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Hank Vogel

Trois chats
sur un toit glissant
© Editions Le Stylophile, 2008.
Trois chats
sur un toit glissant
Dans un salon bourgeois, avec fenêtre,
style kitsch, un couple est confortablement
installé... Elle tricote, Lui lit le journal, une
revue de pêche ou un roman policier.

Elle
- Je suis fatiguée.

Lui
- Qui ne l’est pas ?

Elle
- Toi.

Lui
- Moi ?

Elle
- Oui, toi... Parce que tu as une mine res-
plendissante.

Lui
- C’est vrai ?
Elle
- Oui, c’est vrai.

Lui
- Pourtant, je me sens fatigué, épuisé...

Elle
- Ce n’est pas la même chose.

Lui
- Qu’est-ce qui n'est pas la même chose ?

Elle
- Fatigué et épuisé.

Lui
- Depuis quand ?

Elle
- Depuis toujours.

Lui
- Ce n’est pas possible.

Elle
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Lui
- Je ne sais pas.

Elle
- Alors, tu dois être fatigué.

Lui
- Epuisé surtout !

Elle
- Non, fatigué... Moi, je suis épuisée. Car
j'ai travaillé toute la journée à ranger des
cartes.

Lui
- Des cartes ?

Elle
- Oui, mon cher, des cartes... Toute la jour-
née des cartes... Et cela a commencé avec
la carte de tram. Trois inspecteurs m'ont
demandé ma carte de tram. Sans doute, ils
étaient à la recherche d'un voyageur qui
avait perdu la sienne.

Lui
- Ou celle d’un autre.
Elle
- Possible... Et puis... lorsque j’ai... où en
étais-je ?

Lui
- Tu parlais de carte.

Elle
- Quelle carte ?

Lui
- La carte de tram.

Elle
- Tu as perdu ta carte de tram ?

Lui
- Non, pourquoi ?

Elle
- Es-tu certain ?

Lui
- Certain. D’ailleurs, tu sais bien que je ne
prends jamais le tram, je roule toujours en
voiture.
Elle
- Depuis quand ?

Lui
- Depuis que nous avons acheté la voiture.

Elle
- Tu veux dire: depuis que toi, tu t’es ache-
té une voiture.

Lui
- Si tu veux.

Elle
- Non, ce n’est pas que je le veuille, c’est la
vérité.

Lui
- Mais qu’est-ce que tu as contre moi ces
derniers temps ?

Elle
- Mais je n’ai rien !... Je suis seulement un
peu fatiguée, épuisée...

Lui
- Ce n’est pas la même chose.
Elle
- Qu’est-ce qui n’est pas la même chose ?

Lui
- Non, rien, c’est 1a...

Elle
- Oui, oui, tu peux le dire : c’est la fatigue.

Un silence.

Lui
- Et les cartes ?

Elle
- Quelles cartes ?

Lui
- Eh bien, les cartes que tu as classées
aujourd’hui.

Elle
- Comment sais-tu que j’ai classé des cartes
aujourd’hui ?

Lui
- Tu me l’as dit tout à l’heure.
Elle
- A quelle heure ?

Lui (il regarde son bracelet-montre)


- A huit heures douze.

Elle
- Il y a à peine cinq minutes, alors.

Lui
- C'est exact...

Elle
- Au fait, quelle heure est-il ?

Lui (il regarde son bracelet-montre)


- Neuve heures.

Elle
- Zut, zut !

Lui
- Qu’y a-t-il ?

Elle
- Nous avons loupé les informations de dix
heures moins quart.
Lui
- On pourra les lire demain matin dans les
journaux.

Elle
- En effet.

Un silence.

Elle
- Il paraît qu’en Afrique des singes auraient
perdu leurs plumes.

Lui
- C’est à cause des femmes.

Elle
- A cause des femmes ! Il s’agit d'une mala-
die.

Lui
- La maladie des chapeaux à plumes.

Elle
- Mais qu’est-ce que tu racontes-là ? Il
s’agit d’une maladie, te dis-je.
Lui
- Où c’est que tu as lu ça ?

Elle
- Dans une revue très sérieuse.

Lui (il rit)


- Une revue très sérieuse !

Elle (vexée)
- Parfaitement ! La revue La plume et le
pinceau est une revue très sérieuse.

Lui
- La plume et le pinceau est une revue pour
singe qui singe les singes.

Elle
- C'est faux.

Lui
- Une revue pour qui alors ?

Elle
- Pour femmes sensées.
Lui
- Ça c’est une autre histoire.

Elle (elle s’énerve)


- La plume et le pinceau est une revue pour
femmes sensées, te dis-je.

Lui
- Le plumeau et la pincette est aussi une
revue pour femmes sensées.

Elle
- Peut-être, mais pas au même niveau.

Lui
- Comment ça ?

Elle
- Parfaitement ! Il y a niveau et niveau. On
ne se trouve pas tous au même niveau, non?

Lui
- Je ne te suis pas.

Elle
- C’est que tu n’es pas à mon niveau.
Lui
- Forcément ! Tous les niveaux ne sont pas
au même niveau. Car lorsqu’il y a compéti-
tion, il y a rivalité.

Elle
- Tu veux dire : lorsqu’il y a rivalité, il y a
compétition.

Lui
- Tout dépend de l’objet.

Elle
- L’objet ? Quel objet ?

Lui
- L’objet de l’intrigue.

Elle (elle n’a pas compris)


- Evidemment... (Elle réfléchit) Et au cas
où il n’y aurait pas d’objet ?

Lui
- A qui parles-tu ?

Elle
- A un rival imaginaire.
Lui
- Dans ce cas-là, il n’y a pas d’objet.

Elle
- Mais bien sûr ! Bien sûr !

Un silence.

Elle
- Mais je ne suis pas pour autant complète-
ment convaincue. Car je ne suis de celles
qui changent d’opinion d’une seconde à
l’autre.

Lui
- Les généraux non plus. Ce qui explique la
raison des guerres. (Il réfléchit) Et puis
non, je préfère renoncer à dire des vérités.
Car, de nos jours, les vérités sont indi-
gestes. Indigestes pour celui qui les crache
et non pour celui qui les avale. Paradoxe
des paradoxes. L’artiste est une sorte de
prostituée puritaine ou un puritain qui pro-
fite de l’art pour dire des grossièretés. La
prostituée est une pute qui reconnaît son
comportement de prostituée. Par contre,
l’artiste, lui, est une prostituée qui ignore
son état de pute.

Elle
- Mais qu’est-ce que tu as contre les
artistes?

Lui
- Ils me fatiguent. Jour et nuit, ils me fati-
guent.

Elle
- Je ne te comprends pas, tous tes amis sont
de vulgaires technocrates.

Lui (vexé)
- Et tes amies, toutes tes amis de vulgaires
putanocrates.

Elle
- Des quoi ?

Lui
- Parfaitement !

Elle
- Parfaitement quoi ?
Lui
- Des... des... des...

Elle
- Tu accouches ou quoi ?...

Lui
- Des putanocrates.

Elle
- Je n’en ai jamais entendu parler.

Lui
- C’est parce que tu n’as jamais songé au
problème.

Elle
- Chacun a ses problèmes.

Lui
- C’est justement le contraire.

Elle
- Mais qu’est-ce que tu racontes, bon sang!

Lui
- Ça t’intéresse vraiment ?
Elle
- Oui, ça m’intéresse.

Lui
- Vraiment, vraiment ?

Elle
- Vraiment, vraiment ?

Lui
- Eh bien, ça va te boucher un coin.

Elle
- Sois poli !

Lui
- Un coin de ta cervelle.

Elle
- Oui, oui, à d’autre.

Lui
- Comme tu veux.

Un silence.
Elle
- Ça vient ou quoi ?

Lui
- Faiblesse de putanocrate ou de putaniste.
Car malheureusement, moi aussi, j’en suis
un.

Elle
- De plus en plus inquiétant.

Lui
- Et ça t’inquiétra davantage, une fois que
je t’aurai tout dit.

Elle
- Bon, bon, vas-y, vas-y.

Lui
- Bon... Le putanocrate ou le putaniste est
quelqu’un ou quelqu’une qui pratique le
putanisme. Le putanisme est un comporte-
ment inconscient, ou trop conscient, qui a
pour objectif de camoufler le mauvais côté
des choses et de ne montrer que le beau
côté. Dans le seul but, conscient ou incons-
cient, de se faire aimer, apprécier, etc. La
publicité en est un parfait exemple.

Elle
- Es-tu certain de ce que tu viens de dire ?

Lui
- Faut-il l’être ?

Elle
- Quelle question ! Mais bien sûr qu’il faut
l’être !

Lui
- Alors je suis certain.

Elle
- Vraiment ?

Lui
- Certain certainement, mais pas vraiment
certain.

Elle
- Mais qu’est-ce que tu me chantes-là ?

Lui
- Cesse de me poser tout le temps des ques-
tions. J’ai travaillé comme un fou toute la
journée, tu sais.

Elle
- Et moi alors ? J’ai joué aux billes peut-
être ?

Lui
- Tu t’es amusée avec des cartes.

Elle
- Amusée ! Travaillé comme une dingue, tu
veux dire.

Lui
- Pour moi, travailler avec des cartes, c’est
jouer aux cartes.

Elle
- Tu as une drôle de conception du travail...

Lui (il crie)


- Je sais, je sais !

Elle (étonnée)
- Tu es souffrant ?
Lui
- Oui, je suis souffrant. Il y a des mots qui
me font souffrir. Des mots comme concep-
tion, contraception, consommation, consti-
pation...

Elle
- C’est étrange.

Lui
- Pas pour moi... Chaque mot a son pouvoir
de vibration. Et il y a des vibrations qui me
font vibrer... Il y a aussi des mots qui n'ont
aucune vibration.

Elle
- Par exemple ?

Lui
- Par exemple : neutralité, nationalité, poli-
tique, hier, demain.

Elle
- Comment est-e possible ?

Lui
- Simple question de vibration. Les vibra-
tions, ça ne se discute pas. Elles font partie
d'un monde qui nous échappe... D’ailleurs,
les hommes ressemblent étrangement aux
vibrations. Et vice-versa. Tout n’a pas de
sens et a un sens. L’humanité va à sens
unique. Les maisons closes sont à la portée
de tout esprit ouvert. Comme dit le prover-
be : un pour tous, tous pour un. Et les
carottes sont cuites. Pas trop cuites.
Autrement les vitamines n’ont pas leur rai-
son d’être...

Elle
- Mais qu’est-ce que tu racontes ? Ne
serais-tu pas en train de divaguer ?

Lui
- Peut-être. Mais ça ne me dérange pas.

Elle
- Mais ça dérange les autres.

Lui
- Les autres ! Je me moque éperdument des
autres.
Elle
- Tu as tort.

Lui
- Nous avons tous tort. Tort d’avoir tort.
Tort de ne pas avoir tort. Tort de croire que
les autres ont tort. Tort de croire de ne pas
avoir tort. Alors ?

Elle
- Alors, tu n’as aucune conscience.

Lui
- Ça m’est égal.

Elle
- Tu as tort.

Lui
- Je sais, je sais ! Ne pourrais-tu pas parler
d’autre chose ?

Elle
- De quoi ?

Lui
- Je ne sais pas, du jardin, de la maison, du
match de hier soir.

Elle
- Il y a eu un match hier soir ?

Lui
- Mais bien sûr que non ! Tu sais bien qu’il
n’y a jamais de match le lundi soir.

Elle
- Depuis quand ?

Lui
- Depuis toujours.

Elle
- Depuis qu’ils ont décidé de ne plus jouer
le lundi ?

Lui
- Non, depuis toujours. Ils n’ont jamais
décidé de ne plus jouer le lundi. Ils n’ont
tout simplement jamais joué le lundi.

Elle
- Quelle mentalité !
Lui
- Je ne te le fais pas dire.

Elle
- Et ça se dit sportif.

Lui
- Je ne te le fais pas dire.

Elle
- Ils ont tort.

Lui
- Il faudrait les condamner. Les condamner
à jouer le lundi.

Elle
- Oui, mais comment ferions-nous ? Tu sais
bien que le lundi, c’est mon jour de lessive.

Lui
- Tu n’as qu’à t’organiser autrement.

Elle
- Ah, non ! Il faut toujours que ça tombe sur
moi.
Lui
- Il faut bien que ça tombe sur quelqu’un.

Elle
- Pourquoi ça ne tomberait pas sur toi ?

Lui
- Parce que, moi, je suis un homme.

Elle
- Mais c’est absurde.

Lui
- Je ne te le fais pas dire.

Elle
- C’est injuste.

Lui
- Aussi.

Elle
- Ce sont toujours les femmes qui paient les
pots cassés. Pourquoi ?

Lui
- Pourquoi ?
Elle
- Oui, pourquoi ?

Lui
- Sûrement... sûrement... parce qu’elles
sont maladroites.

Elle
- Maladroites ?

Lui
- Oui, maladroites. Parce qu’elles cassent
même les pots cassés.

Elle
- Salaud !

Lui
- Quoi ?

Elle
- Parfaitement ! Tu es un salaud. Car il faut
avoir une mentalité de salaud pour dire ce
que tu as dit.

Lui
- Mais qu’est-ce que j’ai dit ?
Elle (avec colère)
- Evidemment, tu n’as rien dit. Tu n'as
jamais rien dit. Et tu ne diras jamais rien.
Tu es pur comme un ange. Tu es parfait. De
corps et d’esprit. Tu raisonnes comme per-
sonne. Tu parles comme personne. Tu
chantes comme personne. Tu écris comme
personne. Tu souris comme personne. Tu es
fort comme personne. Tu es une personne
comme personne. Tu es divin, quoi ! Mais
qu’est-ce que tu fous donc sur terre ?

Lui
- Tu dois le savoir puisque tu sais tout, toi !

Elle
- Oui, en effet, je sais beaucoup plus de
choses que toi.

Lui
- Quoi par exemple ?

Elle
- Des exemples !... Les exemples ne prou-
vent rien. Strictement rien. Les exemples
n’ont que rarement servi de modèle. Et les
modèles ne sont pas forcément des modèles
exemplaires... Une femme est une femme.
Un homme est un homme. Une fourchette
est une fourchette. Et un exemple est un
exemple. Tu ne voudrais tout de même pas
que je te cite un exemple pour que tu
puisses comprendre la signification de
l’exemple ?

Lui
- Quel exemple ?

Elle
- Tu ne vas pas recommencer ?

Lui
- Mais enfin ! Ça fait une heure que nous
sommes en train de discuter pour rien.
Alors ne crois-tu pas que nous sommes en
train de servir d’exemple ?

Elle
- Nous ? Des exemples ?

Lui
- Oui, nous, des exemples.
Elle
- Des exemples de quoi ?

Lui
- Des exemples d’absurdité.

Elle
- Dans quel but ?

Lui
- Dans le but de prouver qu’il y a des gens
qui parlent uniquement pour parler.

Elle
- Comme les hommes politiques ?

Lui
- Exactement.

Elle
- Comme la plupart de ces gens qui occu-
pent un poste important dans les milieux
religieux, bancaires ou gouvernementaux ?

Lui
- Exactement.
Elle
- En somme, la bêtise humaine n’a jamais
été à vendre.

Lui
- Qu’est-ce qui te fait dire ça?

Elle
- Simple constatation. Il n’y a qu’à voir le
monde. Si la bêtise humaine était à vendre,
la terre aurait explosé d’intelligence...

Lui
- Pourquoi dis-tu ça ?

Elle
- Parce que je suis inquiète.

Lui (il crie)


- Mais il ne faut pas !... Est-ce que notre
président s’inquiète de l’avenir de notre
pays ? Non. Alors ? Est-ce que je m’in-
quiète, moi, de l’avenir de notre pays ?
Non. Alors ?

Elle
- Mais moi si. Je m’inquiète. Je m’inquiète
de tout et de rien. Je m’inquiète de l’in-
quiétude, des inquiets et de ceux qui ne
sont jamais inquiets. Car je suis née inquiè-
te et je mourrai inquiète... Sûrement d’in-
quiétude.

Lui
- Toute cette inquiétude m’inquiète.

Elle
- Il faut réagir.

Lui
- Il faut finalement divorcer.

Elle
- Ce n’est pas le moment de fuir.

Lui
- Le divorce n’est pas une fuite.

Elle
- C’est quoi alors ?

Lui
- C’est ce que nous allons bientôt faire.
Elle
- Comment est-ce possible ?

Lui
- Tout est possible de nos jours. Même pour
les pauvres. Parce qu’il fut un temps où le
divorce coûtait quatre fois plus cher que le
mariage. Les moeurs et l’argent de poche
vont de paire.

Elle
- Quelle idée !

Lui
- C’est incroyable !

Elle
- Absurde !

Un silence.

Elle
- Et notre divorce ?

Lui
- Chaque chose en son temps.
Elle
- Le temps, c’est de l’argent.

Lui
- Tout divorce coûte, te dis-je.

Elle
- Mais nous ne sommes pas des fauchés,
que je sache !

Lui
- Non ?

Elle
- Non.

Lui
- Ça m’étonne.

Elle
- Je sais tout de même ce que nous avons à
la banque.

Lui
- Nous avons combien ?
Elle
- Je ne sais pas.

Lui
- Tu sais ou tu ne sais pas ?

Elle
- Je sais. Mais, exactement, je ne sais pas.

Lui
- Exactitude ! La maladie du siècle ! On
croit tout savoir et on ne sait rien... J’ai
soif.

Elle
- Tu n’as qu’à te servir.

Lui
- Ce serait difficile.

Elle
- De mieux en mieux. Pourtant ouvrir un
robinet, ce n’est pas la mer à boire.

Lui
- En effet.
Elle
- Alors ?

Lui
- Malheureusement, je n’ai pas soif d’eau.

Elle
- De quoi alors ? De thé ? De café ?
D’alcool ?

Lui
- D’amour.

Elle
- Malheureusement, ce n’est pas le jour.

Lui
- Ce n’est jamais le jour.

Elle
- Ce n’est pas moi qui ai demandé le divor-
ce.

Lui
- Qui alors ?
Elle
- Mais toi, mon ami !

Lui
- Moi ?

Elle
- Oui, toi.

Lui
- Mais quand ?

Elle
- Il y a vingt ans et tout à l’heure.

Lui
- Moi ?

Elle
- Oui, toi ! Tout à l’heure j'ai dit : il faut
réagir. Et tu as répondu : il faut divorcer. Tu
te souviens maintenant ?

Lui
- Vaguement.
Elle
- Quand ça t’arrange, tout est vague pour
toi.

Lui (en souriant)


- Sauf les vagues.

Elle
- Spirituel ! Ce n’est pas le moment de plai-
santer, tu sais.

Lui
- La plaisanterie, c’est comme la musique,
ça adoucit les moeurs.

Elle
- Où c’est que tu as entendu ça ?

Lui
- Dans un train. Entre Chicago et Paris.

Elle
- En marche ?

Lui
- Oui, en marche. Entre Paris et Chicago.
Elle
- Avant notre mariage ?

Lui
- Avant.

Elle
- Es-tu certain ?

Lui
- Certain.

Elle
- Je ne te crois pas.

Lui
- Tu as tort.

Elle
- J’ai le droit.

Lui
- Je n’ai jamais dit le contraire.

Elle
- Mais le contraire t’aurait étonné.
Lui
- Sans aucun doute.

Elle
- Evidemment.

Un silence.

Lui (il cherche tout autour de lui)


- Mais où est Poussy. Sais-tu où il est allé ?

Elle
- Il est sûrement sur le toit...

Lui
- Sur le toit ? Mais il va se tuer !

Elle
- Nous ne risquons rien. Nous sommes
assurés.

Lui
- Oui, mais lui ?

Elle
- Il est également assuré.
Lui
- Ah bon ? Ça me rassure...

Un silence.

Lui
- Et qu’est-ce qu’il fait sur le toit ?

Elle
- Il regarde les étoiles.

Lui
- Tout seul ?

Elle
- Avec ses deux meilleurs amis.

Lui
- Qui ça ?

Elle
- La chatte du voisin et le chat de la
concierge.

Lui
- Quelles fréquentations ! Surtout la chatte
de la concierge. Un de ces jours, il va ren-
trer à la maison avec de mauvaises nou-
velles. Et nous serons obligés de nourrir
quatre nouvelles bouches... au moins.

Elle
- Il n’y aura qu’à faire marcher l’assurance.

Lui
- Nous sommes également assurés contre
ce risque ?

Elle
- Lui, pas nous.

Lui
- Et nous ?

Elle
- Pourquoi faire ?

Lui
- Mais on ne sait jamais.

Elle
- Comment peux-tu dire ça ? Ça fait vingt
ans que nous sommes en instance de divor-
ce.
Lui
- Ce n’est pas de ma faute.

Elle
- Ni de la mienne.

Lui
- Non plus.

Elle
- C’est la faute au système.

Lui
- Quel système !

Elle
- Oui, quel système !

Lui
- Et que devrait dire Poussy. Constamment
exposé... exposé à quoi ?

Elle
- Mais exposé à tout ! Au bruit. Au vent.
Aux intempéries.
Lui
- Aux coups de pieds au cul...

Elle
- Aux insultes...

Lui
- Il est à la portée de vue de n’importe quel
fusil...

Elle
- Même la nuit.

Lui
- Surtout lorsqu’il passe une nuit blanche
dans cette nuit noire.

Elle
- Et surtout que la nuit tous les chats sont
gris.

Lui
- Oui, surtout... surtout... oui, surtout que le
toit est glissant.

Elle
- Glissant comme une patinoire.
Lui
- Comme le système...

Elle
- Comme l'amitié...

Lui
- Comme le mariage...

Elle
- Comme la réussite... Quelles difficultés, il
doit avoir notre cher Poussy pour atteindre
le sommet du toit... les jours de pluie.

Lui
- C’est comme dans toute chose, la monté
est toujours difficile. Par contre la descen-
te, c’est de la rigolade.

Elle (elle se met subitement en colère)


- Assez, assez, assez ! J’en ai par dessus la
tête de tout ça. Toujours les mêmes mots,
les mêmes plaintes, les mêmes histoires, les
mêmes théories, les mêmes soirées, les
mêmes faux sourires, les mêmes questions,
les mêmes qui m’aiment soi-disant, les
mêmes comparaisons, les mêmes idiots qui
sont à la tête du pays, les mêmes, les
mêmes, les mêmes, assez, assez, assez !

Un silence.

Lui
- Ça va ? Tout est rentré dans l’ordre ?

Elle
- Non, ça ne va pas.

Lui
- Qu’est-ce qui ne va pas ?

Elle
- Tout.

Lui
- C’est-à-dire ?

Elle
- Tout.

Lui
- Seulement ?
Elle
- C’est déjà pas mal.

Lui
- Tu as mal quelque part ?

Elle
- Oui, au coeur.

Lui
- Il faudrait te faire examiner par un car-
diologue.

Elle
- Oui, mais j’ai aussi mal à la tête et aux
pieds.

Lui
- Depuis quand ?

Elle
- Depuis que ça ne va plus.

Lui
- Et ça ne va plus depuis quand ?
Elle
- Eh bien... depuis que j’ai mal au coeur, à
la tête et aux pieds.

Lui
- Mais c’est un cercle vicieux.

Elle
- Mais c’est partout pareil. Impossible de
connaître le coupable. On tourne, on tour-
ne... on tourne en rond comme des bour-
riques... C’est sûrement trop pour pas
grand-chose.

Lui
- Pourquoi ne cesserais-tu pas de travailler?

Elle
- Non merci, je préfère travailler...

Lui
- Tu pourrais t’occuper davantage de
Poussy.

Elle
- Pourquoi ? Tu trouves que je ne m’occu-
pe pas assez de lui ?
Lui
- Je n’ai pas dit ça.

Elle
- Mais tu l’as pensé.

Lui
- Non plus...

Elle
- Et puis j’aurais l’air de quoi ?

Lui
- D’une femme tout simplement qui s’oc-
cupe de son chat.

Elle
- Tu veux dire : une femme qui passe son
temps à cocoler son chat. Non, non, je ne
suis pas faite pour ça. Et puis, Poussy est
un chat qui aime la liberté, le grand air, les
souris, les étoiles, les rats d'égout et le toit,
surtout les jours de pluie lorsqu’il est glis-
sant. Il déteste que l’on s’occupe trop de
lui. Rappelle-toi le jour où il m'a griffé au
visage, lorsque j'ai essayé de mettre des
bigoudis à ses moustaches. Et le jour où il
m’a mordu parce que, sachant qu’il était
fatigué, j’ai voulu lui nettoyer son petit der-
rière. Non, non, Poussy n’aime pas que l’on
s’occupe trop de lui.

Lui
- Sans doute parce que tu l’as mal habitué.

Elle
- Oui, evidemment, c’est encore moi !

Lui
- Oui, c’est toi. Car moi, j’ai toujours... j'ai
toujours... toujours...

Elle (elle crie)


- Toujours quoi ? Poussy n’est pas un chat
en peluche ! Et ne le sera jamais. Tu
confonds tout, toi. Tu compares tout, tu
idéalise tout, tu philosophes sur tout, tu cri-
tiques tout, tu... tu...

Subitement, un monstre bruit.


Un silence.
Lui et Elle se regardent puis se précipitent
à la fenêtre.
Elle
- Mon Dieu ! Le chat de la voisine est
tombé sur le toit du garage.

Lui
- Mais il est mort !

Elle
- Tu as raison, il y a du sang partout.

Lui
- Heureusement que ce n'est pas Poussy qui
est tombé. Après tout, ce n’est pas si grave
que ça, ce n’est qu’un chat noir qui est
tombé.

Elle (elle crie)


- Poussy, rentre à la maison !

Lui
- Il ne rentrera pas.

Elle
- Rentre à la maison, mon petit.

Lui
- N’insiste pas, il ne rentrera pas.
Elle
- Poussy, mon amour, rentre à la maison, je
te préparerai de bons petits plats...

Lui
- N’insiste pas, te dis-je, il s’en fout com-
plètement.

Elle
- Mais... mais... mais il est complètement
fou...

Lui (il crie)


- Rentrez tous à la maison, bande de chats
d’égout !

Elle
- Ce n’est pas comme ça que tu arriveras à
les convaincre.

Lui
- Mais... mais... regarde, regarde la chatte
de la voisine... elle est complètement folle.

Elle
- Mais elle va se tuer !
Lui (il crie)
- Cesse de glisser, Poussy.

Elle (elle crie aussi)


- Pour l’amour de Dieu, cesse de glisser, je
ferai tout ce que tu veux...

Un miaulement.

Elle (elle crie)


- Un suicide ? Mais pourquoi ?...

Lui
- Pourquoi ?

Elle
- Non, Poussy. Non, non...

Un bruit.
Elle se met à pleurer, à hurler. Une véri-
table crise de nerfs.

Lui (après un long silence, avec tristesse)


- C’est de ma faute.

Elle (elle sanglote)


- Non, c’est de la mienne.
Lui
- Non, de la nôtre...

Elle
- Oui, tu as raison, de la nôtre...

Lui
- J’ai toujours raison lorsqu’il s’agit de
savoir qui a tort... J’ai eu tort.

Elle
- Non, c’est moi qui ai eu tort.

Lui
- Non, nous avons eu tort tous les deux.

Elle
- Tu as raison, nous avons eu tort tous les
deux.

Lui
- Nous avons eu tort d’avoir eu tort tous les
deux. Pourtant, un de nous deux aurait dû
avoir raison.

Elle
- Mais pour quelle raison ?
Lui
- Pour une raison toute simple.

Elle
- Laquelle ?

Lui
- Une raison raisonnable.

Elle
- Je ne vois pas.

Lui
- Ça ne m'étonne pas.

Elle
- Non ?

Lui
- Non.

Elle
- C’est triste.

Lui
- A qui le dis-tu ! Avant ça, nous vivions
des temps difficiles... mais où en étais-je ?
Elle.
- Tu essayais de m’éclairer sur une raison
toute simple.

Lui
- Je renonce.

Elle
- Ah, bon ?

Lui
- Oui, je renonce... parce que... parce que...
parce que Poussy est mort. Parce qu’il est
mort d’une mort stupide... Il s’est suicidé à
cause de nous. A cause de notre égoïsme. A
cause de nos sales caractères. A cause de la
vie insensée que nous menons. A cause de
nos fausses relations. A cause de nos rela-
tions faussées par nos fausses relations. A
cause de notre divorce. A cause surtout de
ce divorce qui n’a jamais eu lieu.

Elle
- En somme à cause de tout et de rien.

Lui
- C’est ça... Mais... mais...
Elle
- Mais ?

Lui
- J’ai l'impression que sa disparition engen-
drera d’autres disparitions.

Elle
- C’est-à-dire ?

Lui
- C’est-à-dire que demain matin à la pre-
mière heure chacun ira de son côté.

Elle
- Comme avant le mariage ?

Lui
- Oui, comme avant le mariage.

Elle
- Comme lorsque nous étions de petits éco-
liers et que nous ne nous connaissions pas?

Lui
- Oui, comme lorsque nous étions de petits
écoliers et que nous ne nous connaissions
pas.

Elle
- Chacun de son côté ?

Lui
- Oui, chacun de son côté.

Elle
- Chacun de de côté pour son propre comp-
te ?

Lui
- Chacun de de côté pour son propre comp-
te.

Elle
- Pour toujours ?

Lui
- Pour toujours.

Un silence.

Lui
- Nous n’avons pensé qu’à nous. Tous les
soirs. Tous les jours. Pauvre Poussy.
Elle (elle pleure)
- Oui, pauvre Poussy. Nous n’avons pensé
qu’à nous... qu’à nos propres problèmes.
Tous les jours. Tous les soirs... Même à ses
anniversaires...

Elle
- Même à ses anniversaires...

Lui
- Nous n’avons pensé qu’à nos problèmes...

Elle
- Qu’à nos soucis...

Lui
- Qu’à nos petits soucis...

Elle
- Tous les soirs le même cirque.

Lui
- Les mêmes conversations.

Elle
- Sans queue ni tête.
Lui
- C’est pourquoi il faut divorcer.

Elle
- Tu crois ça ?

Lui
- Oui, puisque Poussy est mort.

Elle
- Mais il n'est pas encore enterré.

Lui
- En effet... Alors il va falloir remettre ça.

Elle
- Quoi ça ?

Lui
- Bein, le divorce !

Elle
- Tu as peut-être raison, ce n’est pas le
moment de faire trop de dépenses. Un
enterrement ça coûte déjà les yeux de la
tête et les temps sont difficiles de nos jours.
Lui
- Mieux vaut attendre encore une année.

Elle
- Une bonne année.

Lui
- Une très bonne année.

Elle
- La bonne année.

Lui
- Oui, la bonne année.

Un silence.

Lui
- Je suis quand même curieux.

Elle
- Curieux de quoi ?

Lui
- L’effet que ça fait.
Elle
- L’effet que ça fait ?

Lui
- De glisser sur le toit.

Elle
- Tu aimerais essayer ?

Lui
- Oui. Pas toi ?

Elle
- Je ne sais pas.

Lui
- On essaie ?

Elle
- Tu veux vraiment ?

Lui
- Au point où nous en sommes, qu’est-ce
que l’on risque !

Elle
- Alors courons essayer.
Le couple disparaît.
Puis après un silence.

Voix de Elle
- Tu commences ou je commence ?

Voix de Lui
- Honneur à l’épouse.

Voix de Elle
- Bon, j’y vais... Oh, que ça vibre !... Ça
vibre... Oh, que ça vibre !... Ça vibre...

Voix de Lui
- Fais tout de même attention.

Voix de Elle
- C’est fantastique...

Voix de Lui
- Freine un peu.

Voix de Elle
- Mais ce n’est pas possible, ça glisse trop.

Voix de Lui
- Freine bon sang !
Voix de Elle
- Mais je ne peux pas. Au secours, au
secours !

Un bruit sourd. Un hurlement.

Voix de Lui
- Ça va ? Tu es encore en vie ?

Voix de Elle (péniblement)


- Oui, je suis encore en vie... Viens vite vers
moi, je me sens si seule ici bas.

Voix de Lui
- Ne t’inquiète pas, j’arrive.

Un glissement. Un cri. Un bruit sourd. Un


hurlement.

Voix de Elle
- Ça va, mon époux ?

Voix de Lui
- Oui, ça va, mon épouse.

Voix de Elle
- Comment tu te sens ?
Voix de Lui
- Tout cassé. Et toi ?

Voix de Elle
- Toute cassée... Et à part ça ?

Voix de Lui
- A part ça, je ne me suis jamais senti aussi
bien que maintenant.

Voix de Elle
- Comme c’est drôle, moi aussi, je ne me
suis jamais sentie aussi bien que mainte-
nant.

Un silence.

Voix de Elle
- On recommence ?

Voix de Lui
- A zéro ?

Voix de Elle
- Oui, à zéro... Je t’aime, mon amour.
Voix de Lui
- Je t’aime aussi, mon amour.

Rideau.

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