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ENTENDRE
PAR SACRÉ ?
› Régis Debray
92 OCTOBRE 2016
études, reportages, réflexions
sacré farceur ou d’une sacrée jolie fille, c’est au fond pour mieux conju-
rer la crainte ou l’embarras que suscitent aujourd’hui l’amour sacré de
la patrie et autres versets républicains qui nous semblent un peu trop
sentir la terre et les morts, le cantique des armes et l’hécatombe des
corps. Aussi le sacré est-il absent des discours publics, proscrit de nos
textes législatifs.
On peut dire qu’une tombe a été profanée, rédiger une loi contre
l’outrage à la Marseillaise et au drapeau, interdire de manipuler le
génome de l’espèce humaine, prohiber le trafic d’organes prélevés
sur un cadavre, mais il ne s’en déduit pas qu’on puisse remonter à la
cause et dire qu’une sépulture, un hymne national, le génome ou la
dépouille humaine ont du sacré en eux, sans quoi il n’y aurait, c’est
logique, ni outrage, ni viol, ni profanation. Profaner, oui, ça se dit
couramment, sacraliser, halte-là. Un livre de cuisine qui parlerait du
cuit mais non du cru, un bulletin météo du froid mais non du chaud
susciteraient quelque étonnement, mais ce qui nous étonnerait, nous,
c’est d’entendre le mot « sacré » dans la bouche d’un politique ou d’un
sociologue, alors que la distinction entre le sacré et le profane est aussi
banale que celle des jours fériés et des jours ouvrables. Elle est à tous
les coins de rue, cette opposition, mais sans le nom propre.
N’est légitime et valorisant, chez nos officiels, que la langue des
valeurs, cet édulcorant « citoyen » qui est au sacré civique ce que Walt
Disney est à Sophocle, le Nutella à la crème anglaise ou le McDo au
resto. Nous savons le rôle que joue l’addiction au sucre et au dou-
cereux dans l’infantilisation des peuples. Nos malheureux ministres,
pour s’adapter à l’air du temps, qui est à la moraline, le complément
du règne des chiffres, tartinent leurs discours avec les « valeurs de la
République » et on comprend pourquoi : cette douceur ne coûte rien.
Nos valeurs sont sans pénalités. Elles n’obligent à rien de sérieux ni
de précis, dépourvues qu’elles sont d’infractions, de règlements et de
sanctions, alors que là où il y a du sacré stipulé, il y a de l’impératif
catégorique avec du contraignant et de l’obligatoire.
La valeur est molle, le sacré est dur. La valeur plaît à tous – c’est
la fonction du kitsch, et la ressource des politiques. Le sacré éloigne.
On y flaire quelque chose d’effrayant, de sanguinaire ou de mauvais
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augure, ce qui n’a rien d’absurde, en un sens, car le sacré peut se défi-
nir, de prime abord, comme cela qui légitime le sacrifice et interdit le
sacrilège. Or nous n’avons aucune envie de nous sacrifier pour quoi
que ce soit et nous détestons viscéralement les interdits, sauf pour la
gloriole de les enfreindre. Le plus drôle est encore ceci : notre société,
que le fameux « il est interdit d’interdire » faisait il y a peu rougir
de plaisir, ne cesse depuis d’aligner des sanctions de toute sorte pour
qui viole telle loi mémorielle, telle bienséance de langage, telle règle
de politesse. Légion sont les mots à ne plus prononcer (« race », par
exemple), les gestes à ne pas faire (déjà suspect, le baisemain), les vête-
ments à ne pas porter (le voile). Et il n’y a rien là de répréhensible, bien
au contraire, ni même d’original, tant il est vrai que toutes les sociétés
humaines, depuis la nuit des temps, ont un « il est interdit de ne pas
interdire » sinon pour devise ou slogan, mais pour ligne de conduite
et règle irrémédiable.
Nous nous vantons de ne plus rien tenir pour sacré, mais trou-
vons fort normal que les auteurs d’une bande dessinée au second
degré ironisant sur les nazis et les déportés juifs soient condamnés
à une forte amende et leur ouvrage interdit à la vente (2). Que la
pédophilie soit un crime sans pardon. Et que s’en aller cuire un œuf
sur le plat au-dessus de la flamme du soldat inconnu, à l’Arc de
triomphe, ou, pis encore, aller ouvrir une crêperie sous le portail
du camp d’extermination d’Auschwitz, constitue plus qu’une incon-
gruité ou un acte de mauvais goût. Mais surtout, que le mot « sacri-
lège », en ces occasions, ne soit pas prononcé ! Il nous ferait rougir,
nous, les lecteurs du Canard enchaîné pour qui la liberté de penser
s’appelle Charlie Hebdo.
D’où vient ce malaise, dédain ou refoulement ? À première vue,
d’un amalgame avec la bondieuserie et la sacristie.
Je l’ai longtemps faite mienne, cette confusion subreptice, jusqu’au
jour où, me promenant à Moscou sur la place Rouge, du temps de
l’Union soviétique, et allumant nonchalamment un cigarillo, je vis
un soldat à chapka accourir pour m’enjoindre aussitôt, avec des gestes
impérieux, de mettre fin à cette impiété. Interdit de fumer, non seule-
ment dans, mais même devant le mausolée de Lénine. Mon geste mal-
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Dire qu’il y a eu, dès le paléolithique, du sacré sans religion, suivi,
au néolithique, de religions sans théologie, cela veut dire, si l’on se
retourne vers l’avenir, que la mort de Dieu ne signifierait nullement
une sortie de la religion, ni celle-ci la sortie du sacré. Rabattre le sacré
sur le religieux reviendrait à réduire les chants et musiques sacrés du
monde au répertoire liturgique, au plain-chant, aux antiphonaires et
aux musiques de messe. En éliminant le gospel, les negro-spirituals, le
flamenco, les chants corses, et les chorales de l’Armée rouge, héritières
des chœurs byzantins. Tout ce qui psalmodie une expérience ou une
souffrance collective, tout ce qui se danse en faisant cercle, main sur
l’épaule. Tout ce qui fait battre le cœur, accélère le pouls, ou donne la
chair de poule. Quand le divin pinacle s’effondre ou s’effrite, les murs
du religieux restent debout. Et quand les murs tombent à leur tour, le
socle du sacré demeure. Il est de fondation. Comment le sait-on pour
la nuit des temps ? Parce que sur les champs de fouilles, les frissons
sacrés s’évanouissent, mais les tumulus sont toujours là.
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Nos obsèques nationales dans la cour des Invalides, avec sonnerie aux
morts et roulements de tambour, nous donnent à sentir un sacré d’ordre
institutionnel. Et nos défilés silencieux République-Bastille, en hom-
mage à nos massacrés, un sacré de communion populaire. La départe-
mentale qui nous mène à Verdun s’appelle la Voie sacrée, et le Chant des
partisans, au mont Valérien, le 18 juin, nous fait passer un frisson dans
l’échine. Pas de prêtres dans ces liturgies profanes, ni de djinns. Rien de
surnaturel. Ou alors si, mais autogéré. Le sacré, c’est du transcendant
fait maison, du surnaturel cousu main, sans aide extérieure.
Premier constat pour l’historien des mentalités : il n’y a pas de sacré
pour toujours, mais toujours du sacré dans une communauté orga-
nisée. C’est déjà une raison suffisante pour éviter l’article défini : le
sacré en soi n’existe pas, comme une réalité substantielle, surnaturelle
et immuable qui se révélerait de loin en loin par des hiérophanies
– comme un volcan en sommeil par des jets de lave épisodiques. Non.
Rien n’est sacré par nature, et n’importe quoi peut le devenir : un arbre
de mai, la source d’un fleuve, un parchemin, un tableau, voire un
fémur ou une plume d’oie (on fait relique de tout). Non qu’on change
de sacré comme de chemise, mais nos vénérations vont et viennent, et
il y a un temps pour tout, même pour le sacré.
Une sépulture peut être ouverte et une dépouille remplacée par
une autre dès lors qu’un squelette n’a plus de nom propre, et je peux
proclamer à voix haute, en 2016, Via Veneto, à Rome, que le Christ
n’est pas ressuscité – ce qui m’eût fait sentir de très près le fagot au
XVIe siècle –, mais je risquerais ma peau si je clamais sur les trottoirs
du Caire que Mahomet n’a jamais rien reçu de l’ange Gabriel (alors
que nier la résurrection d’Osiris, trois mille ans plus tôt, dans le même
lieu, m’eût vite expédié au Royaume des morts).
Le sacré d’hier n’est pas celui d’aujourd’hui, et, sur un même terri-
toire, ils peuvent se succéder sans graves difficultés. Il y a toujours des
gens en France, du moins on peut l’imaginer (pour le redouter ou s’en
réjouir), prêts à se faire trouer la peau pour une cause qui les dépasse,
mais on n’entend plus personne réciter « Mourir pour la patrie, c’est
le sort le plus beau, le plus digne d’envie », et rares sont les chrétiens
qui donneraient leur vie pour l’honneur de Dieu et de la foi. Pour la
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Par où se voit la visée première d’un acte de sacralisation : le déve-
loppement durable. Surmonter le chaos, conjurer le terrain vague,
maîtriser l’informe et l’infini. Isoler, délimiter, donc sauvegarder, frei-
ner la dégradation, prévenir la dispersion. Le sacré, ce n’est pas du
luxe, c’est le radeau des hommes à la mer. C’est mon assurance-vie,
une façon de se mettre hors eau, pour ne pas disparaître avant l’heure,
ou plutôt pour ne pas couper les amarres avec ce qui me tient à flot. Le
sacré me rattache à un passé et me fait la promesse d’un avenir. C’est
bien pourquoi, quand une société se sent une fragilité, une possibilité
de naufrage, un risque d’abandon, son premier réflexe, c’est de consa-
crer, pour consolider, réaffirmer, affermir.
Comment procédons-nous pour ce faire en régime laïque ? En
votant une loi, par exemple, assortie de sanctions en cas de non-
respect. L’hymne national, en 2001, est sifflé dans le Stade de France,
au cours d’un match de foot. Le drapeau piétiné ? S’ajoutera en 2003
une nouvelle disposition dans le Code pénal (article 433-5-1) punis-
sant de 7 500 euros d’amende l’outrage public fait à l’hymne national
et au drapeau tricolore « au cours d’une manifestation organisée ou
réglementée par les autorités publiques ». Le champ d’application est
limité à l’espace public, car telle est bien la fonction et la visée du sacré,
la cohésion d’un collectif. J’ai en revanche licence de siffler la Marseil-
laise chez moi, d’entonner son interprétation reggae, de peindre les
trois couleurs sur mon paillasson, d’insulter le chef de l’État – pas de
délit en ce cas, pas d’amende. C’est à domicile. Pas vu pas pris. Cela
ne touche pas à l’ordre public ni à l’âme de la nation. Le seul problème
qui reste à trancher, par les tribunaux civils et seulement par eux, c’est
où faire passer la frontière, dans l’espace public, entre du culturel licite
(Serge Gainsbourg, « Aux armes, et caetera ») et du manifestement illi-
cite, civique ou confessionnel.
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