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Aymeric LAVAL

REFLEXIONS SUR LA FRANCE


COLONIALE A LA FIN DU XIXE SIECLE
Les Secrets de la Mer Rouge, Henry de Monfreid, 1931

Henry de Monfreid, auteur et aventurier de la toute fin du XIXe siècle, commence à


rédiger son premier roman autobiographique à l’invitation de Joseph Kessel, qu’il a côtoyé un
certain temps. Il utilise lors de la rédaction de ses œuvres les notes journalières qu’il a conservé,
et qui retracent ses aventures et impressions personnelles depuis son arrivée en Afrique. Son
premier écrit, Les Secrets de la Mer Rouge, abordent l’année 1914, marquée par un grand
changement dans sa vie. Après avoir travaillé un temps à un poste de négociant à Dire Dawa,
en Ethiopie, étape importante du chemin de fer allant à l’époque du port de Djibouti à Hara r
(cette ligne sera par la suite abandonnée, puis reconstruite et rallongée jusqu’à Addis Abeba :
le chantier, dirigé par une entreprise chinoise, sera terminé en 2019), il revient sur la côté, attiré
par le port et son intérêt pour la mer (il grandit dans le Roussillon, près de Leucate, et apprend
très tôt l’art de naviguer). Il devient d’abord négociant en cuirs et cafés, mais se désintéresse
vite de la profession : il achète avec ses économies un boutre, petite embarcation locale, et
engage un équipage de cinq indigènes.

Les Secrets de la Mer Rouge commence lors de sa démission de son poste aux agences de
Guigniony (où il vendait cuirs et cafés), et sa décision première de gagner sa vie sur la mer. La
première partie de son récit est ponctuée de descriptions fréquentes sur le paysage de Djibouti
et du détroit de Bab El-Mandeb. La « Porte des Lamentations » est présentée comme une
région aride et inhospitalière, où l’Homme, et l’Européen en particulier, n’est pas plus en
sécurité sur terre que sur mer. La mer est le lieu principal des aventures de Monfreid : il navigue
entre les côtes africaines et arabes, décrivant avec précision le moindre lieu qu’il juge digne
d’intérêt : Cheik-Saïd, l’île Dahlak mais aussi les lieux de moindre importance qui soulignent
ainsi le souci du détail de l’auteur : les falaises du Ras Bir, Sagallo ou les montagnes d’Asmara.

Cette première partie du roman présente un héros qui découvre les rouages d’une
colonie éloignée de la métropole et régie par des accords avec les populations locales presque
illégaux : « Le gouverneur de Djibouti comprit l'intérêt qu'il y avait à traiter avec ce personnage
dont les autorisations fantaisistes donnaient, si à propos, un air de légalité au lucratif
commerce de la Côte française des Somalis. » Il semble nourrir une aversion pour
« l’administration française » et des « ressources infinies de sa paperasserie », à laquelle il fait
souvent référence dans des termes peu élogieux, comme lorsqu’il parle ici de Frauguel, le
« chef » de la douane du port de Djibouti : « D'une parfaite droiture, et toujours scrupuleux de
rester dans la légalité. Je ne sais pas si ses chefs ont trouvé toujours à leur goût le dévouement
désintéressé de cet honnête homme, absolument dépourvu de la souplesse d'échine nécessaire
pour entrer avec grâce par les portes les plus basses ; celles qu'il faut franchir pour monter en
grade. » Cette antipathie à l’égard de « la politesse » des « hauts fonctionnaires et diplomates »
qui n’est selon lui qu’un « masque aimable » se comprend à la lecture de la suite des
événements : il faut bien sûr lire le roman d’un point de vue téléologique, qui permet à
Monfreid de décrire les événements à travers le prisme de ses ressentis a posteriori. Ceux-ci
proviennent cependant de la mémoire d’événements qui se produisent bel et bien dans le récit
lui-même : en effet Monfreid et l’administration coloniale se livrent une sorte de guerre froide,
dans laquelle la seconde n’a de cesse de tenter de contrecarrer les plans du premier : « Aussitôt
après le départ de Bonhoure, l'Administration prétendit m'interdire la culture des perles à
Maskali, sous prétexte que je n'avais pas de concession. »

Dans des entretiens avec Paul Guimard en 1956 sur Radio-France, Les Grandes Heures :
Henry de Monfreid, l’auteur revendique son envie, dans sa jeunesse, de ne plus être « le français
moyen, le français médiocre ». C’est dans cette optique qu’il part pour l’Afrique, et apprend à
vivre selon les coutumes locales. Il prône d’ailleurs, et on le voit dans le roman, le discours de
l’assimilation, comme lorsqu’il conseille à un journaliste de passage désirant s’aventurer plus
loin en territoire dit « sauvage » : « laissez vos bottes, votre casque et tout votre matériel.
Attendez d’avoir bruni au soleil pour exhiber une peau d’acceptable couleur : promenez-vous
nu-pieds, pendant ce temps, sur le ballast du chemin de fer pour acquérir l’assurance de la
marche sur le gravier ». Ainsi, il semble constamment opposer la civilisation européenne à la
culture de la Corne d’Afrique, dès la description qu’il fait du port de Djibouti dès la deuxième
page du roman : « Djibouti apparaît là comme une ville toute blanche aux toits plats. Elle
semble flotter sur la mer, quand on la voit émerger de l’horizon, à l’approche du paquebot,
puis, peu à peu, se précisent des réservoirs métalliques, des bras de grues, des monceaux de
charbon, enfin toutes les laideurs que la civilisation d’Occident est condamnée à porter avec
elle. ». De la même manière, il glorifie la vie des tribus locales qui ne semblent pas connaître
le malheur : « suivi de nombreux bambins qui gambadent tout nus dans une joie de lumière et
de liberté ». Il adhère même aux idées et coutumes de ses compagnons d’aventure, que ce soit
concernant sa religion ou sa manière de penser la vie. Il se convertit en effet à l’Islam suite à
un épisode en mer qui lui fait risquer la mort, et prend le nom d’Abd el-Haï, ou « esclave du
vivant ». De plus, il ponctue son propos de remarques extérieures au récit concernant la
mentalité des tribus du Triangle Affar : « Malgré ma curiosité, je ne pose aucune question, car
la manie de questionner est considérée, par ces gens que nous appelons des sauvages, comme
très ridicule, et seulement excusable chez les enfants, les femmes ou les fous. L'homme
supérieur observe en silence et ne doit s'étonner de rien, car le phénomène ne vaut que par ce
qu'il parait être. La volonté de Dieu nivelle tout, en se substituent à ce que nous nommons les
causes. On peut alors regarder l'univers comme un tableau tout en surface. En profondeur, il
n'y a que la volonté de Dieu, partout la même, dont il est insensé de vouloir percer les mystères.
J'ai souvent pense que cette manière de voir valait mieux que la métaphysique. ».

Il semble difficile de véritablement discerner l’opinion de Monfreid derrière ses propos


d’usage : en effet, il semble admis par tous, français et peuples africains, qu’il existe une
hiérarchie entre les tribus, où du moins des traits spécifiques à chacune. Par exemple, lorsque
Mohamed Moussa, un membre de l’équipage de Monfreid d’origine Warsangali, raconte
l’histoire de son arrivée à Djibouti, il compare ainsi les Warsangali aux Danakil : « Il y eut
plus de cent Danakil tués ou n'en valant pas mieux, car une fois mutilés, peu importe qu'ils
soient vivants, ce ne sont plus des hommes.

– Comment, mutilés ?
– Eh bien oui, on ne doit jamais laisser un ennemi entier, mort ou vivant. Nous, nous jetons
ces choses, après les avoir coupées, en pâture aux fourmis, mais les Danakil, eux s'en font
des bracelets ; ce sont des sauvages. »
Monfreid se prête plusieurs fois aux mêmes réflexions, concernant tantôt les Issas :
« Seuls les Issas, sauvages et cruels, y vivent en nomades, la lance et le poignard toujours
prêts pour achever le voyageur blanc que le soleil n’aurait pas tué », tantôt les Somalis : « cet
homme est stupide, c’est un Somali sans usages et un peu faible d’esprit. » Il présente
l’opinion, partagée le plus souvent par ses contemporains, d’un monde racisé, peuplé
d’individus qui répondent à des critères décidés par leur origine.
Ci-contre le piano
d’Henry de Monfreid,
appartenant
maintenant à la
famille Marill, déjà
présente à Djibouti au
début du XXe siècle,
amie des de Monfreid
et faisant aujourd’hui
partie des familles les
plus riches du pays.

Ci-contre la maison
des Marill, datant de
l’époque coloniale et
construite en
madrépore selon la
tradition locale : une
pierre tendre tirée de la
semi-fossilisation de
coraux séchés.

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