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16/11/2017 « De quelques divergences entre Moishe Postone et la " Wertkritik " », par Clément Homs

« De quelques divergences
entre Moishe Postone et la
" Wertkritik " », par
Clément Homs

De quelques divergences

entre Moishe Postone et la « Wertkritik »

Clément Homs

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Si Postone n'appartient pas à proprement parler à la mouvance « Wertkritik »


(on peut même se demander s'il se reconnaîtrait dans cette appellation) dont il
faut clairement le distinguer [1], il faut tout d'abord préciser que ce qui
caractérise une telle mouvance est une rupture au sein de la théorie marxienne
du capital (c'est-à-dire plus en amont qu'une simple rupture au sein de la
théorie de la révolution comme on le retrouve dans la mouvance de la
communisation) opérée à partir de la fin des années 1980 par les groupes
allemands Krisis puis Exit ! et la mouvance militante révolutionnaire qui
gravite autour en Europe et en Amérique du Sud. La « Wertkritik » est donc
une appellation spécifiquement allemande, auquel est totalement étranger
Postone. Toutefois ce dernier auteur a proposé dans son maître-ouvrage Temps,
travail et domination sociale (Mille et une nuits, 2009 - par la suite TTDS)
puis dans le recueil récemment publié Critique du Fétiche-capital (PUF, 2013,
traduit comme le précédent par L. Mercier et O. Galtier), une réinterprétation
de la théorie critique de Marx en partie parallèle, sur de nombreux points
(évoqués par A. Jappe dans « Avec Marx, contre le travail »), à ces auteurs
allemand et autrichien qui constituent davantage une mouvance (avec ses
scissions et ses polémiques internes) qu'un courant homogène, dont nous
citerons que les plus connus : Robert Kurz, Roswitha Scholz, Norbert Trenkle,
Ernst Lohoff, Peter Klein, Anselm Jappe, Claus Peter Ortlieb, Karl-Heinz
Lewed, Franz Schandl, Justin Monday, Gérard Briche, Christian Höner, Peter
Samol, etc. Il faut donc immédiatement noter pour ce qui suivra, que les
divergences qui seront ici évoquées ne sont pas toujours partagées
uniformément par ces auteurs.

Pour autant, ces deux refondations théoriques/analytiques de la critique


marxienne de l'économie politique de part et d'autre de l'Atlantique ont été
parallèles, en ce sens où les influences réciproques sont restées finalement
minimes. Entre 1987 et 1993, le groupe Krisis, appelé auparavant « Critique
marxiste », avait déjà élaboré ses propres fondements théoriques en brisant les
unes après les autres, les idoles du marxisme traditionnel au travers de divers
articles fondateurs (sur la centralité du prolétariat, la figure du « sujet
révolutionnaire », la lutte des classes, l'ontologie positive du travail, la
spécification historique et non plus transhistorique de la valeur et de la loi de
la valeur, etc), quand les Allemands ont pris connaissance de l'ouvrage de
Postone « Time, Labor and Social domination » paru aux Etats-Unis en 1993.
Il faut toujours avoir en tête que le premier ouvrage fondateur, de référence et
considéré encore aujourd'hui comme un peu l'acte de naissance de la «
Wertkritik » en Allemagne, avec un tirage de plus de 20 000 exemplaires et un
écho international (important notamment au Brésil), sera le best-seller de
Robert Kurz, « L'effondrement de la modernisation. De l'effondrement du
socialisme de caserne à la crise de l'économie mondiale » (Eichborn Verlag,
1991). Le rapport à Postone est donc extérieur à leur propre théorisation, il n'y

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a pas côté allemand d'inspiration à partir de sa lecture, on le cite parfois mais


on ne fonde rien à partir de lui. Il y a eu toutefois des contacts avec Postone, et
le groupe Krisis a cherché à faire connaître son oeuvre en Allemagne en
publiant par exemple sur leur site des traductions tandis que Norbert Trenkle a
été l'un des traducteurs de l'édition allemande de « Zeit, arbeit und
gesellschaftliche Herrschaft » qui ne paraîtra qu'en 2010 chez l'éditeur « Ça ira
». Malgré une rencontre internationale organisée au Brésil au début des années
2000 avec Kurz, Scholz, Postone, Jappe, etc., et une rencontre française avec
Postone à Lille en novembre 2009 où des Allemands avaient fait le
déplacement, hormis des correspondances privées, de véritables discussions de
fond n'ont en réalité jamais eu lieu, et la « Wertkritik » s'est toujours
distinguée de nombreux aspects de la pensée de Postone. D'un côté, les
Allemands et notamment Kurz pendant très longtemps, épargnèrent Postone de
toute critique, ne voulant pas polémiquer avec un auteur dont ils se sentaient
proches par certains aspects. Mais ils ne se réclamèrent jamais de Postone. La
mouvance multiforme « Wertkritik » s'est toujours caractérisée par le fait de ne
se réclamer d'aucune filiation théorique (Ecole de Francfort, Lukacs, Ultra-
gauche ou autre) et on pourrait même dire que la référence au « Marx
ésotérique » se réduit à la portion congrue dans les derniers écrits de Kurz et
notamment dans « Geld ohne Wert » (2012). De l'autre, on peut peut-être
penser que Postone, aujourd'hui âgé, et n'étant pas par ailleurs un polémiste
hors pair, n'a jamais cherché à engager une discussion de fond avec la
tumultueuse, ouvertement polémique et anti-universitaire, « critique de la
valeur » allemande. Malgré son intérêt constant pour ce qui se publie dans
Krisis et Exit !, et son hommage à l'oeuvre de Robert Kurz dans un entretien à
la revue espagnole « Constelaciones » en 2012, Postone n'a pas encore cherché
à répondre aux critiques qui lui ont été faites ces dernières années par Kurz et
Lohoff par exemple. Il note toutefois des divergences qu'il a avec la mouvance
« Wertkritik » et notamment avec Kurz :

« Je ne coïncide pas avec la façon dont Kurz pose le problème de la


crise, affirmant que ou bien l’on soutient que le capitalisme s’effondrera,
ou bien on croit qu’il pourra continuer indéfiniment. Je ne partage pas
cette perspective qui me paraît fortement dichotomique. Je pense que
mon travail laisse la question ouverte. Je crois aussi que mon
travail s’intéresse plus aux questions d’idéologies, de subjectivité et de
conscience que celui de Kurz ».

En substance, il dit que Kurz ne cherche pas spécialement à comprendre les


changements qui se produisent au niveau des subjectivités en rapports avec les
changements qui se produisent dans le capital lui-même. Postone a voulu le
faire à travers ses travaux sur l’antisémitisme : « Krisis et Exit ne s’occupent
pas autant que moi des questions de subjectivité et de fétichisme. »

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(Constelaciones, 2012 [2]). Pour autant, des analyses sur ces questions ont
particulièrement été développées durant les années 2000 et 2010 dans les
revues Krisis et Exit.

Les divergences entre Postone et la branche allemande sont grossièrement de


quatre ordres, et nous ne les évoquons ici que sous la forme d'une brève note
qui ne se veut en rien exhaustive :

1. Différence de style et de perspectives

Une première divergence de forme qui saute aux yeux, est le style très
différent pris par la formulaton de la théorie critique de la synthèse sociale
capitaliste : Postone est un universitaire, s'il n'a jamais négligé de porter des
critiques sérieuses et sans concessions à de nombreux auteurs (contre Lukacs,
Derrida, Pollock, Horkheimer, Habermas, David Harvey, Giovanni Arrighi,
etc.), sa critique par de nombreux aspects garde tout du débat académique ne
cherchant pas la polémique virulente ; la branche allemande a par contre
toujours été violemment anti-universitaire, privilégiant toujours la polémique
virulente, l'outrance et l'irrespect parfois ordurier envers les courants marxiste
traditionnel, post-moderne, francfortois et bourgeois. Kurz quand il citait ou
étudiait un auteur, c'était toujours dans le seul but de « régler son compte à
quelque salaud » (la dernière cible en date étant le marxiste allemand Michael
Heinrich dans Geld ohne wert, Horleman, 2012, dont la critique sert
simplement de prétexte à un développement théorique propre). A partir du
tournant des années 2000, la pratique chez Krisis de l'intervention publique au
travers du « Manifeste contre le travail », des recueils « Le Lundi au soleil :
Onze attaques contre le travail » ou « Dead Men Working », des nombreuses
chroniques dans la presse de Kurz ou encore les textes à thèses (comme celui
de N. Trenkle dans « Critique de l'Aufklärung : 8 thèses »), distingue
fortement les Allemands avec Postone, dans ce souci d'instiller partout un peu
de poison critique, en se faisant à l'occasion polémistes. Les groupes
allemands (dont le noyau a été le milieu radical de Nuremberg) se sont
toujours donnés pour horizon, la révolution, la radicalisation et l'intervention
pratique dans les milieux de la gauche supposée « radicale ». Alors que
Postone s'il n'a écrit aujourd'hui aucun texte sur cette question , hormis une
courte sous-partie problématique intitulée « Le royaume de la nécessité » dans
TTDS sur laquelle il reprend certains aspects de Marx sur la question du post-
capitalisme, il a toujours esquissé dans des entretiens de vagues perspectives
de transition, allant de réformes graduelles vers le point de mire lointain (il
pense que nous ne sommes pas aujourd'hui dans une période révolutionnaire)
d'une révolution comprise comme abolition des classes, du travail, de la valeur
et de l'argent. Postone esquisse également dans TTDS les conditions de
possibilité historiques d'un dépassement de la forme de vie capitaliste,
d'ailleurs de manière assez traditionnelle (et à mon sens discutable), comme un
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possible que permet les contradictions croissantes du capitalisme. Les bribes


de perspectives qu'évoque Postone à partir de sa reconstruction personnelle de
la théorie marxienne du capital, n'étaient absolument pas la tasse de thé de la «
Wertkritik » comme l'avait affirmé très nettement le « Manifeste contre le
travail » (qui parle de vaste mouvement antipolitique d'appropriation extra-
parlementaire, de constitution d'une « Contre-société », d'abolition du travail,
etc.). En Allemagne, les revues théoriques (et les séminaires internes)
constituant d'un côté des approfondissements théoriques, tandis que les textes
à thèses, les manifestes, les chroniques de presse, comme les cercles publics de
lecture en Allemagne et ailleurs, constituant de l'autre la forme prise par
l'intervention publique de la critique. Toutefois, la séquence «
interventionniste » du groupe Krisis autour de 2000, entraîna de fortes tensions
en interne, cette question de stratégie d'intervention fut un des éléments de la
scission de 2004 qui fut plus importante que les précédentes. Les gens qui
suivirent Kurz dans la revue Exit !, pensaient qu'il fallait se méfier de toute
l'idéologie mouvementiste et que la théorie critique radicale ne pouvait pas
devenir un distributeur automatique de solutions clés en main fournies avec un
service après-vente révolutionnaire, la période n'était absolument pas en ce
début du XXIe, révolutionnaire ou même pré-révolutionnaire, il fallait
aujourd'hui surtout théoriquement approfondir et radicaliser encore plus la «
Wertabspaltungkritik » ; tandis que les personnes qui restèrent dans Krisis à
partir de 2004, pensaient que de toute façon la rupture dans la théorie du
capital était déjà achevée dans les années 1990, le travail théorique avait été
fait au-delà des marxismes hétérodoxes qui ne purent jamais rompre
totalement avec le marxisme traditionnel (les marxismes lukacsien,
bordiguiste, conseilliste, post-ultra-gauche), il ne s'agissait plus dès lors de
continuer à radicaliser la théorie et à l'approfondir, il fallait maintenant à leurs
yeux travailler à diffuser et radicaliser tous les mouvements qui se
prétendaient « révolutionnaires ».

2. Postone et la question du « double Marx »

Une deuxième divergence est celle du statut donné par Postone à sa


réinterprétation de l'oeuvre de la maturité de Marx. Les Allemands n'ont jamais
accepté ce qui était perçu chez Postone comme une prétention à vouloir
présenter un vrai Marx, un Marx redressé, un Marx redécouvert, un Marx
enfin révélé. Comme si les différents courants marxistes n'avaient finalement
jamais rien compris à Marx.

Pour les Allemands finalement, la formule rabâchée que Marx n'aurait jamais
été marxiste, n'est pas totalement exacte ou du moins trop caricaturale. Aux
yeux de la « critique de la valeur », le marxisme traditionnel a très bien
interprété Marx, mais il a seulement interprété - et c'est là ce qui est
fondamental - qu'une ligne argumentative au sein de l'oeuvre de Marx, celle
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aujourd'hui la moins pertinente. Il ne s'agit donc pas pour la « Wertkritik » de


sauver Marx du marxisme traditionnel, mais d'affirmer plutôt la présence d'un
« Double Marx » (voir ici ce texte de R. Kurz qui détaille cela), c'est-à-dire de
deux lignes contradictoires d'argumentation qui sont complètement
enchevêtrées. On ne peut donc à leurs yeux postuler aucune « coupure
épistémologique », aucune opposition entre un jeune Marx humaniste et un
vieux Marx scientifique, etc. Le marxisme traditionnel n'a finalement jamais
été une trahison de la pensée de Marx (thèse classique du marxisme critique et
hétérodoxe), il a été plutôt une lecture partielle et une interprétation
incomplète. La distinction dans ce « Double Marx » (ou Marx-Janus comme
dit Kurz) entre un « Marx ésotérique » et un « Marx exotérique » - le premier
a avoir fait cette distinction chez Marx est Roman Rosdolsky dans un texte de
1957 (voir « Marx ésotérique et Marx exotérique ») puis Stefan Breuer dans «
Krise der Revolutions theorie. Negative Vergesellschaftung und
Arbeitsmetaphysik bei Herbert Marcuse » (Frankfurt/Main, 1977), elle est
reprise, en substance, par la « Neue Marx-Lekture » fondée par des élèves
d'Adorno, Helmut Reichelt et Hans-Georg Backhaus [3] -, rend explicite la
présence de ces deux lignes argumentatives totalement imbriquées dans la
pensée de Marx (enchevêtrées aussi bien dans son oeuvre de jeunesse que dans
son oeuvre de maturité, et parfois même dans une seule phrase, il n'y a donc là
rien ici de véritablement conscient chez Marx, l'affrontement entre deux lignes
argumentatives conduisant Marx parfois à de nombreuses contradictions
méthodologiques par exemple).

Cependant, il me semble que Postone s'est expliqué ces dernières années sur
ce point. S'il ne reprend pas à son compte cette distinction du « Double Marx »
à l'époque de la rédaction de TTDS, dans des entretiens de la fin des années
2000 [4], il semble explicitement défendre l'idée qu'il n'a pas présenté dans
TTDS ce qui serait un « vrai Marx », parce qu'il prétend explicitement ne pas
avoir rendu compte dans sa reformulation théorique, des nombreuses
contradictions dans la pensée de Marx, ce que justement cherche à expliquer la
distinction du « Double Marx » pour la « critique de la valeur ». Dans un
entretien de la fin des années 2000, il a par exemple une formule où il dit
n'avoir pas réfléchi en marxologue sur les contradictions dans l'oeuvre même
de Marx.

En réalité, il est vrai, dès 1993, dans TTDS, il avait pourtant écrit un passage
très précis, une mise en garde au lecteur, qui se rapproche tout
particulièrement de la position de la « critique de la valeur » et qui rend, il me
semble, le reproche qu'elle fait à Postone, injuste et inopérant :

« Cette approche [celle proposée dans TTDS] pourrait aussi servir de


point de départ au projet de localiser historiquement l'oeuvre même de
Marx. Une telle tentative réflexive permettrait en effet d'étudier les
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possibles tensions internes et les éléments "traditionnels" dans ses écrits


en s'appuyant sur la théorie, impliquée par ses catégories fondamentales,
de la nature profonde et de la trajectoire du capitalisme. Certaines de ces
tensions internes pourraient alors être comprises en termes de tension,
entre, d'un côté, la logique de l'analyse catégorielle que Marx fait du
capitalisme en tant que tout et, de l'autre, sa critique plus immédiate du
capitalisme libéral - c'est-à-dire en termes de tension entre deux niveaux
différents de localisation historique. Dans cet ouvrage, j'écrirai toutefois
comme si l'autocompréhension de Marx (l'idée que Marx a de son propre
travail, N.d.T.) était celle impliquée par la logique de sa théorie du
noyau de la formation sociale capitaliste. Comme j'espère contribuer ici
à la reconstitution d'une théorie sociale critique systématique du
capitalisme, la question de savoir si l'autocompréhension réelle de Marx
est bien adéquate à cette logique s'avère d'une importance secondaire »
(TTDS, p. 38)

Ce passage me semble très clair quant aux intentions de Postone, qui de plus
cerne très bien le problème des « tensions internes » et des « éléments
traditionnels » dans le texte même de Marx. Il pointe également aussi, le
problème de cette « tension », en termes de niveau logique touchant à
l'essence (ce que la Werktritik appellera le « Marx ésotérique ») et de
« critique plus immédiate du capitalisme libéral », donc de phénoménalisation
historiquement spécifique de l'essence du capitalisme (niveau de l'apparence)
que Marx pouvait observer au XIXe siècle (ligne argumentative que la
Wertkritik appellera justement, le « Marx exotérique »). Cet
approfondissement sur les « possibles tensions internes et les éléments
"traditionnels" dans ses écrits en s'appuyant sur la théorie, impliquée par ses
catégories fondamentales, de la nature profonde et de la trajectoire du
capitalisme », Postone en a rêvé dans TTDS, la « critique de la valeur » l'a
réalisé.

D'autre part, toujours sur ce rapport de Postone à Marx, les positions me


semblent pas aussi éloignées avec la « critique de la valeur » car pour Postone,
ce que nous enseigne à ses yeux les errements de la première génération de
l’École de Francfort – et de bien d’autres auteurs de cette période - dans sa
saisie du capitalisme postlibéral (voir TTDS, chapitre 2 pour la critique de
l'Ecole de Francfort, puis de Jürgen Habermas), est qu’il ne faut absolument
pas confondre le capitalisme avec ses configurations historiques. Ce
qu'entreprend systématiquement une réflexion par trop superficielle,
historiciste ou empirique qui ne remonterait pas au niveau du noyau et de la
dynamique immanente au capitalisme. On le sait, Postone distingue
soigneusement dans TTDS le noyau dynamique et contradictoire du
capitalisme, de sa trajectoire en différentes configurations historiques aux

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XIXe et XXe siècle (voir Postone, « La théorie critique et le XXe siècle »,


dans son ouvrage « History and Heteronomy », University Tokyo Press, 2009).
Et cette question est explicite chez le Postone des années 2000 qui se penchera
sur la théorie de ces différentes configurations historiques. Or, justement, la
distinction entre un « Marx exotérique » et un « Marx ésotérique » que fait la
branche allemande, relève exactement de cette distinction : le premier Marx
(celui du marxisme traditionnel) ne serait valable que pour la description de la
configuration historique du XIXe siècle et le marxisme traditionnel a assimilé
totalement le capitalisme à cette configuration libérale centrée sur le marché et
propriété privée ; tandis que le deuxième Marx serait celui qui aurait
commencé - seulement - à saisir le noyau véritable du capitalisme quel que
soit sa configuration historique particulière. C'est-à-dire le Marx encore
aujourd'hui pertinent, celui qui critique l'économie politique en soi, au niveau
de la critique catégorielle des formes/catégories sociales de base de la forme
de vie capitaliste - travail, valeur, argent, marchandise et Etat -, (catégories
historique et négative dans la pensée du Marx ésotérique, que le positivisme
marxiste n'a cessé d'ontologiser) et ce quel que soit la configuration historique
du capitalisme centrée sur le Marché ou centrée sur l'Etat. C'était là une
contradiction interne à la réinterprétation théorique de Postone, que d'affirmer
à la fois la distinction entre le niveau du noyau et de la dynamique
fondamentale que saisit le Marx de la critique des formes/catégories et les
différentes configurations historiques (que Postone n'étudiait pas encore dans
TTDS, laissant seulement entendre que sa réinterprétation permettrait dans des
travaux à venir de penser ces configurations), tout en disant qu'il venait de
redresser la théorie marxienne contenue dans « Le Capital » sans voir que
justement le marxisme traditionnel pouvait constituer une assez bonne
compréhension de la configuration libérale du capitalisme au XIXe siècle.
Mais aujourd'hui c'est justement de cette contradiction qu'il me semble sortir
notamment dans ses textes comme « La théorie critique et le XXe siècle » ou «
Histoire et impuissance. Mobilisation de masse et formes contemporaines
d'anticapitalisme » (in Postone, Critique du Fétiche-capital, op. cit.).

3. Postone et l'absence d'une théorie de la crise

Une autre divergence majeure, est l'absence chez Postone d'une théorie de
la crise interne du capitalisme. Récemment, alors que Kurz avait peut-être
toujours un peu épargné Postone sur cet aspect en ne rentrant pas dans la
polémique avec lui, Ernst Lohoff dans son article « Auf Selbstzerstörung
programmiert » paru dans la revue Krisis (2/2013) (le texte est traduit en
français dans la revue Illusio, n°16-17, Bord de l'eau, 2017) vient de
systématiser cette critique faite à Postone [5]. C'est une incohérence à ses yeux
car la théorie de Postone devrait logiquement déboucher sur une théorie de la
crise. On sait combien le premier niveau fondamental du noyau de la

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dynamique immanente au capitalisme est constitué par ce que Postone appelle


le « Treadmill effect » (que L. Mercier et O. Galtier dans TTDS ont traduit par
« moulin de discipline » , mais que l'on peut également traduire par « tapis de
course », « tapis roulant » ou « cage d'écureuil »), c'est-à-dire la détermination
mutuellement réciproque des deux faces du travail dans le procès de
production, qui a pour effet principal que l'augmentation de la productivité
redéfinit constamment la temporalité du procès de valorisation (voir TTDS, pp.
422-450). C'est-à-dire qu'en permanence, l'heure sociale de travail est rédéfinie
par le nouveau standard général de productivité. Et dans cette course folle du
capital après lui-même, où le travail n'a jamais été un moyen mais la fin
tautologique du capitalisme, il faut toujours produire plus de marchandises
pour représenter la même masse de valeur. Au niveau de l'entreprise, pour
éviter la réduction de la masse de valeur particulière, il faut en permanence
augmenter la masse de marchandises produites. Mais justement montre Lohoff,
Postone ne se pose pas la question de savoir si cela ne peut pas dépasser un
certain seuil où la compensation à ce mécanisme de réduction de la masse
particulière de la valeur n'est plus possible. Krisis et Exit ! pensent justement
que la nature et la trajectoire de la dynamique du capital étant inscrite dans ses
formes de base, et le remplacement nécessaire du travail vivant par la
technologie ne cessant de tarir la création de la valeur, avec la troisième
révolution industrielle de la micro-électronique, on a dépassé ce seuil qui rend
désormais obsolète le mécanisme principal de compensation (voir le chapitre «
Die Geschichte der Dritten industriellen Revolution » dans le livre de Kurz «
Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft »,
Eichborn, 2009, pp. 622-800. Les philosophes Jean-Marie Vincent comme
André Gorz en France avaient notamment fait remarquer l'importance de ce
chapitre). Postone, tout en citant le fameux passage des « Grundrisse » sur
l'écroulement du capitalisme à cause de la technologie de production, ne se
pose pas la question d'une limite au mécanisme de la compensation si le
remplacement du travail vivant dépasse un seuil critique. De cette redéfinition
continuelle de l'heure sociale de travail qu'il saisit, Postone tire des
conséquences trop limitées. Il évoque une conséquence politique de cette
diminution du travail vivant : l'ouverture d'une contradiction entre le travail
que la société continue à demander aux individus et la possibilité d'une société
libérée du travail (sa théorie de l'émancipation se trouve inscrite dans cette
contradiction grandissante du capitalisme). Pour Postone cette situation
engendrée par la dynamique du capital doit seulement amener les sujets du
capitalisme a prendre conscience qu'il faut abolir le travail comme médiation
sociale (il évoque alors le concept assez classique dans les milieux radicaux
des années 1970 d' « auto-abolition du prolétariat » par exemple). Aux yeux de
Lohoff, le potentiel de crise inscrit dans la logique du « moulin de discipline »
au coeur de la dynamique du capital, est donc totalement esquivé par Postone.
La théorie de Postone s'arrête en quelque sorte à mi-chemin. Il faut ainsi aller

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plus loin que Postone selon Lohoff, dans l'historicisation des catégories/formes
fondamentales du capitalisme. Car ce n'est pas seulement la mesure de la
valeur (qu'est-ce-qu'on produit dans une heure sociale ?) qui est sujet à une
évolution dynamique, c'est également la question de la masse de la valeur, de
la substance de la valeur qu'il faut comprendre dans une trajectoire et non pas
de manière statique. La partie de travail vivant qui crée la valeur devient
toujours plus mince. Même si on constate une expansion de la masse de
travailleurs, le travail productif (au sens marxien) a toujours tendance à
diminuer à cause de l'expansion continuelle des faux frais notamment des
activités d'Etat qui ne sont pas productrices de valeur, ce qui induit une
diminution de la masse totale de valeur au niveau global. On ne retrouve donc
pas chez Postone de théorie de l'évolution de cette masse totale de la valeur.
Quand Postone essaye de tirer des conséquences de sa reformulation théorique,
elle sont trop platement politiques, et formulées en terme de critique de
l'idéologie, critique de l'antisémitisme, critique des limites de la démocratie,
etc. Ces perspectives sont comprises de manière assez statique et n'ont
finalement plus aucun rapport avec la théorie de la dynamique qu'il a fondé.
Les considérations en termes d'action révolutionnaire sont donc faites dans un
registre beaucoup plus traditionnel vis-à-vis du marxisme. Pour Lohoff,
Postone n'arrive donc pas assez à lier la haute théorie élaborée dans TTDS et
les phénomènes plus concrets de l'évolution contemporaine du monde
capitaliste lors de ces dernières années. Il n'y a pas chez Postone cette capacité
de passer du plus abstrait au plus concret voire aux formes empiriques (ce que
faisait magistralement Kurz), justement parce qu'il lui manque une théorie
puissante de la crise interne du capitalisme.

4. Kurz VS Postone : le travail abstrait

Un autre point majeur (certainement le plus important de ces quatre points),


mais que je n'évoquerai ici que lapidairement, est également la divergence
centrale entre Kurz et Postone sur la nature du travail abstrait, la substance du
capital. Dans son article-phare « La substance du capital » (paru en deux
parties dans les n°1 et 2 de la revue Exit !, 2004 et 2005 ; article où toute une
polémique avec Roubine, Postone, Heinrich, etc., est engagée sur la question
d'une nouvelle théorie substantialiste - kurzienne - du capital), Robert Kurz
reproche à Postone une certaine incohérence en affirmant à la fois que c’est
bien dans la sphère de la production qu’immédiatement l’objectivité de valeur
est donnée à la marchandise, tout en faisant du « travail abstrait » une simple
catégorie sociale qui n’aurait aucune « base naturelle ». Pour Kurz, Postone ne
va pas encore assez loin quand il définit le travail abstrait comme « fonction
socialement médiatisante du travail » dans les rapports sociaux capitalistes, ce
qui laisse supposer que le travail existe avant et après le capitalisme. Pour
Kurz, le travail abstrait n’est pas totalement une construction sociale, à ses

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yeux, il est bien un fait social dans le capitalisme, certes, mais il se constitue
sur la « base réelle » qui est une dépense indifférenciée d’énergie humaine. Et
à ses yeux, cette question de la théorie du travail abstrait n'est pas sans
importance, au contraire, car elle explique l'absence d'une théorie de la crise
chez Postone.

Dans l'espoir que cette brève note qui se veut en aucune manière un compte
rendu approfondi des divergences entre Postone et la wertkritik, donne surtout
courage à quelques traducteurs chevronnés, pour nous traduire les textes « Auf
Selbstzerstörung programmiert » d'Ernst Lohoff et « Die Substanz des
Kapitals. Abstrakte Arbeit als gesellschaftliche Realmetaphysik und die
absolute innere Schranke der Verwertung » de Robert Kurz.

Clément Homs

Février 2014 (la partie 2 du texte présent a été augmentée en 2017)

Illustration : Quelques auteurs et précurseurs de la critique de la valeur


(réalisation par Hasdrubal). De haut en bas et de gauche à droite : Robert Kurz,
Moishe Postone, Roman Rosdolsky, Roswitha Scholz, Guy Debord, Claus
Peter Ortlieb, Anselm Jappe, Norbert Trenkle, Karl Marx, Peter Klein, Franz
Schandl, Isaak Roubine, Ernst Lohoff, André Gorz, Evgueni Pashukanis.

Notes :

[1] Tout comme le marxiste allemand Michael Heinrich qui reprend à son
compte ce terme de « critique de la valeur » mais qui comme toute la théorie
bourgeoise continue à faire du travail abstrait une catégorie de la circulation,
cf. R. Kurz, « Geld ohne Wert », Horleman, 2012.

[2] Merci à Hipparchia pour la traduction et le commentaire de ce passage de


l'entretien de Postone pour la revue Constelaciones, que je reprends ici.

[3] Et c’est d’ailleurs en partie dans la confrontation très critique avec la


« Neue Marx-Lektüre » que s’élaborèrent leurs refondations théoriques en
partie parallèle. Pour un développement sur une certaine filiation critique de
Robert Kurz avec les auteurs de la « Neue Marx-Lektüre », voir Anselm Jappe,
« Robert Kurz. Voyage au cœur des ténèbres du capitalisme », dans La Revue
des Livres, n°9, janvier 2013. Kurz développe notamment son rapport critique
à ce courant dans Geld ohne Wert, op. cit. De son côté, Postone hormis des
commentaires positifs de l’approche de Backhaus, reproche essentiellement à

http://www.palim-psao.fr/article-postone-et-la-critique-de-la-valeur-119836393.html 11/12
16/11/2017 « De quelques divergences entre Moishe Postone et la " Wertkritik " », par Clément Homs

Reichelt sa conception du travail sous le capitalisme, qui fait encore de ses


vues une « critique faite du point de vue du ‘‘travail’’ », voir TTDS, op. cit., p.
78n. Toute une histoire des « confrontations et regards croisées » entre ces
auteurs reste encore à écrire.

[4] Moishe Postone, « Travail et logique de l'abstraction » (entretien avec T.


Brennan) paru dans « South Atlantic Quarterly », printemps 2009 ; et Moishe
Postone « Marx après les marxismes » (entretien avec B. Blumberg et Pam C.
Nogales C. paru dans « The Platypus Review », n°3, mars 2008.

[5] Dans les deux prochains points (3 et 4), je me repose essentiellement sur
une présentation par Anselm Jappe, des articles cités de Lohoff et de Kurz lors
d'un séminaire interne à l'association des amis francophones de la critique de
la valeur, « Crise et Critique ». La volonté de ne pas tout résumer ici, est de
mon seul fait.

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