Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
croyez…
Il faut relire Adam Smith
Bibliographie :
Benoît Prévost, « Adam Smith : ver la fin du malentendu ? », in
Alternatives économiques, 2001/1, n°9 : « L’Économie politique », p.101-
112.
Jean-Daniel Boyer, « Adam Smith Problem ou problèmes des sciences
sociales ? Détour par l’anthropologie d’Adam Smith », in Revue française
de socio-économie, 2009/1, n°3, p.37-53.
Mickaël Biziou, Adam Smith et l’origine du libéralisme, Paris, PUF, 2003.
Introduction :
Ce qu’on dit d’Adam Smith : La Richesse des nations, publié en 1776, est
un des ouvrages majeurs de la science économique. On a coutume de
faire de son auteur le chantre du libéralisme, et l’on s’attend donc à
trouver dans cet ouvrage des arguments favorables au libre-échange.
Mais Adam Smith n’est pas celui que les manuels nous montrent, le
découvreur du marché autorégulateur. Il est urgent de relire (ou de lire de
plus près) son œuvre, afin de redécouvrir aujourd’hui ce que signifie le
libéralisme économique et de sortir des représentations caricaturales qui
en sont le plus souvent données.
On attribue souvent au libéralisme économique un refus de la politique, un
oubli des valeurs morales ainsi qu’une étrange religion du marché (le
marché est censé veiller sur les hommes à la façon d’une providence
divine laïcisée). Or, ce genre de thèses est très éloigné de ce que pense
Smith. Ce dernier affirme au contraire que l’État doit se soucier du bien
public, que l’économie ne saurait fonctionner sans vertu et que l’ordre non
intentionnel du marché produit certains effets pervers qu’il faut corriger
intentionnellement. Le libéralisme économique de Smith est, en fait,
porteur d’un idéal moral et politique exigeant.
A l’aune de cet idéal moral et politique énoncé par un grand esprit éclairé
du XVIIIe siècle, il est possible de juger ce qu’est devenu le libéralisme
économique aujourd’hui.
Selon une idée reçue très largement répandue, le libéralisme est une
doctrine moralement neutre, et donc finalement cynique. L’égoïsme
individuel est la source de la richesse collective. Le libéralisme
économique est donc un système qui spécule sur le calcul individuel de
l’intérêt bien compris. Il parie sur l’égoïsme (sur l’intérêt exclusif que
chacun se porte à soi-même), et non sur la vertu.
A. Idées reçues sur le libéralisme
Une première chose doit, sans doute, nous mettre la puce à l’oreille :
l’idée que le libéralisme économique serait cynique est sans doute une
idée trop bien partagée :
- C’est l’idée des libéraux (ils prétendent être attachés au seul
marché, puisqu’il a fait ses preuves, au moins depuis la chute du
mur de Berlin)…
- …et c’est l’idée des antilibéraux (le libéralisme économique n’a pas
de valeurs morales à défendre : d’où leur mot d’ordre de moraliser
le marché, qui a le vent en poupe depuis au moins un an et le début
de la crise économique que nous traversons actuellement).
On peut donc trouver plus que douteuse cette entente des deux camps
ennemis sur le sujet. Le libéralisme économique est-il vraiment dépourvu
de valeur morale et de but politique ? Si tel était le cas, deux systèmes
s’opposeraient donc :
- l’un, moralement louable, mais économiquement inefficace,
l’homme n’étant en fait pas à la hauteur de ceux qui lui veulent tant
de bien
- l’autre, libéral, sagement mais cyniquement, reposerait uniquement
sur nos passions mesquines
L’inconvénient d’un tel raisonnement, c’est qu’il place l’efficacité
économique du côté du cynisme, et la morale est sans main (« ils ont les
mains blanches, mais ils n’ont pas de main », disait Charles Péguy des
moralistes). Or, dans l’actualité économique récente, on a vu un certain
nombre d’entreprises faire des choix moralement louables et
économiquement efficaces. L’exemple du commerce équitable montre
bien qu’il n’est pas toujours indispensable de choisir entre la morale et
l’économie.
Que reproche-t-on en fait au libéralisme économique ? On souligne à la
fois sont cynisme, son oubli des valeurs morale, et sa religion du marché
(il faut faire confiance à l’interaction des offres et demandes sur le
marché, comme on fait confiance à Dieu) qui conduit à une sorte de
fidéisme économique. La position du libéral est donc, pour le moins,
paradoxale : elle associe foi et cynisme ; oubli des valeurs morales et
confiance dans le progrès de l’histoire, le développement économique
voire le développement moral.
Cette alliance étrange est caractéristique de la tradition moraliste
française.
Extrait 1 :
Quittez donc vos plaintes, mortels insensés ! En vain vous cherchez
à associer la grandeur d’une Nation avec la probité. Il n’y a que des
fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et des
convenances de la terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre
bien à son aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces
vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent,
si nous voulons en retirer les doux fruits. La faim est sans doute une
incommodité affreuse. Mais comment sans elle pourrait se faire la
digestion d’où dépend notre nutrition et notre accroissement. Ne
devons-nous pas le vin, cette excellent liqueur, à une plante dont le
bois est maigre, laid et tortueux ? Tandis que ses rejetons négligés
sont laissés sur la plante, ils s’étouffent les uns les autres et
deviennent des sarments inutiles. Mais si ces branches sont étayées
et taillées, bientôt devenus fécondes, elles nous font part du plus
excellent des fruits.
C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice
l’émonde, en ôte l’excès, et le lie. Que dis-je ! Le vice est aussi
nécessaire dans un Etat florissant que la faim est nécessaire pour
nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende
jamais une Nation célèbre et glorieuse. Pour y faire revivre l’heureux
Siècle d’Or, il faut absolument outre l’honnêteté reprendre le gland
qui servait de nourriture à nos premiers pères.
Mieux vaut parier sur ce que nous avons de pire qu’escompter les
dividendes d’un comportement vertueux. Voilà ce qu’on peut retenir de la
pensée des moralistes français. Le cynisme à l’origine du libéralisme
économique résulte de cette opposition frontale entre les agréments de la
vie, la richesse de la société et la vertu.
Pour le montrer, on recourt souvent à la métaphore des abeilles : quand
les abeilles, trouvent une fleur, gardent le secret pour elles seules, la
ruche prospère, mais le jour où une reine prolétarienne déclare que
chaque abeille doit prévenir ses camarades d’une découverte, toutes elles
se précipitent sur la même fleur et la ruche périclite.
Extrait 2 :
« Mandeville .[…] prétend que les abeilles ne peuvent vivre à l’aise
dans une grande et puissante ruche, sans beaucoup de vices. Nul
royaume, nul État, dit-il, ne peuvent fleurir sans vices. Otez la vanité
aux grandes dames, plus de belles manufactures de soie, plus
d’ouvriers ni d’ouvrières en mille genres; une grande partie de la
nation est réduite à la mendicité. Otez aux négociants l’avarice, les
flottes anglaises seront anéanties. Dépouillez les artistes de l’envie,
l’émulation cesse; on retombe dans l’ignorance et dans la
grossièreté ».
Voltaire
Une telle vision du monde peut tenir dans l’adage machiavélien selon
lequel « qui veut la fin, veut les moyens ». Par exemple, chez les
moralistes, on défend l’idée qu’il ne faut pas trop payer les pauvres pour
leur travail, mais les maintenir dans un état de manque pour qu’ils soient
toujours soucieux de travailler. Si on les paie trop, ils vont se laisser aller à
la paresse au lieu d’aller à l’usine. C’est un argument que l’on retrouve
chez les détracteurs de l’idée du maintien de minimas sociaux par
exemple.
Extrait 3 :
«»
Pour Adam Smith, l’État n’a pas à se mêler de la vie économique : les
mécanismes du marché valent toutes les lois du monde. Le marché fonde
son fonctionnement sur des milliers de décisions individuelles où chaque
acteur économique cherche naturellement les moyens de s’enrichir
personnellement.
Attention toutefois à ne pas restreindre trop la compréhension de ce
concept de « main invisible. L’expression d’Adam Smith est bien plus
qu’une simple métaphore : elle résume un programme idéologique, celui
qui vise à faire du marché l’unique régulateur de l'ensemble de la vie
économique. C’est pourquoi l'expression est si fréquemment reprise, par
ceux qui s’opposent à ce programme, aussi bien que par ceux qui en sont
partisans. Attention aussi à ne pas caricaturer la pensée de Smith.
Extrait 4 :
« [...] Ce n’est que dans la vue d’un profit qu’un homme emploie son
capital. Il tâchera toujours d’employer son capital dans le genre
d’activité dont le produit lui permettra d’espérer gagner le plus
d’argent. […] A la vérité, son intention en général n’est pas en cela
de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il
peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie
nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner
personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette
industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il
ne pense qu’à son propre gain ; en cela, il est conduit par une main
invisible, à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses
intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la
société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en
ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une
manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait
réellement pour but d’y travailler ».
Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations [1776]
d’après réédition, éd. Flammarion, 1991.
Extrait 5 :
« Le produit du sol fait vivre presque tous les hommes qu’il est
susceptible de faire vivre. Les riches choisissent seulement dans
cette quantité produite ce qui est le plus précieux et le plus
agréable. Ils ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit
de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, quoiqu’ils n’aspirent
qu’à leur propre commodité, quoique l’unique fin qu’ils se proposent
d’obtenir du labeur des milliers de bras qu’ils emploient soit la seule
satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent tout de
même avec les pauvres les produits des améliorations qu’ils
réalisent. Ils sont conduits par une main invisible à accomplir
presque la même distribution des nécessités de la vie que celle qui
aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre
tous ses habitants ; et ainsi, sans le vouloir, ils servent les intérêts
de la société et donnent des moyens à la multiplication de l’espèce.
»
Adam Smith, Théorie des sentiments moraux [1759],
d’après réédition, PUF, 1999.
Adam Smith dit que les hommes recherchent leur intérêt privé et que c’est
très bien comme ça, puisque c’est la meilleure façon dont peut se dérouler
l’activité économique. Mais ailleurs il dit que chercher uniquement son
intérêt privé, c’est vicieux. On peut (et même on doit) être vertueux dans
cette recherche, et les 4 vertus essentielles sont : maîtrise de soi,
prudence, bienveillance et justice.
La question sous-jacente qui se pose alors est la suivante : existe-t-il un
capitalisme moral ? Le libéralisme économique reconnaît-il que certaines
vertus sont nécessaires au bon fonctionnement du marché ? En
l’occurrence, la réponse est nettement oui, et il ne faut donc pas lire trop
vite les chantres du libéralisme comme Adam Smith.
Extrait 7 :
« Par nature, la différence de génie et d’aptitude entre un
philosophe et un portefaix est loin d’être aussi grande que celle qui
sépare un dogue d’un lévrier, un lévrier d’un épagneul, ou ce dernier
d’un chien de berger ».
Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations
[1776]
d’après réédition, éd. Flammarion, 1991.
Dans l’anthropologie (la conception de l’homme) smithienne, tous les
hommes sont égaux par nature, et mus par des déterminations similaires
et universelles, établie originellement par une Divinité créatrice et
bienveillante.
L’homme est déterminé par ses passions, qui sont de 5 grands types :
- Les « passions ayant le corps pour origine » (passions physiques)
Ce sont principalement la faim, la soif, et la « passion sexuelle », qui
sont des composantes essentielles de l’espèce humaine et
rapprochent l’homme de l’animal.
- Les « passions égoïstes », liées à l’amour de soi
Pour Smith, l’individu est déterminé par sa tendance à se soucier
davantage de son propre sort et de sa propre situation que de ceux
de ses semblables
- Les « passions qui ont pour origine une disposition particulière ou
une habitude de l’imagination »
Ce sont celles qui nous conduisent à valoriser les situations
auxquelles nous prenons part, ce qui nous intéresse nous-mêmes et
qui inclut donc autrui pourvu qu’il ait un lien avec nous (l’intérêt
pour notre métier ou nos études, nos parents ou nos amis).
- Les « passions asociales »
Celles-ci sont également communes aux hommes et aux animaux.
On compte parmi elles la haine, la vengeance, et plus généralement
toutes les formes de ressentiments. Elles nous conduisent à nuire
physiquement à autrui, à lui causer torts et souffrances, à condition
toutefois qu’il nous ait causé du tort.
- Les « passions sociales »
Générosité, humanité, bonté, compassion, amitié, estime mutuelle…
Toutes ces passions visent le bonheur et le bien-être d’autrui.
Au total, pour Smith, les forces égoïstes et asociales l’emportent sur les
passions sociales, contribuant à isoler chacun des êtres vivants. S’il s’en
tenait à ces seules passions corporelles égocentriques, sociales ou
asociales, l’homme serait un être solitaire, semblable à l’animal, et
resterait à l’état de nature. Mais les facultés de l’esprit dont il est doté
expliquent qu’il en soit autrement.
Au fondement de l’inégalité : les structures sociales