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Orphée et l ' O r p h i s m e à l'époque impériale.

Témoignages et interprétations philosophiques, de Plutarque


à Jamblique

p a r L u c BRISSON, P a r i s

Table des matières

Première partie: Orphée 2869

I. Origines 2869

II. Inspiration 2869

III. Puissance de sa musique 2873

IV. M o r t 2874

V. Disciples 2874

Deuxième partie: Orphisme 2875

I. Les œuvres 2875


1. Description 2875
A. Théogonie: les trois versions 2875
a) La version ancienne 2876
b) La théogonie des ' R h a p s o d i e s ' 2885
c) La théogonie de Hiéronymos et d'Hellanikos 2897
B. Autres œuvres attribuées à O r p h é e 2914
a) Textes ayant rapport avec la vie et les activités d'Orphée 2915
a) Descente chez Hadès (Kaxdßaoiq etç "Ai6ou) 2915
ß) Les Oracles (Xprianoi) 2915
b) Hymnes [et Epigrammes] 2916
а) Hymne à Dionysos 2916
ß) Hymne à E r o s 2917
y) Hymne à Déméter 2918
б) L'hymne au n o m b r e ('O elç xòv àpi9|iòv C|ivoç) 2918
e) Epigrammes ('EjtiypàmiaTa) 2919
c) Ouvrages relatifs à des questions naturelles 2919
a) La Dodécennie (AfflôeKaexripiç) 2919
ß) Les Ephémérides ('E(pT|H£pi5Eç) 2919

J e t i e n s à r e m e r c i e r J E A N - M A R I E FLAMAND e t SYLVIAN M A T T O N , q u i m ' o n t a i d é à c o r r i g e r


les épreuves de cet article.

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2868 LUC BRISSON

y) Le Cratère (Kpaxiip) 2919


5) Sur la médecine par les plantes et par les herbes (Ilepi <DUTÜ>V
ßotavöv <ïaTpucfj;>) 2920
d) Ouvrages apologétiques 2920
a) Le Testament (Aia9f|Kai) 2920
ß) Les Serments ("OpKoi) 2923
2. Grandes orientations 2924
A. Théogonie 2924
B. Mystères bacchiques 2924
C. Pythagorisme 2925
D. Interprétations allégoriques 2926
E. Les réactions juives et chrétiennes 2927

II. Culte(s) 2927

Illustration 2931

Comment, durant les premiers siècles de l'Empire romain, se représentait-


on la figure d'Orphée? Quels écrits attribués à Orphée pouvait-on lire? Existait-
il des sectes orphiques célébrant des rites particuliers? Voilà les questions que
j'aborde ici, en me voulant le plus complet possible, mais sans me départir de
la plus grande prudence 1 . Ces questions porteront sur la période allant des
débuts de l'Empire à Jamblique, ce philosophe néoplatonicien étant pris comme
terminus ad quem, parce qu'il est celui qui a défini, ne fût-ce que sous forme
programmatique, l'entreprise d'accord entre Orphée, Pythagore, Platon et les
'Oracles chaldaïques', que mettra en œuvre l'Ecole néoplatonicienne d'Athènes
qui reste notre principale source de témoignages sur l'Orphisme 2 . Par ailleurs,
on peut considérer Plutarque comme point de départ de cette recherche, tout
simplement parce qu'il est le premier auteur d'époque impériale, dont le
témoignage sur l'Orphisme présente une véritable complétude, et qui propose
une interprétation de certaines de ses composantes.

1 Les sigles O T et O F renvoient respectivement aux témoignages sur Orphée et aux


fragments qui subsistent des poèmes qui lui sont attribués. Ces témoignages et ces
fragments ont été réunis par O. KERN, Orphicorum fragmenta [1922], Dublin/Zürich
(Weidmann) 1972 [reprint]. C'est avec beaucoup de prudence qu'on utilisera le livre le
plus récent sur l'Orphisme, celui de M . L. WEST, T h e orphie poems, Oxford (Clarendon
Press) 1983. Cf. le compte rendu de Luc BRISSON, intitulé 'Les théogonies orphiques et
le papyrus de Derveni. Notes critiques' (Revue de l'Histoire des Religions 202, 1985,
p. 3 8 9 - 4 2 0 ) .
2 J'ai analysé l'ensemble des témoignages de Proclus sur l'Orphisme dans 'Proclus et
l'Orphisme', dans: Proclus. Lecteur et interprète des anciens, Actes du Colloque interna-
tional du C N R S , Paris ( 2 - 4 octobre 1985), publiés par JEAN PÉPIN et H . D . SAFFRF.Y,
Paris (éd. du C.N.R.S.) 1987, p. 4 3 - 1 0 4 ; et l'ensemble des témoignages de Damascius,
dans: 'Damascius et l'Orphisme', article à paraître dans les Actes du Colloque « Orphisme
et Orphée» en l'honneur de Jean Rudhardt ( 1 6 - 1 8 avril 1989).

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ORPHÉE ET L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2869

Première partie: O r p h é e

La fascination qu'exerce Orphée s'explique, en grande partie, par le fait


que, comme l'y prédisposent ses origines, il transgresse ou permet de trans-
gresser nombre d'oppositions qui définissent l'être humain: hommes / dieux;
hommes / bêtes; vivants / morts.

I. Origines

Pour les Grecs, Orphée appartenait à la génération antérieure à celle qui


fit la guerre de Troie, et cela parce qu'il participa à l'expédition des Argonautes
(Apollonius de Rhodes, Argonautiques I 32 = O T 7 8 - 8 0 , cf. O T 7 - 2 1 ) .
Voilà pourquoi on estimait qu'Homère en était le débiteur (cf. n.45 et O T
7-21).
En général, Orphée est considéré comme le fils d'Oeagre (Platon, Banquet
179 d: Apollonius, Argonautiques I 25, Diodore III 65, 6 entre autres = O T
22 — 23), un Thrace, présenté le plus souvent comme le dieu d'un fleuve, et de
Calliope (Apollonius, Argonautiques I 23; pseudo-Apollodore, Bibliothèque I
3,2 notamment, cf. O T 23 et 24), une Muse, celle dont Hésiode dit qu'elle est
« la première de toutes» (Ttpoipepecrnrni âjtaaécov) (Théogonie 79).
Par son père, Orphée est Thrace (Strabon X 3 , 1 7 ; Pline, Histoire naturelle
IV 41 etc. = O T 30 — 37). Sur les représentations figurées, il porte un costume
thrace. Par ailleurs, une tradition veut que Libèthres, une cité de Thrace située
au pied du mont Olympe, ait été la patrie d'Orphée (OT 223 d, OF 342).

II. Inspiration

Une telle proximité par rapport au mont Olympe pourrait s'expliquer


par le fait qu'Orphée est le fils de Calliope, une Muse, fille de Zeus et de
Mnémosyne. Voici d'ailleurs comment, au début de la 'Théogonie', Hésiode
décrit l'inspiration qui lui vient des Muses:
« Or, sus, commençons donc par les Muses, dont les hymnes réjouissent
le grand cœur de Zeus leur père, dans l'Olympe, quand elles disent ce
qui est, ce qui sera, ce qui fut, de leurs voix à l'unisson. Sans répit, de
leurs lèvres, des accents coulent, délicieux, et la demeure de leur père, de
Zeus aux éclats puissants, sourit, quand s'épand la voix lumineuse des
déesses. La cime résonne de l'Olympe neigeux, et le palais des Immortels,
tandis qu'en un divin concert leur chant glorifie d'abord la race vénérée

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2870 LUC BRISSON

des dieux, en commençant par le début, ceux qu'avaient enfantés Terre


et le vaste Ciel; et ceux qui d'eux naquirent, les dieux auteurs de tous
bienfaits; puis Zeus, à son tour, le père des dieux et des hommes, montrant
comme, en sa puissance, il est le premier, le plus grand des dieux; et
enfin elles célèbrent la race des humains et celles des puissants Géants,
réjouissant ainsi le cœur de Zeus dans l'Olympe, les Muses Olympiennes,
filles de Zeus qui tient l'égide. »
(Hésiode, Théogonie 3 6 - 5 2 , trad. P. MAZON)

Puisqu'il est le fils de la première des Muses, Orphée doit être le premier des
poètes, dans le temps et du point de vue de la qualité. Inspiré par les Muses,
et notamment par sa mère, Orphée peut remonter dans le passé jusqu'aux
origines: il allait donc de soi qu'on lui attribuât une Théogonie (cf. infra,
p. 2876 — 2914). Autour de cette œuvre majeure et pour ainsi dire nécessaire,
vint se greffer, à différentes époques, une constellation d'œuvres, dont plusieurs
seront décrites plus loin (cf. infra, p. 2 9 1 4 - 2 9 2 3 ) .
De l'inspiration poétique, on glisse facilement à l'inspiration mantique
( O T 87 — 89), dispensée par Apollon notamment; voilà pourquoi certains
témoignages font d'Apollon le père d'Orphée (pseudo-Apollodore, Bibliothè-
que I 3,2). Philochore (FGrH III B 328 F 77 = Clément d'Alexandrie, Stromates
I 21, 134,4) tenait déjà Orphée pour un devin et, dans son ouvrage 'Sur la
divination', il aurait même cité deux vers d'Orphée:

« non certes, je ne suis pas maladroit pour rendre des oracles;


mais j'ai dans le cœur le désir de dire la vérité. »
(Scholie à Euripide, Alceste 968 = O F 332)

Par là s'explique qu'on ait pu mettre sous le nom d'Orphée un recueil d'oracles
(cf. infra, p. 2915).
Et de l'inspiration mantique dispensée par Apollon, on passe facilement
à l'inspiration 'télestique'.
La religion grecque, intimement liée à la cité (irôA.iç), est une religion
publique au sens le plus fort du terme, garantissant l'intégration de l'individu
dans la cité. Quiconque refusait ce mode d'intégration pouvait se voir accuser
d"impiété' (àaépeia). Mais, dans le même temps, il y avait des cultes non-
civiques qui n'intéressaient qu'un groupe restreint dans lequel on ne pouvait
entrer que par l'intermédiaire d'une initiation individuelle; c'étaient les mystè-
res. En grec ancien, «initier», c'est (iueîv ou xeXeïv. L'initié est appelé |iûcxr|ç,
et l'ensemble des cérémonies est qualifié de |iucrxf|pia, alors que le xeA.eaxf|piov
est le lieu où se déroulent ces cérémonies. L'ensemble des cérémonies peut
aussi être appelé xekexr|, mais le terme peut avoir une acception plus large. Le
terme ôpyia « exaltations » est aussi un terme utilisé pour décrire le rituel
exécuté lors de ces cérémonies. Or, le nom d'Orphée est lié d'une façon ou
d'une autre aux mystères les plus connus dans l'antiquité gréco-romaine:
ceux de Phlya, de Samothrace et d'Eleusis notamment, mais surtout ceux de
Dionysos.

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ORPHÉE E T L'ORPHISME A L'EPOQUE IMPÉRIALE 2871

Non loin d'Athènes, à Phlya, Thémistocle avait, après sa victoire, restauré


un sanctuaire dont sa famille, les Lycomides, avait obtenu le contrôle. On
prétendait que des mystères y avaient été célébrés avant même ceux d'Eleusis.
Ces mystères avaient un rapport avec la grande Déesse que Pausanias identifie
à la Terre (Pausanias I 31, 4). Pausanias nous apprend que, au cours des
ôpyia qu'ils y célébraient, les Lycomides chantaient des hymnes composés par
Orphée, Musée et Pamphos, qui devaient raconter le séjour de Déméter auprès
de Phlyos, un fils de la terre, et qui célébraient Eros (Pausanias I X 27, 2 =
O F 305; I X 30, 12 = O F 304). A ce témoignage, il m'a semblé intéressant
d'en joindre un autre, tardif et surprenant, mais particulièrement intéressant.
Le livre V de l'ouvrage intitulé: 'Réfutation de toutes les hérésies' et attribué
à Hippolyte, auteur chrétien du III eme siècle apr. J . - C . , est consacré aux sectes
gnostiques qui rendaient un culte au serpent. L'auteur distingue quatre de ces
sectes, et s'efforce de prouver que chacune d'elles est tirée non des Saintes
Ecritures, mais d'auteurs païens. Pour la troisième secte, celle des Séthiens,
l'auteur veut montrer qu'ils ont trouvé leur dogme en plagiant Musée, Linus
et Orphée:

« Mais toute la doctrine des Sethiens provient des antiques théologues,


Musée, Linus, et de celui qui a, plus que tout autre, enseigné les initiations
et les mystères, je veux dire Orphée. Car ce qu'ils disent, ainsi qu'Orphée,
sur la matrice et l'ô|i<paXôç3, se retrouve clairement et comme suit dans les
rites bacchiques (èv toïç BOKXIKOÏÇ) d'Orphée. Ces rites ont été pratiqués et
enseignés aux hommes à Phlya en Attique, avant ceux d'Eleusis qui
concernent Céleos, Triptolème, Déméter, Koré et Dionysos. Car les mystè-
res d'Eleusis sont postérieurs aux rites orgiaques de la Grande (Déesse)
à Phlya. Il y a là un portique avec les peintures où l'on peut voir encore
la représentation de toutes les doctrines dont j'ai parlé. Les figures de ce
portique sont nombreuses et Plutarque en a parlé longuement dans ses
dix livres sur Empédocle. Mais, entre autres, on y voit représenté un
vieillard chenu, ailé, le phallus en érection et poursuivant une femme de
couleur bleu-sombre qui s'enfuit. Au-dessus du vieillard est écrit: cpâoç
f>uévrr|ç; au-dessus de la femme 7teper|cpiK:c>A.a. Il semble bien que cpâoç
É>uévtT|ç soit la lumière selon les Sethiens, la <piKôX.a leur Eau ténébreuse,
et que l'intervalle qui les sépare figure l ' h a r m o n i e de l'Esprit intermé-
diaire. Le nom de cpâoç f>uévxT]ç désigne ce flux (fiùaiç) de la Lumière de
haut en bas, dont ils parlent. Ainsi l'on peut dire avec vérité que les

3 A la fin de son article (cité dans la note suivante), P. TANNERY écrit: « En fait L'ô|I<paXôç
de la nfixpa désignait seulement, pour eux, ce que nous appelons le col de la matrice,
l'appendice saillant que présente un utérus, dont ils prétendaient retrouver la forme,
même dans celle du monde. Or cette partie, dont le nom technique, qu'ils avaient
probablement voulu éviter, était KaoX.ôç, offre effectivement une analogie de forme avec
une verge humaine. Hippolyte pouvait donc prétendre que les Sethiens avaient voulu,
dans la conception de leurs empreintes, accoupler les organes des deux sexes; c'était au
moins aussi sérieux que le rapprochement entre leur doctrine et les peintures de Phlya. »

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2872 LUC BRISSON

Sethiens accomplissent à peu près entre eux les rites de la G r a n d e (Déesse)


de Phlya. »
(Hippolyte, R é f u t a t i o n s de toutes les hérésies V 20, 4 = O F 2 4 3 , traduc-
tion de P. TANNERY légèrement modifiée) 4 .

C e passage évoque les mystères d'Eleusis, qui seront traités un peu plus
loin; mais qu'en est-il des rapports d ' O r p h é e avec les mystères de Samothrace?
Il n'est pas facile de parler du culte des Cabires à S a m o t h r a c e , n o t a m m e n t
pour cette raison qu'y interviennent des éléments non spécifiquement grecs.
Q u o i qu'il en soit, on y célébrait des mystères, auxquels O r p h é e , qui y avait
été lui-même initié, fait initier les Argonautes (Diodore IV 43, 1 - 2 = O T
105) 4 a .
Les mystères d'Eleusis étaient certainement les plus connus dans l'anti-
quité gréco-romaine. O n c o m p r e n d dès lors q u ' o n ait voulu faire d ' O r p h é e
l'initiateur de ce culte ( O F 1 0 2 - 1 0 4 ) . T h é o d o r e t de Cyr (Thérapeutique des
maladies helléniques I 21 = O T 103), raconte que c'est au retour d'un voyage
en Egypte q u ' O r p h é e t r a n s f o r m a en ceux de D é m é t e r et de Dionysos, les
mystères d'Isis et d'Osiris; ce thème, probablement inspiré d ' H é r o d o t e (II 81
= O T 216) en dernière analyse, revient souvent dans la littérature sur O r p h é e .
Par ailleurs, le témoignage littéraire le plus ancien sur les mystères d'Eleusis
est P ' H y m n e h o m é r i q u e à D é m é t e r ' . Or, un hymne à D é m é t e r semble avoir
été mis sous l'autorité d ' O r p h é e , qui racontait pratiquement la m ê m e histoire
(cf. infra, p. 2 9 1 8 ) .
C o n t r a i r e m e n t à ceux d'Eleusis, de S a m o t h r a c e et de Phlya, les mystères
de D i o n y s o s , qualifiés de ' b a c c h i q u e s ' n'étaient pas liés à un point fixe dans
l'espace et dans le temps. Voici c o m m e n t Platon décrit ceux qui prétendent
mettre en œuvre ces mystères:

« D ' u n autre côté, ils font état d'une masse de livres de Musée et d ' O r p h é e ,
rejetons, à les entendre, de la Lune et des M u s e s , livres d'après lesquels
ils font leurs sacrifices, et, non contents de convaincre les particuliers, ils
persuadent a u x Cités aussi que, c o m m e ils l'assurent, absolution et
purification (îcaGapnoi) des injustices peuvent être obtenues, et au moyen
de sacrifices et de réjouissances de divertissements pendant qu'on est
encore vivant, et aussi après la mort, avec ce qu'ils n o m m e n t initiations
(xeXeTâç), et par quoi nous sommes affranchis des m a u x de là-bas, m a u x
terribles, qui attendent c e u x qui n'ont pas sacrifié. »
( P l a t o n , R é p . II 3 6 4 e - 3 6 5 a , t r a d u c t i o n d e LÉON ROBIN = O F 3)

4 PAUL TANNERY, Orphica, fr. 3 Abel, Revue de Philologie 24, 1900, p. 9 7 - 102. Pour une
revue des rapports qu'entretient Orphée avec l'ensemble des mystères évoqués ici, cf.
WALTER BURKERT, Greek religion. Archaic and classica!, transi, by JOHN RAFFAN, Oxford
(Basil Blackwell) 1985, p. 276 - 304 ( = ID., Griechische Religion der archaischen und
klassischen Epoche, Die Religionen der Menschheit 15, Stuttgart - Berlin - Kòln - Mainz
1977, p. 4 1 3 - 4 5 1 ) .
4a S. G. COLE, The Mysteries of Samothrace during the Roman Period, ANRW II 18,2,
hrsg. v. W. HAASE, B e r l i n - N e w York (W. de Gruyter) 1989, p. 1 5 6 4 - 1 5 9 8 .

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O R P H É E E T L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2873

Un mythe fut même élaboré, qui associait Orphée aux mystères de Dionysos.
En effet, lorsqu'il parle de celui qu'il considère comme le troisième Dionysos,
Diodore (III 6 4 , 3 - 6 5 , 6 ) raconte comment ce Dionysos réussit à vaincre et à
punir Lycurgue, un roi de Thrace, qui voulait le tuer. Averti des intentions de
Lycurgue, par un autre Thrace, du nom de Charops, Dionysos aurait fait de
ce dernier le nouveau roi du pays et l'aurait initié « aux mystères qui ont
rapport avec les initiations (ta Kaxà tàç xeXzzàq ôpyia) ». Cette royauté et ce
savoir auraient été transmis par Charops à Oeagre, son fils. Puis Oeagre initia
son fils, Orphée, à ces mystères. Et Diodore conclut:
« Surpassant par ses dons naturels et par son éducation tous ses contempo-
rains, Orphée changea beaucoup de choses dans les mystères (ôpyioiç);
voilà pourquoi les initiations (xàç xeXezàç) instituées par Dionysos sont
appelées orphiques. »
(Diodore III 65, 6)
On trouve un nombre important d'autres témoignages faisant d'Orphée l'initia-
teur des mystères de Dionysos ( O T 9 4 - 1 0 1 : O T 94 = Cicéron, De nat.
deorum III 58; O T 95 = Diodore I 23, 2 — 3; Eusèbe, Préparation Evangélique
II 1,23); O T 96 = Diodore I 96, 4 = Eusèbe, Préparation Evangélique X 8,
4 - 5 ; O T 97 = Diodore IV 25, 1 - 4 ; O T 98 = Eusèbe, Préparation Evangéli-
que I 6; O T 99 = Lactance, Institutions divines I 22, 15 - 1 7 ; O T 99 a =
Eusèbe, Préparation Evangélique X 4, 4; O T 100 = Théodoret, Thérapeutique
des maladies helléniques I 114). A ces témoignages, il faut ajouter les textes
que O. KERN considère comme des fragments des Te^etai, des KaQapjioi et
des BaKXiKâ (cf. p. 2871 et 2915).
C'est d'ailleurs à la nébuleuse constituée par ces mystères de Dionysos
que devaient appartenir les croyances en une survie exprimées dans les lamelles
d'or trouvées dans plusieurs sépultures (cf. n. 5) et les cultes célébrés à Olbia
(cf. n. 92). Il est bien difficile de considérer ces doctrines comme spécifiquement
orphiques 5 , même si les rapports entre les deux courants sont réels et nom-
breux.

III. Puissance de sa musique

En Grèce ancienne, le poète ou l'interprète qui récitait un poème s'accom-


pagnait sur un instrument de musique. Dès lors, il n'est pas surprenant
qu'Orphée soit musicien; voilà probablement pourquoi on lui a aussi donné
pour mère Polhymnie (schol. aux 'Argonautiques' d'Apollonius de Rhodes I
23 = O T 25). Orphée joue d'un instrument à cordes: lyre, phorminx ou
cithare (OT 5 6 - 5 8 a). Or, la musique qu'il interprète manifeste une force

S
G. ZUNTZ, Persephone. Three essays on religion and thought in Magna Graecia, Oxford
(Clarendon Press) 1971. Le troisième essai est entièrement consacré aux lamelles d'or,
p. 275 — 293. Depuis, un certain nombre d'articles ont paru, qu'il n'est pas possible de
recenser ici.

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2874 LUC BRISSON

toute particulière: elle subjugue non seulement les êtres infra-humains: bêtes
sauvages, arbres et même pierres ( O T 4 6 - 5 5 , notamment Apollonius de
Rhodes, Argonautiques I 26 —31 = O T 51; Sénèque, Hercule furieux 572 —
573; Médée 228 - 229, 625 - 629; Hercule sur l'Oeta 1 0 3 6 - 1039; Macrobe, In
Somn. Scip. II 3, 8 = O T 55), mais aussi des monstres comme les Sirènes.
C'est d'ailleurs pour s'opposer à elles qu'Orphée participe à l'expédition des
Argonautes ( O T 7 8 - 8 0 ) .
Mais l'exploit le plus connu d'Orphée, celui que racontent des poètes
célèbres (Virgile, Géorgiques IV 453 — 506; Ovide, Métamorphoses X 8 s q . ) ,
est sa descente chez Hadès pour en ramener Eurydice. Un jour qu'elle se
promenait le long d'une rivière de Thrace, Eurydice fut poursuivie par Aristée,
qui voulait lui faire violence. Dans sa fuite, elle piétina un serpent qui la
mordit, et elle mourut. Orphée descend alors chez Hadès pour y chercher sa
femme. Par les accents de sa musique, il charme non seulement les monstres
des Enfers, mais même les dieux infernaux. Hadès et Koré consentent à rendre
Eurydice à un mari qui donne de telles preuves d'amour. Mais ils y mettent
une condition. Orphée remontera au jour, suivi de sa femme, sans se retourner
pour la voir avant d'avoir quitté le royaume des morts. Orphée accepte et se
met en route. Déjà, il est presque revenu à la lumière du jour, qu'un doute
lui vient. Aussitôt il se retourne. Alors Eurydice redescend définitivement dans
le monde des morts. Orphée veut aller la rechercher, mais cette fois Charon
est inflexible, et l'accès au monde des morts lui est refusé. Il doit revenir parmi
les vivants. Or, à l'époque impériale, on attribuait à Orphée un poème: 'La
descente chez Hadès' (cf. infra, p. 2915), où il devait raconter sa quête d'Eury-
dice, et décrire la destinée de l'âme après la mort.

ZV. Mort

La mort d'Orphée a donné lieu à plusieurs versions (OT 113 — 135). La plus
généralement admise raconte comment Orphée fut mis en pièces par des fem-
mes thraces, qui jetèrent sa tête et sa lyre dans un fleuve de Thrace, l'Hèbre qui
les emporta jusqu'à la mer. De là, elles parvinrent à l'île de Lesbos. On racontait
que la tête continuait de chanter sur la musique que faisait retentir la lyre.
On disait aussi que, après sa mort, la lyre d'Orphée fut transportée au
ciel, où elle devint une constellation ( O T 136— 137 notamment).

V. Disciples

La tradition attribua plusieurs disciples à Orphée (OT 160 — 172). Le plus


célèbre d'entre eux reste Musée ( O T 1 6 6 - 1 7 2 ) , que certains juifs et certains
chrétiens identifièrent à Moïse (cf. infra, p. 2920 — 2923).

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ORPHÉE ET L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2875

Deuxième partie: O r p h i s m e

Orphée est un personnage divin, dont on a fait le promoteur d'une


religion sectaire s'appuyant sur des documents écrits dont il aurait été l'auteur.
Très tôt, on contesta l'authenticité de ces documents. Mais ces contestations
ne doivent pas masquer l'essentiel. Comme le fait remarquer W. BURKERT, le
recours systématique à l'écrit constituait, dans le domaine de la religion, une
véritable révolution. Avec les écrits orphiques, l'écriture s'emparait de champs,
rite et mythe, qui jusque là avaient été sous la domination de l'oralité. Ce qui
impliquait une nouvelle forme d'autorité, où l'individu, dans la mesure où il
pouvait lire, n'avait plus besoin, dans le domaine religieux, de la médiation
du corps civique qu'il avait par ailleurs tout naturellement tendance à tenir à
distance par le secret. On comprend mieux dès lors pourquoi nous sont
parvenus tant de témoignages sur les « saintes écritures » orphiques, et si peu
sur la pratique cultuelle de ceux qui utilisaient ces livres.
En ce qui concerne plus spécifiquement l'Orphisme de l'époque impériale,
on trouve beaucoup de choses dans le domaine du mythe exprimé par écrit,
mais très peu de choses concernant le rite. Voilà pourquoi l ' e s s e n t i e l de cette
contribution portera sur les ouvrages orphiques alors en circulation.

I. Les œuvres

Les ouvrages orphiques en circulation à l'époque impériale se distribuent


en deux grands groupes: une théogonie, dont on connaît alors trois versions;
et plusieurs poèmes sur des sujets divers apparentés à cette théogonie ou à la
vie et aux activités d'Orphée.

1. Description

Avant de m'interroger sur leur origine, sur l'usage qu'on pouvait en faire
et sur l'influence qu'ils purent avoir dans le domaine littéraire et philosophique,
je vais m'efforcer de décrire, à partir de témoignages les concernant, un certain
nombre d'écrits mis sous le nom d'Orphée.

A. Théogonie: les trois versions

A l'époque impériale, on connaissait trois versions de la théogonie orphi-


que: 1) l'ancienne, celle qu'évoquèrent Aristophane, Platon, Aristote, Eudème,
celle qui se trouve commentée dans le papyrus de Derveni, c'est-à-dire très
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2876 LUC BRISSON

p r o b a b l e m e n t le 'Discours sacré' ('Iepôç Xôyoç) dont parle H é r o d o t e (II 81);


2) celle des ' D i s c o u r s sacrés en 24 rhapsodies', nouvelle version rédigée à partir
de l'ancienne version et de divers poèmes tenus pour orphiques, vers la fin du
I e r ou le début du II e m e siècle apr. J . - C . ; 3) et une troisième, qui ne serait en
fait qu'une variante de celle des ' R h a p s o d i e s ' , qu'elle se serait c o n t e n t é de
mettre en accord avec les théogonies d'Hésiode et d ' H o m è r e et avec l'allégo-
risme stoïcien.

a) La version ancienne

Après avoir cité la théogonie des ' R h a p s o d i e s ' , Damascius cite la théologie
mentionnée par E u d è m e 6 :

« La théologie décrite chez le péripatéticien Eudème c o m m e étant d ' O r -


phée a passé sous silence tout l'intelligible, parce qu'il est complètement
indicible et inconnaissable par le procédé discursif et narratif; cette
théologie a fait de la N u i t le c o m m e n c e m e n t , c o m m e H o m è r e lui aussi
l'a fixé à partir d'elle, quoiqu'il n'ait pas constitué une généalogie conti-
nue. O n ne doit pas, en effet, approuver Eudème quand il dit q u ' H o m è r e
fait [tout] c o m m e n c e r à partir d ' O k é a n o s et de Téthys; car H o m è r e paraît
avoir su également que la Nuit est la divinité la plus grande, tellement
que m ê m e Z e u s la vénère,

car il craignait de faire des actes qui déplairaient à la Nuit rapide


(II. X I V 2 6 1 ) .

M a i s admettons q u ' H o m è r e , lui aussi, fait tout c o m m e n c e r par la Nuit. »


(Damascius, In princ., par. 124, RUELLE I, p. 3 1 9 . 8 - 16 = O F 28, traduc-
tion [encore inédite] de J . COMBES sur un texte de L. G. WESTERINK).

M ê m e si c'est de façon tout à fait artificielle que D a m a s c i u s justifie le fait que


cette théogonie c o m m e n c e par la Nuit, son témoignage présente le plus grand
intérêt.
En citant Eudème, D a m a s c i u s témoigne du fait que, peu de temps après
Platon, le premier terme de la théogonie orphique était la Nuit, c o r r o b o r a n t
ainsi le témoignage d'Aristophane:

« Au c o m m e n c e m e n t était le C h a o s et la Nuit et le noir Erèbe et le vaste


T a r t a r e , mais ni la terre, ni l'air ni le ciel n'existaient. Dans le sein infini
de l'Erèbe, tout d ' a b o r d , la Nuit a u x ailes noires produit un œ u f sans
germe, d ' o ù , dans le cours des saisons, naquit Eros le désiré au dos

6 Eudème appartient à la première génération des disciples d'Aristote. Sur sa vie et son
œuvre, cf. F. WEHRLI, RE, supp. XI (1968), s.v. Eudemos 11, 6 5 2 - 6 5 8 . Les fragments
qui subsistent de son œuvre ont été réunis par F. WEHRLI, dans: Die Schule des Aristoteles.
Texte und Kommentar, hrsg. von FRITZ WEHRLI, Heft VIII: Eudemos von Rhodos, Basel/
Stuttgart (Schwabe) 1969 [zweite, ergänzte und verbesserte Auflage). On ne sait pas à
quelle œuvre d'Eudème peut appartenir le fragment 150, sous lequel sont rangées les
citations faites par Damascius.

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ORPHÉE ET L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2877

étincelant d'ailes d'or, Eros semblable aux rapides tourbillons du Vent.


C'est lui, qui, s'étant uni la nuit au Chaos ailé dans le vaste Tartare, fit
éclore notre race (celle des oiseaux) et la fit paraître la première au jour.
Jusqu'alors n'existait point la race des immortels, avant qu'Eros eût uni
tous les éléments: à mesure qu'ils se mêlaient les uns aux autres, naquirent
Ouranos, Okéanos, Gaia et toute la race impérissable des dieux bienheu-
reux. »
(Oiseaux 6 9 3 - 7 0 3 = O F 1, trad. H . VAN DAELE sur un texte de V.
COULON)

Suivant ce témoignage, qui est le plus ancien sur la théogonie orphique,


puisque les 'Oiseaux' furent créés en 414 av. J.-C., de l'œuf produit par la
Nuit, sort Eros de qui viennent toutes choses. Pour ce qui est de la suite,
il faut faire preuve de la plus grande prudence. Car c'est parodiquement
qu'Aristophane fait apparaître la race des oiseaux — les personnages centraux
de sa comédie —, avant les dieux. En outre, Aristophane, qui ne s'intéresse
pas à la suite de cette théogonie, se hâte d'en clore la description avec Ouranos,
Okéanos, Gaia et tous les autres dieux. Par ailleurs, puisque Platon semble
prendre pour acquis que la théogonie orphique s'étend sur six générations
(Philèbe 66 c = OF 14), on peut supposer que, à son époque, la théogonie
orphique commençait par la Nuit (cf. aussi Aristote, Mét. A 6, 1071 b 26 — 27
= OF 24) et se terminait par Dionysos. On ne peut cependant savoir si cette
version racontait le meurtre et la manducation de Dionysos par les Titans.
Le papyrus de Derveni 7 , sur lequel on trouve consigné un commentaire
philosophique, datant de la fin du IV eme ou du début du III eme siècle av. J.-C.,

7 On trouve une édition officieuse et, semble-t-il incomplète, de ce document dans:


Zeitschrift fur Papyrologie und Epigraphik 47, 1982, après la page 300, 12 p. Pour un
commentaire, cf. WALTER BURKERT, Orpheus und die Vorsokratiker. Bemerkungen zum
Derveni-Papyrus und zur pythagoreischen Zahlenlehre, Antike und Abendland 14, 1968,
p. 93 - 114; ID., La genèse des choses et des mots. Le papyrus de Derveni entre Anaxagore
et Cratyle, Etudes philosophiques 15, 1970, p. 443 — 455. Cf. aussi J . S. RUSTEN, Intérim
notes on the papyrus from Derveni, Harvard Studies in Philosophy 89, 1985, p. 121 —140.
Dans le papyrus de Derveni, on ne trouve aucune allusion au Temps ( = Chronos) c o m m e
divinité primordiale. Et si le commentateur parle du temps (col. VIII de l'édition Z P E ) ,
c'est dans le cadre d'une interprétation qui ne fait en aucune façon référence à cette
divinité:
« ...: le vers suivant se présente comme suit:
pour arriver à régner sur le beau séjour (des dieux) qu'est l'Olympe enneigé
L'Olympe et le temps c'est la même chose. Aussi ceux qui estiment que l'Olympe et
le ciel c'est la même chose se trompent-ils, car ils ne se rendent pas compte qu'il n'est
pas possible que le ciel soit plus « élevé » (p.oKpôxepov) ou « plus étendu » (eôpûxepov).
En revanche, si on qualifiait le temps de « long » (naicpôv), on ne se tromperait pas.
Or, au cas où quelqu'un souhaiterait parler du ciel, il lui donnerait pour épithète
« large » (eùpûv) alors que, si, au contraire, il souhaitait parler de l'Olympe, il ne lui
donnerait jamais pour épithète « large » (eùpûv) mais il lui donnerait pour épithète
«élevé» ((xaKpôv). ... après avoir dit qu'il est enneigé ... »

L'argumentation semble être la suivante. On peut identifier l'Olympe au temps, parce


qu'on peut donner pour épithète naKpôç à l'un et à l'autre. En revanche, on ne peut

187 ANRW 11 36.4


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2878 LUC BRISSON

à une théogonie orphique en vers, probablement celle qu'évoque Aristophane


au V e m e siècle av. J.-C., reste lui aussi muet et sur ce qui précède la Nuit et
sur ce qui advient de Dionysos. Voici la traduction en français des 47 vers de
cette version ancienne que M . L. WEST a pu reconstituer à partir des citations
faites dans le papyrus de Derveni.

1 J e vais chanter pour les initiés, fermez vos portes, profanes - ,


de Zeus, le maître qui gouverne tout, les prodigieuses œuvres,
toutes celles que, sur les conseils de la noire Nuit, il exécuta,
et la race des bienheureux plus jeunes qui sont immortels,
5 eux qui naquirent de Zeus, le roi tout-puissant.
Alors donc que, de son père, le pouvoir prédit par l'oracle
et le sceptre très glorieux, Zeus était sur le point de conquérir,
il se mit dans l'esprit absolument tout ce que, du fond de son
sanctuaire, lui
dit celle dont émanent tous les oracles, la nourrice des dieux,
la Nuit immortelle:
10 celle-ci lui révéla absolument tout ce qu'il lui était permis de
faire
pour arriver à régner sur le beau séjour (des dieux) qu'est
l'Olympe enneigé.
Zeus ensuite, après avoir entendu les secrets proférés par la
déesse sous forme d'oracle,
la force, dans ses mains, prit et le glorieux daimôn ( = Protogo-
nos),
le vénérable {daimôn), il l'avala, celui qui le premier s'élança
hors de (ou dans) l'Ether.
15 Celui-ci ( = Protogonos), la Terre ( = G a i a ) et le vaste Ciel
( = Ouranos) il engendra;
puis à lui ( = Ouranos), la Terre énorme donna pour enfant
Kronos, qui fit grand (mal)
à Ouranos, le fils d'Euphronè (la Bienveillante = la Nuit), celui
qui le tout premier régna.
A lui donc succéda Kronos, puis Zeus à la métis,
qui détenait la Métis et la dignité royale sur les immortels.
20 Et un beau jour, il ( = Zeus) avala, suivant ce qu'il (lui) était
permis (de faire), le principe de vie du dieu,
Protogonos ( = le Premier-né), le roi vénérable; puis à lui
( = Zeus), tous
les immortels adhérèrent, dieux bienheureux aussi bien que
déesses
et les fleuves et les sources aimables et tout le reste,

identifier l'Olympe au ciel, car l'épithète naicpôç, qui convient à l'Olympe (nombreuses
occurrences dans l"Iliade'), ne convient pas au ciel.

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ORPHÉE ET L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2879

tout ce qui était alors venu à l'être; et par suite Zeus devint
l'unique.
25 Maintenant il est le roi de tous les êtres, et il le sera dans
l'avenir.
Zeus fut le premier à venir à l'être, Zeus à la foudre éclatante
est le dernier,
Zeus est la tête, Zeus est le milieu, c'est à partir de Zeus que
tout fut fabriqué.
Zeus tient lui-même dans ses mains la fin de tous les êtres, Zeus
est la Destinée ( = Moira) puissante:
Zeus est le roi, Zeus à la foudre éclatante est le principe de tous
les êtres.
30 En effet, après les avoir tous cachés, de nouveau à la lumière
qui cause une grande joie,
hors de son cœur saint, il les ramena, accomplissant de terribles
exploits.
En vérité, en tout premier lieu parmi les divinités, l'Aphrodite
d'or,
l'Ouranienne séduisante, il la conçut grâce à sa thornë-,
puis, c'est grâce à elle ( = thornë) que, en même temps, Harmo-
nie et l'aimable Peithô ( = Persuasion) naissaient.
35 II conçut encore la Terre ( = Gaia) et le Ciel ( = Ouranos) qui
s'étend en largeur là-haut,
puis il conçut la grande force d'Okéanos qui se répand au loin;
il déploya aussi les fibres de l'Achéloos qui roule des flots
. d'argent.
Il conçut une autre terre immense ( = la lune), — Sélênè
l'appellent les immortels, mais ceux qui habitent sur la terre
(l'appellent) Mené —.
40 qui contient beaucoup de montagnes, beaucoup de villes, beau-
coup de demeures;
à partir de son centre égale en ses membres de tous côtés
( = sphérique),
elle brille pour de nombreux mortels sur la terre sans bornes.
(Il conçut aussi le grand soleil, qui est utile aux mortels
et les astres brillants dont le ciel se couronne
45 [vers trop lacunaire pour être traduit]
Ensuite, quand il eut conçu tout cela, Zeus à la métis
éprouva le désir de s'unir dans l'amour à sa mère.
(ma traduction sur un texte de M. L. WEST8)

Que penser de tout cela?

8 Le texte reconstitué par M. L. WEST est imprimé dans: The orphie poems, op. cit.,
p. 114 — 115; ma traduction se trouve dans la Revue de l'Histoire des Religions 202, 1985,
p. 418 — 420. Je l'ai modifiée sur certains points.

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2880 LUC BRISSON

Dans un bref proème, Orphée annonce qu'il va chanter pour les initiés
ce qu'a fait Zeus, et les dieux nés de lui. Son récit commence au moment où
Zeus va s'emparer du pouvoir royal et où il prend l'avis de la Nuit. Zeus
avale Protogonos, le «Premier né». En un flash-back, est évoquée la lignée
divine dont vient Zeus: Nuit, Protogonos, Ouranos (Gaia), Kronos (qui castre
Ouranos). Après avoir avalé Protogonos, Zeus devient le début, le milieu et
la fin de tout, puis procède à une nouvelle création que décrivent les vers
suivants. Mais le récit s'arrête sur la mention du désir de Zeus pour sa mère.
Quelles conclusions tirer de tout cela?
Cette théogonie a pour principe primordial la Nuit, dans la mesure où
rien ne laisse supposer que Chronos la précède. A partir de la Nuit, la suite
des événements correspond en gros à ce qu'on trouve dans les 'Rhapsodies'
jusqu'à Zeus à tout le moins. Aucune mention n'est faite de Dionysos, de son
démembrement par les Titans et de sa résurrection. Il faut bien admettre que
cette théogonie est fragmentaire et que, par voie de conséquence, tout laisse
penser qu'intervenaient d'autres figures que celles mentionnées dans les quel-
ques dizaines de lignes reconstituées par M. L. WEST. Il n'en reste pas moins
que, dès lors qu'on ne s'appuie plus sur un texte, même fragmentaire, même
douteux, on entre dans le domaine de l'hypothèse.
Jusqu'à la fin du I er siècle ou au début du II eme siècle apr. J.-C., on
connaissait forcément cette version ancienne de la théogonie orphique directe-
ment ou indirectement, à travers les œuvres d'Aristophane, de Platon, d'Aristote
et d'Eudème notamment.
En fait, la plupart des témoignages sur l'Orphisme chez les auteurs de
cette époque font référence à trois divinités: Zeus, Déméter et Dionysos.
Il est à noter cependant que Chrysippe, cité par Philodème (SVF II no 636
VON ARNIM = Philodème, De pietate 14, p. 81,18 GOMPERZ = OF 28 a)
témoignait du fait que la Nuit était le premier principe dans la théogonie
orphique 9 . On peut dès lors penser que la chose était bien connue dans certains
milieux stoïciens notamment.
Plutarque, lui, insiste sur le fait que, pour les Orphiques, tout sort de
l'œuf primordial (Quaest. conv. II 3,2, Moralia 636 d —e = OF 71), et cela
après avoir évoqué le premier vers cité dans la reconstruction de la théogonie
orphique commentée dans le papyrus de Derveni (cf. Quaest. conv. II 3,2,
Moralia 636d). Et, dans le De E apud Delphos 15 (Moralia 391 d), il cite le
vers évoqué par Platon dans le Philèbe (66 c = OF 14) et qui rappelle que la
théogonie orphique comprenait six générations.
Aucun témoignage ne nous renseigne sur les divinités qui sortirent de
l'œuf, et cela jusqu'à Zeus. L'hymne à Zeus, auquel fait allusion Platon dans

' Cela dit, on ne doit tirer aucune conclusion d'ordre historique de la théogonie qu'Apollo-
nius de Rhodes met dans la bouche d'Orphée au chant I des ses 'Argonautiques'
(494 - 511). Rien, en effet, ne nous force à voir dans ces vers d'Apollonius de Rhodes le
résumé d'une théogonie orphique originale connue de lui; et il est tout à fait vraisemblable
que la réaction des lecteurs des premiers siècles de notre ère fut la même. Une lecture
attentive amène à penser qu'il s'agit là d'une composition éclectique qui emprunte à
différents auteurs, notamment Phérécyde de Syros.

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ORPHÉE E T L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2881

les 'Lois' (IV 715 e = OF 21, cf. le v. 2; voir aussi Plutarque, De def. oracul.
48, Moralia 436 d; Jamblique, Protreptique chap.4, p. 5 4 . 1 9 - 2 0 DES PLACES),
semble avoir été bien connu à l'époque impériale. L'ouvrage apocryphe d'inspi-
ration stoïcienne 'Ilepi icôo(iou', qui est attribué à Aristote, mais qui a dû être
composé entre la seconde moitié du I er siècle av. J.-C. et la seconde moitié du
Ier siècle apr. J.-C., en cite 9 vers.
« Aussi n'est-ce pas sans vérité qu'il est dit dans les hymnes Orphiques:
Zeus fut le premier à naître, Zeus maître de la foudre est le
dernier.
Zeus est la tête et le milieu, c'est de Zeus que tout a reçu l'être.
Zeus est le fondement de la terre et du ciel étoile.
Zeus immortel est tout ensemble mâle et femelle.
5 Zeus est le souffle de toutes les créatures, l'élan du feu infatiga-
ble.
Zeus est la racine de la mer, et le soleil et la lune.
Zeus est roi, Zeus maître de la foudre est le chef de tous les
êtres;
car, les ayant cachés, il les ramène tous à la lumière joyeuse
hors de son cœur sans souillure,
lui, le dieu aux exploits terribles ».
(pseudo-Aristote, De mundo 401 a 27 — b 7, traduction française due à
A.-J. FESTUGIÈRE10; cf. la traduction en latin 'De mundo' faussement
attribuée à Apulée = OF 21 a)
Ces vers sont immédiatement interprétés dans le cadre de la doctrine stoïcienne
(pour un bon exemple de ce type d'interprétation, cf. Chrysippe, SVF II, nos
1078 & 1081 VON ARNIM = Philodème, De pietate 13 & 14 p. 80,16 sq.
GOMPERZ = O F 30).
Cela dit, il est difficile de savoir si les vers qu'on attribue à Orphée,
concernant la recherche entreprise par Déméter pour retrouver sa fille, Koré
enlevée par Pluton se trouvaient dans cette version ancienne de la 'Théogonie'
ou dans un poème séparé. Sur le marbre de Paros, qui date de 264/3 av. J.-C.,
on trouve mention d'un poème sur le rapt de Koré et sur la recherche
qu'entreprend Déméter pour la retrouver. Ce poème, qui raconte le mythe
éleusinien 11 , est dit avoir été publié sous Erechtée, un des rois fondateurs
d'Athènes: le nom du poète n'a pas été conservé, mais « Orphée » semble être
une reconstruction tout à fait acceptable 12 . Il est possible que ce poème ne
soit rien d'autre que T'Hymne homérique à Déméter', car, dans un papyrus
de I er siècle av. J.-C. (P. Berol. 13044 = OF 49 KERN), la même histoire est

10 A.-J. FESTUGIÈRE, La révélation d'Hermès Trismégiste II: Le dieu cosmique, Paris (Ga-
balda) 1949, p. 476.
" Cf. FRITZ GRAF, Eleusis und die orphische Dichtung Athens in vorhellenistischer Zeit,
Religionsgeschichtliche Versuche und Vorarbeiten 33, Berlin/New York (de Gruyter)
1974, p. 161 sq.
12 Marmor Parium, FGrHist II B 239 A 14.

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2882 LUC BRISSON

racontée en prose. Des vers sont cités de mémoire, qui se retrouvent dans
l " H y m n e homérique' à Déméter. Quoi qu'il en soit, cet épisode mythologique
devait se trouver dans la première version de la T h é o g o n i e orphique, car le
papyrus de Derveni semble y faire une lointaine allusion.
Mais c'est le meurtre et la manducation de Dionysos par les Titans qui
retiennent surtout l'attention des auteurs au début de l'époque impériale 1 3 .
Le témoignage de Philodème (De pietate 44, p. 16 GOMPERZ = O F 36)
nous fait remonter au III e m c siècle av. J . - C . , car il cite un poème d'Euphorion
(frag. 33 SCHEIDWEILER = frag. 39 v. GRONINGEN), OÙ cet épisode aurait été
raconté. Une scholie à Lycophron (207 SCHEER) nous apprend que la même
histoire était racontée dans ce poème ou dans un autre poème d'Euphorion
(frag. 12 SCHEIDWEILER = frag. 14 v. GRONINGEN) et dans un poème de Calli-
maque (frag. 3 7 4 SCHNEIDER = frag. 643 PFEIFFER). Ces fragments qui vien-
nent de Callimaque et d'Euphorion, auxquels il faut ajouter un autre fragment
de Callimaque, que mentionne P'Etymologicum m a g n u m ' (p. 4 0 6 . 4 6 = frag.
171 SCHNEIDER = frag. 517 PFEIFFER), constituent le point de départ de ce
que nous pouvons savoir sur le mythe orphique de Dionysos.
Les informations que donne Diodore sur ce mythe peuvent être regroupées
sous deux chefs.
1) Reprenant une conviction (cf. supra, p. 2872) déjà exprimée par Héro-
dote (II 81 = O T 216), suivant laquelle c'est d'Egypte q u ' O r p h é e aurait
rapporté les mythes qu'il a racontés et les rites qu'il a institués, Diodore
raconte qu'Orphée a emprunté aux Egyptiens les mystères d'Osiris et d'Isis et
les a rajeunis en ceux de Dionysos et de Déméter (Diodore I 11,3 = O F 237;
I 23,7 et 96,5 = O T 9 5 - 9 6 ; I 92,3 et 9 6 , 2 = O F 293); voilà d'ailleurs
pourquoi Dionysos se trouve identifié à Osiris et, par son intermédiaire, au
soleil (Diodore I 11,3 = O F 237), et Déméter, la terre-mère, à Isis (Diodore
I 12,4 = O F 302; I 96,2 = O F 293). Plutarque, qui lui-même avait été initié
aux mystères de Dionysos (Cons, ad ux. 10, M o r a l i a 611 d), il faut le rappeler,
revient avec insistance sur l'identification d'Osiris avec Dionysos (De Iside et
Osiride 13, Moralia 356 b; 28, Moralia 3 6 2 b; 3 4 - 3 5 , M o r a l i a 3 6 4 d; 36,
Moralia 365 d; cf. 25, Moralia 360 e; 37, M o r a l i a 365 e). Il relève les correspon-
dances dans les cultes de l'un et de l'autre: notamment l'homologie entre les
cérémonies relatives aux Titans et les fêtes nocturnes de Dionysos d'une part,
et les mises en pièces, les retours à la vie et les palingénésies d'Osiris d'autre
part (De Iside et Osiride 35, Moralia 3 6 4 f). Pour sa part, Servius rapprochera

" Les pages qui suivent s'inspirent essentiellement de A . J . FESTUGIÈRE, Les mystères de
Dionysos, Revue Biblique 44, 1935, p. 192 - 211, 3 6 6 - 396 = ID., Études de religion
grecque et hellénistique Paris (Vrin) 1972, p. 1 3 - 6 3 ; de IVAN M . LINFORTH, The arts of
Orpheus, Berkeley/Los Angeles (Univ. of California Press) 1941; de MARTIN P. NILSSON,
The Dionysiac mysteries of the Hellenistic and R o m a n age, New York (Arno Press)
1957, surtout le chap. I X ; et de JEAN PÉPIN, Plotin et le miroir de Dionysos (Enn. IV,
3 [27], 1 2 , 1 - 2 ) , Revue internationale de Philosophie 24, 1970, p. 3 0 4 - 3 2 0 . Voir aussi
L. FOUCHER, Le culte de Bacchus sous l'empire Romain, A N R W II 17,2, hrsg. v. W.
HAASE, B e r l i n - N e w York (W. de Gruyter) 1981, p. 6 8 4 - 7 0 2 .

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O R P H É E E T L'ORPHISME A L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2883

des propos d'Orphée sur Liber déchiré par les Géants, l'histoire d'Osiris aux
membres arrachés par Typhon et recueillis par Isis (In Verg. Georg. I, 166 =
OF 213). Enfin, Théodoret (Thérapeutique des maladies helléniques I, 21 =
O T 103) rappelle, d'après Plutarque et Diodore, qu'Orphée ramena d'Egypte
les mystères d'Isis et d'Osiris, et les transforma en ceux de Déméter et de
Dionysos.
2) Le drame dont Dionysos est le protagoniste doit être interprété allégori-
quement. Dionysos, le fils de Zeus et de Déméter, est tué par les Titans. Ces
derniers le dépècent, jettent les membres dans un chaudron et les cuisent,
notamment en les faisant bouillir; puis ils les mangent. Mais la mort de
Dionysos n'est pas définitive. Rhéa ou une autre divinité rassemble les membres
et leur redonne vie. C'est dans une perspective naturaliste que Diodore va
interpréter ce mythe, que d'autres auteurs vont interpréter dans une tout autre
perspective.

a) Interprétation naturaliste de type stoïcien

Pour Zénon, Cléanthe et Chrysippe, les dieux et les héros exprimaient la


divinisation soit d'êtres humains ayant rendu d'importants services soit de
dons essentiels de la nature 1 4 . D'où cette interprétation naturaliste, qui met
systématiquement le mythe de Dionysos en rapport avec la culture de la vigne
et la fabrication du vin. Si Dionysos est dit fils de Zeus et de Déméter, c'est
que, pour croître et pour porter fruit, la vigne a besoin de l'action concertée
de la pluie et de la terre. Si le jeune dieu est mis en pièces par les Titans, les
fils de la terre, c'est pour illustrer la vendange par les paysans. Le fait que les
membres de Dionysos sont bouillis évoque une pratique courante: on fait cuire
le vin avant de le mêler d'eau pour le rendre meilleur. Et si on raconte que
les restes de l'enfant sont réunis puis animés de nouveau, c'est pour signifier
que la vigne, une fois vendangée et taillée, doit à la terre (c'est-à-dire à
Déméter) de retrouver à la bonne saison son ancien pouvoir de porter des fruits
(Diodore III 6 2 , 6 - 7 ) . Cornutus (Theol. gr. comp. 3 0 , éd. LANG, p. 6 2 . 1 0 - 1 6 )
reprendra une exégèse du même type: pour lui, cependant, l'assemblage des
membres du dieu est l'œuvre de Rhéa, ce qui signifie que l'écoulement du vin
doux réunit dans une même masse la substance des grappes d'abord coupées
les unes des autres.

P) Interprétation cosmologique de type stoïcien

Plutarque rapporte aux « théologiens » une explication très différente du


même mythe. Indestructible et éternel par nature, Dionysos, est, par suite d'un
arrêt du destin, soumis à transformation. Tantôt il embrase la nature en
réduisant toutes choses à l'identité, tantôt il prend une infinité de formes
diverses et reçoit le nom de « cosmos ». Les sages appellent la transformation

14 JEAN PÉPIN, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétien-
nes (1958), Paris (Etudes Augustiniennes) 1976 2 .

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2884 LUC BRISSON

en feu Apollon, en raison de l'unicité ('ATtóAAcová te tt¡ novwaei). Q u a n t à la


mutation du dieu, qui devient, en bon ordre, vents, eau, terre, astres, plantes
et a n i m a u x , ils l'expriment en termes voilés (aivmovTcu), lorsqu'ils parlent de
« mise en pièces et de démembrement (Siac7taa|ióv u v a Kai ôia|ieA.ia|iôv) », et
ils nomment alors le dieu Dionysos, Zagreus, etc.; parlant de destructions et
disparitions suivies de retours à la vie et de palingénésies (àvaPicbaeiç Kai
JtaXiyyeveaiaç), ils confectionnent des mythes qui sont des énigmes (aivl^naia
Kai nuGeu^aTa) adaptées aux transformations en question (Plutarque, De E
apud Delphos 9, M o r a l i a 388 e - 3 8 9 a). L'alternance d'èKJtupcboeiç et de 8ia-
Koanf](T£iç définit la cosmologie des anciens Stoïciens, qui appelaient « cosmos »
le dieu qui mettait en ordre l'univers (Chrysippe, S V F II, no 527 = Stobée,
Eclog. I, p. 1 8 4 . 8 - 185.24 W a c h s m u t h ) ; par ailleurs, Chrysippe aurait mis le
nom d'Apollon en rapport avec la négation de la pluralité (SVF II no 1095 =
M a c r o b e , Saturnales I 17, 7). Voilà pourquoi on a toutes les raisons de croire
que s'inspire du Stoïcisme cette allégorie, qui pose une équivalence d'une part
entre le démembrement de Dionysos et la différenciation de l'univers, et d'autre
part entre le personnage d'Apollon et l'embrasement unificateur, processus
qu'il faut mettre en relation avec la renaissance de Dionysos.

y) L'exégèse métaphysique inspirée du ' T i m é e '

Dans le ' D e Iside et Osiride', Plutarque propose une autre interprétation


du démembrement de Dionysos qu'il rapproche de ce qu'on trouve dans le
' T i m é e ' sur la constitution de l'âme du monde à partir de la substance
indivisible, de la substance divisible et de la substance intermédiaire, résultat
du mélange des deux premières. Osiris, c'est l'intelligible, Isis, le réceptacle et,
Horus le produit de leur rapprochement (Plutarque, D e Is. et Osir. 5 4 , M o r a l i a
373 a). Or, si on se rappelle le rapport établi par Plutarque entre Osiris et
Dionysos, on voit se dégager un rapport entre l'âme du monde et Dionysos.
Dans cette perspective, le démembrement de Dionysos figurerait l'extension
de l'âme du monde dans toutes les parties de l'univers.

5) L'exégèse morale

Le mythe du démembrement de Dionysos, qui permet d'illustrer le morcel-


lement de l'âme du monde dans le monde sensible, sert aussi à illustrer la
destinée de l'âme humaine. Les souffrances de Dionysos démembré, l'audace
sacrilège (-roA.HT||iaTa) des Titans qui le dévorèrent et leur châtiment par la
foudre, c'est un mythe qui fait allusion à la palingénésie; les Titans livrés au
châtiment et à l'expiation, tel est le nom que les Anciens donnèrent à ce qu'il
y a en nous d'irrationnel, de désordonné, de violent, non pas divin, mais
démoniaque (Plutarque, D e esu carn., I 7 , M o r a l i a 996 c = O F 210). Le
changement de perspective qui s ' a m o r c e ici est rendu sensible par la notion
de palingénésie entendu dans le sens de « réincarnation ».
Enfin, il semble que la version ancienne de la ' T h é o g o n i e ' comportait
une doctrine assimilant l'âme à l'air (Aristote, De anima A 5, 4 1 0 b 1 9 - 3 0
= O F 27).

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ORPHÉE ET L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2885

b) La t h é o g o n i e d e s ' R h a p s o d i e s '

La plupart des t é m o i g n a g e s qui n o u s s o n t parvenus sur la ' T h é o g o n i e '


o r p h i q u e se rattachent à la version q u a l i f i é e de « c o u r a n t e » par D a m a s c i u s
( D e princ. RUELLE I, par. 123, 3 1 7 . 1 3 - 1 4 ) , celle des ' D i s c o u r s sacrés en 2 4
rhapsodies'.
D a n s cette version, le principe primordial est C h r o n o s ( = le T e m p s ) (OF
66, 70).
De Chronos naissent Ether et Chasma ( = Chaos) (OF 66). Puis, dans
l'Ether, Chronos fabrique un œuf argenté (OF 70), dont sort un être extraordi-
naire aux multiples noms. Il s'agit d'un être double. Doté de deux paires
d'yeux (OF 76), cet être est pourvu des deux sexes (OF 81, 98) placés en haut
des fesses (OF 80). Et, en plus d'avoir des ailes sur le dos (OF 78), il est affublé
de plusieurs têtes (OF 79), et notamment des têtes de ces quatre animaux:
lion, bélier, taureau et serpent (OF 81). Comme son apparence, son nom est
multiple. On l'appelle tout d'abord Phanès ( = celui qui apparaît, celui qui
fait apparaître), parce que, radieux; il fait apparaître toutes choses en apparais-
sant. On l'appelle aussi Eros. Parfois uni à Phanès en tant qu'épithète, parfois
indépendant, on trouve Protogonos ( = le Premier né), comme autre nom de
Phanès. On l'appelle encore Métis ( = l'Intelligence pratique). Car, en tant que
générateur de toutes choses, Phanès doit être Providence et, par suite, faire
preuve, dans le gouvernement de l'univers, d'intelligence pratique. Bien plus,
puisqu'il sera avalé par Zeus, Phanès s'apparente à cette Métis, que, dans la
'Théogonie' d'Hésiode, Zeus avale, permettant ainsi l'engendrement et la
naissance d'Athéna. Enfin, on l'appelle Eriképaios, nom dont il est impossible
de déterminer l'étymologie.
Avec cet être à l'apparence et au nom multiples, la Nuit entretient des
rapports complexes: en effet, elle est à la fois sa mère (OF 106), son épouse
et sa fille (OF 98). Ce triplement de la figure féminine primordiale peut
s'expliquer ainsi. Etant toutes choses et possédant les deux sexes, c'est avec
la partie féminine de lui-même que Phanès se trouve en relation de toutes les
façons possibles. Or, c'est à la Nuit, sa fille-épouse, qui est aussi sa mère, que
Phanès transmet le sceptre (OF 101) pour le second règne.
Le troisième appartient à Ouranos couplé avec Gaia, qu'enfante la Nuit
(OF 109).
Puis vient l'histoire de Kronos couplé avec Rhéia, et qui châtre son père
Ouranos, pour les mêmes raisons et de la même façon que dans la 'Théogonie'
d'Hésiode (OF 127).
Mais, avec Zeus, la théogonie orphique s'écarte de celle d'Hésiode et
prend un nouveau départ; elle se prolonge en une cosmogonie. En effet, Zeus
avale Phanès. Ainsi devenu principe primordial, il reconstitue les dieux et
constitue le monde (OF 167, 168). Et, puisque maintenant il s'identifie à
Phanès, cet être bisexué (OF 168) entretient avec Déméter ( = Mère de Zeus),
les mêmes rapports que Phanès avec la Nuit. Comme mère de Zeus, Déméter
s'appelle Rhéia et comme son épouse-fille, elle s'appelle Koré. C'est en effet
à Koré que s'unit Zeus pour engendrer Dionysos, à qui, alors qu'il n'est encore
qu'un enfant, il transmet la souveraineté (OF 207, 208).

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2886 LUC BRISSON

J a l o u x , les Titans, avec des jouets, attirent Dionysos dans un guet-apens.


Ils le tuent, le découpent en morceaux et, après avoir mis en œuvre une cuisine
qui inverse celle du sacrifice traditionnel en Grèce ancienne, le mangent. Ayant
appris la chose, Zeus, en colère, les frappe de sa foudre qui les brûle.
Et, de la suie que déposent les vapeurs qui s'élèvent des Titans, raconte
Olympiodore qui est le seul à mentionner explicitement cet épisode, naissent
les hommes dont la constitution est double: une part de leur être vient de
Dionysos, et une autre des Titans qui l'ont ingurgité (OF 210).
Par ailleurs, Zeus confie ce qui reste des membres de Dionysos à Apollon
qui va les enterrer sur le mont Parnasse ( O F 209, O F 211). Mais Athéna a
réussi à sauver le cœur, toujours palpitant; elle l'a mis dans un coffre et l'a
apporté à Zeus, qui a redonné vie à Dionysos (OF 210). Aussi Dionysos
continue-t-il de partager, comme avant, le pouvoir avec Zeus.
Et, c o m m e Dionysos est aussi appelé Zeus, Eriképaios, Métis, Protogonos,
Eros et Phanès, tout peut recommencer ( O F 170).
Un certain nombre d'indices permettent de supposer que les 'Rhapsodies'
furent composées, à partir de la version ancienne de la 'Théogonie' et de
poèmes divers mis sous le nom d'Orphée notamment, vers la fin du I er ou au
début du II e m e siècle apr. J . - C . L'argument majeur en faveur de cette datation
réside dans cette constatation: aucun témoignage sur Chronos, la figure
mythique qui, précédant la Nuit, permet de distinguer la version ancienne de
la théogonie orphique de celle des 'Rhapsodies', ne remonte plus haut que la
seconde moitié du II e m e siècle apr. J . - C . 1 5 . Or, l'introduction de cette figure
résulterait d'une influence sur l'Orphisme du Mithriacisme, qui, si on en
croit les spécialistes 1 6 , fut introduit dans l'Empire romain au début de l'ère
chrétienne.
Une telle datation permet d'expliquer pourquoi, dans les 'Rhapsodies',
on décèle des traces d'allégories stoïciennes, et on sent une influence néopytha-
goricienne (importance accordée au nombre), et même médio-platonicienne

15 O F 5 4 (Damascius), O F 57 (Athénagore), O F 6 0 (Damascius), O F 6 4 (Damascius), O F


65 (Souda, Georgius C e d r e n u s , J e a n M a l a l a s ) , O F 66a (Proclus, Syrianus), O F 68
(Proclus, Syrianus), O F 7 0 ( D a m a s c i u s ) . Par ailleurs, c o m m e le fait justement r e m a r q u e r
M . L. WEST ( T h e orphie p o e m s , op. cit., p. 2 0 0 . n . 7 8 ) , il n'y a a u c u n e raison valable de
c r o i r e que la s o u r c e de la scholie à Apollonius de R h o d e s (III 2 6 = O F 3 7 ) serait le 'Sur
les d i e u x ' d'Apollodore d'Athènes. Bien plus, X p ô v o ç est une c o r r e c t i o n p r o p o s é e par
ZOEGA p o u r K p ô v o ç .
16 Pour une présentation d'ensemble, cf. ROBERT TURCAN, M i t h r a et le mithriacisme: Coll.
Q u e sais-je? no 1929, Paris (P.U.F.) 1 9 8 1 ; ID., M i t h r a s platonicus. Recherches sur
l'hellénisation philosophique de M i t h r a , E P R O 4 7 , Leiden (Brill) 1 9 7 5 et m a i n t e n a n t ID.,
Les cultes o r i e n t a u x dans le m o n d e r o m a i n , Paris (Les Belles Lettres) 1 9 8 9 , p. 1 9 3 - 2 4 1 .
Voir aussi R . BECK, M i t h r a i s m since F r a n z C u m o n t , A N R W II 17,4, hrsg. v. W. HAASE,
B e r l i n - N e w Y o r k (W. de G r u y t e r ) 1 9 8 4 , p. 2 0 0 2 - 2 1 1 5 ; D . ULANSEY, T h e Origins o f the
M i t h r a i c Mysteries. C o s m o l o g y and Salvation in the Ancient World, N e w Y o r k - O x f o r d
( O x f o r d University Press) 1 9 8 9 . Cf. m o n article, L a figure de C h r o n o s d a n s la théogonie
orphique et ses antécédents iraniens, dans: M y t h e s et représentations du temps, Paris
(éd. du C . N . R . S . ) 1 9 8 5 , p. 3 7 - 5 5 .

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O R P H É E E T L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2887

(double création, triades divines). On comprend dès lors que les Néo-platoni-
ciens n'ont pas eu trop de mal à y retrouver une préfiguration de leur système.
Lactance, qui aurait écrit les 'Institutions divines' vers 301 apr. J . - C . ,
semble bien être le premier auteur à évoquer les débuts des 'Rhapsodies' 1 7 en
parlant de Phanès, dont il explique le nom et dont il justifie le qualificatif de
« premier-né »:

« 4. Orphée, qui est le plus ancien des poètes, et le contemporain des


dieux eux-mêmes (cf. ce qui a été dit plus haut, p. 2869), — n'a-t-il pas,
dit la tradition, navigué avec les Argonautes, en compagnie des Tyndarides
et d'Hercule? - donne au Dieu grand et véritable le titre de « premier-
né », parce que rien n'a été engendré avant lui, mais que c'est précisément
par lui que tout a été engendré. Il l'appelle également Celui-qui-apparaît,
car, alors que rien encore n'existait, il fut le premier à jaillir du néant et
à exister. 5. Et comme son intelligence ne pouvait concevoir ni l'origine
ni la nature de Dieu, il dit qu'il était né de l'air immense

premier-né brillant, et fils de l'air immense. 1 8

En effet, il ne pouvait pas dire davantage. »


(Lactance, Institutions divines I 5, 4 - 5 , traduction de PIERRE MONAT
légèrement modifiée = O F 73)

« Ce dieu primordial est doté des deux sexes. »


(Lactance, Institutions divines IV 8, 4 = O F 81)

Et il met en œuvre une première création, intelligible 1 9 semble-t-il, à la


différence de celle de Zeus qui crée le monde sensible:

« [6.] Il ( = Orphée) affirme que celui-ci est le père de tous les dieux, qu'il
a créé le ciel pour eux et l'a organisé pour ses enfants, afin qu'ils eussent
une maison et une résidence commune:

Pour les immortels il bâtit une impérissable demeure.

Guidé par la nature et par la raison, il a donc compris qu'il existait une
puissance infiniment supérieure, créatrice du ciel et de la terre (cf. Lac-

17 En effet, il est impossible de savoir si Proclus extrapole lorsqu'il déclare: « Ces trois
intellects donc, ces trois Démiurges, Amélius assume que ce sont aussi les trois Rois
dont parle Platon (Lettre II 312 e 1 — 4) et les trois d'Orphée, Phanès, Ouranos et Kronos,
et celui qui à ses yeux est le plus démiurge est Phanès. » (In Tim I 306.10—14) Sur le
sujet, cf. L u c BRISSON, Amélius: Sa vie, son œuvre, sa doctrine, son style, ANRW II
36.2, éd. W. HAASE, Berlin/New York (de Gruyter) 1987, p. 811 - 8 1 2 .
18 Le vers se présente ainsi en grec: ITptoxôyovoç <Daé(kûv 7tepi(II|K£oç r|époç u l ô ç .

" Sur la création intelligible, cf. CHARLES KANNENGIESSER, Philon et les Pères sur la double
création de l'homme, dans: Philon d'Alexandrie, Colloques nationaux du C.N.R.S., Lyon
[ 1 1 - 1 5 septembre 1966], Paris (éd. du C.N.R.S.) 1967, p. 277 - 296. Cf. aussi La 'doppia
creazione' dell'uomo negli Alessandrini, nei Cappadoci et nella gnosi, a cura di UGO
BIANCHI, Roma (ed. dell'Ateneo& Bizarri) 1978.

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2888 LUC BRISSON

tance, Institutions divines I 5, 3 et Epitome 3 = OF 88). [7]. En effet, il


ne pouvait pas dire que Jupiter était le principe des choses, puisque celui-ci
avait été engendré par Saturne; ni non plus que c'était Saturne, puisqu'on
rapportait qu'il était né de Ciel; mais il n'osait faire de Ciel la divinité
première, car il voyait que c'était un élément du monde, qui avait lui-
même eu besoin d'un créateur. Tel est le raisonnement qui l'a conduit à
ce dieu «premier-né».
(Lactance, Institutions divines I 5, 6 - 7 , traduction de PIERRE MONAT
légèrement modifiée = OF 89).

La fin de ce témoignage évoque donc, dans l'ordre, les figures d'Ouranos, de


Kronos et de Zeus; la Nuit, il faut le noter, n'est pas évoquée.
Rien n'est dit non plus sur la castration que Kronos fait subir à son père,
Ouranos. Quoi qu'il en soit, le règne de Kronos est ainsi décrit par Lactance:

« Orphée, auteur proche de cette époque, rappelle clairement que Saturne


a régné sur la terre et chez les hommes:

Le tout premier Kronos a régné sur les hommes, fils de la terre;


et c'est de Kronos que naquit ce grand roi, Zeus, qui voit au
loin.
(Lactance, Institutions divines I 13, 11, traduction de PIERRE MONAT
légèrement modifiée = OF 139).

De peur d'être détrôné par eux, Kronos dévore ses fils au fur et à mesure
qu'ils naissent. Mais Rhéa réussit à substituer à Zeus une pierre qu'ingurgite
Kronos. La Nuit apprend alors à Zeus comment procéder pour s'emparer du
pouvoir et devenir le cinquième roi. Voici ce que raconte Porphyre:

« Mais chez Orphée, on voit Kronos tomber, grâce au miel, dans les
embûches de Zeus. S'étant gorgé de miel, le voilà ivre, obnubilé comme
s'il avait bu du vin; il s'endort, comme, dans Platon (Banquet 203 b)
Poros, quand il s'est gorgé de nectar: c'est que le vin n'existait pas encore.
La Nuit, dans Orphée, suggère en ces termes à Zeus le coup de ruse avec
le miel:

Quand tu le verras, sous le haut feuillage des chênes,


s'enivrant du produit des bourdonnantes abeilles, attache-le.

C'est ce qui arrive à Kronos. Et une fois attaché, on le mutile, comme


Ouranos: le poète théologien sous cette allégorie veut dire que le plaisir
enchaîne les êtres divins et les entraîne vers la génération; et une fois
abandonnés au plaisir, ils émettent certaines puissances. Ainsi Ouranos,
poussé par le désir d'amour descend vers Gé et il est mutilé par Kronos.
Le plaisir que donne l'amour s'identifie pour eux à celui que donne le
miel, — le miel qui trahit Kronos et le fait mutiler. La première des
planètes qui tournent en sens inverse du Ciel est en effet Kronos, avec sa

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O R P H É E E T L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2889

sphère. Or des effluves descendent du Ciel et des planètes. Eh bien,


Kronos reçoit ceux qui viennent du Ciel et Zeus ceux de Kronos. »
(Porphyre, L'antre des Nymphes 16, traduction de F. BUFFIF.RE = OF 54)

Même si on ne tient pas compte des interprétations allégoriques qu'il en


propose, car elles sont particulièrement difficiles à comprendre, le témoignage
de Porphyre permet de reconstituer la trame du récit. Ouranos, l'époux de
Gé, a été châtré par Kronos. Ce dernier s'enivre de miel et s'endort. Voilà
probablement la scène que décrivent ces vers:
« Il demeurait étendu avec son large cou roulant de côté,
et un sommeil puissant s'emparait de lui »

que cite Clément d'Alexandrie (Stromates VI 2, 26, 2 = OF 149). Sur les


conseils donnés par la Nuit, Zeus profite de l'occasion pour attacher Kronos
et le châtrer.
Zeus s'empare alors du pouvoir. Il a pour parèdre Diké (Plotin, Enn. V
8 [31], 4 = O F 158), ce qui met son règne sous le signe de la justice.
Par ailleurs, son épouse est Héra (Dion Chrysostome, Discours X X X V I
5 6 - 5 7 = OF 163). Porphyre va interpréter la chose dans une perspective
allégorique:

« Ils ont fait d'Héra la compagne de Zeus en appelant Héra la puissance


de l'éther et de l'air. Car l'éther est l'air le plus subtil. »
(Eusèbe, Préparation Evangélique III 11, 1, traduction E. DES PLACES =
Porphyre, Les images des dieux, frag. 5 BIDEZ).
Une telle interprétation ne se comprend que par référence à l'hymne à Zeus.
Pour les philosophes comme pour les Pères de l'Eglise en effet, le Zeus
des 'Rhapsodies' est perçu avant tout comme le « créateur » du monde sensible,
qui s'identifie par ailleurs à lui. C'est ce qu'explique, au chapitre 9 du livre
III de sa 'Préparation Evangélique', Eusèbe de Césarée, qui cite Porphyre (Les
images des dieux, frag. 4 BIDEZ), qui lui-même cite l'hymne à Zeus:
« Voici donc la sagesse des Grecs, en l'examinant par ce biais: entendant
par Zeus l'intellect cosmique, qui d'après ses idées a créé le monde, ceux
qui ont dit les vers orphiques ont donné sur lui cette tradition de leur
théologie:
Zeus fut le premier à naître, Zeus maître de la foudre est le
dernier.
Zeus est la tête et le centre, c'est de Zeus que tout a reçu l'être.
Zeus est né mâle, Zeus a été aussi nymphe impérissable.
Zeus est le fondement de la terre et du ciel étoilé.
5 Zeus est roi, Zeus en personne est l'auteur de toutes choses.
Il est né seule force, seul démon, grand chef de tous les êtres;
Seul corps royal, où tout ce bas monde déroule son cycle,
Feu, eau, terre, éther, nuit et jour,
Métis premier géniteur, et Eros charmeur;

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2890 LUC BRISSON

10 C a r tout ici-bas se trouve dans le grand corps de Zeus.


A le voir, sa tête et son beau visage
Sont le ciel resplendissant, qu'entourent de leurs ondulations
Les splendides chevelures d ' o r des astres étincelants;
Des deux côtés, ces cornes de taureau, deux cornes d'or,
15 Ce sont le lever et le c o u c h a n t , routes des dieux du ciel;
Ses yeux, le soleil et la lune qui va à sa rencontre.
Son intellect infaillible, c'est l'éther royal, impérissable,
par lequel il meut tout en cercle et conçoit;
Il n'est ni voix, ni son, ni bruit, ni rumeur
20 Q u i échappe à l'oreille du tout-puissant Zeus, fils de K r o n o s ;
Ainsi immortelles sont sa tête et sa pensée;
Ainsi son corps est lumineux, immense, inébranlable,
Vigoureux, a u x membres forts, tout-puissant;
Les épaules du dieu, sa poitrine, son large dos;
25 C'est l'air au vaste empire; des ailes lui ont poussé,
Sur lesquelles tout vole; son ventre sacré,
C'est la terre, mère universelle, ce sont les pics vertigineux des
montagnes;
Au milieu, sa ceinture, c'est le flot de la mer sonore
E t de l'océan; sa base e x t r ê m e , ce sont les racines intérieures du
sol,
30 Le T a r t a r e moisi, les ultimes limites de la terre.
Il cachait tous les êtres, puis allait à nouveau les tirer de son
sein
Pour les ramener à la joyeuse lumière, œuvre merveilleuse. »
(Eusèbe de Césarée, Préparation Evangélique III 9, 1 - 2, traduc-
tion E. DES PLACES = O F 168)

Les derniers vers ne se c o m p r e n n e n t que si on replace l ' h y m n e 2 0 dans son


contexte. Avant de créer le m o n d e sensible, Z e u s a sollicité les conseils de la
Nuit, qui lui a r e c o m m a n d é d'avaler Phanès; ce que fait Zeus. En lui qui
devient alors origine absolue, coïncident tous les contraires. Et la création
s'identifie au corps du créateur, dans la mesure où tout se retrouve en Z e u s ,
avant d'être produit à la lumière.
Voici une analyse schématique de cet hymne:

I) Attributs de Zeus
1. Totalité: coïncidence des contraires
— premier / dernier 1
— début / fin 2
— mâle / femelle 3
— h a u t / bas 4

20 On comparera cet hymne avec les vers cités dans le T l e p i K.ôcr|iou' (cité supra, p. 2881)
et dans le papyrus de Derveni (cf. supra, p. 2 8 7 8 - 2 8 7 9 ) .

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ORPHÉE ET L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2891

2. Primauté: origine absolue


- premier 5
- unique 6
II) Création de Zeus
1. Il avale Métis 7-10
2. Il devient toutes choses
a) son chef
- tête et visage, ciel 11-12
- cheveux, astres 13
- deux cornes, levant et couchant 14 — 15
- yeux, soleil, lune 16
- intellect, éther 17-21
b) le reste de son corps
- corps, feu 22-23
- épaules, poitrine et dos, air 24 — 26
- ventre, terre 26 — 27
- taille, eau 28 - 29
- sous la taille, Tartare 29 — 30
3. Il rend tout à la lumière 31 — 32

Paraphrasant Porphyre, Eusèbe de Césarée va insister sur ces deux points:


Zeus est l'Intellect démiurgique qui crée le monde sensible; et Zeus s'identifie
à sa création:

« [3] Zeus est donc l'ensemble du cosmos, vivant entre les vivants et dieu
entre les dieux 21 ; et Zeus en conséquence est l'intellect, d'où il produit
toutes choses et les crée par ses pensées. [4] Dès lors que les théologiens
avaient interprété de cette façon la condition divine, il n'était pas possible
de créer une image telle que la raison l'avait indiquée, et, en admettant
qu'on l'eût imaginée, elle ne montrait pas par la sphère ce que Dieu a
de vivant, d'intellectuel, de provident. [5] Ils ont anthropomorphisé la
représentation de Zeus, parce que c'était selon l'intellect qu'il créait et
par des raisons séminales qu'il exécutait tout; il est assis, par allusion à
la stabilité de sa puissance; les parties supérieures sont nues, parce qu'il
est visible dans les parties intellectuelles et célestes de l'univers; le devant
est couvert, parce qu'il est invisible dans le bas, qui est caché; de la main
gauche il tient le sceptre, vu que des parties du corps la plus dominatrice
et la plus intellectuelle est le viscère le plus intime, le cœur; car l'intellect
créateur est roi de l'univers; et de la main droite il tend en avant un aigle,

21
II pourrait s'agir là d'un commentaire d'une représentation de Zeus, dont les traits
avaient valeur d'allégorie (cf. Macrobe, Saturnales I 17, 13 = Apollodore d'Athènes,
FGrH II B 244 F 95).

188 A N R W II 36.4
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2892 LUC BRISSON

parce qu'il règne sur les dieux aériens comme l'aigle sur les oiseaux des
hauteurs; ou une victoire, parce qu'il a lui-même vaincu. »
(Eusèbe de Césarée, Préparation Evangélique III 9, 3 - 5 , traduction E.
DES PLACES)

Eusèbe de Césarée fait deux critiques à cette représentation du créateur: l'une


dénonçant son anthropomorphisme et l'autre, son panthéisme. Comment
comprendre que l'intellect créateur, qui est invisible, puisse être représenté
sous les traits d'un être humain? Et il est de la plus grande impiété de faire
des parties du monde des parties de Dieu (Eusèbe de Césarée, Préparation
Evangélique III 9, 6 - 1 0 , 26).
L'épouse « officielle » de Zeus est sa sœur Héra. Mais Zeus va s'unir a
sa mère Rhéa-Déméter et à sa fille Koré.
S'unissant à sa mère, Zeus va engendrer Koré qui, suivant Porphyre, est
ainsi associée à son œuvre démiurgique:

« Q u a n t aux tissus teints en pourpre de mer, c'est, on le voit tout de


suite, la chair qui se tisse à partir du sang. C'est du sang que viennent
les laines pourpres et c'est avec des produits d'origine animale que la
toison a été teinte: l'élaboration de la chair se fait de même par l'action
du sang et avec du sang. De plus le corps est pour l'âme une tunique
dont elle est revêtue, il est chose bien merveilleuse à voir, que l'on
considère sa complexion ou les liens qui attachent l'âme à lui. C'est ainsi
que dans Orphée on nous montre Koré, éphore de tous les êtres à semence,
en train de tisser; les anciens ont par ailleurs nommé le ciel un voile, qui
enveloppait les dieux célestes. »
(Porphyre, L'antre des Nymphes 14, traduction de F. BUFFIÈRE = OF 192)

Koré reste dans la maison de sa mère, que gardent les Kourètes (OF 191, cf.
OF 151). Alors que sur le péplos qu'elle fabrique, elle est en train de tisser un
scorpion 2 2 , Koré est enlevée par Pluton (OF 196). Déméter descendra aux
enfers pour aller rechercher sa fille; elle arrivera à un accord avec Pluton, à
qui par ailleurs Koré donnera neuf filles, les Euménides hypochtoniennes.
Dans les 'Rhapsodies', plusieurs vers devaient raconter ces aventures
mises en rapport avec la fondation des Mystères d'Eleusis; on peut même se
demander si, comme dans le cas de Dionysos, il n'existait pas sur Déméter et
sur le rapt de Koré un hymne autonome attribué à Orphée (cf. infra, p. 2918).
La même question s'est d'ailleurs posée plus haut (cf. supra, p. 2881 - 2 8 8 2 )
dans le cadre de l'ancienne version de la 'Théogonie' orphique. Voici ce que
raconte Eusèbe qui reprend le récit de Clément d'Alexandrie (Protreptique II
20,1-21,1):

22 Le scorpion est le signe zodiacal dont le lever m a r q u e le début de l'hiver en Grèce


a n c i e n n e ( E . S T E I N , R E III A 1 [ 1 9 2 7 ] , s . v. S k o r p i o s , 5 8 8 - 6 1 1 , s u r t o u t 5 9 5 - 5 9 6 ) . Or,
l'hiver est l ' é p o q u e où les semences sont mises en terre. D ' o ù la signification s y m b o l i q u e
du rapt de Koré-Perséphone par Hadès-Pluton, le maître des Enfers.

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ORPHÉE E T L'ORPHISME À L ' É P O Q U E IMPÉRIALE 2893

« [30] Et quoi d'étonnant si les Tyrrhéniens barbares se font initier de la


sorte à une honteuse passion, si les Athéniens et le reste des Grecs —
l'on ose à peine le dire — remplissent de honte la fable de Déo? [31]
Celle-ci, errant à la recherche de Koré dans les environs d'Eleusis (c'est
un endroit de l'Attique), tombe de fatigue et s'assied près d'un puits, tout
affligée. Ce geste, maintenant encore, est interdit aux néophytes, de peur
que les initiés ne paraissent imiter Déo dans ses lamentations. [32] A cette
époque, les habitants d'Eleusis étaient des autochtones; on les appelait
Baubo, Dysaulès, Triptolème, et encore Eumolpe et Eubouleus; Triptoléme
était bouvier, Eumolpe berger, Eubouleus porcher; c'est d'eux que sont
issues les familles, florissantes jadis à Athènes, des Eumolpides et des
Kérykes, les hiérophantes. [33] Alors - je ne renoncerai pas à le dire -
Baubo, qui avait recueilli Déo, lui tend un cycéon. Comme celle-ci refuse
de le prendre et ne consent pas à en boire, vu son deuil, Baubo, contristée
et se croyant méprisée, découvre ses parties et les montre à la déesse; à
cette vue, toute réjouie, Déo finit, non sans peine, par accepter le breuvage,
enchantée qu'elle a été du spectacle.
[34] Voilà les mystères secrets des Athéniens, voilà ce que décrit aussi
Orphée. Je vais citer ses propres vers, afin que tu aies le mystagogue
pour témoin de cette indignité:

Ayant ainsi parlé, Baubo retroussa son péplos et lui montra de


son corps
Tout ce qu'il y a d'obscène; le jeune Iacchos était là
(Et il le tapotait de la main, rieur), sous le sein de Baubo;
La déesse se mit à sourire, elle sourit dans son cœur,
Et accepta la coupe diaprée qui contenait le cycéon 23 .

[35] Et voici le mot de passe des mystères d'Eleusis: « J ' a i jeûné, j'ai bu
le cycéon, j'ai pris dans la corbeille; après avoir manié, j'ai remis dans le
panier et du panier dans la corbeille. » Beaux spectacles, vraiment, et
séants à une déesse. »
(Eusèbe de Césarée, Préparation Evangélique II 3, 3 0 - 3 5 , traduction E.
DE PLACES, cf. aussi Arnobe, Adv. nat. V 25 - 27 = OF 52)

Bref, dans ces vers, Orphée était censé décrire l'origine même des mystères
d'Eleusis; ce qui, tout naturellement, amenait à le considérer comme l'instiga-
teur de ces mystères (cf. supra, p. 2871-2872).
Puis Zeus va s'unir à sa fille Koré pour engendrer Dionysos, à qui, même
s'il n'est encore qu'un enfant, il va transmettre la royauté. A l'instigation
d'Héra, les Titans vont s'en prendre à Dionysos.

23 Ces vers sont très corrompus. Plusieurs reconstitutions en ont été proposées; celle de F.
GRAF (op. cit. n. 11) semble être l'une des meilleures.

188*
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2894 LUC BRISSON

« [ 1 7 . 2 ] Les mystères de Dionysos sont absolument inhumains: il était


encore enfant et les Kourètes 2 4 l'entouraient en une danse armée, quand
les Titans s'insinuèrent là par ruse, et, l'ayant trompé à l'aide de j o u e t s "
enfantins, le dépecèrent, tout bambin qu'il était encore, comme le raconte
le poète de cette initiation, Orphée le Thrace,
Une pomme de pin, une toupie, des poupées articulées,
de belles pommes d'or, apportées du jardin des Hespérides à la
voix claire.

[ 1 8 . 1 ] De cette initiation aussi il n'est pas vain de vous présenter, pour


leur condamnation, les vains symboles: un osselet, une balle, une toupie,
des pommes, une roue, un miroir, un flocon de laine. Là-dessus, Athéna,
pour avoir dérobé le cœur de Dionysos, fut surnommée Pallas à cause
des battements de ce cœur 2 6 : les Titans, qui l'avaient dépecé, plaçant une
marmite sur un trépied, y jetèrent ses membres; après les avoir bien fait
bouillir, ils les transpercèrent avec de petites broches 2 7 , et « les tinrent au-
dessus d'Héphaistos 2 8 ». [2] Mais peu après Zeus apparaît (s'il était dieu,
sans doute avait-il pris sa part de ce fumet des viandes rôties, dont vos
dieux avouent « recevoir l'hommage 2 9 »; il frappe les Titans de son foudre
et confie les membres de Dionysos à son fils Apollon pour les ensevelir.
Celui-ci, se gardant bien de désobéir à Zeus, les porte sur le Parnasse,
où il enterre ce cadavre déchiqueté. »
(Clément d'Alexandrie, Protreptique II 1 7 , 2 - 18,2, traduction de C. MON-
DÉSERT = O F 34 —35 3 0 ).
Il faudra attendre Olympiodore pour connaître un épisode essentiel du récit:
« Puis à Zeus succéda Dionysos. C'est, dit-on, au terme d'un complot
ourdi par Héra, que les Titans qui l'entouraient mirent en pièces Dionysos
et mangèrent ses chairs. En colère contre eux, Zeus les frappa de sa
foudre et de la suie déposée par les vapeurs qui s'élevèrent d'eux vient la
matière dont sont faits les hommes. »
(Olympiodore, In Phaed. 1 par. 3.6 — 9, ma traduction sur le texte de
L . G . WESTERINK = OF 220)

24 Sur les Kourètes, cf. H. JEANMAIRE, Couroi et Courètes. Essai sur l'éducation Spartiate
et les rites d'adolescence dans l'Antiquité, Trav. & M é m . de l'Univ. de Lille, Section
Droit-Lettres 21, L i l l e - P a r i s (Payot) 1939.
25 Cf. A. S. F. G o w , I Y T E , P O M B O E ; rhombus, turbo, Journal of Hellenic Studies 54, 1934,
p. 1 - 13. Et M . L. WEST, T h e orphie poems, op. cit., p. 156 - 159.
26 Le nom de Pallas est mis en rapport avec le verbe 7tâXX.ea0ai « palpiter».
27 Cf. M . DETIENNE, Dionysos orphique et le bouilli rôti, Annali délia Scuola Normale
Superiore di Pisa, Classe di Lettere e Filosofia, Serie III, vol. 4,4, 1974, p. 1193 — 1234
= ID., Dionysos mis à mort, Paris (Gallimard) 1977, p. 161 —217.
28 Iliade II 426.
29 Iliade IV 49.
30 Ce passage est repris par Eusèbe de Césarée, Préparation Evangélique II 3, 23 - 26. Cf.
aussi Arnobe, Adv. nation. V 19.

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O R P H É E E T L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2895

Cet épisode, auquel font allusion Proclus (In Remp. II 338.10— 14) et Damas-
cius (In Phaed. I, par. 8), n'est mentionné par aucun auteur antérieur à la
fondation de l'Ecole néo-platonicienne d'Athènes.
En revanche, à partir de Plotin, on semble avoir interprété le démembre-
ment de Dionysos comme l'illustration de la descente de l'Ame du monde et
de l'âme humaine dans le monde de la génération. Suivant cette double
interprétation à la fois métaphysique et anthropologique, c'est 1'EÏSCÛA.OV d'elle-
même que l'âme aperçoit dans le miroir, c'est-à-dire son reflet, qui seul descend
s'unir au corps: l'âme, elle, demeure dans le monde supérieur. Voilà en quel
sens J E A N P É P I N 3 1 interprète cette brève référence des 'Ennéades':

« Quant aux âmes humaines, ayant vu leurs images comme Dionysos


avait vu la sienne dans le miroir, elles s'élancèrent d'en haut et s'en
vinrent auprès d'elles; mais ces âmes non plus ne furent pas coupées de
leur principe ni de l'Intellect. »
(Enn. IV 3 [27], 1 2 . 1 - 4 )

Comme on l'a vu plus haut, cette double interprétation se retrouve chez


Plutarque, mais évidemment sans relation avec la doctrine des hypostases, où
Zeus est identifié à l'Intellect et Dionysos à l'Ame.
Parallèlement à cette interprétation métaphysique (âme du monde) et
morale (âme humaine), était transmise une interprétation évhémériste, dont
témoigne Firmicus Maternus:

« [1] C'est ainsi, très saints empereurs [Constant et Constance II, les
deux fils de Constantin], que les éléments ont été divinisés par des
hommes dévoyés. Mais d'autres superstitions survivent encore dont il
faut exposer les secrets au grand jour: il s'agit des mystères de Liber et
de Libéra 3 2 dont je dois informer en particulier vos saintes intelligences.
Il faut que vous le sachiez: dans ces cultes païens aussi, ce sont des morts
qu'on a divinisés.
Liber était fils de Jupiter (c'est-à-dire d'un roi de Crète). Mis au
monde par une mère adultère 33 , il était élevé chez un père avec plus
d'amour qu'il ne convenait. La femme de Jupiter (qui s'appelait Junon),
exacerbée par son animosité de marâtre, machinait par tous les moyens
le meurtre de l'enfant.
[2] Le père part en voyage. Il connaissait les rages secrètes de sa
femme. Pour faire échec aux fourberies éventuelles d'une épouse irritée,
il confie la surveillance de son fils à des gardiens qui lui paraissent
sûrs. Alors Junon saisit l'occasion favorable à ses manigances. Elle était

31 Cf. JEAN PÉPIN, Revue internationale de Philosophie 24, 1970, p. 3 0 4 - 3 2 0 (cf. la note
13).'
32 Libéra, par ailleurs identifiée à Déméter-Cérès, est la parèdre de Liber. Les allégoristes
païens voyaient en ces deux divinités la désignation du soleil et de la lune. En fonction
du syncrétisme astral, Mithra et Anahita sont pour leur part assimilés au soleil et à la
lune. En fait, Firmicus Maternus s'attaque ici à la fois au Dionysisme et à l'Eleusinisme.
33 Perséphone qu'on identifiait à la lune (cf. la note précédente).

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LUC BRISSON

d'autant plus violemment échauffée qu'en partant le père avait remis à


l'enfant son trône et son sceptre. Elle commença par soudoyer les gardiens
par des faveurs et des présents royaux. Puis elle poste ses propres gardes
du corps (qu'on appelait « Titans ») dans les parties plus retirées du palais
royal. Avec des hochets et un miroir ouvré avec art, elle enjôla si bien le
cœur de l'enfant qu'abandonnant la résidence royale, il se laissa entraîner
par son caprice jusqu'au lieu du guet-apens.
[3] Là, on s'empare de lui, on le tue. Afin qu'aucune trace du meurtre
ne puisse être retrouvée, la bande des gardes déchiquette les membres de
l'enfant et s'en partage les débris. Alors, pour accumuler crime sur crime,
et parce qu'on redoutait terriblement la cruauté du maître, ils cuisent de
différentes façons les membres de l'enfant et les dévorent, se gavant d'un
cadavre, chère inconnue jusqu'à ce jour! Sa sœur 3 4 (qui avait nom M i -
nerve) conserve le c œ u r 3 5 qui lui était échu en partage - car elle avait,
elle aussi participé au crime - , afin d'avoir, outre une preuve manifeste
à l'appui de sa démonstration, le moyen de modérer les éclats de la fureur
paternelle. Jupiter n'est pas plus tôt de retour que sa fille lui rapporte de
point en point la nouvelle de l'attentat.
[4] Alors le père, bouleversé par le malheur de ce meurtre affreux et
par le deuil atroce d'une mort prématurée, fait périr les Titans par
différents supplices. Pour venger son fils, il n'omit aucune espèce de
torture et de châtiment: tout au contraire! Avec une rage de bacchant, il
mit en œuvre tous les genres de sévices et vengea l'assassinat de son fils
(quelle que fût la naissance de celui-ci) avec l'amour d'un père sans doute,
mais aussi l'arbitraire d'un despote. Alors, c o m m e ce père ne pouvait
endurer plus longtemps les supplices d'un cœur en deuil et qu'aucune
consolation n'apaisait la douleur d'avoir perdu cet enfant, il fit modeler
sa statue en plâtre 3 6 et le sculpteur plaça le cœur du bambin (ce c œ u r 3 7
qui avait permis, grâce aux révélations de la sœur, la découverte du crime)
à l'endroit même où les contours de la poitrine avaient été façonnés.
Après quoi, en guise de tombeau, Jupiter lui éleva un temple, et le
précepteur de l'enfant en devint le prêtre. »
(Firmicus Maternus, L'erreur des religions païennes, traduction de R . TUR-
CAN 6 . 1 - 4 = O F 214)

Athéna, complice du meurtre de Dionysos, se voit attribuer le cœur de Dionysos pour


sa part. C'est là une différence majeure entre le récit de Firmicus Maternus et la version
traditionnelle.
Ce mythe fondera le culte de Dionysos Kradaios, cf. R. TURCAN, Les sarcophages romains
à représentations Dionysiaques. Essai de chronologie et d'Histoire religieuse, Bibliothèque
des Ecoles Françaises d'Athènes et de Rome 210, Paris (de Boccard) 1966, p. 398 sq.
Par là un, rapport d'ordre étymologique est établi entre la matière première de l'idole,
le plâtre (xitavoç) et le nom des Titans (TITSVEÇ); ce qui laisse supposer une source
grecque. La statue en plâtre est celle d'un mort: suivant cette interprétation évhémériste,
Dionysos ne peut ressuciter.
Ce détail dépend peut-être de la doctrine d'origine pythagoricienne, suivant laquelle un
individu se forme à partir de son cœur. Parmi les interdits pythagoriciens, se trouvait la
défense de manger du cœur (D. L. VIII 17).

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ORPHÉE ET L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2897

Reprenant une interprétation strictement évhémériste, Firmicus Maternus assi-


mile le drame dont Dionysos est la victime à une histoire sordide où la femme
jalouse d'un tyran crétois soudoie gardes et courtisans pour se débarrasser du
fils d'une rivale. Une historicisation aussi triviale « sent le mélodrame populaire
ou les thèmes d'école, sujets de controverses et suasoires » 3 8 .
Cette théogonie devait comporter une doctrine qui assimilait l'âme à l'air
(Vettius Valens, Anthologiae, IX 1, p. 3 1 7 . 1 9 - 2 6 PINGREE = OF 228); et elle
devait se terminer par l'exposé d'un système moral rétributif impliquant la
metensomatose (OF 222-229).

c) La théogonie de Hiéronymos et d'Hellanikos

Au VI c m c apr. J.-C., le néoplatonicien Damascius fait état d'une théogonie


qu'il attribue, non sans quelque hésitation, à deux personnages énigmatiques.

« La théologie rapportée d'après Hiéronymos et Hellanikos, si toutefois


il ne s'agit pas du même personnage, est la suivante.
Au commencement, dit cette théologie, étaient l'eau et la matière,
de laquelle la Terre a été formée par coagulation; en fait de principes, ce
sont ces deux qu'il suppose comme premiers, l'eau et la terre, celle-ci en
tant que par nature elle peut être dispersée, celle-là en tant qu'elle peut
agglutiner celle-ci et la rassembler. Cette théologie laisse de côté comme
indicible le principe unique antérieur aux deux, car le fait même de n'en
rien dire montre sa nature ineffable. Quant au troisième principe, qui,
après les deux, a été engendré de ceux-ci, je veux dire de l'eau et de la
terre, c'est un serpent qui a les têtes accolées d'un taureau et d'un lion,
et, au milieu, un visage de dieu; il est aussi pourvu d'ailes sur les épaules,
et il a reçu à la fois le nom de Chronos « qui ne vieillit pas » et d'Héraclès;
à lui est unie la Nécessité, qui est à la fois Nature et Adrastée 39 ; ayant
un double corps, elle étend les bras sur le monde entier et touche à ses
limites. Par là, je pense, est énoncé le troisième principe qui s'est établi
selon la substance, sauf que cette tradition l'a fait subsister mâle et femelle
à la fois pour suggérer la cause génératrice de tout. »
(De princ., par. 123 bis, RUELLE I, p. 317.15— 318.6, traduction [encore
i n é d i t e ] d e J . COMBÈS s u r u n t e x t e d e L . G . W E S T E R I N K = O F 54)

38 R. TURCAN, note à sa traduction de L'erreur des religions païennes, Paris (Les Belles
Lettres) 1982, p. 219.
39 Ce membre de phrase auveïvai ôè AÙTCÛ TT|V 'AvàyicTiv, «Dóaiv oùaav if|v aùxfiv Kai
'ASpàaxeiav est très difficile à comprendre. Premièrement auveïvai 8è aùxô peut vouloir
dire soit « il y avait avec lui », soit « s'unissait (sexuellement) à lui »; j'ai opté pour la
première solution, parce que plus générale, mais non sans réserve. J ' a i lu Siaû)|iaTOÇ,
comme chez Athénagore (Supplique au sujet des chrétiens, X V I I 5) et non àacû|iaxoç;
l'explication proposée par JEAN RUDHARDT, Le thème de l'eau primordiale dans la
mythologie grecque, Travaux publiés sous les auspices de la Société Suisse des Sciences
humaines 12, Berne (Francke), 1971, n. 3, p. 1 4 - 1 5 , me semble tout à fait vraisemblable.

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2898 LUC BRISSON

A partir de Chronos donc, la théogonie de Hiéronymos et d'Hellanikos dit à


peu près la même chose que celle des 'Rhapsodies'.
Mais quelle hypothèse pourrait-on faire sur la signification et donc sur
la situation historique de cette théogonie?
La phrase d'introduction est particulièrement énigmatique. Damascius
hésite; il ne sait pas s'il faut parler de deux auteurs ou d'un seul. L'ignorance
de Damascius sur ce point rend d'entrée de jeu très hasardeuse tout tentative
pour identifier cet (ou ces) auteur(s) 40 .
Faire l'impasse sur l'identité de cet (ou ces) auteur(s) rend la tâche
particulièrement difficile à celui qui entreprend de dater cette version. Des
auteurs, on est renvoyé aux témoins. Or, on trouve des témoignages sur cette
version chez Athénagore, un apologiste chrétien de la fin du II c m c siècle de
notre ère et chez le pseudo-Clément de Rome 4 1 .
La 'Supplique au sujet des chrétiens' 4 2 rédigée par Athénagore 4 3 est
adressée « Aux empereurs Marc-Aurèle Antonin et Lucius Aurèle Commode,
arméniques, sarmatiques et, ce qui est plus important, philosophes ». L'acces-
sion de Commode à l'Empire n'est pas antérieure à 176, et Marc-Aurèle
mourut le 17 mars 180. Aussi est-ce entre ces deux dates qu'il faut placer la
rédaction de la 'Supplique'. Selon T. D. BARNES, Athénagore aurait lu cette
supplique devant Marc-Aurèle et Commode, lors de la visite des Empereurs
à Athènes en septembre 176 4 4 .
D'Athénagore lui-même, nous ne savons pratiquement rien d'autre que
ce que nous apprend le titre de son ouvrage: « Supplique du philosophe
chrétien, Athénagore d'Athènes, pour les chrétiens». Puisqu'il est chrétien,
Athénagore ne propose ni ne défend aucun système philosophique en particu-
lier. En fait, il connaît bien les grands courants philosophiques de son époque,
même s'il avoue avoir eu recours à des doxographies (Supplique 6.2). Enfin,
Athénagore semble être un converti, dont la connaissance de la mythologie
traditionnelle n'était pas seulement livresque, c'est-à-dire basée exclusivement
sur la lecture de manuels.

40 La dernière tentative en ce domaine reste celle de M . L. WEST, T h e orphie poems, op. cit.,
p. 1 7 6 - 1 7 8 .
41 Sur les relations entre ces témoignages, cf. l'article intéressant, mais discutable de J . VAN
AMERSFOORT, Traces of an Alexandrian orphie theogony in the pseudo-Clementines,
dans: Studies in Gnosticism and hellenistic religions presented to Gilles Quispel on the
o c c a s i o n o f h i s 6 5 t h b i r t h d a y , e d . b y R . VAN DEN B R O E K a n d M . J . V E R M A S E R E N , EPRO
91, 1981, p. 1 3 - 3 0 .
42 Athenagoras, Legatio and De resurrectione, ed. and trans. by WILLIAM R. SCHOEDEL,
Oxford early Christian texts 25, Oxford (Clarendon Press) 1972; pour une traduction
française: Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens, introduction et traduction de
GUSTAVE BARDY, Sources chrétiennes no 3, Paris (éd. du Cerf)/Lyon (éd. de L'Abeille)
1943.
43 Sur Athénagore, le livre le plus récent est celui de LESLIE W. BARNARD, Athenagoras. A
study in second century Christian apologetic, Théologie historique 18, Paris (Beauchesne)
1972.
44 T. D. BARNES, T h e embassy of Athenagoras, Journal of Theological Studies 26, 1975,
p. 1 1 1 - 1 1 4 .

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ORPHÉE ET L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2899

Dans la 'Supplique', Athénagore veut défendre les chrétiens accusés


d'athéisme (4,1—30,6) et d'immoralité (31.1—36.3). Il montre d'abord qu'on
ne peut accuser les chrétiens d'athéisme sur un plan théorique, car ils croient
en un dieu (4.1 - 12.4). L'athéisme des chrétiens se manifeste donc dans la
pratique, en ce qu'ils n'offrent pas de sacrifices (13.1 —4), qu'ils ne reconnais-
sent pas les dieux nationaux (14.1 — 3) et qu'ils ne rendent pas de cultes
aux représentations des dieux (15.1—30.6). Avant de passer à l'accusation
d'immoralité, Athénagore développe longuement ce dernier point; voilà pour-
quoi deux de ses trois témoignages sur l'Orphisme se trouvent dans cette
section de la 'Supplique'.
Dans ce passage, Athénagore explique que les dieux païens sont corrupti-
bles, du fait même qu'on leur assigne une origine, ce qui justifie les chrétiens
de ne pas vénérer leurs représentations.
« [18.3] Avant tout le reste, je vous engage donc à examiner ceci. Ce n'est
pas depuis le commencement, comme ils disent, qu'il y a eu des dieux;
mais chacun d'eux a pris naissance, comme nous naissons nous-mêmes,
et cela est admis par tout le monde. Homère dit en effet:
Océan, le père des dieux, et Téthys, leur mère.
(Iliade XIV 201 et 302)
Orphée, qui le premier a trouvé leurs noms et qui a exposé leurs naissances
et tout ce qu'a fait chacun d'eux, est regardé par nos accusateurs comme
un théologien plus véridique et même Homère le suit la plupart du temps
au sujet des dieux 4 5 . Lui aussi rapporte la première naissance des dieux
sortis de l'eau:
L'Océan, qui est la source de toutes choses.
(Iliade XIV 246)
[4] Selon lui ( = Orphée), l'eau était le principe de tout. De l'eau a
été formé le limon (tW>ç); et de l'un et de l'autre est sorti un animal, un
serpent qui avait une tête de lion [et une autre de taureau] 4 6 , et entre les
deux le visage d'un dieu. Son nom était Héraklès et Chronos.
[5] Cet Héraclès a donné naissance à un œuf énorme, qui, rempli de
la force de celui qui l'avait engendré, se brisa en deux par frottement. La
partie supérieure de l'œuf constitua le ciel; la partie inférieure, la terre.
Ainsi apparut un dieu à deux corps 4 7 .

45 La dépendance d'Homère par rapport à Orphée est soulignée encore par le pseudo-Justin,
Cohortatio 18 et par Clément, Stromates VI 2,5. Sur l'autorité d'Orphée à l'époque, cf.
M.-J. LAGRANGE, Introduction à l'Etude du Nouveau Testament 4. Critique historique. I
Les mystères: l'Orphisme, Paris (Gabalda) 1937, p. 187 sq. et 211 sq. Cf. supra, p. 2869.
46 Les mots Kai &XXr|v xaúpoo ont été suppléés par ZOEGA à partir du témoignage de
Damascius (De princ., par. 123 bis, RUELLE I, p. 319.1) pour donner un sens à ce qui
suit. Ces mots manquent aussi dans la scholie à Grégoire de Naziance (Discours X X X I
16).
47 Le SicrcbuaToç est une correction proposée par LOBECK. A cet endroit, le texte est
certainement corrompu.

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2900 LUC BRISSON

[6] Le Ciel uni à la Terre engendra comme filles: Clotho, Lachésis,


Atropos, comme fils, les Hécatonchires: Kottos, Gygès, Briaréos (Hésiode,
Théogonie 147 - 149) et les Cyclopes: Brontès, Stéropès et Argès (Hésiode,
Théogonie 1 3 9 - 140). Ces fils, Ouranos les enchaîna et les précipita dans
le Tartare parce qu'il avait appris au commencement qu'il serait détrôné
par eux. C'est pourquoi la Terre irritée enfanta encore les Titans:

La vénérable Gaia a enfanté des rejetons célestes


que l'on appelle de leur nom Titans,
parce qu'ils ont châtié le grand Ciel étoile.»
(Hésiode, Théogonie 207 - 209)
(Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens, 1 8 . 3 - 6 , traduction de
GUSTAVE BARDY q u e l q u e peu m o d i f i é e = O F 57)

Dans un de ses 'Discours théologiques' ( X X X I 16) prononcé à Byzance vers


380, Grégoire de Naziance fait, suivant une scholie, allusion à ce passage de
la 'Supplique' 4 8 .
Un peu plus loin, Athénagore poursuit, en évoquant cette fois l'apparence
physique que prêtent les païens à leurs dieux et qui les apparente aux animaux
les plus vils et les plus bas, une autre bonne raison pour les chrétiens de ne
pas vénérer leurs représentations:
« [20.1] Si donc l'absurdité de leur théologie allait (seulement) jusqu'à
dire que les dieux tirent leur origine et leur substance de l'eau, après
avoir montré qu'il n'y a rien de créé qui ne soit aussi corruptible, je
pourrais passer à leurs autres accusations.
[2] M a i s ils ont encore décrit les corps des dieux: Héraclès ( = Chro-
nos) est un dieu [lion et] serpent recourbé; ils parlent des dieux à cent
mains ( = les Hécatonchires); ils disent que la fille de Zeus, celle qu'il a
engendrée de sa mère Rhéa, ( . . . ) 4 9 , possède deux yeux qui se trouvaient
à leur place naturelle et deux autres sur le front, et la face d'un animal
sur la partie postérieure du cou, et encore des cornes. Par suite, R h é a ,
effrayée du caractère monstrueux de son enfant, aurait pris la fuite sans
lui permettre de prendre la mamelle; c'est pour cela que les initiés
l'appellent Athela 5 0 ; mais habituellement, on l'appelle Perséphone et aussi
Koré. Elle n'est pas la même qu'Athéna qui est appelée Koré à cause de
sa virginité (cf. Platon, Lois IV 706 b).
[3] D'autre part, ils ont aussi raconté les actions des dieux, avec
exactitude à ce qu'ils croient. D'abord, que Kronos a coupé le membre

48 Grégoire de Naziance, Discours 2 7 - 3 1 , introduction, texte critique, traduction et notes


p a r PAUL G A L L A Y , a v e c la c o l l a b o r a t i o n d e M A U R I C E J O U R J O N , S o u r c e s c h r é t i e n n e s 250,
Paris (éd. du Cerf) 1978.
4 ' A cet endroit, le texte est incertain et c o r r o m p u . Les différents éditeurs y sont allés de

leur correction. Quoi qu'il en soit, l'idée générale semble être celle exprimée dans ce
fragment des Rhapsodies ( O F 145). Le nom de Déméter (ATIHT)TT|P) signifie « mère de
Z e u s » (Aiôç |iT|TT|p).
5 0 Cf. aussi la scholie à Hésiode, Les travaux et les jours 7 6 [Jean Tzetzès]).

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O R P H É E E T L'ORPHISME À L ' É P O Q U E IMPÉRIALE 2901

viril de son père et l'a jeté lui-même à bas de son char, et qu'il est devenu
parricide en dévorant ses enfants mâles. Puis, que Zeus, après avoir
attaché son père, l'a précipité dans le Tartare, comme Ouranos l'avait
fait à ses propres fils; qu'il a fait la guerre aux Titans pour la souveraineté;
qu'il a poursuivi sa mère Rhéa qui refusait de s'unir à lui; et que, quand
elle fut devenue un serpent femelle, il l'a entravée par le nœud qu'on
appelle « n œ u d d ' H é r a c l è s » 5 1 et s'est uni à elle. Le bâton d'Hermès est
le symbole de cette union 5 2 . Ensuite, Zeus s'est uni à sa fille Perséphone
en lui faisant violence à elle aussi sous la forme d'un serpent 5 3 ; de cette
dernière lui est né un enfant, Dionysos 5 4 .
[4] Il était nécessaire que j'en dise autant. Quelles sont la dignité ou
l'utilité d'un tel récit, pour nous faire croire que Kronos, Zeus, Koré, et
les autres sont des dieux? La description de leur corps? Mais quel homme
qui a du bon sens 5 5 et qui a été formé dans la spéculation (philosophique)
croira qu'une vipère (ëxiSva) est née d'un dieu? Orphée:

Phanès produisit une terrible progéniture


d'un sein sacré, une vipère 5 6 effroyable à voir (avec)
les cheveux de sa tête, et son visage beau
à voir, mais les autres membres étaient d'un serpent effrayant 5 7
depuis l'extrémité de la gorge.

Ou qui pourrait admettre que Phanès, le dieu premier-né, car c'est lui
qui est sorti de l'œuf, ou bien avait le corps et l'apparence d'un serpent,
ou aurait été avalé par Zeus, afin que Zeus fût désormais sans limites?
[5] S'ils ne diffèrent en rien des animaux les plus vils, — car il est évident
que le divin doit être différent des choses terrestres et des choses dérivées
de la matière, — ils ne sont pas des dieux. Et alors, pourquoi leur
rendrions-nous nos hommages, à eux dont la naissance est pareille à celle
des bêtes et qui ont eux-mêmes la forme de bêtes et un aspect affreux? »
(Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens, 20, traduction de GUSTAVE
BARDY quelque peu modifiée = O F 58)

Enfin, Athénagore rappelle aux païens, qui accusent les chrétiens d'immo-
ralité, les comportements immoraux qu'ils attribuent à leurs propres dieux,
lesquels n'hésitent pas à commettre l'inceste notamment:

51 Ce nœud, particulièrement difficile à défaire, aurait eu une efficacité en médecine. Cf.


Sénèque, Lettres 87, 38; Pline, Histoire naturelle, XXVIII 64.
52 Macrobe, Saturnales I 19, 16.
Tatien, Orat. X et VIII; Clément, Protreptique II, 17.
54 Macrobe, Le songe de Scipion I 12, 12; Clément, Protreptique II 17; Firmicus Maternus,
L'erreur des religions païennes VI 1; Arnobe, Adv. nat. V 19.
55 Le KEKpinévoç des manuscrits est très difficile à comprendre.
56 II s'agit peut-être ici du nom propre, Echidna.
57 Noter le parallèle avec Hésiode, Théogonie 295 sq. Athénagore est le seul à citer ces
vers « o r p h i q u e s » .

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2902 LUC BRISSON

« Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que les païens nous attribuent ce


qu'ils attribuent à leurs propres dieux (et en effet ils présentent leurs
souffrances comme des mystères); il fallait, s'ils voulaient juger c o m m e
une énormité les accouplements licencieux et sans réserve, ou bien qu'ils
haïssent Zeus qui a des enfants de sa mère Rhéa et de sa fille Koré, qui
prend pour femme sa propre sœur, ou bien qu'ils abominent le poète de
ces récits, Orphée, pour avoir fait Zeus impie et souillé plus encore que
Thyeste: car c'est selon l'oracle que Thyeste s'est uni à sa fille, en voulant
devenir roi et être vengé. »
(Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens, 32.1, traduction de GUS-
TAVE BARDY q u e l q u e p e u m o d i f i é e = O F 59)

La version que donne ici Athénagore de la théogonie orphique semble


n'être qu'une variante de celle que Damascius attribue « à Hiéronymos et à
Hellanikos », qu'elle complète d'ailleurs sur un certain nombre de points.
De l'eau vient le limon, dont sort un serpent qui se trouve doté d'une
tête de lion et d'une tête de taureau, avec au milieu une tête de dieu; cet être
composite a pour noms Héraclès et Chronos. Cet Héraclès engendre un œuf,
dont sort Phanès qui a aussi l'apparence d'un serpent. Le récit d'Athénagore
s'écarte de celui de Damascius, lorsqu'il assimile les deux morceaux de la
coquille de l'œuf dont sort Phanès au Ciel et à la Terre, qui ont pour
filles les Moires ou Kères: Clotho, Lachésis et Atropos et pour fils les trois
Hécatonchires: Kottos, Gygès, Briaréos, et les trois Cyclopes: Brontès, Stéropès
et Argès.
Par la suite, le récit d'Athénagore correspond à peu de choses près à celui
des 'Rhapsodies'. Sont évoqués les crimes et les châtiments d ' O u r a n o s et de
Kronos; l'avalement de Phanès par Zeus qui devient toutes choses; et surtout
les rapports de Zeus avec sa mère (Rhéa ou Déméter), sa sœur (Héra) et sa
fille (Koré ou Perséphone) qui, violentée par son père, va donner naissance à
Dionysos.
Tout compte fait, la théogonie orphique que connaît Athénagore corres-
pond en gros à la version des 'Rhapsodies', à laquelle on aurait ajouté un
épisode; il en va de même pour la version de la théogonie orphique attribuée
par Damascius « à Hiéronymos et à Hellanikos».
Sous le nom de Clément I de R o m e (l'un des premiers successeurs de
Pierre sur le trône épiscopal de Rome) circulaient un certain nombre d'ouvrages
dont les 'Homélies' et les 'Reconnaissances'.
Les 'Homélies' et les 'Reconnaissances' datent, comme telles, du I V c m c
siècle apr. J . - C . Il s'agit d'un roman qui comprend aujourd'hui deux ouvra-
ges 5 8 .

58 Sur la date, la composition et les sources de ces deux écrits, cf. W. HEINTZE, De Historiae
Clementis Romani auctoribus quaestiones selectae, Diss. Gôttingen 1913 ( = Der Kle-
mensroman und seine griechischen Quelle, T U 40,2, Leipzig [Hinrichs] 1914); OSCAR
CULLMAN, Le problème littéraire et historique du roman pseudo-clémentin, Paris
(Jouve & Cie) 1930; et G. STRECKER, Das Judenchristentum in den Pseudoklementinen
[1958], T U 70 2 [2. bearbeitete und erweiterte Auflage], Berlin (Akademie-Verlag) 1981.

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ORPHÉE ET L'ORPHISME A L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2903

Les 'Homélies' sont ainsi appelées d'après leur contenu, puisqu'elles se


composent d'une série d'entretiens (ôniWai), presque tous de caractère polémi-
que. Les 'Reconnaissances' (àvayvcùpianoi) tirent leur nom du récit romanesque
qui encadre les discussions philosophiques et théologiques. Cinq membres
d'une noble famille romaine, Faustus, son épouse Mattidie et leurs trois fils:
Faustinus, Faustianus et Clément, qui ont été brutalement séparés par des
événements tragiques, vont se retrouver et se réunir en terre étrangère. Laissé
à Rome par Faustus, un noble romain apparenté à Tibère et à la famille
impériale, qui s'est mis à la recherche de sa femme, Mattidie, disparue avec
ses deux autres fils, Clément part à la recherche de toute sa famille. Chemin
faisant, il devient le secrétaire et le confident de Pierre, l'apôtre qui l'aide dans
sa quête; d'où la place importante tenue par les discussions philosophiques et
théologiques. Comme on peut le constater, ces titres ne conviennent qu'à l'un
des aspects de l'ouvrage, dont ils sont censés indiquer le caractère. En effet,
il y a autant de reconnaissances romanesques dans les 'Homélies' que dans
les 'Reconnaissances', autant d'entretiens et de dissertations dans les 'Re-
connaissances' que dans les 'Homélies'. Comme les deux ouvrages ont à peu
près le même contenu, leur titre est interchangeable.
Les 'Homélies' et les 'Reconnaissances' ont été originairement écrites en
grec. Le texte grec des 'Homélies' nous a été conservé 59 , mais celui des
'Reconnaissances' est perdu. Nous ne possédons ce dernier ouvrage que dans
une traduction latine faite par Rufin au commencement du V e m e siècle 60 . Il
existe par ailleurs une traduction en syriaque des livres I — III des 'Reconnais-
sances' et des livres X —XIV des 'Homélies' 6 1 .
Les 'Reconnaissances' ont une étendue à peu près égale à celle des
'Homélies'; elles comprennent dix livres. Les deux ouvrages auraient vu le
jour dans la même région, en Syrie et plus précisément en Transjordanie, au
cours du IV e m e siècle. Pourtant, il semble que les 'Homélies' soient un peu
antérieures aux 'Reconnaissances'; l'auteur des 'Reconnaissances' les aurait
utilisées.

59 Die Pseudoklementinen I: Homelien, hrsg. von BERNHARD REHM, zum Druck besorgt
durch JOHANNES IRMSCHER, Die Griechischen Christlichen Schriftsteller der Ersten Jahr-
hunderte 42, Berlin (Akademie-Verlag)/Leipzig (Hinrichs) 1953; trad. française par A.
SIOUVILLE, Les Homélies clémentines, Les textes du Christianisme 11, Paris (Rieder)
1933.
60 Die Pseudoklementinen II: Recognitionen in Rufins Übersetzung, Die griechischen christ-
lichen Schriftsteller der ersten Jahrhunderte 51, hrsg. von BERNHARD REHM, zum Druck
besorgt durch FRANZ PASCHKE, Berlin (Akademie-Verlag) 1965. Voir aussi Die Pseudo-
klementinen III: Konkordanz zu den Pseudoklementinen, erster Teil, lateinisches Wortre-
gister von GEORG STRECKER, Berlin (Akademie-Verlag) 1986.
61 W. FRANKENBERG, Die syrischen Clementinen mit griechischem Paralleltext, T U 48,3,
Leipzig (Hinrichs) 1937. Un résumé en syriaque, fait probablement à partir de la
traduction en syriaque des 'Homélies' se trouve dans les œuvres de Théodore Bar ChônT,
un Nestorien du VI è m c siècle. Sur le sujet, cf. T. NÖLDEKE, Bar ChönT über Homer,
Hesiod und Orpheus, Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 53, 1899,
501 — 507. Il a été tenu compte de cette traduction en syriaque pour l'établissement du
texte des 'Homélies' et des 'Reconnaissances'.

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2904 LUC BRISSON

Les 'Homélies' et les 'Reconnaissances' ne sont en fait que des remanie-


ments d'un livre plus ancien que les 'Reconnaissances' auraient gardé plus
fidèlement que les 'Homélies' qui le bouleversent en introduisant la longue
discussion entre Clément et Appion. Cet 'écrit primitif aurait été composé
vers 2 2 0 - 2 3 0 vraisemblablement en Orient, Syrie ou Transjordanie. Peu
original, l'ouvrage devrait être assimilé à une vaste compilation. Son auteur
aurait utilisé quatre documents:
1) les 'Prédications de Pierre' (Kripuy^axa nétpou);
2) les 'Actes de Pierre' (npàÇeiç nétpou);
3) un ouvrage apologétique juif;
4) un roman d'origine païenne.
Seul nous intéresse ici l'ouvrage apologétique juif, dont l'auteur des
'Homélies' semble avoir tiré les longues discussions entre Clément et Appion
qui remplissent les 'Homélies' IV, V et VI. La composition de cet ouvrage
apologétique juif remonterait au milieu du II eme siècle. Il aurait été publié en
Egypte, car deux des personnages qu'il met en scène sont des Egyptiens de
naissance, Appion d'Alexandrie et Annubion de Diospolis.
Dans les livres IV, V et VI des 'Homélies', six personnages s'affrontent:
d'un côté Clément, Nicète et Aquila, et de l'autre: Appion, Annubion et
Athénodore. En fait, deux seulement ont un rôle actif: Clément et Appion.
Le Clément qui intervient dans ces livres est très différent de celui qu'on
rencontre ailleurs dans les 'Homélies'. Il n'est pas chrétien, mais juif. Elevé à
Rome dans le paganisme et nourri de culture hellénique, il s'est converti au
judaïsme. Maintenant, il est l'ennemi déclaré non seulement du polythéisme,
mais aussi de toute la civilisation grecque.
Son adversaire, Ap(p)ion, est une figure historique. Originaire d'Alexan-
drie, grammairien, il a enseigné à Alexandrie et à Rome sous les règnes de
Tibère, de Caligula et de Claude. Il s'est fait l'avocat des païens d'Alexandrie
dans leurs différends avec les Juifs et a plaidé leur cause auprès de Caligula.
Dans ses 'AiyuTtxiaKd' en cinq livres, il donne libre cours à son antisémitisme.
Vers 93, Josèphe prend la défense de ses coreligionnaires dans un traité intitulé:
'Contre Apion', où il fait d'Apion l'incarnation de la haine aveugle contre les
Juifs.
Clément distingue dans l'hellénisme trois tendances principales: le poly-
théisme, le fatalisme astrologique, et la négation de la providence. Au livre
VI, Appion et Clément prennent successivement la parole pour traiter de
l'interprétation des récits mythologiques. Appion, comme les Stoïciens, les
explique par l'allégorie physique, tandis que Clément s'en tient à un évhémé-
risme brutal. Une telle opposition est tout à fait naturelle: l'allégorie physique
permet d'atténuer les absurdités des traditions religieuses; l'évhémérisme les
grossit au contraire.
Voilà donc la perspective et le contexte dans lesquels Appion expose,
dans les 'Homélies', cette version de la théogonie orphique:
« [VI 3] Il fut un temps où rien n'était, excepté le chaos et un mélange
confus d'éléments encore entassés sans ordre. C'est ce que nous révèle la

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ORPHÉE E T L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2905

nature elle-même et telle est aussi l'opinion des grands hommes. J e te


citerai le témoignage d'Homère lui-même, le plus grand de tous les sages.
Voici ce qu'il a dit de la confusion primitive:

Eh bien! puissiez-vous tous devenir eau et terre!


(Iliade VII 99)

Il veut dire que tout tire de là son origine et, après la dissolution de la
substance humide et terrestre, retourne à sa nature première, qui est le
chaos. Hésiode, de son côté, dit dans la 'Théogonie':

En tout premier lieu, le chaos fut produit.


(Théogonie 116)

Le verbe « fut produit » signifie évidemment que le chaos a eu un com-


mencement, comme les êtres engendrés, et qu'il n'a pas toujours été,
c o m m e les êtres inengendrés. Orphée, lui aussi, pose que le chaos est un
œuf dans lequel les premiers éléments se trouvaient confondus. Le chaos
dont parle Hésiode est précisément ce qu'Orphée appelle un œuf engendré,
sorti de la matière infinie. Voici comment cet œuf fut produit.
[4] La matière composée de quatre éléments était animée. Un abîme
infini coulait perpétuellement tout entier, emporté d'un mouvement aveu-
gle, et produisait par une agitation tumultueuse d'innombrables combinai-
sons qui n'aboutissaient pas et variaient sans cesse, lui-même les détruisant
par le désordre qui régnait dans son sein. Il était béant et ne pouvait être
lié pour engendrer un être vivant. O r il arriva un jour que cet océan
infini, agité en tous sens d'un mouvement naturel en vertu de sa propre
nature, coula avec ordre du même point vers le même point à la manière
d'un tourbillon et mélangea les substances; ainsi ce qu'il y avait en
chacune d'elles de plus productif et par suite de plus propre à engendrer
un être vivant, coulant au milieu du tout c o m m e dans un creuset, fut
entraîné dans la profondeur par le tourbillon qui emportait tout et attira
à soi l'esprit répandu tout autour; puis, comme conçu pour la plus grande
fécondité, il constitua une structure distincte. Car, de même qu'une bulle
a coutume de se former dans un liquide, ainsi il se constitua un corps
creux entièrement sphérique. Ensuite, conçu et formé dans son propre
sein, porté en haut par l'esprit divin qui s'était emparé de lui, cet immense
fœtus se disposa à paraître à la lumière, c o m m e une œuvre d'art animée
sortie du sein de tout l'abîme infini. Il ressemblait aux œufs par sa
rotondité et aux oiseaux par sa rapidité.
[5] Représente-toi donc Kronos comme le temps et Rhéa comme la
fluidité de la substance liquide 6 2 : c'est en effet à force de temps que la
matière tout entière, entraînée, enfanta le ciel enveloppant tout et sphéri-
que c o m m e un œuf. Cet œuf, au commencement, était plein d'une moëlle
féconde; car il était capable de mettre au jour des éléments et des couleurs

62 Kronos est rapproché de xpôvoç et Rhéa de £>éco.

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LUC BRISSON

de toute sorte, et cependant c'est d'une seule substance et d'une seule


couleur que lui venait cet aspect multiforme. C o m m e en effet dans la
génération du paon, l'œuf n'offre à la vue qu'une seule couleur et pourtant
contient en lui-même en puissance les innombrables couleurs qu'aura
l'animal arrivé à sa perfection, de même aussi l'œuf vivant sorti du sein
de la matière infinie, sous l'impulsion de la matière subjacente qui
coule perpétuellement, manifeste des changements de toute espèce. Car, à
l'intérieur de la périphérie, un être vivant, à la fois mâle et femelle, est
formé par la providence de l'esprit divin qui réside en lui. Cet être vivant,
Orphée l'appelle Phanès, parce que, quand il parut 6 3 , l'univers fut illuminé
par sa splendeur, Phanès ayant été amené à sa perfection au sein de
l'élément liquide par l'éclat du feu, le plus magnifique des éléments. Et
cela n'a rien d'incroyable, puisque, dans les vers luisants, par exemple,
la nature nous a donné de voir une lumière humide.
[6] L'œuf donc, le tout premier être constitué, ayant été chauffé peu
à peu, fut brisé par l'être vivant qui y était contenu; puis celui-ci, ayant
pris forme, sortit comme Orphée le dit:
La coquille de l'œuf de vaste capacité ayant été brisée;
et ainsi, par la grande puissance de cet être qui était sorti (de l'œuf) et
s'était manifesté, l'enveloppe reçut son harmonie et son ordonnance
variée. Q u a n t à l'être vivant lui-même, il préside pour ainsi dire sur le
sommet du ciel et éclaire d'une lumière indicible l'immensité de l'éternité.
La matière féconde laissée à l'intérieur de l'enveloppe y resta étendue
pendant un temps très long, jusqu'à ce que la chaleur l'eût fait entrer
naturellement en ébullition et l'eût transformé en les différentes substances
de toutes choses 6 4 . La partie la plus basse de cette matière fut entraînée
la première en bas, comme la lie, par son propre poids; à cause de sa
pesanteur, de sa masse compacte et de l'abondance de la substance dont
elle est formée, on l'a appelée Pluton, et on a fait de celui-ci le roi de
l'Hadès et des morts.
[7] Cette première substance abondante, très vile et très grossière,
on raconte qu'elle a été dévorée par Kronos, c'est-à-dire par le temps:
récit conforme à la nature, puisque cette substance s'est enfoncée en bas.
L'eau qui a afflué après ce premier sédiment et recouvert ce premier
dépôt, on lui a donné le nom de Poséidon. L'autre élément, le troisième,
le plus pur et le plus élevé, puisqu'il est un feu brillant, on l'a appelé
Zeus, à cause de sa nature bouillante 6 5 . Car le feu, ayant tendance à
monter, ne fut pas dévoré et envoyé en bas par Kronos, c'est-à-dire par
le temps, mais, comme je l'ai dit, la substance ignée, qui est pleine de vie
et a tendance à monter, s'envola dans l'air qui est doué d'une très grande
intelligence à cause de sa pureté. Zeus donc, c'est-à-dire la substance

Le nom de Phanès est rapproché de (paveiç.


Texte c o r r o m p u , sens incertain.
Le nom de Z e u s dériverait de Çéw « b o u i l l i r » .

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ORPHÉE ET L'ORPHISME A L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2907

bouillante, attire à soi par sa propre chaleur l'esprit très puissant et divin
qui était resté dans l'élément humide des régions inférieures: c'est cet
esprit qu'on a appelé Métis.
[8] Arrivé au sommet de l'éther lui-même et absorbé par lui, comme
un élément humide mêlé à un élément chaud, l'esprit produisit la palpita-
tion perpétuelle et engendra l'intelligence qu'on a surnommée Pallas à
cause de cette palpitation 66 . Cette intelligence est très habile dans les arts
et c'est en se servant d'elle que l'artisan éthéré a fabriqué le monde entier.
Depuis Zeus, l'éther le plus chaud, qui pénètre (tout) jusqu'aux lieux
d'ici-bas, s'étend l'air, qu'on a appelé Héra. C'est pourquoi, descendue
de la substance la plus pure de l'éther, réputée du sexe féminin en raison
de sa pureté et en comparaison de Zeus qui est plus fort, Héra a été
considérée comme la sœur de celui-ci, à juste titre, puisqu'elle est née de
la même substance que lui, et en même temps comme son épouse, parce
que, comme femme, elle lui est soumise.
[9] On admet qu'Héra est la bonne température de l'air, et c'est
pourquoi elle est féconde. Athéna, appelée aussi Pallas, ne pouvant, à
cause de l'excessive chaleur, donner naissance à quoi que ce soit, a été
regardée comme vierge. Même interprétation pour Artémis, qui n'est
autre que le fond le plus bas de l'air: étant stérile à cause de l'extrême
intensité du froid, elle est également appelée vierge. Dionysos, (le dieu)
qui trouble l'esprit, c'est le rassemblement tumultueux, trouble, c'est-à-
dire ivre, produit par les vapeurs qui montent et descendent. L'eau qui
est en dessous de la terre, une par sa nature, passant à travers tous les
conduits de la terre ferme et se divisant en un grand nombre de parties,
comme si elle était coupée en morceaux, on l'a appelée Osiris. On prend
également Adonis pour les belles saisons, Aphrodite pour l'union sexuelle
et la génération, Déméter pour la terre, Koré pour les semences et certains
prennent Dionysos pour la vigne.
[10] Mets-toi bien dans l'esprit que toutes les autres choses de ce
genre ont pareillement un sens allégorique analogue. Ainsi considère
Apollon comme le soleil qui accomplit sa révolution et qui est un rejeton
de Zeus; on l'a appelé aussi Mithra 67 , comme remplissant entièrement le
cours circulaire de l'année. Représente-toi les métamorphoses elles-mêmes
de Zeus parcourant toutes les régions comme ses nombreuses révolutions,
et ses innombrables femmes comme des années ou des générations. Car
la force qui, partant de l'éther lui-même, pénètre l'air, en s'unissant à
chaque année et à chaque génération imprime à l'air des changements
divers et ainsi produit ou détruit les fruits des saisons. Les fruits arrivant
à maturité sont dits ses enfants; ses unions avec des mâles sont les périodes
de stérilité qui arrivent quelquefois.

Cf. la note 26 (p. 2894 supra).


Si on décompose le nom grec en chacune de ses lettres à laquelle on affecte sa valeur
correspondante en chiffres on arrive au total de 365. M' = 40; e' = 5; t' = 10; 0' =
9; p' = 100; a' = 1; a' = 200.
ANRW 11 36.4
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2908 LUC BRISSON

[11] Pendant qu'Appion exposait ces allégories, j'étais tout pensif et


je lui parus ne pas suivre ce qu'il disait. C'est pourquoi, interrompant
son discours, il me dit: « Si tu ne suis pas mon exposé, qu'ai-je besoin de
discourir? » J e lui répondis: « N e va pas supposer que je ne saisis pas le
sens de tes paroles. J e comprends parfaitement ces choses, vu que ce n'est
pas la première fois que je les entends. Et, pour prouver que je n'ignore
pas les doctrines que tu exposes, je vais d ' a b o r d résumer ce que tu viens
de dire; puis, sur les points que tu as laissés de côté, je compléterai dans
leur ordre les allégories, c o m m e je les ai entendues expliquer par d'au-
tres. » Appion répondit: « Fais c o m m e tu le dis ».
[12] Alors je repris: « J e ne parlerai pas maintenant en détail de l'œuf
vivant sorti de la matière infinie à la suite d'un mélange heureusement
réussi et hors duquel, quand il fut brisé, s'élança, au dire de certains,
Phanès à la fois mâle et femelle. J e passe toutes ces choses, jusqu'au point
où l'enveloppe, ayant été brisée, reçut son ordre h a r m o n i e u x , gardant au
fond d'elle-même sa matière semblable à de la moelle. R é s u m a n t simple-
ment ce qui est advenu par le fait de cette matière restée à l'intérieur,
j'en arrive à ce qui a suivi. D e K r o n o s et de R h é a , c'est-à-dire du temps
et de la matière, naquit, à ce que tu dis, tout d ' a b o r d , Pluton, qui est
c o m m e la lie (ÔJtOCTTàGjni) qui s'écoule par le bas; en second lieu Poséidon,
c'est-à-dire la substance liquide qui occupe le milieu et s'est formée à la
surface de l'élément inférieur plus lourd; en troisième lieu Zeus, qui est
la substance la plus élevée et l'éther: cette substance ne fut pas engloutie,
mais, étant une force chaude et portée par sa nature à monter, elle
s'envola, c o m m e d'un jet, vers les hauteurs de l'éther, l'élément domina-
teur par excellence.
[13] L'enchaînement de K r o n o s représente l'assemblage du ciel et de
la terre, selon les allégories que j'ai entendu développer par d'autres;
l'ablation de ses organes génitaux, c'est la séparation et la discrimination
des éléments: car tous les êtres ont été pris à la masse de même nature
q u ' e u x et en ont été séparés pour être rangés chacun à part; en outre, le
temps n'engendre plus rien, mais, par une loi de la nature, les êtres
qu'il a engendrés produisent e u x - m ê m e s c e u x qui doivent leur succéder.
Aphrodite émergeant de l'abîme, c'est la substance féconde provenant de
l'élément humide; en se mêlant à cette substance, l'esprit chaud provoque
le désir passionné de l'union sexuelle et réalise la beauté du monde. »
(Les Homélies [pseudo-JClémentines, VI 3 - 1 3 , traduction de A . S i o u -
v i l l e [pseudonyme pour l ' a b b é J o s e p h T u r m e l ] quelque peu modifiée
= O F 5 5 & 56)

D a n s les ' R e c o n n a i s s a n c e s ' , on retrouve les trois points du programme


développé dans les ' H o m é l i e s ' , mais dans l'ordre inverse: c'est la question de
la providence qui est discutée la première (VIII 7 - 5 7 ) , puis vient celle de
l'astrologie ( I X 1 2 - 3 2 ) , et enfin celle du polythéisme ( X 1 5 - 5 1 ) . Appion,
Annubion et Athénodore n'apparaissent nulle part dans les discussions qui,
sous la présidence de Pierre, se déroulent entre Faustus, Clément, Nicète et
Aquila. C'est C l é m e n t qui parle:

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ORPHÉE E T L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2909

« [ X 17] Ceux qui, chez les païens, savent le plus de choses racontent
donc qu'au début de tout il y eut le chaos. Beaucoup de temps ayant
passé, le chaos dont la périphérie avait durci, se dota de limites et d'une
constitution apparentée par l'aspect et par la forme à celle d'un œuf
énorme. Cela prit beaucoup de temps, mais, à l'intérieur du chaos, ce fut
comme dans la coquille d'un œuf: un fœtus se forma et se mit à vivre.
Ensuite, lorsque cette sphère énorme se fut brisée, il en sortit une espèce
d'être humain qui présentait cette double nature qu'ils appellent andro-
gyne. Or, cet être, ils le nommèrent Phanès, par suite de son apparition;
en effet, lorsqu'il apparut, disent-ils, la lumière brilla aussitôt. C'est à
partir de lui, disent-ils aussi, que furent engendrés substance, sagesse,
mouvement, accouplement, à partir de quoi furent fabriqués le ciel et la
terre.
Le Ciel engendra six mâles, qu'ils appellent aussi Titans; il en alla
de même pour la Terre qui mit au monde six femelles, qu'ils ont l'habitude
d'appeler Titanides. Et voici les noms, des mâles qu'engendra le Ciel:
Océanus, Coeus, Crios, Yperion, Iapetos, Cronos, qui, chez nous, est
appelé Saturne. De la même manière les femelles qu'engendra la Terre
reçurent ces noms: T h i a , Rhéa, Thémis, Mnémosyme, Téthys, Hébé. De
ce groupe, celui qui avait été engendré le premier par le Ciel reçut pour
épouse la première fille de la Terre, le second, la seconde et tous les autres
de la même manière suivant leur rang. La première Titanide fut entraînée
à ses côtés vers le bas. En fait, la seconde Titanide suivit celui qu'elle
avait épousé et fut attirée vers le haut; et ainsi un à un suivant leur rang,
ils s'établirent en ces lieux que leur avait attribués le sort lors de leur
mariage. Ils s'accouplèrent et engendrèrent un nombre vraiment prodi-
gieux de rejetons.
[18] Mais, parmi les six mâles, l'un, celui qu'on appelle Saturne,
avait reçu Rhéa pour épouse. Et comme un oracle l'avait averti qu'un de
ses fils arriverait à être plus puissant que lui et le déposséderait du
pouvoir, il décida de dévorer tous les fils qui naîtraient de lui. D o n c le
premier fils qu'il engendra fut celui qu'ils appellent Aidés, lequel a reçu
chez nous le nom d'Orcus; celui-ci fut dévoré par son père, pour les
raisons que nous avons dites plus haut. Après celui-ci, Cronos engendra
un second fils, qu'ils disent être Neptune; ce fils, Cronos le dévora de la
même manière. Cronos engendra le plus jeune de ses fils, qu'on appelle
Zeus, mais sa mère Rhéa eut pitié de l'enfant, et arriva, grâce à un
subterfuge, à le soustraire à son père qui voulait le dévorer. Et d'abord,
pour éviter que l'on perçoive les vagissements de l'enfant, elle chargea
les Corybantes de frapper sur des cymbales et des tambours; couverts par
ce bruit retentissant, les vagissements de l'enfant passèrent inaperçus.
[19] Mais Cronos, qui s'était rendu compte que le ventre de Rhéa
était moins gros, avait compris que l'accouchement avait eu lieu, et il
s'attendait à dévorer l'enfant. Alors, Rhéa lui présenta une grosse pierre,
en déclarant: « Voici le fils, dont je viens d'accoucher. » Cronos prit la
pierre et l'avala. Une fois avalée, la pierre exerça une pression sur les fils

189*
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2910 LUC BRISSON

que Cronos avait déjà absorbés, et les fit sortir. Le premier donc qui
sortit fut Orcus, qui descendit le plus bas; voilà pourquoi il a pris
possession des lieux infernaux. Le second se trouva tout naturellement
plus haut, il fut rejeté sur les eaux, et c'est lui qu'ils appellent Neptune.
Le troisième, qui ne fut pas dévoré grâce au subterfuge de sa mère qui
le confia en nourrice à une chèvre ( = Amalthée), fut envoyé au ciel. »
(Reconnaissances X 17 - 1 9 , ma traduction = O F 56)

Un peu plus loin, Nicète revient très brièvement sur le sujet:

« [30] Tout ce qui, chez les Grecs, a été écrit sur l'origine des temps est
certes dû à une multitude d'auteurs; mais les deux principaux sont Orphée
et Hésiode. Or, les écrits de ceux qui parlent de l'origine se répartissent
en deux genres, suivant le type de compréhension qu'ils impliquent:
compréhension littérale, compréhension allégorique. Sur les écrits qui ne
demandent qu'une compréhension littérale s'est précipitée en masse la
foule de ceux qui sont de basse naissance; mais c'est devant les écrits qui
ressortissent à l'allégorie, que tombent en admiration ces bavards de
philosophes et d'érudits.
O r Orphée est le premier à avoir dit que, au début, fut le Chaos,
cette réalité sempiternelle, énorme, qui n'est pas née et de laquelle toutes
choses ont été faites. Il a raison de dire que le Chaos n'était ni ténèbres
ni lumière, qu'il n'était ni humide ni sec, ni chaud ni froid; que c'était
plutôt un mélange qui comprenait simultanément toutes choses; et que
toujours il resta dépourvu de toute forme. Un jour cependant, le chaos
engendra et fit sortir de lui, après l'avoir fabriqué dans une espèce d'œuf
immense, une sorte d'être double que les païens appellent hermaphrodite;
une sorte d'être formé pendant très longtemps à partir d'un mélange de
contraires d'une grande variété. Cet être, on peut le considérer c o m m e le
principe de toutes choses, parce qu'il est le premier à sortir de la matière
la plus pure et que, en sortant, il a provoqué la division des quatre
éléments et que des deux éléments qui sont considérés c o m m e les premiers
(feu et air) il a fait le ciel, et que des deux autres il a fait la terre. C'est
à partir de ces quatre éléments et de la division de leur nature que naissent
et que sont engendrés, dit-il, toutes choses. Voilà ce que raconte Orphée. »
(pseudo-Clément, Reconnaissances X 30, ma traduction = O F 55)

La variante donnée dans les 'Reconnaissances' semble dépendre de celle


que rapportent les 'Homélies', car l'élément orphique s'y trouve très réduit au
profit de la théogonie hésiodique. Par suite, les 'Homélies' paraissent plus
fidèles à l'ouvrage apologétique qui leur sert de source.
Cela dit, considérons ces témoignages dans leur ensemble, pour en exa-
miner le contenu. Selon le pseudo-Clément, tout vient du Chaos assimilé au
flux incessant et désordonné d'une matière primordiale, où se retrouvent les
quatre éléments. Dans ce tourbillon originel, se forme une espèce d'œuf, dont
va sortir Phanès, qui est à la fois mâle et femelle. Son nom manifeste sa nature:
c'est un être lumineux qui fait venir toutes choses à la lumière en apparaissant.

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ORPHÉE E T L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2911

Après être sorti de l'œuf, Phanès va s'installer au sommet du ciel, qui


correspond probablement à la partie supérieure de la coquille de l'œuf. Dans
le morceau inférieur de la coquille, la matière féconde se réchauffe et entre en
ébullition. La partie la plus basse de la matière, qui est aussi la plus lourde
est entraînée vers le bas; elle reçoit le nom de Pluton. L'eau, qui a afflué après
la séparation de ce premier élément, est appelée Poséidon. L'autre élément, le
plus pur, plein de vie et d'intelligence est appelé Zeus. Par sa propre chaleur,
il attire à soi Métis qui était restée dans les régions humides. Zeus la dévore
et donne naissance à Athéna, l'intelligence qui pratique les arts avec une
grande habileté, intelligence que Zeus utilise pour fabriquer le monde entier
qu'entoure l'air qui va de Zeus, l'éther très chaud, à la terre, où l'air plus
frais est appelé Héra. Comme Athéna se trouve près de Zeus, elle est trop
chaude pour enfanter; et inversement, Artémis qui est l'extrême fond de l'air
est trop froide pour enfanter. Voilà pourquoi toutes deux restent vierges.
Dionysos, ce sont les vapeurs qui montent et qui descendent. Osiris, c'est l'eau
qui, coulant sous la terre, se divise en plusieurs parties, comme Dionysos
coupé en morceaux.
Il s'agit donc là d'une interprétation allégorique plutôt que d'un exposé
mythologique. Cette interprétation allégorique de type physique s'inspire du
Stoïcisme: le rôle du feu, assimilé à Zeus, y est en effet primordial.
On notera par ailleurs que l'auteur n'hésite pas à prendre en considération
des dieux étrangers au panthéon gréco-romain. Mithra assimilé, par isopsé-
phisme au cours de l'année, et Osiris, dont le démembrement est assimilé à
celui de Dionysos par les Titans.
Des éléments juifs y sont discernables; la place de l'esprit 68 et le rôle qui
lui est dévolu rappelle la 'Genèse', qui commence ainsi:

« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vague


et vide, les ténèbres couvraient l'abîme, l'esprit de dieu planait sur les
eaux.»

Une telle interprétation allégorique s'applique, on le sait à une variante


de la théogonie orphique que Damascius attribue « à Hiéronymos et à Hellani-
kos », et où, avant Chronos, on trouve un principe premier, le Chaos présenté
ici comme un flux incessant et désordonné de matière. Ce principe, ce n'est
pas l'eau dont vient le limon, mais la matière tout simplement apparentée à
un liquide. La différence pourrait s'expliquer par l'orientation philosophique
très particulière de l'interprétation allégorique proposée.
Reprenons tout cela d'un point de vue plus général pour déterminer les
significations historiques et théoriques de cette théogonie.
Le premier stade de cette théogonie, où interviennent l'eau et la matière
dont vient la terre, pourrait bien n'être qu'une adaptation de l'exégèse allégori-
que de Zénon de Cition:

68 Homélies VI 4 - 7 .

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2912 LUC BRISSON

« Zénon aussi dit que, chez Hésiode, le Chaos, c'est l'eau, dont, par
condensation, naît le limon (iXùv), duquel, par solidification (f|Ç ÎCTIYVU-
|iévr|ç), se forme la terre ferme. »
(Schol. Apoll. Rhod. I 498 = SVF I no 104, p. 2 9 . 1 7 - 1 9 VON ARNIM)

En plaçant l'eau à l'origine, cette théogonie met d'accord Orphée avec Homère
(cf. Aristote, Mét. N 4, 1091 b 4sq.). Et, en interprétant le Chaos comme eau,
elle réconcilie Orphée et Homère avec Hésiode. Une interprétation de ce genre
ne va cependant pas sans poser un problème. En effet, Damascius raconte que
Chronos engendre Ether, Chaos et Erèbe, en qui il dépose l'œuf dont sort
Protogonos. Dans cette perspective, le Chaos se trouverait à la fois avant et
après Chronos. La difficulté pourrait être levée de plusieurs façons. Ou bien
on rectifie le témoignage de Damascius en le comparant à ceux d'Athénagore
et du pseudo-Clément, où le Chaos n'intervient pas après Chronos. Ou bien
on distingue entre un chaos primordial dépourvu de tout attribut et un Chaos
postérieur au Temps, spatialement qualifié — même sous un mode négatif —
d'« illimité ».
Cette théogonie semble être de peu postérieure à celle des 'Rhapsodies',
dont j'ai placé la composition vers la fin du I er ou au début du II eme siècle apr.
J.-C. La théogonie de Hiéronymos et d'Hellanikos se borne à modifier la
théogonie des 'Rhapsodies' de façon à la rendre compatible avec les théogonies
qu'on trouve chez Homère et chez Hésiode, et même avec la cosmologie
stoïcienne. Cette hypothèse qui résulte d'une analyse interne se voit corroborer
par le fait que les témoignages relatifs à la théogonie de Hiéronymos et
d'Hellanikos ne remontent jamais plus haut que le milieu du second siècle
apr. J . - C .
Cela dit, essayons d'analyser cette version qui commence avec l'Eau.
Avant l'Eau primordiale, Damascius pose un principe suprême, que n'auraient
pas mentionné Hiéronymos et Hellanikos, parce qu'il s'agit de 1'« Ineffable ».
Cette astuce permet donc à Damascius de retrouver à bon compte son premier
principe dans cette théogonie orphique et donc de corroborer sa position dans
le cadre du courant néoplatonicien. Et il nous permet, à nous, d'être absolu-
ment certains que cette version commençait bien par l'Eau.
A partir de l'Eau, une réalité nouvelle apparaît. Athénagore parle de
« limon » (IAA>Ç), ce qui suggère l'idée d'un dépôt, d'une sédimentation. Pour
sa part, Damascius utilise un verbe qui signifier « geler » se « solidifier » (è7tâyT|).
L'une et l'autre façons de s'exprimer décrivent un processus à la suite duquel
la terre se différencie de l'eau primordiale. Un tel processus, comme le fait
remarquer JEAN RUDHARDT69, se déroule hors des cadres du Temps et de
l'Espace, d'un Espace défini par le haut et par le bas en tout cas; sexe, vie et
personnalité n'y ont point place. Malgré tout, quelque chose se passe. Pour
la première fois, la réalité revêt une forme. Un serpent apparaît.

69 Cf. JEAN RUDHARDT, Le thème de l'eau primordiale dans la mythologie grecque, op. cit.,
p. 1 5 - 1 6 .

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O R P H É E E T L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2913

Ce serpent a un nom, Chronos, c'est-à-dire le Temps, et une apparence


fort complexe. Tout se passe d'ailleurs comme si, dans cette version, Chronos
se voyait évincé de la première place qui est la sienne dans les 'Rhapsodies'.
La perte de cette prééminence s'accompagne, pour Chronos, d'une identifica-
tion avec Phanès, dont il revêt l'apparence et les attributs. Mais, avant
d'évoquer ce point, j'essaie de répondre à la question: pourquoi, dans cette
version, Chronos, est-il appelé «Héraclès»?
Dans un fragment de l'ouvrage de Porphyre: 'Les images des dieux' (frag.
8, p. 13*.3 sq. BIDEZ), on trouve un texte curieux, où, par suite d'un jeu de
mots, le soleil est appelé Héraclès. Ce qui permet de relier les douze travaux
du héros aux douze signes du zodiaque et d'expliquer que, si Héraclès est
revêtu d'une peau de lion, c'est que, dans le signe du lion, le soleil atteint
son point culminant. On est même allé, comme le fait remarquer Ovide
(Métamorphoses II 78 — 83), jusqu'à assimiler les signes du zodiaque à des
bêtes sauvages menaçantes que doit affronter le soleil au cours de son périple.
De façon beaucoup plus générale, le nom d'Héraclès s'apparente à celui
d'Héra, qui, lui-même, est issu du vieux nom indo-européen de 1'«année»
représenté par l'anglais year, et l'allemand Jahr notamment 7 0 . Dans ce
contexte, devenait naturelle l'assimilation des douze travaux d'Héraclès à la
« conquête » des douze mois de l'année. Voilà donc par quelle association
d'idées on a pu appeler le Soleil « Héraclès ».
Il faut maintenant essayer de comprendre comment le Temps lui-même
( = Chronos) a pu être appelé «Héraclès». Chronos n'est jamais identifié au
soleil qui, en une année, complète sa course dans le zodiaque. Toutefois,
Platon, dans le 'Timée' (38 c —39 d) considère comme unités de mesure du
temps, non seulement la course de la lune et celle du soleil, mais aussi celle
des autres planètes. S'inspirant de cette idée, les anciens Stoïciens ont élaboré
leur doctrine de la « grande année » à la fin de laquelle l'univers est totalement
détruit par le feu. Or, après avoir exposé la thèse stoïcienne suivant laquelle
Dieu doit être identifié à la Nature et au Destin (Des bienfaits IV 7), thèse
explicitement reprise par Damascius dans ce passage, où il est dit d'Héraclès
«qu'il est uni à la Nécessité, qui est à la fois Nature et Adrastée» 7 1 , Sénèque
poursuit en expliquant que ce Dieu peut aussi être appelé « Hercule », « parce
que sa force, disent-ils ( = les Stoïciens), est invincible et vouée, lorsqu'elle
aura été épuisée par les œuvres sorties d'elle, à retourner au feu primitif. »
(Des bienfaits IV 8, 1 trad. FRANÇOIS PRÉCHAC). Cette exégèse allégorique
permet donc d'établir un rapport entre la destruction de l'Univers par le feu
à la fin de la « grande année » et le bûcher sur le sommet de l'Œta où se
consume Héraclès, après avoir accompli ses travaux. Dans un tel contexte, on
comprend pourquoi Chronos peut être appelé « Héraclès ».

70 JEAN HAUDRY, La religion cosmique des Indo-européens, Milano (Archè)/Paris (Les


Belles Lettres) 1987, c h a p . 5 .
71 Sur les difficultés que pose le texte de Damascius à cet endroit, cf. la note 39 (p. 2897
supra).

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2914 LUC BRISSON

Par ailleurs, si Chronos est pourvu d'ailes, c'est qu'il s'identifie à Phanès,
qui, lui, sort d'un œuf: le mélange Eau et Terre prend chez Athénagore la
forme d'un œuf énorme. De plus, dans la tradition orphique, le soleil est ailé
(OF 62). En outre, si Chronos est présenté comme un serpent, ce peut être
pour trois raisons. 1) Pour signifier le cours du soleil dans les signes du
zodiaque; les têtes de taureau, de lion (et peut-être celle du dieu) évoquant
certains signes du zodiaque. 2) Pour instaurer une opposition avec les ailes
qui représentent les choses d'en haut, le serpent étant le représentant des
choses d'en bas. 3) Ou enfin, pour illustrer l'épithète àyr|paoç, adjectif formé
à partir du terme yfjpaç, qui, en grec ancien, signifie tout à la fois « vieille
peau » et « vieillesse » (Elien, NA VI 51).
Tout ce qui vient d'être dit sur l'assimilation de Chronos à la course du
soleil dans le zodiaque explique son nom d'Héraclès, les représentations
animales qui interviennent dans la description de son apparence physique, son
apparence physique et même son union avec la Nécessité, « qui est à la fois
Nature et Adrastée ». A cet égard, il faut rappeler que, dans la seconde version
où elle occupe par rapport à Phanès un rang correspondant, la Nuit est appelée
Anagké, Adrastée et Heimarméné ( = la Destinée). Mais les noms d'Anagké
et d'Adrastée présentent plus d'affinité avec le Temps qu'avec la Nuit. Car
c'est dans le Temps, mesuré par la course du soleil dans le zodiaque, que
s'inscrit la Nécessité sous la forme d'un Destin, auquel nul ne se peut soustraire.
D'où l'idée d'une Providence évoquée par cet autre nom de Phanès dans les
'Rhapsodies', et dont le gouvernement est à la fois universel et inéluctable.
Il semble que, au niveau de Chronos, une première distinction sexuelle
soit opérée. Voilà pourquoi, par la suite, on parle d'engendrement. Engendre-
ment d'une triade: Ether, Chaos et Erèbe. Cette triade est dite analogue à la
première: Eau, Terre et Chronos. Sur ce point, on notera que l'Ether est
qualifié d'« humide », le Chaos d'« illimité » et l'Erèbe de « nébuleux ».

B. Autres œuvres attribuées à Orphée

A l'époque impériale, outre une théogonie comportant trois versions un


très grand nombre d'écrits, de genre et de contenu très différents, circulaient
sous le nom d'Orphée. Il est très difficile de faire un inventaire de ces textes.
Je me contenterai donc ici de mentionner les textes attribués explicitement à
Orphée et cités par des auteurs connus 7 2 . Une telle attitude exclut l'exhausti-
vité; mais elle a le mérite de la prudence.

72 Dans la Notice qu'ils ont donnée à leur édition et traduction des 'Lapidaires grecs', Paris
(Les Belles Lettres) 1 9 8 5 , p. 5 6 - 5 7 , ROBERT HALLEUX et JACQUES SCHAMP font r e m o n t e r
la composisiton de cet ouvrage au II cme siècle de notre ère. Il n'est pas possible de rouvrir
ici le dossier; et il en va de même pour beaucoup d'autres ouvrages considérés comme
orphiques. Pour un inventaire de ces ouvrages, cf. KONRAT ZIEGLER, RE XVIII 2 (1942),
s. v. Orphische Dichtung, 1321 - 1417.

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ORPHÉE ET L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2915

Les textes attribués à O r p h é e peuvent, pour les c o m m o d i t é s de l'exposé,


être répartis en q u a t r e g r a n d e s classes: ceux qui ont r a p p o r t avec la vie et les
activités d ' O r p h é e ; les hymnes en l'honneur de personnages é v o q u é s d a n s les
différentes versions de la ' T h é o g o n i e ' ; des œuvres relatives à des questions
naturelles, elles aussi évoquées d a n s les différentes versions de la ' T h é o g o n i e ' ,
c o m m e l ' a s t r o n o m i e et la médecine; et des textes destinés à annexer la figure
d ' O r p h é e à un m o u v e m e n t philosophique ou religieux.

a) Textes ayant r a p p o r t avec la vie et les activités d ' O r p h é e

Un premier g r o u p e de textes peut être mis en r a p p o r t avec des épisodes


de la vie d ' O r p h é e ou m ê m e avec ses activités s u p p o s é e s .

a) Descente chez H a d è s (KatdpaCTiç eiç "AiSou)

Suivant Clément d'Alexandrie (Stromates I 21, 131,5), Epigène, dans son


o u v r a g e ' L a poésie attribuée à Orphée', attribue au pythagoricien C e r c o p s la
Descente chez H a d è s . Or, O. KERN pense que c'est à cet o u v r a g e q u e pourraient
avoir fait allusion et D i o d o r e (I 92, 3 qui renvoie à I 96, 2 = O F 293) et
Plutarque (De sera numinis vindicta 28, M o r a l i a 566 b — c = O F 294). D a n s
ce poème, O r p h é e , décrivant sa descente chez H a d è s à la recherche d'Eurydice,
aurait révélé a u x h o m m e s le sort qui attendait leur â m e après la m o r t , un peu
sur le modèle des mythes eschatologiques q u ' o n trouve chez Platon.

P) Les Oracles (Xp^onoi)

Suivant Clément d'Alexandrie aussi (Stromates I 21, 134, 4 = O F 332),


Philochore ( F G r H III B 328 F 77 JACOBY) déjà tenait O r p h é e p o u r un devin.
Il aurait m ê m e cité d e u x vers d ' O r p h é e qui en étaient l'aveu (cf. s u p r a ,
p. 2870). O n peut dès lors penser qu'un recueil d'oracles avait été mis s o u s le
n o m d ' O r p h é e . H é r o d o t e (VII 6) et Platon (Protagoras 316 d) attribuent ces
Oracles à M u s é e . En fait, il semble que, dans les t e m p s anciens, M u s é e tenait
le rôle de xpt|(thoA.ôyoç, alors q u ' O r p h é e était considéré c o m m e le f o n d a t e u r
de pratiques d'initiation (teA-exai) et l'instigateur de purifications (icaOapiioi).
Cela dit, il ne semble y avoir aucune raison p o u r attribuer à O r p h é e des
ouvrages ayant p o u r titre 'Initiations' (Eusèbe, Préparation Evangélique III 1,
83: D i o d o r e III 6 2 , 2 - 8 = O F 301: D i o d o r e I 12, 4; E u s è b e , Préparation
Evangélique III 3,5; T h é o d o r e t , T h é r a p e u t i q u e des m a l a d i e s helléniques III 44
= O F 302: D i o d o r e V 75,4 = O F 303) ou 'Purifications' (Plutarque, P r o p o s
de table II 3,1, M o r a l i a 635 e; Clément d'Alexandrie, S t r o m a t e s III 3, 24,2;
Athénée, D e i p n o s o p h i s t e s II 65 f; Sextus Empiricus, H y p o t h y p o s e s Pyrrhonien-
nes III 224 = O F 291: Sextus Empiricus, Adv. math. II 31; cf. I X 15 = O F
292). Les t é m o i g n a g e s que O. KERN a réunis sous ces d e u x rubriques font
référence à des initiations ou à des purifications orphiques; m a i s aucun
n'évoque un o u v r a g e portant spécificiquement ce titre et qui aurait été attribué
à Orphée.

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2916 LUC BRISSON

b) Hymnes [et Epigrammes]

Assez tôt, ont dû circuler sous le nom d'Orphée des Hymnes 7 3 , que
Ménandre ([cité par Genethlius] Rhet. graec. III 3 3 3 . 1 2 s q . SPENGEL = OF
3 0 6 ) qualifie de «pucnKOÎ, peut-être parce qu'ils célébraient des divinités comme
Ouranos, le Soleil, l'Océan etc.

a) Hymne à Dionysos

C'est peut-être à l'hymne à Dionysos mentionné par Aristide (Orationes


IV, I p. 47.14 DINDORF = O F 307) que ressortit le poème dont M a c r o b e cite
de longs et nombreux extraits dans ses 'Saturnales' et qu'il évoque souvent
dans son 'Commentaire au Songe de Scipion' (Saturnales I 23, 31 = O F 236;
Saturnales I 18, 12, cf. Diodore I 11, 3; Eusèbe, Préparation Evangélique I 9,
3 = O F 237; M a c r o b e , Saturnales I 18, 2 2 = O F 238; Saturnales I 18, 17, cf.
pseudo-Justin, Cohort. ad Gentiles 15 = O F 239; M a c r o b e , In Somn. Scip. I
12, 11 = O F 240; In Somn. Scip. I 12, 7 = O F 241; In Somn. Scip. I 17, 42
= O F 242). Ce poème, où Dionysos est identifié au Soleil (Hélios), à Zeus,
à Phanès, à Hadès, à Eubouleus et à Antaugès, pourrait bien avoir été connu
par un Néoplatonicien comme Porphyre, car, dans son 'Commentaire au Songe
de Scipion' (I 12,11 = O F 240), M a c r o b e évoque l'assimilation de Dionysos
a u v o ù ç ÔXIKÔÇ.
Voici les vers que cite M a c r o b e dans les 'Saturnales':

« Ecoute-moi, ô toi qui parcours dans l'espace un cercle brillant


autour des sphères célestes et qui poursuis ta route immense,
brillant Zeus Dionysos, père de la mer, père de la terre,
soleil qui as tout engendré aux couleurs sans cesse changeantes,
à la lumière dorée. »
(Saturnales I 23, 22, traduction de HENRI BORNECQUE =
O F 236)

« Liquéfiant le divin éther, qui était auparavant solide,


il rendit visible aux dieux le plus beau phénomène de la nature,
qu'on appelle Phanès, Dionysos,
seigneur Eubouleus, éclatant Antaugès [qui renvoie la lumière].
D'ailleurs les hommes qui habitent sur la terre lui donnent des
dénominations diverses.
Le premier il se montra avec la lumière et fut appelé Dionysos,
parce qu'il tourne (Siveùai) autour du vaste Olympe qui n'a
pas de bornes.

73 A ne pas confondre avec les 'Hymnes orphiques'. Je ne tiendrai pas compte ici de ce
recueil de 88 hymnes, qui pourraient remonter au II eme ou au III emc siècle de notre ère,
et que G . QUANDT a éditées: Orphei Hymni [1941], it. cur. ed. G . QUANDT, photomech.
Nachdr. mit addenda & corrigenda, Berlin (Weidmann) 1955. Le professeur J. RUDHARDT
prépare une traduction française commentée de ces hymnes.

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ORPHÉE ET L'ORPHISME A L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2917

Mais il change de nom, prenant des surnoms différents selon


les diverses périodes du temps. »
(Saturnales I 18, 12, traduction de H E N R I B O R N E C Q U E =
OF 237)
« Voici tous les vêtements printaniers,
dont on revêt le corps du dieu;
ils imitent le soleil resplendissant.
D'abord, semblable à des rayons éclatants,
un péplum de pourpre et de feu, puis, sur son épaule droite, la
peau d'un faon fortement tachetée,
qui rappelle les astres magnifiques et le ciel sacré.
Ensuite, par-dessus la peau du faon, une ceinture d'or resplen-
dissante
tout autour de la poitrine, symbole puissant du soleil,
qui, lorsqu'il va, brillant, s'élancer des extrémités de la terre,
frappe de ses rayons d'or les ondes de l'océan;
sa splendeur infinie, se mêlant avec la rosée,
fait briller devant le dieu la lumière en tourbillons,
comme une ceinture sous sa poitrine immense paraît, spectacle
merveilleux. »
(Saturnales I 18, 2 2 , traduction de HENRI BORNECQUE =
O F 238)

« le soleil qu'on surnomme Dionysos »


(Saturnales I 18, 18 = OF 239 a)
« Un Zeus, un Hadès, un Soleil, un Dionysos »
(Saturnales I 18,18 = OF 239 b) 74
S'il est vrai que l'on retrouve l'un de ces vers chez Diodore (I 11, 3, v. 3 de
OF 237), cet hymne remonterait au tout début de l'époque impériale. Mais
rien n'empêche qu'il s'agisse là d'un extrait de la première version de la
'Théogonie' orphique; pour l'instant, aucun élément décisif ne nous permet
de prendre parti.

P) Hymne à Eros
D'autres hymnes devaient célébrer d'autres divinités intervenant dans la
théogonie orphique, par exemple Eros (Pausanias IX 30, 12 = O F 304:
Pausanias IX 27, 2 = OF 305).

74
Vers cité par le pseudo-Justin (Cohort, ad Gentiles 15) qui le met en rapport avec le
monothéisme du Testament. Cf. aussi l'empereur Julien, (Discours) Sur Hélios-Roi (IV)
10. La quatrième dénomination que Macrobe attribue à Dionysos est attribuée à Sérapis
par l'empereur Julien. Pour une explication possible, cf. M . L. WEST, The orphie poems,
op. cit., p. 253, n. 55.

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2918 LUC BRISSON

y) Hymne à Déméter

Au début de l'Empire, on citait un poème qui racontait les aventures de


Déméter à la recherche de Koré. Diodore (V 2 - 5 = OF 47) et Pausanias (I
14, 3 = O F 51) semblent y faire allusion. Et le pseudo-Justin (Cohort, ad
Gentiles 17 b = O F 48) pourrait bien nous en avoir conservé le premier vers:
« Chante, déesse, la colère de Déméter qui porte de splendides fruits. »
Pour sa part, Clément d'Alexandrie (Protreptique II 20, 1 - 2 1 , 1 = OF
52, cf. Eusèbe, Préparation Evangélique II 3, 30 — 34 = OF 52; Arnobe, Adv.
Nat. V 25, 27, 29, 35, 39 = O F 52) raconte comment Déméter a fait halte à
Eleusis, alors qu'elle était à la recherche de sa fille, Koré; et il nous a conservé
cinq vers du poème (cités supra, p. 2893), qui décrivaient la scène.

8) L'hymne au nombre ('O eiç xôv àpiG^ôv Cuvoç)

Dans un ouvrage intitulé 'La théologie de l'arithmétique', et qui devait


constituer le septième tome d'un ensemble sur le Pythagorisme (In Nico.
arithm. introd., p. 125.15 sq. PISTELLI), Jamblique 7 5 , attribue à Orphée (Theol.
arithm. VI 3 6 - 3 7 , p. 4 8 . 6 - 1 4 DE FALCO = O F 311; I X 58, ibid. p. 7 8 . 6 - 9
DE FALCO = O F 314) des spéculations sur les nombres qu'on retrouve dans
le poème que, dans son 'Commentaire sur la République de Platon', Proclus
appelle 'L'hymne orphique au nombre'. D'après les vers qui en subsistent, cet
hymne célébrait les nombres de un à dix, préalablement assimilés à des
divinités.
Or, dans le 'De abstinentia', Porphyre écrit:
« En tout cas les Pythagoriciens, appliqués à l'étude des nombres et des
lignes, faisaient de ces derniers l'essentiel des présents qu'ils consacraient
aux dieux. Tel nombre était appelé par eux Athéna, tel autre Artémis,
tel autre encore pareillement Apollon; de même qu'il y en avait un qu'ils
nommaient «Justice» et un autre «Tempérance». Même chose pour les
figures géométriques».
(De l'abstinence II 3 6 , 1, traduction JEAN BOUFFARTIGUE et MICHEL
PATILLON = OF 309)

Et c'est probablement le même ouvrage que citait Plutarque (chez Stobée,


Eclog. I, p. 2 1 . 2 7 - 2 2 . 6 WACHSMUTH), lorsqu'il assimilait Apollon à 1, Artémis
à 2, le Mariage et Aphrodite à 6, Kairos [ = Moment opportun] et Athéna à
7, Asphaleios [ = Celui qui donne la sécurité, épithète de Poseidon] et Poseidon
à 8 et la Panteleia [ = Achèvement, Fin] à 10.
Certes, il est impossible de savoir si c'est cet écrit ou si c'est un autre qui
a servi de modèle à l'hymne que citaient les Néoplatoniciens; mais il est
intéressant de noter que de tels hymnes existaient dès le début de notre ère.

75 Cf. le livre de DOMINIC O'MEARA, Pythagoras revived. Mathematics and Philosophy in


late antiquity, O x f o r d (Univ. Press) 1989. Et de façon plus spécifique, cf. F. E. ROBBINS,
T h e tradition of Greek arithmology, Classical Philology 16, 1921, 9 7 - 1 2 3 .

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O R P H É E E T L'ORPHISME A L ' É P O Q U E IMPÉRIALE 2919

On peut même penser que ces hymnes, qui jouaient un grand rôle dans
la tradition pythagoricienne (D. L. VIII, 24) eurent un usage cultuel. Au second
livre du ' D e abstinentia' (34, 4), Porphyre évoque l'offrande d'hymnes assimilés
à des sacrifices, idée qu'on retrouve chez Plotin (Enn. II 9 [33], 9.33).

e) Epigrammes ('Ejtiypâ|i^aTa)

Dans le passage d'un discours attribué à Dion Chrysostome ( X X X V I I 15


= O F 290), mais qui doit avoir été composé par Favorinus d'Arles qui avait
été l'auditeur de Dion à R o m e sous Domitien, se trouve attribuée à Orphée
une épigramme en l'honneur d'Argo, à l'occasion d'une victoire du navire lors
d'une course.

c) Ouvrages relatifs à questions naturelles

Toute une série d'ouvrages sur des questions d'ordre naturel s'inspirant
des 'Travaux et des jours' d'Hésiode circulaient, à l'époque impériale, sous le
nom d'Orphée 7 6 . Il ne saurait être question ici d'entrer dans des considérations
d'ordre chronologique, ou de faire preuve d'exhaustivité.

a) La Dodécennie (AcoôeKaexTiplç)

Une 8(D8EKO£TT|PÎÇ est une période de douze ans, où chaque année est mise
en rapport avec un signe du zodiaque; cette notion essentiellement astrologi-
que, aurait été élaborée par les Chaldéens. O n a voulu voir, dans le chiffre de
1 2 0 0 0 0 années que, selon Orphée (Censorinus, D e die natali 18, 11 = O F
2 5 0 ) 7 7 aurait compté la « G r a n d e A n n é e » , une référence à la ôcoôeKœxTipiç.
Par ailleurs, Plutarque aurait fait allusion à cette doctrine dans le D e def.
orac. 12, Moralia 4 1 5 f = O F 250).

ß) Les Ephémérides ('E(prmepi8eç)

Dans les ouvrages de ce genre, chaque jour du mois lunaire était pris en
considération en fonction de sa signification faste ou néfaste. Un témoignage
de Clément d'Alexandrie (Stromates V 8, 4 9 , 3 = O F 273) pourrait faire
allusion à un ouvrage de ce genre attribué à Orphée.

y) Le Cratère (Kpcrrf|p)

A l'époque de Clément d'Alexandrie, circulait un ouvrage de ce titre,


attribué à Orphée par les uns et à Z o p y r o s d'Héraclée (Stromates I 21, 131,3)

76 J. HEEG, Die angeblichen orphischen E P r A K A I H M E P A I , Diss. Würzburg 1907/


München (C. Wolf und Sohn) 1907.
77 Cf. sur le sujet, B. L. VAN DER WAERDEN, Das große Jahr des Orpheus, Hermes 81, 1953,
p. 4 8 1 - 4 8 3 .

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2920 LUC BRISSON

par les autres. Ce titre semble devoir être compris dans une perspective
platonicienne. Le corpus platonicien, comporte en effet trois mentions d'un
cratère « c o s m i q u e » : dans le 'Phédon' (111 d), lorsqu'est décrit le sous-sol de
la terre; dans le 'Philèbe' (61 c), en rapport avec ces vies où se mêlent
plaisir et sagesse; et dans le ' T i m é e ' (35 a —b; 41 d), lorsque sont décrites la
constitution de l'âme du monde et celle de l'âme de l'homme. L'image se
retrouve chez des auteurs postérieurs qui dépendent de Platon 7 8 . Peut-être
M a c r o b e (In Somn. Scip. I 12, 7 = O F 241) et Plutarque (De sera num. vind.
28, Moralia 566 b) font-ils allusion à cet ouvrage?

5) Sur la médecine par les plantes et par les herbes (Flepi cpuTcov
ßotavcüv (iaxpiKfjç))

Sous ce titre 7 9 , O. KERN a réuni une série de notices d'auteurs de l'époque


impériale, qui citent Orphée c o m m e un bon connaisseur des propriétés des
plantes pour guérir ou pour empoisonner, et d'autres sujets médicaux. La
plupart de ces notices se trouvent dans l"Histoire naturelle' de Pline ( X X V
12 = O F 319; X X 32 = O F 320; index de X X V I I I 8 0 = O F 321; X X V I I I 43
= O F 328; X X V I I I 34 = O F 330). O n en trouve aussi chez Apulée (Apologie
30 = O F 323), Pollux (Onomasticon II 39 = O F 330) et Aetius (Libror.
medicinal. I 10 = O F 325; I 6 = O F 326). Galien parle explicitement d'un
ouvrage (De Antid. II 7, 908, 9 0 9 = O F 322).

d) Ouvrages apologétiques

Reste un certain nombre d'ouvrages attribués à Orphée, mais écrits dans


un but apologétique pour montrer qu'Orphée avait été monothéiste, et qu'il
avait cru au Dieu de la Bible.

a) Le Testament (AiaGfiKai)

A cet égard, l'ouvrage le plus intéressant est le 'Testament', un titre


caractéristique pour les Pseudepigrapha juifs de cette période, qui se présente
comme une palinodie où Orphée, qui a reconnu les erreurs du polythéisme,
enseigne à Musée la vraie nature de Dieu. O n trouve dans ce poème des
allusions à Abraham et à Moïse, même s'ils ne sont pas nommés, et on peut
y déceler des parallèles avec Isaïe et les Oracles sibyllins. Quatre recensions
en subsistent: celle de la ' T h e o s o p h i a ' de Tübingen (chap. 55 = O F 247); celle
du pseudo-Justin (Cohort, ad Gent. 15 = O F 245); celle de Clément d'Alexan-
drie (Protreptique VII 74, 2; Stromates V 12, 78, 4; V 14, 123, 1; 126, 5; 133,

78 M . P. NILSSON, Krater, Harvard Theol. Review 51, 1958, p. 5 3 - 5 8 ( = ID., Opuscula


selecta III, Lund [Gleerup] 1960, p . 3 3 2 - 3 3 8 ) .
79 Le seul témoin est Constantin Laskaris.
80 A cet endroit, Pline l'Ancien attribue à Orphée une 'Iôiocpufj. Sur ce terme, cf. D. L.
PAGE, Further Greek epigrams, Cambridge (Univ. Press) 1981, p. 2 0 - 2 1 , 84.

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ORPHÉE E T L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2921

2 = OF 246; Stromates V 14, 125,1 = OF 248) et celle d'Eusèbe (Préparation


Evangélique (III 7,1; III 13,4; XIII 12, 3 = OF 247; XII 401 = OF 248). En
fait, Eusèbe, qui démarque Clément, prétend citer d'après Aristobule (seconde
moitié du II e m c siècle av. J.-C.) 8 1 . Voici deux passages particulièrement longs,
qui permettront de se faire une idée de ce poème:

« Je parlerai aux ayants-droit; fermez vos portes, profanes:


fuyant les décrets de la justice (humaine), quand la divinité
édicté les siens
pour tous sans distinction. Et toi, écoute, rejeton de la Lune
phosphorescente,
Musée. Car j'énonce la vérité; et que rien de ce qui s'est
auparavant
5 manifesté dans ton cœur ne te frustre de la bienheureuse éternité;
regarde vers la raison divine, sois assidu auprès d'elle,
dirigeant de ton cœur l'enveloppe intelligente; marche comme
il faut
sur le sentier, contemple le seul ouvrier du monde,
l'immortel. Une antique parole le proclame:
10 II est l'unique, complet en lui-même, et c'est par lui que toutes
choses s'accomplissent;
en elles il se meut; aucune ne le voit
parmi les âmes des mortels, mais par l'intellect il se laisse voir.
Venant lui-même du bien, il n'envoie pas de mal
aux mortels; mais la grâce et la haine l'accompagnent,
15 la guerre aussi, la peste et les souffrances lamentables;
et il n'est aucun autre. Tu contemplerais facilement toutes
choses,
si tu le voyais; mais auparavant, ici-bas sur la terre,
mon enfant, je te montrerai, à l'heure où je les aperçois,
les empreintes et la forte main de ce dieu puissant.
20 Lui-même, je ne le vois pas; car désormais une nuée s'est fixée
sur moi; mais ces nuées se dressent en dix tablettes pour les
hommes 82
Car nul des humains mortels ne pourrait voir celui qui règne,
sinon l'unique enfant issu de l'antique race
des Chaldéens, qui savait le parcours de l'astre

81 Je me borne à citer ici le témoignage d'Eusèbe de Césarée, et cela même si on a tenté


de reconstituer un texte autonome à partir des quatre versions évoquées plus haut. On
trouvera cette version dans Apocalypsis Henochi, graece ed. M. BLACK, et Fragmenta
pseudepigraphorum quae supersunt graeca una cum historicorum et auctorum judaeorum
hellenistarum fragmentis, collegit et ordinavit ALBERT-MARIE DENIS, Leiden (Brill) 1970,
p. 1 6 3 - 1 6 7 .
82 Les vers suivants (23 — 26) forment «l'interpolation abrahamique», cf. L. CERFAUX,
Influences des mystères sur le judaïsme alexandrin, Le Muséon 27, 1924, p. 44.

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LUC BRISSON

25 et de la voûte céleste, comment elle accomplit son mouvement


circulaire
autour de la terre, en cercles égaux et selon son axe.
C'est Dieu qui guide les vents dans l'air et sur le flot
liquide; et il fait briller l'éclat du feu vigoureux.
C'est lui encore qui s'appuie au ciel immense,
30 sur un trône d'or; la terre à ses pieds repose;
il a étendu sa dextre jusqu'aux bornes
de l'Océan; et la base des montagnes tremble en ses intimes
profondeurs,
faute de supporter sa colère puissante. 11 est entre tous
céleste et sur la terre achève tout,
35 car il détient le principe, le milieu et la fin,
comme l'ont dit les anciens 83 , comme le fils de la matière 84 l'a
réglé.
quand de Dieu, en pensée, il eut reçu la loi des deux tables.
Il n'est pas permis de dire autrement; je tremble dans mes
membres,
en esprit; d'en haut il gouverne tout avec ordre.
40 Mon enfant, toi, approche-toi par l'esprit, retiens bien
ta langue et mets dans ton cœur l'oracle.
(Eusèbe, Préparation Evangélique XIII 12, 5, traduction de E.
DES PLACES = OF 247)

« Roi de l'éther et de l'Hadès, de la mer et de la terre


toi qui secoues de tes tonnerres la puissante demeure de l'Olym-
pe,
devant qui les démons frissonnent et que redoute l'assemblée
des dieux,
5 à qui les Parques obéissent, tout inflexibles qu'elles soient;
impérissable, à la fois mère et père 85 , dont la colère agite toutes
choses,
tu meus les vents et de tes nuées recouvres tout;
d'ouragans enflammés tu sillonnes le large éther; à toi l'ordre
des étoiles
qui gravitent sous d'immuables lois;
10 près de ton trône de feu se tiennent, empressés,
des messagers, soucieux que s'accomplisse tout ce qui touche
les mortels;
à toi, le printemps nouveau qui resplendit de fleurs de pourpre;
à toi l'hiver qui survient avec ses froides nuées;

Une allusion à Platon (Lois IV 715 e = O F 21), très probablement.


Probablement M o ï s e .
Eusèbe (Préparation Evangélique X I I I 13, 53) cite ces vers et propose une explication
pour le composé n^rpoTtàtcop.

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ORPHÉE ET L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2923

et les fruits qu'autrefois Bromios distribua, dans un transport


bacchique, sont ceux de ton automne

impérissable, immortel, que peuvent seuls nommer les immor-


tels.
15 Viens, ô le plus grand de tous les dieux, avec la puissante
nécessité,
redoutable, invincible, grand, impérissable, toi que l'éther cou-
ronne. »
(Eusèbe, Préparation Evangélique XIII 13, 5 2 - 5 3 , traduction
de E. D E S P L A C E S = Clément d'Alexandrie, Stromates V 1 4 ,
125, 1 - 127,2 = O F 248)

On aura remarqué que le premier vers correspond au premier vers de la


reconstruction de la théogonie commentée dans le papyrus de Derveni (cf.
supra, p. 2878). Dans les vers qui suivent, Orphée s'adresse à Musée en des
termes qui rappellent l'hymne à Zeus, mais un Zeus, dieu unique comme
Yahvé.

P) Les Serments ("Opicoi)

Par ailleurs dans les dernier vers du fragment 247, Orphée rappelle à
Musée ses devoirs de réserve. En effet, dans un culte à mystères, l'initié devait
d'abord jurer de ne pas divulguer les secrets qu'on venait de lui transmettre.
Aussi bien les abjurations de l'officiant que les réponses du candidat devaient,
pour assurer plus de solennité, être versifiées et attribuées à Orphée. Théon
de Smyrne nous a conservé trois vers appartenant à ces serments:
« Le nombre huit qui est le premier cube se compose de l'unité et du
septenaire. Quelques-uns disent qu'il y a huit dieux maîtres de l'univers,
et c'est aussi ce qu'on voit dans les 'Serments' d'Orphée:
Par les créateurs des choses à jamais immortelles:
le feu et l'eau, la terre et le ciel, la lune
et le soleil, le grand Phanès et la Nuit noire. »

(Théon de Smyrne, Exposition des connaissances mathématiques utiles


pour la lecture de Platon II 47, trad. J . D U P U I S = OF 300)

Les références à Phanès et à la Nuit dans le dernier vers attestent le caractère


orphique de ces vers. Toutefois, le pseudo-Justin (Cohort, ad Gent. 15; cf.
Cyrille d'Alexandrie, Contr. Jul. 133 a = OF 299) cite trois vers d'un 'Serment',
qui constituent en fait une abjuration évoquant un Père divin qui a créé le
ciel et tout l'Univers par sa parole. Or, comme le pseudo-Justin est l'un des
auteurs qui citent le 'Testament', il y a de fortes chances pour que les 'Serments'
soit aussi un faux d'origine juive 86 .

86 M . L. WEST, T h e o r p h i e p o e m s , o p . cit., p. 3 5 , n. 105.

190 ANRW II 36.4


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2924 LUC BRISSON

2. Grandes orientations

Pour les Grecs anciens, Orphée est d'abord et avant tout un poète inspiré.
D'où son rapport avec la musique d'une part, et ses liens avec la divination
et la pratique d'initiations surtout d'autre part. Cela dit, les poèmes qu'on
met sous son nom sont consignés par écrit, et cela dès l'époque de Platon. Le
premier et le plus important de ces écrits paraît avoir été une ' T h é o g o n i e ' de
type hésiodique; mais, très rapidement, plusieurs poèmes de genre divers
durent venir s'ajouter à cette théogonie. Vers la fin du I er ou au début du II , c m c
siècle apr. J . - C . , une compilation de ces poèmes donna naissance à une seconde
version de la théogonie, celle que les Néo-platoniciens connurent sous le titre:
'Discours sacrés en 24 rhapsodies' et qui, comme semble l'indiquer son titre
pourrait avoir eu l'ampleur de l"Iliade' ou de T'Odyssée'. Rapidement, cette
seconde version fut suivie par une troisième, la théogonie dite « de Hiéronymos
et d'Hellanikos » qui se présente comme une interprétation syncrétiste de celle
des 'Rhapsodies'. Avec le temps, d'autres poèmes vinrent s'ajouter à ceux qui
existaient déjà.
Mais quels sont les caractères généraux de cette immense production,
dont nous avons sûrement perdu la plus grande partie?

A. Théogonie

Dès l'époque classique, Orphée était connu c o m m e l'auteur d'une théogo-


nie se prolongeant en une cosmogonie et se terminant sur une anthropogonie.
Or, même si on ne sait pas comment elle se présentait dans cette version
ancienne, cette anthropogonie entretenait, on peut le croire, des liens étroits
avec Dionysos.

B. Mystères bacchiques

Ces liens expliquent le rapprochement insistant établi entre l'Orphisme


d'une part et les mystères bacchiques d'autre part, qui, d'une façon ou d'une
autre, devaient concerner le sort de l'âme humaine après la mort. Cette phrase
peut paraître d'une prudence excessive, mais il est très difficile de se prononcer
sur les liens qu'entretenait l'Orphisme avec les Mystères bacchiques en raison
de notre ignorance sur la nature et sur la signification de ces mystères et en
raison des difficultés que pose l'interprétation des témoignages portant sur le
rôle et la fonction de Dionysos dans l'Orphisme. Il y a tout lieu de croire par
ailleurs que ces liens furent différents selon les époques, selon les régions.
D'où la persistance de doutes sur le caractère spécifiquement orphique des
lamelles d'or trouvées dans des tombeaux, d'où aussi l'importance des difficul-
tés rencontrées pour interpréter les rites au cours desquels auraient été utilisées
les plaquettes d'or d'Olbia.

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ORPHÉE E T L'ORPHISME A L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2925

Et des mystères de Dionysos, on passa à ceux d'Eleusis, de Phlya et de


Samothrace où on voulut déceler l'influence d'Orphée.

C. Pythagorisme

Rapidement des liens furent par ailleurs établis entre Orphisme et Pytha-
gorisme, liens qu'on matérialisa en imaginant ces rapports, prenant la forme
d'une initiation d'Orphée par Pythagore:

« Car tout ce qu'Orphée avait livré en secret sous forme de doctrines


ésotériques, Pythagore l'a appris à fond lors de son initiation à Libèthres
de Thrace, quand l'initiant Aglaophamos lui eut communiqué la science
des dieux qu'Orphée avait apprise de sa mère Calliope; cela, de fait,
Pythagore le dit lui-même dans son 'Discours sacré'. »
(Proclus, In Tim. III 1 6 8 . 1 0 - 1 5 = O T 250)

Celui qui initie Pythagore est Aglaophamos, personnage qui n'est mentionné
que par Jamblique, lequel, dans sa 'Vie pythagoricienne' (28, par. 146, p.
82.15 sq. DEUBNER = O T 249a), raconte à peu près la même histoire; ce qui
incline à penser que sur ce point au moins Proclus s'est inspiré de Jamblique.
Ces révélations, Pythagore, qui passe pourtant par ailleurs pour n'avoir rien
écrit, les aurait faites dans le 'Discours sacré [sur les dieux]' ("Iepôç Xàyoq
[icepi Gecùv]'), un apocryphe en prose écrit en dialecte dorien 8 7 . Et finalement
Platon aurait tiré toute sa science d'Orphée et de Pythagore:

« . . . toute la théologie grecque est fille de la mystagogie d'Orphée:


Pythagore le premier avait appris d'Aglaophamos les initiations relatives
aux dieux, Platon ensuite a reçu des écrits pythagoriciens et orphiques
la science toute parfaite qui les concerne.»
( T h é o l . p l a t . I 5 , p . 2 5 . 2 6 - 2 6 . 4 SAFFREY - WESTERINK)

Il allait dès lors de soi qu'on mette sous le nom de Pythagoriciens des écrits
attribués par ailleurs à Orphée. C'est ainsi que, selon Clément d'Alexandrie
(Stromates I 21, 131,5), Epigène attribuait à Cercops le pythagoricien et la
'Descente chez Hadès' et le 'Discours sacré', et à Brontinos 8 8 , le 'Péplos' et la

87 Pour une description de cet ouvrage, cf. H. THESLEFF, An introduction to the Pythagorean
writings of the Hellenistic period, Acta Academiae Aboensis, Humaniora 24,3, Abo(Abo
Akademi) 1961, p. 19. Les fragments qui en subsistent ont été réunis par H. THESLEFF,
dans: The Pythagorean texts of the Hellenistic period, Acta Academiae Aboensis,
Humaniora 30,1, Abo (Abo Akademi) 1965, p. 1 6 4 - 166. Selon THESLEFF, cet écrit aurait
été composé au Ier siècle av. J.-C. Mais, il faut le remarquer, Jamblique (Vit. Pyth.,
par. 146, p. 82.12 sq. DEUBNER) est le premier à le citer. Ce qui laisserait supposer une
date plus récente que celle proposée par H. THESLEFF.
88 M. L. WEST, The orphie poems, op. cit., p. 9 n. 16.

190*
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2926 LUC BRISSON

'Nature'. Toujours selon Clément d'Alexandrie (Stromates I 21, 131,3)) le


'Cratère' aurait été d'un certain Zopyre d'Héraclée 8 9 .
Par ailleurs, on décèle une influence pythagoricienne dans les ouvrages
relatifs à l'astrologie et à la médecine attribués à Orphée. En outre, tout porte
à croire que T'Hymne au nombre' fut composé dans un milieu pythagoricien.
Enfin, leur mode de vie semble rapprocher Orphiques et Pythagoriciens.
L'interdiction de consommer des fèves par exemple est considérée c o m m e
pythagoricienne par certains auteurs (Porphyre, Vie de Pythagore 43 —44) 9 0 et
comme orphique par d'autres (Plutarque, Quest. Conv. II 3, 1, M o r a l i a 635
e - f = O F 291). O n pourrait probablement en dire autant de la doctrine de
l'âme et des croyances relatives à l'outre-tombe.

D. Interprétations allégoriques

On a proposé un certain nombre d'interprétations allégoriques des diffé-


rents poèmes orphiques. Quelques-unes de ces interprétations ressortissent à
l'évhémérisme et à l'allégorie physique de type stoïcien.
Mais le plus grand nombre et les plus systématiques de ces interprétations
sont néo-platoniciennes. On y trouve une préfiguration de la grande entreprise
d'harmonisation entre Orphée, Pythagore, Platon et les 'Oracles chaldaïques',
qu'évoque ici Marinus dans sa 'Vie de Proclus':

« Un jour que je ( = Marinus) lisais avec lui ( = Proclus) les poèmes


d'Orphée, et que j'entendais, dans ses exégèses, non seulement ce qu'on
trouve chez Jamblique et chez Syrianus, mais aussi beaucoup d'autres
choses qui avaient encore plus d'affinité naturelle avec cette théologie, je
demandai au philosophe de ne pas laisser une poésie aussi divinement
inspirée sans exégèse, mais de lui consacrer à elle aussi (allusion au
commentaire que Proclus avait consacré aux Oracles chaldaïques, ibid.
chap. 26) un commentaire plus complet. Il me répondit qu'il avait souvent
ressenti le désir d'écrire (un tel commentaire), mais qu'il en avait été
empêché de façon explicite par certains rêves. En effet, racontait-il, il
avait vu son maître qui l'en dissuadait lui-même en proférant des menaces.
Alors donc j'imaginai de recourir à un autre moyen: je le priai de consigner
ses positions dans les livres de son maître. Cet h o m m e qui était l'image
la plus fidèle du Bien se laissa persuader et consigna (ses positions) dans
les marges de ces commentaires; nous eûmes ainsi, réunis dans le même
ensemble, toutes les exégèses (sur les poèmes d'Orphée), et il y eut de lui

8 ' D a n s le c a t a l o g u e qu'il dresse d a n s sa ' V i e p y t h a g o r i c i e n n e ' (par. 2 6 7 ) , J a m b l i q u e cite


Z o p y r e qu'il c o n s i d è r e c o m m e d e T a r e n t e .
90 C f . W . BURKERT, Weisheit und W i s s e n s c h a f t . S t u d i e n zu P y t h a g o r a s , P h i l o l a o s u n d P i a t o n
( E r l a n g e r B e i t r ä g e zur S p r a c h - und K u n s t w i s s e n s c h a f t 1 0 ) , N ü r n b e r g ( H a n s C a r l ) 1962,
p. 1 0 4 - 1 6 6 ( = ID., L o r e a n d s c i e n c e in a n c i e n t P y t h a g o r e a n i s m , t r a n s . by E . L . M I N A R ,
C a m b r i d g e [ M a s s . ] [ H a r v a r d Univ. Press], 1 9 7 2 , p. 1 8 3 - 1 8 5 ) .

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ORPHÉE E T L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2927

sur Orphée des notes et des commentaires d'un nombre assez important
de vers, même s'il ne lui fut pas possible de faire de même pour l'ensemble
des mythes relatifs aux dieux ou pour l'ensemble des 'Rhapsodies'. »
(Marinus, Vie de Proclus, 27, ma traduction = O T 239)

Cette anecdote constitue le point de départ de toute recherche sur l'influence


de l'Orphisme dans le cadre de l'Ecole néoplatonicienne d'Athènes. Elle permet
aussi de savoir que les membres de cette Ecole avaient, sur l'Orphisme, une
approche s'inspirant de celles de Syrianus et de Jamblique. Malheureusement,
il ne nous reste presque rien des commentaires de Jamblique sur les 'Rhapso-
dies'; ce qui laisse à penser qu'il s'agissait de prises de position programmati-
ques plutôt que d'un commentaire véritable. Quoi qu'il en soit, Jamblique
semble être le dernier maillon d'une chaîne d'interprétation de l'Orphisme qui
mène à l'Ecole d'Athènes.

E. Les réactions juives et chrétiennes

Restent les réactions des deux grands courants monothéistes de l'époque.


Les Juifs eurent une attitude ambivalente à l'égard de l'Orphisme. Les
uns le rejetèrent purement et simplement, comme Clément dans les 'Reconnais-
sances' pseudo-clémentines (supra, p. 2908 - 2910, qui démarquent un ouvrage
apologétique juif, il ne faut pas l'oublier), alors que les autres cherchèrent à
annexer Orphée au monothéisme, en ayant recours à la théorie du plagiat.
Aristobule d'Alexandrie écrivit un commentaire sur le 'Pentateuque' dans
lequel il citait plusieurs auteurs grecs, dont Orphée (le 'Testament', cf. supra,
p. 2 9 2 0 - 2923), pour montrer que certaines de leurs idées sur Dieu étaient
compatibles avec celles de Moïse. Pour sa part, Artapanus (FGrHist III C 726
F 3,3 = O T 4 4 = Eusèbe, Préparation Evangélique I X 27, 18, 1) faisait de
M o ï s e , qu'il identifiait à Musée, le maître d'Orphée, inversant les rapports
entre les deux personnages.
Les réactions des Chrétiens se distribueront dans les deux mêmes catégo-
ries. Athénagore, les romans pseudo-clémentins, Arnobe, Lactance et Firmicus
Maternus notamment, dénoncent purement et simplement l'Orphisme, alors
que d'autres, tels Clément d'Alexandrie, Eusèbe de Césarée, et même l'auteur
de la ' T h é o s o p h i e ' essaient, tout en critiquant les éléments de doctrine qui les
choquent, de transformer Orphée en un monothéiste chantant les louanges de
Yahvé.

II. Culte(s)

A l'époque classique, il existait des écrits attribués à Orphée et à Musée


(Platon, Rép. II 3 6 4 b - 365 a) qui, semble-t-il, étaient utilisés lors de la célébra-
tion de rites d'initiation. Cela dit, rien ne prouve qu'il existait des sectes, des

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2928 LUC BRISSON

communautés orphiques. En grec ancien, trois sens du terme ôp<piKoi peuvent


être distingués. 1) Ce terme peut désigner les auteurs présumés d'écrits orphi-
ques (Apollodore, F G r H II B 244 F 139 = Scholie à Euripide, Alceste 1;
Platon, Cratyle 400 c = O F 8). 2) Il peut encore désigner les prêtres qui
célèbrent des initiations en accord avec les enseignements d'Orphée (Achille
Tatius, Introd. Arat., p. 33. 17; p. 37.8 = O F 70). On trouve aussi trois
occurrences d'un synonyme 'Op<peoT£À.ecrrai « praticiens d'initiations orphi-
ques» 9 1 . 3) Le troisième sens: «membres d'une communauté orphique» est
peut-être attesté sur une plaquette d'os trouvée à Olbia, dont l'interprétation
reste très difficile 9 2 . Bref, pour ce qui est de l'époque classique, l'existence de
sectes ou de communautés orphiques est loin d'être établie; tout au plus, peut-
on parler de prêtres ambulants qui pouvaient être entourés d'un petit groupe
de fidèles 93 , en raison de leur charisme personnel.
Pour l'époque hellénistique, la situation n'est guère plus brillante. Il
subsiste un certain nombre de témoignages sur les écrits attribués à Orphée,
mais un seul document sur des rites qui pourraient être qualifiés d'orphiques.
Ce document comporte par ailleurs beaucoup d'éléments éleusiniens: il s'agit
du papyrus de G o u r ô b 9 4 qu'on date de la fin du III c m c siècle av. J . - C . :

«ayant ce qu'il cherche ... [Qu'il] rassemble les morceaux de


viande crue ... pour l'initiation.
[Accepte] mon [offrande] pour racheter [les fautes] de mes
ancêtres
Sauve-moi, gr[and] Brimô [
et Déméter (et?) Rhéa [
Et les Kourètes en armes; que nous [
] et nous ferons un beau sacrifice
] un bélier et un bouc
] offrandes sans fin.
et un pâturage près de la rivière ... prend du bouc ...
Qu'il mange
le reste de la chair ... Que le profane ne vienne pas inspecter
... en le consacrant au-dessus du bûcher ... prière de [ ]:
Invoquons [ ] et Eubouleus,

" Théophraste, Caractères 16.11 = OT 207; Philodème, Poem. frag. 41 HAUSRATH = OT


208; Plutarque, Lac. apopht., Moralia 24 e [mais Diogène Laërce (VI 4) parle de iepEÙç].
92 A. S. RUSAJEVA, Orfizm i kult Dionisa b Olbii, Vestnik Drevnej Istorii 143, 1978,
p. 87 - 104. Pour une présentation en anglais, cf. M . L. WEST, Zeitschrift fur Papyrologie
und E p i g r a p h i k 4 5 , 1 9 8 2 , p. 1 7 - 2 9 .
93 WALTER BURKERT, Craft versus sect: the problem of Orphies and Pythagoreans, dans:
Jewish and Christian self-definition, vol. Ill: Self-definition in the Graeco-roman world,
ed. by BEN F. MEYER and E. P. SANDERS, London (S.C.M. Press) 1982, p. 1 - 2 2 ; notes
p. 1 8 3 - 1 8 9 .
94 Pour le texte, cf. J. G. SMYLY, Greek papyri from Gurob, Royal Irish Academy: Cunning-
ham Memoirs no 12, Dublin (Hodges, Figgis and Co.) 1921; pour une traduction anglaise
et pour un commentaire, cf. M . L. WEST, The orphie poems, op. cit., p. 169— 174.

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ORPHÉE ET L'ORPHISME A L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2929

Convoquons [la Reine] de la large [Terre].


Et le cher [ ]. Toi, qui es allé à [
[Fais descendre] sur nous [les bénédictions] de Déméter et de
Pallas
O Eubou]leus Eriképaios,
toi qui lances l'éclair!
Sauve-moi
Il y a un seul Dionysos
Symboles ... le dieu qui passe à travers le sein ... J'ai bu. Ane
Bouvier ... mot de passe: De haut en bas vers le ... et qui t'a
été donné, consomme-le ... mets dans le panier ... la pomme
de pin, la toupie
les osselets ... le miroir »
(P Gourôb 1, ma traduction = OF 31)
En raison de son caractère syncrétiste, ce document d'époque hellénistique
reste très difficile à interpréter. Dans quelle mesure est-il spécifiquement
orphique? Il est impossible de le dire.
Pour une période plus récente, un document figuré particulièrement
intéressant nous est parvenu (cf. la Figure, planche I). Il s'agit d'un bas-relief
qui daterait du II eme siècle apr. J.-C. 9 5 . Probablement originaire de Rome, il
est maintenant conservé au musée de Modène. La dédicace, dans les coins
inférieurs, P(ecunia) P(osuit) Félix Pater en garantit l'origine mithriaque, car
l'expression pater (sacrorum) est le nom du grade le plus élevé dans le
Mithriacisme. Mais, près des jambes du dieu, on lit Euphrosy/rt[e] et Félix.
Le nom propre féminin, Euphrosyné, ayant été effacé intentionnellement, on
a voulu voir dans cet acte une application de la règle suivant laquelle aucune
femme ne pouvait participer aux mystères de Mithra. D'où cette hypothèse
plus générale. Le bas-relief aurait d'abord appartenu à une communauté
orphique avant de devenir la propriété d'une communauté mithriaque qui
aurait alors martelé le nom d'Euphrosyné pour ne conserver que celui de Félix.
D'ailleurs, en dépit de ses rapports indéniables avec le Mithriacisme, c'est
avant tout la théogonie orphique des deuxième et troisième versions qu'illustre
ce monument. Que voyons-nous en effet sur ce bas-relief?
Un être à l'apparence humaine, dont le sexe mâle est mis en évidence,
mais dont les seins sont bien dessinés — peut-être s'agit-il là de faire allusion
à la bisexualité — se tient debout entre les deux morceaux d'un œuf dont
jaillissent des flammes. De ses épaules surgissent de grandes ailes. Au-dessus
de ses épaules apparaissent les extrémités du croissant lunaire, et son visage,
encadré de cheveux bouclés, rappelle le type traditionnel d'Hélios; la lune
ferait référence à la Nuit et l'aspect solaire renverrait à Héraclès. Sa taille est
entourée de têtes d'animaux: un lion au milieu, un bélier à droite et un taureau

' 5 Sur ce bas-relief, MAARTEN J. VERMASEREN, Corpus Inscriptionum et monumentorum


religionis mithriacae, La Hague (Nijhoff) I 1956, II 1960, no 695 (fig. 197) et no 696
(inscription).

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2930 LUC BRISSON

à gauche. La tête du jeune dieu est surmontée de la tête d'un serpent qui
entoure son corps de quatre replis. Et ses pieds se terminent par des sabots
figurant les pieds fourchus de Pan à qui le dieu qui sort de l'œuf produit par
Chronos dans la troisième version, c'est-à-dire Protogonos et Zeus, est assimilé.
Enfin, sa main droite saisit la foudre, alors que sa main gauche s'appuie sur
un sceptre: insignes de Zeus qui s'identifie aussi bien à Phanès qu'à Chronos.
La bande ovale qui entoure la niche où se trouve l'image divine comporte
les représentations des douze signes du zodiaque. On notera que le Bélier et
la Balance, signes des deux équinoxes, sont placés respectivement au-dessus
de la tête du dieu et sous ses pieds. En dernier lieu, placés dans les écoinçons,
on trouve les bustes des quatre vents.
Ce bas-relief permet d'une part de faire, dans le cadre de l'Orphisme, la
synthèse entre les figures de Zeus, de Phanès et de Chronos qui, de toute
façon, s'identifient les unes aux autres, et d'autre part d'établir un lien entre
la figure de Chronos dans la tradition orphique et celle du dieu léontocéphale
dans la tradition mithriaque, dont on peut retrouver 40 représentations figurées
disséminées par tout l'Empire romain 9 6 .
Le caractère orphique de ce bas-relief ne fait aucun doute. A l'époque,
on commandait donc des représentations figurées illustrant les 'Rhapsodies'.
Pour un individu ou pour une communauté? Le second membre de l'alternative
semble être le plus probable, étant donné le réemploi du bas-relief. Tout se
passe comme si Félix s'était « converti », passant de l'Orphisme au Mithria-
cisme. Quel pouvait être l'usage cultuel de ce bas-relief? Il est impossible de le
savoir. On peut imaginer qu'on récitait des hymnes devant des représentations
figurées de ce genre.
Mais on notera, pour terminer, qu'un certain nombre de témoignages
(Diodore III 62, 8; Pausanias I 37, 4; Plutarque, Quaest. conv. II, 2, Moralia
636 d) dissocie nettement les mythes orphiques des rites auxquels ils les
associent par ailleurs. On en vient dès lors à se demander si, à l'époque,
l'Orphisme n'appartenait pas à cette catégorie de mystères qu'on a appelés
« littéraires » 9 7 , pour les distinguer des mystères fondés sur le culte. Une simple
lecture aurait suffi à initier aux mystères orphiques. Ce qui a été dit des
sacrifices d'hymnes viendrait corroborer la chose (cf. supra, p. 2919).

Orphée apparaît donc essentiellement comme un maître de l'inspiration,


de cette inspiration qui rend compte aussi bien de la vision du poète que de
l'exaltation qui saisit le devin ou l'initié. Par suite, il allait de soi qu'on fasse
d'Orphée un devin, le fondateur de mystères et surtout un poète à qui l'on
attribua, outre une 'Théogonie', nombre de poèmes de genres et de thèmes
différents. Trois traits caractérisent les ouvrages qu'on attribue à Orphée: ce

96 JOHN R. HINNELS, Reflections on the lion-headed figure in Mithraism, M o n u m e n t u m


H. S. Nyberg, Acta Iranica 4 (2 e m e série, H o m m a g e s et O p é r a minora 1), Leiden (Brill)/
Téhéran — Liège (Bibliothèque Pahlavi), tome I, 1975, p. 3 3 3 - 3 6 9 ; 2 graphiques.
97 C'est l'avis n o t a m m e n t de A. BOULANGER, L'Orphisme à R o m e , Revue des Etudes Latines
15, 1937, p. 121 - 135, et surtout p. 124.

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BRISSON PLANCHE I

Chronos, Phanès, Zeus. Bas-relief. II è m e siècle apr. J.-C. — Musée de Modène

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ORPHÉE ET L'ORPHISME À L'ÉPOQUE IMPÉRIALE 2931

sont des œ u v r e s en vers; ce sont des écrits; et ce sont des c o m p o s i t i o n s q u ' o n


n'hésitait p a s à ré-écrire en f o n c t i o n de préoccupations p h i l o s o p h i q u e s ou
religieuses déterminées.
A la richesse des t é m o i g n a g e s sur l ' œ u v r e poétique attribuée à O r p h é e
répond m a l h e u r e u s e m e n t l ' e x t r ê m e p a u v r e t é des renseignements concernant
les cultes o r p h i q u e s et surtout les sectes ou les c o m m u n a u t é s qui auraient pu
célébrer ces cultes. En ce d o m a i n e , le p r o b l è m e f o n d a m e n t a l réside dans le
fait q u e l ' O r p h i s m e r e c o u v r e en partie, et d i f f é r e m m e n t suivant les régions et les
é p o q u e s , la sphère de m a n i f e s t a t i o n d ' a u t r e s courants philosophico-religieux:
P y t h a g o r i s m e et D i o n y s i s m e p a r e x e m p l e . II f a u t d o n c se g a r d e r de crier à
l ' O r p h i s m e dès q u ' i l s ' a g i t d e p u r i f i c a t i o n s , de mystères, de m é t e n s o m a t o s e ,
de c h â t i m e n t s i n f e r n a u x , c'est-à-dire de tout ce qui ne semble pas s ' a c c o r d e r
a v e c l'idée q u ' o n s'est f a i t e une f o i s p o u r toutes de la religion grecque et de
la religion r o m a i n e 9 8 . C e t t e étude, qui ne vise pas à l'exhaustivité et qui reste
très p r u d e n t e , n'est q u e la p r e m i è r e étape d ' u n e entreprise plus vaste, qui
d e v r a i t m a i n t e n a n t f a i r e leur p l a c e a u x représentations figurées.

Illustration

Planche: Chronos, Phanès, Zeus. Bas-relief. IIcme siècle apr. J.-C. — Musée de Modène. —
photo Soprintendenza.

Comme le fait justement remarquer A. BOULANGER, au début de son article cité dans la
note précédente.

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