Vous êtes sur la page 1sur 27

Revue théologique de Louvain

Quelques thèmes actuels de bioéthique : manipulation de l'homme


et expérimentation sur l'homme
Édouard Boné

Citer ce document / Cite this document :

Boné Édouard. Quelques thèmes actuels de bioéthique : manipulation de l'homme et expérimentation sur l'homme. In: Revue
théologique de Louvain, 6ᵉ année, fasc. 4, 1975. pp. 412-437;

doi : https://doi.org/10.3406/thlou.1975.1428

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_1975_num_6_4_1428

Fichier pdf généré le 29/03/2018


Quelques thèmes actuels de bioéthique

Manipulation de l'homme
et expérimentation sur l'homme

Les problèmes éthiques soulevés par le développement accéléré des


sciences biologiques et médicales, de la génétique à la chirurgie, de la
psychiatrie à l'endocrinologie, s'imposent avec une croissante urgence
à l'attention des spécialistes et des responsables *. On a eu l'occasion
ici-même, il y a peu 1, de faire écho à la réflexion qu'ils suscitent dans
les pays anglo-saxons, auprès des instances compétentes. Mais la gravité
du sujet, les retombées de techniques toujours plus performantes
progressivement introduites dans la pratique quotidienne, l'audace de certaines
interventions comme le caractère plus anonyme de la préoccupation de
santé, voire de l'acte médical lui-même, la diffusion des expériences
dans une population de plus en plus nombreuse : tous ces éléments ont
largement fait déborder le débat bioéthique au-delà de la sphère des
initiés; c'est le grand public non spécialisé qui se trouve désormais
sensibilisé, parfois de manière aiguë, aux promesses et aux risques, aux
questions de droits et de devoirs, bref au problème de moralité de plus
en plus étroitement lié aux conquêtes de la biologie moderne. Plus n'est
besoin d'être biologiste, médecin, moraliste ou généticien pour devoir
s'interroger, avec enthousiasme ou inquiétude, sur le sens, la légitimité,
les conditions ou les aléas des possibilités nouvelles ou des techniques
récemment mises au point. Du Monde à Time Magazine, du Nouvel
Observateur à la Neue Zùrcher Zeitung, la grande presse ne fait pas
seulement régulièrement écho au développement ou au progrès des
sciences biologiques et médicales, à leurs dangers et à leurs succès;
judicieusement ou non, elle prétend faire partager à ses lecteurs - l'hom-
me-de-la-rue et Monsieur-tout-le-monde - les interrogations des
responsables, scientifiques, juristes, sociologues et moralistes, à leur sujet; à

* Ces réflexions ont été proposées à un Séminaire du Groupe « Synthèse », à la


Maison Saint-Jean, à Louvain, le samedi 10 mai 1975.
1 É. Boné, La préoccupation bioéthique dans les pays anglo-saxons, dans Rev.
Théol. Louv., t. 4 (1973), p. 340-356.
THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 413

tort ou à raison, elle répercute les controverses, voire les querelles, les
prises de position, objectives ou passionnées, nées à leur propos.
On a ainsi assisté au cours du printemps 1975 à deux grands débats :
le premier se livrait autour des « manipulations » génétiques : sans trop
se retrouver dans cette guerre de communiqués et de motions, où la
Conférence d'Asilomar, le Groupe d'Information Biologique et celui des
Trois-cent-vingt discutent de « niveaux de contrôle », de « hauts et de
bas risques », le lecteur candide retient-il du moins que la New- York
Academy of Sciences, le grave Institut Pasteur de Paris, et le Comité
Consultatif de Y Organisation Mondiale de la Santé, à Genève, ont jeté
le poids de leur autorité dans la balance; il en conclut que l'enjeu doit
être bien lourd ... L'autre débat se situe autour de la publication du
réquisitoire d'Ivan Ulich Némésis médicale, V expropriation de la santé 2,
et secondairement des ouvrages de Jean-Paul Escande 3 et de E. Min-
kowski 4: ici encore, entre le Dr Escoffier-Lambiotte et Jean-Marie
Domenach 5 le profane compte les coups échangés, mais l'incompétence
qu'il confesse volontiers n'entraîne pas son indifférence, car la médecine
s'adresse aux hommes, à ceux-là même qui ne la pratiquent pas. Il se
sent donc personnellement concerné.
Faute de pouvoir ici, dans les limites de cet article, aborder tous les
problèmes proposés à la réflexion éthique par le développement des
sciences biologiques, on s'efforcera du moins d'évoquer, dans l'un ou
l'autre secteur privilégié, quelques questions plus actuelles : notamment
dans le domaine de la manipulation génétique et celui de la préoccupation
eugénique en général, compte tenu des nouvelles possibilités de
diagnostic prénatal et des techniques de réimplantation; dans le domaine de
l'expérimentation biologique; en rapport aussi avec l'action sur le
comportement.

I. - La manipulation génétique

La manipulation génétique fut au cœur des débats de ce printemps


1975. Les 15 et 16 mai derniers, à New- York, Y Academy of Sciences et
YInstitute of Society, Ethics and the Life Sciences réunissaient une
importante conférence sur les problèmes éthiques et scientifiques posés

2 Paris, Seuil, 1975.


8 Les Médecins. Paris, Grasset, 1975.
4 Le Mandarin aux pieds nus. Paris, Seuil, coll. « Traversée du siècle », 1975.
5 Voir Le Monde des 13 mai, 4 et 11 juin 1975.
414 É. BONÉ

par l'exploitation de la génétique moléculaire. La réunion était centrée


autour de deux thèmes : (a) d'abord, l'état présent du contrôle et de
l'efficacité des méthodes de recombinaison de la molécule d'ADN dans
le contexte de l'utilisation sociale et politique de la génétique. Des
sociologues, des philosophes, des scientifiques ont ainsi présenté leurs
opinions sur l'avenir d'une authentique technologie génétique («
Engineering», disent les Anglo-saxons) et sur l'interaction des valeurs
sociétales et institutionnelles avec cette « manipulation » génétique;
(b) secondairement, une série de questions pratiques, de politique de
santé, essentiellement de thérapeutique des maladies génétiques, à
substituer éventuellement à l'avortement : des praticiens, des chercheurs,
des généticiens, des moralistes, des juristes et des politologues
confrontèrent ainsi leurs vues, à propos des nouvelles possibilités introduites
sur le marché technologique par les récents développements de la
génétique.
Si on fait allusion ici à cette rencontre de New- York, c'est que,
directement ou indirectement, elle est représentative d'une préoccupation
centrale dans le monde biologique de 1975. Il n'est peut-être pas inutile
de situer l'événement qui est à l'arrière-plan du débat. S'il est limité
à la seule question du Genetic Engineering, il est en effet significatif du
problème posé à la responsabilité moderne par les progrès de nos
sciences biologiques en ce dernier quart du XXe siècle. On partira donc
de ce point particulier et limité d'une innovation génétique, pour élargir
progressivement la discussion à l'ensemble du domaine biologico-
médical.
Tout commence avec la mise au point, il y a quelque cinq ans, de
techniques susceptibles - via des « enzymes de restriction » - de scinder
des molécules d'ADN en des endroits spécifiques et de les ressouder en
des positions différentes. Deux matériaux génétiques de prédilection,
abrités dans une bactérie-hôte, YEscherichia coli, sont actuellement
utilisés comme vecteurs : les plasmides et le bactériophage lambda; on
leur intègre de nouveaux fragments d'ADN étranger, et ils se multiplient
dans la bactérie. La drosophile et le Xenopus ont offert ainsi les premiers
segments d'ADN hybridée, mais on envisage de recourir à d'autres
sources, virale, bactérienne ou animale ... On épargnera au lecteur les
détails techniques de cette hybridation, sans importance pour notre
propos. Mais il est essentiel de savoir qu'outre les résultats attendus en
génétique fondamentale, des applications nombreuses sont entrevues,
tant en médecine que dans l'industrie chimique ou l'agriculture : produc-
THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 415

tion par des bactéries, ainsi « manipulées » et cultivées sur grande


échelle, d'enzymes et d'hormones protéiques à bon marché (l'insuline
notamment); mise au point de nouveaux vaccins; traitements nouveaux
(par inclusion de gènes qui font défaut) de maladies congénitales (il
faut savoir qu'on a déjà repéré quelque 1600 maladies dues à des
déficiences géniques) 8; introduction de gènes correspondants à la
fixation de l'azote, chez les légumineuses, dans d'autre plantes, céréales
en particulier, etc.
Dès 1973 pourtant, lors de la Gordon Research Conférence on Nucleic
Acids 7, des scientifiques s'inquiètent : ils attirent l'attention de la
New-York Academy of Sciences sur les dangers de ces techniques et
leurs conséquences imprévisibles : notamment sur les risques imprévus
de tumorisation ou de résistance à tout traitement, du fait de la
modification de ces bactéries, virus, etc. Ne va-t-on pas créer de la sorte de
nouveaux types d'éléments infectieux d'ADN, dont les propriétés
biologiques ne nous sont donc pas connues? Parasite normal du tractus
intestinal humain, YEscherichia coli, hôte obligé, pourrait en effet
échanger ces nouvelles informations génétiques avec des bactéries
pathogènes de l'homme; la boîte de Pandore une fois ouverte, personne
n'est en mesure de présager la suite de l'expérience engagée : on peut
songer à une épidémie massive et incontrôlable, analogue pour l'homme
à ce qu'a été la myxomatose pour les lapins ... Le fait que 5.000
infections plus ou moins généralisées ont affecté depuis 30 ans nos
laboratoires modernes, montre que l'éventualité d'une perte de contrôle du
matériel infectieux n'est pas exclue.
Un comité est alors créé au sein de l'Académie des Sciences à New-
York, le Committee on Recombinant DNA Molécules Assembly of Life
Sciences, sous la présidence de Paul Berg, chef du département de
biochimie de Stanford University : onze savants américains publient ainsi
le 26 juillet 1974 8 un document invitant les biologistes du monde entier
à interrompre ce type d'expérience de génétique fondamentale. Peu
après, des chercheurs européens se rallient à cette attitude et prennent
eux aussi publiquement position en faveur d'un temps de pause et de
réflexion - un moratoire. Pourtant, après sept mois d'autocensure,

6 Th. Friedmann, Prénatal diagnosis of genetic diseases, dans Scient. Amer.,


vol. 225 (1971), p. 34-51.
7 M. Singer & D. Sonn, dans Science, 181 : 1114 (1973).
8 Potential biohazards of recombinant DNA molécules, dans Science, 185 (4148) :
303 (1974); Le Monde, 20 juillet et 18 septembre 1974.
416 É. BONÉ

150 biochimistes et généticiens, parmi les plus qualifiés du monde, se


retrouvent à Asilomar, en Californie, en février 1975, pour quatre jours
de conférence dense et parfois dramatique. À l'unanimité ils lèvent
l'embargo et permettent la reprise des expériences, exigeant seulement
des normes précises de sécurité, destinées à éliminer ou réduire les
risques encourus : sélection de vecteurs nouveaux (mutants dits « de
sécurité ») qui ne pourraient pas survivre chez l'homme, renforcement
des précautions entourant l'expérience, qui devra par exemple se
dérouler en des lieux hautement protégés, tels le Blockhaus de Fort-
Detrick et le hot Lab de Bethesda. Ils suggèrent enfin aux gouvernements
la création d'instances douées d'un droit de regard sur les projets de
manipulation, pour prévenir les risques inhérents à une prolifération de
travaux incontrôlés 9. Parmi les signataires d' Asilomar, on comptait
Paul Berg et Josua Lederberg, de Stanford; David Baltimore, de M.I.T.;
Sydney Brenner, du Laboratory of Molecular Biology de Grande-
Bretagne; J. Watson, de Cold Spring Harbor; 53 chercheurs européens
ou d'URSS.
Parallèlement pourtant, on l'a dit, - en France notamment, - d'émi-
nents biologistes s'étaient eux aussi émus des possibilités ouvertes par
la manipulation génétique. En novembre 1974, ils avaient alerté le
Centre National de la Recherche Scientifique et la Délégation Générale
à la Recherche Scientifique et Technique : deux commissions étaient
créées, - l'une éthique, confiée à la présidence du professeur Jean
Bernard et réunissant entre autres sommités J. Monod, F. Jacob,
J. P. Ebel, Y. A. Chabert et P. Slonimsky; l'autre, technique, - chargées
ensemble de juger du bien-fondé des expériences proposées. Utilisant
aussi bien les conclusions, entre-temps publiées, de la Conférence
d'Asilomar, ces deux commissions aboutissaient à la définition de
limites de sécurité et à la mise sur pied d'organes de contrôle, ainsi qu'à
la décision de construire un laboratoire spécialisé pour les expériences
de risque de « niveau moyen », tandis que déjà les projets « à bas
risque » démarraient. Dès le mois d'avril 1975 pourtant, ces mesures
se trouvaient largement contestées : tel manifeste du Groupe
d'Information Biologique exige l'arrêt immédiat des expériences, même si VInstitut
Pasteur se fait rassurant ... Il n'est pas aisé de préciser dans le flot de
déclarations qui suivit et l'alternance des feux verts et rouges proposés
9 Genetics : Conférence sets strict controls to replace moratorium, dans Science,
187 (4180) : 931-934 (1975); P. Berg & al., Asilomar Conférence on recombinant
DNA molécules, dans Science, 188 (4192) : 991-994 (1975); Le Monde du 19 mars 1975.
THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 417

à l'expérimentation génétique, la part qui revient aux conflits internes


aux institutions, à la vague indéniable d'anti-science déferlant sur les
laboratoires, ou à l'appréciation objective des risques encourus 10. Sans
doute ne faudrait-il pas que la pression de la compétition ou le désir
de reconnaissance internationale développe en la matière une criminelle
précipitation : dans son rapport du 13 janvier 1975, François Jacob,
prix Nobel et membre de la commission éthique, écrivait : « II est de
toute façon déraisonnable de mettre des gènes d'adénovirus dans un
phage bactérien, le danger d'une telle expérience n'étant pas compensé
par un intérêt scientifique suffisant» ... Or c'est précisément le projet
actuellement retenu par Y Institut Pasteur]

II. - La préoccupation eugénique

a. - Élargissons le débat. La manipulation génétique, qui fait le


succès de tant de romans-fiction ou de la futurologie, est sans doute
- dans une très large mesure - encore un mythe; elle le demeurera
peut-être longtemps encore. La question est ailleurs et elle est plus
fondamentale : une certaine chirurgie génétique devient possible. Même
si ses applications au service d'un eugénisme positif sont actuellement
limitées, on doit la tenir pour déjà actuelle et influente, dans la double
perspective d'une préoccupation de progrès en biologie moléculaire
fondamentale, d'une part et, de l'autre, d'un irrépressible besoin de
déboucher quelque jour sur des utilisations au service d'une action
eugénique systématique.
b. - Nous assistons aussi à des progrès spectaculaires dans le diagnostic
précoce des maladies génétiques. Il en est quelque 1600, nous dit-on.
Quarante d'entre elles peuvent être dès à présent détectées par amnio-
centèse, dès la douzième semaine de la grossesse, sans risque sérieux
ni pour la mère ni pour l'embryon. Il s'agit du prélèvement, par voie
abdominale, d'un peu de liquide amniotique, dans lequel flottent des
cellules de la peau de l'embryon. Mises en culture, ces cellules permettent,
en l'espace de deux à quatre semaines, par examen du caryotype, un
diagnostic de maladie congénitale avec une précision de 90 à 100 %
(pour les maladies génétiquement identifiées par ailleurs, bien entendu).
Des techniques récemment mises au point de repérage du fœtus aux

10 Asilomar and the Pasteur Institute. Nature (London), 256 : 5 (1975); Le Monde,
24 juillet 1975.
418 É. BONÉ

ultrasons et d'examen fluorimétrique des chromosomes améliorent


encore ces résultats. On peut évaluer que dans un pays comme la France,
il naîtrait par an près de 100.000 enfants de femmes âgées de plus de
35 ans : et l'on sait qu'à partir de cet âge, la menace de tares génétiques
est particulièrement lourde. Le diagnostic prénatal est donc,
techniquement parlant, plus impérieux et particulièrement éclairant.
Si aujourd'hui l'examen chromosomique permet surtout, et pres-
qu'exclusivement, d'établir la carte de l'être humain et éventuellement
de déterminer un comportement en connaissance de cause, on ne peut
écarter la prétention de remplacer quelque prochain jour le gène malade,
voire d'établir un bébé potentiel « à la carte » (véritable chirurgie ou
« manipulation » génétique); ou encore d'obtenir éventuellement la
constitution synthétique du génome. Nous sommes à des années-
lumière de ce dernier objectif. Mais une lecture directe du code est
déjà en voie de réalisation : à Berkeley, G. Thomas obtient par exemple,
sans les détruire, une lecture directe de tels segments de la molécule
d'ADN, par emploi du microscope électronique sous un flux d'électrons
à 2,5 millions de volts. Le premier gène a déjà été isolé en 1969 par
Shapiro et Beckwith, à l'Université de Harvard.
c. - Par ailleurs, et c'est un troisième secteur important de notre
progrès biologique, les techniques de réintroduction et de réimplantation
des germes ont été considérablement améliorées depuis quelques années :
elles ouvrent la voie à des travaux plus poussés sur les embryons humains
eux-mêmes u. Ici encore, on ne s'arrêtera pas à l'aspect futurologique
et, provisoirement du moins, irréaliste de la « location » d'un utérus
pour la nidation et le développement d'un embryon, au bénéfice d'une
mère atteinte d'une incapacité de gestation régulière. Si le développement
artificiel de la vie fœtale jusqu'à son terme ne peut être exclu à priori,
il n'est certes pas pour aujourd'hui, ni même pour demain. Ce qui par
contre est non seulement possible, mais activement poursuivi dès
aujourd'hui par ces efforts de réimplantation - quel que soit l'échec
certain au niveau de la destinée de l'embryon - c'est la connaissance
plus précise des conditions de la vie fœtale, la recherche des entraves
génétiques, microbiennes, toxiques ou carentielles à son développement.
Expérimentation du vaccin de la rubéole, étude de médications nouvelles,
élimination de facteurs tératogènes possibles, étude expérimentale des

11 R. G. Edwards & D. J. Sharpe, Social values and research in human embryology,


dans Nature (London), 231 : 87-90 (1971).
THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 419

maladies fœtales, recherche des moyens de diagnostic, connaissance et


donc prévention des processus pathogènes du mongolisme et autres
maladies congénitales : tels sont quelques-uns des avantages très réels
activement recherchés.
Comment les choses se passent-elles? Sous l'effet d'hormones
spécifiques, on fait produire à la femme à volonté un ou plusieurs ovules à
la fois au cours du cycle menstruel. Une intervention chirurgicale
bénigne, sous anesthésie généralisée, à travers la paroi abdominale,
permet de prélever un ou plusieurs de ces germes. Fertilisés in vitro par
le sperme d'un donneur, ces œufs parviennent en cinq jours, toujours
in vitro, au stade de 32 cellules. Chez des mammifères inférieurs, le rat
par exemple, le développement peut être poussé in vitro, sur culture de
placenta, jusqu'aux deux-tiers de sa durée normale : la naissance en
éprouvette de petits mammifères est donc sans doute proche de devenir
réalité. Chez l'homme, il faut « réimplanter » sur muqueuse utérine
maternelle avant le 7e ou le 8e jour : l'œuf peut alors éventuellement
poursuivre une croissance désormais « normale ». C'est-à-dire qu'à
défaut de cette réimplantation, l'embryon humain est obligatoirement
condamné; il n'est d'ailleurs rien moins que sûr que, même dans
l'hypothèse de la réimplantation, le développement puisse se poursuivre
favorablement et sans traumatisme aucun. C'est ce qui suggère à certains
le verdict d'« assassinat prénatal organisé » (le verdict repose
évidemment sur un présupposé, celui de la qualité d'être humain de l'œuf
fécondé in vitro et réimplanté artificiellement). Il y a trois ans déjà, tel
biologiste de Paris révélait avoir ainsi mis en culture son 2.700e
embryon humain. Nous sommes donc bien dans le domaine de
l'expérience très concrète.
Manipulation ou chirurgie génétique, diagnostic précoce des maladies
congénitales, techniques de prélèvement, fécondation et réimplantation :
il est clair que ces trois axes de recherche se conditionnent et se
renforcent l'un l'autre : au bénéfice d'une recherche fondamentale
relativement désintéressée d'abord; avec des visées diversement efficaces et plus
ou moins lointaines d'application concrète aussi, tant au niveau de
l'eugénisme ou de la fécondité proprement dite, qu'à celui de la
thérapeutique, comprise dans son acception la plus large.
d. - La capacité nouvelle que nous avons de détecter dès avant la
naissance les déficiences ou les malformations génétiques par voie
d'amniocentèse, est ainsi à notre disposition au moment précis où un
changement radical d'attitude affecte vis-à-vis de Yavortement des
420 É. BONÉ

couches très larges de la population, dans la civilisation occidentale tout


au moins. Ceci risque de modifier bien des choses. Car une femme,
ou un couple, n'a plus à souhaiter seulement que l'enfant attendu soit
normal et sain (quel que soit le contenu relatif et ambigu de ces
expressions : normal?, sain?); ils sont en droit et en mesure - demain peut-être
même en obligation légale - de savoir si l'enfant conçu est oui ou non
affecté de mongolisme ou de la maladie de Tay-Sachs ... Et si la réponse
est affirmative, ils ont de moins en moins la possibilité d'accepter sans
plus la « fatalité » du handicap reconnu. Ils ont désormais - et c'est
ici que réside la nouveauté - à assumer positivement ce handicap, c'est-
à-dire à le vouloir, puisqu'il est détectable et techniquement évitable
avant la naissance : le pronostic évolutif est maintenant mieux connu,
l'interruption de grossesse (l'avortement, si l'on préfère) est
techniquement aisée, et elle peut être directement suggérée par le gynécologue;
l'opinion publique se révolte de moins en moins contre le refus de
poursuivre pareille gestation . . .
Amniocentèse et possibilité ou légalité de l'avortement accentuent donc
d'une manière neuve la liberté du choix, qui en devient d'autant plus
« adulte », voire héroïque. On peut se demander dans quelle mesure
cette liberté va réellement et concrètement pouvoir s'exercer face à une
pression sociale de plus en plus exclusivement soucieuse d'eugénisme,
de qualité physique de vie, de charges et de coûts financiers. La
sympathie spontanée qui entourait jusqu'ici les parents « éprouvés »
par la naissance d'un enfant handicapé, déficient ou plus ou moins
monstrueux, risque dans pareil climat de se muer en indifférence, ou
mépris, sinon en reproche et condamnation, dès lors qu'il sera clair
qu'ils ont « choisi » en connaissance de cause de « vouloir » cet enfant.
On peut imaginer par ailleurs que, en fonction de telle philosophie ou
conception de vie, le choix possible (là où il jouerait librement)
s'exprimera au contraire dans une responsabilité, perçue comme un « devoir »,
de recourir à l'avortement, pour prévenir la tare ou le handicap
menaçant. C'est une question qui découle spontanément d'une certaine vision
des choses très subjective peut-être, ou d'une certaine hiérarchie des
valeurs, domaines où le biologique et le médical n'ont pas grand'chose
à faire sinon par le biais d'une information factuelle. Des schémas
culturels fonctionnent certainement ici, schémas dont les codifications
morales n'ont pas toujours la conscience explicite, mais dont elles ne
peuvent faire l'économie.
On peut se demander ultérieurement à quel moment l'opinion publi-
THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 421

que, c'est-à-dire finalement le schème culturel dominant, se constitue


en système juridique et en appareil législatif : car la maladie génétique
a un impact potentiel considérable, pouvant même dépasser de loin
celui de la maladie vénérienne. Détectable et détectée par analyse de
la carte chromosomiale et génique, ne va-t-elle pas faire l'objet d'une
dénonciation obligée, d'une mise en quarantaine (par interdiction légale
du mariage, laquelle pour être efficace recourrait bientôt à la stérilisation
obligatoire)? Le Massachussets et onze autres États d'Amérique du
Nord imposent déjà par voie légale l'examen génétique pour la sickl-
hémie; trente-deux États ont adopté une loi analogue exigeant le test
pour la détection de la phénylcétonurie; d'autres législations sont en
usage ou en préparation, le plus souvent encore dans une perspective
d'information. Mais on ne peut exclure à plus ou moins brève échéance
l'affrontement des libertés individuelles et des priorités de la santé
publique. Dans un monde où tout est de plus en plus connu, prévu et,
à la limite, maîtrisé; où tout, de plus en plus, est planifié et
interdépendant, quel équilibre pourrons-nous réaliser entre les droits individuels
ou ceux du couple, et les légitimes exigences de la société, qui prend de
fait mieux et plus intégralement à charge la santé des individus et leurs
besoins, en même temps que la préoccupation du bien commun?

III. - L'expérimentation

La recherche fondamentale et ses applications thérapeutiques les


plus louables ne peuvent, en biologie médicale pas plus qu'ailleurs, se
passer de la technique expérimentale et de l'expérimentation finalement
la plus concrète et la plus réaliste possible - et puisqu'il s'agit de l'espèce
humaine, sur l'homme lui-même. Pour le biologiste, l'expérimentation
humaine est en effet l'indispensable condition du progrès et du respect
plus profond de la vie. Genner à son époque, Pasteur en son temps ont
expérimenté. L'étude des faits sur le vivant et, le moment venu, sur
l'homme lui-même est indispensable au progrès biomédical. En chirurgie,
en pharmacodynamie, en neurologie, on peut certes travailler avec des
rats et des souris ou avec des singes rhésus : mais l'homme est spécifique
et différent. On ne connaît le dernier mot de la circulation coronaire
humaine qu'en disséquant un cadavre humain, et sans doute même en
pratiquant une transplantation cardiaque sur un patient humain; on
peut sans doute expérimenter la thalidomide sur des guenons : on n'en
appréciera hélas les influences phocomèles précises sur l'embryon
humain, qu'après l'avoir administrée à des femmes enceintes ...
422 É. BONÉ

D'où la nécessité d'une expérimentation au service même, non


ambigu, de l'humanité. La nécessité, mais aussi la tentation! Quand le
généraliste qu'on visite pour un trouble gastrique prescrit un banal
médicament de la pharmacopée traditionnelle, il ignore souvent la
réceptivité ou la susceptibilité propre de son client; s'il dit : «
Commencez par un demi-comprimé », il expérimente ... Si peu à vrai dire, et
avec si peu de risque! Mais on ne peut en rester là. Sans doute le dernier
objectif de la recherche biomédicale est-il de réduire la souffrance
humaine; il requiert à la fois le progrès de la connaissance par voie
d'expérimentation et la protection adéquate des personnes.
L'expérimentation ne va pas sans coût ni risque pour l'individu. La question est de
les maintenir raisonnables et proportionnés. Quand la société a-t-elle le
droit d'exposer activement ou par consentement certains de ses membres
à souffrir un dommage, dans le but de découvrir un avantage pour eux,
pour d'autres ou pour la société considérée comme un tout? Or
l'expérimentation médicale devient, au rythme même de la recherche plus
audacieuse et de la technologie plus sophistiquée, davantage
entreprenante et exigeante, davantage disponible aussi et séductrice. En
1966, un anesthésiologiste de Harvard jetait une bombe dans la
communauté scientifique de la recherche biomédicale, en publiant dans le
très sérieux New England Journal of Medicine, les méthodes utilisées
dans vingt-deux expériences faites sur des sujets humains. En 1973,
Veatch et Sollitto 12 réunissent quarante-trois expériences du même
genre, publiées depuis 1966 dans des journaux médicaux de réputation
incontestée, et pratiquées aux États-Unis avec des fonds américains. Ce
qui paraît le plus significatif - le plus inquiétant aussi - ce n'est pas le
caractère éventuellement risqué des expériences tentées, mais le fait
qu'en plus de 75 % des cas, on n'est pas renseigné sur le consentement
des sujets de l'expérience. En outre, aucun de ces rapports ne nous fait
connaître la nature de l'information donnée aux sujets, préalablement
au consentement sollicité 13.

12 Humait expérimentation. The ethical questions persist, dans Hastings Center


Report, 3 (3) : 1-3 (1973).
13 L'armée américaine vient de révéler (20 juillet 1975) officiellement les expériences
d'administration systématique de LSD à quelque 1600 personnes depuis une vingtaine
d'années. Les circonstances de l'expérience ne sont pas clairement exposées; pas
davantage la qualité de «volontaires» des sujets d'expérience, affirmée dans le
communiqué officiel, mais contestée par ailleurs . . .
THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 423

1. Expériences sur embryons, notamment sur embryons promis à V avorte-


ment
II n'est pas aisé de préciser sur quelle échelle pareille expérimentation
a lieu. Il y a toute raison de penser que les chercheurs et les laboratoires
les plus activement engagés dans pareil type d'expériences n'ont pas le
souci de publier urbi et orbi la nature et les conditions de leurs travaux.
Un secret relatif les entoure, notamment en raison de l'émotion qu'ils
suscitent. La question n'est pas ici de connaître le nombre précis
d'embryons traités, mais plutôt d'évaluer, si possible, où l'on pourrait
en être, où il est souhaitable ou raisonnable qu'on en soit, où il est
concevable qu'on en vienne, et pour quelles raisons. Tel rapport
scientifique récent du New England Journal of Medicine 14 fait état, par
exemple, de l'administration systématique d'antibiotiques à des femmes
enceintes consentantes, ayant demandé l'avortement. L'expérience a
pour but d'établir la concentration des antibiotiques dans les tissus du
fœtus à avorter.
On a fait allusion plus haut à certaines préoccupations médicales
relatives à la préparation des vaccins, celui de la rubéole par exemple;
à l'étude de l'influence éventuellement tératogène de certaines
substances médicamenteuses. Voici une autre perspective, à intention tout
aussi louable : la mise au point de techniques permettant de sauver les
fœtus en difficulté ou à la limite de viabilité, et situés dans la zone des
300 à 1000 grammes. Pareille recherche implique le développement d'un
placenta artificiel. Elle a recours à des fœtus obtenus par avortement
systématique et hystérectomie, dans des conditions légalement autorisées
dans beaucoup de pays, jusqu'à la 24e semaine de la gestation. La
technique prévoit la perfusion du fœtus au niveau des vaisseaux iliaques.
On ne peut, dans les circonstances actuelles, attendre plus qu'une survie
de quelques minutes ou au maximum de quelques heures. Mais - surtout
avec des fœtus de 1000 gr. et plus - on est en droit d'espérer que la
technique se perfectionne graduellement. On décide cependant que,
pour éviter les altérations histologiques, les fœtus ne seront maintenus
en perfusion que durant une période d'un maximum de deux semaines.
Pareil « cas » bioéthique suscite des réactions en sens divers. Le professeur
Robert S. Morison, de Cornell University, fait remarquer 15 d'abord que,

14 Vol. 288 : 1219-1221 (1973).


15 The human fétus as useful research material, dans Hastings Center Report, 3 (2) :
8-9 (1973).
424 Ê. BONÉ

puisque l'avortement est légalement autorisé dans certaines circonstances,


c'est que le droit à la vie du fœtus a cédé devant d'autres considérations;
ensuite, continue-t-il, si un fœtus non viable n'a pas encore atteint le
stade de développement qui lui garantisse le droit à la protection contre
une menace extérieure sur la vie même, il ne doit pas y avoir de raison
d'hésiter à l'exposer à un inconvénient mineur, celui de la technique de
perfusion et d'implantation artificielle très limitée, suggérée plus haut.
Enfin, ajoute-t-on, le dommage éventuellement subi ne peut nous faire
reculer, en raison des avantages considérables attendus pour les
générations futures ...
D'autres voix contestent la moralité de ces expériences. Leurs
arguments sont empruntés à des registres très divers, allant de la philosophie
morale la plus abstraite et du respect de la personne (ce qui implique
qu'on a tranché une première question fondamentale, celle de la qualité
personnelle et humaine du fœtus) à un certain tutiorisme pratique : « Si
un chercheur est autorisé à expérimenter sur un fœtus non consentant,
11 n'y a pas de raison qu'il ne soit demain autorisé à en agir de même
avec chacun d'entre nous, cloué sur un lit d'hôpital, réduit à
l'impuissance et incapable de consentement » 16. Le département de la santé, de
l'éducation et du bien-être des États-Unis a donc proposé en 1973
d'inclure dans sa législation de protection des sujets humains une
prohibition stricte de la recherche sur embryons humains 17. Depuis le
12 juillet 1974 la loi américaine interdisait de fait toute expérimentation
sur le fœtus « vivant », soit avant, soit après le processus abortif, à
moins que le but de l'expérimentation ne soit précisément de sauver la
vie de ce fœtus particulier, cas hypothétique assez irréel 18. Cette
disposition légale américaine n'avait qu'une valeur très provisoire et devait
être révisée en 1975. On la sentait mal formulée et mal étayée : on lui
objecta dès le début que beaucoup de progrès décisifs au service de la
santé humaine ont eu lieu de fait à partir du type d'expériences
précisément interdites : par exemple la mise au point du vaccin de la polyo
par culture du virus sur des cellules fœtales, laquelle valut aux professeurs
Enders et Weller le prix Nobel en 1965 19.

16 N. Fost, Our critical attitude towards the fétus, ibid., 4 (1) : 4-5 (1974).
" Fédéral Register, 38 (221), 16 Nov. 1973.
18 C. Norman, Foetal research aborted in U.S., dans Nature (London), 250, 12
juillet 1974.
19 Aux États-Unis, une National Commission for the protection of human subjects
of biomédical and behavioral research fut créée le 3 décembre 1974. Elle eut à s'occuper
THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 425

2. U expérimentation sur prisonniers

L'expérimentation sur prisonniers n'est pas une nouveauté. Elle a eu


lieu à Auschwitz et à Buchenwald; les sujets n'étaient pas consentants.
Elle a lieu aujourd'hui - et sur une assez vaste échelle - dans les prisons
de certains États « libres et démocratiques », sur des prisonniers réputés
consentants. Une rapide revue de la littérature sur ce sujet signale
comme expérimentations les plus courantes sur prisonniers aux États-
Unis : les biopsies répétées et bilatérales du testicule avec injection de
thymidine radioactive, pour étudier le taux de spermatogénèse (dans
l'État d'Orégon); les essais de médicaments et programmes de plasma-
phorèse entraînant des processus infectieux et conclus par six décès,
vraisemblablement attribuables au programme; en Californie,
l'expérimentation de substances toxiques propres à mettre hors combat, en
déterminant par exemple une paralysie musculaire ou une sensation
d'étouffement - pratiquée sur 64 criminels dont 23 prétendent avoir
subi des pressions; au Colorado, l'utilisation de prisonniers comme
donneurs d'organes; la création artificielle de typhus et autres infections,
ces recherches étant développées à l'aide de fonds fédéraux par les
labos de l'armée et de l'Université du Maryland; la recherche concernant
le traitement des champignons et des infections bactériennes, y compris
le staphylocoque doré, Pseudomonas et Candida albicans, agents
infectieux pouvant causer des accidents fatals; l'induction expérimentale du
scorbut sur onze prisonniers de l'Iowa, etc.
Le plus souvent sans doute, ces prisonniers se déclarent consentants
et libres. En avril 1973, nonante-six d'entre eux se sont même révoltés
à la prison du comté de Lancaster, en Pennsylvanie, parce qu'on avait
suspendu les expériences qui les aidaient à payer leurs amendes et leurs
frais d'avocats 20! Mais précisément sont-ils libres? Qu'est-ce que le
« consentement » d'un prisonnier? Le projet de Code éthique sur

entre autres tâches de tous les problèmes relatifs à l'expérience sur embryons. Elle
vient de déposer ses conclusions et lève du même coup le moratoire imposé depuis
juillet 1974 (cf. Fetal research : Ethics Commission votes to end the moratorium, dans
Science, 188 (4190) : 811-813 (1975). Le rapport de la commission, ses
recommandations et le dossier de la recherche biologique sur embryons sont largement discutés
dans Hastings Center Report, 5 (3) : 11-46 (1975); on retiendra en particulier l'article
de R. A. McCormick (professeur d'éthique chrétienne au Centre bioéthique du
Kennedy Institute à Georgetown University) : Fetal research, morality and public policy,
ibid. : 26-31.
20 New York Times, 15 avril 1973.
426 É. BONÉ

l'expérimentation humaine de Y Association Mondiale Médicale (1961)


- et son adoption amendée par la Déclaration d'Helsinki (1964) 21 -
exigent que le sujet d'expérience soit dans un état mental, physique et
légal garantissant un consentement vrai.

3. Les minorités sans défense


Un exemple célèbre d'exploitation des minorités au bénéfice de
l'expérimentation médicale, est l'affaire Tuskegee, révélée en juillet 1972.
Il s'agit de deux cents Noirs américains de l'État d'Alabama, atteints
vers 1935 de syphilis acquise. Ils sont à cette époque, et pendant tout
le reste de leur vie, laissés à titre expérimental sans soins spécifiques de
cette maladie. Ils ignorent bien entendu l'expérience à laquelle ils sont
soumis. Non traités pour la syphilis, ils sont par contre nourris
gratuitement et soignés aux frais de l'État d'Alabama pour toutes les autres
maladies contractées. Aussi bien l'expérience ne paraît pas avoir été
particulièrement meurtrière : sept (sur deux cent) sont morts de leur
syphilis; les autres sont morts dans d'autres circonstances, peut-être
même de leur belle mort; soixante-quatorze survivaient en 1972, après
30 ou 40 ans d'aventure syphilitique, à l'âge de plus ou moins 70 ans,
c'est-à-dire à un âge nettement supérieur aux plus âgés de la majorité
de leurs frères de race, habituellement déshérités et sous-alimentés. Peut-
être finalement ont-ils été avantagés par rapport à ces derniers, malades
ou non, mais victimes du paupérisme et de la sous-alimentation : « les
veinards » nous explique-t-on ...
Le problème n'est pas là; il est dans la validité, la justification, le
sens, pour ne pas dire simplement : la moralité de l'expérience pratiquée
sur deux cents hommes par le corps médical, et par la société qui
l'engendre et le cautionne dans le monde dit libre d'aujourd'hui. Plus
crûment encore, c'est le problème de l'utilité de pareille expérimentation
alors qu'on possédait dès 1964, à la demande de l'O.M.S., le rapport
de Niels Denbolt, d'Oslo, sur l'observation de plusieurs centaines de
syphilitiques non traités et dépistés par hasard dans la région de Boeck-
Brunsgeard, en Laponie.

IV. - La manipulation du comportement

Les malades mentaux, délinquants sexuels, schizophrènes, angoissés,


épileptiques, alcooliques et drogués eux-mêmes peuvent désormais, et

21 Brit. Med. Journ., (2) : 177 (1964).


THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 427

jusqu'à un certain point, être aidés par une série de techniques de


manipulation du comportement, à tout prendre souvent moins brutales
et certainement plus efficaces que les innombrables trépanations de la
pré-histoire, lesquelles visaient à pratiquer, sans anesthésie, un orifice
dans la boîte crânienne, pour permettre aux esprits mauvais de sortir ...!
Les techniques développées dans les quarante dernières années relèvent
essentiellement de la neurochirurgie, de la chimiothérapie, du choc ou
de la stimulation par implantation d'électrodes, ainsi que de la pratique
du conditionnement et de la thérapie d'aversion.

La neurochirurgie d'abord, dont le principe de base est la modification


d'un comportement anormal en provoquant une lésion limitée dans une
région précise du cerveau. On a fait bien du chemin depuis les
lobotomies initiales, suggérées par Egas Moniz dès 1935, qui sectionnaient
dans la substance blanche les faisceaux d'association avec des centres
affectifs di-encéphaliques. L'engouement du début a fait place à une
réserve et des réticences caractérisées. Plus récemment pourtant, un
large éventail d'interventions nouvelles a été développé, plus diversifiées,
mieux étudiées et praticables sur les enfants hyperactifs (par
électrocoagulation de certaines zones de l'hypothalamus), sur les épileptiques
(par destruction d'une amygdale cérébrale), sur les angoissés, les
alcooliques, les drogués, les violents et les obsédés sexuels.
La méthode électrique est connue depuis longtemps et pratiquée à
l'occasion des chocs. Aujourd'hui elle est elle aussi mieux diversifiée :
des électrodes sont implantées par exemple sur les centres du plaisir et
de la douleur, provoquant ainsi par simple stimulation électrique des
réactions émotionnelles utilisables à des fins thérapeutiques (par exemple
sur les fumeurs de marijuana ou les déviants sexuels). Delgado, avec
son stimoceiver, développe ce que l'on a appelé une « expérimentation
sauvage », notamment des crises de rage, des anomalies de l'électro-
encéphalogramme, des sensations de peur et d'évanouissement, qu'il
justifie du fait que ces données sont essentielles à l'orientation de la
chirurgie thérapeutique 22.
La chimiothérapie, exploitée surtout depuis les années cinquante, a
pris une extension considérable et connaît aussi bien un très réel succès
dans le traitement des maladies mentales, encore que les expériences
psychopharmacologiques ne soient pas sans danger ni sans problème.
22 J. M. R. Delgado, Psychotechnology : electric control of mind and behavior.
Holt, Rinehart and Winston, New York, 1973.
428 É. BONÉ

On songe aux vertus soi-disant castratrices de l'acétate de cyprotérone,


administré aux délinquants sexuels, ou à l'usage systématique des
neuroleptiques par exemple. Ils entameraient la vie sexuelle normale, réduisent
certainement la motricité, entraînent l'hypotension et comportent un
risque toxicomanogène non négligeable.
Les techniques du Behavioral Engineering enfin, ou de modelage du
comportement, les thérapeutiques d'aversion, etc., développées dans la
foulée de Skinner, consistent à associer un événement pénible ou
douloureux au comportement déviant que l'on désire faire disparaître.
On déconditionne par exemple un homosexuel mâle en lui administrant
un choc électrique lorsqu'on lui présente des photos de nus masculins;
ou un alcoolique en associant à la boisson un médicament nauséeux,
etc. Il y a sans doute des cas banals (utilisés aussi bien depuis toujours
et dès le berceau : l'enfant dont on enduit le pouce de quelque sirop
désagréable!); mais le développement actuel de ces techniques est assez
profond et sauvage pour soulever des problèmes éthiques qui ne laissent
pas d'inquiéter Y American Psychological Association, soucieuse de
proposer un code définissant les principes auxquels devraient se plier
les thérapeutiques et les expériences, pour respecter les droits essentiels
de l'homme. Car on va parfois très loin dans les unes et les autres. Un
exemple suffira : tel type d'étude développé par le prof. Zimbardo, de
l'Université de Californie, à Palo Alto, vise à mieux connaître combien
l'homme est sensible aux étiquettes sociales et à la prise de rôle. Pour
ce faire, on fait arrêter par la police dix étudiants, sans leur dire bien
entendu qu'ils sont seulement l'objet d'une expérience. On les confie à
onze « gardiens », eux-mêmes des étudiants « dans le coup », mais
également sujets d'expérience. Arrosage à la lance d'incendie, brimades
de toute sorte, nettoyage obligé des W.C. aux mains nues, corrections
physiques, sarcasmes ... Après quatre ou cinq jours, on doit relâcher
quatre des dix « prisonniers », dans un état dépressif grave (troubles
mentaux, crises de larmes, etc.). En attendant, il est vrai, on a pu
observer prisonniers et gardiens, et préciser leurs réactions dans les
rôles respectifs qu'ils ont joués.
La fringale d'expérimentation non contrôlée n'est pas une menace
illusoire, dès lors qu'on peut entendre dans un très scientifique congrès
de Y American Psychological Association, Kenneth J. Gergen, psychologue
patenté, déclarer qu'il est aberrant de vouloir établir des règles
professionnelles au sujet de la tromperie, de la contrainte ou de l'obtention
du consentement des sujets d'expérience, et que l'instauration de
THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 429

principes éthiques serait certainement très néfaste au progrès des


connaissances 23. On doit certainement craindre une utilisation abusive
de techniques hasardeusement ambiguës : Geoffrey Knight, en Grande-
Bretagne, implante depuis quinze ans de l'yttrium radioactif dans le
cerveau de 300 patients dépressifs, et le traitement rencontre un certain
succès; mais le praticien reconnaît qu'il ignore le mécanisme de l'action
entreprise. Une enquête effectuée aux États-Unis par un groupe de
recherche sur l'expérimentation humaine thérapeutique a révélé qu'une
minorité de scientifiques jugeait superflue l'obtention du consentement
libre des sujets : elle ne pensait pas davantage qu'il fût indispensable
de tenir compte du rapport risque/avantage avant d'entreprendre un
traitement expérimental 24.
Un danger réel réside aussi dans l'idée que le scientifique ou le
chercheur se font du rapport entre l'intérêt collectif et l'intérêt
individuel, et donc d'une utilisation politique éventuelle de leur découverte.
Des auteurs (tel Frank Ervin, co-auteur de Violence and the Brain)
proposent l'application d'un système d'alarme précoce, permettant de
déceler les individus susceptibles de dépasser un niveau acceptable de
violence. Devraient être soumis à ce dépistage systématique, ceux qui
participent à des manifestations politiques violentes, en particulier au
cours d'émeutes raciales. Le Dr. Vernon Mark pense qu'il y a là,
moyennant l'utilisation de la psychochirurgie subséquente, un instrument
particulièrement efficace pour prévenir les désordres sociaux! Avec son
équipe de Boston, il a d'ailleurs obtenu de l'administration Nixon des
crédits substantiels pour mettre au point des méthodes de dépistage des
« candidats » aux opérations psychochirurgicales de cet ordre ...

V. - La préoccupation éthique

On vient d'évoquer succinctement quelques secteurs particulièrement


mouvants de la recherche biomédicale, propres à retenir la réflexion
bioéthique. Mais la liste des problèmes brûlants interpellant la
conscience humaine et chrétienne est infiniment plus riche; elle s'allonge
chaque jour. Car les techniques se perfectionnent, et leurs progrès
mêmes leur font jeter des ponts - insoupçonnés hier - entre des
disciplines demeurées jusqu'à présent étrangères l'une à l'autre : ces
28 Amer. Psychol., 28 : 907 (1973).
24 The Challenge of Life. Biomédical progress and human values. Roche Anniv.
Symposion, 1971. Basel, Birkhàuser, 1972.
430 É. BONÉ

possibilités nouvelles font découvrir de nouveaux horizons, mais suscitent


des interrogations approfondies qui aggravent encore notre perplexité.
Commencement de la vie et interruption de la grossesse; diagnostic
prénatal et anomalies congénitales plus adéquatement détectées;
ovulation et inovulation contrôlée; insémination artificielle, fécondation in
vitro, banques de sperme et d'ovules (trois de ces banques fonctionnent
déjà en France); parthénogenèse expérimentale, reproduction asexuée
par clonage; choix du sexe de la descendance; manipulation de la
molécule d'ADN, de manière à perturber ou corriger les processus
spontanés d'hérédité; amélioration de l'intelligence de l'enfant par
intervention avant la naissance; création de chimères partiellement
humaines; procédures diverses d'eugénisme; transplantation d'organes
et de greffes; pharmacodynamie et manipulation du comportement,
psychochirurgie; expérimentation sur l'homme, non consentant, y
compris dès la période fœtale; euthanasie et droit à la mort; problème
du contrôle de la surpopulation par contraception, avortement,
stérilisation, éventuellement contraignante et légale; utilisation de l'électronique
et manière dont elle peut affecter les droits de la personne, au niveau
de la gestion hospitalière et des exigences de la politique d'assurance;
« surmédication » au bénéfice d'une survie souvent artificielle et d'une
technologie hypertrophiée, débouchant sur la sociatrisation stigmatisée
par Illich : plusieurs de ces questions ou de ces perspectives se sont
encore à peine profilées à l'horizon de nos sociétés, ou n'ont d'impact
que dans un nombre limité de pays. La variété des circonstances
socioculturelles, des attitudes religieuses, des conditions économiques ou
démographiques, ne permet pas toujours de dégager des orientations
suffisamment constantes ou universelles. Aussi bien serait-il injuste de
ne point reconnaître la très réelle mobilisation de la pensée éthique,
depuis quelques années, parmi les instances les plus diverses, autour
de ces problèmes cruciaux pour l'avenir de l'humanité. Le problème de
la protection de la personne humaine et de son intégrité physique,
psychique et intellectuelle, face aux progrès de la biologie, de la
biochimie et de la médecine, préoccupe de fait les institutions et les
responsables individuels aux plans biologique, psychologique, juridique
et moral 25; tandis que l'information plus généreuse poursuivie par la

25 Citons, entre autres réunions, le Symposion organisé par Y International Center


for advanced Study in the Health Sciences et VInstitute of Society, Ethics and the
Life Sciences, autour du thème Ethical Issues in Human Genetics (Oct. 1971); la
THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 431

grande presse, doit très certainement déterminer dans des couches


élargies de la population, une attitude plus adulte et plus critique à
l'endroit de techniques chaque jour plus raffinées dont elles se trouvent
être les bénéficiaires.
Au demeurant, la question n'est pas de prétendre à chaque coup
émettre un jugement de moralité catégorique à propos de la dernière
technique mise au point, du dernier gadget disponible ou du plus récent
antibiotique jeté sur le marché. « Chaque fois qu'une science se développe
suffisamment pour faire naître une technologie nouvelle, elle apporte à
la société aussi bien des chances à saisir que des périls à éviter. La
question pour notre société n'est pas de savoir si cette technologie
apparaîtra ou non. Une fois les principes scientifiques établis, leur
application vient presqu'à coup sûr. La question paraît être plutôt :
avons-nous l'intention de faire usage de cette technologie? De quelle
manière? Quelle est notre marge d'action? » 26.
On voudrait dire d'abord que les attitudes attentistes, les moratoires,
les « mises au frigo » de la recherche, qui en tant d'occasions depuis
vingt ans ont trouvé des avocats et des défenseurs, ne sont qu'utopie
ou, pis encore, dangereuse tentation. Des physiciens y ont succombé
après la bombe atomique, un Max Born par exemple; des biologistes
seraient disposés à faire de même aujourd'hui. Ce n'est ni réaliste, ni
digne de l'homme. Irréaliste, car on n'arrête pas la vérité, pas plus
qu'on empêche la lumière de se propager : aucune ténèbre, si opaque
soit-elle, ne peut lui faire écran. Et l'esprit humain est ainsi fait qu'il
est curieux, sensible à toute lumière, impatient aussi de connaissance

Table ronde organisée par le Conseil des Organisations Internationales des Sciences
Médicales de l'UNESCO (Sept. 1972) sur les Récents Progrès de la Biologie et de la
Médecine et leur Portée Sociale et Éthique; la réunion de la section Église et Société
du Conseil Œcuménique des Églises, à propos de Génétique et qualité de la vie (Juin
1973); le colloque réuni par le Secrétariat International des Questions Scientifiques
de Pax Romana (S.I.Q.S.) en mars 1974, à Rome, sur le Pouvoir de VHomme sur la
Vie (C.R. dans le Bull. Union Cathol Scient. Franc., n° 134 : 25-35 et n° 135 : 1-8,
1974); le colloque mondial organisé par les Universités de Paris sur Biologie et Devenir
de VHomme : nouveaux pouvoirs de la science - nouveaux devoirs de l'homme
(sept. 1974).
Les Nations Unies, de leur côté, au niveau de l'ECOSOC et de la Commission des
Droits de VHomme, se sont préoccupées des incidences des progrès de la médecine
et de la biologie sur les droits de l'homme, en particulier son droit à la santé (cf.
N.U. ECOSOC, GE 75-2579, E/CN.4/1173, du 18 février 1975).
26 Salvador E. Luria, La biologie moderne : un pouvoir terrifiant, dans Dialogue,
4 (4) : 98-105 (1973).
432 É. BONÉ

et de transformation. C'est là une seconde raison de refuser toute


politique de démission et de s'opposer (sauf circonstances
exceptionnel es et tout provisoirement) au paresseux confort des moratoires
technologiques ou scientifiques. L'homme est transformateur du monde :
« animal dénaturé » 27, il est de sa nature d'aménager la nature, de
l'infléchir, de la maîtriser. Jean Daniélou écrit quelque part qu'il n'y
a rien de plus biblique que la technique. Sans doute en soi la technologie
n'est ni bonne ni mauvaise : elle est un moyen, un des divers instruments,
et combien performant, par lesquels l'humanité poursuit son achèvement
et son accomplissement. La nature elle-même est partie intégrante de ce
processus de croissance. Il n'y a pas de raison de considérer cette nature
- la nature biologique de l'homme en particulier - comme une essence
donnée de toute éternité, stabilisée, achevée. Sur le plan rigoureusement
profane comme dans une perspective chrétienne, la vraie identité
humaine ne se situe pas dans le passé, mais dans l'avenir - dans un
avenir technologique ou eschatologique selon la perspective adoptée :
et l'une et l'autre doivent sans doute s'articuler en étroite
complémentarité, \tfuturum (ce que l'on construit) et Yadventus (ce qui vient) étant
plus normativement éclairants que le donné originel 28.
Si l'homme est inachevé et en devenir, il l'est au double niveau de sa
connaissance et de sa praxis. Il ne se connaît qu'incomplètement; faire
référence à la nature de l'homme, y découvrir une normativité de
comportement, c'est reconnaître ce double inachèvement : celui d'une
nature dont nous n'avons pas fait le tour, et que nous mesurons donc
très imparfaitement, même dans son état actuel; celui d'une nature en
constant devenir aussi, dont nous avons la responsabilité de garantir
la croissance. Inachevé, l'homme doit devenir l'objet de sa propre
technologie. Depuis qu'il est apparu sur la planète, la nature et sa
propre nature-même sont devenues technonature. Délicate et exaltante
dialectique que les anglo-saxons expriment très joliment dans l'opposition
entre Man-the-made et Man-the-Maker. Pourtant, dire que l'homme
est légitimement objet de sa propre technologie, ne constitue encore
qu'un jugement abstrait et « vide »; on affirme sans doute un droit, on
n'éclaire pas encore sur l'orientation, les conditions ou les limites de
ce projet technologique. Or nous éprouvons avec acuité l'urgence d'une
norme : à une époque de développement et de progrès aussi rapide en
particulier, la technologie ne peut, sans dommage ou risque, poursuivre
27 On fait écho au roman de Vercors, Les animaux dénaturés, Paris, Stock.
28 Pour utiliser les catégories de Moltmann et de Metz.
THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 433

une escalade aveugle et sauvage. On l'a souligné à diverses reprises :


dans l'horizon de l'homme, la science et la technologie sont à défendre
comme des éléments de survie. Il ne saurait être question d'un
quelconque retour en arrière. Il ne s'agit pas de revenir à l'âge de la pierre.
Le problème qui se pose à la technologie biomédicale est analogue à
celui qui se pose à la croissance en général : non pas arrêter, mais
repenser, maîtriser; non pas même ralentir, mais « humaniser ». Car
- et c'est le volet complémentaire - « dans l'horizon de la science, de
la technologie, du développement économique, l'homme intégral est à
ménager comme une condition d'existence ». Depuis quelques années,
en divers domaines, nous avons pris conscience qu'il existe des limites :
limites humaines, limites de ressources naturelles, limites budgétaires,
limites de bonheur ... La question est de savoir où nous entendons les
placer, en fonction de quelle conception raisonnable et juste de la
société et de l'homme à défendre et à promouvoir 29. Comment
découvrir et formuler, à partir d'une nature par hypothèse inachevée, les
orientations et les limites d'un agir propres à garantir une intégralité
partiellement non encore reconnue et certainement non encore réalisée?
Comment les formuler valablement et de façon réaliste dans la société
pluraliste où nous sommes? Car le pluralisme réduit évidemment le
dénominateur commun des décisions éthiques concrètement disponibles,
dès qu'on dépasse le niveau strictement individuel.

Imposant travail qui appelle la collaboration de collègues théologiens :


nous la croyons déjà engagée. L'intention ici serait de suggérer quelques
éléments susceptibles d'être intégrés dans la réflexion attendue.
1. Et d'abord le vœu que, individuellement et en société - société
chrétienne et société humaine - nous acceptions de nous attaquer au
problème. Nous ne sommes pas complètement sortis du positivisme
scientifique et du scientisme du XIXe siècle; nos universités catholiques
elles-mêmes et nos centres chrétiens de recherche n'y ont pas échappé.
Or il est de plus en plus évident que la responsabilité sociale du chercheur
ne peut plus être éludée.
2. Les problèmes auxquels nous sommes ainsi confrontés sont de
nature particulière : Weinberg 30 les qualifie de « transscientifiques »,

29 Cf. J. M. Domenach, // ne s'agit pas de revenir à l'âge de la pierre (Le Monde,


13 juin 1975).
30 A. M. Weinberg, Science and Trans-science. Civilization & Science. In Conflict
or Collaboration? Ciba Foundation, Symposion 1 (n.s.), Amsterdam, Associated
Scientific Publishers, 1973.
434 É. BONÉ

c'est-à-dire qu'ils sont situés à l'interface de contact entre la science


et la technologie d'une part, la société et sa structure, de l'autre. Sans
doute s'adressent-ils aux diverses disciplines scientifiques, mais à elles
seules ces disciplines ne peuvent les résoudre. Ils « transcendent » la
science et exigent non seulement une approche pluridisciplinaire, en soi
déjà délicate et onéreuse, mais encore une réhiérarchisation des valeurs
acceptées. Avec Salvador Luria 31 on pourrait dire que loin de sous-
estimer la science et de la craindre, l'humanité contemporaine a besoin
de toujours plus de science, mais d'une science particulière, celle de
savoir vivre en humanité. Il est d'ailleurs remarquable que des
scientifiques éminents et créatifs, toujours plus nombreux, quittent aujourd'hui
le champ de leur recherche originelle, pour s'attaquer aux problèmes
des valeurs humaines impliquées ou appelées par elle 32. Si le progrès
matériel ne nous rend pas meilleurs, il nous contraint - bientôt peut-être
sous peine de mort - à le devenir. Pour la première fois dans l'histoire,
l'avenir - même matériel - de l'humanité est lié à l'amélioration de
l'homme intérieur 33.
3. Il est sans doute indispensable aussi, - et il faut oser le dire et le
répéter, - de reconnaître que la technologie, si précieuse soit-elle, ne
peut garantir en aucun cas la transcendance de notre condition humaine
ni l'intégralité du bonheur humain. Il est urgent de dompter l'imagination
technologique incontrôlée; il faut désescalader, et substituer aux requêtes
émotionnelles et naïves adressées à la technologie un sens de la radicale
finitude de notre effort, voire un sentiment de culpabilité vis-à-vis de
prétentions outrancières. Il ne s'agit pas de bouder la technique, mais

81 Nature (London), 225 : 301 (1970).


82 Ce fut le thème général de la réunion annuelle de Y Institut de Synthèse de la
Gôrres Gesellschaft, en sept. 1974, à Feldafing : Ethik und Verantwortung der Wissen-
schaft, dont les actes sont actuellement sous presse aux Éditions Alber Verlag,
Fribourg-en-Br. Notre communication personnelle lors de ce colloque a été publiée
en traduction française sous le titre Le scientifique chrétien et les questions d'aujourd'hui,
dans Nouv. Rev. Théol., 97 (3) : 208-228 (1975).
33 « Tout va mal, écrit un journaliste américain. La combinaison de tous les
indices suggère une plongée dans les ténèbres qui s'achève en catastrophe. En
politique, c'est la paralysie; en diplomatie, l'impasse; en technologie, la débâcle; en
économie, l'effondrement ». Sans vouloir jouer aux Cassandre ou multiplier les
apocalypses à bon marché, il serait pourtant naïf de prétendre éluder le problème
d'un commode haussement d'épaules. Responsables des Églises et maîtres de la
politique se découvrent unanimes en ce point : cf. par exemple les ouvrages
d'A. Bieler, Le développement fou. Genève, Labor & Fides, 1973; et de J.-C. Derian
& A. Staropoli, La technologie incontrôlée! Paris, P.U.F. (Sup.), 1975.
THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 435

de développer un certain goût de la sobriété, de la réserve, une « ascèse »


si l'on veut, au parfum très évangélique, avec une pointe de saine
indifférence, voire de libre mépris à l'endroit des promesses ou des
séductions de la vanité. On songe en particulier aux efforts un peu
ridicules sinon cruels consentis pour aboutir à certaines survies
artificielles, au bénéfice de « parodies d'êtres humains ». Il est indispensable
de nous persuader que l'existence d'un pouvoir technique n'entraîne
pas, de soi, la justification de son exercice.
4. Nous avons aussi à revoir un certain nombre de schèmes culturels.
Au plan qui retient ici, celui du biologico-médical, nous sommes entrés
dans une phase d'évolution et de contrôle qui permet désormais d'être
plus attentifs à la qualité de la vie qu'à la vie tout court. Avec la vie
biologique, on n'a pas épuisé la totalité de l'être humain; il s'en faut
de beaucoup, et même de l'essentiel! Nombre de discussions et
d'oppositions actuelles naissent peut-être d'une ambiguïté fondamentale à ce
propos. Les schèmes culturels sont toujours relatifs à une société et à
une civilisation particulières; leur absolu tisation tourne tôt ou tard à
l'impasse. Oserions-nous dire que le soi-disant « caractère sacré » de la
vie nous paraît constituer un dangereux mirage? La vie n'est pas sacrée :
elle est une réalité physique, éventuellement psychique, affective,
spirituelle, plus ou moins attachante, voire infiniment précieuse. Mais dire
sans plus : la vie est sacrée, n'a sans doute pas beaucoup de sens. Avec
le Pasteur Dumas 34, on dirait plutôt en chrétien : la vie n'est pas sacrée,
elle est à sanctifier.
Qualité humaine de vie implique bien autre chose que du pur
biologique. Dès lors que l'humanité a conquis un certain pouvoir sur la
mort et la souffrance, le handicap génétique et le vieillissement lui-même
cessent d'être simplement les compagnons obligés, naturels et familiers
de l'existence. Ils deviennent des ennemis - et de moins en moins
réconciliables, au rythme même de la croissance de notre maîtrise. Il
faut dès lors tout mettre en œuvre pour les éliminer . . . C'est précisément
ce tout qui fait pénétrer dans l'ère de la biologisation, de la
surmédicalisation, jusqu'à en refuser de se conduire en être humain. Ne
faut-il pas au contraire inverser le mouvement : réapprendre à vivre
avec ses limites, accepter de vieillir, laisser mourir ou plutôt aider à
mourir, le moment venu - ceci pour vivre humainement la mort elle-
même?

84 Bull. U.C.S.F., loc. cit.


436 É. BONÉ

5. Sans doute y a-t-il lieu de développer une préoccupation morale


moins individuelle, davantage responsable des implications totales au
niveau de la société entière. Il y a là une dimension encore trop souvent
absente, même aujourd'hui, de certaine perspective chrétienne
vigoureusement personnaliste sans doute, mais peut-être, très illogiquement
d'ailleurs, trop individualiste. Ainsi, par exemple, à propos des
problèmes d'expérimentation, de risques, d'avortement thérapeutique,
d'« euthanasie » passive, c'est la nuance qui sépare deux écoles de
pensée : celle de Ramsey 35 ou de May 36 d'une part, celle de Curran 37,
O'Donnell 38 et McCormick 39 de l'autre, dans le monde anglo-saxon.
Les perspectives très organiques de la solidarité humaine et du Corps
de l'Église auraient dans doute à être plus explicitement traduites et
exprimées dans le discours moral, au bénéfice d'une société à la trame
de plus en plus serrée et interdépendante.

José M. R. Delgado, professeur de neurophysiologie à l'École de


Médecine de l'Université de Yale et spécialiste de la stimulation
électrique du cerveau, écrivait récemment que la recherche expérimentale
transforme progressivement la question traditionnelle de la philosophie :
« Qu'est-ce que l'homme? ». Sans doute cette question est-elle un
reliquat de la conception aristotélicienne de l'âme. Plutôt que « qu'est-ce
que l'homme? », la question devrait être : « Quelle espèce d'homme
allons-nous construire? ». Nous laisserons au neurophysiologiste
l'interprétation philosophique de son interrogation; mais nous retiendrons du
moins la pertinence de sa préoccupation au niveau de la praxis. Car il
est vrai que progressivement, par notre chirurgie, notre génétique, notre
physiologie, par la manipulation du cerveau, par la pharmacodynamie,
par tout ce « bricolage » génial et audacieux développé dans nos
laboratoires, on parvient à en savoir suffisamment sur la manière dont l'homme
est construit, pour pouvoir en modifier la structure biopsychologique et
le reconstruire jusqu'à un certain point à sa guise. Le professeur Sinshei-
mer, de Caltech, parlant de la technologie génétique, écrit qu'elle devrait
avoir pour but de renforcer l'aptitude de chaque individu à comprendre
les complexités d'une société en interaction et à les affronter librement;

35 The Patient as Person. New-Haven, Yale Univ. Press, 1970.


36 Expérimentation on human subjects, dans Linacre Quarterly, 41 : 238-252, (1974)
37 C. E. Curran, Human Life, dans Chicago Studies, 13 : 293 (1974).
38 J. T. O'Donnell, Infor med consent, dans /. Amer. Med. Assoc, 227 : 73 (1974).
39 R. A. McCormick, loc. cit.
THÈMES ACTUELS DE BIOÉTHIQUE 437

d'élargir la marge interne d'humanité; de transcender les limites


conceptuelles. « Pour la future technologie génétique, poursuit-il, je propose
ces cinq maximes sur un modèle classique : n'éliminez pas tout hasard
et toute nouveauté, car cela conduit à l'extinction; ne créez pas de
sous-types distincts, car c'est le propre de la fourmi; n'éteignez pas
toute passion, car c'est le drame du bourdon; ne réduisez pas l'ordre
du cœur, car c'est le lot du robot; et n'effacez pas le moi, car c'est la
condition de l'esclave ...» 40.
L'horizon et la limite de l'homme sont en cause : la limite doit inspirer
et « normer » une réflexion creusée chaque jour davantage, à mesure
que recule l'horizon, sous la pression d'une technologie et d'une science
en constant approfondissement. Beaucoup de règles édictées jadis
partaient de circonstances factuelles plutôt qu'elles ne se référaient à
une situation de nécessité fondée sur l'essence de l'homme. Ces
circonstances sont largement bousculées aujourd'hui, du fait de la mutation
et de la révolution introduites par l'automanipulation nouvelle de
l'humain. L'homme est en marche vers un avenir qui ne lui appartient
pas en orgueilleuse autonomie mais qu'il a pourtant responsabilité de
construire. La référence morale ne saurait se découvrir dans un simple
savoir-faire ou savoir-vivre hérité du passé, qui est de toute manière
dé-passé; mais elle ne peut davantage se résoudre ni se fondre dans un
pouvoir technologique nouvellement acquis.

B - 1348 Louvain-la-Neuve, Edouard Boné,


Rue de la Houe, 1. Professeur à V Université de Louvain.

40 La technologie et la modification de l'homme, dans Impact - Science et Société,


XX (4) : 311-312(1970).

Vous aimerez peut-être aussi