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L’opération soulève aussi des interrogations sur le


rôle du géant américain du conseil Accenture. Dans
Automobile: le scandale des pièces
le cadre d'une procédure civile lancée à Paris, la
détachées gagne le monde firme est accusée par le créateur du logiciel de
PAR YANN PHILIPPIN
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 4 JUIN 2018 pratiques anticoncurrentielles concernant la mise en
place du système chez Renault et PSA, qui ont
obtenu des hausses de tarifs identiques. Accenture
dément formellement, ajoutant que l’Autorité de la
concurrence a jugé les éléments insuffisants pour
ouvrir une enquête (lire notre premier article ici).

Véhicules Chrysler au salon automobile de Detroit en janvier 2016. © Reuters


Après Renault et PSA, 31 constructeurs du monde
entier ont été démarchés pour utiliser le logiciel Extrait de l'annexe confidentielle d'une présentation commerciale
d'Accenture réalisée en 2013 pour Volvo, où le cabinet de conseil liste les
de surfacturation des pièces détachées. Selon nos constructeurs qui ont adopté ou testé son logiciel Partneo. © Mediapart/EIC
informations, au moins trois d’entre eux l’ont mis en
Nos nouveaux documents soulèvent un autre
œuvre. Mais l’impact de ces hausses a certainement
problème : sur sept constructeurs qui ont acheté
été plus large.
ou testé le logiciel, cinq d’entre eux se sont vu
Le scandale des pièces détachées automobiles dépasse proposer des hausses extrêmement proches, entre 13 et
largement les frontières de la France. Mediapart et 16 %. Ce qui suggère que le cabinet a utilisé les mêmes
ses partenaires ont déjà dévoilé que Renault et PSA paramètres chez des industriels concurrents.
ont, grâce à un logiciel fourni par le géant du conseil
Accenture a enfin fait preuve d’un
Accenture, engrangé 1,5 milliard d’euros en gonflant
activisme commercial certain dans l’automobile. La
artificiellement de 15 % le prix de leurs pièces
firme a démarché la bagatelle de 31 marques, soit la
détachées. Nous révélons aujourd’hui que le même
quasi-totalité des fabricants mondiaux. Avec à chaque
logiciel a été utilisé par au moins trois autres géants
fois le même message : on a déjà réalisé 10 à 20 % de
de l’automobile : le japonais Nissan, le Britannique
hausse chez plusieurs de vos gros concurrents, et on
Jaguar Land Rover et l’américain Chrysler.
vous propose de rejoindre le club.
En clair, Accenture a informé toute l’industrie
qu’il était en train d’augmenter les prix des pièces
détachées. Avec le risque que les constructeurs qui
n’ont pas acheté le logiciel en profitent pour faire de
Les hausses de prix injustifiées opérées par ces cinq même avec leurs propres méthodes.
constructeurs ont généré un gain total de 2,6 milliards
Ce programme informatique très sophistiqué, baptisé
d’euros en dix ans au préjudice des consommateurs,
Partneo, a été inventé en 2006 par le Français
principalement en Europe, mais aussi aux États-
Laurent Boutboul et d’abord vendu par sa
Unis. C’est ce que montrent de nouveaux documents
société Acceria. Partneo permet d’augmenter le
confidentiels, obtenus par Mediapart et partagés
prix des pièces détachées « captives », c’est-
avec le réseau European Investigative Collaborations
à-dire sans concurrence, chez tous les types
(EIC), l’agence Reuters et le quotidien belge De
d’industriels (électroménager, aéronautique…). Le
Standaard.

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premier client automobile, Renault, obtient des Fiat n’a finalement pas acheté Partneo. Mais en 2014,
résultats spectaculaires, avec 15 % de hausse et un gain suite à la fusion qui a donné naissance au groupe FCA,
cumulé de plus de 800 millions d’euros à ce jour. Chrysler a pris en charge, via sa filiale Mopar, les
La marque au losange a tout naturellement fait profiter pièces détachées de Fiat (avec Lancia et Alfa Romeo).
de l’aubaine son allié japonais Nissan, qui a adopté Fiat a-t-il ainsi profité du logiciel Partneo installé chez
le système en 2008 pour le marché européen. Un Mopar ? Le constructeur italien et sa filiale Ferrari ont-
véritable carton : Nissan Europe a réalisé une hausse ils augmenté les prix suite aux projets pilotes ? FCA
moyenne des prix de 25 %. Cela représente 56 millions ne nous a pas répondu.
d'euros supplémentaires par an et un gain cumulé de Accenture a enfin vendu en 2013 le logiciel miracle
500 millions d’euros à ce jour. à Jaguar Land Rover. Le fabricant britannique a
Alléché, Accenture noue un partenariat commercial bénéficié d’une hausse des prix de ses pièces de 9
avec Acceria en 2009 et vend le logiciel à PSA, qui %, soit un gain de 45 millions d’euros par an, et 200
ne l’a pas regretté : + 15 % de hausse et 675 millions millions d’euros au total.
engrangés au total. Puis Accenture rachète Acceria Accenture a démarché la quasi-totalité des
en juillet 2010. Les pontes du cabinet ont les yeux constructeurs
qui brillent : le business plan prévoit que le logiciel Mais la multiplication de ces succès automobiles est
Partneo engendre 193 millions de dollars de recettes juridiquement périlleuse. Dès juin 2010, Accenture
sur cinq ans. Pour y parvenir, la firme met le paquet avait identifié un risque de violation des règles de la
sur le secteur qui semble le plus juteux : l’automobile. concurrence « si deux concurrents ou plus adoptent
des tarifs ou des stratégies de prix similaires » grâce à
Partneo. Le cabinet a donc mis en place un « protocole
antitrust », qui interdit notamment « d’utiliser la même
formule ou solution de tarification pour développer les
prix recommandés pour des clients concurrents ou à
l’échelle de l’industrie ».
Véhicules Chrysler au salon automobile de Detroit en janvier 2016. © Reuters Or les hausses de prix mis en œuvre par
En 2011, Accenture décroche son premier client aux Accenture pour la plupart de ses clients sont
États-Unis : Mopar, la société de distribution de d’un montant similaire et sont conformes aux
pièces détachées de Chrysler. Selon nos documents, promesses commerciales de la firme (+ 10 à 20
le constructeur américain a augmenté les prix de %). Dans un e-mail confidentiel adressé en 2015
ses pièces de rechange captives de 13 % grâce à aux responsables de la conformité d’Accenture, un
Partneo, générant 70 millions d’euros de revenus consultant en charge de Partneo redoute que le
supplémentaires par an et un gain cumulé de 420 protocole antitrust n’ait été violé. « Nos clients
millions, dont une petite moitié au détriment des automobiles étaient conscients que nous avions une
consommateurs américains. approche de tarification industrielle, qui pouvait être
déployée et adaptée à eux. » Il ajoute que « les règles
Fiat, qui a pris le contrôle de Chrysler en 2009, s’est
logiquement montré intéressé. Le constructeur italien
a réalisé avec Accenture un projet pilote pour les
marchés italien et brésilien, dont nous n’avons pas les
résultats. Un second pilote a eu lieu chez sa filiale
Ferrari, avec à l’arrivée une hausse réalisable de 15 %
sur les pièces de rechange captives.

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de tarification que nous préconisons sont extrêmement concernées, revenus avant optimisation, pourcentage
similaires d’un client à l’autre » et ont été mises en de hausse et gain financier (notre document ci-
œuvre à l'aide d'un « algorithme commun ». dessous).

Présentation commerciale d'Accenture à Honda États-Unis en 2011. Le cabinet fait miroiter


Mediapart/EIC © La liste anonymisée des clients du logiciel Partneo, avec les résultats
à la branche américaine du constructeur japonais une hausse de 15 % des prix des pièces
obtenus, figurant dans une présentation commerciale d'Accenture montrée à Mits
captives et 15 millions de dollars de bénéfices supplémentaires par an. © Mediapart/EIC

Contacté par l’EIC, Accenture n’a pas souhaité Accenture dévoilait-il trop d’informations ? Le
commenter. Le cabinet indique qu’il « aide les protocole antitrust de la firme autorise de révéler
constructeurs à prendre des décisions tarifaires aux concurrents des données anonymisées « d’au
appropriées », qu’il « n’échange pas d’informations moins trois sociétés », ce qui correspond au contenu
sensibles et/ou confidentielles entre ses clients » et des présentations. Mais il interdit aussi de «
respecte ses obligations légales. divulguer ou partager toute information non publique,
confidentielle et sensible sur la concurrence obtenue
Accenture a en tout cas démarché tous azimuts, d’un client avec un autre client » et « d’annoncer ou de
mobilisant ses commerciaux sur tous les continents suggérer que l’entreprise peut ou va fournir des prix
de la planète auto. Selon nos informations, le ou une solution uniforme dans toute l’industrie ».
cabinet a proposé Partneo à 31 marques automobiles,
soit la quasi-totalité des constructeurs, en Europe Le cabinet nous a répondu respecter ses « obligations
(Volkswagen, BMW, Mercedes, Fiat, Volvo, Aston légales et contractuelles dans le cadre de ses relations
Martin, etc.), en Asie (Toyota, Mazda, Honda, avec ses clients ». Mais Renault, interrogé par l’EIC au
Mitsubishi, Hyundai, Mahindra, Tata…) et aux États- sujet de ses données anonymisées qui figurent dans les
Unis (General Motors, Ford). présentations, a semblé surpris, précisant qu’il « n’a
jamais autorisé Accenture à divulguer de quelconques
Mediapart a obtenu quatre présentations commerciales informations le concernant à ses concurrents ».
d’Accenture montrées à Mitsubishi, Volvo, BMW et
Honda. À chaque fois, le cabinet promet d'augmenter Quoi qu’il en soit, Accenture a fait savoir à la quasi-
les tarifs des pièces captives de 10 à 20 %, insistant totalité des constructeurs mondiaux qu’il opérait des
sur le fait que plusieurs grands constructeurs ont déjà hausses de prix chez plusieurs poids lourds du secteur,
profité de l’aubaine. « Nos résultats pour les OEM au risque d’inciter ceux qui n’ont pas acheté le logiciel
[fabricants originaux d’équipements – ndlr] à ce jour à suivre le mouvement par leurs propres moyens.
nous ont amenés à croire qu’il existe d’importantes C’était d’autant plus tentant que les pièces de rechange
opportunités d’amélioration du prix des pièces », captives sont un marché monopolistique, dans lequel
vantait Accenture à Volvo en 2013. les consommateurs n’ont pas d’alternative.
Pour convaincre les prospects de l’efficacité du Les constructeurs démarchés par Accenture ont-ils
logiciel, chaque présentation commerciale comprenait par la suite augmenté leurs tarifs ? Aucun d’entre
un tableau dévoilant, de façon anonyme mais fort eux n’a répondu. La question est pourtant d’autant
détaillée, les résultats obtenus par Accenture pour plus légitime que plusieurs d’entre eux (Volkswagen,
quatre à six autres constructeurs : nombre de pièces Fiat, Ferrari, Honda et Aston Martin) ont mené des

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projets pilotes avec le logiciel, et ont donc compris son Cet article est le second volet d'une nouvelle enquête
fonctionnement et obtenu des estimations fiables des sur les pièces détachées automobiles, qui a été
gains. menée grâce à des documents obtenus par Mediapart et
Accenture a convaincu, en septembre 2011, le géant analysés en collaboration avec l’EIC, l'agence Reuters
allemand Volkswagen de réaliser un test pilote et le quotidien belge De Standaard.
sur 1 900 pièces de la marque Volkswagen, pour Nous avons envoyé une liste de questions précises à
l’Allemagne et le Royaume-Uni. Les résultats ont été tous les constructeurs qui ont acheté le logiciel, mené
prometteurs : pour le seul territoire allemand, Partneo un projet pilote ou ont été démarchés par Accenture.
pouvait générer une hausse de 16 % du prix des pièces Parmi les cinq clients, seul Renault a répondu par écrit
captives et 22 millions d’euros supplémentaires par an. à nos questions. PSA nous a envoyé un démenti de
Mais selon nos informations, Accenture, qui avait été quelques lignes. Nissan, Jaguar Land Rover et FCA
mis en concurrence avec le cabinet de conseil allemand (Fiat-Chrysler) ne nous ont pas répondu. Aucun des
Simon Kucher & Partners (SKP), n’a en définitive autres constructeurs n'a accepté de répondre à nos
pas été retenu. Volkswagen a-t-il finalement gonflé questions, les simples prospects se contentant de nous
les prix de ses pièces avec les méthodes de SKP ? Le confirmer qu'ils n'ont pas acheté le logiciel.
constructeur et le cabinet allemands ont refusé de nous Lors du premier volet de notre enquête, Accenture
dire s’ils ont travaillé ensemble sur le sujet. nous avait envoyé un démenti de quelques lignes.
Boite noire Interrogé à nouveau, le géant du conseil nous a adressé
la réponse suivante par courriel : « Comme vous
le savez, les allégations de Monsieur Boutboul [le
créateur du logiciel – ndlr] à l'égard de Partneo
font l'objet d'une procédure judiciaire en France. Un
examen de ses allégations par les autorités et
Cette enquête a été réalisée en collaboration l'Autorité de la concurrence en France ont conclu que
avec le réseau de médias d’investigation European les éléments présentés ne justifiaient d'engager aucune
Investigative Collaborations (EIC), dont Mediapart autre action. Nous ne croyons pas que les allégations
est l’un des membres fondateurs. L’EIC soient fondées, mais nous ne discuterons pas des
a notamment publié les enquêtes sur les armes de détails des procédures en cours, en raison des risques
la terreur, les Football Leaks, les Malta Files, les juridiques que cela comporte. Vous devez déterminer
noirs secrets de la Cour pénale internationale, la si les allégations que vous publiez résisteront
fortune offshore de deux filles de dictateurs (ici et également à un examen juridique. »
là), l’énorme affaire de corruption chez Airbus et
l’évasion fiscale de François-Henri Pinault et du
patron de Gucci.

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