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I

Vêtement et quête des sociétés idéales,


entre ostentation et révélation (1600-1675)
Florent Libral

Qu’elle soit le fait de religieux, de philosophes épris de fiction


politique ou de libertins 1, la quête de la société idéale au xviie siècle
semble indissociable d’une interrogation sur le vêtement. En effet,
deux modèles tendant à la rupture avec un ordre social donné
s’opposent alors : le premier, rationnel et critique, est proposé par
les textes d’inspiration libertine ou scientifique ; l’autre, traditionnel,
se veut conforme aux origines de l’Église, et émane des religieux de
la Contre-Réforme ambitionnant de refonder une société authenti-
quement chrétienne. Or, ces deux paradigmes rationnel et religieux,
en dépit de leurs divergences aussi profondes que manifestes, ont en
commun de flétrir le vêtement, symbole de la richesse ostentatoire,
de la vanité, de la séduction facile et arrogante. Les personnages de
l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel (1623-1633) font
parfois l’éloge de la nudité pour stigmatiser les riches costumes qui
éblouissent le vulgaire ignorant. Quant aux prédicateurs, ils voient
dans le vêtement le double piège de la coquetterie masculine des « frisez
fraisez muguets 2 » et de la séduction féminine ; le sévère oratorien
Jean Le Jeune tonne en chaire contre les mouchoirs de gorge et autres
rubans. Dans la peinture religieuse, Jérôme et Marie-Madeleine ont
la nudité héroïque des athlètes de la foi ; dans certains cas, il y aurait
ainsi une valorisation religieuse d’une nudité décente et pénitente,
simplement drapée d’un cilice, voire d’un corselet de fer.

1. Notre corpus de travail figure à la fin de cet article (bibliographie des sources
citées).
2. Claude Girard (poète religieux et docteur en droit), L’Orphée sacré du Paradis,
Lyon, imprimerie de feu J. Gautherin, 1627, épître dédicatoire à Louis Dinet (n. p.).
28 Sociopoétique du textile à l’âge classique

Toutefois, la stigmatisation des atours mondains s’efface parfois au


profit d’une volonté de refonder la symbolique vestimentaire sur un
ordre de valeurs jugées meilleures. Les savants de la Nouvelle Atlantide
de Francis Bacon sont vêtus avec un luxe qui participe à la gloire des
sciences. Dans Les Douze Fondemens, recueil de sermons du prédicateur
tridentin Étienne Molinier 3 (1635), les somptueuses pierreries du
pectoral du grand prêtre du judaïsme – qui sont aussi les douze pierres
de l’Apocalypse – symbolisent les vertus chrétiennes. Naturellement,
une telle distorsion conduit à se demander par quels moyens ce qui
est une imposture dans le monde social peut acquérir une importance
nouvelle dans le projet d’une société idéale. De ce fait, si dans l’ordre
d’une société où les signes sont pervertis le vêtement est blâmable, il
n’en reste pas moins que dans le cas idéal où il serait le signe d’une
fonction ou d’une qualité, sa beauté – voire son luxe – pourraient être
tolérables. Donc, plutôt qu’un mépris sans nuances, s’exprimerait la
volonté de délivrer une éthique prescriptive du costume.

I. LE BLÂME DU VÊTEMENT

Le vêtement se trouve moqué ou dévalorisé, du fait qu’il ne traduit


pas la vérité de son propriétaire, mais suscite des passions plus ou
moins critiquées ; le costume est ainsi une source de désordre, tant
en raison des sentiments qu’il suscite chez ceux qui le regardent qu’à
cause des affects qu’il produit chez ceux qui le portent.
Satiristes libertins et moralistes religieux s’accordent, du moins en
cela, de manière spectaculaire : le vêtement est avant tout un atout de
séduction, voire d’érotisme – même s’ils ne perçoivent pas celui-ci de
la même manière, bien sûr. Le muguet de cour – le musicien Mélibée
dans le Francion – est présenté comme un homme à bonnes fortunes,
aussi élégant que sot et malfaisant. Le Gascon extravagant s’habille
somptueusement pour plaire aux dames. À l’image de ces séducteurs,
la coquette tente de plaire à tous, selon un topos très présent dans la
prédication. Pour Jean Le Jeune qui rappelle l’abbé Jacques Boileau,
autre contempteur des nudités de gorge, ces jeunes femmes galantes
viennent à l’église trouver un mari au-dessus de leur condition en atti-
sant la concupiscence des yeux, appelant même « assassin » le « rabein »

3. Étienne Molinier (prêtre, prédicateur toulousain sous Louis xiii), Les Douze
Fondemens de la cité de Dieu, ou les Douze Articles du symbole des Apostres, expliqués par les
douze pierres précieuses de l’Apocalypse, en XXI discours, Toulouse, Arnaud Colomiez, 1635.
Vêtement et quête des sociétés idéales, entre ostentation et révélation 29

qu’elles mettent sur leur sein, au grand scandale de l’oratorien qui les
accuse de tuer ainsi les âmes 4 ; le mouchoir de col resurgit dans les
histoires comiques, même si, dans ce cas, le blâme sans équivoque
laisse place à une chronique sociale plus ambiguë.

La poudre n’estoit point espargnée sur sa Perruque ; sa Garsette disposée


par boucles qui descendoient sur son front, disoit ce que sa bouche n’osoit
proferer ; La Coeffe d’estamine de soye avec le grand passement donnoit
le lustre à son visage, et ses Mouches qui paroissoient en plusieurs endrois
me faisoient croire qu’elle aymoit à estre muguette. Ses collets enrichis
de dantelles à double estage, et ses mouchoirs volans, qui à pene faisoient
ombrage à ses tetons paroissoient comme de l’ancre sur la nege, bref il n’y
avoit rien sur elle qui ne fust charmant 5.

L’extrait du Gascon extravagant révèle une dialectique et une


complémentarité du vêtement et du corps : chaque partie de l’habit
fait écho à une courbe du visage ou du corsage. Cette belle coquette
trompe le Gascon, son fiancé, avec un autre homme au moment même
où ils doivent s’épouser. Ainsi, si le costume somptueux permet de
bien se marier, il est aussi a contrario, en contexte libertin, l’instrument
de l’infidélité, masculine comme féminine ; le plus souvent, cette
inconstance est blanche dans le domaine libertin, noire et culpabilisée
dans les condamnations en chaire 6.
De stratégies matrimoniales en appétit de domination se confirme
le lien entre la soie, le désir, le pouvoir et l’argent. Selon les prédi-
cateurs, la vision imposée par les beautés de village qui affichent

4. Jean Le Jeune (proche de saint Vincent de Paul, missionnaire de la paysannerie


dans le sud du royaume), « Sermon xxvi. Des ajustements mondains », in Collection
intégrale et universelle des orateurs sacrés du premier et du second ordre, t. V, Paris,
Migne, 1844, col. 694-696. Jacques Boileau, De l’abus des nudités de gorge [1675], texte
présenté par Claude Louis-Combet, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Atopia », 1995.
5. Onésime de Claireville, Le Gascon extravagant, Paris, Cardin Besogne,
1637, p. 138-139. Sur cet ouvrage, on consultera l’article de Jean-Pierre Cavaillé,
« L’extravagance gasconne dans Le Gascon extravagant : un déguisement “pour parler
librement de tout” », Les Dossiers du Grihl [en ligne], mis en ligne le 27 juin 2007,
consulté le 13 décembre 2014 [URL : http://dossiersgrihl.revues.org/260 ; DOI :
10.4000/dossiersgrihl.260].
6. Nous renvoyons à cette distinction aussi éclairante que célèbre de Jean Rousset
(développée notamment dans son Anthologie de la poésie baroque, Paris, José Corti,
1961, 2 vol.).
30 Sociopoétique du textile à l’âge classique

leurs somptueuses toilettes dans les églises est d’autant plus cruelle et


dangereuse pour celui qui serait trop pauvre pour solliciter leurs faveurs.

Voilà un pauvre artisan, qui possible n’a pensé à Dieu de huit jours, qui a
passé toute la semaine sans le prier, il ne garde que le Dimanche pour ce
faire ; […] il vous [id est la coquette] rencontre à l’Église, l’éclat de vos habits
luy donne dans les yeux, luy remplit le cœur, luy dérobe sa dévotion ; et au
lieu de s’occuper de Dieu, il s’occupe de la creature 7.

Bien malheureux les pauvres ! Dans ses effets, l’immodestie que


dénonce le prédicateur révèle une ostentation contraire à la charité
évangélique. À son tour, le carme Léon de Saint-Jean blâme l’argent
égoïstement dépensé en toilettes plutôt que simplement donné aux
pauvres. Pourtant, l’art de plaire n’est condamné dans l’absolu ni par
les histoires comiques – Francion et le Gascon multiplient les galan-
teries 8 –, ni par les auteurs religieux dans le cadre du mariage, ni par
la pensée utopique qui affirme la nécessité de perpétuer l’espèce pour
pérenniser la société. Pourquoi donc le vêtement rend-il la séduction
plus coupable ou plus trouble ? Sur ce point, les réponses diffèrent en
fonction des sources. Dans le corpus comique et utopique domine
l’idée que le beau vêtement peut cacher un corps laid ou malade pour
le rendre désirable, ce qui se vérifie chez Thomas More, Campanella,
Sorel, ou encore dans Le Gascon extravagant. L’idée n’est pas absente
du corpus religieux, où les habits idéalisent mensongèrement, sous le
signe de la vanité, un corps périssable qui n’est que poussière. Pourtant,
dans la plupart des cas, le traitement religieux adopte une tonalité plus
critique des usages du temps, en dénonçant dans le vêtement féminin,
une offense à la pudeur, et à la virilité dans le costume masculin trop
sophistiqué. La prédication traduit en cela une certaine angoisse de
l’inversion des marques distinctives des genres – par exemple, dans
les sermons de Jean Boucher 9. Les deux approches, celle des vanités
et celle du mépris de la mode, coïncident en cette idée que la beauté

7. Jean Le Jeune, « Sermon lxi. Contre les vains ornemens des femmes »,


in Le Missionnaire de l’Oratoire, seconde partie, Toulouse, Jean Boude, 1689, p. 452.
8. On voit ainsi le Gascon galant se botter, friser sa moustache et vêtir des gants
de « Jasmain » (O. de Claireville, op. cit., p. 417).
9. Jean Boucher (prédicateur franciscain célèbre sous Louis XIII), Sermons pour
tous les jours du caresme, Paris, A. Taupinart, 1635, p. 534. Jean-Claude Bologne,
Histoire de la coquetterie masculine, Paris, Perrin, 2011, p. 174.
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du corps étant essentiellement perçue comme transitoire et sexuée,


le vêtement est avant tout un masque et un mensonge.
Pourtant, s’il ne s’agissait que de manigances amoureuses, l’habit
serait finalement superflu, de l’avis de la plupart des auteurs. Plutôt
que d’inspirer l’amour de l’autre, il traduit l’amour-propre, révèle la
volonté de domination. Dans les histoires comiques, l’habit luxueux
perturbe la hiérarchie sociale. Le signe vestimentaire de l’accomplis-
sement individuel tient souvent lieu de cette supériorité elle-même.
Dans les cas les moins graves, cet état de fait ne traduit qu’un appétit
de reconnaissance sociale : le bourgeois s’habille en gentilhomme,
son épouse en demoiselle ; un noble sans qualités, pour Sorel, déroge
autant que les vilains bottés. L’usurpation vestimentaire peut même
aller jusqu’au crime ; ainsi le prototype du voleur déguisé est récurrent
dans les histoires comiques comme dans les ouvrages spécialisés dans
l’évocation des larcins. Dans l’Histoire des larrons, le capitaine Lycaon,
sorte d’Arsène Lupin avant la lettre, va jusqu’à se déguiser en archer
pour berner ses poursuivants 10 ; le Gascon extravagant, dans sa phase
de brigandage, vole des habits de gentilhomme pour mieux perpétrer
à couvert ses forfaits, à l’image de l’escroc protéiforme des Aventures
de Dassoucy, joueur habile qui change perpétuellement d’habit pour
berner le héros. L’imposture s’étend jusqu’à la dévotion ; Triboulet,
le « cuistre nouvellement engiponné » figurant dans le même récit,
faux dévôt et cousin de Tartuffe, abrite derrière une austère robe de
pédant son corps gras, surmonté d’un visage bien trop couperosé
pour l’ascète qu’il prétend être 11.
Sur le terrain religieux, la critique de l’ambition est d’autant plus
radicale que l’orgueilleuse – les femmes surtout sont visées – n’usurpe
pas seulement un attribut social immanent, mais, sur un plan métaphy-
sique, l’adoration qui n’est due qu’à Dieu. Le Père Le Jeune compare
ainsi la coquette à Jézabel, la persécutrice du prophète Élie. De même
que cette reine restaura le culte de Baal, la coquette qui parade devant
les autels s’érige en objet païen d’adoration, en déesse rivale de Dieu 12.

10. François de Calvi, Inventaire general de l’histoire des larrons, Paris, Rolin
Baragnes, 1631, p. 1 sq.
11. Charles Coypeau Dassoucy, Les Aventures de M. Dassoucy [1669], in Libertins
du XVIIe siècle, éd. J. Prévost, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1998, p. 797-808.
12. Jean Le Jeune (« Sermon xxvi. Des ajustements mondains », art. cit., col. 691)
fonde le premier point de son sermon sur l’application à la coquette de Matthieu XXIV,
15 – Cum videritis abominationem desolationem stantem in loco sacro – qui lui-même
32 Sociopoétique du textile à l’âge classique

Quand Jean Le Jeune semble évoquer la coquette nubile, le carme


Léon de Saint-Jean caricature sa semblable mariée, sous les traits d’une
beauté artificielle qui consisterait tout en perruques composées de
cheveux à la provenance douteuse, et en dents rapportées. Après le
réveil, vers dix ou onze heures, vient le moment de la toilette.

Combien de soins criminels à nouër ces cheveus, le reste peut estre d’un
gibet ou d’une ladrerie : à ajuster sa garcette, asseoir la mouche, repartir le
fard, faire les sourcils, laver les dents possible achetées ; s’habiller à la mode
avec un luxe, une depanse et une effronterie qui crient vengeance au Ciel 13 ?

À midi, cette lointaine ancêtre de Miss Evelyn Habal va faire


admirer ses macabres atours dans une église, puis rentre chez elle.

Est-on retournée au logis, c’est à gronder tout le monde : à ne manger que de


frians morceaus, contrefaire la delicate et la malade, afin de se faire plaindre
au pauvre mary qui est ou sans yeux, ou sans cœur. Aussi-tôt au jeu, aux
cours, et dans les compagnies avec les galans et amies 14.

La coquette d’âge mûr cumule ainsi les défauts aux yeux du père
carme : non contente d’abandonner les soins du ménage, elle fait
preuve de libido dominandi, se montrant aussi autoritaire envers ses
serviteurs qu’insoumise avec son mari, voire le trompant avec des
galants. L’habillement trop recherché chez une femme témoignerait
pour le prédicateur d’une volonté, qu’il réprouve avec une violence
verbale manifeste, de sortir de son rôle subordonné à l’homme.
Une illustration de la page de titre gravée de la Metaneologie sacrée
d’André Valladier 15, œuvre de Léonard Gaultier, présente d’ailleurs
une allégorie de la Superbia vitæ en femme somptueusement vêtue,
tenant un miroir orné de plumes de paon, tandis que le Jeûne et la
Pénitence ne se voilent que de simples tuniques.

renvoie à Daniel IX, 27, passage évoquant la présence d’un autel de Jupiter dans
le temple de Jérusalem.
13. Léon de Saint-Jean (carme proche de Mazarin, prédicateur de la Régence
et de Louis XIV), Les Metamorphozes sacrées, naturelles, morales, divines, tirées de
l’Écriture sainte, Grenoble, André Gallé, 1665, p. 348-349.
14. Ibid.
15. André Valladier (bénédictin, prédicateur de Marie de Médicis), Metanealogie
sacrée ou Sermons sur les Évangiles du Caresme, Paris, Pierre Chevallier, 1616.
Vêtement et quête des sociétés idéales, entre ostentation et révélation 33

Par-delà cette charge misogyne récurrente dans le corpus religieux,


le vêtement traduit plus généralement l’état d’une société déréglée où,
signe menteur, il dessert l’intérêt collectif supposé au profit des ambi-
tions individuelles. C’est pourquoi une conséquence logique pourrait
être de renoncer totalement au vêtement – du moins à sa version
sophistiquée. Dans les fictions politiques et les histoires comiques,
le corps est parfois libéré du carcan du vêtement pour être rendu à
sa vérité première. Dans le Francion, comme dans la Terre australe
de Gabriel de Foigny, se retrouve l’éloge libertin du nu, culminant
dans le premier opus sous forme de libations aux fesses d’une beauté
callipyge inconnue 16. C’est que la nudité ramène à une authenticité
perdue, l’âge d’or égalitaire des commencements pour Francion 17, la
nature chez les Australiens hermaphrodites de Foigny.

Ils sont si accoutumez à aller tous nus, qu’ils croient qu’on ne peut parler
de se couvrir, sans se declarer ennemi de la nature, et privé de raison 18.

Dans sa Cité du Soleil, Tommaso Campanella insiste sur la


dimension utilitaire des habits légers ou de la nudité qui permet les
exercices militaires, d’après le modèle spartiate 19. Alors que chez More,
les fiancés peuvent voir leurs corps avant le mariage, dans l’utopie
du Calabrais, ce sont des magistrats qui, tels des maquignons ou des
éleveurs, observent les corps des jeunes gens lors des exercices pour
assortir les couples, en vue de la bonne reproduction de l’espèce. En
contexte religieux, plus que la santé corporelle chère aux utopistes,
la nudité révèle au contraire la fragilité du corps rendu à son imper-
manence. Jean Le Jeune présente le roi Achab, qui se dépouille par
pénitence et ne se vêt que d’un cilice 20, comme modèle aux mondains
fastueux. Pour le bénédictin et ancien jésuite André Valladier, le
Christ dépouillé aux outrages, l’Ecce homo vêtu de son seul sang

16. Charles Sorel, Histoire comique de Francion, éd. F. Garavini, Paris, Gallimard,


coll. « Folio classique », 1996, p. 391-392.
17. Ibid., p. 400-401.
18. Gabriel de Foigny, La Terre australe connue [Genève, J. Verneuil, 1676],
éd. P. Ronzeaud, Paris, Société des textes français, 1990, p. 114.
19. Tommaso Campanella, La Cité du Soleil [1602-1623], introduction et notes
par Luigi Firpo, Genève, Droz, 1972, p. 19.
20. I Rois XXI, 27-29. J. Le Jeune, « Sermon xxvi. Des ajustements mondains »,
art. cit., col. 697.
34 Sociopoétique du textile à l’âge classique

représente l’antithèse parfaite de l’abus d’ornements mondains – et


même royaux ou ecclésiastiques…

Est-il [le mondain] superbe par ses sceptres, par ses crosses ? qu’il vous regarde
avec le roseau en main. Est-il superbe par les pierreries et bagues de ses doigts ?
qu’il regarde les cloux fichez dedans vos mains. Est-il superbe de ses beaux
habits ? qu’il vous voie vestu tantost de pourpre, tantost de blanc en risee :
sur tout, tout nud en vostre croix, au cramoisy de vostre precieux sang 21.

Madeleine se dépouille semblablement, à la Sainte-Baume, pour


attester de son mépris des richesses.
On pourrait croire qu’il ne s’agit là que de modèles archétypaux,
sans lien avec la société du xviie siècle. Mais les oraisons funèbres
d’Anne d’Autriche nous révèlent qu’aux derniers temps de sa vie,
elle montrait son sein ravagé d’une tumeur à qui voulait le voir 22
et à l’aide d’un speculum, s’infligeait le spectacle de ses blessures au
moment où le chirurgien les pansait 23, en signe d’humilité. Si même
les plus grands de ce monde méditent sur la fragilité de leur corps
dans la tradition chrétienne, une opposition limpide s’instaure entre
vêtement somptueux et mensonge, nudité ou vêtement modeste et
vérité. Que le corps soit promis à la corruption pour les religieux, à
la perpétuation de l’espèce pour les utopistes, ou au plaisir pour les
libertins, le costume occulterait la réalité incarnée de l’humain par
le mensonge social surajouté du tissu.

II. D’UNE SÉMIOTIQUE IDÉALE DU VÊTEMENT

Pourtant, ce discours du blâme et du mépris du vêtement cohabite


avec une véritable fascination pour le luxe le plus grand. Les héros des
histoires libertines ne dédaignent pas de paraître en gentilshommes.
Les savants de la Nouvelle Atlantide ne se produisent pas en public sans
un somptueux apparat, de même que le roi d’Antangil. Par ailleurs,

21. André Valladier, op. cit., p. 454.


22. Jean-Louis de Fromentières, Oraison funebre d’Anne d’Autriche, Paris,
Sébastien Marbre-Cramoisy, 1666, p. 47 : « elle ouvre librement son sein à quiconque
le veut voir. »
23. Jacques Biroat (prédicateur bénédictin), «  Oraison funèbre d’Anne
d’Autriche », in Sermons des vestures, professions religieuses et oraisons funebres, Paris,
Edme Couterot, 1678, p. 406 : « Elle se faisoit apporter assez souvent un miroir
quand on pensoit cette [sic] ulcere. »
Vêtement et quête des sociétés idéales, entre ostentation et révélation 35

nul n’ignore la somptuosité des cérémonies catholiques, ni la beauté


des vêtements célestes apparaissant dans les visions mystiques et dans
l’histoire sainte. Les récits des entrées royales, comme celle de Troyes,
évoquent les riches chapes dont sont vêtus certains membres de
l’Église militante, dont les chanoines des cathédrales – à l’exception
des membres de certains ordres mendiants toutefois 24. Il s’ensuit
qu’il existe des praxis idéales du costume, au sein desquelles il semble
nécessaire de distinguer entre l’individualisme libertin, attentif à la
sphère privée, et l’idéal collectif que proposent tant le discours reli-
gieux que la fiction politique.

Le héros des histoires comiques de Sorel et Louis du Bail est


gentilhomme. Francion, comme l’a montré Nicole Pellegrin, paraît
ce qu’il est aux termes de ses pérégrinations 25. Le vêtement lui est dû
en tant que représentant d’une aristocratie de cœur plutôt que de race,
dans une opposition au vulgaire. En tant que héros ayant subi une
série d’épreuves qualifiantes pour prouver sa valeur, il a pleinement le
droit de recevoir un costume somptueux, d’ailleurs des mains d’autrui
– en particulier de Clérante, noble de cour proche du roi –, ce qui
suppose qu’outre le mérite individuel, il traduit la reconnaissance
des pairs en noblesse, sinon en fortune. Bien plus anti-héroïque que
le personnage de Sorel, le Gascon extravagant est en quelque sorte
un Francion qui aurait fusionné avec le fou Collinet ; il lui faut
donc un costume mi-sérieux, mi-grotesque. Après qu’il en a essayé
plusieurs, dont celui du prêtre qu’il abhorre particulièrement en tant
que libertin, le narrateur lui offre un accoutrement de gentilhomme
du temps jadis, trouvé dans un grenier.

[…] le Pourpoint estoit de Satin Feuille-morte, avec un Busc qui dessendoit


sur le nombril, et orné de quarante et deux bastes, et soixante et dix aunes
de Tavelle Zyzoline, La Freze godronée de trois doigts de large : le Castor

24. Marie-France Wagner et Daniel Vaillancourt, Le Roi dans la ville. Anthologie


des entrées royales dans les villes françaises de province (1615-1660), Paris, H. Champion,
coll. « Sources classiques » (33), 2001, p. 109.
25. Nicole Pellegrin, « L’être et le paraître au xviie siècle. Les apparences
vestimentaires dans l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel », in La France
d’Ancien Régime, mélanges Goubert, Toulouse, Société de démographie historique-
Privat, 1984, t. 2, p. 519-528.
36 Sociopoétique du textile à l’âge classique

haut d’un pié et demy, avec trois pouces de bord : il estoit troussé avec
l’Aygrette à la guyse de nos vieux Gaulois 26.

Le narrateur souligne qu’avec ce costume ridicule mais pourtant


digne d’un « cavalier », l’errance vestimentaire du Gascon prend fin,
comme s’il avait été fait pour lui ; des éléments renvoient au temps
de la Cour des derniers Valois – busc, aigrette, chapeau de castor –
ou du Vert-Galant, comme l’imposante fraise. La dérision évidente
envers cet accoutrement démodé laisse pourtant percer quelque
nostalgie d’une certaine liberté de mœurs et de pensée qui régnait
dans l’aristocratie du temps des « vieux Gaulois », à savoir sous les
rois précédents, et se trouve parfois bien oubliée sous le règne du plus
austère Louis le Juste, notamment après le procès de Théophile. Une
telle alternative est à l’image de l’ambiguïté même du personnage, dont
le libertinage de mœurs et de pensée apparaît à travers la négation
de la possession diabolique de Segna et se trouve authentifié comme
tel par le personnage de l’Ermite ; de fait, le personnage du Gascon
confine tantôt au ridicule, tantôt au sérieux.

Les histoires comiques proposent de faire coïncider l’habit noble,


celui de la Cour, avec celui qui le porte ; l’individu s’inscrit alors dans
une société hostile et stupide, gangrenée par le vulgaire ignorant, mais
sans en bouleverser l’ordre, même si l’anti-héros incarnant une sorte
de trickster grotesque qui perturbe les routines de pensée ordinaire
chez Du Bail. Ce n’est pas le cas des moralistes religieux et utopiques
qui souhaitent rénover totalement le costume, ou bien en lien avec
les principes cachés de la réalité, ou bien pour de simples raisons de
prestige. Dans la Cité du Soleil campanellienne, la couleur blanche
des tuniques des solariens s’explique peut-être par une symbolique
magique, à mettre en rapport avec les croyances de Campanella
en la magie astrale 27. Le mage calabrais avait en effet effectué pour
Urbain VIII des rituels durant lesquels tous deux étaient vêtus de
blanc pour capter les influences bénéfiques du soleil 28. Dans le corpus
religieux post-tridentin, la symbolique se rattache, sans surprise,

26. Onésime de Claireville, op. cit., p. 489-490.


27. Tommaso Campanella, op. cit.
28. Ces rituels secrets furent divulgués bien indiscrètement par le mage calabrais
en 1626 dans son De fato siderali vitando. Jean Delumeau, « Heurs et malheurs
d’un astrologue secret du pape », in Le Mystère Campanella, Paris, Fayard, 2008.
Vêtement et quête des sociétés idéales, entre ostentation et révélation 37

à une exégèse biblique catholique bien moins marquée par l’astro-


logie. Ainsi en est-il de la tunique de lin d’Aaron, selon Jean-Pierre
Camus. Sa couleur incarne bien sûr la pureté et l’innocence, mais sa
matière même est signifiante, ce que l’évêque de Belley prouve par
une analogie entre la fabrication du lin et les épreuves imposées au
juste en cette vie.

Et quant à la matiere du lin dont estoit composée cette aube blanche du


grand Pontife c’est selon ma pensée le vray symbole de la Patience. Car qui
prendra garde à tant de façons necessaires pour preparer le lin, et comme il
doit estre tiré, trempé, seché, tillé, battu, lavé, tissu, tendu, exposé à l’air, à
la rosée, au soleil, auparavant qu’une toile soit arrivée à la parfaicte candeur,
treuvera que les diverses tribulations qui forment la patience, comme dict
l’Apostre sont conformes à ces exercices, et qu’elle ne peut arriver à sa
perfection qu’à travers le feu, et l’eau des contradictions et des souffrances 29.

Le texte de Camus peut être à cet égard rapproché d’une image


des Peintures sacrées sur la Bible, qui montre, de chaque côté du
tabernacle, la complémentarité de Moïse le voyant, illuminé de la
clarté céleste, et d’Aaron qui transmet cette vision au peuple à travers
le culte, que signifie le costume du grand prêtre.
De même, dans la vaste somme sur le sujet du vêtement religieux,
la Panoplia Clericalis d’André Du Saussay 30, tous les éléments du
costume ecclésiastique se voient attribuer une signification morale 31 :
à titre d’exemple, la laine symbolise l’agneau de Dieu et son sacrifice.
Le tissu se mue alors en signe de la fonction éminente à laquelle est
destiné le religieux.
Pourtant, contrairement à cette culture symbolique très riche, les
autres textes utopiques voient dans le faste davantage un instrument
du règne destiné à éblouir le peuple qu’un symbole. Ainsi dans le
Royaume d’Antangil, les déplacements du roi donnent lieu à un
grandiose cérémonial, où l’habit joue un rôle central :

29. Jean-Pierre Camus, Homelies panegyriques de S. Ignace de Loyola, fondateur


de la Compagnie de Jesus, Lyon, Jacques Gaudion, 1623, p. 265.
30. André Du Saussay, Panoplia clericalis seu de clericorum tonsura et habitu,
Paris, S. et G. Cramoisy, 1649.
31. Bruno Neveu, Article « Costume ecclésiastique ; habits religieux », in L. Bély
(dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris, PUF, 2010 [3e éd.], p. 347-349.
38 Sociopoétique du textile à l’âge classique

[…] il fut ordonné que quand le Roy sortiroit de son palais pour venir au
Conseil, il seroit vestu d’une robbe de toile d’or cramoisi surfrisée et brodée
par devant et à l’entour avec la soutane de mesme, mais plus legere ; la
chemise à collet brodé d’or et de soie cramoisie, les pantoufles de toiles d’or
brodées, avec la couronne d’or en teste faite à fleurons, parsemez de riches
diamans, rubis et perles portant le sceptre à la main de mesme fabrique 32.

Ce riche costume n’est pas le fruit des deniers personnels du


souverain, mais simplement donné par l’État pour lui permettre de se
rendre avec apparat au Sénat qui exerce la réalité du pouvoir. Comme
tout le faste royal d’Antangil, la richesse du vêtement, coquille vide,
ne témoigne pas de son pouvoir propre mais de celui du royaume.
Les symboles subsistent mais véhiculent un autre contenu. Les choses
vont encore plus loin dans la Nouvelle Atlantide du chancelier Bacon.
La symbolique des atours royaux et sacerdotaux s’y trouve purement
et simplement détournée au profit de l’exaltation de la science par
les membres de la Maison de Salomon. Cette académie des sciences
organisée en collège hiérarchisé et invisible envoie ses espions autour
de la terre et mène des expériences scientifiques secrètes. L’un des
supérieurs de cette étrange institution se présente ainsi à ses visiteurs
européens venus échouer sur l’île australe où ils résident :

Il était vêtu d’une toge de fin drap noir, pourvue de larges manches, et d’une
cape. Dessous, il portait un vêtement long jusqu’au pied, fait de lin blanc
comme sa ceinture et comme l’étole qu’il avait sur les épaules. Il avait des
gants délicats, incrustés de pierreries, et des chaussures de velours couleur
fleur de pêcher. […] Il était coiffé d’un casque ressemblant à une montera
espagnole, duquel s’échappaient en boucles gracieuses les cheveux, qu’il avait
bruns. Il se déplaçait dans un splendide carrosse […]. Il tenait sa main nue
levée, comme pour bénir le peuple, mais en silence 33.

Il faut noter ici les attributs du costume nobiliaire et royal – le


train somptueux qui le suit, les couleurs éclatantes 34, les matières

32. Histoire du grand et admirable royaume d’Antangil, Saumur, T. Portau,


1616, p. 18.
33. Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, trad. de Michèle Le Doeff et Margaret
Llasera, Paris, GF-Flammarion, 2000, p. 116.
34. Sur la couleur dans les classes sociales, voir Daniel Roche, La Culture des
apparences, Paris, Le Seuil, 1991, p. 137-138.
Vêtement et quête des sociétés idéales, entre ostentation et révélation 39

luxueuses, le casque quelque peu martial, les cheveux libres – mais


aussi ceux de l’habit sacerdotal, voire épiscopal – le lin, l’étole, le
gant orné de pierreries, le blanc et le noir, la croix –, avec la légère
touche exotique du turban. L’ensemble est en accord avec l’intention
affichée par Francis Bacon, celle d’utiliser selon ses propres termes
la « superstition », zèle religieux excessif, pour servir la gloire de la
science 35. L’absolu du pouvoir scientifique supérieur à toute autre
forme d’autorité est ainsi discrètement affirmé. L’habit, parfois
dénigré comme menteur, vaut comme signe du vrai, qu’il s’agisse
de la vérité d’une aristocratie remarquable par son excellence ou sa
sage extravagance, ou bien comme preuve de l’harmonie profonde
qui unit le porteur avec une vérité métaphysique ou rationnelle. Des
religieux aux libertins, le luxe n’est admissible que si l’on met fin au
flottement du signe qu’il constitue.

III. REDONNER UN SENS PLUS PUR AUX HARDES DE


LA TRIBU ?

De ce fait, pour rendre au vêtement son statut de signe motivé, la


fiction comme le sermon débouchent sur un discours prescriptif du
vêtement qui articule l’éthique, le social et le passionnel. Écrits à l’âge
des grands traités de civilité, les ouvrages étudiés ici ne se réclament
pas seulement d’un bon ton mondain, d’une bienséance mais de
valeurs plus fondamentales, d’ordre métaphysique ou philosophique.

La première exigence normative, toute négative, qui s’impose au


sage, est de lutter volontairement, par le verbe comme par le geste,
contre ceux qui font un usage aberrant du vêtement. Ce combat peut
se faire en paroles, par la menace de punitions infernales, sérieuses
chez les prédicateurs, au second degré dans la littérature comique.
Ainsi en est-il dans Le Gascon extravagant de l’élégante au Purgatoire,
aperçue en songe par Segna, la prétendue possédée :

[…] ma parente fort proche, qui estoit encore vestuë dans le mesme
estat qu’elle estoit quand elle mourut. Je luy vis les mesmes Galoches de
Velours noir, avec les Souliers de Satin incarnadin couverts de Dantelle
d’or, et d’argent. [ …] ses cottes estoient levees, qui me faisoient voir sa
Chemise brodée de passement de Flandre, par le devant elle estoit ouverte

35. Voir l’introduction de Michèle Le Doeff à La Nouvelle Atlantide, éd. cit., p. 34.


40 Sociopoétique du textile à l’âge classique

à son ordinaire, et j’y remarqué [sic] du Point coupé de quatre doigts qui


estoit le mesme que j’y avois cousu autrefois ; il me sembloit voir entre ses
jambes de petits Monstres qui poussoient sans cesse du souffre et du feu
dans ses Entrailles, et j’en voyois d’autres sur les Tetons qui les massacroient
de coups de cousteaux d’une main, et de l’autre versoient du plomb fondu
dedans ses playes 36.

Le texte pourra paraître à juste titre parodique et complaisant dans


le sadisme imaginaire ; il est utile toutefois, pour comprendre son
outrance, de le comparer au moins prolixe mais plus sérieux Le Jeune,
qui s’adresse en ces termes à la coquette :

[…] quand vous prenez le matin votre robe à courtes manches ou votre
mouchoir de cou transparent, vous pouvez dire, sans danger de mentir :
Mieux vaudrait pour moi qu’on me mît à présent une meule de moulin au
cou, et qu’on me plongeât au fond de la mer 37 […].

Si ces imprécations sont réservées aux religieux, la lutte contre


l’hypocrisie du vêtement passe aussi par des actes. L’alter ego roma-
nesque de Dassoucy jubile lorsque le pédant tartuffe Triboulet, après
avoir vu ses ruses éventées, perd son costume de pédant dévot sous
les griffes d’un ours acariâtre 38 : l’imposture et l’habit qui la couvre
sont alors successivement anéantis. Dans le Francion, Collinet coupe
le mouchoir de gorge de Luce, coquette méprisante et en apparence
prude : la gaillardise se veut alors révélation d’une hypocrisie. Quant
à Le Jeune, il prédit que Dieu déchirera les vêtements somptueux.
Enfin, le personnage fictionnel peut se livrer à une mise en évidence
de la discordance res-verba, à l’image de Francion et de ses amis qui
mettent en échec deux imposteurs de l’habit nobiliaire : un « vilain
botté » authentique, Hortensius confronté à un témoin ; Bajamont,
qui, quoique noble, se trouve confronté à un duel véritable où sa
couardise apparaît.

Pourtant, le moraliste sévère, en s’érigeant en justicier, prend le


risque, comme tout Alceste, de se voir rejeté par la société dont il
bafoue les usages, et à laquelle il ne peut se permettre de déplaire

36. Onésime de Claireville, op. cit., p. 215-216.


37. Jean Le Jeune, « Sermon XXVI. Des ajustements mondains », art. cit., col. 700.
38. Charles Coypeau Dassoucy, op. cit., p. 808.
Vêtement et quête des sociétés idéales, entre ostentation et révélation 41

en permanence. Dans la fiction politique, le voile de la fiction et le lieu


imaginaire (ou-topos) rendent toutes les audaces de la pensée possibles.
Mais qu’en est-il de l’histoire comique et du sermon, qui s’adressent
à des hommes de chair et de sang, ancrés dans l’histoire, plutôt que
de régenter des êtres imaginaires ? Quelle normativité positive ériger
à l’âge où les traités de civilité codifient la vie en société ?
La fiction politique donne une première réponse, si l’on analyse
les raisons que le Royaume d’Antangil donne de la somptuosité royale.

C’est une chose bien seante à un grand Prince, et à toute personne d’autorité,
d’estre honorablement vestu et accompagné quand il paroist en public. Car
le lustre des habits et la pompeuse suitte apportent je ne sçai quel respect et
reverence, d’autant que l’honneur presupposant honneur (dont tels ornemens
font partie) on juge que telles personnes sont pleines aussi de vertu et de
merites, puis qu’ils en portent les marques et enseignes 39.

On pourrait parodier une maxime de Balthazar Gracián en l’appli-


quant aux vêtements : toute vertu est nulle si elle n’est pas attestée
par le tissu. De même, Francion ne peut se présenter à Naïs avant
d’avoir reconquis ses habits nobles ; il est nécessaire de composer
avec la civilité nobiliaire, ou encore ecclésiastique. Cette dernière se
développe dans le sillage de François de Sales, mais peut être tracée
aussi loin que la règle de saint Benoît 40 : une trop grande humilité
dans l’habit pèche contre la gravitas nécessaire à l’ecclésiastique. En
effet, en cette vie où la lumière divine est cachée, l’habit sacerdotal
est doté pour Jean-Pierre Camus d’une fonction optique, celle d’un
miroir de la beauté cachée :

Et tout ainsi que Moyse revenant tout lumineux de la conversation avec


Dieu, fut contraint de voyler son visage pour traicter avec ses freres, dont les
yeux trop foibles ne pouvoient soutenir l’esclat des splendeurs qui sortoient
de son front tout couronné de rayons. De mesme nostre Ignace [de Loyola]
estant à present en la part du sort des Saincts en la lumiere de la gloire,
nous avons besoin de voir ce Juste resplendissant comme un Soleil dans
le firmament de l’eternité à travers un crespe, et pour le bien considerer

39. Histoire du grand et admirable royaume d’Antangil, éd. cit., p. 18.


40. Nous remercions M. Michel Banniard pour cette éclairante suggestion.
42 Sociopoétique du textile à l’âge classique

nous le contemplerons dans l’eau d’un bassin, c’est-à-dire sous les symboles
et emblesmes des ornemens Sacerdotaux 41.

Quoique divergents, les moralistes savants, religieux ou libertins


s’accordent pour voir dans la masse de l’humanité un vulgaire igno-
rant, plus préoccupé des apparences que de la recherche du vrai. Le
luxe est donc un instrument utilisé par l’être d’exception, qu’il soit
libertin, dévot religieux, ou fondateur de la science pour obliger les
hommes moins intelligents que lui à reconnaître par l’évidence sensible
l’excellence des valeurs qu’il incarne, à défaut d’en comprendre ration-
nellement la supériorité. Pas de luxe sans anthropologie inégalitaire,
serait-on tenté de dire. Ce n’est donc plus une fin en soi, mais un
moyen d’action sur les autres et sur soi-même dont il faut user avec
propos et parcimonie.

Porter un beau vêtement est nécessaire, mais c’est aussi risquer de


prendre au sérieux tout cet apparat somptueux, de sombrer dans la
fatuité dénoncée par les histoires comiques ou – pour les religieux –
dans le péché d’orgueil. Soulignons alors la présence d’un thème
étrangement consonant dans les histoires comiques et la littérature
religieuse : celui de la pluralité du vêtement, à savoir le passage
successif du personnage par le vêtement pauvre et le vêtement riche.
Dans son errance vestimentaire, Francion, amené à endosser l’habit
d’un berger, rencontre avec philosophie la dissonance entre son habit
actuel et son être profond, mais accepte avec joie l’habit aristocratique
lorsqu’il le retrouve ensuite. Certes, un des attributs du picaro, dans
toutes ses incarnations européennes, est de changer de tenue au gré
de ses montées et descentes sur l’échelle sociale. Dans le récit de Sorel,
toutefois, ce passage est une révélation pour le personnage qui ne trouve
pas moins de plaisir et de beauté féminine au village qu’à la table des
Grands. Portant successivement l’habit religieux du pèlerin en début
de récit, les hardes du gueux et du berger par la suite, pour finir par
endosser l’habit nobiliaire, Francion parodie quelque peu le rituel du
sacre des rois de France, comme si Sorel donnait à son héros libertin
une investiture libertine, non plus politique, mais philosophique et
individualiste 42. Parallèlement, comme le révèle un topos fréquent

41. Jean-Pierre Camus, op. cit., p. 244.


42. Nous remercions Mme Fanny Népote de nous avoir suggéré cette vue stimu-
lante. Francion, héritier paradoxal du Francus ronsardien, est aussi un monarque
Vêtement et quête des sociétés idéales, entre ostentation et révélation 43

des oraisons funèbres de religieux et de l’hagiographie, les habits


de cérémonie les plus luxueux peuvent cacher un cilice, imprimant
dans la chair de l’ecclésiastique la nécessité de la modestie 43. Bien sûr,
la finalité n’est pas la même. Francion use de son déguisement de
berger pour retrouver les plaisirs naturels et champêtres ; le religieux
pour dissimuler une mortification qui, mise en évidence, serait une
marque d’orgueil intolérable. Pourtant, dans les deux cas, il reste que
l’habit ne signifie pas dans le seul champ social, mais aussi et avant
tout pour celui qui le porte, comme instrument d’une ascèse d’ordre
philosophique ou religieux. Il est dit que Francion n’a jamais mieux
raisonné qu’en habit de paysan. De même le religieux retrouve sa
vocation essentielle à l’humilité et à la pauvreté dans la modestie des
habits qu’il porte en privé.

Cette enquête, qui est volontairement menée sur un corpus hété-


rogène pour plus de complétude, semble indiquer que c’est la vertu
herméneutique du récit qui fait l’unité poétique des textes étudiés 44.
En effet, le récit concilie la représentation de la réalité telle qu’elle
est perçue et critiquée par les auteurs, avec la mise en scène de l’idéal
dans la matrice d’un temps et d’un espace allégoriques. Si l’utopie
se focalise sur ce dernier aspect au détriment du simple réalisme, en
revanche, les histoires comiques et les sermons articulent de manière
plus équilibrée les deux modalités complémentaires, factuelles et
idéelles, de la narration. Recréer le monde vécu, créer un monde
imaginaire et plausible constituent le récit en une expérience en
pensée où le concept peut se confronter au monde, et où, dans le
même temps, l’idée peut remodeler le réel. C’est ainsi qu’à l’heure de
la naissance de la science moderne, et parallèlement aux traités pres-
criptifs consacrés aux mœurs galantes ou au vêtement ecclésiastique,
l’approche narrative du réel construit sa légitimité et sa pertinence
de pensée incarnée, en articulant une discursivité plus ou moins

carnavalesque sans royaume, né d’une mère couronnée, le jour des Rois.


43. Voir par exemple Robert Arnaud d’Andilly, Vies de plusieurs saints illustres
de divers siècles, Paris, Pierre le Petit, 1664, p. 795.
44. Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Entre
démystification du surnaturel et justification de la Providence : le récit d’événement
de 1623 à 1633 », in Que m’arrive-t-il ? Littérature et événement. Actes du colloque
Jeunes chercheurs « Littérature et Événement », organisé par le CELAM-Rennes les 4,
5 et 6 mars 2004, réunis par Emmanuel Boisset et Philippe Corno, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2006, p. 133-143.
44 Sociopoétique du textile à l’âge classique

asystématique selon les auteurs, avec une dimension prescriptive qui


vise à refonder – ou pas – un ordre, qu’il soit religieux, scientifique
ou social. Deux points semblent alors essentiels dans la réflexion ainsi
initiée : le vêtement est un instrument de sens, et ce signe cristallise
les enjeux du pouvoir et de la liberté.
Le vêtement, dans les histoires comiques, les sermons et les textes
utopiques, confirme son statut sémiotique fondamental : il s’ensuit
que le discours du mépris du luxe ne peut jamais être absolu. Chez
les auteurs religieux, les savants et les romanciers, la double polarité
du discours sur le vêtement semble concordante dans ses modalités,
quoique discordante dans ses finalités. En effet, si, dans un ordre
social imparfait, ce signe peut être usurpé par la malveillance ou
l’ambition, il est possible d’imaginer qu’il serve de révélateur au mérite
individuel dans les histoires comiques, ou d’indicateur de l’excellence
d’une fonction dans une société religieuse ou imaginaire. Ainsi, la
fiction romanesque ou politique, la prédication sont les lieux où se
tracent les linéaments d’un art de vivre renouvelé, qui vise tant à
redresser les torts des mal vêtus qu’à affirmer la nécessité essentielle
du vêtement en société, en même temps qu’elles proclament la néces-
sité d’une ascèse intérieure permettant à son porteur de ne pas être
dupe des apparences. Le contrepoint de cet idéal serait la figure de la
coquette : il faut sans doute interpréter sa récurrence comme l’écho
d’une littérature écrite par les hommes, et peut-être aussi l’envisager
au prisme d’une certaine distanciation face à la vague de fond de la
civilité et de la galanterie. Pourtant, la simplicité de l’ascète peut aussi
être contrefaite, comme le montre la bure que porte le Démon sur
la page de titre de la Metaneologie sacrée de Valladier. Finalement, le
lecteur de ces textes pourrait garder le sentiment baroque du peu de
crédit que l’on peut accorder à l’habit, simple comme sophistiqué.
Et pourtant, si le costume est bien entré dans une ère du soupçon,
ce dernier ne suffit pas à ce qu’on retire au textile sa capacité à signifier
la domination matérielle ou symbolique. Plus que tout autre sujet, le
vêtement semble être un point crucial où se repensent et se réélaborent
les rapports de l’individu au pouvoir, à l’aube de la modernité. En
effet, le costume s’intègre aux riches liturgies religieuses comme à
l’apparat politique, ou encore à leur récupération au nom d’autres
valeurs. Le luxe éblouit encore pour signaler la transcendance divine
à travers ses relais dans le monde humain, qu’il s’agisse du prêtre ou
du monarque dans l’ordre ancien. Mais bientôt, la science ou une
philosophie plus individualiste se ressaisissent de cette symbolique
Vêtement et quête des sociétés idéales, entre ostentation et révélation 45

ancestrale pour la détourner, et en faire l’étendard de conceptions


que l’on veut de plus en plus rationnelles. En somme, du côté des
religieux comme chez les libertins ou les scientifiques, le costume
permet à son porteur de représenter ce qui dépasse son existence
contingente, à savoir une sagesse divine ou purement humaine. En soi,
il marque une profonde aspiration à inscrire dans la corporéité même
la présence de l’idée et du concept, non sur un mode platonicien mais
de manière incarnée, et cela qu’il s’agisse de maîtriser le corps dans la
perspective chrétienne, ou bien de le rendre beau et séduisant. Dans
ce processus se distingue alors une dyade qui consiste à voir dans
l’habit ou bien une négation de l’individualité de celui qui le porte
(habit religieux ou royal) au profit d’une fonction ou, au contraire,
l’affirmation et la reconnaissance de la valeur individuelle du côté
libertin, particulièrement évidente dans le thème de l’habit donné,
présent chez Sorel ou Claireville. En somme, ce qui se jouerait, ce
ne serait ni plus ni moins que l’affirmation moderne du sujet face
à l’ordre traditionnel ; la recherche scientifique rationnelle en voie
d’autonomisation, comme le « culte du moi » en gestation ne peuvent
encore s’affirmer qu’à travers des masques empruntés aux fonctions
sociales traditionnelles. Ceci permet alors de repenser la critique de
l’immodestie du vêtement comme une réaction face aux exigences
nouvelles de l’ego et de sa représentation sociale. Il y aurait déjà une
sorte de dandy farcesque dans le personnage du Gascon extravagant,
avec son habillement nostalgique d’un autre âge, qui ressuscite l’âge
des Valois sous la Réforme catholique.

BIBLIOGRAPHIE

Histoires comiques
Claireville Onésime de, Le Gascon extravagant, Paris, Cardin Besogne, 1637.
Dassoucy Charles Coypeau, Les Aventures de M. Dassoucy [1669], in Libertins
du XVIIe siècle, éd. J. Prévost, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
la Pléiade », 1998.
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Paris, Gallimard, 1996.

Fictions politiques
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Saumur, T. Portau, 1616.
46 Sociopoétique du textile à l’âge classique

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et Margaret Llasera, Paris, GF-Flammarion, 2000.
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Recueils de sermons (catholiques)


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Le Jeune Jean, Le Missionnaire de l’oratoire [c. 1630-1672], et en parti-
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Boude, 1689, p. 452.
Léon de Saint-Jean, Les Metamorphozes sacrées, naturelles, morales, divines,
tirées de l’Écriture sainte, Grenoble, André Gallé, 1665.
Molinier Étienne, Les Douze Fondemens de la cité de Dieu, ou les Douze
Articles du symbole des Apostres, expliqués par les douze pierres precieuses de
l’Apocalypse, en XXI discours, Toulouse, Arnaud Colomiez, 1635.
Valladier André, Metanealogie sacrée ou Sermons sur les Évangiles du Caresme,
Paris, Pierre Chevallier, 1616.

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