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Compte rendu

Ouvrage recensé :

Jean Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit,
Paris, PUF (coll. « Épiméthée »), 1994, 522 p.

par Yvon Corbeil


Philosophiques, vol. 23, n° 2, 1996, p. 451-454.

Pour citer ce compte rendu, utiliser l'adresse suivante :

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DOI: 10.7202/027414ar

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COMPTES RENDUS 451

J e a n Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d'une interprétation


intégrale de Sein u n d Zeit, Paris, PUF (coll. « É p i m é t h é e »), 1 9 9 4 ,
522 p.

L'ouvrage de Jean Greisch (doyen de la Faculté de philosophie de l'Institut


catholique de Paris), Ontologie et temporalité, se veut, comme l'indique le sous-
titre, 1'« esquisse d'une interprétation intégrale de Sein und Zeit » [SZ]. D'emblée.
Greisch adopte un style « professoral » (il s'en confesse lui-même et ce choix est
d'autant moins étonnant que l'essentiel des analyses que l'on trouve dans
l'ouvrage est issu d'un cours qu'il a donné en 1991-1992), ponctué tout autant
d'exemples (parfois étonnants — ainsi l'auteur comparera les interprétations et
mérites respectifs d'escouades anti-émeute (CRS) nominalistes et
« phénoménologistes »), que de nombreux schémas, dont il n'est pas sûr
d'ailleurs que la compréhension soit, en l'absence du maître, aussi facile qu'on
aurait pu le souhaiter. Les citations, présentées en encadrés, ont été le plus
souvent retenues pour leur puissance évocatrice et constituent parfois des
rapprochements audacieux avec le texte de Heidegger (on y trouvera même un
monologue de Raymond Devos !). Un tel œcuménisme de l'illustration, s'il est
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souvent approprié au sein d'un cours, dans la mesure où celui qui le propose est
présent afin d'élucider le passage de la notion exposée à l'exemple qui doit la
dévoiler, devient un problème ici, lorsque la distance qui sépare le concept de
l'exemple est trop grande et que le risque est décuplé de trouver, dans cet
exemple, autre chose que ce que l'auteur voulait nous y indiquer.
Le texte de Greisch se divise en trois parties distinctes. C'est la seconde, et
de loin la plus longue, qui en est le cœur, constituant en propre le commentaire
suivi de l'œuvre-maîtresse de Martin Heidegger. L'auteur y parcourt fidèlement
SZ, section par section, tantôt en paraphrasant le texte, tantôt en explicitant tel
ou tel aspect de l'analyse, le plus souvent à la lumière d'études déjà parues sur
tel ou tel problème particulier. Ces dernières appartiennent pour l'essentiel à la
postérité française de la phénoménologie : J.-F. Courtine, J. Derrida, D.
Franck, E. Lévinas, J.-L. Marion, E. Martineau et, peut-être surtout, P.
Ricoeur. Le travail de Greisch est d'un intérêt certain pour quiconque cherche à
s'initier à la lecture d'un texte aussi difficile que SZ. Non seulement l'auteur y
propose-t-il certaines interprétations éclairantes de nombreux passages-clés de
l'œuvre, mais il offre également au regard les résultats d'études menées par
d'autres penseurs sur ces mêmes passages, rendant possibles à la fois la
rencontre du texte original ainsi que celle des commentaires auxquels celui-ci a
donné lieu. À ce titre, Greisch présente ici, pour le monde francophone, l'une des
meilleures et des plus complètes interprétations de l'œuvre-maîtresse de
Heidegger. Pourtant, Ontologie et temporalité montre, malgré cela, les limites de
ses qualités propres : suivant très fidèlement le texte de SZ, il en suit tout autant
les détours, les arrêts et les choix d'itinéraires. Ceci a pour conséquence que,
hormis quelques considérations liées à l'aspect éthique du projet de l'ontologie
fondamentale, ou encore certaines analyses du temps, nous s o m m e s non
seulement amenés à poser les problèmes comme l'avait fait Heidegger (ce qui va
de soi pour un commentaire), mais aussi à les résoudre comme il le fait, voire à
les contourner comme il le fait.
Certes, Greisch propose quelques interprétations spécifiques qui s'éloignent
— bien que sur le mode de l'explicitation — de la lettre stricte de SZ. Mais c'est
alors la perspective même de son commentaire qui en souffre, puisque
l'interprétation proposée ne retourne plus directement à l'ouvrage commenté.
Nous ne donnerons qu'un exemple, la lecture que fait l'auteur du § 3 3 de SZ.
Greisch résume cette section en insistant sur le caractère croissant de
l'explicitation, au fur et à mesure que se produit et que se précise l'énoncé,
processus qu'il illustre en reprenant les mots de P. Ricoeur (« expliquer plus,
c'est comprendre mieux »), et en les complétant par cet aphorisme : « Expliquer
encore plus, c'est énoncer » (p. 202). Il souligne, comme le fait Heidegger lui-
même, que l'énoncé « décroche » en quelque sorte de son enracinement facticiel,
pragmatique, pour devenir une monstration de plus en plus « désintéressée ».
En effet, lors de son énonciation, le « comme herméneutique » [existenzial-
hermeneiLtisches AIs) devient peu à peu u n « comme apophantique »
[apophantischens AIs). Greisch affirme que l'analyse de Heidegger ne cherche
pas à discréditer l'énoncé, mais plutôt à mettre en garde contre les dangers
d'un formalisme « logiciste » qui voudrait faire croire à la présence stricte, dans
l'énoncé, du tout que réalise le phénomène de cet énoncé. Voilà un glissement
subtil de l'interprétation, qui témoigne peut-être des intérêts de l'auteur pour
une possible ontologie ayant son lieu dans le langage et (ou) d'une volonté de
celui-ci d'harmoniser Heidegger avec lui-même, adoucissant en quelque sorte la
volte-face que l'auteur de SZ accomplira peu à peu dans sa propre réflexion sur
le langage. Car en 1927, et notamment dans ce § 33, ce que souligne Heidegger
n'est pas le fait de l'explicitation continuée grâce à l'énoncé, mais le caractère
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t r o m p e u r de celui-ci eu égard à celle-là. Alors q u e Greisch parle de l'énoncé


c o m m e d ' u n e « spécialisation » de l'explicitation, Heidegger examine plutôt les
« modifications » [rnodifîkabel) q u e celui-ci fait subir a u p r e m i e r « c o m m e »,
h e r m é n e u t i q u e . Heidegger insiste s u r le fait que l'énoncé recouvre ; Greisch
rappelle bien d a v a n t a g e l'existence d u caché, en proposant non seulement une
t r a n s p a r e n c e d u voile de l'énoncé mais, plus encore, u n e forme d'accomplisse-
m e n t d u « c o m m e h e r m é n e u t i q u e » d a n s et p a r l'énoncé. SZ m o n t r e q u e l'aller
et r e t o u r h e r m é n e u t i q u e qui p e u t unir les d e u x « comme » est en quelque sorte
court-circuité p a r la référence a u langage (« La saisie préalable que comporte
toujours a u s s i l'énoncé n'attire d'ordinaire guère l'attention, p a r c e q u e la langue
porte c h a q u e fois déjà en elle u n appareil conceptuel tout constitué » ; t r a d .
Vezin de : Der imAussagen immer auch mitliegende Vorgriffbleibt meist unauffâllig,
weil die Sprache je schon eine ausgebiîdete Begrifflichkeit in sich birgt[ 157)).
Greisch insiste plutôt s u r le fait que bien q u ' u n e « déconstruction » de l'énoncé en
direction d u s e n s soit nécessaire, cela ne signifie p a s qu'il faille pour a u t a n t en
discréditer la valeur ontologique. Pourtant, Heidegger écrit bien : « Il [le c o m m e
a p o p h a n t i q u e — l'énoncé] est coupé de ses possibilités d'articuler les r a p p o r t s de
renvoi de la significativité telle qu'elle constitue la mondéité a m b i a n t e » (trad.
Vezin de : Es ist bezûglich seiner Môglichkeiten der Artikulation von
Verweisungsbezùgen von der Bedeutsamkeit, als welche die Umweltlichkeit
konstituiert, abgeschnitten (158)). En d'autres termes, l'énoncé se coupe d u s e n s ,
d u « s'y c o m p r e n d r e » qui en est l'origine. Puisque « du m a n q u e de m o t s ne
découle a u c u n e m e n t le m a n q u e d'explicitation » (trad. Vezin de : Aus dem Fehlen
der Worte darf nicht au/das Fehlen der Auslegung geschlossen werden (157)), et
q u e le s e n s a p r o p r e m e n t à faire non p a s avec l'énoncé m a i s avec la situation
facticielle d'où ce dernier dérive, en a u c u n cas le dévoilement d u p h é n o m è n e
initial qui n o u s intéresse ici n e p o u r r a être mieux explicité en é n o n ç a n t ; c'est
plutôt le m o u v e m e n t inverse d u refus ou de la déconstruction de l'énoncé qui
r a p p r o c h e la p e n s é e de ce p h é n o m è n e .
L'exemple qui précède n ' a p a s pour b u t de substituer u n e analyse à une
a u t r e , encore m o i n s de dénigrer u n travail qui, d a n s l'ensemble, m o n t r e plutôt
u n t r è s g r a n d souci de r e s t e r fidèle a u texte de Heidegger. Nous voulions
s i m p l e m e n t faire r e m a r q u e r q u e la forme particulière d u cours de Greisch —
celle d ' u n c o m m e n t a i r e p a s - à - p a s — ne doit p a s faire é c r a n : s'il s'agit ici
d'initier le p l u s fidèlement possible à la lecture d'un texte important, il reste qu'il
s'agit bien d ' u n e interprétation. Il ne saurait, bien sûr, e n être a u t r e m e n t , m a i s
le c o m m e n t a i r e suivi t e n d parfois à n o u s le faire oublier.
De la portion centrale de l'ouvrage se détachent u n e « Introduction
historique » p o r t a n t le titre « De l'herméneutique de la facticité à l'ontologie
fondamentale (1919-1928) » et u n e dernière partie intitulée « Temps et être.
L'invention de la différence ontologique ». Le premier de ces deux textes se veut
u n e introduction historique a u « chantier » (métaphore reprise à Ricoeur) de SZ.
Plus spéculative q u e le commentaire, cette introduction p a s s e en revue quelques-
u n e s des questions qui occupent déjà l'esprit du jeune Heidegger et qui doivent
trouver, d a n s l'ouvrage de 1927, u n aboutissement (à tout le moins u n e ré-
ception). E n accord avec n o m b r e d'études actuelles q u a n t à la genèse d e SZ,
Greisch refuse de confiner toute la d é m a r c h e de Heidegger en 1927 à l'unique
t h è m e d e la question de l'être. Se b a s a n t n o t a m m e n t s u r les é t u d e s de
O. Pôggeler, T. S h e e h a n , K. L e h m a n n et D. Thomà, l'auteur t e n t e r a de « lire »
SZ e n suivant s a genèse philosophique spécifique plutôt q u e le « mode d'emploi »
proposé p a r Heidegger. On s'étonnera c e p e n d a n t de l'absence p r e s q u e totale de
références a u x é t u d e s de T. Kisiel qui, s u r ce thème spécifique, produit réguliè-
r e m e n t d e p u i s plusieurs a n n é e s des articles éclairants. Greisch examine, m a i s
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rapidement, certaines stations cardinales de la pensée de Heidegger avant


SZ : Rickert, Brentano, Husserl, Dilthey. Son objectif n'est pas tant de fournir
sur ces sujets des analyses exhaustives que de faire voir les thèmes dont il
faudra suivre l'évolution dans SZ. Il convient cependant de noter encore ici les
limites de la méthode de l'ouvrage : en suivant fidèlement, dans le commentaire,
le Denkweg de Heidegger lui-même, Greisch s'obligera finalement à ne traiter les
thèmes que selon la guise de SZ. S'il ne fait pas de doute que les préoccupations
du jeune Heidegger seront thématisées en quelque manière dans son maître-
livre, la manière dont il posait ces problèmes quelques années auparavant ne
permet peut-être pas toujours de bien apercevoir celle suivant laquelle il prétend
les inscrire sous l'emprise de l'unique question de l'être. Dès lors, le travail qui
consiste à suivre l'évolution de tel ou tel thème antérieur à SZ dans celui-ci
continue, malgré la première partie d'Ontologie et Temporalité, d'être exigé lors de
la lecture du commentaire, puisque ces thèmes n'y font plus alors l'objet d'une
attention spécifique.
La dernière partie, plus analytique, se consacre à un examen de quelques-
uns des problèmes qui ont attiré l'attention de Heidegger dans la conférence
« Phénoménologie et théologie », ainsi que dans les derniers cours de Marbourg.
On ne se surprendra guère d'y trouver une longue et perspicace analyse de la
conférence pré-citée, au cours de laquelle Heidegger pense les rapports que peu-
vent entretenir la philosophie et la théologie en tant qu'elles sont (ou peuvent être
dites) « sciences ». Greisch y examine également le motif de la « transcen-
dance » telle que l'entend Heidegger, ainsi que les premières esquisses de l'auto-
interprétation continuée de SZ par son auteur. Mais on retiendra peut-être
surtout les deux courts chapitres consacrés à la différence ontologique et à la
temporalité comme l'unique manière de comprendre ce que peut être l'a priori,
qui sont autant de lumineuses présentations de problèmes cardinaux, bien
qu'en ce qui concerne notamment ce dernier thème, il convienne de noter encore
une fois les limites d'une analyse qui emprunte un chemin déjà tracé. En effet,
dans les parages d'un commentaire suivi de SZ, l'examen de la réhabilitation
partielle de la philosophie transcendantale que proposent les ouvrages heideggé-
riens consacrés à Kant aurait exigé que l'on rende compte de la compatibilité
possible entre, nommément ici, l'interprétation que propose Heidegger de l'a
priori kantien et la primauté des « existentiaux » que révèle l'analytique
exist entiale.
Yvon Corbeil
Département de philosophie
Université de Montréal

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