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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie.

© La Part de l'Œil, 1991

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La voix visible/

Jean-Louis Chrétien

Verrions-nous sans la voix? Prenant le monde en garde, et prenant en


lui garde à chaque être, notre regard ne peut être du jour et de la nuit le
fugitif reposoir que parce qu'avant toute apparition, ombreuse ou claire, il a
lui-même été sans retour livré, délivré, voué, dévoué à la possibilité de
l'apparaître. Il n'abrite que par cette extase et cette exposition, lesquelles
l'ont toujours déjà jeté hors de lui. Auraient-elles lieu si d'emblée un verbe,
à tout ce qui surgit et peut surgir, n'avait adressé et comme promis notre
regard? La beauté même qui soudain nous interdit, coupe le souffle et
suspend la voix, faut-il la dire purement visible, et soustraite à la parole par
l'acuité de son éclat, ou serrant notre gorge, ne signifie-t-elle pas vivement
sur notre voix une revendication plus impérieuse encore? Ce qui altère la
voix, y sera-t-il fait suffisamment réponse en ouvrant grand les yeux? Ce
qui altère la voix et qui la brise ne lui est-il pas intimement présent, pour
pouvoir ainsi aller jusqu'à sa source? Ce qui altère la voix est-il autre que la
voix, ou bien une autre voix? Un visible inaudible, ou bien une voix visible?
L'expression même de voix visible heurte aussi bien l'antique notion
de sensible propre, selon laquelle l'œil ne peut que voir et l'oreille
qu'entendre, chacun ayant par lui-même accès à une seule dimension de
l'étant, que des antithèses d'origine religieuse, et souvent de portée
apologétique, entre le visible et l'audible, reprises et renouvelées par des
pensées contemporaines. L'admirable titre de Paul Claudel, L'œil écoute, ne
forme-t-il qu'un vain paradoxe, ou énonce-t-il une propriété rigoureuse-
ment phénoménologique du regard humain? S'il est vrai que l'œil écoute, il
ne saurait s'agir seulement d'une possibilité exceptionnelle et extraordinaire,
transgressant l'espace d'un instant son office habituel. L'œil ne peut écouter
sans que cette écoute, quelles qu'en soient la modalité et l'intensité, ne se
produise perpétuellement. Et nous ne saurions interroger du regard ce qui
se présente si cette interrogation n'avait dans le regard lui-même, en tant que
tel, son fondement. D'un tableau, Claudel écrit que « la sonorité d'une
phrase non prononcée emplit toute la scène », avant d'ajouter: « Ce sont de
tristes tableaux, ceux auxquels il est impossible de prêter l'oreille »1. L'œil
cesse d'écouter, non quand il revient à l'exercice supposé normal d'une
vision sourde et muette, mais quand il ne trouve plus dans le visible rien qui

1. Paul Claudel, O euvres en prose, Paris, 1965, p. 242.

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l'appelle ni lui réponde, quand le visible n'a plus de voix. Où l'on ne peut
plus écouter, il n'y a plus rien à voir. Comment penser cette voix visible?
Fut-elle, dans l'histoire de la philosophie, expressément pensée?
Dans le dixième livre de ses Confessions, saint Augustin, s'adressant à
Dieu en quête duquel il chemine, se demande et lui demande ce qu'au juste il
aime quand il dit qu'il aime Dieu. Ce ne sont assurément pas les qualités
sensibles comme telles, et pourtant dans cet amour il y a bien « certaine
lumière et certaine voix, certain parfum et certain aliment et certaine
étreinte »2. Cette évocation d'un au-delà du sensible qui n'est pas un au-delà
de la sensorialité annonce tout autant ce que la théologie nommera les sens
spirituels que les méditations de Merleau-Ponty sur la dimensionnalité de la
chair. L'ouverture de nos sens au monde et à l'être selon telle direction de
sens excède le sensible lui-même et ne se ferme pas avec son dépassement.
Nos sens ne perdent pas leur sens quand nous nous tournons vers ce qui est
purement spirituel. Après cette évocation d'une lumière, d'une voix, d'un
parfum ... , saint Augustin conclut: « C'est cela que j'aime quand j'aime
mon Dieu » . Mais la question aussitôt rebondit: « Et qu'est-ce que cela? » ,.
le statut précis de cette sensorialité restant obscur.
Se tournant alors vers les éléments du monde, la terre, la mer, l'air,
saint Augustin les interroge un à un, et ils lui répondent qu'ils ne sont pas le
Dieu qu'il cherche 3 • Cette parole prêtée aux choses n'est-elle qu'une
prosopopée, ne relève-t-elle que de cette rhétorique antique où saint
Augustin était passé maître, ou bien a-t-elle une portée plus profonde? La
conclusion de cette page en montre la portée : « Ils se sont écriés d'une voix
puissante: « C'est lui-même qui nous a faits » . Mon interrogation c'était
mon attention, et leur réponse, leur beauté (Et exclamaverunt voce magna:
ipse fecit nos. Interrogatio mea intentio mea et responsio eorum species
eorum)4. L'identité de la beauté des choses et de leur voix revient dans les
pages suivantes (vocem suam, id est speciem suam)5.
Cette identité est rigoureuse. Species, la beauté, appartient propre-
ment à l'ordre du visible: le terme désigne d'abord l'acte même de la vision
comme aussi bien ce que la vision saisit d'une chose, son aspect, ce qu'elle
offre au regard. Si cette beauté est la voix même des choses, l'essence du vis-
à-vis par lequel la beauté nous saisit ne forme pas une contemplation
soustraite au verbe, mais un dialogue. La beauté visible devient proprement
visible quand elle nous parle et que nous l'interrogeons. Pour la voir en tant
que belle, il faut qu'elle nous dise quelque chose. Son charme n'est pas
séduction, fascination, captation paralysante par des formes qui luisent sans
mot dire, mais parole et chant. Le visible n'atteint tout son éclat qu'en
délivrant sa résonance. La splendeur même est vocale. Non seulement l'œil
écoute, mais il ne voit vraiment qu'en écoutant. Plus intime au regard que la
vision elle-même est son écoute. Il ne suffit pas d'ouvrir les yeux pour voir,
il faut que ces yeux interrogent, et se fassent les sourciers de ce verbe que
toute chose non seulement porte en elle, mais chante aussi à fleur de forme.
« Ce n'est pas qu'elles changent leur voix, c'est-à-dire leur beauté, si l'un se
contente de voir tandis qu'un autre en voyant interroge (videns interroget),
de sorte qu'elle apparaîtrait autrement au premier, autrement au second;
mais, apparaissant de la même manière à tous deux, elle est muette pour le

2. L.X., VI, 8, trad. Tréhorel et Bouissou, Paris, 1962, p. 155.


3. L.X, VI, 9.
4. Arnauld d'Andilly, dans sa belle langue, traduisait ou paraphrasait amsl: « Le
mouvement de mon cœur dans cette recherche a été la voix par laquelle je leur ai fait cette
demande, et leur beauté a été comme la langue muette par laquelle ils m'ont fait cette
réponse ». Mais il affaiblissait la pensée en transformant une identité en comparaison.
5. L.X, VI, 10.

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premier, elle parle pour le second » 6. La voix visible, c'est la beauté, mais
elle n'est visible qu'au regard qui écoute, et donc qui interroge. Le regard
qui dénude ne met jamais à nu qu'une voix, étant voix lui-même, dans
l'attente et dans le souvenir de ce qui l'excède.
La tradition platonicienne définissait la manifestation de la beauté
comme telle par sa puissance d'appeP, alors que saint Augustin définit ici la
beauté comme réponse. Y a-t-il en cela rupture ou contradiction? S'agit-il
de deux pensées opposées de la voix visible? Au XVIIme s., dans son Cours
de peinture par principes, Roger de Piles caractérise la beauté picturale par
l'appel, par un appel saisissant. « La véritable peinture est donc celle qui
nous appelle (pour ainsi dire) en nous surprenant ( ... ), nous ne pouvons
nous empêcher d'en approcher, comme si elle avait quelque chose à nous
dire »8 . Au cœur même de la libéralité et de la générosité de la beauté, et
fondant cette gratuité même, est une requête saisissante à laquelle nous ne
sommes pas maîtres de nous soustraire. Le surcroît du don se donne
impérieusement, et il n'aurait pas une telle gratuité s'il ne savait si vivement
nous héler. Mais cet appel ne fait qu'introduire au dialogue: « Le spectateur
surpris doit aller à elle (sc. la véritable peinture) comme pour entrer en
conversation avec les figures qu'elle représente »9 . Peu importe, dans
l'évocation de cette voix visible, qu'on commence par l'appel ou la réponse.
Car pour que notre regard puisse interroger les choses et en appeler à leur
manifestation comme à une réponse, il faut qu'elles l'aient d'une façon ou de
l'autre appelé et prévenu, qu'elles aient requis son interrogation comme leur
propre délivrance. A cet appel des choses par leur beauté, saint Augustin fait
par ailleurs droit, disant des êtres corporels dans la Cité de Dieu: « Quant à
leurs formes (formas) qui rendent belle (formosa) la structure de ce monde
visible, ils les présentent à nos sens pour nous les faire percevoir, comme
s'ils voulaient se faire connaître en compensation de la connaissance qu'ils
n'ont pas »10 .
Les choses mêmes nous appellent et nous invitent à les interroger.
Leur beauté appelle en répondant et répond en appelant. Etre en peine de
verbe, être en souffrance du verbe, c'est déjà être au verbe, devancé par lui
dans le mouvement même par lequel il est anticipé. L'imminence de la voix,
dans le silence exténué de porter tant de paroles à venir, est voix déjà, ou
voix encore. Pour que cette voix visible soit vraiment une voix qui nous
parle, pour que dialogue il y ait, il faut toutefois que ce vis-à-vis du regard et
des choses se brise, et se brisant renvoie au-delà de lui-même, il faut que le
souffle de cet échange lui vienne de l'invisible, et que rien des choses ni de
nous n'y suffise. Si à notre question la réponse des choses correspondait
pleinement, si la parousie de leur manifestation aboutissait à combler et à
satisfaire le vide de notre appel, ce dialogue n'aurait nul avenir, et le regard
se serait purement et simplement substitué au verbe, au lieu d'être depuis
toujours et pour toujours hanté par lui comme par ce qui seulement lui
donne à voir. Ainsi, lorsque dans la préface de la seconde édition de la
Critique de la raison pure, Kant écrit, à propos de la physique, que la raison

6. L.X., VI, 10, trad. citée.


7. Cf. notre essai, L'appel et la réponse, Philosophie, 25, 1990, p. 61-86, que ces pages
prolongent.
8. Ce livre a été récemment réédité par J. Thuillier, Paris, 1989, p. 8.
9. Ibidem, p. 9. Mais le vrai dialogue est-il avec ces figures? Epuisent-elles la puissance
d'appel d'un tableau?
10. La cité de Dieu, L.XI, XXVII, 2, trad. Combès, Paris, 1959, p. 119. Dans un tout
autre espace métaphysique, Schopenhauer écrira: « Il est curieux de voir avec quelle
insistance le monde végétal en particulier nous sollicite et pour ainsi dire nous contraint à le
contempler » , et citera ce même passage de saint Augustin, Le monde comme volonté et
comme représentation, L.III , § 39, trad . Burdeau, Paris, 1966, p. 259.

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« doit obliger la nature à répondre à ses questions » , et qu'elle est « comme


un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu'il
leur pose »11 , cette interrogation ne suppose pas une voix visible, ni que l'œil
écoute en étant appelé, surpris et saisi, mais que « la raison ne voit que ce
qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans » , ce qui est le contraire
d'écouter. La démarche expérimentale est soliloque plus que dialogue.
L'idée centrale n'est pas ici celle de question, mais celle de réponse forcée.
La réponse ne saurait d'aucune façon excéder notre question.
Il en va tout autrement lorsqu'il s'agit, comme avec saint Augustin, de
la beauté. La force de ce dialogue silencieux avec les éléments, dans les
Confessions, tient à ce que la beauté est conçue comme une réponse
défaillante. Le visible y manifeste l'excès sur lui de son origine. Que
répondent en effet les éléments, par la voix visible de leur beauté? Ils disent
non, non sum, non sumus deus tuus, je ne le suis pas, nous ne sommes pas
ton Dieu. Ils répondent par et dans leur défaillance à être l'origine et le
terme, ils répondent sans correspondance possible à notre désir, ils
répondent en nous dépossédant de toute possibilité de nous contenter d'eux
et de nous y arrêter. Toute voix dit son défaut, et donc ce qui l'excède. En
délivrant leur verbe à notre regard inquiet et mobile, les choses nous
délivrent aussi à ce qui leur donne voix. La voix visible n'est donc pas le titre
d'un monde tout de transparence et d'une parousie pure et totale de la
beauté. Ce qu'elle dit, de façon flagrante et qui saute aux yeux, c'est ce
qu'elle ne montre pas, ne saurait montrer sinon par l'allusion à ce qui sans
mesure la dépasse. Etre ainsi de tout notre regard à l'écoute, c'est écouter
plus, ailleurs et plus loin. Tout verbe visible transhume vers l'invisible qui
ne cesse de lui donner, de lui avoir donné voix. A l'inverse, mais sans
contrariété, de ce que nomme Francis Ponge dans Les façons du regard, « le-
regard-de-telle-sorte-qu'on-Ie-parle »12 , il y va d'une parole de telle sorte
qu'on la voie. Sans contrariété, car tourner notre regard vers le visible pour
l'interroger et l'écouter, c'est bien, comme le dit Ponge, reconnaître
«l'importance de chaque chose et la muette supplication, les muettes
instances qu'elles font qu'on les parle » . Un tel entrelacs, un tel enveloppe-
ment mutuel de la vision et de l'audition rend caduque l'antithèse courante
qu'on établit entre elles. Plutôt que de penser comment l'une s'oppose à
l'autre, il s'agit de penser comment l'une est incluse dans l'autre ainsi que
son surcroît le plus propre, comment nous ne voyons vraiment qu'en
écoutant et qu'en parlant - pour être à l'invisible que le visible nous tend et
nous promet - et comment nous ne parlons vraiment qu'en voyant et qu'en
nous montrant - offrant à la lumière l'irrémédiable prix de notre verbe au
lieu de nous payer de mots et de «connaissances aveugles », selon
l'expression de Leibniz.
Cet entrelacs de la vision et de l'audition, selon lequel chacune est
lourde de l'autre, du cœur d'elle-même, comme de son propre excès, est
nettement affirmé dans les traditions religieuses juives et chrétiennes. On ne
peut les opposer à l'hellénisme par la simple primauté de l'audition sur la
vision, à moins d'ajouter que pour elles l'œil écoute et la parole voit, ce qui
modifie le sens de chacune. Ainsi quand saint Thomas d'Aquin étudie la
place de la vision imaginaire, distincte d'une illumination purement
intellectuelle, dans la prophétie, il pose d'abord une primauté de l'audition.
Le prophète qui « entend des paroles exprimant une vérité intelligible» est
supérieur à celui qui « voit des choses signifiant une vérité» car les paroles
sont des signes plus expressifs et plus exprès que ce qui s'offre silencieuse-
ment au regard. L'opposition n'a toutefois rien d'absolu, car elle passe à

11. Trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, 1968, p. 17 (= B XIII).


12. Tome premier, Paris, 1965, p . 137.

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l'intérieur de signes sensibles offerts à l'imagination, elle distingue deux


formes d'affection et d'expression. Mais la vision, montre ensuite saint
Thomas, de celui qui nous parle et s'adresse à nous caractérise un degré plus
haut de prophétie que celui où l'on entend sans voir, car elle manifeste une
plus grande proximité à la cause même de cette révélation)}. Si les
étymologies, vraies ou fausses, font pour saint Thomas du prophète celui
qui voit au loin et de loin aussi bien que celui qui parle de loin et par
avance 1\ vision et audition s'impliquent l'une l'autre, sous la raison
commune d'un excès par rapport à nos possibilités naturelles, comme deux
modes d'une préconnaissance (praecognitio) supérieure à nos facultés. Le
sens saisi par la vision ou par l'audition imaginaires dépasse ce que nous
pouvons naturellement saisir. Ce que le prophète voit lui donne charge de
parole, dès l'instant où il voit, et même avant qu'il voie, car il ne voit que
pour répondre à une vocation de parole, et ce qu'il dit lui donne charge de
vision, car sa parole doit être à la mesure de la lumière, quelle qu'elle soit,
qui lui a été donnée pour qu'il en transmette le feu et la brûlure. Il reste qu'il
n'est pas directement question ici de voix visible.
Celle-ci figure dans la Bible à un lieu d'une importance sans égale, lors
de la révélation de Dieu sur le Sinaï. En Exode XX, 18, il est écrit que « tout
le peuple voyait les voix ». La Vulgate traduit littéralement: Cunctus autem
populus videbat voces, les Septante mettent un singulier à la place du pluriel
(tèn phonèn), mais bien des traductions modernes interprètent et transpo-
sent, faisant disparaître ces voix visibles. Ainsi Luther traduit : Und alles
Volck sahe den donner und blitz, suivi par Dhorme: « Or tout le peuple
voyait les tonnerres et les feux » et par la Bible de Jérusalem: « Tout le
peuple voyant ces coups de tonnerre, ces lueurs ». Dans le Guide des égarés,
Maïmonide minimisait la portée et le paradoxe de cette phrase, en
distinguant ces voix de celle de Dieu et en effaçant l'idée de vision.
« Partout, écrit-il, où l'on parle de plusieurs voix qu'on entendait, comme
par exemple « Et tout le peuple apercevait les voix », il ne s'agit que du
retentissement du cor, du tonnerre etc. »15. Mais Philon d'Alexandrie
entend cette parole à la lettre et dans toute sa force unique. Il tente dans
plusieurs de ses traités de penser cette voix visible. Il écrit dans le De
migratione Abrahami " « Si la voix des mortels s'adresse à l'ouïe, les oracles
nous révèlent que les paroles de Dieu sont, à l'instar de la lumière, des
choses vues . Il est dit: « Tout le peuple voyait la voix» au lieu de
« entendait » la voix »16. C'est ici le propre de la voix de Dieu que de
s'imposer à la vision de l'âme. Philon en fait ressortir le paradoxe : « La
nouveauté universelle qu'apporte la science de Moïse vient de réaliser ici une
originalité qui nous dépayse : la voix, dit-il, est visible (oratèn einai tèn
phonèn). Or la voix est en nous la seule chose peut-être qui ne soit pas
visible, hormis la pensée »17. Le De vita Mosis parle encore de cette voix
visible comme de ce qu'il y a de plus paradoxal, to paradoxotaton l8 • Et le De
decalogo se propose de rendre compte de cette visibilité singulière : « Alors,
du sein du feu qui s'épanchait du ciel, retentit une voix absolument
saisissante (kataplèktikôtatè), la flamme devenant le langage articulé familier
aux auditeurs( ... ). La voix humaine est audible, la voix de Dieu est
véritablement visible. Pourquoi? Parce que toutes les paroles que Dieu

13. Summa theologiae, lIa lIae, q.174, art. 3.


14. Summa theologiae, lIa lIae, q.171, art . l.
15. II, 33, trad. Munk, Paris, 1979, p. 360.
16. § 47, trad. Cazeaux, Paris, 1965, p. 123.
17. Ibidem, § 50, p. 125.
18. II, § 213 , éd. Arnaldez et alii, Paris, 1967, p. 287.

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prononce, sont non pas des mots, mais des actes dont les yeux connaissent
pl u tôt que les oreilles »19.
Que signifie cette apocalypse de la voix, où l'éclat de la lumière et du
feu parle, où le visible nous tutoie par une requête sans esquive? La vision
qui écoute n'a rien d'une puissance de maîtrise et de thématisation, ce
qu'elle voit la saisit bien plus qu'elle ne le saisit, l'embrasse bien plus qu'elle
ne l'embrasse. C'est le caractère effroyable et souverain du visible qui en fait
ici une parole. Là où le visible s'excède lui-même et excède notre vision, il
porte la parole. Cette voix n'est pas une voix mourante, ni que la distance
fasse s'affaiblir et se perdre. Philon la décrit « si puissante que les auditeurs
les plus éloignés crurent la percevoir aussi distinctement que ceux qui se
trouvaient le plus près ». Elle ne suppose pas en nous un organe récepteur
déjà disposé à la recevoir, son événement seul crée en nous les conditions de
sa réception. Le visible prend voix quand il n'est pas prévu. Cette voix, dit
Philon, « dans l'âme de chacun instaurait un autre sens de l'ouïe de
beaucoup supérieur à celui qui a les oreilles pour truchement »20. Que l'œil
écoute ainsi met tout notre être à l'épreuve du verbe. A l'autre extrémité de
la Bible, dans l'événement de la Pentecôte, où l'invisible par excellence se
manifeste en donnant la parole aux apôtres, une autre forme de voix visible
est présente. « Ils virent apparaître des langues comme de feu; elles se
partageaient, et il s'en posa une sur chacun d'eux » (Actes, II, 3). Le don
mystérieux de la parole se donne visiblement - et il n'en est pas moins
mystérieux.
Quoi qu'il en soit de ces événements surnaturels, le visible pourrait-il
se faire voix si la voix n'avait naturellement sa lumière? Philon ne se
contredit pas 'lorsqu'après avoir insisté, à propos de la révélation du Sinaï,
sur ce qui distingue la voix de Dieu, visible par son efficace et son actualité
même, de la voix humaine, audible seulement, il insiste par ailleurs sur la
puissance d'illumination de la voix en général. La voix devance les pensées et
seule les met au jour, à son jour propre. Elle « verse une lumière
resplendissante sur les pensées », car « les idées sont conservées dans
l'esprit, qui est un lieu invisible, jusqu'à ce que la voix les illumine comme
une lumière et les découvre toutes »21. Nos yeux verraient-ils la lumière et
les êtres paraître et disparaître en elle si notre gorge ne brûlait déjà de cette
lumière-là? Et dès lors qu'elle commence de résonner, ne brûle-t-elle pas
aussi le visible en son intimité même? Le visible qui nous parle excède notre
regard même, car s'adressant à nous il nous regarde aussi, et par là devient
tout autre qu'un thème ou qu'un objet. Lorsque Baudelaire, dans son
sonnet Correspondances, évoque les « confuses paroles» de la Nature, il
rend l'étrangeté de son adresse par ces vers :
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers
Nous sommes regardés comme avant de voir nous-mêmes, connus comme
depuis toujours avant que de nous-mêmes connaître. Et ce qui pour notre
discernement propre est d'abord « confus» a pourtant déjà sur nous droit
de regard, nous discerne et nous connaît selon une immémoriale complicité,
dépassant ce que nous pouvons en saisir. Le visible ne peut regarder avec
cette familiarité que son porte-voix.
La visibilité de la voix peut cependant avoir un sens tout opposé à
celui où elle manifeste l'excès brûlant du visible à nous s'adressant et se

19. § 46-47, trad. Nikiprowetzky, Paris, 1965, p. 65.


20. De decalogo, § 35, p . 57. La citation précédente est du § 33.
21. Quod deterius potiori insidiari soleat, trad. Feuer, Paris, 1965, p. 99, § 128.

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destinant. Elle peut être la réduction destructrice de la voix à un élément du


visible. Ainsi dans le roman d'Alexandre Soljenitsyne, Le premier cercle, des
prisonniers politiques, ingénieurs, mathématiciens, linguistes, œuvrent à
mettre au point un procédé d'identification de la voix. Il s'agit d'un
« appareil à analyse visuelle de la parole qui permet d'obtenir ce qu'on
appelle une « empreinte vocale » », aussi sûre et aussi singulière qu'une
empreinte digitale »22. Ce procédé reçoit le nom de « phonos copie » : il
permet en effet de voir la voix. L'un des prisonniers « sentait s'éveiller en lui
le frisson de la recherche scientifique. Au fond, c'était une science nouvelle:
trouver un criminel d'après l'empreinte de sa voix »23 . Le caractère
insubstituable de la voix, dans laquelle tout sens s'incarne, par laquelle passe
tout rapport à l'être, cette résonance unique dont l'appel et la réponse
animent le visible se trouvent réduits à un graphique, ayant pour fin
d'identifier des suspects d'après l'enregistrement de leurs conversations
téléphoniques. La singularité de la voix, lieu de toute universalité, devient
singularité policière. Fil conducteur de ce long roman, la recherche de la
« phonos copie » symbolise en son essence la société de terreur et de fausseté
que l' auteur décrit. Considérée indépendamment de tout sens, réduite à la
visibilité abstraite d'un phénomène physique, la voix ainsi traitée découvre
en effet un monde de non-sens, un monde où toute vraie parole a disparu.
Ce symbole, avec toutes les ironies tragiques dont il s'accompagne - car ces
prisonniers politiques travaillent ainsi à en faire arrêter d'autres, et à la fin
du livre cette technique d'identification infaillible n'empêchera point
l'arrestation d'innocents - met mieux à nu l'horreur de cette société que des
descriptions plus crues.
Voir la douleur et la beauté du visible en tant que voix, c'est être voué
à lui donner sans fin l'asile de la nôtre. Quand l'œil écoute, il nous faut
répondre à ce que nous avons entendu, et de ce que nous entendrons. Cette
charge de parole est donnée par le regard même, non parce qu'il en serait
l'origine première, mais parce qu'il est toujours déjà pris dans le verbe, et
ouvert par lui. La voix visible est essentielle à la poésie, laquelle ne peut
continuer de voir qu'en continuant de parler. La faculté qu'on dit
« visionnaire » du poète obéit au verbe du visible, elle écoute en voyant, et
c'est pourquoi elle voit. Dans Les contemplations de Victor Hugo, Ce que
dit la bouche d'ombre est par excellence le poème du verbe des choses
... tout est une v oix et tout est un parfum
Tout dit dans l'infini quelque chose à quelqu'un
Mais cette écoute qui est la tâche propre du poète se fait par le regard
Pour l'œil profond qui voit, les antres sont des cris
Dans ce dialogue où l'œil se fait gouffre pour voir le gouffre, ces cris visibles
sont en souffrance, en souffrance de notre voix qui fera retentir leur verbe
propre. Devenant par l'écriture elle-même voix visible, la parole poétique
fait en parlant voir et entendre
Les pleurs sous la toison, le soupir expiré
Dans la fleur, et le cri dans la pierre muré
Pour que le visible perdît voix, il faudrait que la nôtre s'aveuglât et
s'éteignît, cessant de lui répondre et de l'interroger.

Jean -Louis Chrétien

22. Trad. Kybarthi, Paris, 1974, p. 278.


23. P. 294.

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La Part de l’Œil
Revue annuelle de pensée des arts plastiques

Numéro 7 I 1991

Dossier : Art et Phénoménologie

Les éditions La Part de l’Œil


Date de parution : 1991
Format : 21 x 29,7 cm.
Pages : 272
Illustrations : n./b.
Numéro disponible (avec visuels) en fac-similé et sur demande auprès de l’éditeur.
ISBN : 978-2-930174-15-3

www.lapartdeloeil.be

© La Part de l’Œil, 1991

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