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Georges Bataille - Oeuvres Completes - Tome XII
Georges Bataille - Oeuvres Completes - Tome XII
Œuvres
complètes
XII
Articles 2
1950-1961
GALLIMARD
Hegel,
la mort et le sacrifice *
Deucalion 1
I. LA M O R T
La négativité de l'homme.
Dans les Conférences de 1805-1806, au moment de la pleine
maturité de sa pensée, à l’époque où il écrivait la Phénomé
nologie de l'esprit, Hegel exprimait ainsi le caractère noir de
l’humanité :
« L ’homme est cette nuit, ce Néant vide, qui contient tout
dans sa simplicité indivise: une richesse d’un nombre infini
de représentations, d’images, dont aucune ne lui vient pré
cisément à l’esprit, ou (encore), qui ne sont pas (là) en tant
que réellement présentes. C’est la nuit, l’intériorité —ou —
l’intimité de la Nature qui existe ici : —(le) Moi-personnel pur.
Dans des représentations fantasmagoriques il fait nuit tout
autour : ici surgit alors brusquement une tête ensanglantée;
là, une autre apparition blanche ; et elles disparaissent tout
aussi brusquement. C’est cette nuit qu’on aperçoit si l’on
regarde un homme dans les yeux : on plonge alors ses regards
* Extrait d’une étude sur la pensée, fondamentalement hégélienne d’Alexandre
Koiève. Cette pensée veut être, dans la mesure où c’est possible, la pensée de Hegel
telle qu’un esprit actuel, sachant ce que Hegel n’a pas su (connaissant, par exemple,
les événements depuis 1917 et, tout aussi bien, la philosophie de Heidegger), pourrait
la contenir et la développer. L ’originalité et le courage, il faut le dire, d’Alexandre
Kojève est d’avoir aperçu l’impossibilité d’aller plus loin, la nécessité, en conséquence,
de renoncer à faire une philosophie originale, et par là, le recommencement inter
minable qui est l’aveu de la vanité de la pensée.
en une nuit qui devient terrible; c’est la nuit du monde qui
se présente alors à nous *. »
Bien entendu, ce « beau texte », où s’exprime le romantisme
de Hegel ne doit pas être entendu au sens vague. Si Hegel
fut romantique, ce fut peut-être d’une manière fondamentale
(il fut de toute façon romantique pour commencer —dans sa
jeunesse —, alors qu’il était banalement révolutionnaire), mais
il ne vit pas alors dans le romantisme la méthode par laquelle
un esprit dédaigneux croit subordonner le monde réel à l’ar
bitraire de ses rêves. Alexandre Kojève, en les citant, dit de
ces lignes qu’elles expriment l’« idée centrale et dernière de
la philosophie hégélienne », à savoir : « l’idée que le fonde
ment et la source de la réalité objective (Wirklichkeit) et de
l’existence empirique (Dasein) humaines sont le Néant qui se
manifeste en tant qu’Action négative ou créatrice, libre et
consciente d’elle-même ».
Pour donner accès au monde déconcertant de Hegel, j ’ai
cru devoir en marquer par une vue sensible à la fois les
violents contrastes et l’unité dernière.
Pour Kojève, « la philosophie “ dialectique ” ou anthropo
logique de Hegel est en dernière analyse une philosophie de la
mort (ou ce qui est la même chose : de l’athéisme) * * ».
Mais si l’homme est « la mort qui vit une vie humaine * * * »,
cette négativité de l’homme, donnée dans la mort du fait
qu’essentiellement la mort de l’homme est volontaire (déri
vant de risques assumés sans nécessité, sans raisons biolo
giques), n’en est pas moins le principe de l’action. Pour Hegel,
en effet, l’Action est Négativité, et la Négativité, Action. D’un
côté l’homme niant la Nature —en y introduisant comme un
envers, l’anomalie d’un « Moi personnel pur » —est présent
dans le sein de cette Nature comme une nuit dans la lumière,
comme une intimité dans l’extériorité de ces choses qui sont
en soi — comme une fantasmagorie où il n’est rien qui se
compose sinon pour se défaire, qui apparaisse sinon pour
disparaître, rien qui ne soit, sans trêve, absorbé dans le néan
tissement du temps et n’en tire la beauté du rêve. Mais voici
l’aspect complémentaire: cette négation de la Nature n’est
pas seulement donnée dans la conscience, —où apparaît (mais
c’est pour disparaître) ce qui est en soi—; cette négation s’ex
* Cité par Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p. 573.
* * Op. cit., p. 537.
* * * Op. cit., p. 548.
tériorise et, s’extériorisant, change réellement (en soi) la réalité
de la Nature. L ’homme travaille et combat : il transforme le
donné ou la nature : il crée en la détruisant, le monde, un
monde qui n’était pas. Il y a d’un côté poésie : la destruction,
surgie et se diluant, d’une tête ensanglantée ; de l’autre Action :
le travail, la lutte. D’un côté, le « Néant pur », où l’homme
« ne diffère du Néant que pour un certain temps * ». De l’autre
un Monde historique, où la Négativité de l’homme, ce Néant
qui le ronge au-dedans, crée l’ensemble du réel concret (à la
fois objet et sujet, monde réel changé ou non, homme qui
pense et change le monde).
Un texte capital.
Dans ce qui précède, une seule exigence se dégage de façon
précise : il ne peut y avoir authentiquement de Sagesse (de
Savoir absolu, ni généralement rien d’approchant) que le Sage
ne s’élève, si j ’ose dire, à hauteur de mort, quelque angoisse
qu’il en ait.
Un passage de la préface de la Phénoménologie de l'esprit *
exprime avec force la nécessité d’une telle attitude. Nul doute
* Trad. Hyppolite, t. I, p. 29, cité par Kojève, p. 538-539.
que ce texte admirable, dès l’abord, n’ait « une importance
capitale », non seulement pour l’intelligence de Hegel, mais
en tous sens.
« ...La mort, écrit Hegel, —si nous voulons nommer ainsi
cette irréalité —est ce qu’il y a de plus terrible et maintenir
l’œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force.
La beauté impuissante hait l’entendement, parce qu’il l’exige
d’elle; ce dont elle n’est pas capable. Or, la vie de l’Esprit
n’est pas la vie qui s’effarouche devant la mort, et se préserve
de la destruction, mais celle qui supporte la mort et se conserve
en elle. L ’esprit n’obtient sa vérité qu’en se trouvant soi-même
dans le déchirement absolu. Il n’est pas cette puissance (pro
digieuse) en étant le Positif qui se détourne du Négatif, comme
lorsque nous disons de quelque chose : ceci n’est rien ou (ceci
est) faux et, l’ayant (ainsi) liquidé, passons de là à quelque
chose d’autre ; non, l’Esprit n’est cette puissance que dans la
mesure où il contemple le Négatif bien en face (et) séjourne
près de lui. Ce séjour-prolongé est la force magique qui trans
pose le négatif dans l’Être-donné. »
II. LE SA C R IFIC E
* Kojève, p. 548.
Religion *. Elle a sans doute un sens dans le développement
du chapitre, mais elle éloigne de l’essentiel, et elle a, selon
moi, du point de vue de la théorie du sacrifice, un intérêt
moindre que la représentation implicite dans le texte de la
Préface que je continue de commenter.
Du sacrifice, je puis dire essentiellement, sur le plan de la
philosophie de Hegel, qu’en un sens, l’Homme a révélé et
fondé la vérité humaine en sacrifiant : dans le sacrifice, il
détruisit l’animal * * en lui-même, ne laissant subsister, de lui-
même et de l’animal, que la vérité non corporelle que décrit
Hegel, qui, de l’homme, fait —selon l’expression de Heidegger
—un être pour la mort (Sein zum Tode), ou —selon l’expression
de Kojève lui-même —« la mort qui vit une vie humaine ».
En vérité, le problème de Hegel est donné dans l’action du
sacrifice. Dans le sacrifice, la mort, d’une part, frappe essen
tiellement l’être corporel; et c’est, d’autre part, dans le sacri
fice, qu’exactement, « la mort vit une vie humaine». Même il
faudrait dire que le sacrifice est précisément la réponse à
l’exigence de Hegel, dont je reprendrai la formule :
« L ’Esprit n’obtient sa vérité qu’en se trouvant soi-même
dans le déchirement absolu. Il n’est pas cette puissance (pro
digieuse) en étant le Positif qui se détourne du Négatif... non,
l’Esprit n’est cette puissance que dans la mesure où il contemple
le Négatif bien en face (et) séjourne près de lui... »
Si l’on tient compte du fait que l’institution du sacrifice est
pratiquement universelle, il est clair que la Négativité, incar
née dans la mort de l’homme, non seulement n’est pas la
construction arbitraire de Hegel, mais qu’elle a joué dans
l’esprit des hommes les plus simples, sans accords analogues
à ceux que règlent une fois pour toutes les cérémonies d’une
Église —néanmoins d’une manière univoque. Il est frappant
de voir qu’une Négativité commune a maintenu à travers la
terre un parallélisme étroit dans le développement d’insti
tutions assez stables, ayant la même forme et les mêmes effets.
—Mais de toute façon, Hegel, hostile à Yêtre sans faire, —à ce qui est simplement, et
n’est pas Action, —s’intéresserait davantage à la mort militaire; c’est à travers elle qu’il
aperçut le thème du sacrifice (mais il emploie le mot lui-même dans un sens moral) :
« La condition-de-soldat, dit-il, dans ses Conférences de 1805-1806, et la guerre sont le
sacrifice objectivement réel du Moi-personnel, le danger de mort pour le particulier,
—cette contemplation de sa Négativité abstraite immédiate... » (Œuvres, XX, p. 261-
262, cité par Kojève, p. 558.) Le sacrifice religieux n’en a pas moins, du point de vue
même de Hegel, une signification essentielle.
* Kojève, p. 549. Les mots soulignés le sont par l’auteur.
un point, mais ils s’y accordent avec le plaisir. Cette coïnci
dence a lieu dans le « sacrifice »; s’entend généralement de la
forme naïve de la vie, de toute existence dans le temps présent,
manifestant ce que l’Homme est : ce qu’il signifie de neuf dans
le monde après être devenu l'Homme, et à la condition d’avoir
satisfait ses besoins « animaux ».
* C’est du moins possible, et s’il s’agit des interdits les plus communs, c’est banal.
pour objet. Mais si la Négativité de l’Homme le porte au-
devant du danger, s’il fait de lui-même, du moins de l’ani
mal, de l’être naturel qu’il est, l’objet de sa négation des
tructrice, la condition banale en est l’inconscience où il est
de la cause et des effets de ses mouvements. Or, ce fut
essentiel pour Hegel de prendre conscience de la Négativité
comme telle, d’en saisir l’horreur, en l’espèce l’horreur de
la mort, en soutenant et en regardant l’œuvre de la mort
bien en face.
Hegel, de cette manière, s’oppose moins à ceux qui
« reculent », qu’à ceux qui disent : « ce n’est rien ». Il semble
s’éloigner le plus de ceux qui réagissent gaiement.
J ’insiste, voulant faire ressortir, le plus clairement possible,
après leur similitude, l’opposition de l’attitude naïve à celle
de la Sagesse —absolue —de Hegel. Je ne suis pas sûr, en effet,
que des deux l’attitude la moins absolue soit la plus naïve.
Je citerai un exemple paradoxal de réaction gaie devant
l’œuvre de la mort.
La coutume irlandaise et galloise du « wake » est peu connue,
mais on l’observait encore à la fin du siècle dernier. C’est le
sujet de la dernière œuvre de Joyce *, Finnegan’s Wake, c'est
la veillée funèbre de Finnegan (mais la lecture de ce roman
célèbre est au moins malaisée). Dans le pays de Galles, on
disposait le cercueil ouvert, debout, à la place d’honneur de
la maison. Le mort était vêtu de ses plus beaux habits, coiffé
de son haut-de-forme. Sa famille invitait tous ses amis, qui
honoraient d’autant plus celui qui les avait quittés qu’ils dan
saient plus longtemps et buvaient plus sec à sa santé. Il s’agit
de la mort d’un autre, mais en de tels cas, la mort de l’autre
est toujours l’image de sa propre mort. Nul ne pourrait se
réjouir ainsi qu’à une condition; le mort, qui est un autre,
étant censé d’accord, le mort que sera le buveur à son tour
n’aura pas d’autre sens que le premier.
Cette réaction paradoxale pourrait répondre au souhait
de nier l'existence de la mort. Souhait logique? Je crois qu’il
n’en est rien. Au Mexique, de nos jours, il est commun
d’envisager la mort sur le même plan que l’amusement : on
y voit, dans les fêtes, des pantins-squelettes, des sucreries-
squelettes, des manèges de chevaux-squelettes, mais à cette
* Sur le sujet de ce livre obscur, voir E. Jolas, Élucidation du monomythe de James Joyce
(Critique, juillet 1948, p. 579-595).
coutume se lie un intense culte des morts, une obsession
visible de la m ort*.
Il ne s’agit pas, si j ’envisage la mort gaiement, de dire à
mon tour, en me détournant de ce qui effraie : « ce n’est rien »
ou « c’est faux ». Au contraire, la gaieté, liée à l’œuvre de la
mort, me donne de l’angoisse, elle est accentuée par mon
angoisse et elle exaspère cette angoisse en contrepartie : fina
lement l’angoisse gaie, la gaieté angoissée me donnent en un
chaud-froid l’« absolu déchirement » où c’est ma joie qui achève
de me déchirer, mais où l’abattement suivrait la joie si je
n’étais pas déchiré jusqu’au bout, sans mesure.
Je voudrais rendre sensible une opposition précise : d’un
côté l’attitude de Hegel est moins entière que celle de l’hu
manité naïve, mais ceci n’a de sens que si l’on voit, récipro
quement, l’attitude naïve impuissante à se maintenir sans faux-
fuyant.