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Wu Ming 1, Q comme Qomplot, 2022

« Quand la gauche ne fait pas son travail, le conspirationnisme


remplit l’espace »
L’un des membres du collectif bolognais Wu Ming revient pour Mediapart sur les élections italiennes et le
livre décisif qu’il a écrit sur le complotisme en général et QAnon en particulier.

En 1999, « Luther Blissett », un pseudonyme collectif subversif militant et artistique publie, chez l’éditeur
italien Einaudi, un livre intitulé Q, qui devient rapidement un best-seller. L’intrigue du roman, traduit en
français au Seuil l’an dernier, se déroule entre 1517 et 1555 et tisse un long duel à distance entre un
hérétique aux multiples noms et un agent provocateur papiste répandant de fausses informations au moyen
de lettres signées du nom biblique Qohélet.

Vingt ans plus tard, les premières traces du mouvement QAnon sont pétries de références à cet ouvrage.
Au point que lorsque des adeptes de ce mouvement convaincu de lutter aux côtés de Donald Trump contre
un complot pédocriminel et sataniste réussissent à pénétrer dans le Capitole le 6 janvier 2021, le collectif
italien Wu Ming, héritier du Luther Blissett Project, croule sous les demandes d’entretien pour savoir :

« S’il était vraiment plausible que ce qui avait déclenché un processus culminant dans une
attaque du Parlement de la plus grande puissance mondiale, ça pouvait avoir été une blague
inspirée d’un roman ».

Tel est le point de départ de l’enquête généalogique menée par Wu Ming 1, Roberto Bui, l’un des
membres du collectif Wu Ming, dans l’ouvrage Q comme Qomplot. Comment les fantasmes de complot
défendent le système, que publient les éditions Lux.

Le livre, centré sur le phénomène QAnon, mais qui analyse aussi d’autres phénomènes similaires comme
la prétendue mort dissimulée du chanteur Paul McCartney, la croyance que les Américains ne seraient
jamais allés sur la lune ou les DUMB (Deep Underground Military Bases) dans lesquelles des monstres
garderaient des millions d’enfants prisonniers, constitue sans doute l’ouvrage le plus précis publié
récemment sur des sujets où le fantasme, l’invective, le mépris ou les banalités tiennent le plus souvent
lieu de propos.

En premier lieu, l’ouvrage emploie un procédé rhétorique simple mais efficace qui consiste à cesser de
parler de « théories du complot » pour traduire conspiracy theory, en rappelant que le terme de theory n’a
pas le même sens en anglais, où il désigne davantage une hypothèse, voire une élucubration, qu’en
français ou en italien, où il est nimbé d’une aura de sérieux. En s’intéressant à des « fantasmes de
complots », à des narratifs, à des mécanismes, à des généalogies, à des correspondances, il est plus aisé de
comprendre ce qui se joue qu’en opposant mécaniquement une théorie frelatée à une vérité établie.

Ensuite, il refuse de stigmatiser et de pathologiser celles et ceux qui tombent dans le « terrier du lapin » –
référence à Alice au pays des merveilles désignant le glissement vers une réalité alternative –, et de juger

« complotiste quiconque ne se content[e] pas des narrations officielles, des apparences


immédiates, des argumentaires du pouvoir ».

La pire erreur, juge l’auteur, serait de lier l’emprise de QAnon à un problème de stupidité, d’ignorance ou
de maladie mentale, d’autant qu’elle se loge dans une erreur complémentaire :

« Celle qui consiste à croire que les sectes ne recrutent qu’à droite, parmi les fascistes et les
réactionnaires variés. L’éducation, l’intelligence, la santé mentale, l’appartenance à la
gauche : rien de tout cela n’immunis[e] automatiquement contre QAnon. »

Enfin, il se démarque d’une attitude inverse, répandue dans une certaine gauche, qui consiste à minimiser
l’importance et les effets de ces fantasmes de complot, au motif qu’il existe de véritables conspirations
des puissants, et que ces derniers se servent du syntagme et stigmate « complotiste » pour délégitimer
leurs adversaires. Certes, se jouent derrière le rideau des décisions défavorables, voire déflagratoires pour
les peuples. Certes, les fantasmes satanistes, les emprises ésotériques ou les délires collectifs ne datent pas
d’aujourd’hui. Mais le phénomène QAnon signale l’entrée dans une nouvelle ère du fantasme complotiste
qui ne peut se balayer facilement, parce qu’elle entrave la possibilité de s’émanciper des méfaits du
système économique et politique contemporain.

« Si les fantasmes de complot étaient si répandus, s’ils avaient une telle emprise, cela
signifiait qu’ils remplissaient une fonction. Une fonction systémique. »

En arrachant le sujet du complotisme à la morale pour effectuer un massif travail d’histoire et d’analyse,
Q comme complot valide l’hypothèse qu’il formule, dès son sous-titre, à savoir que cette fonction
systémique consiste, in fine, à protéger un système à bout de souffle.

« Pour utiliser une métaphore d’électricien, le conspirationnisme était la prise de terre du


capitalisme : il évacuait la tension vers le bas et empêchait que les personnes soient
foudroyées par la conscience que le système devait être changé. »

Entretien sur QAnon, les mécanismes du complotisme mais aussi les élections italiennes à venir.

Joseph Confavreux : Qu’est-ce que Wu Ming et comment le situer par rapport au Luther Blissett
Project ?

Wu Ming 1 : Le Luther Blissett Project regroupait une centaine d’artistes et d’activistes, partageant le
même nom, pour revendiquer des actions politiques, des performances de rue, des vidéos, des fanzines,
des canulars médiatiques, des livres, des émissions de radio…

Il était explicitement construit pour brouiller l’identité de ses auteurs, et construire un personnage
mythique et provocateur qui se situe quelque part entre le bandit social et le « trickster », le filou. Nous
avions choisi le nom d’un footballeur connu pour ses piètres performances au début des années 1990.

« Luther Blissett » est devenu très populaire dans la culture populaire italienne à la fin des années 1990, et
sa célébrité a culminé avec la publication du roman Q, que nous avions été quelques-uns à écrire, qui s’est
vendu à plus de 700 000 exemplaires et a été traduit en de nombreuses langues.

Après la publication de ce roman, cinq d’entre nous ont décidé de se consacrer plus spécifiquement à
l’écriture et de prendre un nom collectif. Wu Ming est un jeu de mots, car en chinois, selon l’intonation,
cela peut signifier « sans nom » ou « cinq noms » : à l’époque nous étions cinq, maintenant nous ne
sommes plus que trois.

En refusant de mettre nos noms sur les couvertures des livres, de passer à la télévision ou d’être
photographiés, nous voulions refuser la machine médiatique consistant à transformer les écrivains en
stars, mais nos noms ne sont pas secrets. Je suis Roberto et je suis Wu Ming 1, non parce que je serais le
chef, mais parce que nous avons choisi nos noms de plume en fonction d’un simple ordre alphabétique !

Nous avons écrit des livres et des essais, seul ou à plusieurs, en cherchant souvent à publier des objets
narratifs non identifiés, hybrides d’enquête et de littérature. Ce livre-ci, j’ai mis trois ans à l’écrire, mais il
est le fruit de deux décennies de recherches sur les fantasmes de complot que nous avions étudiés,
démontés et parfois inventés depuis l’époque du Luther Blissett Project.

Joseph Confavreux : Vous sentez-vous en partie responsable de l’essor du mouvement QAnon ?

Absolument pas. Mais il est très plausible que l’initiateur de ce jeu horrible connaissait notre roman. Il y a
trop de coïncidences, notamment avec ce personnage qui envoie des messages cryptiques signés « Q »,
affirmant qu’il est très bien placé dans les cercles du pouvoir et qu’une bataille finale se prépare. La
première personne qui a envoyé une de ces fameuses « Q drop » sur le forum 4chan connaissait sans doute
notre roman et nos canulars sur le pédosatanisme. Mais voulait-elle seulement jouer de la crédulité des
partisans de Trump, s’amuser un peu, ou partageait-elle les fantasmes ? Toujours est-il que le phénomène
lui a sans doute échappé, même si le tout début de QAnon demeure mystérieux. Quoi qu’il en soit, nous
ne sommes pas impliqués dans la création de QAnon, mais les échos entre les débuts du phénomène et ce
que nous avions écrit m’ont poussé à vouloir approfondir la manière dont ce qui était au départ un jeu
avait été exploité pour devenir un monstre.

Joseph Confavreux : Comment expliquez-vous le succès inédit de QAnon parmi les différents fantasmes
de complot qui ont pu exister ?

C’était le bon narratif dans le bon tempo. En réalité, il s’agit d’une synthèse d’histoires, de mouvements,
de symboles, de croyances qui sont présents depuis déjà longtemps, mais qui ont vu en Donald Trump, à
son accession à la Maison Blanche, cette figure messianique espérée par beaucoup.

Mais QAnon n’aurait pu connaître un tel succès sans les réseaux sociaux et un moment où l’information
était principalement formée par eux. QAnon était un réseau dans le réseau. Il était une forme mimétique
du Net et se développait en même temps que lui, en pouvant ainsi toucher des millions de personnes.

Aujourd’hui, la situation est quelque peu différente, avec la défaite électorale de Trump en 2020,
l’envahissement du Capitole le 6 janvier et les mesures prises par les grandes plateformes, QAnon est
devenu moins visible.

Mais le phénomène continue à se développer, avec des courants plus souterrains, qui doivent continuer à
nous inquiéter. En particulier ce qu’on peut apercevoir d’une hybridation entre QAnon et des mouvements
New Age, écologistes, post-hippies, que nous avons longtemps associés à la gauche et qui adoptent des
narratifs de plus en plus complotistes à la faveur de la pandémie de Covid et de la façon dont elle a été
gérée.

On voit apparaître une sorte de « droite cosmique » qui associe les thématiques habituelles de la droite
dure en les inscrivant dans une sorte de constellation spirituelle et une esthétique psychédélique. QAnon a
fourni le contexte de cette inquiétante jonction avec le New Age, et le management de la pandémie a créé
les conditions pour que cela devienne un phénomène global.

Si QAnon est un phénomène du XXIe siècle qui n’aurait jamais pu avoir lieu au XXe siècle, ses racines
sont cependant très anciennes. Il reprend des narratifs remontant au Moyen Âge, telles les accusations
faites aux juifs de se nourrir du sang d’enfants. Un apport de ce livre est ainsi, par la généalogie, de
montrer que QAnon n’est pas un phénomène purement américain, comme on l’a beaucoup dit. Oui,
l’arbre se trouve aux États-Unis, mais les racines se trouvent en Europe. Ce qui explique aussi pourquoi
les phénomènes post-QAnon contemporains se développent aussi et facilement de ce côté de l’Atlantique.

Joseph Confavreux : Vous écrivez que QAnon a réussi la singularité conspirationniste. Qu’est-ce que
cela signifie ?

La singularité est un concept jugeant qu’il existe un moment où un changement qui pourrait paraître
isolément anodin fait en réalité franchir un seuil séparant un monde où il reste des repères d’un espace
chaotique. Au printemps 2020, aidé par le Covid, QAnon avait réalisé cette « singularité
conspirationniste », ce passage soudain d’un état à un autre, à une échelle vaste et imprévisible, en tout
cas disproportionnée par rapport au déclencheur.

La singularité conspirationniste, c’est ainsi le point où de nombreuses communautés conspirationnistes se


rencontrent et se fondent. QAnon a absorbé et digéré tout ce qui tournait autour des ovnis, des Kennedy,
du « grand remplacement », des reptiliens, des juifs, des satanistes…
QAnon n’est toutefois pas le premier exemple de singularité conspirationniste. Après la Révolution
française, il existe une forme similaire de convergence des différents fantasmes de complot, notamment
sous la plume du prêtre français Augustin Barruel, qui décrit la Révolution française comme
l’aboutissement d’un complot préparé depuis deux mille ans par les francs-maçons, les Illuminati et
d’autres groupes…

Joseph Confavreux : À vous lire, les fantasmes conspirationnistes et les conjurations réelles fonctionnent
de façon très différente.

Il est essentiel de ne pas oublier que les conspirations existent réellement. L’histoire politique en compte
plein. Le crime organisé est fondé là-dessus. Mais les complots réels, qu’il s’agisse du Watergate ou des
fausses preuves forgées pour envahir l’Irak, ont un objet précis, impliquent un nombre d’acteurs limités,
sont souvent imparfaits et découverts, et sont le reflet d’un moment historique donné.

Au contraire, les complots fantasmés apparaissent vastes et illimités, et reposent sur le sentiment que tout
ce qui arrive, même quand cela a l’air d’aller à son encontre, fait partie du plan. Et ils sont anhistoriques,
transcendant toutes les époques et les contextes, puisqu’ils sont en cours depuis siècles.

Joseph Confavreux : En quoi les fantasmes de complot protègent-ils le système ?

Ils renforcent plus qu’ils ne minent l’état des choses. Parce qu’ils servent de distraction sur les
fonctionnements réels du capitalisme, notamment par la surpersonnalisation. Bill Gates peut être
considéré comme un adversaire. La vision de la santé promue par la fondation Gates, qui travaille avec
des multinationales comme BASF, Dow Chemical, GlaxoSmithKline, Novartis et Pfizer, s’adosse à une
infatigable défense de la propriété intellectuelle et impose des modèles néfastes dans les pays du Sud, est
une cible légitime. Mais avec l’idée que Gates aurait planifié la pandémie pour implanter des
nanoparticules dans notre corps pour le contrôler à distance, le principal résultat obtenu est d’inhiber les
critiques portant sur ce qu’il fait vraiment.

Les fantasmes conspirationnistes piratent les énergies qui pourraient servir de carburant à la révolution et
au changement social : le mécontentement, la rage, le sentiment d’être maltraité par le système. Même si
les personnes qui adhèrent à ces fantasmes de complot pensent sincèrement être contre le système, en
réalité, elles le renforcent. On a vu comment les mouvements sociaux étaient facilement délégitimés
quand ils étaient accusés d’être complotistes.

Les fantasmes de complot antisémites sur Rothschild n’ont jamais atteint le capital financier, mais ont
mené à l’assassinat de millions de personnes. Les légendes haineuses sur Soros et l’immigration n’ont pas
non plus atteint le capital mais ont fait croître la xénophobie. Chaque minute consacrée aux chemtrails est
soustraite aux vraies batailles en faveur de l’environnement. De cette manière, les fantasmes de complot
semblent viser haut mais frappent en réalité bas.

QAnon a dépeint les puissants comme de vrais vampires. Le sang n’est ainsi plus une métaphore de la
force de travail, du temps de vie, de l’existence prolétarienne dans les rapports sociaux : c’est du sang, un
point c’est tout. Bu par Hillary Clinton, George Soros ou Joe Biden. Et croire en QAnon aide aussi à ne
pas se sentir floué : on dirait que Trump ne fait rien pour les pauvres, mais en réalité il mène une bataille
secrète contre les pédophiles qui contrôlent la planète…

Joseph Confavreux : Pourquoi jugez-vous que le livre d’Umberto Eco, Le Pendule de Foucault, est
essentiel pour comprendre les conspirationnismes contemporains ?

Quand j’ai lu ce livre dans les années 1980, alors que j’étais encore adolescent, je n’ai rien compris, il y
avait trop de références mystiques, d’occultisme. Mais je l’ai repris après avoir entendu parler de QAnon
et c’est un ouvrage en tous points prémonitoire. C’est un vrai chef-d’œuvre pour comprendre les
mécanismes à l’œuvre dans les complots et c’est pour cela que j’ai demandé au fils d’Umberto Eco la
permission d’emprunter les noms des personnages du Pendule de Foucault pour dialoguer avec eux dans
mon ouvrage.
Au départ, l’histoire est celle de trois éditeurs qui veulent imiter et parodier la logique fallacieuse des
complotistes en en produisant un qui expliquerait l’histoire entière du monde. Ils s’amusent :

« Nous – les sardoniques – nous voulions jouer à cache-cache avec les diaboliques, leur
montrant que, si complot cosmique il devait y avoir, nous savions, nous, en inventer un, que
plus cosmique que ça vous pouvez toujours courir. »

Naît ainsi ce qu’ils nomment « Le Plan » qui, pour résumer, juge que les conspirateurs de toutes les
époques, ou prétendus tels – des templiers aux Juifs, des rose-croix au francs-maçons, des jésuites aux
nazis – avaient cherché à contrôler les courants telluriques, le monde souterrain. Tous les événements de
l’histoire – chaque guerre, conjuration et révolution – auraient dépendu de ce qui se passait littéralement
sous terre. Dans leur reconstitution burlesque, Hitler n’aurait jamais eu comme intention principale
d’exterminer les Juifs mais voulait leur dérober un message pour devenir le maître du monde.

Mais ces trois éditeurs, partis avec l’intention de se moquer d’une telle approche, commencent à y
succomber, à voir le monde sur un mode hallucinatoire en reliant tous les éléments épars à la lueur d’un
grand complot venu de loin.

Le roman d’Eco n’est pas, selon moi, une parodie du conspirationnisme, comme l’ont pensé certains
critiques superficiels, mais un apologue sur le fait qu’il est vain, contre-productif et même dangereux de
parodier les complotistes. C’est un récit édifiant qui rappelle que la satire sur le conspirationnisme peut
amuser ceux qui étaient déjà sceptiques, mais pour ceux qui voient des complots partout, les caricatures
ou les interprétations excessives n’existent pas.

On a parlé de « post-ironie » pour évoquer la version endurcie et aiguisée de la communication de l’alt-


right américaine. La post-ironie produit des « énoncés invulnérables » parce que, présentés comme des
« plaisanteries », ils désarment préventivement la moindre critique, alors que leurs contenus odieux
abaissent chaque fois le curseur de l’acceptable.

Joseph Confavreux : Comment lutter contre les fantasmes de complot si ni l’ironie ni la démystification
ne fonctionnent ?

Le fact-checking [vérification des faits] est nécessaire, mais n’est pas du tout suffisant, et ne permet pas de
convaincre les personnes qui croient aux fantasmes de complot. Or, c’est grave, non seulement cela
protège le système, mais cela déchire des familles entières. Si votre mère tombe dans le « terrier du
lapin », ce n’est pas en lui mettant la réalité sous les yeux que vous l’en ferez sortir. Mais si elle tombe
dans le terrier, c’est parce qu’elle souffre, qu’elle cherche un sens à sa vie, qu’elle est fâchée avec la
politique, qu’elle est impuissante face à la pollution… La question est donc moins de répéter que les
narratifs conspirationnistes sont faux, mais de comprendre à quels besoins ils répondent, quelles
frustrations ils révèlent, et d’offrir d’autres solutions.

L’autre aspect important est de comprendre les noyaux de vérité autour desquels se forment les fantasmes
complotistes, car il en existe toujours. Tout fantasme de complot, même le plus insensé, part toujours d’un
noyau de vérité, même s’il élève ensuite des balivernes dessus.

La troisième chose essentielle est de ne pas mépriser les gens qui y croient, comme le font de nombreux
« fact-checker ». Le travail de Conspiracy Watch est à cet égard accablant, ils font beaucoup plus de mal
que de bien. Il ne faut pas partir des choses qui nous séparent mais de ce qu’on peut partager : oui, le
système est abominable ; oui, il y a des puissants qui se foutent de vous ; oui, la planète est en train d’être
détruite. Mais pas forcément de la manière dont vous le pensez.

Joseph Confavreux : Une partie de votre livre est consacrée au « virocentrisme », une notion que Wu
Ming a déjà développée ailleurs. Que désignez-vous ainsi et en quoi est-ce un souci ?

En Italie, nous avons sans doute eu la pire gestion de la pandémie dans le monde, avec un confinement
très strict, militarisé, et la désignation de boucs émissaires, en envoyant des drones pour repérer si
personne n’allait faire un jogging sur une plage ou une randonnée en forêt, alors que le risque de
contagion était nul.

Tout était centré sur l’obsession inatteignable de rendre la contagion impossible, mais sans jamais
remettre en cause le fait que la médecine de proximité avait été laminée, que la privatisation de la santé
était avancée, et que donc tout le monde se retrouvait massé aux urgences, où beaucoup de gens se sont
contaminés.

La Lombardie, qui est la région où la mortalité a été la plus forte, est aussi la région où la santé avait été la
plus brutalement privatisée et centralisée. Mais en dépit de cela, nos gouvernements faisaient peser le
développement de la maladie sur la seule responsabilité personnelle, sans jamais regarder les structures
sous-jacentes. On situait tout sur un plan moral, jamais sur un plan politique.

Dans ce contexte, la gauche, même radicale, a complètement failli à sa fonction critique. Or l’absence de
critique radicale construite et argumentée est la voie ouverte aux fantasmes conspirationnistes. C’est
mathématique, si l’espace est vide, il sera rempli par les complotistes.

Joseph Confavreux : Quel est l’état de la gauche italienne à l’approche des élections italiennes du 25
septembre ?

Cadavérique. Bien sûr, il existe des mouvements de jeunes inquiets pour le climat, des mobilisations
comme celle du Val de Suse, comparable avec votre ZaD [zone à défendre], et il existe beaucoup de
choses au niveau local. Mais à l’échelon national, la pandémie a donné le coup de grâce à une situation
déjà très mauvaise. La gauche institutionnelle, le Parti démocrate (PD), est plus à droite que Macron, c’est
dire. Même le mot de gauche est désormais haï. Beaucoup de gens ne l’utilisent plus. Et comme ils ne
peuvent se dire « ni de droite ni de gauche », parce qu’ils savent que c’est la rhétorique fasciste, ils ne
disent rien.

Joseph Confavreux : À propos de fascisme, que pensez-vous de l’expression de « post-fasciste »


employée au sujet du parti Fratelli d’Italia, qui fait la course en tête dans les sondages ?

Fratelli d’Italia est l’héritier en ligne directe du Mouvement social italien, un parti fondé en 1946 par les
vétérans de la collaboration avec le nazisme. Il est donc issu de ladite « République sociale italienne », ou
République de Salo, l’État fasciste établi par Mussolini dans le centre et le nord de l’Italie entre 1943 et
1945, après sa libération par les SS et alors que les Alliés contrôlaient le sud de l’Italie.

Même si la constitution interdisait les partis fascistes, le Mouvement social italien, ouvertement
néofasciste, a été toléré. Et le parti de Giorgia Meloni est le produit assumé de cette histoire. Mais le
chantage au risque fasciste brandi, encore cette fois, par les partis néolibéraux a été fait tellement de fois
que l’argument éculé du moindre mal ne fait plus peur à personne.

Le dégoût de la politique a atteint des proportions astronomiques et beaucoup – dont je fais partie – ne
vont plus voter. Si la participation dépasse les 50 %, ce sera déjà beaucoup. Bien sûr, on n’attend pas pour
voter d’être d’accord avec 100 % du programme d’un parti, mais là, quand on est de gauche, on ne peut
pas partager plus que 10 % de ce que nous proposent les partis en lice.

Joseph Confavreux : Quelles leçons tirez-vous de l’effondrement du Mouvement Cinq Étoiles ?

Le Mouvement Cinq Étoiles n’était qu’apparence, et n’avait pas de substance. C’était un mouvement
poujadiste repeint en vert, et encore la couche de peinture était extrêmement fine. Quand ils étaient alliés
avec la Ligue du Nord, ils ont suivi sa politique sur les migrants. Quand ils ont changé d’alliance pour se
rapprocher du PD, ils ont suivi sa politique ultralibérale. Ils ont été punis par leur base électorale parce
qu’ils ne constituaient pas une alternative réelle. Et, depuis mon poste d’observation, je remarque aussi
qu’ils ont constitué un pont pour plusieurs personnes de gauche vers le conspirationnisme.

Entretient publié sur le site Mediapart le 9 septembre 2022.


« Le complotisme est toujours la traduction d’un malaise réel »
Entretien avec Roberto Bui, alias Wu Ming 1

Membre des collectifs d’écriture italiens d’extrême gauche Luther Blissett Project puis Wu Ming, Roberto
Bui vient de sortir en Italie un livre intitulé La Q di Qomplotto (Q comme Qomplot). Il y revient sur
l’imaginaire complotiste développé par le mouvement QAnon, qui a bousculé l’actualité américaine et
mondiale et participé à l’assaut du Capitole en janvier dernier, replaçant ce moment délirant dans
un champ historique et politique élargi.

« Au cours de ces dix dernières années, j’ai croisé [des prédicateurs d’Apocalypse] à chaque
coin de rue, dans chaque lupanar, dans les églises les plus perdues. Certains n’étaient que des
charlatans et des acteurs, d’autres croyaient sincèrement à leur propre terreur. […] Ils étaient
en mesure de choisir les mots justes, de saisir les situations, la gravité des instants, et de les
transformer en attente de l’évènement imminent, ou plutôt déjà présent. Des fous, certes, mais
aussi des hommes habiles. »

Luther Blissett, L’Œil de Carafa, 1999.

6 janvier 2021 : QAnon explose à la face du monde. Ce jour-là, des hommes et femmes qanonistes, alliés
à l’extrême droite des Proud Boys, attaquent le Capitole de Washington, porteurs d’un discours pour le
moins confus. Une certitude : ils ne sortent pas de nulle part. Depuis quelque temps déjà, les observateurs
du champ politique américain assistent, médusés, aux manifestations bizarres du mouvement QAnon,
avec ses slogans passablement allumés : « Libérez les enfants ! », « Faites confiance au Plan ! »,
« Arrêtez l’adrénochrome ! ». Cerise sur l’absurde, avant même l’attaque du Capitole, une hypothèse
étonnante commence à circuler dans les médias, jusque dans les colonnes du Monde qui titrait, le 26
novembre dernier : « Et si le mouvement complotiste américain QAnon était une fanfiction ? » Selon cette
thèse, QAnon serait le fruit d’un canular fondé sur le roman Q (titré en français, L’Œil de Carafa), publié
en 1999 par le collectif italien Luther Blissett [1]. C’est à l’un de ses auteurs, Roberto Bui, alias Wu Ming
1, que nous donnons la parole dans ces pages.

Rebondissant sur cette vertigineuse théorie, Roberto Bui vient de consacrer un livre à QAnon. Intitulé Q
comme Qomplot, dont la traduction française sort chez Lux en septembre 2022. Il retrace le chemin croupi
parcouru à vitesse grand V par le mouvement dans le paysage politique et social américain. Né en 2017
d’un message sibyllin sur un forum de discussion, où un certain « Q », se faisant passer pour un lanceur
d’alerte proche du pouvoir, annonçait l’arrestation imminente d’Hillary Clinton, il n’a pas tardé à grossir
et dégénérer en une créature fictionnelle baroque, amalgamant tout et surtout n’importe quoi : des
« enfants-taupes » seraient retenus en otage sous terre et torturés afin d’extraire de leur corps
l’adrénochrome qu’une élite sataniste occulte, la « Cabale », utiliserait pour rajeunir ; tandis que, sous ses
faux airs de milliardaire crétin, Donald Trump serait un homme providentiel luttant secrètement contre
cette machination – jusqu’à la Storm, la tempête finale qui abattrait tous les méchants.

Ayant fortement pesé dans le jeu politique américain, QAnon a prouvé qu’il ne fallait pas sous-estimer la
puissance de théories de ce type, aussi absurdes paraissent-elles. D’autant que le mouvement a essaimé
jusqu’en Europe (particulièrement en Allemagne) et que les mécanismes à l’œuvre dans son emprise sont
plus que jamais d’actualité : la tempête QAnon présente en effet tous les symptômes du complotisme
contemporain, dans ses obsessions comme dans sa diffusion. Entretien.

CQFD : Quelles sont les singularités du mouvement QAnon par rapport à d’autres constructions
complotistes ? Et pourquoi a-t-il marché à ce point ?

Mon livre Q comme Qomplot envisage QAnon comme le modèle de sous-cultures complotistes nouvelles,
façonnées par des récits partagés en réseau auxquels des milliers, et même des millions de personnes
apportent leur contribution – en les modifiant, en y ajoutant des détails, en esquissant des digressions, en
les diffusant et en les amplifiant. Ces sous-cultures sont à la fois des mouvements réactionnaires et des
ersatz de jeux de rôle en ligne – des jeux en réalité alternée, multijoueurs, multiplateformes et
transmédias. Le côté « jeu » y va de pair avec la colère et la haine. Il s’agit de dynamiques très
contemporaines, typiques de la société capitaliste du XXIe siècle. Et pourtant, les histoires qu’elles
racontent sont en réalité extrêmement anciennes, la communauté de QAnon ayant agrégé de célèbres
récits complotistes, dont certains remontent au moins au XIIe siècle.

L’efficacité de QAnon se base non seulement sur des dynamiques de dissémination et de prosélytisme
parfaitement adaptées aux réseaux sociaux, proches d’un business model, mais aussi sur la force primitive
des récits qui sont en son cœur, comme par exemple l’abus rituel satanique – l’idée selon laquelle les
puissants violentent et saignent des enfants dans le cadre de rituels d’évocation du diable. L’abus rituel
satanique synthétise de nombreuses tendances : l’obsession pour la pédophilie, la réémergence périodique
d’un substrat culturel qui remonte à la chasse aux sorcières, la perpétuelle renaissance de la vieille
accusation antisémite de meurtre rituel… C’est une synthèse puissante, qui sollicite de nombreux nerfs de
notre culture, agit sur nos angoisses et a rendu QAnon hégémonique dans l’univers complotiste.

Nous nous trouvons aujourd’hui dans une phase “post-QAnon” dont les traits ne sont pas encore clairs.
Mais le fait que Trump ne soit plus président, et que la “Tempête” n’ait pas eu lieu n’a pas tellement
d’importance : de nombreuses sectes ont continué d’exister, et se sont parfois même renforcées, après que
les prophéties de leurs gourous ont échoué.

CQFD : À quel point la « crise Covid » a-t-elle influencé la diffusion des discours complotistes ? Est-ce
une déflagration similaire à ce qu’a pu provoquer le 11-Septembre ?

Plusieurs chapitres de Q comme Qomplot sont consacrés à l’urgence épidémique, ou plutôt à une critique
radicale de cette urgence, en exposant ses dynamiques et en montrant que sa gestion a été à la fois
déresponsabilisante pour la classe dirigeante et culpabilisante pour les citoyens. Cette urgence était
hypocrite lorsqu’elle interdisait et diabolisait des activités inoffensives en extérieur tout en encourageant
la poursuite d’activités productives beaucoup plus dangereuses en milieu clos. En somme, il s’est agi
d’une gestion capitaliste, tout simplement néolibérale, qui ne pouvait qu’alimenter le complotisme. Le
complotisme est toujours la traduction d’un malaise réel. Ce malaise, il faut le prendre en compte.

Lorsqu’on s’attaque au complotisme, il convient de partir du noyau de vérité qui se trouve au cœur de tout
fantasme de complot, aussi baroque et aberrant soit-il. Les complotismes nés de la pandémie ne font pas
exception, bien au contraire : ils font même office de paradigmes. Sous les strates et les sédiments de
choses fausses, avant toutes les distorsions, les fantasmes de complots se fondent sur des prémisses
véridiques. Les identifier est un art ; le politique consiste à les intercepter afin d’empêcher qu’elles soient
“capturées” par le complotisme. Que le capitalisme global profite de la pandémie et ses conséquences
pour mener à bien une restructuration colossale, cela me semble plus qu’évident. Quand un complotiste
parle de “Great Reset” [2], il touche à une vérité profonde. Le problème est qu’il en tire la narration
fallacieuse d’un grand programme, d’un complot ourdi depuis longtemps par les puissants de la Terre (les
Juifs, les pédophiles satanistes, les reptiliens, voire tous à la fois). Au premier plan, l’idée que le virus a
été créé volontairement voire que la pandémie elle-même est une invention, que chaque geste des
gouvernements, des multinationales ou de Big Pharma correspond au Plan, etc.

Par rapport au 11-Septembre, il me semble qu’on est passé à un niveau supérieur. L’attentat contre les
Tours jumelles était avant tout un événement ponctuel ayant eu lieu à un endroit et à un moment précis. Il
a eu par la suite des conséquences à l’échelle du monde entier, mais à un rythme plutôt lent selon nos
critères actuels : il a fallu plus d’un an pour que le 11-Septembre aboutisse à sa conséquence la plus grave,
l’invasion de l’Irak le 20 mars 2003. Bien sûr, nos vies ont subi les répercussions de l’attentat, la “guerre
contre le terrorisme” ayant suscité une surenchère sécuritaire dans presque tous les pays occidentaux, mais
la majeure partie de la population n’a pas été touchée dans sa sphère intime, dans sa psyché, dans les
moindres détails de sa vie quotidienne. Une pandémie est au contraire, par définition, un événement diffus
et potentiellement ubiquitaire, donc nécessairement mondial, et celle de Sars-CoV-2 a connu
immédiatement des conséquences mondiales. Non seulement la réponse sanitaire à la pandémie a été
extrêmement rapide, mais elle a aussi d’emblée été plus invasive, a fait irruption de mille manières
différentes dans notre vie intérieure. C’est la difficulté à penser ces traumas qui alimente les
interprétations complotistes.

CQFD : Revenons en arrière. « Le complotisme moderne naît afin d’expliquer la Révolution française »,
écris-tu. Pourquoi cet événement en particulier ?

Il faut comprendre la Révolution française au sens large, ainsi que le suggère l’historien Eric Hobsbawm :
comme un cycle historique à l’échelle de l’Europe, qui va de 1789 à la défaite de Napoléon. Ce n’est pas
un événement particulier, c’est l’Événement qui fonde notre monde, qui bouleverse le continent et dont
les répercussions s’étendent à la planète entière. Il faut rappeler qu’elle met fin à des royaumes et des
empires séculaires, balaye les règles du droit, exproprie l’Église, change la face des villes… un
bouleversement politique, social et culturel aussi profond et aussi rapide exige une explication : comment
est-ce possible ? Cette question, ce sont surtout des contre-révolutionnaires qui se la posent en exil ou en
prison ou, pour les plus malchanceux, devant la potence. Pour eux, la fin de ce monde est un mystère
douloureux et inexplicable. L’historiographie et les sciences sociales primitives de l’époque ne leur
fournissent pas les instruments nécessaires pour y répondre. La seule réponse qui peut venir à l’esprit est :
c’est un complot.

Un événement d’une telle ampleur ne peut qu’être le résultat d’un complot tout aussi gigantesque. D’où la
reconstruction colossale et grandiloquente de l’abbé Augustin Barruel, le premier complotiste moderne :
dès avant la Révolution, depuis des siècles, des confréries secrètes (notamment les Illuminati) auraient
édifié une “contre-société” aux ramifications profondes, ayant pour but de renverser l’ordre du monde et
de prendre le pouvoir. Barruel est le premier à accomplir une opération aujourd’hui familière : il relie
entre eux plusieurs fantasmes de complots et en dégage une narration unique. Dans son récit se mêlent,
pour n’en citer que quelques-uns, l’ancienne religion zoroastrienne, les Templiers, les Illuminés
(Illuminati) de Bavière et les Jacobins.

CQFD : Depuis les années 1960, tout événement historique très médiatisé (assassinat de Kennedy,
mission Apollo 11…) semble propice à déclencher un imaginaire complotiste. Pourquoi ?

Pour être précis, dès avant les années 1960, tout événement d’une certaine importance, qui touche
l’imagination populaire, déclenche des fantasmes de complots. Révolutions, guerres, schismes religieux,
mort de papes ou de souverains… Mais il y a une différence importante dans la manière dont ces
fantasmes se propagent et évoluent : cela passe alors essentiellement par le bouche-à-oreille, fréquemment
sous la forme de la rumeur (l’historien américain Robert Darnton a écrit des pages mémorables sur le rôle
joué par les commérages dans la France prérévolutionnaire), ou bien par le biais de la presse (souvent
clandestine). Par rapport à notre perception actuelle, il s’agissait de processus lents.

L’accélération causée par la modernité capitaliste, l’avènement de la société de masse et la diffusion de


médias toujours plus sophistiqués ont esthétisé la société et fait de chaque aspect et de chaque moment un
spectacle. Aujourd’hui, non seulement nous recevons beaucoup plus d’informations qu’autrefois, mais la
moindre d’entre elles nous semble digne d’attention… du moins, pendant quelques secondes. Nous avons
donc la sensation qu’il se passe beaucoup plus de choses dans le monde qu’auparavant – que chaque
instant est rempli d’événements. En quelques minutes d’exposition aux médias, nous consommons plus
d’images que n’en voyait un Européen du Moyen Âge au cours de sa vie entière. Chaque nouvelle, chaque
image peut être l’étincelle qui déclenchera un fantasme de complot.

CQFD : Retour au présent. Tu écris que le « débunking », le fait de tenter de démonter rationnellement
des théories fallacieuses, fonctionne rarement car il est toujours basé sur le démenti et une posture
défensive. Comment faire en sorte de démonter les mensonges, dans ce cas ?

Dans les années 1990, avec le collectif Luther Blissett Project, nous avons mené une campagne de
solidarité et de contre-information autour d’une affaire, d’un fait divers qui avait lieu chez nous, à
Bologne : l’affaire des “enfants de Satan”, que le livre Q comme Qomplot raconte en détail. Le fantasme
de complot développé par la police et la justice – celui d’une pseudo-secte pédosataniste, où l’on
reconnaît déjà la “Cabale” – anticipait celui de QAnon. Nous avons mené notre propre enquête, et utilisé
par ailleurs le canular médiatique. Nous avons ainsi inventé un mouvement sataniste et une “patrouille”
antisataniste de chrétiens fanatiques – inventions que les médias ont longtemps données pour vraies. Puis
nous avons revendiqué ces canulars et les avons expliqués. Ça a été le moment clé. Notre travail a
largement contribué à faire relaxer les accusés. Aujourd’hui, le faux circule sans que personne ne le
revendique, et sa prolifération est trop torrentueuse pour ne pas anéantir toute velléité de revendication.
Prenons par exemple les premières publications signées “Q”. Une des hypothèses – assez plausible pour
être devenue une sous-intrigue de la série The Good Fight, produite par Amazon Prime – est que tout soit
parti d’une blague d’activistes anti-Trump, qui aurait échappé des mains de ses auteurs. Si ces gens
avouaient et s’expliquaient aujourd’hui, qui les croirait ?

Mais on peut toujours s’inspirer de l’esprit avec lequel nous avons mené notre guérilla. Je m’explique :
les fantasmes de complots, en plus d’intercepter la colère sociale et de pervertir des noyaux de vérité
quant au caractère mortifère de la société capitaliste, interceptent aussi un besoin de divertissement,
d’émerveillement, d’enchantement. Aucun contre-récit ne peut fonctionner s’il n’intercepte et ne déroute
ce besoin-là : c’est donc aussi sur ce terrain qu’il faut affronter le complotisme, pas seulement sur celui de
la logique et du fact-checking. La différence entre un récit complotiste et le contre-récit dont nous avons
besoin, c’est que, de notre côté, nous devons tenir ensemble le réenchantement et la pensée critique. Tel
est le défi. Et en effet, à l’époque de Luther Blissett, nous sommes devenus les héros d’une histoire qui,
une fois racontée, s’avérait beaucoup plus intéressante et plus attrayante que le fantasme de complot
développé par les magistrats. “Les gars ont berné les médias pendant un an avec une histoire inventée de
secte satanique et de milices catholiques et fascistes qui lui courent après”, ça, c’est une putain
d’histoire ! Et non seulement nous l’avons racontée, mais nous avons expliqué l’arrière-plan de chaque
scène, et offert au public tous les outils nécessaires pour comprendre comment nous avions agi.
Réenchantement et pensée critique, ensemble.

Si l’on essayait de repartir de ce point, il faudrait quand même comprendre une chose : ce travail ne peut
plus être le rôle d’une pseudo-avant-garde, d’un petit groupe de “spécialistes” de la communication. Nous
devons réfléchir à un imaginaire collectif et à une intelligence diffuse, ainsi que nous les avons vus à
l’œuvre dans les grandes révoltes des dernières années : dans les soulèvements mondiaux de 2011, le
mouvement contre la loi Travail en 2016, les Gilets jaunes en 2018, la longue défense de la Zad de Notre-
Dame-des-Landes, et encore aujourd’hui dans le mouvement NO TAV [3] dans le val de Suse… Seuls des
mouvements nouveaux, des concaténations collectives nouvelles, peuvent prévenir les dérives
individuelles puis tribales vers le complotisme. En s’appuyant sur les luttes anticapitalistes et sur les liens
de solidarité pour combler l’espace laissé vacant par l’affaiblissement de la gauche, des syndicats et des
bases politiques des mouvements, et que les fantasmes de complots occupent très facilement.

CQFD : Certains estiment que la naissance de QAnon est liée au roman de Luther Blissett Q (en français,
L’Œil de Carafa) qui se déroule au milieu des conflits religieux du XVIe siècle et dont l’un des
personnages, champion de la désinformation ciblée, s’appelle Q…

L’hypothèse est que la première personne qui a publié des messages signés “Q” sur le forum 4chan [4], en
octobre 2017, se serait inspirée de certains éléments de notre roman. Il s’agit là des toutes premières
phases, à l’époque où QAnon n’était qu’une histoire bizarre, informe – avant que des groupes organisés
d’extrême droite et divers escrocs ne s’en emparent et ne la déplacent de 4chan sur 8chan, puis qu’elle ne
croisse et ne s’étende sur des réseaux sociaux mainstream. Ce gars avait peut-être pour intention de
monter un canular centré sur le personnage d’un fonctionnaire du gouvernement qui divulguait
anonymement (« Anon »), message après message, des informations secrètes. Ce n’était pas la première
plaisanterie de ce genre sur 4chan ; il y avait déjà eu d’autres faux “lanceurs d’alerte”, dont l’un signait
par exemple FBIAnon. Peut-être “Q” était-il un activiste anti-Trump cherchant à montrer la crédulité de la
droite américaine ? Ou peut-être seulement un mec de droite faisant du “shitposting” [5] ?

Ce qui est sûr, c’est que plusieurs personnes y ont vu des références à notre roman et nous ont écrit pour
nous le dire, sachant que L’Œil de Carafa a été un best-seller international. Le récit se déroule au XVI e
siècle, en pleine guerre des religions. Mais l’intrigue est trouble. Et elle recoupe parfaitement ce qui s’est
passé à partir de 2017 : un anonyme qui signe Q, prétend être bien inséré dans les structures de pouvoir et
avoir connaissance de secrets importants, écrit des messages cryptiques bourrés de citations bibliques,
qu’il envoie à un groupe de patriotes pour leur annoncer la bataille imminente entre le Bien et le Mal et
qu’après la victoire du Bien aura lieu un Grand Réveil… C’est la base de notre récit !

Quoi qu’il en soit, cette phase initiale ne dure que quelques mois. D’après les experts en analyse textuelle
de l’entreprise suisse Orphanalytics, lorsque les Qdrops [nom attribué aux messages de “Q”] se déplacent
sur 8chan, début décembre 2017, leur auteur change également. Une enquête du réalisateur Cullen
Hoback diffusée sur HBO, intitulée Q : Into the Storm, avance le fait qu’à partir de ce moment, les
messages sont de la main de Ron Watkins, l’administrateur de 8chan. C’est à cette période que QAnon
prend son essor pour devenir le phénomène que nous connaissons, et qui n’a plus de lien direct ni ne fait
de référence explicite à notre roman… à part la lettre Q, qui est un résidu de la première phase.
Sincèrement, je ne pense pas que Watkins ait lu L’Œil de Carafa – pas plus que les gens qui ont attaqué le
Capitole le 6 janvier 2021.

CQFD : Quel lien existe-t-il à tes yeux entre fiction et complot ? On sait par exemple que les Protocoles
des sages de Sion s’inspiraient d’un chapitre du roman Biarritz d’Hermann Goedsche…

Q comme Qomplot est aussi un livre sur les manifestations permanentes et souvent inattendues du pouvoir
des bouquins. De nombreux ouvrages – surtout de fiction, souvent de la fiction qui se fait passer pour la
vérité – ont exercé une influence importante sur les courants qui ont ensuite convergé dans QAnon. Mon
livre évoque Le Marteau des sorcières, les Protocoles des sages de Sion, Le Matin des magiciens de
Pauwels et Bergier, des romans comme Vente à la criée du lot 49 de Thomas Pynchon, Le Pendule de
Foucault d’Umberto Eco ou la trilogie Illuminatus ! de Robert Shea et Robert Anton Wilson… Les
fantasmes de complots sont souvent le résultat d’une “traduction” du roman à la réalité. Il n’y a qu’à
prendre le récit de QAnon sur l’adrénochrome… L’adrénochrome est un dérivé synthétique de
l’adrénaline, couramment utilisé dans l’industrie pharmaceutique ; chez QAnon, elle devient
un médicament rajeunissant qu’on ne peut extraire que du sang d’enfants terrorisés. Eh bien, il s’agit
d’une invention littéraire de Hunter S. Thompson dans son roman Las Vegas Parano, c’est-à-dire
un roman qui se présente comme un reportage.

Propos recueillis par Émilien Bernard & Laurent Perez.

Entretient publié dans le mensuel marseillais CQFD n°202 d’octobre 2021.

[1] Le Monde a récidivé le 9 février 2021, avec un article intitulé « Aux sources de QAnon, un collectif
italien d’extrême gauche qui aurait malgré lui inspiré la théorie complotiste ».

[2] Terme en vogue dans les sphères complotistes, désignant l’idée selon laquelle les élites mondiales
utiliseraient – voire auraient provoqué – la pandémie pour bouleverser à leur avantage l’ordre mondial.

[3] Mobilisé contre la construction d’une ligne de train à grande vitesse reliant Lyon à Turin.

[4] 4chan et 8chan sont des imageboards, des forums reposant sur le partage d’images en ligne.

[5] « Cacapostage » : fait de publier de la merde sur Internet, afin de susciter la confusion ou seulement de
s’amuser.

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