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Autres Temps.

Les cahiers du
christianisme social

Métaphysique de la limite
Stanislas Breton

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Breton Stanislas. Métaphysique de la limite. In: Autres Temps. Les cahiers du christianisme social. N°33-34, 1992. pp. 62-74;

doi : https://doi.org/10.3406/chris.1992.1505

https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1992_num_33_1_1505

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METAPHYSIQUE

DE LA LIMITE

Stanislas Breton

Pour introduire les réflexions que me suggère une certaine expérience


de la « chose » en question, je crois utile une sorte de prélude concernant
la terminologie. Le mot « frontière », que tel dictionnaire, dont j'ai
oublié le titre, commente avec un luxe impressionnant d'exemples,
littéraires ou quotidiens, me paraît, par les résonances, historiques et
personnelles qu'il évoque, inévitablement lié, en dépit d'une possible élasticité
sémantique, à « quelque chose » qui sent la poudre. On y entend, avec
les termes lexicalement voisins, la nécessité, collective surtout, de faire
front, de renforcer une place forte, de se défendre d'un ennemi puissant
et rusé, dont on prévient, par l'attaque même, les agressions redoutées,
et toujours imminentes. Peu importe le domaine précis où intervient
l'idée de frontière : qu'il s'agisse de religion ou de science, de
mathématique ou de football, de sa maison ou de son champ, de la couleur
blanche ou de la couleur noire, la frontière secrète une fièvre, propice à la
colère et au combat. Et si je préfère l'expression « idée de frontière » à
celles de « notion » ou de « concept », assez peu dynamiques, c'est parce
que le terme idée a, dans le cas présent, des connotations pratiques
certes, mais si liées à une mobilisation généralisée du soma et de la psyché
que le mot, presque un cri de jour et de nuit surtout, équivaut à
l'impératif héroïque : aux armes citoyens !
En résumé : « frontière », envisagé du côté du « sujet », éveille un
cortège de « passions » insurrectionnelles, ressortissant à ce que les
médiévaux appelaient « l'appétit irascible », indissociable lui-même de ce qui,
plus récemment, fut nommé « sens de la défense » face aux menaces de
l'extérieur ; appétit qui, en contexte humain, comporte, nécessairement,
un style humain d'accomplissement, en rapport à des valeurs, suscepti-

Le Père Stanislas Breton a été professeur de philosophie à l'École Normale Supérieure


(Ulm).
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blés, par la vertu d'une tradition porteuse, de normer et de commander
les conduites du plus grand nombre. Considérée du côté de son « objet »,
la frontière peut concerner, en tant que fonction défensive, les referents
les plus divers, à condition de se revêtir d'un intérêt vital. La
nomenclature aristotélicienne des catégories : substance, qualité, relation, lieu,
temps, voire le « vêtement » (l'« habitus » des latins) permet de nommer
quelques-uns de ces vecteurs d'intérêt, dont la « substance-essence », ou
ce qui est réputé tel dans la doxa commune, reste le plus important parce
que, support des déterminations qui la modalisent, elle représente, en
dernière instance, ce par quoi et pour quoi il y a frontière, comme
symbole de vie ou de mort, d'être ou de non-être. Aux heures décisives, c'est
toujours cet essentiel-substantiel, fût-il illusoire, qui sonne le rappel. La
frontière rassemble alors, en deçà des catégories que je mentionnais, les
transcendentaux de jadis en leur dignité majuscule, à savoir : l'Un, le
Vrai, le Beau, le Bien ; bref tout ce qui, dans l'argument qu'on disait
autrefois « ontologique », résonne en sourdine et qu'on traduirait
volontiers de la manière suivante : ce qui, méritant d'être, doit être, donc est
nécessairement et sera ce qu'il est. Au temps de Péguy, la frontière
incorporait un argument ontologique. Et c'est pourquoi, il était si difficile, en
dépit d'une neutralité proclamée, d'en écarter les réminiscences
religieuses. A cette époque qui enseignait encore « la ferveur », « le chant du
départ » était comme l'hymne d'un buisson ardent.
Le moins qu'on puisse dire est que les temps ont changé, sans doute
parce que nous apparaît sous un tout autre jour ce qui faisait marcher nos
pères.
J'ai donc parlé de « frontière », en l'acception virulente qui frappait
l'oreille « en ces temps très anciens ». En clair, j'ai supposé qu'il y avait
des frontières, sans me préoccuper de la nature du trésor qu'elles
protégeaient, telle une custodie de terre sainte. Supposer signifie ici, au sens
de « l'hypothèse » aristotélicienne, accepter comme une évidence,
accordée par tous, le fait massif de frontières ; fait massif que justifiait, de
surcroît, la nécessité axiomatique qui leur était reconnue. Mais y a-t-il des
frontières ? Question intempestive et actuelle. Je me suis attardé à ces
préliminaires, pour marquer, par contraste, l'originalité de la limite, et de
l'expérience qu'on peut en faire, selon des modalités changeantes, au
cours d'une vie.

Figures de la limite

II est difficile de penser ce que suggère le mot « limite » sans tracer


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aussitôt, d'un geste de la main, telle ou telle figure. Pour commencer, je
parlerai donc en figures.

1. Le cercle a été, dans l'antiquité et jusqu'à Kepler, la plus noble de


ces figures. Pour diverses raisons, il bénéficiait du prestige de
l'admirable : ronde éternelle, dans le firmament, du chœur des étoiles ; ou bien,
image de la philosophique autarcie ; ou bien encore, pour le géomètre,
philosophe lui aussi et parfois « mystique », fluxion d'un point-centre
immobile, principe et loi de genèse, dont les lignes d'expansion
également distantes, dessinent autour de lui, ne cessant d'en sortir et d'y faire
retour, une « circonscription », qui n'était pas encore d'ordre
administratif. Dans le langage d'alors, s'associaient, sans se confondre, science et
poétique contemplation, philosophie et spiritualité. Qu'en reste-t-il dans
notre prose un peu sèche ? La ligne qui définit, en délimitant ; qui
sépare « le même de l'autre » ; principe de détermination qui sauvegarde
la différence et exclut la confusion ; bref, ce que résumait, en son sens le
plus large comme en son acceptation stricte, le substantif « essence »,
proche du reste, du terme « substance ».

2. « La ligne droite », elle aussi, a ses harmoniques. Laissons de côté


le droit et la droiture, et la droite politique, moins sinistre que la gauche,
croit-on. Je signale une vieille et énigmatique définition de la ligne
droite : « la ligne qui repose, à égalité, sur ses points ». Toutefois, plutôt
qu'au repos on songera, dans les segments de droite orientés, à l'idée de
direction ou d'« être-vers » à cette flèche d'or qu'est le prophète dans la
main de Dieu, mais aussi, au prolongement à l'infini du mouvement que
retiennent et contiennent mal leurs extrémités. Ici, c'est le couple
« Peras-Apeiron » qui est en jeu, c'est-à-dire « le limitant et l'illimitant »
pour traduire au moins mal le dynamisme de fonctions complémentaires.

3. La troisième figure, qu'il me plaît de commenter, est celle que les


anciens nommaient « hélicoïdale », ou spirale. L'illustration la plus
frappante que j'en connaisse se trouve à Rome, dans la basilique Saint Pierre,
où l'on peut admirer les colonnes torsadées qui soutiennent le baldaquin
du Bernin. Cette figure, où se conjuguent, comme disaient les
néoplatoniciens, le cercle et la droite, et qui leur rappelait « le mouvement
immobile » autour d'un centre ou d'un axe, est aussi, si je ne me trompe, le
symbole même de l'époque et de l'art baroques. Certains y verraient sans
doute l'unité, vaguement conflictuelle, du fluide et du solide, de l'onde et
du corpuscule. Je préfère une autre lecture. Les torsions de la colonne,
les plis qu'elle prend seraient alors les « tournures » ou encore les modes
selon lesquels le^monde ou l'être (ou encore le tout) s'expriment en
chacun de nous sans pouvoir nous y égaler. Par là même, se dégage une der-
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nière figuration de la limite, celle qu'exprime, dans une terminologie
réputée dangereuse, le couple « partie-tout », auquel on peut substituer
des « analogues » sinon des équivalents, tels que « mode-substance »,
« étant-être », pour ne rien dire, bien que je ne puisse les oublier, des
formules « théologiques » ou, plus précisément, « christologiques ».
Au terme de ce parcours des figures, nous pourrions donc risquer une
triple approche de la limite, en tant que relation-opposition : du même et
de l'autre ; du déterminant et de l'au-delà de la détermination ; du partiel
et de l'englobant. Entre ces diverses « flexions », nous n'avons pas à
choisir l'une des trois comme suprême d'une hiérarchie, en fonction
duquel, comme pôle de référence, « se diraient » les deux autres. Par
contre, rien n'interdit de regrouper dans une configuration qui marque
leurs affinités, d'un côté « le même, le déterminant et le partiel » et sur
le second versant, « l'autre, l'illimitant, l'englobant ».

Expériences de la limite et Exercices d'impatience

De ce parcours des figures de la limite, je distingue, sans vouloir les


opposer, un autre parcours qui est, celui-là, expérience d'une dureté ;
une expérience inséparable, elle-même, d'une impatience. Expérience et
impatience se correspondent, comme se correspondent les deux versants
de la limite en tant que relation-opposition.
Les descriptions qui suivent, décantées du pronom personnel qui les lie
à la petite histoire de quelqu'un, pourraient, hors toute prétention à
l'exhaustif, introduire à une casuistique de la limite. Il revient à chacun
d'élever au concept la singularité circonstancielle du cas.
Le prisonnier. La prison et le prisonnier se disent, comme l'être, de
bien des façons. De cette variété, il est permis d'isoler une espèce ou une
« population » sans autre particularité que l'issue d'une guerre qui l'a
faite ce qu'elle fut. Le camp aux « barbelés » ressemblait à une morne
plaine par la géographie qu'il prolongeait. Il y avait là, comme partout en
ces temps difficiles, le quotidien des jours qui se suivent en se
ressemblant. Le lieu faisait, cependant, sécession et relief, comme enclos,
prosaïquement quadrilatère, auquel, certes, on eût préféré le cercle ou demi-
cercle, plus favorable à la ronde des étoiles. Limite extérieure, dont
l'indifférente géométrie se rehaussait, par ses piquants de fer, et ses « hauts-
lieux » de surveillance, de limites plus précises. L'enfermement original,
auquel on était soumis, définissait un nouvel être, dont la contingence
historique ajoutait aux « finitudes » normales, qu'on venait, du reste, à
oublier, cette pression d'extériorité qui s'appelle « violence ». Cet état,
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parce que survenant du dehors, aurait pu se revêtir, pour certains qui
l'eussent interprété comme une grâce, des charmes d'une surprise qui
vous détachait des horizons familiers. Pour ces bienheureux, qui auraient
retrouvé partout où ils passeraient l'Évangile des Béatitudes, la situation,
aussi limitante fût-elle, devenait espace pour l'« autrement » d'une
liberté. Ambivalence de la limite qui, de quelque manière qu'elle se vérifie,
ferme et ouvre à la fois. Sans nul doute, même pour ceux qui,
allègrement s'en accommodaient, elle demeure ce qu'elle est : le fer dans la
chair, et non pas je ne sais quel masochisme de luxure ou pathologique
insensibilité. Il convient simplement de rappeler que les verbes sentir,
ressentir, sont passibles de « tropes » multiples, indissociables du verbe
« signifier » en son acception la plus signifiante : « donner sens » à ce qui
n'en a pas, faire que soit ce qui ne mérite pas d'être. On conçoit aisément
que cette belle espérance n'était point partagée par le grand nombre.
Mais ici encore il convient de distinguer. Sans prétendre rejoindre
l'ultime différence qui, en chacun, est le chiffre de son être, soustrait à son
regard comme au nôtre, il semble, autant qu'il fut possible, par
confidence ou observation, d'y avoir accès, qu'une première analyse, si
approximative soit-elle, ne trahirait pas trop ce à quoi il était difficile de
rester insensible. En première approche, et aussi banale que soit la
constatation, on conviendra que la « captivité », par la violence instituée
qu'elle fait peser sur ceux qui l'endurent, abstraction faite des
circonstances qui lui ont donné lieu, représente, de par son excès dans le négatif,
la réalisation la plus parfaite de la limite. Pourquoi ? La raison me paraît
en être la suivante : si intimement qu'elle nous affecte, la limite la plus
immanente à notre être, se confondant, pour ainsi dire, avec l'essentiel
de notre essence, garde toujours un caractère d'extériorité, indissociable
du fait même que nous la ressentons comme limite. Nous définirait-elle
en tant qu'homme, quelque chose en nous ne cesse de protester là
contre, comme si cela nous avait été infligé du dehors, tel un châtiment, par
un arbitraire d'injustice ou de hasard. On s'expliquerait ainsi les « paroles
excessives », et non purement verbales qui, en orient comme en
occident, disent le regret d'être né d'une chute, avec le souhait, « cessant en
quelque sorte d'être un homme », de rejoindre, dans l'absolu de l'être ou
du rien, un état où nous serions absous de la limite. Libre à chacun de se
gausser de ces nostalgies impuissantes ou de rappeler aux tenants de ces
« voies excessives » la nécessité vitale du bon sens.

La limite, telle qu'elle fut « exercée », en sa pesante figure de


quadrilatère barbelé, se prêtait à une multiplicité de formes, corrélatives,
comme on l'a dit, des sensibilités, mais aussi des origines sociales et de
l'éducation. Pour faire court, et en m'excusant du tantinet d'artifice que
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toute analyse implique, je présupposerai que l'expérience de captivité
(sans doute comme toute expérience de limite) comporte des degrés
d'intensité, et que ces degrés d'intensité, si malaisé que soit leur mesure,
définissent des types spécifiques de réaction.

Pour commencer, il est permis d'imaginer une sorte de degré zéro,


probablement fictif, état de sensibilité nulle, ou quasi-nulle, limite dont
certains ont pu s'approcher, protégés contre le malheur par une carapace
d'indifférence que leur dispensait l'hérédité. Si je lui accorde une
certaine importance, c'est parce que « l'élément neutre », qui, en
mathématique, a le rôle et le relief que l'on sait, a aussi sa place, en
spiritualité et en philosophie, au titre, il est vrai, non plus d'une
incapacité native ou acquise, mais d'une indifférence « par excès »,
presque surhumaine, et voisine de ce qui fut appelé « sérénité ». Je n'en
dirai pas davantage.
Par écart à ce « neutre », je distinguerai donc, sur une échelle de
variation qui va du plus au moins, les extrêmes d'une diamétrale
opposition et, dans l'intervalle, la zone médiane de l'adaptation réussie.
Dans ce camp, relativement bien tempéré, et qui ne fut point soumis à
la fureur exterminatrice, on a connu des cas, comme on dit, où la limite,
au paroxysme de son nu-pâtir, a été jusqu'au bout de ce que, finalement,
elle signifie, l'impossibilité d'être, si grand qu'ait été, jusqu'alors, le
courage d'exister. Par une usure jusqu'à la corde, la limite, parvenue à
l'absolu de l'irrespirable, aura été la corde du pendu ou, plus simplement,
et en deçà de toute décision, la décision elle-même de la fin. Comment
cela fut-il possible ? Car la limite-enfermement ne semble pensable et
possible que par l'indicatif d'ailleurs, qui lui est jointe en sa définition. Il
y a donc eu un moment, d'éclair peut-être, où le négatif qu'elle comporte
aura saturé le champ de la conscience, entraînant celle-ci dans sa propre
impossibilité. Privée de ses marges de libre mobilité, la vie, ou ce qui en
restait, ne pouvait que s'aligner dans la rigidité du cadavre.

Par bonheur, le paroxysme que j'ai décrit, fait partie de l'exception.


L'autre hypothèse en serait exactement l'inverse. La limite-prison, pour
quelques-uns, ne fut éprouvée, dirait-on, que dans et par sa dimension
relationnelle. Or la relation, qu'on me permette cette réminiscence
thomiste, « consiste, disait le vieux maître, dans un certain transit » in
quodam transitu consistit). La relation, intérieure à la limite, serait ainsi
la véritable « métaphysique de l'Exode ». Ce transit exodique, tel que
nous l'avons connu, se présentait sous deux formes. La première, déjà
évoquée, est une invitation « à fuir seul vers le Seul », pour reprendre,
en sa ligne finale, la conclusion plotinienne des Ennéades. La « conver-

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sion » de la limite s'opère ici comme un retour à soi, à la profondeur qui
vous habite et qui est votre « véritable chez soi ». Le lieu, opprimant ou
déprimant qui vous emprisonne, n'existe, dirait-on, que pour hâter la
joie de retrouver « la demeure où repose votre cœur ».

Bien différente, Y exode-évasion tentait de mettre fin à une situation


de violence par une transgression, que la rigueur barbelée de « l'habitat-
isolat » semblait nourrir chaque jour d'une ferveur nouvelle. Pour en
sortir, on pouvait, sans doute, forçant la porte, se décider à une violence
qui n'était pas sans danger pour le candidat à l'évasion. Le plus souvent,
le recours s'imposait à une ruse aux mille tours dont je laisse le récit au
cinéma. Mieux vaut accentuer le sens proprement exodique de l'évasion.
Il se peut que le père de famille ait été comme happé par le désir de
revenir « chez soi ». L'évadé pur sang cherchait le dehors pur et simple,
l'espace insurveillé, où toutes les routes sont possibles : « l'autre en tant
qu'autre » qui, par contraste, et en tant que pur mouvement, fait
« ressortir » dans le « même » un manque de courage. La relation, ainsi
exploitée, comme transit, exalte l'extériorité, la rupture plus que les
« délices » de l'intérieur, quel qu'il soit, et serait-il d'ordre spirituel.

La troisième possibilité, qu'on pourrait rapprocher, pour ceux qui


lisent la Bible, de la situation d'Israël en terre d'Egypte, consiste à
prendre les choses « philosophiquement ». Certes, la captivité est la captivité.
Ce n'est pas l'idéal, mais enfin, si l'on sait jouer des coudes et déceler
dans l'ennemi le complice éventuel ; si, de surcroît, on refuse une
intransigeance éthique qui rend la vie invivable ou sectaire, alors l'impératif
très humain de l'adaptation, ainsi que le compromis comme maxime
d'action, permet d'aménager un « juste milieu », une zone bien
tempérée, à égale distance des extrêmes, où l'existence s'accommode
raisonnablement de ses conditions. La captivité tend à s'aligner sur la pratique
quotidienne de nos limites. On n'est point surpris d'entendre d'anciens
prisonniers regretter les beaux jours du « compromis historique ».

Autres types de limite. La limite aux barbelés semble n'être plus de


mise en nos pays. Il en est de moins « piquantes » qui, ne l'oublions pas,
ont été jadis des lignes de frontières, où l'autre fut l'ennemi, qu'il fallait
impitoyablement éliminer. On pourrait croire que les mœurs dites
démocratiques ont désarmé d'archaïques effervescences ; et que les frontières,
où s'exerçait une vigilance armée, se sont assouplies en de sages limites,
sous le signe d'une coexistence pacifique. L'idée de neutralité, qui
paraissait consacrer cette mutation, et dont on a fait le symbole des temps
nouveaux, était, en fait, moins neutre qu'on le croyait. Je renvoie à
l'historien l'histoire de ces fiévreuses péripéties, qui rappelaient les guerres de
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religion, et les dramatiques conflits où se sont affrontées science et foi,
philosophie et religion, théologie et politique, et ainsi de suite. En s'éri-
geant au-dessus et au-delà de la « mêlée combattante », « la neutralité »,
brandie, parfois, comme un drapeau, si elle gardait encore quelque odeur
de poudre qui en faisait une frontière, avait le grand mérite non
seulement de tempérer les humeurs militantes, mais aussi et surtout, de poser
le problème métaphysique : est-il possible de se dispenser de toute limite,
et sinon de l'évacuer, du moins de la dominer ?
C'est pourquoi, loin de la réduire à une petite ruse politique, et en
dépit de l'usage qu'on a pu en faire, je rapprocherai la neutralité de
l'antique doctrine, selon laquelle l'âme intellective « n'a pas de nature
déterminée » ou encore « est vide de toute nature », et par là, en vertu de ce
vide ou de cette vacuité, « apte à les avoir toutes ». La neutralité, me
semble-t-il, si on la prend selon sa ligne de cime, rejoint ce « néant
préalable » de nature qui permet, en effet, à la fois de transcender les
déterminations, de les juger, mais aussi d'en bénéficier en s'appuyant
justement sur leurs limites, et en accordant à ces limites le poids d'être qu'il
convient de leur reconnaître. Une fois encore, il se peut que la réalité ait
gauchi en mesquines astuces la noblesse métaphysique de l'idée. Mais
j'en retiendrai l'essentiel et je l'appliquerai à la conscience de la limite qui
me paraît supposer, en son versant de transit, l'émergence d'une libre
mobilité à l'égard des déterminations qu'elle présuppose mais dont elle
n'est pas esclave. C'est ce préalable qui rend possible le dépassement
dont nous avons parlé (à propos de « l'évasion » en particulier), et
qu'illustrent les divers « couples » que nous décrivions « en figures ». Chacun
d'eux, qu'il s'agisse du « même et de l'autre », du « déterminant et de
l'au-delà du déterminant », « du partiel et de l'englobant », semble
mimer le mouvement de la marche qui comporte à la fois un appui et un
lever, la fermeté d'un sol et la « porte océane » qui ouvre sur un «
il imité », de quelque nom qu'on l'appelle.
Ceci, je l'accorde, reste très générique. On souhaiterait poser une
question plus proche de nos soucis : Comment, dans notre contexte
actuel, se pratique, chez les jeunes en particulier, ce que nomme le mot
de « limite » ? Je ne me soustrairai pas non plus à l'autre question : Et
vous, comment pratiquez-vous la limite ?
La réponse à la première question ne peut être que nuancée.
L'ambivalence même de la limite qui « définit » un en-decà et un « au-delà »
laisse prévoir a priori les deux possibilités théoriques qui s'offrent à
l'option. Aujourd'hui même, et sans céder outre mesure à l'artifice des
classifications, il n'est point téméraire de distribuer sur deux « parties » (ou
parti-pris) l'exercice effectif de la limite. Les partisans de l'en-deçà, qu'ils
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soient traditionalistes, intégristes ; ou qu'ils accordent au particulier
régional, de langue ou d'ethnie, le relief d'une valeur à sauvegarder à
tout prix, mettent l'accent sur un ensemble de déterminations, revêtu du
privilège de l'unicité d'excellence sans pareille. C'est cet ensemble,
concret et unique, que protège la limite, car il fonde l'unité et l'essence d'un
groupe, religieux ou non, lequel n'existe que par cet écrin, ou, mieux
encore, par cet épiderme hypersensible, et irritable comme la plante
curieusement nommée « Noli me tangere », l'impatiente balsamine de
nos bois « dont les capsules éclatent » contre l'agresseur éventuel « dès
qu'il les touche ». La limite, dans ce cas, est presque synonyme d'une
frontière, qu'il faut défendre à tout prix parce qu'elle se confond, en fait
comme en droit, avec l'être en tant qu'être d'un groupe communautaire
dont les « éléments », plutôt que les sujets, réagissent « en corps » à une
menace qui ne touche l'individu qu'en vertu de son inscription dans le
tout. Dans l'expression célèbre omnis dcterminatio negatio, où le négatif
a la primauté (tout au moins selon une certaine interprétation), c'est
donc, à l'inverse, la négation comme détermination, au double sens de
« constitution » ontologique et de décision, qui est accentuée. Tel est le
positif d'un principe d'identité qui, loin d'être l'A est A de nos vieilles
formules (à moins d'y sous-entendre la violence de certaines propositions
tautologiques), est, à la fois, fondement qui « pose » le groupe,
régulateur et norme d'action, raison de vivre qui vaut toujours mieux que la vie.
Il serait injuste de réduire un tel principe à un fixisme du vouloir ou à un
axiome de paresse qui, sacrifiant l'évolution à la permanence, fait de la
peur de vivre un principe de vie. Tout en reconnaissant les accointances
ou étroitesses politico-religieuses de ces groupes, et le danger de leur
ferveur, on conviendra que l'humeur coléreuse, qu'ils risquent de
provoquer, n'est pas le meilleur moyen de les comprendre. Des figures de la
limite que l'on proposait en commençant, c'est, sans nul doute, le cercle
qui représente au mieux, par sa fermeture et sa suffisance, une
conception de l'être et de l'humain qui, parfois, nous indispose. On peut la
caractériser par l'expression prépositionnelle « être-dans », dont on sait
l'importance, aussi bien dans les textes philosophiques que dans les
écritures religieuses ; et, dans celles-ci, tout particulièrement si l'on se réfère
à Saint Jean (ch. 15) et à Saint Paul. Or l'être-dans est indissociable, par
ses résonances les plus immédiates, d'un champ conceptuel et lexical, où
voisinent les verbes « habiter », « demeurer » et les substantifs «
maison », « demeure », ainsi que leur proche environnement. La
limite-frontière serait donc Yubi, le là cordial, où chacun devrait « se trouver bien »
en sa vérité, de par l'adéquation de son être au milieu connaturel.

Bien différente, on le soupçonne, l'option, assez partagée de nos jours,


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qui, moins optimiste sur « l'être-dans », ressenti comme menace de
prison, ne voit dans la limite que l'invitation à la transgresser, pour
éprouver, en ce dépassement, la puissance, exodique et enivrante, de « l'être-
vers ». Le cercle, ici, fût-il le cercle de famille, aurait plutôt mauvaise
réputation. La ligne droite qu'on peut toujours prolonger (et qui ne
comporte pas de retour), figure assez bien un possible dépaysement dans
« l'autre en tant qu'autre ». De cette dernière expression, je retiens
l'acception, médiévale et neutre, qui fait abstraction des inflexions,
religieuses et majuscules, qu'on lui a données depuis la Réforme, sans pour
autant les exclure. Cette flexibilité de « l'autre en tant qu'autre », pris en
tant que fonction d'expatriement plutôt que comme contour d'une
certaine région, permet une diversité d'interprétations, qu'il est plus difficile
d'observer dans l'exégèse de la limite comme « être-dans ». J'en décrirai
quelques formes originales.
On peut s'en aller, comme Abraham, quittant sa maison et son pays,
mais guidé quand même par une voix, intérieure ou extérieure, qui vous
mène « vers un pays » qui vous sera montré. Le voyage, itinéraire
religieux, aux multiples péripéties, est bien sous le signe de «l'être-
vers », mais l'indétermination de « l'autre en tant qu'autre », ressortit à
un certain ordre qui, s'il ne comporte pas de retour à l'état antérieur »,
n'est pas livré aux délices de l'indétermination pure. Au voisinage de
Bénarès ou de Katmandou, une certaine jeunesse, sur les routes du
monde, quitte elle aussi son « être-dans » de jadis, spécifiquement
chrétien ou génériquement occidental. L'être-vers n'est pas, toutefois,
sans une orientation assez précise. Ces jeunes quittent un lieu pour en
retrouver un autre, plus ouvert, croient-ils, à l'esprit qui les pousse.
A leur manière, ils posent la question johannique : « Maître, où
habites-tu ?» Le voyage cherche une demeure, plus adaptée que
l'ancienne à l'insistante requête, et qui corresponde à la profondeur d'un
« soi », fort différent du « moi ».
— Troisième formule : celle de chrétiens qui, fatigués d'une Église au
passé lourdement dogmatique et autoritaire, en retiennent, cependant,
avec l'Évangile de justice trop souvent trahi par l'Institution, la nécessité
d'une fonction, à la fois doctrinale et disciplinaire, qu'un autre milieu vers
lequel ils iront, plus proche de la modernité, serait en mesure d'assurer
avec les meilleures chances d'efficacité.
— Il est, cependant, une autre jeunesse, qui, autant que je l'ai
comprise, refuserait, énergiquement, d'imposer à « l'autre en tant qu'autre »,
une vection ou une flexion, si excellentes qu'elles paraissent, qui en
restreindraient l'ampleur d'horizon et la promesse de liberté. « L'autre en
tant qu'autre », en sa pureté de « voie excessive » et insurveillée, sauve-
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garde cette réserve d'illimitation, que je liais à une « âme » qui n'a pas de
nature « pour les avoir toutes », mais sans se laisser fasciner par aucune.
J'avoue une certaine tendresse pour ces trois jeunesses d'un monde,
qu'elles secouent de sa torpeur. On souhaiterait unir ce que divisent les
divergences de leur ferveur, à savoir la radicalité d'un agir qui «
demeure » ; le service inconditionnel d'une justice à faire advenir ; et la distance
d'une lucidité sans illusion sur les idoles de nos mains.
En retrait ou en marge de ces deux interprétations génériques de la
limite, que je définissais par « l'être-dans » et « Vëtre-vers », je voudrais,
par devoir d'équité, donner sa place, fort honorable du reste, à une
dernière version, dont la figure la plus approchée me paraît être celle de la
spirale dans la colonne du Bernin. Je la résumerais volontiers de la
manière suivante. Il est vain de vouloir fuir indéfiniment la limite,
puisque « l'être- vers », si forte qu'en soit la poussée exodique, ne fait que la
déplacer. Mais il serait aussi vain, et sectaire de surcroît, de figer la limite
dans la solidité d'un mur. En réalité, comme la colonne torse, il convient
de joindre le corpuscule et l'onde, la rigueur de la détermination
vertébrale et la souplesse du mouvement tournant. Il s'agit moins de changer
de lieu ou de défendre une frontière que d'aménager sans cesse une
maison, qui n'existe que de ses transformations, et qui est unique pour
chacun, comme est unique son propre corps : il n'est pas vrai qu'on puisse
habiter, simultanément ou en succession, plusieurs maisons ou n'en avoir
aucune. La sagesse serait donc de consentir à l'inévitable finitude, et de
nous rappeler la leçon de la colonne : nous-mêmes, et notre maison, ne
sommes qu'une tournure ou un tournant, un certain pli, si l'on préfère,
que le monde ou l'être prennent en nous, individu ou société. Rien de
moins, rien de plus. On ne pense vraiment le tout, qu'en acceptant de le
faire être dans l'étroit défilé de nos moulures.

*
* *

Le discours sur la limite ne peut être, finalement, qu'un long débat


avec soi-même, quelque aide que nous espérions du différend Kant-
Hegel ou de la méditation des situations-limites, que je me suis permis de
négliger.
De toute manière, la réponse personnelle, dont on prend la
responsabilité, doit toujours, en dépit de la préférence avouée, tenir compte de la
nature amphibie et ambivalente de la limite.
Pour achever ces prérégrinantes réflexions, je ferai appel, sans m'en
excuser, à un détour, assez peu conforme à l'esprit de sérieux qu'on exige
du savoir et, parfois aussi, de la philosophie.
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1. La figure de l'ange, familière à la conscience religieuse, un peu
moins aux théologiens d'aujourd'hui, devenus plus savants, n'a pas droit
de cité dans un registre de savoir, quel qu'en soit l'épithète, sinon au titre
archéologique d'un passé révolu. Seuls quelques poètes lui ont rendu les
honneurs.
Je l'ai choisie parce qu'elle résumerait assez bien ma réponse à la
question posée.
L'ange, sans conteste, est plus proche du muthos que du logos, tels que
déjà Aristote les pensait en leur stricte différence. S'il nous intéresse c'est
moins par son être ou quasi-être, dont nul savoir ne fait l'hypothèse, que
par sa fonction, ou ses diverses fonctions.
Disons plus prudemment : s'il est, ce ne peut être que dans la ténuité
d'un bruissement d'ailes, ou d'un souffle, ou encore d'un passage, d'un
« transit ». C'est par ce trait, sans doute, qu'il parle aux poètes. Aucune
figure ne sensibilise à ce point la définition de la relation, rappelée plus
haut : le rapport consiste dans un transit. Méditer sur l'ange, c'est faire
mémoire d'un « être- vers », dont on ne sait ni d'où il vient ni où il va. Or
cet « être-vers », que le langage prépositionnel exprime mieux que les
lourds substantifs, ne fait point fi des déterminations : simplement il en
allège la pesanteur, les ouvre à leur au-delà. La limite devient ainsi, au
passage de l'ange, l'appui qui prépare l'envol.

2. D'une manière plus précise, et si on accepte, cédant à un certain


anthropomorphisme, de prêter à l'ange l'équivalent d'une parole,
j'associerai volontiers à son passage un logos que je traduirais de la façon
suivante : « il y a peut-être autre chose ». Soulignons « peut-être » et «
autre chose ». L'adverbe de modalité prescrit une modestie qui ne tolère
pas l'affirmation fulgurante de la « chose autre », dont il insinue
seulement la non-impossibilité. Or cette modestie-discrétion me paraît
inséparable de la « conscience de soi » qui accompagne, en tout savoir,
l'exercice du connaître. « II y a peut-être autre chose » pourrait être ainsi le
complément de lucidité, que requiert, pour se définir en sa spécificité,
l'autonomie, justement revendiquée, d'un savoir déterminé. Encore
importe-t-il, pour éviter le vague, de distinguer deux formes d'altérité : la
première, interne, se confond avec le domaine étudié, en tant que, si loin
qu'on en pousse l'étude, il y aura un « toujours plus » en lui qui s'accroît
indéfiniment au fur et à mesure que croissent en puissance les moyens
d'une discipline. La seconde altérité, externe celle-là, est, à proprement
parler, la limite en son indicatif d'au-delà, inaccessible, en tant que tel,
aux prises de la science considérée. C'est cette deuxième altérité qui,
reconnue comme telle par un acte de lucidité, inséparable lui-même de la
lumière propre à chaque discipline, achève une science en « conscience
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de soi ». « II y a peut-être autre chose » signifie, en dernière instance, et
à l'intérieur de tout savoir, la nécessité ou le devoir de « penser » son
autre, en tant qu'autre, même si lui est refusé le pouvoir de connaître le
fait qu'il soit et la nature de son être, l'un et l'autre demeurant, indécida-
bles, eu égard aux possibilités de la discipline envisagée. J'ai la naïveté de
croire que les interminables discussions, relatives au rapport de la
« science et de la foi » ou de la religion, sont inévitablement vouées à
l'échec si n'est point aménagé, au préalable, cet espace où peut
s'entendre le « peut-être » angélique, qui me paraît être la condition de tout
dialogue fructueux.
3. L'ange, c'est aussi, le messager qui, au « peut-être l'autre »
immanent à « l'être-vers », ajoute la dimension médiatrice du metaxu : « être-
entre » (« intenté », disait Couturat) qui lie chaque région du monde à
toutes les autres en un corps, organique et spirituel, des altérités. Par ce
nouveau trait, l'Ange devient l'utopique figuration d'un univers de «
discours », dont chaque langue, science, poésie, art, prière, dit à sa
manière, en communion avec les autres, l'unité du tout. C'est ce songe d'utopie
angélique que raconte, à sa pauvre façon, notre « interdisciplinarité »,
ombre lointaine de ce Logos ou Verbe divin qui rassemble, en son unité
de réciproque implication, les paroles dispersées dont la fracture de fini-
tude retentit d'une nostalgique memoria mundi.
A ce dépassement des limites, durcies parfois en frontières, on
reconnaîtra, contrairement aux apparences, que la « conscience du tout »
s'avère de plus en plus aiguë en chaque « province » du « dire », comme
si toutes et chacune n'étaient, finalement, selon un mot de Maître Eck-
hart, que les « adverbes d'un Verbe » universel.
4. Il se trouve, en effet, que la partialité inévitable qui condamne le
savoir à la divisibilité indéfinie des spécialisations, réactive, contre la
menace de l'émiettement dans la pure diaspora, l'antique postulat
unitaire dont la philosophie, quelque nom qu'elle prenne, a fait l'impératif
catégorique, connaturel à la pensée. La métaphysique, en sa fonction
META, inscrite dans son titre, et quoi qu'il en soit des accidents de
l'histoire, est née de la double nécessité : de penser le tout pour que la
pluralité des savoirs demeure possible ; mais aussi de n'être ni un élément ou
partie du tout, ni l'un ou l'autre des savoirs pour que le tout, être ou
monde, soit lui-même pensable. L'Ange du « peut-être » et de l'autre, du
transit et de la relation d'intérité, du tout et du rien, serait-il l'autre nom,
mythique, si l'on veut, du Logos Philosophique ?
S. B.

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