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Couverture : © books and moods

© Hachette Livre, 2023, pour la présente édition.

Hachette Livre, 58 rue Jean Bleuzen, 92170 Vanves.

ISBN : 9782017218852

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

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Pour Élodie, une bêta en or sans qui ce
roman ne serait pas le même.

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Sommaire
Couverture

Titre

Copyright

Lexique

Écuries

Articles de presse

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11
Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Épilogue

Remerciements

Extrait - Speedway

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Lexique
Aileron : élément de carrosserie situé à l’avant et à l’arrière d’une
voiture monoplace. Il permet une meilleure adhérence et assure la stabilité
du véhicule.
Bac à graviers : partie du circuit automobile destinée à ralentir ou arrêter
les monoplaces ayant subi une sortie de piste.
Chicane : partie du circuit où se succèdent deux virages de sens
contraire.
Cockpit : compartiment où s’assoit le pilote.
DNF (Did not finish) : cas dans lequel un pilote ne termine pas une
course.
Courbe : virage en arc de cercle.
Courir : participer à une course automobile.
Drapeaux : ils sont utilisés par les commissaires de course pour informer
les pilotes d’une situation particulière. Le drapeau à damier annonce la fin
de la course, le drapeau jaune indique la présence d’un danger, le drapeau
vert la fin de ce danger et le drapeau rouge avertit la mise en pause de la
course. Enfin, le drapeau bleu indique à un pilote qu’il se fait dépasser par
les leaders de la course et qu’il doit les laisser passer.
DRS (Drag Reduction System) : fonctionnalité des voitures de course
permettant d’ouvrir une partie de l’aileron arrière, permettant au pilote
d’aller plus vite en ligne droite. Le DRS ne se déclenche que sur des parties
définies du circuit, et seulement si la voiture qui la précède est à moins
d’une seconde.
Essais libres : composés de trois sessions, les essais permettent aux
pilotes de se familiariser avec la piste, avant les qualifications et la course.
Esse : chicane en forme de « S ».
Flat spots : surface plane sur la gomme des pneus due à l’usure. Elle
entraîne une perte d’adhérence.
Force : phénomène physique exercé par un objet sur un autre. Une force
peut agir sur la vitesse d’un objet, le faire dévier.
G (initiale de gravité) : unité d’accélération.
Graining : apparition de grains de gomme sur les pneus, diminuant leur
adhérence.
Grille de départ : ordre dans lequel les voitures se positionnent sur la
ligne de départ. Il est défini à l’issue de qualifications.
Grip (adhérence) : correspond au maintien d’une voiture sur la piste qui,
par conséquent, ne glisse pas.
Halo : structure renforcée au-dessus de la tête du pilote permettant de le
protéger en cas d’accident.
Homerace : course à domicile pour le pilote ou pour l’écurie.
Intersaison : période séparant deux saisons de Formule 1 durant laquelle
les écuries développent les monoplaces pour le championnat suivant.
Marshals : personnes assurant la sécurité sur la piste pendant la course.
Paddock : partie du circuit réservée aux personnes habilitées (écuries,
journalistes, invités, etc.). Elle se trouve derrière les stands.
Parc fermé : à la fin d’une course, les voitures sont disposées dans cette
zone sécurisée où personne ne peut les toucher le temps que la fédération
les inspecte.
Pesage : les pilotes et voitures sont pesés après chaque course et séance
de qualification afin de vérifier que le poids total respecte le poids minimal
imposé par la fédération.
Pilote payant : pilote qui paye pour obtenir un siège dans une écurie.
Soit il verse cette somme lui-même, soit il reçoit une aide extérieure.
Pit-stop (ou arrêt aux stands) : court arrêt permettant de réaliser
l’entretien du véhicule pendant une course.
Pit-wall : mur séparant la voie des stands de la piste. Derrière le pit-wall
sont installés les ingénieurs et les dirigeants qui observent la course et
communiquent aux pilotes les informations nécessaires.
Pneus (ou gommes, trains de pneus) : il en existe de plusieurs sortes :
soft, medium, hard et wet. Les pilotes en disposent d’un nombre limité
qu’ils doivent gérer pour optimiser leurs chances de l’emporter. L’usure des
pneus est un élément stratégique crucial.
Pole position : le pilote le plus rapide en qualification obtient cette place.
Il débutera la course en première position.
Qualifications : organisées la veille de la course et divisées en trois
sessions (Q1, Q2 et Q3), elles définissent l’ordre de départ de la course. Le
pilote qui réalise le meilleur temps obtient la pole position.
Safety car : lorsqu’un drapeau jaune est brandi (et si la situation le
nécessite), cette voiture précède le leader en roulant plus doucement,
permettant ainsi aux commissaires d’intervenir sur la piste en toute sécurité.
Silly Season (chaises musicales) : période pendant laquelle les pilotes et
les écuries négocient pour signer les contrats pour l’année qui suit.
Tour de formation : juste avant le départ de la course, les pilotes
effectuent un tour de piste au terme duquel ils prennent leur place sur la
grille de départ.
Undercut : stratégie de course consistant à s’arrêter aux stands avant son
concurrent.
Vibreur : dalles en béton rouges et blanches qui marquent la délimitation
de certains virages.

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Écuries
Dark Crown (couronne)

Owen Abbott
Magnus Nilson

Keelean (drapeaux croisés)

Mathieu Lecomte
Kai Porana

Riotti (éclair)

Ben Charley
Loris Doppia
Ted Wheeling (TsurW)
Sylvain Millet
Enzo Adoni

Neptune (Poséidon)

Gabriel Hupert
Solveig Peterson

Peredes (arc tendu)

Diego Garcia
Alak Oran
Roar Racing (guépard)
Mathias Berg
Victor Leroy

Fizzles (bonhomme qui louche)

Simon Faure
Jacob Oak

Giants (lutteurs)

Felix Newman
Paul Becker

Cavarot (griffes)

Mike Miller
Daniel Harris

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Articles de presse
La Course 05/02/2020
Dark Crown accueille un prodige
Si les rumeurs nous ont tenus en haleine pendant de nombreux mois la
saison dernière, la sentence est finalement tombée en ce début d’année.
Après de longues négociations – et un gros cachet –, Dark Crown a enfin
annoncé l’arrivée d’Owen Abbott dans ses rangs !
Le pilote de vingt-six ans, aussi séduisant que redoutable, vient
remplacer le multiple champion du monde Adrian Pirino aux côtés du
Suédois Magnus Nilson. Nul doute que ces deux-là vont nous offrir des
affrontements dignes des plus grands. Entre l’expérimenté et le virtuose du
volant, rien n’est joué. Quelle stratégie adoptera l’écurie qui cette saison
encore fait figure de favorite ?
La première course aura lieu dans un mois en Australie et nous promet
déjà un beau spectacle.
Sept ans après ses débuts en F1 et ses passages chez TW et Peredes, le
pilote anglais voit la coupe du championnat à portée de main dans cette
nouvelle écurie aussi riche que victorieuse. Encore faudra-t-il qu’il
parvienne à détrôner son coéquipier, désireux de décrocher pour sa part un
second titre.

People News 12/12/2019


Les sportifs célibataires à stalker
Si comme nous vous êtes lassées des footballeurs à la grosse tête, peut-
être aimeriez-vous admirer les terriblement sexy et jeunes phénomènes de
F1 ?
En vacances aux Caraïbes pendant l’intersaison, les pilotes Owen Abbott,
Mathieu Lecomte, Mike Miller, Loris Doppia et Gabriel Hupert nous ont
fait l’honneur de se pavaner shirtless sur les plages de sable fin. Peaux
bronzées par le Soleil, torses luisants, caleçons de bain portés bas sur les
hanches… cette brochette de mâles indomptables a de quoi nous faire
fondre…
C’est sûr, ces beaux mecs sauront vous convaincre d’abandonner le
ballon rond pour leurs gros moteurs…
Laissez-vous bercer par l’accent sensuel de l’Anglais Abbott ou bien
tenter par l’épais portefeuille du Monégasque Lecomte. Si cela ne vous
suffit pas, nous ne doutons pas que l’Italien Doppia arrivera à vous
consoler, non sans l’aide du charmant Français Hupert. Et en cas de force
majeure, l’imposant Américain Miller volera à votre secours !
Vous ne nous croyez pas ? Nous avons pourtant des photos à l’appui !
Alors les filles ? Prêtes à suivre les prochaines courses ?

Racing Mag 06/02/2020


La saison 2020 de F1 en quelques mots…
La saison 2019 s’est clôturée par la victoire du Suédois Magnus Nilson
chez Dark Crown. L’écurie s’est ainsi imposée comme leader du sport,
imbattable malgré l’acharnement des pilotes de Keelean. Cette année
encore, DC part favorite pour remporter son troisième championnat
constructeur consécutif. Sa position se renforce d’autant plus avec la
confirmation de l’arrivée d’Owen Abbott dans ses rangs, ce jeune prodige
prometteur de belles victoires.
Si la saison précédente a aussi été marquée par le départ d’un grand nom
du sport, c’est surtout la déplorable prestation de l’écurie française Cavarot
qui, sans avoir gagné un seul point, nous a surtout divertis par ses multiples
problèmes techniques. Cette année pourrait être celle de sa dernière chance.
Les réjouissances débuteront en mars avec le Grand Prix d’Australie.
Dark Crown nous a vendu une voiture surpuissante. Keelean assure de son
côté avoir amélioré ses capacités pour la concurrencer. Mais c’est le second
quart de la grille qui promet d’être particulièrement intéressant : les écuries
Riotti, TW et Neptune ont toutes augmenté leurs financements grâce à de
nouveaux investisseurs. De quoi s’attendre à de meilleures performances et
à une compétition acharnée. Sans oublier que TW a préféré cette année un
moteur Dark Crown au Neptune. La rivalité des deux écuries est à son
paroxysme !
Toutes les courses de la saison se dérouleront à guichet fermé. Les fans
seront au rendez-vous, et nous aussi ! Plus qu’un mois avant de pouvoir
admirer les premières qualifications. Nous fondons de grands espoirs dans
la nouvelle génération de pilotes qui domine à présent le paddock. Prenez
les paris ! Nous misons cette année sur Abbott !

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Chapitre 1

Février – Angleterre

LISE

Si l’article de People News m’amuse, il n’en est rien pour les autres.
Ça tourne en boucle dans ma tête : comment vais-je gérer cette histoire ?
Il fallait bien que ça arrive à un moment donné, je ne pouvais pas me cacher
jusqu’à la fin des temps. Mais je ne me sens pas prête pour autant.
Je m’appelle Lise Cardin, j’ai vingt-six ans et je suis ingénieure stratégie
chez Dark Crown. Je suis jeune pour un tel poste, pas vrai ? Et en plus, je
n’ai pas de couilles !
La vérité, c’est que j’ai tout donné pour m’élever ainsi et je suis fière d’y
être parvenue. Tout n’était pas aussi bien parti pourtant…
Ce n’est pas le moment de penser à ça. Je n’ai pas le temps de me
morfondre. Je dois me concentrer sur le fait qu’Owen Abbott va débarquer
chez Dark Crown et qu’il ne s’attend certainement pas à tomber sur moi. Je
flippe à mort…
Owen et moi, nous nous connaissons plutôt bien, très bien même. Par
contre, nous ne nous sommes pas vraiment quittés en bons termes. Enfin,
pour ma part, je l’ai quitté en bons termes, mais je doute que la réciproque
se vérifie. J’imagine que jamais il n’aurait pensé me revoir un jour. De mon
côté, j’espérais ne pas avoir à le confronter si tôt. Je vais toutefois bien y
être obligée.
Je crois que je réfléchis trop, de l’eau a coulé sous les ponts. Ça fait
quoi ? Huit ans ? Il y a de grandes chances pour qu’il ne se souvienne pas
de moi. Avec tout ce qui s’est passé dans sa vie, la Formule 1, etc., je ne
représente qu’un infime détail dans une nuée d’événements. C’est sûr, il
m’a oubliée.
Ce que je raconte sonne quand même drôlement faux…
— Vous avez vu cet article de La Course ? C’est bon pour nous ça, se
vante un de mes collègues.
Nous lisons les derniers papiers parus à notre sujet. C’est notre meilleur
moyen pour prendre la température de la saison.
En tout cas, l’arrivée d’Owen fait l’unanimité. Il faut dire qu’il est
vraiment doué, et que sa présence nous assure presque la gagne. Il va devoir
apprendre à maîtriser une nouvelle voiture, bien sûr, mais le connaissant, ça
ne devrait pas poser de problèmes.
La seule chose qui m’inquiète, c’est l’entente entre lui et Magnus, son
coéquipier. Nilson n’est pas connu pour laisser de la place au second pilote,
et je doute qu’Owen s’en accommode.
— Abbott est cool, mais Nilson va le manger, annonce un autre collègue.
Je roule des yeux.
Clairement, c’est Owen qui va détruire Magnus. Il a bien plus de volonté
et de ressources. J’en suis persuadée.
— T’en penses quoi, Cardin ? m’interroge Bill, le seul collègue que
j’apprécie.
Je fronce les sourcils.
— J’en pense que si tu n’enlèves pas tout de suite tes sales pieds de mon
bureau, je te démonte.
Il faut savoir s’imposer dans un monde d’hommes ! D’ailleurs, Bill
s’exécute sans tarder. Il sait que je rigole, mais il ne se risque pas pour
autant à me froisser. Je les mène tous par le bout du nez, d’où ma position.
Les seuls avec qui je n’en mène pas large, ce sont mes supérieurs.
Tiens, quand on parle du loup…
Patrick Smith, gérant de l’écurie, arrive au bureau accompagné des
ingénieurs courses et d’autres gars pas vraiment importants à mes yeux. Si
c’est pour brasser de l’air, ils pourraient au moins le faire sur mon visage…
ça me rafraîchirait un peu.
Le grand patron nous annonce le planning des prochaines semaines, nos
tâches, ses souhaits. Je note tout, comme toujours. Il nous rapporte aussi des
infos qu’il a réussi à choper sur nos concurrents, et s’en va comme il est
venu.
Je respecte cet homme pour son dévouement, sa détermination et tout ce
qu’il a fait pour mener l’écurie là où elle est aujourd’hui. Par contre, même
après trois ans à bosser ici, je ne m’habitue toujours pas à sa froideur et à
son arrogance.
Dès qu’il est sorti, nous nous mettons au travail. Une stratégie, ça se
pense sur une année entière. Elle débute avec les choix pour la voiture, les
pilotes, le staff, les investisseurs. Puis nous étudions les courses à venir
avec les détails imposés par la fédération. Enfin, à chaque Grand Prix, nous
réévaluons le tout en fonction du classement, de la météo, des capacités de
nos pilotes. Bref, tout un tas de paramètres à prendre en compte.
C’est beaucoup de travail et de responsabilités.
À l’heure actuelle, c’est surtout ce qui m’empêche de penser au fait que
bientôt, je vais me retrouver face à Owen. J’ai aussi hâte que ça me terrifie.
J’ai réussi à éviter la confrontation pendant de longues années, mais ce
temps est révolu.
Le pauvre ne sait même pas ce qui l’attend.

OWEN

La saison commence bientôt. Je ne tiens plus en place ! Je me sens


comme un junkie qui attend sa dose. En l’occurrence, c’est ma dose
d’adrénaline que je veux.
Je ne vis que pour ça. Je ne vis que pour la course.
Même si je me suis octroyé deux semaines aux Caraïbes avec mes potes
pendant l’intersaison, j’ai surtout passé les derniers mois à m’entraîner.
Musculation, perte de poids, apprentissage des circuits… je n’ai pas eu
une minute à moi. Je n’ai pas pris une minute pour moi. Tout ce qui compte,
ce sont les résultats de ma première course chez Dark Crown.
Entrer dans ce genre d’écurie, c’était mon rêve. Maintenant que j’y suis,
je ne risque pas de laisser passer ma chance ! Cette année, le championnat
est pour moi.
Les essais se sont bien déroulés. La voiture est puissante, parfaitement
aérodynamique et surtout, j’arrive à la manier. Chaque saison, je dois
apprendre à maîtriser un nouveau bolide. C’est toujours un pari et je ne
perds jamais.
La critique a très bien accueilli le nouveau design pour cette saison. La
tôle de la monoplace reste évidemment noire, c’est la couleur de l’écurie,
mais cette année, ils ont ajouté des reflets dorés qui la rendent spectaculaire.
Sans parler du logo sur le nez : cette couronne stylisée incomparable et
mythique qui m’a tant fait rêver.
Je n’ai pas encore essayé ma combinaison officielle, mais je sais qu’elle
m’ira comme un gant. J’entre enfin dans le premier quart de la grille. Ça y
est. Je suis à ma place.
Je ne suis pas arrogant. Non. Simplement, j’ai commencé le kart à cinq
ans et depuis, je n’ai jamais arrêté. Voilà des années que je me défonce pour
en arriver là. Mon siège, je ne le dois qu’à moi. Je suis exigeant,
perfectionniste. Oui. Et aujourd’hui, j’entre dans la meilleure écurie du
paddock.
Des victoires, j’en ai eu à la pelle. J’ai dominé la F2 pendant trois ans.
Maintenant, je veux la coupe de F1. Et je ne m’arrêterai pas avant de la
tenir dans mes mains et d’entendre la foule hurler mon nom.
Je ne pense qu’à ça alors que Bryan me pousse dans mes retranchements.
Il est mon personal trainer depuis mon entrée en F2. Si je ne suis pas sur la
piste ou en train de dormir, je bosse avec lui. Je dois me tenir en forme, et
c’est lui qui y travaille. Il est devenu un de mes plus proches amis.
Avec mon mètre quatre-vingt-quatre, je ne peux pas me permettre de
prendre un kilo pendant la saison. Je dois rester stable en poids pour ne pas
en ajouter dans la voiture, mais aussi garder une tonicité musculaire
cruciale pour supporter les heures de course. Ma nuque doit être en béton
pour encaisser les forces latérales imposées par la vitesse. Mes jambes
doivent tenir des heures de Grand Prix étirées sans cramper. Bref, je dois
maîtriser et contrôler ma forme.
Ma préparation passe aussi par la connaissance des circuits de la saison.
J’ai appris leur tracé par cœur : je pourrais conduire sur chacun d’eux les
yeux fermés.
Une fois dans le cockpit, la vitesse est telle que je ne vois que des
courbes floues. J’anticipe le tracé, j’en connais les moindres virages, chaque
spécificité, les dangers. Je sais quand freiner, quand accélérer. Je visualise
mes fenêtres pour doubler, les zones de DRS.
La seule variable inconnue réside en mes adversaires. C’est là que ça
devient intéressant, voire excitant.
— T’arrête pas, me motive Bryan. Encore une série !
Je ne râle pas et je continue. Bryan compte, et moi, je renforce mes
abdos. J’ai une volonté de fer. Rien ne peut m’ébranler.
Chaque répétition me rapproche de mon but. Chaque souffle est un pas
vers la coupe.
Rien ni personne ne pourrait se mettre en travers de mon chemin. Pas
même cet enfoiré de Nilson. Il n’a pas la moindre chance, malgré sa manie
d’aligner les billets sur la table. Il n’a pas assez de hargne pour me faire
face. Maintenant que nous sommes sur un pied d’égalité niveau voiture, je
vais le démonter.
La seule personne au monde qui pourrait me déstabiliser a quitté ma vie
il y a des années. Mais peu importe, aujourd’hui, je suis déterminé, et je
compte bien le faire savoir en Australie.

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Chapitre 2

Février – Angleterre

LISE

Dans ma chambre d’hôtel deux étoiles en périphérie de Londres, je me


regarde une dernière fois dans le miroir avant de descendre prendre le taxi.
Ce que je peux être ridicule en tenue de gala dans un endroit pareil.
Vraiment, c’est rageant de savoir que les directeurs et les pilotes séjournent
dans des palaces, alors que le staff se tape des établissements bas de
gamme.
Bref… Ce n’est pas comme si je pouvais y changer quelque chose. En
plus, j’ai de la chance que mon employeur me trouve un logement. C’est
juste que quand on sait la quantité d’argent que brasse le monde de la F1, on
se dit que parfois, ceux qui se tuent à la tâche derrière le rideau pourraient
eux aussi en bénéficier.
Comme toujours, j’ai tressé mes cheveux blonds, vieille habitude de mes
années de kart. Ce soir, j’ai malgré tout fait un effort pour un rendu plus
sophistiqué. Après tout, il y a de grandes chances que je croise un certain
pilote… Je préfère être à mon avantage pour garder la face. L’heure de la
confrontation a sonné.
J’ai loué une robe pour la soirée. Je n’aurais jamais pu me l’offrir avec sa
dentelle et son travail recherché. Elle est beige et dorée, en bustier, près du
corps. Je l’ai assortie d’élégants escarpins et de bijoux délicats.
J’ai fait réaliser mon maquillage par une collègue et amie, Nora. Elle est
bien plus douée que moi. Au moins, là, je ressemble plus à une star de
cinéma plutôt qu’à une danseuse de revue.
Je regarde l’heure : il est temps pour moi de descendre prendre ce taxi.
J’attrape ma pochette, un châle, et me mets en route.
Dans le hall de l’hôtel, tout le monde me dévisage. C’est ce qui arrive
quand on est la seule personne apprêtée au beau milieu d’un lobby vieillot.
Heureusement, Nora et Bill me rejoignent rapidement. Nous pouvons
monter tous les trois en voiture.
Dark Crown a organisé un gala pour lancer la saison et remercier les
équipes de leur investissement pour la sortie de la nouvelle monoplace. Je
crois qu’ils veulent aussi nous booster pour le début des festivités. Tout le
staff est réuni : directeurs, pilotes, employés.
J’espère intérieurement qu’il y aura assez de monde pour qu’Owen ne me
remarque pas. Je me doute que je rêve et que j’essaie de retarder
l’inévitable, mais bon.
En tout cas, ce n’est pas moi qui provoquerai la rencontre !
Quand nous arrivons sur le lieu de la réception, nous donnons nos noms à
l’entrée avant de déposer nos affaires au vestiaire. Des serveurs nous offrent
des coupes de champagne de la marque du plus gros sponsor de Formule 1.
Nous sommes maintenant parés à subir le discours du directeur de l’écurie.
Dans la salle, tout le monde est ridiculement apprêté. J’aperçois des
visages connus, d’autres un peu moins. Inconsciemment, je sonde la foule
en espérant dénicher une tête brune. Je préfère être préparée.
Mais ma recherche est interrompue par un appel au micro. Un des
secrétaires de Smith prend la parole.
— Bonsoir à tous. Monsieur Smith souhaiterait vous dire quelques mots.
Merci de l’accueillir comme il se doit !
Bah voyons… Ce qu’il peut avoir le melon, lui, parfois. Nous nous
exécutons malgré tout et acclamons son arrivée sur scène.
— Merci ! Merci ! dit-il en s’installant derrière le micro.
Commence alors son discours annuel. Un discours qui se veut
encourageant.
— Quel plaisir de vous voir tous réunis ce soir ! Et si nous pouvons
justement nous retrouver en cette occasion, c’est grâce à vous. Vous, chaque
employé de Dark Crown, que vous travailliez à la mécanique, à l’ingénierie,
à la communication ou évidemment au pilotage !
Cette dernière remarque déclenche les applaudissements destinés à nos
deux stars.
Smith poursuit son discours en parlant de chiffres, des nouveautés sur la
voiture, en montrant des images des essais ou en citant des articles. Bref, il
nous lèche les bottes pour mieux nous demander de bosser ardemment toute
la saison. Ce que nous faisons déjà. En l’écoutant, cela nous rappelle que
nous dédions tout notre temps à cette écurie, et que le concept de vie privée
a disparu depuis des années de notre vocabulaire. Personnellement, je viens
pour le champagne à volonté, et aussi parce que c’est spécifié dans mon
contrat.
Nora pouffe à côté de moi.
— Tu crois qu’il va signer des autographes après son speech ? se moque-
t-elle.
Il en rêverait, c’est certain.
— Je te défie de lui en demander un !
Elle ricane. Nora n’apprécie pas vraiment le grand patron. Si elle est là,
c’est parce qu’elle adore « le voyage » que lui offre ce travail. Elle bosse à
la communication et même si nous nous sommes rencontrées grâce à ce
genre de meeting, ce n’est pas trop notre délire. Je suppose que c’est ce qui
nous a rapprochées.
Smith s’arrête enfin de parler. Son discours achevé, nous pouvons
maintenant rigoler en nous gavant de petits fours payés par la maison.
Nous papotons ici et là avec des collègues ou de parfaits inconnus. C’est
principalement Nora qui tient la conversation, car moi, je suis davantage
occupée à observer les alentours. Je n’ai pas encore vu Owen, et je me
demande si lui m’a aperçue. Je stresse.
Les chefs discutent avec les investisseurs dans un coin. Magnus Nilson
lèche le cul des sponsors qui ont fait le déplacement. Les ingénieurs restent
en groupe, tout comme les mécaniciens. Mais toujours aucune trace du
pilote anglais.
Je commence à me dire qu’il n’est pas venu, quand enfin je tombe sur lui,
au fond de la salle, affublé comme à son habitude de Bryan Peek, son
coach.
Mon souffle se bloque tandis que mon cœur saute un battement. J’ai
trouvé ce que je cherchais mais je ne suis pas certaine d’être satisfaite.
Sa présence me procure un drôle d’effet. Ces trois dernières années, je
me suis contentée de l’observer de loin, voire de très loin, sur le paddock.
Pour une fois, il ne se tient qu’à quelques mètres de moi et je ne suis pas
sûre d’arriver à gérer. Je sens l’angoisse monter. J’aurais préféré qu’il ne
vienne pas.
Et s’il me haïssait ? Putain…
Et dire que cet homme a été la personne la plus importante de ma vie.
C’est comme si à cet instant, nous étions de parfaits inconnus.
Il est toujours le même pourtant.
Son costume noir, simple et ajusté, lui va comme un gant. Il est d’une
élégance sans faille. Son charme british se marie à merveille avec son air
déterminé. Ses cheveux courts sur les côtés et un peu plus longs sur le
dessus sont coiffés avec maestria pour le faire paraître aussi guindé que
mauvais garçon. Je suis loin, mais je peux imaginer sans mal son sourire
poli et son regard d’ébène.
Clairement, aucun homme ne m’a jamais autant plu qu’Owen Abbott.
Sûrement parce que je le connais par cœur. Probablement parce que les
magazines insistent sur son physique de rêve.
Toujours est-il que quelque chose a changé en lui depuis quelque temps.
Je ne sais pas si c’est l’argent, la célébrité ou les enjeux de ce sport. Je le
trouve simplement plus méfiant, moins désinvolte. Il ne l’a jamais vraiment
été. Owen a toujours tout pris au sérieux. Il est ambitieux, déterminé.
Comme moi. Mais son côté taquin semble s’être fait la malle.
— Lise ? m’appelle Nora.
Mon esprit revient sur terre. Je me sens bête d’imaginer des choses sur un
homme à qui je n’ai pas adressé la parole depuis huit ans. D’un autre côté,
je n’arriverai jamais à cesser de m’inquiéter pour lui. Autrement, je ne
serais pas là, à bosser sur le paddock pour l’observer de loin.
Je suis ridicule.
Au lieu de suivre le cours de mes pensées, je me concentre sur Magnus et
son ingénieur course qui viennent tous les deux de rejoindre notre groupe.
Ils m’ont posé une question mais je n’ai pas écouté.
J’enfile mon masque de politesse et compte sur Nora pour me sortir de là.
Ce qu’elle fait avec brio.
J’évite de regarder à nouveau dans la direction d’Owen pour ne pas
attirer son attention, et tente de rester focalisée sur la conversation. C’est la
meilleure solution pour que je ne m’effondre pas.
— En forme, Cardin ? me demande le pilote suédois dans un anglais
parfait.
Je souris poliment.
— Tu me connais. Je déborde d’énergie.
Ce qui est loin d’être faux.
Le bras droit de Smith nous rejoint.
— Je ne sais pas vous, les enfants, mais je n’en peux plus d’attendre
l’Australie, se réjouit-il.
Ma passion pour le sport finit par prendre le dessus et je me débarrasse
doucement du stress qui m’a envahie plus tôt. Nous voilà maintenant tous à
débattre des semaines à venir. J’en oublie facilement Owen de l’autre côté
de la salle, et me laisse même emporter dans une salsa avec Bill.
Si je veux survivre à cette saison, il va vraiment falloir que je me
détende.

OWEN

Je déteste ce genre d’événement. C’est la seule partie du job qui me


soûle. Devoir lécher les bottes des sponsors, des investisseurs… Je vis pour
la course, pas les mondanités. Mais c’est la contrepartie de tout cet argent
qui coule à flots.
Sans parler des costumes… Je crois que Bryan va arracher sa cravate
avant la fin de la réception. Ce n’est pas son truc non plus.
— On doit rester combien de temps, déjà ? me demande mon pote en
plein supplice.
Il n’est venu que pour m’épauler. Avoir des amis dans ce métier, c’est
rare. Sans lui, j’aurais passé la soirée au milieu de requins qui en veulent à
ma place ou à mon argent. Tout est calculé. Toujours. Au moins, avec
Bryan, je peux un minimum rigoler entre deux discussions inutiles.
— Encore une heure et on peut y aller.
Il râle, mais obtempère. Nous sommes là pour faire bonne figure, par
respect pour les équipes qui bossent pour me laisser piloter. Je leur dois
bien ça, même si je pense qu’elles aussi se feraient bien la malle.
Bryan se met à ricaner.
— Regarde-moi Nilson. S’il pouvait sucer les investisseurs, il s’en
donnerait à cœur joie.
Je souris et me vante :
— Je le terrifie.
Quasiment tous les pilotes arrivent en F1 grâce aux investisseurs. Donc,
quand on en a un sous la main, il vaut mieux le charmer. Pour autant,
personne ne nous demande de « nous prostituer ». C’est la partie que Nilson
n’a pas saisie, je crois. Ce que je peux mépriser ce gars !
Alors que je continue à le fixer avec dédain, ce n’est plus lui qui,
soudain, capte mon attention. Je fronce les sourcils et observe plus
attentivement.
— Ne me dis pas que…
Je ne termine pas ma phrase pour me concentrer et vérifier que mon
cerveau ne me joue pas des tours.
C’est vraiment elle ? Ce n’est pas possible. Qu’est-ce qu’elle ferait là ?
Je bloque mon regard sur elle pour m’assurer que je ne rêve pas. Ça ne
serait pas la première fois… En huit ans, j’ai arrêté de compter mes
hallucinations.
Sauf que là, c’est bien elle. Je n’en ai pas le moindre doute. Je la
reconnaîtrais n’importe où. Mais pourquoi ? Pourquoi ici ? Pourquoi
maintenant ?
— Putain… soupiré-je, en proie à une légère panique.
— Quoi ? s’inquiète mon coach.
J’ignore Bryan et me concentre uniquement sur Lise Cardin. Toujours
aussi blonde, les cheveux tressés, la silhouette athlétique… elle est sublime.
Sans parler de sa tenue. La jeune fille est devenue une sacrée femme.
Mais une furieuse envie de lui arracher la tête monte en moi. Qu’est-ce
qu’elle fiche ici ?
La surprise de la voir laisse rapidement place à la colère que j’ai contre
elle.
Je la fixe encore un moment, comme pour l’obliger à croiser mes yeux.
Ne sommes-nous pas censés sentir le poids d’un regard sur soi ? Lise ne
semble pas sentir le mien. Ou alors, elle m’évite. Elle doit savoir que je suis
ici, Smith l’a rappelé à toute l’assemblée.
J’ai besoin de réponses.
— Allô, la Terre ?
J’observe Bryan sans trouver quoi dire. S’il y a bien quelqu’un qui
connaît l’effet qu’a eu cette femme sur moi, c’est lui. Il ne me laisserait
clairement pas discuter avec elle.
Je ne devrais pas m’approcher de Lise. Cette fille m’a déjà détruit une
fois. Pourtant je n’y résiste pas, je dois la confronter, comprendre. Je veux
aussi la mettre mal à l’aise.
Je dois trouver un moyen de l’aborder sans la faire fuir.
Elle paraît à son aise, discute avec du monde : ce con de Nilson, Smith, et
même des investisseurs. Manifestement, ce n’est pas sa première fois. Elle a
l’air habituée à ce genre de réception.
Je scrute la salle à la recherche d’une idée. Je regarde les serveurs, les
différents groupes en pleine discussion, le buffet, les danseurs… Voilà ! Je
l’ai, ma solution !
— Je reviens dans une minute, annoncé-je à Bryan.
Je ne prends même pas la peine de l’écouter ronchonner et file vers ma
cible. Le moment tant attendu est enfin arrivé. Je n’ai plus rien à perdre.
En grande discussion avec des invités, Lise ne me voit pas avancer dans
son dos. Elle ne pourra jamais m’envoyer bouler devant des investisseurs.
Cardin est consciente de leur importance pour une écurie et si elle est ici,
c’est que ça doit la concerner, elle aussi.
Voilà huit ans que j’attends de l’affronter, de pouvoir enfin lui demander
des comptes. Si sa présence me désarçonne, je ne dois rien laisser paraître.
Je veux juste qu’elle sente la colère que je nourris à son égard. Je prends
une longue respiration avant de me lancer.
— Bonsoir…
Tous les regards se braquent sur moi, alors que je n’ai d’yeux que pour
Lise. Elle pâlit et déglutit difficilement tout en gardant un sourire de façade.
— Monsieur Abbott ! m’accueille joyeusement un homme que je ne
connais pas. Comment allez-vous ?
Je réponds poliment tout en conservant mon attention fixée sur celle que
je ne veux pas voir m’échapper. À sa moue, je la sens déjà sur le point de
s’enfuir.
— Bien, je vous remercie. En fait, je suis… surpris par cette réception,
ajouté-je avec un ton dur pour la destinataire de cette remarque.
Mon interlocuteur s’étonne.
— Vraiment ?
— Je ne pensais pas qu’il y aurait tant de monde…
Lise grimace. Je vois dans son regard qu’elle s’apprête à s’excuser, alors
je la coupe tout de suite dans son élan.
— Mademoiselle Cardin, m’accorderiez-vous cette danse ? lancé-je
tandis qu’une musique plus lente se fait entendre.
Elle me fixe sans savoir quoi répondre. Elle sait qu’elle est coincée, mais
cherche quand même une solution.
Une jeune femme, que je suppose être son amie, la pousse gentiment du
coude pour l’inviter à accepter.
Merci à vous, qui que vous soyez.
Lise esquisse un faux sourire qui semble convaincre notre audience. En
revanche, moi, elle ne me dupera plus.
— Bien sûr, feint-elle d’être flattée.
Sa voix me fait l’effet d’une gifle, mais j’encaisse sans rien laisser
paraître. À la place, je lui tends une main qu’elle attrape. Je l’attire à ma
suite sur la piste de danse, puis passe ma seconde main sur sa taille. Elle
repose la sienne sur mon épaule et me laisse guider en suivant le rythme.
Ce fantôme qui m’a tant hanté me fait face, et je ne sais pas par où
commencer. J’impose une tension entre nous pour la forcer à parler en
premier. Elle fuit mon regard pendant quelques secondes avant de craquer.
— Comment tu vas ? lâche-t-elle dans un murmure.
Elle est nerveuse. J’espère qu’elle flippe. En tout cas, Lise garde son
sang-froid comme à son habitude.
— Qu’est-ce que tu fais là ? vais-je droit au but, implacable, blessé.
Elle soupire. Je suppose qu’elle préférerait éviter que je m’énerve. C’est
raté.
— Owen…
— Je t’ai posé une question, la coupé-je durement.
Son regard laisse passer un éclair de colère. Elle garde pourtant son
calme. Lise choisit d’arrondir les angles plutôt que d’entrer dans mon jeu.
La solution mature, en soi.
Elle serre les dents, et au lieu de me rentrer dedans comme elle l’aurait
normalement fait, elle me répond posément :
— Je travaille pour Dark Crown.
Je ne dis rien pour l’inviter à se montrer plus claire. Elle saisit le message
et s’exécute. L’avantage avec Lise, c’est que nous nous sommes toujours
très bien compris. Sauf une fois…
— Je suis ingénieure stratégie…
Elle marque une pause avant de finir par une nouvelle grimace. La suite
ne va manifestement pas me plaire… et elle le sait.
— … depuis trois ans, termine-t-elle presque en chuchotant.
Pardon ?
Je rigole nerveusement. Elle se fout de ma gueule, ce n’est pas
possible… Elle n’a pas osé ? Elle a le mérite d’être honnête sur ce coup,
tout en sachant à quel point cette information va pouvoir m’énerver.
— Tu es en train de me dire que ça fait trois ans que tu traînes sur le
paddock ?
Elle acquiesce en rougissant.
— Et tu comptais te manifester, un jour ? reproché-je.
Elle secoue la tête. Son comportement me met hors de moi. Elle pourrait
au moins m’expliquer pourquoi elle m’a évité tout ce temps alors que je
méritais des réponses. Elle a eu nombre d’occasions de se justifier et elle a
choisi de ne rien dire.
Si j’étais énervé, cette fois, je suis déçu. Elle vient gentiment de remuer
le couteau dans une plaie qui n’a jamais cicatrisé.
— Tu as perdu ta langue, maintenant ? J’avais en souvenir qu’elle était
plus acérée que ça.
Je la provoque pour qu’elle réagisse. Cette version calme et douce ne lui
ressemble pas.
Cardin se sait en tort et n’ose même pas m’affronter. Sauf que je ne
compte pas la laisser s’en sortir comme ça, si facilement.
— Bryan me lance un drôle de regard, me fait-elle remarquer en
détournant la tête, désabusée.
Ça, j’en suis certain. Il lui en veut au moins autant que moi.
— Arrête de changer de sujet !
— Arrête de me crier dessus, se défend-elle, honteuse.
— Tu le mérites.
Cette réplique l’oblige à capituler. Sa main se resserre sur mon épaule.
Elle ferme et rouvre les yeux avant de répondre.
— En effet, Owen, je le mérite. Et c’est pour ça que j’ai préféré rester en
dehors de ta vie. J’ai choisi d’en sortir et je n’avais pas le droit de
m’imposer à nouveau.
Si ses arguments ont du sens, ce n’est pas ce que je voulais entendre.
— Ton plan consistait à me laisser sans explications jusqu’à la fin des
temps ?
Elle soupire.
— Je pensais que tu m’aurais oubliée, réplique-t-elle bêtement.
J’éclate de rire nerveusement.
— T’oublier ? Toi ?
Elle grimace en haussant les épaules. À quoi joue-t-elle ?
— Tu m’aurais oublié, Lise ?
Un sourire nostalgique apparaît sur ses lèvres. Un vrai, cette fois.
— Avec ta tronche sur tous les réseaux et les magazines ? soulève-t-elle
presque avec fierté.
J’avais zappé à quel point elle pouvait me plaire. Ce visage, ce caractère,
sa présence. Mais je ne veux pas la laisser m’amadouer. Il faut qu’elle
comprenne le mal qu’elle m’a fait.
— Je te déteste, Lise, lâché-je, amer.
Mes mots la frappent. Elle serre la mâchoire, mais encaisse.
— Je sais. N’empêche que nous allons devoir collaborer.
Elle est sérieusement en train de me parler de travail ? Elle ne pourrait
pas s’excuser plutôt ?
— Tu m’ignores pendant huit ans et maintenant tu veux m’imposer de
bosser avec toi ?
— Si ça ne tenait qu’à moi, on ne se serait pas croisés… avoue-t-elle
doucement.
L’envie de lui arracher la tête monte brusquement en moi. Je suis hors de
moi.
Plutôt que de continuer à écouter ses conneries, je la plante au milieu de
la piste pour partir prendre un peu l’air.
Je m’étais imaginé une possible confrontation avec elle, mais rien qui ne
se serait approché de cette soirée.
Mon début chez Dark Crown risque d’être sérieusement compromis avec
Lise Cardin dans les parages.
C’est une putain de blague, je ne vois que ça.
Je ne peux pas la laisser bousiller mes chances ni me retourner le
cerveau, me faire à nouveau du mal.
Personne d’autre qu’elle n’aura jamais autant de pouvoir sur moi. Je dois
me tenir loin de cette femme si je veux atteindre mon but.
Je n’arrive pas à croire que Lise soit là. J’ai dansé avec elle, contre son
corps, je l’ai vue, je lui ai parlé, je sens encore son odeur sur moi. Pourtant,
j’ai l’impression d’avoir, une fois de plus, rêvé de ces retrouvailles. Si cette
hargne en moi ne me rongeait pas tant, je pourrais penser qu’il s’agit de
l’œuvre de mon imagination.
J’ai aimé cette femme de toute mon âme, puis elle a brisé mon cœur.
Rien de bien nouveau sous le Soleil. Seulement, la confiance que nous
partagions était telle, que jamais je n’aurais cru qu’elle arriverait à la trahir,
à me trahir.
Je lui en veux terriblement. Même si, d’un autre côté, la voir ce soir a
quelque part apaisé une partie de moi, celle qui la cherchait encore après
ces huit ans d’absence.
Je ne sais pas comment je vais pouvoir travailler avec elle. Il me faudrait
au moins une année pour me remettre du choc de sa présence ! Un temps
que je n’ai pas à ma disposition.

LISE

Owen s’enfuit dehors, me laissant seule au milieu de la piste de danse,


perdue.
Ça ne devait pas du tout se passer comme ça.
Je me doutais bien qu’il serait énervé, furieux même. Mais quelque part,
je m’étais convaincue que le temps aurait apaisé les choses. Peut-être ai-je
sous-estimé le mal que je lui ai fait ?
Si je n’avais pas raconté n’importe quoi aussi ! Je voulais m’excuser et à
la place, je lui ai parlé boulot. Quelle cruche ! J’ai tout empiré.
Il va me croire insensible.
Je ne m’attendais pas à paniquer à ce point. Il m’a prise par surprise, m’a
coincée devant les investisseurs. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir qu’il
me posait déjà plein de questions. Le stress m’a amenée à sortir tout ce qui
me passait par la tête. Je l’ai encore plus énervé et maintenant, j’ignore
comment sauver les meubles.
Je dois rattraper le coup, avoir une vraie discussion avec lui pour
réellement m’expliquer et arranger les choses.
J’attrape un verre de champagne sur le plateau d’un serveur qui passe à
l’instant à côté de moi, puis l’enfile d’une traite.
Nora me rejoint.
— C’était quoi, ça ? me questionne-t-elle en désignant la piste de danse.
— J’avais soif.
Elle roule des yeux.
— Tu sais très bien de quoi je parle.
Oui, mais je n’ai que très peu envie d’en discuter. Au lieu de répondre, je
demande un nouveau verre.
— Lise ? insiste-t-elle.
— Hum ? feins-je ne de pas comprendre.
Nora rigole.
— Vous vous connaissez ?
Mon cynisme me vient en aide.
— Il a dû apprendre le trombinoscope de l’écurie par cœur.
Nora commence à bien me cerner, car elle lâche l’affaire. Elle sait que ce
n’est pas le moment. Pas maintenant.
— Je te laisse tranquille, c’est bon. Mais je reviendrai à la charge plus
tard.
Je n’en doute pas. Quoi de plus croustillant que des ragots encore
inconnus du grand public sur un pilote ?
La soirée poursuit son cours, mais ma tête est ailleurs. Je réfléchis à
comment arranger les choses. Je m’accroche à mon verre et aux petits fours
en comptant sur Bill et Nora pour meubler toutes ces conversations que je
trouve vides de sens.
Je cherche Owen du regard, mais il s’en est allé, je ne le vois plus du
tout. Même Bryan a disparu. Heureusement, parce que celui-là ne m’a
jamais trop appréciée.
Ce n’est que trente minutes plus tard qu’Owen réapparaît.
Manifestement, il était resté dehors depuis tout ce temps.
Owen se dirige maintenant vers la sortie. De là où je suis, je ne pourrai
jamais le rattraper sans me faire remarquer. Je décide de ne rien tenter.
Nos regards se croisent quand il tourne la tête vers moi. Il s’arrête,
immobile. Je le sens toujours furieux, mais aussi perdu. Ma présence l’a
probablement pris au dépourvu, il doit ignorer comment gérer ça. Comme
moi.
Monsieur Smith en profite pour l’apostropher et lui parler. Le contact
entre nous se rompt. Lui qui voulait s’enfuir, c’est raté…
Je remarque alors que les deux hommes se dirigent vers moi.
Oh, non, pitié… Smith ne va faire qu’empirer les choses.
Owen se frotte les yeux de frustration. Bryan, sur ses talons, me fusille
du regard. Ça promet.
Je m’écarte de mon groupe pour les rejoindre à mi-chemin. Smith me
fixe. Pas de doute : c’est avec moi qu’il souhaite discuter.
— Miss Cardin ! m’apostrophe-t-il.
J’enfile mon sourire de convenance pour lui répondre.
— Je peux vous aider, Boss ?
Il rigole. Non pas qu’il trouve ça drôle, mais c’est un tic chez lui. Des
fois, avant de parler, il lâche un rire. Je n’ai toujours pas compris pourquoi,
mais je ne le lui fais pas remarquer.
— Je dois vous présenter Owen Abbott, notre nouveau pilote. Mais vous
devez déjà le connaître.
Le concerné serre les dents sans s’embêter, lui, à sourire.
— Bien sûr, réponds-je poliment.
Owen ne peut pas perdre son job. Moi, par contre…
— Abbott, voici une de nos ingénieures stratégie, Lise Cardin.
Owen se contente d’un hochement de tête qui titille mes nerfs. Il ne
compte certainement pas m’aider à garder la face devant mon patron.
Je ne comprends pas à quoi joue Smith. Il doit savoir que nous nous
sommes déjà croisés. Je ne vois pas l’utilité de cette conversation.
— Nous lui devons de sacrées courses ! ajoute le boss.
Un mauvais sourire prend place sur les lèvres du pilote.
— Je ne doute pas de sa capacité à rendre les choses… inattendues.
Prends-toi ça dans la tête, Lise…
— Tu n’as pas idée ! réplique Smith, amusé.
— Au contraire, marmonne Abbott.
Putain…
— Owen a quelques stratégies lui-même, Lise. Ça serait top que vous en
discutiez ensemble.
Je souris, toujours aussi crispée.
— Bien sûr.
Je retiens un « je sais faire mon travail seule » qui me vaudrait quelques
problèmes.
— Pas la peine, déclare Owen. Chacun son rôle, n’est-ce pas ?
En clair : « Je ne veux pas passer de temps avec toi. »
Il faudrait vraiment que nous arrêtions de nous parler pour ce soir, ça ne
mène à rien. Tant qu’Owen ne se sera pas calmé, aucune conversation utile
ne pourra avoir lieu, bien au contraire. Il semble d’accord avec mes
pensées, car il tourne à son avantage le petit blanc installé dans la
discussion.
— Je vous prie de m’excuser. Je ferais mieux de rentrer, j’ai encore de
nombreux entraînements et je n’ai pas le temps d’être fatigué.
Smith lui fait une accolade pour le saluer avant de s’en aller de son côté,
sans un geste à mon égard.
Owen se tourne alors vers moi.
— Je suppose qu’on va de nouveau se croiser, Cardin. Ou pas. Qui sait ?
Demain, tu auras peut-être quitté le pays, me pique-t-il.
Bryan soupire à nos côtés. Cette histoire ne va pas l’aider à préparer
Owen pour la saison.
— On va très vite se revoir, au contraire, rétorqué-je avec un regard
entendu.
Il rigole nerveusement en secouant la tête, puis il me tourne le dos et fuit
la réception au pas de course, son ami sur les talons. Ce dernier ne m’a
même pas saluée.
Il va vraiment falloir que je calme le jeu rapidement. Si je n’arrive pas à
communiquer avec les pilotes, c’est mon job qui saute.
Owen est surtout une des personnes à qui je tiens le plus. Je ne peux pas
laisser un malaise pareil perdurer entre nous après tout ce que nous avons
partagé. Jusque-là, je parvenais à rester loin de lui. Mais je ne supporterais
pas de le côtoyer en ressentant sa haine à longueur de journée.
Je sais que je peux me faire pardonner. Il faudra juste un peu de temps et
les bons mots.

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Chapitre 3

Février – Angleterre

OWEN

Assis dans la voiture, un silence tendu règne entre Bryan et moi.


Je suis toujours furieux d’avoir croisé Lise, je suis chamboulé, perdu.
Mon ami, lui, sent que le vent est en train de tourner. Il a conscience de ce
que la présence de Cardin signifie. En un claquement de doigts, elle peut
faire de moi son jouet préféré.
— Tu savais qu’elle allait venir ? me demande finalement mon coach,
crispé.
Un rire amer m’échappe.
— J’avais l’air au courant, selon toi ?
Impossible de retenir mes nerfs. Il se trouve au mauvais endroit, au
mauvais moment. À cet instant, c’est lui qui me sert de punching-ball pour
me défouler.
Je me maudis de ne pas avoir remarqué la présence de Lise sur le
paddock, je la hais de m’avoir laissé dans le flou aussi longtemps.
Comment a-t-elle pu passer trois ans sous mon nez sans que je ne repère
quoi que ce soit ? C’est dingue !
— Elle bosse pour DC ? continue de m’interroger Bryan.
— Manifestement.
En parler me donne envie de retourner à cette soirée pour lui hurler
dessus.
Un autre désir se fait sentir, mais celui-là, je préfère le réprimer jusqu’à la
fin des temps. Hors de question d’avoir envie de l’embrasser ou de la
toucher. Je devrais avoir retenu la leçon et ne plus jamais poser les yeux sur
elle.
Sauf que Lise Cardin représente mon idéal féminin.
Cette pensée m’énerve d’autant plus.
Bryan a la décence de ne plus m’interroger jusqu’à notre destination. Je
monte dans mon appartement d’un pas lourd.
Une fois seul, je vais prendre une douche froide pour essayer de mettre
de l’ordre dans mes idées. Mille questions me taraudent.
Comment va-t-elle ?
Pense-t-elle toujours à moi, à nous ?
A-t-elle un mec ?
A-t-elle oublié notre relation ?
Est-elle simplement devenue une garce sans nom ?
J’ai besoin d’une cuite, histoire d’effacer son visage. Jusqu’ici, je n’avais
que l’image d’une Lise de dix-huit ans. Je la voyais encore avec ses traits
poupins, son corps de jeune fille, sa posture moins affirmée.
Ce soir, c’est une véritable femme que j’ai eue en face de moi. Elle a
tellement changé, tout en étant toujours elle-même. La voir m’a fait un
choc. La Lise mature a envahi mon esprit à la vitesse de l’éclair. Tandis que
j’étais parvenu à ranger dans un coin de mon cerveau mes souvenirs d’elle,
cette nouvelle information est scotchée devant mes yeux.
Je sens que d’ici une semaine, je ne verrai encore qu’elle en fermant les
paupières.
Lise a perdu le peu de naïveté qui lui restait, clairement. Elle se tient plus
droite, son charisme s’est décuplé. Ses traits apparaissent plus adultes. Elle
a coupé ses cheveux plus courts, ses yeux semblaient plus acérés. Sa voix
sonnait un peu plus grave, je crois ; ses mots, plus réfléchis.
S’il devenait difficile de garder des sentiments pour l’image d’une jeune
fille, le physique de femme rend les choses bien plus faciles.
Malgré tout, ma rancœur envers elle m’empêche de ressentir quoi que ce
soit d’autre que de la colère.
J’ai menti en disant que je la détestais, je n’y parviendrai jamais. Mais la
rage me consume bel et bien.
Je ne sais plus quoi penser. La saison semblait bien commencer, tout était
prévu, clair. Son apparition soudaine a fait voler en éclat mes certitudes.
Vais-je la voir tous les jours ?
Vais-je devoir lui parler régulièrement ?
Je me résous à sortir de la douche pour me sécher et aller me coucher. Je
pourrais facilement appeler une fille pour me trouver de la compagnie,
oublier jusqu’au nom de Lise, mais ça ne me tente pas. Je commence à
regretter d’être parti de la réception. J’aurais dû insister auprès d’elle pour
obtenir des réponses, mais surtout des excuses.
Pourquoi s’est-elle mise à parler boulot ? Je prends son comportement
comme un gros manque de respect. Notre passé méritait plus que ce qu’elle
m’a offert, ce soir.
Je suis furieux, mais pas au point de ne pas réaliser qu’elle était
bousculée. Elle devait se douter que ce moment allait arriver et que je
l’attendrais au tournant. Quand elle panique, elle dit n’importe quoi. Je
suppose que c’est ce qui s’est produit.
Je lui en veux quand même. Elle aurait dû prendre sur elle et assumer
d’avoir le mauvais rôle.
Je soupire pour la énième fois de la soirée avant de lâcher un grognement
en enfonçant ma tête dans l’oreiller.

Le lendemain, je donne tout ce que j’ai avec Bryan. Je double mes séries
jusqu’à sentir le goût du sang dans ma bouche. J’essaie tant bien que mal de
faire sortir ma frustration par le sport. Quand cela ne fonctionne pas
totalement, pour éviter de me mettre à crier sur mon entourage, je me
renferme et reste silencieux. Je sais prendre sur moi quand il le faut.
Je réfléchis beaucoup.
Je tente de gratter quelques informations auprès du staff sur Lise, mais
rien de ce qui ressort ne m’intéresse.
Près d’une semaine passe. L’espace d’un moment, j’ai espéré recevoir un
message ou un appel de sa part. Je suis évidemment déçu quand je réalise
qu’elle ne le fera pas. En fait, je ne sais même pas ce que j’attends. Si elle
avait dû m’envoyer un texto, elle l’aurait fait il y a huit ans.
La saison n’a pas commencé que je suis déjà à bout. Il va vite falloir que
cette histoire se règle, car je n’aurai pas l’énergie de m’occuper des courses
et de Lise.

LISE

J’ai attendu que quelques jours passent pour revenir à la charge auprès
d’Owen. S’il y a bien quelque chose que je sais avec lui, c’est que parfois il
a besoin de temps pour digérer certaines informations. J’ai appris par le
bouche-à-oreille qu’il se donnait à fond dans les entraînements et qu’il
restait dans sa bulle pour se préparer mentalement. De mon côté, j’ai
conscience que c’est surtout pour avaler la pilule et se passer les nerfs qu’il
se comporte comme ça. Je ne lui jette pas la pierre, c’est ainsi que je
fonctionne, moi aussi.
C’est d’ailleurs de cette façon que j’ai géré les choses. Quand tout a
déraillé, que ma vie s’est effondrée, j’ai préféré prendre du recul, souffler.
Quitte à blesser certaines personnes… Il fallait que je me retrouve, que je
me reconstruise. J’étouffais. La jalousie me consumait. La haine aussi.
Encore huit ans après, y repenser me donne envie de vomir. Je crois que
je ne parviendrai jamais à accepter ce qui s’est passé.
Je suis sûre qu’Owen le comprend. Quelque part, il doit savoir pourquoi
je suis partie. À ma place, il ne l’aurait pas supporté non plus.
Aujourd’hui, j’ai décidé de le coincer pour trouver un terrain d’entente.
Je l’ai laissé tranquille assez longtemps. Maintenant, il va bien falloir qu’il
me parle, car les réunions d’équipe approchent, nous allons devoir
communiquer en adultes.
C’est pour le bien de nos deux carrières.
Nora a réussi à me dénicher son planning en échange de quelques infos
croustillantes sur Owen et moi. Je sais donc où le trouver.
Ce matin, il avait rendez-vous pour prendre les photos officielles en
combinaison. Ce sont ces clichés qui apparaîtront sur chaque générique en
début de course, sur les panneaux publicitaires et sur les murs de l’écurie.
Bref. C’est super important. Il est obligé d’y être.
J’arrive sur place au milieu de la séance.
Owen se tient bien droit en combinaison devant un drap vert. Il prend
diverses pauses destinées à séduire les téléspectateurs. Certains voudront lui
ressembler et seront plus enclins à dépenser une fortune en produits dérivés.
Pour une écurie, tout est constamment une question d’argent…
Je reste dans un coin et me fais discrète pour ne pas le perturber. Je
l’observe poser en notant à quel point il est fait pour ce job.
Owen et moi avons toujours partagé cette passion. Nous nous sommes
rencontrés au kart quand nous avions cinq ans. Très vite, nous sommes
devenus amis. Vers l’adolescence, nous avons réalisé que nous avions les
mêmes envies, des goûts similaires. Surtout, nous fonctionnions de la même
manière. Il était mon binôme.
Le kart représentait tout pour nous. Nous ne vivions que pour ça. Si nous
nous entraidions chaque jour, une fois en course c’était chacun pour sa
peau.
Avec d’autres amis, eux aussi en F1 aujourd’hui, nous passions tout notre
temps ensemble. D’abord, c’était uniquement les week-ends, puis ça a
commencé à être pendant les vacances. À partir de douze ans, nous partions
toute l’année en internat pour allier études et course. Ils sont devenus ma
famille.
Owen, particulièrement, est venu compléter une partie de mon être. Nous
étions tout bonnement inséparables. Rapidement, les sentiments ont
commencé à s’en mêler. Nous avions grandi et nous voyions différemment.
Notre amitié a glissé vers quelque chose de plus fort. De très fort.
Puis soudain, ma carrière s’est effondrée. Le kart, tout s’est arrêté. Je
devais prendre le large pour ne pas me perdre dans cette rage qui me
consumait. Je ne regrette pas mon choix. Juste la façon dont j’ai quitté
Owen.
Si ses sentiments étaient aussi profonds que les miens, alors je sais à quel
point cette séparation a pu le détruire. Elle m’a bousillée, moi aussi.
Owen ne devrait être nulle part ailleurs. Sa place est ici, à cet endroit
précis, dans cette tenue. Je le trouve particulièrement beau à cet instant.
Envoûtant. Charismatique. Ce sport est comme fait pour lui.
Il n’a même pas besoin de faire semblant pour paraître imposant,
important. Je ne peux pas le laisser risquer sa saison à cause de mes choix.
Je vis ma passion à travers lui depuis huit ans. Cette année, il peut
l’emporter et je ne dois pas être un obstacle sur son chemin.
Je sais qu’il partage cet avis.
Je sais aussi qu’il va avoir besoin d’aide s’il veut soulever la coupe. Il n’a
pas idée de ce qui se trame dans son dos. Ou alors il en a conscience, mais
sous-estime son adversaire. Je peux le soutenir. Je dois le soutenir.
Si au passage je parviens à retrouver mon ami, eh bien je ne dis pas non.
Je ne suis pas revenue dans les parages sans raison. J’avais besoin de le
voir, de m’assurer qu’il allait bien. Le regarder à la télé ne suffisait pas.
Quand il a eu cet accident, il y a cinq ans, j’ai cru que j’allais mourir devant
mon écran. Je n’aurais jamais pu être près de lui à temps en cas de
problème. Il fallait que je me rapproche, au cas où.
Je ne compte pas lui raconter cela aujourd’hui, il n’est pas prêt à entendre
ce genre de choses. Pour l’instant, je veux simplement qu’il parvienne à
supporter ma présence plus de deux heures d’affilée. Il faut que j’arrive à
lui parler en cas de besoin. Pour ce qui est de nos relations personnelles, je
m’en occuperai en temps voulu.
La séance photo touche à sa fin. Ils prennent d’ultimes clichés plus
détendus avec Smith ou d’autres membres du staff. Quand le photographe
pense avoir ce qu’il faut, il invite tout le monde à ranger.
Owen serre la main des professionnels avant de se diriger vers le buffet
pour boire un coup. Je n’attends pas plus longtemps pour aller le trouver.
— Joli travail, entré-je en matière.
Il laisse passer un moment avant de me répondre sans croiser mon regard.
— Lise.
Il semble plus détendu que l’autre soir. C’est bon signe.
— Je suis sûre qu’on ne verra que toi sur les affiches.
Il rigole nerveusement.
— Tu as opté pour le léchage de bottes, toi aussi ? me pique-t-il.
Non, je le pense vraiment.
— Je me suis bien habituée au milieu, répliqué-je, amère.
— Je vois ça, soupire-t-il.
Plutôt que de rester sur cette question sensible, je choisis d’entrer dans le
vif du sujet. Non pas qu’il soit moins sensible, d’ailleurs.
— Je te dois un certain nombre d’excuses et d’explications, Owen.
Il boit un verre entier avant de zyeuter autour de lui pour continuer à fuir
mon regard. Je reprends :
— J’aimerais vraiment qu’on parvienne à s’entendre. Tu sais tout comme
moi que c’est dans nos deux intérêts. J’ai évidemment conscience que ça
n’arrivera pas si je ne regagne pas ta confiance.
— Ouais, se contente-t-il de répondre.
Il ne va certainement pas me faciliter la tâche.
— Tu veux bien m’écouter, alors ?
Il croise les bras.
— Je ne me suis pas barré, donc je suppose que oui.
Il s’est adouci, mais n’a pas entièrement retrouvé son calme. Je vais
devoir subir son courroux encore quelque temps. Une chose à la fois.
J’inspire un grand coup et me lance :
— Je te demande pardon. J’ai conscience que ma décision t’a fait du mal.
Tout comme je sais qu’au fond tu la comprends. J’aurais dû m’y prendre
autrement avec toi, mais… je savais que si je t’en avais parlé, je ne serais
jamais allée au bout.
Il regarde partout, sauf vers moi.
— Je ne te demande pas d’accepter mes excuses, Owen, ni de redevenir
ce qu’on a été. J’aimerais simplement qu’on arrive à s’entendre. Tu vas
avoir besoin de moi chez Dark Crown.
— Si j’avais eu besoin de toi, je ne serais pas là, réplique-t-il, cinglant.
Sa remarque me blesse, mais encore une fois, elle est juste.
— Tu m’as évité pendant trois ans. Tu as attendu d’être au pied du mur
pour me parler. Tu ne crois pas que je méritais un peu plus de ta part ? me
reproche-t-il durement.
— J’étais terrifiée, me justifié-je doucement.
Il secoue la tête.
— Arrête Lise, tu as toujours eu plus de couilles que tous les pilotes
réunis !
— Sauf avec toi ! m’emporté-je.
Il soupire, mais ne me contredit pas. Il sait que je dis vrai et me provoque
juste pour me balancer sa colère à la figure.
— Je ne t’aurais jamais fait ça, poursuit-il.
— Tu ne seras jamais à ma place, lui opposé-je.
Il m’accorde ce point. Lui n’aura jamais à être une femme.
— Et si je décide de ne plus jamais t’adresser la parole ? teste-t-il.
Je hausse les épaules. Je commence à perdre patience, mais tente de me
contenir.
— Je fais partie des stratégistes. Tu crois vraiment que tu peux m’éviter ?
Il fronce les sourcils.
— Je ne sais pas quoi te dire, Lise. Si tu savais à quel point je t’en
veux… Je ne te fais plus confiance.
Il marque une pause et poursuit :
— Toi et moi… Je ne laisserai plus jamais un truc pareil arriver.
« Un truc pareil »… Il ne pouvait pas mieux cracher sur notre histoire.
— Je ne t’ai pas demandé en fiançailles, Abbott, répliqué-je, vexée.
Il roule des yeux.
— Je veux bien accepter une sorte d’entente cordiale entre nous. Dans le
strict cadre professionnel, concède-t-il.
— C’est tout ce que je demande, soufflé-je, tendue.
Je ne suis pas convaincue par cette solution, mais c’est déjà un premier
pas.
— En dehors de ça, tu restes hors de ma vie, impose-t-il froidement. Je
ne veux plus rien avoir affaire avec toi.
Cette dernière partie me fait l’effet d’un gros coup dans le ventre. Mais je
m’y attendais. Il finira par digérer et en arriver au même point que moi.
D’ici là, je sais déjà que nous pourrons travailler ensemble, à défaut de
retrouver notre complicité.
Je dois me montrer patiente et ne pas chercher à le pousser trop vite.
Je dois être patiente.
Patiente.

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Chapitre 4

Mars – Angleterre

OWEN

Le réveil est dur ce matin. Je n’ai pas la motivation suffisante pour tout
ce qui m’attend. Mon emploi du temps est toujours surchargé, donc j’ai
l’habitude. Mais je suis tellement préoccupé en ce moment que ça me
bouffe la moitié de mon énergie.
Entre les entraînements, les interviews et les réceptions, il devient
difficile de trouver une minute pour aller aux toilettes.
Le devoir m’appelle malgré tout.
Je me lève, déjeune rapidement et me prépare pour la journée qui
s’annonce bien remplie. Heureusement que mon assistant me tient au
courant de mes obligations parce que sinon, j’en oublierais les trois quarts.
Les courses je maîtrise, mais le reste…
J’enfile comme toujours les vêtements que l’écurie me demande de
porter. Nous devons maintenir une image de marque et notre cohésion.
Affublé de mon tee-shirt aux couleurs et logo de l’écurie, de ma casquette et
de ma veste toutes deux assorties, je me rends à la réunion d’équipe de la
matinée.
Nous allons discuter avec Smith pour savoir comment se déroulera la
saison et quelle sera la ligne à tenir devant les caméras. Mieux vaut établir
ce genre de choses à l’avance vu le nombre de journalistes qui nous suivent
sur les dates. Une boulette peut avoir un retentissement sur toute l’écurie.
Une année, un pilote a commis l’erreur de parler de ce qui se passait
derrière le rideau dans les usines de son écurie. Ça s’est terminé en une
enquête pour détournements de fonds qui a fait couler l’équipe et son staff.
Je ne cautionne pas ce genre d’activité, mais si la presse ne s’en était pas
mêlée, il aurait pu y avoir un rachat de l’entreprise, ce qui aurait sauvé les
salariés. Bref. Sale histoire que je préfère éviter de reproduire.
J’arrive dans les locaux de Dark Crown en tentant de rester discret. Je
n’ai pas très envie de croiser Lise, aujourd’hui. Nos deux dernières
discussions m’ont laissé avec beaucoup de pensées que j’aimerais intégrer
avant de me retrouver de nouveau face à elle. Cette semaine, je veux me
concentrer uniquement sur mon travail.
Une assistante vient me trouver dans le hall pour m’accompagner jusqu’à
la salle de réunion.
— Bonjour, monsieur Abbott.
Je la salue d’un mouvement de tête et d’un sourire.
— Je m’appelle Cindy, suivez-moi.
Je m’exécute sans broncher et espère arriver rapidement à destination.
Moins je traîne dans le coin, moins j’ai de chances de tomber sur Lisie.
Non, Lise. Elle n’est plus ma Lisie.
— On ne m’a pas menti à votre sujet, commence Cindy, vous êtes
effectivement très séduisant !
Ah…
Ma place suscite beaucoup de réactions chez les gens. Les hommes sont
majoritairement jaloux de moi, tandis que les femmes cherchent pour la
plupart à me charmer. Si parfois je suis tenté de flirter pour me détendre, à
d’autres moments, je préférerais ressembler à un troll.
Je n’ai pas très envie de laisser croire à cette femme qu’elle pourrait avoir
une chance, alors au lieu de jouer avec elle, je me contente d’un sourire
crispé.
— Nous voilà arrivés, m’annonce-t-elle devant une porte.
— Merci.
Je m’apprête à entrer quand elle passe sa main dans la poche de mon
jean. Je pensais pourtant avoir été assez froid pour la dissuader.
Ce type de comportement me met hors de moi. Je conserve cependant
mon calme. Ce n’est pas le moment de causer une scène alors que Smith et
le staff attendent peut-être de l’autre côté de la porte.
Je reste de marbre, même quand elle se hisse sur la pointe des pieds pour
me chuchoter quelque chose à l’oreille.
— Appelez-moi à l’occasion, si vous avez envie de passer un bon
moment.
Elle ne saurait être plus claire. Mais je ne suis pas intéressé. En plus, elle
n’est pas vraiment mon style de femme, trop bimbo à mon goût.
Cindy finit enfin par s’en aller.
Je m’apprête à entrer quand un ricanement dédaigneux attire mon
attention.
Évidemment… Il fallait qu’elle soit témoin de ça et qu’en plus elle
participe à la réunion. Je suis maudit.
Je n’aurais donc jamais une seconde pour digérer toute cette histoire ?
— Quoi ? m’emporté-je sans le vouloir.
L’entente cordiale sera compromise si je me comporte comme un
hargneux chaque fois que je vois Lise. J’ai conscience que l’avoir de mon
côté est dans mon intérêt. Cependant, être si près d’elle en ayant
l’impression d’être face à une inconnue me met dans tous mes états. Ça me
fait chier cette situation ! Et c’est sa faute !
Lise lève les yeux au ciel.
— Rien. Cindy est juste… prévisible.
Pourquoi ai-je tout de suite conclu qu’elle se fichait de moi ?
— Ouais, me contenté-je de rétorquer, me sentant bête de l’avoir agressée
pour rien.
— La réunion va commencer. On ferait mieux de rentrer, suggère-t-elle.
Comment fait-elle pour autant maîtriser ses émotions ? Moi, ça fait des
jours que je me retiens difficilement de hurler !
Elle ouvre la porte pour nous deux, entre en premier, puis va s’installer
sur une chaise après avoir salué ses collègues.
J’en suis encore à respirer le peu de son odeur qui est passé sous mon nez
quand je réalise que je bloque le passage.
Je me pousse pour aller m’asseoir à l’opposé de Lise.
Bien sûr, c’était la pire idée qui soit, car maintenant je l’ai droit devant
moi. Elle ne semble pas le moins du monde perturbée par ma présence ou
alors, elle le cache très bien. Elle discute tranquillement avec les personnes
autour d’elle comme si de rien n’était. Ce que je devrais faire, moi aussi,
mais à la place, je l’observe.
Tout comme moi, elle porte les vêtements de l’écurie. Je ne peux
m’empêcher de remarquer que son col rond moule sa poitrine d’une très
belle façon. Information que je ne compte certainement pas partager.
Surtout, elle arbore ses infernales tresses. Elle a toujours attaché ses
cheveux de cette façon. Quand elle faisait du kart, ça avait de l’intérêt, mais
je ne comprends pas pourquoi elle garde encore cette manie. Ses cheveux
sont beaucoup mieux détachés avec ses boucles indomptables.
Deux hommes entrent et prennent place à la table. En fait, à part Lise,
nous ne sommes que des mecs. Je n’imagine même pas combien elle a dû
en émasculer pour être assise là avec le respect de ses collègues. Cette
femme m’impressionnera toujours.
Les nouveaux arrivants s’arrêtent d’ailleurs pour lui taper dans la main et
lui parler.
Avant, moi aussi j’avais droit à ce sourire. Je me sens maintenant comme
un con posé comme ça, à l’autre bout de la table, loin d’elle, alors qu’elle et
moi nous aurions pu former la plus redoutable des équipes. Ça me fout en
rogne.
— La forme, Cardin ? lui lance le premier.
Elle lui offre un clin d’œil.
— Pour te botter le cul ? Toujours.
— J’ai lu ton rapport. Tu m’épates parfois, lui fait remarquer le second.
Elle hausse les épaules.
— Faut bien que quelqu’un serve à quelque chose, ici.
Les autres rigolent.
— Tu vas les traumatiser un jour, lui glisse un homme que je suppose
être son ami.
Déjà au gala, je l’ai trouvé proche d’elle. Dans la trentaine, plutôt en
forme. Je me demande quel rôle il tient au sein de l’écurie.
— J’aurais réussi quand ils arrêteront de regarder mes seins en arrivant.
Il rigole en hochant la tête.
— T’as encore du boulot ! T’as vu ce qu’il y avait sur ton bureau, ce
matin ?
Elle soupire.
— Si je trouve celui qui a fait ça, je lui fais bouffer ses couilles dans le
jus de sa pisse.
Je la reconnais bien là. Je me maudis quand un rire m’échappe malgré
moi. Et évidemment, elle m’a entendu. La connaissant, elle gardait un œil
sur moi.
Son regard amusé et son petit sourire en coin m’agacent. Hors de
question qu’elle croie que je ne suis plus furieux après elle.
Malgré tout, je soutiens son regard. Son collègue nous observe
bizarrement et s’apprête à dire quelque chose quand Nilson fait son entrée.
Toujours aussi discret, celui-là. Il n’est pas bien grand, plutôt baraqué,
mais putain ce qu’il aime se montrer. Il se prend pour un prince alors que sa
seule qualité est d’aligner le fric. Il sait conduire, c’est certain, mais bon…
Il y en a de bien meilleurs que lui sur le circuit qui feraient des merveilles
avec sa voiture.
Si Keelean n’avait pas été à la masse l’année dernière, il se serait fait
démonter. Il n’a utilisé que 60 % des capacités de son moteur, dont 10 %
uniquement pour me foutre dans le décor.
Cet enfoiré m’a valu trois DNF l’an passé. Il va me les payer.
Il s’assoit en ignorant tout le monde, sauf Lise à qui il offre un signe de
tête. Rien que pour ça, je vais encore plus haïr ce mec. J’espère sincèrement
qu’il n’a pas partagé un truc avec elle. Elle n’est pas à moi et je n’ai
clairement pas mon avis à donner, mais ça me rendrait fou de rage. Je ne
partage pas Lise. Jamais. Même si je suis furieux après elle.
Patrick Smith entre à son tour, ce qui marque le début de cette réunion. Je
reporte mon attention sur lui plutôt que sur Nilson ou Lisie.
Patrick commence par un tour de table en présentant tout le monde, puis
il enchaîne sur le programme du meeting.
Chaque chef de pôle doit nous donner les directives à suivre, notamment
pour la communication. Chacun intervient à tour de rôle. On me demande
mon avis sur divers sujets. On me transmet le fameux rapport de Lise que je
dois lire avant l’Australie. Enfin, on aborde les questions marketing, soit les
instants où je devrai faire semblant de m’entendre avec mon coéquipier
pour l’image de l’écurie.
— On doit croire que vous êtes comme cul et chemise, nous explique
Smith avec un petit sourire.
Je serre les dents tandis que Nilson rigole.
— C’est ça, ouais…
Sa remarque attise mes nerfs déjà mis à rude épreuve.
— Toujours en train de faire chier le monde ? réponds-je.
Il me fait un doigt d’honneur. Alors je le provoque moi aussi.
— Ravi de voir que tu as autant de couilles en piste qu’en dehors.
— Messieurs… tente Smith.
Ce n’est certainement pas moi qui ai commencé.
— On vous demande juste de ne pas vous étriper face caméra, élabore le
responsable communication.
En revanche, une fois dans le cockpit…
— Je pense que vous pouvez mettre vos egos d’alphas de côté. Les
millions que l’on vous verse valent bien ça, nous lance Smith avec un
sourire qui n’a rien d’amusé.
Nilson s’apprête à polémiquer, mais le boss le fait taire.
— C’est non négociable. Je refuse de voir DC en une des journaux pour
une guerre d’egos !
C’est plus qu’une guerre d’egos. Cet enfoiré m’a coûté la signature avec
quelques sponsors l’an dernier. Il a volontairement pris des risques pour me
mettre en difficulté. C’est non seulement inconscient, mais c’est surtout
indigne d’un pilote. Ce mec est une merde que j’aurai sous ma semelle à la
fin de la saison.
J’accepte malgré tout les conditions de Patrick. Ça fait partie du jeu, je le
sais. Nilson, lui, se contente de me lancer des regards noirs, comme si ça
allait arranger quelque chose.
La réunion se poursuit sur des sujets moins importants. J’en profite pour
glisser une œillade en face de moi.
Lise est concentrée. Elle prend des notes et grignote son crayon en
réfléchissant. Si elle est arrivée détendue, maintenant je la sens plutôt
inquiète.
Je ne dois pas m’en préoccuper, mais rester à l’écart.
Mets-toi ça dans le crâne, Owen ! Lise, c’est fini, on oublie. Même si elle
est là. Même si elle te tracasse. Plus de Lise !
La réunion prend fin. Smith nous remercie avant de nous laisser partir.
Les discussions reprennent. Certains débriefent de ce qui a été dit, d’autres
sont complètement passés à autre chose. Nilson est le premier parti. Tant
mieux, moins je le vois, mieux je me porte !
J’enfile ma veste et me dirige vers la sortie pour enchaîner avec un
entraînement. Bryan m’attend dehors pour qu’on aille à la salle.
Je descends les escaliers montés en compagnie de Cindy, longe le couloir
qui mène au hall, puis fonce vers la porte à double battant.
— Owen, attends ! m’interpelle Lise, essoufflée.
Elle m’a manifestement couru après.
— Je dois partir.
Elle soupire en me barrant la route.
— Mets de côté ton attitude d’abruti cinq secondes, s’il te plaît. Je dois te
prévenir de quelque chose.
Elle aura tenu moins d’une semaine avant d’abandonner son jeu de fille
gentille et arrangeante. Je préfère ça, je sais mieux gérer.
— Tu as trente secondes, pas une de plus.
Elle lève les yeux au ciel mais ne dit rien. Elle se concentre sur la chose
dont elle voulait me parler.
— Nilson va chercher à te mettre au placard, commence-t-elle.
— Sans rire ? ironisé-je.
Mon sarcasme ne l’amuse pas.
— Ouais, fais le malin, mais il gère bien plus de trucs que tu crois, ici. Je
savais que vous ne vous appréciez pas, mais pas à ce point.
Je souffle bruyamment.
— On est en F1, Lise, répliqué-je, condescendant.
Cette fois, je l’ai énervée. Très énervée. Elle secoue la tête, soupire et
s’en va sans un mot de plus. Elle me lance cependant une dernière pique
avant de disparaître au détour d’un couloir.
— T’as l’air d’oublier qui je suis, Abbott. Je sais comment se passent les
choses. Et je te dis que tu vas te faire démonter avant même de mettre un
pied sur la grille. Ne viens pas pleurer quand ça arrivera.
Elle se taille sans que j’aie pu réagir.
Maintenant que j’y pense, elle n’a pas tort. Lise sait mieux que personne
comment se jouent les cartes dans ce domaine. Si elle prend soin de me
mettre en garde, c’est qu’il y a une raison.
Je lui reparlerai un autre jour, quand elle sera moins remontée contre moi
et que je me sentirai moins con de l’avoir envoyée chier alors qu’elle
voulait m’aider.
Définitivement, un peu de sport va me faire du bien pour décompresser…

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Chapitre 5

Mars – Angleterre

OWEN

Le seul moment de la journée que j’attendais réellement finit par arriver.


J’ai passé l’après-midi à supporter les bêtises de journalistes sportifs sur
la saison à venir. Un enfer. Entre ceux qui n’y connaissent rien et ceux qui
posent des questions en sachant qu’ils n’obtiendront pas de réponses, c’était
long.
Une bonne chose de faite, malgré tout.
Ce soir, je dois retrouver mes potes pour une dernière soirée avant le
début des festivités. C’est devenu un rituel pour nous souhaiter bonne
chance, mais aussi pour en profiter avant que le stress ne dicte nos moindres
faits et gestes.
Ces mecs, je les ai connus lors de mes premières courses de kart. À cette
époque, nous ignorions qu’une décennie plus tard nous allions nous
affronter au volant des plus puissantes voitures au monde.
Nous avons grandi ensemble alors forcément, nous sommes soudés. Sans
parler de nos années en équipe junior. Ces temps intensifs en pression et en
performance nous ont encore plus rapprochés. Les voir me fera du bien,
surtout que j’aimerais leur poser quelques questions.
Si Bryan m’est proche, eux le sont bien plus. Nous nous comprenons.
Nous nous retrouvons dans mon appartement au centre de Londres.
Chaque saison, nous changeons de localisation. L’année dernière, c’était en
Italie que nous nous sommes réunis. Cette fois, c’est chez moi.
Gabriel, Loris, Mike et Mathieu arrivent ensemble à l’heure prévue.
Mathieu Lecomte est monégasque et pilote chez Keelean. Mike Miller est
américain ; il fait ses débuts cette année avec Cavarot. Loris Doppia est
l’Italien star de Riotti. Enfin, Gabriel Hupert, celui dont je suis le plus
proche, est français, pilote de Neptune.
Mes amis débarquent avec des bouteilles de champagne et de tequila.
Pour ma part, j’ai fait le plein de pizzas. Il faut savoir parfois s’autoriser
quelques débordements dans nos routines ultra strictes.
Nous nous installons dans mon salon et entamons la première tournée de
la soirée.
— Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais si je ne commence pas
très vite les courses, je vais finir par arracher la tête d’un journaliste, débute
Loris.
— Amen ! claqué-je mon verre contre le sien.
— Alors, c’est comment Dark Crown ? me demande Mathieu.
Je hausse les épaules.
— Une écurie classique. Peut-être plus stricte que Peredes. Après si tu
enlèves Nilson, c’est parfait.
Mes potes rigolent. Nous partageons le même avis sur la plupart de nos
concurrents.
— Vous avez appris la dernière d’Oak ? questionne Gabriel. Cet abruti
s’est fait prendre avec du cannabis.
S’il y a bien un pilote que Gabriel ne peut pas se voir, c’est Jacob Oak.
Leur rivalité remonte à loin.
— Fizzles a étouffé l’affaire, évidemment.
Nous continuons à partager nos récentes aventures. Nous parlons des
courses à venir, de nos pronostics. Nous buvons deux, trois verres et
terminons les pizzas. Comme prévu, j’arrive à me détendre, à penser à autre
chose qu’à la pression… ou à Lise.
Cette dernière est cependant une des raisons pour lesquelles j’avais hâte
de voir les garçons.
N’y tenant plus, et profitant d’un blanc dans la conversation, je pose la
question qui me démange.
— Vous saviez que Cardin bossait chez Dark Crown ?
Tous les regards se tournent vers moi, surpris.
— T’as dit quoi ? demande Gabriel, pris de court.
Je soupire avant de terminer mon verre.
— Lise est ingénieure stratégie chez DC, répété-je, soudainement tendu.
— Tu rigoles ? doute Mike.
Mathieu éclate de rire.
— Depuis combien de temps ? s’enquiert-il une fois redevenu sérieux.
Je grince des dents avant de répondre.
— Trois ans. Trois putains d’années !
Les garçons écarquillent les yeux. Ils se lancent dans un débat pour
comprendre comment nous n’avons pu nous rendre compte de rien. Gabriel,
suspicieux, me regarde en fronçant les sourcils.
— Tu lui as parlé ?
Je hoche la tête.
— Ça s’est passé comment ?
Je grimace.
— Moi qui croyais qu’elle était partie élever des alpagas au fin fond du
Pérou ! se moque Mathieu.
Si sa remarque me tire un sourire, elle sonne surtout très juste. Lise a
simplement disparu de nos vies sans rien nous expliquer. Si j’ai terminé le
cœur brisé, eux aussi ont été touchés par cette perte soudaine.
— Dès que j’arrive sur le paddock, commence Loris, je l’attrape pour lui
parler.
Les garçons acquiescent.
— On dirait que le groupe va de nouveau être au complet ! remarque
Mike, heureux.
Je secoue la tête.
— C’est mort, refusé-je.
Mes amis se moquent ouvertement de moi.
— Arrête ! Lisie a peut-être fait un truc super bizarre, mais ça reste notre
Lisie. Franchement, je lui dois beaucoup, explique Loris.
— Parce qu’elle t’a appris à accélérer ? le taquiné-je.
Il m’offre un doigt d’honneur que j’accepte en riant.
— Lise est une bien meilleure pilote que nous tous réunis, rappelle
Gabriel. Je recueillerais bien ses conseils pour cette saison.
Certes… Je serais bête de les refuser. Elle est précieuse. Trop précieuse à
mes yeux pour que ça n’en devienne pas risqué.
— C’est triste qu’elle ne concoure plus avec nous, pense Mike.
— C’est surtout injuste, avoué-je, encore frustré par cette histoire.
Lise Cardin aurait déjà été multiple championne du monde si elle avait eu
sa chance. Nous avons découvert le kart ensemble et elle nous a toujours
battus. C’est un génie du sport. Elle avait sa place. Elle commençait à peine
à dominer la F2 quand tout s’est arrêté pour elle. Les sponsors l’ont
simplement lâchée parce qu’elle était une femme. Et sans financements, pas
de voiture.
Elle a tenu moins d’un an avant de disparaître. Je ne sais pas vraiment
comment elle a fini par digérer les choses. Je sais juste qu’elle vivait un vrai
cauchemar. J’étais aux premières loges de sa descente aux enfers.
C’était autant son rêve que le nôtre. Elle méritait bien plus sa place que
nous, elle ne vivait que pour ça. Lise a fini par être spectatrice de ce qu’elle
n’aurait jamais. Je suppose qu’elle est partie pour cette raison. Je ne sais pas
ce que j’aurais fait à sa place. En tout cas, moi, je ne lui aurais jamais brisé
le cœur.
— Tu as une putain de chance de l’avoir en stratégiste, me fait remarquer
Mathieu.
Gabriel se tourne vers moi en me regardant dans les yeux. À part lui et
Bryan, les autres n’ont jamais vraiment mesuré à quel point le départ de
Lise m’avait fait du mal. Et je ne compte certainement pas leur expliquer
aujourd’hui. Je doute qu’ils aient su combien j’étais fou amoureux d’elle.
Ils ont toujours tellement traité Lise comme un mec de la bande que ça ne
leur est jamais venu à l’idée de la draguer.
Les garçons débattent pour savoir comment la trouver et aller lui parler.
Pendant ce temps, Gabriel me prend à part pour discrètement me
questionner.
— Vous vous êtes expliqués ?
Je secoue la tête.
— Pas vraiment, non. J’essaie de garder mes distances. Ça vaut mieux.
Il me regarde, dubitatif.
— Parce que tu penses y arriver ? dit-il en riant.
— J’ai dit « essayer », reconnais-je en retenant un sourire.
Il rigole un peu plus. Je me joins à lui. Je sais que je vais finir par
craquer. Je tiendrai le temps que je tiendrai.
— Elle en dit quoi, elle ?
Je songe rapidement au gala.
— Elle s’était préparée à me voir, évidemment. Elle s’est vaguement
excusée. On s’est mis d’accord sur une « entente cordiale » de merde.
Sinon, elle encaisse mes piques sans broncher et elle attend que je me
détende avec elle.
— Lise, accepter sans rien dire ? répète Gabriel en gloussant.
— Pas banal, hein ?
Il secoue la tête, amusé.
— De toute façon, elle a toujours été bizarre avec toi.
Ça faisait longtemps qu’il ne me l’avait pas sortie, celle-là.
— Elle n’a jamais été bizarre.
Et voilà cette éternelle conversation qui recommence et me fait encore
beaucoup rire.
— Ah si ! Avec toi, elle faisait des trucs absurdes : des câlins, des bisous,
des crises de jalousie…
— T’es con. On s’en fout de toute façon, je ne lui parle plus, répliqué-je
bêtement.
— T’as quatre ans ? C’est la femme de ta vie, avale la pilule et avance !
Je m’apprête à répondre à sa provocation quand Mathieu nous coupe.
— Abbott, t’as le numéro de Cardin ?
Bah voyons… Qu’est-ce que j’ai déclenché, moi ? Maintenant, ils vont
chercher à la réintégrer au groupe. Il ne manquait plus que ça !
Je m’en doutais un peu en abordant le sujet, c’est vrai, mais bon…
Non, je ne l’ai pas fait exprès.
— Non, réponds-je.
— Demande-le à ton assistant alors, insiste Mike.
— Non ! m’entêté-je.
— Fais pas le chieur, vieux, me reprend Loris. Tu lui fais la gueule si ça
te chante, mais nous on veut lui parler.
Je râle tout en campant sur mes positions. Je ne m’impliquerai pas
davantage pour la faire revenir dans ma vie. L’issue est déjà assez inévitable
comme ça.
— Ce que tu peux être débile quand il s’agit de Lise, se moque Gabriel.
Allez ! Demande, c’est bon. Fais pas comme si tu ne voulais pas son
numéro, en plus.
Sa dernière remarque lui vaut un regard noir. Il n’est pas obligé de me
mettre face à ma plus grande faiblesse.
Malgré tout, obtenir son contact n’est pas bête. Ça m’aiderait à la joindre
en cas de problème pour les courses. C’est uniquement pour cette raison
qu’il me le faudrait.
Je finis par céder et envoie un message à mon assistant pour lui demander
de me transmettre le numéro de portable de Lise. L’attente de la réponse me
tend. Et s’il ne l’obtenait pas ?
Au bout de vingt minutes, je commence à me dire qu’il ne me sera
d’aucune aide.
Je me remplis un dernier verre quand mon téléphone se met à vibrer.
Numéro inconnu.
Oh merde…
Je décroche en serrant les fesses, prêt pour ce qui s’apprête à me tomber
dessus.
— Allô ?
Je perçois un souffle de l’autre côté du combiné.
— Si tu as besoin de mon numéro, la prochaine fois, demande-le-moi en
face au lieu de m’envoyer chier comme de la merde.
Lisie n’a pas digéré notre incartade de ce matin. En plus, elle a parlé
assez fort pour que les gars autour entendent tout et se foutent de ma
gueule.
Je me défends comme je peux, tout en sachant que je mérite son
courroux.
— Ce n’est pas moi qui voulais ton portable, mais les mecs. Je suis avec
eux, là. Je joue juste l’intermédiaire, alors arrête de me hurler dessus.
Gabriel me fait les gros yeux ; je me comporte vraiment comme un
gamin immature.
Lise met un long moment pour répondre. Je me demande même si elle est
encore en ligne.
— Lise ?
Est-ce qu’elle a raccroché pour éviter de parler aux gars ou parce que je
l’ai vexée ? Nos amis diraient que Lise ne s’offusque jamais, qu’elle est en
béton. Moi, je sais qu’elle peut se montrer plus fragile en certaines
occasions. Avec moi.
Gabriel me prend le téléphone des mains.
— Salut, Lisie, commence-t-il. Désolé pour le gros con à côté de moi.
Comment tu vas ?
Mon meilleur pote la met sur haut-parleur pour que les autres participent.
— Oh mon Gab, s’attendrit-elle. Ça va et vous ? Même si je le sais déjà
plus ou moins…
Les garçons ne relèvent pas. Renouer avec leur amie leur fait
complètement oublier ses actes. Ils ne sont pas rancuniers quand il s’agit
d’un membre du groupe.
— On a hâte de te retrouver sur le paddock ! lui assure Mike.
— Et moi de vous voir écraser Abbott, rétorque-t-elle, amusée, mais avec
une pointe d’énervement dans la voix.
Je roule des yeux et me laisse retomber sur le canapé alors que mes amis
rigolent.
Ils papotent un petit moment ensemble du travail de Lise et de la saison.
Je reste silencieux. Je ne suis pas en aussi bons termes qu’eux avec elle. En
plus, je l’ai froissée, donc rien ne sert de se battre.
— Je dois vous laisser les gars, j’ai encore du boulot, nous annonce-t-
elle.
Les mecs protestent.
— Tu bosses toujours à cette heure-ci ? demande Loris.
Elle rigole.
— Il faut bien qu’il y en ait qui se cassent le cul pour que vos petites
bouilles montent en voiture en Australie.
Là, nous nous sentons tous très coupables.
— On se voit bientôt ! À plus, les gars.
— Bye, Lisie, répondent-ils en chœur.
Avant qu’elle ne raccroche, elle ajoute une dernière chose.
— Gab ?
— Oui ?
— Dis à Abbott que je l’emmerde.
Et cette fois, elle coupe l’appel.
Elle m’a dans le collimateur maintenant, super. Il va falloir que je sauve
notre entente cordiale, mais je m’occuperai de ça demain. Là, je suis trop
crevé.
— Quand je te dis qu’elle est bizarre avec toi… insiste Gabriel.
Je ne prends même pas la peine de relever.

LISE

Je sais que je dois me montrer patiente avec Owen, que je lui ai fait du
mal et qu’il se méfie de moi. Reconstruire notre relation va prendre du
temps. Mais quand il se comporte ainsi, j’ai envie de le gifler. C’est plus
fort que moi.
Je veux simplement l’aider. Il n’a pas idée à quel point Magnus a du
pouvoir chez DC. Il ne se rend pas compte : s’il ne fait pas attention, il sera
vite évincé et ne sera qu’une marionnette juste bonne à faire briller Nilson.
Au lieu de m’écouter, cet imbécile a mis ma capacité d’analyse en doute.
Il sait parfaitement que je connais ce milieu sur le bout des doigts. Je suis la
première à en avoir souffert. Il me connaît, il sait que je m’emporte si on
appuie sur ce point sensible. J’ignore s’il l’a fait exprès, mais je ne vais pas
me laisser marcher sur les pieds.
Alors oui, je dois me montrer patiente, mais je ne vais pas non plus
m’écraser.
Quand hier j’ai reçu un appel de mon assistant qui lui-même avait discuté
avec l’assistant d’Owen, j’ai craqué. Je pense que nous avons vécu bien
trop de choses ensemble pour nous parler par assistants interposés.
Pour me demander mon numéro en plus…
Il s’est avéré qu’il s’agissait de mes anciens amis qui voulaient me parler,
soit. C’était adorable de leur part de prendre de mes nouvelles et de
chercher à me voir. Je n’ai pas été cool avec eux non plus, mais ils ne sont
pas du genre rancuniers.
Contrairement à Owen qui, lui, ne souhaitait certainement pas échanger
avec moi. Il n’en rate pas une pour me descendre, celui-là.
Nous sommes devenus des adultes. J’aurais espéré qu’il se comporte un
minimum comme tel.
Ce matin, je revois avec l’équipe les stratégies que nous avons établies
pour Melbourne. La course arrive à grands pas et nous devons nous tenir
prêts.
Chacun donne son point de vue, rapporte les indiscrétions entendues ici
et là chez les autres. Nous notons tout et élaborons divers scénarios pour
chacun des pilotes. Nous essayons de prévoir la météo aussi, même s’il y a
des chances qu’elle change d’ici là.
Alors qu’un de mes collègues est en train de parler, mon téléphone sonne.
Je refuse immédiatement l’appel sans regarder pour ne pas couper le débat
qui nous occupe.
Quelques secondes plus tard, la sonnerie retentit à nouveau. Je retourne
mon téléphone sur la table et ignore encore l’appel pour rester focalisée.
— Tu devrais quand même vérifier de qui il s’agit, c’est peut-être
important, me suggère Bill.
Je suis alors son conseil et saisis mon portable, quand celui-ci sonne une
troisième fois.
C’est une blague…
Le nom d’Owen apparaît sur l’écran. Je m’apprête à reposer le téléphone,
mais Bill me stoppe tout net.
— C’est Abbott, réponds !
Je pourrais maintenant difficilement trouver une bonne raison de
raccrocher au nez d’un de nos pilotes. Je serre les dents, puis décroche en
m’éloignant du groupe.
— Tu te fous de ma gueule ou t’es juste un enfoiré ? attaqué-je avant
même de le saluer.
— Elle a vraiment dit ça ? demande un de mes collègues alors que je sors
de la salle.
— Lise… Bonjour, répond doucement Owen.
— Je suis en train de bosser, là, et toi tu me harcèles. Faut savoir, tu veux
me parler ou pas ?
Je l’entends soupirer.
— Lise…
— Je ne sais pas pour qui tu te prends, mais il va vite falloir redescendre
quand tu t’adresses à moi, Abbott.
J’ai crié. Et lui, cette fois, il rigole.
— Je peux en placer une ? m’interroge-t-il, avec un sourire que je devine
dans sa voix.
À contrecœur, je capitule.
— Je suis désolé pour hier soir. Et aussi pour hier matin. Tu cherchais à
m’aider et j’ai dit de la merde.
Étrangement, son calme m’apaise un peu. Ce qui ne m’empêche pas de
rester encore légèrement crispée.
— Je crois bon de te rappeler que je t’ai botté le cul plus d’une fois en
course et que je sais mieux que quiconque comment marche le milieu !
— J’en ai conscience, Lise. Arrête de t’énerver.
Je me pince l’arête du nez pour me contenir.
— Tu m’as vexée, Owen, confié-je.
Il n’y a qu’à lui que je peux m’ouvrir de cette façon.
— Je suis désolé, Lise. Nilson m’avait mis sur les nerfs et j’ai mal réagi.
Je sais que tu es bien plus experte que moi sur certains sujets. D’où mon
appel…
Il va bien falloir que nous mettions tous les deux de l’eau dans notre vin
si nous voulons avancer et travailler ensemble. Il vient de faire un premier
pas, à moi d’en faire autant.
— Je m’explique sur ce que je t’ai dit uniquement si tu me promets
d’arrêter de me rabaisser à la moindre occasion. Ça ne fonctionnera pas
sinon.
Il râle.
— Je ne peux pas promettre de ne pas te piquer encore un peu, tu sais…
— Hier, tu n’avais pas à me prendre la tête. Je n’avais rien fait, je ne t’ai
pas parlé. Je ne t’ai même pas fait de remarque sur le numéro qui s’est
glissé dans ta poche.
— Encore heureux, il ne manquerait plus que tu me tiennes responsable
des groupies qui me courent après…
Il se moque de moi !
— T’as pris un sacré melon, soufflé-je.
— C’est faux, ça, ricane-t-il.
— Owen, je dois aller travailler…
— Tu bosses, là. Tu me parles, rétorque-t-il avec suffisance.
Comment ose-t-il dire après ça qu’il n’a pas pris le melon ?
— Je t’entends penser, Lise. J’établis juste un fait, c’est tout, se défend-il.
— Tu veux quoi, à la fin ? Je commence à perdre patience, Owen.
— Je te l’ai dit !
Ah oui, c’est vrai.
— Je te promets de ne pas te chercher inutilement, c’est d’accord.
Reste à savoir ce qu’il entend par « inutilement », mais c’est déjà ça…
Je décide d’en venir au but pour retourner au plus vite en réunion avec
les autres.
— Ce que je voulais te dire, c’était que Nilson a plus de contacts que tu
crois ici. Il dirige énormément de choses et il aligne beaucoup d’argent pour
que l’écurie aille dans son sens. Je sais que tu le détestes, mais essaie
d’arrondir les angles. Ça pourrait te retomber dessus autrement.
Il marmonne quelque chose d’inaudible.
— Tu sais pourquoi je hais ce mec.
— Oui. N’empêche que si tu veux la coupe cette année, tu vas devoir
mettre un peu ton ego de côté, contré-je sévèrement.
Il refuse purement et simplement.
— Écoute Owen, je n’ai pas cent ans à t’accorder, donc tu as entendu ce
que j’avais à dire, maintenant tu en fais ce que tu veux.
— Ouais. Merci, Lisie.
La fin de cet appel me laisse un drôle de goût. Il minimise clairement ma
mise en garde et j’ai peur que le retour de bâton lui fasse mal. S’il y a bien
une autre personne que moi qui mérite cette coupe, c’est lui. Je crains
qu’elle lui échappe s’il continue de penser comme il le fait.
Je ne peux m’empêcher de remarquer qu’il m’a appelée par mon surnom.
Lisie… Je suppose qu’il est en train de s’adoucir à mon égard. Déjà, il m’a
téléphoné et on a réussi à avoir un semblant de conversation, on progresse.
Je retourne dans la salle pour reprendre le travail. Je m’assois à mon
bureau et questionne mes collègues pour savoir où ils en sont.
Tous me dévisagent.
— T’as vraiment traité Abbott d’enfoiré ? demande Bill, mi-amusé, mi-
choqué.
Ah. Ça.
Je prends quelques secondes avant de répondre.
— Vous attendez une explication de ma part, là ? Non, parce que je ne
me rappelle pas vous avoir dit que ça vous concernait.
Bill lève les yeux au ciel alors que les autres ne bronchent pas.
L’incident est clos. Nous pouvons nous remettre au travail.
Je penserai à Owen un peu plus tard.

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Chapitre 6

Mars – Angleterre

OWEN

Bryan ne me rate pas lorsque je me pointe à l’entraînement avec un peu


de retard. C’est son rôle de me reprendre quand je fais quelque chose de
travers. Je ne suis pas censé arriver à la bourre si près de la première course.
Mon excuse ne va certainement pas lui plaire.
— T’es en retard, note-t-il avec un regard noir.
— Je sais. Désolé, vieux.
Il laisse échapper un petit rire, indifférent.
— Je m’en branle, moi. Ce n’est pas moi qui joue ma place sur le
podium.
Celle-là, elle pique.
Au lieu de répondre, je me mets en position pour m’échauffer. Bryan me
fait débuter par une série de squats avant de m’interroger.
— T’étais où, au juste ?
Je grimace.
Je tente de me concentrer sur mes séries pour éviter de répondre, mais ça
ne fonctionne pas. Il attend patiemment mon excuse. Je craque au bout de
cinq minutes.
— Au téléphone.
Il hausse un sourcil.
— Tu viens vraiment de me dire que tu es en retard à cause d’un coup de
téléphone ?
Pour la peine, il me rajoute du poids à tenir.
— C’était important, me justifié-je.
Il soupire, mais laisse tomber pour l’instant.
J’enchaîne abdos, gainage, musculation de la nuque, travail des réflexes.
Il n’a aucune pitié aujourd’hui. Je suis en forme, mais là il me pousse dans
mes retranchements. C’est son rôle. Il le joue bien.
Bosser m’empêche de trop réfléchir. La musique comble le vide dans ma
tête. Je ne pense pas à Lise, à Nilson. Je me contente d’obéir comme un
robot aux ordres de mon coach.
Me dépenser ici m’évite de me défouler ailleurs ou sur quelqu’un. La
tension s’évacue avec ma transpiration ; la pression ne m’atteint plus.
À la fin de la séance, je suis détendu. Ça fait un bien fou. Presque autant
que le sexe. Bryan en a conscience et profite de ce moment de faiblesse
pour revenir à son interrogatoire.
— T’étais au téléphone avec Cardin, pas vrai ?
Comment peut-il savoir ça ? Il m’espionne ?
Non, il me connaît trop, il lit en moi, c’est sûr, car le voilà qui se justifie.
— C’est écrit sur ta tête, Owen. Dès que tu la vois, c’est pareil…
Je ferme les yeux et m’allonge par terre pour faire une pause.
— Ouais. C’était Lise. Mais on a juste discuté stratégie.
Il pousse un nouveau soupir, désabusé.
— C’est une très mauvaise idée de lui reparler. Tu commets une grosse
erreur.
Ses mots sont durs, mais je les comprends. Il a été aux premières loges
quand Lise est partie. C’est lui qui m’a ramassé à la petite cuillère avec
Gab.
— Elle m’a simplement conseillé de me méfier de Nilson.
— Je ne pense pas qu’elle ait de mauvaises intentions. Au contraire, je
crois qu’elle cherche à t’aider. Mais cette fille a trop d’emprise sur toi pour
que ça soit sain.
Je me relève. J’ai l’impression d’avoir à me défendre et je me sens
vulnérable en restant allongé.
— Je ne peux pas l’éviter ! Elle bosse pour DC, au cas où tu aurais
oublié.
— Arrête Owen, tu sais tout comme moi que si tu ne veux pas lui parler
t’as qu’à envoyer ton assistant. C’est comme ça que ça marche. Si tu la
vois, c’est juste parce que tu ne peux pas t’en empêcher.
Possible.
— Crois-moi, je n’aurais jamais pensé arriver à me tenir aussi loin d’elle
que maintenant.
Ma remarque le fait rire. Je le désespère.
— T’es à ton maximum, là ? Elle va te bousiller. Encore une fois.
— Tu la détestes.
— Pas toi ? rétorque-t-il, dédaigneux.
Je hausse les épaules.
— Je devrais, reconnais-je. C’est ce que je lui ai dit.
— Mais ?
— Mais c’est Lise, lâché-je comme si ça expliquait tout.
Il grogne en prenant sa tête dans ses mains.
— On reprend. T’as besoin d’y voir plus clair, je crois.
Il ne me fait aucun cadeau. Il double les séries, intensifie les charges à
porter. Surtout, il n’en rate pas une pour me hurler dessus lorsqu’il me voit
faiblir ou ramer.
Il veut enfoncer dans mon crâne que Lise est mauvaise pour moi, que je
dois la rayer de ma vie. C’était aussi mon intention. Toutefois, je ne sais pas
si je vais y arriver. Elle et moi, c’était intense. Lise était la femme de ma
vie. Même si nous étions jeunes à l’époque, je sais que c’est vrai. Je ne
rencontrerai jamais quelqu’un d’autre comme elle.
J’encaisse les exercices sans broncher. Ça me défoule et, finalement, ça
me permet effectivement d’y voir plus clair.
À la fin de l’entraînement, il y a quelques trucs que j’ai réalisés. D’abord,
je suis fin prêt physiquement pour cette saison. Ensuite, rien ni personne ne
pourrait se mettre sur mon chemin vers la victoire. Enfin, je ne pense pas
arriver à rester éloigné de Lisie. Il se pourrait même que je n’en aie pas
envie. J’ai une nouvelle chance de l’avoir près de moi, et je doute d’arriver
à la refuser.
Je l’ai aimée de tout mon cœur. Je dois juste m’assurer de ne pas
retomber trop vite amoureux d’elle.

12/06/2010 – Sud de la France

Je tape à la porte de Lise, aussi flippé que pour ma première course. Je


ne devrais pas, c’est Lisie… Mais ce soir n’est pas comme tous les autres.
Si je passe tout mon temps avec elle, aujourd’hui, j’ai décidé de prendre
mon courage à deux mains et d’arrêter de faire semblant.
Cette fille est mon âme sœur. Je l’aime et je sais que c’est réciproque.
Sauf que si nous continuons à jouer les amis, nous risquons de passer à
côté de la plus belle histoire de notre vie. Car Lise est la femme de ma vie.
Je n’ai pas besoin d’avoir trente ans pour le comprendre.
Elle ouvre et me saute dans les bras quand elle voit que c’est moi.
— Entre ! Faut que je te montre un truc.
Elle n’a manifestement pas remarqué que j’avais fait des efforts pour
m’habiller. Elle m’invite à la suivre dans sa chambre pour que nous
regardions un reportage, mais je l’arrête avant. Elle est capable de faire
capoter mon plan si elle se met en tête que nous allons faire autre chose.
— En fait, je suis venu te chercher pour t’amener quelque part.
Elle hausse les sourcils.
— Ah oui ?
Enfin, elle prend le temps de m’observer. Je vois à son expression qu’elle
devient nerveuse. L’imprévisibilité, ce n’est pas son truc.
— Je dois me faire belle, moi aussi ?
Son compliment déguisé me tire un sourire. Elle ne me dit jamais rien de
front. C’est pour ça que nous devons sortir de cette drôle d’amitié. Je veux
pouvoir embrasser cette fille chaque fois que je la vois. C’est une torture
d’être si près d’elle sans jamais la toucher.
— Tu peux. Ou pas. Contente-toi d’enlever ces tresses.
Elle rigole. Je doute avoir un jour gain de cause pour ça, mais j’essaie
encore. J’adore ses cheveux, mais elle les enferme sans cesse. Je sais que
c’est pour le kart, mais j’aime la voir les boucles libres.
— Donne-moi deux minutes, OK ?
J’acquiesce et m’installe sur son lit pendant qu’elle va s’habiller dans la
salle de bains.
Fidèle à sa parole, elle ressort peu de temps après en short en jean et un
de ces hauts travaillés qu’elle adore. Elle s’est un peu maquillée et m’a
écouté. Je la sens mal à l’aise sans ses tresses alors qu’elle est magnifique.
— Tu me fixes, me fait-elle remarquer.
Je rigole.
— Bah oui, ce n’est pas donné à tous de voir la vraie Lise Cardin.
Elle roule des yeux et me tape gentiment le bras. Pendant qu’elle enfile
ses chaussures et que son attention n’est pas sur moi, j’ose lui dire ce que je
pense.
— Tu es sublime comme ça, Lisie.
Ses yeux remontent sur moi, je découvre une rougeur sur ses joues
qu’elle ne réserve qu’à moi.
— Tu m’amènes où ?
Je lui offre un clin d’œil.
— Tu verras.
Une fois qu’elle est prête, nous partons en direction d’une colline pas
loin de notre logement. Cet été, nous participons à un stage intensif et nous
résidons dans le Sud de la France pour ne pas avoir à nous déplacer tous
les jours. J’ai demandé à un ami plus âgé en échange de quelques conseils
de me prêter son pick-up. Non pas que je puisse conduire à seize ans, mais
j’avais une idée précise de comment je voulais que ce rendez-vous se passe.
Mon pote a donc posé la voiture en haut de la colline avec une vue sur la
mer. Moi, je l’ai décorée et j’ai apporté de quoi grignoter. Bref. J’espère
qu’elle trouvera ça romantique et que je ne vais pas me prendre un vent
d’une Lise terrifiée.
Elle me suit en haut de la côte et quand elle aperçoit ce que j’ai préparé,
je la sens se tendre. Elle se tourne vers moi avec une drôle d’expression.
Au lieu de céder à la panique et d’alimenter la sienne, je fais comme si
de rien n’était en l’aidant à monter à l’arrière du pick-up où j’ai étalé un
drap. Elle s’assoit en tailleur pour observer la vue. De mon côté, j’allume
la petite guirlande au-dessus de sa tête, puis sors le panier que j’ai préparé,
plein des sucreries qu’elle adore. Elle détaille le tout en se mordant la lèvre
inférieure pour retenir un sourire.
— Owen…
Je m’installe à côté d’elle, lui propose un bonbon. Elle rigole et le prend.
— C’est…
Elle ouvre et ferme la bouche plusieurs fois avant de poursuivre,
timidement.
— C’est le rencard parfait que je t’ai décrit l’autre jour, finit-elle par
lâcher.
Au mot près.
Je la regarde en attendant la suite.
Elle soupire, se rapproche de moi. Elle se blottit dans mes bras et
murmure sous ma tête :
— J’ai peur, avoue-t-elle.
Je l’embrasse sur le front.
— Je sais. Moi aussi.
Elle rigole.
— Mais ?
— Mais je suis fou amoureux de toi, Lisie.
Elle se redresse et plonge son regard dans le mien.
— Sentiment partagé. Mais ça, tu le sais déjà.
— T’es venue sans tes tresses, ça prouve clairement que je suis spécial, la
taquiné-je.
Elle rigole avec moi. Pour appuyer mes mots, j’enfonce ma main dans
ses boucles. Chose que je rêve de faire depuis des années. Elle ronronne à
mon toucher. Elle se laisse complètement aller. Elle ferme les yeux et se
serre encore plus contre moi.
Quand elle rouvre les yeux, ils sont pétillants de bonheur.
— Je t’aime, Owen Abbott.
Elle se redresse et s’assoit à califourchon sur moi. Je crois que nous
n’avons jamais été aussi proches. Si je garde la face devant elle, je flippe
qu’elle sente mon érection et qu’elle s’en offusque.
Elle accroche ses bras autour de mon cou, je passe mes mains sur sa
taille. Nous prenons la décision en même temps. Nos lèvres se trouvent et je
peux enfin l’embrasser ! Je sais de source sûre que je suis le premier
garçon qu’elle embrasse et j’en suis putain de fier.
La passion prend vite le dessus et nous nous goûtons comme si nous
avions fait ça des centaines de fois. Je relâche trois ans de pression à me
demander quand ça allait arriver.
Nous arrêtons notre baiser pour reprendre notre souffle. Lise sourit
contre ma bouche. Appuie son front contre le mien. Nous avons enfin
franchi ce pas, et c’est un milliard de fois mieux que tout ce que j’avais pu
imaginer.
— Owen ?
— Hum ?
Elle rigole en rougissant. Elle me chuchote alors :
— Tu bandes.
Évidemment qu’elle allait me le faire remarquer ! Elle ne semble pas
gênée, juste étonnée, voire curieuse. Je décide de la taquiner.
— Descends de mes genoux si ça te pose problème.
— Je n’ai pas dit ça.
— Tu dis quoi alors ?
— Que j’ai envie de… tout. Je veux tout faire avec toi, tout ressentir, je te
veux tout entier.
— Moi aussi, Lisie. Mais pas ce soir. On a toute la vie, pas vrai ?
Elle me sourit. Nos regards ne se sont toujours pas quittés.
— Merci, Owen. D’avoir… eu plus de courage que moi.
Je l’embrasse à nouveau et c’est définitivement la meilleure sensation au
monde. Nous nous bécotons encore de longues minutes avant qu’elle ne
finisse par se rasseoir à mes côtés et pioche dans le panier que j’ai apporté.
Rien n’a changé. Nous discutons toujours autant. Son caractère
m’amuse. J’aime la faire rire. Nous débattons de notre journée et de celle
du lendemain. Pourtant, rien n’est pareil. Je me sens bien plus à l’aise avec
elle que je ne l’étais déjà. Je peux la toucher, l’embrasser, la croquer si je le
veux. Et putain, j’en ai envie !
Elle me regarde comme si j’étais un dieu sur Terre, comme si elle aussi
n’attendait que de pouvoir rattraper ces années à nous retenir.
Nous nous enlaçons et reprenons notre étreinte.
Ce soir-là, je l’embrasse à en perdre le souffle. Elle laisse mes mains
l’effleurer, la caresser. Elle ose me découvrir. Je sais que je n’oublierai
jamais cet instant : celui où j’ai enfin scellé mon destin à Lise Cardin.

C’est l’heure du grand départ. La première course aura lieu dans deux
jours.
Accompagné de Bryan, je monte dans mon jet privé pour rejoindre
l’Australie. Des heures d’avion m’attendent pendant lesquelles j’espère
dormir un maximum.
Bryan a la gentillesse de m’épargner tout autre sermon à propos de Lise.
De toute façon, je lui aurais demandé de se taire s’il s’était permis d’en
rajouter.
J’écoute de la musique et essaie de me mettre dans ma bulle. Je dois me
concentrer dès maintenant sans laisser quoi que ce soit m’atteindre, pas
même le passé.
À l’arrivée, je suis accueilli par des photographes que je salue avant de
monter en voiture pour rejoindre mon hôtel. Comme toujours, les écuries
réservent de belles chambres pour leurs pilotes. Je ne suis jamais déçu.
Aujourd’hui ne fait pas exception.
C’est du grand luxe. J’ai même droit à un mot personnalisé sur la télé et
un seau à champagne rempli de glaçons avec une bouteille offerte. C’est
peut-être un peu trop, mais je ne vais certainement pas me plaindre.
Le décalage horaire est violent. Il va falloir que je m’y habitue : pendant
les prochaines semaines, je vais changer de pays presque chaque week-end.
Je profite d’avoir une baignoire pour me détendre quelques instants avant
la réception de ce soir. Savoir que Lise n’y sera pas me rassure légèrement.
Je m’y rends sans entrain, souris poliment et réponds simplement aux
questions qui me sont posées pour vite m’en débarrasser. Je veux rentrer le
plus tôt possible, car les choses sérieuses commencent dès demain avec les
essais libres sur le circuit. Je dois être prêt.
Avant de dormir, je me rejoue mentalement le tracé et chaque manœuvre.
Je dois montrer que je domine la voiture, que je sais en tirer le maximum. Je
dois surtout éviter de l’abîmer pour ne pas donner du travail inutile aux
mécaniciens.
La première série d’essais est prévue vendredi matin. La seconde dans
l’après-midi et la dernière samedi matin. Les qualifications auront lieu
comme toujours samedi après-midi et la course dimanche après-midi.
Chaque phase est importante. Les essais vont me permettre d’apprivoiser le
circuit. Il faut que j’envoie tout pendant les qualifications si je veux
commencer en haut de la grille dimanche. Je n’ai pas le choix. Je dois
gagner cette course. Je dois donner le ton de la saison. C’est non
négociable.

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Chapitre 7

Mars – Australie

LISE

Je suis le début de la saison avec angoisse et excitation.


Cette année est particulière. J’ai toujours eu l’impression que c’était
comme si c’était moi qui allais entrer en piste, mais là, avec Owen chez
Dark Crown, ce sentiment est démultiplié. Je le suis de très près tout en
restant à distance. Je ne dois pas le perturber par ma présence.
Owen domine clairement les essais. Il vole sur le circuit et fait grimper
les côtes sur les sites de paris. Il semble contrôler la voiture et savoir la
pousser. Les arrêts aux stands se déroulent bien. La course se place sous de
bons augures.
En revanche, tout ne se passe pas comme prévu aux qualifications. La Q1
se termine sans problème. Nos pilotes n’ont qu’à faire un tour pour se
placer et échapper à la première coupe. Ils n’obtiennent pas le meilleur
temps, mais peu importe. Les compteurs sont remis à zéro en Q2.
La deuxième phase passe aussi sans trop de soucis. Les garçons font deux
et trois temps pour se positionner en top du classement avec leurs pneus
medium qu’ils devront avoir en début de course. Ils se tirent la bourre pour
savoir lequel des deux sera en pole. À ce niveau des qualifications, il ne
reste plus que les pilotes de Dark Crown, de Keelean, un de Riotti, un de
TW, deux de Neptune et deux de Peredes.
Nos pilotes commencent la Q3 en soft pour donner la meilleure
performance possible. L’écurie attend quelques minutes avant de faire sortir
nos voitures. Seulement, nous ne sommes pas les seuls à fonctionner ainsi.
Nilson part en premier et s’en sort bien, mais quand Abbott entre sur le
circuit, il se trouve coincé derrière les Peredes et les TW.
Avec mon casque, je peux l’entendre parler à son ingénieur course par la
radio :
— Putain de trafic, je ne peux rien faire !
— Essaie de passer Charley.
Owen s’exécute, mais ça n’aide pas plus.
Il doit se dégager de ce merdier s’il veut obtenir un temps digne de ce
nom, mais ses concurrents lui bloquent sciemment la route. C’est injuste,
mais c’est le jeu.
— Qu’est-ce qu’il fout, sérieux ?
Adoni traîne et coûte à Owen encore deux minutes de temps. Je
comprends sa frustration.
Je le vois se débattre, doubler et user ses pneus pour arriver à sortir un
temps. Il entame un dernier tour juste avant la fin du chrono, mais après
avoir abîmé ses gommes pour se frayer un chemin, il ne parvient qu’à se
positionner en P4.
— Fait chier ! crie-t-il à la radio.
D’autres pilotes que lui ne seraient même pas arrivés aussi haut, mais je
sais que ça ne lui suffira pas. Ça ne me suffirait pas. Il va fulminer toute la
soirée.
Malgré tout, Nilson prend la pole, ce qui est bon pour nous. Je suis aussi
contente de voir Mathieu en P2. Mieux vaut lui qu’un autre à la place
d’Owen.
Les voitures retournent aux stands et sont examinées par les équipes.
Magnus fait le fanfaron devant les caméras tandis qu’Owen répond le plus
vite possible pour rentrer dans nos box.
Je ne lui envoie pas de message pour ne pas attiser ses nerfs. Si ça se
trouve, la seule vue de mon nom pourrait le mettre en rogne et l’écurie n’a
pas besoin de ça.
J’aurais bien aimé lui parler, mais je n’ai plus cet accès VIP. Avant, il
serait venu me rejoindre lui-même pour que nous en discutions, mais ce
temps est révolu.
Je retourne donc tranquillement dans nos bureaux mobiles pour bosser
avec les résultats obtenus en qualifications. Mes collègues et moi dessinons
une stratégie à partir des nouvelles données avant de la transmettre au boss
pour validation.
J’ai beau me trouver à Melbourne, je n’ai pas le temps de visiter. Je finis
mon travail très tard et vais directement me coucher dans mon petit hôtel.
La journée de dimanche commence tôt. Les pilotes de F2 s’affrontent sur
le circuit pendant que ceux de F1 se préparent.
Je n’ai pas grand-chose à faire ce matin, alors je regarde la course en
compagnie de Nora. Nous essayons de deviner quelles seront les prochaines
stars de F1.
— L’Italien va filer direct chez Riotti, pense mon amie.
Je secoue la tête.
— Riotti ne prend que des juniors, s’il n’a pas déjà été sélectionné, c’est
mort.
— Et le Français, là ?
C’est sa première année, je crois, et il se débrouille bien pour un rookie.
— À voir dans trois ans, commenté-je.
Autour de nous, la foule s’excite quand elle aperçoit Lecomte et Abbott.
J’imagine qu’ils viennent regarder la course. Ils doivent attendre l’heure
pour monter sur scène, puis entrer en piste et faire le show, du moins pour
Owen.
Nul doute que Smith a aussi envoyé Abbott ici pour que les fans
s’échauffent.
J’enfonce ma casquette DC sur ma tête, je préfère rester discrète. Si on
me voit en compagnie des pilotes, ça va jaser et je n’apprécie que très
moyennement la presse.
Je sais que Mathieu aimerait me parler, comme les autres, mais ça devra
attendre. En plus, Owen m’a sûrement aperçue et a choisi de se tenir à
l’écart. Message reçu.
Je me reconcentre sur la course, mais Nora, elle, a envie de commérer.
— Dis Lise, pourquoi Abbott et Lecomte te fixent ?
Et crotte.
— Ils regardent la course, pas moi.
Elle rigole.
— Ils avancent drôlement vers nous, quand même.
Double crotte.
Je soupire et me prépare mentalement.
— LISIE ! hurle Mathieu à quelques mètres de nous.
Je suis incapable de ne pas rire. J’adore ce gars. Même Owen sourit et ce
n’est pas une mince affaire avant un Grand Prix où il part P4.
— Toujours aussi discret Matt, le taquiné-je.
Il me fait un clin d’œil et quand il arrive enfin à ma hauteur, il me serre
contre lui. Pendant ce temps, Owen salue poliment Nora.
— Alors comme ça tu n’élevais pas des alpagas au Pérou ? Je suis vexé,
Lise.
Mais où est-il allé chercher ça, encore ?
— Désolée, j’ai paumé vos numéros…
Owen roule des yeux, Mathieu rigole. Je sais qu’il n’est pas offensé. Ce
n’est pas son genre.
Lecomte me pose quelques questions auxquelles je réponds tout en
observant Abbott, tendu comme un arc. J’ignore si c’est à cause de moi ou
de la course. Il ne m’a même pas saluée.
En revanche, je ne peux m’empêcher de remarquer à quel point il est
craquant dans son polo avec sa casquette sur la tête. Il a toujours eu l’étoffe
d’un pilote. Il en impose, où qu’il soit. À cet instant, je regrette le temps où
je pouvais lui retirer ses fringues et…
— Lise ? me coupe Mathieu.
C’est évident, j’ai décroché et n’écoutais plus ses questions.
Il me regarde avec un petit sourire. Owen, lui, observe la course. Quant à
Nora, elle a clairement mille choses à éclaircir avec moi.
— Vous avez pensé, Owen et toi, à baiser un bon coup ? sort-il
soudainement.
Nora s’étouffe. Le concerné se retourne vers son ami, sidéré, tandis que
je trouve rapidement une répartie pour garder la face, comme toujours.
— Nous avons simplement convenu d’une « entente cordiale », réponds-
je sans me laisser décontenancer. Donc non, pas de baise au programme.
Owen, toujours abasourdi par l’audace de Mathieu qui semble fier de sa
sortie, m’observe sans rien dire.
— Ouais, bah vous devriez penser à relâcher la pression dans un lit, les
gars. Vous êtes aussi coincés l’un que l’autre.
Owen soupire.
— Mêle-toi de ton cul, vieux. T’as déjà bien assez à faire avec ta queue
pour te préoccuper de la mienne.
Sur ce point-là, nous sommes d’accord.
— Désolée Matt, mais si pendant un temps je le faisais bander,
maintenant je lui file juste des hémorroïdes, ironisé-je.
Mathieu rigole, alors qu’Owen a du mal à retenir un sourire. Nora me
fixe, les yeux écarquillés.
— T’es pas un peu dans l’excès, Lisie ? m’interroge Abbott.
— T’as vu ta tête quand tu me croises ? rétorqué-je sérieusement.
Mathieu se marre, me donnant raison. Mais pour couper court à la
discussion, je change de sujet.
— Vous devriez aller dans les loges maintenant. Vos groupies vous
attendent.
— J’en croquerais bien une avant la course, ça ne me ferait pas de mal,
pense Matt.
Décidément, il ne compte pas se départir de sa réputation.
— À plus, Lise !
Je serre Mathieu contre moi avant de poser mon regard sur Owen. De sa
part, je n’ai droit qu’à un hochement de tête alors qu’il s’en va. Enfin, c’est
ce que je croyais. Car à peine sorti de mon champ de vision, je reçois un
message de sa part.
Owen : « Tu racontes n’importe quoi. Tu ne me files pas d’hémorroïdes. »
Je ne comprends même pas qu’il ait eu besoin de mettre ça au clair.
C’était juste une vanne.
— Euh… Tu m’expliques ? demande Nora, curieuse.
Ah, oui.
— Parce que c’était assez irréel tout ça, tu vois ? poursuit-elle. Ce n’était
pas un, mais deux pilotes qui sont venus te parler comme si vous vous
connaissiez depuis la nuit des temps.
Elle me fait rire. Je lui offre une version édulcorée de la vérité.
— Je les connais effectivement depuis longtemps. On a grandi ensemble.
Je connais aussi Doppia, Hupert et Miller, donc ne fais pas de syncope si ça
recommence.
Elle me regarde comme si j’étais une extraterrestre.
— C’est tout ce que tu vas me dire ? Pourquoi c’est la première fois que
je vous vois vous parler ? insiste-t-elle.
La course de F2 se termine, mais Nora se moque de savoir qui a gagné.
Elle veut juste me tirer les vers du nez. Elle est ma seule amie ici, alors je
peux bien lui expliquer les choses. Ça ne me fera pas de mal d’avoir une
alliée sur le paddock.
— J’étais pilote, moi aussi, avoué-je. C’est comme ça que je les ai
rencontrés. Owen et moi, c’était différent. On est sortis ensemble pendant
quelque temps, mais je lui ai brisé le cœur et maintenant il me déteste. C’est
la première fois que tu nous vois nous parler, parce qu’avant, je les évitais.
Nora secoue la tête.
— J’ai l’impression de découvrir une toute nouvelle personne, Lise.
— Parce que je suis une nouvelle personne, chuchoté-je plus pour moi-
même.
Elle grimace.
— Je ne pense pas qu’il te déteste, songe-t-elle. Il t’observe beaucoup, en
tout cas.
— Il cherche une façon de me tuer par télépathie, c’est tout.
Nora rigole. Elle veut me poser plus de questions, mais ce sera pour une
prochaine fois : le bruit qui s’échappe de la scène détourne un instant notre
attention. C’est l’heure.
Nous nous dirigeons vers le stand de l’écurie, loin de la foule qui, elle,
s’amasse et s’entasse pour apercevoir les pilotes au plus près.
Un animateur chauffe les fans en faisant durer un suspens interminable,
puis les pilotes montent enfin sur scène. Aujourd’hui, c’est Owen, Gabriel
et Jacob qui se prêtent au jeu. Je les admire d’arriver à porter ce masque de
façade alors qu’ils ne pensent qu’à une seule chose : leur course.
Owen, particulièrement, qui avait le visage si fermé il n’y a même pas
quelques minutes, apparaît tout sourire et détendu. S’il n’avait pas ce tic
dans les mains, je pourrais presque y croire.
Ils répondent aux questions des fans, offrent des tee-shirts et signent
quelques autographes. Owen et Gabriel, très proches, se prêtent plus
facilement aux photos de groupe qu’Oak. Les deux amis assurent le show
ensemble pour le plus grand plaisir de ces dames.
Smith sera content, Owen a fait son travail à merveille. Les fans se ruent
pour acheter des tee-shirts et des casquettes de l’écurie pour supporter
Owen pendant la course. Sans parler des vidéos qui vont tourner sur les
réseaux. C’est de la bonne pub. Owen sait ce qu’il fait, il maîtrise son
image.
— Tu baves, Lise, dit Nora pour me provoquer gentiment.
Je rigole.
— De quoi tu parles ? Tu ne connais notre histoire que depuis tout à
l’heure, arrête.
— Mais maintenant, j’ai l’œil vif. Je vois tout !
Elle délire.
Je ne dis pas que je ne suis pas charmée par son petit numéro, mais je ne
bave pas. Il ne faut pas pousser. De toute façon, Owen me hait. Je peux
fantasmer autant que je veux, je n’aurai plus jamais le droit de toucher cet
homme. Il ne s’intéresse plus à moi.
Nous partons tous prendre notre repas avant de nous mettre en place pour
la course. Nous effectuons les dernières vérifications et revoyons les
stratégies décidées.
Arrive finalement l’heure de l’hymne national du pays d’accueil. Les
pilotes se prêtent au jeu, puis chacun retourne dans son box pour se préparer
au départ.
En temps normal, je serais déjà avec le staff devant l’écran de l’écurie
mais là, je ne peux m’empêcher de garder un œil sur Owen avant qu’il ne
monte en voiture. Je reste au fond de son box. Il discute une dernière fois
avec Smith et son ingénieur course. Bryan prend ensuite le relais pour
vérifier ses réflexes et l’aider à s’étirer.
Le Grand Prix commence dans quelques minutes et je sais que je devrais
garder mes distances, mais je dois lui parler. Je m’avance vers lui sans
même réfléchir.
— Owen !
Bryan me fusille du regard.
— Pas maintenant, Cardin, me congédie-t-il froidement.
Son avis m’importe peu, c’est celui d’Abbott que je veux.
— C’est bon. Qu’est-ce qu’il y a ? intervient Owen.
J’inspire un grand coup pour lui dire le fond de ma pensée.
— Ne prends pas de risques inutiles sur le troisième secteur. Les vibreurs
sont mauvais. T’as un bon rythme, mais tu te précipites trop sur le frein au
virage numéro huit. Ça peut te coûter une place avec Lecomte dans les
parages.
Owen acquiesce.
— Le virage quatre, je fais quoi selon toi ? me surprend-il à demander.
Avant, c’était notre rituel. Nous nous conseillions l’un l’autre et ça faisait
des merveilles. Je suis contente de voir qu’il reconnaît toujours mes
capacités et qu’il sait mettre sa rancœur de côté pour le travail. Je retrouve
l’homme que j’ai connu.
— T’envoies tout.
Il hoche la tête avec un petit sourire.
J’ai fait ma part, maintenant, à lui de tout déchirer.
Je commence à m’écarter quand il me dit une dernière chose :
— Merci, Cardin.
Bryan soupire, et guide son ami jusqu’à sa voiture sur la grille de départ.
Le staff s’active pour chauffer les pneus et refroidir le cockpit. Owen enfile
son casque et grimpe dans sa monoplace. On lui passe ses gants, son volant
et on enclenche la protection autour de sa tête.
De mon côté, je rejoins la salle prévue pour que le staff regarde la course.
J’attrape mon casque audio et me branche sur le canal d’Owen.
— Radio check, radio check, entends-je son ingénieur.
— C’est bon pour moi.
— Reçu, Owen.
Le générique de présentation des pilotes et du circuit se termine. Le
compte à rebours arrive à sa fin. Le staff quitte la grille pour laisser le tour
de formation commencer.

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Chapitre 8

Mars – Australie

OWEN

Assis au fond de mon siège, je suis si concentré que plus rien ne peut
venir me perturber. L’adrénaline augmente ma pression sanguine, mon
corps se prépare à l’intensité de la course, mon excitation est au taquet. Je
ne pourrais être nulle part ailleurs. Je ne vis que pour cet instant.
Après le tour de formation, je me remets à ma place sur la grille. Le bruit
du moteur est grisant. J’enrage encore de me retrouver en P4, mais je
compte bien relever le défi. Je ne peux que remonter.
Sur la ligne de départ, Nilson et Lecomte me devancent. Je me tiens à
côté de la seconde Keelean de Porana. Je dois prendre un bon démarrage
pour le passer et vite réduire l’écart pour doubler Lecomte vers le dixième
tour dans la zone de DRS. Voilà le plan.
Les moteurs grondent dans l’attente du feu vert.
Dans mon rétroviseur, je peux apercevoir les seize autres monoplaces se
mettre en position.
Je contrôle mon rythme cardiaque pour ne pas perdre en réflexe. Mon
pied effleure l’accélérateur dans l’attente de l’enfoncer. Ce n’est plus
qu’une question de secondes.
Enfin, les cinq lumières s’allument.
Je ne vois plus les gradins remplis de supporters. Je ne vois plus les
panneaux des sponsors. Tout ce qui attire mon regard, ce sont ces lumières
qui s’éteignent une à une. Quand la dernière tombe, je trouve la pédale et
m’impose au milieu du circuit pour bloquer ceux derrière moi.
Mon ingénieur course me tient au courant des mouvements des pilotes
qui me suivent. Un tente de passer par ma gauche, mais je reste focalisé sur
Porana qui est juste à côté de moi. Si je ne prends pas l’avantage
maintenant, je vais rater mon virage et perdre trop de temps sur Nilson.
Alors que la plupart commencent à freiner en prévision de la courbe qui
arrive, je garde ma vitesse et attends la dernière seconde pour ralentir sans
partir dans le décor. Ma manœuvre est risquée, mais elle paie. Porana est
obligé de battre en retraite s’il veut éviter l’accident.
Une place de prise.
Maintenant, la suivante.
— Collision à l’arrière du peloton. DNF pour Faure et Newman. Pas de
safety car.
— Reçu.
J’enchaîne les secteurs et les tours comme un automate. Je pousse la
voiture tout en cherchant à préserver mes pneus qui ont déjà souffert aux
qualifications. L’arrêt au stand n’est pas prévu avant encore une vingtaine
de tours. À moi de les faire tenir jusque-là.
Je dois maximiser ma conduite pour réduire l’écart avec Lecomte tout en
chouchoutant mon train.
— Écart de 0,6 seconde avec Lecomte. Tu peux pousser un peu plus.
Je n’attends pas une seconde. J’accélère.
— 0,4.
J’y suis presque.
Si en dehors des courses Mathieu est mon ami, là, il est l’homme à
abattre. Je veux rattraper Nilson coûte que coûte et il se trouve sur mon
chemin.
La zone de DRS entre en vue. C’est bon, je suis en dessous d’une
seconde d’écart.
— DRS activé.
Je sens l’aérodynamisme s’améliorer et ma vitesse augmenter. Je prends
l’aspiration de la Keelean, puis la passe par l’intérieur sur la courbe en fin
de zone.
— DRS désactivé. P2.
Lecomte est dans mon rétroviseur. Maintenant, au tour de Nilson.
— Écart avec Nilson : 4,3.
Je ne l’aurai pas avec ce train de pneus. Ma gomme souffre et je dois
encore la tenir. Je peux juste maintenir le rythme en poussant là où Magnus
a des faiblesses. Je dois réduire l’écart pour minimiser les conséquences de
l’arrêt au pit.
Au secteur trois, je repense aux conseils de Lise et les applique. Je sauve
mon bas de caisse et mon pneu avant gauche. De ce que j’ai vu, Nilson n’en
a pas fait autant. Il va devoir passer au stand plus vite que prévu.
Mes medium tiennent encore mais les bouts de gomme qui s’envolent
commencent à me tendre. J’aurais pensé qu’ils dureraient quand même plus
que ça, malgré mes dépassements. Toutes nos statistiques indiquaient une
usure moins rapide. C’est comme si mon train comptait plus de tours que
réellement réalisés.
— Usure ?
— Avant droit 20 %, Owen. Tu penses tenir combien de tours ?
— Moins de 10.
— Reçu.
Je maintiens ma position en créant l’écart avec les Keelean qui restent
malgré tout assez proches derrière moi. Elles sont bien plus puissantes que
l’an passé. Je conduis prudemment jusqu’à mon appel au stand qui devrait
arriver rapidement. Il faut qu’il arrive rapidement. Le deuxième quart de la
grille a enfilé les hard.
— Nilson au pit, reste dehors.
— Reçu.
La priorité au premier. Je comprends. Mais je suis en train de perdre en
puissance et en vitesse ! Je risque la crevaison si je continue trop longtemps
sur ce train.
Lecomte se rapproche. Le reste du peloton doit refermer l’écart avec les
premiers s’ils sont passés au stand. Je crains de me retrouver dans trop de
trafic si je ne pit pas maintenant.
— Nilson quitte les stands. Il est P5.
Ce qui veut dire que je vais ressortir plus loin.
— Pit au prochain tour.
— Putain ouais.
J’explose mon train sur ce dernier tour pour gagner un peu de temps et
m’engage sur la voie des stands. Je réduis ma vitesse pour respecter les
limitations, puis me gare devant mon box. L’arrêt nous fait perdre
généralement vingt secondes. À l’équipe de changer mes pneus en moins de
trois secondes. Je croise les doigts.
Le staff s’active et je repars rapidement. Mais j’ai un mauvais
pressentiment : je sens que ça n’a pas été aussi efficace que ça aurait dû.
— Combien de temps ? vérifié-je avec mes équipes.
Mon ingénieur soupire à la radio.
— 4,5, Owen.
Putain, c’est beaucoup trop ! Seulement, accabler l’écurie ne m’aidera
pas à remonter. À moi de tout envoyer pour rattraper cette erreur.
Je maintiens une vitesse basse jusqu’à la sortie des stands pour ne pas me
prendre de pénalité et retrouve de la vitesse dès que possible.
— Tu vas ressortir P9. Oran arrive, tu dois passer avant.
C’est une position bien plus basse que ce que je prévoyais, je vais devoir
faire avec.
— OK.
Mes pneus sont froids, je n’ai pas de grip, mais j’envoie. Tant pis. Si je
ne double pas Oran à ma sortie, je vais utiliser trop de gomme avant de me
repositionner en haut.
J’aperçois la Peredes arriver dans mon rétro quand je m’installe à
l’intérieur du circuit. Je monte en vitesse, je ne dois pas laisser Oran à
portée de DRS. Si je maintiens plus d’une seconde entre nous, c’est bon.
Je parviens à la courbe. Il ne me passe pas. Bien.
— Lecomte mène, Porana pit.
— Nilson ?
— P4.
Les Keelean vont forcément s’arrêter, mais elles auront plus de vitesse
sur la fin de la course. Nous devons réduire l’écart maintenant.
Ma voiture est plus puissante que le milieu du peloton. Je passe
facilement les Neptune et les TW, ce qui me permet de rattraper le temps
perdu lors du pit-stop. Si j’ai limité les dégâts au strict minimum, rien n’est
encore joué. Nilson se trouve à présent devant moi. La stratégie impose de
ne pas se gêner en course, mais putain ça me démange d’essayer de le
doubler. Ça serait idiot niveau gomme, mais tentant tout de même.
Nilson réduit l’écart avec Charley. Je le suis de près sans non plus faire
chauffer mon moteur pour rien. Nous tenons trois tours avant de le passer
sur la zone de DRS. Il ne s’est pas arrêté au stand et son train est mort. Il ne
pouvait pas lutter longtemps.
Il n’y a plus que les Keelean devant nous.
Enfin, les deux voitures filent au stand. Nilson reprend le lead, mais cette
fois, je le talonne de près. Il reste une quinzaine de tours, bien assez pour
que je le passe.
Encore une fois, j’applique les conseils de Lise et je remonte sur lui avec
facilité. Il est loin d’être aussi bon que moi, je le sais. Dans trois tours, je
pourrai le doubler.
J’attends mon heure avec patience. Je ne dois pas faire de manœuvre
inconsidérée et nous mettre tous les deux dans le mur, l’écurie serait
furieuse.
La zone de DRS arrive, alors je commence à accélérer.
— Ne dépasse pas ! m’ordonne soudainement mon ingénieur à la radio.
— Quoi ?
— Attends.
C’est quoi le délire ? Il y a un problème sur la voiture ?
Je rate ma fenêtre et ai envie de tous les insulter. C’est quoi ce bordel ?
— Vous ne devez pas faire la course entre vous, c’est trop risqué. On doit
assurer deux places sur le podium, m’explique finalement mon ingénieur.
C’est une putain de blague…
— Je peux le passer sans effort ! Ça n’a rien de risqué, il n’avance pas !
Je sais qu’ils n’en diront pas plus. Les radios sont écoutées par la
fédération et les spectateurs. Nous en parlerons en interne.
Il ne reste que quelques tours. Mes chances de doubler Nilson se
réduisent. J’hésite entre suivre l’écurie et n’en faire qu’à ma tête. Je dois
penser équipe, c’est vrai, mais là, j’ai juste le sentiment de me faire baiser.
Les Keelean sont loin derrière nous maintenant. Cette fin de course est
une promenade pour Dark Crown. Ils vont réussir à amener deux voitures
sur le podium, très bien, pourtant, j’ai la drôle impression que ce scénario a
été décidé bien avant le départ. Mon cerveau analyse déjà chaque seconde
de cette journée. Les pneus, les stands, mais surtout le dépassement…
Nilson est-il responsable de tout cela ?
Putain…
Je comprends mieux ce que voulait dire Lise. Magnus a réellement payé
pour assurer sa victoire ! Cette stratégie de fin de course est aussi injuste
qu’en faveur de mon concurrent. Je suis à deux doigts de créer la collision.
— Dernier tour, Owen. Joli week-end.
Si je réponds, je les insulte.
— Owen, tu me reçois ?
J’ai envie de hurler.
— Ouais.
Magnus passe la ligne d’arrivée moins d’une seconde avant moi. J’ai la
rage.
Le staff nous acclame à notre passage. La foule est en délire. Moi, je
veux juste me casser d’ici. Je méritais la victoire, je ne suis pas la putain de
doublure de Nilson.
— P2, Owen. Félicitations.
Un rire amer m’échappe.
— On pouvait faire mieux. J’aurais fait mieux.
Je sens le malaise de mon ingénieur de l’autre côté de la radio. Ce n’est
pas sa décision, il a obéi aux ordres du patron. Smith m’entend parfaitement
et il sait que ma remarque lui est destinée. Je compte bien régler cette
histoire.

LISE
Je vis la course comme si j’étais moi-même dans le cockpit. Je scrute
chaque décision d’Owen, chacun de ses dépassements. Je crie de joie avec
l’équipe chaque fois qu’il prend une place. Malgré sa gomme qui dépérit
anormalement vite, il s’en sort à merveille.
Nos pilotes sont en tête. Les commentateurs du Grand Prix s’excitent à
chaque manœuvre du prodige anglais. Tous prédisent sa victoire.
L’arrêt au stand de Nilson est spectaculaire, celui d’Owen un peu
chaotique, mais il rattrape facilement la situation comme le pilote
incroyable qu’il est. Keelean perd en puissance sur la fin de la course, plus
rien ne peut arrêter Dark Crown. La coupe est pour nous. Deux voitures sur
le podium, ça va coûter cher à Keelean dans le championnat !
Les quinze derniers tours arrivent. Owen vole littéralement alors que
Nilson se ramollit.
La stratégie consiste à amener les deux pilotes à la victoire, mais Owen
peut facilement passer Nilson sans le moindre risque.
Il remonte avec une précision digne des meilleurs. Il attend son moment
et quand la fenêtre s’ouvre, il va pour la gagne. La première place doit
revenir au plus méritant, les pilotes aussi jouent un championnat. Nous
fonctionnons en équipe, mais si l’occasion se présente, le pilote doit penser
à lui.
Seulement Owen ne passe pas Nilson.
L’information donnée à la radio laisse planer un doute obligeant Owen à
ne pas prendre de risque. Il doit croire à un problème moteur. C’est ce que
n’importe quel pilote doit s’imaginer quand il entend « attends » à la radio.
Je réalise alors que Smith est en train de mener sa barque avec précision.
Mon cœur s’alourdit. Le boss a conscience que s’il avait dit autre chose,
Owen aurait doublé Magnus. Mais quelques serrages de mains ont forcé le
patron à favoriser le Suédois. Je savais que quelque chose dans ce genre
pouvait arriver, mais dès la première course ?
Owen s’est fait voler sa victoire et vu sa façon de parler à la radio, il l’a
bien compris.
Merde…
Nos pilotes passent le drapeau à damier, le staff se félicite. Je suis le
mouvement, un goût amer en bouche. Owen devait gagner. L’argent ne
devrait pas entrer en jeu.
Je connaissais la stratégie, mais pas les coups bas de Nilson. Mon équipe
n’avait clairement pas noté ce scénario, c’est pourtant celui que Smith a
choisi.
Je n’imagine pas l’état de nerfs dans lequel Owen doit être.
Nous rejoignons le podium pendant que le reste des pilotes finissent leur
tour. Nous arrivons en même temps que nos voitures. Les trois premiers se
garent devant les panneaux numérotés. Lecomte a pris la troisième place.
Nilson sort en premier et célèbre sa victoire avec exagération vis-à-vis de
sa performance. Il saute dans les bras du staff et crie de joie.
Lecomte et Abbott sortent un peu après. Ils se serrent la main en
échangeant quelques mots avant de saluer à leur tour les équipes. Owen
garde son casque tout du long, c’est la meilleure façon pour un pilote de
cacher sa frustration.
Je me tiens en retrait derrière Smith, aux côtés de Nora et de Bill. Je peux
ressentir la tension d’Owen et je l’absorbe. Ma crispation attire l’œil de
mon amie.
— Ça va, Lise ?
Je soupire.
— Abbott est une bombe à retardement, lui confié-je.
Elle grimace.
— Ouais, il a l’air un peu tendu.
C’est l’euphémisme de l’année.
Les pilotes partent se peser avant d’aller répondre aux questions des
journalistes. Des fans nous entourent et hurlent les noms des gagnants.
Owen finit par retirer son casque et comme prévu, son froncement de
sourcils traduit parfaitement son état d’esprit.
Nilson est le premier à rejoindre les journalistes. Puis c’est Lecomte qui
s’y colle. Owen attend à côté. Il enfonce sa casquette sur la tête pour cacher
le bordel que sont ses cheveux. Il regarde autour de lui et sourit à ses
supporters. Il leur offre quelques signes qui les ravissent.
Son tour arrive pour répondre aux questions. Mathieu et lui se serrent
dans une accolade quand ils se croisent.
Owen prend enfin place derrière le micro. Le journaliste commence :
— Félicitations ! Quelle belle façon de débuter la saison ! On vous a
senti à l’aise avec la voiture, un bon rythme.
— Carrément, réplique-t-il le visage encore rougi par sa performance
physique. La voiture est extraordinaire. Elle est puissante et elle répond
bien. Le staff a produit des merveilles. J’ai pris un super départ qui m’a aidé
pour la suite.
— Malgré tout, on vous sent frustré après cette course ?
Il rit nerveusement.
— Forcément. Je viens pour gagner, pas pour jouer les figurants.
— C’est l’impression que vous avez ? D’avoir joué les figurants dans la
pièce Nilson ?
Un sourire qui ne trompe personne se dessine sur ses lèvres.
— Ça c’est une question qu’on réglera en interne. Je vous laisse déduire
ce que vous voulez de ce que vous avez vu pendant cette course, réplique
l’Anglais, furieux.
Le journaliste échange un regard complice avec Owen.
Eddy Tomari est le reporter le plus connu et le plus important sur le
paddock. Il suit chaque course et sait en conclure ce qu’il faut. Aujourd’hui,
il est d’accord avec Owen et a discrédité Nilson au passage. Abbott possède
au moins ce soutien-là.
— Des attentes pour la prochaine date ?
— La gagne.
Tomari le remercie pour son temps et le laisse aller signer quelques
autographes avant le début de la remise des prix. Owen se prête au jeu des
photos jusqu’à ce que des membres de l’écurie viennent le sauver de la
foule.
Tout le monde se dirige vers le podium pour les célébrations. Une
véritable marée humaine s’étend en dessous.
Je sais qu’Owen n’est pas d’humeur, cependant, je sais aussi qu’il va
respecter la tradition. Avec Mathieu à ses côtés, il n’a pas le choix de toute
façon.
C’est le gouverneur général australien qui va remettre les coupes en
personne. C’est souvent ainsi que ça se passe. Un Grand Prix, ça n’arrive
qu’une fois dans l’année, et il y a tellement d’argent en jeu que les
représentants d’États font le déplacement.
Le speaker annonce l’arrivée des pilotes en chauffant la foule. Il
commence par Mathieu qui se met en scène comme personne. Il adore ça,
s’amuser, divertir les autres. Il excite tellement les spectateurs que quand
Owen débarque à son tour pour monter sur la deuxième marche, celui-ci ne
peut que sourire. Les fans hurlent leurs noms et les deux amis leur en
donnent pour leur argent. Enfin, Nilson arrive. Il est acclamé avec moins
d’entrain, ça s’entend. Il faut dire que lui n’a pas le soutien de certaines
femmes venues uniquement pour les beaux yeux des deux jeunes…
L’hymne national du pays du vainqueur, Nilson, est joué, suivi de celui
du pays du constructeur, Dark Crown. Les garçons retirent leur casquette
par respect.
Puis le gouverneur général remet tour à tour aux pilotes leur trophée, et
ceux-ci s’empressent de le présenter à la foule qui les acclame avec encore
plus de ferveur.
L’heure est maintenant au champagne. Les pilotes se saisissent des
bouteilles qu’ils secouent énergiquement avant de faire sauter les bouchons.
Owen et Nilson se conforment aux directives de DC et s’aspergent en
faisant semblant de partager une complicité. Rapidement, Owen en a assez
et va plutôt rigoler avec son pote. Les deux amis se courent après et s’en
mettent partout en riant. Puis ils se dirigent vers la foule qui n’attendait
qu’une chose : se faire elle aussi arroser.
Ils gardent un fond de champagne à boire, avant de finir par descendre de
la scène pour aller prendre cette fois-ci une vraie douche et se reposer.
Chaque course leur fait perdre près de quatre kilos à cause des forces et
pressions encaissées. Ce qu’ils réalisent, c’est un exploit sportif. Ils méritent
bien au moins une petite sieste !
En me dirigeant vers les bureaux de Dark Crown, je vois qu’Owen a déjà
pris la même direction. Il veut sûrement régler ses comptes avec Smith. Ce
dernier doit s’y attendre ; il se doute qu’aucun pilote n’apprécie ce genre de
déloyauté.
Et ils vont probablement s’engueuler, car Smith n’admettra jamais devant
lui que l’argent de Nilson lui a offert la victoire. C’est sûr, Owen va
simplement encore plus enrager et il va chercher à se défouler en sortant.
Mieux vaut que je ne traîne pas dans les parages à ce moment-là. Vu
comment il me supporte en ce moment, il pourrait bien me crier dessus sans
raison.
S’il s’est un peu apaisé, je sens qu’il reste encore méfiant à mon égard. Je
préfère l’éviter.
La semaine est à peine finie que la suivante commence déjà : je n’ai que
deux jours de pause avant le branle-bas de combat pour rejoindre
l’Allemagne et penser à la course d’après. J’en profite alors pour
directement retourner à mon hôtel et me reposer.
Là-bas, je réfléchis à ce qui s’est passé aujourd’hui. Il y a quelque chose
qui ne colle pas. Plus le Grand Prix tourne dans ma tête, plus je réalise qu’il
n’y a pas que cette histoire de dépassement qui est louche. J’ai activement
participé à la stratégie concernant les gommes de nos pilotes. Or, les pneus
neufs d’Owen n’auraient jamais dû réagir de cette façon. Avec la
température de la piste et leur ancienneté, les medium auraient dû tenir une
dizaine de tours supplémentaires. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?
Sans parler de l’arrêt au stand. Nos équipes s’entraînent depuis des mois
dans toutes sortes de conditions pour les réussir à la perfection. D’ailleurs,
celui de Nilson n’a posé aucun problème. Pourquoi l’arrêt d’Owen a été
aussi long ? Les pneus étaient changés en plus, ce n’est que le top départ
qui a été retardé.
Est-ce que Nilson a quelque chose à voir avec ça ? Est-ce que je me fais
des films, en bonne parano que je suis ? Je tourne en boucle.
Je ne peux pas répondre à ces questions pour le moment. Malgré tout, je
me dis que je ferais mieux d’éclaircir cela auprès d’Owen et lui dire que je
n’ai rien eu à voir avec cette stratégie. Je n’aurais jamais participé à un truc
pareil, quelle que soit l’étendue de la supercherie. Je connais le sport et
respecte le mérite. Il le sait, ça. Mais quelque part, au fond de moi, j’ai peur
qu’il croie que je me suis jouée de lui. Après tout, je l’ai mis en garde avant
la course. Il doit peut-être penser que je l’ai fait par calcul et en
connaissance de cause, et non par précaution pour l’aider. Il faut que je
dissipe ce malentendu.
Seulement pour lui parler, il va falloir que je l’approche sans qu’il se
méfie.
Une idée me vient en tête.
J’envoie un message à Gabriel via ses réseaux sociaux. J’espère qu’il me
répondra. Ça aurait été plus facile si j’avais eu son numéro. Je lui propose
de nous voir avec le reste des garçons. Je croise les doigts pour que mon
plan fonctionne.
Il me répond une demi-heure plus tard.
Gabriel : « J’organise ça et je te tiens au courant ! »
Ne voulant pas faire cela pour rien – même si j’ai envie de les voir –, je
préfère préciser ce que je veux vraiment.
Moi : « Tu peux t’assurer qu’Owen sera là ? J’ai deux mots à lui dire. »
Il est son meilleur ami : s’il y en a bien un qui peut forcer Owen à
accepter quelque chose, c’est Gabriel. Je suis certaine qu’il doit bien rigoler
en me voyant ainsi insister. Je m’en moque, j’ai vraiment besoin qu’on
s’explique.
Gabriel : « Promis, Lisie »
Satisfaite, je me laisse sombrer dans le sommeil. Je n’ai pas piloté, mais
les journées de course sont aussi éreintantes pour tout le staff. Nous
sommes sans cesse sur le qui-vive pour parer à toute urgence.
Sans oublier que je dois reprendre des forces pour affronter une nouvelle
fois Owen dans peu de temps.

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Chapitre 9

Mars – Australie

LISE

— On va où au juste, Lise ? demande Bill alors que nous arrivons au pied


de l’hôtel où séjourne Gabriel.
On pourrait penser qu’à trente ans ce mec serait moins impressionné que
ça d’entrer dans un cinq étoiles réputé de Melbourne, mais non. Les regards
des gens ont l’air de le terrifier.
— À une soirée, réponds-je simplement.
Nous prenons l’ascenseur jusqu’au dernier étage où se situe la suite de
Gabriel. Cet enfoiré dort dans une suite ! C’est injuste.
Il m’a assuré que tous les gars seraient là, tout comme sa sœur que
j’adore. J’ai hâte de les voir, mais je suis également inquiète. C’est sûr, ils
vont me demander de m’expliquer. Je ne vais pas y couper. J’ai prévu ce
que j’allais leur raconter. Malgré tout, je redoute cet instant.
— Il y a qui à cette soirée déjà ? m’interroge Nora, elle aussi de la partie.
Je ne leur ai rien dit. Je les trouve bien braves de m’avoir suivie sans
poser de questions. Je me décide donc enfin à leur en dévoiler un peu plus,
tout en m’amusant de ménager encore le suspense.
— Des pilotes.
Bill éclate de rire, il ne me croit pas. Nora, elle, a bien compris que je
connaissais plus de monde que j’ai pu le laisser entendre ces dernières
années.
— Du genre… ceux dont tu m’as parlé ?
Je hoche la tête au moment où l’ascenseur s’arrête. Je n’attends pas avant
de toquer à la porte de la chambre de Gabriel. C’est comme pour un
pansement : il ne faut pas réfléchir, il faut l’arracher d’un seul geste.
Hupert vient lui-même ouvrir et quand il me voit, il me serre fort contre
lui sans hésiter.
— Lisie ! se réjouit-il.
Je rigole dans son étreinte.
— Hey, comment tu vas ?
Il dépose un baiser affectueux sur mon front.
— Super bien ! Et toi ? Attends, entre, les gars vont avoir une belle
surprise, ils ne savent pas que tu viens. Oh désolé, je ne me suis pas
présenté, dit-il en s’adressant à mes amis restés en retrait.
Il les salue avant de me tirer à l’intérieur et de crier à toute l’assemblée :
— Regardez qui est là !
Tous se tournent vers moi. Bryan me jette un regard furieux. J’ai à peine
le temps de prendre une grande inspiration que quelques secondes après, je
me retrouve coincée dans un câlin avec Loris, Mike, Mathieu et Mélanie, la
sœur de Gabriel. Je suis à deux doigts de ne plus pouvoir respirer, pourtant,
je ne me suis jamais sentie plus comblée. Ils m’ont manqué.
Ils finissent par me lâcher, me permettant d’entrevoir un Owen mi-
amusé, mi-irrité.
Plutôt que de me soucier de lui pour l’instant, je m’occupe de faire les
présentations. Je vais laisser Owen souffler un peu avant d’aller le trouver.
— Voici Nora et Bill, mes amis et collègues. Et je vous présente… bon,
eux, vous les connaissez déjà, mais elle, c’est Mélanie Hupert, la sœur de
Gabriel.
Ils échangent quelques banalités entre eux. Gabriel nous invite à nous
servir un verre et à rejoindre les autres invités. Bill me glisse un mot avant
que nous nous asseyions sur le canapé.
— Quand je crois enfin t’avoir cernée, Lise, tu réussis encore à me
prendre au dépourvu.
Je me moque de lui. Bill se lève, feignant une mine vexée, Nora rigole. Il
s’en remettra. En plus, je suis certaine qu’il est aux anges de pouvoir
discuter avec ces mecs qu’il admire.
En quelques minutes, Nora disparaît pour aller papoter avec Mélanie,
accompagnée d’une de ses amies. Je crois la connaître, son visage m’est
familier. Je me creuse les méninges pour faire le lien. Enfin, j’arrive à la
visualiser dans un autre contexte. Il me semble qu’il s’agit d’un des
médecins chez Neptune. Je n’ai pas le temps de me poser plus de questions
que je me retrouve assise au milieu de Gabriel, Mike et Loris. Mathieu reste
près d’Owen et de Bryan, qui visiblement ne comptent pas s’approcher de
moi. Les autres amis des garçons discutent aussi entre eux.
Loris se colle contre moi tandis que Mike commence l’interrogatoire que
je redoutais. Bill, revenu s’installer près de nous, me regarde avec attention.
Il doit se demander qui est cette femme, si différente de celle qu’il côtoie
tous les jours. J’ai changé en huit ans. Je suis devenue plus dure, plus
méfiante. Or, auprès de mes anciens amis, je redeviens l’espace d’un instant
la jeune fille que j’étais en les quittant.
— Faut que tu nous expliques, là, commence l’Américain.
Je sais bien.
— Je suis trop content de te voir, mais c’est vrai que j’aimerais bien
comprendre, ajoute Loris.
Je hausse les épaules. J’ignore comment me lancer.
— Tu bosses chez DC alors ? essaie Gabriel.
Je leur parle de mon travail et de comment je suis arrivée là. Qu’après
être partie, j’ai commencé des études d’ingénieur et que Smith, qui se
sentait coupable de ce qui s’était passé, m’avait prise en stage. Je leur
raconte comment je suis montée en grade et à la fin de mon discours, ils
sont impressionnés.
Je me laisse aller dans l’étreinte de Loris pendant la conversation.
— Owen a de la chance. Je tuerais pour t’avoir dans mon équipe, rigole
Mike.
Ça ne lui ferait pas de mal chez Cavarot, c’est sûr.
Je jette un œil vers Abbott.
— Je ne suis pas certaine qu’Owen partage ton avis, remarqué-je avant
de prendre une gorgée de champagne.
Cette constatation me fait toujours souffrir. Owen s’est adouci plus vite
que prévu à mon égard, mais il reste sur ses gardes. Il a perdu confiance en
moi, clairement.
Les garçons se tournent vers lui. Owen nous observe de loin en faisant
semblant de ne pas le faire. Mon imagination me laisserait presque croire
qu’il surveille Bill à mes côtés.
— Bien sûr qu’il partage notre avis, répond Gabriel. On en a discuté et il
admet sans problème que tu es un atout.
Je laisse échapper un rire dubitatif. Ça se voit qu’ils n’ont pas assisté à
nos récentes prises de bec ! Depuis le jour où nous nous sommes
rencontrés, Owen et moi nous sommes rarement disputés. Mais nos récentes
retrouvailles m’ont prouvé que la dynamique entre nous avait été brisée.
Nous devons maintenant tout reconstruire si nous voulons retrouver au
moins un semblant de ce que nous avions.
Je doute qu’Owen souhaite se remettre avec moi, donc je suppose que
dorénavant, il faudra que je m’habitue à cette perpétuelle mauvaise humeur.
— C’est toujours la guerre froide, vous deux ?
Gabriel est le meilleur ami d’Owen, il sait très bien ce qu’il en est.
— Je dirais qu’on a entamé une désescalade mais qu’on a encore du
chemin à faire.
Les garçons rigolent. Bill, lui, ne cesse de laisser son regard passer
d’Owen à moi sans comprendre un mot de ce qui se raconte.
— Bon Lisie, reprend Loris. Pourquoi tu es partie ?
Je grogne. Je n’ai pas envie d’en discuter. Je me cache dans mon verre,
mais mes amis ne veulent pas lâcher l’affaire.
— Allez ! On mérite au moins ça, fait valoir Mike. On ne te fait même
pas la tête.
Il n’a pas tort. Ce sont des anges à m’accueillir comme si rien ne s’était
passé.
Je me décide enfin à parler.
— Vous savez très bien pourquoi ! Ça me bouffait, je n’en pouvais plus
de vous voir avoir ce que je n’aurais jamais. J’étais morte de jalousie,
j’avais la haine. Je devenais hargneuse. Owen essayait de m’aider, mais j’en
voulais au monde entier. J’étouffais.
Je m’arrête un instant, comme si je voulais reprendre ma respiration, puis
me tais. C’est vrai, ces quelques mois m’ont été insupportables. Rien que
d’y repenser, j’ai envie de hurler. C’est une chose de partager sa passion
avec ses amis et son mec. Mais c’en est une autre de les voir en profiter
quand tout vous a été arraché. C’est comme si on m’avait attaché pieds et
mains, puis que quelqu’un avait pénétré dans mon âme pour en retirer la
partie la plus importante. Je ne pouvais juste plus vivre après ça,
certainement pas en restant près de ceux qui auraient tout ce que je désirais
plus que tout au monde.
Je ne sais même pas comment expliquer le mal que ça m’a fait. Je
m’étouffais de jalousie, détestant la personne que je devenais. J’avais
besoin d’air, de prendre du recul, d’oublier cette partie de ma vie. Du
moins, l’oublier le temps de me ressaisir. Ce que je pensais avoir réussi
après m’être éloignée. Cependant, maintenant que je retrouve Owen, mais
aussi mes anciens amis, je réalise à quel point je me suis voilé la face tout
ce temps.
Les garçons échangent des regards tandis que Loris me serre plus fort
contre lui.
— Tu aurais dû nous en parler… s’attendrit-il.
— Vous m’auriez retenue.
Gabriel hausse les épaules en réfléchissant.
— Je ne sais pas ce que j’aurais fait à ta place, mais tu n’aurais pas dû
rester seule aussi longtemps. Tu ne vois pas ta famille, tu nous as mis de
côté et tu n’as apparemment que deux amis ? relève-t-il avec un regard
entendu.
Bill rigole.
C’est vrai. J’ai été terriblement seule. Mais c’était mon choix. Je ne
pouvais en vouloir qu’à moi. J’avais conscience qu’en partant je m’isolais,
mais il le fallait.
— Écoutez les gars, c’est passé, d’accord ? J’ai trouvé un autre chemin et
vous, vous gérez en piste. C’est cool.
— Tu ne vas plus disparaître, hein ? demande Loris en rigolant.
Je secoue la tête.
— Non, promis.
Et je le pense. Je ne pourrais pas les rayer à nouveau de ma vie. Je réalise
combien ils sont bien trop importants pour moi, surtout, en me tenant
maintenant près d’eux, je comprends enfin que je n’avais pas été entière
depuis trop d’années.
— Tant mieux, répond Gabriel. Parce que la dernière fois, tu nous as
laissés avec un grincheux infernal. Regarde ! Il fait encore la tête !
Je détaille Owen sans pouvoir m’empêcher de sourire. Cette moue
perpétuelle doit lui faire mal. J’en suis en partie responsable et ça me
retourne l’estomac.
Je dois être honnête avec moi-même, j’aime toujours cet homme. Il ne
quittera jamais mon cœur et je sens qu’il souffre.
— Je ne pense pas pouvoir vous aider avec ça, remarqué-je avec tristesse.
— T’es venue pour lui parler, non ? demande Gabriel.
J’acquiesce d’un mouvement de tête, puis dis presque dans un murmure :
— Pas tout de suite, je vais le laisser redescendre en pression avant.
Gabriel me donne raison et prend l’initiative d’aller trouver Owen pour
préparer le terrain. Il me sera toujours d’un plus grand soutien que Bryan,
qui est encore en train de me fixer, le front plissé. On dirait qu’il essaie de
me tuer juste avec son regard. Quelqu’un devrait l’informer qu’il ne
possède pas les pouvoirs de Superman…
Mike part de son côté vers Mathieu qui lui a fait signe de le rejoindre.
Ces deux-là sont pratiquement nés ensemble. Ils sont inséparables et je les
trouve adorables quand ils font leurs conneries.
Je me retrouve seule avec Loris quand Bill se lève pour aller chercher à
boire.
— Ça va, Doppia ? l’interrogé-je. Quoi de beau ?
— Et toi ?
— J’ai demandé avant !
Sans lui laisser le temps de rebondir, j’entre directement dans le vif du
sujet :
— Alors, c’est qui ton mec ?
Il éclate de rire.
— Pourquoi je ne suis pas étonné que tu saches ça alors que la presse
l’ignore encore ?
Je hausse les épaules.
— Que veux-tu, j’ai toujours eu un œil sur vous tous. Alors ? insisté-je,
curieuse.
Il rougit puis finit par m’expliquer comment il a rencontré son mec et où
il en est avec lui. Il s’appelle Marin et à l’entendre, Loris semble plutôt
épris de lui, ce qui, d’après mes souvenirs, est assez rare. Je suis contente
s’il a enfin pu trouver chaussure à son pied. Je ne lui dis pas que je les ai
aperçus quelques fois ensemble. C’est vrai qu’ils sont mignons tous les
deux.
Une fois qu’il a terminé, il enchaîne à son tour.
— Et toi ? Un mec ?
Je n’ai même pas le temps de répondre que j’entends Nora éclater de rire
de concert avec Mélanie. Évidemment, il fallait qu’elles reviennent
s’installer près de nous juste au moment où Loris pose cette question.
L’amie de Mélanie, qui me paraît toujours aussi discrète, les accompagne
aussi.
— Désolée, mais Lise avec un mec ? C’est un truc que je n’ai jamais vu,
se moque Nora.
Je lève les yeux au ciel.
— Ça va, n’en rajoute pas, ma vie amoureuse n’est pas un désert, non
plus !
Elle me lance un regard éloquent.
— Bon, un peu, reconnais-je. Mais ça va, je sais trouver un homme
quand j’en ai besoin.
Loris est dépité.
— T’es complètement partie en vrille, Lise, rigole Mélanie.
Je fais semblant de me vexer. Je sais qu’elle a raison. Quand j’ai perdu
ma passion, mon mec et mes amis, j’ai totalement déraillé. Je me suis
transformée en glaçon qui ne trouve plus rien d’intéressant. J’ai tenté de me
dénicher un nouveau centre d’intérêt, mais impossible de me fixer sur autre
chose que la course. J’ai commencé mes études d’ingénieur, mais là aussi,
je n’ai jamais cessé de tout ramener à la F1. Autant dire qu’une femme qui
fait constamment la gueule plaît à peu de monde, donc non, je n’ai pas
énormément d’amis et n’ai pas eu tant d’aventures que ça. Je me sens aigrie
par toute cette frustration qui n’a fait qu’augmenter avec les années.
Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien que
maintenant que j’ai retrouvé ma bande d’avant.
Aucun homme n’a su attirer mon regard comme Owen. Chaque fois
qu’un mec s’est présenté à moi, je le voyais, lui. Je n’ai jamais pu l’oublier,
son visage est partout sur les réseaux, à la télé, dans les magazines. Même si
je l’ai vu en photos au bras de femmes toujours plus sublimes les unes que
les autres, je n’ai pas réussi à l’imiter.
Je n’aimerai jamais personne d’autre que lui. Je me suis faite à l’idée.
Mon regard se perd dans sa direction, ce que Loris remarque.
— Tu comptes le récupérer ?
Nora trouve cette conversation d’un coup très intéressante. Elle me fixe
en attendant ma réponse.
— Même si je le voulais, ça serait mission impossible.
Gabriel revient à cet instant et répond à la place de Loris.
— Moi, je ne pense pas. T’es sa Lisie, il va craquer. Il te regarde depuis
tout à l’heure, en plus.
— Il est faible avec toi, ajoute Loris pour me rassurer. Si tu cherches à le
séduire, il ne tiendra pas.
Si cette conversation me fait rire, elle me met aussi mal à l’aise. Je n’ai
pas vraiment voulu réfléchir à cette possibilité. Pour l’instant, j’aimerais
juste retrouver notre complicité. Même si je vois bien que dès qu’il me
parle, mes sentiments pour lui gonflent un peu plus. Je vais indéniablement
souffrir de cette histoire. Il faut que je me mette en tête qu’Owen ne voudra
plus de moi. Je ne dois pas lui montrer mon attirance. Il va forcément me
repousser.
— Merci de vos conseils, mais je ne compte pas récupérer Owen.
Nora fait la moue. Les garçons, eux, ne me croient pas une seconde.
— Mouais. Je vous laisse deux semaines avant de vous sauter dessus,
conclut Gabriel.
Bill choisit cet instant pour revenir. Il me regarde comme si j’étais une
toute nouvelle personne. Vraisemblablement, il ne s’attendait pas à
apprendre autant de choses ce soir, ni même à vivre cette soirée.
Plutôt que de continuer à les écouter raconter n’importe quoi, je décide
qu’il est temps pour moi de prendre le taureau par les cornes et d’aller
discuter avec l’homme en question. Je m’excuse auprès d’eux et termine
mon verre d’un trait avant de faire signe à Owen de me suivre sur la
terrasse. Bizarrement, il n’émet pas de réticence et me rejoint.
C’est parti !

OWEN

Cette soirée à l’hôtel de Gabriel ne peut me faire que du bien. J’ai besoin
de décompresser après cette course et cette discussion inutile avec Smith. Il
a eu le culot de nier avoir favorisé Nilson. Si je ne tenais pas à mon siège, je
lui en aurais mis une.
Après ça, je n’ai pas arrêté de me demander si Lise était impliquée dans
cette histoire. La femme que je connaissais n’aurait jamais fait ça, elle a
toujours milité pour le mérite. Mais j’ignore si je la connais encore aussi
bien. Elle m’a prévenu que ça pouvait arriver donc peut-être qu’elle savait
que ça allait arriver. Je suis perdu.
Sa présence ce soir va sûrement m’éclairer sur la question.
À la seconde où elle a passé la porte, j’ai compris que cette fête était à
son initiative. Elle est devenue maître dans l’art de me coincer pour me
parler.
Ce n’est pas plus mal qu’elle soit là à vrai dire. Au moins, les gars
arrêteront de me prendre la tête et moi, j’obtiendrai mes réponses.
Par contre, j’aurais préféré qu’elle vienne seule plutôt qu’accompagnée
de ce mec. Je ne sais pas s’ils sont ensemble, mais lui il ne me revient pas.
Je n’ai jamais pu voir Lise avec un autre que moi et je suppose que ça ne
changera jamais, quelle que soit la nature de notre relation aujourd’hui.
En plus, ce gars la colle, il semble incapable de se détacher d’elle. En soi,
je le comprends, mais ça me gave ! Heureusement que je ne l’ai pas vu
poser sa main sur elle, car sinon j’aurais pété un plomb. Déjà que je suis à
bout de nerfs, là c’est sûr, je ne l’aurais pas supporté.
Je dois avouer que je la trouve magnifique, ce soir. Elle porte une robe
rose pâle délicate et décolletée. Mais surtout, elle a lâché ses cheveux. Si ça,
ce n’est pas un appel du pied pour m’amadouer…
Cette femme m’a toujours plu. Ça ne changera pas aujourd’hui.
Pour l’instant, j’ai l’impression qu’elle s’est contentée de répondre aux
questions des garçons. Ils ont manifestement parlé de moi. Loris est resté
longtemps avec elle. Si je ne savais pas qu’il était gay, là aussi j’aurais été
jaloux.
Je n’arrive pas à décrocher mon regard de leur groupe. Le petit sourire
satisfait sur les lèvres de Lise m’indique qu’elle m’a grillé. Je n’ai jamais
rien su lui cacher, c’est un calvaire.
Les gars autour de moi me parlent de la course et des jours à venir, mais
je ne parviens pas à les suivre. Je suis trop focalisé sur Lise. J’ai besoin de
vérifier si elle a eu un rôle dans ce qui est arrivé aujourd’hui.
Chaque minute passée avec elle fait renaître mon attirance à son égard.
Lise m’est irrésistible. Son caractère, sa voix, ses connaissances, sa
beauté… J’ai beau vouloir lutter, j’ai du mal à rester de marbre face à elle.
Elle m’a manqué. Tellement. Ce fait outrepasse largement l’affront qu’elle
m’a fait en me quittant sans rien dire. Seulement, je ne veux pas retomber
amoureux d’une femme devenue déloyale. Je dois savoir. J’ai besoin de
l’entendre me dire qu’elle n’a rien eu à voir avec cette histoire.
Quand elle se lève et torche son verre, je comprends qu’il est l’heure de
notre confrontation. Je l’imite en tirant moi aussi mon courage du
champagne et la suis sur la terrasse.
J’ai la satisfaction de voir le regard défait de son pote quand il saisit que
nous nous isolons. Le mec est définitivement intéressé. Il va vite falloir
qu’il réalise que Lise ne sera jamais à lui.
Je ferme la baie vitrée derrière moi et m’installe à ses côtés pour observer
la vue. Son odeur m’arrive par la légère brise qui soulève ses cheveux. Son
souffle est rapide, je sens qu’elle stresse. Je suis aussi tendu qu’elle.
Plutôt que de tourner autour du pot, j’attaque sans plus attendre pour en
terminer avec cette conversation.
— Tu savais ?
Mon ton est tranchant. Je ne veux pas l’agresser, mais cette situation me
met vraiment en rogne.
— Owen, je t’ai dit que je pensais que ça pouvait arriver, mais je te
promets que je ne savais pas que ça allait effectivement se passer. Surtout…
j’ignore jusqu’où Nilson peut aller. Cette course a été franchement étrange.
Je soupire de soulagement en l’écoutant prononcer ces mots. Je m’en
doutais, mais je devais l’entendre. Lise est une pilote, elle ne tolérerait
jamais ces conneries. Malgré tout, je m’inquiète de voir que je ne suis pas le
seul à avoir remarqué d’autres bizarreries sur ce circuit. Nilson est-il
réellement responsable de tout ce que j’imagine ?
— Tu me connais, Owen. Ce genre de délire me dégoûte, insiste-t-elle.
Sa remarque me fait rire amèrement. Depuis la fin de la course, une idée
tourne en boucle dans mon esprit.
— Pourtant t’y participes. Tu t’en rends compte, pas vrai ?
Elle secoue la tête. Prise au dépourvu par cette pique, elle se défend de
son mieux.
— C’est toi que j’ai conseillé, pas lui. Je ne pensais pas qu’ils te
bloqueraient dans un moment pareil. T’avais la voie libre, c’était n’importe
quoi.
Je me dois d’insister. Elle qui s’est tant battue contre les injustices du
sport, la voilà qui se retrouve complice d’une machination écœurante. Elle
n’est peut-être pas à l’initiative des dérives, mais elle offre toutes les armes
à ceux qui veulent m’arrêter. C’est elle qui analyse tous les dénominateurs
de la course. Sans ses données, Smith ou Nilson ne pourraient pas mettre en
place une stratégie différente.
Elle sait ce qui se passe derrière le rideau. Même si elle ne l’a peut-être
pas vu de ses yeux, elle le sent et l’a aussi bien remarqué que moi pendant
cette course. Ça ne s’arrête pas à un ordre à la radio, clairement ça va plus
loin que ça. En bossant là-dedans, bien que ça lui permette de rester en F1,
elle finit par participer au système qui l’a détruite.
— Comment tu peux travailler pour le même genre de personne qui t’a
volé ton rêve ?
Mes mots la blessent, je sais. Mais il faut qu’elle se réveille. Alors je lui
explique exactement ce que je pense de tout ça, de sa situation, de son rôle
dans ces histoires.
— Je n’ai pas le choix, me reproche-t-elle.
Je vois dans ses yeux qu’elle ne comprend pas mes remarques, que pour
l’instant, elle ne fait pas le même lien que moi. Pour elle, sa seule chance de
vivre entourée de F1 est de bosser pour ces types. Mais elle a tort. Elle est
tellement douée… Elle ne peut que trouver mieux, j’en suis certain.
Ça ne sert à rien que j’insiste. Elle ne saisira pas ce que je veux dire ce
soir. J’ai planté ma graine, maintenant je vais laisser Lise y réfléchir
tranquillement. Je suis sûr qu’elle parviendra aux bonnes conclusions.
Autrement, j’ai peur qu’elle finisse de nouveau par en souffrir. Sa
conscience finira par lui exploser en pleine figure.
— Je ne te l’ai pas mise à l’envers. Je te le promets, Owen, insiste-t-elle.
Je hoche la tête.
— Je te crois.
Je la surprends en capitulant aussi facilement. Ses épaules se détendent,
elle relâche la pression.
— Je sais à quoi m’en tenir maintenant.
Elle acquiesce, triste. Il me semble apercevoir des larmes monter. Je ne
réalise qu’à cet instant à quel point elle paniquait à l’idée que je la pense
responsable de tout ça. Si elle était si stressée, elle aurait dû m’appeler après
la course. Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ?
J’ai peut-être la réponse à cette question, en fait. Je n’arrête pas de
l’envoyer bouler depuis que nous nous sommes revus. Elle n’avait pas de
raison de croire que j’allais l’écouter cette fois-ci. Il faut vraiment que je
calme le jeu. Avec les conneries de Nilson, il est plus clair que jamais que
j’ai besoin d’elle de mon côté.
Surtout, je n’ai pas envie d’entrer en guerre avec elle. J’ai déjà perdu huit
ans, maintenant qu’elle est là, je ne veux pas lui donner une nouvelle excuse
pour partir. Elle m’a manqué. Je préfère l’avoir près de moi, quelle que soit
la nature de notre relation. Jamais personne ne m’a compris comme cette
femme.
Nous restons dans un silence pesant quelques instants.
Je ne sais pas comment aborder les choses, comment lui faire
comprendre que je veux que nous redevenions amis.
Le malaise finit par faire craquer Lise qui cherche à rentrer, mais je la
retiens. Je n’ai pas terminé cette discussion avec elle. Il y a encore des
points que je souhaite éclaircir.
Elle me laisse lui attraper la main et la ramener vers moi. Son regard est
méfiant, elle se prépare à ce que je lui crie dessus. Ce fait me retourne. Je
n’aime pas qu’elle me voie ainsi.
— Gabriel m’a rapporté ce que tu leur as dit tout à l’heure. Sur les
raisons de ton départ.
Elle plonge ses yeux dans les miens en attendant que j’en dise plus.
Je me lance, non sans appréhension.
— J’ai fait de mon mieux, soufflé-je.
Elle se mord la lèvre tout en se rapprochant de moi pour reprendre sa
place initiale. Je crois être une des seules personnes à avoir vu Lise dans un
tel état de faiblesse. Elle se laisse rarement surprendre par une situation.
Avec moi, elle n’a jamais eu peur de se montrer vulnérable. Cela n’a pas
changé et j’en suis rassuré.
— Je ne t’ai jamais reproché le contraire.
Je regarde ses boucles, ses yeux peinés, ses sourcils qui se froncent. Cette
conversation l’a fait autant souffrir que moi.
— Tu es partie, contré-je.
Elle ne me répond pas tout de suite. Elle retient encore ses larmes, je le
vois.
— C’était ça ou te demander de tout abandonner pour moi. Je t’aimais
trop pour accepter cette seconde option.
J’ai beau comprendre son choix, j’ai encore du mal à l’encaisser. De
l’eau a coulé sous les ponts, mais sa décision se dresse toujours entre nous
comme un mur infranchissable.
J’ai conscience d’être le seul à pouvoir le briser, pourtant je ne sais pas si
j’en suis capable.
À la seconde où je laisserai libre cours à mon attirance pour elle, je serai
foutu. D’un autre côté, que je le veuille ou non, j’ai besoin d’elle. J’ai
besoin d’elle en piste et dans ma vie.
C’est la première fois depuis la course que je pense à autre chose. Elle a
ce pouvoir sur moi. Elle se faufile sous ma peau et me mène à la baguette.
Sa présence m’apaise, même si ces discussions sont dures.
Je sais pertinemment que je vais craquer, que je vais retomber amoureux
d’elle, si ce n’est pas déjà en train d’arriver.
Au lieu de me battre pour rien, je l’attire contre moi. Je veux faire la paix
et retrouver notre complicité. Je vais en avoir besoin pour les prochaines
semaines.
Lise était une jeune fille quand elle a pris sa décision. J’estime pouvoir
donner une seconde chance à la femme qu’elle est devenue.
Elle se laisse faire, referme sans rien dire ses bras dans mon dos. Elle
blottit sa tête contre mon torse, comme elle a toujours fait, et inspire mon
odeur.
J’enfouis mon visage dans ses cheveux, en apprécie la caresse familière
sur ma peau.
— Tu les as détachés, ne puis-je m’empêcher de lui faire remarquer.
Elle part d’un rire franc.
— Je me suis dit que ça m’aiderait à t’amadouer.
Elle lève le regard vers moi, et pour la première fois depuis que je l’ai
retrouvée, nous échangeons un vrai sourire.
— Tu ne me détestes plus alors ?
Je lui offre mon meilleur sourire en coin.
— Je t’ai menti. Je ne t’ai jamais détestée.
Elle s’offusque.
— C’est moi qui te déteste, là, tout de suite.
— Je n’en crois pas un mot.
Elle éclate de rire et putain, je dois dire que ça m’avait manqué. Je viens
d’ouvrir la boîte de Pandore en signant cette trêve avec elle. Je ne le regrette
pas.
— On ferait mieux de rentrer avant qu’ils ne commencent à s’imaginer
des trucs, sinon, ils vont nous faire vivre un enfer.
C’est une excuse bidon, mais je la suis malgré tout. J’espère juste que
l’autre gars aura bien vu que c’est moi qu’elle a enlacé.
Nos amis nous épargnent tout commentaire. Seuls Bryan et Gabriel me
lancent des regards éloquents. Moi, tout ce que je remarque, c’est que Lise
a retrouvé le sourire. Un vrai sourire. Je la trouve rayonnante.
Je crois qu’elle s’est enfin détendue. En tout cas, c’est l’impression que
j’ai quand je la vois danser avec nos potes le reste de la soirée.
Un coup Loris la fait tourner, un coup Mathieu l’entraîne dans des
chorégraphies pas possibles. Je découvre une femme encore plus sensuelle.
Ses mouvements sont plus assurés, osés. C’est une Lise expérimentée qui
n’a plus froid aux yeux. Elle est renversante.
La course faisait ressortir sa part quelque peu masculine. Aujourd’hui,
elle assume pleinement sa féminité en ondulant les hanches avec confiance.
Son bassin bascule de droite à gauche, me laissant imaginer l’effet de ce
mouvement contre ma peau. Des images déplacées me viennent en tête que
j’essaie d’oublier en me focalisant – à tort – sur son corps. Cela ne fait
qu’accentuer mon attirance pour elle. Elle joue de sa poitrine en rythme
avec la musique, c’est subtil, mais le mouvement attire mon regard sans que
je ne puisse y résister. Son sourire en coin m’achève. Ses cheveux caressent
sa nuque en suivant ses balancements, me donnant envie d’y passer la main
pour vérifier que sa peau est toujours aussi agréable.
Elle est merveilleuse.
Je ne suis pas le seul à le remarquer, évidemment. L’autre gars la regarde
d’un peu trop près. Lui, je sens qu’il va grandement me gonfler.
De mon côté, je ne suis pas fou au point de céder à mes envies. Je préfère
l’observer de loin et profiter dans mon coin. J’irais beaucoup trop vite en
dansant près d’elle. Nous venons à peine de faire la paix, elle doit encore se
demander si je compte vraiment lui reparler. Surtout, Bryan me couperait
les couilles si je me montrais aussi faible.
Cette fille est loin de me filer des hémorroïdes. Bien au contraire. Quoi
qu’elle en pense.
Je ne sais même pas comment elle a pu croire ça. Même quand je lui
criais dessus, mon attirance devait se lire sur mon visage.
Je pourrais me sentir frustré de l’avoir si près et pourtant si loin.
Seulement, Lise ne regarde que moi. Je ne sais pas si nous allons rester
amis longtemps, mais c’est déjà bien de l’avoir à nouveau dans ma vie.
J’ai l’impression de pouvoir enfin respirer pleinement.

LISE

Je ne regrette pas d’avoir demandé à Gabriel d’organiser cette soirée. Je


suis contente d’avoir pu les voir, tous autant qu’ils sont. Ça m’a fait plaisir
de leur parler et de retrouver cette amitié. Hupert a eu raison quand il a dit
que j’avais forcément été seule tout ce temps.
Je l’ai été. Terriblement.
Malgré la présence de Nora et de Bill, je n’ai pas de véritables amis, je ne
vois pas ma famille et je suis restée loin des rares personnes qui me
connaissent par cœur. Retrouver mes pilotes m’a fait du bien. Plus que ce
que j’aurais pu penser.
Surtout, j’ai pu mettre les choses au clair avec Owen. J’avais besoin qu’il
me croie, qu’il sache que je n’avais pas participé à son éviction.
Son sermon me reste cependant en travers de la gorge. Je ne comprends
pas qu’il m’ait accusée de fraterniser avec l’ennemi. Je ne vois pas les
choses sous cet angle. Maintenant qu’il m’en a parlé, la question tourne en
boucle dans ma tête.
Ce job est-il vraiment fait pour moi ? Suis-je en train de renier mes
convictions ?
Je refourgue ces idées à l’arrière de mon crâne. J’ai retrouvé un tant soit
peu de joie de vivre et ce n’est pas le moment de déprimer en songeant à
ces sujets.
En dehors de tout ça, j’ai été très étonnée du comportement d’Owen. Il
s’est montré si mature, ouvert. Je pensais qu’il me haïrait pendant au moins
deux ans avant d’accepter de redevenir ami avec moi. Or, hier, il m’a prise
dans ses bras. Je suis un peu perdue, mais ravie. C’était tout ce que je
voulais, que nous arrivions à nous retrouver malgré tout ce qu’il s’est passé
entre nous. La vie est trop courte pour la gâcher avec des disputes.
Nous n’avions que dix-huit ans.
Je repense à sa façon de toucher mes cheveux, de s’en émerveiller. Je n’ai
jamais compris sa fascination pour mes boucles. En revanche, je souris
comme une idiote en revoyant son expression après notre discussion. Il m’a
observée tout le reste de la soirée et je ne sais pas quoi faire de cette
information.
J’aurais aimé danser avec lui. Je suppose que c’était encore trop tôt.
Je dois cesser d’autant réfléchir, car je vais finir par me mettre en retard.
Mélanie et moi devons nous retrouver pour un après-midi shopping entre
filles. Nous avons conclu qu’il fallait absolument que nous renouions des
liens. Rien de mieux que le soleil de Melbourne pour rattraper le temps
perdu.
Elle arrive comme prévu à treize heures à mon hôtel. Je descends
rapidement pour ne pas la faire patienter.
Mel est la copie conforme de son petit frère. Blonde aux yeux bleus, et
cette classe purement française. Non pas que nous, Monégasques, soyons
très différents, mais ils ont un truc à eux.
Mélanie a toujours été mon unique amie durant ma jeunesse. Sur les
circuits, j’étais bien souvent la seule fille. Comme elle suivait son frère,
nous nous croisions régulièrement. Je suis contente de la retrouver. Elle est
toujours aussi gentille et dynamique. Je peux maintenant dire que j’ai deux
copines dans mon quotidien ! Je progresse.
Je la serre dans une étreinte pour la saluer. Nous sortons dans les rues de
Melbourne bras dessus bras dessous, comme nous le faisions au bon vieux
temps. Notre complicité ne semble pas avoir été affectée par les années, j’en
suis sincèrement soulagée.
Nous commençons par échanger quelques banalités, puis quand la
conversation devient plus fluide, nous pouvons nous lancer dans des sujets
plus croustillants. Nous retrouvons facilement nos vieilles habitudes.
— Toujours aussi athlétique, ma Lisie.
Je roule des yeux.
— Tu me connais, je dois souvent passer mes nerfs. Rien de mieux que le
sport pour ça.
— Je n’ai pas ta volonté, clairement, rigole-t-elle en croquant dans un
donut.
Pourtant, sa taille de guêpe en ferait pâlir plus d’un. Devenue une des
mannequins les plus en vogue, Mel conserve un physique parfait, contrôlé.
J’aimerais connaître son secret pour grignoter et parvenir à maîtriser son
poids. À la fois, si elle fonctionne comme Gabby, elle peut engloutir ce
qu’elle veut, elle ne prendra pas un gramme.
Nous entrons dans un premier magasin de vêtements – franchement hors
budget pour moi – et fouinons dans les rayons. Mélanie feint de prendre un
air détaché avant de me poser la question qui la démange.
— Du coup avec Owen… vous allez remettre ça ?
C’est la question à mille points décidément.
— Je trouve qu’un peu trop de monde se mêle de cette histoire…
Elle ricane.
— En même temps, c’est la seule histoire à peu près croustillante en ce
moment.
La saison commence à peine ! D’ici un mois, un scandale aura bien vite
effacé ce ragot.
— Tu vas me dire qu’il ne se passe rien d’intéressant dans ta vie ? Tu
dois bien avoir un truc à me raconter, madame la top-model !
Mélanie rougit instantanément et rit nerveusement. Je la reconnais bien
là. Elle a toujours eu l’art de se fourrer dans de drôles de situations, je ne
suis jamais déçue avec elle. Si j’adore les garçons, ils ne possèdent pas ce
don féminin pour les potins et les histoires irrésistibles. Maintenant qu’elle
fréquente du beau monde, je n’imagine même pas dans quelle panade elle a
pu se fourrer. Vu sa bouille, elle meurt d’envie de s’épancher.
— Tu transpires la bêtise ! remarqué-je en riant. Qu’est-ce que tu as fait ?
Elle grogne en se cachant derrière un portant.
— C’est un secret très, très bien gardé, alors surtout tu n’en parles pas !
— Tu me connais.
Elle hoche la tête.
— Je n’ai raconté ça à personne. Genre personne. Enfin, Mai mise à part.
Elle était à la soirée d’ailleurs, tu vois de qui je parle ?
— C’est la médecin de Gabby, non ? vérifié-je, incertaine.
Mélanie hoche la tête en rigolant.
— Le pauvre, t’abuses de la ramener à ses fêtes, rigolé-je.
Connaissant Gabriel, leur amitié ne doit pas le ravir. Il aime garder son
jardin secret.
— Ce n’est pas comme s’il la consultait souvent, de toute façon. Et puis,
je l’adore moi, Mai, se justifie-t-elle.
Sentant qu’elle peut partir à me parler pendant une demi-heure de Mai, je
la redirige sur le sujet de base.
— Bref, reprenons. Pourquoi est-ce si important de ne raconter ça à
personne ?
Je sens qu’elle a fait une connerie.
— Parce que je n’ai confiance en personne d’autre que vous deux pour
garder ce secret. Mai est une tombe et toi, je sais que tu ne diras rien et que
tu n’iras pas tout balancer à Gab.
Non, c’est vrai. Je n’aime pas mettre les autres en mauvaise posture en
allant répandre des rumeurs. J’adore Gabriel, mais j’adore aussi Mel. J’ai
toujours gardé les secrets de chacun d’eux.
— Vas-y, dis-moi ! Ça te fera du bien d’en parler.
Elle prend une grande inspiration et se rapproche de moi avant de tout
déballer.
— J’ai… flirté avec Jacob.
Elle a parlé si bas que je ne suis pas certaine d’avoir réellement entendu.
— Genre Jacob Oak ? L’ennemi numéro un de ton frère ?
Elle grimace en acquiesçant de la tête. Elle n’en est pas fière et il y a de
quoi ! C’est bien la dernière personne qu’elle aurait dû approcher. Ce mec
n’est, en plus, pas digne de confiance. J’espère qu’elle n’est pas allée trop
loin, sinon son frangin en aura le cœur brisé.
— Ne me regarde pas comme ça, je sais que c’est mal.
L’accabler ne mènera à rien. Elle me parle en tant qu’amie et non en tant
que sœur de Gabby.
— Allez, raconte-moi, l’encouragé-je sans jugement.
Elle se lance dans son récit en soupirant. Elle m’explique que cette
histoire la bouffe, qu’elle s’en veut et qu’elle a peur que Gabriel l’apprenne.
— Le pire, Lisie, c’est que j’ai fini par comprendre qu’il se rapprochait
de moi uniquement pour mettre Gab à terre. Il l’a dit explicitement à un de
ses potes. C’est vraiment un gros connard.
Je la serre contre moi.
J’espère qu’elle parviendra à se sortir de ce pétrin et que rien n’arrivera
aux oreilles de son frère. Dans le cas inverse, je la soutiendrai et essaierai
d’arbitrer leur confrontation. Jacob, lui, serait un homme mort.
Nous continuons à parcourir les rayons et choisissons quelques fringues
avant de passer à la caisse, puis au magasin suivant.
Mélanie a besoin de trouver des sous-vêtements de sport donc je la suis
dans une boutique de lingerie.
Alors que nous regardons les différents articles, elle se remet à me
questionner.
— Je sais que tu vas éviter le sujet, mais sérieux, Owen et toi, vous allez
faire quoi ?
Au même instant, je reçois un SMS du concerné. Mel s’en rend compte.
Owen : « Tu pars quand pour l’Allemagne ? »
Déconcentrée par son message, j’en oublie la conversation. Mélanie ne
me rate pas.
— Non mais regarde ta tête, Cardin ! Tu l’as dans la peau, ce mec !
Je pique un fard et essaie de me dépêtrer comme je peux.
— Il me parle boulot !
Je réponds rapidement à Abbott avant de reprendre la conversation avec
Mel.
— Il commence à peine à me reparler. On a fait la paix, hier. Maintenant,
on va simplement rester amis et travailler ensemble.
Elle secoue la tête, incrédule.
— Tu vas me dire qu’après la passion que vous avez vécue, vous allez
simplement devenir potes ? Non mais même toi tu as conscience que c’est
des conneries !
Je hausse les épaules. C’est clair que c’est une idée de merde.
— Je sais ce qu’il en est de mon côté, en revanche du sien…
— Il te dévorait du regard, Lise ! Et il tentait d’assassiner ton pote par la
pensée, ricane-t-elle.
Je fronce les sourcils. De quoi parle-t-elle ?
— Hein ?
Elle me fixe comme si j’étais stupide.
— Bill ? Ton collègue ?
— Eh ben quoi ?
Elle me détaille avec un sourire en coin. Elle attrape quelques brassières
avant de se diriger vers les cabines d’essayage.
— Ben le mec craque sur toi et Owen s’en est bien rendu compte. Il est
terriblement possessif avec sa Lisie. Franchement, je vous donne deux
semaines avant de finir dans le même lit !
— On dirait ton frère, marmonné-je.
Elle glousse.
Je reçois un autre SMS d’Owen. Heureusement, derrière le rideau,
Mélanie ne peut pas voir mon sourire.
Owen : « Je pars dans quelques heures. Dommage… J’aurais bien fait le trajet avec toi. »
Et moi donc ! Mais non, je suis coincée ici jusqu’à demain, car nous
avons une réunion d’équipe ce soir. J’aurais définitivement préféré prendre
le jet d’Owen qu’un avion de ligne. La prochaine fois, peut-être…
J’en oublie presque que Mélanie a sous-entendu que Bill aurait des vues
moi. Je ne sais pas d’où elle sort ça et à la fois, j’ai toujours été super nulle
pour remarquer l’attention des hommes. C’est qu’ils ne m’intéressent pas.
Mon amie finit par trouver son bonheur et nous quittons la boutique.
Nous continuons cette balade encore deux bonnes heures. Nous parlons du
passé, du présent, de son frère, de moi. Nous prenons un café en terrasse,
puis déambulons simplement dans les rues.
Finalement, l’heure de ma réunion approche. Nous rentrons donc vers
nos hôtels. Après une accolade, nous nous quittons non sans nous promettre
de recommencer une prochaine fois. Passer ce moment avec elle m’a fait du
bien. J’ai aimé parler de ragots, écouter ses bêtises et même ses questions
sur Owen. Surtout, l’espace d’un instant, je suis sortie du monde de la F1 et
bien que j’adore ce sport, il faut parfois savoir prendre une pause.
Je me rends à la réunion, détendue. Quand je vois Bill, les remarques de
Mel me reviennent tout de suite en tête. Je m’en sens très mal à l’aise.
Un message d’Owen me met le coup de grâce.
Owen : « Au fait, ton pote Bill ? Il te veut. »
Pour la première fois, je rougis devant mes collègues qui m’observent
comme si j’avais échangé mon corps avec une autre.
Mélanie avait raison : Owen a bien eu un œil sur Bill. Je ne sais pas quoi
faire de cette énième information. Déjà qu’un simple câlin de sa part m’a
conquise. S’il commence à se montrer jaloux, je suis finie.

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Chapitre 10

Avril – Autriche

OWEN

Maintenant que j’ai bien saisi ce qui se tramait dans mon dos, je peux
tenter de contrer les manipulations de Nilson.
En Allemagne, j’ai non seulement pris la pole, mais j’ai passé le drapeau
à damier avant lui. Certes, Doppia était en première place, mais c’était déjà
ça. J’aurais pu gagner sans cette légère collision en début de course qui m’a
valu un passage inopiné au stand. Sans aileron, je ne pouvais pas aller bien
loin… N’empêche que j’ai quand même battu Nilson, qui aurait très bien pu
remporter le Grand Prix.
La tension entre nous n’a fait que s’exacerber depuis l’Australie. Il a la
haine de voir que je me débrouille mieux que lui.
On dit que le pire ennemi d’un pilote est son coéquipier. Il n’y a rien de
plus vrai ! Quand on fait les comptes à la fin de la saison, il est le seul à
avoir eu les mêmes armes que toi pour se battre, le seul à qui on peut te
comparer. Si avec une même voiture un pilote finit toujours devant l’autre,
c’est que le second est moins bon. C’est aussi simple et dur que ça.
Durant la semaine d’intervalle entre les courses en Allemagne et en
Autriche, nous nous sommes malgré tout prêtés à des activités ensemble. Ça
peut se résumer à des jeux débiles pour faire rire les téléspectateurs. Je ne
sais pas pourquoi les gens aiment nous regarder essayer de parler allemand
ou goûter des plats inconnus. Toujours est-il que ça rapporte à l’écurie.
Le summum de la semaine a été cette battle de danse avec en prime les
pilotes de Roar Racing. Cette vidéo a battu des records de vues et je ne
comprends toujours pas pourquoi. Ça doit avoir un lien avec les messages
explicites que j’ai reçus juste après.
Le premier Grand Prix autrichien n’a pas débuté sous les meilleurs
augures. Un accident sur l’arrière du peloton m’a valu quelques débris sur
le tour suivant. Ma crevaison annonçait la fin de ma course. Cependant, le
truc avec la F1, c’est que rien ne peut être prévu avec certitude. Un second
accident a nécessité la safety car pour nettoyer le circuit. Résultat, j’ai pu
changer mon train de pneus sans perdre de temps et remonter facilement
dans le classement.
Quand la course a repris, mon départ a été fulgurant. Tout le monde
cherchait à chauffer sa gomme, je me suis faufilé au milieu et je suis
parvenu à la troisième place en seulement quelques tours.
Une erreur a valu à Nilson une perte de puissance. Je suis passé devant
lui presque en lui faisant un signe. Sa défaite a été cuisante. Il a dû adorer
me regarder prendre la victoire depuis les stands.
J’ai bien entendu fêté ça. J’ai été invité à une soirée privée dans un club
très sélect de Vienne. Bryan m’a accompagné. Nous y avons retrouvé
Gabriel et Mathieu. Alcool à volonté, ambiance assurée par le DJ le plus en
vue du moment et surtout, la discrétion était de mise. Pas de journaliste, pas
de vidéos enregistrées en secret. Une vraie fête pour se détendre.
C’est ce que nous avons fait. Mathieu s’est pris une sacrée murge.
Gabriel était sur la réserve, comme toujours. Moi, j’ai simplement passé un
bon moment. Nous avons dansé jusqu’au bout de la nuit. Mathieu est reparti
avec une femme accrochée à son bras. Gabriel s’est moqué de lui, mais a eu
lui-même du mal à résister à la fille qui l’a séduit toute la soirée.
Ce genre de fête se caractérise aussi par cette facilité certaine à rentrer
accompagné. Je n’aurais eu qu’à claquer des doigts pour ne pas dormir seul.
Si ça m’est déjà arrivé d’en profiter, ce soir-là, la seule femme qui
m’intéressait n’était pas dans le coin.
Coucher avec elle aurait été une grosse erreur, mais vu le niveau
d’alcoolémie que j’avais atteint, j’aurais probablement tenté le coup.
Rester loin de Lise en étant sobre c’est une chose, mais lui résister ivre,
c’est mission impossible.
Maintenant que j’ai décidé de ne plus lui faire la tête et que nous
recommençons à discuter, je retrouve la fille dont j’étais amoureux. Elle
n’est plus sur ses gardes. Moi non plus. Comme je ne l’agresse pas, elle ose
venir me parler. Nous ne sommes pas encore à cent pour cent détendus l’un
avec l’autre, mais nous pouvons de nouveau débattre sur la F1.
Non pas que je l’aie vue souvent ces derniers jours. Je suis débordé, tout
comme elle. Nous ne nous sommes croisés que quelques fois. Pourtant,
dans cette boîte, ivre, avec toutes ces groupies autour de moi, je ne pensais
qu’à elle.
En me réveillant le lendemain, j’ai compris qu’il ne fallait surtout pas que
je passe une soirée en sa compagnie. Je ferais une grosse connerie. Je me
mettrais à la draguer, ruinant là nos efforts pour redevenir amis. Soit elle me
rembarrerait, ce qui me vexerait énormément. Soit elle accepterait de passer
la nuit avec moi, ce que nous regretterions tous les deux le matin venu.
Aucune de ces options n’est bonne à prendre.
La seconde course autrichienne a lieu aujourd’hui. Je pars en pole, Nilson
en second. Mon but du jour : mener la danse du début à la fin.
Je m’y suis préparé. Je sais comment gagner quelques secondes
précieuses pour atteindre mon objectif. Hier, j’ai appelé Lise pour en
discuter avec elle. Ses idées sont toujours inattendues. Elle m’a filé
quelques conseils que je compte bien appliquer.
Pour l’instant, je n’ai pas assez de poids dans l’écurie pour imposer mes
choix de gomme. Je dois donc concilier les décisions de l’équipe avec mes
stratégies. Je ne peux pas compter sur eux pour m’aider à gagner. Je ne
peux faire confiance qu’à ma personne.
Il va falloir que je fasse traîner mon premier train pour creuser l’écart
avec le second. La stratégie veut que je commence en soft, puis passer en
medium. Ça va être dur, mais je m’en sens largement capable.
Dès que les lumières s’éteignent, je presse l’accélérateur. Je dois avoir le
meilleur temps de réaction. Bryan m’a aidé à le travailler.
Je débute la course côte à côte avec Nilson, les Keelean sur nos talons.
La première courbe arrive et tout va se jouer au moment de savoir lequel de
nous deux aura le plus de couilles pour ralentir en dernier.
Smith doit être en train de nous maudire. Lui n’est pas pilote, il ne sait
pas ce qu’est ce besoin de gagner, d’écraser l’autre. Mon instinct me dit de
le passer quoi qu’il advienne. C’est tout ce qui compte. À cet instant, c’est
moi avant tout. Il n’y a pas d’équipe qui tienne.
J’attends la dernière milliseconde pour rétrograder et négocier la chicane.
Je prends Nilson sur l’intérieur, puis sur l’extérieur. Ma conduite est
puissante, sèche. Il ne tient pas le rythme et doit se résoudre à calmer le jeu
pour ne pas perdre le contrôle.
Je gagne le lead et compte bien le garder.
Nilson me colle, mais il n’arrive pas à remonter.
— 1,5 avec Nilson.
Mon ingénieur me dresse un rapport de l’écart à chaque tour.
Je me concentre pour préserver mon train. La voix de Lise me guide dans
les virages 6 et 10.
Je tiens plus de vingt tours avec mes soft, ce que je considère être un
exploit. La moitié des pilotes sont déjà passés aux stands. Nilson y compris.
Ce n’est que lorsque je commence à observer des flat spots sur mes pneus
avant que je demande à rentrer au stand. Ils m’y ont appelé deux fois déjà,
mais je n’y suis pas allé. Je compte bien imposer ma façon de faire, que ça
leur plaise ou non.
Smith doit enrager, mais il sera bien obligé de reconnaître que j’avais
raison quand je soulèverai la coupe.
— Box, box.
Cette fois, je suis l’information et rentre dans la voie des stands pour
passer en medium. L’arrêt dure deux secondes huit. Je ressors P4 avec un
train neuf. La remontée sera belle. Quand tous les autres perdront en
puissance sur les derniers tours, je pourrai les doubler. Tout se joue dans les
pneus.
— Pénalité pour Porana.
— Noté.
Une place de gagnée.
Je remonte tranquillement sur Loris pendant les quinze derniers tours. Il
me sent arriver et c’est probablement un de ceux qui connait le mieux mes
tactiques. Je dois me forcer à penser différemment. Il ne me fera pas de
cadeaux.
Doubler mes potes est ce que je préfère. C’est ce qui me demande le plus
d’ingéniosité. Nous conduisons ensemble depuis si longtemps que nous
nous connaissons par cœur.
La seule qui a toujours gardé une imprévisibilité en course, c’est Lise. Je
dois penser comme elle.
Je me rapproche de Doppia en réfléchissant à cent à l’heure. L’esse arrive
et une idée me vient en tête. Ce genre de courbe, ce n’est pas le délire de
Loris. Si je le surprends en passant d’abord par l’intérieur, puis encore à
l’intérieur pour le doubler avec plus de puissance en sortie sur la droite, il
ne pourra rien faire.
Je serre les fesses tout le long de la manœuvre et ne relâche la pression
que lorsque je ressors P2 de cet affrontement.
— Beau travail, Abbott.
— Yes !
Enhardi par ce mouvement, je remonte pour choper Nilson. Cette fois,
hors de question de le laisser me voler ma place. Quoi que l’on m’ordonne,
je passerai.
— 0,9 avec Nilson. Garde ce rythme.
Compte là-dessus.
J’accélère. La voiture me suit. Mon train de pneus est préservé et prêt à
l’attaque.
— Encore cinq tours. Garde le rythme.
— Reçu.
Nilson perd en puissance. Son pneu avant gauche va le lâcher s’il pousse
trop.
— 0,5. Doucement, Owen, on veut passer l’arrivée.
— C’est le but.
Pas cette fois.
La zone de DRS approche. Sa seule chance serait que je le laisse
tranquille. Ce que je ne compte pas faire.
Mon aileron s’ouvre et je le double en ligne droite comme s’il roulait en
2 CV. Celle-là, elle doit piquer !
— P1, Owen.
Le soupir de mon ingénieur m’indique que Smith n’est pas content, ce
qui rend mon mouvement encore plus savoureux.
— Dernier tour.
— C’est bon, ça !
Je creuse encore l’écart et sais que j’ai gagné cette course avant
d’apercevoir le drapeau à damier et mon équipe qui me félicite à côté. Je
rapproche la voiture de la paroi pour leur répondre. Ils exultent, moi aussi.
— P1, Owen. Beau travail. Félicitations !
— Yes ! Yes ! Yes !
La pression redescend. Cette fois, je vais le savourer, ce champagne !
Je me gare devant le panneau 1, puis sors du cockpit en vainqueur. Les
bras en l’air, je me délecte des cris de la foule.
Je vais féliciter l’équipe qui m’attend tout en me lançant des
remerciements. Je les laisse me soulever, me serrer contre eux. Ils bossent
tellement que cette victoire leur appartient aussi. Cette voiture, c’est aussi
leur bébé. Mon ingénieur course me prend dans ses bras. Il est de mon côté
et nous formons une équipe. Lui aussi il veut la gagne, même quand Smith
lui demande l’inverse aux stands.
Nilson se prête au jeu en faisant la gueule. Il me serre la main à
contrecœur. Mon sourire satisfait durcit ses traits. C’est encore meilleur que
de soulever la coupe.
Smith me félicite non sans un regard sévère.
Je cherche alors une personne en particulier dans l’assemblée.
Planquée sous sa casquette, elle reste dans le fond pour ne pas se
retrouver dans un mouvement de foule. Elle relève la tête et croise mon
regard. Son sourire me dit tout ce que j’ai besoin de savoir.
Je pars valider la pesée et répondre à Tomari. Je signe quelques
autographes, puis suis l’équipe qui m’amène au podium.
God Save the Queen ravit mon cœur avant que je me prenne une douche
de champagne. Ça n’arrêtera jamais de me renverser. Je vis pour ces
moments. Cette adrénaline, ce contentement à la fin, les hurlements des
supporters. Je pourrais repartir pour deux heures de course.
Cette victoire me fait officiellement passer devant Nilson dans le
championnat. J’ai fait le job, et je pourrais presque en bander.

LISE

La joie pure qui émane d’Owen au moment de récupérer son trophée vaut
tout l’or du monde. Moi aussi j’aurais bien aimé le serrer contre moi pour le
féliciter. Je n’ai pas osé. Je ne sais pas s’il aurait apprécié. L’équipe aurait,
de toute façon, trouvé mon comportement bizarre.
Bref. C’est comme ça. Je lui aurais sauté dans les bras si nous étions
restés en couple. Ce qui n’est pas le cas. Par ma décision. Si Owen ne prend
pas d’initiative avec moi, je n’en prendrai pas non plus. À lui de mener la
danse et à moi de m’adapter.
Il n’empêche que ça me tend de savoir qu’il va aller fêter ça dans un club
branché privé avec ses potes et de nombreuses femmes qui n’attendent que
de partager son lit.
La jalousie me vrille l’estomac depuis la fin de cette course.
En réalité, ce sentiment me tiraille depuis que je suis revenue sur le
paddock il y a trois ans et que j’ai réalisé à quel point Owen était convoité.
Je suis restée dans l’ombre, comme je me l’étais promis pour ne pas de
nouveau interférer avec sa vie. Seulement, parfois, ça m’a été dur. Quand
j’enchaînais les réunions, les nuits solitaires dans des hôtels moyens, bas de
gamme, ou encore les heures de travail acharné, lui profitait de sa célébrité
et de tous les excès mis à sa disposition.
Je me suis noyée dans les stratégies, les études des courses, des pilotes.
J’ai bossé comme une dingue pour oublier le passé, pour trouver ma place
dans ce monde d’hommes, pour parvenir à enfin être fière de moi. J’ai lu et
rédigé des dizaines de rapports, j’ai suivi toutes sortes de conférences,
écouté je ne sais combien de spécialistes débattre des nouveaux moteurs
dans le sport.
Pendant ce temps, Owen menait la grande vie. Sans moi. Avec d’autres
conquêtes.
Il est séduisant, riche et le meilleur dans son domaine. Évidemment que
les femmes et certains hommes se jettent à ses pieds.
Fut un temps où il ne voyait que moi. Je savais que quoi qu’il arriverait,
il ne me trahirait pas. Aujourd’hui, il peut faire ce que bon lui semble, je ne
fais pas le poids face aux mannequins qui le charment.
Il est sorti avec Paola René, élue femme la plus séduisante par People
News. Comment pourrais-je rivaliser ? Je me maintiens en forme, mais je ne
possède pas sa grâce naturelle.
En soi, moi aussi je pourrais aller l’oublier avec un homme pour la
soirée. Mais je n’en ai pas envie. L’idée me dégoûte même. C’est avec
Owen que j’aimerais discuter. Cette course était dingue, nos débriefings me
manquent.
Au lieu de rester allongée sur mon lit d’hôtel à ne rien faire, je décide de
filer prendre une douche froide pour me vider la tête. Après, je n’aurai qu’à
proposer à Nora de sortir boire un verre pour me détendre et surtout, je ne
dois pas ouvrir les réseaux. Dieu sait ce que je pourrais y trouver. Ça me
ferait du mal pour rien.
J’emporte mon téléphone dans la salle de bains pour mettre de la
musique.
L’eau coule sur ma peau et je me déhanche au rythme des derniers sons à
la mode. Je ferme les yeux et laisse l’instant m’apaiser. Je crois que ça
fonctionne. Malheureusement, la sonnerie du téléphone interrompt
soudainement la musique. Je sursaute et manque de tomber. Heureusement,
je me ressaisis à temps et reste sur mes pieds.
C’est Owen.
Je ne réfléchis pas au fait que je suis encore sous la douche avant de
décrocher.
— Allô ? demandé-je, incertaine.
Il a peut-être fait une fausse manip.
— Lisie ?
Il rigole, probablement toujours euphorique de sa victoire.
— Tu fais quoi ? J’entends des bruits bizarres.
Le haut-parleur trahit mon activité.
— Euh… Je prends une douche, avoué-je, gênée.
Heureusement, il ne peut pas me voir rougir et grimacer. Il faudrait que
j’apprenne à réfléchir des fois. J’espère que je n’ai pas malencontreusement
activé la vidéo parce que sinon, ça serait vraiment embarrassant.
Owen laisse planer un blanc qui me pousse à m’expliquer.
— Désolée, je suis à l’ouest. J’ai vu ton nom et j’ai répondu. On peut se
rappeler après, si tu préfères.
Je l’entends à nouveau rire.
— Non, c’est bon. C’est tout bon. Bon.
Ça, c’est le Owen mal à l’aise. En même temps, il doit m’imaginer sous
la douche, ce qui n’aide pas à tenir une conversation sérieuse.
— Tu voulais me parler d’un truc ? Tu as un problème ?
— Ah ! Oui, se ressaisit-il.
— Qu’est-ce qui se passe ? m’inquiété-je.
— Non ! Pas de problème. Putain, ce n’est pas clair, marmonne-t-il.
Ça, il l’a dit. À mon tour de rigoler.
Je lui laisse du temps pour qu’il en vienne à m’expliquer la raison de son
appel. Il attend quelques secondes avant de se lancer.
— Je me demandais si… tu voulais qu’on partage un verre ?
Hein ?
— Avec moi ? vérifié-je bêtement.
— C’est toi que j’ai appelée, non ? Tu es bien Lise Cardin ? Attends,
évidemment que c’est toi, tu me réponds alors que tu es sous la douche, me
taquine-t-il.
Mon sourire va me dévisser la mâchoire. Ce que je peux être mielleuse
quand il s’agit de lui.
— Quand tu auras fini de te moquer, tu me diras où et quand.
Je l’entends ricaner.
— À mon hôtel, après ta douche.
— Vendu.
Je me mords la lèvre de contentement. C’était tout ce que je voulais.
Putain, il préfère me parler qu’aller baiser des groupies !
— Bonne douche, Lisie. N’oublie pas de t’habiller avant de venir.
Je roule des yeux, mais rigole.
— Je vais y penser.
Nous raccrochons et je termine de me laver en me demandant ce que je
suis censée porter. Je dois me dépêcher, il va m’attendre.
Je me sèche rapidement de la tête aux pieds avant de chercher une tenue.
Je n’aime pas trop me balader en robe donc j’opte pour une combinaison
élégante et décolletée. Avec des talons, ça sera parfait. Je m’apprête pour un
hôtel de luxe, mais je n’en fais pas trop non plus.
Je grimpe dans un taxi et me maquille sur la route.
Quand j’arrive devant l’hôtel, j’envoie un message à Owen pour le
prévenir.
Je croise les doigts pour qu’il ne me plante pas finalement au milieu de la
soirée pour rejoindre une fête. Je le vivrais très mal. Bon, je suppose que je
verrai bien.
Je pénètre dans le hall du palace avec appréhension. Est-ce qu’il va me
parler boulot ?
Je me dirige vers les canapés pour attendre qu’Owen me dise où le
retrouver. Je l’aperçois alors sortir de l’ascenseur, son téléphone à la main.
Je reçois son SMS au moment où il lève les yeux vers moi.
Aujourd’hui, j’ai droit à un grand sourire qui me retourne. Owen est
séduisant en général, mais quand son attention m’est destinée, je ne réponds
plus de rien. J’ai terriblement envie de l’embrasser à cet instant. Ce qui ne
serait pas malin, vu que nous ne nous sommes pas seuls. Une photo est vite
envoyée à la presse.
J’arrive enfin à sa hauteur.
Il rigole avant même de sortir sa vanne.
— Toute propre !
J’aimerais me retenir de rire mais je n’y parviens pas.
Il est encore excité de sa victoire. J’adore cette version de lui. Je le trouve
moins préoccupé que d’habitude. Depuis ses débuts en F1, il semble si
tendu. Là, je retrouve l’homme taquin qu’il a toujours été.
— Ça va Owen, t’as déjà fait pire je te signale.
Il grimace en repensant à ces épisodes : celui où je l’ai surpris en train se
toucher en regardant un passage de Game of Thrones, ou encore celui où je
l’ai trouvé en train de comparer la taille de sa queue avec Mathieu. Seize
ans et déjà obnubilés par leurs engins.
Nous avons grandi ensemble. J’en ai des dossiers sur lui !
Il me guide vers les ascenseurs pour monter dans sa suite. Cet instant me
fait terriblement penser au début d’un porno où les personnages feraient
l’amour dans toutes les positions sur le lit d’hôtel. Il faut très vite que je
songe à autre chose.
Le ding signalant que nous sommes arrivés à notre étage me fait éclater
de rire malgré moi. Je vois maintenant mes personnages batifolant dans le
couloir…
Owen me regarde bizarrement.
— Il ne vaut mieux pas que je t’explique…
Il hausse un sourcil et ne cherche pas à en savoir plus.
Il ouvre la porte de sa chambre : il loge dans une immense suite au
dernier étage de l’hôtel. Je suis morte de jalousie.
— Et dire que moi je me tape un deux étoiles miteux… pensé-je à voix
haute.
Owen me regarde, incrédule.
— Sérieux ?
Je rigole.
— Tout le budget passe dans cette chambre, Abbott. Tu crois qu’ils ont
des fonds illimités pour tout le staff ?
Il grimace. Ça ne lui était jamais venu à l’esprit.
— Tu veux du champagne ? propose-t-il avec une moue d’excuse.
J’accepte sa proposition avec joie. Un peu de courage m’aidera à rester
seule avec lui sans savoir pourquoi je suis là. Je m’installe sur le canapé au
centre de la pièce et attends qu’il vienne me rejoindre.
Il me glisse un verre dans la main, puis s’assoit à côté de moi : ni trop
près, ni trop loin.
Je prends le temps de l’observer. Pas de combinaison, pas de costume,
pas de vêtements sponsorisés. Juste un jean délavé et un tee-shirt gris. Il a
tout de même fait l’effort de se coiffer. Il porte une de ses montres hors de
prix et ses chaussures de créateur qu’on lui a sûrement offertes. Le luxe lui
va bien, il est à tomber.
Je bois une longue gorgée pour qu’il ne saisisse pas mes pensées à travers
mon regard. Je ne suis pas là pour le draguer ou quoi que ce soit. En fait, je
ne sais toujours pas pourquoi il m’a appelée.
N’y tenant pas, je lui pose la question qui me démange depuis tout à
l’heure.
— Tu n’es pas censé être à une des dix soirées où on t’a invité ?
Il hausse les épaules.
— Ça ne me disait rien, répond-il simplement.
Je dois dire que ça me laisse dubitative. Il s’en rend compte.
— Quoi ?
— Rien. C’est juste que… après cette victoire, je pensais que tu aurais
envie de profiter, insisté-je.
— Je profite là, rétorque-t-il avec son sourire en coin.
Il sait très bien où je veux en venir, mais il s’amuse à tourner autour du
pot.
— Permets-moi de douter que tu préfères passer la soirée avec moi plutôt
que de sortir avec tes potes et partager ta nuit avec une ou plusieurs
femmes, finis-je par déblatérer malgré moi sur un ton presque accusateur.
Il plonge ses yeux dans les miens pour que je saisisse bien ses propos.
— Permets-moi de te dire que tu as tort, Lise. Sur toute la ligne.
Je me contente d’un regard éloquent. Il ne s’explique pas. Au lieu de
persister sur le sujet, j’aborde une question bien plus sûre.
— Cette course était…
— Dingue, termine-t-il, rêveur.
Son sourire revient, le mien s’agrandit.
— Ce mouvement sur Loris ! C’était magistral, le complimenté-je.
Il rigole.
— J’ai appris de la meilleure, glisse-t-il avec un clin d’œil. Tu m’as
démonté à Imola avec un truc comme ça en junior.
Je souris en y repensant.
— Je t’ai assez traumatisé pour que ça rentre dans ton crâne !
Il hoche la tête.
— Nilson doit être furieux, remarqué-je, amusée.
— Smith aussi.
Nous nous tapons dans la main, contents de cet exploit. Il leur a craché
au visage pendant ce Grand Prix. C’était beau.
— Tu sais ce que m’a dit Loris, à la fin de la course ? rigole-t-il. Qu’il
s’est fait doublement baiser, par moi et par toi. Je crois qu’il attend des
excuses de ta part.
J’éclate de rire.
— Mais je n’ai rien fait ! J’étais sagement dans les stands à patienter !
— Te fatigue pas, il sait très bien que ce genre d’idée vient de toi,
argumente-t-il.
— Sur ce coup-là, tu y as pensé tout seul.
Me sentant plus à l’aise qu’à mon arrivée, je retire mes chaussures et
m’installe en tailleurs sur le canapé. Owen m’observe faire avec un sourire
discret.
— Pourquoi voudrais-je passer la soirée entouré de rapaces quand je
peux rester avec toi à parler de la course ?
Sa remarque me touche. Il m’a bel et bien choisie alors. Et voilà que j’ai
à nouveau envie de l’embrasser. J’avale une grosse gorgée de champagne
pour calmer cette sensation qui grandit un peu plus chaque fois que je le
vois.
— Ça me manque tu sais, réponds-je. Piloter. Te battre.
Ma taquinerie le fait rire.
— Crois-moi, j’aurais préféré un milliard de fois que tu puisses
continuer. Vu ce que ça a déclenché…
— Ce sentiment derrière le volant, la vitesse, l’adrénaline. Parfois, c’était
presque mieux qu’un orgasme.
Il hoche la tête. Il me comprend.
Rien n’égalera jamais cette sensation de maîtrise complète. Il n’y avait
que moi dans la monoplace, que moi pour décider de mes prochaines
attaques, de mes défenses. Le staff pouvait me parler à la radio, mais au
final, j’étais la seule à avoir le dernier mot. Je choisissais les risques que je
prenais, puis me laissais envahir par un pic d’adrénaline avant de jouer avec
mes limites.
J’étais la maîtresse de ma course. Rien ni personne n’aurait pu m’arrêter.
Je dominais et c’était tellement bon. Le stress avant de partir, l’excitation du
départ, puis l’apothéose au moment de remporter la compétition… Même la
plus délicieuse partie de jambes en l’air n’égalera jamais ce plaisir.
J’aurais pu m’étouffer avec ce désir de l’emporter, cette soif de victoire.
Je voulais gagner, à tout prix, à mes yeux j’étais la meilleure. Depuis que
tout s’est arrêté, j’ai l’impression d’avoir perdu ce qui faisait de moi une
femme forte, déterminée, respectée. Je ne suis que l’ombre de la Lise
Cardin d’avant. Rien que pour me retrouver entièrement, je donnerais tout
pour reprendre la course.
— Je sais que ça ne remplacera jamais la place que tu aurais dû avoir en
F1, mais si tu veux emprunter ma voiture de fonction pour te défouler sur
un circuit, tu peux.
Son attention est mignonne.
— Merci.
Je me laisse glisser sur le canapé en repensant à ces années. Je me
remémore la sensation de la combinaison, le bruit du moteur, la violence de
la première accélération. Je ferme les yeux et je peux encore apercevoir les
virages défiler.
Les battements de mon cœur s’apaisent avant de repartir de plus belle
quand une image bien moins plaisante envahit soudainement mon esprit.
Je revois cette notification de mes sponsors pour m’annoncer la fin de
notre collaboration, puis la lettre de la formation junior pour me dire que
sans investisseurs, ils ne me soutiendront plus. Mes parents n’ont pas voulu
financer ma passion, trop masculine pour eux. Le coup de grâce a été donné
par ce journaliste qui m’expliquait que, de toute façon, aucune femme
n’atteindrait jamais la F1.
« Ce n’est pas un sport de gonzesses. »
« Les filles sont juste bonnes à jouer les grid girls. »
Comme si mon ambition était de me pavaner en sous-vêtements avec des
panneaux publicitaires dans la voie des stands.
Putain de sexisme.
Évidemment, il faut une grosse bite pour conduire un moteur puissant…
Si je revois ce mec un jour…
Après cela, ma descente aux enfers n’a pu s’arrêter.

02/02/2012 – Angleterre

Plus les jours passent et plus je me demande si me permettre de finir


l’année dans ce lycée spécialisé, même sans sponsors, était une bonne
chose. Dark Crown a tenu à me permettre de passer mes examens et de
rester pilote de réserve malgré la résiliation de tous mes contrats.
J’imagine qu’ils se sentaient mal de me voir tout perdre d’un coup, d’autant
que mes parents avaient déjà financé l’année entière.
Me voilà dans un lycée rempli de pilotes avec un emploi du temps adapté
aux courses auxquelles je ne peux plus participer parce que je suis une
femme.
Je n’ai jamais autant détesté mon sexe.
Comment un vagin peut-il justifier une telle différence de traitement ?
J’ai envie de vomir rien que de songer à tout ce qui m’a été sous-entendu
ces derniers mois. Les choses vont de mal en pis et je ne trouve aucun
moyen pour apaiser la situation.
Je tente de garder la face pour ne pas inquiéter Owen ou mes amis.
Pourtant, tout au fond de moi, je me sens mourir.
— Je reviens dès que c’est terminé, me promet Owen, soucieux. Ensuite,
on pourra aller au kart conduire ensemble ?
Son attention est mignonne, pourtant elle me fait mal. Je ne suis pas une
putain d’enfant qui aime faire des tours avec une voiture bridée. Je
m’apprête à lui balancer ce commentaire à la figure quand je me rappelle
que ma colère ne lui est pas destinée et qu’il n’a pas à en payer les frais.
Owen ne cherche qu’à m’aider, à me soulager, sans réaliser qu’il ne pourra
jamais calmer ma peine.
Je me contente de hocher la tête pour le rassurer, tout en me promettant
de disparaître avant qu’il n’ait fini son entraînement pour ne pas
m’humilier davantage en pilotant un kart pour débutant.
Obligé de filer, Owen m’embrasse doucement avant de quitter les lieux.
Mes amis me saluent rapidement avant de partir à leur tour.
Me revoilà de nouveau seule dans cet endroit dédié à ma passion que je
n’ai plus le droit d’exercer. Me torturer en m’arrachant les ongles un par
un me ferait probablement moins souffrir.
— Mademoiselle Cardin ? m’interpelle une des gouvernantes du centre
en passant la tête par la porte de ma chambre. Monsieur le directeur m’a
demandé de venir vous chercher pour que vous m’aidiez à nettoyer les
équipements des pilotes.
L’information parvient à mon cerveau, qui refuse de l’analyser.
J’ai forcément mal entendu.
La moue désolée de la gouvernante m’informe pourtant que je n’ai pas
rêvé et que non contents de me priver ce que j’aime plus que tout au monde,
des hommes monstrueux s’amusent même à me rabaisser en m’obligeant à
prendre soin de ceux qui vivent mon rêve à ma place.
Complètement déboussolée, je me contente de la suivre sans réaliser que
je me prête à un jeu malsain qui causera ma perte. Elle me traîne dans la
buanderie où nous récupérons les gants, combinaisons et autres accessoires
de course à laver avant l’entraînement de demain. J’imite machinalement
ses gestes, anesthésiée et trop choquée pour réagir. Pourtant, le feu qui
bouillonne en moi ne demande qu’à sortir.
Ce n’est qu’au détour d’un couloir, face à la fenêtre qui donne sur la
piste où conduisent les garçons, que j’implose. Le bruit des moteurs,
l’odeur des gommes chaudes, du goudron sont autant d’éléments qui me
serrent le cœur. Je devrais être en piste, moi aussi…
Le tas de combinaisons que je tenais en main tombe à terre, me tirant de
ma léthargie. C’est à cet instant que je réalise que je pleure
silencieusement. La monoplace d’Owen passe au même moment,
déclenchant en moi une envie honteuse de le gifler pour le punir d’avoir
pris ma place. Ce sentiment ne dure pas, mais il me choque tellement que je
m’enfuis en courant pour y échapper.
Comment puis-je penser cela de lui alors qu’il fait tout son possible pour
me soutenir ?
Ma vie tombe en ruines et je ne sais plus quoi faire pour arranger les
choses. Je cours encore et encore jusqu’à arriver dans la forêt près du
centre, où je hurle de toute mon âme. Je m’effondre à terre et pleure
pendant de longues minutes.
J’ai tout perdu. Ma passion, mon futur, ma raison de vivre. En plus de
cela, je ressens une telle haine qu’elle va finir par déborder et ternir les
dernières choses positives dans ma vie. D’ici peu, je n’arriverai plus à
supporter la présence d’Owen, de Gabriel, Mathieu, Loris ou Mike. D’ici
peu, je préférerai me jeter sous leurs roues plutôt que de continuer à voir de
ce qui m’a été arraché pour des raisons injustes.
Ce calvaire doit s’arrêter. Je n’y survivrai pas.
Pourtant je suis Lise Cardin ! Plus forte que moi il n’y a pas !
Je m’oblige à me secouer pour reprendre mes esprits, serrer les dents et
endurer cette mascarade assez longtemps pour trouver une solution. Ça ne
peut pas s’arrêter ainsi. Je dois me battre pour mon siège, quoi qu’il en
coûte.
Je reste dans la forêt le temps de retrouver la force nécessaire pour
affronter les garçons après leur entraînement. Je ne retourne aux dortoirs
que lorsque je me sens de nouveau moi-même. Je garde la tête haute en
traversant les couloirs et rejoins la chambre des garçons.
Sans surprise, j’y trouve toute la clique occupée à débattre de leur
session.
Quand ils me voient, ils cessent tout de suite de parler de la course,
probablement pour ne pas me brusquer. Malheureusement, le mal est fait.
Je les ai entendus et les voir se retenir comme si j’étais une petite chose
fragile me met hors de moi. J’évite particulièrement le regard d’Owen que
je ne parviendrais jamais à soutenir à cet instant.
— Pourquoi vous la fermez soudainement ? Vous parlez de vos règles ou
quoi ? les provoqué-je en espérant garder la face.
Il n’en faut pas plus à mes amis pour repartir dans leur débat. Owen, lui,
me fixe étrangement.
— Tout va bien ? me glisse-t-il une fois que je me suis assise à ses côtés.
Non. Le directeur m’a fait laver vos affaires. Comme si perdre mon statut
de pilote faisait de moi votre soubrette. On se moque de moi, on m’humilie
alors même que j’étais le meilleur espoir de cette formation. Je vous jalouse
tellement que j’ai envie de vous insulter, de provoquer une bagarre juste
pour me défouler sur vous parce que là, à cet instant précis, vous avez ce
que je désire le plus au monde : des couilles.
Oui, Owen, je préfèrerais carrément t’arracher tes couilles pour me les
implanter plutôt que de les lécher dans le confort de tes draps. Mais ça, je
ne peux pas te le confier, car je ne suis pas certaine que tu comprendrais. Ou
alors si, et c’est justement pour ça que tu t’inquiètes tant pour moi.
— Oui, je suis simplement allée faire un tour, répliqué-je à la place.
Il ne me croit pas, mais ne me pousse pas à m’épancher davantage. Il ne
participe pas pour autant à la discussion des garçons. Il persiste à me
surveiller du coin de l’œil comme s’il s’attendait à tout moment à ce que je
mette le feu au bâtiment. Peut-être perçoit-il ma colère ?
Je me contente de l’ignorer pour m’appliquer à ne pas laisser paraître la
douleur que me cause ce débat sur leur entraînement. Je parviens plus ou
moins à donner le change et, là, je me dis que je peux y arriver, que je peux
tenir jusqu’à la fin de l’année parce que justement mes amis et Owen sont
là. Malheureusement, c’est aussi le moment que le directeur du centre
choisit pour me mettre le coup de grâce :
— Miss Cardin, lance-t-il en pénétrant dans la chambre d’Owen et
Gabriel. Quand je vous demande de vous acquitter d’une tâche, vous la
faites sans discuter. Une vraie pilote ne rechigne pas devant les basses
besognes. Suis-je clair ? Être dispensée de course ne signifie pas que vous
êtes en vacances.
Il s’en va sans attendre ma réponse ou ma réaction.
Dispensée ? À croire que j’ai choisi cette situation…
Owen m’interroge du regard sans oser demander de quoi il retourne. Les
garçons froncent les sourcils, eux aussi perdus. Les sentant sur le point de
me questionner, je m’enfuis avant de m’effondrer devant eux. Pour rien au
monde je ne perdrai la face, c’est la seule chose qu’il me reste.
— Lisie ? m’appelle Owen quand je me lève.
Je secoue vivement la tête pour lui signifier de ne pas me parler. J’ignore
le reste de la bande et quitte la chambre au pas de course pour aller me
cacher, le temps de retrouver une contenance.
Tiens bon, Lise. Tu vas trouver une solution.

L’alcool me plonge dans de mauvais souvenirs. Je m’oblige à revenir à la


réalité et rouvre les yeux. Je me redresse et vois alors Owen en train de
reluquer ma poitrine.
Son expression se liquéfie quand il comprend qu’il s’est fait choper en
flagrant délit. J’éclate de rire.
— Merde… désolé…
Je balaie son excuse d’un geste de la main. Après tout, ce n’est rien qu’il
n’ait déjà vu. J’ai clairement trop bu, car la remarque que je lui sors aurait
dû rester enfouie au fond de moi.
— Tu dois être sacrément en manque pour t’intéresser à mon bonnet B
après ce qui est passé dans ton lit.
Il ne s’attendait pas à ça – moi non plus. Il s’étouffe en avalant de travers
une gorgée de champagne. Moi, je ne sais plus où me mettre. Il ne répond
pas, en plus.
Un blanc gênant s’installe.
Allez, Owen ! Brise ce silence ! Tu conduis à trois cents à l’heure sur des
circuits pas possibles, tu peux faire face à une femme qui raconte n’importe
quoi !
Enfin, il se décide.
— Lise…
Je cache la rougeur de mes joues dans mes mains. Je ne sais plus où me
mettre.
— J’ai trop bu, tenté-je de me rattraper, je…
Il me coupe.
— Je ne trouve même pas quoi te répondre, sourit-il.
— Je t’en prie, ne dis rien, plaidé-je, mortifiée.
Il ricane.
— Maintenant, je dois te répondre, juste pour te voir mal à l’aise. C’est
beaucoup trop drôle. J’ai rarement le dessus sur toi, je dois en profiter.
N’importe quoi !
— Tu rigoles ? Tu as tout le temps le dessus sur moi ! remarqué-je en
riant.
— Nous n’avons clairement pas la même vision des choses, contre-t-il.
Manifestement.
— Pour en revenir à ton bonnet B…
— Owen !
Son sourire trahit son propre état d’ébriété.
— Je ne sais pas ce que tu t’imagines sur moi, Lisie…
— Rien ! Je n’imagine rien, tenté-je à nouveau pour mettre fin à cette
conversation.
— Tu ne t’imagines quand même pas que je préfère les gros seins refaits
parce que tu as vu des photos de moi avec des mannequins sur Internet ?
Son regard me cloue sur place. C’est clairement ce que je pense, si. Au
lieu de mentir, je hausse les épaules.
— Tu viens de reconnaître que tu m’as stalké sur Internet, se moque-t-il.
Je lui mets un gentil coup de pied qui le fait éclater de rire.
— Tu sais quoi, Owen Abbott ? Ouais, j’ai regardé ce que devenait ta vie
privée sur les réseaux. Et alors ? avoué-je avec le peu de confiance qu’il me
reste.
— Alors moi je n’ai pas vraiment pu faire pareil. C’est injuste.
Je hausse encore une fois les épaules, sans remords.
— T’es une personne publique, maintenant. C’est la vie, mon gars. Faut
l’accepter !
— Les journaux racontent n’importe quoi, argumente-t-il, gêné.
Je lui ris au visage.
— Parce que tu n’as pas fréquenté trois mannequins, l’année dernière ?
Ou avec la chanteuse, là ?
Il me regarde bizarrement, sans nier pour autant.
— Et toi alors, tu es sortie avec qui, Lisie ? m’interroge-t-il à son tour,
manifestement curieux.
Ça, c’est une question facile.
— Personne ! réponds-je fièrement.
Pas de potin sur moi, désolée !
— C’est ça, oui, réplique-t-il, dubitatif.
— Non, c’est vrai. Demande à Nora. J’ai dû coucher avec…
Je marque une pause pour compter.
— Quatre mecs ces huit dernières années, reprends-je quand le compte y
est.
Le prononcer à voix haute me fait réaliser à quel point cette information
est en réalité pathétique. La vérité est bel et bien là : je ne suis jamais
retombée amoureuse, je n’ai jamais eu de rencard. J’ai juste maintenu la
machine en état de marche. Et encore, une révision tous les deux ans, ce
n’est pas très sûr…
Waouh.
Je n’ose même plus croiser le regard d’Owen.
— Tu peux oublier que je viens de dire ça ? prié-je, mortifiée.
Il m’observe avec attention.
— Ça dépend… Tu peux oublier mes conneries médiatiques ?
Je ris amèrement.
— Quelles conneries ? Tu es parfait à tous les niveaux.
Il secoue la tête avant de m’avouer un secret bien gardé.
— Je ne suis sorti avec aucune de ces filles. C’était de la communication
demandée par mes sponsors.
Sérieusement ? Je croyais que ces clauses débiles n’existaient plus.
— Je ne dis pas que je suis resté sans sexe pendant huit ans. Simplement,
mes histoires ne sont pas aussi glorieuses que tu l’imagines.
— C’est ta façon de me faire sentir moins stupide ?
Nos regards s’accrochent.
— C’est ma façon de t’expliquer que tu es de loin la plus belle femme
que j’ai fréquentée. Bonnets B et E confondus, termine-t-il de sa voix
posée, assurée.
Est-il en train de me faire des avances ? J’aimerais…
— Il y a un truc que je voudrais clarifier moi aussi, lâché-je sans
réfléchir.
Il m’invite à me confesser, alors je me lance avant de changer d’avis.
— Je ne devais pas revenir sur le paddock après l’obtention de mon
diplôme. J’avais refusé la proposition de Smith, au départ.
Si Dark Crown a financé mes études, c’était uniquement par culpabilité
de me laisser en plan après tant d’années à avancer ensemble. Mes relations
avec l’écurie étaient assez bonnes pour que nous trouvions une sorte de
solution à ma situation. Cependant, après avoir obtenu mon diplôme
d’ingénieure, quand Smith est revenu vers moi avec une offre d’emploi, je
n’ai pas pu accepter. Je ne voyais pas comment j’aurais pu survivre sur le
paddock en observant chaque jour ce qui m’a été arraché.
— Mais ? cherche à comprendre Owen.
Je le revois, là, dans cette voiture en feu… Et finalement, tous mes états
d’âme s’envolent.
— Mais ta voiture s’est éclatée dans le mur à Monaco. Elle a pris feu. Et
il a fallu que j’attende deux jours entiers pour savoir si tu allais bien. C’était
interminable.
Ce souvenir me noue la gorge. Je me frotte les yeux comme pour effacer
cette image.
J’étais assise devant la course. Une seconde, Owen prenait un virage
apparemment inoffensif ; celle d’après, sa monoplace prenait feu et lui
restait coincé à l’intérieur. Les images défilaient sans pour autant montrer
ce qu’il se passait. J’ai simplement vu une ambulance embarquer une partie
de mon cœur. Je n’ai su que quelques jours plus tard qu’il était sain et sauf.
J’ignore comment j’ai pu survivre à ces deux longs jours. Je me souviens
avoir pleuré, avoir été figée pendant des heures, immobile, à attendre des
nouvelles. J’ai imaginé le pire tout en ayant l’impression de mourir un peu
plus chaque seconde.
Non, je n’aurais jamais pu revivre ça.
— J’ai accepté l’offre de Dark Crown. Au moins, en cas de problème, je
pouvais être là.
J’ai réalisé à la manière forte qu’il y avait pire que vivre dans la jalousie.
J’aurais pu perdre Owen en un claquement de doigts sans pouvoir rien faire,
ni même lui dire un dernier mot. Finalement, supporter d’évoluer au cœur
de la F1, sans jamais réellement y avoir accès, était de loin la meilleure
décision possible. Au moins, j’étais près de lui.
Owen me fixe sans rien dire. Je déglutis puis lui avoue la dernière chose
que j’ai sur le cœur.
— Il ne s’est pas passé un jour sans que je garde un œil sur toi.
Si on m’avait volé le centre de mon monde, au moins je pouvais le
remplacer par cet homme qui a été bien plus qu’une simple relation
amoureuse.
Owen rit, dissimulant l’effet de ma révélation en détournant le sujet.
J’imagine qu’il cherche à se protéger.
— Moi je t’ai cherchée sur tous les réseaux et je ne t’ai jamais trouvée.
S’il savait sous quel pseudo j’ai créé mes comptes… Il ne me laisserait
jamais en paix.
Par habitude, je regarde mon téléphone et remarque qu’il est déjà une
heure du matin.
— Tu peux rester dormir là, si tu veux. Je prendrai le canapé, propose-t-il
en bon gentleman.
Je souris en pensant à ce que je serais tentée de faire si je passais la nuit
ici. Vu sa façon de me détailler et la bouteille de champagne vide, il ne me
repousserait pas. Quelqu’un doit se comporter raisonnablement.
— Tu as gagné une superbe course et tu voudrais célébrer ça dans le
canapé ? Quel genre de personne serais-je à te laisser faire ?
Je le sens sur le point de proposer de partager le lit, une idée bien pire
encore.
— Il vaut mieux que je rentre, Owen, affirmé-je doucement.
Il sait que je sais à quoi il a pensé. Je sais qu’il sait que j’y ai pensé aussi.
Le regard que nous échangeons est limpide.
— Laisse-moi t’appeler un chauffeur.
J’acquiesce et il s’exécute. L’hôtel nous prévient qu’une voiture est déjà
prête. Je remets mes chaussures et me dirige vers la porte.
— Bonne nuit, champion.
Il me sourit en m’attirant contre lui.
— Bonne nuit, Lisie.
Je l’embrasse sur la joue et m’en vais avant de changer d’avis. Une
seconde de plus dans ses bras et j’aurais tout envoyé valser pour passer la
nuit avec lui. Sur lui. Sous lui. Peu importe.

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Chapitre 11

Avril – Brésil

LISE

La victoire d’Owen a clairement modifié la dynamique de notre relation.


Tout est allé si vite. Un jour, il me haïssait, le lendemain, il me faisait un
câlin et voilà que nous nous sommes retrouvés à parler de cul. Décidément,
je ne contrôlerai jamais rien avec cet homme.
Les choses vont-elles continuer à avancer de cette façon ?
Tout ça me semble si flou.
En même temps que nous nous rapprochons, il continue à participer à des
soirées privées. Moi, je bosse ou je reste à l’hôtel. Nos vies ne sont plus
comparables, et peut-être même incompatibles.
Je suis perdue, je ne sais plus quoi penser, quoi faire, quoi m’autoriser à
ressentir ou espérer.
Cette semaine nous sommes au Brésil, et nous ne nous sommes pas
croisés une seule fois. Nous n’avons juste pas le temps. Owen doit répondre
à ses impératifs pour des pubs, des photos, des séances d’autographes ou
interviews. De mon côté, je bosse comme une acharnée sur les stratégies.
J’essaie tant bien que mal d’inverser la tendance pour parvenir à favoriser
Owen plutôt que Magnus. Sans parler du fait que Nilson n’est pas aussi bon
qu’il devrait l’être. Bref. C’est un casse-tête.
Je n’oublie pas non plus cette histoire de Bill qui s’intéresserait à moi. Je
ne sais plus comment je dois me comporter avec lui. Maintenant qu’on m’a
donné cette information, je remarque bien qu’il me regarde différemment.
J’en ai discuté avec Nora. Selon elle, je plais effectivement à Bill. Elle a
aussi ajouté que depuis qu’il m’avait vue si proche des garçons et qu’il avait
eu vent de mon passé avec Owen, il me voyait encore différemment. Elle a
employé le terme « femme à pilote ». Si elle ne l’a pas utilisé dans un sens
insultant, je comprends que Bill l’entend de cette façon. S’il me respectait,
maintenant il doit croire que je suis juste bonne à me taper des pilotes.
Super.
Peut-être que je me fais des idées. Je devrais lui en parler, mais je n’en ai
pas la moindre envie.
Je suis de toute façon trop préoccupée par ce qui s’est passé à cette soirée
après la victoire d’Owen. Il s’agit là de la chose la plus excitante qui me
soit arrivée en huit ans. Plus jeunes, Abbott et moi n’avons pas réellement
flirté. Nous savions que nous étions amoureux et faisions semblant d’être
amis. Notre relation a basculé si rapidement que nous avons sauté la case
séduction.
Aujourd’hui, notre histoire est différente. L’autre soir, nous avons flirté.
Owen s’est montré charmeur et je crois que moi aussi.
C’est si nouveau. Addictif.
Nous avons échangé quelques textos depuis. Si certains étaient purement
platoniques, destinés au travail, d’autres étaient bien plus ambigus.
Owen : « Bryan m’a tué à l’entraînement. Je torcherais bien une bouteille de champagne à tes
côtés… »
J’ai reçu ce message alors que je me prélassais dans un bain après une
longue journée.
Moi : « Il me faudrait plus qu’une bouteille de champagne pour me remettre de cet aprèm. »
Je pensais clairement à ce que nous aurions pu faire dans sa chambre.
Sous les bulles, crevées, la seule chose dont je rêvais était ses mains sur
moi. J’en rêve toujours. Mon long célibat commence à se faire sentir.
Owen : « Oui… Je prendrais bien un morceau de bonnet B en plus »
Ce texto m’a autant amusée qu’il m’a chauffée.
Moi : « Enfoiré. »
Nous avons eu ce genre de conversation à de nombreuses reprises. Plus
les jours ont passés, plus la température de nos échanges est montée.
Un autre soir, il m’a complimentée, draguée même.
Owen : « Tu sais, ça me manque de te voir en voiture. Ça avait quelque chose de très excitant
de te voir contrôler la monoplace. Tu gérais la vitesse avec tant de fermeté que ça m’a toujours
donné envie de te faire perdre le contrôle… »
Moi : « Tu t’attends à ce que je te dise à quel point tu me faisais perdre le contrôle au lit ? »
Ai-je vraiment besoin de le lui dire pour qu’il le sache ? Ce qu’il peut se
montrer vaniteux parfois… et ce que je peux aimer ça !
Owen : « Non… Juste que tu me dises que je manque à ton bonnet B (c’est bon, maintenant
j’arrête de t’emmerder avec ça ! »
Moi : « T’as intérêt ou la seule personne que tu te taperas ce sera Paola René… »
Si j’ai écrit ce texto en pensant rigoler, à peine l’ai-je envoyé que je
réalise que le ton utilisé laisse passer un tout autre message. Heureusement,
Owen a préféré me rassurer que de s’en offenser. Il me connaît assez bien
pour réagir parfaitement à mes petites attaques, même involontaires.
Owen : « Crois-moi que je préfère enfoncer ma queue dans le pot d’échappement de ma
voiture plutôt que dans une chatte chirurgicalement refaite. Raison pour laquelle je ne l’ai jamais
fait et que c’est toi que j’essaie de chauffer à travers des messages plus ou moins subtils. (Ce
dernier message n’étant clairement pas subtil.) »
Chaque nouvelle journée à nous taquiner me donne d’autant plus envie
de lui sauter dessus, tout en cherchant à faire durer le plaisir. Toutefois, je
crois que je commence à craquer, car mes propos lors de nos derniers
échanges m’ont paru empruntés à une de ses groupies… J’ai honte, mais à
la fois, je me suis montrée honnête. Ce n’est pas de ma faute s’il a posé
pour cette campagne de Sooo-Sweet Bikini… Je ne me remets toujours pas
de ces clichés. J’en ai peut-être enregistrés quelques-uns sur mon téléphone.
Owen : « Reconnais-le, Lisie. Tu m’admires. »
Fier de sa performance durant les essais libres, il n’a pu s’empêcher de
chercher à se faire mousser. Roulant des yeux à ce message, j’ai toutefois
préféré me montrer directe à ce sujet, probablement sous l’effet de mes
hormones ou simplement de mon attirance insoutenable pour lui.
Moi : « Oui. Souvent. Surtout certaines photos… »
Trois petits points sont apparus plusieurs fois avant de disparaître.
Clairement, ma réponse l’a surpris et il lui a fallu un moment pour trouver
quoi riposter. Plutôt que de me taquiner, il s’est laissé attiser par ma
confession.
Owen : « Je t’en prie, dis m’en plus ou je vais commencer à m’imaginer
tout et n’importe quoi… Tu as trop de pouvoir sur moi ! »
Me demandant s’il était aussi excité que moi, j’ai continué de le
provoquer en lui avouant mes penchants.
Moi : « Campagne Sooo-Sweet Bikini. La photo avec ta combinaison
ouverte sur ce caleçon blanc m’a donné des sueurs froides, le torse bronzé
en plus. Celle où tu ne portes que le maillot noir, assis avec arrogance les
jambes écartées ? Putain, je me serais volontiers assise à califourchon sur
toi. »
Je me laisse si facilement prendre à ce jeu de séduction. J’ai envie de lui
faire ressentir autant de choses que possible.
Owen : « Si ton but était de me faire bander avant mon interview, tu as
réussi. »
Me sentant d’humeur taquine et excitée par son aveu, je l’achève avec un
dernier message.
Moi : « Désolée… Je ne mentionnerai pas mon fantasme pour la
combinaison du coup, parce que j’aurais énormément de choses à dire sur
l’effet que ça me fait de te voir là-dedans… tous les week-ends… »
Owen : « LISE !!!!!!!!! Tu ne perds rien pour attendre, ma vengeance
sera terrible. »
Je ne sais pas où nous allons, ni à quelle vitesse. Je sais simplement que
j’aime être aussi proche de lui et que cette nouvelle facette de notre relation
me plaît. Nous sommes adultes, le sexe n’est plus un tabou et je ne suis plus
une jeune fille inexpérimentée.
Je me secoue pour me sortir ces idées de la tête. Je m’apprête à entrer
dans nos bureaux, donc mieux vaut que je sois concentrée pour bosser
correctement. Plus je divague, plus cette tâche durera longtemps.
Je rejoins mes collègues déjà installés, m’assois à côté d’eux en sortant
mon ordinateur et les dossiers que j’ai rassemblés avant de partir de mon
hôtel.
Il ne nous reste qu’une soirée avant la course pour dessiner la meilleure
stratégie possible. Nos pilotes ont bien tourné pendant les essais, nous
avons donc énormément de données à exploiter pour choisir nos plans pour
le Grand Prix. Les sessions de l’après-midi nous ont aussi permis de
constater que nos gommes chauffaient facilement sur ce circuit.
Ainsi plongée dans mon élément, j’oublie absolument tout ce qui ne
concerne pas la course. Mon cerveau est axé stratégie et tourne à cent à
l’heure pour produire un travail irréprochable.
Mes collègues s’échangent des idées, des graphiques ou rapportent ce
qu’ils ont pu entendre chez les concurrents. Je prends note de tout en tentant
déjà de faire un plan prenant en compte tous ces éléments.
Nos gommes chauffent vite, Magnus les maltraite sur les virages 5 et 8.
Owen parvient, lui, à les bichonner sur une plus longue distance. Les
Keelean ne semblent pas souffrir des mêmes problèmes que nous donc nous
devons prendre le contrepied de ce qu’ils auront choisi. La météo annonce
un beau soleil, ce qui n’arrangera en rien la température de la piste. Le
circuit n’est pas en altitude, pour le coup c’est une bonne nouvelle, car nos
moteurs n’aiment pas trop les changements forts de pression.
Nous mixons toutes ces données pour en sortir trois plans différents.
Reste à voir ce que nous ferons demain, une fois partis pour la course. S’il y
a bien une chose que nous ne pouvons pas prévoir, ce sont les décisions de
nos adversaires. Cependant, je pense que nous sommes prêts à en découdre.
J’espère simplement que Magnus ne nous jouera pas de tours.

OWEN

La semaine de course au Brésil est passée à toute vitesse.


Je n’ai pas eu une seconde. Entre les interviews, les vols, les apparitions
officielles et le Grand Prix en lui-même, je n’ai pas vu le temps filer.
La seule chose que j’ai savourée a été ma place sur le podium et Nilson
en P4. Je n’ai pas terminé premier, mais j’ai gagné assez de points pour
creuser l’écart dans le championnat. Pour l’instant, je mène.
Seul bémol de la semaine, je n’ai pas vu Lise une seconde. Pourtant,
Dieu sait que j’aurais aimé après cette soirée.
Le mur qu’il y avait entre nous a éclaté et si nous n’avions pas bu, nous
aurions sûrement fini au fond de mon lit. Rien que de songer à ce que j’ai
raté, j’ai envie de m’insulter.
D’un autre côté, si nous n’avions pas bu, nous n’aurions probablement
pas autant été détendus. Difficile de savoir ce qui se serait passé.
Avec des « si », j’aurais déjà été triple champion du monde. Je dois
arrêter de me faire des nœuds au cerveau.
Nous nous sommes contentés de quelques messages volés entre nos
impératifs. Je crois qu’elle aussi a eu une semaine chargée niveau travail.
Elle est devenue si… femme. Je ne sais pas si je vais arriver à m’habituer
à cette nouvelle Lise. Elle en impose. Elle est sexy, sûre d’elle, séduisante.
Ces quelques textos ambigus m’ont convaincu que je ne parviendrai
jamais à rester ami avec elle. J’ai besoin de toucher cette femme, de
l’embrasser, de la croquer. C’est plus fort que moi.
Elle n’a plus rien de la jeune fille ingénue. Elle connaît ses atouts et sait
en jouer. J’aime cette nouvelle séduction entre nous. J’espère qu’elle va
durer. J’ignore dans quelle direction nous allons, je sais juste que je ne
résiste pas à ce besoin de lui tourner autour.
Il n’y a aucune autre femme que je rêverais plus d’avoir à mon bras.
Une nouvelle semaine commence et j’espère que cette fois nous aurons
plus de temps pour nous voir, parler de cette soirée, de nous. Tout a changé
si vite. Je suis passé de la colère à penser à la possibilité de me remettre
avec elle. Parfois, je m’épuise.
La prochaine course sera ma homerace. Silverstone est un des circuits
classiques dans le calendrier. Nous le connaissons tous par cœur, les fans
l’adorent. Je me mets toujours plus de pression quand je cours en
Angleterre. Décevoir mes supporters m’est inconcevable. En plus, la
famille royale fait le déplacement. Bref. Stressant.
Dès que j’atterris, je suis attendu par des journalistes. Nous avons une
conférence de presse organisée par la fédération. La moitié des pilotes sera
présente. Je ne peux pas rater ça.
Je suis mes équipes jusqu’au lieu de rendez-vous où je retrouve mes
potes. Gabriel, Mathieu et Mike participent à mes côtés. Je ne m’ennuierai
pas, ça, c’est sûr.
Je prends soin de m’asseoir avec eux. Mieux vaut être soudés quand une
marée de journalistes n’attend que de vous mettre en position délicate. Ils
savent poser les questions qui fâchent.
Nilson, Porana, Oak, Millet, Newman et Becker seront aussi de la partie.
Entre Mathieu qui ne perd jamais une occasion de se taire et Newman qui
depuis quinze ans s’amuse à faire tourner les journalistes en bourrique, je
vais bien rigoler.
La salle, déjà pleine, termine de se remplir par des membres de nos staffs
qui viennent regarder le spectacle.
Assis là, en tenue de l’équipe, fixé par autant de gens, je me sens comme
une bête de foire.
— C’est bon, chuchote Mike. Owen va retrouver le sourire.
Mes amis rigolent.
— Quoi ? essayé-je de comprendre.
Gabriel fait un léger mouvement de tête vers la porte d’entrée. Je suis la
direction indiquée et remarque Lise, adossée au mur. Elle relève le menton
pour croiser mon regard. Elle m’offre un signe timide. Je lui réponds par un
clin d’œil. Il y a tellement de monde que personne ne saura qu’il est adressé
à elle. Son sourire s’agrandit, ma journée s’est, en effet, égayée. Chose que
je ne compte pas dire aux autres abrutis qui se foutent déjà de moi.
— Tu as bien fêté ta victoire, l’autre jour ? me taquine Gabriel.
Sa moue narquoise me donne envie de rire. Son sous-entendu ne pourrait
pas être plus évident. Il sait juste que j’ai profité de la soirée avec Lise et il
ne cesse de me chercher pour savoir ce que nous avons fait. J’ai beau lui
dire qu’il ne s’est rien passé, il ne me croit pas. Du coup, je suis passé aux
punchlines.
— Et toi ? Ah ! Non, désolé. C’est vrai que tu ne sais pas ce que c’est
que de gagner.
Les garçons rigolent avec moi. Même Gabriel ricane. Nous taquiner est
un rituel.
Mon téléphone vibre sur la table devant moi. Nous voyons tous le nom
de Lise s’afficher sur l’écran.
— Qu’est-ce qu’elle te dit ? s’enquiert Mike, le sourire aux lèvres.
J’ouvre le message en tentant tant bien que mal de le leur cacher. Quand
je vois ce qu’elle m’a écrit, j’éclate de rire. Cette fille…
Lise : « Préviens Mike qu’il a un épi. On croirait qu’il a une antenne WI-FI… Et dis à Gab de
desserrer les cuisses, zen ! On dirait qu’il va se pisser dessus… »
Je leur rapporte ses mots. Mathieu me rejoint pour se foutre de leur
gueule. Les garçons s’exécutent, non sans un regard noir pour Lisie.
Une tueuse…
La conférence de presse commence et les journalistes nous lancent leurs
questions.
— Felix, comment avez-vous vécu vos deux derniers DNF ?
Nous nous tournons vers Newman en attendant sa réponse.
Comme toujours, il joue du moment. Il prend son temps, boit de l’eau,
soupire. Enfin, il relève les yeux vers le reporter.
— J’ai pu aller pisser plus tôt que prévu.
La salle se met à ricaner. Le journaliste est dépité, comme à chaque fois.
Nous, ça nous fait toujours rire. Ces questions débiles nous épuisent et
j’admire Newman de constamment arriver à sortir ces conneries.
— Il paraît qu’à ton âge, c’est mieux de ne pas trop attendre, rétorque
Mathieu.
Newman lui sort un doigt qui lui vaudra une remontrance de ses
responsables communication. Lecomte éclate de rire.
— Une question pour Magnus. Pensez-vous arriver à remonter sur Owen
dans le classement ?
Je ne retiens pas ma satisfaction. Cette question lui montre que je le
domine. Son ego est en train d’en prendre pour son grade.
— La saison commence à peine, vous savez. Il faut tenir la longueur, on
ne peut pas uniquement compter sur des coups de chance. Évidemment que
je vais gagner la coupe.
Des « coups de chance »… Enfoiré.
— Owen, un commentaire ?
Je hausse les épaules.
— Je pense que nous avons tous vu les sondages, mais aussi les scores, le
classement et les moyennes de performance. Ces données se suffisent à
elles-mêmes.
Le sourire en coin de Lise me satisfait grandement.
Les questions continuent. Certains parlent des voitures, d’autres des
résultats. Ils cherchent à dénicher des scoops ou des scandales. À la longue,
nous commençons à fatiguer. Mathieu se sent obligé de le faire savoir.
— Quelqu’un a une remarque réellement utile ?
Je retiens difficilement mon rire.
Mike chuchote quelque chose que nous seuls pouvons entendre.
— J’en ai une. Vous pensez que la fille au troisième rang s’appelle
comment ?
Mathieu l’observe, je sens qu’il va maintenant chercher à la conquérir. Il
ne peut pas s’en empêcher. La fête, les femmes, le luxe sont le résumé de sa
vie.
— Solange, propose Gabriel.
— Je dirais Pétunia, participé-je, très amusé.
— Vous vous trompez, intervient Mathieu, sérieux.
Il se penche vers nous avant de prononcer la suite avec prétention.
— Elle s’appelle « Mike n’a aucune chance, laisse-la aux grands ».
Miller souffle bruyamment.
— Vous êtes trop cons, soupire-t-il avant qu’un sourire en coin apparaisse
sur ses lèvres. Elle s’appelle Lydia et j’ai passé une très belle soirée avec
elle l’autre soir.
L’élève commencerait-il à dépasser le maître ? Je crois que Mathieu en
est fier.
— Bon, intervient un membre de la fédération. Je pense que nos pilotes
fatiguent. Nous allons donc clôturer cette conférence. Merci à tous.
Nous ne perdons pas une seconde avant de nous lever et de filer. Si nous
restons, des journalistes vont nous sauter dessus.
Nous partons en coulisses. Les reporters quittent la salle. Il ne reste que
les membres du staff.
Becker, un pilote que nous admirons tous pour ses prouesses dans ce
sport, nous apostrophe à la sortie.
— Vous êtes intenables les gars, rigole-t-il. Continuez comme ça !
Nous nous sentons comme des gamins face à cet homme qui a accumulé
tant de victoires. À une époque, nous lui avions même demandé des
autographes. Nous retrouver là, à discuter avec lui, est incroyable.
— C’est Mickey, il pique mes conquêtes, se plaint Mathieu.
— T’en as pas assez ? se moque Becker. Partage un peu !
— C’est ce que te disait Millet quand tu l’écrasais à chaque course ?
rigolé-je.
Il ricane avant de me faire un clin d’œil.
— C’est ce que te dira Magnus quand il aura fini de pleurer sa défaite.
Nous nous tapons dans la main pour sceller notre avis commun. Magnus
n’a clairement pas que des amis dans le coin. Avoir le soutien et le respect
de cet homme booste mon ego.
Il nous laisse. Je pourrais presque être déçu, mais alors je vois Lise
avancer vers nous.
— Comment va notre Lisie ? crie Mathieu à son arrivée.
Elle enlace chacun de nous avant de répondre.
— Je ne cesserai jamais de me demander comment ton équipe te
supporte, le provoque-t-elle.
— Je n’ai toujours pas élucidé comment moi je le supporte, rigole
Gabriel.
Mathieu s’en moque éperdument.
— Je n’ai pas beaucoup de temps, nous apprend-elle, déçue. Je voulais
juste vous faire un coucou.
Nos regards se croisent et je sens qu’elle partage mon sentiment de « pas
assez ». Nous manquons de temps.
Elle s’adresse particulièrement à moi.
— Quand t’auras deux minutes, j’ai pensé à un truc pour… la stratégie.
Traduction : « On peut se voir ? »
Je n’attends que ça, ma belle.
— Je t’envoie un message dès que je peux, lui promets-je.
Son sourire trahit son sentiment là-dessus. Elle aimerait que nous ayons
plus que quelques secondes entre deux impératifs. Seulement, aucun de
nous n’a la solution.
— Bill m’attend, je dois y aller. Si je ne vous revois pas avant la course,
défoncez tout !
Les gars la saluent. Elle s’apprête à quitter les lieux, mais change d’avis
et revient pour déposer un baiser sur ma joue. Je n’ai pas une seconde pour
réagir qu’elle est déjà partie dans l’autre sens. Je reste là, comme un con, à
retenir un sourire niais qui me vaudrait des moqueries jusqu’à la fin des
temps.
J’en oublie même que le nom de Bill m’a irrité.
Je désespère de trouver un moment à partager avec elle. Cette soirée me
paraît si lointaine. Nous avons besoin de nous voir pour clarifier les choses
et surtout, avancer.

LISE

Ce matin, j’arrive dans les bureaux de l’équipe de bonne heure pour


avancer sur mon travail. J’aimerais rentrer me coucher à une heure
convenable, aujourd’hui.
Si Owen nous aide avec ses capacités, nous ne pouvons pas en dire autant
de Nilson. Ses dernières courses n’ont pas été exceptionnelles et nous
devons le faire remonter. Si ses aptitudes ne suffisent pas, nous devons
trouver une solution. Nous avons donc une tonne de boulot à terminer avant
le Grand Prix. Demain débutent les qualifications, il faut tout clôturer avant
ce soir.
Bill doit arriver dans une heure et Nora bosse sur le paddock aujourd’hui.
C’est donc seule que je me dirige vers l’espace réservé à mon équipe.
Rares sont les quelques autres collègues présents. Je les salue sur le
chemin.
Je suis presque parvenue à bon port quand une discussion attire mon
attention. Je m’arrête net pour tendre l’oreille.
Je reconnais les voix de Smith et de Nilson dans le box de la direction. Je
devrais m’en aller, ça ne me concerne pas. Cependant, je les surprends en
train de parler d’Owen. Il devient impossible pour moi de passer mon
chemin.
S’il se trame quelque chose, je dois le savoir.
Je me fais discrète pour écouter attentivement.
Le plus dingue, c’est qu’ils ne se cachent pas pour avoir cette
conversation. Ils doivent compter sur le fait que les employés arrivent plus
tard.
— Je n’en ai rien à foutre ! s’énerve Nilson.
Smith soupire.
— Je ne peux pas volontairement saboter une de nos voitures. Nous
devons marquer des points avec les deux pilotes.
Son argument n’emporte pas l’adhésion de Nilson.
— Je ne demande pas à ce que vous plombiez la voiture ! Contentez-vous
de le faire descendre de ce putain de podium.
J’imagine sans mal Smith se tordre les méninges.
— Et comment au juste ? La fédération nous surveille sans cesse.
— Je n’en sais rien. Des coups de cutters sur ses trains pendant la nuit.
Un bout de carbone en moins sur son aileron. Démerdez-vous.
C’est une blague ? Quel fils de pute !
— C’est contre-productif pour l’écurie, tente de faire valoir Smith.
Magnus a cependant un meilleur argument.
— L’écurie tient sur pied uniquement grâce à moi. Je retire mes fonds et
vous tombez en bas de la grille. Je peux aussi très facilement me trouver un
nouveau directeur qui fera ce que je lui dis.
À ce stade, Smith doit grincer des dents.
— Tout ce que je peux faire, c’est construire la stratégie en ta faveur.
Mais Abbott a de la ressource.
Nilson rit amèrement.
— Ne me décevez pas. Vous le regretteriez.
Je pense en avoir assez entendu. Je m’en vais avant de me faire prendre.
Ce que je viens d’écouter me donne envie de vomir.
Je n’arrive pas à croire que Smith accepte ces conneries. J’ai beau avoir
conscience que l’argent règle tout dans ce sport, je n’imaginais pas qu’ils en
arriveraient à saboter leur propre travail. Finalement, je n’étais peut-être pas
si parano que ça.
Je me revois des années plus tôt, prête à tout pour gagner mon ticket en
F1. Je ressens encore le déchirement dans ma poitrine quand on m’a
annoncé que c’était terminé. Pour de l’argent. Cette injustice me vrille
toujours autant.
Cette situation n’est pas différente.
Pour rouler en F1, il faut être riche, un homme, et blanc de préférence.
Même si sur ce dernier point, les choses commencent à évoluer.
J’étais talentueuse, mais ma place était déjà vendue à un homme plus
riche.
Owen est exceptionnel. Néanmoins, Nilson veut acheter sa victoire.
Je détaille le décor de l’écurie autour de moi et me demande ce que je
fiche ici. Owen avait raison l’autre soir, je participe au même système qui
m’a détruite des années auparavant.
Comment puis-je me regarder dans le miroir ?
Je vais passer la journée à bosser sur une stratégie pour sauver les fesses
d’un gars qui ne mérite plus sa place. Magnus est devenu un pilote payant.
Mais par-dessus le marché, il n’a même plus la décence de la jouer
proprement. Et moi je vais me casser le cul pour lui ? Putain…
Sans réfléchir une seconde de plus, je sors de l’enceinte pour appeler
Owen. Je dois au moins le prévenir. Je croise les doigts pour qu’il décroche.
Ce qu’il ne fait pas.
Je retente ma chance, il ne répond toujours pas.
Nouvelle tentative, et cette fois, j’obtiens ce que je veux au bout de
quatre sonneries.
— On bosse Lise, me congédie Bryan.
Et merde…
— Attends ! essayé-je. C’est super important.
Il soupire.
— Plus que de maintenir le pilote en forme pour la course ?
— Je n’insisterais pas autant si ce n’était pas le cas. C’est vraiment,
vraiment important.
— Tu ne vois pas d’objection à ce que je mette le haut-parleur dans ce
cas ?
Ce que je peux avoir envie de le gifler des fois…
— Je m’en fous, il faut juste que je parle à Owen, soufflé-je.
Il râle, mais je finis par avoir gain de cause. Il met le téléphone en haut-
parleur avant de m’inviter à m’expliquer.
— T’es chiant, putain… entends-je Owen se plaindre.
— Fais. Tes. Squats, lui rétorque son coach.
Owen soupire bruyamment. Je pourrais m’amuser de la situation si je
n’étais pas aussi préoccupée.
— Ça va, Lisie ? me demande-t-il entre deux descentes.
Là encore, je pourrais l’imaginer torse nu, transpirant… Sauf que ce n’est
pas le moment.
— Pas vraiment, avoué-je.
— Pourquoi ? s’inquiète-t-il.
Comment aborder la question sans le mettre dans une rage ingérable ?
— J’étais au bureau tout à l’heure et… j’ai entendu un truc que je
n’aurais pas dû.
— Vas-y, m’invite-t-il à poursuivre.
Je prends un grand bol de courage avant de prononcer la suite.
— C’est Nilson. Il cherche à te saboter. Il a proposé à Smith diverses
solutions pour voler ta place sur le podium. Il menace de retirer ses fonds si
Smith n’obéit pas.
Un blanc me répond. J’entends des poids tomber au sol, puis la voix
d’Owen se fait bien plus forte. Il s’est rapproché du téléphone.
— Fils de pute. Il a parlé de quoi ?
Cette fois, Bryan n’essaie pas de le faire reprendre l’entraînement. Il
n’est pas suicidaire, c’est bien.
— Abîmer la voiture, les pneus. Il compte sur la stratégie, mais comme
tu t’es montré plus intelligent, il cherche de nouveaux moyens.
— Ils ne feront jamais ça. Les voitures coûtent des millions. C’est tirer
une balle dans le pied de l’écurie, intervient Bryan.
Owen soupire.
— Sauf que l’écurie, à l’heure actuelle, c’est Nilson qui la finance.
C’est là tout le problème.
— Je vais faire ce que je peux pour modifier la stratégie, interviens-je.
Mais méfie-toi.
— Je vais voir ce que je peux faire aussi de mon côté, répond Owen.
J’aimerais lui dire que ça ira, mais je n’en crois pas un mot. Nilson est
déterminé et Owen va forcément en souffrir. Je ne sais même pas quoi faire.
Le système est tellement corrompu. J’aurais beau essayer, je frapperais dans
le vide.
Comme lorsque j’ai tenté de négocier avec mes sponsors. La décision
avait été prise à ma naissance, quand je suis sortie sans couilles.
— Je dois aller bosser. Bonne chance pour demain, Owen.
— Manifestement, il m’en faudra…
Son ton ne peut cacher son anxiété. Je n’aime pas être le mauvais
messager, mais il devait savoir. J’espère qu’il arrivera à inverser la
tendance.
— Merci, Cardin, me salue Bryan.
Au moins, je serais un peu remontée dans son estime.
Nous raccrochons et je repars dans les bureaux avec une nouvelle
mission : ralentir le travail sur la stratégie. Nilson n’aura pas mon aide.
Jamais. Et certainement pas au détriment d’Owen.
Je ne sais pas ce que je fous encore à bosser pour ce genre de personne,
mais avant de démissionner, je compte bien mettre Abbott sur la liste des
champions du monde.

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Chapitre 12

Mai – Angleterre

OWEN

Les qualifications se déroulent étonnamment bien. Je suppose que Nilson


n’a pas encore cherché à me saborder. Quel connard… Je ne comprends
même pas comment il peut se satisfaire de gagner de cette façon. Surtout
que je suis certain qu’il ne l’emporterait toujours pas.
Je reste sur mes gardes. Je m’attends à tout. Bryan garde aussi un œil de
son côté. Et je sais que je peux compter sur Lise.
Je ne peux pas le laisser me prendre cette course. Silverstone est le
moment où je dois dominer.
Au moins, mes parents ne seront pas là. Ça sera une pression en moins.
Non pas que nous soyons très proches, j’ai grandi loin d’eux après tout.
Mais je sais qu’ils sont fiers. Je ne veux pas les décevoir, surtout si je ne
peux rien y faire.
Mes supporters, c’est une autre histoire… Eux, ils sont là. Certains me
suivent sur chaque course, donc j’en ai toujours auprès de moi. Cependant,
sur ma terre natale, il y en a beaucoup plus.
Je me mets énormément de pression ce week-end. Je donnerais cher pour
m’envoyer en l’air et souffler cinq secondes. Plus précisément, je donnerais
cher pour profiter d’une minute avec Lise. Elle aussi semble avoir besoin de
se laisser aller. J’endosserais ce rôle avec plaisir.
Dimanche, je démarre la course en pole position. Nilson est sur mes
fesses.
Avant de courir, j’ai quelques journalistes à satisfaire. Je réponds à un
maximum de questions, je signe des dizaines d’autographes et autorise de
nombreuses personnes à prendre des selfies avec moi.
Je passe inévitablement sur la scène. L’écurie offre beaucoup de tee-shirts
pour ma homerace. Les fans sont au rendez-vous, ils sont surexcités.
Les autres pilotes anglais montent sur scène avec moi. Nous nous
partageons les tâches pour divertir tout le monde.
Arrive le moment où le micro passe dans la foule pour nous poser des
questions. Les supporters ont toujours des idées plus drôles que les
journalistes. C’est bien plus agréable d’échanger avec eux. Même si parfois
quelques groupies en profitent pour tenter leur chance.
Les prochaines questions me sont adressées.
— Pour combien tu acceptes d’envoyer Nilson dans le mur ?
Je retiens tant bien que mal un fou rire. Dommage que je n’aie pas le
droit de répondre sincèrement. Je connais cependant les façons de
contourner le problème. Les gens ne sont pas idiots, ils lisent facilement
entre les lignes.
— Et toi ? lui retourné-je la question.
La foule éclate de rire.
— En ami, pour une nuit ou pour la vie. Tu as Hupert, Lecomte et Miller.
Du coin de l’œil, j’aperçois Lise qui glousse. Je ne savais même pas
qu’elle assistait au spectacle. En tout cas, cette question lui plaît. Je joue le
jeu et réponds, non sans rigoler.
— En ami, désolé Miller. Pour une nuit… je m’amuserais plus avec
Lecomte. Pour la vie, c’est mon Gabby, terminé-je en mettant la main sur
mon cœur.
La foule adore et me le rend bien. Nul doute que les gars me feront un
retour sur ce classement.
Je réponds à une dernière question avant d’aller saluer la famille royale.
— Bonjour, Owen. Voilà, je te trouve super beau et je me demandais si tu
avais une copine secrète.
J’ai arrêté de compter le nombre de fois où on m’a posé cette question.
La presse et les fans n’aiment pas ne pas connaître les détails de ma vie
privée. Ce qu’ils ignorent, c’est ce que je n’ai pas trop de vie privée. Ils ne
trouvent rien, car je n’ai rien à cacher.
Néanmoins, aujourd’hui, je ne résiste pas à l’envie de lancer un regard
vers Lise. Mon attention est furtive, mais juste assez longue pour la voir
attendre avec intérêt ma réponse. Elle serre les bras sur sa poitrine et sourit
pour dissimuler sa nervosité. Elle veut connaître cette information, même si
elle se doute probablement de la réponse.
— Déjà, merci, commencé-je.
D’autres personnes me crient la même chose, m’amusant autant que ça
me flatte.
— Ensuite…
Lise roule des yeux devant le suspens que j’impose. Je ne peux
m’empêcher de rigoler. Évidemment, la foule remarque que je regarde
plusieurs fois dans la même direction. Avant qu’une horde de fans se mette
à chercher qui attire mon attention, je réponds :
— Je n’ai pour l’instant pas de copine secrète. Quand j’en aurai une, eh
bien, vous ne le saurez pas non plus, donc…
Tout le monde rigole.
Les questions passent sur Oak. J’en profite pour regarder Lise qui sourit
réellement cette fois. Elle secoue la tête pour me signifier que je me la joue.
Ce qui est vrai, sur ce coup.
J’aimerais échanger plus avec elle, mais le devoir m’appelle.
Nous descendons de scène pour rejoindre les gradins officiels. Là, nous
sommes présentés – comme chaque année – à la reine et à son fils. Nous
nous prêtons au serrage de mains. Nous les écoutons nous souhaiter bonne
chance.
C’est gentil, mais pas très utile. Leur avis m’importe peu. Ce n’est pas
une question de chance, mais de travail, en plus.
Enfin, je peux retrouver mon box. Les obligations protocolaires sont
terminées. Je dois à présent me concentrer, entrer dans la course et me
préparer à toute éventualité.
Je m’étire une dernière fois. Bryan vérifie mes réflexes tandis que je me
rejoue mentalement le circuit.
Le tour de formation va commencer. Je monte dans ma monoplace, enfile
mes gants, mon casque. Je suis coupé du monde. Je ne vois plus que la ligne
de départ devant moi.
Le staff chauffe mes pneus et refroidit mon cockpit. Ils s’affairent tous
autour de moi, mais je ne les vois plus.
La seule personne que j’entends est mon ingénieur dans la radio.
— Radio check, radio check.
— Putain, oui ! crié-je en réponse.
L’adrénaline et la pression vont me faire exploser. La course doit
commencer. J’ai besoin d’être en action.
— Reçu, Owen, réplique-t-il en rigolant.
Enfin, je peux démarrer. Je zigzague sur le circuit pour monter mon train
en température. J’accélère, décélère, recommence. Le tour se termine très
rapidement. Je remonte sur la grille pour prendre la pole en haut à gauche.
Nilson se pose sur ma droite, légèrement en arrière.
L’attente du départ me fait monter en pression. Maintenir les freins les
fait chauffer. Mes pneus baissent en température. J’attends désespérément le
début de la course.
Les cinq lumières s’allument. Je me prépare.
Une à une, elles s’éteignent.
Cinq.
Quatre.
Trois.
Deux.
Un.
Lights out.
Mon pied trouve l’accélérateur.
Je prends un bon départ. Nilson aussi. Tout va se jouer sur les cinq
premiers tours. Je ne dois pas lui laisser une ouverture pour passer. Dieu
seul sait ce qu’il a pu manigancer dans mon dos. Je dois être irréprochable
pour mettre toutes les chances de mon côté.
Pour l’instant, je mène. Nilson me tient, mais je traverse les courbes sans
trop de problèmes. Il doit s’inquiéter des Keelean qui lui collent au cul. J’en
profite pour m’imposer en lead.
Le premier quart du Grand Prix se déroule plutôt bien. Je garde la tête
froide malgré la pression de Nilson. Ce n’est pas comme ça que nous allons
ramener deux voitures sur le podium, mais je me garde de faire un
commentaire radio. Le jour où j’en parlerai sera quand il courra réglo.
— Écart avec Nilson : 1,3.
Ce n’est pas assez. Néanmoins, si je pousse trop, je sais que mon train ne
tiendra pas. Je dois jouer sur la longueur.
Une dizaine de tours plus tard, ma gomme commence à souffrir des
surfaces planes. Il faut que je passe au stand.
— Je dois changer de pneus, annoncé-je à mon ingénieur.
Ce que je redoutais arrive.
— Nilson aux pits, reste dehors.
Fils de…
— C’est une grosse connerie, me permets-je de lui faire remarquer.
Nul doute que les commentateurs se feront une joie de disserter sur ce
choix.
Je dois attendre encore trois tours avant de pouvoir passer au stand. Je
serre les dents en me doutant de ce qui va arriver.
Je me gare devant mon box, le staff s’active autour de la voiture.
Cependant, la relâche est lente. Peut-être est-ce juste une erreur. Peut-être
est-ce délibéré.
Dans tous les cas, mon arrêt dure cinq secondes huit. C’est beaucoup
trop. Ça me coûte trois places en sortie des stands.
— P7, Owen.
Je soupire pour toute réponse. Le trafic va achever mes pneus avant
même la partie importante de la course.
Je ne suis cependant pas du genre à abandonner. Je me reprends et donne
tout ce que j’ai pour monter en un minimum de tours.
Chaque voiture que je colle fait chauffer mon bloc moteur. Je dois les
passer vite pour éviter un problème sur la monoplace.
Le dernier quart de la course débute au moment où je retrouve la P4.
Nilson est devant moi, lui-même devancé par Doppia et Charley.
— DNF de Porana.
Bien. C’est déjà ça pour le championnat.
— Reçu. Écart ?
Mon ingénieur soupire avant de répondre.
— 2,5 avec Lecomte.
Il se fout de ma gueule ? Depuis quand ai-je besoin de mon écart avec
mon poursuivant dans une telle situation ? Il sait très bien que je parlais de
Nilson.
— Essaie encore, rétorqué-je de plus en plus énervé.
Je n’attends même pas sa réponse pour pousser un maximum.
Nilson entre dans ma zone de DRS. Il s’active et je le passe avant la
courbe. Je l’imagine sans mal en train d’insulter toute ma famille dans sa
tête.
Je dois creuser l’écart et remonter.
Je. Ne. Veux. Pas. Perdre. Cette. Course.
Si je ne gagne pas, je perds. C’est simple.
Je pousse la voiture pour reprendre du terrain. Je négocie parfaitement
mes virages. Je freine au dernier moment, j’évite les vibreurs. Je conduis à
la perfection, pourtant, le résultat n’est pas là. J’ai un mauvais
pressentiment…
— Je perds de la puissance, indiqué-je à mon ingénieur.
— Reçu.
Il réfléchit à la situation avant de revenir vers moi.
— Change de configuration.
Il me guide sur la marche à suivre avec les boutons de ma palette. À cet
instant, je ne peux que lui faire confiance. Cependant, lui-même est aux
ordres de Smith qui est aux ordres de Nilson. Je suis hors de moi.
Évidemment, Magnus remonte sur moi sur cet intervalle de temps.
Nous ne nous battons pas à armes égales. Je fais de mon mieux pour tenir
ma position alors qu’il m’impose une pression insupportable.
Je lutte autant que possible. Ma gomme en souffre, la sienne aussi.
Au secteur trois, il tente un dépassement. J’arrive à refermer la fenêtre à
temps. Sa conduite devient de plus en plus frustrée, dangereuse.
— C’est offensif ! crié-je à la radio.
Je m’accroche. Je ne peux pas le laisser gagner. Il ne le mérite pas,
putain !
La course est bientôt terminée. Je dois tenir.
Nous offrons un spectacle sans pareil aux fans. C’est au moins ça.
— Il reste neuf tours.
La rage est en train de me consumer.
Nilson retente un dépassement. Sa manœuvre est terriblement
dangereuse. Il doit le savoir. Je garde ma place, la défends. Je le sens perdre
du terrain, il n’y arrivera pas. Il ne possède pas l’agilité pour se faufiler
avant la courbe. Il est incapable de jouer de son frein.
Il sait que ça ne va pas passer. Il le sait parfaitement. Malheureusement, il
a aussi conscience que s’il ne me double pas là, je finirai en troisième
position sur le podium et lui en P4.
Il ne compte pas laisser cela arriver.
Dans ce que je suppose être une manœuvre de dernier recours, il feint de
perdre le contrôle de la voiture pour venir me percuter l’arrière. Le choc me
fait, à mon tour, perdre la direction. Les voitures partent en tête-à-queue
avant de s’écraser contre la barrière.
L’accident me secoue, mais la seule chose que j’ai à l’esprit est
d’arracher les yeux de ce salaud. Ce mec est prêt à sacrifier sa propre course
pour me retirer la mienne. Quel genre de pilote fait ça ?
Je vois sa voiture non loin de la mienne. Je pourrais sortir. Je dois sortir,
au cas où une fuite créerait un incendie. Sauf que si je le croise maintenant,
je vais le démonter. La fédération ne me le pardonnerait pas.
— Owen, est-ce que ça va ?
Je suis incapable de parler. Je pourrais avoir une jambe cassée, je ne le
réaliserais pas tellement j’ai la haine.
— Owen ? Tu me reçois ?
Je soupire un grand coup avant de répondre. Des milliers de gens
attendent ma confirmation.
— Ouais. Ça va.
— Tu peux sortir ?
Je ne réponds pas. À la place, je décroche la sécurité au-dessus de mes
épaules pour m’extirper du véhicule. Je me dégage du cockpit. Des
Marshals tentent de m’aider, mais je ne veux voir personne. Je me montre
sûrement brusque, je n’arrive plus à penser correctement.
Je pars du circuit pour laisser ces hommes faire leur travail. Cet accident
a probablement foutu en l’air la fin de la course. J’espère que ça ne coûtera
pas la gagne à Loris.
Sur le chemin vers mon box, des journalistes tentent de m’extirper des
informations. Je garde mon casque et trace ma route. Ce n’est pas le
moment.
Seule une question me donne envie de répondre :
— Owen, qu’en pensez-vous ?
Un rire amer m’échappe.
— Certains devraient retourner à l’auto-école, ça ne ferait pas de mal.
Je les laisse avec ça.
Dans mon box, je retire mon casque, mes gants. Des membres du staff
essaient de me parler. Je dois m’isoler, je vais exploser.
Sans attendre une seconde de plus, je prends la porte et m’éloigne le plus
possible de ce nid de vipères sans me soucier de l’amende qui va me tomber
dessus pour ne pas avoir respecté mes devoirs envers la presse.
Je passe rapidement à mon hôtel pour me changer, puis monte en voiture
pour dégager le plus loin que je peux.

LISE

Plus la course avance, plus je sens qu’elle va mal se terminer. Nilson


conduit avec hargne. Owen se débat avec sa voiture, impuissant. Il lutte
pendant de très longs tours. Il s’acharne et finit par arriver à faire sortir
quelque chose malgré le sabotage de son adversaire.
Je ne sais pas pourquoi le moteur perd en puissance, pourtant j’ai la
certitude que c’est l’œuvre de Magnus.
Je suis à deux doigts de rejoindre le circuit pour le faire payer moi-même.
Je suis hors de moi. Owen doit bouillir dans sa monoplace.
Tout le monde sent que quelque chose cloche. Le staff s’agite. Nous
prions tous pour qu’Abbott s’en sorte et garde sa place.
Les commentateurs se déchaînent.
— C’est prodigieux, s’extasie l’un d’eux en voyant Owen se démener.
— Je n’ai jamais vu un tel dépassement !
Eux aussi veulent qu’il gagne. Il le mérite à en tirer autant d’une voiture
que les autres auraient laissé tomber en milieu de peloton. Il est le meilleur.
— Allez Owen, marmonné-je, sous pression.
Je n’arrive même pas à me réjouir pour les places de Loris et Mike. Tout
ce que je vois, c’est la puissance d’Owen chuter.
J’essaie de me calmer en me répétant qu’il est imbattable, qu’il va réussir
à amener la voiture sur le podium. C’est ce que tout le monde sait : il est
incroyable. Magnus aussi en a conscience, sauf que lui ne l’accepte pas.
La manœuvre reste subtile pour quiconque ne s’intéresse pas de trop près
au sport. Il n’avait aucune raison de perdre le contrôle, aucune. Il a de
l’expérience. Pourtant, il vient de partir dans le décor, Owen avec lui.
Je n’arrive pas à croire ce qui se déroule devant mes yeux. Les cris
d’horreur du staff parviennent malgré tout à me convaincre.
Ce fils de pute a volé la course.
Owen vient d’avoir un accident.
Les deux voitures de l’écurie sont enfoncées dans les barrières latérales.
Les pneus fument ou rebondissent sur le circuit. La tôle est pliée. Le halo
est heureusement resté en place.
Nous sommes tous pendus aux radios pour vérifier que les deux pilotes
vont bien. Nilson répond automatiquement, mais je m’en fous royalement,
car Owen tarde à se manifester.
Je commence à monter en pression. S’il lui est arrivé quelque chose…
Enfin, il se décide à prononcer quelques mots. Je comprends qu’il gardait
le silence pour ne pas imploser à la radio. Je parviens à relâcher mon
souffle, mais garde cet amer sentiment d’injustice qui me bloque la gorge.
Les commentateurs s’excitent en parlant de l’accident.
— Quelle terrible journée pour Dark Crown !
— Abbott devait gagner, c’est impossible !
— Quelle erreur de Nilson ! Cela va coûter cher à l’écurie et nul doute
qu’Abbott doit fulminer de s’être fait voler la victoire.
La safety car est déployée pour laisser du temps aux équipes de dégager
les voitures abîmées. Le peloton se resserre. La fin de la course va en pâtir.
Je me demande même si elle ne va pas se terminer de cette façon. Il reste
trop peu de tours.
Je ne compte de toute façon pas regarder la suite. Je n’y parviendrai pas
en sachant qu’Owen est quelque part à péter un câble.
Je n’arrive pas à croire que Nilson ait fait ça. Cet accident va lui coller
aux fesses. Son erreur volontaire va lui coûter cher. Tous les spécialistes du
sport ont vu ce qu’il s’est passé. L’argent ne pourra pas sauver sa réputation.
Du moins, je l’espère.
Un nombre incalculable d’Anglais présents pour la course pleurent le
DNF de leur pilote star sur leurs terres. Cette course devait lui revenir. Il
s’est battu comme rarement on voit un pilote le faire.
Je partage leur dégoût.
Je n’ose même pas imaginer l’état dans lequel se trouve Owen.
À l’écran, nous pouvons l’observer traverser le circuit au pas de course.
Dissimulé derrière son casque, il se garde de commenter la situation.
Quelques minutes après, nous apprenons qu’il a quitté le paddock.
Le message est clair. Il ne veut voir personne. Il a besoin d’air. J’espère
juste qu’il ne fera pas quelque chose d’inconsidéré sous le coup de la
colère.
La course se termine. La victoire de Loris parvient presque à me
redonner le sourire.
Les pilotes regagnent leurs box, les staffs quittent leurs salles
d’observation. Je suis le mouvement et rejoins les coulisses du circuit pour
débriefer.
J’aperçois Gabriel en grande discussion avec Mike et Mathieu. Je les
retrouve en me doutant de la raison de leur agitation. Il n’y a qu’avec eux
que j’ai envie de débattre de ce qu’il s’est passé.
— Les gars, Lise est là, on va lui demander, entends-je Gabriel.
Ce dernier me serre contre lui quand j’arrive.
— Je vois que tu es aussi ravie que nous, remarque Mike.
— Il s’est passé quoi ? m’interroge Mathieu. Tout allait bien et d’un coup
on nous annonce qu’Owen a eu un DNF avec Magnus. De ce qu’on entend
depuis tout à l’heure, il y a eu un truc louche.
Je soupire. Je ne devrais parler de ça avec eux, mon contrat me l’interdit.
Si on me prend en train d’avoir cette conversation, je risque d’avoir des
problèmes.
Mais j’ai besoin d’en discuter. Les garçons comprendront et ils ne me
trahiront pas.
Je regarde autour de moi pour vérifier qu’aucune oreille indiscrète ne
traîne.
Je me frotte les yeux avant de leur expliquer. J’aimerais oublier cette
course, trouver une solution à ce bordel, aider Owen. Je suis écœurée.
— Owen a perdu en puissance. On pense que Magnus a eu recours à des
techniques douteuses pour le saboter. Malgré tout, il s’est défoncé et il avait
une place assurée sur le podium, jusqu’à…
Un rire amer m’échappe.
— J’ai entendu dire que Nilson a fait exprès de perdre le contrôle, c’est
vrai ? intervient Gab.
Je hoche la tête.
— Je pense que oui. En tout cas, aucun pilote digne de ce nom n’aurait
perdu la direction à cet endroit du circuit.
Les gars ne savent pas quoi dire. Moi non plus. Le comportement de
Nilson est désolant et ses stratagèmes encore plus. Ce qui m’inquiète, c’est
qu’Owen risque de passer à côté du championnat. J’aimerais pouvoir faire
quelque chose, mais je suis coincée.
— Ouais… Bah Owen doit être fou de rage, pense Mike.
Quand on se démène pour atteindre un objectif, qu’on travaille autant et
qu’on se bat comme il l’a fait, se faire voler est dur à digérer. Abbott est
perfectionniste, exigeant envers lui-même. Lorsque quelque chose échappe
à son contrôle, il a du mal à l’accepter. À cet instant, je préférerais être à ses
côtés plutôt que de le savoir seul, quelque part à broyer du noir.
Les garçons, épuisés par leur propre course, partent chacun vers leur
hôtel pour se reposer. Moi, j’ignore ce que je suis censée faire.
Je n’ose pas appeler Owen, je ne veux pas le déranger s’il a besoin de
solitude. Je n’ai pas non plus envie de rentrer à l’hôtel. Je tournerais en
rond, je suis trop sur les nerfs, agitée. J’aimerais être dans l’action, mais je
ne sais pas comment.
Sur un coup de tête, je décide de finalement partir vers l’hôtel d’Owen. Je
sais qu’il n’y est pas, l’écurie ignore où il s’est enfui, mais il finira bien par
revenir. Peut-être que je pourrai le voir et l’aider à se calmer. C’est ce que
j’espère.
Lui a toujours été là pour moi, dans mes moments difficiles. J’aimerais
lui rendre la pareille.
Je me trouve un canapé dans le hall de l’hôtel et traîne sur mon téléphone
en l’attendant. C’est un miracle que je ne me fasse pas jeter quand au bout
de trois heures, je suis encore assise au même endroit.
Je commence sérieusement à m’inquiéter. Où est-ce qu’il est ? J’aurais
cru qu’au bout d’une heure, il aurait fini par rentrer. La course a dû être
éreintante pour lui. Il devrait se reposer.
Peut-être qu’il est allé se trouver de la compagnie…
Au moment où mes pensées commencent à prendre ce tournant, je
l’aperçois passer les portes. Je souffle de soulagement.
Il est toujours tendu. Son corps est crispé, sa démarche rapide. Son visage
est fermé et il se cache sous sa casquette. Il tente au maximum de faire
comprendre aux gens qui le regardent de ne pas l’approcher.
Il vaudrait mieux que je me manifeste, car je doute qu’il me voie. Après
tout, il ne s’attend pas du tout à me trouver là.
Je me lève pour l’apostropher. Mon mouvement attire son attention, nos
regards se croisent. Il est surpris, mais aussi soulagé.
— T’aurais dû m’appeler Lisie, je serais rentré.
Je balaie sa remarque de la main.
— Tu avais besoin d’air.
Il acquiesce avant de me guider vers l’ascenseur. Mieux vaut que nous
discutions de tout ça seul à seul.
Ce n’est qu’une fois tranquilles, derrière la porte de sa chambre, que nous
reprenons notre conversation.
— Tu es là depuis longtemps ? s’inquiète-t-il.
Ne voulant pas le faire culpabiliser, je secoue la tête. Évidemment, il n’y
croit pas une seconde.
— Je suis désolé d’être parti comme ça, c’est juste que…
— Je sais, Owen.
Il soupire en se laissant tomber sur le canapé.
— Je suis crevé… marmonne-t-il.
Ne sachant pas trop ce qu’il attend de moi, je reste plantée près de la
porte.
— Tu veux que je te laisse ? vérifié-je, incertaine.
Il me regarde un instant.
— Non. Reste. S’il te plaît. Tu es bien la seule personne que j’ai envie de
voir.
Son aveu me touche tout comme il me met à l’aise. Je décide finalement
de m’installer à côté de lui.
Il me surprend en venant s’allonger sur mes genoux. Sa tête sur mes
cuisses, il ferme les yeux et se laisse bercer par les caresses que je suis
incapable de réprimer. J’ai toujours adoré toucher ses cheveux.
— Tu veux en parler ? demandé-je doucement.
Il se frotte le visage.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, je crois. Magnus m’est délibérément
rentré dedans. C’est de l’antijeu, c’est contre toutes les règles de la
fédération. Il va me le payer très, très cher.
Je hoche la tête.
— Je t’aiderai, lui promets-je.
Il me sourit, plus apaisé.
— Tu as disparu où pendant tout ce temps ?
— J’ai conduit et je suis resté un moment assis dans l’herbe au milieu de
nulle part pour me calmer.
Je l’imagine sans mal. Il a toujours eu tendance à s’isoler de cette façon.
Quand il se sent oppressé, rien ne lui fait plus de bien que de partir prendre
l’air.
— Ça a fonctionné ?
Il rigole doucement.
— Bien moins que tes câlins.
Si je suis venue aujourd’hui, c’est pour lui remonter le moral et juste
pour ça. Pourtant, je commence à me dire qu’il pourrait y avoir plus. Owen
a clairement besoin de relâcher la pression, moi j’ai envie de lui arracher
ses fringues.
— Lise ?
— Hum ?
Il se redresse pour me faire face.
— Je te sens pensive.
Cet homme lit en moi avec une facilité toujours aussi déconcertante.
— Malgré tout ce qu’il s’est passé aujourd’hui, tu as été incroyable en
piste, le complimenté-je pour revenir sur un terrain plus sûr.
Il m’observe, détaille mon visage, avant de prendre ma main dans la
sienne. Il me répond d’une voix calme, posée.
— Tu crois que je ne remarque pas quand tu changes de sujet ?
Je rigole, prise sur le fait.
— Je ne crois pas me rappeler quel était le sujet de base, le provoqué-je.
Il hausse un sourcil.
— C’est écrit sur ta tête, Lisie.
Je rougis malgré moi.
C’est de sa faute aussi ! Si nous n’avions pas dérapé l’autre soir et s’il
n’y avait pas eu ces textos, je ne serais pas là, excitée, prête à lui sauter
dessus.
Il se mord la lèvre pour retenir son sourire.
— Tu me regardes avec envie, se vante-t-il.
Son arrogance me prend au dépourvu. J’éclate de rire.
— Non, mais tu t’entends ? Si j’étais excitée, tu viens de m’assécher avec
ton ego.
Son sourire s’agrandit.
— Je ne me montre pas prétentieux, Lise. J’établis juste un fait. En plus,
tu mens.
Je m’offusquerais s’il n’était pas en train de cacher sa propre envie
derrière ses mots. Lui aussi se retient. Son regard ne cesse de tomber vers
mon décolleté.
— Avant d’établir tes faits, commence par arrêter de mater mes seins.
Il rigole.
— J’en suis incapable. Depuis la mention de ce bonnet B…
Je le fais taire en le tapant avec un coussin du canapé.
— Excuse-moi, reprend-il. En vérité, c’est la première fois que je dois te
faire comprendre subtilement que j’ai envie qu’on couche ensemble.
Son aveu fait battre mon cœur plus rapidement.
— Je ne connais pas le mode d’emploi pour séduire Lise Cardin, sourit-
il.
Cette fois, c’est moi qui me montre arrogante.
— C’est parce que je suis la seule femme que tu dois séduire. Il va falloir
faire mieux que ça.
Il relève le défi.
— Ton caractère m’excite toujours autant.
— Mais encore ?
Ce petit jeu me fait bouillir. C’est un miracle que j’arrive à rester de
marbre.
— Si le sexe était un délice quand on était gamins, je n’ose pas imaginer
ce que ça donnera maintenant que tu es devenue une femme aussi confiante
et imposante.
Sa remarque me plaît énormément.
— Il paraît que je fais peur aux hommes. Pas à toi ? continué-je de jouer.
Il secoue la tête, sûr de lui.
— Moi je sais ce que tu aimes, je sais te tourmenter. Personne ne te
connaît mieux que moi. Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ?
Son regard de braise me transperce. Je suis déjà au maximum de ma
retenue. J’ai définitivement envie qu’il me rafraîchisse la mémoire. Putain,
j’en rêve !
Mes yeux croisent les siens et nous nous comprenons. Nous fondons l’un
sur l’autre. Nos lèvres se scellent dans un baiser enflammé. J’accroche mes
mains à son cou, il pose les siennes sur ma taille. Il m’attire à lui, puis me
soulève pour nous amener dans la chambre.
Il me dépose sur son lit sans jamais cesser de m’embrasser, de me
mordre, de me sucer la lèvre. Je gémis comme rarement ça m’est arrivé. La
passion prend le dessus, nos dents s’entrechoquent sous la force de notre
baiser. Nos langues se trouvent et dansent au même rythme que les
frottements de nos bassins.
Nous ne nous écartons que pour arracher nos vêtements. Nous sommes
nus en moins de deux. Malgré le besoin pressant de le toucher, je prends le
temps d’observer l’homme qu’il est devenu. Sa musculature me semble
moins sèche. Il a pris du poids et cette nouvelle corpulence lui va à ravir. Il
me donne envie de le croquer à pleines dents. Son torse pâle laisse ressortir
ses grains de beauté que je meurs d’envie de lécher, pour vérifier si sa peau
garde le même goût qu’auparavant – celui d’une sucrerie irrésistible. Mes
yeux remontent sur son visage tendu par l’envie. Ses lèvres gonflées par nos
baisers m’appellent. Je m’avance pour m’en saisir quand il se recule
légèrement. Un sourire en coin prend place sur sa bouche, juste avant qu’il
ne commence à me tourmenter, là.
Jamais aucun autre homme ne s’est aventuré à m’embrasser ces lèvres. Je
n’ai jamais eu envie que qui que ce soit le fasse. Mais lui ? Je passerais des
journées entières à le laisser faire.
Il me connaît, il sait que j’aime quand il m’embrasse l’intérieur de la
cuisse, lorsqu’il me mordille. Ses coups de langue sont d’une précision
ahurissante. Des frissons trouvent ma peau aux endroits où il laisse la trace
de ses baisers. Cette douce fraîcheur suit son parcours de ma cuisse
jusqu’au bouton qu’il tourmente sans relâche.
L’espace d’un instant, je me remémore la première fois qu’il m’a goûtée.
Ses mains tremblaient sur ma poitrine tandis que sa bouche osait à peinte
m’effleurer. L’homme d’aujourd’hui me dévore sans laisser une miette
derrière lui. Il marque son territoire, me rappelle de la façon la plus crue
possible que j’ai toujours été à lui et que je ne lui échapperai plus.
Je ne retiens aucun cri. Je me perds dans l’instant, le laisse me dévorer et
m’amener là où il veut. Mes yeux accrochent cette scène sans pouvoir se
détourner. Suis-je en train de rêver cet instant ? Non, impossible. Aucun
rêve ne saurait me faire perdre le contrôle de la sorte, aucun rêve ne saurait
rendre justice à cet homme. Ses légères boucles brunes tranchent avec la
pâleur de mon ventre, ses longs cils taquinent la peau sensible de mon
bassin, ses mains empoignent sans retenue ma poitrine, me laissant savourer
la vue de ses veines saillantes, entretenues par ses longs entraînements.
Cela fait si longtemps que je n’ai pas eu de rapports. Le plaisir de cet
instant en est décuplé. Il sait que je m’offre à lui comme à personne d’autre.
Il savoure d’être cet homme.
Quand il remonte vers mon visage, je n’hésite pas à l’embrasser. Je n’ai
aucun tabou avec lui, car Owen connaît mon âme comme personne. Des
actes qui me dégoûtent avec d’autres prennent sens avec lui. Nous ne
faisons qu’un et rien de ce que nous pourrions faire à cet instant ne me
rebuterait.
— Qu’est-il arrivé à la jeune fille qui n’osait pas me regarder dans les
yeux pendant un cunni ? me provoque-t-il, fier.
Je lui mordille la lèvre en souriant.
— Elle en a eu marre de te laisser croire que tu avais le contrôle,
répliqué-je tout en prenant sa virilité en main.
Sa respiration se coupe un instant, je me délecte de le sentir si réceptif à
mes caresses. Il grogne contre mes lèvres, susurre mon nom entre deux
baisers. Un autre homme que lui aurait cherché à reprendre le dessus pour
me prouver que j’ai tort, que je ne le contrôle pas. Pas Owen. Lui est
devenu assez confiant pour comprendre que me laisser mener la danse ne
fait pas de lui un homme faible, mais simplement un homme comblé. Son
léger sourire me laisse même voir qu’il apprécie cette emprise que j’ai sur
lui, preuve qu’il ne pourra que prendre du plaisir.
Cet instant est si intense, bestial. Je crevais de pouvoir le toucher à
nouveau. Il est toujours si athlétique, musclé, chaud sous mes mains. Je
blottis mon nez dans sa nuque et inspire son odeur sans retenue. Il sent
comme… la maison. Rassurée, comblée, mes muscles se détendent
tellement que je m’effondrerais si je n’étais pas déjà allongée sous lui.
Owen profite de mon calme soudain pour reprendre ses assauts sur mon
corps qu’il ne cesse de revendiquer.
Il me dévore les seins, les hanches, le cou. Il n’épargne pas un seul bout
de peau. C’est comme si c’était la seule façon de s’assurer que je suis bien
là, sous ses mains. Ce moment me fait réaliser à quel point lui aussi avait
besoin de me retrouver, de retrouver ça, nous.
— J’avais oublié à quel point le sexe pouvait être bon, me confie-t-il,
absent, les yeux mi-clos, le visage plongé dans ma poitrine.
— J’ai besoin de plus, Owen, lui demandé-je. J’ai besoin de te sentir en
moi…
Je ne reconnais pas ma voix, ce désespoir qui transparaît dans mes mots.
Mon ton attire son attention, il m’observe quelques secondes, fasciné,
dérouté. Il n’en revient pas plus que moi de nous retrouver dans cette
position. Sûrement que lui aussi pensait ne jamais nous revoir.
Enfin, il se saisit d’un préservatif qu’il enfile avant de se positionner au-
dessus de moi. L’image de notre première fois me revient en tête. Celle
d’un jeune garçon au sourire mal assuré cherchant justement à me rassurer
alors même qu’il paniquait à l’idée de me faire mal. Celle d’une jeune fille
tellement tendue qu’elle s’était blessée les mains en y enfonçant ses ongles
trop fortement.
Aujourd’hui, nous ne sommes plus des gamins, je ne suis plus vierge et je
suis surtout trempée pour lui. Voyant qu’il hésite à se lâcher, je le convaincs
de quelques mots. S’il ne me pénètre pas maintenant, j’ai peur de mourir
d’impatience.
— Prends-moi, s’il te plaît… le supplié-je sans honte.
N’y tenant plus, il me pénètre d’une seule fois m’obligeant à gémir de
délivrance. D’un coup de reins, il s’enfonce jusqu’à la garde, savoure de se
trouver aussi profond en moi. Putain, enfin ! Il adopte ensuite un rythme
effréné qui ne me laisse aucun répit. Il me consume, m’envahit. Ce n’est
plus que lui.
— Mon Dieu, Lisie… gémit-il aussi surpris que moi par l’intensité de ce
rapport.
— Je sais…
Ses va-et-vient me délient d’une pression que je n’avais pas conscience
de supporter. Je me sens plus légère à mesure que l’orgasme monte.
Je l’observe à travers la fente de mes yeux. Ses traits sont tirés, il semble
ne pas arriver à gérer le plaisir qui le submerge. Il est à bout de souffle, une
rougeur s’étend sur sa poitrine. Il grogne toujours plus fort.
Nous jouissons de concert. Son dernier à-coup est plus fort, plus intrusif.
Nos respirations se mêlent pour un ultime baiser avant qu’il ne se laisse
tomber à mes côtés, ahuri.
Nous reprenons nos esprits en silence, les yeux fermés. Quelques minutes
passent et alors que je pense qu’il s’est endormi, il murmure un seul mot :
— Waouh.
Mon rire résonne dans la pièce, lui décrochant au passage un sourire
radieux.
Je crois qu’il est détendu, à présent.

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Chapitre 13

Mai – Monaco

LISE

La prochaine date du championnat est de loin la plus mythique : le Grand


Prix de Monaco.
C’est probablement le moment que tout le monde attend. Cette semaine
s’annonce pleine de paillettes, de stars, de débauche et de luxe.
Pour les pilotes, évidemment.
Moi, j’ai encore du travail et surtout, on ne m’a pas invitée à ces
événements.
Durant cette période, je loge chez mes parents. Après tout, je suis à la
maison ici. J’aurais préféré séjourner dans un hôtel, mais ma mère aurait été
furieuse. Même si nous nous parlons très peu, quand je suis de passage, elle
exige de me voir.
Déjà que je suis perturbée en ce moment, je n’ai pas besoin d’avoir en
plus mes parents sur le dos. Je trouve donc toutes sortes d’excuses pour
passer le moins de temps possible avec eux. Je me concentre sur mon
travail en essayant d’oublier le fait qu’Owen occupe de son côté toutes ses
soirées dans des clubs différents avec des femmes différentes.
Putain, je déteste cette date.
Les pilotes sont constamment courtisés par des fans ou des femmes
fortunées. Néanmoins, à Monaco, tout ceci est décuplé. Ce ne sont plus de
simples groupies qui leur courent après, ce sont des mannequins, des
actrices, des chanteuses connues. Je ne fais pas le poids.
Cette nuit avec lui a été… magistrale. Cependant, nous n’avons pas
réellement discuté après coup pour comprendre ce qu’il y a véritablement
entre nous. En clair, j’ignore si ce n’était que du sexe ou plus que ça.
Je n’ose pas poser la question, même si je le devrais pour éviter tout
malentendu.
Nous ne nous sommes quasiment pas croisés ces trois derniers jours.
Owen enchaîne les réceptions, les dîners, les galas, les fêtes, les interviews.
Bref. Il n’a pas une seconde pour moi et je le comprends. J’en reste tout de
même jalouse. J’aimerais pouvoir discuter avec lui.
Sur une note plus positive, cette nuit m’a tellement détendue que j’en
deviens presque sympa avec mes collègues. S’ils ne sont pas habitués à ce
comportement, ils ne s’en plaignent pas. Seul Bill m’a fait remarquer que
j’étais anormalement calme. Il n’avait pas l’air d’apprécier, mais comme je
m’en fiche royalement, je n’ai pas relevé.
La course aura lieu dimanche, c’est-à-dire dans quatre jours. Je sais que
d’ici là, Owen doit encore assister à trois soirées en compagnie de Gabriel,
Loris, Mike et Matt. Ce dernier m’inquiète tout particulièrement. Il aime
bien trop la débauche pour ne pas entraîner ses amis avec lui. J’ai aussi
entendu dire qu’une certaine mannequin parfaitement sexy sera de la partie.
Ce que je donnerais pour aller avec eux…
Qu’aucun d’eux n’ait pensé à m’inviter me vexe un peu. J’ignore s’ils le
peuvent, mais ça m’énerve.
Assise à table avec mes parents, ma jambe tressaute de son propre chef,
je ne tiens pas en place. Une grosse soirée suit son cours et moi, je suis là, à
manger des putains de patates. Je me retiens de toutes mes forces pour ne
pas jeter un œil à mon téléphone. Je connais la règle simple pour ne pas
péter un câble : fuir les réseaux.
Sauf que depuis que j’ai couché avec Owen, je ne parviens pas à m’en
empêcher.
Entre chaque plat, je vérifie si une photo ou une vidéo sont sorties. Si
jusqu’ici tout a été calme, au moment où le dessert arrive, une notification
me prévient que le nom d’Owen a été mentionné.
Oui, j’ai mis une alerte avec son hashtag, et alors ? À quoi servent les
nouvelles technologies si on ne peut pas les utiliser ?
Ce sont des images de la fête. Il est accompagné de ses potes, mais aussi
entouré d’un nombre incalculable de filles.
Je connais Abbott. Putain, je le connais par cœur. Il ne me ferait jamais le
moindre mal. Il ne me trahirait pas, même si tout n’est pas limpide entre
nous. Malgré tout, je suis folle de jalousie. J’aimerais être à son bras plutôt
que de devoir écouter mes parents m’expliquer en quoi mon travail n’est
pas celui d’une femme et que je devrais cesser toute activité en lien avec la
F1.
Autant dire qu’ils n’ont jamais trop apprécié mon couple avec Owen. Ils
seraient déçus d’entendre parler de mon passage dans son lit.
Quand je m’apprête à éteindre mon téléphone pour le reste de la soirée
afin d’éviter de me taper la tête contre un mur, je reçois un SMS de Loris.
Loris : « C’est super nul que tu ne sois pas là ! Je me sens seul… »
Entouré de femmes qui n’ont pas la moindre idée que son penchant va
pour les hommes, le pauvre doit en avoir ras le bol. Surtout que je suppose
qu’il aurait aimé passer la soirée avec son chéri, mais que comme son
équipe communication lui a demandé de ne pas faire son coming out, il se
retrouve coincé dans ce genre de situation injuste.
Moi : « Crois-moi, je ne vis pas très bien le fait d’être chez mes parents, à cet instant. »
Il me répond immédiatement. Je le suspecte d’être allé se planquer aux
toilettes pour respirer.
Loris : « À cause d’Owen ? »
Comme si tout le monde ne savait pas déjà que tout est toujours à propos
d’Owen dans ma vie.
Moi : « On sait tous les deux que je ne suis pas aussi bankable que ces meufs… »
Loris : « Surfaites et refaites »
Son soutien me touche. Je prie pour qu’il songe à prévenir son ami que je
suis en train de monter en pression telle une cocotte-minute. Même si je ne
sais pas si nous sommes en couple ou un simple plan cul, j’ai la certitude
que cette nuit a bel et bien signifié quelque chose pour Owen. J’ai
conscience de compter pour lui. Il ne va pas me laisser déprimer toute la
soirée. Du moins, je l’espère.
La soirée suit son cours. Je vois de nombreuses photos des garçons avec
de plus en plus de monde. Je tourne en rond. Je suis à deux doigts de
craquer.
Au lieu de broyer du noir toute seule, je me décide à appeler Nora. Les
amies servent à ça, non ? À nous réconforter quand ça ne va pas. Et là, je ne
vais pas bien. En plus, maintenant qu’elle sait tout, je me sens bien plus
proche d’elle. Je l’adore cette fille, en fait.
Elle répond après deux sonneries. Je n’attends même pas qu’elle me
salue pour lui expliquer la situation.
— J’ai couché avec Owen, j’ignore si on est ensemble et il se trouve à
une soirée remplie de mannequins qui veulent sa queue pendant que moi je
suis coincée dans ma chambre d’enfant ! déblatéré-je soudainement.
Un petit rire me répond.
— Je suis bien au téléphone avec Lise Cardin ? glousse Nora.
Je grogne de frustration.
— C’est bien la première fois que tu m’appelles, remarque-t-elle.
— Je suis en détresse, me plains-je.
Cette situation la surprend, mais elle ne se laisse pas démonter.
— Bon, reprenons du début. Tu as couché avec Abbott ? Décidément, tu
n’es plus la même femme quand il est sujet de cet homme.
Il n’y a rien de plus vrai.
— Je vais mourir de jalousie, avoué-je.
— Tu esquives ma question ! râle-t-elle.
— Tu veux que je te dise quoi de plus ? C’est plutôt explicite, non ?
— C’est bon, là je te reconnais, souffle-t-elle amusée.
Parler avec elle parvient à me détendre un minimum.
— Je déteste Monaco. L’année dernière, il est rentré d’une soirée avec
machin aux grosses fesses…
Je l’entends rire.
— Merde, t’es vraiment dans le mal. Envoie-lui un message ! Je t’avoue
que je ne le connais pas aussi bien que toi, donc je peux difficilement te
donner mon avis. En revanche, tu lui plais donc j’imagine qu’il ne va pas
foirer. Enfin, j’espère.
Elle ne m’aide pas du tout, là.
Je pourrais lui envoyer un SMS, mais je passerais pour un pot de colle. Si
en plus il ne veut pas de relation avec moi, ça risquerait de m’anéantir.
Je pourrais aussi envoyer un message à un des gars, mais je doute qu’ils
me répondent. Il y a en plus de grandes chances qu’ils lisent le texto à
Owen. Je suis dans une impasse.
Mon téléphone vibre pendant que Nora essaie de me distraire en me
parlant des interviews de l’après-midi.
C’est Owen.
Mon cœur se met à battre la chamade quand j’ouvre le SMS.
Owen : « Je pensais que le sexe t’avait convaincue que je ne vois que toi, Lisie. Comment
pourrais-je me montrer plus clair ? »
Un second message arrive.
« Surfaites et définitivement refaites. »
— Loris est un chou à la crème, coupé-je Nora dans son discours.
— Doppia ? demande-t-elle confirmation. Pourquoi ?
— Il a dit à Owen que j’étais déprimée. Du coup, je viens de recevoir un
message de sa part.
Refusant de lui lire le texto, elle insiste tant que je lui en offre tout de
même une version plus édulcorée. Je me concentre maintenant à taper ma
réponse. Abbott sait que je suis jalouse, que je n’aime pas ces soirées, donc
autant me montrer honnête. Cependant, je ne veux pas non plus lui laisser
voir à quel point je suis dégoûtée.
Moi : « Ce bonnet B me complexe, que veux-tu ? »
Il me répond instantanément.
Owen : « Ce bonnet B est le seul auquel je pense depuis des jours. »
— Lise ? Tu te rappelles que je suis là ? s’amuse Nora.
Oups !
— Oui, bien sûr ! mens-je.
— Qu’est-ce qu’il te dit ? cherche-t-elle, curieuse.
Sans réfléchir, car trop préoccupée par mes messages, je lui sors la vérité.
— On parle de mes seins.
Je me maudis quand je l’entends glousser. Au lieu de répondre à ses mille
questions, je tape un texto à Owen. Cette fois, je me montre claire dans mes
propos, je préfère éviter toute ambiguïté.
Moi : « S’il te plaît, ne rentre pas accompagné. »
Quelques minutes après, alors que Nora et moi avons changé de sujet et
débattons des derniers potins du paddock, je reçois une notification de
double appel. Le nom d’Owen s’affiche sur l’écran.
— Nora, il m’appelle.
— Alors qu’il est à la soirée Dior ? Ce mec craque définitivement pour
toi ! Je raccroche, vas-y réponds-lui et fais-moi un rapport ensuite !
Je rigole tout en m’exécutant. Elle est une amie en or. Je bascule sur
l’appel d’Owen, non sans appréhension.
— Abbott ?
— Le seul et l’unique, rétorque-t-il, amusé.
Sa voix me calme immédiatement. J’ai besoin qu’il me rassure et nous le
savons tous les deux.
— Pourquoi tu m’appelles ? Tu es au milieu d’un gala et…
— Et toi en train de te faire des films, je peux t’entendre paniquer d’ici !
— C’est faux.
Il ricane avant de prendre sa voix douce pour me détendre.
— Je n’aurais pas couché avec toi si c’était pour me taper une autre
femme trois jours après, d’accord ? Je ne t’ai jamais manqué de respect et
ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer, affirme-t-il.
— Ça, je le sais… soupiré-je en prenant conscience de ma bêtise.
— Alors pourquoi Loris est venu me trouver pour me dire le contraire ?
Il ne m’engueule pas ni ne me critique. Il ne se vexe pas non plus. Owen
prend juste le temps de comprendre ce qu’il se passe alors qu’il pourrait
profiter d’une soirée luxueuse et hors de prix avec ses amis.
— Je suis morte de jalousie, chuchoté-je presque.
Je n’aime pas mettre mon ego de côté, mais cet homme me facilite
toujours la tâche. Je ne me sens jamais en position de faiblesse avec lui.
— Tu n’as pas à l’être. À choisir, je serais dans ton lit chez tes parents,
rien que pour les emmerder.
Sa blague me tire un rire et me détend complètement. Me sentant
coupable, je coupe court à la conversation.
— Tu dois retourner à la fête, c’est dans ton contrat.
Il acquiesce.
— Je t’envoie un message quand je suis rentré, OK ? propose-t-il.
Nous raccrochons et je me sens un peu mieux. Owen compte me faire
passer avant ces femmes et ça me satisfait suffisamment pour m’endormir.
L’époque de F2 où nous étions assez connus pour aller en soirée, mais
pas assez pour ce genre de délire, me manque. Nous pouvions sortir
ensemble sans problème, nous prendre des cuites, danser, rigoler. Tout ça
me paraît si lointain.
Comment allons-nous gérer cette célébrité qui lui colle à la peau ?
Je me pose cette question alors même que je n’arrive toujours pas à
savoir si nous sommes un plan cul, une aventure ou un couple sérieux.
J’espère que les choses s’éclairciront rapidement.

OWEN

La semaine monégasque est une des plus intenses. Non seulement j’ai de
nombreux impératifs à honorer, mais il y a aussi quelques événements que
je n’aime pas rater.
Les essais commencent demain, seulement, impossible de me reposer.
Entre deux entraînements avec Bryan, je dois assister à des interviews, des
rendez-vous et quelques repas guindés en compagnie du gratin
hollywoodien venu sur le Rocher juste pour l’occasion.
Je ne sais pas pourquoi Monaco attire à ce point les paillettes. Chaque
année, c’est la même chose. La ville se remplit de riches et de personnalités
pour la semaine. Tous entendent profiter, faire la fête et jouir du luxe qui se
promène avec ce sport.
Je reconnais que j’apprécie cette étape. Déjà, le circuit est juste dingue,
excitant. Le remporter est un de mes buts ultimes après mon accident dans
ces rues. Cette piste est si mythique qu’y soulever la coupe est presque
aussi bon que de gagner le championnat.
Les années précédentes, j’ai aussi pris le temps de profiter de la débauche
qui est indissociable de cette date. Mathieu sait toujours nous traîner dans
des soirées extravagantes, sensuelles et parfaitement VIP. Les fontaines de
champagne sont monnaie courante. Des danseurs dénudés semblent animer
chaque événement. Sans parler des DJ qui viennent chaque fois mettre une
ambiance irrésistible.
Revenir accompagné – et en très bonne compagnie – n’a jamais été un
problème ici. Rien qu’hier, j’aurais facilement pu accepter l’invitation de
ces actrices pour la nuit. Mais cette année, je n’ai que Lise en tête. Ça me
tue qu’elle ne puisse pas participer et être là avec nous. J’aimerais tellement
qu’elle s’éclate avec le groupe, comme au bon vieux temps. J’aurais aimé
repartir avec elle et lui refaire l’amour aussi sauvagement que la dernière
fois.
Si cette nuit-là avec elle m’a plus apaisé qu’une ligne de coke, je m’en
trouve encore terriblement agité. J’ai envie de remettre ça. Je n’avais pas
goûté à autant de plaisir depuis… elle. Le sexe devient mille fois mieux
avec une personne de confiance, d’importance. Avec Lise, ça a toujours été
exquis. L’autre soir était sensationnel. Elle s’est montrée délicieusement
détendue, excitée, mature.
Je ne sais pas à quoi je m’attendais. Ces dernières années, j’ai souvent
songé à me replonger en elle, mais rien de ce que j’avais imaginé n’arrive à
la cheville de la réalité. Je me suis une fois de plus pris en pleine tête le fait
qu’elle est devenue une femme. Si quand nous étions jeunes je menais
souvent la danse, là, j’ai cru mourir de plaisir en la sentant me maîtriser
avec tant d’assurance.
Partager cette nuit avec elle m’a semblé aussi naturel que respirer. Cet
échange ne m’a demandé aucun effort, mon corps et mon âme réagissent
aux siens. Lise est la seule femme à savoir me combler sans que je n’aie à
formuler un quelconque besoin. J’ai l’impression d’avoir enfin retrouver la
partie de moi qui me manquait.
Je me sens entier. Comblé.
Je ferais bien d’arrêter de penser à ça alors que je dois rencontrer des
sponsors dans cinq minutes. Monaco attire de très gros poissons que je dois
absolument mettre dans ma poche. Sans argent, je ne cours pas, c’est aussi
simple que ça. Mes victoires m’assurent un certain nombre de signatures,
mais je dois encore en amadouer pour faire gonfler ma valeur. Si je pèse
plus dans la balance, je peux plus facilement imposer mes choix. C’est ce
que Magnus fait, avec peu de déontologie. C’est ce que tout pilote cherche à
obtenir pour conduire comme bon lui semble.
J’enfile mon meilleur masque d’hypocrisie pour entrer dans la salle de
réunion louée dans un palace du Rocher. Affublé d’un costume sur mesure
et de mocassins, je ne me sens définitivement pas à ma place. J’ai aussi fait
l’effort de me coiffer. En gros, j’ai la sensation de me prostituer.
Heureusement que mon attaché de presse est là pour m’accompagner.
C’est pour la bonne cause, me répété-je.
Ces investisseurs sont de riches entrepreneurs, actionnaires d’entreprises
asiatiques. Je crois qu’ils ont, par ailleurs, la main mise sur une société de
mannequinat à Paris. Pour résumer, ils sont blindés et la F1 ne fait pas
encore partie de leurs acquisitions. Ces gens aiment se diversifier,
fanfaronner en parlant de tous ces domaines qu’ils parviennent à gérer.
Je dois les brosser dans le sens du poil, les laisser s’imaginer qu’ils me
contrôlent avec leur argent, qu’ils ont réellement un pied en F1 alors qu’ils
ne sont que des vaches à lait. Mon attaché de presse m’a briefé et plus ou
moins expliqué ce que je devais répondre à leurs questions.
Nous nous serrons fermement la main pour nous saluer.
Le machisme est toujours au premier plan de ces rendez-vous. Si vous en
avez une grosse et que vous vous imposez, ça va. Sinon, vous repartez en
pleurant. Pas étonnant que Lise ait perdu ses sponsors, avec des connards
pareils aux rênes.
Si je n’avais pas besoin de cet argent, je serais déjà loin d’ici.
Nous nous asseyons autour de la table de réunion, un verre de champagne
à la main. Les deux hommes que j’ai en face de moi sont plutôt petits,
rondouillets. Le stress leur a fait perdre de nombreux cheveux, leurs traits
sont tirés et leur teint cireux, à force de fumer le cigare. Ils puent le tabac
froid. Je leur donne dix ans avant de mourir d’un cancer du poumon.
Les discussions commencent. Elles consistent à les écouter chacun se
vanter de leurs exploits. Je me contente de sourire et d’alimenter leur ego en
posant les bonnes questions au moment opportun. Je me suis renseigné sur
eux, je connais leurs futurs projets, je sais ce qu’ils ont envie d’entendre.
C’est aussi simple que ça, mais horriblement dur à réaliser quand on
possède un tantinet de fierté.
— Sincèrement, monsieur Abbott, votre parcours nous plaît. Vous êtes un
investissement sûr.
— Probablement un des plus sûrs du sport, d’ailleurs, ajoute l’autre.
— Vous pouvez effectivement me faire confiance, leur confirmé-je, sûr
de moi.
Mon attaché de presse hoche la tête pour me soutenir, mais surtout pour
me signifier que je m’en sors bien. Ils regardent à nouveau mes courbes de
performance, toutes les données qui constituent à cet instant ma carte
d’identité.
— Peut-être ne faites-vous pas assez le show, remarque alors le plus âgé
des deux.
— On vous voit rarement vous battre, en découdre avec ferveur. Les gens
adorent ça, explique le second.
Ils sont complètement débiles.
— La fédération nous l’interdit. Je serais viré du paddock si je laissais
libre cours à mon tempérament.
Je suis surtout contre la violence. Je n’en vois pas l’intérêt. Ce n’est pas
en frappant Nilson que j’obtiendrai la coupe. Je m’écorcherais juste les
mains, ce qui me gênerait en course.
— L’écurie préfère aussi que nos pilotes restent maîtres d’eux-mêmes,
ajoute mon attaché de presse. Nos voitures coûtent assez cher pour que
n’ayons pas envie de les abîmer.
Les deux hommes entendent nos arguments mais s’en fichent royalement.
Ils ne connaissent même pas les règles.
Si seulement j’étais né ultrariche comme Harris… Je serais un pilote
payant, certes, mais au moins je ne me ferais pas chier avec ces conneries.
— Vous êtes célibataire, n’est-ce pas ?
Le visage de Lise s’impose devant mes yeux. Je ne sais pas si nous
sommes ensemble, nous n’en avons pas discuté. Même si je compte bien
me remettre en couple avec elle, je ne peux pas affirmer à cet instant être
pris. D’autant qu’il faudrait que je donne son nom, ce qui est hors de
question.
Je réponds donc par l’affirmative.
Les deux hommes hochent la tête, pensifs. Ils chuchotent entre eux
quelques mots que je ne peux pas entendre, avant de reporter leur attention
sur moi.
J’échange un regard nerveux avec mon attaché de presse. Cette question
ne me dit rien qui vaille.
— Comme vous le savez, nous dirigeons une agence de mannequinat et il
y a une jeune fille que nous devons mettre sur le devant de la scène. En
échange de notre investissement, nous exigeons que vous vous affichiez à
son bras.
Une alerte rouge se déclenche dans ma tête.
Putain… Pas ça.
Si j’ai déjà toléré ce genre de clause quand j’avais vraiment besoin de
sponsors, aujourd’hui, je ne suis plus autant aux abois. Surtout, je sais que
je briserais le cœur de Lise. Je n’accepterais jamais de lui imposer ça.
Alors que je réfléchis à une échappatoire, ils poursuivent leur
argumentaire.
— Elle est un peu jeune, mais majeure, ne vous inquiétez pas.
Encore heureux !
— Elle a dix-neuf ans, je crois, complète l’autre associé. Elle est
mignonne, vous passeriez un bon moment.
Son clin d’œil lubrique m’écœure. Ce porc n’aurait aucun mal à toucher
cette jeune fille encore innocente et inconsciente du panier de crabes dans
lequel elle vient de mettre les pieds. Moi, je ne profiterai jamais d’une fille
qui pourrait être ma petite sœur. Nous avons sept ans d’écart !
Cette journée est en train de dérailler.
Je reste figé face à cette requête. Mon attaché de presse leur sourit
nerveusement, mais je vois bien que lui aussi n’apprécie pas cette
proposition. Il sait en plus où sont mes limites. Il doit s’attendre à ce que je
leur vole dans les plumes.
Je ne peux pas supporter ça, accepter de faire partie de ce système. J’ai
besoin de ces sponsors pour affirmer ma place, mais pas au détriment d’une
jeune fille qui en finira traumatisée. Je ne peux pas faire ça, ne serait-ce que
pour soutenir ces femmes qui se battent chaque jour pour faire cesser ces
comportements inadmissibles.
— Je refuse.
Mon attaché de presse soupire. Je vois le stress l’envahir et je ne fais
pourtant rien pour l’aider en prenant cette décision aussi vite. J’imagine
qu’il aimerait éviter que nous froissions ces hommes, pour notre image,
mais moi, je m’en tape.
Je n’ai pas besoin d’y réfléchir plus longtemps. Ce choix va me coûter,
mais moins qu’à cette femme. J’espère simplement qu’elle ne tombera pas
dans les bras d’un homme moins scrupuleux que moi.
Les entrepreneurs me regardent les yeux froncés, mécontents.
— Nous n’investirons pas sans cet accord, affirme l’un d’eux.
Le second hoche la tête.
— J’en ai bien conscience. Cependant, je refuse de jouer à ce jeu et de
traumatiser une jeune fille de sept ans ma cadette.
Je ne peux pas en dire plus. Ces hommes pourraient me faire beaucoup
de mal si je les insultais. Ce n’est malgré tout pas l’envie qui me manque. Si
j’avais pu, je leur aurais dit que je refuse de travailler avec des connards
s’autorisant des propositions aussi outrageantes, que contrairement à eux, je
ne vends pas des filles à des salauds qui s’ennuient. Ils sont abjects.
Putain, si seulement je pouvais me permettre ce discours.
Je fulmine. Mon attaché de presse doit me sentir à deux doigts de
craquer, car il met gentiment fin à cette rencontre. Il emballe cette réunion
par douze formules de politesse puis, une main rassurante sur mon épaule,
m’invite à le suivre pour que nous partions.
Je me lève sans attendre une seconde de plus et quitte la salle, frustré,
dégoûté. Je n’arriverai jamais à faire tomber ces hommes. Si je parle aux
médias, mes sponsors s’en iront de peur que je leur fasse la même chose.
Mon écurie m’obligera à me taire pour conserver son image. L’argent de ces
investisseurs parviendrait à me faire couler à leur place.
Je me contente de faire ce que je peux : ne pas prendre part à cela.
J’en reste malgré tout bourré de culpabilité.
En passant la porte, je les entends me maudire.
— Pauvre idiot !
— Je lui rends service, elle me remerciera ! Qu’est-ce qu’il raconte,
celui-là ?
Je sors de l’hôtel comme si j’avais le feu aux trousses. Mon attaché de
presse me court presque après.
La soirée qui m’attend me fera le plus grand bien avant les qualifications.
Ça me changera les idées. J’ai juste la haine que Lise ne puisse pas venir,
une fois de plus. Le problème de ces réceptions guindées, c’est que nous ne
pouvons pas amener qui nous voulons.
Je l’appellerai avant d’y aller. J’espère que ça ira, qu’elle ne le prendra
pas mal, qu’elle me fera confiance pour ne pas lui jouer de mauvais tour. Je
la sais jalouse et je vais faire de mon mieux pour préparer un truc avec elle.
J’ai besoin de la voir, de l’embrasser, de la toucher. J’ai envie de m’amuser
avec elle.
Ce soir, j’assiste à un gala organisé par le sponsor numéro un du sport.
Producteur de champagne réputé, je sais que nous n’en manquerons pas.
J’ai l’obligation de participer à cette réception. Cette marque paie pour de
nombreuses choses et nous devons la remercier en nous présentant à chaque
événement qu’elle organise. Seules les personnes détentrices d’invitations y
ont accès. En dehors des couples mariés, nous n’avons pas le droit à un +1.
Pourtant, j’aurais tué pour que Lise soit avec moi.
Entre mon rendez-vous catastrophique et le départ pour la soirée, soit une
fourchette d’une heure pendant laquelle je dois aussi me changer et me
préparer, j’ai le temps de lui passer un coup de fil. Je mets l’appel en haut-
parleur et me déshabille en attendant que Lise réponde.
Elle décroche, mais je n’entends pas immédiatement sa voix. Je l’entends
marcher, soupirer, le souffle court.
— Lisie ? demandé-je pour m’assurer qu’elle a volontairement répondu.
— Désolée ! J’étais en réunion, se justifie-t-elle, nerveuse.
— Je te rappelle plus tard, si tu veux.
— Non, non. C’est bon… Crois-moi je suis contente que tu m’aies
appelée.
Cette remarque me gonfle de fierté.
— C’était une réunion sur quoi ? l’interrogé-je, curieux.
Elle met un petit temps à répondre.
— C’est… Magnus. Il m’a plus ou moins convoquée. Et il m’a déblatéré
un certain nombre de conneries en croyant que j’allais le suivre dans son
sabotage. Bref. Je suis contente d’être sortie de là. On avait terminé de toute
façon.
Pardon ?
Il n’a pas osé ? Là, j’ai carrément envie de le tuer. Qu’il fasse ses
machinations c’est une chose, qu’il se permette d’y mêler Lise, c’en est une
autre.
— Je peux t’entendre t’énerver, Abbott ! me reprend-elle. Je gère, OK ?
Fais-moi confiance là-dessus. Tu dois aller à la soirée Champomy, donc ne
te prends pas la tête avec ça. En plus, les essais commencent demain, reste
concentré.
Malgré la situation plutôt épineuse, elle parvient à me redonner le
sourire.
— Soirée « Champomy » ? répété-je, amusé.
Elle éclate de rire.
— Merde, désolée ! C’est comme ça qu’on l’appelle dans le staff,
m’explique-t-elle.
Je suppose qu’elle n’est pas la seule à mal prendre le fait de ne pas être
conviée à ces soirées. Les équipes se démènent nuit et jour pour nous, pour
les courses, et ils n’obtiennent que très peu de reconnaissance. Les marques
voient la présence des pilotes comme de la pub, donc ils ont intérêt à nous
faire venir. Tandis que le staff ne leur apportera rien à part une bonne
conscience. Autant dire qu’ils se foutent royalement de cet aspect. Nous,
pilotes, profitons d’avoir accès à tout ça. Il n’empêche que c’est
parfaitement injuste pour ceux qui bossent à ce point.
— Au fait, tu n’avais pas rendez-vous avec des investisseurs cet après-
midi ? se rappelle-t-elle.
Je grogne de frustration en enfilant ma chemise.
— Ça s’est mal passé ? s’inquiète-t-elle.
— Ils ont essayé de me mettre en couple avec une enfant…
Un silence tendu me répond.
— De mieux en mieux…
Sa haine est partagée.
— Je vais devoir battre Nilson différemment, pensé-je tout en accrochant
ma ceinture à mon pantalon.
Lise laisse échapper un petit rire.
— Qu’est-ce que tu fais, Owen ?
Le tintement de la boucle a dû l’intriguer.
— Je me prépare pour partir. D’ailleurs, par rapport à ça…
Je ne la vois pas, mais je sens qu’elle est en train de se fermer comme
une huître.
— Ne t’inquiète pas. Je sais que tu dois y aller.
Cette femme pourrait faire croire n’importe quoi au premier venu, mais
pas à moi.
— Si tu ne logeais pas chez tes parents, je serais venu me coucher avec
toi. Mais ton père m’accueillerait avec une carabine, donc…
Elle rigole. Je m’en sens soulagé.
— Je craque, ils me rendent folle ! Vivement la prochaine date, je déteste
Monaco.
Déjà quand nous courrions en F2 elle ne supportait pas sa homerace.
Mais à l’époque, elle parvenait au moins à s’amuser avec nous.
— Dois-je te rappeler que tu es monégasque, Lisie ?
Elle ricane.
— Sur le papier uniquement, râle-t-elle.
— J’arriverai à te faire aimer Monaco. Un jour, je te jure que tu me diras
que tu es contente de rentrer chez toi.
Son rire dubitatif me pince le cœur. Aucun membre de la bande n’est
réellement proche de ses parents. Ils ne nous ont pas éduqués. Sauf peut-
être pour Gabby. Lise est particulièrement en froid avec les siens. Elle n’a
pas de chez elle. Je ne sais même pas comment elle fait pour rester si solide
alors que sa vie ne fait que lui glisser entre les doigts.
— Je viens de voir Nilson partir à la soirée, je suppose que c’est le
moment pour toi aussi de devoir y aller.
Je regarde l’heure en soupirant.
— Oui, il faut que je file, annoncé-je en ajustant mon nœud papillon. On
se voit demain, ma belle ? Je t’envoie un message quand je rentre.
La tête de mule qu’elle est ne peut pas reconnaître deux soirs d’affilée
être jalouse.
— Tu n’as pas de comptes à me rendre.
Nous savons pourtant tous les deux que si ! Si je veux éviter sa colère,
mieux vaut que je la rassure. Et puis je ne veux pas la décevoir, la blesser.
Nous nous saluons, puis raccrochons. Je pars à contrecœur à cette réception.
Voir Nilson va me gonfler, et faire semblant de nous entendre encore plus
après qu’il a tenté de retourner Lise contre moi – l’imbécile. Heureusement,
mes potes seront là.
Quand j’arrive, je file directement vers eux. Regroupés ainsi, nous
ravissons la presse, les fans et nous nous protégeons des rapaces.
Chacun de nous s’est mis sur son trente-et-un. Nos costumes sur mesure
nous font indéniablement sortir du lot. C’est pour cette raison qu’on nous
les offre de toute façon. Nous ne sommes que des panneaux publicitaires
ambulants.
— C’est elle la plus mignonne, murmure Mathieu à Mike.
Ce dernier grimace.
— Non ! Celle-là !
Loris, Gabriel et moi nous regardons, atterrés.
— Ça vous arrive de la garder dans le pantalon ? les provoque Doppia.
Nos amis l’envoient balader.
Pour ma part, je ne me sens pas d’humeur à leur rappeler les bonnes
manières. J’ai une idée en tête depuis mon coup de fil avec Lisie. Je dois
attraper Newman pour lui faire part d’une requête. Je le cherche dans la
salle, mais ne le trouve nulle part. Il est pourtant censé être là. Nous devons
tous venir à cette réception.
Nilson est bel et bien sur place. Bien accompagné, d’ailleurs. Je ne vois
pas ce que cette femme peut aimer chez lui.
Depuis sa conversation avec Lise, je me dis que je dois encore plus parler
à Newman. J’ai deux objectifs et seul lui peut m’aider.
Pour l’instant, je me contente de bavarder avec mes potes. Nous
discutons des essais à venir, de la course et des rendez-vous que nous avons
dû honorer. Tout en papotant, je sonde la salle de réception pour trouver le
champion allemand.
— Hey ! Newman ! l’interpelle Gabriel.
Finalement, c’est lui qui sera venu à moi. Je ne vais pas le lâcher, à
présent.
Il nous salue tous et reste un instant pour débattre sport, tout en se
plaignant de l’ennui de cette soirée.
— Rien à voir avec le club d’hier, râle-t-il.
Les garçons critiquent chacun leur tour la réception et attendent que je
surenchérisse, mais je n’arriverai pas à participer à leur discussion tant que
je n’aurai pas réussi à partager mon idée.
— Felix, coupé-je court, tu as bien un yacht, ici, non ?
Il hoche la tête en offrant un clin d’œil à Mike qui rêve de suivre le même
chemin que son idole.
— Tu as envie de prendre la mer, Abbott ?
J’ignore mes amis qui ne tardent pas à se foutre de moi.
— En fait, je me disais que tu pourrais organiser un petit truc. Entre
pilotes et leurs proches.
Gabriel et Loris me regardent avec un grand sourire.
— Tu souhaites passer une soirée avec une personne en particulier,
Owen ? me taquine mon meilleur pote.
Je lui offre en retour un sourire en coin avant de répondre.
— Elle a besoin de se défouler, elle aussi.
Mathieu ricane.
— Nul doute que vous allez vous défouler après la fête.
Je l’espère bien, mais ça ne le concerne pas. Je le fusille du regard pour
l’obliger à se taire. Il se contente de me rire au nez.
— Pourquoi tu n’organises pas toi-même cette soirée ? m’interroge
Newman.
J’y ai bel et bien pensé, mais…
— Parce que si c’est moi qui l’organise, personne ne comprendrait que
j’invite Nilson. Sauf que ce connard doit comprendre qu’il ferait mieux de
garder ses distances avec Lise, donc j’ai besoin qu’il soit présent.
Mes amis se tendent soudainement et m’interrompent.
— Il joue à quoi, Nilson ? demande Loris.
— Il la drague ? me questionne Mike. Si c’est le cas, il est mort.
S’ils sont toujours là pour se moquer de moi ou de ma relation avec Lise,
les gars ne laisseraient jamais quelqu’un de mauvais s’approcher de leur
amie. Ils tiennent à Lise, autant que moi, mais d’une façon différente.
— Je ne sais pas qui est cette Lise, mais l’intérêt que vous lui portez tous
me donne envie de la rencontrer, remarque Newman.
— Il essaie de la retourner contre moi. Il l’a même convoquée cet aprèm,
expliqué-je à mes potes.
— Il n’a aucun instinct de survie, lui, raille Gab. Elle va l’émasculer.
Je soupire.
— Le truc c’est qu’elle ne peut pas, donc… il va falloir faire comprendre
les choses à Nilson, mais autrement.
— Abbott ? m’interpelle Doppia. Tu oublies que Cardin va te tuer, toi,
pour cette idée. La connaissant, elle préférerait largement que Nilson ne
sache rien de votre relation.
Je le sais. Rester dans l’ombre l’arrange et elle risquerait sa place en
s’affichant avec moi. Mais je ne peux pas laisser Nilson croire qu’il peut
s’approcher de Lise comme ça. Impossible. De toute façon, même si nous
énervons Magnus, il ne pourra pas la renvoyer. Il a trop besoin d’elle. Smith
ne se séparerait pas d’elle non plus. Il connaît sa valeur. Je suis sûr de moi
sur ce coup-là.
— C’est toi qui oublies que je sais bien mieux gérer son caractère que
vous, remarqué-je.
— Tellement bien qu’elle a disparu pendant huit ans… rétorque Loris,
mauvais.
Je sais bien qu’il veut la préserver, mais sa remarque me met sur les
nerfs. Il vient d’appuyer là où ça fait mal, et ce n’est vraiment pas cool de
sa part. La tension est en train de monter entre nous. C’est nul. Les garçons
le sentent et cherchent tout de suite à désamorcer le conflit.
— Je propose qu’on la laisse juge de tout ça, tente Gabriel.
Newman, qui se délecte de cette situation, accepte finalement ma
demande, juste pour comprendre qui est cette femme capable de me mettre
dans un tel état.
J’espère simplement avoir raison et que Lise se rangera de mon côté.

LISE

Quelques heures plus tôt…


Quand le nom de Nilson s’affiche sur mon téléphone, je sens que ça ne
va pas me plaire.
Je décroche malgré tout, parce que… eh bien, parce que je n’ai pas le
choix.
Son appel ne s’avère ni courtois ni respectueux. Il se montre tout de suite
hargneux, exigeant. Il insiste plusieurs fois sur mon statut d’employée pour
me convoquer à un rendez-vous inopiné en fin d’après-midi. Furieuse, mais
consciente qu’il s’agit en quelque sorte de mon supérieur, je m’exécute.
J’ignore ce qu’il me veut. L’espace d’un instant, je me demande s’il sait
que j’ai eu une aventure avec Owen et je m’inquiète de ce qu’il pourrait se
passer. Puis je me rappelle qu’aucune clause dans mon contrat ne m’interdit
de fréquenter un collègue ou un pilote.
Plus tard, je me dis qu’il doit simplement vouloir discuter de stratégie. Il
n’a pas la moindre idée de ma connexion avec son adversaire. Nous n’avons
rien laissé entendre.
Je me rends à ce rendez-vous en faisant exprès d’être en retard. Si je n’ai
pas le choix de venir, je ne compte pas me montrer pour autant sympa. J’ai
une tonne de travail, je n’ai pas que ça à foutre que de l’écouter quand ça lui
chante.
Smith a peut-être baissé son slip, mais pas moi.
Nous nous retrouvons dans une des salles de réunion de l’hôtel où il est
descendu. Magnus est déjà là, accompagné de son assistant et de son coach.
Je m’assois en face d’eux après les avoir salués.
— Que me vaut cette convocation ? demandé-je en insistant sur ce
dernier mot.
Tout le monde sait que je ne suis pas du genre à me laisser faire. Il ne
s’offusque donc pas de mon ton. Il va même droit au but.
— Tu es la plus compétente au pôle stratégie et je veux écouter ce que tu
vas faire pour m’aider à battre Abbott.
Je manque de m’étouffer en entendant sa demande. C’est une blague ? Il
n’a pas osé ?
Je dissimule l’énervement qui me gagne en feignant l’ignorance.
— Je crains de ne pas comprendre. Nos stratégies fonctionnent pour nos
deux pilotes.
Nilson soupire bruyamment.
— Tu n’es pas arrivée hier en F1, on bosse ensemble depuis trois ans. Tu
sais très bien comment ça se passe, Cardin.
Oh, oui, en effet.
— Ce que Magnus souhaite dire, Lise, c’est qu’aujourd’hui, nos plans
penchent en la faveur d’Abbott. Il faudrait inverser la tendance, explique
son coach.
Je n’en reviens pas qu’ils osent me sortir ça. Qu’ils le fassent dans le dos
de tout le monde, c’est une chose, mais assumer d’être des pourris, ça, c’est
étonnant. Surtout, ça me dégoûte.
— Je n’ai pas la main mise sur les stratégies décidées, je ne suis pas à la
tête du pôle, leur rappelé-je.
Owen sera fou de rage. Tout comme je le suis à cet instant.
— C’est toi qui rédiges les rapports, non ? Ton boss t’écoute, insiste
Nilson.
Je me mords la joue pour ne pas l’insulter. De quel droit se permet-il de
manipuler les gens ? S’il est nul, il ne peut s’en prendre qu’à lui ! Owen ne
doit pas payer pour son manque d’adresse. Je n’ai pas conduit depuis des
années, pourtant je sais que même moi je le battrais sans le moindre effort.
Sa voiture l’aide déjà beaucoup, il en demande trop. Jamais je ne trahirai
Abbott.
— Je ne vois pas comment inverser la tendance. D’une part parce qu’il
n’y a pas de tendance, nous travaillons pour vous deux ; d’autre part, car je
ne suis pas décisionnaire ni encline à tricher.
Nilson me fusille du regard, mais je ne cèderai pas.
Les mots d’Owen résonnent en moi : « Comment tu peux travailler pour
le même genre de personne qui t’a volé ton rêve ? »
Il disait vrai. Je ne sais pas pourquoi je ne le comprends qu’à présent. Je
suppose qu’avant, ce job me satisfaisait parce qu’il m’octroyait du temps en
F1, mais aussi près de mes amis, même de loin. Maintenant que je les ai
retrouvés, je sais que je pourrais avoir autant de temps sur le paddock sans
ce travail. Les défauts de mon poste m’apparaissent d’autant plus
clairement avec les mots de Nilson.
Je bosse pour des pourris qui se jouent des règles, du mérite, et qui sont
prêts à faire couler du monde pour voler un siège.
Ma place m’a été dérobée par un homme. Celle d’Owen est en péril à
cause d’un pilote qui n’accepte pas son déclin. Mike a tardé à entrer en F1
par manque d’argent. Aucune femme n’arrivera jamais à monter dans ces
voitures. Rien ne va. Et je fais partie de ce système alors que je m’étais
promis de le combattre, de le changer.
Nilson ne doit pas se rendre compte qu’en ayant dit ça, il vient de mettre
le feu aux poudres. Je ne le laisserai jamais voler à Owen ce qui lui revient.
Je n’en ai rien à foutre de risquer mon travail, ma réputation, je veux que les
choses soient justes.
J’aiderai Owen, coûte que coûte, je lui dois bien ça. Je me promets de
faire couler Magnus au passage. Son audace m’écœure. Je ne sais même pas
comment il peut encore se regarder dans la glace. Sans parler des mecs
autour de lui qui cautionnent son attitude. Il doit les payer grassement pour
qu’ils se taisent.
— Tu n’as pas l’air de comprendre qui dirige ici, Cardin, reprend Nilson
avec hargne.
Oh, mais si, justement !
Je me contente de soutenir son regard sans ciller. Il ne m’effraie pas. Il
s’est adressé à la mauvaise personne.
Mon téléphone vibre dans ma poche. Je le sors discrètement pour lire le
nom sur l’écran. C’est Owen et je vais me faire un plaisir de décrocher.
— Je dois prendre cet appel, signifié-je aux trois hommes devant moi.
Ils me regardent, effarés que j’ose ainsi manquer de respect à Nilson.
— Parle de cette conversation à quelqu’un et t’es morte, me menace
ouvertement ce dernier.
De mieux en mieux…
Je m’en vais sans répondre. J’attends d’être à une bonne distance de la
salle pour décrocher.
Owen me raconte son rendez-vous catastrophique avec ses sponsors. Je
lui relate rapidement mon incartade avec Nilson, sans lui en donner les
détails. Je ne veux pas qu’il s’inquiète, qu’il cherche à me protéger ou qu’il
s’énerve avant la course. Il doit rester concentré. Je peux m’occuper de ça,
seule.
Ce soir, il doit se rendre à une énième réception où Nilson vient d’ailleurs
de partir. Je suis un peu moins angoissée par celle-ci. Je sais qu’ils vont s’y
ennuyer à mourir, comme chaque année. Les soirées officielles s’avèrent
toujours beaucoup moins drôles. Je reste cependant très satisfaite et touchée
qu’il ait pensé à m’appeler pour me rassurer. J’ai hâte de le retrouver,
demain. Je pense que nous aurons pas mal de choses à nous dire.
En attendant, je vais réfléchir à comment m’occuper du cas Magnus. Il va
me payer de m’avoir parlé de cette façon. S’il croit que je vais m’écraser,
c’est qu’il ne me connaît pas le moins du monde. Je vais tout faire pour
aider Owen, tout en sachant que lui n’a besoin de personne pour s’imposer.
Si à la fin de la saison Magnus n’est pas tombé, ça sera un miracle.

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Chapitre 14

Mai – Monaco

LISE

Tout le Rocher est quadrillé depuis le début de la semaine pour cet


instant. Le week-end de la course est lancé.
Les essais se déroulent tout le long du vendredi.
J’essaie de ne pas trop m’y montrer pour ne pas m’attirer les foudres de
Nilson ou déconcentrer Owen.
Hier soir, ce dernier m’a envoyé un texto pour me prévenir que j’étais
conviée à une fête privée avec nos amis. J’ai évidemment accepté. Je
n’attends que de le voir, et m’amuser un peu me fera le plus grand bien.
Je ne pourrai pas amener Nora ou Bill cette fois. C’est dommage, je suis
sûre qu’ils auraient adoré venir. Pour le cas de Bill, il vaut mieux de toute
façon qu’il ne croise pas trop Owen. Je n’ai pas envie qu’ils se lancent tous
les deux dans un combat de coqs inutile.
Les essais se déroulent plutôt bien pour l’écurie. Les deux pilotes
maîtrisent cette piste si particulière. Ils testent leurs limites tout en restant
prudents.
Ce n’est cependant pas le cas de Harris, Faure et Berg. Leurs accidents
vont donner du fil à retordre à leurs équipes. Ce ne sont pas nos concurrents
directs, mais ça fait toujours moins de trafic pendant les qualifications.
La journée passe plutôt vite et sans encombre. Je craignais que Nilson me
tombe dessus, mais il m’a étonnamment fichu la paix. Je n’ai parlé de ça
avec personne d’autre qu’Owen. Nous verrons bien comment se goupillent
les choses.
J’essaie autant que possible d’oublier toutes ces histoires pour me
concentrer sur cette soirée. Owen va venir me chercher dans une heure et je
dois me préparer. Je ne sais pas trop où nous allons, qui sera là. Je crains
que des rumeurs soient lancées quand je serai vue avec eux, mais peu
importe. J’ai envie de profiter avec mes amis.
Pendant que je travaillais, j’ai missionné Nora pour qu’elle me trouve
une robe digne de ce nom. Je lui ai donné mes critères tout en lui faisant
promettre de ne pas prendre quelque chose de trop osé. Je suis étonnée de
voir qu’elle a respecté mes demandes. Ravie par la robe qu’elle m’a
dégotée, je lui envoie un message pour la remercier.
J’enfile ma tenue, me maquille et me coiffe. Je termine d’accrocher mes
chaussures, puis jette un coup d’œil dans le miroir pour m’inspecter.
Heureusement que mes parents ne sont pas là pour me voir. Ils
m’auraient pris la tête, c’est sûr. Ils n’aiment pas le sport, les pilotes… et
clairement pas les fêtes qu’ils organisent.
Moi, je suis comblée. Je vais passer la soirée avec Abbott et j’ai hâte. J’ai
besoin de m’amuser, de rigoler et de faire l’amour, ce qui, j’en suis certaine,
est prévu au programme.
Ma robe ras-de-cou est noire, son tissu moule ma poitrine, dévoile mes
épaules et mon dos, épouse la forme de mes hanches et de mes cuisses. Sa
coupe s’arrête au-dessus du genou. Je me trouve élégante, séduisante.
Mes délicats escarpins mettent en valeur mes jambes sculptées par des
années d’exercice. Mes yeux brillent sous l’effet du mascara. Un rouge à
lèvres nude gonfle ma bouche. C’est exactement ce que je voulais.
Je n’ai qu’une idée en tête : charmer Owen et rentrer avec lui.
Il arrive chez mes parents pile à l’heure. Je descends rapidement pour le
retrouver dans sa voiture. Son chauffeur m’ouvre la portière. Je le remercie
avant de m’installer à l’arrière sur les sièges en cuir.
Owen me détaille avec attention, le sourire aux lèvres. J’en profite pour
l’observer. Il porte un jean avec un de ses hauts qui lui ont été proposés par
la marque dont il est l’égérie. Tout ça lui va si bien. J’aime particulièrement
la montre à son poignet. Elle semble rendre son bras encore plus musclé
qu’il ne l’est.
Ses cheveux sont en désordre, il déteste les coiffer. Une fine barbe
dessine sa mâchoire, cernant parfaitement son sourire satisfait. Son regard
me dévisage.
— Tu es… commence-t-il.
Je le fixe en attendant la suite. Je sais que je vais le mettre mal à l’aise et
ça me plaît.
— Tu en perds tes mots, Abbott ? le taquiné-je.
Il lève les yeux au ciel.
— On verra qui perdra ses mots quand on sera arrivés, rétorque-t-il,
amusé.
Je prends conscience que je ne sais toujours pas où nous allons. Je le suis
les yeux fermés, mais je ferais bien de poser plus de questions.
— D’ailleurs, tu comptes m’éclairer à ce sujet ?
Il a pris le dessus et il le sait. J’adore ce petit jeu.
— Soirée entre pilotes sur le yacht de Newman ! m’explique-t-il,
satisfait.
Il m’observe en attendant ma réaction. Ses pics d’arrogance me sont
étrangers, je dois donc lui rappeler à qui il s’adresse. Je n’ai jamais eu peur
des pilotes. J’en suis une.
— Je dois tomber en pâmoison, là ? le raillé-je.
Il secoue la tête en rigolant.
— Tu es infernale, chuchote-t-il, admiratif.
La voiture s’arrête dans un coin sécurisé du port. Owen m’aide à
descendre pour rejoindre l’immense bateau de Felix Newman, champion du
monde et mégalo à ses heures perdues.
Une foule est déjà arrivée, je reconnais de nombreux visages. Il y a les
pilotes, évidemment, les épouses de certains, les compagnes d’autres. Peu
de coachs performance ont été invités. C’est une fête très privée.
Je repère notre bande en discussion avec l’hôte de la soirée. Je suis ravie
de voir que Bryan ne fait pas partie du paysage, celui-là aurait gâché mon
plaisir. Le connaissant, il a surtout dû chercher à esquiver les mondanités.
Comme toujours, Lecomte ne perd pas l’occasion de se faire remarquer
quand il nous aperçoit.
— Liwen ! crie-t-il avec cette horrible contraction de nos prénoms.
Owen soupire d’amusement.
Sa main dans le bas de mon dos, nous rejoignons nos amis. Les autres
nous observent, joyeux, comme à leur habitude.
— Recommence et je te promets de te faire taire de la pire façon qu’il
soit, menacé-je mon pote.
Il rigole.
— Rien que pour cette remarque, je dis qu’ils n’ont pas couché
ensemble, rétorque Mathieu pour le groupe.
Au lieu de répondre, je salue mes amis. Je prends Loris et Gab dans mes
bras avant de claquer la main de Mike. J’ignore Mathieu, juste pour
l’embêter.
— Et moi ? râle-t-il.
Je lui lance un regard mordant.
— Je promets de ne plus jamais parler de vos relations sexuelles, affirme-
t-il la main sur le cœur.
Owen grogne à mes côtés.
Sa remarque me fait rire, je suis incapable de l’ignorer plus longtemps. Je
le laisse me serrer dans ses bras de toutes ses forces.
— Est-ce qu’Owen t’a dit à quel point tu étais sexy ? me lance Loris avec
un clin d’œil.
Je regarde le concerné avec un sourire narquois. Je m’apprête à me
moquer de lui, mais il me prend de court.
— Malheureusement, non. J’en ai perdu mes mots…
Ce qui devait le mettre mal à l’aise est devenu la phrase la plus mignonne
de l’histoire. Si je n’étais pas moi, j’aurais flanché sur mes talons. Je rougis
malgré tout et l’embrasse sur la joue. Cette séduction sera ma perte. Déjà
que je ne rêve que de le traîner dans une chambre.
— Je crains que nous ne nous connaissions pas, mademoiselle, nous
interrompt Newman.
Je porte mon attention sur lui. Pourtant, il me connaît bel et bien. Quand
je faisais du kart, j’ai souvent discuté avec les pilotes de F1 ou encore ceux
d’aujourd’hui qui étaient alors mes concurrents. Simplement, comme j’ai
disparu à dix-huit ans du milieu, personne ne semble me reconnaître ou se
rappeler de moi aujourd’hui. Alors oui, j’ai changé physiquement, j’ai mûri
et surtout, ils ne me voient plus dans le même contexte, ce qui peut être
déroutant. Malgré tout, ça me vexe d’avoir si peu marqué les esprits.
— Lise Cardin, enchantée.
Rien ne sert de passer une heure à polémiquer sur le sujet. Si mon nom
ne lui dit rien, je ne vais pas forcer sa mémoire. Connaissant Newman, en
plus, je perdrais mon temps.
Il tente de baiser la main que je lui tends, mais je la retire avant. Les
garçons ricanent.
— Avec tout le respect que je vous dois, je crains de ne pas avoir envie
de me faire embrasser la main par un inconnu.
Owen, très amusé, me mordille l’oreille sans retenue. Maintenant, je sais
à quoi m’attendre. Il ne compte pas jouer les amis ce soir.
— Vous avez du caractère, remarque le pilote. Je comprends mieux les
passions que vous déchaînez.
Je l’observe sans vraiment saisir le sens de ses mots. Loris soupire alors
qu’Owen lui lance un mauvais regard. À quoi jouent-ils tous les deux, et
pourquoi est-ce que Felix semble s’en délecter ?
— C’est quoi, ça ? demandé-je sur mes gardes.
— Rien, répond Owen en fixant Loris.
Je hausse un sourcil.
— Loris ? tenté-je.
— Rien… murmure-t-il.
Alors là, je ne suis pas d’humeur à les voir s’engueuler sans en
comprendre la cause. Je veux passer une bonne soirée avec chacun d’eux.
Nous allons régler cette histoire rapidement.
— On sait tous que d’une façon ou d’une autre vous allez parler, donc
allez-y maintenant au lieu de me faire chier pendant la seule fête à laquelle
je peux participer depuis huit ans.
Mes mots font leur effet. Ils se sentent coupables.
— On ne se fait pas vraiment la gueule, on a juste un désaccord qu’on va
gérer ensemble, explique évasivement Owen.
Nos regards s’accrochent.
— Tu n’as jamais su me mentir, lui reproché-je.
Il roule des yeux mais ne nie pas. Mike se décide à intervenir.
— Je suis d’accord avec Lisie, vous faites chier. Ils se sont engueulés hier
en parlant de toi.
Ils sont maintenant obligés de m’expliquer. Owen le sait mais je sens
qu’il n’est pas sûr de ma réaction. Je mets donc la pression à Loris qui, lui,
en revanche, se pense plus dans le vrai. Il me déballe tout.
— En gros, Owen veut montrer à Magnus que t’es avec lui et moi, je dis
qu’il ne devrait pas jouer à ça parce que tu as beaucoup à risquer.
Je regarde Owen, pour obtenir sa version. Il ne dément pas. Loris veut
me protéger, Owen souhaite que nous fassions front face à Nilson. Dans les
deux cas, je suis touchée et énervée.
— C’est marrant parce qu’aucun de vous ne m’a demandé mon avis,
répliqué-je sèchement.
— Personnellement, j’ai dit qu’il le fallait, se dédouane Gabriel.
Je soupire. J’ai envie de profiter, pas d’arbitrer leurs gamineries. J’ai
besoin de danser, de boire du champagne et de flirter. Ils me soûlent.
— Sérieux, les gars. Arrêtez de vous prendre la tête. Pas aujourd’hui,
c’est déjà une bonne semaine de merde, j’aimerais passer un moment avec
vous et vous tous. Pour ce qui est de Nilson, t’es un amour Loris de
t’inquiéter pour moi, mais ce fils de pute va me payer son manque de
respect. Il ne touchera pas à Owen ni à moi, et j’ai hâte de voir sa mine
défaite en me trouvant là, à son bras.
Felix m’observe avec admiration.
Même si Owen est satisfait de me savoir de son avis, il ne fanfaronne
pas. Pas avec Loris. Ils s’adorent et rien ne pourrait les diviser. Il lui tend
une main que son ami accepte. L’affaire est close. Maintenant, je veux juste
profiter !
— Nous sommes-nous déjà croisés ? demande Felix, curieux. J’en ai
l’impression mais je n’en suis pas certain.
Eh bah, sa mémoire est longue à la détente.
Owen répond pour moi.
— On ne dirait pas, mais elle sait se faire discrète… réplique-t-il toujours
un peu amer.
Les garçons rigolent alors que je rouspète.
— Je croyais que l’histoire était close ?
Owen me sourit, amusé.
— Elle est close. En revanche, je te dois huit ans de vannes sur le sujet.
— Il va me falloir du champagne, alors !

OWEN

Quelques verres plus tard, Lise est entièrement détendue. Je ne pense pas
qu’elle soit soûle. Elle savoure simplement le fait de traîner avec nous, de
pouvoir se lâcher, danser. Felix parti, Loris et moi réconciliés, nous
pouvons pleinement nous amuser.
J’ai l’impression d’être revenu dix ans en arrière, quand nous prenions
nos premières cuites tous ensemble. Ça me fait un bien fou.
De voir Lise comme ça, rire, raconter des conneries et se déhancher, j’en
oublierais presque l’arrivée de Nilson à la soirée. Pour l’instant, c’est le
cadet de mes soucis. Je veux juste profiter de cette soirée avec ma Lisie.
Je lui attrape la main pour l’attirer près de moi. Quand son regard passe
de Mike à moi, il se transforme. L’humour laisse place à la sensualité. Je
n’ai pas besoin de le lui demander pour savoir que je figure sur son menu.
Elle enroule ses bras autour de mon cou, je dépose mes mains sur le bas
de son dos. Je lui embrasse la gorge et l’entraîne dans un collé-serré en
rythme avec la musique. Je la fais tourner, la ramène contre moi, la penche
en arrière.
Elle se laisse faire, pouffe ou mordille ma mâchoire. Je possède son
entière attention et j’en suis comblé. Elle est si belle. Cette robe lui va à
ravir. J’aime sentir sa peau sous ma main, son odeur, ses lèvres.
Je n’attends que la fin de cette soirée pour nous retrouver une fois plus.
J’ai besoin de la goûter, de la toucher. Je ne saurais pas dire pourquoi.
Simplement, j’ai besoin d’elle pour aller bien.
Nos amis nous observent, amusés. Gabriel se moque ouvertement de ma
faiblesse face à Lise mais je m’en fous. J’attends de le voir aussi épris d’une
femme. Il fera moins le malin.
Nous enchaînons les danses jusqu’à ce que les gars se décident à nous
séparer. Mathieu embarque Lise avec Mike. Si je ne la savais pas capable de
les gérer, je me serais inquiété.
Gabriel en profite pour m’interroger avec un Loris très curieux à ses
côtés.
— Toi, tu as couché avec elle, affirme mon meilleur ami.
Je me contente de hausser les épaules, innocemment. Ils n’ont pas besoin
d’un rapport sur ce que nous avons fait ou non.
— Elle est mielleuse avec toi, ajoute Loris. Ça me perturbe toujours
autant.
Il ne pourrait pas être plus éloigné de la vérité. Lise n’a rien de mielleux
avec moi. Je la comparerais plus avec une lionne.
— Crois-moi, tu te trompes.
— Vous sortez de nouveau ensemble, alors ? demande Gab.
Je grimace.
— On n’en a pas parlé. Je ne pense pas.
Mes amis m’observent bizarrement.
— Quoi ?
Loris soupire mais laisse Gabriel s’exprimer.
— Tu l’amènes ici, Nilson la fusille du regard et tu n’as même pas
officialisé avec elle ? Mec, tu fais de la grosse merde, là.
Il n’a pas tort. Mais Cardin est bien assez grande pour prendre ses
décisions. Je ne l’ai pas forcée à venir, elle sait ce que je compte faire avec
Nilson. C’est à elle de choisir quels risques elle est prête à prendre. Moi,
j’ai encore un peu envie de profiter de ces moments de séduction avant de
me remettre officiellement avec elle. Je ne souhaite pas aller trop vite,
même si j’ai conscience que les choses glisseront dans ce sens d’ici peu.
— Magnus arrive, m’annonce Loris.
Super…
J’avale une gorgée de champagne pour me préparer.
— Abbott, me salue-t-il froidement.
Il ne prend même pas la peine de dire bonjour à mes amis. Ce manque de
respect me gonfle déjà.
Mon regard croise celui de Lise, derrière Magnus. Je la sens inquiète.
— Que me vaut le déplaisir ? lui demandé-je.
Son masque de fausse politesse tombe aussitôt.
— À quoi tu joues ? siffle-t-il.
Je comprends très bien où il veut en venir, mais je préfère me moquer de
lui.
— Il va falloir être plus clair.
Mes amis suivent notre conversation avec méfiance.
— Cardin. C’est comme ça que tu gagnes, tu la baises pour avoir ses
idées ?
Mon envie de le buter monte un peu plus à chaque instant. Je ne suis pas
le seul. Gabriel et Loris n’apprécient que très moyennement ses paroles.
Mon meilleur pote se fait un plaisir d’humilier Nilson.
— Tu sais probablement que Lise Cardin était championne de kart, pas
vrai ? Tu sais qu’elle a remporté deux fois la F3 et une fois la F2 ? Elle a
grandi avec nous, donc oui on est proches. Ça ne veut pourtant pas dire
qu’on la baise. Si tu connaissais un minimum Lise, tu saurais qu’elle est
intègre. Elle ne participe pas à des stratagèmes de bas étage. Toi, si ?
La concernée nous rejoint à cet instant, accompagnée de Mathieu et
Mike. Même s’ils ont senti la tension, ils font comme si de rien n’était.
— Salut Nilson. La forme ? demande Mathieu, hypocrite.
Le Suédois se contente de hocher la tête.
— Je ne savais pas que tu fréquentais autant de concurrents, Cardin, la
pique Nilson.
Elle le regarde, impassible.
— Pourtant ce n’est pas un secret. Smith ne t’a pas dit où il m’avait
recrutée ? Et puis on s’est déjà croisés quand je pilotais. Je n’y peux rien si
tu ne considères pas assez les femmes pour te souvenir d’elles.
L’abruti ne s’est même pas renseigné sur elle avant de lui chercher des
problèmes. Une femme dans le sport est tellement impensable à ses yeux
qu’il ne l’avait pas reconnue ou simplement pas retenue. Bouffon.
Je ne comprends vraiment pas comment si peu de monde peut se
souvenir d’elle. Surtout parmi les pilotes de notre génération. Elle
concourrait avec nous tout de même ! Quelques années de plus sur un
visage semblent suffire pour créer la confusion dans leurs esprits. Je crois
surtout que nous sommes tous si absorbés par nos carrières propres que
nous oublions celles de ceux qui échouent. Malgré tout, j’aime à penser que
je me souviens mieux que ça de mes anciens concurrents. Non ?
Incapable de m’en empêcher, je passe mon bras autour de sa taille. Elle
se love naturellement contre moi. Une fois de plus, nous formons une
équipe imbattable. Cette femme est mon binôme dans le meilleur, comme
dans le pire.
Nilson regarde ma prise avec fureur. Si ce n’était pas encore assez clair, il
vient de saisir qu’il n’aura jamais le dessus sur celle qui a la main sur les
stratégies. Pire, il comprend que si elle devait donner l’avantage à l’un de
nous, ça ne serait certainement pas lui. Il doit aussi se douter que Lise m’a
relaté leur petite conversation de la veille.
Cette soirée a tourné à la catastrophe pour le Suédois. Le voir partir sans
attendre ne me surprend pas.
Je suis content d’avoir mis ces détails au clair. Je suis rassuré de savoir
qu’il ne cherchera plus à retourner Lise contre moi.
Notre groupe débat quelques instants de ce qu’il vient de se dérouler, puis
nous décidons de passer à autre chose pour nous changer les idées.
Nous restons encore deux bonnes heures à rigoler et à danser tous
ensemble. Je trouve Lise plus séduisante que jamais. C’est bien la première
fois que je la vois se déhancher comme ça, les garçons autour d’elle. Avec
eux, son côté masculin a toujours eu tendance à ressortir. Maintenant
qu’elle ne pilote plus, qu’elle traîne moins avec nous au quotidien, elle se
montre bien plus féminine. Ils en sont choqués. Je crois qu’ils réalisent
enfin que Lise est une femme et une femme parfaitement attirante.
Dommage pour eux. C’est ma Lisie.
De toute façon, je sais qu’ils n’oseraient jamais la séduire. Leur amitié
est trop ancienne et ils ne me feraient jamais un coup comme ça.
C’est pourquoi je laisse Mathieu danser avec elle. Non sans un regard
éloquent pour mon pote. Il s’en amuse mais reste particulièrement
respectueux de Lise. Il ne l’a jamais dit, mais il l’admire.
Quand la soirée se termine, elle et moi rejoignons mon chauffeur. Nous
saluons nos amis avant de monter en voiture.
Assis à ses côtés, je prends sa main pour lui en caresser le dessus de mon
pouce.
Elle laisse tomber sa tête en arrière puis se tourne vers moi.
— C’était génial, murmure-t-elle. Merci. J’avais besoin de ça.
Son sourire vaut tout l’or du monde.
— C’est quand tu veux.
Elle ricane.
— Si seulement…
Certes… Nous n’avons que si peu de temps. Mais je me promets de lui
offrir plus souvent ce genre d’instants.
— Il va falloir indiquer au chauffeur si je te ramène chez tes parents… ou
pas.
Le sous-entendu dans ma question lui plaît.
— Bah, ça dépend de ce que tu comptes me faire à ton hôtel, me
provoque-t-elle.
Elle attise les braises déjà chaudes dans mon pantalon.
— Je t’écoute. Qu’est-ce que tu aimerais que je te fasse ? entré-je dans
son jeu.
Elle se mord la lèvre d’amusement. Elle me semble bien plus jeune à cet
instant. J’ai l’impression de retrouver la gamine de seize ans, excitée et
gênée. J’aime qu’elle se sente plus légère, que ce soit moi qui la fasse se
sentir ainsi.
La tension dans l’habitacle monte d’un cran quand elle me donne sa
réponse.
Ses joues se parent de rouge, ses pupilles se dilatent et ses mains ne
cessent de bouger.
— J’aimerais que tu m’embrasses, puis qu’on se déshabille. J’aimerais…
Elle marque une pause.
— Tu sais très bien ce que je veux, Owen.
Je hoche la tête. Je sais exactement ce qu’elle désire. Mais j’adorerais
aussi qu’elle m’en parle. C’est quelque chose que nous n’avons jamais fait.
Je n’ai jamais entendu ces mots dans sa bouche. Ça en devient un fantasme.
Alors que je m’apprête à lui expliquer cette pensée, elle me surprend en
reprenant.
— J’aimerais que tu me refasses ce truc de la dernière fois avec… ta
langue.
Mon corps se tend d’envie. Je n’attends que de la dévorer.
— Où ça ? Sur tes seins ? Tes lèvres ?
Elle rougit encore plus et ne cesse de se tordre les doigts. J’ai besoin de
l’embrasser, mais je me retiens. Plus ce jeu dure, plus notre excitation
monte, la délivrance en deviendra exquise.
— Les deux, chuchote-t-elle.
Je dépose un baiser sur sa main en lui faisant un clin d’œil. Son
gloussement m’atteint en plein cœur.
Quelques minutes après, nous arrivons devant l’hôtel. Je m’apprête à
descendre mais Lise me retient. Je me retourne vers elle avec un regard
interrogateur.
— J’ai besoin de savoir quelque chose avant de…
Je me rapproche d’elle. Son visage est redevenu sérieux.
— Par rapport à nous. Je sais qu’on n’est pas ensemble, mais… je dois
vérifier si pour toi, nous sommes exclusifs.
Sa question m’étonne. Il est clair, à mon sens, qu’à partir du moment où
j’ai posé les mains sur elle, ce n’était plus que nous deux. Pourtant, elle a
besoin d’être rassurée.
— Évidemment que nous le sommes. Du moins, c’est comme ça que je
vois les choses. C’est toi et juste toi. Aucune autre femme.
Elle hoche la tête, apaisée.
— Pour moi aussi.
Cette fois, nous sortons du véhicule et nous rendons dans ma suite. Nous
retrouvons notre légèreté et quand nous entrons dans ma chambre, nos
vêtements ne font pas long feu.
Désireux de la combler, je tiens mes promesses et lui fais tout ce qu’elle
m’a réclamé. Ma Lisie a un faible pour ma langue et je compte bien lui
donner raison. Je l’invite à avancer son bassin au bord du lit, puis
m’agenouille devant elle comme un sujet devant sa reine.
Je suis tout à toi, ma belle.
Elle se mord la lèvre d’anticipation et gémit de plaisir avant même que je
ne commence quoi que ce soit. Enorgueilli par sa réaction, je manque d’y
aller trop vite. Heureusement, je parviens à contrôler mes pulsions pour la
satisfaire pleinement.
Tout se joue dans l’attente. Je dois la faire languir, espérer obtenir plus
sans accéder trop vite à ses besoins.
Les mains de part et d’autre de ses cuisses, je les écarte pour me faufiler
entre ses jambes galbées et si douces. Je dépose délicatement une ligne de
baisers en remontant de son genou droit jusqu’à l’intérieur de sa cuisse, puis
reproduis la même chose de l’autre côté. Je retiens difficilement mon
sourire en la sentant gigoter sous mes mains.
Des baisers je passe aux morsures. Je la croque d’abord délicatement,
puis de plus en plus fort en suivant les mouvements d’excitation de son
bassin, tout en veillant à ne pas lui faire mal. Son souffle s’accélère sous
mes caresses et je n’ai même pas commencé les choses sérieuses. Je compte
bien la faire jouir de cette façon, l’entendre crier mon nom, sentir ses mains
tirer sur mes cheveux pour échapper à mes assauts sans réellement avoir
envie que cela cesse.
J’approche mon visage de son sexe sans pour autant la toucher. Je la
laisse sentir mon souffle contre sa peau moite, désirer mon toucher sans le
lui offrir.
— Owen… geint-elle doucement.
Y a-t-il plus grand honneur que celui d’obtenir une telle confiance de la
part de la femme qu’on désire ?
À présent, j’approche mon visage encore plus près pour frôler ses lèvres.
Je la caresse doucement, la mordille délicatement. Je suis envahi par son
odeur sucrée, je salive d’avance à l’idée de la goûter. La sentir aussi excitée
décuple mon plaisir. Ne pas me toucher me demande beaucoup de
concentration. Cet instant est pour elle.
Enfin, je commence à la lécher. Je l’embrasse amoureusement puis
parcours ce même bout de peau de ma langue. Je recommence encore et
encore sans jamais atteindre son bourgeon qui palpite pour moi. Je la
provoque en lui léchant les lèvres, en contournant l’endroit où elle me
désire réellement. Son bassin ondule sous ma bouche, cherche à obtenir
cette caresse tant désirée. Elle gémit, arque son dos, soupire d’aise et de
frustration à la fois.
— Je te trouve bien impatiente, la taquiné-je en sachant que sentir ma
voix contre son sexe la rendra folle.
— Putain… se contente-t-elle de répondre.
Elle a complètement perdu le contrôle, signal pour moi d’enfin
pleinement la combler.
Je trace un dernier tour sur ses lèvres et les écarte doucement afin
d’atteindre ce bouton si sensible. Toute légèreté s’envole quand je la croque
là. Un cri remplace ses gémissements et je dois poser mes mains sur son
bassin pour la maintenir contre ma bouche. Elle ondule comme pour
échapper au baiser tout en en redemandant, encore et encore.
— Oh… Owen… supplie-t-elle.
Je grogne de satisfaction contre son sexe, laissant la vibration ajouter à
son plaisir d’autres sensations qui l’emportent.
Je garde une main sur son bassin, remonte l’autre sur son sein dont je
taquine l’extrémité. Elle repose ses doigts dessus, m’invitant à continuer
cette caresse qu’elle n’attendait pas, mais savoure. Ses cris et gémissements
laissent place à un plaisir muet à mesure que l’orgasme monte en elle. C’est
si bon qu’elle ne peut plus l’exprimer.
La fierté me submerge quand je la sens trembler contre mes lèvres. Là, je
me délie d’elle pour la laisser reprendre ses esprits.
Je n’ai pas le temps de la taquiner sur l’orgasme que je viens de lui
donner qu’elle se jette sur moi pour m’embrasser et me satisfaire à mon
tour.
La passion nous submerge une fois de plus. J’aime la faire gémir, crier,
me griffer. Nous faisons l’amour à deux reprises, puis je m’endors dans ses
bras, comblé.
Rien ne pourrait plus me rebooster avant une course qu’un câlin avec ma
Lisie. Elle et moi, c’est juste une évidence.

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Chapitre 15

Mai – Monaco

LISE

Nous sommes samedi. C’est l’heure des qualifications.


Une énergie sans pareille émane d’Owen. Nilson, lui, enrage tellement
que je sens qu’il va commettre des erreurs.
Je suis installée en compagnie de l’équipe, habillée comme toujours aux
couleurs de l’écurie pour observer nos pilotes se placer en haut de la grille.
Tout le paddock est en effervescence. Monaco est monté à la tête de tout
le monde. Entre notre travail, les soirées et le luxe, cette semaine a un goût
tout particulier.
Après cette nuit avec Owen, je le sens prêt à tout défoncer. Il me le
prouve en Q1. En un temps, il se place en haut du classement, suivi par
Lecomte et Charley.
La première coupe est faite.
La Q2 se passe tout aussi bien. Owen vole sur le circuit alors que Nilson
se bat contre la voiture. Il négocie mal ses virages, se laisse surprendre par
les courbes et manque de se prendre un mur.
Le voir galérer me fait exulter. Ce connard n’aurait jamais dû s’attaquer à
Owen. Nous avons eu raison de lui montrer que nous n’allions pas plier
face à lui, ça l’a complètement décontenancé. Le vent tourne et le Suédois
l’a bien compris. Je n’ai rien fait de spécial pour aider Owen, mais ça, il
l’ignore. Il ignore en réalité que son concurrent est simplement meilleur.
La Q3 démarre enfin. C’est là que tout se joue réellement. Sont encore
présentes les Dark Crown, les Keelean, les Riotti, une Neptune et une TW.
Il ne manquerait plus que Mike pour que la team soit au complet sur le
devant de la grille.
Je garde un œil sur chacun d’eux en même temps que j’observe Owen se
déchirer dans les rues monégasques.
Ce circuit est unique et les garçons commencent à vraiment bien le
maîtriser.
Déjà aujourd’hui, les fans hurlent depuis les fenêtres, les balcons et les
bateaux en bordure de piste. Si les pilotes n’entendent rien dans leur
monoplace, ces encouragements reboostent les équipes.
Le staff de DC est en feu. Owen enchaîne les meilleurs temps. Nilson,
lui, n’arrive pas à remonter sur Loris qui prend la P2. Matt récupère la P3,
je sens que ce Grand Prix va être putain d’incroyable !
Gabby se place lui aussi avant Nilson, P5. Magnus atterrit en P6.
Je jubile.
L’équipe est mitigée mais tout de même ravie pour Owen. Nous nous
félicitons et sentons déjà l’adrénaline monter pour la course de demain.
Je fixe encore quelques instants l’écran sur lequel les garçons terminent
leur tour avant de répondre aux journalistes. Derrière moi, la salle se vide.
Le staff repart travailler ou simplement écouter les différentes interventions
des pilotes sur ces qualifications.
Nul doute que ce sera divertissant de voir Oran insulter Berg pour lui
avoir fait perdre des secondes inestimables pour se qualifier.
Je préfère regarder Owen sortir avec grâce de la monoplace, excité avant
de claquer les mains de ses potes à ses côtés. Cette line up, ils en ont
longtemps rêvé.
— C’est vrai alors ? m’interroge Bill en me rejoignant devant l’écran.
Je fronce les sourcils.
— De quoi tu parles ?
Il rit amèrement.
— Depuis ce matin, le staff chuchote que tu es allée en soirée avec les
pilotes et que tu es repartie avec Abbott.
Je me doutais que ça allait jaser, mais pas aussi vite. Je soupçonne Nilson
d’avoir lui-même lancé la rumeur pour me déstabiliser. Mais il ne sait pas à
qui il a à faire. Bill devrait de son côté savoir que je n’aime pas qu’on se
mêle de mes affaires et encore moins avec ce ton plein de reproches.
— Tu sais très bien qu’ils sont mes amis, répliqué-je d’une voix neutre.
Il roule des yeux.
— Je ne pensais pas pour autant que tu serais du genre à te taper un
pilote.
Je grince des dents.
— Tu sais cependant que je suis du genre à briser les couilles de ceux qui
me gavent.
Ma menace est claire, mais il ne se démonte pas.
— À te faire sauter par Abbott, tu vas juste passer pour une groupie
faible et sans intérêt.
C’est manifestement ce que lui s’est mis à penser. Il me déçoit. Je croyais
que nous étions amis, qu’il connaissait ma valeur en tant que
professionnelle.
— Tu aurais dit la même chose si j’étais un homme ? le provoqué-je.
Il secoue la tête.
— Un homme n’aurait jamais écarté les cuisses sur son lieu de travail.
Il a réellement osé me répondre cette connerie ? Je suis pourtant habituée
au sexisme permanent de certains collègues. Je vais lui faire regretter ses
mots.
— Je te sens fatigué, Bill. Tu devrais prendre quelques jours.
Il ricane.
— C’est ça, oui.
— C’est un ordre, répliqué-je cinglante. De ta supérieure. Une petite
pause t’aidera peut-être à te souvenir à qui tu obéis ici. Sinon, on procédera
à quelques changements.
Je lui offre un sourire mauvais en partant de la salle. Juste avant de passer
la porte, je me retourne vers un Bill qui fulmine.
— Et pour ta gouverne, il y a un certain nombre d’hommes sur le
paddock qui n’hésitent pas à prendre du bon temps aussi. Tu devrais
essayer, ça te dériderait.
Il me fusille du regard et davantage quand je lui ris ouvertement au nez.
Je n’aime pas me comporter comme ça, mais je n’ai pas le choix si je veux
affirmer ma place sans mettre les couilles que je n’ai pas sur la table. Il
n’avait pas à me parler de cette façon, il doit le comprendre. Je ne suis pas
le big boss, ni celui du dessous, mais celle juste après. J’ai la confiance des
patrons, contrairement à lui.
Devant retourner travailler, je ne peux pas féliciter les garçons comme il
se doit. Mais je ne manque pas de leur envoyer un message. Cette journée,
ils ne sont pas près de l’oublier.
Je passe la soirée à parfaire les stratégies avec mes équipes et sans Bill.
Je ne partage pas le lit d’Owen, il doit se concentrer sur la course et ce n’est
pas le moment de lui faire perdre des heures de sommeil avec une autre
activité.
Le lendemain, le Grand Prix prend le contrôle de la ville.
La Patrouille de France fait une démonstration spectaculaire au-dessus du
circuit tracé dans les rues. La famille princière s’installe sur un balcon pour
observer la F2, puis la F1. Un DJ norvégien est venu spécialement pour
chauffer la foule depuis un yacht du port.
Le Soleil, l’alcool, les paillettes… C’est parti.
Je rejoins Nora dans les stands. Elle est aussi excitée que moi. Nous
enfilons nos casquettes Dark Crown pour nous diriger vers la scène où
Mathieu, Millet et Owen vont prendre place.
Nous traversons les stands pour éviter de devoir fendre la foule. À cette
heure-ci, toutes les équipes procèdent à leurs dernières vérifications avant le
feu vert.
Nous croisons Mike que j’enlace pour lui souhaiter bonne chance, puis
Newman dont le clin d’œil me fait rouler des yeux. Ces attentions rendent
mon amie très curieuse.
— J’ai entendu des rumeurs… commence-t-elle.
C’est fou comme ça circule vite !
Quel jeu de mots pourri…
— Laisse-moi deviner, Bill t’en a parlé ? demandé-je, cynique.
Nora hoche la tête, surprise.
— Il est où d’ailleurs ? s’enquiert-elle en regardant vers les box.
Il a écouté mon ordre, c’est un bon début.
— Congés forcés, expliqué-je. Cet enfoiré m’a plus ou moins traitée de
traînée à pilotes incompétente. Il lui fallait une leçon.
Elle écarquille les yeux.
— On est en F1, Nora, lui rappelé-je.
Ma remarque la fait grimacer, mais elle n’ajoute rien, car le spectacle
démarre.
Les deux Monégasques et le détenteur de la pole débarquent sur la scène,
déclenchant les hurlements des fans. Ils saluent la foule et commencent à
répondre aux questions en s’assurant de les faire rire. Mathieu se donne
particulièrement du mal pour divertir les filles du premier rang, déjà
excitées pour lui. Il en vient même à leur offrir son tee-shirt. Vraiment, il
n’en rate pas une.
— Il est à tomber, songe Nora.
— Lequel ? m’amusé-je.
Elle glousse.
— Tous. Non, Lecomte, je le trouve tellement beau.
Le problème c’est qu’il le sait. Si c’est un ami en or, je déconseillerais à
toutes les femmes de la terre de s’approcher de lui. Il baise, point.
— Crois-moi, ce n’est pas un mec à caser.
Elle me donne raison sans trop de mal.
— De toute façon, je serais incapable de sortir avec un pilote, explique-t-
elle. Ils reçoivent trop d’attention, ils ont trop de femmes et de journalistes
autour d’eux. Ça doit être épuisant. Je ne sais pas comment tu fais.
Sa dernière remarque me tire un rire.
— Comment je fais quoi ? Je ne crois pas qu’Owen et moi soyons en
couple, donc…
Elle me regarde l’air de dire « cause toujours… ».
Le show se termine, nous retournons aux stands pour retrouver nos sièges
devant l’écran du staff. Quelques œillades curieuses me tombent dessus
quand je passe les portes, mais je fais comme si je ne les voyais pas. Nora
grimace, mais s’abstient de tout commentaire. Nous rivons notre attention à
l’écran en enfonçant nos écouteurs pour nous brancher aux radios des
pilotes.
Les staffs s’affairent. Les garçons s’équipent.
Owen enfile son casque, se coupant ainsi du monde entier. Il se dirige
vers sa monoplace en haut de la grille, talonné par Bryan. Il s’installe,
vérifie le signal avec son ingénieur course.
— Radio check, radio check.
— Let’s fucking go.
Sa réplique me fait rire. Son adrénaline a atteint son maximum. Il est
déchaîné. Il le sait, doubler à Monaco est presque impossible. Il doit
simplement garder son rythme et creuser l’écart pour ne pas se trouver
coincé dans du trafic. Comme toujours, il y aura un certain nombre de DNF.
Il est prêt.
Tous les pilotes prennent place. Les moteurs grondent et résonnent dans
toute la ville. Ce son est presque aussi bon que les gémissements d’Owen
au pieu.
Le tour de formation commence. Nous voyons les voitures à l’écran, les
ressentons résonner dans nos corps. Si je ne suis pas une grande patriote,
j’aime ce circuit juste pour ça. C’est unique.
Les vingt coureurs prennent leur position sur la grille de départ.
Les feux s’allument et s’éteignent un à un.

OWEN

Prendre la pole à Monaco est ce qui pouvait arriver de mieux. Sur ce


circuit si étroit, partir en tête est essentiel. Je dois tenir le rythme et éviter
toute mauvaise manipulation qui m’enverrait dans le mur. J’ai déjà donné.
Je pense que nous allons avoir droit à quelques safety car. L’écurie a un
scénario réfléchi pour ces cas. Je prévois de changer de train de pneus à la
moitié pour passer en medium. Si un crash m’invite à m’arrêter avant, je
choisirai les hard.
Les lumières s’éteignent, annonçant le départ de la course. Mon temps de
réaction est exceptionnel, je ne perds pas le lead. Mes potes tiennent
derrière moi, mais à cet instant, ils sont mes ennemis comme tous les autres.
Mathieu a sûrement dépassé Loris, car c’est sa Keelean que je vois dans
mon rétro.
— Donne-moi l’écart, demandé-je à mon ingénieur.
— 0,9 avec Lecomte.
C’est loin de suffire. Je pousse tout en m’assurant de ne pas fusiller mes
pneus dès le début de la course. Je dois tenir la distance.
Les Dark Crown sont plus puissantes et perdent moins de vitesse dans les
virages que les Keelean. Mais ces dernières sont des fusées en ligne droite.
Je dois creuser l’écart sur des points stratégiques pour éviter que Mathieu
ne me rattrape et me double en jouant avec l’arrêt au stand.
Les quinze premiers tours se passent sans encombre. Je garde un bon
rythme, mes pneus tiennent, les vibrations sont gérables.
Au tour dix-huit, comme prévu, Leroy et Becker entrent en contact et
perdent le contrôle de leur voiture. Le drapeau jaune est déployé, je dois
réduire ma vitesse. Le peloton se resserre, tout le monde rentre au stand
pour ne pas perdre de temps. Positionné en première place, et le plus proche
de l’entrée des pits, je passe avant Nilson. Nul doute qu’il doit fulminer.
Mais aucune écurie n’aurait mis en péril la gagne, malgré les stratagèmes de
Magnus.
Mon arrêt est rapide, je retourne sur le circuit avant les Keelean.
Juste après la safety car, je suis maître de la reprise de la course. Je
zigzague derrière elle pour tenter de chauffer mes pneus hard. La difficulté
sera mon départ, je vais manquer d’adhérence et de réaction avec ma
gomme neuve.
— Lecomte a quel train ?
— Lecomte et Porana en hard, Doppia en medium.
Je compte sur les Keelean pour ralentir Loris. D’ici à ce qu’il arrive à
moi, j’aurais pris de la température et de la vitesse.
— Entendu. Nilson ?
— Nilson est en P5.
Bien. Je vais soulever la coupe et creuser l’écart dans le championnat.
L’attente du redémarrage me semble infinie. Je commence à ronger mon
frein. Plus nous patientons, plus les compteurs sont remis à zéro.
Enfin, l’annonce tombe. La course va reprendre. Je me focalise sur les
drapeaux. Dès que le vert entre en vue, j’accélère pour récupérer mon
avance. Mon cul glisse un peu, mais heureusement Lecomte bloque sa roue
et ne parvient pas à me suivre. Porana et lui se lancent dans une guerre sans
merci qui me permet de prendre le large.
Les tours s’enchaînent. Les deux Giants calent et sortent de la course.
Quelques tours avant le drapeau à damier, Porana attrape un débris qui lui
crève un pneu. Son pit forcé annonce la fin de son Grand Prix, il ne
remontera jamais dans les points.
Je demande un état des lieux à mon ingénieur.
— Derrière toi Lecomte, Doppia et Millet. Écart avec la Keelean : 2,1.
Tout semble normal sur la voiture. Comment tu sens tes pneus ?
— L’avant gauche commence à fatiguer, mais je tiens.
— Reçu.
Cette course me paraît être une promenade de santé. Mon travail et mon
pilotage m’aident à garder un rythme soutenu, à prendre les bonnes
décisions, à rester concentré. Ce que Nilson ne comprend pas, c’est que
l’argent n’achète pas le talent. S’il n’est pas capable de passer la ligne
d’arrivée, sans aide, même dans les pires conditions, c’est qu’il n’est pas
fait pour la course.
— Tu entames les dix derniers tours. Lecomte recharge ses batteries pour
prendre le fastest lap. Il nous reste de la puissance. Pousse.
— J’aime quand tu me dis des mots doux.
Ce point me revient. Désolé, Mathieu.
Je change le mode de la voiture avec le bouton de mon volant pour
débloquer la puissance conservée. La monoplace prend en vitesse. Je me
concentre d’autant plus pour la maîtriser. Ce n’est pas le moment de perdre
le contrôle. Je ne dois pas laisser Mathieu gagner du terrain.
Ces dix tours sont d’une excitation sans pareille. Les virages mettent à
rude épreuve ma nuque. Je peine à garder la vue claire. La vitesse m’impose
des forces épuisantes.
Mais les messages de mon ingénieur me maintiennent en forme.
— Trois tours. Écart : 1,2.
— Deux tours. Écart : 1,1.
Mathieu détient le fastest lap. Je pousse à mon maximum pour le lui
reprendre.
— Dernier tour, Owen. Écart : 1,3. Fastest lap.
Le drapeau à damier entre en vue. Je passe la ligne d’arrivée, P1.
— Excellent travail, Owen. Excellent travail. P1, P1. Tu remportes la
course !
— Beau travail, les gars. Le week-end a été parfait.
— Merci, Abbott, répond Smith.
Ma voiture ralentit, je peux observer le public déchaîné sur les bords de
la route. Je salue mon équipe avant de me garer devant le plot numéro un
que je ne me lasse jamais de voir. C’est toujours aussi bon.
Je reprends mon souffle, retire mes gants et mon volant avant de
m’extirper de la monoplace. Mathieu sort à son tour. Nous sommes rejoints
par Loris en troisième. Ce Grand Prix, nous ne sommes pas près de
l’oublier.
Les fans hurlent autour de nous, mais nous sommes plus concentrés à
nous féliciter les uns les autres. Ce podium ensemble, nous en rêvions.
— Félicitations, vieux.
Je serre Lecomte contre moi.
— T’as bien failli me voler ce point, enfoiré !
Il râle au moment où Loris nous rejoint. Il me félicite, nous nous prenons
tous les trois dans les bras.
Les journalistes nous demandent de poser, nous leur offrons cinq
secondes avant d’aller saluer nos équipes et nos supporters. L’écurie exulte,
je les remercie tous pour leur travail, puis je me retourne vers les fans et
signe quelques autographes.
Je profite que Mathieu soit en train d’être interviewé pour procéder à la
pesée, puis je me dirige à mon tour vers Tomari pour répondre à ses
questions.
— Incroyable course ! Vous avez été exceptionnel !
— Merci.
J’aperçois Lise derrière l’équipe et lui offre un clin d’œil complice entre
deux questions. Elle me répond par un pouce levé. J’ai hâte de débriefer
avec elle.
— Comment expliquez-vous que vous soyez sur le podium et votre
coéquipier seulement en cinquième position ?
Je hausse les épaules.
— J’ai simplement eu de meilleurs résultats sur le week-end. Des coups
de mou, ça arrive à tout le monde.
Nul doute qu’il va mal digérer ma pique. Je m’en réjouis déjà.
— Un podium en compagnie de vos amis, c’est la meilleure conjoncture
selon vous ?
Question piège. Je suis censé répondre non, la meilleure conjoncture est
que mon écurie ait deux pilotes sur le podium. La vérité, c’est que ça, c’est
la meilleure chose qui puisse se passer à mes yeux.
— La meilleure conjoncture arrivera quand je soulèverai le titre de
champion du monde.
Je m’en vais sur un sourire satisfait pour rejoindre la remise des prix.
Le speaker nous appelle tour à tour. Mathieu est particulièrement
applaudi, c’est sa homerace. Les hymnes se succèdent, on nous remet nos
trophées.
Enfin, nous débouchons les bouteilles et fêtons notre victoire comme il se
doit. Notre complicité est évidente, le podium en est que plus festif. Nous
arrosons les fans, les équipes et buvons le peu qu’il nous reste de
champagne.
Ce trophée est d’autant plus savoureux que Nilson n’a pas fait le poids,
aujourd’hui. Le savoir furieux me réjouit.
Maintenant, j’ai hâte de retrouver Lise.

LISE

Ça, c’est un putain de podium.


Je suis incapable de me retenir de hurler quand Owen passe la ligne
d’arrivée, suivi de Matt et de Loris. Donnez-moi ça tous les week-ends et je
serai une femme comblée.
Il n’y a rien de plus satisfaisant, quand on est privé de pilotage, que de
voir la personne que l’on soutient soulever la coupe. Ce sport vous prend
aux tripes, il vous transporte et à la fin des deux heures de Grand Prix, vous
avez vécu la course comme si vous y étiez.
Après ça, les garçons vont être noyés sous les interviews. Je n’ai donc
que quelques minutes pour les féliciter avant qu’ils ne doivent filer
répondre à leurs impératifs. Nul doute que nous fêterons ça, ce soir.
J’imagine mal la bande ne pas se réunir pour célébrer ce podium.
Au détour d’un couloir, j’arrive à attraper Owen en pleine discussion
avec Gabby. Il semble aussi heureux de me voir que l’inverse.
— Champion !
Il glousse et me serre dans ses bras pour me faire tourner. J’adore quand
il est euphorique comme ça, épanoui. Je suis contente de revoir ce sourire
plaqué sur ses lèvres.
— Putain, c’était bon ! rigolé-je.
Je prends Gabriel dans mes bras. S’il est heureux pour ses amis, je sens
que ça le frustre de se battre en milieu de peloton. Son heure viendra, je le
sais, mais je comprends qu’il puisse souffrir de voir ses potes dans de
meilleures écuries que la sienne.
Rares sont les amitiés qui ont survécu à la F1, j’espère que la leur
parviendra à surmonter les épreuves.
Je discute un instant avec eux de la course, je fais promettre à Owen de
féliciter Matt et Loris pour moi, puis nous nous séparons. Il doit se doucher
et se changer avant de retrouver les journalistes. Moi, je m’en vais dans les
bureaux pour récupérer mes affaires et rentrer chez mes parents.
Le paddock se vide doucement. Les fans quittent les lieux après que les
pilotes sont partis se reposer. Le staff termine sa journée. Seuls quelques
reporters restent pour interviewer les directeurs sur les événements du
week-end. Je sais que Smith a un emploi du temps blindé.
Les bureaux sont déserts lorsque j’arrive. Je récupère ma veste et mon
sac, puis m’apprête à sortir quand Nilson débarque.
Il est furieux et je suis la personne qu’il cherchait.
— Tu n’aurais jamais dû faire ça, siffle-t-il.
Je soupire. Cette conversation me gonfle déjà.
— Faire quoi ?
Il me fusille du regard.
— Ne me prends pas pour un con. Ton mec n’a pas gagné par magie.
Je manque de lui rire au nez.
— Non, en effet. Il a gagné par talent et dur labeur.
Je ne compte pas me démonter face à lui. Je n’ai rien fait pour aider
Owen. S’il a remporté la course aujourd’hui, c’est parce qu’il est
simplement meilleur, qu’il s’est donné tout au long des essais et des
qualifications, qu’il a pris la pole et a su gérer son rythme d’une main de
maître.
Nilson devrait essayer de se sortir les doigts du cul plutôt que d’attendre
que ça lui tombe tout cuit dans la bouche.
— Je te préviens, Cardin. Arrête tout de suite tes conneries ou je vais te
le faire payer.
Je serre les dents pour ne pas l’insulter.
— Tu as peut-être recours à la triche pour gagner, mais ce n’est pas le cas
d’Owen. Je n’ai rien fait du tout, Nilson. Par contre, menace-moi encore
une fois et tu verras ce que ça donne quand nous travaillons ensemble.
Il est encore épuisé de sa course pendant laquelle il n’a pourtant pas brillé
par ses efforts. Il transpire, sa combinaison tient à peine debout. Ses traits
sont durs et sa haine suinte de chaque pore de sa peau. Je suis sa nouvelle
cible.
C’est marrant comme plutôt que de s’attaquer à Owen il vient me trouver
moi, tout en sachant que je ne suis pas aux commandes ultimes de l’écurie
et des décisions. Je suis, à ses yeux, une proie plus facile, plus malléable.
Mais il se trompe. À cet instant, je réalise d’autant plus à quel point ce job
me donne la gerbe.
— Fais-moi croire ce que tu veux Cardin, je sais que tu es derrière tout
ça. Je vais te faire tomber de ton piédestal, ma jolie. Tu te penses
intouchable avec tes petits copains influents, mais tu vas vite revenir sur
Terre.
Je lui ris au nez.
— Commence par monter sur un podium avant de chercher à me faire
descendre du mien.
Ma remarque le tend d’autant plus. Il pointe son doigt vers moi en me
faisant signe qu’il n’en a pas terminé avec mon cas.
Je m’attendais à des représailles, mais pas aussi rapidement. Nilson a
simplement eu une mauvaise course et au lieu de travailler sur ses capacités,
il m’en tient responsable.
« Ma jolie »…
À ses yeux, je ne suis qu’une femme en détresse qu’il fera taire
facilement. Il doit faire partie de ceux qui s’imaginent qu’en F1, les femmes
sont juste bonnes à jouer les pin-up. La fédération devrait penser à agir sur
ces questions avant que le sport ne tombe en ruines, accablé par le sexisme,
le racisme et l’overdose de luxe.
Il y a tant en jeu que certains s’étouffent avec l’argent, la pression et la
soif de pouvoir. Les directeurs doivent répondre à leurs marques qui jouent
leur fiabilité auprès des consommateurs à travers les innovations qu’ils
développent en F1. C’est une façade derrière laquelle de nombreux jobs
sont affectés. Dark Crown n’a jamais autant vendu de voitures que depuis
qu’ils sont en haut de la grille. Quant à Cavarot, leur déclin en F1 reflète la
chute de leurs ventes sur le marché moyenne gamme.
Les enjeux sont énormes, l’argent contrôle ce milieu et ceux qui en ont se
sentent pousser des ailes. Les travers du luxe n’en sont que décuplés. La
place des femmes a rarement été connue pour être importante dans ce type
de société.
Ce qui vient de se passer en est la preuve. Nilson me tient responsable,
car c’est plus simple pour lui de se dire qu’une femme a manipulé des
hommes plutôt que d’admettre son manque de performance. Il a commis
des erreurs aujourd’hui. Ses virages étaient trop lents, ses dépassements mal
pensés. Mais à ses yeux, c’est moi qui à coup de sexe me suis introduite
dans l’esprit des supérieurs pour faire pencher la balance. Il faut être idiot
pour se mettre un truc pareil en tête, complotiste même…
Pour toutes ces raisons, je me demande si sortir avec Owen pendant la
saison est une bonne idée. Pour lui, car tout le monde va lui tomber dessus.
On va creuser sa vie personnelle, chercher les potins. Pour moi, parce que
mon autorité va en être sapée, parce qu’on va douter de mes capacités en
raison de cette relation, parce qu’on va croire que je ne suis bonne qu’à
cheerleader.
Est-ce que j’arriverais pour autant à me tenir loin de lui ? Ça, je n’ai
jamais réussi. Et je ne pense pas en être capable aujourd’hui. Pas
maintenant que nous sommes redevenus si proches.
Je suppose que l’avenir nous le dira. La saison est loin d’être finie. De
nombreux rebondissements peuvent encore avoir lieu. Je vais rester sur mes
gardes, sans toutefois devenir parano. Je vais effectuer mon travail de la
même façon, continuer à traîner avec mes amis et celui que j’aime. Malgré
tout, il va falloir que je commence à faire attention. Si Nilson veut mordre,
il faut que je sois en mesure de riposter. J’ai certes besoin d’un salaire, mais
surtout je ne laisserai personne détruire ma réputation. Je ne suis pas qu’une
potiche au bras d’un homme, je suis un génie de ce sport et quiconque osera
mettre cela en doute, tombera avec moi.

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Chapitre 16

Mai – Italie

OWEN

Les courses italiennes marquent la suite du championnat. Nous allons


passer quelques semaines ici avec deux Grands prix sur des circuits
différents. L’un d’eux est connu pour ses lignes droites et ses opportunités
en termes de vitesses inégalées. Je sais que je vais m’éclater sur ces tracés.
La F1 est un sport intimement européen. Si les week-ends aux quatre
coins du monde sont riches en événements, ceux passés dans le temple du
sport restent les plus épuisants. Nous enchaînons les interviews, les
réceptions et n’avons que peu de temps pour nous.
Aujourd’hui, je dois assister à une conférence avec les différents
journaux sportifs méditerranéens.
Heureusement, je ne suis pas seul. Une dizaine de pilotes doivent se
prêter au jeu. Assis en compagnie de Gabriel et de Mike, je me tiens le plus
loin possible de mon coéquipier. Lise m’a rapporté son incartade avec
Magnus après la course monégasque, alors si je me retrouve trop près de lui
je risque de lui en retourner une.
L’écurie veut que nous présentions un front uni, mais j’en suis incapable.
D’autant que Nilson ne fait pas le moindre effort. Il est maintenant de
notoriété publique que nous ne nous supportons pas, je ne vois pas l’intérêt
de continuer ce cinéma. Au contraire, nos accrochages semblent plus
divertir la presse que nos cours de cuisine tout sourire.
Aujourd’hui, les reporters se montrent bien moins sympas que
d’habitude. Ils cherchent la petite bête et n’hésitent pas à nous mettre face à
nos échecs. Gabriel en prend plein la tête.
— Une question pour Hupert, entame une journaliste espagnole. De
nombreuses rumeurs font état de votre position difficile chez Neptune,
voulez-vous commenter ?
Mon ami se retient de crier. C’est la dixième fois qu’on lui parle de cette
histoire. Il n’a pas besoin qu’on lui rappelle que son siège est en danger et
qu’Oak pourrait bien récupérer sa place. L’écurie a besoin de plus de
sponsors, ce que Jacob peut offrir. Je sais que Gab fait de son mieux pour
conserver son siège et il le prouve sur le circuit, contrairement à son
concurrent.
— Mon seul et unique objectif est de rapporter des points à mon écurie,
ce que je fais chaque week-end.
Il détourne la question et il s’agit de la meilleure chose qu’il puisse faire.
— Une question pour Becker. Pensez-vous revenir en F1 l’année
prochaine ou allez-vous prendre votre retraite ?
Celle-là, elle m’aurait blessé. Aucun pilote n’a jamais envie de se retirer.
Becker ne fait pas exception, pourtant cette année, il n’est que question de
ça quand on parle de lui. Je n’imagine pas sa frustration d’être traité comme
un grand-père alors qu’il n’a que quarante et un ans.
Il répond en serrant les dents. Les journalistes passent à la question
suivante, puis la suivante, puis la suivante.
— Une question pour Abbott. Cette course à Monaco a été
exceptionnelle, mais elle fait suite à quelques hauts et bas en ce début de
saison. Est-ce la voiture qui est compliquée à maîtriser ?
Il est drôle, lui. Les autres pilotes laissent échapper un rire.
— Je maîtrise la voiture, affirmé-je. En revanche, je peux rarement
contrôler mes concurrents et les conditions de course. Quand je suis coincé
dans une collision que je n’ai pas causée, je peux difficilement changer quoi
que ce soit.
Nilson serre les dents pour ne pas réagir à ma pique. S’il croit que j’ai
digéré ses conneries à Silverstone, il se goure. Je n’ai pas fini de lui faire
payer sa bêtise. Mike ricane à mes côtés.
D’autres questions sont posées et nous faisons au mieux pour y répondre
selon les exigences des écuries, en évitant d’insulter tout le monde et en
nous contrôlant pour ne pas nous vexer.
Alors que la conférence de presse touche presque à sa fin, une dernière
interrogation vient mettre de l’huile sur le feu. Elle est adressée à Nilson,
qui y répond de façon consternante.
— Magnus, après cette course à Monaco, diriez-vous qu’Abbott est
simplement meilleur que vous ?
Je n’ai pas le temps de me foutre de sa gueule que je suis pris de court
par sa réplique, qui me met hors de moi.
— Je dirais juste que baiser la stratégiste, ça aide.
Un blanc s’installe côté pilotes, un « oh » surpris côté presse.
Il vient vraiment de balancer ça ?
Gabriel, qui bougeait nerveusement sa jambe, s’est subitement arrêté.
Miller observe Nilson avec consternation. Moi, je suis incapable de réagir
pendant quelques secondes puis me retiens de me lever pour lui en foutre
une. Je pourrais le tuer sur place.
— Abbott, un commentaire ?
Et pas qu’un…
— Déjà, je t’emmerde, déclaré-je avec un sourire hypocrite et en le fixant
droit dans les yeux.
La salle rigole. Ils doivent prendre ça pour un des nombreux jeux que
nous avons entre pilotes. Sauf que ce n’est pas pour rire. Il vient de
décrédibiliser Lise et je suis furieux.
— Ensuite, je ne savais pas qu’il y avait d’autres façons de gagner une
course qu’en conduisant avec maestria. Tu devrais essayer, Magnus.
Certains pilotes saluent ma remarque, eux aussi écœurés par le type de
commentaire qu’il vient de faire.
— Enfin, la stratégiste en question t’a sauvé le cul pendant trois ans, mon
vieux, tu ferais mieux de la respecter parce qu’elle ne manquera pas de te
rappeler à l’ordre.
Mes amis acquiescent.
— Si vous ne voulez pas d’elle chez DC, moi je l’accueille avec plaisir,
propose Gabriel pour détourner l’attention et éviter que je ne monte trop en
pression.
— Tes remarques de cul, on s’en passera, respecte un peu tes équipes,
termine Miller.
Certains pilotes applaudissent leurs remarques. Le journaliste à l’origine
de la question, lui, se délecte de la situation. Clairement, Smith ne va pas
être ravi de cette interview. Magnus est le seul responsable de ce carnage.
J’entends Becker chuchoter à Nilson :
— Tu ne devrais pas insulter tes équipes, vieux. Ils se défoncent pour que
tu entres en piste.
Voilà des mots bien sages.
Cette fois, la conférence de presse se termine et nous prenons tous des
directions différentes. Sur le chemin pour rejoindre mon kiné, je passe un
coup de fil à Lise pour la prévenir de ce qui va tomber prochainement. Il va
sans dire qu’elle est hors d’elle, mais aussi blessée d’être traînée dans la
boue de cette façon.
De mon côté, je me sens coupable. Si je n’avais pas approché Lise, elle
ne serait pas retrouvée dans cette situation. L’opinion publique va la prendre
pour une groupie, sans chercher à savoir ce qu’elle vaut et ce dont elle est
capable.
Même si je ne comprends pas pourquoi elle garde ce travail, je ne veux
pas que sa carrière soit détruite à cause de moi. Ce sport lui a déjà causé
beaucoup de mal et je crains qu’elle reçoive encore d’autres coups. Elle est
robuste, mais j’ignore jusqu’à quel point.
Ce n’est pas à moi de décider à sa place si nous devons continuer à nous
fréquenter ou non. C’est à elle de choisir, de mesurer le risque. Dans tous
les cas, je respecterai sa décision, même si ça me coûte.
J’espère simplement ne pas la perdre à nouveau. Car si nous n’avons pas
officialisé notre couple, je compte y remédier rapidement. À elle de me
confirmer si nous allons bien dans cette même direction.
Nilson va vraiment trop loin. Balancer les histoires de cul de son
coéquipier en interview, c’est du jamais vu. Il est tombé bien bas. Mais
quelque part, c’est bon signe, ça signifie qu’il a peur. Je dois continuer
comme ça, le déstabiliser tout en restant concentré sur mon objectif. Il ne
me prendra pas ce championnat que je compte bien célébrer avec la femme
que j’aime à mon bras.
LISE

À la fin des courses italiennes, l’équipe est conviée à une réunion pour
discuter de ce début de saison et des circuits à venir.
Owen et moi ne nous sommes pas vus depuis un moment, du moins plus
de dix minutes. Nous bossons tous les deux ardemment et nous avons
besoin de nous reposer le soir venu. D’un autre côté, j’ai pensé que me tenir
un peu à l’écart ne ferait de mal à personne. De cette façon, la pression a pu
redescendre un minimum après l’interview catastrophe. Magnus me tourne
moins autour, l’air en est que plus respirable.
Je me suis aussi dit que ça nous aiderait, Owen et moi, à prendre une
décision. Ce temps sans sexe, sans baiser enflammé ou danse endiablée
nous permettra de savoir ce que l’on veut réellement.
Je pense que nous sommes sur la même longueur d’onde au niveau de
nos envies, reste à savoir si nous souhaitons rendre les choses plus
sérieuses, si nous désirons le faire maintenant ou à l’intersaison, si nous
gardons notre rapprochement secret. Bref, de nombreuses options s’offrent
à nous et j’aimerais être fixée sur la suite. Même si je doute de pouvoir
trouver une minute et d’avoir le temps d’une discussion posée avec lui.
Owen assiste à la réunion, tout comme Nilson, Smith et le reste des
cadres de l’écurie. J’arrive dans les derniers. Je salue les présents, avec un
regard plus appuyé pour Owen qui s’est une fois de plus installé à l’autre
bout de la salle. J’aurais préféré m’asseoir à côté de lui. Mais mieux vaut
que je reste dans mon coin et que je prenne sur moi en attendant que ça
passe, sinon Nilson risque encore de me tomber dessus. J’aurais alors perdu
toute crédibilité face aux autres. Déjà que je reçois quelques œillades
déplacées…
Smith débarque enfin, ce qui nous permet de commencer sans tarder.
La réunion débute par un bilan des courses passées, des points acquis
dans les deux championnats : pilotes et constructeurs. On nous fait passer
les courbes des deux pilotes reprenant leurs performances ou leur façon de
conduire selon les circuits. C’est un rapport très détaillé qui aidera sans
doute Nilson à voir où il pèche quand Owen déchire tout.
Quand vient mon tour, je présente les différents scénarios que nous avons
établis pour les prochains Grands Prix au Moyen-Orient. Smith rappelle ses
objectifs et nous redonne le planning des semaines à venir.
L’équipe communication dresse ensuite un état des lieux des réseaux
sociaux pour lister ce qui se dit sur l’écurie. Les prouesses d’Owen à
Monaco sont soulignées, tout comme ses récentes en Italie. Nilson est un
peu plus critiqué, voire moqué. Bizarrement, nous passons rapidement sur
ces infos.
Arrive le moment où nous abordons cette fameuse interview lors de
laquelle nos pilotes se sont écharpés en live. Smith ne les rate pas, comme
prévu.
— Nous avions convenu que vous deviez vous entendre face caméra et
ça, c’est un débordement intolérable.
Owen hausse les épaules dans un soupir.
— Je ne me serais pas emporté si Nilson n’avait pas exposé ma vie
privée en pleine conférence.
Ce dernier ricane.
— Ta vie n’a plus rien de privé quand tu l’affiches en soirée.
C’est faux. Il y a un consensus entre pilotes pour éviter de divulguer ce
qui se passe en soirée. Nilson a brisé cette règle et c’est inacceptable. En
tant que personne publique, il devrait comprendre que ce coup bas est
indigne.
— Stop ! intervient Smith, fatigué.
De mon côté, je me fais aussi petite que possible.
— Vous devez vous entendre, point, impose-t-il.
Owen perd patience, illustrant ce que je ressens intérieurement.
— Le monde entier sait qu’on ne peut pas se voir, c’est ridicule !
Comment voulez-vous qu’on s’entende quand il soudoie l’équipe dans mon
dos ?
Cette remarque interpelle toute l’assemblée. Smith grince des dents,
Nilson me fusille du regard. Les autres tendent discrètement l’oreille.
Putain…
— Répandre ce genre de rumeur, Abbott, ne fera que desservir l’équipe
et toi au passage. Je te conseille de te taire. L’écurie souffre bien assez de
mauvaise pub avec vos conneries, alors arrêtez d’en rajouter !
Si Dark Crown était clean, nous n’en serions pas là.
Owen fulmine sur sa chaise, tout comme Nilson. Smith poursuit :
— Vous allez donner une interview avant la prochaine course et vous
allez vous comporter correctement. Rattrapez-moi cette merde !
Il faudrait être stupide pour retenter l’expérience…
Un blanc s’installe dans la pièce. Le chargé de communication a du mal à
reprendre la parole après cette engueulade. Quand je le vois se tourner vers
moi, je sais que cette journée va encore empirer.
— Suite à cette histoire d’interview et après avoir posé quelques
questions, il est venu à notre attention que vous aviez des relations intimes
avec un membre de l’écurie et surtout un pilote, affirme-t-il sans chercher
pour autant à croiser mon regard.
Il ne va pas oser ?
Je commence à m’agiter.
Il attend que je confirme, mais je me contente de le détailler comme s’il
était la personne la plus ignare au monde.
Il se racle la gorge et enchaîne presque dans un murmure.
— Il serait souhaitable que vous gardiez votre vie privée, privée, sans la
mélanger au travail.
En clair : arrête de baiser le pilote.
C’est marrant, ils n’ont pas demandé au pilote d’arrêter de baiser la
stratégiste.
Une fois encore, je le regarde comme si cette histoire ne me concernait
pas. Cette manie de mettre la faute sur une seule personne commence à me
tendre. Il ferait mieux de se méfier.
Smith soupire de me voir faire ma tête de mule.
— Excusez-moi, intervient Owen, mais pourquoi vous ne me regardez
pas ? Vous nous parlez bien à tous les deux, pas vrai ? Vous avez conscience
que le sexe ça se pratique à deux ?
Dieu merci, quelqu’un a un cerveau dans cette salle.
Je ricane.
— Bah apparemment, tu as le droit de coucher avec moi, mais moi je n’ai
pas le droit de coucher avec toi. Sauf que rien n’est spécifié dans mon
contrat, donc je propose qu’on change de sujet, terminé-je implacable,
froide.
Nilson a le culot de s’en mêler.
— C’est un conflit d’intérêts ! avance-t-il sans la moindre gêne.
Mes ongles s’accrochent à la table pour m’empêcher de bondir et de lui
cracher ma haine à la figure.
— Non, ça s’appelle du sexisme, expliqué-je en articulant exagérément.
Et ça non plus, ça ne ferait pas de bonne pub à l’écurie.
Smith voit que je suis sur le point d’exploser, il se décide enfin à
intervenir.
— Lise, s’il te plaît. On dit seulement que ce n’est pas une super idée.
Ma menace lui fait peur. L’actualité déborde d’affaires de sexisme et il ne
veut pas ajouter le nom de l’équipe à cette liste déjà longue.
— Non ! m’emporté-je. Vous dites que je vais moins bien faire mon
travail si je couche avec un pilote ! C’est une putain de connerie sexiste ! Je
ne vous ai pas entendus expliquer à Abbott qu’il allait moins bien
conduire !
Owen me soutient en hochant la tête et insiste sur le fait qu’ils se
comportent tous comme des connards.
— Lise, retente doucement Smith.
— Stop, le coupé-je. Je vous interdis de vous mêler de ma vie privée.
Rien dans mon contrat ne m’empêche de fréquenter un membre de l’écurie.
Il fallait y penser avant. Vous savez très bien que je suis la meilleure dans
mon travail et que je serais demandée chez n’importe quel concurrent. Donc
ce sujet s’arrête maintenant.
Ils n’auraient jamais dû lancer ce débat. S’ils voulaient m’humilier, me
rabaisser, me décrédibiliser, c’est raté. Je sais ce que je vaux. Si sortir avec
Owen m’apparaissait aussi comme une idée bancale, ils viennent de me
convaincre de suivre mes envies. Ils veulent la jouer sexiste ? Je vais leur
montrer qu’aucun homme ne dicte mes choix.
Bande de connards.
Le regard d’Owen me confirme qu’il n’en pense pas moins. Je lui suis
reconnaissante de ne pas être intervenu davantage. Je n’ai pas besoin qu’on
me défende. Je peux mener cette bataille toute seule et je viens de leur
prouver à nouveau qu’ils n’auront jamais le dessus sur moi.
Ma vie m’a été volée une fois, pas deux.

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Chapitre 17

Juillet – Émirats arabes unis

OWEN

Les prochaines courses sont bienvenues pour me faire oublier cette


réunion surréaliste.
Même Bryan a halluciné quand je lui en ai parlé. Il n’est pas le plus
grand fan de Lise, mais au moins lui sait reconnaître ses compétences. Il a
conscience que cette situation n’a rien de normal.
Je crois que mon ami commence à accepter mon rapprochement avec
mon ex.
Tant mieux, je préfère éviter les tensions entre les personnes que je
fréquente tous les jours.
Le championnat se poursuit. Nilson et moi nous tirons la bourre sur les
points. Si j’avais de l’avance par mes victoires, il a repris du poil de la bête
grâce à certaines erreurs de l’équipe. J’ignore si elles étaient délibérées,
mais toujours est-il que ça m’a coûté un DNF, un podium et une victoire.
Un coup la voiture a calé, car mon ingénieur m’a donné les mauvaises
instructions à la radio. Un coup l’arrêt aux stands a été interminable. Un
coup je me suis pris des débris sur le circuit. Tout n’a pas joué en ma faveur.
Malgré tout, j’ai limité la casse en me plaçant deux fois sur le podium. Je
garde un train d’avance sur Magnus qui n’a pas réussi à tirer parti de ces
problèmes.
Je n’ai pas beaucoup vu Lise dernièrement. Nous avons profité de
quelques nuits ensemble qui m’ont fait un bien fou. Cependant, je
culpabilise que son nom soit traîné dans la boue parce que je la fréquente.
Ça ne devrait pas se passer ainsi.
Je crois qu’elle aussi était perdue dans ses pensées. En tout cas, nous
n’étions pas assez concentrés pour aborder des questions sérieuses comme
l’avenir de notre couple ou non-couple.
Nous nous sommes contentés de rapports enflammés et relaxants, ce dont
nous avions manifestement tous les deux besoin.
Aujourd’hui, je dois réaliser une campagne de pub pour une marque de
prêt-à-porter. Je déteste poser, c’est donc sans surprise que cette journée me
gonfle. Sans parler du fait qu’ils ont décidé de me mettre en sandwich entre
deux nanas aux mains franchement baladeuses. Tout le long, je ne cesse de
me répéter que Lise ne va pas supporter ces photos. Certes, nous sommes
habillés, mais les poses suggestives qu’on me fait prendre me déplaisent.
Les lèvres de ces femmes sont trop proches des miennes. Leurs mains sur
mon torse me démangent. Les miennes sur leur taille me semblent violer
leur intimité. Je n’ai pas envie d’être là.
Quand le photographe me libère, je m’enfuis plus que je ne pars du
studio. J’ai rendez-vous avec Bryan pour un entraînement et j’ai hâte de me
défouler.
Sur le chemin, je vérifie mon emploi du temps avec mon assistant, et
quand je réalise avoir une grosse partie de ma soirée de libre, j’envoie sans
plus attendre un message à Lise.
J’ai besoin de la voir.
Moi : « Tu es dispo ce soir ? Je tuerais pour passer la soirée et la nuit avec toi. »
Sa réponse arrive rapidement.
Nous avons rendez-vous.

LISE

J’ai toujours un goût amer en bouche, rien de bien surprenant.


Chaque nuit passée depuis avec Owen m’a rappelé malgré moi cette
réunion détestable, gâchant au final ces moments avec lui. Je n’arrive pas à
me calmer. Je n’en peux plus de bouillir. Ils me dégoûtent tous autant qu’ils
sont avec leurs remarques déplacées.
Sans parler du fait que les courses n’ont pas été exceptionnelles
dernièrement. Je soupçonne d’ailleurs Nilson d’avoir été à l’origine des
quelques déboires d’Owen.
Je n’arrête pas de me demander si continuer à fréquenter Owen est une
bonne idée. J’ai l’impression de poser problème dans sa carrière, autant que
lui se révèle en être un dans la mienne.
D’un autre côté, je suis si bien près de lui…
Si je n’avais pas autant de doutes sur mon job, j’aurais sûrement mis un
frein à notre histoire. Mais comme je me sens de plus en plus mal à mon
poste, je décide de le faire passer avant tout.
Chaque réunion, chaque heure à supporter ceux qui n’ont pas hésité à me
parler de mon cul me met hors de moi. J’ai le sentiment de me laisser
bouffer par ma haine.
J’aimerais agir, secouer ce petit monde, leur ouvrir les yeux. Mais je ne
suis personne pour me permettre cela. J’ai besoin de mon salaire, j’aime la
F1, mais putain ! Ces conneries doivent cesser !
J’ai beau tourner le problème dans tous les sens, je ne sais pas comment
me sortir de cette situation.
Owen a beaucoup été retenu par ses impératifs professionnels, alors
forcément, j’en ai profité pour cogiter. Chaque fois que je vois des posts où
des pilotes femmes croient pouvoir monter de la F3 à la F2, ça me fend le
cœur. Quand je vois aussi ces écuries se vanter de prendre à bord une
femme sans pour autant leur donner une vraie chance, ça me donne envie de
hurler. Elles se font passer pour ce qu’elles ne sont pas. Elles accueillent ces
filles pour leur image et non pour leurs capacités.
Je me sens coupable de laisser ces jeunes dans cette situation en sachant
ce qui va leur arriver d’ici peu. Elles vont se prendre un mur. Le mot
« mur » étant bien du genre masculin.
J’en discuterai avec Owen ce soir, vu qu’il m’a filé rencard. Enfin, plutôt
« plan cul ». Car c’est tout ce que nous sommes ces derniers temps. Un plan
cul. Après cette réunion, je me doutais qu’il n’allait pas faire un pas en
avant avec moi. Il doit probablement se sentir coupable de ce qu’il s’est
passé.
Moi je n’en suis que plus certaine de ce que je veux. Quoi que je fasse, je
ne serai pas prise au sérieux donc autant suivre mon cœur et trouver un
minimum de bonheur dans toute cette merde. Il va juste falloir qu’Owen le
comprenne.
Je passe l’après-midi avec l’équipe. J’ignore savamment Bill dont je n’ai
toujours pas digéré non plus la dernière pique. Je donne plus d’ordres
qu’avant, vu que ces messieurs semblent avoir oublié qui est la plus
compétente de nous tous.
Pendant mes pauses, je traîne sur les réseaux pour voir les récentes
annonces des écuries et des pilotes. Dark Crown a posté des vidéos, je les
ouvre sans trop savoir à quoi m’attendre.
L’emploi du temps d’Owen me revient en mémoire quand je le vois poser
pour cette marque de fringues. Si je reconnais qu’il est très séduisant et que
c’est un bon coup de com’, je supporte beaucoup moins bien de voir ces
mannequins le caresser sans gêne. S’il n’avait pas cet air constipé, je serais
jalouse. Mais vu qu’il est au moins aussi content de se trouver là-bas que
dans une voiture avec Nilson, ça m’amuse plus qu’autre chose.
N’empêche qu’il a intérêt à prendre une douche avant de me retrouver.
Hors de question que je couche avec lui en sentant l’odeur de ces femmes.
Dès que je termine ma journée, je fonce à mon hôtel me changer et me
débarbouiller avant de rejoindre Owen dans sa suite.
Je suis contente qu’il ait préféré m’appeler plutôt que d’organiser une
soirée avec ses potes. Ce moment rien que tous les deux ne pourra pas nous
faire de mal.
Je me rends à l’adresse qu’il m’a communiquée à l’heure dont nous
avons convenue.
Je toque à sa porte, puis attends qu’il vienne m’ouvrir. Il rapplique
rapidement et me serre contre lui en soupirant d’aise.
Je rigole.
— Tout va bien ?
Il acquiesce en me traînant à sa suite dans l’appartement.
— Quelle journée de merde ! se plaint-il.
— Tu n’as pas aimé te faire tripoter ? me moqué-je.
Il m’observe une seconde pour vérifier si je suis amusée ou énervée.
Quand il voit que je me fiche de lui, il se détend.
— Si ça avait été toi… réplique-t-il de son ton séducteur.
— Si ça avait été moi, ça m’aurait évité de supporter une bande de
branleurs à l’ego mal placé.
Il grimace avant d’aller nous chercher des bières.
Il m’invite à m’asseoir sur le canapé puis va récupérer les pizzas qu’il a
commandées. Je meurs de faim, je ne me voyais pas attendre une heure. Je
suis ravie qu’il ait tout prévu.
— Rien de mieux qu’une bière et du gras pour décompresser !
Je claque ma bouteille contre la sienne pour lui donner raison.
Nous mangeons en nous racontant notre journée et rattrapons tous ces
jours où nous ne nous sommes pas vus. Nous débattons des courses, de
l’attitude du staff, de Nilson. Owen m’interroge pour savoir si mes
collègues me mènent la vie dure et je lui mens pour ne pas l’inquiéter. Il ne
me croit pas, évidemment.
Alors qu’il s’apprête à prendre toute la faute sur lui, je l’interromps :
— Tu avais raison. Ce travail ne me correspond pas et ils ne méritent pas
que je fasse des efforts pour eux. J’ai besoin de ce salaire, donc je vais
rester à mon poste. En revanche, je suis la seule à pouvoir décider de ce que
je fais de mes fesses.
Il m’observe, hésitant entre suivre mon raisonnement et chercher à me
préserver.
— Je ne veux pas te mettre dans la merde, lâche-t-il finalement.
Je hausse les épaules.
— Ce n’est pas à eux de choisir ce que nous faisons ensemble, ou pas.
J’aimerais juste que nous prenions nos décisions en fonction de nous et pas
à cause de nos jobs.
J’ai besoin qu’il comprenne ça, qu’il partage mon avis.
À ma grande surprise, il acquiesce sans émettre d’objection.
— Vu qu’on en est à parler de nous… commence-t-il en m’imposant un
suspense insoutenable.
Je le regarde en attendant qu’il se décide à poursuivre. Il ne le fait pas,
juste pour me provoquer.
— Bah accouche ! m’emporté-je.
Il éclate de rire, mais se décide enfin.
— Si on met de côté nos jobs et tout, je ne vois pas ce qui nous
retiendrait de reprendre notre histoire. Nous sommes clairement toujours
attirés l’un par l’autre et amoureux, donc…
Je lui ris au nez. C’est la pire déclaration d’amour de l’histoire !
— T’avais fait plus d’efforts la dernière fois ! lui reproché-je.
Il s’offusque en rigolant.
— J’ai tout donné la dernière fois, je n’ai plus rien à revendre.
Pourtant, il me fait rire et rien que pour ça, cet instant est parfait. Mais je
dois le taquiner. Je dois toujours le taquiner.
— Si tu me dis explicitement ce que tu ressens pour moi, j’accepte de te
reprendre.
Il refuse catégoriquement. Je me retiens de glousser.
— Alors là, si quelqu’un doit reprendre l’autre, ça serait l’inverse, Lisie !
C’est à toi de m’avouer tes sentiments pour que je t’accepte à nouveau dans
ma vie.
— Tu m’as déjà acceptée dans ta vie quand tu m’as fait sauvagement
l’amour ces dernières semaines…
Il me fait un clin d’œil tout en campant sur ses positions. Je consens alors
à répondre à sa demande. Il a raison, et je suis plus qu’heureuse de lui
avouer mes sentiments pour retrouver notre couple. Un vrai couple, pas
juste quelques baises ici et là.
Je prends théâtralement sa main dans la mienne et la pose sur mon cœur,
avant de me déclarer.
— Je t’aime, Owen Abbott. De toute mon âme.
Il ronchonne pour la forme, mais a du mal à dissimuler sa satisfaction.
— Tu me soûles, Lise ! Tu gâches tout.
C’est la pire conversation sérieuse de l’année, pourtant elle me fait
tellement rire.
Owen se reprend et finit par me déclarer, tout sourire :
— Je suis incapable de ne pas t’aimer, Lisie. Donc on dirait bien qu’on se
retrouve à nouveau coincés tous les deux.
Je soupire en feignant d’être résignée.
— Bon… Je m’en accommoderai.
Nous nous serrons la main comme si nous avions signé un contrat. Nous
étouffons tous les deux un fou rire, puis Owen craque et m’attire à lui pour
m’embrasser.
— Je te préviens, cette fois je te mets une puce électronique. Hors de
question que tu te barres !
Il rigole, mais je me sens toujours coupable. Seul le temps réparera cette
blessure. Et je sais maintenant que j’ai tout le temps de l’univers avec lui.
Soulagée que nous ayons eu cette discussion que j’attendais tant, je me
laisse retomber contre le dossier du canapé et termine ma bière avec
bonheur. Je me sens libérée d’un poids. Owen aussi, manifestement. Son
soupir est si sonore qu’il réveillerait les voisins.
— J’irais trop loin en te demandant de partager ma suite sur toutes les
prochaines dates ? Toi et moi, on n’a pas trop besoin de passer par l’étape
« on apprend à se connaître » et on manque tellement de temps ensemble…
Comment pourrais-je refuser ? S’il me proposait de l’épouser,
j’accepterais aussi.
— Pourquoi a-t-on attendu déjà ? interrogé-je.
Il rigole.
— Pour le principe, je crois. Mais j’en avais ras le cul d’attendre, je
t’aime et j’ai besoin de savoir qu’on est unis quand toutes ces merdes nous
tombent dessus.
Plutôt que de nous lancer sur un terrain qui va tous les deux nous tendre,
je préfère le câliner pour lui montrer qu’à partir de maintenant nous allons
avoir tous les jours pour nous retrouver.
Putain, c’est trop bon !
Owen me propose alors la meilleure activité possible : disputer une
course sur sa console qu’il continue de trimballer partout.
Il me file une manette et nous commençons à nous affronter sur le circuit
de Silverstone. Au début, je suis un peu rouillée, puis je reprends mes
habitudes et remonte avec prouesse. Je m’aide en déstabilisant Owen. Je le
caresse du bout du pied.
— Lise, ne commence pas ! râle-t-il avec un grand sourire.
— Je n’ai rien fait.
Il rigole mais se reconcentre sur le jeu. Si j’arrive à parler en même
temps que je joue, ce n’est pas son cas.
— Ce soir, c’est moi au-dessus, j’ai envie de te monter, continué-je de le
provoquer.
Pris au dépourvu, il détourne son regard de l’écran pour m’observer.
Quand il voit mon rictus, il se maudit.
— Tu vas surtout finir attachée avec une bonne fessée, réplique-t-il,
amusé.
Je prends le dessus dans le jeu, il râle.
— C’est pas juste de me parler de baise pour me déconcentrer, se plaint-
il.
— Tu préfères que je te parle de préliminaires ? J’ai un gros rayon là-
dessus, si tu veux.
— Si tu mets en pratique, je te laisse gagner.
— Me laisser gagner ? Je suis en train de te démonter, Owen.
Il ne peut pas nier l’évidence, mais il persiste à dire que cette façon de
faire est injuste. Il n’a qu’à ne pas réagir ! Il sait le faire en course alors
pourquoi pas avec moi ? Il en a toujours été incapable avec moi en fait, et
j’adore ça. J’ai conscience de posséder un pouvoir énorme sur cet homme,
tout comme lui sur moi. Je l’aime. C’est réciproque. Je ne pourrais rien
demander de mieux.
La partie prend fin. Il perd et j’exulte.
— Toujours aussi nul, Abbott ! C’est affligeant.
Je ne me lasserai jamais de le provoquer. Il me le rend si bien.
Au lieu de répondre, il me soulève du canapé pour m’emmener dans la
chambre. Il nous déshabille puis me fait payer mon petit jeu en me faisant
languir. Il prend le contrôle de cette étreinte en m’empêchant de le toucher.
Les mains fermement coincées au-dessus de ma tête, il profite de mon
impuissance pour me torturer de la façon la plus sensuelle possible.
Il me rend complètement folle, si bien que diverses envies incompatibles
me prennent au même instant. Je proteste tout en le suppliant de continuer.
— Quel mauvais perdant ! ne puis-je m’empêcher de le provoquer entre
deux assauts.
Cette remarque me vaut de nouvelles frustrations que j’accueille avec
humour. De sa part, j’accepterai toujours ce genre de punition.
Il poursuit son petit jeu en s’enfonçant en moi sans jamais aller jusqu’au
bout. Son sourire en coin m’énerve autant qu’il m’attise.
— Frustrée, Lisie ? me cherche-t-il.
Je manque de le mordre pour le faire taire. Heureusement, il se décide
enfin à me pénétrer, probablement conscient du danger qui plane sur lui. La
sensation me renverse, si bien que tout l’étage doit avoir entendu mon cri de
satisfaction.
Il me fait l’amour comme lui seul a le secret. Nos émotions sont liées,
notre désir aussi. Nos orgasmes montent et éclatent à l’unisson. J’ai en
même temps des étoiles dans les yeux, des papillons dans le cœur et un
tsunami dans mon bas-ventre.
Je me demande si c’est aussi intense de son côté.
À en juger par la manière dont il s’affale à mes côtés pour reprendre son
souffle, je n’en doute pas. Je me love contre lui et inspire son odeur. Nous
retrouvons nos esprits petit à petit. Owen me câline tandis que je parcours
son corps des yeux dans un silence apaisant.
Mes doigts se mettent inconsciemment à tracer cette cicatrice que j’ai
remarquée depuis que nous avons commencé à recoucher ensemble. Elle
n’existait pas, il y a huit ans. Je pense savoir d’où elle vient… Songer à cet
accident me noue l’estomac. Chaque course représente un risque pour sa
vie. J’en ai conscience. Je ne supporterais pas de le perdre.
Owen attrape ma main et la porte à ses lèvres pour l’embrasser.
— Je t’aime, Lisie.
Je regarde quelques secondes de plus la peau meurtrie sur le dessus de sa
cuisse. La balafre lui traverse la jambe. Je me rends encore plus compte que
je ne souhaiterais être nulle part ailleurs. Ma place se trouve à ses côtés et je
respire à nouveau de savoir que cet homme est à moi.
— T’es mon mec, affirmé-je sans réfléchir.
Il rigole doucement.
— T’es ma femme, réplique-t-il tout aussi possessif.
— Je t’aime, me décidé-je enfin à lui répondre.
Le regard que nous échangeons est clair. Nous sommes de nouveau liés et
rien ne pourra nous arrêter.
Le paddock n’a qu’à bien se tenir.

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Chapitre 18

Juillet – Émirats arabes unis

OWEN

Aujourd’hui a lieu le dernier Grand Prix au Moyen-Orient. Nous courons


de nuit, d’une part parce qu’il fait beaucoup trop chaud en journée, les
pneus ne tiendraient pas ; d’autre part, car le show en est que plus
grandiose. La course se termine avec des feux d’artifice, les spectateurs
adorent.
Pour nous, le circuit est assez bien éclairé pour qu’on y voie clairement,
malgré tout, les projecteurs se reflètent trop sur les carrosseries. Ce n’est
pas très agréable.
J’ai réussi à prendre la pole pendant les qualifications, Magnus est juste
derrière moi. Je me mets la pression, je ne veux pas le laisser récupérer trop
de points dans le championnat. Sans parler de la météo qui prévoit une
tempête de sable d’ici peu. Cette course va être un calvaire.
Installé dans ma monoplace, j’attends le début du tour de formation. Le
staff s’affaire autour de moi, mais je suis déjà concentré. Je teste la radio
avec mon ingénieur en lui demandant un rapport sur les prévisions météo.
La tempête est annoncée pour dans une petite demi-heure. Les rookies ne
savent pas ce qui les attend… Si la visibilité n’est déjà pas terrible en temps
normal, avec de la pluie ou du sable, c’est encore pire !
Le circuit se vide pour que le tour de formation débute. J’impose mon
rythme et chauffe ma gomme du mieux possible pour le départ. Être en pole
signifie que je reste plus longtemps statique, le temps que les autres
arrivent. Ce n’est jamais trop idéal, mais ça me donne un avantage. Il faut
savoir jongler avec tous les paramètres.
Quand tout le monde est en place, les lumières apparaissent. Je me mets
instantanément en mode course et envoie tout ce que j’ai. J’essaie de gagner
en vitesse, de prendre l’avantage sur Nilson, mais il semble déterminé
aujourd’hui. Il se donne plus que d’habitude. Je le trouve hargneux.
Mon ingénieur me prévient que notre conduite est dangereuse pour
l’écurie. Je le sais, mais ce n’est, une fois de plus, pas de mon ressort. Je ne
compte pas laisser ma place alors qu’il cherche à me la voler. C’est à lui de
se calmer, il est en P2. Il ferait mieux de se méfier des Keelean qui sont sur
ses fesses plutôt que de m’attaquer inutilement.
Nous n’avons pas fait trois tours que la tension monte encore d’un cran.
Putain, il n’a pas intérêt à me refaire le coup de la perte de contrôle ! Je le
sens arriver gros comme une maison.
Je garde autant que possible mes distances tout en défendant ma position.
Malheureusement, l’écart entre nous est trop faible, ce qui laisse la
possibilité à Nilson de chercher à me dépasser. Il ne devrait jamais essayer
dans une chicane pareille, sauf qu’il est assez désespéré pour tenter le coup.
Sans surprise, il entre en contact avec moi, causant une crevaison sur mon
avant droit.
— Putain ! Mais il branle quoi ? m’énervé-je à la radio.
— Box, Owen. Box.
Je devrais me taire pour l’écurie mais je dois aussi penser à moi. Si je ne
veux pas perdre trop de points dans la compétition, je dois le dénoncer et
essayer de lui faire prendre une pénalité.
— C’était super dangereux, il s’est refermé sur moi.
— Reçu, se contente de répondre mon ingénieur course.
La fédération aura forcément vu l’incident et entendu mes remarques.
J’espère qu’ils prendront les mesures nécessaires.
Le pire, c’est que Nilson s’en sort comme une fleur. Connard.
Je rentre au stand le plus vite possible en priant pour que la gomme
tienne jusque-là. Si je me retrouve sur la jante, ça sera la fin de la course
pour moi. Même si je tombe en dernière position, j’ai une chance de
remonter et je dois gagner un minimum de points.
L’arrêt est rapide et je repars aussitôt, prêt à en découdre.
Je me concentre sur mes dépassements pour remonter au maximum dans
le peloton. Si je me débrouille bien, avec les nombreux tours restants et les
futurs passages au stand, je devrais parvenir à revenir dans le top cinq. Je
croise les doigts pour que Nilson écope d’une pénalité.
Les voitures du dernier quart de la grille sont faciles à doubler. Avec un
budget moindre, elles ont du mal à tenir le même rythme qu’une Dark
Crown. Je me positionne en P12 sans trop de difficulté.
Je ne cesse de demander des nouvelles à mon ingénieur qui ne me donne
jamais ce que je veux. Nilson est sous investigation, pourtant rien n’a l’air
de se décider. Nul doute que Smith est en train de plaider sa cause auprès
des commissaires.
Je passe encore deux monoplaces et entre enfin dans les points pour cette
seconde partie de course. Mes dépassements ont abîmé mon train et je vais
bientôt devoir m’arrêter. Je décide de les terminer en gagnant un maximum
de temps pour éviter de retomber trop bas en sortant des stands. Je pousse le
plus possible.
Je pensais être au mieux de mes capacités mais quand mon ingénieur
m’annonce que Nilson n’écopera pas de pénalité, ma rage est telle que
j’arrive à gagner deux secondes de plus. Je n’en reviens pas.
Mon second arrêt au stand a le mérite de bien se passer et je me donne à
fond pour le reste de la course. Finalement, il semblerait que la tempête de
sable ne soit plus au programme. Dommage. Ça aurait changé la donne.
Je termine la course P6, je suis loin d’être satisfait. Je n’obtiens même
pas le fastest lap.
— P6, Owen, m’indique mon ingénieur. Belle remontée.
Je crains que nous ne soyons pas du même avis.
— Il vaudrait mieux que je n’aie pas à remonter la prochaine fois.
Putain !
Nilson finit second. C’est déjà ça. Malgré tout, cette course m’a fait
chuter dans le classement et je commence à stresser pour la suite. Je refuse
que ce connard me vole le titre.
Si j’étais prêt à faire un minimum d’efforts vis-à-vis de ma relation avec
Lise pour ne pas trop frustrer l’écurie, maintenant j’ai très envie de
m’afficher avec elle. Je rêve de mettre un coup dans les couilles de Smith
pour avoir laissé faire ces conneries. Mon couple est l’opportunité parfaite
de les lui briser. Je vais faire parler de moi et il ne pourra rien y changer.
Après cette course de merde, je n’ai aucun doute sur le fait que Lise me
suivra. Plus que quiconque, elle a envie de les voir payer pour ces histoires
de triche et de sexisme.
Je ne perds pas mon temps sur le paddock après la fin du Grand Prix. Je
conviens avec Lise de nous rejoindre à l’hôtel où elle arrive quelques
minutes après moi. Elle me suit dans ma douche, puis dans notre lit.
J’oublie cette course de la meilleure façon possible. Elle aussi a besoin de
se défouler, énervée pour moi. Nous nous noyons l’un dans l’autre et
retrouvons un tant soit de peu de calme.
Alors que nous nous câlinons en silence, chacun perdu dans ses pensées,
je lui lance une proposition :
— Ce soir, je suis invité à un gala de charité et j’aurais aimé que tu
viennes avec moi.
Elle se redresse sur un coude pour m’observer, hésitante. Mille pensées
se bousculent derrière ses yeux.
— Les paparazzis seront présents, remarque-t-elle.
Son regard est éloquent.
— Je sais. Je n’ai pas envie qu’on se cache. L’écurie ne le mérite pas.
Elle hoche la tête, entièrement d’accord. Le problème ne se situe pas là
pour elle.
— Je ne suis pas invitée, Owen. Et nous ne sommes pas mariés, enfin tu
connais les usages.
Je me redresse à mon tour pour l’embrasser doucement.
— Nous sommes bien plus sérieux l’un avec l’autre qu’un couple marié.
Et puis, je fais ce que je veux.
Elle ricane.
— Tu prends la grosse tête, Abbott, me reproche-t-elle en souriant.
— Allez ! Viens avec moi, ça leur fera les jambes.
Cet argument la convainc presque sur-le-champ.
— Gabby et Mike viennent aussi, terminé-je.
Elle prend toutes ces informations en compte, mais ne se décide pas pour
autant.
— Si j’avais été une grid girl, j’aurais eu mes tickets d’entrée, songe-t-
elle amèrement.
Heureusement que ces conneries ont été supprimées. Il n’y avait rien de
plus inadmissible que ces filles en petites tenues se baladant avec des
pancartes de pub ou tenant les drapeaux de la course.
— Je t’aime, Lisie. S’il te plaît, viens.
Ses yeux me fixent, je vois qu’elle va flancher. Sortir nous fera aussi du
bien.
— Allons-y, capitule-t-elle avec un léger sourire.
J’aurai au moins remporté cette bataille, aujourd’hui !

LISE

Engoncée dans ma robe de créateur trouvée dans l’urgence, j’observe le


paysage défiler par la vitre de la voiture. Owen me caresse doucement la
main, mais je reste un peu stressée. Je n’ai jamais aimé les photographes,
l’attention portée sur moi, les journalistes. Owen y est habitué, mais pas
moi. Surtout que nous allons immanquablement attirer les regards.
Je fais craquer mes doigts à répétition et ne m’arrête que lorsque nous
devons sortir du véhicule. On nous ouvre les portières et une fois dehors,
Owen me tend son bras auquel je m’agrippe aussi élégamment que je le
peux.
Déjà, les flashs s’enclenchent. Il n’y a plus de retour possible. D’ici
demain, tout le paddock et la presse à scandale sauront que le pilote anglais
est pris par une employée de son écurie. Ça promet. Mais c’était le plan.
Tant que Smith jouera le jeu de Nilson, nous comptons devenir l’écharde
dans son pied.
Et puis, Owen et moi, c’est pour longtemps, mieux vaut que je m’habitue
à tout ça dès le début.
Des questions sont lancées à Owen sur ma personne, les photographes
n’arrêtent pas de nous mitrailler.
— C’est votre petite-amie ?
— Vous êtes ensemble depuis un moment ?
— Owen, par ici !
J’essaie de me montrer souriante, sûre de moi. Owen répond aux
questions en m’embrassant amoureusement la tempe. Nous échangeons un
regard et il n’en faut pas plus aux journalistes pour tirer les conclusions qui
s’imposent.
Nous n’attendons pas plus longtemps et filons à l’intérieur. Nous leur
avons donné ce qu’ils voulaient et nous comptons sur eux pour faire le
buzz. Maintenant, nous sommes heureux de retrouver la quiétude de la
réception. Ici, personne n’osera nous questionner.
Owen serre quelques mains et me présente à ses connaissances. Nous
échangeons quelques banalités, je leur offre mon maximum en termes de
politesse. Je sais porter un masque de façade quand ça s’impose. Le verre
de champagne entre mes doigts m’aide à garder contenance.
Enfin, nous retrouvons Gabriel et Mike qui nous observent, amusés.
— Vous êtes de nouveau ensemble ? demande Mike, heureux.
Je lance un clin d’œil à Owen.
— On ne s’est jamais vraiment quittés, si ? blagué-je.
Gabriel éclate de rire.
— T’abuses, s’amuse mon homme.
— Dark Crown est d’accord avec ça ? s’interroge Miller.
Owen et moi échangeons un sourire conspirateur avant de répondre.
— Pas le moins du monde, ils nous ont demandé d’arrêter de nous voir,
explique Abbott.
Gabriel soupire.
— Vous n’avez pas peur des conséquences ?
Je hausse les épaules.
— Nous avons décidé de ne pas prendre en compte leur avis de fils de
pute.
Les trois garçons éclatent de rire, attirant l’attention d’invités autour de
nous. Certains, désireux de partager notre bonne humeur, s’incrustent dans
notre groupe en nous imposant leur discussion.
— Très belle course, Abbott, félicitations, s’exclame un homme
grisonnant.
Owen le remercie poliment, même si ce n’était pas la course qu’il aurait
voulue.
— Je suis épaté par vos progrès Miller, nul doute que vous serez bientôt
dans une meilleure écurie, le complimente un autre homme.
— N’hésitez pas à leur en toucher deux mots alors, plaisante le concerné.
Les discussions se poursuivent sur les Grands Prix, l’événement du jour,
sur la récolte de fonds prévue. Tout le monde papote et je suis surprise que
ces gens m’incluent dans leur conversation. Quand ils voient que je suis
plutôt calée dans mon domaine, ils n’hésitent plus à me demander mon avis
directement. J’en suis flattée.
— Quelqu’un a vu le propriétaire de Keelean, récemment ? s’interroge
une femme que je n’avais jamais aperçue jusqu’ici.
Nous réfléchissons tous à la question avant de secouer la tête.
Il doit probablement traîner dans un de ses hôtels aux Philippines.
— En parlant des Keelean, elles font des étincelles cette année ! rebondit
l’homme grisonnant.
— Qui sait, si Abbott et Nilson se tirent trop la bourre, ils pourraient bien
remporter le championnat !
Nous rigolons poliment à cette blague qui pourtant me tend autant
qu’Owen. Lui et moi avons pleinement conscience de ce risque. Dommage
que Smith ne le voie pas sous cet angle et ne fasse rien pour agir en
conséquence.
La réception se poursuit et finalement, je passe un très bon moment en
compagnie de ces étrangers.
Je bois quelques verres de champagne, ris avec mes amis et danse avec
Owen. Cette soirée me fait un bien fou et je m’en sens plus détendue.
Arrive le moment de la récolte de fonds pour venir en aide aux enfants
défavorisés du monde. Owen, Gabby et Mike doivent monter sur scène pour
présenter les cadeaux qu’ils ont faits et lancer les enchères. Chacun met en
vente un de ses casques dédicacé. C’est à eux de faire grimper les prix en
jouant de leur personne.
Je me retrouve seule l’espace de quelques instants avant que la femme
présente un peu plus tôt dans notre groupe me rejoigne. Je ne sais pas
pourquoi, mais je l’aime bien. Elle me semble sereine, déterminée et droite.
Elle m’inspire confiance et j’ai l’impression de partager avec elle quelque
chose, sans comprendre ce que ça pourrait être.
— Vous avez l’air très amoureux, Abbott et vous. Je ne veux pas me
montrer indiscrète, mais ça ne doit pas être facile d’être en couple avec un
homme aussi demandé.
Sans saisir ce qui me passe par la tête, je m’épanche.
— Ça l’est d’autant plus quand on travaille dans la même écurie.
Elle fronce les sourcils.
— Vous bossez chez DC ?
Je hoche la tête.
— Ingénieure stratégie, expliqué-je.
Son regard trahit son respect.
— Je suppose que l’écurie ne doit pas voir ça d’un bon œil. Préparez-
vous à en subir seule les conséquences. Les dirigeants ne sont pas connus
pour leur féminisme.
Sa remarque sonne si juste.
— Croyez-moi, j’en sais quelque chose. La fédération ferait mieux de se
bouger pour faire avancer la cause. Quand on voit ces petites en F3 tout en
sachant qu’elles n’ont aucune chance d’avancer plus loin leur carrière. Ça
me dégoûte.
— Nous sommes bien d’accord ! Un bon coup de pied au cul, c’est de ça
dont ils ont besoin ! J’ai arrêté de compter le nombre de machos dans ce
sport.
Nous échangeons un rire aussi amer que complice. Cette femme et moi,
nous sommes sur la même longueur d’onde.
— Je m’appelle Anita, précise-t-elle. Anita Baker.
— Lise Cardin, réponds-je en lui serrant la main.
Elle tique en entendant mon nom, puis paraît fouiller dans sa mémoire.
— Vous me dites quelque chose, me confie-t-elle.
J’ignore par quel biais elle aurait bien pu entendre parler de moi.
Manifestement pas par ma position chez DC, et je doute sincèrement que ça
vienne de mon passé de pilote. Ceux qui ne réussissent pas sont souvent
oubliés. Je mentionne pourtant cette dernière information, la seule dont je
suis fière.
— Fut un temps où j’étais dans ces voitures, moi aussi, admets-je un
sourire dans la voix, mais des regrets plein le cœur.
Mon interlocutrice semble ressentir mon malaise à ce sujet, car elle me
demande :
— Je suppose que vous n’avez pas arrêté votre carrière volontairement ?
Je ris nerveusement.
— Alors que j’étais au sommet ? Certainement pas. Mais vous avez l’air
de savoir qu’avec un vagin, on ne peut pas aller n’importe où…
Elle grimace avant d’avaler une gorgée de champagne.
Nous applaudissons machinalement les enchères qui suivent leurs cours.
— J’ai espoir que les choses changent. J’envisage de faire partie de cette
révolution, songe-t-elle, sincère.
Les garçons terminent leur discours puis descendent de scène en se
dirigeant vers moi.
— J’aimerais prendre ma part dans ce combat, lui assuré-je.
Nous nous comprenons en un regard.
— J’ai moi-même été forcée d’avorter ma carrière de pilote, mais de
MotoGP. J’ai été incapable de retourner travailler dans mon domaine après
ça. Je vous admire de continuer à bosser sur le paddock, au milieu de ceux
qui ont brisé votre rêve.
— Je suis bien plus forte qu’eux. Ils finiront par s’en rendre compte.
Les garçons nous rejoignent au même instant, mettant fin sans le vouloir
à notre conversation. Owen m’embrasse amoureusement sur la tête.
— J’ai été ravie de cette discussion, Lise. J’espère vous revoir bientôt !
— Ça serait avec plaisir !
Anita salue les pilotes, puis s’en va papoter avec d’autres invités.
Finalement, grâce à elle, je ne me suis pas sentie seule une seconde et en
plus, j’ai pu échanger avec quelqu’un qui me comprend parfaitement.
Il faudra que je remercie Owen de m’avoir poussée à venir, ce soir. J’en
avais besoin. Je me sens plus importante à ses yeux et je porte un nouveau
regard sur des personnes que je pensais hautaines, voire irrespectueuses.
Tout n’est pas perdu, ni pour Owen, ni pour moi. Je dois me battre plus
ardemment pour défendre la place des jeunes femmes talentueuses en
karting et en monoplace, mais aussi me démener pour conjurer les
manigances de Nilson. Je vais mettre Owen sur ce podium, quoi qu’il en
coûte. Une fois là-haut, il sera la voix dont j’ai besoin pour porter mes
revendications. Il m’aidera, comme il a toujours dénoncé ce qui m’est
arrivé.

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Chapitre 19

Octobre – Singapour

OWEN

Il reste une dizaine de courses dans le championnat. Je me donne à


1 000 % pour creuser l’écart avec Nilson, mais aussi avec les Keelean.
J’ai la chance d’être aidé par Lise. Finalement, elle a envoyé balader ses
principes et fait de son mieux pour tourner la stratégie en ma faveur, tout en
me prodiguant des conseils dont elle seule a le secret.
Nilson ne démérite pas pour essayer de me saboter et il s’attaque
régulièrement à Lise, verbalement. S’il parvient encore à plus ou moins se
contenir, maintenant qu’il nous sait en couple et qu’il réalise la valeur de
Cardin, il devient malgré tout plus hargneux. Je m’inquiète un peu pour
elle. Elle prend des risques et j’ai peur qu’il finisse par se montrer violent.
Ses mots commencent à aller trop loin. L’autre jour, il l’a traitée de pute
avant de frapper la table devant elle. Je crains que la prochaine fois, il vise
directement son visage. J’ai essayé de la mettre en dehors de tout ça, mais
elle ne veut rien savoir. Elle souhaite agir et je ne peux pas l’écarter de ce
combat qui lui tient à cœur.
Je suis donc ses conseils, course après course. Je parviens à en remporter
trois et à terminer sur le podium des deux suivantes. Magnus n’en fait pas
autant et tombe en seconde place du classement, devant les Keelean.
Lise ne travaille plus aussi bien qu’avant pour l’écurie. Elle ne veut plus
que ses réflexions viennent en aide à Nilson, alors elle n’effectue que le
strict minimum pour ne pas se faire virer. Même si je pourrais facilement
subvenir à ses besoins et qu’elle peut avoir la certitude que je ne la
laisserais jamais dans la galère, je sais que c’est important pour elle de ne
pas avoir à compter sur quelqu’un. Elle veut gagner sa croûte, ce que je
comprends totalement. J’aimerais juste qu’elle trouve un job qui la rende
heureuse plutôt que de rester à ce poste qui lui impose des actions allant à
l’encontre de ses principes.
Heureusement qu’au milieu de tout ça, nous sommes comblés en amour.
L’avoir retrouvée m’a comme métamorphosé. Je suis plus posé, plus
souriant aussi. Je suis moins stressé malgré toutes ces histoires. Elle
constitue le pilier qui me manquait, la famille dont j’avais besoin et la
femme qui me chamboule chaque jour un peu plus. Nos discussions, nos
éclats de rire, nos débats comblent le vide qui s’était installé à son départ.
Lise est à nouveau dans ma vie et cette fois, je compte l’épouser le plus
rapidement possible.
Je pense pouvoir dire qu’elle aussi en est changée. Je la trouve plus
détendue qu’à nos retrouvailles, plus apaisée. Elle est moins dans le conflit
avec tout le monde et je la sens libérée de ne plus avoir à se cacher. J’ai
conscience qu’elle vit sa passion à travers moi, alors je l’inclus dans tous
mes choix, car sans elle, je ne serais pas le pilote que je suis aujourd’hui.
Ensemble, nous sommes invincibles.
La presse a évidemment parlé de nous, ce qui a immanquablement fait
réagir l’écurie. C’était ce que nous voulions : les emmerder.
Malgré tout, nous avons tous les deux compris que nous battre pour ce
championnat ne suffirait pas. Si nous ne faisons pas tomber Magnus, il
pourrait m’évincer la saison prochaine. Même si je n’aurais pas de mal à
trouver une nouvelle écurie, je ne serais pas au top comme aujourd’hui. Il
nous faut une solution sur le long terme et pour l’instant, nous cherchons à
décrédibiliser Nilson.
Son comportement avec Lise nous a fait réaliser qu’il doit dissimuler
beaucoup d’autres débordements. Son tempérament a forcément déjà fait
des siennes, provoqué quelques esclandres, et nous faisons de notre mieux
pour dénicher des scandales qui pourraient m’aider à prendre le lead de
l’écurie.
Même les sponsors les plus fidèles ne suivent pas un mec enfoncé
jusqu’au cou dans des affaires pouvant ternir leur image. Si je le fais tomber
et que je gagne la coupe, je n’aurais plus qu’à cueillir les investisseurs qui
l’auront lâché. C’est le plan. Reste à trouver les munitions.
Chacun de nous joue de ses connaissances pour creuser, mais jusqu’ici
nous avons fait chou blanc.
Il ne reste que quatre courses avant la fin du championnat. Ce week-end,
nous courrons à Singapour. Selon Lise, Magnus traîne souvent par ici, alors
elle pense dénicher quelque chose en nous rendant à des soirées précises.
Elle est bien plus douée que moi pour trouver les bons filons.
Je crois que son amie Nora l’aide beaucoup. Grâce à sa position au
service communication de DC, elle peut avoir accès aux anciens
responsables com’ de Nilson. Peut-être qu’eux ont déjà dû étouffer des
scandales dans l’œuf.
Nous nous rendons donc dans une soirée privée la veille des
qualifications. Nilson est aussi invité, mais nous faisons de notre mieux
pour éviter sa présence. Nous allons devoir la jouer fine pour obtenir nos
réponses. Lise a envoyé quelques mails qui lui ont permis de dénicher des
noms de personnes à qui nous adresser.
La pression de mettre la main sur quelque chose d’intéressant me ferait
presque oublier à quel point elle est sublime dans sa robe émeraude,
échancrée dans le dos. Cette femme en impose. Elle n’a clairement pas
besoin d’un homme pour se faire remarquer. C’est même plutôt moi qui fais
office de sac à main à son bras. J’en suis terriblement fier.
— Détends-toi, Inspecteur Gadget, ou tu vas cramer nos intentions, me
murmure-t-elle.
Elle me presse la main avant de m’offrir un clin d’œil.
— Baisse ta culotte, c’est moi qui pilote, poursuit-elle.
Sa blague pourrie me tire un rire. Je parviens finalement à me calmer,
juste à temps pour discuter avec une de nos cibles.
Cet homme était un sponsor de Nilson avant qu’il arrive chez DC et nous
avons cru comprendre qu’il l’avait quitté précipitamment. Il doit y avoir
quelque chose là-dessous, c’est ce que nous devons découvrir.
Lise offre son meilleur sourire, tandis que je me montre plus mystérieux.
Les hommes d’affaires aiment qu’on leur tienne tête avant de céder, ça
booste leur ego. Tout n’est que manipulation et je suis devenu maître dans
cet art.
— Quel plaisir de vous rencontrer, monsieur Abbott ! m’aborde-t-il d’un
ton aussi faux que son nez.
Je lui serre la main fermement avant de lui présenter Lise. Son charisme
fait effet, car l’homme tombe sous le charme. Si je n’attendais pas quelque
chose de lui, je lui aurais déjà fait comprendre que cette femme est avec
moi.
— Cette soirée est superbe, il n’y aurait pas de meilleur endroit pour
discuter.
Je me montre presque sincère en disant cela. La réception est
effectivement exceptionnelle. Une fontaine coule le long d’un mur végétal.
La salle est décorée de telle façon qu’on se croirait dans une jungle. Les
serveurs portent des costumes et du maquillage travaillés. C’est
impressionnant de beauté. Des danseuses de cirque terminent de parfaire
l’atmosphère. Ceux qui ont organisé cela se sont surpassés.
Dans notre plan, nous avons décidé de faire croire à cet homme que je
cherchais des sponsors. Nous pourrons ainsi lui demander plus facilement
pourquoi il n’est plus celui de Nilson.
— Votre carrière est épatante, le flatte Lisie.
— Vous connaissez mon parcours ? répond-il, surpris.
Elle acquiesce, puis avale une gorgée de champagne. Elle prend son
temps, l’attrape dans ses filets avant de le questionner.
— Comment passer à côté de votre entreprise ? Vous avez révolutionné le
monde de la téléphonie.
L’homme se lance dans le récit de ses exploits dont nous n’avons rien à
faire. C’est cependant un passage obligé pour obtenir les armes dont nous
avons besoin contre Nilson.
Son monologue me paraît interminable, si bien que lorsqu’il s’adresse à
moi, je ne suis pas sûr d’avoir correctement entendu sa question.
— N’y allons pas par quatre chemins, monsieur Abbott. Vous cherchez
un sponsor et mon argent vous intéresse.
Ça a le mérite d’être cash ! Bizarrement, j’apprécie sa franchise.
J’aimerais bien l’avoir comme investisseur, en fin de compte.
— Ce n’est un secret pour personne qu’un pilote a besoin de fonds pour
garder son siège. Il est vrai que votre soutien m’intéresse. Vous avez de
l’influence et vous êtes clean. C’est tout ce que je recherche.
L’homme prend une gorgée avant de hocher la tête. Mon discours lui
plaît.
— Je n’aide que les sportifs irréprochables, affirme-t-il sévèrement.
Ça me démange de demander si c’est pour cette raison qu’il a quitté
Nilson, mais ça serait trop frontal et il esquiverait sûrement ma question.
— Nous devrions nous entendre alors, le charmé-je avec un sourire en
coin.
— Quel genre de débordements ne tolérez-vous pas ? l’interroge
subtilement Lise.
L’investisseur soupire lourdement. Il réfléchit une minute avant de
donner sa réponse.
— Je ne veux pas être associé à un faux sportif prêt à se doper ou à un
mégalo qui utilise sa notoriété pour s’autoriser des actes inadmissibles. Je
ne marche qu’au mérite. J’ai monté ma boîte à la sueur de mon front et non
pas par des machinations déloyales. Je n’investis que dans des profils
similaires au mien.
Comme je le supposais déjà, les façons de faire de Nilson ne cadrent pas
avec la vision de cet homme. Mais j’ai l’intime conviction qu’il y a plus que
ça.
— Je pense que vous savez très bien quel genre de pilote je suis, affirmé-
je, sûr de moi.
Il grimace.
— J’aimerais vous dire que oui, mais d’autres avant vous sont parvenus à
me cacher beaucoup de choses. Je n’apprécie pas de découvrir au dernier
moment que l’homme que je finance trempe dans des histoires aussi
louches que pénalement répréhensibles.
Le regard de Lise se fait inquisiteur. Nous crevons d’envie de lui tirer les
vers du nez en entendant ses propos. Peut-être qu’en offrant un peu à cet
homme, il se décidera à me parler à son tour.
— Je suis bien trop confronté ces derniers temps à des coups bas de la
part d’hommes malhonnêtes pour moi-même m’adonner à ce genre de
pratiques.
Fouiner pour faire tomber Magnus n’est à mon sens pas malhonnête.
C’est de la survie. Je dois me défendre pour garder ma place, et si au
passage cela me permet d’exposer un mec louche, j’aurais rendu service à la
communauté.
— Vous nagez au milieu de requins, monsieur Abbott, me confirme-t-il.
Je suis réticent à me replonger là-dedans. À la fois, en vous soutenant, je me
vengerais du tort qui m’a été causé.
Sa réflexion sent bon pour moi, même si trouver un sponsor n’était pas le
but principal de cette soirée.
Lise soupire et se rapproche de l’investisseur pour lui faire une
confidence. Elle joue très bien son rôle. Il se sent important d’être ainsi mis
dans la confidence.
— Je comprends votre réticence. Malgré tout, si vous savez des choses
qui pourraient nous aider à contrer certains… sabotages, nous vous serions
très reconnaissants de les partager avec nous, quand bien même vous ne
souhaiteriez pas vous engager avec Owen.
L’homme nous observe l’un après l’autre. Il prend note du front uni que
nous formons, de la politesse dont nous faisons preuve et de la discrétion
que nous imposons à cette conversation. Ce sont assez d’éléments
rassurants pour le faire parler.
— Le dernier sportif que j’ai financé, commence-t-il avec un regard
éloquent, avait recours à de l’agent sale pour faire sa place. J’aurais pu
passer outre, c’est le milieu qui veut ça, mais il m’a été impossible
d’accepter ses autres débordements.
Il reste vague, mais nous avons besoin de précisions pour trouver des
preuves.
— C’est-à-dire ? le poussé-je à continuer.
Il soupire avant de terminer son verre.
— Je ne peux pas vous expliquer clairement les choses, vous le savez.
Nous hochons la tête, déçus d’en apprendre si peu.
Il nous surprend en reprenant.
— Je conseillerais simplement aux… femmes de garder leurs distances
avec certains hommes. Toutes n’ont pas été payées.
Lise et moi échangeons un regard.
Avons-nous bien compris ce que nous avons compris ? Si oui, ce serait
encore pire que ce que nous aurions pu imaginer. Argent sale, prostituées,
peut-être même agressions sexuelles ? Putain…
Si tout ça est vrai, ce mec doit couler.

LISE

Owen est aussi abasourdi que moi quand cette conversation prend fin.
Je n’avais pas de doute quant au fait que nous allions trouver des trucs
sales sur Nilson, mais à ce point ? Je ne m’en remets pas.
Nous poursuivons la soirée, chacun perdu dans nos pensées. Si Magnus a
touché une femme sans son consentement, je veux qu’il paie ! Sauf que
sans preuve, il ne peut rien lui arriver et surtout, rien ne m’assure pour le
moment de la véracité de ces informations.
En plus, le sponsor n’a même pas donné son accord à Owen pour le
soutenir. Ça aurait pu, il avait l’air de l’apprécier. Nilson a vraiment dû le
refroidir. Je garde espoir qu’il le recontacte pour signer un contrat. Il va
probablement creuser dans la vie d’Owen, voir ce qu’il pourrait cacher. Il
reviendra quand il comprendra qu’Abbott n’a rien à se reprocher.
Nous rentrons à l’hôtel en silence. Ce n’est qu’une fois au fond du lit que
nous discutons de ce que nous avons appris ce soir.
— On fait quoi avec ça ? demande Owen, épuisé.
Je soupire. J’y réfléchis depuis des heures.
— Toi, tu te concentres sur les courses. Moi, je vais voir si cette histoire
est vraie et si on peut la prouver. Si effectivement il y a des cas
d’attouchements ou de viols, je ferai tout pour qu’il en subisse les
conséquences.
Owen acquiesce.
— Tu crois sérieusement qu’il a pu traîner dans ce genre de conneries ?
Nous sommes aussi surpris l’un que l’autre. Nilson est idiot, mais je ne
pensais pas que nous tomberions sur ce type de révélation.
Cela dit, ce n’est pas si incohérent avec la façon dont il s’est comporté
avec moi dernièrement. Je l’ai trouvé de plus en plus violent et même si je
dis le contraire à Owen, je commence à flipper. Seule face à lui, je ne fais
pas le poids physiquement. Mais je le crois assez intelligent pour ne pas me
toucher. Il sait que je l’exposerais et il n’a rien pour me faire chanter. En
revanche, avec une femme moins farouche que moi…
J’ai envie de vomir.
Je ne dois cependant pas tirer de conclusions hâtives. Si ça se trouve, ce
ne sont que des racontars. J’aimerais que ça ne soit que ça.
— Je vais en parler avec Nora et voir ce qu’on peut dénicher, songé-je.
— Faites attention, Lisie, me prévient-il.
— Plus que jamais, lui promets-je.
Nous enlaçons nos doigts, pensifs.
Au fond de moi, je suis furieuse. Ça me prouve une nouvelle fois qu’il y
a quelque chose à faire, une lutte à mener. J’ai des cartes en main, je dois
juste trouver la partie où les jouer. Je vais creuser cette source et faire de
mon mieux pour dénicher la vérité. Mais Owen a raison, je dois aussi me
méfier. L’écurie n’appréciera pas que je fouine pour évincer un de nos
pilotes. Nilson, lui-même, pourrait me le faire payer.
Je joue ma carrière, mais tout de même un peu ma vie. Ce poste ne me
tient pas à cœur, mais mon salaire oui. Je ne souhaite pas me reposer sur un
homme pour subvenir à mes besoins. Je ne veux pas non plus m’avouer
vaincue. J’ai décidé de les provoquer en m’affichant avec Owen et je veux
garder ce job rien que pour les emmerder.
Je m’endors dans les bras de mon chéri en tournant le problème dans tous
les sens. Je me demande à qui parler, comment. Je vais avoir besoin de
ressources et si Nora m’aide beaucoup, ça ne sera pas suffisant. Il me
faudrait plus de pouvoir, plus de marge de manœuvre.
Je rêve de mes questionnements toute la nuit et y songe encore tout le
long du week-end de la course.
Je suis passivement les événements. Les essais démarrent mal avec un
accident pour Owen. Mais l’équipe parvient à remettre la monoplace sur
pied avant les qualifications. Ces dernières se passent bien, Owen se
positionne en pole, Nilson en P2.
Le Grand Prix est un peu tendu. Lecomte avance bien et met la place
d’Owen en péril. Mais c’était sans compter le talent de Nilson pour créer
des collisions en s’en sortant indemne. Le DNF de Mathieu va lui faire mal
dans le classement. Il était la cible de Nilson aujourd’hui. Cela permet à
Owen de remporter la course et le tour le plus rapide. L’écart se creuse dans
le championnat, je m’attends donc à être de nouveau victime de la colère de
Magnus.
C’est plus facile pour lui de m’insulter plutôt que de s’en prendre à Owen
ou, encore mieux, à lui-même.
Le week-end à Singapour prend fin et nous partons vers la France pour la
prochaine date. Pour ce long voyage, nous avons décidé de partager le jet de
Mathieu avec Gabriel, Mike et Loris. Nous n’avons pas pu nous voir
beaucoup dernièrement. C’est l’occasion de relâcher un peu la pression
ensemble.
Installée au fond de mon siège en cuir, un whisky dans la main, j’écoute
Mathieu se plaindre de Nilson pendant la course.
— Ce connard n’assume pas de tomber dans le classement, c’est dingue.
Je ne comprends pas que les commissaires le laissent à chaque fois s’en
sortir sans pénalité.
Ses mots flottent dans mon cerveau avant qu’un signal d’alarme ne se
déclenche dans un coin de ma tête. Je me redresse vivement sur mon siège
pour regarder Owen. Il semble avoir déduit la même chose que moi.
— L’argent sale ? m’interroge-t-il.
— Ça expliquerait beaucoup de trucs bizarres.
Même si nous ne trouvons rien sur ses agissements envers les femmes, si
nous prouvons qu’il soudoie un commissaire, ça pourrait déjà faire
beaucoup de mal à son image.
— De quoi vous parlez ? demande Mike, intrigué.
Owen termine son verre avant de leur répéter nos découvertes. Les
garçons l’écoutent attentivement, tantôt énervés, tantôt dégoûtés.
— Le problème c’est qu’on ne sait pas si c’est vrai ou comment prouver
tout ça le cas échéant, ajouté-je à la fin de son récit.
Nos amis sont sur le cul, furieux.
— Je peux peut-être demander à mon mec, propose Loris. Il bosse à la
fédération, il a pu entendre des choses.
— T’as un mec ? s’étonne Mike, ahuri.
Celui-là, il ne suit jamais rien.
— Bref ! Assez parlé de ça, on peut changer de sujet ? suggère Owen,
frustré. On m’a vendu une soirée en vol.
Nous avons clairement besoin de nous détendre. Les gars sont de cet avis
aussi et nous nous servons tous un shot de tequila. Owen m’attire sur ses
genoux, je me blottis contre lui. Gabriel met de la musique pour que
Mathieu et Mike commencent à danser.
— C’est agréable aussi quand vous ne draguez pas tout ce qui bouge, les
taquine Loris.
Les deux compères rigolent.
— Quelle idée de se caser ? demande Mathieu. Moi, je profite.
— Et tu influences Mike à suivre ta voie, lui reproché-je, amusée.
Le concerné me gronde de le traiter comme un enfant. À la fois, c’est un
enfant !
— Un jour, tu vas tomber sur une fille qui va te tenir par les couilles et je
serai le premier à me foutre de ta gueule, se moque Owen.
Loris lui donne raison. Seul Gabriel reste très discret, aujourd’hui.
— Lise a chopé les tiennes à douze ans, mon cas ne sera jamais aussi
désespéré que le tien, rétorque Mathieu.
— Pourtant tu ne sais pas ce que tu rates. Une femme amoureuse est bien
plus… imaginative et ouverte.
Mike me regarde, presque écœuré.
— Ne commencez pas à parler de sexe ! À mes yeux, vous ne faites pas
l’amour, c’est comme de l’inceste.
Définitivement un enfant.
— Nous avons clairement plus de rapports que vous deux réunis,
réplique Owen. Vous devriez changer de mode de vie, les gars.
Mike se laisserait presque amadouer.
— Plutôt crever, s’entête Mathieu.
Soucieuse de voir Gab si calme, je me détache d’Owen pour aller lui
parler. Les autres poursuivent leurs débats, j’en profite pour interroger
discrètement mon ami.
— Tout va bien ?
Ma question le fait sourire. Il décroche enfin son regard de son verre. Je
le sens fatigué.
— C’est plutôt à toi qu’il faut demander ça, avec toutes ces histoires dans
votre écurie.
S’il change de sujet, c’est que quelque chose le tracasse.
— Allez, dis-moi ce qui te rend si maussade.
Il soupire en faisant tourner le liquide dans son verre.
— Mon contrat avec Neptune s’arrête à la fin de la saison prochaine et je
ne fais pas des étincelles. Je me dis juste que ma carrière risque de vite
prendre fin.
— Tu as encore un an pour faire tes preuves, Gabby. Ne perds pas
confiance, c’est la pire chose qui pourrait arriver. Leur voiture n’est pas
exceptionnelle et tu bats régulièrement ton coéquipier. S’ils doivent changer
un pilote, ça ne sera pas toi, tu es le plus jeune de vous deux.
Il soupire.
— Peterson ne renouvelle pas son contrat, il s’en va. Oran va le
remplacer.
Merde.
— Tu sais aussi bien que moi ce que ça veut dire, enchaîne-t-il.
Ils misent sur un nouveau poulain et ils pourraient échanger Gabriel
contre un pilote plus expérimenté ou qui ramène plus d’argent, comme Oak.
C’est la rumeur qui court, cependant rien n’est joué.
— Tu es bon Gab. Le truc c’est que si tu l’oublies, tu vas tomber tout
seul en bas de la grille. Bats-toi.
Il hoche la tête inconsciemment. Il sait que j’ai raison, mais pour l’instant
il doit encaisser cette nouvelle donne. Quand il aura repris ses esprits, il sera
plus combatif.
Pour l’heure, je lui ressers un verre, puis l’entraîne avec les garçons pour
danser et profiter le temps que nous arrivions en France. Là-bas, il pourra
voir sa sœur et ses parents. Ça lui fera du bien de se ressourcer.
Quant à moi, je me prends une bonne cuite pour oublier ce week-end. J’ai
besoin de me détendre et c’est exactement ce que je fais. Je sens que la suite
ne va pas être jolie, je m’y prépare à ma façon, en occultant les risques que
j’ai pris.

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Chapitre 20

Octobre – Canada

LISE

Il ne reste que trois courses avant la fin de la saison. Owen doit gagner
celle-ci et se placer sur un podium dans les deux prochaines pour remporter
la coupe. Il faut aussi que Nilson ne gagne aucun des autres Grands Prix à
venir. Je suis sûre qu’il va y arriver. Je vais tout donner pour qu’il y
parvienne.
Voilà déjà quelques semaines que je me défonce pour favoriser Owen
dans les stratégies et pour réfléchir à comment l’aider à récupérer de
précieuses secondes pendant les qualifications, puis le dimanche lors de la
course.
Aujourd’hui, je me rends au bureau dans cette même optique.
J’arrive sur place mais suis surprise de trouver Smith à la place de mes
équipes. Son visage est fermé, froid. Je pense savoir ce qui m’attend avant
même qu’il n’ouvre la bouche.
— Assieds-toi, Lise, j’ai à te parler.
Je m’exécute, déjà en train de m’énerver. Il s’installe sur une chaise en
face de moi, puis me fait glisser un papier où il a apposé sa signature.
Le titre est plutôt explicite : « Notification de licenciement ».
Ils ont osé. Ils ont osé trois courses avant la fin du championnat. Je me
doute qu’ils cherchent simplement à déstabiliser Owen. Nul doute qu’il
s’agit là de l’œuvre de Nilson.
Ce dernier vient de signer son arrêt de mort.
— Nous allons devoir nous séparer de toi, comme tu le comprends,
explique Smith.
Un rire amer traverse mes lèvres quand je lis les raisons qu’ils ont
invoquées : « manque d’investissement », « laisse sa vie privée interférer
avec son travail », « manque de professionnalisme », « étalage dans les
médias ».
— Quelles jolies paraphrases, commenté-je. Mais on connaît la vraie
explication : « sort avec le concurrent de Magnus Nilson ».
Smith ne répond pas à ma pique.
— Le licenciement est à effet immédiat. Je vais te demander de me
remettre ton badge et les documents relatifs à l’écurie. Je te rappelle que tu
es soumise à une clause de non-concurrence et de confidentialité. Je suis
désolé, Lise. Mais tu t’y attendais en jouant ainsi.
— En jouant ? m’emporté-je. Vous savez très bien ce qu’il se passe et
que je suis la seule à avoir un minimum d’éthique ici.
Il se contente de me regarder sans répondre. Son comportement passif me
met hors de moi. Je reprends :
— Votre pilote va tomber, je vous le promets. Je vais m’en assurer
personnellement. Ne vous attendez pas à ce que je la ferme, je vais vous le
faire payer.
Il grince des dents.
— Tu ne feras rien qui atteindra ton cher amoureux.
— Je sais ce que je peux ou ne peux pas faire par rapport à Owen. Ne
vous inquiétez pas, mes plans n’entacheront que vous, promets-je
froidement.
Mes menaces l’inquiètent, mais il tente de garder la face.
— Ne te comporte pas comme ça, Lise. Il te reste un minimum de
dignité.
S’il croit m’avoir de cette façon, il se trompe. Je sais très bien que ma
réputation n’est pas en jeu. La leur par contre…
Retourner la situation est sa seule échappatoire. La décision vient de
Nilson, qui n’en a pas mesuré les conséquences. Smith, lui, sait que je peux
faire du bruit si j’en ai envie. C’est ce que je compte faire.
— Je croyais que nous nous respections plus que ça, Patrick. J’avais
beaucoup d’estime pour vous. Vous me faites presque peine à vous
soumettre de la sorte.
Je prends mes affaires sans tarder et dégage de cet endroit. Je sors du
paddock, escortée par la sécurité. Je n’ai plus d’accès aux coulisses et ils
veulent me le faire savoir.
Une fois dehors, j’ai envie de hurler, de casser quelque chose. Je me sens
désemparée mais aussi libérée. Je ne fais définitivement plus partie de ces
conneries et je ne risque plus rien à creuser sur Nilson. Je peux toujours
donner des conseils à Owen, mais il va devoir se méfier des requins sans
mon aide en interne.
Smith doit être en train d’annoncer mon départ à l’équipe, car je reçois
quelques messages, dont un de Bill à qui je n’ai pas adressé la parole depuis
notre altercation.
Bill : « Ça te pendait au nez, Lise… J’ai essayé de te prévenir que cette relation ne
t’apporterait rien de bon. Je reste triste de ne plus travailler avec toi. »
Moi : « Tu es bien naïf si tu crois que ça a un lien avec mon couple. »
Au lieu de me lancer dans une discussion avec lui, je commence une
série d’appels pour prendre mes dispositions.
D’abord Owen.
— T’es pas au boulot ? s’interroge-t-il.
Plutôt que de tourner autour du pot, je lui balance la nouvelle.
— Ils m’ont virée, Owen. Nilson m’a fait virer.
Un silence me répond. Il ne s’attendait pas à ça.
— C’est une blague ? Putain, je vais les démonter. Je vais appeler Smith
et…
— Non, le coupé-je. Je vais leur faire payer moi-même. Concentre-toi sur
la course et méfie-toi. Il est hors de question que tu ne remportes pas cette
coupe !
— Lise, soupire-t-il, tu ne peux pas me demander d’attendre les bras
croisés.
— Je vais les écraser. Tu sais aussi bien que moi que j’en ai besoin. Ton
rôle, c’est de leur laisser croire que c’est toi qui mènes la danse, OK ?
— Je ferai tout ce que tu veux, acquiesce-t-il, désemparé. On en parle ce
soir ?
— J’aurai un plan d’action d’ici là, lui assuré-je.
Je suis plus furieuse que jamais. Ils viennent de me délivrer de toute
retenue. Je leur étais reconnaissante avant, mais là, je peux jouer toutes mes
cartes pour les faire souffrir sans peur de représailles. Ils ont mal mené leur
barque.
Je raccroche avec Owen pour appeler Gabriel. J’ai besoin d’un accès au
paddock et ce n’est pas Dark Crown qui va me le fournir en tant que copine
de leur pilote.
— Je viens de recevoir un message d’Owen, t’es virée ? C’est quoi cette
connerie ?
— Ouais, Nilson en est là… Tu arriverais à me trouver un badge pour
entrer sur le paddock ?
Je l’entends dire quelque chose à son assistant avant de revenir vers moi.
— Je suis sur le coup. Dès qu’il est prêt, Dorian te l’apportera aux grilles,
me rassure-t-il.
— Merci, Gabby. Tu me sauves.
Heureusement que j’ai mes amis.
— J’ai hâte de savoir comment tu vas leur faire payer, songe-t-il mi-
amusé, mi-énervé.
— Ils ne sont pas prêts, lui affirmé-je, véhémente.
Je raccroche, bourrée d’adrénaline et de colère, puis passe le dernier
appel que j’avais en tête.
— Lise ? décroche Nora.
Je lui raconte rapidement ce qu’il s’est passé pour en venir à ma
demande.
— Tu délires ? Putain… Je n’arrive pas y croire.
Ça semble être une réaction commune, aujourd’hui.
— Qu’est-ce que je peux faire ? lance-t-elle directement.
Au moins, je sais sur qui je peux compter.
— Je vais avoir besoin de tes contacts et de tes conseils. J’ai un papier à
écrire et à publier aussi vite que possible dans un journal qui fera du bruit.
— J’aime quand tu me parles comme ça ! s’excite-t-elle.
Je compte bien faire couler tous ceux qui ont eu un rôle dans la
destruction de ma carrière de pilote, dans mon licenciement et enfin,
j’offrirai une attention toute particulière au Suédois. Je vais trouver les
preuves dont j’ai besoin et le faire plonger.
L’assistant de Gabriel arrive rapidement en compagnie de Mélanie. Elle
me serre dans ses bras.
— Je suis désolée, souffle-t-elle.
— Merci.
Avoir une amie m’aidera dans les étapes de ma libération de parole. Si
j’étais trop jeune auparavant, aujourd’hui je sais que mon histoire va faire
du bruit. Je sais que les garçons m’épauleront et que je pourrai peut-être
faire bouger les choses. Je compte bien citer des noms et signer mon récit.
Ce licenciement est la goutte de trop. Je dois agir pour empêcher que les
choses se reproduisent pour d’autres.
Munie de mon nouveau badge de chez Neptune, j’entre à nouveau sur le
paddock, accompagnée de Mel.
J’arbore fièrement mon pass aux couleurs immanquables de l’écurie
française. Je demande même à Mélanie de faire un détour pour me pavaner
devant les locaux de DC. Ils sont bien évidemment surpris de me voir, puis
ils tombent sur mon badge. Je crois que Smith ne réalise que maintenant
tous les contacts que je peux avoir. Il est livide.
Je leur offre mon meilleur majeur avant de partir trouver Nora au stand
des journalistes.
Ma seconde amie me prend à son tour dans ses bras en s’excusant. Je lui
présente mon plan : je souhaite écrire mon histoire et la publier, je veux que
ça ait un retentissement important.
Choquée par la décision de la direction, Nora prend l’exercice à cœur et
cherche tout comme moi à faire sortir mon papier rapidement pour un
meilleur impact. Nous ne devons pas prendre le risque de laisser DC me
décrédibiliser en amont. S’ils ont vent de mes projets avant que je ne les aie
menés à bien, ça sera foutu.
Elle me propose diverses façons de faire, c’est elle la pro de la
communication. Je décide de lui faire confiance et de la laisser gérer
l’aspect technique. Moi, je n’aurai qu’à raconter ce qui m’est arrivé et à
fournir des preuves.
À la fin de la journée, elle me surprend en me présentant la journaliste
qui, selon elle, est la plus compétente dans ce domaine. Je ne m’attendais
pas à ce que ce soit si rapide. Elle me file son numéro et je ne perds pas une
minute pour l’appeler. Nous échangeons quelques mots et nous entendons
facilement sur la façon dont nous voulons que ça se passe. Nous convenons
de faire sortir le papier rapidement pour éviter que l’écurie étouffe l’affaire,
d’une façon ou d’une autre. Cette femme est derrière moi, elle aussi prête à
tout pour que l’histoire sorte. Ça ne pourra que faire du bien à sa carrière.
Nul doute qu’elle-même doit galérer dans un monde d’hommes pour se
faire respecter et remarquer. Le journalisme sportif n’est pas le plus
accueillant pour notre sexe.
Finalement, nous nous donnons rendez-vous le lendemain pour que je lui
raconte tout en lui fournissant les éléments nécessaires. Le papier sortira
juste avant la course. Dans trois jours. Je n’en reviens pas de notre
efficacité.
Ils vont tous devoir assumer leurs actes.

OWEN

Lise m’avait prévenu que ça allait être moche, mais c’est encore mieux
que ce que je pensais. Elle n’a pas fait semblant. Son honnêteté est
frappante et ceux qui sont cités vont devoir assumer. Les preuves sont là.
Nos témoignages aussi. Elle a tenu sa promesse, elle est en train de les faire
couler petit à petit.

La Course 20/10/2020
Quand le sexisme s’invite sur le paddock…
Ce thème sujet à débats n’est pas nouveau. Nous en parlons
régulièrement dans ce magazine, cependant, nous n’avons jamais réussi à
trouver une femme ayant envie de s’exposer et de prouver que non, ce ne
sont pas juste des rumeurs.
Lise Cardin, ancienne étoile montante du karting, est aujourd’hui prête à
se livrer. Le monde de la Formule 1 n’a qu’à bien se tenir, car ce qu’elle a à
raconter ne va pas faire que des heureux. Son récit, étayé par de nombreux
documents officiels, témoignages et même SMS, dévoile une bien triste
réalité pour ce sport qui pourtant a les moyens de lutter contre ce fléau.
Heureusement, la parole de femmes comme Lise Cardin se libère. Le
combat est enclenché. Ce récit est, nous l’espérons, le premier d’une longue
série.
Lise Cardin : « Vous ne le saviez pas, mais avoir un vagin est
incompatible avec un siège en Formule 1. De mes cinq ans à mes dix-huit
ans, ma vie n’a tourné qu’autour du kart. Ce qui n’était qu’une passion est
devenu ma vocation. Je m’entraînais dur, je participais aux mêmes stages
intensifs qu’Abbott, Lecomte, Doppia, Hupert et Miller. J’apprenais dans la
même école qu’eux. En course, je les battais à chaque fois et si vous leur
demandez, ils vous diront que j’étais la meilleure de notre promotion.
Quand je suis entrée en F3, il a fallu commencer à attirer les sponsors.
Mes prouesses m’ont aidée et j’ai décroché trois contrats qui m’ont permis
de continuer les courses. Puis Dark Crown m’a sélectionnée pour intégrer
leur équipe junior. Ils parlaient de moi en tant que “génie du sport” et
“future championne du monde”. J’ai quitté ma famille et voué ma vie aux
courses, aux entraînements.
J’ai remporté toutes les compétitions auxquelles j’ai participé. Ma
chambre croulait sous les coupes. Je ne déméritais pas, pourtant tout s’est
arrêté. Du jour au lendemain, mes sponsors Straw Drink, Flanning et
Tireman m’ont lâchée. Leur explication : “Une femme n’ira jamais plus loin
que la F2, miser sur vous est sans intérêt”, “Vous n’êtes qu’une femme !”,
“Vous supporter était bon pour notre image, maintenant, vous êtes un trou
dans notre budget”. Ils m’ont retiré les fonds dont j’avais besoin. Par voie
de conséquence, Dark Crown m’a virée de l’équipe junior. Malgré mon
talent, ils n’étaient pas prêts à me financer seuls. Ces hommes ont détruit
ma carrière pour l’unique motif que j’étais une femme.
J’ai été brisée, mais je me suis relevée. La course faisait partie de moi et
il fallait que je trouve un moyen de revenir sur le paddock. Smith m’a
appelée. Il connaissait mon talent et l’intérêt qu’il aurait à m’avoir dans
l’écurie. Dark Crown a financé mes études d’ingénieur et ils m’ont ensuite
engagée en tant que stratégiste dans leur équipe.
J’étais une femme dans un monde d’hommes et j’ai dû taper sur la table
plus d’une fois pour me faire entendre et respecter. Mais j’ai fini par
acquérir la reconnaissance de mes collègues.
Malheureusement, le sexisme ne s’est pas arrêté là. Quand Owen Abbott
et moi avons affiché notre couple, l’écurie a immédiatement commencé à
remettre en cause mes capacités sans la moindre preuve. Selon eux, une
femme qui sort avec un collègue perd soudainement ses aptitudes à
réfléchir. Abbott, lui, n’a pas reçu de notification de licenciement, on ne lui
a pas expliqué qu’avoir des relations sur son lieu de travail était
inacceptable, on ne l’a pas pointé du doigt et désigné comme incompétent.
Lui ne s’est pas fait insulter de “pute”, de “grid girl” ou de “groupie”. Lui
n’a pas reçu de messages de ses collègues masculins déplorant ses choix de
fréquentation.
Il y a de nombreux autres sujets dont j’aimerais tant parler, mais je n’ai
pas encore réuni les preuves dont j’avais besoin. Je vous promets que quand
je les aurai, d’autres devront faire face à leurs décisions et leurs actes.
Le sexisme doit cesser et je me battrai pour rééquilibrer les choses. Il y a
des jeunes filles qui méritent d’avoir leur place en F1 et je ne laisserai pas
des machos arriérés les priver de leur rêve. Toutes les preuves dont vous
avez besoin pour me croire sont là : contrats, lettres, SMS, mails, vidéos de
course, d’interviews, témoignages d’entraîneurs, de pilotes, de journalistes.
Qu’est-ce qu’il vous faut de plus pour comprendre que ces conneries
doivent cesser ?
Il est temps pour certains hommes de se retirer. Je leur propose de le faire
d’eux-mêmes avant qu’ils n’y soient forcés. »

Je suis terriblement fier d’elle. Je n’hésiterai pas à la soutenir, tout


comme nos amis. Nous avons une interview dans peu de temps et je compte
enfoncer le clou quand on me posera des questions à ce sujet. J’espère aussi
que l’écurie en prendra un coup d’être ainsi dénoncée. Smith doit déjà être
en train de retourner la terre pour étouffer l’affaire, mais c’est trop tard. Lise
a bien joué sa main, elle a agi vite et fort. Elle a contacté un journal respecté
et prouvé ses dires. Son entourage a relayé l’information. Elle fait les gros
titres. Tout ce que Smith voulait éviter.
Je l’imagine en train de se maudire pour cette décision. Il m’a envoyé des
messages pour essayer de me convaincre de la faire revenir sur ses mots. Je
n’ai pas répondu. Il a besoin de moi maintenant. Si je quitte l’écurie, le
coup médiatique sera trop fort pour eux. Je suis en position pour remporter
le championnat. Ils ne peuvent pas s’en prendre à moi et ils n’ont plus
d’emprise sur elle.
Je n’ai jamais eu aussi hâte de me rendre à une interview.

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Chapitre 21

Octobre – Canada

OWEN

Installé entre Gabriel et Nilson, j’attends avec impatience les questions


des journalistes. J’ai un peu discuté avec mon ami avant le début du point
presse et nous nous accordons pour dire que ce qui est arrivé à Lise est
inacceptable. Nous n’allons pas laisser passer ça, pas une nouvelle fois.
Je trépigne. Ma jambe tressaute tandis que je me retiens d’éclater la tête
de Nilson contre la table devant nous. Il le mériterait. Nous savons tous que
la source du problème, c’est lui. Smith n’aurait jamais viré Lise, il connait
sa valeur. Malheureusement, il a laissé l’appât du gain prendre le dessus.
L’article lui servira de leçon.
La séance commence. Les premières questions concernent la course à
venir. Gabriel cache son stress du mieux qu’il peut tout comme la pression
qui l’accable. Il essaie de se montrer confiant mais je sais que ce n’est
qu’une façade. Lise et moi avons discuté de sa position délicate. J’espère de
tout cœur qu’il parviendra à se reprendre pour faire son trou.
Un journaliste parle ensuite du championnat et de nos classements. Ils
m’annoncent comme favori et titillent Nilson sur la question. Ce dernier
fulmine tout en se gardant bien de répondre à cette humiliation.
Enfin, le sujet épineux fait surface.
— Une question pour les pilotes de Dark Crown : avez-vous un
commentaire à faire sur l’article qui entache votre écurie, sur la situation
des femmes dans ce sport ?
Nilson ricane. J’attends qu’il s’exprime pour à mon tour l’enfoncer.
— Laver son linge sale en public est une réaction puérile. Un
licenciement ne fait jamais plaisir. Critiquer toute une équipe n’est pas une
solution.
J’échange une œillade avec Gabriel. Lui aussi est exaspéré par ces
propos.
— Et pour les femmes ? insiste la journaliste.
Nilson hausse les épaules.
— Regardez sur le paddock, il y en a énormément. Personne ne les
exclut. Si elles étaient vraiment bonnes, elles auraient leur place.
J’éclate d’un rire amer qui n’échappe pas à l’assemblée. Gabriel n’en
revient pas non plus. Il secoue la tête, sans croire ce qu’il est en train
d’entendre.
— Abbott, un commentaire ? se retourne la journaliste vers moi.
J’acquiesce.
— Nilson ne connaît manifestement pas le même paddock que nous. Les
femmes sont discriminées dans ce sport, c’est un fait. Ce qui est arrivé à
Lise Cardin est réel. Nier son histoire revient à se montrer aussi macho et
sexiste que ceux qui ont brisé sa carrière.
— Peut-on vraiment croire en votre impartialité sur ce sujet alors qu’elle
est votre compagne ? demande un second reporter.
Gabriel intervient, ce dont je lui suis reconnaissant.
— Je ne sors pas avec elle et pourtant je peux vous dire exactement la
même chose. Tout ce qu’elle a exposé est vrai. De toute façon, vous avez vu
les preuves. Elles sont accablantes.
Nilson ricane encore plus, fier de ses manipulations. Il se croit
intouchable alors qu’il est devenu l’homme à abattre.
— Son article mentionne d’autres secrets, en avez-vous connaissance ?
nous interroge une troisième personne.
Magnus nous coupe la parole.
— Je serais curieux de voir les prochaines conneries qu’elle va inventer
pour se venger de son licenciement. C’est honteux et indigne d’une
sportive, si vraiment elle en est une.
Gabriel jure dans sa barbe.
Je fixe mon concurrent en prononçant les mots suivants :
— Je sais exactement de quoi elle parle. Certains devraient se méfier.
Clairement visé, Nilson me fusille du regard. Les hostilités entre nous
sont loin d’être finies et cela se réglera sur la piste.
Je veux à tout prix détruire ce mec.
— Lise a été très claire sur le fait que Smith connaissait sa valeur,
reprends-je en reportant mon attention sur les journalistes. Lui ne l’aurait
jamais virée.
Mon sous-entendu est limpide.
Les autres pilotes présents ne pipent mot. Chacun observe cette scène
avec perplexité ou frustration.
— Insinuez-vous que la décision ne venait pas du dirigeant de Dark
Crown ? reprend la reporter, intéressée.
— J’insinue que moi, je n’ai pas besoin de faire virer une femme pour
gagner une course. Je suis sûr de mes capacités et je ne suis pas terrifié par
une stratégiste qui risque de faire capoter mes manigances anti-sport.
La guerre est déclarée. Smith ne pourra pas m’obliger à me taire. Je
soutiendrai Lise coûte que coûte. Elle est plus importante que tout.
Nilson se montrant menaçant, les responsables communication annoncent
la fin de l’interview pour mettre un terme à ce carnage annoncé. Malgré
tout, les journalistes ont pris note de tout ce que j’ai dit et fouineront au
fond de cette histoire. Il ne pourra pas s’en sortir indemne après ça.
Quand je retrouve Lise ce soir-là, elle me saute dans les bras pour
m’embrasser. Elle me remercie de la soutenir comme je le fais tout en se
délectant des mots que j’ai utilisés. Smith tente de me joindre à plusieurs
reprises, mais je ne réponds pas.
Quelque part, je sais qu’il est lié à son contrat avec Nilson, qu’il a besoin
de son aide financière, mais ça n’excuse pas tout. Je lui en veux de ne pas
avoir été loyal envers son staff. Il n’est pas aux commandes, ce que tout le
monde sait à présent.
Je passe la nuit dans les bras de Lise. Nous nous réconfortons l’un
l’autre, elle me motive pour la course et partage toutes ses idées avec moi.
Le lendemain, je suis si furieux que je fais des étincelles aux
qualifications. Nilson, lui, est probablement déstabilisé par le bruit qu’a fait
l’interview de la veille. Sa réputation en a pris un coup et il ne parvient pas
à faire mieux que P5 tandis que je récupère la pole.
Je domine ensuite la course, boosté par la haine et la frustration. Je veux
provoquer l’écurie, distancer Nilson dans le championnat et prouver à Lise
que je me battrai pour elle. Les fans me le rendent bien quand je monte sur
le podium en première place. Certains portent des pancartes de soutien.
Nous avons fait du bruit et je suis fier que les gens nous suivent dans ce
combat.
Il ne reste à présent plus que deux Grands Prix. Je suis à deux doigts de
remporter le championnat.
Il suffit maintenant de nous assurer que Nilson ne sera pas un nouveau
problème pour la saison suivante. Pour ça, nous devons encore trouver les
preuves dont nous avons besoin pour le faire tomber. Nous allons donc nous
adonner à cet exercice en attendant la prochaine course portugaise.

LISE

À peine arrivées au Portugal, Nora et moi comptons bien mettre à profit


cette semaine et n’avons qu’un but : rassembler toutes les preuves
possibles.
L’interview d’Owen en a réveillé certains qui se sont mis à parler. Des
informations commencent à fuiter, des femmes à s’exprimer. Je compte bien
être là pour les écouter.
L’investisseur que nous avions rencontré à la soirée de Singapour a
finalement décidé de nous fournir les preuves dont nous avions besoin pour
dénoncer l’argent sale qu’utilise Nilson. Son message était anonyme, mais
je n’ai aucun doute sur l’identité de l’expéditeur.
Tout un tas de documents nous a été envoyé : des factures, des lettres, des
mails, des SMS. Les papiers exposent clairement les agissements de Nilson,
ses manipulations, ses pots-de-vin, ses échanges avec un commissaire. Il
apparaît qu’il a payé un certain nombre de personnes pour que celles-ci
ferment les yeux sur ses débordements.
Je crains uniquement que ces documents soient remis en cause. Nilson
cherchera forcément à les décrédibiliser en parlant de falsification. Si
seulement les sources pouvaient donner leur nom !
Nora et moi avons donc choisi de creuser, encore et encore, pour nous
assurer des bases solides quand nous déciderons de tout balancer.
Nous avons deux rendez-vous prévus : un avec un employé de la
fédération puis un avec une femme vivant à Lisbonne et qui serait prête à se
confier sur les agissements du pilote.
Le premier échange nous apporte ce qu’il nous manquait pour étayer nos
accusations de corruption. L’employé, assistant du commissaire mis en
cause, nous offre son témoignage et des enregistrements de conversations.
Ils sont accablants. On y entend clairement Nilson demander au
commissaire des faveurs en échange de quelques billets. Le commissaire
accepte. L’employé nous décrit leurs rencontres, leurs discussions et ce sur
quoi Nilson a triché : pénalités, temps.
C’est à se demander comment cette histoire a pu rester cachée pendant
aussi longtemps.
Même si cette victoire est déjà énorme, j’attends avec impatience notre
second rendez-vous. Celui-là est de loin le plus important, non pas pour
faire couler Nilson, mais pour aider la justice à punir un criminel.
Dans son mail, cette femme a laissé entendre que les accusations
d’attouchements contre Nilson étaient véridiques. J’ai besoin de savoir
quelles sont ses preuves et comment nous pourrions l’aider.
Juste avant de me rendre à notre rencontre, Owen me fait promettre une
énième fois de me montrer prudente. C’est lui qui court toutes les semaines
à 300 km/h mais à ses yeux, c’est moi qui risque ma vie.
Je ne cesse de le rassurer mais il s’inquiète. Malgré tout, il me laisse
faire, car il sait à quel point cette histoire me tient à cœur. Il veut aussi
découvrir la vérité. Avoir son soutien me rend plus forte que je ne le suis
déjà. J’ai retrouvé ma moitié et nous comptons nous battre bec et ongle l’un
pour l’autre. Nilson n’aurait jamais dû s’attaquer à notre couple.
Je rejoins Nora au point de rendez-vous. Nous avons choisi un coin
discret au cas où quelqu’un nous surveillerait. Nous ne voulons pas attirer
des problèmes à cette femme qui se montre courageuse en parlant.
Nous avons préféré nous rencontrer dans une chambre d’hôtel en
périphérie de Lisbonne. Là, personne ne pourra nous interrompre.
La jeune femme toque à la porte de la suite que nous avons réservée peu
de temps après notre arrivée. Nous l’accueillons chaleureusement pour la
mettre à l’aise. Je m’installe à ses côtés sur le canapé, Nora sur une chaise.
Nous lui proposons à boire et à manger avant de nous présenter.
— Je vous suis reconnaissante d’avoir accepté de nous parler, la
remercié-je en essayant de créer un lien de confiance entre nous.
Elle hausse les épaules.
— J’ai lu votre article et je me suis dit qu’il était temps que je me mouille
moi aussi. Le sujet n’est pas le même, mais quelques pilotes se croient tout
permis. Certaines personnes doivent comprendre où s’arrête leur pouvoir.
Je sens cette femme sincère. Elle est plutôt petite, fine, comme si elle
tentait de disparaître. Ses épaules sont recroquevillées, ses yeux fatigués.
Elle est stressée mais aussi toute mignonne. Je me demande ce qu’elle va
pouvoir nous révéler.
— J’admire votre courage, confie Nora. Je ne sais pas si j’aurais été aussi
forte.
Mon amie lui offre un sourire rassurant. Elle n’est pas autant déjantée
que d’habitude. La situation fait ressortir une toute nouvelle maturité chez
elle.
— J’espère que ce que je vais vous dire vous sera utile.
Je balaie son commentaire de la main.
— Absolument. Tout nous est utile pour comprendre et savoir où
chercher.
Elle hoche la tête.
— Votre mail suggérait que Magnus Nilson avait eu un comportement
inapproprié envers vous. Une autre personne a sous-entendu ce genre de
chose, vous pouvez nous en dire plus ? demande Nora, d’un ton très doux.
Heureusement qu’elle est là. Je ne me montrerais pas aussi subtile.
La jeune femme hoche la tête avant de nous expliquer.
— C’était à une fête il y a trois ans, pendant la semaine du Grand Prix au
Portugal. Avec des amis, on était conviés à une soirée dans un club où on
allait souvent. Une fois là-bas, on a appris que des pilotes étaient présents
alors on a cherché à leur parler. On était fans.
Nous l’invitons à poursuivre en acquiesçant.
— La soirée se passait bien. On a fini par entrer dans la partie VIP avec
eux. De fil en aiguille, je me suis retrouvée à discuter avec Magnus. Il était
sympa et on rigolait bien. Il me draguait, mais sans plus. On a dansé, un peu
bu, mais j’étais encore très consciente. Puis, lui a commencé à… devenir
plus pressant.
Mon cœur bat de plus en plus vite en l’écoutant raconter son histoire. La
suite ne sera pas belle, je le sais. Son regard se porte au-dehors, elle fouille
dans sa mémoire pour réanimer des souvenirs qu’elle a probablement tout
fait pour oublier.
— Vous pouvez être plus précise ? Je sais que c’est difficile, prenez tout
le temps dont vous avez besoin, la rassure Nora.
Elle avale une gorgée d’eau avant de reprendre.
— Au début, il se contentait de m’embrasser sur la joue. C’était bizarre
alors je le repoussais en rigolant. Ce n’était pas bien grave.
Elle marque une pause avant de poursuivre.
— Puis il m’a volé un baiser… Là, j’ai commencé à lui dire qu’il allait
trop loin, que je n’en avais pas envie. Même si on s’amusait bien, il ne
m’intéressait pas dans ce sens.
— Donc il est devenu trop entreprenant, résumé-je.
— Oui, c’est ça, acquiesce-t-elle. Mes amis pensaient que je flirtais avec
lui, alors ils ne sont pas intervenus.
Je grince des dents, de plus en plus attristée par ce que j’entends.
— Il est allé plus loin ? questionne Nora.
La jeune femme regarde à nouveau vers la fenêtre en hochant presque
imperceptiblement la tête.
— Quand… quand je lui ai demandé d’arrêter, il ne m’a pas écoutée. Il
m’a dit que je l’avais chauffé et que je devais en assumer les conséquences.
Que je n’avais pas le droit de lui dire non.
Nora ferme les yeux en soufflant, nous connaissons la suite avant même
qu’elle ne la prononce.
— Ses mains ont commencé à me toucher les seins, les fesses. J’essayais
de me défaire de son étreinte, mais il me serrait. Je lui criais de me lâcher,
sauf que la musique était trop forte pour qu’on m’entende. Il me disait de la
boucler, que j’en avais envie et que ça m’excitait de le repousser.
Sa voix n’est presque plus qu’un murmure. Repenser à ces événements la
fait souffrir, la peur semble ancrée en elle.
Je me rapproche d’elle sur le canapé pour prendre sa main dans les
miennes. J’aimerais qu’elle sente que je suis là pour elle, qu’elle n’est pas
seule. Je ne sais pas comment je suis censée me comporter à cet instant, je
n’ai pas les codes. J’aimerais juste lui montrer mon soutien et lui partager
ma force.
Elle prend une grande inspiration et termine son récit tandis qu’une larme
dévale sur sa joue.
— Je me débattais de plus en plus, mes amis ont fini par voir que quelque
chose n’allait pas. Ils l’ont repoussé et on a quitté le club directement après.
Ils ont essayé de m’encourager à porter plainte mais j’étais terrifiée. Entre
lui et moi, on l’aurait cru lui. Il est célèbre, riche. Moi, je ne suis rien.
Je pourrais tuer ce mec. Vraiment. Il mérite de tout perdre.
— Je suis désolée, soufflé-je sans trouver de meilleures paroles.
Je suis à court de mots.
— Nous cherchons à le faire tomber, explique Nora d’une voix posée
mais dure. Nous avons appris d’autres choses à son sujet et nous aimerions
qu’il affronte ses actes.
La jeune femme hoche la tête.
— Je veux vous aider. À cause de lui… Je veux qu’il paie.
Sa détermination me fait chaud au cœur. Il ne l’a pas détruite, du moins
pas entièrement. Mais qui sait s’il y en a eu d’autres ? Ma vendetta prend
une toute nouvelle tournure. Il n’est plus uniquement question de protéger
Owen, de me venger, mais d’offrir la justice à tous ceux qui ont souffert des
agissements de Nilson. Je peux enfin passer à l’acte, faire tomber les
masques, améliorer le monde de la F1. Je sais que c’est mon rôle.
— J’ai une vidéo qui montre tout ce que je vous ai dit.
Cette affirmation me fait relever la tête. Mon regard croise celui de Nora.
On le tient.
Elle nous envoie la preuve et s’éloigne le temps que nous la découvrions.
Elle ne se sent pas capable de revivre ce souvenir.
Nous appuyons sur play dès qu’elle quitte la pièce. Ses amis filmaient en
pensant qu’ils immortalisaient là leur copine en train de choper un pilote.
La réalité est tout autre.
Au début, on les voit simplement collés l’un à l’autre. On distingue bien
Nilson en train de l’embrasser, mais la réaction de la fille est difficilement
perceptible, le dos du pilote masquant son visage. Puis l’angle de vue
change et là, on la voit clairement se débattre alors qu’il la touche et la
retient fermement contre lui. La personne qui filme s’en rend compte et
alarme son entourage. Le téléphone est transféré à quelqu’un d’autre. Le
cadre tremble puis le plan devient plus rapproché. On entend maintenant les
cris, les protestations, le refus de la jeune femme. Deux de ses amis
interviennent et l’arrachent des mains de Nilson qui, de rage et les yeux
pleins de fureur, tente d’en venir aux mains La vidéo reste encore un instant
sur le visage échauffé de Magnus et capture ses derniers mots, avant que
l’écran ne devienne noir : « Sale pute ! »

OWEN

Quand Lise rentre à l’hôtel, je sens que quelque chose cloche. Son teint
est pâle, elle est préoccupée. Elle avait rendez-vous avec une femme
aujourd’hui. J’ai peur de ce qu’elle a pu trouver.
Elle se blottit dans mes bras sans rien dire. Elle se contente de humer
mon odeur et de me serrer contre elle. Je l’embrasse sur le haut du crâne,
inquiet.
— Lisie ?
Elle relève le visage et me regarde.
— C’est moche, Owen. Très, très moche.
Je l’invite à m’expliquer. Alors elle sort son téléphone et me montre une
vidéo qui me retourne l’estomac.
— Putain.
C’est tout ce que j’arrive à dire.
— Ouais…
Nous nous observons sans savoir quoi faire. Finalement, nous nous
posons dans le canapé avec un verre de whisky chacun.
— Et elle est d’accord pour s’exposer ?
Lise hoche la tête.
— Elle nous a donné son accord. Nora a mis par écrit son histoire qu’elle
a accepté de signer. La vidéo est confondante.
Je soupire.
— Il va tomber, songé-je. Pourtant, je n’en ressens aucune satisfaction.
— J’aurais préféré que tout ça ne soit que des mensonges, ajoute Lise
tristement.
Elle pose sa tête sur mon épaule, pensive.
— J’ai peur qu’il découvre ce qu’on sait et qu’il fasse tout pour enfouir
l’affaire, songe-t-elle.
Ça ne fait plus de doute que Nilson a obligé un paquet de monde à se
taire. Ce genre de dérapage n’est pas occasionnel. Cet homme est mauvais.
Il continue tranquillement ses courses, alors que des femmes ont été brisées
de sa main.
— Alors on doit faire sortir tout ça le plus tôt possible, affirmé-je.
— Ce week-end ? m’interroge-t-elle.
Ça risquerait de trop déstabiliser l’écurie. Je ne sais pas s’il s’agit de la
meilleure solution.
— Juste après ? suggéré-je.
Nous pesons le pour et le contre de chaque proposition avant de trouver
la façon la plus adéquate de procéder. Nous révélerons cette histoire le
lendemain de la course. Nous ne pouvons pas attendre la fin de la saison.
Cette femme compte sur nous et Nilson doit être pris de court pour ne pas
avoir le temps de se préparer au choc.
Plus que quelques jours et nous serons débarrassés de lui. Je lui souhaite
un combat judiciaire sans fin.

OceanofPDF.com
Chapitre 22

Novembre – Portugal

OWEN

J’entame cette course avec motivation, frustration et détermination.


Demain, nous lancerons la polémique. Je suis stressé, mais aussi convaincu
que c’est la bonne chose à faire. Nous nous devons d’agir, même plus pour
nous, mais pour aider toutes celles qui n’ont pas eu la force de le faire.
Nous pouvons être leur porte-parole, c’est quelque part plus facile pour
nous. Notre rôle consiste à faire passer des infos et des preuves à des
journalistes qui, eux, dénoncent l’affaire. Seuls les noms des victimes et des
personnes impliquées apparaissent, pas les nôtres.
Mais il me faut mettre cette histoire de côté le temps de la course. Je dois
me concentrer et donner le meilleur de moi-même pour m’assurer de gagner
le championnat. Il suffit que je prenne une place de plus que Nilson pour
l’emporter, les autres sont trop bas dans le classement pour nous rattraper. À
la fin de cette course, je serai peut-être champion du monde.
Ça aussi je dois le mettre de côté pour ne pas polluer mon esprit.
Installé dans ma monoplace, je compte les secondes avant le feu vert. Les
moteurs grondent, les freins chauffent. Enfin, les lumières s’éteignent,
annonçant le début des festivités.
Mon départ est parfait. Je me détache du reste des pilotes et prends
quelques secondes précieuses en une dizaine de tours. J’applique les
conseils de Lise et décélère le plus tard possible dans le huitième virage
avant de monter en vitesse en sortie. Je perds peu de temps sur les vibreurs
et ménage mon train au passage.
— Écart : 3,5. Nilson derrière toi.
C’est encore peu. Mais si je pousse plus fort, je risque de perdre trop de
rythme sur la fin de ma gomme. Je dois jouer le long terme.
— Collision secteur deux. Débris sur la piste, drapeau jaune.
— Reçu.
Je ralentis et fais attention dans la zone mentionnée. Une Giants et une
Fizzles se sont accrochées, des bouts de carbone traînent sur l’asphalte. Les
Marshals balaient le plus vite possible pour que nous reprenions la course.
Cette safety car virtuelle n’est pas bien longue, mais assez pour que
Magnus me rattrape un peu. Alors quand le drapeau repasse au vert,
j’envoie tout pour récupérer mon avantage. La compétition redémarre et
avec elle l’adrénaline.
Un passage au stand ne devrait pas tarder. Encore cinq tours et je
m’arrêterai pour passer en hard sur le reste de la course. Je me concentre
pour ne rater aucun virage. Je m’applique dans chaque courbe, accélère dès
que possible en sortie de chicane.
Soudain, un éclair de lumière explose dans le ciel. Je ne comprends pas
d’où ça vient, mais reste impliqué dans ma course.
Quelques secondes s’écoulent avant que mon ingénieur me contacte, le
souffle court.
— Drapeau rouge, Owen. Drapeau rouge. Rentre au stand.
Quoi ?
Les drapeaux rouges sont les plus rares. Il a dû arriver quelque chose de
grave. Je ramène la voiture en pilote automatique tout en réfléchissant à ce
qui a bien pu se passer. Il doit s’agir d’un crash, je ne vois que ça.
— Qu’est-ce qui est arrivé ? m’inquiété-je quand mon ingénieur ne me
donne pas plus d’information.
Il met quelques secondes à répondre. Il semble hésiter à m’annoncer la
nouvelle. Ce temps d’attente est celui qu’il me faut pour passer devant le
lieu de l’accident.
Merde.
Merde !
— C’est qui ? crié-je presque.
La voiture en feu ne me permet pas d’identifier l’écurie. L’accident a dû
être violent pour que la monoplace soit dans cet état. L’espace de quelques
secondes, je suis transporté quelques années en arrière. Je suis à nouveau
coincé par la tôle alors que les flammes se rapprochent de mon corps. Je
sens la fumée, m’étouffe, puis perds simplement connaissance.
Je me reprends en secouant la tête. Ce n’est pas le moment de repenser à
ça. Il y a un pilote encore là-dedans.
— Il va bien ? insisté-je.
Je ne peux pas m’arrêter pour regarder, évaluer la situation, je dois
rentrer au stand. J’aimerais que quelqu’un daigne m’expliquer. Je
comprends la latence de la réponse quand mon ingénieur se décide à
m’informer.
— C’est Miller et nous n’avons pas de nouvelles, Owen.
Mon sang se glace.
Non… Pitié, non…
Je suis incapable d’articuler un mot alors que je bifurque dans l’entrée
des stands. J’arrête la voiture à ma place et en sors pour avoir des réponses.
Je tremblerais presque sur mes jambes. Ma gorge est obstruée, je suis
terrifié pour mon ami.
Un lourd silence plane sur le paddock.
Je retire mon casque, déboussolé.
On m’observe comme dans l’attente d’une réaction mais je ne comprends
rien à ce qu’il se passe. Mike ne peut pas être dans la voiture en flammes.
C’est quoi cette histoire ? Comment ça a pu arriver ?
Bryan me rejoint rapidement, il est le premier que je croise alors je le
harcèle de questions. Peut-être que lui se montrera plus loquace que mon
ingénieur.
— Il s’est passé quoi ?
Ma voix trahit le supplice qui se déroule en moi. La peur me tient le
ventre. Mon ami se frotte le visage, aussi paniqué que moi.
— Il a perdu le contrôle de la voiture et a foncé directement dans le mur.
Ses freins n’ont pas répondu. Sans contact, il s’est crashé à pleine vitesse.
La voiture a explosé dès l’impact, termine-t-il dans un souffle.
Je ferme les yeux comme si ça allait annuler ce qui vient d’être dit.
Un acouphène se déclenche dans mes oreilles. Je n’entends plus rien, ne
comprends plus rien. La panique prend racine en moi. Plus il reste dans le
brasier, moins il a de chance d’en réchapper.
Sors de là, Mickey !
La bile monte dans ma gorge. Je suis comme un lion en cage. J’ai vécu
cette situation. Je sais qu’il n’a pas beaucoup de temps, que son sort repose
entre les mains du destin et des Marshals qui se défoncent autour du feu.
Je compte sur eux pour le sortir de là, sur les pompiers pour éteindre les
flammes. Je ne peux rien faire d’autre.
Ce sont les risques du sport, nous le savons. Il n’empêche que j’ai
toujours moins peur que ça m’arrive à moi, plutôt qu’à mes amis.
Je suis resté bien moins longtemps que ça dans le feu de ma voiture et je
peinais à garder connaissance. J’ai perdu toute conscience en moins de
temps que ça.
Faites qu’il soit plus fort que moi…
Alors que j’observe impuissant les écrans où les images sont retransmises
en direct, Lise me rejoint au pas de course, en larmes. Ses yeux sont
écarquillés par la peur et ses joues rosies par l’angoisse. Je la retrouve au
milieu du chemin, puis la serre contre moi. À cet instant, nous partageons la
même panique.
— Putain ! Putain ! Putain ! répète-t-elle.
Je n’ai pas vu le crash, mais elle si. Peut-être que l’accident réveille aussi
chez elle quelques souvenirs douloureux. Elle est terrifiée et je suis
incapable de lui transmettre la moindre force. Un membre de notre famille
est là-dedans, tandis que nous sommes spectateurs de ce drame.
Plus les secondes passent et moins nous avons d’espoir qu’il sorte de là.
Nous demandons sans cesse des nouvelles mais les équipes n’en ont pas.
Nous avons les yeux rivés sur les écrans en priant qu’une forme humaine
émerge de ce merdier. Les minutes s’écoulent. Je serais incapable de dire si
l’accident a eu lieu il y a quelques secondes, quelques minutes, une heure.
Le temps s’est arrêté. Il est suspendu à la sentence que nous attendons tous.
Des personnes semblent se retenir de respirer devant les images. D’autres
sanglotent, terrifiées et conscientes du danger. Certains paraissent pétrifiés.
C’est le cas du dirigeant de Cavarot. Il observe la scène avec stupéfaction.
Je me demande à quoi moi je ressemble en cet instant.
Cette journée ne devait pas se passer de la sorte.
Loris, Gabriel et Mathieu nous rejoignent. Nous nous prenons tous dans
les bras.
Je n’ai jamais vu Lecomte comme ça. Il est livide, calme, presque inerte.
Mike est presque son petit frère. Si je suis terrifié, lui doit être à deux doigts
de plonger dans les flammes pour le sortir de là lui-même. Je suppose que
tout ça est bien plus dur pour lui que pour nous.
Lise lui attrape la main, Gabriel et moi passons nos bras autour de ses
épaules. Loris prie tous les dieux pour que ce cauchemar prenne fin.
Nous attendons.
Et attendons.
La fumée envahit le paddock. Ça pue. Nos gorges commencent à s’irriter.
Aucun de nous n’ose poser la question qui pourtant nous traverse tous
l’esprit : si nous avons des difficultés à respirer, comment Mike peut…
À cet instant, plus rien ne compte. J’oublie Nilson, les scandales, le
licenciement de Lise. Tout. Je me contente d’essayer de maîtriser ma
respiration saccadée, de soutenir ma femme prête à s’effondrer, mon ami à
deux doigts de s’évanouir.
Cette scène est irréelle.
Je ne crois pas en Dieu, mais je pourrais me mettre à réciter tout un tas de
prières si ça pouvait aider.
Du mouvement à l’écran nous secoue alors de notre léthargie.
Enfin, les pompiers parviennent à braver les flammes. L’un d’eux se jette
dans la carcasse pour en libérer Mike.
Nous ne voyons pas bien. Nous distinguons simplement une silhouette
couverte de suie. Sa combinaison a absorbé le gros du feu, son casque est
calciné. Je regarde la scène sans trop oser la détailler. J’ai peur de ce que je
pourrais voir à travers ces images qui continuent d’être capturées sans la
moindre décence pour notre ami.
Lise murmure un tas de choses incompréhensibles, Gabriel se mord la
lèvre de stress, Loris poursuit ses prières. Mathieu, lui, reste immobile, les
yeux fixés sur l’écran, comme s’il craignait qu’en bougeant il scellerait le
sort de son frère.
Les pompiers allongent Mike sur un brancard, une équipe médicale déjà
prête à intervenir se rue sur lui. On lui retire son casque, couvre ses plaies
tandis que d’autres apportent toutes sortes d’appareils. Les caméras restent
tournées sur le lieu de l’accident lorsque Mike est transporté vers une
ambulance.
J’imagine qu’ils le conduisent vers l’hôpital le plus proche.
Mes amis et moi échangeons des regards tendus. Gabriel soupire, Loris
retient ses larmes. Aucun de nous ne prononce un mot.
Mon cœur refuse d’accepter ce qu’il se passe alors que mon cerveau
commence à tirer des conclusions. La raison veut que je comprenne qu’il a
dû inhaler beaucoup de fumée. Il est probablement brulé à de nombreux
endroits. Il a manifestement perdu connaissance.
Je sais ce que c’est qu’être là-dedans. Putain… Il est resté trop
longtemps…
Je n’ose pas partager ces pensées. Nous devons garder espoir.
Les minutes me semblent durer des heures. L’attente est interminable
jusqu’à ce que finalement, le dirigeant de Cavarot s’approche de nous en
secouant la tête. Ses larmes en disent long.
— Ils n’ont pas réussi à le ranimer, chuchote-t-il, la voix éprouvée.
Gabriel ferme les yeux, incrédule. Loris s’accroupit en prenant son
visage dans ses mains. Les sanglots de Lise cessent, mais sa respiration
s’emballe. J’échange un regard avec Mathieu avant de le serrer dans mes
bras. Il ne pleure pas, ne crie pas. Je crois que c’est bien pire.
La nouvelle traverse le paddock en quelques secondes. Nul doute que les
médias ont déjà relayé la sentence pour les spectateurs.
Nous entendons des sanglots, des soupirs. J’ai l’impression qu’on
m’arrache le cœur. Mais je ne réagis pas. Je n’y parviens pas. Ce n’est pas
possible. C’est un rêve. Mike n’est pas mort et il va débarquer en rigolant.
Je suffoque, j’ai mal.
Nous savons que ça peut arriver. Nous n’avons pas peur que ça arrive.
Mais jamais nous n’avions réellement pris conscience que l’un de nous
pouvait partir si vite.
Les décès sont rares en F1, alors pourquoi Mike ? Qu’est-ce qui s’est
passé avec cette voiture ?
Tous les regards sont braqués sur nous. Bientôt, on nous posera des
questions sans la moindre gêne. Les caméras pourraient même bien être en
train de nous filmer. Nous ferions mieux de rentrer pour avoir la paix et
digérer les choses en privé.
La fédération annonce que, par respect, la course est annulée. Nous
n’attendons pas plus longtemps pour quitter le circuit. Nous devons sortir
de ce bordel pour assimiler les informations sans que des caméras ne soient
braquées sur nous.
Nous restons tous ensemble, incapables de nous séparer les uns des
autres.
Nous marchons inconsciemment vers la sortie jusqu’à nos voitures. Nous
entendons quelques mots sur les événements, des condoléances. Des fans
nous regardent partir aussi touchés que nous.
Nous convenons de nous retrouver à l’hôtel de Mathieu. À cet instant,
nous avons besoin les uns des autres.
Parce que Mike est mort.

LISE

Quelques jours plus tard…


« RIP Mike. »
« Un ange parmi les anges »
« Le jeune pilote américain, Mike Miller, a succombé à un accident pendant le Grand Prix du
Portugal. »
« Nous souhaitons du courage à sa famille, à ses amis. Le monde du sport est en deuil, un
talent s’en va trop tôt. »
« Pris dans l’explosion de sa monoplace, le pilote de Formule 1, Mike Miller, a succombé à
ses brûlures et aux fumées toxiques. La dernière course du championnat est décalée d’une
semaine. L’enterrement aura lieu à Nashville, ce samedi. »
Je devrais couper mon téléphone pour ne plus voir ces messages.
À la fois, je dois à Mike de supporter la douleur. Il est parti et je ne peux
pas juste fermer les yeux sur cette réalité. Pourtant j’aimerais.
Tout est allé si vite.
Une seconde nous étions concentrés sur Nilson, la course et le
championnat, celle d’après notre ami a été brûlé vif…
J’espère qu’il a été asphyxié avant de sentir quoi que ce soit.
Faites qu’il n’ait pas souffert…
Mais pourquoi est-ce que je réfléchis à ça ? Cette pensée tourne en
boucle dans ma tête. Je me demande à quoi les garçons songent, eux.
Cette semaine a été horriblement dure pour nous tous. Owen, Gab, Loris,
Matt et moi avons décidé de rester ensemble pour les prochains jours. Nous
avons toujours été soudés dans les moments difficiles, celui-ci est de loin le
pire que nous ayons eu à affronter.
Nous sommes tous dévastés, encore sous le choc.
Si Loris, Gabriel et moi n’avons pas eu honte de verser quelques larmes,
Owen et Mathieu se retiennent. C’est leur façon à eux de gérer les choses.
En réalité, je ne sais pas si on peut dire que Mathieu gère les choses. Il
me semble déconnecté, déchiré. Il n’est que l’ombre de lui-même.
Je fais particulièrement attention à lui. Sa douleur doit s’apparenter à
celle que j’ai ressentie pendant l’accident d’Owen, sauf que lui est sorti
vivant de la voiture.
Eux au moins n’ont pas vu le crash en direct. C’est déjà ça, même si des
replays sont en boucles un peu partout. C’est indécent, morbide et
irrespectueux pour notre ami. Les journalistes en parlent inlassablement,
chaque magazine a rédigé son papier sur la question et les réseaux sociaux
abondent de messages de soutien.
Je revois la scène chaque fois que je ferme les yeux.
La Cavarot entre dans la chicane sans pour autant baisser en vitesse, les
freins de Mike ne répondent plus, puis la voiture devient folle avant de finir
dans le mur et d’exploser dans la seconde. Le choc se fait entendre au-
dessus du bruit des moteurs. Ensuite je vois les flammes, les volutes noires.
Je perçois les cris, les pleurs. Enfin, le silence.
Maintenant, il n’y a plus que ça, du silence.
L’espace de quelques instants, j’ai été transportée quelques années en
arrière. Les choses avaient été pareilles. Owen avait perdu le contrôle avant
de se prendre le mur. Mais lui avait heurté une voiture et des signalisations
avant le crash. La réduction de vitesse a changé beaucoup de choses. Le feu
n’avait commencé qu’en décalé, laissant une plus grande marge de
manœuvre aux Marshals pour le sortir de ce merdier.
Mike n’a pas eu cette chance.
La fédération a eu la présence d’esprit de reporter la prochaine course.
Tous les pilotes ont besoin de digérer les événements. La mort de Mike leur
servira de piqûre de rappel : ils ne sont pas invincibles. Je crois que parfois
ils l’oublient.
Ce sont les risques du métier mais ça ne diminue en rien la douleur.
Nous sommes tous installés sur des canapés à regarder des dessins
animés pour nous changer les idées. Mathieu se noie dans l’alcool, Loris
dans les chips. Mélanie nous a rejoints et ne lâche plus son frère. Je crois
qu’elle réalise à quel point elle peut le perdre vite.
Moi, j’observe Owen en priant pour qu’il ne soit pas le prochain. Je ne
pourrais pas le perdre. Jamais. Je mourrais probablement avec lui, si ça
arrivait. Je vais me blottir dans ses bras pour le sentir près de moi. J’ai
besoin de lui, lui de moi. Nous nous soutenons, nous comprenons.
De temps à autre, nous discutons et partageons des souvenirs de Mickey.
Nous avons besoin de le faire vivre à travers nos récits. Il parvient toujours
à nous faire rire malgré son absence. Chaque pensée me semble si précieuse
à présent, je ne veux pas l’oublier. J’ai peur d’oublier.
— La fois où il s’est pointé en soirée déguisé en femme parce qu’il avait
perdu un pari avec sa copine, relate Loris, un léger sourire aux lèvres.
Je me rappelle de cette soirée. La fille l’avait largué juste après en plus. Il
s’était contenté d’exploser de rire.
— Quand sa mère l’a appelé en pleine interview pour l’engueuler et qu’il
a répondu, se remémore Gabriel.
— « Tu as l’air d’oublier qui t’a mis au monde, mon garçon ! Tu verras
quand tu rentreras ! » imite Mathieu, plus ou moins ivre, amusé et triste.
Les journalistes avaient éclaté de rire et lui s’était littéralement caché
sous la table.
Je pense alors à ses parents. Je n’imagine pas l’état dans lequel ils
peuvent être à cet instant. Ils ont perdu leur enfant et doivent partager leur
douleur avec le monde entier. Chaque fan croit ressentir le plus gros
manque tandis qu’une mère s’apprête à enterrer son fils.
Certains messages sont si déplacés sur Internet. J’espère qu’ils se
protègent en se coupant des médias. C’est ce que nous, nous avons fait.
Certains reprochent aux pilotes de ne pas s’exprimer sur leurs comptes
personnels. Je ne comprends pas comment on peut oser faire des remarques
pareilles. Mathieu est incapable de s’ouvrir à nous, je ne vois pas comment
on pourrait le forcer à faire un live pour dire qu’il souffre. Les gens sont
malades.
Nous débouchons une nouvelle bouteille de vin que nous finissons dans
la soirée. Parfois, nous discutons, parfois, nous nous contentons de regarder
la télé.
Mercredi, nous prenons l’avion pour Nashville.
Nous voulions arriver en avance pour aider la famille à organiser les
funérailles. Les parents de Mike nous accueillent chez eux. Nous les
épaulons pour les formalités, les réponses aux messages de soutien. Surtout,
nous les écoutons.
Ces quelques jours aident Mathieu, je crois. Je l’ai plusieurs fois vu
s’entretenir avec la mère de Mike. Je suppose qu’ils partagent la même
douleur. Il lui a promis de prendre soin d’elle et qu’elle pourrait l’appeler
n’importe quand. Elle lui a fait jurer de faire attention à lui. Mathieu a
acquiescé, mais je le sens déjà parti sur une pente glissante.
Peut-être qu’une demande de la mère de Mike aura plus d’effet que nos
mots.
Si nous peinons à nous remettre sur pied, Mathieu semble en chute libre.
J’espère qu’il parviendra à se reprendre à temps avant de s’écraser au sol.
Le samedi finit par arriver.
Il est temps d’enterrer Mike en lui rendant un dernier hommage.
Je ne me sens jamais plus adulte qu’au moment de dire adieu à une
personne. J’ai rarement assisté à des funérailles, peut-être parce que je suis
encore jeune.
La mort nous rappelle la fin qui nous attend et ces cérémonies la réalité
des choses. Mon entourage n’est pas éternel, ma vie non plus.
Owen a fini par accepter la situation, je crois. Depuis quelques jours, il
me serre plus fort contre lui. Il m’embrasse beaucoup et me fait l’amour
différemment. Il a besoin de me sentir, de nous sentir, de vivre. Dès que
nous sommes seuls, nous essayons de nous confier pour relâcher la pression
et mieux arriver à soutenir la famille le lendemain.
Le copain de Loris nous a rejoints hier. Il prend soin de mon ami et je lui
en suis reconnaissante. Plus nous sommes à nous entraider, mieux nous
parviendrons à passer ce drame.
Gabriel et Mélanie s’épaulent l’un l’autre.
Finalement, il n’y a que Mathieu qui reste un peu en retrait. Je n’aime pas
le voir seul, sujet à la douleur. Chaque fois que j’essaie de lui parler, il me
repousse. Il lui faudra du temps, chacun gère les choses à sa façon.
J’aimerais juste qu’il ne se ferme pas à nous. Il doit savoir que nous
sommes là pour lui.
Je suis inquiète pour lui.
Dès que nous sommes prêts, nous nous rendons à l’église où sont récités
des mots et des prières si nécessaires pour les parents de Mike. Son cercueil
est béni, son chemin vers le paradis ouvert.
Je ne sais pas si Mike était croyant. En tout cas, il ne nous a jamais parlé
de religion. Mais ses parents tenaient à ce que la tradition soit respectée. Si
ça peut les aider à traverser le deuil, je ne vois pas où est le mal.
Nous nous contentons d’écouter avec respect.
Les médias ont eu la décence de ne pas venir. Seuls les proches sont
présents. Nous sommes peu. Mike avait beau être célèbre, son noyau a
toujours été restreint. La cérémonie est intimiste, nous pouvons plus
facilement nous laisser aller à ce que nous ressentons.
Je me sens ridicule dans ma robe noire, mes chaussures noires. C’est
grotesque. Je n’ai pas l’impression de rendre hommage à mon ami si
joyeux. S’il avait été là, je suis sûre qu’il nous aurait dit d’aller prendre un
verre et de déconner. Il n’aurait pas voulu que nous nous morfondions de la
sorte.
Nous nous rendons ensuite au cimetière en suivant le cortège. La tension
dans la voiture est palpable.
Quand nous arrivons, le trou déjà creusé me donne la nausée. Tout ceci
est si réel.
Madame Miller prononce un discours émouvant alors que le cercueil de
son enfant est descendu dans la terre. Elle relate des souvenirs de sa
grossesse, de la naissance de son fils. Évidemment, elle nous partage sa
fierté d’avoir vu son garçon devenir un sportif si accompli. Elle lui souhaite
paix et bonheur dans l’autre monde, lui promet de l’embrasser quand elle le
reverra. Elle regrette de ne pas l’avoir serré plus fort contre elle la dernière
fois qu’elle l’a vu. La fin de son discours est presque inaudible tellement
elle pleure.
Mathieu ne sort de son silence que pour la tenir contre lui et lui chuchoter
des mots rassurants.
J’observe le déchirement de cette femme en me demandant comment on
peut survivre à une telle perte.
Je serre fermement la main d’Owen jusqu’à la fin du récit. À cet instant,
nous ne faisons qu’un. Si l’un de nous s’effondre, l’autre tombera avec.
Il m’embrasse doucement le haut de la tête avant que nous procédions à
la suite.
Nous passons chacun à notre tour déposer une fleur ou un objet
significatif sur le cercueil. Nous faisons nos derniers adieux. J’ignore ce que
les autres lui diront. Moi, je laisse une larme couler alors que je lui promets
de ne jamais l’oublier et de prendre soin de ceux qu’il aime.
Je retrouve les bras d’Owen, avec à nouveau cette douleur dans mon
ventre que j’avais réussi à faire partir.
Mathieu passe en dernier. Il dépose délicatement un nœud papillon avec
un léger sourire. Il regarde dans le vide quelques instants. Je ne sais pas ce
que ce geste signifie entre eux. Je sais juste que la larme de Mathieu en dit
long. Il dit adieu à son frère, son meilleur ami, son binôme. Rien ne pourra
combler cette douleur.
Il observe encore quelques secondes la dernière demeure de notre Mike.
Peut-être prononce-t-il quelques mots. Peut-être se remémore-t-il des
blagues qu’ils ont échangées, ou la dernière fois qu’il a pris le temps de dire
à son ami à quel point il tenait à lui. Peut-être n’a-t-il jamais songé à le
faire. Il n’en avait pas besoin.
Il déglutit difficilement avant de se relever. Nous sommes là pour le
serrer dans nos bras quand enfin il laisse aller son chagrin. Owen le tient
fermement contre lui sans rien prononcer. Aucun mot ne pourra jamais
apaiser cette perte.
La cérémonie prend fin et nous rentrons chez les Miller sans trop savoir
ce que nous sommes censés faire à présent. La vie s’est comme arrêtée. Qui
appuiera à nouveau sur le bouton play ? Quand ?
Tout ce que je sais, c’est qu’à présent, Mike est parti. Nous allons devoir
apprendre à vivre avec la douleur et sans lui. Nous allons devoir nous
relever, reprendre nos vies. Ne sont-elles pas trop courtes pour les gaspiller
à pleurer ? C’est ce qu’il nous aurait dit de faire.
Je crois que le meilleur hommage que je pourrais lui rendre serait de
simplement vivre, d’être heureuse et d’avoir quelque chose à lui raconter
quand je le retrouverai.
Il va faire des ravages au paradis.
Je sais qu’il n’est pas seul là où il est.
Je l’espère.

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Chapitre 23

Novembre – Espagne

OWEN

« Le spectacle doit continuer », n’est-ce pas ?


La mort fait partie de notre sport et aucune saison ne s’est jamais arrêtée
après la perte d’un pilote. C’est même assez rare qu’une course prenne fin
après un accident. Nous connaissons les risques du métier et nous
choisissons de les prendre, car nous vivons pour ça.
Nous testons de nouvelles technologies, nous repoussons les limites de
nos moteurs, nous pilotons des merveilles mécaniques, nous participons à la
grandeur de constructeurs automobiles.
Les courses ont un sens. Mike n’aurait jamais voulu que nous arrêtions
de piloter. C’était son rêve, c’est le mien. Je compte bien soulever la coupe,
célébrer ma victoire et la lui dédier. Nous nous devons de profiter de la vie
ou bien nous sommes tous bons à enterrer.
Me remettre la tête dans la préparation de la fin du championnat m’aide à
surmonter cette perte. Je me dévoue entièrement à mes entraînements.
Bryan comprend mon besoin et me donne la fatigue que je demande. Lise
n’est jamais bien loin, à présent. Elle n’a plus à travailler et elle a trouvé les
preuves que nous cherchions.
Évidemment, ce n’est pas le moment de lancer ce scandale. Nous allons
attendre la fin de la saison pour tout déballer. Mais ça sera fait, nous le
devons aux personnes qui ont pris la parole.
Plutôt que de s’ennuyer à ne rien faire, Lise profite de mes entraînements
pour se défouler. Elle utilise mes machines pendant que Bryan me coache.
L’avoir sous les yeux me déconcentre un peu. J’ai sans cesse envie de la
toucher, de l’embrasser, de la sentir. J’ai besoin de la prendre, de
m’enfoncer en elle. Je crois que j’ai peur qu’elle disparaisse.
Mais elle est bien là. Je dois me ressaisir.
Les essais libres en début de week-end me permettent de me remettre
dans le bain. La première demi-journée n’est pas exceptionnelle, je suis
ailleurs. Mais je me rattrape les deux sessions suivantes. Je mets mes doutes
de côté, mes craintes pour avancer. À l’instant où un pilote commence à
avoir peur, il peut dire adieu à sa carrière. La mienne débute à peine.
Pendant les qualifications, je sens que Gab, Matt et Loris sont parvenus
au même constat que moi. Cette course est pour Mike et nous allons la
dominer pour le rendre fier. Nous avons quelque chose que les autres n’ont
pas : la hargne.
Nous arrivons tous les quatre en Q3. Quand vient le moment de s’élancer,
nous nous succédons sur la piste pour enregistrer nos temps.
Je pousse la voiture dans ses retranchements. Je dévore le premier
secteur, enchaîne le second avec puissance, le dernier glisse sans accroc.
J’obtiens le meilleur temps.
— Box, box.
— Reçu.
Je rentre au stand pour voir ce que font les autres. Je ressors dans les trois
dernières minutes pour assurer mes arrières, au cas où quelqu’un me
surpasserait. Les temps se succèdent, mais aucun ne me détrône. J’attends
la fin des qualifications pour regarder le classement.
Gabriel a pris la seconde place. C’est vraiment bon pour lui. Porana est
en P3, Loris en P4, Nilson en P5. Je suis un peu triste de voir Mathieu en P8
mais je ne peux pas comparer ma douleur à la sienne. Je ne sais pas ce qu’il
se passe dans sa tête, je comprends simplement que pour l’instant il n’est
pas retombé sur ses pieds.
La course de demain s’annonce bien pour moi. Si je ne commets pas
d’erreur, je peux remporter le championnat.
Je rentre me reposer à l’hôtel pour la soirée avec Lise.
Ce soir, nous avons décidé de partager un bain. Nous avons besoin de
nous détendre. L’enjeu de ce Grand Prix est crucial. Si je l’emporte, des
sponsors tomberont du ciel, l’écurie sera forcée de me donner plus
d’importance, je rendrai hommage à Mike. Bref, j’ai la pression. J’ai hâte et
je ne tiens plus en place.
Lise est assise entre mes jambes, elle repose sa tête sur mon épaule. Mes
bras enroulés autour de sa taille, je caresse doucement sa peau. Son odeur
m’apporte la paix.
— Ce dernier mois a été… riche en émotions, remarque-t-elle.
Tout s’est déroulé si vite.
— Et il n’est pas terminé, ajouté-je.
Ses sourires se font rares en ce moment, je suis content d’en voir un
apparaître sur ses lèvres.
— Je t’aime, chuchoté-je à son oreille.
Je ne cesse de lui répéter, mais j’ai besoin qu’elle le sache.
— Mon champion, répond-elle.
Ses seins dépassent de l’eau. En temps normal, j’aurais été terriblement
excité. Je le suis, mais j’apprécie aussi simplement de pouvoir la regarder.
Je suis chanceux, ce dont j’ai plus conscience que jamais.
Nous commençons à débattre de la course. Reprendre nos habitudes me
met du baume au cœur.
Nous sortons de l’eau et nous séchons pour filer au lit. Sous les draps, je
l’enlace et me perds dans son odeur avant de m’endormir. Ce soir, je ne fais
pas de cauchemars. Je suis même satisfait d’être parvenu à traverser la nuit
d’une traite.
À mon réveil, je suis fin prêt pour en découdre sur le circuit. Je suis
motivé, excité, déterminé. Je connais ma mission et je veux la mener à bien.
La course est évidemment dédiée à Mike. Avant que ça ne commence,
nous nous réunissons en cercle sur la piste pour lui rendre hommage. Un de
ses casques est déposé au centre, entouré de roses. L’hymne national
américain est joué. Une minute de silence est respectée.
C’est beau, important, mais aussi très perturbant. À cet instant, je dois
faire de mon mieux pour me mettre dans ma bulle, me protéger, occulter la
réalité. Je suis déjà en mode course. J’y suis obligé si je veux gagner. Mes
émotions ne doivent pas prendre le dessus.
L’hommage prend fin, chaque pilote repart dans son box.
Bryan procède aux derniers étirements et exercices de concentration.
Smith passe m’encourager. Il a conscience que je représente leur unique
chance de l’emporter cette année.
Je monte enfin en voiture. Le départ est pour dans quelques minutes
seulement.
La voie des stands se vide. Nous entamons le tour de formation. Je
chauffe au mieux mon train avant de me poster en pole en haut de la ligne
de départ.
— Dernière course, Owen. Donne tout.
— C’est l’idée.
Mes freins commencent à chauffer. Mes pneus à refroidir. Heureusement,
les lumières s’éteignent et j’accélère sans tarder.
Je fais un bon démarrage, mais Hupert et Porana aussi. Le combat est
dur. Si Porana n’a pas autant la rage que Gabriel et moi, tous les deux avons
une raison de ne rien lâcher aujourd’hui. Nous devons bien ça à Mike. Je
veux remporter le championnat.
Heureusement pour moi, la Dark Crown est plus puissante que la
Neptune de Gabriel. Sa monoplace a tendance à chauffer s’il reste trop près
de moi tandis que ma voiture s’envole quand elle est sur le devant.
Je prends précautionneusement tous les virages à la plus haute vitesse
que je peux pour gagner de l’avance et ensuite ménager mon train de pneus
en rythme de croisière.
— Écart : 2,7. Le rythme est bon.
— Reçu.
Gabriel perd du temps en se défendant contre Porana. J’en profite pour
creuser l’écart. La voix de Lise me guide dans certains secteurs que je
maîtrise moins. Celle de Mike m’ordonne de remporter cette putain de
coupe.
En soi, je n’aurais qu’à me positionner une place au-dessus de Nilson
pour l’emporter. Mais je veux symboliquement la victoire de cette course.
C’est viscéral. Je souhaite gagner le championnat, soulever la coupe d’une
main et celle du Grand Prix de l’autre. Je dois écraser mon coéquipier,
l’humilier pour mieux le détruire. Ce circuit est pour moi.
— Quelle est l’usure de mes pneus ?
— Méfie-toi de l’avant gauche, usure 20 %.
— Ça marche.
J’enchaîne les tours jusqu’à mon arrêt au stand. Je serre les dents en
priant pour que l’écurie ne me fasse pas un sale coup pour me faire perdre
le championnat. Ça serait insensé. Ils perdraient le championnat
constructeur en jouant à ça, ils ne peuvent pas se le permettre. Mais je
pensais aussi qu’ils ne vireraient pas Lise, donc maintenant je me méfie.
J’entre dans la voie des stands et m’arrête 2,6 secondes pour mon
changement de train. C’est efficace, rapide. Je ressors en P5. C’est une
autoroute qui s’offre à moi.
Petit à petit, les pilotes devant moi boxent et me laissent la voie libre. Je
n’ai presque pas de dépassement à faire, mes pneus n’en seront que plus
efficaces sur la fin de la course. Si j’arrive aussi à remporter le fastest lap,
je serai le plus heureux.
— DNF pour Porana, m’informe mon ingénieur.
C’est bon pour Mathieu, ça.
— Garde ce rythme, encore quinze tours.
— Allez !
La victoire n’a jamais été aussi proche, tout comme mon rêve. À cet
instant, j’oublie tout. Je n’ai qu’un but et seulement une vingtaine de
minutes pour l’atteindre.
Mon ingénieur est aussi excité et tendu que moi. Il ne cesse de me parler
et de me donner des informations inutiles.
Je ne vois pas les fans, mais je sais qu’ils exultent.
Je veux ce podium.
— Dix tours.
— Écart ?
— 10,9 avec Hupert.
Je n’en reviens pas qu’il ait défendu sa position toute la course, c’est bien
une première pour une Neptune. Il a la haine, ça le motive. Il mérite une
belle fin de saison.
J’avale les tours et me retiens de crier quand mon ingénieur m’annonce
les trois derniers.
Mes pneus sont en bonne forme et je me dis que je peux aller chercher le
fastest lap. Je pousse un peu plus pour prendre en vitesse. Je pense pouvoir
gagner deux secondes.
— Dernier tour, Owen !
Il ne tient plus en place.
Mon cœur bat à cent à l’heure. J’y suis, j’y suis ! Quelques centaines de
mètres.
Enfin, je vois le drapeau à damier et mon équipe sur le grillage.
Avant même que je ne passe la ligne d’arrivée, mon ingénieur hurle à la
radio.
— P1, P1, Owen ! T’es un putain de champion du monde ! Tu l’as fait !
Son excitation décuple la mienne.
— Yes ! Yes ! Yes !
— Beau travail, Owen. Beau travail, superbe course, me complimente
Smith plus sobrement.
— Oh, putain ! Celle-là elle est pour Mickey. C’est pour toi, mon vieux.
Putain…
J’en ai du mal à respirer. Je n’arrive pas à y croire. Je pourrais presque
pleurer. Le rêve était atteignable, je le voulais et je l’ai fait.
Je n’en reviens pas.
Je termine mon tour pour saluer les gradins pendant que le reste des
monoplaces va se garer au parc fermé. Je suis le dernier en piste, je ne veux
pas quitter ma voiture.
— La voie est libre Abbott, m’informe mon ingénieur. Fais-nous le show.
Il n’a pas à me le dire deux fois.
Je me positionne sur la ligne de départ pour entamer une série de donuts
à faire hurler les fans. Mes gommes chauffent, fument. Des cercles noirs
apparaissent sur la piste. J’ai gagné. J’ai gagné !
Owen Abbott remporte le championnat du monde de Formule 1 2020.
C’est mon putain de moment.
Je finis par sortir de la voiture en levant les bras au ciel sous les
acclamations de la foule. Je ne vais pas la jouer discret. Non, je veux que le
monde entier sache que j’ai gagné. Je les ai tous battus.
C’est pour toi, Mike.
Les fans m’acclament tout le long de mon chemin jusqu’à ce que j’arrive
face à Tomari pour l’interview de fin de course. Mon équipe m’accueille,
m’enserre, me félicite. Mis à part Smith et Nilson, ces mecs méritent de
savourer autant que moi. Ils ont gagné le championnat constructeur. Leur
travail a payé et ils sont tout aussi fiers.
Les pilotes arrivent petit à petit, ils me congratulent chacun à leur façon.
Loris me prend dans ses bras.
— Bravo, mon vieux, on va fêter ça malgré tout. On doit fêter ça !
C’est clair. Mike n’aurait pas voulu que nous nous en privions. Jamais.
Pour aucune raison. Ce genre de moment peut n’arriver qu’une fois dans
une vie. Je ne peux pas passer à côté. Je sais que mon ami reste près de moi
et que s’il avait été là, il partagerait ma joie.
Mathieu arrive à son tour pour une accolade.
— Incroyable. Félicitations mon frère. On en rêvait.
— On en rêve toujours, remarqué-je.
Je suis content de voir un léger sourire sur ses lèvres, aujourd’hui. Sa
course n’a pas été bonne. Il souffre mais il reste un peu de joie au fond de
lui. Ça me rassure et j’espère qu’il viendra faire la fête. Nous avons tous
besoin de nous prendre une cuite, de nous sentir vivants, de profiter.
Je devrais rejoindre Tomari pour débriefer, mais je vois Lise arriver. Son
sourire est éblouissant, ses yeux pétillent, embués de larmes. Elle est fière.
Je fais deux pas vers elle puis, finalement, elle court vers moi et me saute
dans les bras. Je la soulève sans mal, elle enroule ses jambes autour de ma
taille. Nous nous lançons dans un baiser enflammé sur la piste. Je la serre
de toutes mes forces. Je pourrais la croquer de bonheur, d’excitation.
Elle ne sait pas quoi dire. Nous nous regardons, euphoriques, étonnés,
comblés. Nous rions ensemble d’incrédulité de nous retrouver là, à cet
instant. C’est un putain de rêve de gosse. Lise le partage. Elle le vit avec
moi.
— On a gagné, lui soufflé-je.
Elle m’embrasse.
— Tu as gagné. Mon champion.
Sa fierté vaut bien plus qu’une coupe. Je l’ai comblée et ça me suffit.
— Je crois que tu es attendu, superstar, se moque-t-elle avec un
mouvement de tête vers les journalistes.
À contrecœur, je desserre mon étreinte et laisse ses pieds retomber sur le
sol. Je l’embrasse délicatement avant d’honorer mes obligations.
Gabriel vient de finir son interview, c’est à mon tour. Nous nous enlaçons
en nous croisant.
— Félicitations mon vieux. Je n’aurais voulu partager aucun autre
podium avec toi.
Ses mots me touchent.
— Tu as déchiré, Gab, le félicité-je.
Il hoche la tête, il ne semble toujours pas y croire.
— Mike me donne des ailes.
Nous sommes deux.
L’interview débute. Je réponds aux questions dont je me fiche
complètement. Je joue le jeu, mais tout ce que je voudrais, c’est retrouver
mes amis, déboucher une bouteille et profiter de ma victoire avec eux. J’ai
pris conscience que je n’ai plus de temps à perdre. Je veux savourer chaque
moment avec mes proches.
Je signe quelques autographes puis rejoins le podium pour la remise des
prix.
Quand le speaker appelle mon nom, la foule se met à hurler. Tous les fans
célèbrent notre réussite, ils crient, chantent et brandissent les drapeaux au
logo de l’écurie. Le staff se déchaîne aussi de son côté. Et Lisie m’acclame.
Je suis sur un nuage, dans une dimension parallèle. Mon cerveau ne
parvient plus à intégrer les informations. Les hymnes nationaux résonnent
sur le circuit, repris en chœur par les supporters. On nous remet les coupes
de la course, puis j’en reçois une spéciale pour le championnat. Smith
récupère celle du championnat constructeur.
Mes deux coupes dans les mains, j’observe le ciel. Je ne sais pas si Mike
est là. J’espère qu’il voit ça. En tout cas, il a été présent tout le Grand Prix
et il l’est spécialement dans mon cœur à cet instant. Je ne pouvais pas
mieux lui rendre hommage.
Mon regard croise ensuite celui de Gabby. Nous nous comprenons.
Machinalement, nous prenons nos bouteilles de champagne, retirons
l’aluminium et les fils de fer. Nous tapons les bouteilles à terre, faisant
sauter les bouchons et stimulant les bulles. Le liquide jaillit. J’asperge mon
ami qui me le rend bien. Nous n’oublions pas d’intégrer Charley à la fête,
qui partage ce podium avec nous.
Les cris des fans recouvrent le son de la musique. Des confettis sont
libérés au-dessus de nos têtes. Nous nous tournons vers le parterre de
supporters pour les arroser à leur tour.
Je claque ma bouteille contre celle de Gabriel.
— Pour Mickey.
— Pour Mickey.
Et nous terminons notre champagne à grandes gorgées.
Je regarde une dernière fois l’écran géant derrière moi. Ma photo est
affichée avec mon tout nouveau titre.
Je suis champion du monde.
J’ai la femme de ma vie à mon bras.
Mon meilleur pote a partagé mon podium.
Putain.

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Chapitre 24

Novembre – Espagne

LISE

J’oublie le départ de mon ami quelques instants.


Ça y est. Owen a réalisé notre rêve. Il est champion du monde de
Formule 1.
Si moi je suis à ce point euphorique, je n’ose pas imaginer ce que lui
ressent.
Je l’attends devant son box où il est en train de se nettoyer. Il ne devrait
plus en avoir pour très longtemps. Le champagne a collé les confettis sur sa
peau. Je suppose qu’il va tout de même en ramener un certain nombre à
l’hôtel.
Le paddock se vide doucement.
J’ai du mal à me dire que la saison est terminée. Nous allons avoir trois
mois de repos. Enfin, comme je n’ai plus de travail, Owen va avoir trois
mois de pause.
Je regarde les gens sortir de l’enceinte du circuit. Il y a des supporters,
des membres des staffs, mais aussi quelques pilotes entourés de la sécurité.
Bon nombre de personnes me saluent. Ils doivent m’identifier comme la
compagne d’Owen. Nous n’avons pas été très discrets tout à l’heure.
Cependant, personne ne m’approche. Tant mieux, je n’aime pas trop les
bains de foule.
Je me mords la langue d’avoir pensé ça, car justement deux femmes
m’abordent. Leurs visages me disent quelque chose, mais je ne suis pas
certaine de les connaître.
Ce n’est que lorsque je lis leurs badges que je fais le lien. Il s’agit des
épouses de Millet et de Newman. Les pommettes et le nez rougis, elles ont
l’air pompettes. Elles n’ont pas fait que regarder la course, ces deux-là.
— Tu es la copine d’Abbott, c’est ça ? demande la femme de Newman
d’une voix haut perchée.
Elle me semble aussi tarée que son mari.
Je hoche la tête en leur serrant la main. Elles se mettent à glousser.
— Tu sais ce qu’on dit ? ajoute l’épouse de Millet.
— Ce qu’on dit sur quoi ? lui demandé-je immédiatement, intriguée.
Les deux amies rigolent de plus belle.
— Sur les champions et leur compagne, explique Newman.
Pitié Owen, sors-moi de là.
Les deux femmes me font un clin d’œil lubrique avant que Millet se
penche vers moi et me chuchote à l’oreille dans une douce odeur de vin :
— Tu vas baiser toute la nuit, ma chérie. J’espère que tu es en forme !
Mon Dieu…
Je n’étais pas prête à entendre ça. J’en reste muette. J’imagine qu’elles
savent de quoi elles parlent, elles-mêmes ayant vécu ce moment. Je me
doute qu’elles cherchent juste à me taquiner mais je suis tout de même mal
à l’aise. Nous ne nous connaissons même pas !
— Bonne soirée ! me lance Newman avant de s’en aller bras dessus bras
dessous avec son amie.
Owen sort enfin de son box et éclate de rire en voyant ma tête effarée.
— Ça va, Lisie ?
Je me frotte le visage, amusée et un peu émoustillée à l’idée de ce qui
m’attend – selon leurs dires.
— On rentre ?
Il ne me fait pas plus patienter. Nous quittons le paddock sous les
acclamations des fans. Owen signe encore quelques autographes puis nous
montons en voiture.
Le chauffeur nous ramène à l’hôtel où nous filons dans notre suite.
La porte claque derrière nous. Le regard d’Owen devient carnassier. Il
veut fêter sa victoire avec moi.
— On prend une douche, champion ?
Ce surnom l’allume. Je flatte son ego. Il s’approche de moi, me prend par
la taille et capture mes lèvres avec avidité. Sa langue trouve la mienne, il
me taquine, me mordille. S’il ne collait pas autant à cause du champagne,
nous serions déjà dans la chambre. À la place, je l’emmène avec moi dans
la salle de bains. Il garde ses lèvres accrochées aux miennes.
Devant la douche, j’entreprends de défaire sa combinaison.
Certaines femmes fantasment sur les pompiers, d’autres sur les policiers.
Moi, je ne vis que pour baisser la fermeture Éclair de sa combinaison de
pilote. Dieu merci, il ne l’a pas retirée avant de rentrer. Je prends mon
temps, savoure l’instant. Rien ne m’excite plus que cette tenue et d’être
celle qui va la lui enlever.
Je défais le scratch au niveau de son cou puis baisse très lentement la
fermeture Éclair jusqu’à sa taille. Je repousse le vêtement sur ses épaules,
l’invitant à enlever les manches, tout en me délectant de la dureté de ses
sous mes mains. Le haut de la combinaison tombe sur ses hanches.
Je suis déjà trempée d’anticipation. Son euphorie est communicative. Je
n’ai plus de doute quant au fait que cette nuit sera mémorable.
Je laisse glisser le reste de la combinaison sur ses jambes, puis m’attaque
au haut moulant qu’il porte en dessous. Encore trempé de sueur et de
champagne, celui-ci est presque transparent, ce qui me donne d’autant plus
envie de le lui arracher pour lécher sa peau sans retenue. Je continue à
l’embrasser en le dénudant. Owen me laisse ensuite retirer ses leggings, un
sourire en coin de me voir ainsi agenouillée devant lui. Tout en me mordant
la lèvre d’envie, je remonte face à lui, caresse délicatement son torse aminci
après cette course, suçote son cou. Il grogne de plaisir avant de retirer mes
vêtements à la hâte.
Il me porte sous l’eau chaude dès que nous sommes nus. J’enfonce mes
doigts dans ses cheveux, il agrippe mes fesses. Nos baisers sont de plus en
plus enflammés.
— Lise, murmure-t-il contre ma bouche.
Il est ailleurs, transporté par le désir.
Pour faire durer le plaisir, je me détache de lui pour le laver. Je recouvre
mes mains de savon et parcours son corps. Mon regard lié au sien,
provocant, je commence à caresser son sexe auquel je réserve une attention
particulière. Il est tendu, dur, excité. Ses lèvres entrouvertes laissent passer
son souffle court, haletant. Ses yeux mi-clos traduisent son état de
béatitude. Je frotte mon nez au sien, mordille sa lèvre inférieure tout en
laissant ma main monter et descendre sur sa longueur. Owen se perd dans
l’instant, puis se reprend pour s’occuper de moi.
Ses mains s’égarent. Lui ne fait même pas semblant de me savonner. Il
commence par ma poitrine qu’il empoigne sans retenue avant d’en pincer
les extrémités. Ses mains descendent sur mes côtes, ma taille, mes hanches.
Il enserre chaque partie de mon corps, comme pour se prouver que je me
trouve bien entre ses doigts. Son regard débordant d’envie me cloue sur
place. Je suis face à un animal qui ne demande qu’à me dévorer. L’ivresse
de la victoire ne l’a pas quitté et je suis celle à qui il réserve cet excès
d’énergie.
Ses doigts atteignent mon sexe qu’ils pénètrent frénétiquement. Une
main m’empoigne les fesses pour me maintenir tandis que l’autre prend tout
ce que j’ai à lui offrir. Je ne suis plus que gémissements et tremblements.
Owen se repaît de ce contrôle qu’il a sur moi. C’est une nouvelle victoire
à ajouter à sa liste du jour.
Il m’amène au bord du gouffre, avale mes cris en m’embrassant
passionnément. Quand il sent le plaisir monter en moi, il croque durement
ma mâchoire avant de se retirer pour me pencher vers le mur, mes fesses
offertes à son regard.
— Dis-moi que tu vas me prendre comme ça, plaidé-je tout en cherchant
à l’exciter davantage.
— Tu me fais sentir comme le putain de roi du monde, me confie-t-il
dans un grognement.
— Tu es le champion du monde, Owen, continué-je de flatter son ego et
d’alimenter son désir.
Un soupir d’aise lui échappe quand son sexe s’approche de ma fente
trempée. Je ne pense pas avoir un jour plus mouillé que ça. Je me consume
de désir pour lui, pour cet instant inégalable.
Il me caresse de son gland. C’est sa façon de me prévenir, de me laisser
le temps de changer d’avis si je veux autre chose. Je pousse mon bassin à sa
rencontre pour lui donner mon feu vert, et lui dire de se manier le train.
Je l’entends ricaner.
— Impatiente ? me provoque-t-il.
— Impuissant ? rétorqué-je en tournant le visage vers lui.
Son sourire imite le mien.
Je m’apprête à lui ordonner de s’y mettre quand il me satisfait enfin. Il
s’enfonce en moi avec douceur pour me laisser le temps de m’habituer à
son intrusion. La douche n’est pas le meilleur endroit pour faire l’amour.
L’eau n’est pas connue pour aider l’acte. Mais je suis si excitée que je n’en
ai rien à faire. Ça tire, mais j’aime sentir sa présence de cette façon.
Je hoche imperceptiblement la tête pour le prévenir que je suis prête. Il
n’attend pas plus pour entamer ses à-coups de plus en plus rapprochés et
profonds. Je m’accroche au mur, il me maintient en m’agrippant les
hanches. Ses doigts s’enfoncent dans ma peau de plaisir. Il me tient comme
si j’allais lui échapper, comme si j’étais son ancre.
Nos gémissements se mêlent. J’aime l’écouter, le sentir perdre pied.
J’entends son plaisir monter, il décuple le mien.
Je suis tout près. Son dernier coup de reins est le plus puissant, il
déclenche mon orgasme. Je l’enserre si fort que je l’emporte avec moi. Il se
penche sur mon dos, me mord l’épaule alors que la jouissance le ravage.
Nous sommes à bout de souffle, épuisés, comblés.
Nous sortons de la douche quand nous avons repris nos esprits. À
l’opposé de l’acte brut qui vient de se terminer, Owen m’enroule avec
douceur dans une serviette avant d’en trouver une pour lui.
— Je voulais te faire l’amour dans le lit à la base, m’informe-t-il, amusé.
— Après c’est moi l’impatiente, le taquiné-je.
Il rigole.
— Tu es au courant qu’on va recommencer d’ici dix minutes ?
Son regard me dit qu’il ne se moque pas de moi. Elles avaient raison, les
Millet et Newman, ma soirée s’annonce mouvementée ! Je suis prête à
prendre tout ce qu’il veut me donner.
Si j’ai bien compris un truc, c’est que la vie doit se vivre maintenant, pas
demain. J’ai envie de lui, de tout. Il peut me prendre autant qu’il veut ce
soir. Je crois que je ne serai jamais rassasiée de lui. En tout cas, après cette
victoire, l’excitation est telle que j’ai du mal à ne pas en vouloir plus.
Nous remettons ça à deux reprises avant de nous rendre à la fête
organisée pour célébrer le titre d’Owen.
Là-bas, nous rejoignons Loris, Mathieu, Gabriel et Mélanie. J’ai invité
Nora. Mel a, elle, fait venir son amie Mai. Malgré l’absence de Mike, nous
trinquons à la fin de la saison, à la victoire d’Owen, mais aussi à la pensée
de notre ami. Ce soir, nous nous mettons d’accord pour souffler, pour lâcher
la pression et pour profiter de la vie que Mike ne pourra plus vivre.
Nous buvons, dansons, parvenons à faire un peu rire Mathieu avant qu’il
ne se prenne une cuite monumentale. Il repart accompagné de deux
femmes. Je ne sais pas quoi en penser, si ce n’est que si ça peut l’aider à
oublier, alors soit. Il a besoin de temps.
Owen et moi continuons de nous draguer, de nous séduire et de nous
allumer. Nul doute qu’un nouveau round nous attend en rentrant. Mais d’ici
là, nous passons un bon moment avec notre groupe. Le champagne coule à
flots.
Avec tout ça, nous en omettons presque le cas Nilson. Ce n’est que
lorsque Loris en parle que nous nous rappelons ce que nous étions censés
dénoncer.
— On doit toujours faire sortir l’histoire, affirme Nora.
— Entièrement d’accord, affirmé-je.
Même si Owen a gagné, Magnus reste son coéquipier et il redoublera
d’efforts l’année prochaine pour le faire tomber. C’est hors de question. Cet
homme doit faire face à la justice.
— Vous pensez toujours appeler la presse ? demande Gabriel.
Owen hoche la tête.
— Et envoyer un dossier à la fédération aussi. La justice peut prendre du
temps, mais eux voudront sûrement se débarrasser de lui.
— Quand ? interroge Mélanie.
Je hausse les épaules.
— Bientôt.
Il va falloir revoir notre plan pour enfin laisser éclater le scandale après
tout ça.
— Bon ! Parlons de choses plus joyeuses ! impose Gabriel.
— Mon mec est enfin là ! s’exclame Loris en se levant.
Il va rejoindre son homme qui l’embrasse, heureux de le retrouver.
— J’en ai marre du célibat, songe Gabriel. Mais je n’ai pas le temps.
Sa sœur se moque de lui.
— Tu n’as surtout pas de touche.
Les frangins se lancent dans un débat sans fin où chacun charrie l’autre.
Je rigole devant cette scène, blottie dans les bras de mon chéri.
Cette année, j’ai peut-être perdu mon job mais j’ai retrouvé mon âme
sœur. J’ai compris quel combat j’avais envie de mener et je crois que je suis
maintenant guérie de la fin de ma carrière. Avec Owen à mes côtés, je sais
que je vais rebondir. Je serai avec lui la saison prochaine et ensemble, nous
allons encore tous les écraser.
— Je t’aime, lui glissé-je entre deux vannes de nos amis.
— On rentre ? propose-t-il avec un sous-entendu plus que clair.
Mon sourire lui donne sa réponse. Nous nous excusons et filons à l’hôtel
célébrer pour la centième fois nos retrouvailles qui étaient pourtant loin
d’être gagnées.

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Chapitre 25

Décembre – Angleterre

LISE

Ça y est. Les preuves contre Nilson ont été envoyées à plusieurs journaux
et directement à la fédération. Les papiers devraient sortir rapidement. Sa
chute est imminente.
De notre côté, Owen et moi allons pouvoir profiter de vacances bien
méritées. Nous avons besoin de souffler. Les saisons sont intenses et celle-
ci l’a particulièrement été pour nous. Nous allons aussi prendre le temps de
faire entièrement le deuil de notre ami.
Dans deux semaines, nous partirons pour les Philippines, quelques jours
à l’autre bout du monde nous feront du bien. Les plages de sable fin
m’appellent.
Je me vois déjà en maillot à longueur de journée dans un remake du
voyage de noces de Twilight sur une île privée. Je ne sais pas exactement ce
qui nous attend, mais c’est ça que j’imagine. Owen s’est occupé de tout
réserver, je me laisse porter.
D’ici là, nous logeons dans son appartement londonien. Nous profitons
d’avoir des grasses matinées et beaucoup de temps tous les deux. Nous ne
réalisons qu’à cet instant à quel point nos vies vont à cent à l’heure en
pleine saison.
Cette année, je ne suis même pas obligée de bosser sur la saison
prochaine. Je suis en paix, comme mon pilote.
Pendant que monsieur dort encore, je prépare le petit déjeuner. Je me suis
réveillée avec une grosse envie de pancakes. Donc je m’attèle à concocter la
pâte quand mon téléphone sonne.
Le numéro est inconnu, mais je réponds malgré tout.
— Lise Cardin ? s’assure une voix de femme.
— Oui, c’est moi.
Je n’ai pas le temps de poser une question que la personne se présente.
— Bonjour ! Je suis Anita Baker. Je ne sais pas si vous vous souvenez de
moi. Nous avons discuté au gala de charité d’Abu Dhabi.
Mon cerveau relie toutes les informations.
— Oui, si ! Bien sûr ! Vous allez bien ?
Pourquoi m’appelle-t-elle ? Comment a-t-elle récupéré mon numéro ?
Je m’assois sur une chaise de la cuisine en attendant d’obtenir mes
réponses.
— Au gala, je ne pouvais pas encore vous en parler. Le projet était en
construction. Mais depuis nous avons bien avancé et surtout j’ai été épatée
par votre prise de parole dans la presse.
— Merci, réponds-je bêtement sans comprendre où elle veut en venir.
Elle marque une pause avant de poursuivre.
— Votre histoire et votre tempérament sont ce dont nous avons besoin.
— Excusez-moi, la coupé-je. Qui ça, « nous » ?
Elle rit nerveusement.
— Quelle andouille ! J’oublie l’information principale ! Je travaille pour
la fédération de Formule 1.
Hein ?
Je reste sans voix, alors elle poursuit sa tirade. Que me veut la
fédération ?
— Nous cherchons à faire bouger les choses. La fédération souhaite
redorer son image désuète et moi, comme vous le savez, j’aimerais soutenir
les femmes capables de prendre place dans une de ces voitures. Nous
aiderions plus généralement tous les jeunes discriminés à faire
véritablement leur entrée dans ce sport.
Je commence à tirer quelques conclusions sur la raison de cet appel. Mais
je ne veux pas me tromper.
— Pourquoi me contactez-vous ?
Elle se racle la gorge.
— Nous voulons vous proposer de faire partir de ce projet. La fédération
pense que votre profil serait un exemple pour les jeunes femmes et un
rappel de ce qu’il ne faut pas faire. Pour ma part, je vous trouve forte et
déterminée. Nous avons besoin de personnes motivées si nous désirons
secouer ce petit monde.
Je reste bouche bée, incapable de sortir le moindre son. La fédération est
vraiment en train de m’offrir sur un plateau d’argent le job de mes rêves ?
— Vous êtes partante ?
Je bégaie quelques instants avant de trouver mes mots.
— En quoi ça consisterait ? Je devrais faire quoi ? Qu’est-ce que je ne
devrais pas faire ? Enfin, vous connaissez ma… situation.
Owen arrive justement à cet instant. Encore à moitié endormi, sa moue
d’incompréhension me tire un sourire. Je lui intime de venir et mets le
téléphone en haut-parleur.
— Votre relation ne pose pas de problème. Il n’y aura pas de conflit
d’intérêts, car nous ne travaillerons pas avec les pilotes. Notre action
touchera plus les investisseurs, les directeurs d’écurie et surtout nous aurons
un pied dans chaque équipe junior pour vérifier ce qu’il s’y passe.
Owen écarquille les yeux. Moi, je suis toujours sans voix.
J’imagine que je ne pourrai pas suivre Owen sur toutes ses dates, que,
moi aussi, je voyagerai beaucoup. Mais c’est le job de mes rêves. Je vais
pouvoir aider de nombreuses jeunes filles et mettre à mal un modèle
dépassé.
— Qu’en dites-vous, Lise ? Vous acceptez ? insiste-t-elle.
Owen hoche rapidement la tête pour m’inciter à dire oui sauf que j’ai
déjà pris ma décision.
— Il va me falloir un peu plus de détails, mais sinon, oui, évidemment
que ce poste m’intéresse.
— Ne vous en faites pas, nous comptons vous rencontrer plus
formellement pour vous donner tous les détails sur cet emploi, sur le contrat
de travail. Bref. Tout ce dont vous avez besoin pour nous donner une
réponse définitive. Je voulais simplement m’assurer que vous étiez
intéressée avant d’enclencher les démarches.
— J’ai hâte de vous rencontrer, lui assuré-je.
Soulagée, Anita me donne les informations pour un prochain appel avec
un membre plus élevé de la hiérarchie, puis raccroche non sans m’affirmer
être ravie à l’idée de collaborer à mes côtés.
Dès la fin de l’appel, je fais un rapide résumé à Owen qui me prend dans
ses bras, heureux.
Il semblerait que je reste en F1, tout compte fait. J’ai trouvé un travail. Et
quel travail ! Ce petit monde n’a qu’à bien se tenir !

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Chapitre 26

Janvier – Angleterre

OWEN

Finalement, nous avons dû avancer nos vacances aux Philippines pour


que Lise puisse se rendre aux réunions organisées juste après avec ses futurs
patrons.
Le poste qui lui a été proposé semble la combler. En tout cas, elle a passé
ces deux semaines à ne me parler que de ça. Elle a hâte, elle a plein d’idées,
elle est surmotivée.
La voir comme ça m’emplit de joie. Elle a trouvé sa place. La fédération
est le plus haut niveau qu’elle pourra atteindre pour mener ce combat. Je
suis fier de cette femme incroyable.
Je comptais lui faire ma demande en mariage pendant nos vacances mais
le moment ne me paraissait plus aussi adéquat que prévu. Son entière
attention était fixée sur son nouveau job, je ne voulais pas interférer.
J’ai toute la vie pour lui demander sa main, car je compte bien passer le
restant de mes jours à ses côtés. Cette femme est mon âme sœur, mon
binôme et je n’imagine pas mon futur sans elle. Donc oui, je la demanderai
en mariage, que ça soit demain ou dans deux ans. J’aurai des enfants avec
elle, nous continuerons de débattre de F1 jusqu’à ce que la mort nous
sépare. Je m’adapterai à son nouveau poste et aux exigences qui vont avec,
car je ne reculerai devant rien pour la rendre heureuse. Je sais qu’elle
partage ces sentiments à mon égard.
Par nature, une vie en Formule 1 est incertaine, tout peut changer du jour
au lendemain et prévoir quoi que ce soit serait idiot. En revanche, ma vie
avec Lise n’a aucune autre issue possible, malgré notre passion et notre
implication commune dans ce sport impitoyable. C’est bien cette réalité qui
m’apaise et me rend plus heureux que jamais.
Après avoir profité du soleil, des cocotiers et de l’océan, nous sommes
rentrés à Londres où Lise s’est transformée en businesswoman accomplie.
Je la suis parfois à ses rendez-vous, porte son bloc-notes pendant ses appels.
J’arrive tout de même à lui tirer quelques minutes pour que nous puissions
nous retrouver tous les deux, savourer des moments qui n’appartiennent
qu’à nous.
Cela fait maintenant un mois qu’elle a reçu cet appel.
Ce matin, j’ai décidé de la laisser dormir pour aller courir. Mes vacances
vont bientôt toucher à leur fin. Les discussions avec Dark Crown vont
reprendre, mes entraînements aussi.
Je suis un peu frustré, la presse et la fédération n’ont pas réagi à nos
dossiers contre Nilson. Je commence à croire qu’il a réussi à enterrer
l’affaire. Si ce connard s’en sort, je ne suis pas certain d’arriver à piloter en
l’ayant encore comme coéquipier la saison prochaine. M’asseoir à côté d’un
harceleur sexuel sans rien dire, très peu pour moi.
Penser à ça me fait accélérer le pas. J’ai vraiment la haine. Le sponsor de
Singapour ne m’a jamais rappelé, en plus. Il a dû complètement abandonner
l’idée de soutenir des sportifs. Nilson a réellement tout foutu en l’air autour
de lui.
Je cours tête baissée pour oublier ces idées. La fatigue m’aide à occulter
ces conneries. Mais à trop vouloir fermer les yeux, j’en raterais presque
l’immense affiche représentant la une du dernier numéro de La Course.
— Putain…
Le titre est accablant.
Magnus Nilson : entre corruption et harcèlement sexuel
Le titre est accompagné d’une photo de lui cerclée de noir. Rien d’autre
n’apparaît sur la couverture.
— Waouh, marmonné-je.
Étant abonné au magazine, je rentre à l’appart pour le trouver dans ma
boîte aux lettres. Au lieu de lire l’article dans mon coin, je file réveiller Lise
qui elle aussi mourrait d’impatience d’avoir le fin mot de cette histoire.
— Hmmm… Quoi ? râle-t-elle encore endormie quand je la secoue.
Je lui mets le journal sous le nez. Elle écarquille les yeux et se redresse à
la hâte.
— Qu’est-ce que ça dit ? Montre !
Je m’assois à côté d’elle et ouvre le magazine à la page de l’article.
« Le pilote est accusé de corruption au sein de son écurie mais aussi
auprès de la fédération. Le commissaire mis en cause a été entendu et a
avoué les faits. Le Suédois pourrait se voir retirer son titre de champion du
monde pour triche. »
« Nilson apparaît par ailleurs dans une vidéo aussi écœurante que
pénalement répréhensible. On le voit clairement harceler une jeune fille et
la toucher sans son consentement. Par respect pour la victime, la vidéo n’a
pas été mise en ligne mais a bien été remise aux autorités. »
« Nos recherches nous ont aussi permis de mettre au jour de nombreux
paiements réalisés par Magnus Nilson en faveur d’une société dissimulant
en réalité des prestations de prostitution. »
« Le pilote suédois, toujours présumé innocent tant que sa culpabilité
n’aura pas été établie par l’instruction, pourrait tomber sous le coup de
nombreux chefs d’accusation et encourir plusieurs années de prison. Pour
autant, la fédération de Formule 1 nous a annoncé prendre ce cas très au
sérieux et avoir pris ses dispositions pour l’exclure définitivement du
paddock. L’écurie Dark Crown a quant à elle dénoncé ces agissements et
assure désormais procéder à de meilleures vérifications, étant sur le point
d’accueillir leur prochain pilote. Tous se disent solidaires des victimes
présumées. »
« Les preuves sont accablantes et nous n’avons nul doute que Magnus
Nilson sera reconnu coupable. S’il ne l’est pas, nous serons les premiers à
poursuivre les investigations afin de révéler les noms de ceux que le pilote a
pu payer pour enterrer l’affaire. Nous dénonçons ses actes et tous ceux qu’il
arriverait encore à cacher. Nous incitons aussi ses victimes à s’exprimer.
Justice sera faite. »
L’article s’étend sur six pages. Des photos, des témoignages et des
explications remplissent le dossier. Le magazine a manifestement pris le
temps de creuser bien plus que nous. Je ne vois pas comment Nilson
pourrait se sortir de là.
— C’est terminé pour lui, chuchote Lise.
Je n’aurai plus à m’inquiéter de ses conneries en piste. Malgré tout, j’ai
conscience que le budget de l’écurie va chuter sans son aide. J’espère que
Smith saura trouver un pilote blindé.
Les coups de téléphone se succèdent ce matin. Nos amis veulent nous
parler de l’article. Nora et Lise se félicitent d’avoir réussi. Je crois que Lise
joint aussi la jeune femme qu’elle a rencontrée à Lisbonne pour la soutenir
et lui assurer qu’elle est là pour elle en cas de besoin.
Smith m’a contacté pour discuter des événements et me demander de
faire profil bas pendant quelques semaines. Je crois qu’il était soulagé de ne
plus avoir à subir les ordres de Nilson. Il va à nouveau pouvoir mener sa
barque comme il le souhaite.
J’ai ensuite été surpris de le voir appeler Lise. Il lui a proposé de revenir
dans l’écurie. Ce qu’elle a refusé, évidemment. Elle lui a envoyé en pleine
face son nouveau job et lui a expliqué qu’elle allait être sur son dos à
présent à surveiller toutes ses décisions.
Le pauvre, il ne sait pas ce qui l’attend. Qu’il ne compte pas sur moi pour
la stopper.
À la fin de la semaine, nous apprenons que le parquet suédois s’est saisi
de l’affaire. Les personnes concernées et les témoins seront entendus. La
polémique a été telle qu’ils ne pouvaient pas fermer les yeux. J’espère que
la vérité fera surface et que les victimes trouveront la paix dont elles ont
besoin.
Du côté de l’écurie, les suppositions vont bon train pour savoir qui me
rejoindra. Certains parlent d’un rookie de F2, d’autres mentionnent Garcia
ou encore Adoni.
Je ne sais pas trop qui je préfèrerais affronter. La saison prochaine
annonce de nouveaux défis pour moi. J’y suis prêt tant que rien d’illégal ne
se trame à nouveau. Avec mon titre, je devrais prendre plus de poids dans
les décisions. J’ai hâte d’apporter ma touche à l’écurie.
Je dois aller voir les premières avancées à l’usine dans la semaine. J’ai
hâte de recommencer les courses. Ce sport est une drogue. Si j’apprécie une
pause de quelques jours, trois mois est un temps bien trop long. J’ai envie
de remonter en voiture et de courir.
Lise a ses premières réunions alors j’en profite pour rejoindre Bryan.
Nous avons prévu des séances pour me remettre en forme petit à petit.
Aujourd’hui, je le retrouve en début d’après-midi dans une salle installée
au QG de l’écurie.
Nous nous mettons en tenue et commençons par nous échauffer. Nous
échangeons sur nos dernières semaines de vacances en enchaînant des
exercices.
Quand il me sent prêt, il me fait passer à de la musculation plus intensive.
Celle de mon cou est particulièrement importante, tout comme mes
réflexes. Nous sommes repartis pour une saison d’entraînements. Ce n’est
pas ma partie préférée, mais c’est clairement une de celles qui me gardent
en vie.
Alors que je m’apprête à soulever de la fonte, mon téléphone sonne.
Bryan va pour l’éteindre, mais je cherche à savoir de qui il s’agit.
— Smith, répond-il.
Je soupire et lui demande de me le passer. Il pourrait peut-être
m’annoncer qui sera mon nouveau coéquipier.
Je décroche, à bout de souffle.
— Abbott, je te dérange ?
— Je m’entraîne.
— Bien, bien.
Il marque une pause avant de m’expliquer la raison de son appel.
— J’ai une bonne nouvelle, Owen !
J’échange un regard étonné avec Bryan. Il est d’une humeur bizarrement
joviale pour quelqu’un qui s’est pris un scandale dans la gueule et qui a
perdu beaucoup d’argent. Je suis surpris qu’il n’ait pas été viré d’ailleurs.
— Les anciens sponsors de Nilson m’ont contacté. Ils sont intéressés
pour te soutenir. Ils vont te faire des propositions rapidement et tu te doutes
qu’il faut que tu les acceptes.
Je soupire de soulagement. Nous avons clairement besoin de ça. Moi
d’autant plus, si je veux imposer ma façon de faire. J’imagine sans mal que
Smith sauve sa place avec ces contrats, c’est sa manière de se racheter. Il
n’a pas dû passer un mois des plus agréables.
— Tant que les clauses des contrats sont acceptables, c’est bon pour moi.
Il rigole nerveusement.
— Après l’affaire Nilson, crois bien que nous sommes particulièrement
vigilants.
Si mon siège ne m’était pas aussi précieux, je lui volerais dans les plumes
à ce sujet. Je préfère malgré tout avancer et me concentrer sur la prochaine
saison.
Il me donne les détails des offres pour que je m’y prépare et raccroche
rapidement pour repartir bosser.
— C’est bon ça ! s’exclame Bryan en me tapant dans la main.
— Ça va être une putain de saison, me réjouis-je.
Mon ami hoche la tête avant de m’obliger à me remettre au boulot.
— Faut que tu sois prêt ! En piste, mec !
J’obéis en rigolant.
J’ai encore plus hâte de reprendre.
Ce soir-là, je rentre à l’appart et annonce sans tarder la nouvelle à Lise.
Folle de joie, elle me saute dans les bras et m’embrasse avec passion.
Tout se profile bien cette fois. Je devrais n’avoir qu’à me contenter de
piloter. Reste à savoir qui sera mon adversaire principal. Rien n’est jamais
pareil dans ce sport, c’est ça qui est amusant.
Je compte bien remporter un second titre.
— C’est normal de ne pas aimer les vacances ? pense Lise.
— Je ne tiens plus en place, lui confirmé-je.
— On va faire l’amour ? propose-t-elle.
Toujours dans mes bras, je me contente de l’amener dans la chambre
pour combler ses désirs.
— Madame devient un peu trop exigeante.
— Monsieur se laisse un peu trop aller. Baisse ton pantalon !
Mon Dieu… Cette femme.
— Je t’aime, même si t’es complètement folle.
Au lieu de répondre, elle me pousse et s’attaque elle-même à mon
jogging.
Je suis un homme comblé.
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Épilogue

Février – Allemagne

MATHIEU

Buzz.
Buzz.
Buzz.
Encore légèrement bourré de la veille, il me faut un moment pour capter
que c’est mon téléphone qui vibre.
Je grogne, frustré d’avoir été réveillé.
Qui est-ce qui me casse les couilles encore ? C’est le week-end ! On ne
peut pas me laisser pioncer ?
Je prends mon portable et ravale mes plaintes quand je lis « Mercredi »
sur mon écran. J’ai raté l’appel en plus.
Après ça, je n’arriverai pas à me rendormir. Je me frotte les yeux et
prends connaissance des lieux qui m’entourent. Je n’ai pas la moindre idée
d’où je suis, ni… qui est cette… non, ces jeunes femmes allongées près de
moi.
Je soulève la couette, une capote est encore accrochée à mon sexe mou.
Elle est pleine. Je sais maintenant comment s’est terminée ma soirée. Je suis
ravi de voir que même torché, j’ai du bon sens.
La chambre pue la transpiration et la bite.
J’observe les filles à mes côtés pour tenter de me remémorer leurs noms
mais à bien y réfléchir, je ne suis pas certain de les leur avoir demandés.
La meilleure solution serait probablement de fuir les lieux, mais j’ai faim.
En plus, quitter une femme après le sexe sans rien dire c’est un truc de
lâche. Quitter deux femmes sans rien dire, c’est du suicide.
Mon téléphone vibre à nouveau et cette fois je décroche. J’attends d’être
sorti de la chambre pour parler. Je ne voudrais pas réveiller les demoiselles.
— C’est qui ? demandé-je, la voix éraillée par la soirée et l’alcool.
— Mathieu ? interroge une voix féminine.
Ça fait beaucoup de femmes pour un seul matin.
— Oh putain, c’est dégueulasse, marmonné-je en retirant la capote de ma
bite.
— Quoi ?
— C’est tout collant, expliqué-je.
Mon interlocutrice soupire et semble s’adresser à une autre personne qui
doit être à côté d’elle. Je ne comprends rien. Le marteau-piqueur dans ma
tête me tape sur les tempes.
— Monsieur Lecomte ? reprend d’un ton plus ferme une voix masculine.
— Pas si fort ! me plains-je.
J’entends du bruit dans la chambre. Les filles doivent être en train de se
réveiller.
Je ne sais même pas quelle heure il est. Je sais juste qu’on est mercredi.
De quelle semaine, allez savoir. Je suis dans quelle ville déjà ? Je crois que
je traîne en Espagne en ce moment, mais j’ai un doute, car il me semble
avoir pris un avion récemment. Peut-être que je suis en Allemagne tout
compte fait.
Je vais à la fenêtre pour trouver des indices, mais la lumière est bien trop
forte pour que je persiste à regarder.
L’homme poursuit de l’autre côté du combiné.
— Monsieur Lecomte, Keelean vous demande de bien vouloir rappliquer
en Écosse ! Vous avez rendez-vous avec le gérant de l’écurie et si vous ne
voulez pas dégager, il va falloir vous résoudre à vous montrer !
À la fin de sa phrase, il est presque en train de crier.
Je crois que j’ai déjà raté ce rendez-vous deux ou trois fois. Jusqu’ici, ils
n’avaient pas menacé de me virer, mais je pense que ça y est, je suis venu à
bout de leur patience.
Ils me cassent les couilles, Mickey. Tu les entends, sérieux ? Moi je
profite de la vie et eux, ils me cassent les couilles ! Mes couilles bien vides
après cette nuit.
— OK, me contenté-je de répondre avant de raccrocher.
Ah merde ! J’ai oublié de demander où et quand. Bon. Ils ont mon
numéro, ils me rappelleront.
Cette chaise est vraiment froide. Elle me glace le cul. J’ai besoin d’un
caleçon.
Mes compagnes de la nuit se lèvent au moment où je reviens dans la
chambre trouver mes fringues.
— Salut, toi, minaude la rousse.
Son maquillage a coulé, on dirait un film d’horreur. Mais je lui souris
tout de même.
— Dites les filles, vous savez dans quel pays on est ?
Elles gloussent et ne répondent pas, croyant à une vanne. Visiblement,
elles ne me seront d’aucune aide.
Je reçois alors un SMS.
« Vous avez rendez-vous dans une semaine avec le propriétaire de Keelean au QG de l’écurie
à Édimbourg. Mercredi, 10 h. Ne soyez pas en retard et certainement pas absent. »
Une semaine ? Ça va ! J’ai le temps de traîner un peu plus !
La saison est encore loin. En attendant, je compte bien profiter de la vie
et de tout ce qu’elle a à m’offrir !
Mec… Tu vas perdre ton siège ! Arrête tes conneries !
Je ne vais pas perdre mon siège ! J’ai même rendez-vous, regarde ! Je
gère, t’inquiète petit frère.

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Remerciements
Ce livre, et cette trilogie dans son ensemble, c’est avant tout une passion :
celle de la F1.
Tout a commencé avec une course regardée de force et me voilà quelques
années plus tard, complètement mordue, incapable de rater un Grand Prix et
bien trop impliquée dans ce sport pour mon bien (et mon temps d’écran).
Ce projet, j’y ai cru et j’y crois. Course après course, ces personnages ont
commencé à envahir mon esprit jusqu’à assez m’obséder pour me forcer à
passer outre cette crainte de ne pas réussir à écrire ce que je visualisais. On
Pole a été écrit en un mois. Ma motivation était telle que je n’ai pas senti les
heures passées sur mon clavier. Bon, par contre, j’ai bien senti les heures de
correction… Mais ça en valait la peine, car au final, ce projet est celui dont
je suis le plus fière.
Merci à toutes les personnes qui se sont investies de près ou de loin pour
ce roman, qui m’ont motivée, rassurée, conseillée. Merci à celles qui, dès
qu’elles ont appris pour ce projet, se sont montrées surexcitées à l’idée de le
lire. Cet enthousiasme aura été déterminant dans mes coups de mou.
Un grand merci à BMR et surtout à Zélie pour m’avoir fait confiance
avec ce roman et pour ce travail éditorial du tonnerre. Ce livre (comme tous
les autres) est mon bébé, j’y tiens comme s’il faisait partie de moi. Laisser
d’autres personnes travailler dessus est toujours un challenge, mais tout le
long de ma collaboration avec toi, Zélie, j’ai senti un réel respect pour mon
texte et ma position d’auteure vis-à-vis de mon manuscrit. Un énorme merci
pour ça.
Enfin, merci à toi qui as choisi de lire ce livre plutôt qu’un autre. J’espère
qu’il aura su te convaincre et que je n’aurais pas – malgré moi – sacrifié tes
prochains dimanches à regarder pendant des heures des voitures tourner en
rond sur des circuits difformes.

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Couverture : © Olga Ekaterincheva / © iurii / © STILLFX /
Shutterstock

© Hachette Romans, 2017, pour la présente édition.


Hachette Livre, 58 rue Jean Bleuzen, 92170 Vanves.

ISBN : 978-2-01-626477-5

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1.

CLÉMENCE
Le ciel est plombé. La pluie menace et il fait froid. Je suis gelée. Plus que
ça encore, et je ne parle pas de température. Mon corps est transi et mon
cœur est pris dans une gangue de glace. Il doit faire des efforts démentiels
pour continuer à battre, alors que le cercueil descend au fond du trou.
Tant que je n’imagine pas ce qu’il contient, j’arrive à gérer mais dès que
je pense à celui qui est enfermé, à tout jamais, entre ces quatre planches, je
sens l’angoisse m’envahir et je n’arrive plus à respirer. C’est un enfer et je
ne sais pas comment je vais m’en sortir. On m’a répété que ça passerait, que
le temps ferait son œuvre, mais je n’y crois pas.
Depuis une semaine je suis en mode survie… Le but : tenir jusqu’à
l’enterrement pour être à ses côtés une dernière fois. Mais après ? Quand
tout sera fini, qu’est-ce qui va se passer ? Comment vais-je pouvoir
supporter le vide abyssal dans lequel j’ai été projetée le jour où j’ai reçu ce
coup de fil assassin ?
Trevor avait une voix douce, empreinte d’empathie, mais ses mots étaient
terribles et ils m’ont broyé le cœur. J’ai lâché mon portable et je me suis
écroulée, essayant d’assimiler ce que je venais d’entendre. « Clem, je suis
désolé, ma puce… c’est Josh… » Mon meilleur ami n’a pas eu besoin d’en
dire plus, mes jambes ont cédé et, alors que Trevor hurlait au téléphone, je
n’étais déjà plus là, happée par l’horreur.
Mon amour, celui qui allait devenir mon mari, venait de me laisser pour
toujours, emporté par sa passion. La Suzuki était pulvérisée, un freinage
trop tardif, un concurrent qui le percute par l’arrière, la moto qui part en
tonneau et qui retombe sur son pilote, le tuant sur le coup. Accident
improbable, rare mais fatal, et une vie brisée, une de plus… Un lourd tribut
payé à la course. Un sacrifice fait à la déesse vitesse et à son corollaire,
l’adrénaline, une drogue qui ne vous lâche plus à partir du moment où vous
y avez goûté.
Alors que le cercueil est maintenant au fond, dissimulé à ma vue, je n’ai
qu’une envie, plonger à mon tour et le rejoindre. J’esquisse un pas pour me
rapprocher de la fosse mais une main m’arrête dans mon élan. Je sais à qui
appartiennent ces longs doigts nerveux. Trevor ne m’a pas quittée depuis
que je les ai retrouvés à l’hôpital. Ils étaient tous là. Les mécanos, le team
manager, le deuxième pilote, les ingénieurs. Ils me fixaient tous, quand je
suis entrée dans la salle d’attente.
Qu’y avait-il à attendre ? Il n’y avait plus aucun espoir, Josh était déjà
mort dans l’ambulance qui l’amenait à l’hôpital. Nous sommes restés pour
ses parents et son frère… Ils avaient demandé à être les seuls à rester avec
lui, j’étais exclue de leur veille. Eux seuls auraient le droit de le voir ; moi,
je n’étais que la petite amie, alors que nous attendions la fin de la saison
pour nous marier… Les parents de Josh ne me portent pas dans leur cœur, je
n’avais aucun réconfort à attendre de leur part alors j’ai laissé les différents
membres de l’équipe me prendre dans leurs bras, m’étreindre, m’abreuver
de mots qui n’avaient aucun sens, qui ne me faisaient aucun bien, alors que
mon monde s’écroulait.
La cérémonie funèbre s’achève et on m’entraîne vers la sortie alors que
je voudrais rester là, avec lui. Je sais qu’il est là. Et je n’ai qu’un désir, un
besoin, m’allonger par terre et poser ma main sur la terre, pour l’étreindre
encore une fois…
C’est horrible ! C’est impossible !…
J’aurais voulu tellement plus pour lui rendre hommage, pour lui faire
plaisir une dernière fois. Mais je n’ai décidé de rien. Edna et Barney, ses
parents, ont pris les choses en main, je n’ai pas eu mon mot à dire, ou je
n’ai pas su me faire entendre. Je n’en avais pas la force, peut-être.
Trevor m’aide à m’installer dans la voiture, il vient même de boucler ma
ceinture, comme si j’étais une enfant. Et je le laisse faire. Je sais que je
devrais me révolter, monter aux créneaux pour crier, hurler, me défendre
mais, pour le moment, c’est plus facile, plus confortable. On me guide, on
me dit quoi faire, comment le faire et, comme ça, j’ai tout le temps de
penser à lui.
Il me manque tellement !
Je hurle dans ma tête et personne ne m’entend. Je crie ma peine, je
voudrais tellement qu’il revienne, qu’il me prenne dans ces bras, qu’il soit
là, tout simplement.
Nous avons gagné la salle mise à la disposition de la famille pour
accueillir tous ceux qui ont connu et aimé Josh… Je l’ai connu, mieux que
personne je crois, je l’ai aimé, je l’aime et je l’aimerai encore longtemps.
Comment pourrait-il en être autrement ?
Josh était la plus belle personne que j’ai pu rencontrer dans ma vie. Fans
de moto l’un et l’autre, nous avions fait connaissance lors d’une course de
vitesse à laquelle nous participions tous les deux. Je l’avais battu ce jour-là,
avec ma Kawa… Il était venu me féliciter après le passage du drapeau à
damiers, pas du tout amer d’avoir été mis à mal par une fille, alors que
d’autres se demandaient encore comment un pilote, avec des seins et un
vagin, pouvait se tenir sur une moto.
Josh et moi avons gravi tous les échelons, côte à côte. Championnats
régionaux, nationaux, internationaux. Nous avons atteint les hautes sphères,
ensemble, le Graal de tout pilote de vitesse, la catégorie reine, la moto GP
et le clan très fermé des meilleurs pilotes mondiaux.
Je souris… Josh n’a jamais remis en doute ma position, pour la simple
raison que je suis une fille. Il n’avait rien à voir avec tous ces crétins dont
certains sont là, aujourd’hui. Il n’a jamais fait de différence, il ne m’a
jamais fait sentir que je n’avais pas ma place au milieu de la meute, bien au
contraire. Quand il me voyait enfiler ma combarde, il souriait et me
regardait avec tant de fierté qu’à chaque fois j’en étais saisie. Il a toujours
été à mes côtés même quand c’était difficile, alors qu’on m’injuriait, me
critiquait, je n’avais rien à foutre là. Pour être honnête, ce n’est pas tant le
fait que je sois une fille qui heurtait certaines sensibilités mais plutôt que je
sois une fille concourant pour le titre de champion du monde, dans la plus
prestigieuse catégorie. Ça en agaçait beaucoup.
Josh était mon pilier, ma force, la moitié de mon cœur, mon âme sœur…
Je regarde les personnes venues aujourd’hui. Soit pour lui rendre
hommage, soit pour soutenir ses parents, soit pour se faire voir…
Mes amis sont là… Trevor qui essaie de ne pas trop s’éloigner de moi,
l’équipe dans laquelle Josh courait ; Violette, ma moitié amicale qui veille
de loin, mais veille quand même malgré son infinie tristesse. Mes parents,
les siens et mon frère qui a perdu son meilleur ami. Ils m’entourent et je
leur en suis reconnaissante mais malgré tout je me sens seule.
Et c’est ça depuis qu’il est parti.
Il y a toujours quelqu’un avec moi… De quoi ont-ils peur ? Que je mette
fin à mes jours ? Ils ne me connaissent donc pas ? Je suis anéantie par la
disparition de l’homme que j’aimais et avec lequel j’allais finir ma vie.
Mais je sais aussi ce que notre passion commune peut coûter. Oui, elle est
extrême, dangereuse… pourtant rien n’aurait pu empêcher Josh de courir,
même pas moi. D’ailleurs il ne me serait jamais venu à l’esprit de le lui
demander. Pas plus que je n’aurais accepté qu’il le fasse.
Si je n’avais jamais peur pour moi quand j’étais au guidon de ma
machine, pour lui je me rongeais les sangs et je sais que c’était pareil de son
côté, mais nous n’en avons jamais rien dit… Nous nous respections et nous
nous aimions beaucoup trop pour faire un truc pareil.
Depuis une semaine, je ne fais que repasser en boucle nos cinq ans de vie
commune. Nos rires, nos larmes, nos engueulades, nos retrouvailles, nos
étreintes tantôt tendres ou passionnées, les petits riens de la vie quotidienne,
nos délires et nos balades à moto. Je me demande aussi : pourquoi lui ? Je
suis en colère. Cette colère ne s’adresse à personne en particulier mais elle
est là. Et elle me ronge. J’ai parfois envie de faire mal comme j’ai mal.
Il me manque tellement, j’ai honte de le dire mais je le maudis parfois de
nous avoir abandonnés. Puis je m’excuse parce que s’il avait pu choisir, il
ne serait jamais parti, il serait resté avec nous. Il était tellement heureux…
Si j’ai dû arrêter la compétition, c’est parce que je suis enceinte. Je n’ai
pas prolongé mon contrat avec mon écurie, nous en avons discuté et la
décision a vite été prise. Josh savait que j’étais triste de tirer un trait sur les
courses, si tôt dans ma carrière, mais je demeurais dans le monde de la
moto en intégrant le team et je restais à ses côtés.
Peu de gens sont dans la confidence ; à part Josh, seule Violette sait que
j’attends un enfant et que c’est l’unique raison de l’arrêt prématuré de ma
passion. Aujourd’hui, ce bébé n’a plus que moi.
Quelques personnes sont venues me saluer…
Je leur ai rendu la politesse mécaniquement, sans aucune émotion, vide,
seule…
J’en ai marre d’être là. Je ne supporte plus tous ces visages, toutes ces
personnes qui retrouveront leur vie en sortant d’ici, nous laissant dans le
cimetière qu’est devenue la nôtre.
J’ai besoin d’être seule, je veux rentrer chez moi.
Je me lève, j’enfile mon blouson et je préviens mes proches de mon
départ. Je sais qu’ils sont réticents, qu’ils préféreraient que je reste avec
eux, sûrement pour me surveiller, mais c’est au-dessus de mes forces…

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2.

CLÉMENCE
J’ai refusé que Trevor me ramène. Je vais marcher. Je n’habite pas tout
près mais j’ai envie de solitude.
Il fait toujours aussi froid et je me rends compte que je ne suis pas assez
habillée. Mais je persiste, mes amis ne me laisseraient pas conduire de toute
façon. Je ne suis pas en état, argumenteraient-ils.
Je descends le petit escalier qui mène au parking de la salle où nous nous
sommes réunis. Il est rempli de voitures, de motos, celles des courageux qui
ont bravé les intempéries pour un dernier hommage. Je dois le traverser
pour gagner le portail et je pourrai partir. Je fourre mes mains dans mes
poches et fais les premiers pas.
— Tu vas choper la mort…
Pourquoi ne suis-je pas surprise ? Je sais qui vient de m’apostropher.
— Ça réglerait peut-être mes problèmes, je lance, tout en continuant
d’avancer.
— C’est seulement une expression…
— Fous-moi la paix, Nate, je ne t’ai rien demandé.
— Il fait froid et tu n’as rien sur le dos, reprend-il.
Pourquoi ne me laisse-t-il pas ? Je ne veux pas parler, surtout pas à lui.
Nathaniel McAfee, celui dont il faut se méfier sur la piste, le type qui se
tape dix gonzesses à l’heure, qui ne supporte rien ni personne, sauf son
team et encore, si tout va comme il le veut. Ce mec est insupportable, c’est
un pilote imbu de sa petite personne qui croit que tout lui est permis parce
que Monsieur a été deux fois champion du monde. OK, il m’est arrivé de
rouler contre lui et je dois reconnaître qu’il est bon, super bon même,
meilleur que beaucoup. Seul Josh arrivait à lui mettre des bâtons dans les
roues.
Josh était lumineux, gentil avec tout le monde. Il était toujours prêt à
rendre service, à donner de son temps pour ses fans, ou ceux qu’il aimait en
général. Nathaniel, c’est tout le contraire. Il est sombre, égoïste. Il ne fait
que ce qu’il veut, quitte à blesser ceux qui l’entourent, et sur la piste il est
souvent excessif… Prêt à tout pourvu qu’il gagne et ce, malgré les
nombreuses remontrances des autorités et de son équipe. En même temps, il
assure et attire la foule, toujours plus nombreuse pour venir le soutenir.
C’est un gladiateur et je ne l’ai jamais vraiment apprécié.
Mais il a fait l’effort de venir aujourd’hui et je sais que ce n’est pas pour
se montrer. Ils étaient des adversaires impitoyables sur la piste mais Josh le
respectait, même s’il n’approuvait pas toujours son comportement.
Je me retourne et lui fais face. Il est égal à lui-même : sombre, vêtu de
noir de la tête aux pieds. Couleur de circonstance, diront certains.
— Merci d’être venu, Nathaniel, mais je dois y aller.
— Je peux te ramener.
— Merci mais ce ne sera pas la peine…
— Clem, je suis navré pour Josh.
— On l’est tous…
Je passe devant lui et sors du parking.
C’est la première fois qu’il m’adresse la parole. Il fait partie de tous ceux
qui pensent qu’une femme n’a rien à faire à l’avant d’une bécane. Eh bien,
qu’il se rassure, il ne m’y verra plus. Je vais rester à ma place… Je serai une
maman et rien de plus, qu’il soit content.
Je marche dans la rue, tête baissée et je grelotte, resserrant en vain mon
blouson pour me protéger de l’humidité.
J’avance et ma tête est vide… comme mon cœur. Je suis en équilibre au
bord d’une falaise et je suis prête à défaillir. Mon bébé est la seule chose qui
me rattache encore au monde des vivants. C’est pour lui que je dois me
battre. Je remise ma peine au placard et j’avance. Je mets un pied devant
l’autre et je lutte contre le froid.
J’entends le bruit caractéristique du moteur Porsche et je soupire quand la
voiture roule au ralenti à côté de moi.
— Clem…
Je continue à avancer sans m’occuper de la voiture qui me suit.
— Clem, bordel, il pleut… Laisse-moi te ramener chez toi.
— Tu me parles maintenant ?
— Monte !
— Je n’ai pas besoin de toi, Nate. Tu me traites comme une pestiférée sur
les circuits et là maintenant t’es aux petits soins ? Je me fous de ta pitié !
Laisse-moi tranquille !
— C’était un super pilote…
—…
— Clémence, nom de Dieu ! Monte dans cette bagnole ! Tu n’as pas
besoin d’une pneumonie en plus de tout ça.
Mais qu’est-ce que ça peut lui faire ?
— Casse-toi, Nate ! Qu’est-ce que t’en as foutre de moi, hein ? Fous-moi
la paix, dégage, OK ?
Je suis en colère, dans une fureur noire plus exactement, et
malheureusement pour lui il est le seul à proximité.
Je lui tourne le dos et le laisse là, à l’abri dans son bolide aussi sombre
que lui et que cette journée.
J’entends la voiture partir sur les chapeaux de roues. Il doit être vexé que
j’aie refusé son aide mais je m’en tape.
Je n’ai évacué qu’un centième de la rage qui m’habite mais c’est suffisant
pour le moment.
Je n’ai besoin de personne. Mon bébé et moi allons y arriver, c’est la
seule façon de rendre hommage à celui qui fera partie de ma vie à tout
jamais.

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3.

CLÉMENCE
J’ouvre les yeux et, pendant quelques secondes, je me dis qu’il doit
prendre sa douche ou son petit-déjeuner. Je vais le voir débarquer dans
notre chambre avec un grand sourire et un café. Il le posera sur la table de
nuit pour que l’arôme me tire du sommeil, puis il m’embrassera. Est-ce
aujourd’hui que je dois voir la gynéco ? Nous parlerons du bébé, nous
réfléchirons à un prénom et nous nous organiserons pour le reste de la
saison. Nous avons prévu d’annoncer la nouvelle à nos familles ensemble
mais je veux attendre les trois mois fatidiques, pour être sûre.
Mais ce matin encore la réalité revient d’un coup et me percute de plein
fouet. Son côté du lit est vide et froid et il n’y a pas de café qui me
réveille… Lui et moi ne rirons plus, nous ne discuterons plus de rien, nous
ne ferons plus jamais l’amour et c’est seule que j’irai voir le docteur.
Josh nous a quittés il y a deux semaines et autour de moi il n’y a plus que
Trevor, Violette et mon frère. Je crois que j’ai fait le vide. Je ne réponds pas
au téléphone. Je ne veux entendre personne parce que je ne sais jamais quoi
leur dire.
« Oui merci ça va… Oui, il faut que je me laisse du temps… Oui, je
referai ma vie, un jour… Oui, il était merveilleux… Oui, il nous manque à
tous… Oui, oui, oui… »
Non…
Non rien ne va, non je ne veux pas que le temps passe, je ne veux rien
oublier de lui, ni son rire, ni ses yeux, ni sa bouche, ni ses baisers, ni ses
caresses… Non, il n’était pas merveilleux, il était beaucoup plus que ça…
Une seule raison me motive à me lever, me laver et m’habiller… Tous
ces gestes du quotidien me demandent tant d’effort mais je les fais pour la
vie qui pousse en moi, la seule chose tangible qu’il me reste de Josh… notre
bébé, le résultat d’un amour infini.
Ce matin, je me rappelle avec précision les circonstances de sa
conception et notre émotion quand nous avons appris que j’étais enceinte.
C’était un soir de victoire, la dernière course que Josh ait remportée. J’avais
fini dans le top cinq et nous avions doublement fêté cette magnifique
journée. Après avoir célébré l’événement avec nos équipes respectives,
nous nous étions retrouvés dans notre camping-car. Notre nuit avait été un
feu d’artifice. Quand, un mois après, j’avais été prise de nausées, le doute
n’était plus permis.
Josh avait sauté de joie en découvrant les deux petites barres roses sur le
test. Puis nous avions pris conscience des conséquences de cette arrivée
absolument pas anticipée. Je devais renoncer à la compétition et c’était un
crève-cœur. Mais j’étais heureuse de cet enfant que nous aimions déjà,
même s’il n’était pas plus gros qu’un Dragibus, surnom débile trouvé par
Josh, en gourmand invétéré.

C’est ma troisième visite chez la gynéco. J’en suis à près de quatre mois
de grossesse et le médecin veut me voir, surtout après tout ce qui m’est
arrivé. J’appréhende… je perds un peu de sang depuis une semaine, rien
d’important, mais j’ai besoin que le médecin me réconforte, me dise que
tout ira bien et que notre bébé est en bonne santé.
Ma meilleure amie m’accompagne, elle va arriver, c’est ce que
m’annonce son SMS où elle rajoute qu’elle m’emmènera déjeuner après la
visite.

Le docteur Corman nous accueille dans son cabinet. L’examen est long et
intrusif, et la conclusion décevante. Je pensais rentrer chez moi rassurée, je
ne le suis qu’à moitié. Les pertes brunes ne sont pas forcément
annonciatrices de problèmes mais elles ne sont pas une bonne nouvelle non
plus. La gynéco me conseille de me reposer le plus possible, de bien
manger et d’éviter toutes les émotions fortes. Je n’insiste pas sur l’immense
douleur qui ne me quitte pas depuis qu’il est parti mais je lui promets de
faire tout mon possible et de penser au bébé.
Pendant le déjeuner qui suit, Violette fait son possible pour me changer
les idées. Elle est comme moi, toujours aussi triste, les traits tirés, mais elle
est là. Nous n’évoquons pas le Dragibus, comme si nous voulions conjurer
le sort. Elle me ramène ensuite chez moi et me laisse, non sans m’avoir
abreuvée de tout un tas de conseils.
Je me prépare un chocolat, prends un bouquin et m’installe sur le canapé.
J’essaie de me plonger dans l’histoire mais je suis trop préoccupée. Je
pose ma main sur mon ventre et je me dis que le destin ne peut pas être
aussi cruel, pour m’enlever la seule chose qui me fait tenir encore.

Je suis à la lettre les recommandations de la gynéco, mais je renonce à


annoncer ma grossesse à ma famille. Je suis persuadée que ça me porterait
la poisse. Violette m’appelle souvent.
Les jours passent, je fais au mieux… je me surprends même à adresser
une prière aux instances supérieures, pour qu’elles protègent mon enfant.
J’ai toujours des pertes et je ne peux rien y faire, seulement espérer de
toutes mes forces.
Mais ça ne marche pas et je m’en rends compte très vite.
Les douleurs surviennent quelques jours après mon rendez-vous chez le
médecin. C’est en pleurs que je l’appelle, mais sa secrétaire revêche ne fait
pas l’effort de me comprendre et me refoule.
Je cherche alors à joindre Violette mais elle ne répond pas, puis Trevor
avec qui je n’ai pas plus de chance.
Je me suis couchée et je prie encore un bon Dieu qui a décidé de me faire
payer je ne sais quelle dette absurde. Est-ce que j’ai été trop heureuse ? Est-
ce que j’ai déjà bouffé mon quota de bonheur ?
Je n’ai aucune nouvelle de mes amis et pourtant j’ai désespérément
besoin d’eux. Je cherche mon téléphone et je me rends compte que je l’ai
laissé au salon. Je me lève avec précaution, descends les quelques marches
qui me séparent du rez-de-chaussée et je le sens.
C’est chaud, poisseux et la douleur est si vive et fulgurante, que je n’ai
plus aucun doute.
Je m’effondre au sol, me tenant le ventre alors que j’ai l’impression
qu’une bête fouille et déchire mes entrailles.
Ma dernière pensée est pour Josh… Je hurle son nom et l’implore de
venir nous chercher et de nous emmener, le Dragibus et moi.

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