peines pitoyables17. En 1963, se tint à Francfort un procès
d’Auschwitz qui fit grand bruit : Franz Lucas, médecin à
Auschwitz et à Ravensbrück, dut répondre de crimes de
guerre. Lucas avait aidé des détenues à Ravensbrück, et
Loulou Le Porz crut de son devoir de témoigner en son
nom. Elle raconta en particulier que le Dr Lucas avait
apporté du lait à une Néerlandaise enceinte, qui était ensuite
morte en couches au Block 10. Toutefois, à mesure que le
procès révéla le détail des crimes antérieurs de Lucas, dont
la sélection de Juifs pour le gazage à Auschwitz, l’humanité
dont il fit preuve à Ravensbrück ressembla davantage à un
effort pour sauver sa peau. Loulou confia néanmoins ne pas
regretter d’avoir pris sa défense ; l’aide qu’il apporta aux
patientes du Block 10 était incontestable. Libéré, à peine
quatre ans plus tard, Lucas tenta sa chance en demandant à
Loulou de lui servir de témoin de moralité, qu’il puisse
récupérer les biens qui lui avaient été confisqués. Elle
refusa : « J’ai dit non. Suffit. Cette affaire de biens ne me
concernait pas. »
Pendant ce temps, les survivantes, à l’Est comme à
l’Ouest, se battirent pour entretenir la mémoire. En 1955,
Antonina Nikiforova rentra de son exil en Sibérie, où elle
avait adopté un orphelin et reprit ses recherches sur
Ravensbrück en écrivant aux survivantes, pour leur
demander leurs souvenirs du camp et essayer de trouver le
moyen de parler.
En 1957, une femme édentée exprima aussi le besoin de
parler. Johanna Langefeld frappa à la porte de Grete Buber-
Neumann, à Francfort, décidée à se délester du poids de son
histoire. Avant d’évoquer sa vie passée et le camp,
cependant, l’ancienne gardienne en chef raconta à Grete son
« odyssée » d’après guerre, y compris les longues années où
elle s’était cachée en Pologne avec l’aide d’anciennes
détenues et de l’Église catholique.
Après son renvoi de Ravensbrück en 1943 pour avoir aidé
les lapins polonais, un tribunal SS l’avait lavée des
accusations de manquement à la discipline, et elle avait
passé le reste de la guerre chez sa sœur, à Munich. En 1946,
elle fut arrêtée par les Britanniques et les Américains
chargés d’enquêter sur les crimes de guerre. Elle avait été
alors extradée vers la Pologne pour y répondre de diverses
accusations au procès d’Auschwitz, à Cracovie, en 1947.
Dans sa prison polonaise, elle apprit par le directeur que des
Polonaises, d’anciennes détenues du camp, étaient au
courant de sa situation et étaient décidées à la faire sortir « à
cause de ce qu’elle avait fait pour les Polonaises au camp »,
expliqua-t-elle à Grete.
Quand elle finit par s’évader, cependant, elle le fit par ses
propres moyens. C’est du moins ce qu’elle affirma. C’était
le soir de Noël 1947 ; elle devait nettoyer les escaliers de la
prison. Profitant de l’occasion, elle franchit la porte et
s’engouffra dans les rues sombres et enneigées de Cracovie
avant de trouver refuge dans un couvent. Puis elle fut placée
en lieu sûr dans un autre couvent d’une autre ville
polonaise.
On en sait plus aujourd’hui sur la manière dont l’Église
catholique aida les criminels de guerre nazis à échapper à
ceux qui les traquaient, mais l’histoire de l’évasion de
Johanna Langefeld demeure singulière : ce sont les détenues
de Ravensbrück qui persuadèrent l’Église de l’aider. Les
survivantes polonaises refusent aujourd’hui de donner des
détails, mais probablement est-ce elles qui la sortirent de
prison et la cachèrent au cours des dix années suivantes. En
1957, Langefeld finit par avoir le « mal du pays », dit-elle à
Grete. Elle voulait revoir son fils. Ses protectrices
polonaises lui firent passer le Rideau de fer. Elle arriva la
même année en Allemagne de l’Ouest et chercha alors à
retrouver Grete Buber-Neumann pour lui « expliquer sa
conduite ».
Après l’avoir écoutée, Grete conclut que Langefeld était
une « femme brisée, accablée par de lourds sentiments de
culpabilité ». Les deux femmes restèrent en contact. Grete
lui rendit visite une fois, à Munich. « Elle avait perdu la
force de refaire sa vie. Elle me dit qu’elle aurait préféré être
en prison, au moins deux ans, histoire de payer ses crimes. »
Langefeld est morte à Augsbourg en 1975.

Dans l’après-guerre, l’histoire traditionnelle eut tendance


à se désintéresser de celle des camps, préférant théoriser sur
le leadership nazi et sa montée au pouvoir, plutôt que de
raconter ce qui s’était passé sur le terrain. Le camp de
femmes – toujours en bas de la hiérarchie SS – intéressait
d’autant moins les historiens qu’il n’y avait pas de
documents officiels ; quant à l’histoire orale, on s’en
méfiait. Dans le sillage du procès Eichmann de 1961,
cependant, les camps de la mort juifs suscitèrent un regain
d’intérêt, et les études de la Shoah se mirent à foisonner.
Mais cela parut de nouveau reléguer à l’arrière-plan les
camps de concentration implantés en Allemagne. À la fin
des années 60, certains historiens en quête de nouveaux
récits se mirent à contester l’existence de chambres à gaz à
Ravensbrück. Au grand désespoir des survivantes18.
Michèle Agniel était chez elle quand sa mère, qui avait
perdu son mari dans la guerre et avait toujours parlé haut et
fort des crimes de guerre, entra et jeta un journal sur le
bureau, devant elle. S’y trouvait un article de l’un de ces
historiens : « Regarde. Ils disent que ça n’est jamais arrivé.
Tu n’as pas le droit de garder le silence. » Elle avait raison.
« Beaucoup d’entre nous se sentaient coupables de n’avoir
parlé plus tôt. Nous aurions dû avoir plus de courage. »

À cette époque, les enfants des rescapées commençaient à


poser des questions, mais la plupart avaient du mal à obtenir
des réponses. Alors que je m’entretenais avec les
survivantes, leurs enfants et petits-enfants venaient souvent
écouter. Peu avaient entendu leur mère parler de la guerre en
entrant dans les détails. Beaucoup de membres de cette
deuxième génération avaient souffert, parfois d’années de
séparation alors que leurs mères étaient au camp, ou avaient
été perturbés, plus tard, par ce que leurs mères avaient subi
et qu’elles ne pouvaient partager. Maria Wilgat – la fille de
Krysia, l’auteur de lettres secrètes – vit sa mère piquer de
grosses colères quand elle entendait parler allemand ou
voyait des fleurs de sauge rouge, sans que jamais elle ne
sache pourquoi. J’entendis parler de plusieurs membres de
la deuxième génération qui s’étaient donné la mort. Mina
Rupp, la communiste allemande qui confessa avoir
sélectionné des codétenues pour le gazage, fut amnistiée en
1954. Sa fille se suicida par le gaz deux mois avant que sa
mère ne fût libérée de sa prison de Dresde.
Naomi Moscovitch, une des enfants juives internées au
camp en 1943, parla d’une autre sorte de tragédie familiale.
Après la guerre, elle était partie vivre en Israël ; quand je l’y
rencontrai, elle parla de longues heures de Ravensbrück,
évoquant de façon mémorable ses souvenirs d’une bombe,
en 1944, à la fête de Noël pour les enfants. Comme je me
levais pour prendre congé, nous avons parlé de sa nouvelle
vie en Israël. Elle avait été difficile, dit-elle. Elle me
demanda si j’avais entendu parler de l’attentat-suicide de la
pizzeria Sbarro. Le 9 août 2001, un Palestinien était entré
avec une complice dans la pizzeria de Jérusalem où se
trouvaient la fille de Naomi, son mari et leurs trois enfants.
Tous étaient morts.
Au début des années 80, une jeune écolière allemande
avait du mal à se renseigner sur Ravensbrück. Elle avait
entendu ce nom quand ses parents parlaient de son grand-
père, Walter Sonntag, un des premiers médecins de
Ravensbrück, et le plus sadique.
Au camp, Sonntag épousa une consœur de Ravensbrück,
Gerda Weyand, et ils eurent une enfant, Heidi. Clara19, sa
fille, était née en 1966. Elle avait cinq ans quand elle perçut
pour la première fois le tabou qui entourait son grand-père.
Ses parents disaient bien qu’il avait travaillé au camp et
avait fait ensuite de la prison, mais ils invoquaient une
erreur sur la personne. « Impossible d’en savoir plus. À
l’école, il était question de Bergen-Belsen, de Dachau et des
camps de la mort, mais guère de Ravensbrück. Et
l’enseignement ne parlait pas de la vraie vie. Les
enseignants devaient surveiller leurs propos. Ils savaient que
des parents ou des grands-parents pouvaient être impliqués.
Le mystère enveloppant son grand-père rendit Clara
malheureuse. Elle souffrit d’une éruption cutanée au visage,
qui s’aggrava, dit-elle, à mesure que le sentiment du tabou
s’amplifiait. Sa grand-mère, Gerda, était encore en vie, mais
elle restait à distance de sa fille, ne disant rien. « Ma mère a
donc été élevée avec tous ces blancs et elle a essayé de se
construire un joli monde où son père n’était pas un si sale
type. »
Adolescente, Clara entreprit des recherches, mais ne
savait pas vers qui se tourner. « Je suis allée aux
Bundesarchiv : on m’a dit qu’il me fallait une autorisation
pour lire quoi que ce soit. Pas facile de trouver des choses
quand on ne sait pas comment. J’ai consulté des livres, mais
Ravensbrück ne figurait pas dans les index. »

La fin de la guerre froide entraîna des changements pour


Ravensbrück. Un Allemand de l’Ouest prit la direction du
mémorial, et des plans furent établis pour supprimer les
expositions communistes. Un débat s’ouvrit sur la manière
de conserver le site : en tant que cimetière, scène de crimes
ou centre d’éducation et de recherche ? Les changements
furent lents. Les Russes ne s’en allèrent qu’en 1994 ;
jusque-là, toute visite demeura interdite. En 1995,
cependant, pour le cinquantième anniversaire de la
Libération, des rescapées furent invitées ; beaucoup purent
venir de l’Ouest pour la première fois. Le retour fut le plus
douloureux pour celles qui avaient enfoui depuis si
longtemps leurs souvenirs du camp.
Loulou Le Porz faisait le tour de l’enceinte quand elle
revit dans sa tête les corps amoncelés dans les douches du
Block 10 et débordant de la morgue. Les discours et les
bavardages de la foule venue pour la commémoration
formaient une toile de fond ridicule à ces visions macabres.
Loulou s’éclipsa. Michele Agniel regarda autour d’elle,
incapable d’imaginer cette personne – elle-même, plus
jeune – qui avait été là jadis. « Comme si c’était une autre. »
Après la réunification de l’Allemagne, en 1990, de petites
indemnités furent enfin versées aux survivantes, à l’Est,
encourageant celles qui ne l’avaient encore jamais fait à
parler du camp. En Russie et dans les pays du Bloc de l’Est,
les archives furent ouvertes pour la première fois, apportant
de nouvelles preuves. Une masse de matériaux nouveaux vit
également le jour à l’Ouest : lettres d’un ancien SS cachées
dans une cheminée ; journaux intimes de mères, jamais lus.
Les études savantes sur les camps se multiplièrent.
En Amérique, un nouveau fichier informatique de
l’immigration aida les traqueurs américains de criminels de
guerre à retrouver les traces d’Elfriede Huth, l’ancienne
maître-chien du camp qui était entrée illégalement aux
États-Unis en 1959. Huth vivait en Californie, où elle avait
épousé un Juif, Fred Rinkel, dont les parents étaient morts à
Auschwitz. Elfriede fut extradée vers l’Allemagne, mais les
chances de procès étaient maigres. Sur les quelque 3 500
gardiennes passées par Ravensbrück, une fraction seulement
fit l’objet d’enquêtes de la justice allemande, qui n’a pas
même fait le compte des personnes accusées : probablement
moins de 25, pour un nombre de condamnées encore plus
modeste. J’ai retrouvé Elfriede dans un foyer pour
personnes âgées bien aménagé de Willich, près de
Düsseldorf, espérant parler du camp avec elle. Son nom
était indiqué sur l’Interphone. « Oubliez ça. Il n’y a rien à
dire. Oubliez ça ! » aboya-t-elle20.
La fin de la guerre froide a permis à Clara, la petite-fille
du Dr Sonntag, de visiter le camp. « Je craignais que le
personnel ne pointe sur moi un doigt accusateur : Que
n’êtes-vous venue plus tôt ? ou je ne sais quoi, en fait les
gens ont été très gentils. » Clara a beaucoup appris sur son
grand-père et le camp, et son eczéma a régressé. Mais elle
avait besoin d’en savoir davantage, et elle s’est rendue à
Londres pour consulter aux National Archives les
dépositions au procès. Elle a pris un bed and breakfast à
bonne distance des archives : « Ça paraît fou, mais j’avais
peur que quelqu’un ne fasse le rapprochement et comprenne
qui j’étais. »
Je demandai à Clara ce qu’elle essayait de découvrir. Les
histoires sur l’ivrognerie de son grand-père l’avaient
toujours intriguée. « On racontait qu’il faisait du vélo autour
du billard. Parfois, on se dit que ce n’est pas vrai. Le sang
est plus épais que l’eau, vous savez, et j’ai toujours eu le
sentiment qu’il y avait quelque chose de lui en moi. Je lui
cherchais donc des excuses, j’imagine. Je veux dire, qu’il
boive était-il le signe qu’il avait une conscience ? Était-il un
salaud ou un ivrogne ? Puis, lisant tout cela, j’ai su que
c’était vrai. »
En décembre 2013, je suis retournée à Ravensbrück.
Fürstenberg n’avait apparemment pas changé, maussade,
tournant le dos au camp, de l’autre côté du lac. La ville avait
chèrement payé ses liens avec le camp de concentration
pour femmes. En 1945, l’Armée rouge pilla les maisons et
viola les femmes. Puis, quand la RDA vit le jour, les
habitants furent contraints de se faire communistes et de
prier au nouveau sanctuaire communiste du camp. Quand
les Russes quittèrent la ville, les habitants voulurent
construire un supermarché sur le site. La demande fut
rejetée.
Dans la forêt, au bord du lac, le soleil faisait fondre la
glace des arbres. Le site avait connu quelques
changements : une nouvelle exposition avait été montée, et
un centre accueillait les visiteurs au bord du lac.
Ravensbrück reçoit désormais 150 000 visiteurs par an,
même si le « camp frère » de Sachsenhausen, plus proche de
Berlin, en accueille bien davantage et obtient donc plus
d’argent. « Nous avons toujours été en marge de l’histoire »,
observe Insa Eschebach, la directrice du Mémorial.
Tout était prétexte à marginaliser le camp : il était plus
petit que les autres ; il trouvait difficilement sa place dans le
grand récit central ; les documents de l’époque avaient été
détruits ; il était caché derrière le Rideau de fer ; il n’y avait
que des femmes. Or, c’est précisément parce que c’était un
camp de femmes que Ravensbrück aurait dû secouer la
conscience du monde. D’autres camps montrent ce que
l’humanité a été capable d’infliger à l’homme. Les camps
de la mort juifs montrent ce que l’humanité a été capable de
faire à tout un peuple. Ravensbrück montre ce qu’elle a été
capable d’infliger aux femmes. La nature et l’ampleur
mêmes des atrocités commises ici envers les femmes étaient
sans précédent. Ravensbrück n’aurait jamais dû avoir à se
battre « en marge » pour avoir voix au chapitre : c’était – et
c’est – une histoire à part entière.
Les nazis commirent des atrocités contre les femmes en
quantité d’autres lieux : plus de la moitié des Juifs tués dans
les camps de la mort étaient des femmes ; à la fin de la
guerre, il y avait des femmes dans plusieurs autres camps.
Mais, de même qu’Auschwitz fut la capitale du crime contre
les Juifs, Ravensbrück fut celle du crime contre les femmes.
Au fond de notre mémoire collective, dans la littérature de
tous les temps et de tous les pays, les atrocités commises
contre les femmes ont toujours horrifié. En marginalisant
celles qui s’y sont produites, l’histoire commet un nouveau
crime contre les femmes de Ravensbrück et contre le sexe
féminin.
Au mémorial, aujourd’hui, l’histoire est racontée plus
complètement qu’auparavant. Dans la nouvelle exposition,
des chapitres largement passés sous silence quand les
communistes étaient aux commandes – les asociales, les
prostituées, les Tziganes et les Juives – ont désormais leur
place. Quant au chapitre à la gloire des héroïnes
communistes, son importance a été réduite, peut-être trop.
La rhétorique de la guerre froide est certainement déplacée
au XXIe siècle, mais les Allemandes qui ont tenu tête à Hitler
– pour beaucoup, des communistes – ont bel et bien été des
« combattantes contre le fascisme » et doivent être
reconnues en tant que telles. J’ai été ravie de voir que
Tragende était toujours là. Le pied levé, comme pour
enjamber le lac, Olga Benario mérite sa place en tant que
« femme robuste […] qui aidait ses camarades plus
faibles ».
Je suis allée au crématorium. D’autres cendres ont été
découvertes dernièrement dans une fosse commune voisine.
Le projet de planter un millier de rosiers sur le charnier est
en suspens, car d’aucuns crient à la profanation.
Une nouvelle étude universitaire des listes qui ont
survécu et des chiffres a conduit à réviser l’estimation du
nombre de femmes tuées à Ravensbrück, ramenant le chiffre
de 90 000 retenu aux procès de Hambourg, et accepté par la
plupart des historiens du camp, à 28 000 très précisément.
Les calculs britanniques étaient trop sommaires et ne
tenaient pas compte des libérations au fil des ans, ni des
femmes libérées des camps satellites, affirme l’auteur de
l’étude. Or, ces nouveaux calculs doivent être eux aussi
manipulés avec prudence. Remuer la terre pourrait bien
produire plus de vérité que des recherches en chambre : il en
résulterait certainement plus de cendres, d’autres fosses
communes.
Le site entier est un cimetière, le lac lui-même une tombe.
On ne saura jamais le nombre exact des personnes tuées ici.
Beaucoup de victimes – notamment dans les derniers mois –
n’ont même jamais été inscrites sur les listes du camp. Rien
n’a été fait pour vérifier les histoires de gazages dans des
bus ou des camions au cours des dernières semaines, ni pour
lancer des fouilles autour du site de la seconde chambre à
gaz camouflée en Neue Wäscherei.
En vérité, le réexamen des chiffres révèle à quel point on
en sait peu sur l’horreur, aujourd’hui encore. Faut-il
compter celles qui furent expédiées pour gazage dans les
« transports noirs » ? En ce cas, combien ? Nul ne le sait.
Comptabiliser les morts des camps satellites complique
encore l’histoire. Tous les bébés assassinés sont-ils inclus
dans le chiffre révisé de 28 000 ? Combien trouvèrent la
mort lors des évacuations finales, quand les détenues furent
entassées dans des trains avec la certitude qu’ils subiraient
les bombardements alliés ? Les femmes tuées dans les
marches de la mort ne sont pas incluses, ni celles évacuées
de Ravensbrück même ou des multiples camps satellites.
Les femmes mortes dans les Bus blancs, touchés par les tirs
alliés, n’ont pas été comptabilisées : personne ne sait
combien elles étaient.
L’estimation initiale de 90 000 mortes était certainement
trop élevée21. Une fourchette de 40-50 000, suivant les
morts comptabilisées, est probablement au plus près de la
vérité. Mais le nombre précis des victimes importe-t-il
vraiment ? Pour les rescapées, les noms importent
davantage que les chiffres. « Les Allemands passaient leur
temps à nous compter, raillait Loulou Le Porz. Maintenant,
ce sont les universitaires qui nous comptent. Certains nous
étudient comme les fourmis. » L’auteur du Livre du
Souvenir, Bärbel Schindler-Saefkow, croit elle aussi que les
noms importent plus que les chiffres. Son Gedenkbuch en
répertorie aujourd’hui 13 161, mais elle a interrompu ses
recherches, faute de financement.

J’ai poussé jusqu’au camp de Siemens pour voir ce qui y


avait changé, mais des barbelés en interdisaient l’accès. De
même que le siège de la compagnie, à Munich, continue de
retenir l’information.
La première fois que j’ai sollicité Siemens pour en savoir
plus sur son implication à Ravensbrück, je reçus une
brochure sur papier glacé vantant les succès de la société.
Plus tard, l’histoire officielle de la société, parue en 1998,
m’arriva par la poste. « Siemens s’est senti obligé de
coopérer, bien qu’à contrecœur, avec le régime, lit-on dans
l’introduction. En 2013, la société annonça l’ouverture de
ses archives, mais les rares documents disponibles sur
Ravensbrück ne contenaient pas un seul nom de détenue.
Quand je demandai à parler à un directeur de Siemens du
regard que portait aujourd’hui l’entreprise sur son
engagement dans le IIIe Reich, on me répondit que
l’archiviste de la société était le seul à pouvoir parler du
passé. C’est donc à lui que j’adressai mes questions.
Et pourtant, du sommet de la colline de Siemens, auquel
j’accédai par un chemin de traverse, le passé de la société à
Ravensbrück saute aux yeux. Le squelette d’un ancien
atelier reste debout et dans le creux, en dessous, on
distingue les vieux rails qui transportaient les matériaux.
Tout aussi visibles sont les sentiers boisés qu’empruntaient
les camions pour conduire les femmes à la chambre à gaz
dès lors que, trop faibles pour travailler, leurs noms avaient
été « retirés des listes ».
Après la guerre, lors du processus de dénazification
engagé par les Britanniques contre le chef du personnel de
Siemens, Wolf-Dietrich von Witzleben, il fut question des
mauvais traitements infligés aux détenues ; de même
Siemens fut-il accusé d’avoir « fait des fours à gaz pour les
camps de concentration ». Un juge britannique observa que
la défense était « assez nébuleuse » à ce sujet, mais aucune
preuve ne fut trouvée pour étayer ces accusations, qui furent
donc rejetées.
Surtout du sommet de la colline de Siemens, on a peine à
croire que le personnel de la société n’ait rien su de
l’existence des « fours à gaz », ni, plus tard, du gazage des
détenues épuisées à Ravensbrück. La cheminée du
crématorium est à moins de trois cents mètres ; son infecte
fumée s’élevait juste au-dessus de l’usine Siemens. En
janvier 1945, la chambre à gaz se trouvait juste à côté du
crématoire. La détenue austro-tchèque Anni Vavak a raconté
comment, dans les derniers mois de la guerre, elle vit des
camions chargés de femmes à moitié nues en provenance du
Camp de jeunes passer devant l’usine Siemens et se diriger
vers la chambre à gaz. Quand Anni rapporta aux employés
civils de Siemens ce qu’elle avait vu, elle les vit
« grimacer ». Selma van de Perre et d’autres rescapées
rapportent que, dans les derniers mois, les sélections pour le
gazage avaient lieu à l’usine Siemens elle-même.
Quand je finis par recevoir une réponse du Dr Frank
Wittendorfer, l’archiviste de Siemens, ce fut sous la forme
d’un bref communiqué : « Au cours de la Seconde Guerre
mondiale, la dictature nationale-socialiste intégra les
sociétés industrielles allemandes au système de “l’économie
de guerre”. » Autrement dit, Siemens reprenait sa vieille
rengaine : dès le début, elle avait été « forcée de coopérer »
avec Hitler. Aujourd’hui encore, elle refuse donc toute
responsabilité légale de ses actions. Le texte donnait des
précisions sur les indemnités versées au fil des ans, tout en
soulignant qu’elle n’était tenue par « aucune obligation
légale » de procéder à ces opérations. Il indiquait le « regret
profond » de la société, tout en omettant de donner des
détails sur ce qu’elle regrettait.
Des propos insincères et répugnants, contrastant avec les
réponses d’autres institutions allemandes qui, de plus en
plus au cours des dernières années, ont eu le courage
d’affronter leur passé. Sous le régime nazi, fut révoqué le
doctorat décerné par l’Université de Heidelberg à Käthe
Leichter, sociologue juive autrichienne internée à
Ravensbrück puis gazée à Bernburg. Quand son fils, Franz
Leichter, demanda sa réinscription, le recteur, le Dr Stefan
Maul, répondit en décrivant le dossier de Käthe comme un
« testament effroyable du passé honteux de notre pays et de
notre université et des nombreux crimes injustifiés et
indicibles qui ont été commis ». Le retrait du doctorat par
ses prédécesseurs était une « violation flagrante des droits
de l’homme ». Et d’ajouter : « Aujourd’hui, en 2013, que
nous le voulions ou non, nous sommes les successeurs de
ceux qui ont commis cette injustice, qui l’ont laissée se
produire, qui l’ont étouffée. » L’emploi de travailleurs
serviles par Siemens était assurément une violation bien
plus choquante des droits de l’homme, mais elle était aussi
plus coûteuse à rectifier. Et quand, en 1993, une ancienne
détenue de Ravensbrück, Waltraud Blass, invoqua les
nouvelles lois adoptées après la réunification pour obtenir le
paiement de ses salaires perdus, Siemens refusa d’admettre
sa responsabilité, et le tribunal de Munich rejeta sa
demande. L’archiviste mis à part, il est cependant des signes
que certains, chez Siemens, sont sans doute prêts à se
retourner sur le passé. À l’initiative du personnel éducatif
du camp et des syndicats de Siemens, Ravensbrück organise
des ateliers où les stagiaires de Siemens peuvent étudier le
camp « dans un cadre où ils se sentent en sécurité pour
affronter leur passé », explique le responsable du service
éducatif du camp. En décembre 2013, un directeur de
Siemens demanda à rencontrer deux rescapées, dont Selma
van de Perre, et aurait évoqué la « culpabilité » de sa
compagnie. Mais la rencontre se fit derrière une porte close,
et l’expression de la culpabilité fut « étouffée ». Alors que
l’on aide les employés à se « sentir en sécurité » pour
découvrir le passé, à l’usine Siemens même, il n’y a pas
même un endroit « sûr » pour accueillir les survivantes, pas
même un abri pour se protéger de la pluie. Pas de rosier, ici,
ni de mémorial aux victimes de Siemens. On ne voit nulle
part le nom de la société. D’ici peu, la végétation aura
entièrement recouvert les restes du Siemenslager.

Quittant l’usine Siemens, je traversai un terrain vague en


direction du Camp de jeunes. Le brouillard tombait. Une
fois encore, il était difficile de trouver son chemin. Des rails
rouillés disparaissaient dans les arbres. Juste au-delà, une
clairière, avec un petit sanctuaire en coquillages érigé par le
groupe féministe berlinois « Gedenkort » à la mémoire des
adolescentes internées ici, avant que le Camp de jeunes ne
devienne un camp de la mort, mais aussi de celles qui
trouvèrent la mort plus tard.
Des monceaux de béton et de feuilles de zinc sortent du
sol. Peut-être un des blocks.
Puis, soudain, surgissent des arbres six figures de
grillage22. Penchées en avant, telles des spectres, comme
pour m’accueillir. Entre février et avril 1945, on estime à
6 000 le nombre de femmes conduites ici depuis le camp
principal de Ravensbrück. On leur annonça qu’elles allaient
quelque part où elles seraient mieux traitées. Au lieu de quoi
on les achemina ici ; la plupart furent assassinées ou
conduites en camion à la chambre à gaz pour y être gazées
ou abattues.
Sur ce coin de terre abandonné se produisit le crime le
plus abominable de Ravensbrück. Aucun passant ne pourrait
s’en douter. Au demeurant, il n’y a aucune raison de passer
par là. Ce terrain, qui appartient à l’État du Brandebourg
(comme le site de Siemens) et n’est même pas rattaché au
mémorial de Ravensbrück, est à l’écart des sentiers battus.
Personne ne paraît vouloir le revendiquer, hormis les
féministes de Gedenkort. Pour expliquer l’oubli du Camp de
jeunes, on invoque le manque d’argent. Plus important est le
différend autour de la terminologie. Le directeur du camp a
proposé que le Camp de jeunes soit appelé « camp
d’extermination », mais les membres du Conseil juif
d’Allemagne ont objecté que seuls méritaient cette
appellation les camps de la mort juifs mis en place dans le
cadre de la « Solution finale23 ». Reste que personne ne sait
trop comment raconter l’histoire de Ravensbrück. On
répugne à prendre ce qui s’y est passé aussi au sérieux que
les autres crimes nazis, en sorte que le site demeure à
l’abandon, « en marge ».
Les SS qui imaginèrent la tuerie finale de Ravensbrück
auraient certainement parlé d’extermination : ce sont les
mêmes qui avaient exterminé les Juifs à Auschwitz. Ils
eussent été satisfaits de voir que leur secret a été bien
gardé : voici plus de soixante-dix ans, ils ouvrirent
délibérément ce camp en pleine forêt pour que personne
n’en sache rien. Les exterminateurs donnèrent aussi un nom
à ce lieu, Mittwerda, et firent croire qu’il s’agissait d’un
sanatorium.
Il y a assurément des différences avec les exterminations
antérieures : l’ampleur est moindre et, pour faire des
économies, les tueurs essayèrent d’abord de tuer le plus
grand nombre de femmes possible en les affamant, ou en les
laissant dans la neige des heures durant, quasiment nues –
chacune « sans son nom et ses cheveux », sans « la force de
se souvenir, yeux vides et le sein froid, une grenouille en
hiver », ainsi que l’écrivit Primo Levi en nous invitant à
« considére[r] si c’est une femme ». Il pressait ses lecteurs :
« N’oubliez pas que cela fut, non, ne l’oubliez pas : gravez
ces mots dans votre cœur […], répétez-les à vos enfants. »
Levi parlait d’Auschwitz, mais son message était
universel24.
Assurément, il ne faut pas « oublier » ce qui est arrivé ici.
Il importe de donner à ce camp d’extermination pour
femmes son nom juste et sa place dans l’histoire. À
Nuremberg, Robert H. Jackson déclara que le complot nazi
« se fixait un objectif puis, l’ayant atteint, s’en donnait un
autre plus ambitieux ». L’existence de Ravensbrück, qui
couvre toutes les années de guerre, est un prisme utile pour
observer l’évolution de ces objectifs. Le camp aida Hitler à
en atteindre quelques-uns : élimination des « asociales »,
des criminelles, des Tziganes et autres bouches inutiles,
dont les individus incapables de travailler. Le premier
groupe de femmes de cette catégorie fut gazé à Bernburg :
une atrocité dont le monde aujourd’hui ne sait presque rien.
Le camp joua aussi un petit rôle dans le but plus ambitieux
de l’extermination des Juifs, notamment en pourvoyant le
camp pour femmes d’Auschwitz en gardiennes et en Kapos.
Puis, dans les dernières semaines de la guerre, Ravensbrück
passa au centre de la scène, pour devenir le lieu de la
dernière grande extermination au gaz opérée dans les camps
nazis avant la fin de la guerre.
À la différence des phases d’extermination antérieures,
cependant, cette dernière tuerie n’avait pas d’« objectif »
parce que la création d’une race de seigneurs n’était plus à
l’ordre du jour. Les détenues de Ravensbrück – jeunes ou
vieilles, de toutes nationalités, juives ou non, sans autre
point commun que leur féminité – furent donc tuées pour
faire de la place. Puis parce que leurs jambes n’étaient pas
assez bonnes pour se joindre aux marches de la mort. En
vérité, ces derniers gazages eurent lieu parce que les
exterminateurs ne pouvaient s’arrêter. Ce ne fut pas une
atrocité marginale. C’est là que l’horreur nazie s’arrêta, par
un massacre de femmes de la façon la plus bestiale, sans
couverture idéologique, si obscène fût-elle, sans raison.
Comme je quittais la clairière, il pleuvait dru. Je repassai
devant les figures de grillage. Ravensbrück était-il resté si
obstinément « en marge » de l’histoire en raison d’une sorte
de culpabilité collective envers les victimes – sœurs, mères,
filles, femmes – abandonnées ici, avec un monde incapable
d’apporter la moindre aide ? À moins que les faits ne soient
trop horribles pour les regarder en face, trop douloureux. Il
y a assurément le témoignage d’Uckermark que j’avais
trouvé trop troublant pour le rapporter.
Mieux vaut laisser ces spectres en paix ? Il est
certainement difficile de savoir comment se souvenir d’un
tel lieu, mais un écriteau plus lisible à travers la forêt
aiderait au moins ceux qui souhaitent se frayer un chemin
jusqu’ici.
Retournant au camp principal, j’entrai dans l’enceinte par
la porte arrière, celle par laquelle partirent les femmes du
Camp de jeunes et par où certaines, dans les toutes dernières
semaines, revinrent. En mars 1945, la dernière
extermination s’étendit à la totalité de Ravensbrück. Dans
ce qui n’est plus aujourd’hui qu’un espace vide parsemé de
tilleuls, les nazis lâchèrent la bride à leur inexorable désir de
tuer, suivant la description de Rudolf Höss, pendant
quelques semaines de plus.
Les bus de la Croix-Rouge étaient garés au milieu des
arbres alors que les meurtres atteignaient leur apogée.
Quelle meilleure image de l’impuissance du monde face au
massacre perpétré dans les camps de Hitler que ces bus
attendant patiemment la fin du gazage pour commencer
l’opération de sauvetage ? Or, la mission de Bernadotte fut
la seule grande opération de secours de la guerre.
À la mi-avril 1945, les Alliés se rapprochaient à toute
vitesse de Berlin. Les Américains avaient découvert
Buchenwald, et les Anglais, Bergen-Belsen. Il n’était plus
permis de douter de l’horreur des camps, et l’horreur
continuait dans divers lieux qui n’avaient pas encore été
libérés, dont Ravensbrück, où l’on alignait les femmes pour
les gazer. Du fait des réalités politiques et militaires,
cependant, aucun changement de stratégie ne fut envisagé
pour protéger les camps restants dans les dernières semaines
de la guerre.
Négocier avec Himmler à ce propos n’avait jamais été
une option non plus. « On ne traite pas avec Himmler »,
avait tranché Churchill. Dès lors, les Alliés ne devaient
jamais transiger sur leur objectif : gagner la guerre, écraser
les nazis et tout ce qu’ils représentaient. Assurer un passage
sûr aux Bus blancs de Bernadotte, c’était aller trop loin pour
les Alliés, qui refusèrent.
On ne saurait pourtant suivre l’épisode des Bus blancs
sans se féliciter, sachant qu’avec cette mission de
Bernadotte une personne au moins faisait passer la vie des
détenues avant tout. Bernadotte dut certainement accepter
un compromis pour mener à bien sa mission, qui
s’accomplit aux conditions posées par Himmler. Non
seulement il fut obligé d’attendre que le rythme de la tuerie
ralentisse à Ravensbrück, mais jusqu’aux derniers jours il ne
put sauver de Juifs. Sans compromis, cependant, Bernadotte
n’aurait pu faire sortir 17 000 détenus. Il n’en fut guère
remercié. Après la guerre, on continua de l’accuser de
n’avoir pas sauvé suffisamment de Juifs, alors même qu’il
en sauva au moins 7 000. En 1947, il fut désigné médiateur
des Nations unies dans le conflit israélo-arabe. Le
17 septembre 1948, il fut assassiné par des militants
sionistes du groupe Stern.

Dans les années suivantes, les rescapées voulurent avant


tout qu’on entende leurs récits de Ravensbrück et qu’on les
croie. Si les générations suivantes ne connaissaient pas les
faits, elles le savaient, elles n’en tireraient jamais les leçons.
Avec les droits de son premier livre, Antonina Nikiforova
acheta une petite datcha près de Leningrad où elle se retira
pour continuer à écrire. « Mes impressions du camp étaient
si fortes, je ne pouvais les apaiser qu’en écrivant des
livres », écrit-elle dans une lettre à une autre rescapée.
D’autres se décidèrent à parler après des décennies de
silence. Certaines me parlèrent de choses encore jamais
mentionnées, parfois surprenantes.
Nelly Langholm, la Norvégienne de Stavanger, révéla le
secret de son arrestation. En 1940, quand les Allemands
occupèrent la Norvège, Nelly était une écolière. Une soirée
pluvieuse, rentrant à la maison, elle trouva un officier
allemand au piano. « Il a dit “Voici que commence le conte
de fées de Grimm”. Il a dit qu’il s’appelait Wolfgang
Grimm et qu’il était venu me voir. Je ne savais pas pourquoi
et il ne disait rien. Mais il m’a parlé, il était si charmant, si
doux, et jouait du piano. Il est revenu le lendemain. Et le
jour d’après. Et je suis tombée amoureuse. »
Peu après, l’oncle de Nelly fut tué par une bombe
allemande, et un cousin capturé. « J’ai fini par comprendre
que c’était impossible, et je lui ai écrit pour lui dire de ne
plus venir à la maison, parce que “vous êtes l’ennemi et que
je ne peux plus vous voir”. Le lendemain, la Gestapo
m’arrêtait. Ils m’ont dit qu’ils avaient lu la lettre où je disais
que j’étais ennemie de l’Allemagne. Je n’ai jamais su s’il
avait remis la lettre à la Gestapo ou si c’était juste la
censure. »
« D’une certaine façon, dit Nelly, ça paraissait normal
qu’on m’envoie à Ravensbrück. J’avais fait une chose
terrible, je m’étais éprise d’un Allemand, et les Allemands
avaient tué notre famille. Je me disais que je méritais d’être
punie. »
Quand Nelly fut arrêtée, une de ses amies demanda à sa
mère pourquoi elle avait laissé entrer l’Allemand chez elle.
Réponse de la mère : il avait l’air si misérable, gelé et
trempé qu’elle ne pouvait le laisser dehors. « Elle était si
belle, ma mère. C’était bien dans sa nature d’agir ainsi »,
observa Nelly.
Dans les années 60, de passage à Berlin, Nelly revit
Wolfgang Grimm. « J’étais dans la rue avec un ami et,
soudain, je l’ai vu. Figé comme une statue, les yeux braqués
sur moi. Je suis passée devant lui, sans un mot. Je ne voyais
pas ce que j’aurais pu dire. »

Écoutant les voix des femmes de Ravensbrück, je quêtais


des indices afin de comprendre pourquoi ce groupe a
survécu. J’entendais presque Maria Bielicka frapper du
poing sur la table en essayant d’expliquer que la survie était
dans le sang de toute Polonaise, « transmise de mère en
fille ».
Jeannie Rousseau, la Française qui fit passer à Churchill
des renseignements sur les V2, survécut par refus. À
Torgau, elle refusa de fabriquer des armes allemandes. Au
camp disciplinaire de Königsberg, elle refusa de mourir sur
le terrain d’aviation glacial et retourna au camp principal
pour se cacher dans un camion de transport de malades du
typhus. Quand Bernadotte arriva, Jeannie était enfermée au
Strafblock, mais elle refusa de rester en rade et persuada la
Blockova de la laisser sortir.
« Vous pouvez refuser ce qui se passe. Ou suivre le
mouvement. J’étais dans le camp du refus. »
Je lui demandai d’où lui venait ce courage.
« Je ne sais pas. J’étais jeune. Je me disais, si je le fais, ça
marchera. Il y a des choses qu’on ne peut accepter.
Certaines choses. »
Beaucoup trouvèrent d’autres manières de refuser. Elles
refusèrent d’accepter l’anéantissement de ce qu’elles
savaient, priant, parlant, écrivant, lisant, enseignant chaque
fois que possible. Les enseignantes polonaises firent si bien
leur travail que quand leurs jeunes étudiantes rentrèrent
elles décrochèrent sans mal leurs certificats. Certaines
« refusèrent » en restant détachées des événements, ce qui a
pu les protéger. Natalia Chodkiewicz confia : « Tout le
temps passé au camp, c’est comme si j’avais eu une double
personnalité. Mon vrai moi semblait observer ce qui arrivait
à mon moi physique. »
Aucune n’aurait survécu sans un peu de chance, en
particulier sur le plan de la santé. Aucune n’aurait survécu
sans amies, sans familles ad hoc, qui les aidèrent à garder
toute leur tête. Les familles de ce genre semblent s’être
constituées plus facilement dans le camp des femmes que
dans les camps d’hommes. La famille de Loulou, c’était le
Block 10. Assise dans son jardin d’hiver, je finis par en
connaître beaucoup. Loulou était parfois très sombre. « Je
trouve abominable que nous parlions encore de guerre. Je
me dis souvent que nous n’avons rien appris. » Mais
ensuite, soudain, elle s’illuminait en se souvenant du
courage de « ses malades » et de « ses mortes ».
Cela aidait, dit Loulou, d’avoir un rôle à jouer. « En tant
que médecin, je pouvais aider un peu les gens – à vivre et à
mourir. » Une fois, elle donna de la morphine à une jeune
Polonaise, pour que Winkelmann ne l’emmène pas. « J’ai
dit qu’elle allait mourir d’une minute à l’autre, et il l’a
laissée. Elle est morte, mais quelques jours plus tard. Et elle
est morte sur sa paillasse, avec quelqu’un à son chevet.
C’était important. Elle n’a pas été gazée. »
Au retour du camp, Loulou a failli entrer au couvent.
« On ne croyait plus à la bonté de la nature humaine. J’ai dû
réapprendre. Et je l’ai fait. » Elle marqua une pause. « Mais
ça a pris du temps. »
Beaucoup de femmes éclatèrent en sanglots comme nous
parlions. Il y eut souvent des rires. Aucune amertume. Mais
beaucoup n’ont pas pardonné, je crois, et il n’est assurément
pas question d’oublier. Un week-end de commémoration, je
retrouvai Wanda Wojtasik.
J’avais pour la première fois interrogé Wanda, une des
plus jeunes Kaninchen polonaises dans son appartement de
Cracovie. La voici qui lançait des roses dans le lac de
Ravensbrück. Elle me raconta qu’un des médecins SS, Fritz
Fischer, l’avait dernièrement contactée pour lui demander
pardon. « Je lui ai répondu que je ne pouvais rien lui
pardonner. C’est à Dieu qu’il devait demander pardon. »
Notes
ABRÉVIATIONS

AICRC Archives du Comité International de la Croix-Rouge, Genève

ARa Archiv Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück

Atkins Fond Vera Atkins, Imperial War Museum, Londres

Buchmann coll. Erika Buchmann collection, Archiv Mahn- und Gedenkstätte


Ravensbrück

BA Bundesarchiv Berlin

BAL Bundesarchiv Ludwigsberg

BStU Stasi, Archives, Berlin

Czyz lettres Lettres et documents de Krystyna Czyz-Wilgat (Krysia Czyz)

DÖW Dokumentationsarchiv des österreichischen Widerstandes,


Vienne

FO Foreign Office, archives déposées aux National Archives

GZJ Geschichstarchiv Zeugen Jehovas, Selters/Taunus

HS Special Operations Executive, dossiers déposés aux National


Archives

IISH International Institute for Social History, Amsterdam

ITS International Tracing Service, Bad Arolsen

IWM Imperial War Museum, Londres

KV Security Service records, National Archives

Lund Records of the Polish Research Institute, Lund University. Il


s’agit des récits détaillés des rescapées arrivées en Suède en
1945.

Nikiforova Fonds Antonina, Archiv Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück


archives

NARA National Archives and Records Administration, Washington,


DC

LAV NRW Landesarchiv Nordrhein-Westfalen

SA Siemens Archives, Munich


TNA The National Archives, Kew

WL Wiener Library, London

WO War Office, archives déposées aux National Archives

YV Yad Vashem, Jérusalem

PROLOGUE
1. SOE ou Special Operations Executive, « Direction des opérations
spéciales ».
2. François Mauriac, « Préface », in Micheline Maurel, Un camp très
ordinaire, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 9.
3. Denise Dufournier, La Maison des mortes : Ravensbrück, Paris, Hachette,
1945.
4. Bärbel Schindler-Saefkow et al., Gedenkbuch für die Opfer des
Konzentrationslagers Ravensbrück 1939-1945, Berlin, Metropol-Verlag, 2005.
5. Germaine Tillion, Ravensbrück, Paris, Seuil, 1988, p. 22. Toutes les
citations renvoient à cette troisième édition.

1. LANGEFELD
1. Margarete Buber-Neumann, Die erloschene Flamme : Schicksale meiner
Zeit, Francfort, Langen Müller, 1991.
2. Ce que Langefeld vit lors de sa première visite est reconstitué d’après le
témoignage des premières arrivées, par exemple : Hanna Sturm (qui fit partie du
premier contingent), Die Lebensgeschichte einer Arbeiterin : Vom Burgenland
nach Ravensbrück, Vienne, Verlag für Gesellschaftskritik, 1982 ; Maase, WO
309/416 et BAL B162-9896/9828 ; Gostynski, récit d’un témoin oculaire, WL
P.III.h. no 159 ; Maria Hauswirth, WL P.III.h. no 498 ; Clara Rupp, Mémoires,
ARa. Les premières cartes et l’album de photos SS indiquent également
l’aménagement, ARa.
3. À la fin de 1939, il y avait autour de 55 gardiennes ; à la fin de la guerre,
autour de 1 300 avaient travaillé dans le camp. Voir Irmtraud Heike, Johanna
Langefeld : Die Biographie einer KZ-Oberaufseherin, Hambourg, Ergebnisse,
1995.
4. Sur le rôle et l’attitude de Langefeld, voir son seul interrogatoire connu, daté
des 26 et 31 décembre aux US National Archives (NARA, NAW RG 338-000-
50-11). Voir également Johannes Schwarz, « Geschlechtsspezifischer Eigensinn »
et « Das Selbstverständnis Johanna Langefeld als SS-Oberaufseherin » in Ulrich
Fritz, Silvija Kavčič et Nicole Warmbold (éd.), Tatort KZ : Neue Beiträge zur
Geschichte der Konzentrationslager, Ulm, Klemm & Oelschläger, 2003 ;
Irmtraud Heike, Johanna Langefeld, op. cit. ; et Monika Müller, « Die
Oberaufseherinnen des Frauenkonzentrationslagers Ravensbrück :
Funktionsanalyse und biographische Studien », thèse inédite, Fribourg
University, 2001. Plusieurs survivantes m’ont décrit Langefeld, dont Wojciecha
Zeiske (née Buraczyńska), Maria Bielicka, Fritzi Fruh (née Jaroslavsky), Irma
Trksaket Barbara Reimann. Rudolf Höss donne un aperçu in Rudolf Hoess, Le
Commandant d’Auschwitz parle, trad. Geneviève Decrop, Paris, La Découverte,
1995, p. 183 sq.
5. Voir Anna-Jutta Pietsch, « Jakob-Klar-Straße 1 : das Elternhaus von Olga
Benario », in Ilse Macek (éd.), Ausgegrenzt – Entrechtet – Deportiert :
Schwabing und Schwabinger Schicksale 1933 bis 1945, Munich, Volk, 2008.
Dans les années 20, le père d’Olga, Leo, avocat social-démocrate, défendit les
droits des ouvriers en grève devant les tribunaux de Munich, encourageant sa
fille dans son engagement à gauche. L’homme qu’elle délivra s’appelait Otto
Braun, haut responsable des services secrets du Parti communiste allemand.
6. Langefeld commença par enseigner l’économie domestique à Neuss, près de
Düsseldorf. Sa carte d’identité de Brauweiler (Archiv des Landschaftsverbands
Rheinland) indique qu’elle débuta à la maison de correction en 1935. Merci à
Hermann Daners pour ces précisions.
7. Pour Langefeld, l’enseignement de Dieu devait sembler compatible avec la
doctrine de Hitler. Au début des années 30, l’église luthérienne de sa ville natale
de Kupferdreh était un bastion des Deutsche Christen, chrétiens nazis fanatiques.
Voir Johann Rainer Busch, Kupferdreh und seine Geschichte (mit Byfang und
Dilldorf), Essen, Bürgerschaft Kupferdreh, 2008.
8. Les nazis invoquaient des études scientifiques démontrant que les femmes
avaient des cerveaux plus petits que les hommes et étaient donc évidemment
inférieures.
9. William L. Shirer, Berlin Diary : The Journal of a Foreign Correspondent,
1934-1941, New York, Knopf, 1941, p. 16-17 (4 septembre 1934) ; Mon journal
à Berlin. Le journal d’un correspondant étranger, 1934-1941, trad. Albert Pascal,
Éditions de la Revue moderne, Montréal, 1943 (traduction ici modifiée).
10. Lina Haag, How Long the Night, Londres, Victor Gollancz, 1948.
11. Journal de Himmler, cité in Peter Padfield, Himmler, New York, MJF
Books, 1990 ; réédition, Londres, Thistle Publishing, 2013, p. 38.
12. Ibid., p. 12, 45, 39.
13. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 67 sq.
14. Rudolf Hoess, Commandant of Auschwitz : The Autobiography of Rudolf
Hoess, trad. Constantine FitzGibbon, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1959,
p. 136 (annexe absente de l’édition française).
15. Citée in Gabriele Herz, The Women’s Camp in Moringen : A Memoir of
Imprisonment in Germany 1936-1937, publié sous la direction de Jane Caplan,
trad. Hildegard Herz et Howard Hertig, Oxford, Berghahn, 2006, p. 93-94.
16. Lina Haag, How Long the Night, op. cit., p. 111.
17. Cité in Claudia Koonz, Mothers in the Fatherland : Women, the Family,
and Nazi Politics, New York, St Martin’s Press, 1987, p. 227 ; Les Mères-Patrie
du IIIe Reich. Les femmes et le nazisme, trad. M.-L. Colson et L. Gentil, Paris,
Lieu Commun, 1989, p. 281 (trad. ici modifiée).
18. Les services secrets britanniques déjouèrent une tentative de manifestants
communistes pour faire descendre Olga du vapeur quand il serait à quai à
Southampton, sur la route de Hambourg. Moscou avait prévenu le PC
britannique, qui appela ses militants à manifester sur le port, mais le message fut
intercepté par le MI6, et le vapeur continua tout droit sur Hambourg sans aucune
escale. Détails dans un dossier du British Security Service sur Arthur Ernest
Ewert, membre de la cellule du Komintern. Il était marié à Elise Saborowski
Ewert (alias « Sabo »), revenue sur le vapeur avec Olga ; KV 2/2336.
19. Par exemple, tous les Tziganes de Berlin avaient été raflés avant le début
des Jeux et parqués, loin des regards, dans un immense camp construit sur un
marais de Marzahn, dans la banlieue de Berlin.
20. Les protestations contre l’arrestation d’Olga ne s’en poursuivirent pas
moins, avec notamment une marche à Hyde Park (Londres) de communistes et
de sympathisants, dont lord Listowel, du Parti travailliste.
21. Anita Leocadia Prestes et Lygia Prestes, Anos Tormentosos Luiz Carlos
Prestes – Correspondência da Prisão (1936-1943), vol. III, São Paulo, Paz e
Terra, 2002. Les extraits des lettres d’Olga sont tirées de ce livre et de la
collection de documents de Ruth Werner, amie et biographe d’Olga (BA NY
4502).
22. Dossiers personnels de la Kriminalpolizei et de la Gestapo, NRW. Voir
également Christa Schikorra, « “… ist als Asoziale anzusehen” – Frauen im
Zugriff der Kölner Kriminalpolizei », in Harald Buhlan et Werner Jung (éd.),
Wessen Freund und wessen Helfer ? : Die Kölner Polizei im Nationalsozialismus,
Cologne, Emons, 2000.
23. Dans ses Mémoires [Annexe absente de l’édition française], Höss relate
une réunion sur place à Ravensbrück en 1938 à laquelle il participa avec Pohl et
Eicke pour y discuter de la construction. Beaucoup de rescapées étaient
convaincues que la terre sur laquelle le camp avait été construit était une
propriété personnelle de Heinrich Himmler. Aucune preuve de ce fait n’est
apparue. Au cours d’un conflit juridique récent autour de plans pour bâtir un
supermarché sur le site, on a cependant retrouvé des papiers indiquant que la
terre appartenait à la branche munichoise de la SS où Himmler fit ses premières
armes bien avant la création du camp. Plans du site, ARa.
24. Lina Haag, How Long the Night, op. cit., p. 117.
25. Dossier de police, LAV NRW. Elle fut arrêtée à Düsseldorf alors qu’elle
essayait d’entrer en contact avec la Résistance communiste clandestine.
26. Interrogatoire de Langefeld, 26 et 31 décembre 1945, NARA, NAW RG
338-000-50-11. Diverses autres gardes affirmèrent être arrivées en croyant que
leur tâche serait de « rééduquer les femmes » : voir Pietsch, BAL B162/981, et
Zimmer, WO 309/1153.
27. Dossier de police, LAV NRW 2034/177.
28. Lina Haag, How Long the Night, op. cit., p. 139.
29. Ibid., p. 140, et entretien avec l’auteur.
30. Voir rapports in GZJ. La plupart des rescapées de Lichtenburg ont raconté
avec horreur l’aspersion des Témoins de Jéhovah ; voir également Lina Haag,
How Long the Night, op. cit., et Maase, WO 309/416.

31. Ilse Gostynski, témoin oculaire, WL P.III.h. no 159, dit qu’il venait chaque
année. Elle ne le vit qu’une fois de près et garda le souvenir de ses « yeux
terrifiants […], mauvais, froids et gris ».
32. Pour certains, le 15 mai est la date d’ouverture officielle du camp. Le
premier grand transfert – les 867 femmes de Lichtenburg – aurait eu lieu le 18.
Pour d’autres, les transferts se firent progressivement au fil de la première
semaine. On n’a aucune certitude en la matière. Voir Irmtraud Heike, Johanna
Langefeld, op. cit.
33. Des dizaines de milliers de Juifs allemands furent jetés dans des camps de
concentration après la Nuit de Cristal ; les femmes, en revanche, avaient échappé
à la rafle, probablement par peur de la réaction et parce qu’il manquait de place
derrière les barreaux.
34. Lisa Ullrich, « Für Dich », ARa.
35. Pour la description des arrivées, des premiers jours ainsi que des règles et
procédures, voir les témoignages multiples, dont Gostynski, récit de témoin
oculaire, WL P.III.h. no 159 ; Wachstein, rapport de Vienne, Ara ; Ullrich, « Für
Dich », ARa ; Hanna Sturm, Die Lebensgeschichte einer Arbeiterin, op. cit., ainsi
que Helga Schwarz et Gerda Szepansky (éd.), … und dennoch blühten Blumen :
Dokumente, Berichte, Gedichte und Zeichnungen vom Lageralltag 1939-1945,
Potsdam, Brandenburgische Landeszentrale für politische Bildung, 2000.
36. Maria Zeh, interview in Loretta Walz, « Und dann kommst Du dahin an
einem schönen Sommertag » : Die Frauen von Ravensbrück, Munich,
Kunstmann, 2005.

2. SANDGRUBE
1. Voir Wicklein, BAL B162/9808, et Maase, BAL B162-9896/9828.
2. Entretien avec l’auteur.
3. Cinq ans plus tard, au moment de la libération du camp, si l’on en croit des
détenues secrétaires, certains dossiers contenaient assez de paperasse pour
couvrir trois mètres carrés.
4. Entretien avec l’auteur.
5. Fiche sanitaire du camp d’Agnes Petry, ITS Bad Arolsen. Après la guerre,
l’ITS entra en possession d’un lot de fiches sanitaires. Indiquant les matricules
des détenues, les noms et dates de naissance ainsi que divers détails sur l’état de
santé, ces fiches ont permis de confirmer certaines identités.
6. Chiffres cités in Bernhard Strebel, Ravensbrück. Un complexe
concentrationnaire, trad. Odile Demange, Paris, Fayard, 2005, p. 168.
7. Koegel à Eicke, ARa.
8. Wachstein, rapport de Vienne, ARa.
9. Von Luenink, WO 309/416.
10. Insa Eschebach, « Das Fotoalbum von Gertrud Rabestein », in Simone
Erpel (éd.), Im Gefolge der SS : Aufseherinnen des Frauen-KZ Ravensbrück :
Begleitband zur Ausstellung, Berlin, Metropol, 2007.
11. Schiedlausky, déposition au procès (WO 235/309). Ce témoignage contient
de multiples descriptions de blessures graves provoquées par les morsures de
chiens.
12. Dans les nouveaux camps pour hommes de Himmler, en revanche, à
Mauthausen et Flossenbürg, les détenus travaillaient dans des carrières extrayant
du granit pour construire la nouvelle capitale dont rêvait Hitler, Germania.
13. Berta Hartmann et Klara Schwedler, « Bei der Sandarbeit », in Hans Hesse
et Jürgen Harder (éd.), « … und wenn ich lebenslang in einem KZ bleiben
müßt… » : Die Zeuginnen Jehovas in den Frauenkonzentrationslagern
Moringen, Lichtenburg und Ravensbrück, Essen, Klartext, 2001. Témoignage
d’Anna Kanne et d’autres dans les rapports du GZJ.
14. Von Luenink, WO 309/416.
15. Wachstein, rapport de Vienne, ARa.
16. Hanna Sturm, Die Lebensgeschichte einer Arbeiterin, op. cit.
17. Maase, lettres, Studienkreis Deutscher Widerstand, 1933-1945.
18. Gostynski, témoin oculaire, WL P.III.h. no 159.
19. Ruth Werner, Olga Benario : Die Geschichte eines tapferen Lebens,
Berlin, Neues Leben, 1961.
20. J’ai puisé dans les récits, publiés sous pseudonymes, in Helga Amesberger
et Brigitte Halbmayr, Vom Leben und Überleben – Wege nach Ravensbrück : das
Frauenkonzentrationslager in der Erinnerung, vol. II, Vienne, Spuren, 2001. J’ai
également parlé avec Rudolf Sarkozi de sa mère Paula, et avec la Tzigane du
Burgenland Ceija Stoika, qui fut d’abord envoyée à Auschwitz puis à
Ravensbrück. Voir également Henry Friedlander, The Origins of Nazi Genocide :
From Euthanasia to the Final Solution, Chapel Hill, University of North
Carolina Press, 1995 (traduction : Les Origines de la Shoah, trad. P.-E. Dauzat,
Paris, Calmann-Lévy, 2015), et Erika Thurner, National Socialism and Gypsies in
Austria, éd. et trad. Gilya Gerda Schmidt, Tuscaloosa, University of Alabama
Press, 1998.
21. Les pages de la chronique du temple de Fürstenberg couvrant les années de
guerre ont été arrachées, très certainement par Märker, afin de cacher ses
activités.
22. Gestapo, ordre de transport, 20 juillet 1939 in VVN Westberlin, Olga
Benario : Das Leben einer Neuköllner Antifaschistin, Berlin, VVN, 1984.
L’histoire des efforts pour faire libérer Olga est racontée dans la correspondance
familiale et m’a été également expliquée par Anita Leocadia Prestes. Voir
également Linde Apel, « Olga Benario – Kommunistin, Jüdin, Heldin ? », in Insa
Eschebach, Sigrid Jacobeit et Susanne Lanwerd (éd.), Die Sprache des
Gedenkens : Zur Geschichte der Gedenkstätte Ravensbrück 1945-1995, Berlin,
Hentrich, 1999, p. 196-217.
23. Aujourd’hui, Anita ne parle pas un mot d’allemand et a fait traduire les
lettres de sa mère en portugais.
24. Doris Maase vit aussi le meurtre d’une Tzigane dont elle ne savait pas le
nom. WO 309/416.
25. Copie du certificat de décès, ITS/ANF/KL Ravensbrück Indiv-Unterlagen.
26. Hanna Sturm, Die Lebensgeschichte einer Arbeiterin, op. cit.
27. Selon la détenue Berta Maurer (et beaucoup d’autres) Zimmer était
habituellement « de mauvaise humeur et ivre », BAL B162/9809.
28. Wachstein, rapport de Vienna report, ARa.

3. BLOCKOVAS
1. Maase, BAL B162/9828.
2. Voir Julia Duesterberg, « Von der “Umkehr aller Weiblichkeit” :
Charakterbilder einer KZ-Aufseherin », in Insa Eschebach, Sigrid Jacobeit et
Silke Wenk (éd.), Gedächtnis und Geschlecht, op. cit., et Johannes Schwartz,
« Handlungsoptionen von KZ-Aufseherinnen. Drei alltags- und
geschlechtergeschichte Fallstudien », in Helgard Kramer (éd.), NS-Täter aus
interdisziplinärer Perspektive, Munich, Martin Meidenbauer, 2006. Cf.
également « Dorothea Binz – Leiterin des Zellenbaus und Oberaufseherin », in
Simonne Erpel (éd.), Im Gefolge der SS, op. cit. Les premiers signes de sadisme
furent remarqués par de nombreuses rescapées : Erika Buchmann dit que Binz
frappait jusqu’à ce qu’elle « voit le sang couler du nez et de la bouche ». Elle
frappait aussi les femmes à terre avec les « talons de ses bottes ». WO 235/318.
3. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 83 et trad.
p. 95. Sur le changement de régime au début de la guerre dans les autres camps,
voir Wolfgang Sofsky, L’Organisation de la terreur. Les camps de concentration,
trad. O. Mannoni, Paris, Calmann-Lévy, 1995, et Eugen Kogon, The Theory and
Practice of Hell : The German Concentration Camps and the System Behind
Them, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1950 ; édition française abrégée,
L’État SS. Le système des camps de concentration allemands, Paris, Seuil, 1970 ;
rééd., 1993.
4. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 83-84 et trad.
p. 95-96.
5. On doit à Luise Mauer deux dépositions importantes : l’une in Ludwigsberg
(BAL B162/9809), l’autre in Hanna Elling, Frauen im deutschen Widerstand,
1933-1945, Francfort, Roderberg, 1981.
6. Moldenhawer, Lund 420. Sur les premières arrivées de Polonaises, voir
aussi Wanda Kiedrzyńska, Ravensbrück : Kobiecy obóz koncentracyjny,
Varsovie, Książka I Wiedza, 1961.
7. Pour une étude du système des Kapos à Ravensbrück, voir Annette
Neumann, « Funktionshäftlinge im Frauenkonzentrationslager Ravensbrück », in
Werner Röhr et Brigitte Berlekamp (éd.), Tod oder überleben ? Neue
Forschungen zur Geschichte des Konzentrationslagers Ravensbrück, Berlin,
Organon, 2001.
8. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 121 et trad.
p. 156 (traduction ici modifiée).
9. Déposition de Wiedmaier, ARa.
10. Wachsteinrapport de Vienne, ARa.
11. LAV NRW R RW-58/54910.
12. LAV NRW R RW 58/63779.
13. Irene Eckler, Die Vormundschaftsakte 1935-1958 : Verfolgung einer
Familie wegen “Rassenschande” : Dokumente und Berichte aus Hamburg,
Schwetzingen, Horneburg, 1996.
14. Ruth Werner, Olga Benario, op. cit. La camarade d’Olga, Ruth Werner
(née Ursula Ruth Kuczynski), devint l’une des plus célèbres agents secrets de
l’Union soviétique. Sous le nom de code de Sonia, elle travailla après la guerre
avec l’espion « atomique » Klaus Fuchs, envoyant à Moscou des secrets
nucléaires britanniques et américains.
15. Leichter, papiers de famille.
16. Hirschkron, WO 309/694.
17. Samulon (née Bernstein), BAL B162 9818.

4. VISITES DE HIMMLER
1. Grit Philipp et Monika Schnell, Kalendarium der Ereignisse im
Frauenkonzentrationslager Ravensbrück 1939-1945, Berlin, Metropol, 1999.
2. Felix Kersten, The Kersten Memoirs, 1940-1945, Londres, Hutchinson,
1956, p. 115.
3. H. R. Trevor-Roper, The Last Days of Hitler, Londres, Macmillan, 1947,
p. 23 ; Les derniers jours de Hitler, préface d’André François-Poncet, éd. revue
et augmentée, Genève, Famot, 1975 ; rééd. Paris, Tallandier, 2013, p. 109-110
(traduction modifiée).
4. Erna Ludolph, « “Das war der Weg, den ich gehen wollte” –
Hafterfahrungen in den Frauen-KZ Moringen, Lichtenburg, Ravensbrück und
andere Erinnerungen von Erna Ludolph », in Hans Hesse et Jürgen Harder (éd.),
« … und wenn ich lebenslang in einem KZ bleiben müßte… », op. cit., et
nombreux récits de la protestation des Témoins de Jéhovah dans les dépositions
et les Mémoires.
5. Ces mots ne sont pas des inventions nazies : d’autres expressions telles que
« coques humaines vides » et « vies-ballast » étaient d’usage courant dans la
science eugénique en Allemagne et dans bien d’autres pays, notamment aux
États-Unis, depuis le XIXe siècle.
6. Hitler déclara en 1935 qu’il s’occuperait du problème des malades mentaux
dès que la guerre éclaterait. Il « était d’avis que les mesures du temps de guerre,
en vue de résoudre le problème, seraient d’application plus facile et susciteraient
moins de friction, puisque l’opposition déclarée à laquelle il fallait s’attendre de
la part de l’Église ne pourrait alors, dans les circonstances de la guerre, avoir
autant d’influence qu’en temps de paix », expliqua Karl Brandt, son médecin
personnel, au procès des médecins à Nuremberg. Le détonateur, selon Brandt, fut
la lettre adressée en 1939 à Hitler par le père d’un enfant difforme, demandant
une « mise à mort par compassion ». Brandt alla voir l’enfant à Leipzig :
« L’enfant était né aveugle, idiot – du moins me parut-il idiot – et il lui manquait
une jambe et une partie de bras. » Cité in A. Mitscherlich et F. Mielke, The Death
Doctors, trad. James Cleugh, Londres, Elek, 1962.
7. Margarete Buber-Neumann, Die erloschene Flamme, op. cit.
8. Grit Phillip et Monika Schnell, Kalendarium, op. cit.
9. Binz, parmi diverses autres accusées, témoigna que chaque châtiment, dont
le nombre de coups de fouet, devait être approuvé par Himmler en personne. On
en a eu la confirmation avec la découverte après la guerre de « l’ordre de
flagellation » de Himmler (WO 309/217). Dans les premiers temps, le personnel
suivit les « ordres verbaux » de Himmler sur la procédure ; par la suite, ils furent
couchés par écrit (voir p. 303).

5. LE CADEAU DE STALINE
1. Margarete Buber-Neumann, Déportée en Sibérie, trad. Anise Postel-Vinay,
Paris, Seuil, 2004, p. 286-287. D’abord publiés en Allemagne de l’Ouest en
1949, les Mémoires de Grete Buber-Neumann furent considérés à l’Est comme
l’œuvre d’une fasciste et d’une traîtresse et ne sont toujours pas traduits en russe.
2. Neumann était le second mari de Grete. Il était juif, comme son premier
mari Rafel Buber, fils du philosophe Martin Buber. La sœur de Grete, Babette,
épousa également un Juif. « Que toutes deux aient épousé des Juifs était peut-être
une sorte de protestation contre leur père », dit Judith Buber Agassi, la fille de
Grete. « Leur père, étroit d’esprit [patron d’une brasserie de Potsdam], n’aimait
pas les Juifs. »
3. Buber-Neumann, Déportée en Sibérie, op. cit., p. 299.
4. Ibid., p. 309-310.
5. Ibid., p. 325.
6. Cf. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, trad. Alain
Brossat, Paris, Seuil, 1988, p. 11 et p. 13.
7. Ibid., p. 19.
8. Voir Hanna Sturm, Die Lebensgeschichte einer Arbeiterin, op. cit., et
déposition (DÖW 4676 1-6). Voir également la déposition de Rentmeister,
30 avril 1947, au procès du Landgericht Dresden contre Knoll, BstU Ast 32/48.
Cf. aussi Annette Neumann, « Funktionshäftlinge im Frauenkonzentrationslager
Ravensbrück », in Röhr et Bergkamp (éd.), Tod oder Überleben ?, op. cit., et
Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit.
9. Von Luenink, WO 309/416. La fille de Susi, Tanja, apprit la mort de sa mère
quand une carte envoyée pour son anniversaire lui fut retournée avec une
notification de son décès. La cause indiquée était « crise cardiaque ». Benesch,
correspondance, DÖW 02110 et 08815.
10. Lina Haag, How Long the Night, op. cit., p. 84.
11. Après la guerre, Maria Wiedmaier et plusieurs de celles qui se réunissaient
sur le châlit de Käthe Rentmeister furent recrutées par la Stasi pour espionner à
l’Ouest. Voir Épilogue.
12. Entretien avec l’auteur.
13. Rosa Jochmann, « Wenn der Elferblock voll gewesen ist, dann… »,
<http://www.doew.at/erinnern/biographien/erzaehlte-geschichte/haft-1938-
1945/rosa-jochmann-wenn-der-elferblock-voll-gewesen-ist-dann>.
14. Ibid.
15. Clara Rupp, Mémoires, ARa.
16. Ibid.
17. Entretien avec l’auteur.

6. ELSE KRUG
1. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 20-21.
2. Nanda Herbermann, The Blessed Abyss : Inmate 6582 in Ravensbrück
Concentration Camp for Women, éd. Hester Baer et Elizabeth R. Baer, trad.
Hester Baer, Detroit, Wayne State University Press, 2000, p. 137-138.
3. Déposition de Teege, « Hinter Gitter und Stacheldraht », ARa 647.
4. In Christa Schikorra, « “… ist als Asoziale anzusehen” – Frauen im Zugriff
der Kölner Kriminalpolizei », op. cit.
5. LAV NRW R BR 2034/83.
6. Son histoire se trouve dans un dossier des Landesarchiv NRW, avec celui
d’Elisabeth Fassbender et de beaucoup d’autres « asociales ». Voir également
Christa Schikorra, Kontinuitäten der Ausgrenzung : “Asoziale” Häftlinge im
Frauen-Konzentrationslager Ravensbrück, Berlin, Metropol, 2001.
7. Selon Maria Bielicka, détenue polonaise, des prostituées des blocks
d’asociales avaient parfois des contacts avec des hommes dans le petit camp.
« Elles savaient s’y prendre. L’une d’elles se fit attraper et envoyer au bunker, où
elle reçut vingt-cinq coups de fouet. »
8. Nanda Herbermann, The Blessed Abyss, op. cit., p. 131.
9. Cf. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 23-24.
10. Ibid., p. 23.
11. Ibid., p. 33.
12. Ibid.
13. Ibid., p. 30.
14. Ibid., p. 31 (trad. légèrement modifiée).
15. Correspondance in dossiers VVN, BA.
16. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 34.
17. Maase, WO 309/416, on en trouve des échos dans maints témoignages
d’autres détenues. Voir aussi Margarete Buber-Neumann, Déportée à
Ravensbrück, op. cit., p. 37.
18. Ibid., p. 34.

7. DOCTEUR SONNTAG
1. Une bonne partie des dépositions au procès de Sonntag à Hambourg sont in
WO 309/416, mais sont aussi dispersées dans d’autres dossiers des TNA.
2. Peter Witte, Michael Wildt, Martina Volgt, Dieter Pohl, Peter Klein,
Christian Gerlach, Christoph Dieckmann et Andrej Angrick (éd.), Der
Dienstkalender Heinrich Himmlers 1941/42, Hambourg, Hans Christians, 1999.
3. Katrin Himmler, The Himmler Brothers : A German Family History,
Londres, Macmillan, 2007, p. 245. Les historiens locaux pensent que la maison
de Brückenthin fut construite par une main-d’œuvre servile. On ne sait trop
quand la terre fut achetée ni quand « Häschen » y emménagea. Avant que
Brückenthin ne fût prête, Himmler a pu séjourner avec elle dans une nouvelle
ferme expérimentale qu’il avait créée, également proche de Ravensbrück et où il
élevait du bétail. Brückenthin est aujourd’hui un camp de vacances pour enfants.
Pour des détails sur les séjours de Himmler et Häschen, cf. Schweriner
Volkszeitung, 30 juin 2003.
4. Les parents de Häschen étaient malheureux de la liaison de leur fille avec
Himmler et exigèrent que leur relation demeurât secrète.
5. Cité in Henry Friedlander, Les Origines de la Shoah, op. cit., p. 135.
6. Ibid., p. 135-136.
7. Ibid., p. 176.
8. Himmler à Grawitz, 3 février 1940, cité in Witte et al. (éd.), Der
Dienstkalender Heinrich Himmlers 1941/42, op. cit.
9. Voir Katrin Stoll, « Walter Sonntag – ein SS-Arzt vor Gericht », Zeitschrift
für Geschichtswissenschaft, vol. L, 2002, no 10, p. 918-939.
10. Buchmann, déposition, 23 janvier 1948, WO 309/416.
11. Apfelkammer, BAL B162/9818.
12. Vera Mahnke, WO 309/416.
13. Wiedmaier, déposition, 6 juillet 1958, ARa.
14. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 76.
15. Ainsi qu’il apparut à Nuremberg, Rudolf Brandt, conseiller personnel de
Himmler, écrivit à Clauberg le 10 juillet 1942, lui demandant de se rendre à
Ravensbrück pour y accomplir des expériences de stérilisation massive sur des
Juives « suivant votre méthode ». En 1941, dit Brandt, la volonté de Hitler
d’exterminer les Juifs était un secret de polichinelle. Le but de la stérilisation
était de trouver une solution de rechange à l’extermination totale. Face à la
pénurie de main-d’œuvre, l’idée était de préserver de 2 à 3 millions de Juifs en
état de travailler, mais de les stériliser. Cité in A. Mitscherlich et F. Mielke, The
Death Doctors, op. cit., p. 318.
16. Buchmann, déposition, 23 janvier 1948, WO 309/416.
17. Sonntag, papiers de famille.
18. WO 309/416.
19. Teege, déposition, « Hinter Gitter und Stacheldraht », ARa 647.

8. DOCTEUR MENNECKE
1. Teege, déposition, « Hinter Gitter und Stacheldraht », ARa 647.
2. Margarete Buber Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 77-78, 82.
3. Kathleen Hayes (éd.), The Journalism of Milena Jesenska : A Critical Voice
in Interwar Central Europe, New York, Berghahn, 2003 ; en français, voir
Milena Jesenská, « Les fenêtres », Národní Listy, 27 septembre 1921, in Milena
Jesenská, Vivre, éd. D. Rein, trad. Cl. Ancelot, Paris, Lieu Commun, 1985, p. 69-
71.
4. Margarete Buber-Neumann, Milena, trad. A. Brossat, Paris, Seuil, 1997,
p. 83.
5. Ibid., p. 16-17.
6. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 81.
7. Anička Kvapilová, citée in Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit.,
p. 210.
8. Voir Wanda Kiedrzyńska, Ravensbrück, op. cit.
9. Peter Chroust (éd.), Friedrich Mennecke. Innenansichten eines
medizinischen Täters im Nationalsozialismus. Eine Edition seiner Briefe 1935-
1947, vol. I et II, Hambourg, Hamburger Institut für Sozialforschung, 1987-1988.
10. Cf. Henry Friedlander, Les Origines de la Shoah, op. cit., p. 145.
11. Peter Longerich, Heinrich Himmler, Oxford, Oxford University Press,
2002, p. 532 ; Himmler. Biographie, trad. R. Clarinard, Paris, Éditions Héloïse
d’Ormesson, 2010, p. 517 (trad. ici modifiée).
12. Ibid., p. 534 et trad. p. 519 (trad. ici modifiée).
13. Cité in A. Mitscherlich et F. Mielke, The Death Doctors, op. cit., p. 276.
14. Peter Chroust (éd.), Friedrich Mennecke, op. cit.
15. Cité in Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 308.
16. Pour la manière dont les détenues perçurent les événements dans le camp
après l’arrivée de Mennecke, je me fonde sur des entretiens ainsi que sur une
série de témoignages in WO 235/416 et WO 235/318, et sur Rosa Jochmann,
« Wenn der Elferblock voll gewesen ist, dann… »,
<http://www.doew.at/erinnern/biographien/erzaehlte-geschichte/haft-1938-
1945/rosa-jochmann-wenn-der-elferblock-voll-gewesen-ist-dann>. Voir aussi
Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit. ; Nada
Herbermann, The Blessed Abyss, op. cit. ; Clara Rupp, Mémoires, ARa ; Teege,
déposition, « Hinter Gitter und Stacheldraht », ARa 647 ; Luise Mauer, BAL
162/9809, et Hanna Elling, Frauen im deutschen Widerstand, op. cit.
17. Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit., p. 223-224 (trad. légèrement
modifiée).
18. Ibid., p. 224.
19. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, trad. Mary Craig,
Londres, Hodder and Stoughton, 1964 et 2013, p. 50.

9. BERNBURG
1. Entretien avec l’auteur.
2. Witte et al. (éd.), Der Dienstkalender Heinrich Himmlers 1941/42, op. cit.
3. Peter Chroust (éd.), Friedrich Mennecke, op. cit.
4. Ibid.
5. Falkowska, « Report to the History Commission », Institut de la Mémoire
nationale, Pologne.
6. Outre les témoignages et Mémoires cités plus haut, les événements racontés
juste après reposent sur les dépositions de Wiedmaier, ARa, des témoins et des
gardiennes aux procès de Hambourg (e.g. Quernheim, Zimmer et Bernigau in
BAL B162/9811) et Apfelkammer, BAL B162/9818.
7. Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit., p. 224.
8. Witte et al. (éd.), Der Dienstkalender Heinrich Himmlers 1941/42, op. cit.
9. Von Skene, WO 235/316.
10. Dans Olga. Allemande, Juive, révolutionnaire…, trad. A. Albuca, Paris,
Éditions Chandeigne, 2015, sa biographie d’Olga, Fernando Morais cite une
dernière lettre différente, dans laquelle Olga dit « au revoir » et parle de
« préparation à la mort ». Il n’y a pas trace de cette lettre dans les archives, et son
authenticité semble douteuse.
11. Leichter, papiers de famille.
12. LAV NRW R RW-58/54910.
13. Lina Krug, lettres in dossiers VVN, BA.

10. LUBLIN
1. Michalik, Lund 117.
2. Jezierska, Lund 402. Sur la torture des Polonaises avant leur arrivée au
camp, voir aussi Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance : The
Ravensbrück Women Tell Their Stories, trad. Doris Ronowicz, Varsovie,
Interpress, 1970, introduction, p. 8-9 ; Au-delà de l’endurance humaine.
Souvenirs des victimes de Ravensbrück, trad. G. Leider et L. Kaduczek, Varsovie,
Interpress, 1970, dont p. 59 pour Stanislawa Michalik.
3. Les détails sur la rencontre de Krysia et de Wanda, la Résistance et
l’internement à Lublin sont tirés d’entretiens de l’auteur et de Wanda Półtawska,
And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 20 et passim.
4. Grażyna Chrostowska, Jakby Minęło Już Wśzystko, éd. Alojzy Leszek
Gzella, Lublin, Gal, 2002, et documents au Musée des martyrs « Pod Zegarem »
(Sous l’horloge), section du musée de Lublin (Muzeum Lubelskie w Lublinie).
5. Archives Chrostowska, Musée des martyrs Pod Zegarem (« Sous
l’horloge »), section du musée de Lublin (Muzeum Lubelskie w Lublinie).
6. Entretien de l’auteur avec Maria Wilgat.
7. Entretiens de l’auteur, ainsi que Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My
Dreams, op. cit., et Lund, divers.
8. Cf. Michalik, in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance, op.
cit., p. 58 et trad. p. 60.
9. Schmuckstücke était aussi ironique. Schmuck signifie « bijou », ou
« colifichet » ; Schmuckstück est donc un bijou. Schmuck, en yiddish, désigne
aussi un « pauvre homme », ce qui pourrait expliquer son usage ici. Souvent les
gardes appelaient simplement les prisonniers Stücke, des « bouts », des
« morceaux ».
10. Denise Dufournier, La Maison des mortes : Ravensbrück, op. cit., p. 43-44.
Voir aussi Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 160-161 : « les débris
humains » qui, à Ravensbrück incitaient certains chefs d’atelier, « à vous jeter
dehors… ». À Auschwitz, les plus pauvres d’entre les pauvres étaient désignés
sous le nom de Muselmann (musulman). Le fatalisme supposé des musulmans est
une raison possible de cette appellation ; cf. Wolfgang Sofsky, L’Organisation de
la terreur, op. cit., p. 400, n. 5. À Majdanek, on les appelait les « ânes » ; à
Dachau, les « crétins » ; à Mauthausen, les « nageurs ». Sofsky affirme que le
mot Muselweiber, « musulmanes », était employé à Ravensbrück, mais je ne l’ai
pas trouvé au cours de mes recherches.
11. Urszula Wińska, Zwyciężyły Wartości : Wspomnienia z Ravensbrück,
Gdansk, Marpress, 1985.
12. Dans les Carpates en Slovaquie.
13. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dream, op. cit. Et Młodkowska,
in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance, op. cit., p. 33.
14. Moldenhawer, Lund 420.
15. Entretien de l’auteur avec Maria Bielicka ; et Wanda Kiedrzyńska,
Ravensbrück, op. cit.
16. Stanisława Młodkowska in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human
Endurance, op. cit., p. 36 et trad. p. 34-35.
17. Abondants témoignages et souvenirs de Quernheim et Rosenthal. Voir, par
exemple, WO 309/416.
18. Tanke, BAL B162/472.
19. Housková, BAL B162/455.
20. LAV NRW 3997. L’interrogatoire de Leni Bitterhoff (née Reinders),
classée comme « asociale », se trouve dans son dossier de la police criminelle.
Cinquième d’une famille de onze enfants, elle était fille d’un paysan et travailla
comme bonne près de Clèves. Son mari tomba sur le front le 25 octobre 1941.
Elle n’avait jamais été condamnée auparavant et ne s’intéressait pas à la
politique.
21. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 52.
22. Entretien avec l’auteur.
23. Idem.
24. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 57-58. Sur
l’importance prise par le lesbianisme, voir aussi Moldenhawer, Lund 420 ;
Młodkowska, in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance, op. cit.,
p. 35 et trad. p. 33 ; Morrison, Ravensbrück, op. cit.
25. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit. ; Dragan, Lund
239 ; Michalik, Lund 117.
26. Voir Wanda Kiedrzyńska, Ravensbrück, op.cit., et Margarete Buber-
Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit.
27. Wanda Kiedrzyńska, Ravensbrück, op.cit.

11. AUSCHWITZ
1. Margarete Buber-Neumann, Die erloschene Flamme, op. cit.
2. Entretien avec l’auteur.
3. L’agenda de bureau de Himmler pour le 3 mars 1942 indique qu’il visita le
camp pour femmes (FKL) de Ravensbrück entre 11 et 14 heures. Witte et al.
(éd.), Der Dienstkalender Heinrich Himmlers 1941/42, op. cit.
4. Voir interrogatoire de Langefeld, 26 décembre 1945, NARA, NAW RG 338-
000-50-11 ; ainsi que Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op.
cit., p. 127, et Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit.
5. Selon Danuta Czech, auteur de la Chronique d’Auschwitz, elles arrivèrent
un jeudi. Voir Danuta Czech, Kalendarium der Ereignisse im
Konzentrationslager Auschwitz-Birkenau 1939-1945, Hambourg, Rowholt, 1989.
6. La politique Klara Pförtsch partit comme Kapo et, parmi les gardiennes
envoyées à Auschwitz, elle se souvient de Hasse et de Drechsel, qualifiant cette
dernière de « sacrée garce » (BAL B162/9809).
7. WO 309/412. Voir le rapport des enquêteurs américains figurant dans son
dossier et daté du 9 avril 1947, indiquant qu’une certaine Philomena Muesgueller
[sic], alias Mimi Heller, avait été capturée ; selon ses dires, elle avait été
Oberkapo dans plusieurs camps depuis 1939. À Ravensbrück, elle avoua avoir
été chargée de la section des châtiments ; et à Auschwitz, elle dirigea le « sinistre
Kommando Sauna » (les vestiaires des chambres à gaz). Les notes précisent que
des détenues juives passées par Auschwitz accusèrent Müssgueller de tortures et
de « mises à mort ». Des notes évoquent aussi une possible extradition pour
jugement vers le secteur britannique, mais elle ne fut apparemment ni accusée ni
jugée. Interrogée par les enquêteurs allemands en avril 1965, elle se décrivit
comme une « femme au foyer » habitant à Oberpfalz. Elle reconnut avoir été
Stubova à Ravensbrück, affirmant avoir été « libérée » en 1942 – alors qu’en fait
elle avait été affectée à Auschwitz. Elle ne dit mot d’Auschwitz dans son
entretien ultérieur et ne fut pas poussée dans ses derniers retranchements ; elle fut
alors autorisée à rentrer chez elle (BAL B162/9818).
8. Luise Mauer, rapport in Hanna Elling, Frauen im deutschen Widerstand,
op. cit. Teege déposition, « Hinter Gitter und Stacheldraht », ARa 647.
9. Danuta Czech, Kalendarium, op. cit.
10. Cf. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 182.
11. Ibid., p. 178.
12. Ibid.
13. Ibid., p. 182-183.
14. Langefeld, interrogatoire, décembre 1945, NARA, NAW RG 338-000-50-
11. Voir également Margarete Buber-Neumann, Die erloschene Flamme, op. cit.
15. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 182-183.
16. Ibid., p. 180.
17. Ibid., p. 185-186.
18. Voir Hermann Langbein, People in Auschwitz, trad. Harry Zohn, Chapel
Hill, University of North Carolina Press, 2004 ; Hommes et femmes à Auschwitz,
trad. D. Meunier, Paris, Fayard, 1975, p. 391-392.
19. Voir Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitzparle, op. cit., p. 164, et
Laurence Rees, Auschwitz : The Nazis & The « Final Solution », Londres, BBC
Books, 2005 ; Auschwitz. Les nazis et la « Solution finale », trad. P.-E. Dauzat,
Paris, Albin Michel, 2005, chap. III.
20. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 164.
21. Voir Margarete Buber-Neumann, Die erloschene Flamme, op. cit. ;
Langefeld, interrogatoire, décembre 1945, NARA, NAW RG 338-000-50-11, et
Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 178-179.

12. COUTURE
1. L’histoire de l’atelier de couture a été reconstituée à partir des nombreux
témoignages de détenues, dont Wiedmaier, déposition sans titre sur l’atelier de
couture, 29 décembre 1946, ARa ; Alfredine Nenninger, « Erlebnisse in
Frauenkonzentrationslager Ravensbrück und bei den Wirtschaftsbetrieben der
Waffen-SS », DÖW ; Charlotte Müller, Die Klempnerkolonne in Ravensbrück :
Erinnerungen des Häftlings Nr. 10787, Berlin, Dietz, 1987 ; Margarete Buber-
Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit. ; Urszula Wińska, Zwyciężyły
Wartości, op. cit. ; ainsi que les témoignages de Lund et les récits russes et
français.
2. Dąbrówska, BAL B162/9813.
3. Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 70-75.
4. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 178.
5. Moldenhawer, Lund 420.
6. Voir Wilfried Feldenkirchen, Siemens 1918-1945, Munich, Piper, 1995,
histoire officielle de la société.
7. À la fin de l’année 1940, Siemens recourait largement à la main-d’œuvre
juive à Berlin. Les ouvriers juifs étaient à part et avaient des conditions de travail
moins favorables que les autres. Ibid.
8. Wilfried Feldenkirchen, Siemens 1918-1945, op. cit.
9. Quand commencèrent les déportations, Carl Friedrich von Siemens confia à
un cadre juif de Siemens qu’il était « perturbé » de devoir le congédier. Mais von
Siemens ajouta que, s’il élevait des objections à la politique de Hitler, il
« compromettrait l’existence même de la société Siemens ». Cité in Wilfried
Feldenkirchen, Siemens 1918-1945, op. cit.
10. Himmler à Pohl, 23 mars 1942, BA NS 19/2065. Voir aussi Robert
Sommer, « Warum das Schweigen ? Berichte von ehemaligen Häftlingen über
Sex-Zwangsarbeit in nationalsozialistischen Konzentrationslagern », in Insa
Eschebach et Regina Mühlhäuser (éd.), Krieg und Geschlecht : Sexuelle Gewalt
im Krieg und Sex-Zwangsarbeit in NS-Konzentrationslagern, Berlin, Metropol,
2008.
11. Schiedlausky, WO 235/309.
12. Voir Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., trad. p. 201. Les dépositions
sont partagées entre le premier procès, le plus important, où Binder était parmi
les accusés (WO 235/305–319), et celui d’Opitz et de Graf, un an plus tard (WO
309/1150).
13. Cité in Iris Nachum et Dina Porat, « The History of Ravensbrück
Concentration Camp as Reflected in its Changing and Expanding Functions », in
Irith Dublon-Knebel (éd.), A Holocaust Crossroads : Jewish Women and
Children in Ravensbrück, Londres, Vallentine Mitchell, 2010.
14. Les récits de telles morts abondent. Voir, par exemple, Ilse Gohrig et
Neeltje Epker, in WO 235/433 et WO 309/1150.
15. Voir Alfredine Nenninger, « Frauenkonzentrationslager Ravensbrück
Abteilung Industriehof », DÖW, Ravensbrück f. 143.
16. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 171-173.
17. Ibid., p. 175 (trad. modifiée).
18. Certaines prisonnières allemandes auraient été payées un Reichsmark par
jour de leur travail dans l’atelier de couture : de quoi se payer un peu de beurre
de poisson, voire des crevettes – seuls articles alors disponibles à la boutique des
détenues.
19. Stephen Stewart était né Stefan Strauss. Il avait fui l’Autriche pour la
Grande-Bretagne juste avant l’Anschluss.
20. Urszula Wińska, Zwyciężyły Wartości, op. cit.
21. Dragan, Lund 239.
22. Wiedmaier, WO 309/42. Elle parle aussi des uniformes militaires,
« maculés de sang et de boue », qui arrivaient pour réparation.
23. Biega, BAL B162/9818.
24. Dragan, Lund 239.
25. Chorążyna organisa également le sabotage du tricot, divisant les fils en
sorte que des trous apparaissent dans les gants et les chaussettes des soldats.
Maria Bielicka la compare à une « petite souris. Postée là. Une petite souris très
forte. Elle organisait tout ».
26. Michalik, Lund 117.
27. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 31.
28. Des agents infiltrés travaillant derrière les lignes pour les forces alliées –
agents du SOE britannique par exemple – furent aussi parfois, mais pas toujours,
condamnés à mort puis envoyés dans des camps.
29. Dans son introduction à Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human
Endurance, op. cit., p. 17 et trad. p. 16, Kiedrzyńska affirme que des preuves
sont apparues indiquant que la condamnation à mort de ces femmes n’avait pas
été formellement approuvée par Odilo Globocnik, le chef de la police de Lublin.
30. Młodkowska, in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance, op.
cit., p. 37 et trad. p. 35.
31. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 41-42.
32. Falkowska, « Report to the History Commission », Institut de la Mémoire
nationale, Pologne.
33. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 86-87.
34. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 59.
35. Pietsch, BAL B162/981.
36. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 87.

13. LAPINS
1. Cité in Callum MacDonald, The Killing of Reinhard Heydrich, Édimbourg,
Birlinn, 2007, p. 182.
2. Vera Hozáková, Und es war doch… : To prěce bylo, Berlin, Hentrich, 1995.
Voir également Lord Russell of Liverpool (Edward Russell), The Scourge of the
Swastika : A Short History of Nazi War Crimes, Londres, Cassell & Co., 1954, et
Uwe Naumann (éd.), Lidice : Ein böhmisches Dorf, Francfort, Röderberg, 1983.
3. La pression pour trouver un médicament miracle s’intensifia quand les
Alliés se mirent à larguer des tracts au-dessus des lignes allemandes, annonçant
que leurs soldats étaient traités avec des sulfamides et de la pénicilline.
4. Interrogé par les Américains en octobre 1945, Gebhardt accabla de son
mépris les médecins nazis haut placés, expliquant que, contrairement à lui, ils
avaient rejoint la SS à des fins d’avancement personnel. S’il (Gebhardt) n’avait
pas testé le sulfamide, les essais n’auraient reposé sur aucune base scientifique et
auraient été confiés à un incompétent comme le Dr Rascher, dont les
expérimentations étaient « ridicules ». Pour Himmler, il s’agissait simplement de
trouver un « nouveau système » qui impressionne le Führer. NARA M 1270.
5. Hitler approuva les expérimentations sur la population concentrationnaire,
expliquant que les détenus « ne devaient pas rester entièrement protégés de la
guerre alors que des soldats allemands sont soumis à des tensions presque
insupportables, et que les nôtres, femmes et enfants, sont ensevelis sous une pluie
de bombes incendiaires ». Cité in A. Mitscherlich et F. Mielke, The Death
Doctors, op. cit., p. 171.
6. Ibid., p. 179.
7. Katrin Himmler, The Himmler Brothers, op. cit., p. 247. Ce fut un
accouchement délicat au forceps.
8. Ostermann, Buchmann coll.
9. À Nuremberg, les médecins déclarèrent qu’au cours de ce qu’ils appelaient
cette « seconde » phase d’expérimentations, de septembre à début octobre,
36 femmes furent sélectionnées et réparties en 3 groupes de 12. Au total, 24
Polonaises furent opérées. Voir A. Mitscherlich et F. Mielke, The Death Doctors,
op. cit., p. 179-181 sq.
10. Ibid., p. 180.

14. EXPÉRIMENTATIONS SPÉCIALES


1. Kurowska avait tenté de s’enfuir du camp quelques semaines avant les
expériences, comme si son instinct l’avait prévenue. Elle rejoignit illégalement
un groupe de travail extérieur, puis passa d’une équipe à l’autre, « tel un cerf
effrayé » avant d’être reprise. Voir Grabowska, in Wanda Kiedrzyńska (éd.),
Beyond Human Endurance, op. cit., p. 75 et trad. p. 77.
2. Mączka, Lund 228.
3. Cf. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 89 sq.
4. Zofia Mączka, médecin polonaise, déclara plus tard avoir surpris
Oberheuser en train d’expliquer que les « opérations ont eu au moins un aspect
positif : j’ai fait pas mal de chirurgie, et j’ai une chance d’obtenir un poste à
Hohenlychen maintenant ».
5. Cité in A. Mitscherlich et F. Mielke, The Death Doctors, op. cit., p. 66. La
manie de l’expérimentation de Himmler apparut clairement à Keith Mant,
pathologiste britannique spécialiste des crimes de guerre, quand il réunit les
documents en vue des procès de Nuremberg. « Lisant les documents SS à
Nuremberg, alors que je préparais le procès des médecins, j’ai découvert qu’il
[Himmler] avait personnellement lu et paraphé quasiment tous les documents
traitant d’expérimentations humaines qui se trouvaient dans les dossiers du QG
de la SS. » Note sur un dossier, Atkins.
6. A. Mitscherlich et F. Mielke, The Death Doctors, op. cit., p. 80.
7. Ibid., p. 81.
8. Ibid., p. 82.
9. Ibid.
10. Nuremberg, déposition, cité ibid., p. 199 sq. On trouve également des
détails sur ces expérimentations in Mączka, Lund 228, et Mant, rapport, WO
309/416.
11. Le meurtre par injection létale était une pratique courante dans tous les
camps de concentration et restait encore largement pratiqué dans les hospices
allemands pour tuer les vies « qui ne valaient pas la peine d’être vécues » dans le
cadre du programme dit d’euthanasie.
12. Housková, BAL B162/455.
13. Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit., p. 240.
14. Ibid.
15. Dans l’automne 1942, les femmes de Ravensbrück n’avaient pas encore
une idée claire de ce qui se passait à Auschwitz, mais les nouvelles arrivèrent
avec un groupe de Témoins de Jéhovah « extrémistes », envoyées de
Ravensbrück à Auschwitz pour avoir créé des ennuis, puis renvoyées –
absurdement – quelques semaines plus tard pour être exécutées. Grete Buber-
Neumann réussit à parler à l’une d’entre elles, qui lui dit : « On y jette au feu des
gens, des enfants vivants, même ; je t’assure, tu peux me croire, des nourrissons
juifs sont jetés au feu. » Grete ne la crut pas. Elle semblait délirer : de toute
évidence, elle avait perdu la raison. Voir Buber-Neumann, Déportée à
Ravensbrück, p. 120. Au moment même où les détenues juives partaient pour
Auschwitz, en octobre 1942, Emma Zimmer, la gardienne en chef, y fut
transférée ; elle déclara que son travail était de superviser le logement des SS
(WO 309/1153).
16. Hoffmann, coll. Buchmann.
17. Winkowska, Lund 285, et Grabowska, in Wanda Kiedrzyńska (éd.),
Beyond Human Endurance, op. cit., p. 77-78 et trad. p. 79-80. Il y eut au moins
dix « expérimentations spéciales » de ce genre, affirme Zofia Mączka (Lund
128).
18. A. Mitscherlich et F. Mielke, The Death Doctors, op. cit.
19. Ibid., et Mączka, Lund 228.
20. Voir également Grabowska, in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human
Endurance, op. cit., p. 78-79 et trad. p. 80-81.

15. GUÉRISON
1. Voir Grabowska, in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance,
op. cit., p. 79-80 et trad. p. 80-81 ; et Falkowska, « Report to the History
Commission », Institut de la Mémoire nationale, Pologne.
2. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 184 sq.
3. Pery Broad, affidavit, 14 décembre 1945, NI-11397, Staatsarchiv Nürnberg.
4. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 179.
5. Au cours de la formation, les chefs SS trouvèrent Suhren « un peu hésitant
et gauche », manquant de « fibre militaire », mais sa conduite était
« irréprochable », tout comme ses convictions nationales-socialistes. Voir
Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 56-58. Isa Vermehren, détenue
allemande, nota son « maintien d’homme cultivé » (TNA TS/895). Voir aussi
chap. XXI, n. 14.
6. L’« enquête » de Ramdohr avait pour objet le pillage de l’atelier de fourrure
par les SS mais, selon Ella Pietsch, gardienne particulièrement observatrice, ce
n’était qu’une couverture. Un témoin-clé, un jeune SS du nom de Verchy, fut
exécuté avant d’avoir pu vendre la mèche. Ramdohr dit à Pietsch que Verchy
« était mort de mort naturelle », mais elle ne le crut pas (BAL B162/981).
7. Chiffres de morts cités in Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 376.
8. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 116. Cf.
également des exemples de rapports mensuels in SA, indiquant le turnover des
ouvrières « inutiles » et les effectifs rejetés pour « morts ». Wilfried
Feldenkirchen, Siemens 1918-1945, op. cit., observe que la direction jugea la
production « impressionnante » du fait de l’équipement « exemplaire » des
ateliers et de « l’ordre qui y régnait ».
9. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 117.
10. Ibid., p. 119.
11. Ibid., p. 127-128.
12. Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit., p. 241.
13. Helena Strzelecka, Lund 192, a décrit les orgies du couple ivre au Revier.
Quernheim montait ses « spectacles macabres » pour ceux qu’elle allait tuer,
commençant par les baigner, décorant la baignoire de fleurs, puis les peignant.
14. Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit., p. 240-241.
15. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 130.
16. Ibid.
17. Ibid., p. 128-129.
18. Grabowska et Maćkowska, in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human
Endurance, op. cit., p. 81 et p. 119 ; trad. p. 83 et 122.
19. Łotocka, in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance, op. cit.,
p. 112 et trad. p. 115.
20. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 36.
21. Michalik, Lund 117.
22. Czyż-Wilgat (née Czyż), essai décrivant la genèse du plan, dans le récit de
Grabowska in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance, op. cit. ; et
entretien de l’auteur avec Wanda Półtawska (née Wojtasik) et Wojciecha Zeiske
(née Buraczyńska). Voir aussi Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams,
op. cit.
23. Czyż-Wilgat in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Au-delà de l’endurance
humaine, op. cit., p. 68.
24. Entretien avec l’auteur.
25. Entretien avec l’auteur.
26. Czyż-Wilgat in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance, op.
cit., p. 63 et trad. p. 65 (trad. ici modifiée).
27. Ibid., p. 65 et trad. p. 67 (trad. ici modifiée).
28. Ibid., p. 66 et trad. p. 68-69.
29. Ibid.
30. Ibid., p. 67 et trad. p. 70.
31. Ibid.
32. Ibid., p. 68 et trad. p. 70 (trad. ici modifiée).
33. Ibid., p. 69 et trad. p. 71.
34. Ibid., p. 69-70 et trad. p. 72.
35. Ibid., p. 70 et trad. p. 72.
36. La marche m’a été décrite par Wojciecha Zeiske et figure dans le
témoignage de plusieurs personnes citées plus haut, notamment Pelagia
Maćkowska, et Eugenia Mikulska in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human
Endurance, op. cit., p. 122 et 133-134 ; trad. p. 125 et 138.
37. Czyż-Wilgat in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance, op.
cit., p. 69 et trad. p. 72 (trad. modifiée).
38. Maćkowska, ibid., p. 122 et trad. p. 125.
39. Mikulska, ibid., p. 133 et trad. p. 138 (trad. modifiée).
40. Maćkowska, ibid., p. 122 et trad. p. 125.
41. Mikulska, ibid., p. 133 et trad. p. 138 (trad. ici modifiée).
42. Maćkowska, ibid., p. 122 et trad. p. 125.
43. Ibid., trad. p. 126.
44. Lanckorońska, « Report of the Camp of Ravensbrück », AICRC.
45. Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit., p. 239-240.
46. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 131.
47. Mikulska, ibid., p. 133 et trad. p. 138.
48. Maćkowska, ibid., p. 122 et trad. p. 126.
49. Czyż, lettres. Voir aussi Wanda Kiedrzyńska, Ravensbrück, op.cit.
50. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 140.
16. ARMÉE ROUGE
1. Pour l’histoire des femmes de l’Armée rouge, j’ai interrogé plus de trente
survivantes tout en puisant dans les entretiens d’autres auteurs, dont ceux de
l’historienne allemande Loretta Walz, qui a été le premier auteur occidental à
travailler sur l’histoire orale du camp.
Les dépositions aux procès sont limitées. Les crimes contre les Russes n’ont
pas fait l’objet d’enquêtes dans les procès occidentaux de l’après-guerre, et les
Russes n’ont pas fourni de preuves – ce qui explique en partie que l’histoire n’ait
pas été racontée. Quelques procès ad hoc eurent lieu à Neustrelitz, près de
Ravensbrück, après la libération à l’initiative de procureurs soviétiques, mais les
détails sont rares.
Des documents relatifs à une Commission d’enquête soviétique à Ravensbrück
ont dernièrement vu le jour aux GARF, Archives nationales de la Fédération de
Russie ; bien qu’incomplets, ils sont très précieux.
2. Interviews de l’auteur. Voir aussi Aron Shneer, Plen. Sovetskie
voennoplennye v Germanii, 1941-1945, Moscou, Mosty Kul’tury, 2005, et
A. M. Mednikov, Dolya Bessmertiya, Moscou, Sov. Pisatel, 1973.
3. Cité in Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 150.
4. Le récit de la dernière bataille sur les falaises de Crimée, de la nage, de la
marche vers l’ouest et de l’exécution des Juifs est fondé sur mes entretiens ainsi
que sur le portrait de Leonida Boyko in A. M. Mednikov, Dolya Bessmertiya, op.
cit., et Konnikova, GARF. Voir aussi Tschajalo, rapport au Musée de la médecine
militaire, Saint-Pétersbourg.
5. Cf. Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 150. Voir aussi Aron Shneer,
Plen, op. cit.
6. Entretiens de l’auteur. Voir aussi Tschajalo, rapport au musée de la
médecine militaire, Saint-Pétersbourg, et Aron Shneer, Plen, op. cit.
7. Klemm devait aussi connaître la convention de La Haye de 1907, que
l’URSS avait signée et qui protégeait les prisonniers de guerre et limitait leur
utilisation dans le cadre du travail forcé. Toutefois Hitler et Staline bafouèrent
également les « règles de la guerre », qu’ils les aient signées ou non.
L’Allemagne avait signé les conventions de Genève et de La Haye, mais, suivant
les estimations, les forces allemandes auraient massacré 3,5 millions de soldats
soviétiques capturés.

17. EVGUENIA KLEMM


1. Interviews de l’auteur. Et Konnikova, GARF ; Tschajalo, rapport au Musée
de la Médecine militaire, Saint-Pétersbourg ; Losowaja, ARa ; et archives
Nikiforova.
2. Interviews de l’auteur ; cf. Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 152-
153, et Jean-Claude Favez, Une Mission impossible ? Le CICR, les déportations
et les camps de concentration nazis, Lausanne, Éditions Payot, 1996.
3. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 132-133.
4. Hájková, « Ravensbrück », Prague 1960, ARa.
5. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 132.
6. Sur la bataille de Nikiforova avec les censeurs, j’ai puisé dans les entretiens
avec Stella Nikiforova (née Kugelmann) et Bärbel Schindler-Saefkow.
7. Les renseignements sur Klemm reposent sur les récits de rescapées et les
archives Georg Loonkin, dont un article qu’il écrivit en 1968 pour le Drapeau
communiste. L’article était novateur en ce qu’il célébrait l’héroïsme des femmes
soviétiques à une époque où les prisonniers de l’Armée rouge étaient encore
perçus par beaucoup en Russie comme des traîtres.
8. Alors que la maladie meurtrière était répandue dans le camp, les détenues se
plaignaient rarement de rhumes ou de la grippe. Fuyant les Allemands sur le
front est, Ida Grinberg, médecin de l’Armée rouge, dormait sur des branches de
sapins disposées sur la neige : « Nous n’attrapions pas de rhumes là non plus. »
Ida observe aussi que les hommes étaient en général physiquement plus faibles,
« et je crois qu’ils avaient aussi une volonté plus faible que les femmes ».
9. Ekaterina Olovyannikova, archives Nikiforova.
10. Anna Fedtchenko, archives Nikiforova.
11. Les koulaks étaient des paysans prospères ; beaucoup furent liquidés dans
les années 20 et 30 au cours de la campagne bolchevique de collectivisation de
l’agriculture.
12. Lettre, archives Nikiforova.
13. Hájková, « Ravensbrück », Prague 1960, ARa.
14. La surpopulation croissante est décrite dans la plupart des récits de la
période : voir, par exemple, Moldenhawer, Lund 420. Voir aussi l’album photo
SS montrant le chantier (ARa) ainsi que Reinhard Plewe et Jan Thomas Köhler,
Baugeschichte Frauen-Konzentrationslager Ravensbrück, Berlin, Hentrich,
2001.
15. Parmi les autres Blockovas saquées et envoyées au bunker quand
Langefeld fut renvoyée, se trouvaient Rosa Jochmann, la syndicaliste
autrichienne, et Helena Korewina, la comtesse polonaise.
16. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 142 sq.
17. Récits multiples dans les dépositions au procès de Hambourg et BAL. Voir
Apfelkammer BAL B168/9818, et le témoignage de Ramdohr, WO 309/416.
18. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 161-162.
19. Entretien de l’auteur avec Ilse Halter, qui avait connu Binz dans son
enfance.
20. Archives Nikiforova.
21. Konnikova, GARF. De nouvelles formes de torture à l’eau furent sans
cesse inventées. Anna Stekolnikova se souvient d’avoir dû retirer du sable du lac,
avec de l’eau jusqu’à la taille. Entretien de l’auteur.
22. Archives Nikiforova.
23. On doit à Ilena Barsoukova une des rares descriptions de femmes en
pleurs. « J’ai vu très peu de larmes dans le camp. Pour je ne sais quelle raison, on
ne pleurait pas », dit Anna Stekolnikova.
24. On ne sait pas très bien quand exactement Binz devint officiellement
gardienne en chef. Au départ, elle partagea le poste avec une nouvelle au camp,
Anna Klein-Plaubel, mais celle-ci impressionnait peu les détenues. Dans les
interrogatoires d’après-guerre, elle prétendit n’avoir pas eu de contact direct avec
les détenues (WO 309/115). À compter de 1943, selon la plupart des
prisonnières, Binz fut la seule chef ; c’est certainement elle qui avait le plus de
pouvoir.
25. Tschajalo, rapport au Musée de la médecine militaire, Saint-Pétersbourg,
dit que c’était un aria de Carmen. Anise Girard se souvient d’avoir chanté un aria
avec des Soviétiques dont elle partageait le block.
26. Hájková, « Ravensbrück », Prague 1960, ARa, sur la marche, ainsi
qu’entretien de l’auteur avec Galina Gorbotsova.

18. DOCTEUR TREITE


1. Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 369.
2. Le camp d’Uckermark fut construit à peu près au même moment que l’usine
Siemens par des détenus du camp pour hommes. Une fois de plus, le bilan des
morts fut très lourd. Selon des témoins, de dix à quinze hommes étaient abattus
chaque jour, alors qu’ils s’effondraient sous l’effet de la faim et de l’épuisement,
ou tentaient de s’échapper.
3. Vavak, « Siemens & Halske im Frauenkonzentrationslager Ravensbrück »,
DÖW, Ravensbrück f. 49.
4. SA, dossier non catalogué, cité in Wilfried Feldenkirchen, Siemens 1918-
1945, op. cit. ; Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 393.
5. Ehlert, BAL B162/452.
6. Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 381.
7. Ibid., p. 375.
8. Bontemps, « SiemensArbeitslager-Ravensbrück », Ara ; Bernhard Strebel,
Ravensbrück, op. cit., p. 384 et 396.
9. Interview de l’auteur.
10. Selma était juive. Entrant dans la Résistance néerlandaise, elle prit le nom
et l’identité de Margareta van der Kuit, bébé non juif mort à la naissance. On ne
saurait connaître le nombre de détenues juives de Ravensbrück qui ne révélèrent
jamais leur véritable identité, mais probablement est-il de plusieurs centaines.
11. Interview de l’auteur.
12. L’atelier de couture tenait également des listes d’« inutiles ». WO 235/433.
13. Schiedlausky, WO 235/309. Voir aussi Germaine Tillion, Ravensbrück, op.
cit., p. 239, et son témoignage à Rastatt, Archives diplomatiques du ministère des
Affaires étrangères, Colmar. Voir désormais Germaine Tillion, « Le commandant
de Ravensbrück », in Tillion, À la recherche du vrai et du juste, Paris, Seuil,
2001, p. 174-184. Cf. aussi Anise Postel-Vinay (née Girard), « Les
exterminations par gaz à Ravensbrück », in Germaine Tillion, Ravensbrück, op.
cit., p. 329-360.
14. Czyż-Wilgat in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Au-delà de l’endurance
humaine, op. cit., p. 73.
15. Ibid., p. 72.
16. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 27.
17. Voir Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 419 ; et Albert Speer,
L’Empire SS, trad. G. Fritsch-Estrangin et J.-M. Gaillard-Paquet, Paris, Robert
Laffont, 1982.
18. Czyż, lettres.
19. Czyż-Wilgat in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Au-delà de l’endurance
humaine, op. cit., p. 73 (trad. modifiée).
20. Ibid., p. 73 (trad. modifiée).
21. SWIT passa sous la coupe du Political Warfare Executive, service secret
britannique du temps de guerre qui supervisait toute la propagande radio
clandestine. Une branche féminine de SWIT fut aussi lancée à l’instigation d’une
avocate polonaise, Krystyna Marek.
22. Ibid., p. 74 (trad. modifiée).
23. Interview de l’auteur. Des Polonaises avaient également été envoyées au
travail à la clinique de Hohenlychen, d’où elles reçurent des lettres par le courrier
ordinaire.
24. Silbermann, « SS-Kantine Ravensbrück », DÖW, Ravensbrück f. 140.
25. NI-10815, Staatsarchiv Nürnberg.
26. Himmler, NO-1007, Staatsarchiv Nürnberg.
27. Konnikova, GARF.
28. Rosenthal, dossier d’officier, copie in ARa.
29. Voir annuaires de l’Armée du Salut (diverses éditions), « Jubilee Memories
of Lt-Col K. Treite » et autres documents des archives de la Salvation Army,
Londres. Arbre généalogique de Percy Treite, dossier d’officier, BA.
30. Voir, par exemple, Maria Grabska, « Bericht über das Revier
Frauenkonzentrationslager Ravensbrück », ARa.
31. Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit., p. 236.
32. Ibid., p. 261.
33. Voir ibid., p. 264, et Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück,
op. cit., p. 179.
34. En fait, les expériences de stérilisation massive devaient commencer à
Ravensbrück dans l’été 1942. Le 10 juillet 1942, Rudolf Brandt, au nom de
Himmler, écrivit officiellement une lettre secrète à Carl Clauberg, expert en
stérilisation, lui demandant de se rendre à Ravensbrück afin d’y « stériliser les
Juives suivant votre méthode ». Clauberg ne s’y rendit pas, choisissant,
temporairement, de faire ses expériences à Auschwitz. Lettre citée in A.
Mitscherlich et F. Mielke, The Death Doctors, op. cit., p. 318.
35. KonnikovaGARF.
36. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 189-190.
37. Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 150.
38. Ibid., p. 149.
39. Ibid., p. 152.
40. Salvesen, WO 235/305.
41. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, trad. Evelyn Ramsden,
Londres, Hutchinson, 1958.
42. WO 309/419.
43. Voir Nikiforova, rapport in coll. Buchmann.
44. Nedvedova, Prague, déposition.
45. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit.
46. Interview de l’auteur.
47. Hanka Housková, Mémoire manuscrit, ARa. Voir également Marie
Jirásková, Kurzer Bericht über drei Entscheidungen. Die Gestapo-Akte Milena
Jesenská, Francfort, Neue Kritik, 1996.
48. Elisabeth Thury, la policière du camp, dit qu’en 1943 celles qui battaient
les prisonnières vivaient dans une salle spéciale du bunker, WO 309/217.
49. Témoignages multiples, par exemple Epker, WO 309/1150, et Konnikova,
GARF.
50. WO 309/217.
51. Nedvedova, Prague, déposition.
52. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit., p. 133.
53. Ibid.
54. Konnikova, GARF, et pour le refus des Françaises, voir Les Françaises à
Ravensbrück, par l’Amicale de Ravensbrück et l’Association des Déportées et
Internées de la Résistance, Paris, Gallimard, 1965, chap. IX ; pour le refus des
Polonaises, voir le témoignage de Lund.
55. Cité in A. M. Mednikov, Dolya Bessmertiya, op. cit.
56. Archives Nikiforova. Voir Antonina Nikiforova, Plus jamais ! Souvenirs,
préface de Marie-Claude Vaillant-Couturier, Moscou, Éditions en Langues
étrangères, sans date, p. 55-56.

19. BRISER LE CERCLE


1. Ramdohr, déposition lors de son procès, WO 309/416. Fait inhabituel pour
un SS, ses collègues l’accablèrent devant la cour, et il leur rendit la pareille.
Treite parla de ses méthodes brutales, et Suhren assura avoir « entendu dire que
Ramdohr était très cruel ». Témoignage de Rastatt, Archives diplomatiques du
ministère des Affaires étrangères, Colmar.
2. Falkowska, « Report to the History Commission », Institut de la Mémoire
nationale, Pologne. Voir également les multiples atrocités rapportées, par
exemple : Anna Hand, WO 235/318, et Isa Vermehren, Reise durch den letzten
Akt. Ravensbrück, Buchenwald, Dachau: eine Frau berichtet, Hambourg,
Christian Wegner, 1946
3. Ramdohr dit plus tard que Milena Jesenská était venue le voir et lui avait
révélé les crimes de Rosenthal et de Quernheim, dont les injections létales et les
avortements. « Fouillant l’infirmerie, j’ai moi-même découvert un embryon
humain dans l’alcool qui, selon Quernheim, était le sien. » C’est à la suite de
l’enquête de Ramdohr que Rosenthal fut renvoyé et Quernheim placée dans le
bunker.
4. WO 235/312. Dans les procès pour crimes de guerre nazis, des SS accusés
de cruauté envers des hommes produisirent des preuves de bonté envers les
animaux pour obtenir les circonstances atténuantes.
5. WO 309/416.
6. Cité in Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 408.
7. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 136.
8. Silbermann, « SS-Kantine Ravensbrück ».
9. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 184-185.
10. Ibid., p. 185.
11. Ibid., p. 189.
12. Ibid., p. 187.
13. Quand Mandl arriva à Auschwitz en 1943, existait déjà un orchestre
d’hommes, et elle voulut créer un orchestre de femmes : « une affaire de
prestige ». Les deux orchestres devaient rester séparés ; celui des hommes était
de qualité très supérieure. Entretien de l’auteur avec Anita Lasker-Wallfisch, la
violoncelliste de l’orchestre féminin d’Auschwitz.
14. Le gros du récit de Barth est tiré de mon entretien de Kiev avec Valentina
Samoïlova ; sauf indication contraire, ses propos cités dans le corps du texte
viennent de là.
15. Sabrodskaja, ARa.
16. Voir Elga Kaletta in Helga Radau, Nichts ist vergessen und niemand : Aus
der Geschichte des Konzentrationslagers in Barth, Kückenshagen, Scheunen,
1995.
17. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 75 ; voir aussi Les
Françaises à Ravensbrück, op. cit.
18. Homeriki, BStU.
19. Evdokia Domina, entretien de l’auteur sur le camp satellite de Genthin.
20. Sur l’histoire d’Ilse Hermann (plus tard Göritz, autrement dit Blondine) et
les méthodes de Ramdohr, voir les dépositions au procès de 1965 des trois
gardiennes en RDA : Göritz (née Hermann), Frida Wötzel et Ulla Jürss, in BStU.
21. Entretien de l’auteur. Voir également son témoignage in coll. Buchmann, et
Tschajalo, rapport au Musée de la Médecine militaire, Saint-Pétersbourg. Divers
interviews de l’auteur font état de contacts entre Klemm et des femmes de
l’Armée rouge dans d’autres camps satellites.
22. Archives Nikiforova, notamment lettres d’Antonina Kholina, en prison
avec elle et plus tard à Ravensbrück. Également interview de Stella Kugelmann-
Nikiforova par l’auteur.
23. Cité in Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 438.
24. Voir anonyme, « Report on Julie Wolk », Prague 1945, coll. Buchmann.
25. Archives Nikiforova et Pikula, coll. Buchmann.
26. La suite est reconstituée en recoupant divers récits. Par-delà les
divergences de détail, les rescapées sont largement d’accord pour dire que, à la
suite des protestations, Samoïlova et Malygina furent soumises à la torture de
l’eau et menacées du gibet, ce qui amena l’une d’elles, ou les deux, à cesser toute
résistance.
27. Les réponses d’Ilse Göritz (née Hermann, c’est-à-dire « Blondine ») aux
questions de la Stasi éclairent ce qui s’est passé à Barth, mais aussi la
détermination des instructeurs à découvrir ce qu’il en était du cercle d’espions de
Ramdohr. Göritz fut interrogée à dix-huit reprises entre le 6 mars 1964 et le
25 mai 1965 dans la prison de Rostock, en RDA ; à chaque fois, elle donna un
peu plus de détails (voir BStU, ZUV 1). Les propos de Göritz sont à lire dans le
contexte de la guerre froide, et sans perdre de vue que les policiers qui
l’interrogeaient voulaient en rajouter sur les crimes de guerre nazis ; voir
Angelika von Meyer, « “Ich wollte eine Uniform tragen” : der “Rostocker
Prozess” in den Unterlagen des Ministeriums für Staatssicherheit », in Simonne
Erpel (éd.), Im Gefolge der SS, op. cit. Toutefois, les détails qu’elle fournit sur la
banalité de sa routine quotidienne, pour exécuter l’ordre donné par Ramdohr de
briser les détenues soviétiques, ajoutés aux témoignages concordants des
prisonnières, donnent un tableau probant de l’extermination de la main-d’œuvre
servile dans le camp satellite, et de la résistance désespérée de l’Armée rouge à
Barth.
28. L’espionne de l’hôpital était la détenue suisse Carmen Mory, qui avait été
alors transférée du camp principal où elle avait été Blockova du Block 10 ; elle y
passa les derniers mois de la guerre en qualité d’espionne de Ramdohr à Barth.
29. Göritz, interrogatoire, 16 avril 1964, BStU ZUV 1.
30. Lettre de 1956, archives Nikiforova. Tatiana Pignatti elle-même fut
soupçonnée par plusieurs camarades, dont Antonina Nikiforova, de travailler
après la guerre « pour les organes » (i.e. SMERCH). Antonina raconta à Stella
Kugelmann-Nikiforova que Pignatti était de celles qui avaient dénoncé des gens.
« Il fallait se méfier de Pignatti », dit Stella quand nous nous sommes vues à
Saint-Pétersbourg. « Elle s’est très bien conduite au camp, mais par la suite elle a
été transformée. Peut-être avait-elle été persécutée et était-elle tombée malade.
Qui sait ? » Voir infra, épilogue.

20. TRANSPORT NOIR


1. Entretiens de l’auteur avec Wanda Heger (née Hjort), Nelly Langholm et
des rescapées norvégiennes. Voir également Wanda Heger, Tous les vendredis
devant le portail, trad. Luce Hinsch, Montfort-en-Chalosse, Gaïa Éditions, 2009,
et Sune Persson, Escape from the Third Reich : Folke Bernadotte and the White
Buses, Barnsley, Frontline, 2009.
2. Voir Peter Padfield, Himmler, op. cit., p. 458-459 et 523.
3. Wanda Heger, Tous les vendredis devant le portail, op. cit., p. 55.
4. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit., p. 93.
5. Wanda Heger, Tous les Vendredis devant le portail, op. cit., p. 109.
6. Interview de l’auteur.
7. Cité in Caroline Moorehead, Dunant’s Dream : War, Switzerland and the
History of the Red Cross, Londres, HarperCollins, 1998.
8. Cf. Jean-Claude Favez, Une Mission impossible ?, op. cit.
9. Publiée le 17 décembre 1942, la Déclaration commune des Alliés eut le
soutien de la Grande-Bretagne, des États-Unis et de l’Union soviétique, mais
aussi de huit gouvernements en exil et du Comité national français du général de
Gaulle. Sur le débat, voir Martin Gilbert, Auschwitz and the Allies, Londres,
Pimlico, 2001.
10. Pour une description marquante de cette réunion, voir Caroline
Moorehead, Dunant’s Dream, op. cit.
11. Wanda fut l’une des premières, sinon la première, à faire passer à l’Ouest
des informations sur l’ordre Nacht und Nebel. Interview de l’auteur.
12. Polish Study Trust collection 3.16, note du 30 juillet 1943 à propos d’un
message reçu le 29 juillet 1943.
13. Polish Study Trust collection 3.16, note du 8 mai 1943. Voir également la
note du 22 mai 1943 dans la même collection, qui indique que l’ambassade de
Pologne au Vatican adressa également un appel au pape le 20 mars, demandant à
Sa Sainteté d’intervenir au nom des centaines de Polonaises internées à
Ravensbrück.
14. Sokulska, Lund. Voir aussi Urszula Wińska, Zwyciężyły Wartości, op. cit. ;
Wanda Kiedrzyńska, Ravensbrück, op. cit., et Dąbrówska, BAL B162/9813.
15. Młodkowska, in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance, op.
cit., p. 42 et trad. p. 41.
16. Sokulska, Lund.
17. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit., p. 110-111.
18. Le personnel du Revier observa que les patientes de Treite mouraient aussi
des suites de simples erreurs commises au cours des opérations. Treite s’entourait
de plus en plus d’assistantes sans formation. L’une administra un anesthésiant dix
fois trop faible, une autre une solution dix fois trop forte. Les deux patientes
moururent. Bozena Boudova observa aussi une demande croissante de sérum
létal : « À la pharmacie, j’ai vu le Dr. Treite emplir une seringue de cette
solution. »
19. Le taux de mortalité était aussi élevé chez les femmes soumises à un
avortement tardif et bâclé, vulnérables à la tuberculose. Les dernières arrivées
étaient dans un état encore pire que jamais. Une Polonaise déportée en 1943 fut
menottée en route, mais ses mains étaient si maigres que ses « menottes
tombèrent ». Les sabots délivrés au camp étaient « si lourds que j’étais incapable
de les soulever du sol ». Cieplak, Lund 143.
20. Sprengel, « Wie Siemens an Häftlingen verdiente ».
21. Cité in Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 387.
22. Sprengel, ARa ; et in Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 387.
23. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 73.
24. Ibid., p. 78-79.
25. Ibid., p. 79-80.
26. WO 309/419.
27. Certains des témoignages les plus crédibles de Mory, notamment sa
description des transports noirs, sont apparus au cours d’un interrogatoire
minutieux mené par la Commission belge sur les crimes de guerre en 1946 ; une
copie est classée in WO 309/419.
28. Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 151.
29. Czyż, lettres.
30. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit., p. 117. Pour plus
de détails sur les sélections et le rôle de Treite, voir les dépositions et
transcriptions du procès in WO 235/317 et 318, ainsi que Mant, rapport, WO
309/416.
31. Boy-Brandt, « Überlick über die Reviertätigeit vom März 1942-Ende
1945 », coll. Buchmann.
32. Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 163.
33. Interview de l’auteur.
34. Cité in A. M. Mednikov, Dolya Bessmertiya, op. cit.
35. Mory, WO 309/419.
36. Témoignage, Fonds Tillion, Musée de la Résistance et de la Déportation,
Besançon.
37. Sprengel, ARa.
38. Czyż, lettres.
39. Zofija Daniejel-Osojnik, rapport in ARa. Anna Hand, une des détenues
polonaises utilisées comme secrétaires, dit que le chaos du transport de Majdanek
était tel que personne ne savait ce qu’il était advenu « des 800 » finalement
parties. Une gardienne, Laurenzen, fut envoyée à Majdanek, pour s’en enquérir.
« Avec un sang-froid glaçant, elle rapporte que sur les 800 détenues, 16 étaient
mortes au cours du transport dans des wagons à bestiaux, restés fermés plusieurs
jours, stationnés sur une voie de garage. Les femmes n’avaient pas de couverture
et fort peu de paille ; on ne leur avait donné ni à boire ni à manger. Elles
n’avaient nulle part où se soulager. » WO 235/318.
40. FO 371/39396.

21. LES « 27 000 »


1. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 17-18.
2. Ibid., p. 20-21.
3. Ibid., p. 22.
4. Ibid., p. 24.
5. Ibid., p. 23.
6. Ibid.
7. Ibid., p. 25.
8. Ibid., p. 27.
9. Cf. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 15 [avec cette
définition : « les femelles des officiers SS »].
10. Cf. aussi Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 58.
11. Tanke, BAL B162/472.
12. Felix Kersten, The Kersten Memoirs, 1940-1945, p. 129.
13. Ibid., p. 130.
14. Isa a raconté la défection de son frère et son arrestation dans une longue
déclaration aux enquêteurs britanniques de Capri en mai 1945. Isa se trouvait à
Capri avec un groupe d’autres otages alliés (Prominente) sortis en fraude
d’Allemagne et conduits en Autriche sous escorte SS dans les derniers jours. Ils
furent alors libérés par les Britanniques qui les conduisirent à Capri pour un
débriefing immédiat. Voir les dépositions de Vermehren, TNA TS 26/895. Une
fois en Angleterre, Erich, le frère d’Isa, avait commencé à faire des émissions
contre Hitler sur la BBC et à écrire des tracts de propagande que les avions
britanniques et américains larguèrent au-dessus de l’Allemagne : « De ce fait, dit
Isa, je fus arrêtée et placée à Ravensbrück. Mon père et ma mère ainsi qu’un
autre frère furent également arrêtés et envoyés à Sachsenhausen. »
15. Lettre de Himmler à Burckhardt, datée du 21 juillet 1942, en réponse à la
lettre de Burckhardt du 1er juin 1942, in archives ITS (TID 800 176). Pour la
correspondance ultérieure, voir Jean-Claude Favez, Une Mission impossible ?,
op. cit., p. 140.
16. Quand le Tacite de Karolina arriva, Binz lui fit savoir que le commandant
l’avait confisqué parce qu’il contenait des « prières catholiques ». Intriguée,
Karolina demanda à voir le livre qui contenait en fait des sonnets de Pétrarque.
Elle expliqua à Binz que ce n’étaient pas des prières catholiques, mais des
poèmes d’amour, et elle fut autorisée à récupérer le livre. « Ainsi prit fin ce qui,
j’en suis sûre, fut la seule rencontre de Binz avec Pétrarque », observa plus tard
Karolina. « Sans doute l’expression “Madonna mia” était-elle à l’origine de
l’erreur. »
17. Sur les Juives « protégées », voir Judith Buber Agassi, Jewish Women
Prisoners of Ravensbrück, Oxford, One World, 2007.

22. CHUTE
1. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 87.
2. Cf. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 43.
3. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 52.
4. Elisabeth Thury, sociale-démocrate et journaliste, avait été arrêtée à Vienne
le premier jour de la guerre pour activité antinazie. À Ravensbrück, elle avait
d’abord été chargée du système de classement au magasin de vêtements du camp,
puis nommée chef de la police du camp en 1943. Isa Vermehren, l’otage du
bunker, dit de Thury qu’elle était « avide de pouvoir et vulgaire » et que l’on
« craignait ses coups ». Elle avait une « grosse tête, des cheveux gris à la
garçonne » et dirigeait parfois un chœur « avec une sentimentalité sauvage ».
Selon d’autres, Thury réussit à protéger un peu les détenues de la violence des
SS.
5. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 53.
6. Ibid., p. 74-75.
7. L’une de ces bandes était le « Kommando-Saint-Esprit ». Selon Joanna
Baumann, détenue, cette bande de cinq prisonnières « s’occupait des détenues
qui volaient ou trahissaient les autres ». Par exemple, une prostituée de
Dortmund qui faisait faire les travaux lourds à d’autres fut rossée. Baumann,
BAL 162/448.
8. Anja Lundholm, Das Höllentor : Bericht einer Überlebenden, Hambourg,
Reinbek, 1988.
9. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 66 et 73.
10. Ibid., p. 66.
11. Ibid., p. 60.
12. Le nombre de malades à Siemens en février 1944 était tel que Richard
Trommer, le médecin-chef, fit une visite sans précédent à l’usine, même si son
intention n’était pas de traiter les malades mais d’en écarter les femmes qui
avaient l’air les plus affaiblies avant l’arrivée de visiteurs importants. Deux jours
après son inspection, une délégation de haut niveau arriva de Berlin pour
inspecter les ateliers. Rapport mensuel de Siemens, 23 février 1944, SA.
13. Interview de l’auteur.
14. Entretien de l’auteur.
15. Karolina Lanckorońska, Those who Trespass Against Us : One Women’s
War against the Nazis, trad. Noel Clark, Londres, Pimlico, 2005.
16. Ibid., p. 247.
17. Interview de l’auteur.
18. WO 309/149.
19. Germaine Tillion, témoignant au procès de Rastatt, déclara avoir reçu des
secrétaires du camp et d’autres des informations suggérant qu’une soixantaine de
petits « transports noirs » quittèrent le camp en 1943 et 1944. Tillion, « Procès
Verbal », 11 juin 1949, Tribunal général de Rastatt ; in Archives diplomatiques
du ministère des Affaires étrangères, Colmar. Voir désormais Germaine Tillion,
« Le commandant de Ravensbrück », in Tillion, À la recherche du vrai et du
juste, Paris, Seuil, 2001, p. 174-184, ici p. 177-178.
20. Karolina Lanckorońska, Those who Trespass Against Us, op. cit., p. 266.

23. TENIR
1. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 98-99.
2. Ibid., p. 98.
3. Ibid., p. 42.
4. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 82-83.
5. Ibid., p. 115-116.
6. Ibid., p. 85.
7. Ibid., p. 101.
8. Interview de l’auteur.
9. Interview de l’auteur.
10. Silbermann, « SS-Kantine Ravensbrück », DÖW, Ravensbrück f. 140.
11. Moldenhawer, Lund 420.
12. Selon Wanda Wojtasik, quand les Polonaises du Block 15 durent s’aligner
et qu’on leur demanda s’il y avait des volontaires, il y eut un « silence
assourdissant », puis une d’elles avança sous les huées et les sifflets. Wanda prit
la tête d’une délégation qui alla protester auprès du commandant, qui nous
« regarda bouche bée et ne sut que faire » ; il finit par annuler les colis des
contestataires. Dans le même temps, Irena Dragan et neuf autres –
essentiellement des « lapins » – coupèrent les cheveux de la volontaire et la
rossèrent. « J’ai pris les ciseaux », dit Irena. Quatre d’entre elles reçurent vingt-
cinq coups de fouet pour avoir « puni » la volontaire.
13. Anja Lundholm, Das Höllentor, op. cit.
14. Interview de l’auteur.
15. Interview de l’auteur.
16. Interview de l’auteur.
17. Mary O’Shaughnessy, déposition, Atkins.
18. Käthe Knoll, l’abominable Kapo, avait alors rejoint la police du camp.

24. RETROUVER
1. Archives de la famille Dufournier, avec l’autorisation de Caroline McAdam
Clark.
2. Selon Falkowska, « Report to the History Commission », Institut de la
Mémoire nationale, Pologne, le « grand bureau d’Eichmann » fut déménagé ici ;
autrement dit, le personnel d’une partie du sinistre service des affaires juives
d’Eichmann, le 1VB4 du RSHA (Office central de la Sécurité du Reich), fut
évacué dans les bois de Ravensbrück.
3. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 101-102.
4. Ibid., p. 102-103.
5. Margarete Buber-Neumann, Milena, op. cit., p. 265.
6. Ibid., p. 269.
7. Ibid., p. 268 ; eadem, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 180.
8. Interview de l’auteur.
9. Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 65.
10. Czyż, lettres.
11. Lettre privée citée ibid.
12. ACICR, G 3/26 f., note du 12 juin 1944.
13. Cité in Jean-Claude Favez, Une Mission impossible ?, op. cit., p. 104.
14. FO 371/39395.
15. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 132. Voir
aussi Wanda Kiedrzyńska, Ravensbrück, op. cit.
16. Falkowska, « Report to the History Commission », Institut de la Mémoire
nationale, Pologne.
17. Karolina Lanckorońska, Those who Trespass Against Us, op. cit., p. 252.
18. Entretien de l’auteur.
19. Cf. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 105-106.
20. Karolina Lanckorońska, Those who Trespass Against Us, op. cit., p. 252-
253.
21. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 180
(traduction complétée).
22. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 139.
23. Gemma La Guardia Gluck, Fiorello’s Sister : Gemma La Guardia Gluck’s
Story, éd. Rochelle G. Saidel, Syracuse, Syracuse University Press, 2007, et
notes sur son dossier de l’ITS.
24. Vaillant-Couturier, témoignage de Nuremberg, débats du 28 janvier 1946,
Staatsarchiv Nürnberg ; pour la transcription de son témoignage, voir
http://www.fndirp.asso.fr/wp-
content/uploads/2013/03/temoignage_mc_vc_nuremberg.pdf.
25. Interview de l’auteur.
26. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 181-182.
27. Bundesarchiv Koblenz, N 1126/38.
28. Schinke, BAL B162/9817.
29. Isa Vermehren, Reise durch den letzten Akt, op. cit.
30. Entretien de l’auteur.
31. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 131-132.
32. Ibid., p. 134.
33. Ibid.
34. Ibid., p. 132-133.

25. PARIS ET VARSOVIE


1. Livre-Mémorial des déportés de France arrêtés par mesure de répression et
dans certains cas par mesure de persécution, 1940-1945, Paris, Fondation pour
la Mémoire de la Déportation, Tirésias, 2004.
2. Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance :
The Diary and Memoir of Virginia d’Albert-Lake, New York, Fordham
University Press, 2006, p. 143.
3. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 128.
4. Le block 25 devint donc le 26, la tente portant le nom de « Block 25 ». Cf.
Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 128 : « Cela s’appelait le
Block 25. »
5. Entretien de l’auteur avec Półtawska, et Wanda Półtawska, And I Am Afraid
of My Dreams, op. cit.
6. Karolina Lanckorońska, Those who Trespass Against Us, op. cit., p. 256.
7. Rapport de Wasilewska sur la tente, « Block 25, Zelt », Lund 434.
8. Hand, BAL B192/9819.
9. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 139.
10. Antonina Nikiforova, Plus jamais !, op. cit., p. 80.
11. Krystyna Dąbrówska, interview de l’auteur, et son essai inédit, « Through
the Concentration Camp to Freedom ».
12. Wellsberg et Minsburg, interviews de l’auteur ; et déposition in YV.
13. Archives du Camp de Stutthof, AMSt. I-IIB-7, cité in Stefan Hördler,
Ordnung und Inferno : Das KZ-System im letzten Kriegsjahr, Göttingen,
Wallstein, 2014.
14. Anja Lundholm, Das Höllentor, op. cit.

26. KINDERZIMMER
1. Karolina Lanckorońska, Those who Trespass Against Us, op. cit., p. 256.
2. Interview de l’auteur.
3. Récit de Kopczrynska in Die Frauen von Ravensbrück (1980), film de
Loretta Walz. Voir également Sigrid Jacobeit avec Elisabeth Brüman-Güdter,
Ravensbrückerinnen, Berlin, Hentrich, 1995, p. 162
4. Ibid.
5. Les détails sur les naissances viennent de mon entretien avec Marie-Jo
Chombart de Lauwe (née Wilborts) ; Nedvedova, déposition de Prague, et WO
235/317 ; Sylvia SalvesenWO 235/305, et Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not
Forget, op. cit., p. 67 et 105 ; Ilse Reibmayer, interview de Loretta Walz et in
DÖW ; Anna Weng Seidermann, dépositions in WO 235/318, et Antonina
Nikiforova, Plus jamais !, op. cit.
6. Katrin Himmler, The Himmler Brothers, op. cit., p. 253.
7. Voir Henry Friedlander, Les Origines de la Shoah, op. cit., passim.
8. Ibid., p. 77.
9. Cité in Les Françaises à Ravensbrück, op. cit., p. 209.
10. Cité in Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 246-247.
11. Interview de l’auteur.

27. PROTESTATION
1. Interview de l’auteur.
2. Témoignage d’Anne-Marie de Bernard, archives du Loir-et-Cher, 55.j.4, et
de Marguerite Flamencourt, HS 6/440. Bernard et Flamencourt étaient toutes
deux membres du réseau britannique Prosper au destin tragique.
3. Moldenhawer, Lund 420.
4. Voir Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 224 sq., sur la
multiplication des transports vers les camps satellites.
5. Corrie ten Boom, avec John et Elizabeth Sherrill, The Hiding Place,
Londres, Hodder and Stoughton, 1972 ; Victoire à Ravensbrück, Genève,
Éditions l’Eau Vive, 1959, p. 112.
6. Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance,
op. cit., p. 159.
7. Ibid., p. 164.
8. Ibid., p. 165.
9. Ibid., p. 170.
10. Il s’agissait de Robert Benoist, l’agent du SOE arrêté avec Denise en
France. Benoist fut conduit à Buchenwald, où il fut exécuté en octobre, quelques
semaines après l’arrivée de Denise à Ravensbrück. En octobre, furent aussi
exécutés à Buchenwald les huit autres agents de la section française du SOE qui
avaient voyagé dans le même train que les femmes.
11. Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance,
op. cit., p. 170.
12. Ibid.
13. Barry Wynne, No Drums, No Trumpets : The Story of Mary Lindell,
Londres, Arthur Barker, 1961, p. 243.
14. Ibid., p. 144.
15. Interview de l’auteur.
16. WO 235/318. Dans le camp, Odette reçut le nom de code de « Shurey »,
probablement « pour que les autres ne sachent pas qu’il y avait une personne
importante dans le camp ».
17. FO 371/50982. Voir aussi Julia Barry, ibid., et son témoignage in Atkins et
WO 235/318. Les histoires des Britanniques – dont Sheridan – se dégagent aussi
des lettres écrites à Aubrey Randall Davis, collectionneur d’autographes, après la
guerre.
18. Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance, op. cit.,
p. 173.
19. Interview de l’auteur.

28. OUVERTURES
1. Voir Sarah Helm, A Life in Secrets : The Story of Vera Atkins and the Lost
Agents of SOE, Londres, Little, Brown, 2005 ; en français, Vera Atkins, une
femme de l’ombre, trad. J.-Fr. Sené, Paris, Seuil, 2010.
2. Dossiers du Comité de Liaison de la Women’s International Organisation,
IISH.
3. Les détails sur Aka Kołodziejczak m’ont été aimablement fournis par sa
sœur Irena Lisiecki, dans le Michigan, et viennent également de Maria Bielicka.
4. Minutes dans les dossiers du Comité de Liaison de la Women’s International
Organisation, IISH.
5. Minutes de la 133e réunion des dirigeants de la station polonaise pour
discuter des émissions de la BBC/Polish, E.1.1.148, Poland, BBC Written
Archives, Caversham.
6. Churchill à Anthony Eden, 11 juillet 1944, facsimilé, Churchill Papers,
Churchill Archives Centre, Cambridge.
7. Comte Folke Bernadotte, The Fall of the Curtain : Last Days of the Third
Reich, trad. Count Eric Lewenhaupt, Londres, Cassell, 1945 ; La Fin. Mes
négociations humanitaires en Allemagne au printemps 1945 et leurs
conséquences politiques, trad. M. Blanc-Paulsen, Lausanne, Marguerat, 1945.
8. Sur les premières ouvertures, voir aussi Sune Persson, Escape from the
Third Reich, op. cit.
9. Cité ibid.
10. De Gaulle, WO 235/318.
11. WO 235/318 ; voir aussi Jerrard Tickell, Odette : The Story of a British
Agent, Londres, Chapman and Hall, 1949.
12. Cf. Corrie ten Boom, Victoire à Ravensbrück, op. cit., p. 132 et 137-138.

29. DOCTEUR LOULOU


1. Pour l’histoire du Block 10, j’ai puisé dans plusieurs longs entretiens avec le
Dr Louise Liard (née Le Porz) dans sa maison de Bordeaux, ainsi que dans son
témoignage et des archives privées. Les témoignages du procès de Hambourg sur
le Block 10 sont abondants et figurent largement dans WO 235/317, WO
235/318 et WO 309/416.
2. Cf. Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French
Resistance, op. cit., p. 186.
3. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 123-124.
4. Ibid., p. 138.
5. Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance,
op. cit., p. 183.
6. Ibid., p. 185.
7. Ibid., p. 186.
8. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 142.
9. Interview de l’auteur. Loulou n’est pas la seule détenue à avoir parlé de
tourner un film. Beaucoup d’autres, dont Käthe Leichter, Antonina Nikiforova et
Milena Jesenská, pensaient qu’un film serait la seule façon de faire comprendre
aux gens ce qui se passait à Ravensbrück.
10. Mant, rapport, WO 309/416.
11. Mory vouait une haine particulière à Elisabeth Thury, qui en tant que chef
de la police du camp, était la seule autre détenue à disposer d’un réel pouvoir.
Lors des interrogatoires, après la guerre, Mory accabla Thury, l’impliquant dans
« l’affaire des bijoux français » – une histoire de vol de bijoux des détenues – où
Thury avait eu le dessus sur Mory.
12. Germaine Tillion assura plus tard qu’Annie de Montfort, quelques minutes
avant sa fin, appelait un « chauffeur imaginaire ». Germaine Tillion,
Ravensbrück, op. cit., p. 154.
13. Comme les Polonaises, bon nombre de prisonnières françaises avaient été
enseignantes, probablement parce qu’elles étaient utiles à la Résistance comme
courriers : elles pouvaient se déplacer sans obstacle et avaient de bons contacts.
14. Interview de l’auteur.
15. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 142.
16. Dépositions au procès Mory (en particulier à la Commission belge, WO
309/419) ; ainsi que Spoerry, Lecoq et Héreil in WO 235/318, et Spoerry, rapport
de mai 1945 au CICR.
17. Violette Rougier-Lecoq, Témoignages. 36 dessins à la plume. Ravensbrück
(1948), préface d’Henri Mondor, Chez l’auteur, 2e édition, 1975, ici planche 25.
18. Voir Le Porz, Héreil, Lecoq et Mory, WO 235/317 et 318.
19. WO 235/318.
20. Barry, WO 309/417, et lettre, Atkins.
21. On estime à 18 200 le nombre de handicapés et malades mentaux
allemands et autrichiens gazés au château de Hartheim. Une des premières
victimes fut Hans Rosenberg, cousin germain de Vera Atkins, officier d’état-
major du SOE, qui, en 1940, avait été retiré d’un asile psychiatrique de Vienne
pour être conduit au château de Hartheim.
22. Marie et Henriette Léger, Les Voix du drapeau, Paris, Charles-Lavauzelle
& Cie, 1934, dédicace, et p. 47 et 51.

30. HONGROISES
1. Interview de l’auteur.
2. En 1944, la voie ferrée allait de Fürstenberg au village de Ravensbrück, où
fut créée une petite gare, plus proche du camp.
3. Jean-Claude Favez, Une Mission impossible ?, op. cit., p. 320.
4. Zajączkowska, Lund 50.
5. Wasilewska, Lund.
6. Voir Nedvedova, déposition de Prague. Nedvedova parle aussi d’une
diphtérie épidémique lorsque furent pratiquées les inoculations. Dans certains
cas, la diphtérie causa une paralysie : « Je dus me procurer des doses de
strychnine pour guérir aussi les cas de diphtérie avec paralysie. »
7. Corrie ten Boom, Victoire à Ravensbrück, op. cit., p. 167 (traduction
modifiée).
8. Mittelmann, YV.
9. Okrent, YV.
10. Interview de l’auteur.
11. Interview de l’auteur.
12. Lecoq, WO 235/318.
13. Barry, WO 235/318.

31. UNE FÊTE POUR LES ENFANTS


1. Copies in ARa. Höss fut aussi nommé chef du Bureau D du WVHA
(Inspection des camps), travail qu’il accomplit tout en prêtant main-forte à
Ravensbrück.
2. Voir les trois dépositions de Suhren en 1946, WO 235/318. Suhren affirme
avoir transmis le commandement de Ravensbrück à Sauer pour plusieurs
semaines au début de 1945 (quand commença la tuerie en masse), alors qu’il
devait s’occuper du démantèlement des camps satellites. Il lui était facile de le
prétendre maintenant que Sauer était mort, tué au combat dans la bataille de
Berlin. Le rôle direct de Suhren dans l’extermination devait être exposé par
Johann Schwarzhuber – voir les dépositions des 15 et 30 août 1946, WO
235/309 – et allait apparaître au procès de Rastatt.
3. Par exemple, Schwarzhuber, WO 235/309.
4. WO 309/693 et WO 235/326.
5. WO 235/526.
6. Dès le 9 mai 1945, Jahn avait fait aux enquêteurs américains une déclaration
sur les camps d’hommes et de femmes, y compris sur les chambres à gaz.
NARA, Mémorandum, Walter Jahn, « Atrocities Committed in the Ravensbrück
Concentration Camp ». Pour son témoignage ultérieur sur la chambre à gaz en
pierre, avec un plan, voir Staatsarchiv Nürnberg NO-3109.
7. Charlotte Müller, détenue allemande, avait même été envoyée à Berlin pour
rapporter argile et briques réfractaires.
8. Dans sa déposition de 1946, Suhren rejeta de nouveau la faute sur Sauer,
affirmant que ce dernier avait installé les chambres à gaz en son absence, sur
ordre d’August Heissmeyer, haut responsable SS.
9. Hanna Sturm, Die Lebensgeschichte einer Arbeiterin, op. cit.
10. Au Schreibstube, il fut beaucoup question de commandes de Zyklon B à
cette époque, même si personne ne savait vraiment si c’était pour gazer des êtres
humains ou tuer les poux. « Conrad a fixé la quantité et signé les commandes »,
dit une détenue secrétaire (WO 235/526).
11. Anise Postel-Vinay, « Les exterminations par gaz à Ravensbrück », in
Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 346-347.
12. Ibid., p. 347.
13. Déposition de Treite, 5 mai 1945, WO 235/309.
14. WO 235/309.
15. Ibid.
16. Note in archives Nikiforova.
17. Wanda Kiedrzyńska, Ravensbrück, op. cit.
18. À partir de novembre on compta une centaine de naissances par mois,
selon Gerda Schröder, l’infirmière allemande du camp. La plupart des enfants
moururent de pneumonie. WO 235/318.
19. Interview de l’auteur.
20. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit. Voir également
Charlotte Müller, Die Klempnerkolonne in Ravensbrück, op. cit., à propos de la
fête.
21. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 201-202.
22. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit., p. 157.
23. Ibid., p. 158.
24. Interview de l’auteur.
25. Interview de l’auteur.
26. Erika avait été libérée en 1941, mais elle fut ramenée au camp un an plus
tard, de nouveau accusée de « trahison ». À son retour, elle fut nommée
Blockova du Strafblock, puis du Block 10.
27. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit.
28. WO 235/317. Il existe d’autres preuves abondantes de la stérilisation des
enfants. Voir Mant, rapport, WO 309/416, et Winkowska (secrétaire de Treite),
Lund 285. D’autres formes d’expérimentation médicale sur les prisonnières
eurent lieu jusque dans les derniers jours. Voir les preuves de la boucherie du
Dr Trommer aux dépens des Russes dans la cave de la Kommandantur (WO
235/526). Plusieurs Varsoviennes affirmèrent par la suite avoir subi des
expériences gynécologiques, et Treite parla d’expériences au cyanure (WO
235/317), mais on ne saura jamais l’ampleur véritable de l’expérimentation.

32. MARCHE DE LA MORT


1. Plusieurs femmes qui furent témoins des derniers jours d’Auschwitz et
firent ensuite la marche de la mort vers Ravensbrück ont laissé des récits à Yad
Vashem : ainsi de Lydia Vago et Allegra Benvenisti. Le récit de Maria Rundo est
in Lund 189. L’histoire d’Alina Brewda est relatée par in R. J. Minney, I Shall
Fear No Evil : The Story of Dr Alina Brewda, Londres, Kimber, 1966. Le récit de
Rudolf Höss est tiré de ses Mémoires : Rudolf Hoess, Le Commandant
d’Auschwitz parle, op. cit. J’ai également interrogé des rescapées, dont la
Biélorusse Valentina Makarova.
2. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 236.

33. CAMP DE JEUNES


1. Ce tableau du Camp de jeunes et des gazages se fonde sur la quasi-totalité
des témoignages de Hambourg, mais les matériaux les plus importants se
trouvent dans le premier procès (série commençant par WO 235/305) où
Schwarzhuber et Salvequart furent accusés, et dans le procès de Ruth Neudeck
(WO 235/516a). J’ai aussi puisé dans les témoignages de Rastatt et ceux fournis
aux enquêteurs allemands dans les années 70, lors d’une nouvelle enquête sur le
Camp de jeunes. Voir série BAL B162-9810. La plupart des témoignages et
Mémoires de rescapées de cette période contiennent des récits de sélections et de
gazages. Fait remarquable, plusieurs détenues survécurent dans le Camp de
jeunes et purent raconter l’histoire. J’ai interrogé l’une d’elles, Irma Trksak.
2. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit.
3. WO 235/309.
4. WO 309/421.
5. Voir Hermann Langbein, People in Auschwitz, op. cit., p. 323 ; passage
absent de l’édition française abrégée.
6. Hermann Langbein, Hommes et femmes à Auschwitz, op. cit., p. 311.
7. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 165.
8. On sait fort peu de choses de ces hommes. Franz Koehler était slovaque,
Rapp (dont le prénom n’est jamais indiqué) yougoslave. Tous deux disparurent
après la guerre.
9. WO 235/318.
10. Atkins.
11. WO 235/318.
12. Interview de l’auteur. Pour le témoignage d’autres membres de ce groupe,
voir Lund, BAL et TNA.
13. Le témoignage de Mary O’Shaughnessy sur le Camp de jeunes est le plus
précieux. Elle commença à écrire son récit presque dès sa libération, puis fit une
série de dépositions au procès de Hambourg. Les détails les plus marquants
viennent des six pages de son récit manuscrit (WO 235/516a). Voir également
WO 309/417 et Atkins.
14. WO 235/516a.
15. WO 235/317.
16. 5 mai 1945, déposition, WO 235/309.
17. Pour les citations qui suivent, cf. Gisela Krüger, Bericht, in Erika
Buchmann, Dossier zur Hamburger Prozess vom 17.1.1947 in BA NY 4178/55.
18. WO 235/317.
19. Citée in Ch. Bernadac, Déportation, 1939-1945, Paris, France-Empire, vol.
II, 1992, p. 403.
20. BAL B162/9814.
21. Cf. Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 340 (traduction modifiée).
34. PLANQUE
1. WO 235/318.
2. Geneviève de Gaulle-Anthonioz, La Traversée de la nuit, Paris, Seuil, 2001,
p. 71.
3. WO 235/526.
4. Vavak, « Siemens & Halske im Frauenkonzentrationslager Ravensbrück »,
DÖW, Ravensbrück dossier 49.
5. Useldinger, journal, ARa.
6. Dragan, Lund 239.
7. Témoignage de M.-Cl. Vaillant-Couturier à Nuremberg :
http://www.fndirp.asso.fr/wp-
content/uploads/2013/03/temoignage_mc_vc_nuremberg.pdf.
8. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 192.
9. Germaine Tillion, Le Verfügbar aux Enfers. Une opérette à Ravensbrück,
Paris, La Martinière, 2005, p. 8.
10. Ibid., p. 118-119.
11. Plusieurs détenues ont parlé de l’aide de Lucas, notamment Loulou Le
Porz et Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit.
12. Entretien de l’auteur avec Mary Bielicka, et Lanckorońska, « Report of the
Camp of Ravensbrück », AICRC.
13. Quand Aka finit par arriver aux États-Unis, fin 1944, elle donna des
interviews à divers journaux et radios, décrivant en détail les conditions régnant à
Ravensbrück et les expériences médicales. Aka donna des interviews au
magazine Time et à Hearst Press, avec des titres du style SHE SCREAMED
THROUGH THE NIGHT (Elle hurlait dans la nuit). Dans une interview à une
radio de New York, en février 1945, la question lui fut posée : « Tout ce que nous
entendons sur la cruauté des Allemands envers les femmes et les enfants est-il
bien vrai ? »
14. De son essai autobiographique, écrit avant La Maison des mortes. Sa fille,
Caroline McAdam Clark, a eu la gentillesse de m’en donner une copie.
15. Frank Chamier – « Frank of Upwey 282 » (voir chapitre XXI) – fut
probablement torturé et exécuté à cette date. À ce que l’on sait, Chamier est le
seul agent du MI6 à avoir été parachuté en Allemagne au cours de la guerre.
Capturé au sol, il fut questionné, probablement au QG de la police de sécurité de
Drogen, à huit kilomètres de Ravensbrück – ce qui explique qu’il ait été placé
dans une cellule du camp. Pour l’histoire de Chamier, de son bourreau allemand
et des efforts pour étouffer sa mort après la guerre en Grande-Bretagne, voir
Sarah Helm, « The Wartime Hero Abandoned by MI6 », Observer, 21 mai 2005,
et « A Nazi in Her Majesty’s Secret Service », Sunday Times Magazine, 7 août
2005.
16. Les dessins de Krysia sont accrochés au Musée des martyrs « Pod
Zegarem » (Sous l’horloge), branche du Musée de Lublin (Muzeum Lubelskie w
Lublinie).
17. Le récit de la planque est tiré de Sokulska (WO 235/318), Wanda
Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., et de divers autres
témoignages polonais.
18. On trouvera la meilleure description du tumulte in Wanda Kiedrzyńska,
Ravensbrück, op. cit. Voir aussi Lanckorońska, « Report of the Camp of
Ravensbrück », AICRC.
19. Lanckorońska explique que, sans la présence d’esprit et le courage des
femmes de l’Armée rouge qui coupèrent le courant au moment crucial,
l’opération aurait sans doute échoué. Voir ibid., ainsi que les descriptions du
drame in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Au-delà de l’endurance humaine, op. cit., et
Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit. Les mêmes sources
donnent le récit de la « nouvelle initiative » de Suhren et de sa retraite ultérieure.
20. Dans une déposition, après la guerre, Suhren dit avoir rejeté une fois la
demande de Gebhardt qui réclamait du « matériau humain » pour
expérimentations ; Gebhardt l’aurait « insulté », promettant d’en référer au
Reichsführer et de le faire limoger. « Irrité et un peu effrayé », Suhren s’excusa
auprès de Gebhardt et fut somme toute contraint de lui « procurer des cobayes
humains ». WO 235/318.
21. Dans son « Report of the Camp of Ravensbrück », écrit et remis alors que
les événements se poursuivaient, Lanckorońska affirme aussi que le principal
mobile des SS, dans cette réunion avec les « lapins », était d’obtenir des
informations sur Aka Kołodziejczak. Ils savaient qu’Aka avait parlé des
expériences aux États-Unis et les noms des SS étaient connus. « De surcroît, les
nouvelles arrivées au camp étaient bien renseignées sur la question, longuement
traitée par la radio de Londres » – allusion aux émissions de SWIT

35. KÖNIGSBERG
1. Pour les dernières semaines de Königsberg, je me suis surtout inspirée de
Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance, op. cit.,
des souvenirs de Virginia Lake, de la lettre de Jacqueline Bernard en 1946 sur
Lilian Rolfe et d’une lettre que j’ai reçue en 2008 de Christian Cizaire, évoquant
son amitié avec Violette Lecoq.
2. Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance,
op. cit., p. 192.
3. Suzanne Guyotat, « La libération du camp de concentration de Königsberg
en Neumark, dit petit Königsberg, par un témoin », Matériaux pour l’histoire de
notre temps, 1985, vol. II, no 1, p. 7-13.
4. Ibid.
5. Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance,
op. cit., p. 186.
6. Barry, WO 309/417, et Atkins.
7. Baseden, témoignage pour le procès de Hambourg : elle était trop malade
pour s’y rendre (HS 437) ; et interviews de l’auteur. Pour des détails sur les
parachutistes françaises, voir Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 58-60,
136, 153, 472-473, 494, et témoignage au Musée de la Résistance et de la
Déportation, Besançon ; ainsi que Les Françaises à Ravensbrück, op. cit., p. 33-
34.
8. Schwarzhuber, déposition, in Atkins et WO 235/309.
9. Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance,
op. cit., p. 199.
10. Suzanne Guyotat, « La libération du camp de concentration de Königsberg
en Neumark », loc. cit.
11. Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance,
op. cit., p. 204.
12. Ibid., p. 209.
13. Suzanne Guyotat, « La libération du camp de concentration de Königsberg
en Neumark », loc. cit., p. 7.
14. Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance,
op. cit., p. 216.
15. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 185.
16. Ibid., p. 186.
17. Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance,
op. cit., p. 217.
18. Ibid., p. 216-217.
19. Ibid., p. 218.
20. Ibid., p. 219.
21. Ibid.
22. Ibid., p. 221.
23. Ibid., p. 224.
24. Ibid., p. 226.
25. Ibid.
26. Ibid., p. 226-227.
27. Geneviève de Gaulle-Anthonioz, La Traversée de la nuit, op. cit., p. 78-79.
28. Ibid., p. 81.
29. Ibid., p. 81-82.

36. BERNADOTTE
1. Judy Barrett Litoff (éd.), An American Heroine in the French Resistance,
op. cit., p. 232-233.
2. Ibid., p. 230.
3. Ibid.
4. « Note à l’intention de Monsieur Berber », 15 septembre 1944, AICRC, B G
44/CP-227 023.
5. L’Administration des Nations unies pour le secours et la reconstruction.
6. Gemma La Guardia Gluck, Fiorello’s Sister, op. cit., p. 142.
7. KV 2/98.
8. Bernard Dufournier eut vent de ce plan. Le 11 janvier, il reçut une lettre de
la mission suédoise à Paris, qu’il avait contactée au sujet de Denise, lui
expliquant que le vice-président de la Croix-Rouge suédoise est « actuellement
très désireux de faire quelque chose pour le camp des femmes de Ravensbrück. Il
souhaite envoyer des colis et un délégué. Je ne peux rien promettre ».
9. Cité in Sune Persson, Escape from the Third Reich, op. cit.
10. Voir Sune Persson, Escape from the Third Reich, op. cit., et Wanda Heger,
Tous les Vendredis devant le portail, op. cit., p. 218 sq. et 229 sq. Wanda Heger
(née Hjort) raconte comment, par leur légation à Berlin, les Suédois, neutres,
avaient fait montre d’un zèle extraordinaire pour mettre sa cellule norvégienne de
Gross Kreutz en contact avec la délégation norvégienne à Stockholm. Les
officiels norvégiens commençaient à voir dans cette cellule leur « propre comité
secret à Berlin ».
11. Johan Hjort, BAL B162/27217.
12. Folke Bernadotte, The Fall of the Curtain, op. cit. ; trad. fr., p. 42.
13. Ibid., trad. p. 57.
14. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit., p. 167.
15. L’infirmière allemande du camp est un personnage insaisissable. Membre
du petit contingent d’Allemandes employées par les SS qui étaient
universellement aimées et même admirées des détenues, elle ne fut pas appelée à
témoigner à Hambourg, mais donna une déclaration à Vera Atkins, affirmant
avoir travaillé comme infirmière de bloc opératoire avant la guerre et avoir été
transférée « de force » à Ravensbrück. Elle assista Treite dans ses opérations
expérimentales, dont les stérilisations et les avortements « sur les Allemandes et
Gitanes affaiblies » : WO 235/318. Les lettres que Gerda écrivit après la guerre à
Sylvia Salvesen, qui demeura une amie proche, montrent son angoisse : « Je
n’étais pas détenue, mais j’étais enfermée. J’avais les mains liées, mais j’ai
essayé d’aider. » Archives Salvesen, Norges Hjemmefrontmuseet.
16. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit., p. 168.
17. Johan Hjort dit que Lucas apparut à Gross Kreutz autour du 23 avril,
implorant un refuge. Apprenant que les Américains s’étaient arrêtés à l’Elbe, il
redoutait de tomber entre les mains des Soviétiques. Hjort cacha Lucas quelques
jours, puis lui donna une vieille bicyclette, et le médecin SS s’en alla. BAL
B162/27217.
18. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit., p. 187.
19. Ibid., p. 183.
20. Ibid.
21. Ibid., p. 188.

37. ÉMILIE
1. Cité in Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 467-468.
2. Cabaj, in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance, op. cit.,
p. 54 ; trad. fr. p. 56. Le témoignage sur le transport de Belsen fait partie des plus
horrifiants. Les femmes étaient si faibles à leur arrivée qu’un « seul coup suffisait
pour étendre quelqu’un raide mort. Le même sort advint aux femmes et aux
enfants ».
3. Cabaj, in Wanda Kiedrzyńska (éd.), Beyond Human Endurance, op. cit. ;
trad. fr., p. 56.
4. Lanckorońska, « Report of the Camp of Ravensbrück », AICRC.
5. Wasilewska, Lund 434.
6. Ibid.
7. Interview de l’auteur.
8. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 191.
9. Ibid., p. 193
10. Interview de l’auteur.
11. WO 235/516a et témoignage lié, TNA.
12. Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 278.
13. Ibid.
14. Ibid., p. 279.
15. Cité in Bernhard Strebel, Ravensbrück, op. cit., p. 467.
16. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 199, et
Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 279.
17. Nedvedova, Prague, déposition.
18. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 200.
19. Ibid., p. 201.
20. Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 280-281.
21. Voir ibid., p. 270 sq.
22. Emanuel Kolarik, « Tábor u jezera », Roudnice, 1945.
23. Voir Anise Postel-Vinay (née Girard), « Les exterminations par gaz à
Ravensbrück », in Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 329-360.
24. Ibid., p. 350-351.
25. Jahn, déposition, NO-3109-311, Staatsarchiv Nürnberg.
26. Lanckorońska, « Report of the Camp of Ravensbrück », AICRC.
27. FO 371/50982.
28. Barry, WO 235/318.
29. Pour des échantillons de témoignages sur les camions de gazage, voir Erna
Cassens, BAL B162/9816 ; Dragan, Lund 239 ; O’Shaughnessy, WO 309/690 ;
Tauforova, GARF ; Hanna Sturm, Die Lebensgeschichte einer Arbeiterin, op.
cit., et WO 309/416 ; et Nedvedova, Prague, déposition.
30. Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 287 sq.
31. Denise Dufournier, essai autobiographique, papiers de famille Dufournier.
32. Gemma La Guardia Gluck, Fiorello’s Sister, op. cit., p. 79-80.
33. Interview de l’auteur.
34. Zajączkowska, Lund 50.
35. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 146.
36. Barry Wynne, No Drums, No Trumpets, op. cit., p. 256.
37. Ibid., p. 257.
38. Ibid., p. 268.
39. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 190-191.
40. Margarete Buber-Neumann, Déportée à Ravensbrück, op. cit., p. 196-197.
41. Ibid., p. 211.
42. Ibid., p. 210.
43. Voir les multiples témoignages dans les dossiers du procès de Hambourg,
par exemple WO 235/516a pour le procès des gardiennes du Camp de jeunes.
Ainsi que Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit. ; Nedvedova, Prague,
déposition ; témoignage in Lund ; Les Françaises à Ravensbrück, op. cit. ; et
Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit.
44. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 213-214.

38. NELLY
1. Bernadotte portait aussi un intérêt personnel à la France en tant que
descendant direct du maréchal d’Empire Jean-Baptiste-Jules Bernadotte.
2. Wanda Hjort dit aujourd’hui que Bernadotte savait parfaitement la teneur
des lettres de Sylvia à cette époque. Interview de l’auteur.
3. Folke Bernadotte, The Fall of the Curtain, op. cit. ; trad. fr., p. 82.
4. Ibid., trad. p. 84.
5. Sur le rôle de Meyer, voir son rapport et son dossier personnel, AICRC,
BRH 1991 000.491/DP 4066 ; et entretien de l’auteur avec Loulou Le Porz.
6. Cité in Les Françaises à Ravensbrück, op. cit., p. 265-266.
7. Ibid., p. 266.
8. Interview de l’auteur.
9. Denise Dufournier, La Maison des mortes, op. cit., p. 216.
10. Sylvia Salvesen, Forgive – But Do Not Forget, op. cit., p. 212.
11. Ibid., p. 210-211.
12. Ibid., p. 214-217.
13. Ibid., p. 216-217.
14. Wanda Heger, Tous les vendredis devant le portail, op. cit., p. 221 sq.,
Wanda et Bjørn Heger se marièrent dans l’été 1945.
15. Wanda Heger, Tous les vendredis devant le portail, op. cit., p. 224.
16. Ibid., p. 226.
17. Ibid., p. 227.
18. Interview de l’auteur.
19. Simone Saint-Clair, Ravensbrück. L’enfer des femmes, Paris, Tallandier,
1945 ; réédition augmentée, Paris, Fayard, 1964, p. 195.
20. Membres de l’Alliance suisse des Samaritains, organisation de bénévoles
spécialisée dans les premiers secours.
21. Simone Saint-Clair, Ravensbrück. L’enfer des femmes, op. cit., p. 196.
22. Ibid.
23. Voir les rapports des membres du CICR, le Dr Auguste Jost et Mlle Jung,
qui accueillirent les arrivantes à la frontière suisse et accompagnèrent le train en
France in AICRC, BRH 1991 000/390.
24. Interview de l’auteur.
25. L’agent spécial Edward A. Chadwell était affecté à une unité d’enquête sur
les crimes de guerre à Lyon, quand il fut envoyé faire un rapport sur les femmes
rapatriées de Ravensbrück. Chadwell observa que les femmes relataient les
horreurs avec une « complète absence d’émotion et de sentiment féminin » : « Il
est impossible de sentir leur émotion quand elles parlent de la mort de leurs
mères ou de leurs sœurs qui étaient là-bas avec elles ou de la mort de leurs
maris. » Elles semblaient encore en état de choc, dit-il, mais la majorité avaient
« excellent moral et étaient encore résolues à se battre pour leur pays ; certaines
demandèrent même comment elles pouvaient se porter volontaires ». NARA,
dossier crimes de guerre.
26. Lettre du général SS Ernst Kaltenbrunner au président du CICR, 2 avril
1945, reproduite in Karolina Lanckorońska, Those who Trespass Against Us, op.
cit., p. 295.
27. Lanckorońska, « Report of the Camp of Ravensbrück », AICRC.

39. MASUR
1. Nedvedova, Prague, déposition.
2. BAL B162/9814.
3. Ottelard, WO 235/310.
4. WO 235/317.
5. Citée in Ch. Bernadac, Déportation, 1939-1945, op. cit., p. 404.
6. Interview de l’auteur.
7. Interview de l’auteur.
8. Concernant les Américains sur l’Elbe, voir Antony Beevor, Berlin : The
Downfall, 1945, Londres, Viking, 2002 ; La Chute de Berlin, trad. Jean Bourdier,
Paris, De Fallois, 2002, chap. XIII.
9. WO 235/318.
10. Sokulska, WO 235/318.
11. Les Françaises à Ravensbrück, op. cit., p. 266.
12. Salvini, WO 235/318.
13. Felix Kersten, The Kersten Memoirs, op. cit., p. 284.
14. Celles-ci furent confiées aux forces spéciales de l’Opération Vicarage et à
des équipes de la SAARF (Special Allied Airborne Reconnaissance Force)
larguées dans les camps pour prévenir les SS que les Alliés approchaient dans
l’espoir d’empêcher de nouvelles atrocités. Une ou deux missions de ce genre
dans les camps de prisonniers de guerre eurent un succès limité. Voir M. Foot et
J. M. Langley, MI9 : The British Secret Service that Fostered Escape and
Evasion, 1939-1945, and its American Counterpart, Londres, Bodley Head,
1979.
15. Les Suédois indiquèrent aux Britanniques les routes et les horaires des
convois. Le 5 mars, les Britanniques promirent que leurs avions auraient pour
consigne d’éviter d’attaquer les convois suédois, sans pour autant donner de
garanties concrètes. Le 8, les Britanniques dirent aux Suédois que le
gouvernement était « en principe d’accord avec l’action mais incapable de
donner un sauf-conduit » : les Suédois entrant en Allemagne le feraient « à leurs
risques et périls ». Cité in Sune Persson, Escape from the Third Reich, op. cit.
Voir aussi correspondance in FO 371/48047.
16. Voir FO, télégrammes, FO 371/48047.
17. Folke Bernadotte, The Fall of the Curtain, op. cit. ; trad. p. 95.
18. Felix Kersten, The Kersten Memoirs, op. cit., p. 286.
19. Masur, rapport, 23 avril 1945, Central Zionist Archives, Jérusalem.
20. Folke Bernadotte, The Fall of the Curtain, op. cit., p. 101-102 ; trad.,
p. 95-96.
21. Ibid., trad. p. 96.
22. Ibid.

40. BUS BLANCS


1. KV 2/98.
2. Ibid.
3. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 152. Ce qui se
passa ensuite et quand n’est toujours pas très clair. L’enchaînement des
événements rapportés ici repose sur les récits des chauffeurs suédois cités in
Sune Persson, Escape from the Third Reich, op. cit., le rapport de Fritz Göring au
MI5 (TNA KV 2/98) et le témoignage des prisonnières dont Buchmann, Vaillant-
Couturier et Nedvedova, ainsi que des délégués du CICR et de celles qui
partirent en bus.
4. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 152-153.
5. Les Françaises à Ravensbrück, op. cit., p. 266.
6. Anton Kaindl, commandant de Sachsenhausen, révéla par la suite que ses
premiers ordres, reçus le 19 avril, étaient de liquider le camp en embarquant tous
les détenus sur des péniches mouillant dans le port ouest de Berlin et de leur faire
remonter les canaux jusqu’en mer du Nord pour les couler. Il refusa, et reçut
l’ordre de les évacuer par une marche.
7. Rudolf Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, op. cit., p. 239.
8. Le délégué, Albert de Cocatrix, finit par atteindre le camp et donna une
description surréelle de ses derniers jours après une visite guidée en compagnie
de Suhren, qui n’eut aucun mal à l’embobiner. « Avant de quitter le camp, j’ai
pensé demander à Suhren de me montrer la chambre à gaz et le crématoire. Je ne
l’ai pas fait… » Rapport sur la visite à Ravensbrück entre le 20 et le 23 avril
1945 (date incertaine), AICRC, G 44/13-0.02.
9. Journal de Jean Bommezijn de Rochement, IWM 06/25/1.
10. Barry Wynne, No Drums, No Trumpets, op. cit., p. 272-273.
11. IWM 06/25/1.
12. Les Françaises à Ravensbrück, op. cit., p. 267.
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Dans son rapport (comme dans le second, sur la route de Wismar), le chef
de la mission suédoise Sven Frykman déclare que ces attaques suivirent des vols
de reconnaissance, que toutes deux étaient « parfaitement intentionnelles », et
que les avions étaient « probablement britanniques ». Frykman réclama l’envoi
de « protestations énergiques » aux Britanniques, aux Américains et aux
Français. Cité in Sune Persson, Escape from the Third Reich, op. cit.
16. FO 371/48047. Le 1er mai, Mallet écrivit aux Suédois pour exprimer son
« regret » concernant les attaques « attribuées » aux Britanniques, et rappeler aux
Suédois les avertissements préalablement donnés (i.e., l’impossibilité de leur
délivrer un sauf-conduit). Lettre à C. Günther, 1er mai 1945, SRA/UDA, HP
1619.
17. Cité in Germaine Tillion, Ravensbrück, op. cit., p. 294.
18. Ibid.
19. Lund.
20. Sune Persson, Escape from the Third Reich, op. cit.
21. Lund.
22. Maisie Renault, La Grande Misère, Paris, Chavanne, 1948 ; nouvelle
édition, Paris, Flammarion, 2015, p. 184-185 et 192.
23. Barry Wynne, No Drums, No Trumpets, op. cit., p. 273.
24. Le rôle de Sven Frykman dans l’identification et la récupération des
détenues britanniques qui auraient été autrement laissées sur place est aussi mis
en évidence par les rapports des diplomates britanniques in FCO 371/50982.
25. Interview de l’auteur.
26. WO 235/308.

41. LIBÉRATION
1. Vassili Grossman, Carnets de Guerre – De Moscou à Berlin 1941-1945,
textes choisis et présentés par Antony Beevor et Luba Vinogradova, Paris,
Calmann-Lévy, 2007, p. 359.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 360.
4. WO 235/318.
5. Les Françaises à Ravensbrück, op. cit., p. 268.
6. Interview de l’auteur.
7. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 152-153.
8. Ibid., p. 154-155.
9. Interview de l’auteur.
10. Les Françaises à Ravensbrück, op. cit., p. 268.
11. Ibid., p. 268-269.
12. Interview de l’auteur.
13. Les Françaises à Ravensbrück, op. cit., p. 269.
14. Ibid.
15. Antonina Nikiforova, Plus jamais !, op. cit., p. 161.
16. Les Françaises à Ravensbrück, op. cit., p. 269.
17. Antonina Nikiforova, Plus jamais !, op. cit., p. 161-162.
18. Interview de l’auteur.
19. A. M. Mednikov, Dolya Bessmertiya, op. cit.
20. « À la guerre comme à la guerre », interview de Michael Ivanovitch
Stakhanov, colonel aujourd’hui à la retraite, par la journaliste Natalia
Eryomenkova in Rousskaïa Gazeta no 17/2005.
21. Interview de l’auteur.
22. Antonina Nikiforova, Plus jamais !, op. cit., p. 162.
23. Interview de l’auteur.
24. Interview de l’auteur.
25. Interview de l’auteur.
26. Wanda Półtawska, And I Am Afraid of My Dreams, op. cit., p. 172.
27. Interview de l’auteur.
28. Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, op. cit., p. 163.
29. Ibid., p. 166-167.
30. Ibid., p. 169-170.
31. Interview de l’auteur.
32. Interview de l’auteur.
33. Les Françaises à Ravensbrück, op. cit., p. 269-270.
34. La fuite d’Odette avec Suhren est racontée in Jerrard Tickell, Odette, op.
cit., p. 360 sq. et dans sa déposition de mai 1946 (WO 235/318).
35. Jerrard Tickell, Odette, op. cit., p. 360.
36. Ibid., p. 361-362.
37. Ibid., p. 363.
38. Ibid., p. 363-364.
39. Interview de l’auteur.

ÉPILOGUE
1. Mant, rapport, WO 309/416. Voyant les arrivées, un diplomate américain à
Washington adressa un câble décrivant les femmes dans un « état effroyable […],
affamées et battues. Il en reste encore 5 000 à Ravensbrück, et les réfugiées
croient que les Allemands vont les exterminer en masse quand le camp sera
menacé. Beaucoup de vies seraient sauvées si le camp pouvait être pris par
surprise ». Câble 1621 de S. Johnson, Stockholm, au secrétaire d’État,
Washington, DC, reçu le 1er mai 1945, NARA.
2. FO 372/50982.
3. Yvonne Rudellat, du réseau Prosper, mourut à Bergen-Belsen quelques jours
après la libération. Pas moins de 15 000 hommes, femmes et enfants y moururent
dans les deux semaines qui suivirent la libération – pour beaucoup de la typhoïde
ou de la faim. Peu après son arrivée à Malmö, Yvonne Baseden fut rapatriée en
Écosse, avant de prendre un train pour Londres, où Vera Atkins l’accueillit à
Euston Station. Eileen Nearne, l’autre femme du SOE à Ravensbrück, s’était
enfuie lors de la marche d’évacuation forcée près Leipzig ; elle avait rejoint les
lignes américaines et avait fini par rentrer au pays. Elle est morte à Torquay en
2010. Sur l’histoire de la recherche des femmes du SOE portées disparues, voir
Sarah Helm, A Life in Secrets, op. cit.
4. Tchetchko, GARF.
5. Interview de l’auteur et journal intime de Fyffe. J’ai interrogé Angus Fyffe
sur Vera Atkins dans sa maison écossaise en 2003. Il a aussi lu des extraits de ses
abondants journaux intimes, relatant avec un humour caustique comment, jeune
commandant écossais, il avait traqué les criminels de guerre dans les décombres
de l’Allemagne après la guerre. Ses carnets se trouvent désormais à l’IWM.
6. Jerrard Tickell, Odette, op. cit., p. 1. Dans le journal tenu au cours de
l’audience, Sylvia Salvesen décrit Winkelmann « assis, la tête entre les mains »,
et Marshall, laissant paraître « rage et désespoir », tandis que Carmen Mory a
« l’air insolente et laisse parfois échapper des rires hystériques ». Archives
Salvesen, Norges Hjemmefrontmuseet.
7. L’extraordinaire histoire des manigances de Salvequart pour échapper à la
traque des criminels de guerre dans le chaos de l’Allemagne occupée par les
Alliés (elle trouva même un emploi dans le contre-espionnage américain et fit
chanter des suspects nazis – voir les archives Atkins) n’a d’égale que celle des
escapades de Carmen Mory. Recrutée par les services secrets britanniques, elle
fut affectée comme informatrice dans un camp de réfugiés des Nations unies,
jusqu’à ce qu’un jeune enquêteur britannique, Hugh Trevor-Roper, découvre son
passé et la décrive comme une « personne réellement très indésirable ». TNA,
dossiers d’enquête.
8. Violette Rougier-Lecoq, Témoignages. 36 dessins à la plume. Ravensbrück
(1948), op. cit., planche 18.
9. Le patron de Siemens, Hermann von Siemens, fut arrêté par les Américains
en 1945 et resta en prison jusqu’en 1948 ; toutefois, son arrestation n’était pas
liée à son rôle chez Siemens, mais à ses fonctions à la Deutsche Bank. Il fut
remis en liberté sans qu’aucune charge ne soit retenue contre lui.
10. Deux directeurs de Siemens, membres de la SS, se suicidèrent en 1945,
sans doute pour échapper à un procès pour crimes de guerre. Otto Grade,
directeur de Siemens à Ravensbrück, disparut sans laisser de traces.
11. Selon une note manuscrite d’une page de la transcription du procès de
Hambourg, Hélène Roussel, rescapée française, siégea en 1946 à Paris à une
« cour d’honneur », où Spoerry fut sommairement jugée par d’anciens de la
France libre. WO 235/317.
12. À dix-huit ans, Stella quitta l’orphelinat et rechercha son père, qui s’était
remarié et vivait au Brésil. À cette date, Antonina Nikiforova s’était liée d’amitié
avec Stella, qui épousa Arcady, le fils adoptif d’Antonina. Le couple s’installa
chez celle-ci, à Saint-Pétersbourg.
13. Archives Georg Loonkin.
14. Rupp et Wiedmaier, BStU, dossiers.
15. La Stasi avait aussi un dossier sur Grete Buber-Neumann. Son ouvrage
pionnier, Prisonnière de Staline et d’Hitler (1948), n’avait jamais donné autant
de détails sur les horreurs du goulag stalinien, et fut naturellement interdit à l’Est.
Aujourd’hui encore, le livre n’est pas traduit en russe.
16. Benjamin Ferencz, ancien procureur à Nuremberg, raconte sa bataille pour
amener Siemens à payer dans Less than Slaves : Jewish Forced Labor and the
Quest for Compensation, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press,
1984.
17. En Allemagne de l’Ouest, il n’y eut pas de procès entre 1949 et 1989
concernant les crimes commis par des femmes SS gardiennes à Ravensbrück.
Une poignée de gardiennes furent jugées au procès de Majdanek qui se déroula à
Francfort entre 1975 et 1981. Une accusée, Hermine Braunsteiner, avait été
retrouvée à New York par le chasseur de nazis Simon Wiesenthal ; condamnée à
perpétuité, elle fut libérée en 1996 pour raisons de santé.
18. En 1968, l’historienne française Olga Wormser-Migot publia une étude des
camps, Le Système concentrationnaire nazi, 1939-1945, Paris, PUF, 1968, où elle
affirmait qu’on n’avait aucune preuve de l’existence de chambres à gaz sur le sol
allemand.
19. Ce n’est pas son vrai nom : elle a souhaité demeurer anonyme.
20. Voir Sarah Helm, « The Nazi Guard’s Untold Love Story », Sunday Times
Magazine, 5 août 2007.
21. Pour des précisions sur la manière dont les procureurs britanniques
arrivèrent au chiffre de 90 000 morts, voir le rapport provisoire sur l’enquête de
Ravensbrück, WO 235/316.
22. Gedenkort a également fabriqué des figures de grillage, Maschas, qu’elle a
placées sur le site.
23. L’Office central allemand d’enquête sur les crimes de guerre nazis de
Ludwigsberg a aussi décidé dernièrement que Ravensbrück n’était « pas un camp
de la mort ». Pour cette raison, il n’enquête plus sur les crimes commis par les
gardiennes ou les officiers SS de Ravensbrück, mais uniquement sur les crimes
des camps de la mort. Du fait de cette décision absurde, il n’y aura pas d’enquête
sur les crimes de Ravensbrück liés à l’extermination. En revanche, quand les
gardiennes furent affectées à un « camp de la mort », leurs crimes justifient une
enquête : de fait, l’Office central enquête actuellement sur les crimes commis à
Majdanek par une poignée d’anciennes de Ravensbrück.
24. Primo Levi, « Si c’est un homme », in Levi, Si c’est un homme, trad.
M. Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987, p. 9.
Index
AA (Bramine van der) 1
AA (Jacky van der) 1
ADAM (August) 1, 2
ADAMSKA (Maria) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
ADLER (Semiona) 1
Agfa 1, 2, 3, 4, 5
AGNIEL (Michèle) 1, 2, 3, 4
ALBIN (Per) 1
ALINCOURT (Jacqueline d’) 1, 2, 3, 4
ANDRZEJAK (Wacława) 1, 2, 3
APFEL (Hedwig) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
APFELKAMMER (Maria) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
ARENDT (Hannah) 1
ARNOLDSSEN (Hans) 1, 2, 3, 4
ATKINS (Vera) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
AUMEIER (Hans) 1, 2, 3, 4, 5, 6
Auschwitz 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42,
43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63,
64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84,
85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103,
104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119,
120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134,
135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149,
150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164,
165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179,
180, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194
AVIDOWA (Zina) 1, 2, 3, 4
BĄBIŃSKA (Bogna) 1
BACHAR (Susi) 1
BACKASCH (Gerda) 1
BAJ (Zofia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
BALCAROVÁ-FISCHEROVÁ (Milena) 1
BARANOWSKA (Marta) 1, 2, 3, 4, 5
BARRY (Julia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26
BARSOUKOVA (Ilena) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Barth (camp satellite) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
BASEDEN (Yvonne) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36
BBC 1, 2, 3
BCRA (Bureau central des Renseignements et d’Action) 1
Belzec (camp) 1, 2, 3
BENARIO (Eugenia) 1
BENARIO (Olga) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61,
62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82,
83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98
BENARIO PRESTES (Anita) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
BENARIO PRESTES (Olga) 1
BENESCH (Susi) 1, 2, 3, 4, 5
BENESCH (Tanja) 1
BENEVISTI (Allegra) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
BENEVISTI (Berry) 1, 2, 3, 4, 5
BENOIST (Robert) 1
Bergen-Belsen (camp) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
BERNADOTTE (comte Folke) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37,
38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58,
59, 60, 61, 62
BERNARD (Jacqueline) 1, 2, 3
Bernburg (centre d’euthanasie) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17
Berndorf (usine de munitions) 1, 2
BERNER (Ira) 1
BERNIGAU (Jane) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
BERNSTEIN (Alice) 1
BERTL (Josef) 1, 2, 3, 4, 5, 6
BERTRAM (Lina) 1, 2, 3, 4
BIEGA (Maria) 1
BIELICKA (Maria) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
BINDER (Gustav) (« Schinderhannes ») 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19
BINDER (Martha) 1, 2
BINGEL (Rudolf) 1, 2, 3, 4
BINZ (Dorothea) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83,
84, 85, 86, 87, 88, 89, 90
BINZ (Rose) 1
BINZ (Walter) 1, 2
Birkenau 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
BITTERHOFF (Leni) 1, 2, 3, 4
BLASS (Waltraud) 1
BLOCH (Denise) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
BLOSER (Georg) 1
BOBKOVA (Vera) 1, 2, 3, 4, 5
BOLANOV (Nadia) 1
BOMMEZIJN DE ROCHEMENT (Jean) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
BONTEMPS (Minny) 1
BOOM (Betsie ten) 1, 2, 3, 4, 5
BOOM (Claire van den) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
BOOM (Corrie ten) 1, 2, 3, 4, 5
BOOTH (William) 1
BORMANN (Gerda) 1
BORMANN (Martin) 1
BÖSEL (Grete) 1, 2
BOSSE (Albert) 1, 2
BOUDOVA (Bozena) 1, 2
BOUHLER (Philipp) 1, 2, 3, 4
BOULANOV (Sergueï) 1, 2, 3, 4
BOY-BRANDT (Hildegard) 1, 2
BOYKO (Ekaterina) 1, 2
BOYKO (Leonida) 1
BRANDT (Rudolf) 1, 2
BRÄUNING (Edmund) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Brauweiler (atelier) 1, 2, 3, 4, 5
BRECHT (Bertolt) 1
Brest-Litovsk 1
BREUER (Herta) 1, 2
BREWDA (Alina) 1, 2, 3, 4, 5, 6
BRIN (Anna) 1
BRINK (Julius ten) 1
BRINK (Mathilde ten) 1
BROAD (Pery) 1, 2
BRUCH (Ruth) 1
Brückenthin 1, 2, 3, 4
BRUNDSON (Emma) 1, 2, 3, 4
BRUNVOLD (Kirsten) 1
BUBER AGASSI (Judith) 1
BUBER-NEUMANN (Grete) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37,
38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58,
59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79,
80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99,
100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115,
116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131,
132, 133, 134, 135
Buch 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Buchenwald 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36
BUCHMANN (Erika) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22
Budy (massacre) 1, 2, 3, 4, 5, 6
BUGI (jeune fille juive) 1, 2, 3
Bund Deutscher Mädel 1
BUNJAC (Nadja) 1, 2
BURACZYŃSKA (Wojciecha) 1, 2, 3, 4, 5, 6
BURCKHARDT (Carl-Jacob) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
BUTEAU (Mme) 1
CABAJ (Maria) 1, 2, 3, 4
CARLMARK (Live) 1
CASSENS (Erna) 1
CERNETIC (Silvie) 1
CHAMIER (Frank) 1
CHATENAY (Barbara) 1, 2
Chelmno (camp) 1, 2
Chemnitz (camp satellite) 1, 2, 3
CHERAMY (Pat) 1, 2, 3, 4
CHODKIEWICZ (Natalia) 1, 2
CHOMBART DE LAUWE (Marie-Jo)Voir WILBORTS (Marie-Jo)
CHORĄŻYNA (Halina) 1, 2, 3, 4, 5, 6
CHROSTOWSKA (Grażyna) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
CHROSTOWSKA (Pola) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
CHROSTOWSKI (Michał) 1, 2
CHURCHILL (Peter) 1
CHURCHILL (Winston) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Clap Wanda 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
CLAUBERG (Carl) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Claude (Anne SPOERRY) 1, 2, 3, 4, 5, 6
CLUTTON (George) 1, 2, 3, 4, 5
COHEN (Herta) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Cologne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
CONRAD (Artur) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
CORMERAIS (Anne-Marie) 1
COTT (Alfred) 1
COUËRON (Françoise) 1
Cracovie 1, 2, 3, 4, 5
CRINIS (Max de) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
CURT (Dr) 1, 2, 3, 4, 5, 6
CUVERVILLE (Christiane de) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
CZAJKOWSKA (Stanisława) 1
CZECH (Danuta) 1
CZENICIUK (Maria) 1
CZYŻ (Krysia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83,
84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 105, 106, 107, 108
CZYŻ (Wiesław) 1
DĄBRÓWSKA (Krystyna) 1, 2, 3
Dachau 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36
DA CUNHA (John) 1, 2
Daimler-Benz 1, 2
DANZIGER (agent de la Gestapo) 1
DATZ (Käthe) 1, 2
DAVINROY (Claire) 1
DECORNET (Nelly) 1
DEL MARMOL (Mme) 1
Dessau 1, 2, 3, 4
DIXON (Lucienne) 1, 2, 3
DOLA (Irma) 1
DOMINA (Evdokia) 1, 2
Dömitz (forteresse) 1
DONNER (Isabelle) 1
DORA (infirmière allemande) 1, 2
DRABKINE (Yaacov) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
DRAGAN (Irena) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
DRECHSEL (Margot) 1
DREYFUS (Dora) 1
Drögen (centre SS) 1, 2, 3, 4
DUFOURNIER (Bernard) 1, 2, 3, 4, 5
DUFOURNIER (Denise) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28
DUMAST (Colette de) 1, 2, 3
Dunkerque 1, 2
Düsseldorf 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
DYDYŃSKA (Maria) 1, 2
DZIDO (Jadwiga) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
DZIOUBA (Alexandra) 1
EBERL (Irmfried) 1
ECKLER (Irma) 1
EHLERT (Hertha) 1
Eichberg (hôpital psychiatrique) 1
EICHMANN (Adolf) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
EICKE (Theodor) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
EIGENBRODT (Franz) 1, 2
EISENHOWER (Dwight D.) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
ELSER (Georg) 1
ENGER (Singe) 1
EPKER (Neeltje) 1, 2, 3, 4, 5, 6
ESCHEBACH (Insa) 1
EWERT (Elise) (« Sabo ») 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
FABIUS (Odette) 1
FALKOWSKA (Ojcumiła) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
FASSBENDER (Elisabeth) 1
FAURISSON (Robert) 1, 2, 3
FEDTCHENKO (Anna) 1
FEJER (Eva) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
FEJER (Franz) 1
FILLIPSKA (mamie) 1
FINKELSTEIN (Modesta) 1, 2
FISCHER (Fritz) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
FISCHER (Ragna) 1
Flossenbürg (camp satellite) 1, 2, 3, 4
FOOT (Louisa) 1
FRAEDE (Edith) 1, 2, 3, 4, 5
Francfort 1, 2, 3, 4, 5, 6
Francfort-Waldorf (camp) 1
FRELICH (Leonarda) 1, 2, 3
Fresnes (prison) 1, 2, 3, 4
FRICK-CRAMER (Marguerite) 1, 2, 3
FRYKMAN (Sven) 1, 2
FÜRBRINGER (Barbara) 1
Fürstenberg 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42,
43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61
Fürstenberg (crématorium) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
FYFFE (Angus) 1, 2, 3, 4
GABIANUIT (Mme) 1, 2
GALEN (Clemens August Graf von) 1
GALLINAT (Helga) 1
GAULLE (Charles de) 1, 2, 3, 4, 5, 6
GAULLE (Geneviève de) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22
GAULLE (Xavier de) 1
GAWEDA (Helena) 1
GEBHARDT (Karl) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53
Gedenkort (groupe féministe) 1, 2
Genève 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38
Genève (conventions de) 1, 2, 3
Genthin (camp) 1, 2, 3, 4
GESSLER (Otto) 1
GIDE (André) 1
GIRARD (Anise) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34
GLOBOCNIK (Odilo) 1, 2, 3
GLODSCHEY (Edith) 1
GLUCK (Hermann) 1
GLÜCKS (Richard) 1, 2, 3, 4, 5
GNAŚ (Maria) 1, 2, 3, 4, 5, 6
GNATOWSKA (Wacławska) 1
GOŁEMBSKI (Adam) 1, 2, 3
GOEBBELS (Joseph) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
GOHRIG (Ilse) 1
GOLDHANSI (Blockova) 1
GOLOVINA (Olga) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
GOLZ (Rüdiger von der) 1
GOREVA (Ekaterina) 1, 2
GÖRING (Franz) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29
GÖRING (Hermann) 1, 2, 3, 4
GORLICH (Emmi) 1, 2, 3
GORLITZ (détenu juif) 1
GOROBOTSOVA (Maria) 1
GÖRRIES (Ottilie) 1
GOSTYNSKI (Ilse) 1, 2, 3, 4, 5, 6
GOULD (Mme) 1
GOURNAY (Simone) 1, 2
GOVERS (Renée) 1
GRABIŃSKA (Barbara) 1
GRABOWSKA (Maria) 1, 2, 3
GRABSKA (Zofia) 1, 2
GRADE (Otto) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
GRADZILOWA (Lydia) 1
Grafeneck (château) 1, 2, 3, 4
GRAF (Josef) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
GRAWITZ (Ernst) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
GRESE (Irma) 1, 2, 3, 4, 5
GRIMM (Wolfgang) 1, 2
GRINBERG (Ida) 1
Grini (camp) 1
GROCHOLSKA (Maria) 1, 2
Gross Kreutz 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
GROSSMAN (Vassili) 1, 2, 3, 4, 5
Gross-Rosen (camp) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
GULBRANSSEN (Trygve) 1
Gusen (camp) 1, 2
Gut Hartzwalde 1, 2, 3
GUTTMANN (Lottie) 1
GUYOTAT (Suzanne) 1, 2, 3, 4, 5
HAAG (Lina) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
HAAKE (Martha) 1, 2, 3, 4
HAAKON VII 1, 2
HABICH (Janina) 1, 2, 3, 4
Hadamar (centre d’euthanasie) 1, 2
HAHN (Toni) 1
HÁJKOVÁ (Dagmar) 1, 2, 3, 4
HALDER (Franz) 1
HALLQVIST (Gösta) 1, 2
HALTER (Ilse) 1, 2
Hambourg 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42,
43, 44
HAMBURGER (Eva) 1
HAND (Anna) 1, 2
HANDKE (Emmy) 1, 2, 3, 4
HANIA (Ukrainienne) 1, 2, 3
Hartheim (château) 1, 2, 3, 4
HARTMANN (Elli) 1
HASSE (Klara) 1, 2
HEGER (Bjørn) 1, 2, 3, 4, 5, 6
Heinkel 1, 2, 3, 4, 5
HEINRICH (Ilse) 1, 2, 3
HELEN (Schwester) 1, 2, 3
HELLDORF (Wolf-Heinrich von) 1
HELLINGER (Martin) 1, 2, 3
HELTEN (Cäzilie) 1
HEMINGWAY (Ernest) 1
HENDRIX (Anne) 1
HENSCHEL (Lotte) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
HERBERMANN (Nanda) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
HÉREIL (Jacqueline) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
HERMANN (Ilse) (« Blondine ») 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34
HERMINE (Blockova) 1, 2, 3
HESS (Rudolf) 1
HEYDE (Werner) 1, 2, 3
HEYDRICH (Reinhard) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
HILDEGARD 1
HIMMLER (Gebhard) 1, 2
HIMMLER (Heinrich) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60,
61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81,
82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101,
102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117,
118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132,
133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147,
148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162,
163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177,
178, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192,
193, 194, 195, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 207,
208, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 222,
223, 224, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 237,
238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 252,
253, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267,
268, 269, 270, 271, 272, 273, 274, 275, 276, 277, 278, 279, 280, 281, 282,
283, 284, 285, 286, 287, 288, 289, 290, 291, 292, 293, 294, 295, 296, 297,
298, 299, 300, 301, 302, 303, 304, 305, 306, 307, 308, 309, 310, 311, 312,
313, 314, 315, 316, 317, 318, 319, 320, 321, 322, 323, 324, 325, 326, 327,
328, 329, 330, 331, 332, 333, 334, 335, 336, 337, 338, 339, 340, 341, 342,
343, 344, 345, 346, 347, 348, 349, 350, 351, 352, 353, 354, 355, 356, 357,
358, 359, 360, 361, 362, 363, 364
HIMMLER (Margarete, née BODEN) 1, 2
HIRSCHKRON (Ida) 1, 2, 3, 4
HITLER (Adolf) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83,
84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118,
119, 120, 121, 122, 123, 124, 125
HJORT (Johan) 1, 2, 3, 4, 5
HJORT (Wanda) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55
HODYS (Nora) 1
HOEPNER (Erich) 1
HOEPNER (Frau) 1, 2
HOETINK (Everardina) 1
HOFBAUER (Grete) 1
HOFFMANN (Magdalene) 1
Hohenlychen (clinique SS) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37
HOLST (Maja) 1, 2
HOLTHÖWER (Christine) 1
HONIGMANN (Sara) 1
HORTHY (Miklos) 1, 2
HÖSS (Rudolf) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46
HOUSKOVÁ (Hanka) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
HOZÁKOVÁ (Vera) 1, 2
HUBER (Max) 1, 2
HUGOUNENCQ (Suzanne) 1, 2, 3, 4
HULL (Cordell) 1
HUTH (Elfriede) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
IG Farben 1
Ilena Vassilievna (Polonaise) 1
INKA (étudiante tchèque) 1, 2
IRENKA (Polonaise) 1, 2, 3
IWAŃSKA (Janina) 1, 2, 3, 4, 5, 6
IWAŃSKA (Krystyna) 1, 2, 3, 4, 5
JABŁOŃSKA (Stanisława) 1
JABURKOVA (Jozka) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
JACKSON (Charlotte) 1, 2
JACKSON (Robert H.) 1, 2
JAHN (Walter) 1, 2, 3, 4, 5
JANDLE (Fredericka) 1
JANOVIC (Kamila) 1, 2
JANSEN (Dr) 1, 2
JAROSLAVSKY (Eduard) 1
JAROSLAVSKY (Fritzi) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
JESENSKÁ (Milena) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41
JESENSKY (Jan) 1, 2
JESPERSEN (Tora) 1
JEZEQUEL (Simone) 1
JEZIERSKA (Jadwiga) 1
JOCHMANN (Rosa) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30
JOHANSSEN (Kate) 1, 2
JOKESCH (Stefanie) 1
JOUKOV (maréchal) 1
KAFKA (Franz) 1, 2, 3
KAISER (Charles) 1, 2, 3, 4, 5
KAISER (Margot) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
KALLUS (Menachem) 1
KALTENBRUNNER (Ernst) 1, 2, 3
KAMIŃSKA (Jadwiga) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
KAMPF (Karla) 1
KANTSCHUSTER (Johann) 1
KAPER (Valesca) 1, 2
KAPILOVA (Anička) 1, 2, 3, 4
Karaganda (camp) 1, 2, 3, 4
Katyn (massacre) 1
KAWIŃSKA (Zofia) 1, 2, 3
KAWUREK (Katarzyna) 1
KERSTEN (Felix) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
KESTENBAUM (Leontine) 1, 2
KHARLAMOVA (Nina) 1, 2
KHOHKRINA (Olga) 1
KIECOL (Zofia) 1, 2, 3
KIERDORF (Friederike) 1, 2
KIPLING (Rudyard) 1
KLEMM (Evguenia Lazarevna) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37,
38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58,
59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77
KLEMM (Robert) 1
KLOSE (Tilde) 1, 2, 3, 4, 5, 6
KLUCZEK (Genowefa) 1
KLYOUGMAN (Maria) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20
KNOLL (Käthe) 1, 2, 3, 4, 5
KOŁODZIEJCZAK (Aka) 1, 2
KOEGEL (Max) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83,
84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93
KOEHLER (SS) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24
KOLARIK (Emanuel) 1, 2, 3, 4
KOLB (Frau) 1, 2
Königsberg (camp) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25
KONNIKOVA (Liouba) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
KOPCZRYNSKA (Leokadia) 1, 2, 3
KOREWINA (Helena) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
KORN (Marianne) 1, 2
KRAMER (Josef) 1
KRASKA (Weronika) 1, 2, 3, 4
KRAWCZYK (Irena) 1, 2
Kreisau (cercle de) 1, 2
KROCH (Frau) 1
KRÖFFGES (Gertrud) 1
KRUG (Else) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30
KRÜGER (Gisela) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
KRUG (Jacob) 1, 2
KRUG (Lina) 1, 2, 3, 4
KRUPSKA (Władysława) 1, 2
KRZOK (Lisbeth) (« Schwester Lisa ») 1, 2, 3, 4
KUBE (Erna) 1, 2, 3
KUBIS (Jan) 1
KUGELMANN (Louis) 1, 2
KUGELMANN (Rosa) 1, 2, 3
KUGELMANN (Stella) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28
KUHN (Erich) 1
KUHN (Helmut) 1, 2
KUIT (Margareta van der) (voir aussi Perre, Selma van de) 1, 2, 3, 4, 5
KUNA (Hedwig) 1, 2
KUNESCH (Elizabeth) 1
KUROWSKA (Kazia) 1, 2, 3
KUŚMIERCZUK (Maria) 1, 2, 3, 4
KVAPILOVÁ (Anička) 1
KWIECIŃSKA (Leokadia) 1, 2, 3, 4
LACHKI (Maro) 1
LA GUARDIA (Fiorello) 1, 2, 3
LA GUARDIA GLUCK (Gemma) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
La Haye (conventions de) 1, 2
LAKE (Virginia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57
LANCKOROŃSKA (Karolina) (« Frau Lange ») 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11,
12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44
LANGEFELD (Johanna) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60,
61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81,
82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101,
102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117,
118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132,
133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147,
148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162,
163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177,
178, 179, 180, 181, 182, 183, 184
LANGEFELD (Wilhelm) 1
LANGHOLM (Nelly) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
LASCROUX (Rosane) 1, 2, 3
LAVALETTE-MONTBRUN GLUCK (Mme de) 1
LAVERNEY (Françoise de) 1
Lebensborn 1, 2
LECOQ (Violette) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32
LEFEBVRE (Marie-Thérèse) 1, 2, 3, 4, 5
LEFORT (Alex) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
LEFORT (Cicely) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
LÉGER (Henriette) 1

É
LÉGER (Marie) 1, 2, 3, 4, 5
LEICHTER (Franz) 1, 2
LEICHTER (Käthe) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33
LEICHTER (Kathy) 1
LEIFER (Gustav) 1
LELONG (Mme) 1, 2
LÉNINE (Vladimir Ilitch) 1
Leningrad 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
LEPADIES (Mina) 1, 2, 3, 4, 5, 6
LEPAGE (Herr) 1
LE PORZ (Louise) (« Loulou ») 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37,
38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58,
59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79,
80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99,
100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115,
116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126
LE SCORNET (Christiane) 1, 2, 3, 4, 5, 6
LESÈVRE (Lise) 1
LE TAC (Yvonne) 1
LEVI (Primo) 1
LIARD (Jean-Marie) 1, 2
Lichtenburg (camp) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32
Lidice 1, 2, 3, 4, 5
Liebenau (centre d’internement) 1, 2
LIMAKHINA (Tamara) 1, 2
LINDELL (Mary) (comtesse de Milleville) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39
LINIEWSKI (Józef) 1
LIPMANN (Ilse) 1
LISSACK (Gerda) 1
Łódź (ghetto) 1, 2, 3
LOMBACHER (Richard) 1, 2
ŁOTOCKA (Stefania) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
LOTZ (Ottilie) 1
LOWIS (Else von) 1, 2
LUCAS (Franz) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22
LUDOLPH (Erna) 1, 2
LUENINK (Rosemarie von) 1, 2
LUNDHOLM (Anja) 1, 2, 3, 4, 5, 6
LÜSCHEN (Friedrich) 1
LUXEMBURG (Rosa) 1
MŁODKOWSKA (Stanisława) 1, 2, 3, 4, 5, 6
MĄCZKA (Zofia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
MAASE (Doris) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26
MABIRE (Christine) 1, 2
MAĆKOWSKA (Pelagia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
MACIEJEWSKA (Wanda) 1, 2
Madagascar 1, 2
MAHNKE (Vera) 1
Majdanek (camp) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24
MAJKOWSKA-KRUSZYŃSKA (Józefa) 1, 2, 3
MAKAROVA (Valentina) 1, 2
MAKUSZYŃSKI (Kornel) 1, 2, 3
MALATCHOVA (Lena) 1, 2, 3
Malchow (camp satellite) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
MALLET (Victor) 1
Malmö 1, 2, 3, 4
MALYGINA (Liousia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
Manchester Guardian 1
MANDL (Maria) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
MÄRKER (pasteur) 1, 2
MARKOVA (Rosa) 1
MARSCHALL (Elisabeth) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21
MARTIN (sœurs) 1
MARTI (Roland) 1, 2, 3, 4, 5
MARX (Karl) 1, 2, 3
MASARYK (Tomáš) 1
MASUR (Norbert) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
MAUER (Luise) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41
MAUL (Stefan) 1
MAUREL (Micheline) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29
Mauthausen 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
MEDNIKOV (Alexander) 1
MEIER (Elfriede) 1
MENGELE (Josef) 1, 2
MENNECKE (Eva) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
MENNECKE (Friedrich) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33
MENZER (Rosa) 1, 2
MERTINKAT (Wilhelm) 1
MERTZISEN (Suzanne) 1, 2, 3
MESEBERG (Marta) 1
METZLER (Dr von) 1, 2
MEWES (Margarete) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
MEYER (Hans) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
MICHALIK (Stanisława) 1, 2, 3, 4
MICHELLE (amie de Micheline) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
MIKULSKA (Eugenia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Minsk 1, 2, 3, 4
MINZBURG (Regina) 1
MITTELMANN (Sarah) 1
MOLDENHAWER (Maria) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
MOLL (Otto) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
MOLOTOV 1
MOLTKE (Helmuth von) 1, 2, 3
MONTFORT (Annie de) 1, 2, 3, 4
MONTFORT (Henri de) 1
Moringen (prison pour femmes) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
MORY (Carmen) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62,
63
Moscou 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28
MOSCOVITCH (Chaya) 1, 2, 3, 4
MOSCOVITCH (Frieda) 1
MOSCOVITCH (Naomi) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
MOSCOVITCH (Yair) 1
MOUNKINA (Anya) 1
MOURBEL (Marthe) 1
MOZYNSKA (Isabella) 1
MÜSSGUELLER (Philomena) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
MUSY (Jean-Marie) 1, 2, 3, 4
NAGY (Margit) 1, 2
NAGY (Marianne) 1, 2, 3, 4
NAGY (Rosza) 1, 2, 3, 4, 5, 6
NAKONETCHNAYA (Nadia) 1
Natzweiler (camp) 1, 2, 3
NEARNE (Eileen) 1, 2, 3
NEDVEDOVA (Zdenka) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50
Neubrandenburg (camp satellite) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17
NEUDECK (Ruth) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42
Neue Bremm (camp) 1, 2
Neuengamme (camp) 1, 2, 3, 4, 5
NEUMANN (Heinz) 1, 2
Neurohlau (camp) 1, 2, 3, 4, 5, 6
Neustadt-Glewe (camp satellite) 1
Neustrelitz (camp) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
New York Times 1
Niederhagen 1
NIKIFOROVA (Antonina) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
NINA (Ukrainienne) 1
NITSCHE (Paul) 1, 2
NIUŚ (Eugeniusz SWIDERSKI) 1, 2, 3, 4, 5, 6
NORDLING (Raoul) 1, 2, 3
Nuremberg 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
OBERHEUSER (Herta) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40
Odessa 1
OKRENT (Selma) 1
OLHESKY (Louise) 1
ÖL (Mariechen) 1
OLYMPIADA (tante) 1, 2, 3, 4, 5
OPITZ (Fritz) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
ORENDI (Dr) 1, 2, 3, 4
OSCAR II 1
O’SHAUGHNESSY (Mary) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
OTTELARD (Irène) 1, 2, 3, 4
PAJĄCZKOWSKA (Janina) 1
PALEVKOVA (Helena) 1
Paris 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23,
24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44,
45, 46
PATTON (George) 1
Pearl Harbor 1
Peenemünde 1
PEREKLINE-RUDOLPHINO (Suzi) 1
PERRE (Selma van de ou Margareta van der) 1, 2, 3, 4, 5
PETERS (Heinrich) 1
PETROUCHINA (Maria) 1
PETROV (Ivan) 1
PETRY (Agnes) 1, 2, 3, 4, 5
PEULEVÉ (Harry) 1
PFANNMÜLLER (Hermann) 1
PFAUS (Tzigane) 1
PFEIFER (Anna) 1
PFEIFER (Theresia) 1
PFEIFFER (Amalie) 1
PFLAUM (Hans) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24
Philips (usine) 1
PIASECKA (Helena) 1
PIERREPOINT (Albert) 1
PIETRZYK (Basia) 1, 2, 3
PIETSCH (Ella) 1, 2, 3, 4
PIGNATTI (Tatiana) 1, 2
Pinkafeld 1
PISCAUL (Kate) 1
PLATER-SKASSA (Maria) 1, 2, 3
PLUCKER (Lisel) 1
POBIEDZIŃSKA (Kazimiera) 1
POCIŁOWSKA (Zofia) 1, 2, 3, 4, 5
POHL (Oswald) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
POIRIER (Micheline) (« Micky ») 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Pologne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43,
44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64,
65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74
POSTEL-VINAY (Anise)Voir GIRARD (Anise)
POTTHAST (Hedwig) (« Häschen ») 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,
15
POTTHAST (Nanette Dorothea) 1, 2
POZLOTKO (Stanisława) 1
PRESTES (Leocadia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
PRESTES (Ligia) 1, 2, 3
PRESTES (Luis Carlos) 1, 2, 3, 4, 5
PROHASKA (Johanna) 1
PROKESCH (Giolantha) 1, 2, 3
PRUS (Alfreda) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
QUERNHEIM (Gerda) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39
RABE (Margarete) 1
RABENSTEIN (Gertrud) (« Gustave de fer ») 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
RAMDOHR (Ludwig) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50
RAPP (SS) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28
RASCHER (Sigmund) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Rastatt (procès) 1, 2
RATZEWEIT (Blockova) 1, 2, 3
Rechlin (camp satellite) 1, 2
REHLÄNDER (Rudolf) 1, 2, 3
REIBMAYR (Ilse) 1, 2, 3, 4
REIMANN (Barbara) 1
REK (Izabela) 1, 2, 3, 4
REMARQUE (Erich Maria) 1
RENAULT (Maisie) 1, 2, 3
RENÉE (amie de Micheline) 1, 2
RENTMEISTER (Käthe) 1, 2
REVIER (Dora) 1, 2, 3
REYNAUD (Paul) 1
RIBBENTROP (Joachim von) 1
RIDONDELLI (Mme) 1
Riga-Kaiserwald (camp) 1
RINGMAN (Eric) 1
RINKEL (Fred) 1
RISSEL (Frau) 1, 2
RIVET (Élise) (mère Élisabeth de l’Eucharistie) 1
ROKOSSOVSKI (Konstantin) 1, 2, 3, 4
ROLFE (Lilian) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21
ROOSEVELT (Franklin D.) 1, 2
ROSENBERG (Hans) 1
ROSENTHAL (Rolf) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31
ROSETTA (Blockova) 1
Rostov (bataille) 1, 2, 3, 4
ROUSH (Eleanor) 1
ROUSSEAU (Jeannie) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
ROZALIA (Kiryłło) 1
RUDELLAT (Yvonne) 1, 2, 3, 4
RUDROFF (Anni) 1, 2, 3, 4
Ruhr 1, 2, 3, 4, 5
RUNDO (Maria) 1, 2, 3, 4, 5, 6
RUPP (Clara) 1, 2, 3, 4, 5, 6
RUPP (Minna) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
RYBALTCHENKO (Lydia) 1
RYCZKO (Wiktoria) 1
Sachsenhausen 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40
SAEFKOW (Änne) 1
SALSKA (Renée) 1
SALVEQUART (Vera) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56
SALVESEN (Harald) 1, 2
SALVESEN (Sylvia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61,
62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82,
83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95
SALVINI (Hermine) 1, 2, 3, 4, 5
SAMOÏLOVA (Valentina) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38,
39, 40, 41
SANSOM (Odette) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20
SARKOZI (Gisela) 1
SAUER (Albert) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
SAUR (Karl Otto) 1
SAUVAGE (Raymonde) 1
SAVELIEVA (Zoïa) 1, 2, 3, 4
SCHAPER (Frau) 1, 2
SCHARINGER (Marianne) 1, 2
SCHELLENBERG (Walter) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
SCHENK (Walter) 1, 2, 3, 4
SCHIEDLAUSKY (Gerhard) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
SCHINDLER-SAEFKOW (Bärbel) 1, 2
SCHMALENBACH (Curt) 1, 2, 3, 4, 5
SCHMIDT (Elfriede) 1, 2
SCHMIDT (Horst) 1
SCHNEIDER (Fini) 1, 2, 3, 4, 5, 6
SCHOLTZ-KLINK (Gertrud) 1
SCHREITER (Gertrud) 1
SCHRÖDER (Gerda) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23
SCHRÖERS (Irmgard) 1
SCHULLEIT (Hilde) 1
SCHULTZ (caporal) 1
SCHULZE (Alma) 1
SCHUPPE (Charlotte) 1
SCHWARZHUBER (Johann) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37,
38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48
Schwerin 1, 2, 3, 4, 5
SEBESTYN (Mme) 1
SEEFELD (Herr) 1, 2
SEIP (Arup) 1, 2, 3, 4, 5
SEIP (Joanna) 1, 2, 3
SHERIDAN (Ann Seymour) 1, 2, 3, 4, 5
SHIRER (William) 1
Siemens 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43,
44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64,
65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85,
86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104,
105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119
SILBERMANN (Lotte) 1, 2, 3, 4, 5
SILVANI (Jenny) 1, 2, 3, 4, 5
Simferopol (procès des médecins) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
SINDERMAN (Anni) 1
SINTSOVA (Vera) 1
SKENE (Eugenia von) 1, 2, 3, 4, 5
SMAUSER (Ami) 1
SMEDSRUD (Solveig) 1
SMELIANSKAÏA (Marina) 1, 2
SMERCH 1, 2, 3, 4, 5, 6
Sobibor 1, 2, 3
SOE 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23,
24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35
Soest 1, 2, 3, 4, 5, 6
SOKOVA (Alexandra) 1, 2, 3, 4, 5
SOKULSKA (Zofia Dziuba) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23
SOLEWICZ (Erna) 1
SÖLZER (Anna) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
SOMERHOUGH (Tony) 1
Sonnenstein (centre de gazage) 1
SONNTAG (Lotte) 1, 2
SONNTAG (Walter) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61,
62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72
SOVOTNA (Camilla) 1
SPARMANN (Edith) 1, 2, 3, 4, 5
SPEER (Albert) 1, 2, 3
SPERANSKAYA (Ekaterina) 1, 2, 3
SPOERRY (Anne) (« Claude ») 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
SPRENGEL (Rita) 1, 2, 3, 4
STAKHANOV (Mikhaïl) 1
STALINE (Josef) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36
Stalingrad 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
STASSART (Amanda) 1, 2, 3, 4, 5
STAUFFENBERG (Claus von) 1, 2
STEFANIAK (Zofia) 1, 2
STEGEMANN (Wolfgang) 1, 2, 3, 4
STEKOLNIKOVA (Anna) 1, 2, 3, 4, 5
STERN (Sara Henni) 1, 2
STEWART (Stephen) 1, 2, 3, 4, 5
Steyr-Daimler-Puch AG 1
STRACHWICH (Irma von) 1
STRASSNER (Frau) 1
STRZELECKA (Helena) 1
STUMPFEGGER (Ludwig) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
STURM (Hanna) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37
Stutthof (camp) 1, 2, 3, 4
Sudètes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
SUHREN (Fritz) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83,
84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118,
119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133,
134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148,
149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163,
164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 178,
179, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192
SULTAN (Johanna) 1
SUSKOVA (Synka) 1, 2
SVENSSON (Åke) 1, 2
SWIDERSKI (Eugeniusz) (« Niuś ») 1, 2, 3, 4
SWIT (Radio Aube) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
SZABÓ (Violette) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31
SZOURA (électricienne) 1, 2
SZWEDA (Romana) 1, 2
SZYCH (Teodozja) 1
SZYDŁOWSKA (Joanna) 1
SZYJKOWSKA (Irena) 1, 2, 3, 4, 5
T4 1
TAMBOUR (Germaine) 1, 2, 3
TAMBOUR (Madeleine) 1, 2, 3, 4, 5
TANEWA (Georgia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
TANKE (Klara) 1, 2
Tauforova Mlada 1
TCHETCHKO (Valentina) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
TEDESCO (Mme) 1, 2
TEEGE (Bertha) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62
Templin (hôpital) 1, 2
Texled 1, 2
THÄLMANN (Ernst) 1, 2
THÄLMANN (Irma) 1
THÄLMANN (Rosa) 1, 2, 3, 4, 5
THELEN (Lydia) 1
Theresienstadt (camp) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
THÜRINGER (Frau) 1, 2
THURY (Elisabeth) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
TICKELL (Jerrard) 1, 2
TILLIER (Geneviève) 1
TILLION (Émilie) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
TILLION (Germaine) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38
TKACZYK (Stasia) 1, 2
TOL (Stijntje) 1, 2
Torgau 1
Torgau (camp satellite) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23
TOURTAY (Denise) 1, 2
Tragende (statue) 1, 2, 3, 4
Treblinka 1, 2, 3, 4, 5
TREITE (Carl) 1
TREITE (Percival) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61,
62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82,
83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118,
119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133,
134, 135, 136, 137, 138, 139, 140
TREVOR-ROPER (Hugh) 1
TRKSAK (Irma) 1, 2, 3
TROMMER (Richard) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
TSCHAJALO (Tamara) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
TSCHERNITSCHENKO (Halina) 1
Uckermark (Camp de jeunes) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16,
17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37,
38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58,
59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79,
80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99,
100, 101, 102, 103, 104
ULLRICH (Lisa) 1, 2
UNRRA 1
USELDINGER (Yvonne) 1, 2
VAGO (Aniko) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
VAGO (Lydia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25
VAILLANT-COUTURIER (Marie-Claude) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18
VALESKE (Mina) 1, 2
VAN DEN BROEK D’OBRENAN (Mme) 1
VANTCHENKO (Vera) 1, 2
VARGAS (Getulio) 1
Varsovie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43,
44, 45, 46
VASSILIEVA (Nadia) 1, 2
VAVAK (Anni) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
VERETENNIKOVA (Raïssa) 1
Verfügbare 1, 2, 3, 4, 5
VERMEHREN (Isa) 1, 2, 3
Versailles (traité) 1
VIRLOGEUX (Claude) 1
VLADIMIMOVA (Evguenia) 1
VLASSENKO (Maria) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
VLASSOV (Andreï) 1
VOGL (commandant) 1
VOLKENRATH (Elisabeth) 1, 2
Völkischer Beobachter 1, 2, 3
VOLLRATH (Elfriede) 1
VOLOCHINA (Ludmilla) 1
Vught (camp) 1, 2
WACHSTEIN (Marianne) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21
WAITZ (Katharina) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
WAMSER (Anni) 1
Wandervogel 1
Wannsee (conférence) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
WASILCZENKO (Hanna) 1, 2
WASILEWSKA (Halina) 1, 2, 3
WASSNER (Karl) 1
WEBER (Max) 1
Weimar 1, 2, 3, 4, 5, 6
Weinert 1, 2
WEISS (Edith) 1
WELLSBERG (Chaya) 1
WELLSBERG (Pola) 1, 2
WENDLAND (Herr) 1, 2
WERNER (Ruth) 1, 2, 3
WEYAND (Gerda) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
WIDMANN (Babette) 1, 2
WIEDMAIER (Maria) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29
WIERNICK (Ilse) 1, 2
WILBORTS (Marie-Jo) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
WILGAT (Maria) 1, 2, 3
WILHELM (Dr) 1
WINKELMANN (Adolf) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23
WITASSE (Nicole de) 1, 2
WITZLEBEN (Wolf-Dietrich von) 1, 2, 3
WODZYNSKA (Stefania) 1
WODZYNSKA (Wanda) 1
WOJTASIK (Wanda) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61,
62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80
WOLK (Julie) 1, 2, 3, 4, 5
WRESCHNER (Charlotte) 1, 2, 3
WRESCHNER (Margarete) 1, 2
YOUNG (Mary) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
ZAJĄC (Krystyna) 1, 2
ZAJĄCZKOWSKA (Basia) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
ZAREMBA (Krystyna) 1, 2
ZAVRL (Vida) 1
ZEH (Maria) 1
ZETLER (Frieda) 1
ZETTERMAN (gardienne) 1
ZIELONKA (Maria) 1, 2
ZILL (Egon) 1
ZIMBERLIN (Marie-Louise) (« Zim ») 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
ZIMMER (Emma) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41
ZIMMERMANN (Leonore) 1, 2, 3
ZUUR (Sabine) 1
Zwodau (camp satellite) 1, 2
ANNEXES
Plan de Ravensbrück de l’artiste française France Audoul, qui fut une des
« 27 000 » – le plus fort groupe de détenues françaises arrivées au camp le
3 février 1944.
Le plan indique l’enceinte principale, au bord du lac, avec le portail, les
douches, les cuisines et l’Appellplatz. Sont également visibles la chambre
à gaz (« gaz ») et le crématorium. Contre le mur sud, se trouve le potager
des SS ; juste au-delà, le Siemenslager et les entrepôts où étaient stockées
et triées les « marchandises volées » aux détenues. Le « Camp
d’extermination » est aussi clairement indiqué, de même que les « nids de
mitrailleuses » installés au nord. À proximité du lac, se trouvent les restes
d’un « fortin » et un « marais ».

De Ravensbrück : 150 000 femmes en enfer. 32 croquis et portraits faits au


camp 1944-1945, 22 compositions et textes manuscrits de France Audoul,
Paris, Le Déporté, 1953.
Bibliographie
Archives
ALLEMAGNE
Archiv Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück
Archiv Gedenkstätte Buchenwald
Bundesarchiv Berlin
Bundesarchiv Ludwigsberg
Geschichtsarchiv der Zeugen Jehovas International Tracing
Service, Bad Arolsen
Landesarchiv Nordrhein-Westfalen Siemens Archives,
Munich
Staatsarchiv Nürnberg
Stasi Archives
Studienkreis Deutscher Widerstand 1933–1945
Stutthof Concentration Camp Memorial Archives
AUTRICHE
Dokumentationsarchiv des österreischen Widerstandes
SUISSE
Comité international de la Croix-Rouge Suisse
ROYAUME-UNI
BBC Written Archives, Caversham
Imperial War Museum
Polish Institute Library, Londres
Polish Underground Movement Study Trust Sikorski
Institute
The National Archives
Wiener Library
FRANCE
Archives diplomatiques du ministère des Affaires
étrangères, Colmar
Archives de l’Association des Déportées françaises de
Ravensbrück, Bibliothèque de Documentation
Internationale Contemporaine, Nanterre et Paris
Bordeaux, Archives municipales
Le Havre, Archives municipales
Musée de la Résistance et de la Déportation, Besançon
ÉTATS-UNIS
National Archives and Records Administration
United States Holocaust Memorial Museum
SUÈDE
The Polish Research Institute in Lund, Lund University
Library
POLOGNE
Museum of National History, Varsovie
Museum of Martyrology « Pod Zegarem » (Sous l’horloge),
section du musée de Lublin (Muzeum Lubelskie w
Lublinie)
RUSSIE
GARF Military Archives History Library, Moscow
Memorial Library, Moscou
ISRAËL
Central Zionist Archives Yad Vashem
PAYS-BAS
International Institute for Social History
NORVÈGE
Hjemmef rontmuseet
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Crédits photographiques
p. 1
haut : Collection de Robert H. Wiese, Eppelheim
milieu : Hanka Housková ; copie in Mahn- und Gedenkstätte
Ravensbrück/Stiftung Brandenburgische Gedenkstätte
bas : Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung Brandenburgische
Gedenkstätte

p. 2
haut : Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung Brandenburgische
Gedenkstätte
milieu : Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung Brandenburgische
Gedenkstätte
Johanna Langefeld : Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung
Brandenburgische Gedenkstätte
Fritz Suhren : Atkins papers, Imperial War Museum
Max Koegel : Copie in Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung
Brandenburgische Gedenkstätte

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Toutes les photographies : Copies in Mahn- und Gedenkstätte
Ravensbrück/Stiftung Brandenburgische Gedenkstätte

p. 4
Olga Benario : Copie in Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung
Brandenburgische Gedenkstätte
Doris Maase : avec l’autorisation de Kaspar Maase
Ilse Gostynski : avec l’autorisation de Marlene Rolfe
Jozka Jaburkova : Copie in Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung
Brandenburgische Gedenkstätte
Anna Sölzer : LAV NRW R BR 0234/83
Käthe Leichter : avec l’autorisation de Franz et Kathy Leichter
Grete Buber-Neumann : Bibliothèque nationale allemande. Archives des exilés
allemands, 1933–1945, Francfort

p. 5
Herta Cohen : LAV NRW R RW-58/54910
Wanda Wojtasik : Musée des martyrs « Pod Zegarem » (Sous l’horloge),
section du musée de Lublin (Muzeum Lubelskie w Lublinie)
Milena Jesenská : © INTERFOTO/Alamy
Krysia Czyż : Musée des martyrs « Pod Zegarem » (Sous l’horloge), section du
musée de Lublin (Muzeum Lubelskie w Lublinie)
Grażyna et Pola Chrostowska : Musée des martyrs « Pod Zegarem » (Sous
l’horloge), section du musée de Lublin (Muzeum Lubelskie w Lublinie)

p. 6
haut : Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung Brandenburgische
Gedenkstätte
milieu : Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung Brandenburgische
Gedenkstätte
bas : Copie in Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung
Brandenburgische Gedenkstätte

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Toutes les photographies : Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung
Brandenburgische Gedenkstätte

p. 8
Maria Kuśmierczuk : United States Holocaust Memorial Museum, avec
l’autorisation d’Anna Hassa Jarosky et Peter Hassa
Carte de Noël : United States Holocaust Memorial Museum, avec
l’autorisation d’Anna Hassa Jarosky et Peter Hassa
Koperta : avec l’autorisation de Maria Wilgat
Jadwiga Dzido : © Ullstein Bild/Topfoto
Karl Gebhardt : De Verhandlungen des Historischen Vereins für
Niederbayern. Avec l’autorisation des Stadtarchiv Landshut

p. 9
Noël des enfants : © DACS 2014.
Zimni Apel : Terezín Memorial
Nourritures terrestres : avec l’autorisation de Richard Lecoq
Schmuckstück : Copie in Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung
Brandenburgische Gedenkstätte

p. 10
Antonina Nikiforova : Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung
Brandenburgische Gedenkstätte
Zdenka Nedvedova : Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung
Brandenburgische Gedenkstätte
Stella Kugelmann : avec l’autorisation de Stella Kugelmann-Nikiforova
Evguenia Klemm : avec l’autorisation de Georg Loonkin
Triangle et matricule de Klemm : Mahn- und Gedenkstätte
Ravensbrück/Stiftung Brandenburgische Gedenkstätte

p. 11
Loulou Le Porz : avec l’autorisation de Jean-Marie Liard
Yvonne Baseden : Atkins papers, Imperial War Museum
Violette Szabó : Atkins papers, Imperial War Museum
Mary Young : Aberdeen Journal
Sylvia Salvesen : Imperial War Museum
Marie-Louise Zimberlin : Lycée la Prat’s de Cluny
Karolina Lanckorońska : Archiwum Nauki PAN i PAU, sygn. K III-150, fot.
o
n 337, 329

p. 12
Toutes les photographies : Hanka Housková ; copies in Mahn- und
Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung Brandenburgische Gedenkstätte

p. 13
haut gauche : Nordiska museet
haut droite : Nordiska museet
milieu : Polfoto
bas : Photothèque CICR (DR)

p. 14
haut gauche : Copie in Mahn- und Gedenkstätte Ravensbrück/Stiftung
Brandenburgische Gedenkstätte
haut droite : John da Cunha, The National Archives
bas gauche : The National Archives
bas droite : © Topfoto

p. 15
Toutes les photographies : John da Cunha, The National Archives

p. 16
haut gauche : © Stephen Tyas
haut droite : © Sarah Helm
bas : © Sarah Helm
Remerciements
Mon intention, dans ce livre, était de raconter
essentiellement l’histoire de Ravensbrück à travers les voix
des femmes elles-mêmes, mais le temps était compté. Ma
première tâche fut de partir à la recherche des dernières
survivantes. Pour cela, il me fallait des guides, et c’est à eux
que j’adresse d’abord mes remerciements.
C’est en Russie et à l’Est que les rescapées seraient les
plus difficiles à retrouver, d’autant que l’on connaissait fort
peu de noms.
J’ai rencontré le Dr Bärbel Schindler-Saefkow dans son
lotissement ensoleillé de Berlin-Est, à un jet de pierre de
l’hôtel particulier Karlshorst où les forces nazies se
rendirent à l’Armée rouge, le 9 mai 1945. Fille d’une
rescapée communiste, Bärbel avait grandi en Allemagne de
l’Est, vivant et respirant l’histoire de Ravensbrück, en sorte
que les rescapées est-européennes étaient devenues sa
« famille ». C’est à une table de son lotissement que leurs
histoires commencèrent à prendre vie pour moi, et de là que
je me lançai sur des pistes qui me conduisirent à Moscou,
Saint-Pétersbourg, Kiev et Donetsk. Bärbel m’aida de
multiples façons jusqu’aux tout derniers jours de mes
recherches.
Pour les Polonaises, je les rencontrai par le truchement de
Wanda Półtawska, qui m’invita à venir la voir à Cracovie et
me mit en contact avec d’autres rescapées, notamment
d’autres « lapins » polonais, que je trouvai à Gdansk, Lublin
et Varsovie. Je fus assistée dans ce travail par Anna
Pomianowska, traductrice, accompagnatrice et guide.
L’historienne polonaise Eugenia Maresch me transmit les
noms des rescapées polonaises au Royaume-Uni ; plus tard,
Eugenia exhuma des Archives nationales des témoignages
sur le camp d’une valeur inestimable.
Pour les Françaises, je passai par le Dr Annette Chalut,
présidente du Comité international de Ravensbrück, et
Denise Vernay, secrétaire générale de l’Association
nationale des anciennes déportées et internées de la
Résistance (ADIR), qui m’aiguillèrent sur des douzaines de
rescapées. Je suis particulièrement reconnaissante à Anise
Postel-Vinay, Christiane Rème, Michèle Agniel, Françoise
Robin et Marie-Jo Chombart de Lauwe, de leur hospitalité
et de leurs conseils au début de mes recherches. Elles m’ont
adressée à d’autres ainsi qu’à Richard de Courson.
En Israël, je rencontrai Irith Dublon-Knebel, qui
m’éclaira sur les rescapées juives ainsi que sur la place de
Ravensbrück dans l’histoire de la Shoah. Au Pays-Bas, je
fus épaulée par Joke van Dijk-Bording. Selma van de Perre,
rescapée de Ravensbrück et ma voisine à West London,
répondit à mes innombrables questions, en particulier sur
Siemens. Pour des contacts et des informations générales
sur les détenues autrichiennes, je suis redevable à Brigitte
Halbmayr et Helga Amesberger, dont les recherches sur les
Sinti et Roma du Burgenland m’ont été d’autant plus
précieuses que c’était le groupe le plus difficile d’accès.
Gerhard Baumgartner m’a donné de précieux conseils sur
l’histoire autrichienne, tout comme Gerhard Unger au
Dokumentationsarchiv des österreichischen Widerstandes
de Vienne.
Dès le début, puis à chaque étape de mon travail, le
personnel du Mémorial de Ravensbrück m’a été d’une aide
précieuse. Je suis particulièrement reconnaissante à Insa
Eschebach, sa directrice, à Alyn Bessman, pour ses
excellentes recherches et ses réponses inlassables à mes
questions, ainsi qu’à Matthias Heyl, pour ses pistes de
thèmes à creuser. Je voudrais aussi remercier Sabine Arend,
Monika Herzog, Cordula Hundertmark, Janna Lölke, Britta
Pawelke et Monika Schnell qui m’ont guidée à travers les
archives et collections du Mémorial, ainsi que Sigrid
Jacobeit, l’ancienne directrice du Mémorial, pour ses
conseils.
Dans ma recherche de survivantes et de témoignages, j’ai
fait appel à de nombreux guides et traducteurs, qui se sont
souvent révélés aussi impliqués que moi. Dans notre quête
de survivantes et de témoignages, Liouba Vinogradova,
journaliste et écrivain russe, a maintes fois grimpé au
sommet des immeubles moscovites et plongé dans le métro
labyrinthique de Saint-Pétersbourg. Marina Sapritsky
(aujourd’hui Nahum) s’est chargée de la traduction et m’a
éclairée de ses conseils dans nos randonnées à travers les
villages poussiéreux de la mer Noire pour dénicher de
vieilles dames qui ignoraient notre venue, mais nous firent
bon accueil, couvrirent leur table de victuailles et parlèrent
de Ravensbrück, souvent pour la première fois. Ilena
Izougrafova a sillonné l’Ukraine avec moi dans des bus de
nuit, puis patienté des heures devant les portes closes,
certaine qu’elles finiraient par s’ouvrir – ce qui fut souvent
le cas. Beaucoup se proposèrent de nous aider : ainsi de
Viatcheslav Gorlinsky, 85 ans, rescapé de Buchenwald, qui
s’était chargé de distribuer de petites allocations aux
survivantes des environs d’Odessa, et qui connaissait donc
les noms et adresses de toutes les femmes. Je tiens aussi à
remercier Vova Chaplin, du Musée juif d’Odessa, qui
explora les archives municipales pour moi et retrouva même
la tombe d’Evguenia Klemm. Ma dette est immense envers
Georg Loonkin, ancien journaliste soviétique, qui s’était
penché sur la vie de Klemm et me confia son dossier,
relatant l’histoire de l’une des femmes les plus
remarquables du camp. William Bland a accompli un travail
remarquable pour traduire les archives russes.
En Allemagne, j’ai largement fait appel à divers
traducteurs et chercheurs, à commencer par Henning
Fischer, qui m’aida du début à la fin de ce travail sur tous
les plans : traductions, mais aussi recherches, suggestions,
relecture des épreuves et réponse à d’innombrables
questions. Les recherches assidues de Beate Smandek et ses
intuitions au début de cette enquête ont été très précieuses.
Helmut Ettinger s’est proposé de traduire à maintes reprises
et a toujours fait davantage, fournissant des éléments sur
l’arrière-plan et le contexte et ouvrant des portes. Pour la
documentation polonaise, je suis très reconnaissante à
Barbara Janic, qui a consacré du temps à lire et à traduire
livres et témoignages. Je n’aurais pu couvrir l’histoire
polonaise sans Barbara, qui a aussi lu les dernières
épreuves. Beaucoup d’autres m’ont épaulée à diverses
étapes, dont Andrew Smith, Tanja Röckemann, Sophia
Schniederat, Tomasz Małkuszewski, Agnes Fedorowicz,
Zakhar Ishov, Daniel Knebel et Esther Hecht, qui ont tous
traduit des documents et aidé à suivre des pistes. Je tiens
encore à remercier Nikita Petrov et son équipe du Mémorial
des droits de l’homme à Moscou, ainsi que Len Blavatnik et
Eugeniusz Smolar qui m’ont ouvert des portes,
respectivement en Ukraine et en Pologne.
Personne n’a suivi les pistes de Ravensbrück aussi
systématiquement et plus assidûment, en mon nom, que
l’historien de la Seconde Guerre mondiale Stephen Tyas.
Doué d’un instinct hors pair, il a fouillé les archives en
Allemagne et au Royaume-Uni, exhumant des témoignages
encore inconnus. Non content de fouiller les archives, il a
exploré les sous-bois de la forêt du Mecklembourg alors que
nous arpentions les champs à la recherche de Brückenthin,
la propriété de Himmler, ou errions dans les bois désolés
d’Uckermark avant de parcourir près d’un millier de
kilomètres pour attraper le ferry de minuit à Calais.
Les enfants ou parents de rescapées m’ont beaucoup
aidée. Anita Leocadia Prestes, la fille d’Olga Benario, m’a
donné des conseils et m’a montré les lettres de sa mère.
Judith Buber Agassi m’a parlé de sa mère, Grete Buber-
Neumann, et donné des aperçus sur l’histoire juive, tandis
que Tania Szabó a partagé ses souvenirs de sa mère Violette,
mais aussi de ses recherches personnelles. Ma
reconnaissance va également à Marlene Rolf, la fille d’Ilse
Gostynski ; Caroline McAdam Clark, la fille de Denise
Dufournier ; Franz Leichter et Kathy Leichter, fils et petite-
fille de Käthe Leichter ; et à Irena Lisiecki, sœur d’Aka
Kołodziejczak. Maria Wilgat, la fille de Krysia Czyż, et
Wiesław, le frère de Krysia, m’ont parlé des lettres secrètes
de Krysia ; Maria m’a transmis des copies des lettres de sa
mère.
Je suis redevable à la petite-fille du médecin SS Walter
Sonntag, qui a accepté de parler de lui et de sa propre vie, et
m’a transmis ses lettres.
Jean-Marie Liard, fils du Dr Louise Liard-Le Porz, ne
m’a pas seulement donné des conseils, il s’est aussi donné la
peine de traduire et a consacré du temps pour accomplir des
recherches et lire mon premier jet, corrigeant des erreurs et
faisant des suggestions dont je lui suis très reconnaissante.
Beaucoup d’autres m’ont aidée à différentes étapes :
Wolfgang Stegemann et Wolfgang Jacobeit ont parlé de
Fürstenberg ; Keith Janes m’a aidée à retrouver les femmes
de Ligne Comète ; Anna-Jutta Pietsch a évoqué Olga
Benario ; Michael Pinto Duschinsky, Siemens. Nikolaï
Borodatine a essayé, avec beaucoup de talent et en un rien
de temps, d’expliquer la vie sous les purges staliniennes. Je
dois aussi remercier David Coulson, Hella Pick, le père
Edward Corbould, Martyn Cox, Michael Hegglin, John
Hemingway et Krzysiak Lukasz. Ian Sayers et Peter Hore
m’ont aidée à trouver les coordonnées des rescapées
britanniques, et Fiona Watson des NHS Grampian Archives
et Richard Hunter, aux Edinburgh City Archives, m’ont
aidée à retrouver les traces de Mary Young, gazée à
Ravensbrück. Les détails sur Mary, et d’autres Britanniques
moins connues, ont été particulièrement difficiles à trouver.
Leur pays devrait avoir honte de n’avoir su reconnaître leur
courage et leurs souffrances.
Pour les histoires des victimes du SOE et le contexte
général, je suis une fois encore reconnaissante au professeur
Michael Foot, à Duncan Stuart, Gillian Bennett, Francis
Suttill et Tim Mant, qui m’avaient aidée pour mon premier
livre sur Vera Atkins. J’ai puisé dans les matériaux,
photographies et souvenirs de John da Cunha, qui a fait
partie du ministère public à Hambourg. Mes premières
discussions avec lui ont été à bien des égards la source
d’inspiration de ce livre.
J’ai eu un plaisir immense à rencontrer Wanda Hjort, qui
a secouru les détenues de Ravensbrück et a joué un rôle
crucial dans l’opération de sauvetage des Bus blancs
suédois, conduite par le comte Bernadotte. Pour le contexte
de cet épisode des Bus blancs, je sais aussi gré à l’historien
Sune Persson, à Ricki Neumann et à Bertil Bernadotte.
Divers historiens allemands m’ont conseillée sur des
aspects spécifiques de l’histoire du camp. L’étude
exhaustive de Bernhard Strebel sur Ravensbrück a été une
ressource essentielle. Je suis particulièrement
reconnaissante à Stefan Hördler, qui a fait œuvre de
pionnier avec son travail sur les SS à Ravensbrück,
Lichtenburg et d’autres camps de concentration et qui a
volontiers envoyé des matériaux, correspondu et accepté de
s’entretenir avec moi. M’ont également aidée les historiens
Johannes Schwarz, Simone Erpel, Christa Schikorra, Linde
Apel, Loretta Walz, Irmtraud Heike, Susanne Willems et
Grit Philipp.
Pour ce qui est du contexte plus général, je sais gré à sir
Martin Gilbert, qui a trouvé le temps de s’entretenir avec
moi et de me faire des suggestions. Je tiens aussi à
remercier Anne Applebaum, Antony Beevor, David
Cesarani, Richard Evans, Peter Longerich et Nikolaus
Wachsmann, qui m’ont tous prodigué leurs conseils.
Lord Weidenfeld m’a fait part de ses souvenirs uniques
sur la période, et Anita Lasker-Wallfisch, rescapée
d’Auschwitz, a eu la gentillesse de parler de sa vie au camp.
D’autres aides m’ont été précieuses : celles du journaliste
Andrew Gimson, de la chroniqueuse Joan Smith, du
professeur d’anglais Philip Davis, de la biographe Nancy
Wood et de l’homme politique et écrivain Denis MacShane.
Innombrables sont ceux qui m’ont prêté des livres, ont
cherché des références, transmis des noms et des
témoignages découverts en travaillant à leurs propres livres
ou, tout simplement, m’ont encouragée dans des moments
difficiles. Ils sont trop nombreux pour que je puisse les
mentionner ici ; je leur suis à tous très reconnaissante.
J’ai trouvé des matériaux dans les archives et les
bibliothèques d’une douzaine de pays, et je suis redevable
aux archivistes de leurs conseils et de leur aide. Au
Royaume-Uni, je me suis appuyée notamment sur le
personnel des National Archives, de la London Library, de
la Weiner Library, de l’Imperial War Museum, du Polish
Study Trust, des Polish Institute and Library et des BBC
Written Archives, à Caversham. En France, j’ai reçu le
concours du personnel du Musée de la Résistance de
Besançon, de la Bibliothèque de documentation
internationale contemporaine (BDIC) à Paris ; et en
Allemagne, des Bundesarchiv de Ludwigsberg, des
Archives de la Stasi à Berlin et des Landesarchiv
Nordrhein-Westfalen Staatsarchiv. Je tiens à remercier
Frank Wittendorfer des Archives Siemens, à Munich, et
Barbara Oratowska du Muzeum Martyrologii « Pod
Zegarem » à Lublin.
À l’ITS (International Tracing Service) de Bad Arolsen,
j’ai reçu l’aide de Reto Meister et de son équipe, et au CICR
(Comité international de la Croix-Rouge), à Genève, de
l’archiviste en chef Fabrizio Bensi. À Jérusalem, Alexander
Avram, de Yad Vashem, m’a donné de précieux conseils. Je
suis reconnaissante à Brigitta Lindholm de la Bibliothèque
universitaire de Lund, au personnel du Hjemmefrontmuseet
d’Oslo, et à Gro Kvanvig des Stiftelsen Arkivet,
Kristiansand.
Ma reconnaissance envers les survivantes de
Ravensbrück est, naturellement, immense. Je leur sais gré
de leurs souvenirs, de leur patience et de leur inspiration,
mais aussi de leur hospitalité et de leur amitié, alors que je
leur demandais, parfois à maintes reprises, d’évoquer un
passé douloureux.
Parmi les femmes que j’ai rencontrées, certaines ont
combattu à Stalingrad, défendu la Crimée, sauté en
parachute dans la France occupée, regardé Himmler dans les
yeux, coiffé Dorothea Binz et protesté auprès du
commandant d’un camp de concentration. C’est un honneur
d’avoir pu rencontrer chacune d’entre elles ; chaque histoire
a enrichi ma vie.
Je voudrais dire ma gratitude toute particulière à Yvonne
Baseden, que j’ai rencontrée plusieurs fois et qui m’a
profondément marquée par la modestie avec laquelle elle a
évoqué son remarquable courage. Anise Postel-Vinay (née
Girard) m’a donné l’analyse la plus incisive du régime SS et
du groupe français. La parachutiste de l’Armée rouge Olga
Golovina a parlé avec humour tout en me serrant la main
avec une poigne d’acier. Loulou Liard-Le Porz a été non
seulement une mine de renseignements sur Ravensbrück,
mais aussi une amie, confirmant que l’humanité est capable
de triompher de la plus grande dégradation. Je me
souviendrai de Jeannie de Clarens (née Rousseau) pour son
courage pur. Je n’oublierai pas les larmes dans les yeux de
Zofia Cisek (née Kawińska) évoquant la mort de camarades
« lapins », l’incapacité de Stella Nikiforova (née
Kugelmann) à sourire, ni le pur plaisir de Nelly Langholm
d’en être sortie vivante. Toutes m’ont donné de si longues
heures de leur temps.
Si l’aide au cours de mes recherches a été précieuse, le
soutien reçu au cours de l’écriture de ce livre a été d’une
valeur inestimable. Je tiens à remercier ceux qui m’ont
aidée de leurs conseils sur des premières moutures, dont
Katrina Barnicoat, Tony Rennell et Bernardo Futscher
Pereira. Je suis particulièrement reconnaissante à Richard
Tomlinson de ses suggestions et de son soutien, de ses
conseils sur un premier jet, de ses innombrables et
excellentes suggestions et de sa disponibilité permanente.
Malgré mon souci de l’exactitude, sans doute reste-t-il
des erreurs dans le texte ; je compte sur les lecteurs qui les
repéreraient pour me les signaler.
Je voudrais remercier mon agent Natasha Fairweather de
son indéfectible soutien, ainsi que mes éditeurs de Little,
Brown, Ursula Mackenzie et Tim Whiting, qui ont attendu
patiemment et m’ont guidée en chemin. Je suis enfin
reconnaissante à Ronit Wagman, mon éditrice chez
Doubleday, et à Zoe Gullen de Little, Brown de leurs
suggestions et encouragements. Dans les derniers mois, Zoe
Gullen s’est chargée de préparer le texte final – tâche dont
elle s’est acquittée avec beaucoup de talent, de jugement et
de patience.
Je suis très reconnaissante à Aude de Saint-Loup et
Pierre-Emmanuel Dauzat pour leur merveilleux travail sur
la traduction française ; j’ai toujours eu à cœur que
l’extraordinaire histoire des détenues françaises soit mieux
connue en France.
Je dois énormément aux miens. Je serai toujours
reconnaissante à mon père, médecin sur les champs de
bataille de Normandie, dont la curiosité du monde et
l’amour de la littérature m’ont poussée à écrire, ainsi qu’à
ma mère, qui a servi dans les auxiliaires féminines de la
Royal Navy (Wren). Mes filles Jessica et Rosamund m’ont
aidée de toutes les façons possibles.
L’écriture ne fut pas chose facile. Les mots ne seraient
pas venus sur la page sans l’aide de mon mari Jonathan, qui
a discuté avec moi de l’histoire, a lu plus d’une fois chaque
chapitre, les a mis en forme, m’a prodigué conseils et
encouragements à chaque étape. Je doute sincèrement qu’un
autre auteur ait jamais reçu pareil soutien d’un partenaire. Je
lui dois mes plus profonds remerciements.
Titre original :
IF THIS A WOMAN
INSIDE RAVENSBRÜCK : HITLER’S CONCENTRATION CAMP FOR WOMEN
Première publication : Little Brown

© Sarah Helm, 2015

Pour la traduction française :


© Calmann-Lévy, 2016

COUVERTURE
Conception graphique : Nicolas Trautmann
Photographie représentant la détenue Evguenia Klemm,
avec l’autorisation de Georg Loonkin

www.calmann-levy.fr

ISBN 978-2-7021-5826-5

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