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"Sauver l'Irlande pour éviter une guerre européenne

des monnaies"
LEMONDE.FR | 16.11.10 | 20h29  •  Mis à jour le 17.11.10 | 12h52

Une manifestante contre la crise économique en Irlande à Dublin, le 12 novembre


2010.AFP/PETER MUHLY

A lors que les ministres des finances de la zone euro se retrouvent mardi 16 novembre
à Bruxelles, les inquiétudes grandissent au sujet de l'Union monétaire. L'Irlande, dont le
déficit public devrait culminer à 32 % du produit intérieur brut cette année, est sous la
pression d'autres pays membres et surtout de la Banque centrale européenne pour
accepter une aide financière extérieure, afin de rassurer les marchés et d'éviter un
phénomène de contagion aux autres pays de la zone euro.

Pour Jérôme Creel, directeur adjoint au département des études au Centre de recherche
en économie de Sciences Po (OFCE) et professeur à l'ESCP-EAP, revient sur les raisons
conjoncturelles qui ont conduit le Tigre celtique, à la croissance de 6 % par an dans les
années 1990, à connaître une crise économique majeure. "Les pays européens doivent se
mettre d'accord sur des aides à l'Irlande pour éviter une crise sans précédent et
relancer la croissance européenne", estime-t-il.

Quelles sont les raisons de la forte croissance économique qu'a connue


l'Irlande à partir des années 1990 ?

Dans les années 1970, l'Irlande est un pays très pauvre, l'un des moins avancés d'Europe,
avec une large population agricole, un niveau d'éducation très faible et des réseaux
d'infrastructures peu développés. Son entrée dans l'Union européenne, en 1973, va
profondément modifier l'économie du pays et permettre la convergence de son niveau de
vie vers la moyenne européenne.
L'Irlande a bénéficié de fonds européens agricoles, qu'elle a utilisés, non pour maintenir
une population agricole importante mais, pour l'éduquer et lui permettre de travailler
dans d'autres secteurs comme l'industrie ou les services. Elle a aussi profité de fonds
régionaux, qui lui ont permis de financer de nouvelles infrastructures et de se
transformer, en se lançant massivement dans les nouvelles technologies et
l'informatique. Ces aides ont enfin permis aux autorités publiques de baisser la fiscalité
afin d'attirer les capitaux étrangers.

Tous ces facteurs ont favorisé la transformation de l'économie, qui a abouti à qualifier
l'Irlande de Tigre celtique dans les années 1990. Sa croissance était alors de 6 % par an.

Comment le pays est-il passé d'une embellie économique à une crise


profonde ?

Le signe avant-coureur de la crise est le retournement du marché immobilier, suite à


l'augmentation de la population et aux hausses de salaire. Dans les années 1990, la
demande de travail des multinationales était si forte qu'il a fallu trouver des salariés en
faisant appel aux immigrés, des Irlandais qui sont retournés dans leur pays, mais aussi
des Européens, en particulier des Polonais.

Cette population plus nombreuse s'est aussi dotée de meilleurs revenus. Car, avec la
croissance extraordinaire qu'a connue l'Irlande, tous les secteurs se sont développés. Les
domaines en pleine croissance, ont offert, de façon soutenable, des salaires en hausse, les
salariés travaillant plus et mieux. Mais on a aussi eu un effet Balassa-Samuelson, c'est-à-
dire une contagion des hausses de salaires des secteurs compétitifs vers d'autres moins
productifs. Cela a donc fait monter les prix de l'économie. Dès le début des années 2000,
l'Irlande a connu des tensions inflationnistes, avec des taux qui flirtent avec les 5 %,
défavorables à la croissance économique.
Le secteur immobilier a été durement touché par la crise des subprimes, et les prix des
maisons qui s'étaient envolés depuis 1995 ont perdu plus de 30 % de leur valeur. Le
Monde.fr

Les Irlandais, plus nombreux à vouloir accéder à la propriété, ont par ailleurs dopé le
secteur de l'immobilier. La demande immobilière est devenue si forte qu'elle a abouti à
une bulle. Le problème a été le même qu'aux Etats-Unis ou en Espagne : les banques,
dans une logique de court terme, ont estimé qu'elles pouvaient octroyer des prêts sans
réelles garanties de créances, le prix des biens ne cessant d'augmenter. Dans le même
temps, le rapide développement des services, notamment bancaires et immobiliers, au
détriment des produits manufacturés, a provoqué un ralentissement de la productivité, à
partir de 2003. Au final, la bulle immobilière a éclaté en 2006, marquant la fin de l'ère du
Tigre celtique.

Quelle est la situation économique actuelle de l'Irlande ?

La situation est catastrophique : cette année, le déficit public doit atteindre 32 % du PIB,
la dette publique 82 % et le chômage 14 %. Deux raisons principales expliquent ce score
exceptionnel du déficit : l'augmentation du taux de chômage, entraînant le versement
d'indemnités et de subventions, et les moindres rentrées fiscales, liées à une activité
industrielle en berne. En effet, les multinationales ont rapatrié une grosse partie de leurs
capitaux face à l'incertitude de la capacité de l'Irlande à redresser son économie.
La dette de l'Irlande était l'une des plus basses de l'Union européenne avant la crise
économique. Elle est maintenant proche de la moyenne des pays de la zone euro. Le
Monde.fr

Le taux de chômage en Irlande a triplé depuis 2007.Le Monde.fr

Depuis 2008, les autorités irlandaises ont pratiqué une politique de contraction
budgétaire, qui n'a pas produit d'effet. Elles ont notamment tenté de réduire le salaire des
fonctionnaires, de près de 20 %. Mais la récession était si profonde que l'Irlande a subi
une augmentation de ses déficits publics qui s'explique exclusivement par la mauvaise
qualité de sa conjoncture. Le déficit est passé de 14 % du PIB en 2009 à 32 % en 2010
parce que l'Etat a dû recapitaliser, en octobre, la banque privée Anglo Irish, proche de la
faillite, pour éviter un mouvement de panique et une chute encore plus grande des
marchés d'actions et immobiliers dans le pays.

Le déficit irlandais estimé pour 2010 est de 32 % du PIB, soit plus du double par rapport
à l'année précédente.Le Monde.fr

Un plan d'aide pour sauver les banques irlandaises serait donc raisonnable. Par contre,
espérer parvenir à un déficit public de moins de 3 % du PIB en 2014, comme l'annoncent
les autorités irlandaises, me paraît irréalisable, étant donné l'état des finances publiques
et l'atonie de l'activité privée du pays.

L'Eurogroupe doit donc apporter une aide financière à l'Irlande ?

La relation entre l'Irlande et l'Europe est tout sauf unilatérale. Les multinationales se
sont installées en Irlande, notamment en raison des débouchés de ventes en Europe. Or,
depuis 2008, l'atonie de la croissance européenne a limité l'intérêt des firmes pour
l'Irlande. Elle est en train de secouer la zone euro, mais l'Europe, en mettant un frein à la
capacité de l'Irlande à s'enrichir, est pour partie responsable de la crise dans laquelle
s'enfonce l'économie irlandaise.

Aujourd'hui, avec l'Irlande, l'Europe est confrontée à une situation de "crise à la


grecque", avec néanmoins quelques différences puisque la croissance grecque est tirée
par le tourisme et la défense, tandis que l'économie irlandaise est connue pour sa
capacité industrielle, intensive en capital humain. Contrairement à la Grèce, l'Irlande est
aussi le premier pays à avoir mené une politique délibérée de rigueur budgétaire. Or, elle
se retrouve face à une hausse vertigineuse de ses déficits publics. Elle est donc un contre-
exemple de l'efficacité des contractions budgétaires et des recommandations allemandes
en termes de finances publiques.

L'Eurogroupe devrait donc indiquer que, quoi qu'il arrive, aucun pays membre ne
souhaite qu'un autre quitte la zone euro, afin de limiter les attaques contre l'économie
européenne par les spéculateurs. Cela empêcherait l'Irlande de sortir de l'Union
monétaire, de même que l'Espagne, la Grèce ou le Portugal. Car, ce faisant, ces pays
déprécieraient leur monnaie et on aurait une guerre européenne des monnaies. Il y a un
risque majeur de voir une guerre des monnaies se développer au sein de l'Europe si l'on
ne règle pas, de façon solidaire, la crise irlandaise.

Face à cette crise et aux pressions toujours plus fortes des Etats membres,
l'Irlande pourrait-elle décider de son côté de sortir de la zone euro ?

Aujourd'hui, l'enjeu de l'Irlande est de bénéficier des mêmes capacités de financement


que n'importe quel pays européen, notamment l'Allemagne. Si elle n'y arrive pas, l'intérêt
de l'appartenance à la zone euro est discutable. Pour autant, ne pas y appartenir signifie
faire l'objet de davantage de turbulences. Si l'Irlande sortait de la zone euro, elle serait
plus facilement proche d'une faillite similaire à celle de l'Islande.

Surtout, les pays membres de la zone peuvent bénéficier d'aides financières comme celles
octroyées à la Grèce grâce à des mécanismes de solidarité. Les inconvénients de ne pas
maîtriser sa politique monétaire et ses taux de change sont donc contrebalancés par le
minimum de stabilité que procure la zone euro.

Propos recueillis par Audrey Garric

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