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La voix visible/
Jean-Louis Chrétien
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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991
l'appelle ni lui réponde, quand le visible n'a plus de voix. Où l'on ne peut
plus écouter, il n'y a plus rien à voir. Comment penser cette voix visible?
Fut-elle, dans l'histoire de la philosophie, expressément pensée?
Dans le dixième livre de ses Confessions, saint Augustin, s'adressant à
Dieu en quête duquel il chemine, se demande et lui demande ce qu'au juste il
aime quand il dit qu'il aime Dieu. Ce ne sont assurément pas les qualités
sensibles comme telles, et pourtant dans cet amour il y a bien « certaine
lumière et certaine voix, certain parfum et certain aliment et certaine
étreinte »2. Cette évocation d'un au-delà du sensible qui n'est pas un au-delà
de la sensorialité annonce tout autant ce que la théologie nommera les sens
spirituels que les méditations de Merleau-Ponty sur la dimensionnalité de la
chair. L'ouverture de nos sens au monde et à l'être selon telle direction de
sens excède le sensible lui-même et ne se ferme pas avec son dépassement.
Nos sens ne perdent pas leur sens quand nous nous tournons vers ce qui est
purement spirituel. Après cette évocation d'une lumière, d'une voix, d'un
parfum ... , saint Augustin conclut: « C'est cela que j'aime quand j'aime
mon Dieu » . Mais la question aussitôt rebondit: « Et qu'est-ce que cela? » ,.
le statut précis de cette sensorialité restant obscur.
Se tournant alors vers les éléments du monde, la terre, la mer, l'air,
saint Augustin les interroge un à un, et ils lui répondent qu'ils ne sont pas le
Dieu qu'il cherche 3 • Cette parole prêtée aux choses n'est-elle qu'une
prosopopée, ne relève-t-elle que de cette rhétorique antique où saint
Augustin était passé maître, ou bien a-t-elle une portée plus profonde? La
conclusion de cette page en montre la portée : « Ils se sont écriés d'une voix
puissante: « C'est lui-même qui nous a faits » . Mon interrogation c'était
mon attention, et leur réponse, leur beauté (Et exclamaverunt voce magna:
ipse fecit nos. Interrogatio mea intentio mea et responsio eorum species
eorum)4. L'identité de la beauté des choses et de leur voix revient dans les
pages suivantes (vocem suam, id est speciem suam)5.
Cette identité est rigoureuse. Species, la beauté, appartient propre-
ment à l'ordre du visible: le terme désigne d'abord l'acte même de la vision
comme aussi bien ce que la vision saisit d'une chose, son aspect, ce qu'elle
offre au regard. Si cette beauté est la voix même des choses, l'essence du vis-
à-vis par lequel la beauté nous saisit ne forme pas une contemplation
soustraite au verbe, mais un dialogue. La beauté visible devient proprement
visible quand elle nous parle et que nous l'interrogeons. Pour la voir en tant
que belle, il faut qu'elle nous dise quelque chose. Son charme n'est pas
séduction, fascination, captation paralysante par des formes qui luisent sans
mot dire, mais parole et chant. Le visible n'atteint tout son éclat qu'en
délivrant sa résonance. La splendeur même est vocale. Non seulement l'œil
écoute, mais il ne voit vraiment qu'en écoutant. Plus intime au regard que la
vision elle-même est son écoute. Il ne suffit pas d'ouvrir les yeux pour voir,
il faut que ces yeux interrogent, et se fassent les sourciers de ce verbe que
toute chose non seulement porte en elle, mais chante aussi à fleur de forme.
« Ce n'est pas qu'elles changent leur voix, c'est-à-dire leur beauté, si l'un se
contente de voir tandis qu'un autre en voyant interroge (videns interroget),
de sorte qu'elle apparaîtrait autrement au premier, autrement au second;
mais, apparaissant de la même manière à tous deux, elle est muette pour le
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premier, elle parle pour le second » 6. La voix visible, c'est la beauté, mais
elle n'est visible qu'au regard qui écoute, et donc qui interroge. Le regard
qui dénude ne met jamais à nu qu'une voix, étant voix lui-même, dans
l'attente et dans le souvenir de ce qui l'excède.
La tradition platonicienne définissait la manifestation de la beauté
comme telle par sa puissance d'appeP, alors que saint Augustin définit ici la
beauté comme réponse. Y a-t-il en cela rupture ou contradiction? S'agit-il
de deux pensées opposées de la voix visible? Au XVIIme s., dans son Cours
de peinture par principes, Roger de Piles caractérise la beauté picturale par
l'appel, par un appel saisissant. « La véritable peinture est donc celle qui
nous appelle (pour ainsi dire) en nous surprenant ( ... ), nous ne pouvons
nous empêcher d'en approcher, comme si elle avait quelque chose à nous
dire »8 . Au cœur même de la libéralité et de la générosité de la beauté, et
fondant cette gratuité même, est une requête saisissante à laquelle nous ne
sommes pas maîtres de nous soustraire. Le surcroît du don se donne
impérieusement, et il n'aurait pas une telle gratuité s'il ne savait si vivement
nous héler. Mais cet appel ne fait qu'introduire au dialogue: « Le spectateur
surpris doit aller à elle (sc. la véritable peinture) comme pour entrer en
conversation avec les figures qu'elle représente »9 . Peu importe, dans
l'évocation de cette voix visible, qu'on commence par l'appel ou la réponse.
Car pour que notre regard puisse interroger les choses et en appeler à leur
manifestation comme à une réponse, il faut qu'elles l'aient d'une façon ou de
l'autre appelé et prévenu, qu'elles aient requis son interrogation comme leur
propre délivrance. A cet appel des choses par leur beauté, saint Augustin fait
par ailleurs droit, disant des êtres corporels dans la Cité de Dieu: « Quant à
leurs formes (formas) qui rendent belle (formosa) la structure de ce monde
visible, ils les présentent à nos sens pour nous les faire percevoir, comme
s'ils voulaient se faire connaître en compensation de la connaissance qu'ils
n'ont pas »10 .
Les choses mêmes nous appellent et nous invitent à les interroger.
Leur beauté appelle en répondant et répond en appelant. Etre en peine de
verbe, être en souffrance du verbe, c'est déjà être au verbe, devancé par lui
dans le mouvement même par lequel il est anticipé. L'imminence de la voix,
dans le silence exténué de porter tant de paroles à venir, est voix déjà, ou
voix encore. Pour que cette voix visible soit vraiment une voix qui nous
parle, pour que dialogue il y ait, il faut toutefois que ce vis-à-vis du regard et
des choses se brise, et se brisant renvoie au-delà de lui-même, il faut que le
souffle de cet échange lui vienne de l'invisible, et que rien des choses ni de
nous n'y suffise. Si à notre question la réponse des choses correspondait
pleinement, si la parousie de leur manifestation aboutissait à combler et à
satisfaire le vide de notre appel, ce dialogue n'aurait nul avenir, et le regard
se serait purement et simplement substitué au verbe, au lieu d'être depuis
toujours et pour toujours hanté par lui comme par ce qui seulement lui
donne à voir. Ainsi, lorsque dans la préface de la seconde édition de la
Critique de la raison pure, Kant écrit, à propos de la physique, que la raison
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prononce, sont non pas des mots, mais des actes dont les yeux connaissent
pl u tôt que les oreilles »19.
Que signifie cette apocalypse de la voix, où l'éclat de la lumière et du
feu parle, où le visible nous tutoie par une requête sans esquive? La vision
qui écoute n'a rien d'une puissance de maîtrise et de thématisation, ce
qu'elle voit la saisit bien plus qu'elle ne le saisit, l'embrasse bien plus qu'elle
ne l'embrasse. C'est le caractère effroyable et souverain du visible qui en fait
ici une parole. Là où le visible s'excède lui-même et excède notre vision, il
porte la parole. Cette voix n'est pas une voix mourante, ni que la distance
fasse s'affaiblir et se perdre. Philon la décrit « si puissante que les auditeurs
les plus éloignés crurent la percevoir aussi distinctement que ceux qui se
trouvaient le plus près ». Elle ne suppose pas en nous un organe récepteur
déjà disposé à la recevoir, son événement seul crée en nous les conditions de
sa réception. Le visible prend voix quand il n'est pas prévu. Cette voix, dit
Philon, « dans l'âme de chacun instaurait un autre sens de l'ouïe de
beaucoup supérieur à celui qui a les oreilles pour truchement »20. Que l'œil
écoute ainsi met tout notre être à l'épreuve du verbe. A l'autre extrémité de
la Bible, dans l'événement de la Pentecôte, où l'invisible par excellence se
manifeste en donnant la parole aux apôtres, une autre forme de voix visible
est présente. « Ils virent apparaître des langues comme de feu; elles se
partageaient, et il s'en posa une sur chacun d'eux » (Actes, II, 3). Le don
mystérieux de la parole se donne visiblement - et il n'en est pas moins
mystérieux.
Quoi qu'il en soit de ces événements surnaturels, le visible pourrait-il
se faire voix si la voix n'avait naturellement sa lumière? Philon ne se
contredit pas 'lorsqu'après avoir insisté, à propos de la révélation du Sinaï,
sur ce qui distingue la voix de Dieu, visible par son efficace et son actualité
même, de la voix humaine, audible seulement, il insiste par ailleurs sur la
puissance d'illumination de la voix en général. La voix devance les pensées et
seule les met au jour, à son jour propre. Elle « verse une lumière
resplendissante sur les pensées », car « les idées sont conservées dans
l'esprit, qui est un lieu invisible, jusqu'à ce que la voix les illumine comme
une lumière et les découvre toutes »21. Nos yeux verraient-ils la lumière et
les êtres paraître et disparaître en elle si notre gorge ne brûlait déjà de cette
lumière-là? Et dès lors qu'elle commence de résonner, ne brûle-t-elle pas
aussi le visible en son intimité même? Le visible qui nous parle excède notre
regard même, car s'adressant à nous il nous regarde aussi, et par là devient
tout autre qu'un thème ou qu'un objet. Lorsque Baudelaire, dans son
sonnet Correspondances, évoque les « confuses paroles» de la Nature, il
rend l'étrangeté de son adresse par ces vers :
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers
Nous sommes regardés comme avant de voir nous-mêmes, connus comme
depuis toujours avant que de nous-mêmes connaître. Et ce qui pour notre
discernement propre est d'abord « confus» a pourtant déjà sur nous droit
de regard, nous discerne et nous connaît selon une immémoriale complicité,
dépassant ce que nous pouvons en saisir. Le visible ne peut regarder avec
cette familiarité que son porte-voix.
La visibilité de la voix peut cependant avoir un sens tout opposé à
celui où elle manifeste l'excès brûlant du visible à nous s'adressant et se
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La Part de l’Œil
Revue annuelle de pensée des arts plastiques
Numéro 7 I 1991
www.lapartdeloeil.be