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Simone Regazzoni
2015/2 n° 47 | pages 72 à 86
ISSN 0988-5226
ISBN 9782355261459
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pulsion de mort, au-delà de la pulsion de
pouvoir, au-delà de la cruauté et de la souve-
raineté, et un au-delà inconditionnel. Non pas
souverain mais inconditionnel. »
J. Derrida, États d’âme de la psychanalyse
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centre de toute procédure politique sans médiations ou filtres.
Or, Derrida n’a jamais souscrit, corrigé ou intégré la thèse
foucaldienne qui s’articule à partir d’une interprétation désé-
quilibrée et asymétrique de l’attribut de la souveraineté : le droit
de vie et de mort. Dans la déconstruction s’annonce une pensée
totalement différente de la souveraineté : car différente est la
reconstruction généalogique de l’idée de souveraineté ; diffé-
rente est l’idée même de souveraineté dans son lien à la vie et à
la mort ; différent, enfin, est l’objectif de la déconstruction qui
vise à tracer les coordonnés d’un espace im-possible au-delà du
principe et de la pulsion de pouvoir et qui, à partir de là, essaie
d’élaborer l’idée d’une force sans pouvoir.
Selon Foucault, l’essence de la souveraineté consisterait dans
le droit de faire mourir et de laisser vivre : voilà la signification la
plus précise du droit de vie et de mort. Et c’est bien à partir de
cette interprétation que Foucault pense le passage de la souve-
raineté à la biopolitique comme une sorte de rééquilibrage en
faveur de la vie. Le nouveau droit à l’époque de la biopolitque
serait celui de faire vivre et de laisser mourir (ou de rejeter dans
la mort). La déconstruction de la souveraineté opère à partir
d’une autre lecture du droit de vie et de mort en tant que préro-
gative de la souveraineté et cœur de l’organisme politique.
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À la fois puissante et fragile, historique et non naturelle (c’est pour-
quoi me vient ici cette image d’alliage technique), cette soudure de
l’ontologie à la théologie politique de la peine de mort, c’est aussi
ce qui a toujours tenu ensemble, attenants ou maintenus dans un
même tenant, le philosophique (le métaphysique ou l’onto-théo-
logique), le politique (du moins là où il est dominé par une pensée
de la polis ou de l’État souverain) et un certain concept du « propre
de l’homme » : le propre de l’homme consisterait à pouvoir « risquer
sa vie » dans le sacrifice, à s’élever au-dessus de la vie, à valoir, dans
sa dignité, plus et autre chose que la vie, à passer par la mort vers
une « vie » qui vaut plus que la vie. […] La peine de mort serait
donc bien, comme la mort elle-même, le « propre de l’homme »
au sens strict.
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à amplifier, en l’objectivant hors de l’homme naturel, le pouvoir du
vivant, de l’homme vivant qu’elle protège, qu’elle sert, mais comme
une machine morte, voire une machine de mort, une machine qui
n’est que le masque du vivant, comme une machine de mort pour
servir le vivant.
1. J. Derrida, Voyous. Deux essais sur la raison, Paris, Galilée, 2003, p. 22.
2. J. Derrida, Séminaire. La bête et le souverain.Volume I (2001-2002), Paris, Galilée,
2008, p. 53.
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onto-théologique de l’Occident, et dont la nature théologique
demeure même là où la souveraineté devient pouvoir d’autodé-
termination du peuple :
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Or, quand Derrida parle de la souveraineté comme d’un
principe-fantasme ou d’un fantasme de toute-puissance, il ne
renvoie pas aux revenants ou aux spectres évoqués dans Spectres
de Marx. Le terme fantasme évoque la dimension d’imagination,
de simulacre, d’illusion extrêmement puissante (« illusion autar-
chique du sujet souverain » écrivait Derrida dans La Dissémination)
o como
ou de « fiction onto-théologique » de la souveraineté. Autrement operación
dit : la souveraineté n’existe pas – sinon comme fiction ou metafísíca
fantasme théologico-politique et phallocentrique.
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mouvement même de sa propre auto-position comme auto-
appropriation de soi.
Le pouvoir souverain s’élève et s’érige, se gonfle de toute
sa puissance vitale-mortelle à partir de ce détachement de soi,
de cette césure ou castration : il s’érige pour se défendre et se
protéger de cette césure qui est à la fois ressource et menace
de sa propre érection – menace de castration et de mort. La
castration, comme la mort, est en jeu depuis l’origine comme
jeu et césure dans la possibilité ou dans la puissance du présent
et du présent vivant :
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ment circulaire d’auto-constitution et auto-détermination de pero cómo es
soi, dont les langues indo-européennes portent trace dans les esto en la
termes désignant à la fois l’identité et le pouvoir. C’est dans teogonía ?
ce mouvement circulaire d’auto-détermination de soi, dans
cette prise de possession de soi-même, que s’érige le fantasme
de la puissance souveraine. Au-delà donc de la souveraineté
comme principe de pouvoir, Derrida nous indique une pulsion
de pouvoir ou de souveraineté qui est aussi une pulsion d’ipséité.
Voici le cœur de la question pour Derrida :
[...] qui est aussi, rien de moins, celle de l’ipséité même, du même
du soi-même (meisme, de metipsissimus, meisme), ipséité qui comporte
en soi, comme l’étymologie le confirmerait aussi, la position de
pouvoir androcentrée du maître de céans, la maîtrise souveraine
du seigneur, du père ou de l’époux, la puissance du même, de l’ipse
comme soi-même.
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une formule paradoxale, ou mieux impossible, inconditionnalité
sans souveraineté. L’au-delà du principe de pouvoir et, plus radi-
calement, l’au-delà de la pulsion de pouvoir comme pulsion de
souveraineté et d’ipséitè se donne à partir de la déconstruction
de la pulsion de souveraineté par l’exigence d’inconditionnalité.
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l’inconditionnalité même de la souveraineté comme arché qui
s’auto-détermine absolument par soi-même. La souveraineté
présuppose par définition l’inconditionnalité et elle est condi-
tionnable seulement à partir d’un choix libre et inconditionnel
des limites qui peuvent la conditionner.
Comment peut-on dissocier, donc, deux concepts insépa-
rables ? Comment déconstruire, donc, la souveraineté ?
La déconstruction de la souveraineté au nom de l’incon-
ditionnalité prend la forme d’une radicalisation hyperbolique,
bataille et paradoxale, de la souveraineté. La figure et la logique de
l’hyperbole sont évoquées par Derrida dans un passage de
L’Université sans condition. L’université serait, exemplairement,
le lieu de la déconstruction de la souveraineté et l’institution qui
donne corps à l’inconditionnalité sans souveraineté. D’un côté,
l’université est le lieu où la déconstruction de la souveraineté
agit comme radicalisation de ce qui est en cours dans le monde.
De l’autre, l’université est aussi le lieu où l’inconditionnalité
hyperbolique et impossible, l’inconditionnalité sans la souve-
raineté, prend corps :
1. Ibid., p. 197.
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pur d’inconditionnalité, dans la plus pure abstraction de toute
condition, perd toute défense et se transforme en faiblesse et
vulnérabilité absolues. L’inconditionnalité de la souveraineté
est en même temps, donc, indissociable de la souveraineté et
hyperbole déconstructive de la souveraineté comme reddition
sans condition, reddition inconditionnelle.
Tout se passe alors comme si le pouvoir absolu de la
souveraineté trouvait son accomplissement hyperbolique et
sa déconstruction dans la faiblesse ou dans la vulnérabilité.
Derrida ne cite pas les mots de Saint Paul (« la puissance s’ac-
complit dans la faiblesse [he gàr dýnamis en astheneia teleîtai] ») ;
mais il est évident que, à travers Kierkegaard et Benjamin, cette
formule hante le fond du texte derridien.
Le pouvoir absolu, absolument sans condition, absolument
et purement rendu à soi, devient reddition inconditionnelle,
im-pouvoir – voici le cœur du pouvoir que le pouvoir ne peut
pas se réapproprier : son im-pouvoir constituant comme force
déstructurante. La formule sans la condition en tant qu’attribut
de l’université dit précisément cette absence de pouvoir qui
expose l’université à tous les risques :
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Force faible
S’il est vrai que l’inconditionnalité sans pouvoir risque
toujours de se transformer en reddition inconditionnelle au
pouvoir, il n’en reste pas moins qu’elle porte en soi une force
sans pouvoir – force faible ou force de la faiblesse. Parce que
l’inconditionnalité est sans pouvoir, mais elle n’est pas sans force :
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force vulnérable pour laisser venir l’à-venir.
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Avec l’immunité absolue, qui est le phantasme de toute
communauté souveraine, plus rien n’arriverait – même pas la
vie, surtout pas la vie si, comme on sait, la reproduction de la
vie dans les mammifères, de la conception à l’accouchement,
a lieu dans un espace qui est interdit au système immunitaire.
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Si le pouvoir est le pouvoir de produire, d’inventer ou de
faire venir, en un mot le pouvoir du performatif souverain, la
force de la faiblesse est précisément la force de s’exposer au
risque de laisser venir l’autre, l’événement de l’autre comme le
réel impossible.