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DANS LA MÉCANIQUE

DU LABYRINTHE

L’écriture de ce roman a été une expérience d’une


telle intensité que je souhaitais partager quelques révé-
lations avec vous. J’ai rédigé cette note immédiatement
après m’être échappé de l’infernal labyrinthe mental et
littéraire dans lequel je m’étais moi-même perdu. Car
oui, je me suis perdu dans la construction de ce livre.
À de nombreuses reprises, je me suis retourné sur ce
que j’avais déjà écrit, et je me suis dit : « Où suis-je ? »
Je crois que cette histoire a été, dans sa structure, la
plus alambiquée que j’ai eue à imaginer jusqu’à présent.
Elle est de haute précision et j’espère, d’ailleurs, que
cette montre aux rouages complexes, assemblée au fil
des pages, vous a donné l’heure exacte au terme de votre
lecture. Au moment où je couche ces lignes sur le papier,
je n’ai aucun moyen de le savoir. Vous me le direz lors
de nos rencontres, ou sur les réseaux sociaux…
Parlons, tout d’abord, de la trilogie « Caleb Traskman ».
Lorsque j’ai terminé Il était deux fois, il y a de cela deux ans,
je savais que j’écrirais probablement une conclusion à cette
aventure, un troisième roman qui apporterait définitive-
ment toutes les réponses sur le mystère Caleb Traskman.
Même si j’ignorais, à l’époque, à quoi ressemblerait cette
ultime histoire, je savais qu’il me restait un angle d’attaque
que je n’avais pas du tout exploité : celui de la disparue.
La fille de Gabriel Moscato. Julie.

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Avant Labyrinthes, nous ignorions en effet tout de son
long calvaire. Julie est ce qu’on appelle une arlésienne,
elle est au cœur des enjeux de Il était deux fois, mais elle
n’apparaît jamais de manière physique. Douze ans après
sa disparition, les gendarmes découvrent l’endroit où elle
a été retenue, un lieu vide. Caleb Traskman s’est suicidé
trois ans plus tôt. Où est Julie ? Qu’a-t-elle subi dans sa
geôle, durant toutes ces années ? Est-elle morte ? Même
si nous disposons de quelques éléments significatifs à la fin
(notamment durant l’enquête que mène son père Gabriel
en Pologne), nous ignorons presque tout de la trajectoire
de Julie. Tout comme nous ignorons presque tout de celle
de Caleb. Car lui aussi est un personnage fantôme que
nous ne connaissons que par ses écrits et ses actes passés.
Je me suis donc mis en tête que ce troisième volet
serait dédié à Julie. Il retracerait son enfer du jour de
son enlèvement, en avril 2008, à aujourd’hui. Quatorze
années à retranscrire, dont huit passées dans une pièce
insonorisée, en quelques centaines de pages. Faisable,
mais pas simple. Étant un amateur incontesté des huis
clos, c’était un beau défi, mais il fallait absolument que je
me sorte du schéma classique du bourreau qui séquestre
sa victime. Je ne souhaitais pas tomber dans cette las-
situde que résume parfaitement Véra en lisant La Fille
venue de l’ombre (au passage, la fille venue de l’ombre,
c’est elle) : « encore une histoire d’enlèvement ». Je vou-
lais donc déstructurer, détricoter, démolir ce traitement
maintes fois exploité, en utilisant ce que j’ai appris au
cours de toutes ces années d’écriture. Pour ce faire, il
existe une arme absolue dont nous, les romanciers, dispo-
sons lorsque nous construisons nos intrigues : le temps.
Ce temps, nous pouvons l’étirer, le condenser, le tordre,
nous sommes capables de remonter dans le passé et de
projeter nos personnages, en quelques mots, dans le futur.

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Nous pouvons décrire des mois en une page, et une seule
seconde en trente pages. Et, si besoin est, nous pouvons
cacher ces manipulations temporelles au lecteur, diables
que nous sommes. C’est sur ce dernier point que j’aime-
rais insister.
Vous l’avez peut-être remarqué, il y a trois tempora-
lités très différentes dans le livre : la séquestration de
Julie qui s’étend sur huit ans, la quête de Lysine qui dure
une semaine, et le mystère autour de Véra, qui se passe
principalement sur vingt-quatre heures. Ces trois fils
sont à peu près équilibrés, en termes de volume, même
si le nombre de chapitres diffère légèrement : vingt sont
consacrés à Véra, vingt-trois à Lysine, et seize à Julie.
Durant le récit, je ne cite volontairement jamais d’année,
sauf à la fin. On ne sait pas précisément quand se déroule
l’histoire. En 2008 ? En 2013 ? En 2021 ?
L’un des secrets du livre a été de mêler ces espaces
temporels, de les imbriquer pour donner l’illusion qu’ils
s’écoulent au même rythme, et au même moment. Il n’y
a aucun doute sur le fait que Véra affronte l’hiver, mais
on ignore que l’intrigue liée à Lysine se situe en avril.
On pense même être sur la même saison, car « la mai-
son [est] glaciale » et Lysine « [va] déclencher la chau-
dière ». D’ailleurs, quand elle arrive pour la première
fois à son domicile du Mesnil, « l’herbe [a] blanchi sous
les gelées matinales ». Eh oui, il y a encore quelques
gelées matinales en avril dans cet endroit de la France !
Naturellement, j’ai conscience que le procédé ne dure
qu’un temps, je dirais sur un quart ou un tiers du livre,
car on finit par comprendre que le temps ne défile pas à
l’identique dans la prison de Julie ou au fond de la forêt
de Véra. Mais l’important était de planter la graine dans
l’esprit du lecteur, et de lui faire admettre, de manière
très douce, ce principe de distorsion temporelle.

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Cette manipulation du temps m’a permis de déstruc-
turer le récit, ce qui était essentiel pour amener de
façon invisible (je l’espère) la deuxième partie de mon
tour de magie : l’unicité du personnage. Tout au long
du texte, il n’y a que Julie. Il n’y a toujours eu que
Julie. Si on déroule les événements dans l’ordre, que se
passe-t-il ? Pour résumer très succinctement, Julie est
retenue prisonnière huit ans, elle s’évade, devient Ariane
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(mon arlésienne dans ce roman-ci !) pendant cinq ans,
se glisse dans la peau de Lysine pendant quelques mois,
puis file se réfugier dans la forêt sous les traits de Véra.
Finalement, elle prend le visage de Camille, qui ouvre
et clôt le récit.
Peut-être raconter cette histoire chronologiquement
aurait-il été intéressant, en décrivant, stade après stade,
les changements de peau de Julie, mais ça aurait été se
priver de l’incroyable twist final où l’on se rend compte
que toutes ces femmes que nous suivons depuis le début
ne font qu’une ! Or, le twist, le « wouah ! », le « c’est pas
vrai, je me suis fait avoir », sont des moteurs d’écriture.
­
Cette intrigue si particulière existe parce que le twist
existe. Sans cette ultime décharge d’adrénaline, le thriller
perd une grande partie de son intérêt, même s’il restait
tout de même, je pense, un livre honorable. Dans le
fond, je n’ai fait que m’inspirer du travail de Mölzer.
L’objet que vous avez entre les mains est, quelque part,
le pendant littéraire de sa bobine découpée, recollée,
maltraitée…
Ce multi-point de vue nécessaire m’a néanmoins posé
un petit problème d’accroche et de rythme. Dans la
plupart de mes romans, on suit un personnage principal
qu’on ne lâche plus jamais ensuite. On fonce avec lui
dans l’enquête, à cent pour cent. Ici, c’était différent, et
bondir d’un fil narratif à l’autre peut être risqué, susciter

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un léger désintérêt du lecteur, d’autant plus lorsque rien
ne semble relier ces destinées. Aussi fallait-il imaginer,
pour chacun d’eux, un univers suffisamment fort pour
maintenir l’envie, la curiosité. Au début, il ne se passe
pas grand-chose avec Véra, mais le monde hostile qui
l’entoure, et cette hypersensibilité dont elle est atteinte
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permettent d’établir une tension qui accentue l’attente
de la « bascule », ce fameux moment où l’intrigue s’em-
balle. Avec Lysine, on retrouve les structures rythmées
que j’aime développer, celles associées à une enquête dont
on sait qu’elle va nous emmener loin dans la noirceur
humaine. Quant à la séquestration de Julie, elle répond
à mon amour des huis clos, là où la psychologie des per-
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sonnages a toute sa place pour s’exprimer. Et, surtout,
cette partie-là est reliée au mystère Caleb Traskman.
Les lecteurs des tomes précédents allaient enfin pouvoir
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affronter le monstre ! Celui qui, si vous avez su lire
entre les lignes de Il était deux fois, ne s’était peut-être
pas vraiment suicidé. Après tout, n’avait-il pas écrit de
sa propre plume, dans son ultime phrase du Manuscrit
inachevé, « Abracadabra », terme magique qui pouvait
laisser supposer qu’il avait tout prévu et réapparaîtrait
un jour ?
Il n’y a donc qu’une seule héroïne dans ce livre :
Julie. Alors, comment donner l’illusion de femmes dif-
férentes sans trahir le lecteur ? Sans mentir ou utiliser
des procédés malhonnêtes ? Comment, progressivement,
le conduire à la révélation finale, le surprendre totale-
ment tout en lui offrant néanmoins, au fil du récit, des
clés menant à la résolution ? L’écriture, encore une fois,
permet de nombreuses chausse-trappes, là où le cinéma
aurait eu plus de difficultés à cause de l’image. Prenons
l’exemple de la voiture. Camille possède « une voiture
verte ». Lysine conduit « un cabriolet ». Le véhicule de

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Véra est « une Ford ». Il s’agit en fait de la même voi-
ture (qui appartient à l’origine à la vraie Lysine Bahrt) :
une Ford verte cabriolet dont nous ignorons d’ailleurs
le modèle exact. Autre exemple : dans les premiers
chapitres, je décris chaque personnage, il n’y a aucun
­
mensonge, c’est bien Julie que je détaille, mais en pre-
nant des parties différentes de son visage, en rendant
Lysine un peu plus ronde parce qu’elle mange mal, ou
Véra plus maigre parce qu’elle ne se nourrit pas assez
dans son rude environnement. En revanche, toutes
sucrent leur café de la même façon et ont de petites
habitudes en commun… En définitive, la grande diffi-
culté tient dans le choix et l’emplacement des indices à
laisser volontairement filtrer pour éveiller l’attention du
lecteur, faire clignoter les signaux dans son esprit, mais
sans franchir la dangereuse barrière qui le pousserait à
comprendre ce que je cherche à lui cacher. Il ne faut
jamais affaiblir le twist final !
L’exemple le plus flagrant est celui du labyrinthe (j’au-
rais aussi pu citer les échecs). Le labyrinthe est un pont
entre les personnages. Lysine le voit sur le film, Ariane
le dessine, Julie le résout. Dans une version précédente
de mon histoire, j’avais ajouté un lien supplémentaire
avec Véra, car je voulais que toutes aient un rapport avec
ce motif : lorsqu’elle rêve et qu’elle s’aventure dans la
forêt glacée pour se découvrir noyée, une voix lui chu-
chotait « Le labyrinthe » au lieu de « Le monstre est
là », comme c’est le cas dans la version définitive. C’était
une nouvelle source d’interrogation pour le lecteur, qui
pouvait se questionner sur le véritable rapport entre Véra
et ce fameux labyrinthe déjà rencontré avec les autres
personnages. Mais j’ai estimé que cette révélation était
trop risquée et pouvait fragiliser la colonne vertébrale
de mon intrigue.

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Comme vous le voyez, dans ce genre de romans, une
seule phrase de trop, ou glissée au mauvais endroit, peut
être fatale au suspense. Au même titre que le double fond
visible dans le chapeau du magicien gâche la surprise face
à l’apparition du lapin. Néanmoins, il serait trop facile
et assez peu ambitieux, ma foi, d’ôter de son fusil ces
cartouches qui, bien utilisées, sont très efficaces. Ainsi,
lorsque Julie observe les faits divers sur les murs de sa
prison, j’ai écrit : « Certains drames étaient pires que le
sien. Des frères qui mouraient dans une intoxication au
monoxyde de carbone, des parents qui perdaient un fils
renversé par un chauffard, des bus qui s’écrasaient dans
des ravins. Et cette femme, cette femme qui avait laissé sa
propre fille se noyer dans un lac. Elle devait être détruite
à jamais… » Je délivre indirectement ici deux indices en
évoquant à la fois l’accident de bus dont les parents de
Lysine ont été victimes, et la noyade qui a causé la mort
de la fille de Véra. Si vous ne les avez pas remarqués, je
dirais presque « tant mieux ». Et si vous les avez détectés,
je suppose que votre esprit a dû pas mal gamberger pour
tenter d’établir des liens entre des situations qui n’avaient
rien à voir les unes avec les autres : était-ce un hasard si
Julie avait accès à des articles qui concernaient les autres
personnages du roman, ou y avait-il autre chose derrière ?
En définitive, égrener ces indices était essentiel pour
moi, et pour la solidité de mon intrigue. Et, vous l’aurez
compris, si Lysine se souvient que ses parents sont décé-
dés dans un accident de bus, si Véra croit avoir eu une
fille qui s’est noyée, c’est parce que ces faux souvenirs
sont tirés des histoires que se racontait Julie, chaque soir,
à partir de ces terribles faits divers qu’elle connaissait
sur le bout des doigts.
Dans un autre registre, j’aimerais souligner un dernier
point au sujet de la structure : le premier chapitre et

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le dernier sont les mêmes – au mot près dans les des-
criptions. Pourquoi avoir pris ce parti ? Pour boucler
la boucle, et pour jouer jusqu’au bout ! L’idée était de
vous montrer, toujours dans cet esprit de tour de passe-
passe, l’importance du point de vue en littérature, une
autre arme dont dispose le romancier. Dans le premier
chapitre, nous nous situons du point de vue de Camille.
Dans le dernier, nous sommes dans la tête du psychiatre.
Et ça change tout. Inversez les deux, vous verrez facile-
ment que ça ne fonctionne plus.
Concernant les thématiques abordées, que ce soit
autour de la mémoire, de la fugue psychique, des hyper-
électrosensibles ou de l’actionnisme viennois, toutes mes
informations sont avérées. Je vous ai notamment parlé
des artistes Hermann Nitsch et Otto Muehl. Si vous
avez le cœur bien accroché, vous pouvez mener quelques
recherches sur eux et découvrir leurs « œuvres ». Nous ne
sommes pas loin de l’univers de mon Othmar Mölzer…
Pour finir, vous avez dû constater que Julie et Véra
sont confrontées au monde de l’enfermement, de la soli-
tude et de la peur. Toutes les deux, elles sont privées
de liberté, qu’elles soient dedans, ou dans les territoires
vides et hostiles du dehors. Voyez-y là, sans doute, le
reflet de mes propres angoisses face aux confinements
que nous avons tous dû affronter…

J’espère que ces quelques pages grâce auxquelles j’ai


pu partager certains de mes petits secrets d’écrivains vous
ont plu et, si vous voulez vous enfoncer plus encore dans
mon laboratoire créatif, n’hésitez pas à vous procurer
Le Plaisir de la peur, un livre paru aux éditions Le Robert.
Je vous y ouvre les portes de mon imaginaire sur près
de deux cents pages…

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