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Abdelhag ANOUN Faculté des lettres d’El Jadida Maroc Le phénoméne de culture dans La Querelle des images' d’Abdelfattah KILITO Le mséd ou Pécole coranique Nul ne peut contester le fait que le roman maghrébin s’identifie avec les stratégies de la biographie et de lautobiographie et que l’écriture du passé est une formule qui introduit dans le discours la vraisemblance et Tauthenticité des choses déja vécues. Une chose est sire, dans ’autofiction maghrébine, la mémoire, remplie d’événements antérieurs, se présente comme le moteur de la production du discours et sa source subjective. Cette attitude peut étre considérée comme un trait dominant qui permet de situcr auteur maghrébin dans une position rétrospective a I’égard de la conception globale du récit, a I’égard de I’événement aussi et, bien sar, 4 l’égard d’un univers social actuel dont les repéres se dissipent jour aprés jour. Le recours a la puissance de la mémoire est congu par I’écrivain comme une maniére fondamentale de récuser Jes principes d’une mondialisation envahissante et imposer le paramétre de |’élément culturel comme un motif indispensable de caractérisation. Certes, le mouvement est rétrospectif, ligoté aux réalités du passé, mais émanant d'un ordre et d’une raison qui ne congoivent les « valeurs » authentiques que dans les origines coraniques. Sans ce puissant mouvement de retour aux origines, Ie récit maghrébin ne serait qu’une « pale imitation » du roman occidental. Tl est done difficile pour I’écrivain maghrébin de ne pas recourir a la culture spécifique de son milieu d’origine. Il doit puiser dans les profondeurs du yécu social et familial pour donner une raison a son écriture. Le roman propose alors une représentation précise, cohérente, d’un ensemble de caractéristiques sociales a tel moment de Uhistoire du pays. Cette " Abdelfattah Kilito. La Quereile des images, Eddif, Casablanca, 1995, La référence & ce roman dans le texte sera indiquée comme suit [20]. A. Anoun ~ Le phénoméne de culture dans La Querelle des images possible de Forigine ct de l'avenir de l’univers. C’est dans le Livre’, descendu du Ciel, avec son alphabet et ses vérités sacrés que se trouvent les bascs fondamentales de linterprétation du monde. De l’alphabet, de la calligraphie sacrée, plusieurs fois effacée et réécrite jusqu’A son apprentissage par cceur, commence ainsi a se dégager le sens, mais quel sens ! Les lettres sont mémorisées, et avec les lettres, la charge significative divine. C’est sur la planchette, et non sur le papier, que les éléves écrivent. Dés que le texte est mémorisé, ils lavent les planches et écrivent un autre texte dessus, On écrit pour a la fin noyer |’écriture. Au msid la parole est souveraine, car liée a Ja voix, au souffle, a l’ame, a la vie (une constante de la culture arabe est qu’il faut apprendre la science, non des livres, mais « de la bouche des hommes »). (LQ, 34) Le mode de iransmission du savoir doit passer par un laborieux travail qui ne ménage aucune transition entre la phase de l’alphabétisation et celle de lappropriation (et plus tard de linterprétation) du contenu ésotérique. De cette fagon, l’apprentissage du Coran — processus a fa fois alphabétique et cognitive qui consiste effacer sa propre trace matérielle pour s*intégrer comme un souffle bienfaisant dans Je corps de l’apprenant’ — peut se lire a priori comme la marque décadente d’une pédagogie qui inhibe Vinvention et fait de I’acte de mémorisation son signifiant privilégié dans la maniére d’apprchender Ie monde. Comme tout doit s‘organiser autour du Coran, le processus d’alphabétisation repose sur la mémorisation et Lappropriation de la Parole. Méme si la faille est élargie entre le sens ésotérique et lage de Vapprenant, aucun effort de la part du fguih n’est observé pour expliquer. Le fguih v’est rien d’autre que instrument approprié, le maitre-mot qui restitue sa teneur acoustique aux graphies écrites; il est le gardien qui assiste vigilant 4 la mémorisation fidéle du Texte. L.’enfant apprend Valphabet et Forthographe des mots, et, de fagon unilatérale, ’image acoustique sécante qui sert de régulateur aux lettres et a la propagation des sons sacrés. L’alphabétisation et la litanie sont un acte d’éducation religieuse ; exploitées jusqu’a leur ultime conséquence et tout en étant fondées sur la mémorisation, elles sont donc un processus d’intériorisation totale et intégrale du Propos Divin. Toute explication ou «intervention extérieure, ici, peut paraftre ° Traduction du mot Kitab : ce qui est et ce qui doit éxre. 7 On peut parler icf d'une forme d’intertextualité en puissance ; le Coran peut étre considéré comine un intertexte incontournable dans la litérature maghrébine. 187, Vitalité littéraire au Maroc comme un instrument artificieux de confusion et de perturbation ».* C'est dans la mémoire individuelle et collective des enfants que doit se conserver le Texte avant d’étre promu plus tard « sujet de conscience teligieuse » chez le croyant adulte. L’absence d’explication et de toute autre intervention pédagogique permet naturellement une meilleure protection du Texte contre Ies ajouts, les déformations ou toutes autre forme d'interprétation volontaire, involontaite ou subreptice. Il faut rappeler que toute interprétation est une infidélité grave, une invention cacophonique tidicule, une intervention de l’omniscience humaine dans une affaire de Dieu. Le texte du Coran oppose des résistances au lecteur, il promet et se dérobe par la richesse de son contenu, et, seule son appropriation et son intégration peuvent surdétenminer sa signification de l’intérieur. Mais n’exagérons pas l'opacité du Coran, qui se présente Iui- méme comme « le livre évident ». Pour peu qu’on 'aborde avee Vhumilité de la foi, il est un miracle de limpidité. Le récitant, enfant ou adulte, est sensible au rythme des verstes, reconnaissable, car & nul autre pareil. Des mots familiers révelent Phistoire du monde, une histoire totale, rythmée par l'avénement des prophétes qui rappellent inlassablement la loi divine, (LQ, 33) La prise en charge du sens sera assurée, d'un cété, par la transmission’ de Ia parole, sa mémorisation, de l’autre, et en demnier ressort, de la foi, intuition et la conscience de l’apprenant devenu adulte fidéle, de son degré de progression dans l'étude des différentes sciences issues du Coran et de l’effort de compréhension des exégéses et hagiographes. Le plus grand bien que I’on puisse apporter a un enfant, c'est celui de lui apprendre Parabe par la récitation du Coran, l'alphabet sacré de la Parole Divine. Dans un univers tiraillé entre le Bien et le Mal, la mémorisation de la Parole constitue une sorte de protection, un talisman § Dans les modéles de communication, la inguistique parle dans ce eas ici de « bruit » Tl faut bien se situer dans cette tradition de fa transmission, architecte initiale de 'éthique arabo-musulmane, pour comprendre le visée de ce mode d'apprentissage. Il est indispensable de rappeler que apparition de U'Islam dans le pays des bédouins Korachis constitue une situation cadre. Ce premier constat est fondamental pour ceux qui s’intéressent aux lettres arabes, et Kilito revient longuement sur cette tradition dans L ‘Auteur et ses doubles, Paris, Seuil, 1985, ainsi que dans La Langue dAdam et autres essais, Casablanca, Fditons Toubkal, 2 €d), 1999, 188 A. Anoun — Le phénoméne de culture dans La Querelle des images psychologique, culturel et spirituel infaillible contre les maux de I’existence et de I"impiété. Elle est unique objet de méditation pour le croyant. « La Parole de Dieu[...Jdoit @tre apprise, conservée dans le coeur et constamment méditée ». (LQ, 33) Ainsi, Ja vérité n’est pas dans la créativité, mais dans le geste absolu dobéissance que lapprenant adopte avec sérénité devant les variations alphabétiques et éphéméres de la planche (/owha). L’enfant apprend das son jeune Age que fa vérité est immanente, qu’elle est inhérente au son et a la forme des lettres de l'alphabet, a fa substance emblématique de sa calligraphic, et qu'elle n’est pas matérielle, Mais il ne faut pas entendre par 1A que c’est par I’écriture des lettres de I’alphabet, par la vision des signes que se réalise la wansmission de la vérité qui est une Parole par excellence, le yéritable ancrage de cette transmission est concemé par la nature exceptionnelle de sa prosodie phonatoire. Méme le livre sous sa forme conventionnelle et palpable n’existe pas. L’alphabet est un souffle magique, c'est une réalité évidente, mais éphémére. Pour cultiver cette mémoire de la ‘Vérité, tous les supports matériels disparaissent ou sont gommés. Nous ne disposions pas d’un exemplaire du Coran. Pourtant nous savions tous lire et écrire, Dans cet espace oit la Parole de Dieu est si présente, le Coran en tant qu’imprimé est absent. (EQ, 34) En général, I’évocation de cet épisode de la vie scolaire résonne comme une apologie de I’école coranique. Le msid est une de ces zones chargées d’intensité ethnique, un lieu ot I’on renoue avec un ordre immuable, un espace « messianique » sans réserve od s’implique totalement ta conscience du narrateur et de son lecteur autochtone. C’est un retour a la source méme de l’identité culturelle ct religicuse, une source d’apprentissage ‘ot l’on ressasse longuement le récit sacré d’une aventure génésique et originelle. De ce fait la référence trés insistante au msid constitue ce que l’on peut appeler une « thématique d’époque ».'* La notion de théme littéraire semble ici tres propice a la spécificité culturelle, aux discours qui, par exploitation littéraire, parlent la réalité en intériorisant la référence culturette. L’évocation quasi systématique de l’épisode du msid est tout aussi ‘CEP. Brunel, CL Pichois, A.-M, Rousseau. Qu'est ce que la littérature comparée ? Paris, Amand Colin, 1983, pp. 123-124. En absence d'une histoire exhaustive de a Tittérature ‘maghrébine récente, un travail de comparaison s*impose qui permettrait détablir, par la confrontation, la fiste trés spécifique des thémes les plus récurents, 189 Vitalité littéraire au Maroc bien une forme de revendication sociale, littéraire et artistique & laquelle Lécrivain maghrébin accorde de la priorité. En tout cas, 1a « thématisation » du msid permet 4 Kilito de sauver de l’oubli cette forme d’apprentissage archaique qui constitue la derniére trace vivante d’une Histoire qui s’estompe. Car le msid n’est pas seulement un espace d’apprentissage de la calligraphie arabe ct de la mémorisation de la Parole de Dieu. Ce n’est pas seulement un visa pour le paradis: « On me demanda de m’exercer a la calligraphie, parce qu'elle méne, nous répétait le fquih, droit au paradis ». (Khatibi, 39) Ce n’est pas seulement un ritede passage: «Le msid est Yantichambre de la mort. [...] Et de ce fait, on ne quitte le msid qu’aprés avoir enterré son enfance ». (LQ, 29-30) Ce n’est pas seulement un événement qui marque douloureusement et qui, d'une maniére ou d’une autre, pourrait faire appel 4 une forme de psychanalyse appropriée pour étre étudié. Kilito écrit Je n’aimais pas le msid. Chaque jour A mon réveil, la perspective d’y aller était si douloureuse que je souhaitais tomber malade afin de rester couché. (LO, 34) Phrase a laquelle répond comme un écho celle de Chratbi. Quand il fut temps pour nous d'aller déjeuner, il était facile de Temarquer 4 la place oit je m’étais assis une large flaque d’urine. Javais eu tellement peur qu’a I'age de treize ans je pissais encore dans mon lit, (Chraibi, 38) Le mid, est tout cela a la fois, et plus encore." Cet événement qui fait l'unanimité, peut étre considéré comme un théme de la littérature maghrébine avec ses variantes et ses constantes. Tous les écrivains font de ce «yécu» un fragment d’histoire pour leur récit. Associé 4 l’ordre supérieur, cet événement demeure longtemps la référence premiere de leur vie. Lieu d’inscription de la caractérisation ethnique, il se trouve que le théme du msid est 4 Ja naissance d'une mode littéraire au Maghreb. Systématiquement, cet épisode s*incorpore au récit et devient ainsi un repere " D1 est aussi chez d’ autres écrivains maghrébins licu de promiscuité. 190 A, Anoun Le phénoméne de culture dans La Querelle des images pour I’historien des littératures, et un point fixe pour I’écrivain, sans lequel, le flux du temps ne pourrait méme pas se concevoir. Pour Abdelfattah Kilito, le passage incontoumable par }’école coranique est un repére chargé d’un donné culture] qui affine la maniére de se présenter, de se révéler Al ‘Autre (a Ja conscience étrangére, Occidentale en l’occurrence) et de sceller l’acte @écriture par cette marque d'authenticité symbolique ct sigillographique. Sur ce point, comme tous les autres écrivains maghrébins, Kilito nourrit la perspective de son roman de la résurgence et de la transfiguration du passé coranique. Coran ef roman Linvention est alors synonyme de mensonge ; scals les menteurs sont en effet capables d’inventer des histoires. Les motivations peuvent varier : on ment pour tromper la confiance de quelqu’un, pour échapper a un danger, par jeu ow sous l’influence d'une impulsion subite. [...] Or le mensonge est un blasphéme, un outrage 4 la création divine ; résultat d’une imagination néfaste, il bouleverse J'ordre du monde et entraine une série de catastrophes.'* Cette projection de 1a conscience en arriére d’elle-méme et qui converge, volontairement ou non, chez la plupart des écrivains maghrébins dans l’univers authentique du souvenir (le msid est a cet égard un moment privilégié), fait pressentir un mouvement de contraste global devam la production de la fiction Hittéraire, du livre. Car dans ce contexte archatque ot la culture se nourrit de calligraphie sacrée et de mémorisation, toute tentative d’écriture littéraire porte en elle l’ambivalence de 1a récitation et de Vimagination ; en refusant globatement la littérature de fiction, la religion semble dire que I'invention par Pimaginaire est un acte qui veut subvertir par la sublimation et l’exaltation de nouveaux idéaux. Car ceux-ci ne peuvent que détourner |’écriture de sa fonction fondamentale, celle de toujours transmettre pour affirmer et édifier les valeurs d’origine. En tout cas dans le monde arabo-musulman, dans cet univers de lettres od l’alpbabet a servi de support a la parole de Dicu, ce serait outrageant de modifier le génome alphabétique par des manipulations linguistiques et stylistiques. Aucune autre esthétique ne peut se substituer A 1’éthique fondamentale du Abdelfattah Kilito. L ‘ail et # aiguille, Paris, La Découverte, 1992, p. 14. 191 A. Anoun ~ Le phénoméne de culture dans La Querelle des images « Mémoriser » ou « s’approprier la Parole », et avec une prégnance moindre, « réciter », « apprendre » et « écrire », contribue a creuser dans la conscience de l’apprenant des matrices qui serviront plus tard pour divers actes de parole.'” Car, indéfiniment, les formes verbales répétent ia méme flexion ; elles ne peuvent et ne doivent apporter au fil de l’existence qu’une information similaire ou identique. Le caractére radical et absolu de la référence coranique agit comme un facteur d’inhibition, voire d’interdiction d’user de la parole dans un autre dessein que celui de la religion. Si parmi les diverses fonctions possibles du récit maghrébin, Vinscription et |’expansion permanentes du théme religieux apparaissent la plus spécifique, c’est que l’annexion des valeurs culturelles, si couramment investie en littérature, se fait en un commun élan avec I’écriture. Elle montre par la que l’intégration des valeurs ne s*arréte pas a la signification, mais qu’elle conditionne aussi la faculté et l’usage de la langue. On ne peut que rappeler ici l’enseignement de Claude Lévi-Strauss et celui de Lukacs” sur les rapports contradictoires que le genre romanesque entretient avec les mythes d’origine. En se faisant historienne, la pensée de Lukacs montre que, tout en essayant de déployer d’incessants efforts pour concilier « un plan de valeur et un plan d’existence » que la réalité historique (essentieltement économique) a irrémédiablement désunis depuis longtemps, le roman modeme s*éloigne progressivement du concept de ia totalité harmonieuse et cohérente dans laquelle baigne le mythe d'origine, Or le roman maghrébin vit une situation inverse par rapport a son homologue occidental ; confronté a une époque qui perd de plus en plus ses liens avec les valeurs du mythe originel et sa cohérence, le récit maghrébin, hanté constamment par cette puissante conscience de l’origine, essaie désespéramment de se faire une identité. L’écrivain est comme incapable de se détourner de cette mission méme si ccla apparait comme un signe de paralysie et de décadence artistique et littéraire. Cette paralysie est mal vécue par les Arabes contemporains; il y a un « profond malaise »*, remarque Kilito, qui se fait autour de la notion méme de livre chez nous. 7 Crest poutéure dans ce sens que Abdetkébir Khatibi a pensé au titre trés révélateur de La Mémoire tatouse, Claude Lévi-Strauss. L'Origine des maniéres de table (« Du mythe au roman »), Paris, 1968, (3* volume des Mythologiques). ? Georges Lukaes. Théorie du roman, trad. Frangaise, Paris, Gonthier, 1963. CE. Kilito, La Langue d’Adam, Op. cit. p. 72. 195 A. Anoun ~ Le phénoméne de culture dans La Querelle des images BIBLIOGRAPHIE BRUNEL, Pierre, PICHOIS, CLaude, ROUSSEAU, André M. Qu’est ce que Ja littérature comparée ? Paris, Armand Colin, 1983. CHRAIBI, Driss. Le Passé simple, Paris, Denobl, 1954. KHATIBI, Abdelkébir. La Mémoire tatouée, Paris, Denotl, 1971. KILITO, Abdelfattah. La Querelle des images, Casa, Eddif, 1995. L'Auteur et ses doubles, Paris, Seuil, Paris, 1985 La Langue d’Adam et autres essais, Casablanca, Eds Toubkal, 2° éd. 1999, . Liavit et Vaiguille, Paris, La Découverte, 1992. -STRAUSS, Claude. L ‘Origine des manitres de table (« Du mythe au roman »), Paris, 1968, (3° volume des Mythologiques). LUKACS, Georges. Théorie du roman, Paris, Gonthier, 1963. 197

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