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François RABELAIS, Gargantua, 1534

Texte 1 : Prologue (extrait)

Buveurs trè s illustres, et vous vé rolé s trè s pré cieux, (car c’est à vous, non aux autres, que
je dé die mes é crits), Alcibiade, dans un dialogue de Platon intitulé Le Banquet, faisant
l’é loge de son pré cepteur Socrate, sans conteste le prince des philosophes, dé clare entre
autres choses qu’il est semblable aux Silè nes. Les Silè nes é taient jadis de petites boîtes,
comme celles que nous voyons à pré sent dans les boutiques des apothicaires, sur
lesquelles é taient peintes des figures drô les et frivoles : harpies, satyres, oisons bridé s,
liè vres cornus, canes baté es, boucs volants, cerfs attelé s, et autres figures contrefaites à
plaisir pour inciter les gens à rire (comme le fut Silè ne, maître du Bacchus). Mais à
l’inté rieur on conservait les drogues fines, comme le baume, l’ambre gris, l’amome, la
civette, les pierreries et autres choses de prix. Alcibiade disait que Socrate leur é tait
semblable, parce qu’à le voir du dehors et à l’é valuer par l’aspect exté rieur, vous n’en
auriez pas donné une pelure d’oignon, tant il é tait laid de corps et d’un maintien ridicule,
le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fou, le comportement simple, les
vê tements d’un paysan, de condition modeste, malheureux avec les femmes, inapte à toute
fonction dans l’é tat ; et toujours riant, trinquant avec chacun, toujours se moquant,
toujours cachant son divin savoir. Mais en ouvrant cette boîte, vous y auriez trouvé une
cé leste et inappré ciable drogue : une intelligence plus qu’humaine, une force d’â me
merveilleuse, un courage invincible, une sobrié té sans é gale, une é galité d’â me sans faille,
une assurance parfaite, un dé tachement incroyable à l’é gard de tout ce pour quoi les
humains veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent.
Texte 2 : L’éducation de Gargantua (chapitre XXIII, extrait)

[...] il é tait habillé , peigné , coiffé , apprê té et parfumé . Pendant ce temps, on lui ré pé tait les
leçons du jour pré cé dent. Lui-mê me les ré citait par cœur, et y mê lait quelques cas
pratiques concernant la vie des hommes. Ils discutaient quelque fois pendant deux ou
trois heures, mais cessaient habituellement lorsqu’il é tait complè tement habillé .
Ensuite, pendant trois bonnes heures, la lecture lui é tait faite.
Cela fait, ils sortaient, toujours en discutant du sujet de la lecture, et allaient se divertir au
Grand Braque ou dans les pré s, et jouaient à la balle, à la paume, à la pile en triangle,
s’exerçant é lé gamment le corps comme ils s’é taient auparavant exercé l’esprit.
Tous leurs jeux se faisaient librement, car ils abandonnaient la partie quand cela leur
plaisait, et ils cessaient d’ordinaire lorsque la sueur leur coulait par le corps ou qu’ils
é taient las. Ils é taient alors trè s bien essuyé s et frotté s. Ils changeaient de chemise et, en
se promenant doucement, allaient voir si le dîner é tait prê t. Là , en attendant, ils ré citaient
clairement et é loquemment quelques sentences retenues de la leçon. Cependant,
Monsieur l’Appé tit venait, et ils s’asseyaient à table au bon moment.
Au dé but du repas, on lisait quelque histoire plaisante des anciennes prouesses, jusqu’à
ce qu’il eû t pris son vin.

Alors, si on le jugeait bon, on continuait la lecture ou ils commençaient à deviser


joyeusement ensemble, parlant, pendant les premiers mois, de la vertu, de la proprié té ,
de l’efficacité et de la nature de tout ce qui leur é tait servi à table : du pain, du vin, de l’eau,
du sel, des viandes, des poissons, des fruits, des herbes, des racines et de leur pré paration.
Ce faisant, Gargantua apprit en peu de temps tous les passages relatifs à ce sujet dans
Pline, Athé né e, Dioscorides, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppien, Polybe, Hé liodore,
Aristote, Ælian et d’autres. Sur les propos tenus, ils faisaient souvent, pour ê tre certains,
apporter à table les livres cité s. Et Gargantua retint en sa mé moire si bien et si entiè rement
les choses dites, qu’il n’y avait alors pas un mé decin qui sû t la moitié de ce qu’il savait.
Texte 3 : L’abbaye de Thélème (chapitre LVII, extrait)

Toute leur vie é tait ré gie non par des lois, des statuts ou des rè gles, mais selon leur volonté
et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient,
travaillaient, dormaient quand le dé sir leur en venait. Nul ne les é veillait, nul ne les
obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait dé cidé Gargantua.
Et leur rè glement se limitait à cette clause : FAIS CE QUE TU VOUDRAS, parce que les gens
libres, bien né s, bien é duqué s, vivant en bonne socié té , ont naturellement un instinct, un
aiguillon qu'ils appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et les
é loigne du vice. Quand ils sont affaiblis et asservis par une vile sujé tion ou une contrainte,
ils utilisent ce noble penchant, par lequel ils aspiraient librement à la vertu, pour se
dé faire du joug de la servitude et pour lui é chapper, car nous entreprenons toujours ce
qui est dé fendu et convoitons ce qu'on nous refuse. Grâ ce à cette liberté , ils rivalisè rent
d'efforts pour faire tous ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une d'entre eux
disait : « buvons », tous buvaient ; si on disait : « jouons », tous jouaient ; si on disait : «
allons nous é battre aux champs », tous y allaient. Si c'é tait pour chasser au vol ou à courre,
les dames monté es sur de belles haquené es, avec leur fier palefroi, portaient chacune sur
leur poing joliment ganté un é pervier, un lanier, un é merillon, les hommes portaient les
autres oiseaux. Ils é taient si bien é duqué s qu'il n'y avait aucun ni aucune d'entre eux qui
ne sache lire, é crire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues
et s'en servir pour composer en vers aussi bien qu'en prose. Jamais on ne vit des
chevaliers si preux, si nobles, si habiles à pied comme à cheval, aussi vigoureux, aussi vifs
et maniant aussi bien toutes les armes, que ceux qui se trouvaient là . Jamais on ne vit des
dames aussi é lé gantes, aussi mignonnes, moins dé sagré ables, plus habiles de leurs doigts
à tirer l'aiguille et à s'adonner à toute activité convenant à une femme noble et libre, que
celles qui é taient là .
Texte 4 : Jean de La Fontaine, Fables, 1678, « Le Chat, la Belette et le Petit Lapin »

Du palais d'un jeune Lapin


Dame Belette un beau matin
S'empara ; c'est une rusée.
Le Maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates un jour
Qu'il était allé faire à l'Aurore sa cour,
Parmi le thym et la rosée.
Après qu'il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Janot Lapin retourne aux souterrains séjours.
La Belette avait mis le nez à la fenêtre.
O Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître ?
Dit l'animal chassé du paternel logis :
O là, Madame la Belette,
Que l'on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les rats du pays.
La Dame au nez pointu répondit que la terre
Etait au premier occupant.
C'était un beau sujet de guerre
Qu'un logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant.
Et quand ce serait un Royaume
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l'octroi
A Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi.
Jean Lapin allégua la coutume et l'usage.
Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils,
L'ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
Le premier occupant est-ce une loi plus sage ?
- Or bien sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis.
C'était un chat vivant comme un dévot ermite,
Un chat faisant la chattemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean Lapin pour juge l'agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant sa majesté fourrée.
Grippeminaud leur dit : Mes enfants, approchez,
Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause.
L'un et l'autre approcha ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu'à portée il vit les contestants,
Grippeminaud le bon apôtre
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois
Les petits souverains se rapportant aux Rois.
Texte 5 : Voltaire, Zadig, chapitre 2 : « Le Nez », 1747

[…]

Azora ayant passé deux jours chez une de ses amies à la campagne, revint le troisième
jour à la maison. Des domestiques en pleurs lui annoncèrent que son mari était mort
subitement, la nuit même, qu’on n’avait pas osé lui porter cette funeste nouvelle, et qu’on
venait d’ensevelir Zadig dans le tombeau de ses pères, au bout du jardin. Elle pleura,
s’arracha les cheveux, et jura de mourir. Le soir, Cador lui demanda la permission de lui
parler, et ils pleurèrent tous deux. Le lendemain ils pleurèrent moins, et dînèrent
ensemble. Cador lui confia que son ami lui avait laissé la plus grande partie de son bien,
et lui fit entendre qu’il mettrait son bonheur à partager sa fortune avec elle. La dame
pleura, se fâcha, s’adoucit ; le souper fut plus long que le dîner ; on se parla avec plus de
confiance. Azora fit l’éloge du défunt ; mais elle avoua qu’il avait des défauts dont Cador
était exempt.

Au milieu du souper, Cador se plaignit d’un mal de rate violent ; la dame, inquiète et
empressée, fit apporter toutes les essences dont elle se parfumait pour essayer s’il n’y en
avait pas quelqu’une qui fût bonne pour le mal de rate ; elle regretta beaucoup que le
grand Hermès ne fût pas encore à Babylone ; elle daigna même toucher le côté où Cador
sentait de si vives douleurs. « Êtes-vous sujet à cette cruelle maladie ? lui dit-elle avec
compassion. — Elle me met quelquefois au bord du tombeau, lui répondit Cador, et il n’y
a qu’un seul remède qui puisse me soulager : c’est de m’appliquer sur le côté le nez d’un
homme qui soit mort la veille. — Voilà un étrange remède, dit Azora. — Pas plus étrange,
répondit-il, que les sachets du sieur Arnoult contre l’apoplexie. » Cette raison, jointe à
l’extrême mérite du jeune homme, détermina enfin la dame. « Après tout, dit-elle, quand
mon mari passera du monde d’hier dans le monde du lendemain sur le pont Tchinavar,
l’ange Asrael lui accordera-t-il moins le passage parce que son nez sera un peu moins long
dans la seconde vie que dans la première ? » Elle prit donc un rasoir ; elle alla au tombeau
de son époux, l’arrosa de ses larmes, et s’approcha pour couper le nez à Zadig, qu’elle
trouva tout étendu dans la tombe. Zadig se relève en tenant son nez d’une main, et arrêtant
le rasoir de l’autre. « Madame, lui dit-il, ne criez plus tant contre la jeune Cosrou ; le projet
de me couper le nez vaut bien celui de détourner un ruisseau. »
MOLIERE, Le Malade imaginaire, 1673

Texte 6 : Acte I, scène 1 (extrait)

Argan, seul dans sa chambre assis, une table devant lui, compte des parties d'apothicaire
avec des jetons ; il fait parlant à lui- même les dialogues suivants.

[...] Plus, du vingt-cinquiè me, une bonne mé decine purgative et corroborative, composé e
de casse ré cente avec sé né levantin, et autres, suivant l'ordonnance de Monsieur Purgon,
pour expulser et é vacuer la bile de Monsieur, quatre livres. » Ah ! Monsieur Fleurant, c'est
se moquer, il faut vivre avec les malades. Monsieur Purgon ne vous a pas ordonné de
mettre quatre francs. Mettez, mettez trois livres, s'il vous plaît. Vingt et trente sols. « Plus,
dudit jour, une potion anodine, et astringente, pour faire reposer Monsieur, trente sols. »
Bon, dix et quinze sols. « Plus, du vingt-sixiè me, un clystè re carminatif, pour chasser les
vents de Monsieur, trente sols. » Dix sols, Monsieur Fleurant. « Plus, le clystè re de
Monsieur ré ité ré le soir, comme dessus, trente sols. » Monsieur Fleurant, dix sols. « Plus,
du vingt-septiè me, une bonne mé decine composé e pour hâ ter d'aller, et chasser dehors
les mauvaises humeurs de Monsieur, trois livres. » Bon vingt, et trente sols : je suis bien
aise que vous soyez raisonnable. « Plus, du vingt-huitiè me, une prise de petit-lait clarifié ,
et é dulcoré , pour adoucir, lé nifier, tempé rer, et rafraîchir le sang de Monsieur, vingt sols.
» Bon, dix sols. « Plus, une potion cordiale et pré servative, composé e avec douze grains de
bé zoard, sirops de limon et grenade, et autres, suivant l'ordonnance, cinq livres. » Ah !
Monsieur Fleurant, tout doux, s'il vous plaît ; si vous en usez comme cela, on ne voudra
plus ê tre malade : contentez-vous de quatre francs. Vingt et quarante sols. Trois et deux
font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt. Soixante et trois livres, quatre sols, six deniers.
Si bien donc, que de ce mois j'ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit
mé decines ; et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze
lavements ; et l'autre mois il y avait douze mé decines, et vingt lavements. Je ne m'é tonne
pas si je ne me porte pas si bien ce mois-ci, que l'autre. Je le dirai à Monsieur Purgon, afin
qu'il mette ordre à cela. Allons, qu'on m'ô te tout ceci. Il n'y a personne : j'ai beau dire, on
me laisse toujours seul ; il n'y a pas moyen de les arrê ter ici. (Il sonne une sonnette pour
faire venir ses gens.) Ils n'entendent point, et ma sonnette ne fait pas assez de bruit. Drelin,
drelin, drelin : point d'affaire. Drelin, drelin, drelin, ils sont sourds. Toinette ! Drelin,
drelin, drelin. Tout comme si je ne sonnais point. Chienne, coquine ! Drelin, drelin, drelin
; j'enrage. (Il ne sonne plus, mais il crie.) Drelin, drelin, drelin : carogne, à tous les diables !
Est-il possible qu'on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ? Drelin, drelin, drelin
; voilà qui est pitoyable ! Drelin, drelin, drelin : ah ! mon Dieu ! ils me laisseront ici mourir.
Drelin, drelin, drelin.
Texte 7 : Acte II, scène 6 (extrait)

Argan : Allons, ma fille, touchez dans la main de monsieur, et lui donnez votre foi, comme
à votre mari.
Angélique : Mon père !
Argan : Hé bien ! mon père ! Qu’est-ce que cela veut dire ?
Angélique : De grâce, ne précipitez pas les choses. Donnez-nous au moins le temps de
nous connaître, et de voir naître en nous, l’un pour l’autre, cette inclination si nécessaire
à composer une union parfaite.
Thomas Diafoirus : Quant à moi, mademoiselle, elle est déjà toute née en moi ; et je n’ai
pas besoin d’attendre davantage.
Angélique : Si vous êtes si prompt, monsieur, il n’en est pas de même de moi ; et je vous
avoue que votre mérite n’a pas encore assez fait d’impression dans mon âme.
Argan : Oh ! bien, bien ; cela aura tout le loisir de se faire quand vous serez mariés
ensemble.
Angélique : Hé ! mon père, donnez-moi du temps, je vous prie. Le mariage est une chaîne
où l’on ne doit jamais soumettre un cœur par force ; et, si monsieur est honnête homme,
il ne doit point vouloir accepter une personne qui serait à lui par contrainte.
Thomas Diafoirus : Nego consequentiam, mademoiselle ; et je puis être honnête homme,
et vouloir bien vous accepter des mains de monsieur votre père.
Angélique : C’est un méchant moyen de se faire aimer de quelqu’un, que de lui faire
violence.
Thomas Diafoirus : Nous lisons des anciens, mademoiselle, que leur coutume était
d’enlever par force, de la maison des pères, les filles qu’on menait marier, afin qu’il ne
semblât pas que ce fût de leur consentement qu’elles convolaient dans les bras d’un
homme.
Angélique : Les anciens, monsieur, sont les anciens ; et nous sommes les gens de
maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle ; et, quand un
mariage nous plaît, nous savons fort bien y aller, sans qu’on nous y traîne. Donnez-vous
patience ; si vous m’aimez, monsieur, vous devez vouloir tout ce que je veux.
Thomas Diafoirus : Oui, mademoiselle, jusqu’aux intérêts de mon amour exclusivement.
Angélique : Mais la grande marque d’amour, c'est d'être soumis aux volontés de celle
qu’on aime.
Thomas Diafoirus : Distinguo, mademoiselle. Dans ce qui ne regarde point sa
possession, concedo ; mais dans ce qui la regarde, nego.
Toinette, à Angélique : Vous avez beau raisonner. Monsieur est frais émoulu du collège ;
et il vous donnera toujours votre reste. Pourquoi tant résister, et refuser la gloire d’être
attachée au corps de la Faculté ?
[…]
Monsieur Diafoirus : Nous allons, monsieur, prendre congé de vous.
Argan : Je vous prie, monsieur, de me dire un peu comment je suis.
Monsieur Diafoirus, tâtant le pouls d’Argan : Allons, Thomas, prenez l’autre bras de
monsieur, pour voir si vous saurez porter un bon jugement de son pouls. Quid dicis ?
Thomas Diafoirus : Dico que le pouls de monsieur est le pouls d’un homme qui ne se
porte point bien.
Monsieur Diafoirus : Bon.
Thomas Diafoirus : Qu’il est duriuscule, pour ne pas dire dur.
Monsieur Diafoirus : Fort bien.
Thomas Diafoirus : Repoussant.
Monsieur Diafoirus : Bene.
Thomas Diafoirus : Et même un peu caprisant.
Monsieur Diafoirus : Optime.
Thomas Diafoirus : Ce qui marque une intempérie dans le parenchyme splénique, c’est-
à-dire la rate.
Monsieur Diafoirus : Fort bien.
Argan : Non : monsieur Purgon dit que c’est mon foie qui est malade.
Monsieur Diafoirus : Eh oui : qui dit parenchyme dit l’un et l’autre, à cause de l’étroite
sympathie qu’ils ont ensemble par le moyen du vas breve, du pylore, et souvent des méats
cholidoques. Il vous ordonne sans doute de manger force rôti.
Argan : Non ; rien que du bouilli.
Monsieur Diafoirus : Eh oui : rôti, bouilli, même chose. Il vous ordonne fort prudemment,
et vous ne pouvez être entre de meilleures mains.
Argan : Monsieur, combien est-ce qu’il faut mettre de grains de sel dans un œuf ?
Monsieur Diafoirus : Six, huit, dix, par les nombres pairs, comme dans les médicaments,
par les nombres impairs.
Argan : Jusqu’au revoir, monsieur.
Texte 8 : Acte III, scène 14 (extrait)

Scène 14 - CLEANTE, ANGELIQUE, ARGAN TOINETTE, BERALDE

CLEANTE : Qu'avez-vous donc, belle Angélique ? et quel malheur pleurez-vous ?


ANGELIQUE : Hélas ! je pleure tout ce que dans la vie je pouvais perdre de plus cher et de
plus précieux : je pleure la mort de mon père.
CLEANTE : O ciel ! quel accident ! quel coup inopiné ! Hélas ! après la demande que j'avais
conjuré votre oncle de lui faire pour moi, je venais me présenter à lui, et tâcher, par mes
respects et par mes prières, de disposer son cœur à vous accorder à mes vœux.
ANGELIQUE : Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien. Laissons là toutes les pensées du
mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j'y renonce pour
jamais. Oui, mon père, si j'ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de
vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m'accuse de vous avoir donné. Souffrez,
mon père, que je vous en donne ici ma parole, et que je vous embrasse pour vous
témoigner mon ressentiment.
ARGAN se lève : Ah ! ma fille !
ANGELIQUE, épouvantée : Ahi !
ARGAN : Viens. N'aie point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma
véritable fille ; et je suis ravi d'avoir vu ton bon naturel.
ANGELIQUE : Ah ! quelle surprise agréable ! Mon père, puisque, par un bonheur extrême,
le ciel vous redonne à mes vœux, souffrez qu'ici je me jette à vos pieds, pour vous supplier
d'une chose. Si vous n'êtes pas favorable au penchant de mon cœur, si vous me refusez
Cléante pour époux, je vous conjure au moins de ne me point forcer d'en épouser un autre.
C'est toute la grâce que je vous demande.
CLEANTE se jette à genou : Eh ! monsieur, laissez-vous toucher à ses prières et aux
miennes, et ne vous montrez point contraire aux mutuels empressements d'une si belle
inclination.
BERALDE : Mon frère, pouvez-vous tenir là contre ?
TOINETTE : Monsieur, serez-vous insensible à tant d'amour ?
ARGAN : Qu'il se fasse médecin, je consens au mariage. (A Cléante.) Oui, faites-vous
médecin, je vous donne ma fille.
CLEANTE : Très volontiers, monsieur. S'il ne tient qu'à cela pour être votre gendre, je me
ferai médecin, apothicaire même si vous voulez. Ce n'est pas une affaire que cela, et je
ferais bien d'autres choses pour obtenir la belle Angélique.
BERALDE : Mais, mon frère, il me vient une pensée. Faites-vous médecin vous-même. La
commodité sera encore plus grande, d'avoir en vous tout ce qu'il vous faut.
TOINETTE : Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt ; et il n'y a point de
maladie si osée que de se jouer à la personne d'un médecin.
ARGAN : Je pense, mon frère, que vous vous moquez de moi. Est-ce que je suis en âge
d'étudier ?
BERALDE : Bon, étudier ! Vous êtes assez savant ; et il y en a beaucoup parmi eux qui ne
sont pas plus habiles que vous.
ARGAN : Mais il faut savoir bien parler latin, connaître les maladies et les remèdes qu'il y
faut faire.
BERALDE : En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela ; et
vous serez après plus habile que vous ne voudrez.
ARGAN : Quoi ! l'on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ?
BERALDE : Oui. L'on n'a qu'à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient
savant, et toute sottise devient raison.
TOINETTE : Tenez, monsieur, quand il n'y aurait que votre barbe, c'est déjà beaucoup ; et
la barbe fait plus de la moitié d'un médecin.
Texte 9 : BEAUMARCHAIS, Le Mariage de Figaro, 1784, acte I, scène 1

Scène I
FIGARO, SUZANNE.

Le théâtre représente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de malade est au
milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une
glace, le petit bouquet de fleurs d’orange, appelé chapeau de la mariée.

Figaro. Dix-neuf pieds sur vingt-six.


Suzanne. Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ?
Figaro lui prend les mains. Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouquet
virginal, élevé sur la tête d’une belle fille, est doux, le matin des noces, à l’œil amoureux
d’un époux !…
Suzanne se retire. Que mesures-tu donc là, mon fils ?
Figaro. Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que monseigneur nous donne aura
bonne grâce ici.
Suzanne. Dans cette chambre ?
Figaro. Il nous la cède.
Suzanne. Et moi je n’en veux point.
Figaro. Pourquoi ?
Suzanne. Je n’en veux point.
Figaro. Mais encore ?
Suzanne. Elle me déplaît.
Figaro. On dit une raison.
Suzanne. Si je n’en veux pas dire ?
Figaro. Oh ! quand elles sont sûres de nous !
Suzanne. Prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon
serviteur, ou non ?
Figaro. Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui
tient le milieu des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera
de son côté : zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose ? il n’a
qu’à tinter du sien : crac, en trois sauts me voilà rendu.
Suzanne. Fort bien ! Mais quand il aura tinté, le matin, pour te donner quelque bonne et
longue commission : zeste, en deux pas il est à ma porte, et crac, en trois sauts…
Figaro. Qu’entendez-vous par ces paroles ?
Suzanne. Il faudrait m’écouter tranquillement.
Figaro. Eh ! qu’est-ce qu’il y a, bon Dieu ?
Suzanne. Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le
comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme : c’est sur la
tienne, entends-tu ? qu’il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira
pas. Et c’est ce que le loyal Basile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à
chanter, me répète chaque jour en me donnant leçon.
Figaro. Basile ! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a
dûment redressé la moelle épinière à quelqu’un…
Suzanne. Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu’on me donne était pour les beaux
yeux de ton mérite ?
Figaro. J’avais assez fait pour l’espérer.
Suzanne. Que les gens d’esprit sont bêtes !
Figaro. On le dit.
Suzanne. Mais c’est qu’on ne veut pas le croire !
Figaro. On a tort.
Suzanne. Apprends qu’il la destine à obtenir de moi, secrètement, certain quart d’heure,
seul à seule, qu’un ancien droit du seigneur… Tu sais s’il était triste !
Figaro. Je le sais tellement, que si monsieur le comte, en se mariant, n’eût pas aboli ce
droit honteux, jamais je ne t’eusse épousée dans ses domaines.
Texte 10 : Jean-Michel RIBES, « Musée », Théâtre sans animaux, 2001

Une grande salle de musée. Faisceau de lumières qui éclairent les œuvres qu'on ne voit pas.
Des visiteurs déambulent. Les pas résonnent. De temps en temps on saisit ce qu'ils disent.

[…]

- J’aime que les impressionnistes aient é té des incompris.

- Tout ce qui est rouge sur le plan, c'est pré colombien, en vert c'est les arts primitifs, en
jaune c'est la vallé e de l'Indus et en bleu c'est la Chine des Tang.
- Et la café té ria c'est quelle couleur?

- J'en peux plus !


- Assieds-toi une seconde.
- Je suis é puisé .
- Il y a une banquette, profites-en.
- Incroyable... et pourtant le dimanche au bois, je tiens des kilomè tres.
- Là c'est pas pareil, tu marches avec les yeux.

- On sent beaucoup plus l'influence de l'Inde ici qu'au sous-sol.

- Matisse c'est juif, comme nom ?


- Je crois…

- Dis donc, Laurence, elle est toute petite la Vé nus de Milo... C'é tait qui Milo, un nain ? Ah
je suis dé çue, Laurence, dé çue... Je vais quand mê me faire une photo pour Jacques, mais
on la fera agrandir... si, on est obligé , elle est trop minus... Ah merde, je suis dé çue !

- Il est mort dans la misè re totale.


- C'est pour ça que j'aime pas les musé es.

- Dans tout ce bordel, j'ai perdu mon mari !


- Je n'aime pas, non vraiment pas... ça ne me plaît pas... ça ne me parle pas... du tout... mais
alors du tout... rien...les couleurs, le sujet... surtout le sujet... C'est à des milliers de
kilomè tres de moi... et pourtant tout ce qui touche aux femmes, en gé né ral ça m'é meut...
mais là , rien...rien de rien…mê me le marbre...pour une fois il m'ennuie...et Dieu sait si le
marbre me bouleverse d'habitude...C'est drô le, non ? ça me laisse totalement indiffé rente...
je m'en fous... totalement...J’ai rien à dire, non rien... ça me laisse muette... Totalement.

- C'est toute la Russie é corché e qu'il a mise dans son bœuf.


- Je t'en supplie, Nicolas, ne commence pas à faire ton Freud.
COLETTE, Sido (1929) et Les Vrilles de la vigne (1908)

Texte 11 : Extrait 1 : Sido : Sido la pythonisse

Levée au jour, parfois devançant le jour, ma mère accordait aux points cardinaux,
à leurs dons comme à leurs méfaits, une importance singulière. C'est à cause d'elle, par
tendresse invétérée, que dès le matin, et du fond du lit je demande : « D'où vient le vent
? » A quoi l'on me répond : « Il fait bien joli... C'est plein de passereaux dans le Palais-
Royal... Il fait vilain ... Un temps de saison ». Il me faut maintenant chercher la réponse en
moi-même, guetter la course du nuage, le ronflement marin de la cheminée, réjouir ma
peau du souffle d'Ouest, humide, organique et lourd de significations comme la double
haleine divergente d'un monstre amical. A moins que je ne me replie haineusement
devant la bise d'Est, l'ennemi, le beau-froid-sec et son cousin du Nord. Ainsi faisait ma
mère, coiffant de cornets en papier toutes les petites créatures végétales assaillies par la
lune rousse : il va geler, la chatte danse, disait-elle.
Son ouïe, qu'elle garda fine, l'informait, et elle captait des avertissements éoliens.
– Écoute sur Moutiers ! me disait-elle.
Elle levait l'index, et se tenait debout entre les hortensias, la pompe et le massif de rosiers.
Là, elle centralisait les enseignements d'Ouest, par-dessus la clôture la plus basse.
– Tu entends ?… Rentre le fauteuil, ton livre, ton chapeau : il pleut sur Moutiers. Il pleuvra
ici dans deux ou trois minutes seulement.
Je tendais mes oreilles « sur Moutiers » ; de l'horizon venaient un bruit égal de perles
versées dans l'eau et la plate odeur de l'étang criblé de pluie, vannée sur ses vases
verdâtres… Et j'attendais, quelques instants, que les douces gouttes d'une averse d'été,
sur mes joues, sur mes lèvres, attestassent l'infaillibilité de celle qu'un seul être au monde
- mon père - nommait « Sido ».
Texte 12 : Extrait 2 : Les Vrilles de la vigne : Le pouvoir des fleurs

Et les violettes elles-mêmes, écloses par magie dans l’herbe, cette nuit, les
reconnais-tu ? Tu te penches, et comme moi tu t’étonnes ; ne sont-elles pas, ce printemps-
ci, plus bleues ? Non, non, tu te trompes, l’an dernier, je les ai vues moins obscures, d’un
mauve azuré, ne te souviens-tu pas ?… Tu protestes, tu hoches la tête avec ton rire grave,
le vert de l’herbe neuve décore l’eau mordorée de ton regard… Plus mauves… non, plus
bleues… Cesse cette taquinerie ! Porte plutôt à tes narines le parfum invariable de ces
violettes changeantes et regarde en respirant le philtre qui abolit les années, regarde
comme moi ressusciter et grandir devant toi les printemps de ton enfance…

Plus mauves… non, plus bleues… Je revois des prés, des bois profonds que la première
poussée des bourgeons embrume d’un vert insaisissable, des ruisseaux froids, des sources
perdues, bues par le sable aussitôt que nées, des primevères de Pâques, des jeannettes
jaunes au cœur safrané, et des violettes, des violettes, des violettes… Je revois une enfant
silencieuse que le printemps enchantait déjà d’un bonheur sauvage, d’une triste et
mystérieuse joie… Une enfant prisonnière, le jour, dans une école, et qui échangeait des
jouets, des images, contre les premiers bouquets de violettes des bois, noués d’un fil de
coton rouge, rapportés par les petites bergères des fermes environnantes… Violettes à
courte tige, violettes blanches et violettes bleues, et violettes d’un blanc-bleu veiné de
nacre mauve, violettes de coucou anémiques et larges, qui haussent sur de longues tiges
leurs pâles corolles inodores… Violettes de février, fleuries sous la neige, déchiquetées,
roussies de gel, laideronnes, pauvresses parfumées… Ô violettes de mon enfance ! Vous
montez devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d’avril, et la palpitation de vos
petits visages innombrables m’enivre !
Texte 13 : Extrait 3 : Les Vrilles de la vigne : Toby-chien parle

Je haletais autant qu’Elle, ému de sa violence. Elle entendit ma respiration et se jeta


à quatre pattes, sa tête sous le tapis de la table, contre la mienne…
« Oui, inutile ! je maintiens le mot. Ce n’est pas un sale petit bull bringé qui me fera
changer d’avis, encore ! Inutile s’Il n’aime pas assez ou s’Il méconnaît l’amour véritable !
Quoi ?… ma vie aussi est inutile ? Non, Toby-Chien. Moi, j’aime. J’aime tant tout ce que
j’aime ! Si tu savais comme j’embellis tout ce que j’aime, et quel plaisir je me donne en
aimant ! Si tu pouvais comprendre de quelle force et de quelle défaillance m’emplit ce que
j’aime !… C’est cela que je nomme le frôlement du bonheur. Le frôlement du bonheur…
caresse impalpable qui creuse le long de mon dos un sillon velouté, comme le bout d’une
aile creuse l’onde… Frisson mystérieux prêt à se fondre en larmes, angoisse légère que je
cherche et qui m’atteint devant un cher paysage argenté de brouillard, devant un ciel où
fleurit l’aube, sous le bois où l’automne souffle une haleine mûre et musquée… Tristesse
voluptueuse des fins de jour, bondissement sans cause d’un cœur plus mobile que celui
du chevreuil, tu es le frôlement même du bonheur, toi qui gis au sein des heures les plus
pleines… et jusqu’au fond du regard de ma sûre amie…
« Tu oserais dire ma vie inutile ?… Tu n’auras pas de pâtée, ce soir ! »
Je voyais la brume de ses cheveux danser autour de sa tête qu’Elle hochait furieusement.
Elle était comme moi à quatre pattes, aplatie, comme un chien qui va s’élancer, et j’espérai
un peu qu’Elle aboierait… »
Texte 14 : Jean-Jacques ROUSSEAU, Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761

Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi métamorphosé ; et si je ne trouvai


point de plantes exotiques et de productions des Indes, je trouvai celles du pays disposées
et réunies de manière à produire un effet plus riant et plus agréable. Le gazon verdoyant,
mais court et serré, était mêlé de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine, et d’autres
herbes odorantes. On y voyait briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l’œil en
démêlait avec surprise quelques-unes de jardin, qui semblaient croître naturellement
avec les autres. Je rencontrais de temps en temps des touffes obscures, impénétrables aux
rayons du soleil, comme dans la plus épaisse forêt ; ces touffes étaient formées des arbres
du bois le plus flexible, dont on avait fait recourber les branches, pendre en terre, et
prendre racine, par un art semblable à ce que font naturellement les mangles en
Amérique. Dans les lieux plus découverts je voyais çà et là, sans ordre et sans symétrie,
des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilas, de noisetier,
de sureau, de seringa, de genêt, de trifolium, qui paraient la terre en lui donnant l’air d’être
en friche. Je suivais des allées tortueuses et irrégulières bordées de ces bocages fleuris, et
couvertes de mille guirlandes de vigne de Judée, de vigne vierge, de houblon, de liseron,
de couleuvrée, de clématite, et d’autres plantes de cette espèce, parmi lesquelles le
chèvrefeuille et le jasmin daignaient se confondre. Ces guirlandes semblaient jetées
négligemment d’un arbre à l’autre, comme j’en avais remarqué quelquefois dans les forêts,
et formaient sur nous des espèces de draperies qui nous garantissaient du soleil, tandis
que nous avions sous nos pieds un marcher doux, commode et sec, sur une mousse fine,
sans sable, sans herbe, et sans rejetons raboteux. Alors seulement je découvris, non sans
surprise, que ces ombrages verts et touffus, qui m’en avaient tant imposé de loin, n’étaient
formés que de ces plantes rampantes et parasites, qui, guidées le long des arbres,
environnaient leurs têtes du plus épais feuillage, et leurs pieds d’ombre et de fraîcheur.
J’observai même qu’au moyen d’une industrie assez simple on avait fait prendre racine
sur les troncs des arbres à plusieurs de ces plantes, de sorte qu’elles s’étendaient
davantage en faisant moins de chemin.
Texte 15 : Michel HOUELLEBECQ, anéantir, 2022

Il avait envie de revoir certains paysages, et passa par Chiroubles, puis par Fleurie,
avant d’emprunter le col de Durbize et celui du Fût-d’Avenas, puis de redescendre vers
Beaujeu. Il s’arrêta à mi-parcours, sur une aire panoramique dont il se souvenait. On
n’était qu’à quelques kilomètres de Villié-Morgon, mais les vignes avaient disparu. Le
paysage de forêts et de prairies, absolument désert, lui parut baigné d’un silence religieux.
Certainement, si Dieu était présent dans sa création, s’il avait un message à communiquer
aux hommes, c’était ici, plutôt que dans les espaces légumes du parc de Bercy, qu’il
choisirait de le faire. Il sortit de la voiture. « Quel est le message ? » se demanda-t-il, et il
se sentit à deux doigts de crier la question, s’en abstint de justesse, de toute façon Dieu se
tairait, c’était son mode de communication habituel, mais c’était sans doute beaucoup,
déjà, ce paysage désert et splendide, baigné dans un silence total ; ça tranchait avec la vie
de Paris, avec le jeu politique qu’il allait retrouver dans quelques jours. […]
C’était plutôt comme une divinité unique, végétale, la vraie divinité de la terre, avant que
les animaux n’apparaissent et ne se mettent à courir dans tous les sens. La divinité était
maintenant au repos, dans le calme de cette belle journée d’hiver, il n’y avait pas un souffle
de vent ; mais dans quelques semaines l’herbe et les feuilles revivraient, se nourriraient
d’eau et le soleil, seraient agités par la brise. Il y avait quand même, enfin il croyait s’en
souvenir, une sorte de reproduction des plantes, avec des fleurs mâles et femelles, le vent
et les insectes jouaient un rôle dans l’affaire, d’un autre côté les plantes se reproduisaient
parfois par simple division, ou en projetant dans le sol de nouvelles racines, à vrai dire ses
souvenirs de biologie végétale étaient lointains, mais cela mobilisait quoi qu’il en soit une
dramaturgie moins tendue que les combats de cerfs ou les concours de tee-shirts mouillés.
Il reprit le volant, dans un état de totale incertitude intellectuelle, avant de continuer,
toujours sans croiser personne, sa descente vers Beaujeu, « capitale historique du
Beaujolais », Beaujeu aussi où pour la première fois de sa vie il avait embrassé une fille,
l’été de ses quinze ans.
Hélène DORION, Mes forêts, 2021

Texte 16 : « Le feu »

Le feu

qu'on entend venir


on dirait une bête
prête à tout dévorer

au milieu d'un champ


de longues allumettes
soudain la flèche
soudain l'embrasement
du cortège redouté

le feu promet l'éclaircie


qui donnerait envie de grandir
Texte 17 : « On dirait une silhouette mystérieuse »

On dirait une silhouette mystérieuse


où glissent des rivières
et s'élancent les rêves

puis le jour recommence


l'arbre jette l'ancre
dans le jardin de tes pas

il tend les cordes de l'univers


où les âmes jamais ne fanent

aux confins du silence


le ciel brûle
- arbre de grâce et de beauté
arbre de solitude et de questions –
les branches qu'il recueille s'inclinent comme des archets

tu écoutes le chant des racines


tu deviens la sève
un filet de clarté
qui traverse le tronc

c'est le temps dis-tu


cette fenêtre opaque
qui raconte le voyage
un poème avance sur la tige
vole parfois
sur les traces de l'oiseau

l’arbre n'a d'âge


que celui des saisons
Texte 18 : « Avant la nuit »

la nuit s’approfondit

et l’on se met à rêver


du haut des falaises de Rilke
dans la forêt de Dante
on voit le passé
déjà on lit le futur
on aperçoit l’aigle et la corneille
qui déchirent le rideau de l’histoire
pour rejoindre nos pas

on traverse le bois de Walden


la mémoire des saisons de Zanzotto
les paysages intérieurs
d’Hopkins les clairières de Zambrano

vers la connaissance de soi


on a marché on s’est plongé
dans le long travail de l’amour
on a trébuché
rebondi puis chuté de nouveau

le temps jamais ne s’arrête


nous dit l’arbre
nous dit la forêt
et sur la branche du présent

un poème murmure
un chemin vaste et lumineux
qui donne sens
à ce qu’on appelle humanité
Texte 19 : Paul VERLAINE, « Soleils couchants », Poèmes saturniens, 1866

Une aube affaiblie


Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.
La mélancolie
Berce de doux chants
Mon cœur qui s’oublie
Aux soleils couchants.
Et d’étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants sur les grèves,
Fantômes vermeils,
Défilent sans trêves,
Défilent, pareils
À de grands soleils
Couchants sur les grèves.
Texte 20 : Guillaume APOLLINAIRE, « Les sapins », Alcools, 1913

Les sapins en bonnets pointus


De longues robes revêtus
Comme des astrologues
Saluent leurs frères abattus
Les bateaux qui sur le Rhin voguent

Dans les sept arts endoctrinés


Par les vieux sapins leurs aînés
Qui sont de grands poètes
Ils se savent prédestinés
À briller plus que des planètes

À briller doucement changés


En étoiles et enneigés
Aux Noëls bienheureuses
Fêtes des sapins ensongés
Aux longues branches langoureuses

Les sapins beaux musiciens


Chantent des noëls anciens
Au vent des soirs d’automne
Ou bien graves magiciens
Incantent le ciel quand il tonne

Des rangées de blancs chérubins


Remplacent l’hiver les sapins
Et balancent leurs ailes
L’été ce sont de grands rabbins
Ou bien de vieilles demoiselles
Sapins médecins divaguants
Ils vont offrant leurs bons onguents
Quand la montagne accouche
De temps en temps sous l’ouragan
Un vieux sapin geint et se couche
GROUPEMENTS DE TEXTES :
Chapitre XXI : L’éducation sophiste de Gargantua

Après l’épisode du torchecul, Grandgousier, convaincu de la merveilleuse intelligence de son fils, décide de
lui donner une éducation à la hauteur de ses capacités. On lui indique alors « un grand docteur sophiste
nommé maître Tubal Holoferne », bientôt remplacé par Ponocrates.
Ce dernier observe les fruits de cette éducation.
[...]
Il employait donc son temps de telle façon qu’ordinairement il s’éveillait entre huit et neuf
heures, qu’il fût jour ou non ; ainsi l’avaient ordonné ses anciens régents, alléguant ce que
dit David : Vanum est vobis ante lucem surgere.

Au Moyen Âge, l’école est essentiellement faite par les religieux (moines, curés, clercs...).
On n’y étudie pas vraiment les livres, mais plutôt les commentaires des livres ; on exerce
sa mémoire plutôt qu’on ne s’exerce à réfléchir.
On y apprend les arts libéraux :
- Le trivium (la grammaire, l’art de parler et d’écrire, et l’art du raisonnement),
- Le quadrivium (l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique).

Puis il gambadait, sautait et se vautrait dans le lit quelque temps pour mieux réveiller ses
esprits animaux ; il s’habillait selon la saison, mais portait volontiers une grande et longue
robe de grosse étoffe frisée fourrée de renards ; après, il se peignait du peigne d’Almain,
c’est-à-dire des quatre doigts et du pouce, car ses précepteurs disaient que se peigner
autrement, se laver et se nettoyer était perdre du temps en ce monde.
Puis il fientait, pissait, se raclait la gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait,
sanglotait, éternuait et morvait comme un archidiacre et, pour abattre la rosée et le
mauvais air, déjeunait de belles tripes frites, de belles grillades, de beaux jambons, de
belles côtelettes de chevreau et force soupes de prime.
Ponocrates lui faisait observer qu’il ne devait pas tant se repaître au sortir du lit sans avoir
premièrement fait quelque exercice. Gargantua répondit :

« Quoi ! n’ai-je pas fait suffisamment d’exercice ? Je me suis vautré six ou sept fois dans le
lit avant de me lever. N’est-ce pas assez ? Le pape Alexandre faisait ainsi, sur le conseil de
son médecin juif, et il vécut jusqu’à la mort en dépit des envieux. Mes premiers maîtres
m’y ont accoutumé, en disant que le déjeuner donnait bonne mémoire : c’est pourquoi ils
buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien et n’en dîne que mieux. Et Maître Tubal
(qui fut le premier de sa licence à Paris) me disait que ce n’est pas tout de courir bien vite,
mais qu’il faut partir de bonne heure. Aussi la pleine santé de notre humanité n’est pas de
boire des tas, des tas, des tas, comme des canes, mais bien de boire le matin, d’où la
formule :
« Lever matin n’est point bonheur ;
Boire matin est le meilleur. »

Après avoir bien déjeuné comme il faut, il allait à l’église, et on lui portait dans un grand
panier un gros bréviaire emmitouflé, pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemins,
onze quintaux et six livres à peu près. Là, il entendait vingt-six ou trente messes. Dans le
même temps venait son diseur d’heures, encapuchonné comme une huppe, et qui avait
très bien dissimulé son haleine avec force sirop de vigne. Avec celui-ci, Gargantua
marmonnait toutes ces kyrielles, et il les épluchait si soigneusement qu’il n’en tombait pas
un seul grain en terre.

Au sortir de l’église, on lui amenait sur un char à bœufs un tas de chapelets de Saint-
Claude, dont chaque grain était aussi gros qu’est la coiffe d’un bonnet ; et, se promenant
par les cloîtres, galeries ou jardin, il en disait plus que seize ermites.
Puis il étudiait quelque méchante demi-heure, les yeux posés sur son livre mais, comme
dit le poète comique, son âme était dans la cuisine.
Pissant donc un plein urinoir, il s’asseyait à table, et, parce qu’il était naturellement
flegmatique, il commençait son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de
bœuf fumées, de boutargues, d’andouilles, et d’autres avant-coureurs de vin.
Pendant ce temps, quatre de ses gens lui jetaient en la bouche, l’un après l’autre,
continûment, de la moutarde à pleines pelletées. Puis il buvait un horrifique trait de vin
blanc pour se soulager les reins. Après, il mangeait selon la saison, des viandes selon son
appétit, et cessait quand le ventre lui tirait.

Pour boire, il n’avait ni fin ni règle, car il disait que les bornes et les limites étaient quand,
la personne buvant, le liège des pantoufles enflait en hauteur d’un demi-pied.

Textes « échos » : La bonne éducation

Michel de Montaigne, Essais, livre 1, chapitre 26, « De l’institution des enfants »


(1572-1592)

Pour un enfant de maison noble qui recherche l'é tude des lettres, non pour le gain (car un
but aussi vil est indigne de la grâ ce et de la faveur des Muses ; d'autre part il concerne les
autres et dé pend d'eux), ni autant pour les avantages exté rieurs que pour les siens
propres et pour qu'il s'enrichisse et s'en pare au-dedans, moi, ayant plutô t envie de faire
de lui un homme habile qu'un homme savant, je voudrais aussi qu'on fû t soucieux de lui
choisir un guide qui eû t plutô t la tê te bien faite que bien pleine et qu'on exigeâ t chez celui-
ci les deux qualité s, mais plus la valeur morale et l'intelligence que la science, et je
souhaiterais qu'il se comportâ t dans l'exercice de sa charge d'une maniè re nouvelle.

On ne cesse de criailler à nos oreilles d'enfants, comme si l'on versait dans un entonnoir,
et notre rô le, ce n'est que de redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais que le pré cepteur
corrigeâ t ce point de la mé thode usuelle et que, d'entré e, selon la porté e de l'â me qu'il a
en main, il commençâ t à la mettre sur la piste, en lui faisant goû ter les choses, les choisir
et les discerner d'elle- mê me, en lui ouvrant quelquefois le chemin, quelquefois en le lui
faisant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il é coute son disciple
parler à son tour. Socrate et, depuis, Arcé silas faisaient d'abord parler leurs disciples, et
puis ils leur parlaient. « L’autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux
qui veulent s’instruire ». (phrase de Cicéron)

Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son allure, juger aussi jusqu'à quel
point il doit se rabaisser pour s'adapter à sa force. Faute d'appré cier ce rapport, nous
gâ tons tout : savoir le discerner, puis y conformer sa conduite avec une juste mesure, c'est
l'une des tâ ches les plus ardues que je connaisse ; savoir descendre au niveau des allures
pué riles du disciple et les guider est l'effet d'une â me é levé e et bien forte. Je marche de
maniè re plus sû re et plus ferme en montant qu'en descendant.
Quant aux maîtres qui, comme le comporte notre usage, entreprennent, avec une mê me
façon d'enseigner et une pareille sorte de conduite, de diriger beaucoup d'esprits de tailles
et formes si diffé rentes, il n'est pas extraordinaire si, dans tout un peuple d'enfants, ils en
rencontrent à peine deux ou trois qui ré coltent quelque vé ritable profit de leur
enseignement.

Qu'il ne demande pas seulement à son é lè ve de lui ré pé ter les mots de la leçon qu'il lui a
faite, mais de lui dire leur sens et leur substance, et qu'il juge du profit qu'il en aura fait,
non par le té moignage de sa mé moire, mais par celui de sa vie. Ce que l'é lè ve viendra
apprendre, qu'il le lui fasse mettre en cent formes et adapté es à autant de sujets diffé rents
pour voir s'il l'a dè s lors bien compris et bien fait sien, en ré glant l'allure de sa progression
d'aprè s les conseils pé dagogiques de Platon. Regorger la nourriture comme on l'a avalé e
est une preuve qu'elle est resté e crue et non assimilé e. L’estomac n'a pas fait son œuvre
s'il n'a pas fait changer la façon d'ê tre et la forme de ce qu'on lui avait donné à digé rer.

Fénelon, Traité de l’éducation des filles, 1687

Il faut se contenter de suivre et d'aider la nature. Les enfants savent peu, il ne faut pas
les exciter à parler : mais comme ils ignorent beaucoup de choses, ils ont beaucoup de
questions à faire, aussi en font-ils beaucoup. Il suffit de leur répondre précisément, et
d'ajouter quelquefois certaines petites comparaisons pour rendre plus sensibles les
éclaircissements qu'on doit leur donner. S'ils jugent de quelque chose sans le bien savoir,
il faut les embarrasser par quelque question nouvelle, pour leur faire sentir leur faute,
sans les confondre rudement. En même temps il faut leur faire apercevoir, non par des
louanges vagues, mais par quelque marque effective d'estime, qu'on les approuve bien
plus quand ils doutent, et qu'ils demandent ce qu'ils ne savent pas, que quand ils décident
le mieux. C'est le vrai moyen de mettre dans leur esprit, avec beaucoup de politesse, une
modestie véritable, et un grand mépris pour les contestations qui sont si ordinaires aux
jeunes personnes peu éclairées.

Dès qu'il paraît que leur raison a fait quelque progrès, il faut se servir de cette
expérience pour les prémunir contre la présomption. Vous voyez, direz-vous, que vous
êtes plus raisonnable maintenant que vous ne l'étiez l'année passée ; dans un an vous
verrez encore des choses que vous n'êtes pas capable de voir aujourd'hui. Si, l'année
passée, vous aviez voulu juger des choses que vous savez maintenant, et que vous ignoriez
alors, vous en auriez mal jugé. Vous auriez eu grand tort de prétendre savoir ce qui était
au-delà de votre portée. Il en est de même aujourd'hui des choses qui vous restent à
connaître : vous verrez un jour combien vos jugements présents sont imparfaits.
Cependant fiez-vous aux conseils des personnes qui jugent comme vous jugerez vous-
même quand vous aurez leur âge et leur expérience.

Florian, « L’Education du Lion », Fables, 1792.

D'abord à son pupille il persuade bien


Qu'il n'est point lionceau, qu'il n'est qu'un pauvre
Chien,
Son parent éloigné ; de province en province
Il le fait voyager, montrant à ses regards
Les abus du pouvoir, des peuples la misère,
Les lièvres, les lapins mangés par les renards,
Les moutons par les loups, les cerfs par la panthère,
Partout le faible terrassé,
Le bœuf travaillant sans salaire,
Et le singe récompensé.
Le jeune lionceau frémissait de colère :
Mon père, disait-il, de pareils attentats
Sont-ils connus du roi ? Comment pourraient-ils l'être ?
Disait le chien : les grands approchent seuls du maître,
Et les mangés ne parlent pas.
Ainsi, sans raisonner de vertu, de prudence,
Notre jeune lion devenait tous les jours
Vertueux et prudent ; car c'est l'expérience
Qui corrige, et non les discours.
À cette bonne école il acquit avec l'âge
Sagesse, esprit, force et raison.
Que lui fallait-il davantage ?
Il ignorait pourtant encor qu'il fût lion ;
Lorsqu'un jour qu'il parlait de sa reconnaissance
À son maître, à son bienfaiteur,
Un tigre furieux, d'une énorme grandeur,
Paraissant tout-à-coup, contre le chien s'avance.
Le lionceau plus prompt s'élance,
Il hérisse ses crins, il rugit de fureur,
Bat ses flancs de sa queue, et ses griffes sanglantes
Ont bientôt dispersé les entrailles fumantes
De son redoutable ennemi.
À peine il est vainqueur qu'il court à son ami :
Oh ! Quel bonheur pour moi d'avoir sauvé ta vie !
Mais quel est mon étonnement !
Sais-tu que l'amitié, dans cet heureux moment,
M'a donné d'un lion la force et la furie ?
Vous l'êtes, mon cher fils, oui, vous êtes mon roi,
Dit le chien tout baigné de larmes.
Le voilà donc venu, ce moment plein de charmes,
Où, vous rendant enfin tout ce que je vous dois,
Je peux vous dévoiler un important mystère !
Retournons à la cour, mes travaux sont finis.
Cher prince, malgré moi cependant je gémis,
Je pleure ; pardonnez : tout l'état trouve un père,
Et moi je vais perdre mon fils.

Voltaire, L’Ingénu, 1767, chapitre XIV

L’Ingénu faisait des progrès rapides dans les sciences, et surtout dans la science de
l’homme. La cause du développement rapide de son esprit était due à son éducation
sauvage presque autant qu’à la trempe de son âme : car, n’ayant rien appris dans son
enfance, il n’avait point appris de préjugés. Son entendement, n’ayant point été courbé par
l’erreur, était demeuré dans toute sa rectitude. Il voyait les choses comme elles sont, au
lieu que les idées qu’on nous donne dans l’enfance nous les font voir toute notre vie
comme elles ne sont point. « Vos persécuteurs sont abominables, disait-il à son ami
Gordon. Je vous plains d’être opprimé, mais je vous plains d’être janséniste. Toute secte
me paraît le ralliement de l’erreur. Dites-moi s’il y a des sectes en géométrie ?

— Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon ; tous les hommes sont
d’accord sur la vérité quand elle est démontrée, mais ils sont trop partagés sur les vérités
obscures.

— Dites sur les faussetés obscures. S’il y avait eu une seule vérité cachée dans vos amas
d’arguments qu’on ressasse depuis tant de siècles, on l’aurait découverte sans doute ; et
l’univers aurait été d’accord au moins sur ce point-là. Si cette vérité était nécessaire
comme le soleil l’est à la terre, elle serait brillante comme lui. C’est une absurdité, c’est un
outrage au genre humain, c’est un attentat contre l’Être infini et suprême de dire : il y a
une vérité essentielle à l’homme, et Dieu l’a cachée. »
Tout ce que disait ce jeune ignorant, instruit par la nature, faisait une impression profonde
sur l’esprit du vieux savant infortuné. « Serait-il bien vrai, s’écria-t-il, que je me fusse
rendu réellement malheureux pour des chimères ? Je suis bien plus sûr de mon malheur
que de la grâce efficace. J’ai consumé mes jours à raisonner sur la liberté de Dieu et du
genre humain ; mais j’ai perdu la mienne ; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront
de l’abîme où je suis. »

L’Ingénu, livré à son caractère, dit enfin : « Voulez-vous que je vous parle avec une
confiance hardie ? Ceux qui se font persécuter pour ces vaines disputes de l’école me
semblent peu sages ; ceux qui persécutent me paraissent des monstres. »

Textes « échos » : Rire et savoir

Marivaux, Le Spectateur français, 1752

En effet, je suis du sentiment de Monsieur, dis-je alors, en me mêlant de la conversation ;


il parle en homme sensé. Pures bagatelles que des feuilles ! La raison, le bon sens et la
finesse peuvent-ils se trouver dans si peu de papier ? Ne faut-il pas un vaste terrain pour
les contenir ? Un bon esprit s'avisa-t-il jamais de penser et d'écrire autrement qu'en gros
volumes ? Jugez de quel poids peuvent être des idées enfermées dans une feuille
d'impression que vous allez soulever d'un souffle ! Et quand même elles seraient
raisonnables, ces idées, est-il de la dignité d'un personnage de cinquante ans, par exemple,
de lire une feuille volante, un colifichet ? Cela le travestit en petit jeune homme, et
déshonore sa gravité ; il déroge. Non, à cet âge-là, tout savant, tout homme d'esprit ne doit
ouvrir que des in-folio, de gros tomes respectables par leur pesanteur, et qui, lorsqu'il les
lit, le mettent en posture décente ; de sorte qu'à la vue du titre seul, et retournant chaque
feuillet du gros livre, il puisse se dire familièrement en lui-même : Voilà ce qu'il faut à un
homme aussi sérieux que moi, et d'une aussi profonde réflexion. Là-dessus il se sent
comme entouré d'une solitude philosophique, dans laquelle il goûte en paix le plaisir de
penser qu'il se nourrit d'aliments spirituels, dont le goût n'appartient qu'aux raisons
graves. Eh bien, monsieur, qu'en dites-vous ? N'est-ce pas là votre pensée ?
Ce discours surprit un peu mon homme. Il ne savait s'il devait se fâcher ou se taire ; je ne
lui donnai pas le temps de se déterminer. Monsieur, lui dis-je encore, en lui présentant un
assez gros livre que je tenais, voici un Traité de morale. Le volume n'est pas extrêmement
gros, et à la rigueur on pourrait le chicaner sur la médiocrité de sa forme ; mais je vous
conseille pourtant de lui faire grâce en faveur de sa matière ; c'est de la morale, et de la
morale déterminée, toute crue. Malepeste ! vous voyez bien que cela fait une lecture
importante, et digne du flegme d'un homme sensé ; peut-être même la trouverez-vous
ennuyeuse, et tant mieux ! À notre âge, il est beau de soutenir l'ennui que peut donner une
matière naturellement froide, sérieuse, sans art, et scrupuleusement conservée dans son
caractère. Si l'on avait du plaisir à la lire, cela gâterait tout. Voilà une plaisante morale que
celle qui instruit agréablement ! Tout le monde peut s'instruire à ce prix-là, ce n'est pas là
de quoi l'homme raisonnable doit être avide ; ce n'est pas tant l'utile qu'il faut, que
l'honneur d'agir en homme capable de se fatiguer pour chercher cet utile, et la vaste
sécheresse d'un gros livre fait justement son affaire.

Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764

RIRE

Que le rire soit le signe de la joie comme les pleurs sont le symptô me de la douleur,
quiconque a ri n’en doute pas. Ceux qui cherchent des causes mé taphysiques au rire ne
sont pas gais : ceux qui savent pourquoi cette espè ce de joie qui excite le ris retire vers les
oreilles le muscle zygomatique, l’un des treize muscles de la bouche, sont bien savants.
Les animaux ont ce muscle comme nous ; mais ils ne rient point de joie, comme ils ne
ré pandent point de pleurs de tristesse. Le cerf peut laisser couler une humeur de ses yeux
quand il est aux abois, le chien aussi quand on le dissè que vivant ; mais ils ne pleurent
point leurs maîtresses, leurs amis, comme nous ; ils n’é clatent point de rire comme nous
à la vue d’un objet comique : l’homme est le seul animal qui pleure et qui rit. Comme nous
ne pleurons que de ce qui nous afflige, nous ne rions que de ce qui nous é gaye : les
raisonneurs ont pré tendu que le rire naît de l’orgueil, qu’on se croit supé rieur à celui dont
on rit. Il est vrai que l’homme, qui est un animal risible, est aussi un animal orgueilleux ;
mais la fierté ne fait pas rire ; un enfant qui rit de tout son cœur ne s’abandonne point à
ce plaisir parce qu’il se met au-dessus de ceux qui le font rire ; s’il rit quand on le chatouille,
ce n’est pas assuré ment parce qu’il est sujet au pé ché mortel de l’orgueil. J’avais onze ans
quand je lus tout seul, pour la premiè re fois, l’Amphitryon de Moliè re ; je ris au point de
tomber à la renverse ; é tait-ce par fierté ? On n’est point fier quand on est seul. É tait-ce
par fierté que le maître de l’â ne d’or se mit tant à rire quand il vit son â ne manger son
souper ? Quiconque rit é prouve une joie gaie dans ce moment-là , sans avoir un autre
sentiment.

Voltaire, Candide, 1759

Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait


admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes
possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame
la meilleure des baronnes possibles.
« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait
pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez
ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont
visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont
été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très
beau château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et, les cochons
étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année : par conséquent, ceux
qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux. »
Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment ; car il trouvait Mlle Cunégonde
extrêmement belle, quoiqu’il ne prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu’après
le bonheur d’être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était
d’être Mlle Cunégonde ; le troisième, de la voir tous les jours ; et le quatrième, d’entendre
maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la
terre.

Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857

M. Homais arrivait pendant le dîner. Bonnet grec à la main, il entrait à pas muets pour ne
déranger personne et toujours en répétant la même phrase : « Bonsoir la compagnie ! »
Puis, quand il s’était posé à sa place, contre la table, entre les deux époux, il demandait au
médecin des nouvelles de ses malades, et celui-ci le consultait sur la probabilité des
honoraires. Ensuite, on causait de ce qu’il y avait dans le journal. Homais, à cette heure-là,
le savait presque par cœur ; et il le rapportait intégralement, avec les réflexions du
journaliste et toutes les histoires des catastrophes individuelles arrivées en France ou à
l’étranger. Mais, le sujet se tarissant, il ne tardait pas à lancer quelques observations sur
les mets qu’il voyait. Parfois même, se levant à demi, il indiquait délicatement à Madame
le morceau le plus tendre, ou, se tournant vers la bonne, lui adressait des conseils pour la
manipulation des ragoûts et l’hygiène des assaisonnements ; il parlait arome, osmazôme,
sucs et gélatine d’une façon à éblouir. La tête d’ailleurs plus remplie de recettes que sa
pharmacie ne l’était de bocaux, Homais excellait à faire quantité de confitures, vinaigres
et liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions nouvelles de caléfacteurs
économiques, avec l’art de conserver les fromages et de soigner les vins malades.

Textes « échos » : le spectacle total

André Félibien, Relation de la fête de Versailles du dix-huitième juillet mille six cent
soixante-huit, 1668

André Félibien est un architecte et historiographe du Roi. Il décrit dans ce texte la


représentation de George Dandin ou le Mari confondu, comédie ballet de Molière et Lully.

Dans ce dernier Acte l’on voit le Paysan dans le comble de la douleur par les mauvais
traitements de sa femme. Enfin un de ses amis lui conseille de noyer dans le vin toutes ses
inquiétudes, et l’emmène pour joindre sa troupe, voyant venir toute la foule des Bergers
amoureux qui commence à célébrer par des chants et des danses le pouvoir de l’amour.
Ici la décoration du théâtre se trouve changée en un instant, et l’on ne peut comprendre
comment tant de véritables jets d’eau ne paraissent plus, ni par quel artifice au lieu de ces
cabinets et de ces allées on ne découvre sur le théâtre que de grandes roches entremêlées
d’arbres, où l’on voit plusieurs Bergers qui chantent et qui jouent de toutes sortes
d’instruments. Cloris commence la première à joindre sa voix au son des flûtes et des
musettes. […]
On peut dire que dans cet ouvrage le sieur de Lully a trouvé le secret de satisfaire et de
charmer tout le monde ; car jamais il n’y a rien eu de si beau ni de mieux inventé. Si l’on
regarde les danses, il n’y a point de pas qui ne marque l’action que les Danseurs doivent
faire, et dont les gestes ne soient autant de paroles qui se fassent entendre. Si l’on
regarde la Musique, il n’y a rien qui n’exprime parfaitement toutes les passions et qui
ne ravisse l’esprit des Auditeurs. Mais ce qui n’a jamais été vu, est cette harmonie de
voix si agréable, cette symphonie d’instruments, cette belle union de différents chœurs,
ces douces chansonnettes, ces dialogues si tendres et si amoureux, ces échos, et enfin
cette conduite admirable dans toutes les parties, où depuis les premiers récits l’on a vu
toujours que la Musique s’est augmentée, et qu’enfin après avoir commencé par une
seule voix, elle a fini par un concert de plus de cent personnes que l’on a vues toutes à
la fois sur un même Théâtre joindre ensemble leurs instruments, leurs voix et leurs pas,
dans un accord et une cadence qui finit la Pièce, en laissant tout le monde dans une
admiration qu’on ne peut assez exprimer.

Molière, Amphitryon, 1668, acte III, scène 10

Molière tient le rôle de Sosie dans cette pièce. Elle créera un scandale, car certains
prétendront que c’est Louis XIV lui-même qui se cache sous les traits de Jupiter, et que
Molière critique les amours du Roi.

JUPITER dans une nue.


Regarde, Amphitryon, quel est ton imposteur ;
Et sous tes propres traits, vois Jupiter paraître.
À ces marques, tu peux aisément le connaître ;
Et c’est assez, je crois, pour remettre ton cœur
Dans l’état auquel il doit être,
Et rétablir chez toi, la paix, et la douceur.
Mon nom, qu’incessamment toute la terre adore,
Étouffe ici les bruits, qui pouvaient éclater.
Un partage avec Jupiter,
N’a rien du tout, qui déshonore :
Et sans doute, il ne peut être que glorieux,
De se voir le rival du souverain des Dieux.
Je n’y vois, pour ta flamme, aucun lieu de murmure ;
Et c’est moi, dans cette aventure,
Qui tout dieu que je suis, dois être le jaloux.
Alcmène est toute à toi, quelque soin qu’on emploie ;
Et ce doit à tes feux être un objet bien doux,
De voir, que pour lui plaire, il n’est point d’autre voie,
Que de paraître son époux :
Que Jupiter, orné de sa gloire immortelle,
Par lui-même, n’a pu triompher de sa foi ;
Et que ce qu’il a reçu d’elle,
N’a, par son cœur ardent, été donné qu’à toi.

SOSIE
Le Seigneur Jupiter sait dorer la pilule.

Molière, Les Amants magnifiques, 1670

C’est lors de la représentation de cette pièce que Louis XIV monta pour la dernière fois sur
scène en tant que danseur.

AVANT-PROPOS

Le Roi, qui ne veut que des choses extraordinaires dans tout ce qu’il entreprend, s’est
proposé de donner à sa cour un divertissement qui fût composé de tous ceux que le
théâtre peut fournir ; et pour embrasser cette vaste idée, et enchaîner ensemble tant de
choses diverses, SA MAJESTE a choisi pour sujet deux princes rivaux, qui dans le
champêtre séjour de la vallée de Tempé , où l’on doit célébrer la fête des jeux Pythiens ,
régalent à l’envi une jeune princesse et sa mère, de toutes les galanteries dont ils se
peuvent aviser.

PREMIER INTERMÈDE

Le théâtre s’ouvre à l’agréable bruit de quantité d’instruments, et d’abord il offre aux yeux
une vaste mer, bordée de chaque côté de quatre grands rochers, dont le sommet porte
chacun un fleuve, accoudé sur les marques de ces sortes de déités. Au pied de ces rochers
sont douze tritons de chaque côté, et dans le milieu de la mer quatre Amours montés sur
des dauphins, et derrière eux le dieu Éole élevé au-dessus des ondes sur un petit nuage.
Éole commande aux vents de se retirer, et tandis que quatre amours, douze tritons, et huit
fleuves lui répondent, la mer se calme, et du milieu des ondes on voit s’élever une île. Huit
pêcheurs sortent du fond de la mer avec des nacres de perles, et des branches de corail,
et après une danse agréable vont se placer chacun sur un rocher au-dessous d’un fleuve.
Le chœur de la musique annonce la venue de Neptune, et tandis que ce dieu danse avec sa
suite, les pêcheurs, les tritons et les fleuves accompagnent ses pas de gestes différents, et
de bruit de conques de perles. Tout ce spectacle est une magnifique galanterie, dont l’un
des princes régale sur la mer la promenade des princesses.

Voltaire, La Princesse de Navarre, 1744

Comédie-ballet de Voltaire, musique composée par Jean-Philippe Rameau, représentée le 23


février 1745, à l’occasion du mariage du Dauphin Louis (fils de Louis XV) avec l’infante
Marie-Thérèse d’Espagne.

UN PLAISIR
(Paroles sur un menuet.) (Premier couplet.)

Non, le plus grand empire


Ne peut remplir un cœur,
Charmant vainqueur,
Dieu séducteur,

C’est ton délire,


Qui fait le bonheur.
(On danse.)

UN AMOUR
alternativement avec LE CHŒUR

Divinité de cet heureux séjour,


Triomphe et fais grâce,
Pardonne à l’audace,
Pardonne à l’amour.

(On danse. )

le même amour.
Toi seule es cause
De ce qu’il ose.
Toi seule allumas ses feux.
Quel crime est plus pardonnable ?
C’est celui de tes beaux yeux,
Et les voyant tout mortel est coupable.

LE CHŒUR

Divinité de cet heureux séjour,


Triomphe et Fais grâce,
Pardonne à l’audace ;
Pardonne à l’amour.

CONSTANCE

On pardonne à l’amour, et non pas à l’audace.


Un téméraire amant, ennemi de ma race,
Ne pourra m’apaiser jamais.

LE DUC DE FOIX
Je connais son malheur, et sans doute il l’accable ;
Mais serez-vous toujours inexorable ?

CONSTANCE

Alamir, je vous le promets.

LE DUC DE FOIX
On ne fuit point sa destinée :
Les Devins ont prédit à votre âme étonnée,
Qu’un jour votre ennemi ferait votre vainqueur.

CONSTANCE

Les Devins se trompaient, fiez— vous à mon cœur.

LE CHŒUR
chante.

On diffère vainement ;
Le sort nous entraîne
L’amour nous amène
Au fatal moment.

(Trompettes et timbales. )

Textes « échos » : Susciter l’intérêt du lecteur / spectateur

Molière, Monsieur de Pourceaugnac, acte l, scène 1, 1669.

ACTE 1
JULIE, ÉRASTE, NÉRINE

JULlE. – Mon Dieu ! Éraste, gardons d'être surpris1 ; je tremble qu'on ne nous voie
ensemble, et tout serait perdu, après la défense que l'on m'a faite.
ÉRASTE. – Je regarde de tous côtés, et je n'aperçois rien,
JULIE,à Nérine- Aie aussi l'œil au guet, Nérine, et prends bien garde qu'il ne vienne
personne.
NÉRINE, se retirant dans le fond du théâtre. – Reposez-vous sur moi, et dites
hardiment2ce que vous avez à vous dire.
JULlE. – Avez-vous imaginé pour notre affaire quelque chose de favorable ? et croyez-
vous, Éraste, pouvoir venir à bout de détourner ce fâcheux mariage que mon père s'est
mis en tête ?
ÉRASTE. – Au moins y travaillons-nous fortement ; et déjà nous avons préparé un bon
nombre de batteries3pour renverser ce dessein4ridicule.
NÉRINE, accourant à Julie. - Par ma foi ! voilà votre père.
JULlE. – Ah ! séparons-nous vite.
NÉRINE. – Non, non, non, ne bougez : je m'étais trompée.
JULlE. – Mon Dieu, Nérine, que tu es sotte de nous donner de ces frayeurs !
ÉRASTE. – Oui, belle Julie, nous avons dressé pour cela quantité de machines5, et nous ne
feignons point de6mettre tout en usage, sur la permission que vous m'avez donnée. Ne
nous demandez point tous les ressorts que nous ferons jouer : vous en aurez le
divertissement ; et, comme aux comédies, il est bon de vous laisser le plaisir de la
surprise, et de ne vous avertir point de tout ce qu'on vous fera voir. C'est assez de vous
dire que nous avons en main divers stratagèmes tout prêts à produire dans l'occasion, et
que l'ingénieuse Nérine et l'adroit Sbrigani entreprennent l'affaire.
NÉRINE. – Assurément. Votre père se moque-t-il de vouloir vous anger de7son avocat de
Limoges, Monsieur de Pourceaugnac, qu'il n'a vu de sa vie, et qui vient par le coche vous
enlever à notre barbe ? [...]

1. Gardons d'être surpris : faisons attention à ne pas être surpris.


2. Hardiment : courageusement.
3. Batteries : machinations.
4. Dessein : projet.
5. Machines : ruses.
6. Nous ne feignons point de : nous n'hésitons pas à.
7. Anger de : marier à.

Marivaux, Le Père prudent et équitable, scène première, 1712.

DÉMOCRITE, PHILINE, TOINETTE

DÉMOCRITE

Je veux être obéi ; votre jeune cervelle


Pour l'utile1, aujourd'hui, choisit la bagatelle.
Cléandre, ce mignon, à vos yeux est charmant:
Mais il faut l'oublier, je vous le dis tout franc.
Vous rechignez2-, je crois, petite créature !
Ces morveuses, à peine ont-elles pris figure
Qu'elles sentent déjà ce que c'est que l'amour.
Eh bien donc ! vous serez mariée en ce jour !
Il s'offre trois partis: un homme de finance,
Un jeune Chevalier, le plus noble de France,
Et Ariste qui doit arriver aujourd'hui.
Je le souhaiterais que vous fussiez à lui.
Il a de très grands biens, il est près du village;
Il est vrai que l'on dit qu'il n'est pas de votre âge:
Mais qu'importe après tout ? La jeune3de Faubon
En est-elle moins bien pour avoir un barbon4 ?
Non. Sans aller plus loin, voyez votre cousine ;
Avec son vieil époux sans cesse elle badine5 ;
Elle saute, elle rit, elle danse toujours.
Ma fille, les voilà les plus charmants amours.
Nous verrons aujourd'hui ce que c'est que cet homme.
Pour les autres, je sais aussi comme on les nomme :
Ils doivent, sur le soir, me parler tous les deux.
Ma fille, en voilà trois ; choisissez l'un d'entre eux,
Je le veux bien encor ; mais oubliez Cléandre ;
C'est un colifichet6qui voudrait nous surprendre,
Dont les biens, embrouillés dans de très grands procès,
Peut-être ne viendront qu'après votre décès.

PHILINE

Si mon cœur ...

DÉMOCRITE

Taisez-vous, je veux qu'on m'obéisse.


Vous suivez sottement votre amoureux caprice ;
C'est faire votre bien que de vous résister,
Et je ne prétends point ici vous consulter.
Adieu.

1. Pour l'utile : au lieu de l'utile.


2. Vous rechignez : vous montrez de la mauvaise volonté.
3. La Jeune : la jeune épouse
4. Barbon : homme âgé.
5. Elle badine : elle plaisante.
6. Colifichet : petit objet sans grande valeur.

Alfred de Musset, La Nuit vénitienne, scène 1,1830.

SCÈNE 1
Une rue ; il est nuit.
RAZETTA descend d'une gondole, LAURETTE paraît à un balcon.

RAZETTA1. – Partez-vous, Laurette ? Est-il vrai que vous partiez ?


LAURETTE. – Je n'ai pu faire autrement.
RAZETTA. – Vous quittez Venise ?
LAURETTE. – Demain matin.
RAZETTA. – Ainsi cette funeste nouvelle qui courait la ville aujourd'hui n'est que trop
vraie. On vous vend au prince d'Eysenach. Quelle fête ! Votre orgueilleux tuteur n'en
mourra-t-il pas de joie ? Lâche et vil courtisan !
LAURETTE. – Je vous en supplie, Razetta, n'élevez pas la voix ; ma gouvernante est dans
la salle voisine; on m'attend; je ne puis que vous dire adieu.
RAZETTA. – Adieu pour toujours ?
LAURETTE. – Pour toujours !
RAZETTA. – Je suis assez riche pour vous suivre en Allemagne.
LAURETTE. – Vous ne devez pas le faire, Ne nous opposons pas, mon ami, à la volonté du
ciel.
RAZETTA. – La volonté du ciel écoutera celle de l'homme. Bien que j'aie perdu au jeu la
moitié de mon bien, je vous répète que j'en ai assez pour vous suivre, et que j'y suis
déterminé.
LAURETTE. Vous nous perdrez tous deux par cette action.
RAZETTA. – La générosité n'est plus de mode sur cette terre.
LAURETTE. – Je le vois ; vous êtes au désespoir.
RAZETTA. – Oui ; et l'on a agi prudemment en ne m'invitant pas à votre noce.
LAURETTE. – Écoutez, Razetta : vous savez que je vous ai beaucoup aimé. Si mon tuteur
y avait consenti, je serais à vous depuis longtemps. Une fille ne dépend pas d'elle ici-bas.
Voyez dans quelles mains est ma destinée ; vous-même ne pouvez-vous pas me perdre
par le moindre éclat ? Je me suis soumise à mon sort. Je sais qu'il peut vous paraître
brillant, heureux... Adieu ! adieu ! je ne puis en dire davantage... Tenez ! voici ma croix
d'or que je vous prie de garder.
RAZETTA. – Jette-la dans la mer ; j'irai la rejoindre.
[...]

1. Razetta est un personnage masculin.

Textes échos : Des êtres aux pouvoirs surnaturels

Regain, Jean GIONO, 1930

Panturle est un paysan qui vit dans un hameau abandonné de Haute Provence.
Ce matin, c’est le grand gel et le silence. C’est le silence, mais le vent n’est pas bien mort ;
il ondule encore un peu ; il bat encore un peu de la queue contre le ciel dur. Il n’y a pas
encore de soleil. Le ciel est vide ; le ciel est tout gelé comme un linge étendu.
Il y a du feu chez Panturle. Il se lève au blanc de l’aube. Il est là, debout, devant l’âtre, à
regarder les flammes bourrues qui galopent sur place à travers des ramées d’oliviers
sèches. Il prend le chaudron aux pommes de terre. De l’eau et des pommes de terre c’est,
tout à la fois, la soupe, le fricot et le pain.
Le feu d’oliviers, c’est bon parce que ça prend vite mais c’est tout juste comme un poulain,
ça danse en beauté sans penser au travail. Comme la flamme indocile se cabre contre le
chaudron, Panturle la mate en tapant sur les braises avec le plat de sa main dure comme
de la vieille couenne. La main en l’air pour un dernier coup, il dit à son feu :
– Ah ! tu as fini ?
Il a fini ; il en a assez d’être battu. Il frotte son nom poil roux contre le cul du chaudron.
Le vent, d’un coup, ronfle plus fort que le feu et le soleil se lève.

La Petite Fadette, George SAND, 1849

La Petite Fadette a été élevée par sa grand-mère après son abandon par sa mère. Elle n’est
pas aimée des gens du village à cause de son comportement étrange.

Moi, je sais, sans être sorcière, à quoi sont bonnes les moindres herbes que tu écrases
sous tes pieds ; et quand je sais leur usage, je les regarde et ne méprise ni leur odeur ni
leur figure. Je te dis cela, Landry, pour t’enseigner tout à l’heure une autre chose qui se
rapporte aux âmes chrétiennes aussi bien qu’aux fleurs des jardins et aux ronces des
carrières ; c’est que l’on méprise trop souvent ce qui ne paraît ni beau ni bon, et que, par
là, on se prive de ce qui est secourable et salutaire.
[…] Au lieu d’être remerciée honnêtement par tous les enfants de mon âge dont je
guérissais les blessures et les maladies, et à qui j’enseignais mes remèdes sans demander
jamais de récompense, j’ai été traitée de sorcière, et ceux qui venaient bien doucement me
prier quand ils avaient besoin de moi, me disaient plus tard des sottises à la première
occasion.
[…] Moi, je n’écrase pas la pauvre créature du bon Dieu, et si la chenille tombe dans
l’eau, je lui tends une feuille pour qu’elle se sauve. Et à cause de cela on dit que j’aime les
mauvaises bêtes et que je suis sorcière, parce que je n’aime pas à faire souffrir une
grenouille, à arracher les pattes à une guêpe et à clouer une chauve-souris vivante contre
un arbre. Pauvre bête, que je lui dis, si on doit tuer tout ce qui est vilain, je n’aurais pas
plus que toi le droit de vivre.

La Panthère des neiges, Sylvain TESSON, 2019

Le narrateur évoque la jeune femme dont il a été épris.

Elle lisait dans les buissons, Elle comprenait les oiseaux, les insectes. Quand les oyats
s’ouvraient, elle disait : « C’est l’oraison de la fleur à son dieu le soleil. » Elle sauvait des
fourmis emportées dans une rigole, des escargots empêtrés dans les ronces, un oiseau à
l’aile brisée. Devant un scarabée, elle disait : « C’est une pièce du blason, il mérite notre
vénération, il est serti dans le jeu. »
Un jour à Paris, sur le parvis de Saint-Séverin, un passereau s’était posé sur sa tête et je
m’étais demandé si j’étais digne d’une femme que les oiseaux prenaient pour perchoir.
Elle était prêtresse, je la suivais. […]
Elle se levait pour rentrer les chevaux sous l’abri. C’était une vision préraphaélite : une
femme lente dure, claire et précise, allant sous la lune, suivie de son chat, d’une oie, de
chevaux sans licol, et d’un chien. Manquait une panthère sous les constellations. Tous
glissaient, la tête haute, sans frôlements ni bruit, sans se toucher, parfaitement alignés et
parfaitement distants, certains de leur direction. Une troupe en ordre. Les bêtes s’étaient
mises en mouvement comme des ressorts, au plus léger frémissement de leur maîtresse.
Elle était une sœur de Saint-François d’Assise. Si elle avait cru en Dieu, elle aurait rejoint
un ordre de la pauvreté et de la mort, un communisme mystique et nocturne où l’on se
serait adressé à Dieu sans les intermédiaires de la cléricature. D’ailleurs son commerce
avec les bêtes était une prière.

Textes échos : Noces de l’homme et de la nature

Itinéraire de Paris à Jérusalem, François-René de Chateaubriand, 1811

J'ai vu, du haut de l'Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette; les
corneilles qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet,
planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les
premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l'ombre
le long des flancs de l'Hymette et annonçaient les parcs ou les chalets des abeilles ;
Athènes, l'Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la
fleur du pêcher; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d'un rayon d'or,
s'animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief ;
au loin la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière ; et la citadelle de Corinthe,
renvoyant l'éclat du jour nouveau, brillait sur l'horizon du couchant comme un rocher de
pourpre et de feu.
Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours d'Athènes, les
flottes sortir du Pirée pour combattre l'ennemi ou pour se rendre aux fêtes de Délos ; nous
aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les douleurs d'Œdipe, de Philoctète et
d’Hécube ; nous aurions pu ouïr les applaudissements des citoyens aux discours de
Démosthène. Mais, hélas ! aucun son ne frappait notre oreille... Je me disais, pour me
consoler, ce qu'il faut se dire sans cesse : Tout passe, tout finit en ce monde. Où sont allés
les génies divins qui élevèrent le temple sur les débris duquel j'étais assis ?... Ce tableau
de l'Attique, ce spectacle que je contemplais, avait été contemplé par des yeux fermés
depuis deux mille ans. Je passerai à mon tour ; d'autres hommes aussi fugitifs que moi
viendront faire les mêmes réflexions sur les mêmes ruines. Notre vie et notre cœur sont
entre les mains de Dieu ; laissons-le donc disposer de l'une comme de l'autre.

Sylvie, Gérard de Nerval, 1852

Dans ce très court roman, Nerval évoque son adolescence dans le Valois (région centrale du
Bassin parisien) et ses jeux avec une petite paysanne, Sylvie. Dans cet extrait, Nerval vient de
la quitter et regagne sa maison, en traversant la forêt d’Ermenonville.

Je pris plaisir d’abord à la fraîcheur de cette route qui semble l’allée d’un parc. Les
grands chênes d’un vert uniforme n’étaient variés que par les troncs blancs des bouleaux
au feuillage frissonnant. Les oiseaux se taisaient, et j’entendais seulement le bruit que fait
le pivert en frappant les arbres pour y creuser son nid. Un instant, je risquai de me perdre,
car les poteaux dont les palettes annoncent diverses routes n’offrent plus, par endroits,
que des caractères effacés. Enfin, laissant le Désert à gauche, j’arrivai au rond-point de la
danse, où subsiste encore le banc des vieillards. Tous les souvenirs de l’antiquité
philosophique, ressuscités par l’ancien possesseur du domaine, me revenaient en foule
devant cette réalisation pittoresque de l’Anacharsis et de l’Émile.
Lorsque je vis briller les eaux du lac à travers les branches des saules et des coudriers,
je reconnus tout à fait un lieu où mon oncle, dans ses promenades, m’avait conduit bien
des fois. […]
Là, tout enfant, j’ai vu des fêtes où les jeunes filles vêtues de blanc venaient recevoir
des prix d’étude et de sagesse. Où sont les buissons de roses qui entouraient la colline ?
L’églantier et le framboisier en cachent les derniers plants, qui retournent à l’état sauvage.
— Quant aux lauriers, les a-t-on coupés, comme le dit la chanson des jeunes filles qui ne
veulent plus aller au bois ? […]
J’ai revu le château, les eaux paisibles qui le bordent, la cascade qui gémit dans les
roches, et cette chaussée réunissant les deux parties du village, dont quatre colombiers
marquent les angles, la pelouse qui s’étend au-delà comme une savane, dominée par des
coteaux ombreux ; la tour de Gabrielle se reflète de loin sur les eaux d’un lac factice étoilé
de fleurs éphémères ; l’écume bouillonne, l’insecte bruit…

Désert, J. M. G. Le Clézio, 1980


La toute jeune Lalla a pour ancêtres les " hommes bleus ", guerriers du désert de Rio de Oro,
chassés et traqués du Sud au Nord par les conquérants français puis impitoyablement
massacrés.
Mais le sang des hommes bleus a survécu en Lalla. La vie de la petite Maure dans un
bidonville d'une grande cité proche de la mer, est constamment doublée, dominée par
l'épopée chantante, obstinée, orgueilleuse que la race les maîtres d'autrefois avaient cru
vaincre.

Alors, quand elle est bien soûlé de vent et mer, Lalla redescend le rempart des dunes. Elle
s’accroupit un moment au pied des dunes, le temps de reprendre son souffle. Le vent ne
vient pas de l’autre côté des dunes. Il passe au-dessus, il va vers l’intérieur des terres,
jusqu’aux collines bleues où traîne la brume. Le vent n’attend pas. Il fait ce qu’il veut, et
Lalla est heureuse quand il est là même s’il brûle ses yeux et ses oreilles, même s’il jette
des poignées de sable à sa figure. Elle pense à lui souvent, et à la mer aussi, quand elle est
dans la maison obscure, à la Cité, et que l’air est si lourd et sent si fort ; elle pense au vent
qui est grand transparent, qui bondit sans cesse au-dessus de la mer, qui franchit en en
instant le désert, jusqu’aux forêts de cèdres, et qui danse là-bas au pied des montagnes,
au milieu des oiseaux et des fleurs. Le vent n’attend pas. Il franchit les montagnes, il balaye
les poussières, le sable, les cendres, il culbute les cartons, il arrive quelquefois jusqu’à la
ville de planches et de cartons goudronné, et il s’amuse à arracher quelques toits et
quelques murs. Mais ça ne fait rien, Lalla pense qu’il est beau, transparent comme l’eau,
rapide comme la foudre, et si fort qu’il pourrait détruire toutes les villes du monde s’il le
voulait, même celles où les maisons sont hautes et blanches avec deux grandes fenêtres
de verre.

Textes échos : « Dans l’éblouissement des arbres »

Hector de Saint-Denys Garneau, Regards et jeux dans l’espace, « Pins à contre-


jour », 1937

Dans la lumière leur feuillage est comme l'eau


Des îles d'eau claire
Sur le noir de l'épinette ombrée à contre-jour

Ils ruissellent
Chaque aigrette et la touffe
Une île d'eau claire au bout de chaque branche

Chaque aiguille un reflet un fil d'eau vive

Chaque aigrette ruisselle comme une petite source


qui bouillonne

Et s'écoule
On ne sait où.

Ils ruissellent comme j'ai vu ce printemps


Ruisseler les saules eux l'arbre entier
Pareillement argent tout reflet tout onde
Tout fuite d'eau passage
Comme du vent rendu visible
Et paraissant
Liquide
À travers quelque fenêtre magique.

Judith Chavanne, Entre le silence et l’arbre, « L’arbre s’est répandu sur le ciel », 1997

L’arbre s’est répandu sur le ciel


comme le réseau manquant des veines
Manquait-il au silence ou bien au jour ?
Lequel, recouvert de cette couleur de chaux,
des deux était le plus épais ? Ou bien le plus sourd
était-il celui qui passait devant ?

L’arbre a tracé à la surface unie et blanche


de l’hiver, les chemins noirs, les allées
des branches aux rameaux les plus grêles
des itinéraires en tous sens
par lesquels puissent revenir à eux les égarés

L’arbre, opposant au jour l’épreuve


de son ombre profilée, a ranimé au bord
la lumière, et entre ses branches échevelées
il a converti en regard l’absence
et redonné le jour à qui en était privé.

François Cheng, Double chant, « L’arbre en nous a parlé », 1998

Entre ardeur et pénombre


Le fût
Par où monte la saveur de la sève
de l’originel désir
Jusqu’à la futaie
Jusqu’aux frondaisons
foisonnante profondeur
Portant fleurs et fruits
du suprême flamboiement

Entre élan
vers le libre
Et retour
vers l’abîme
Toute branche est brise
Et tout rameau rosée
Célébrant l’équilibre de l’instant
au nom désormais fidèle

Arbre

Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes, « La Maison près de la mer II », 2001

J’écoute le vent
les grands coups d’ailes du corps invisible
mêlés à la mer, aux arbres et aux toits

à tout ce qui dans mon corps bat, ressent, respire


levant les eaux, fouillant les fonds –
brassant les feuilles de la pensée

toute cette eau amassée, pliée, rompue, précipitée


claquements de portes, la plainte étirée d’un pin

d’un très vieux pin courbé près duquel autrefois


des passants qu’on disait sages ou saints
poètes ou fous méditaient sur un balcon de brumes –

entre eux et l’inimaginable


quelques battement du cœur –

Textes échos : « Les fonctions du poète »

Alfred de Musset, « La Nuit de décembre », Les Nuits, 1835-1837

LE POÈTE

Du temps que j'étais écolier,


Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s'asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Son visage était triste et beau :


A la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire.
Il pencha son front sur sa main,
Et resta jusqu'au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.

Comme j'allais avoir quinze ans


Je marchais un jour, à pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d'un arbre vint s'asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Je lui demandai mon chemin ;


Il tenait un luth d'une main,
De l'autre un bouquet d'églantine.
Il me fit un salut d'ami,
Et, se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline.

A l'âge où l'on croit à l'amour,


J'étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.
Au coin de mon feu vint s'asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Victor Hugo, « Fonction du poète », Les Rayons et les ombres, 1840

Dieu le veut, dans les temps contraires,


Chacun travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères :
Je retourne dans le désert !
Malheur à qui prend ses sandales
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité !
Honte au penseur qui se mutile
Et s'en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité !

Le poète en des jours impies


Vient préparer des jours meilleurs.
ll est l'homme des utopies,
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C'est lui qui sur toutes les têtes,
En tout temps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue,
Comme une torche qu'il secoue,
Faire flamboyer l'avenir !

Il voit, quand les peuples végètent !


Ses rêves, toujours pleins d'amour,
Sont faits des ombres que lui jettent
Les choses qui seront un jour.
On le raille. Qu'importe ! il pense.
Plus d'une âme inscrit en silence
Ce que la foule n'entend pas.
Il plaint ses contempteurs frivoles ;
Et maint faux sage à ses paroles
Rit tout haut et songe tout bas !

Peuples ! écoutez le poète !


Ecoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.
C'est lui qui, malgré les épines,
L'envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir.
Toute idée, humaine ou divine,
Qui prend le passé pour racine,
A pour feuillage l'avenir.

Il rayonne ! il jette sa flamme


Sur l'éternelle vérité !
Il la fait resplendir pour l'âme
D'une merveilleuse clarté.
Il inonde de sa lumière
Ville et désert, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs ;
A tous d'en haut il la dévoile ;
Car la poésie est l'étoile
Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

Les Cahiers de Douai, Arthur Rimbaud, « Ma bohème », 1870

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;


Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.


– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,


Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,


Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Fendre les flots, Raymond Queneau, « Navigateur solitaire », 1969

Les pieds dans les copeaux l'artisan fait la planche


il se laisse porter par la lourdeur de l'eau
il a pris soin de mettre un gilet bien étanche
pour ne pas disparaître et couler corps et os

C'est ainsi qu'il dérive au milieu de la Manche


en regardant le ciel d'un regard chemineau
parfois d'une main sûre il écarte une branche
d'algue proliférant en humide berceau

Parfois à son côté passe un transatlantique


tout prêt à l'accueillir c'est lui qui ne veut pas
il préfère sa course à l'humeur touristique

parfois à son côté un iceberg tragique


pourrait bien l'emporter jusque à Wabana
mais lui tout ce qu'il souhaite est gagner Reykjavik

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