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Le Cygne Noir : comment

tirer parti de l’incertitude


Guillaume

(Article basé sur l’ouvrage The Black Swan, the impact of


the highly improbable de Nassim Nicholas Taleb)

Le point commun entre les ouvrages précédemment


évoqués sur le mécanisme de prise décision, du prix
Nobel d’économie Thaler et son comparse Sunstein à
l’autre prix Nobel Kahneman, en passant par le non moins
reconnu professeur Ariely, est la mention d’un ouvrage de
référence commun, Le Cygne Noir, par Nassim Nicholas
Taleb. Ce dernier a consacré sa vie aux notions
entremêlées d’incertitude, de probabilité et de
connaissance. Il a passé près de deux décennies comme
homme d’affaires et quantitative trader avant de se
tourner à plein temps vers la philosophie et l’écriture, et
de devenir chercheur universitaire en 2006. Professeur
émérite en ingénierie des risques au Polytechnic Institute
de l’Université de New York, son sujet principal est « la
prise de décision sous opacité », c’est-à-dire la création
d’une carte et d’un protocole pouvant régir la façon dont
nous devrions vivre et réfléchir dans un monde que nous
ne comprenons pas. Les livres de Taleb ont été traduits
en trente-trois langues.

Le Cygne Noir, publié en 2007, se concentre sur l’impact


extrême d’événements aberrants, rares et imprévisibles,
et sur la tendance humaine à vouloir trouver des
explications simplistes à ces événements,
rétrospectivement. Taleb appelle cela la théorie du Cygne
Noir. L’ouvrage aborde ce thème en lien avec la
connaissance, l’esthétique, ainsi que les modes de vie, et
utilise des éléments de fiction et des anecdotes
personnelles pour élaborer ses théories. Taleb décrit ainsi
certains événements très surprenants qui génèrent des
effets massifs et sont considérés comme évidents avec le
recul, mais ne l’étaient certainement pas lorsqu’ils se sont
produits. Rétrospectivement, toutes les calamités ou
presque semblent inévitables et prévisibles, mais pour les
individus qui en ont fait l’expérience, ces évènements
étaient loin d’être évidents los de leur survenance. Après
la prochaine crise financière, nos successeurs et les
« experts » regarderont probablement en arrière et se
demanderont pourquoi nous n’avons pas remarqué les
signes avant-coureurs plus tôt.

La vocation pédagogique de l’ouvrage, tristement


d’actualité, tend à nous faire observer le monde et tenter
de comprendre et de nous préparer à ce que la prochaine
calamité financière, la prochaine crise géopolitique, la
prochaine catastrophe naturelle sont susceptibles
d’impliquer. Elle tend également à nous encourager à
devenir plus résilients en général, car peu importe nos
efforts, il est très probable que la prochaine calamité
nous prendra toujours par surprise. Il faut donc, au moins
psychologiquement, se préparer aux menaces
spécifiques autant qu’à l’inattendu. Le Cygne Noir est
également une mise en garde contre les dangers de
l’ignorance des valeurs aberrantes et de la confiance
aveugle en toutes sortes d’experts.

La théorie du cygne noir

Ce concept est né du souvenir de la conception des


cygnes avant la découverte de l’Australie. À l’époque, tout
le monde était convaincu que les cygnes étaient blancs,
réalité empiriquement confirmée par les preuves
précédentes. C’est en découvrant l’Australie que les
voyageurs ont, en même temps, découvert des cygnes
noirs : une seule observation suffit pour invalider
définitivement une vérité générale admise, dérivée de
millénaires d’observations de millions de cygnes blancs. Il
suffit d’un seul cygne noir pour bouleverser la réalité
admise. Il en va de même pour tous les évènements
complètement imprévisibles, complètement
inimaginables, et nous sommes totalement à la merci de
ces cygnes noirs, parce que nous ne pouvons ni les
anticiper, ni les appréhender rationnellement lorsqu’ils
surviennent.

Les cygnes noirs sont donc des événements censés se


situer en dehors du domaine du possible, et pourtant se
produire de toute façon. En tant qu’êtres humains, nous
sommes particulièrement doués pour transformer tous
les stimuli de notre environnement en informations utiles.
C’est un talent qui nous a permis de créer la méthode
scientifique, de philosopher sur la nature de l’être et
d’inventer des modèles mathématiques complexes. Mais
ce n’est pas parce que nous sommes capables de
réfléchir et d’ordonner le monde qui nous entoure que
nous sommes doués pour le faire : nous sommes en effet
enclins à être étroits d’esprit dans nos croyances sur le
monde. Une fois que nous avons modélisé une idée du
fonctionnement du monde, nous avons tendance à nous
y accrocher. Mais parce que la connaissance humaine est
en constante augmentation et évolution, cette approche
dogmatique n’a aucun sens. Il y a seulement deux cents
ans, par exemple, les médecins et les scientifiques
étaient extrêmement confiants dans leurs connaissances
de la médecine, mais aujourd’hui, leur confiance semble
ridicule : imaginez simplement aller voir votre médecin
pour un rhume et vous faire prescrire des serpents et des
sangsues ! Être dogmatique au sujet de nos croyances
nous rend aveugles à ces concepts qui sortent des
paradigmes que nous avons déjà acceptés comme vrais.
Comment, par exemple, est-il possible de comprendre la
médecine si vous ne savez pas que des germes existent ?
Vous pourriez trouver une explication raisonnable, une
narration cohérente expliquant la maladie, mais elle sera
faussée par un manque d’informations cruciales.

Ce genre de pensée dogmatique peut entraîner


d’énormes surprises. Nous sommes parfois surpris par
les événements non pas parce qu’ils sont aléatoires, mais
parce que nos perspectives sont trop étroites. Ces
surprises sont ici désignées sous le nom de cygnes noirs,
et elles peuvent nous inciter à reconsidérer
fondamentalement notre vision du monde et même
refaçonner celui-ci. Avant que quiconque ait jamais vu un
cygne noir, les gens supposaient que tous les cygnes
étaient blancs. Pour cette raison, toutes leurs
représentations et imaginations du cygne étaient
blanches, ce qui signifie que le blanc était une partie
essentielle de la « nature » du cygne, pour le quidam
comme pour les naturalistes, artistes etc… Ainsi, lorsque
fut découvert le premier cygne noir, c’est à la fois la
compréhension et la représentation du concept
« cygne » qui a été bouleversée.

Pour qu’un événement soit qualifié de cygne noir, il doit


remplir les conditions suivantes :

Cet ouvrage vous explique une méthode pour être plus serein dans la
gestion de vos rendez-vous dans votre cabinet.

1 – C’est une valeur aberrante. Rien de ce qui s’est


produit auparavant ne peut permettre d’imaginer la
possibilité de l’événement.
2 – Il porte un impact extrême
3 – Il ne s’explique qu’après coup

La nature humaine tend à nous faire croire que nous


sommes toujours, ou que nous aurions dû être, en
mesure de prévoir leur survenance. Dans les faits il n’en
rien : les exemples courant illustrant la notion de cygnes
noirs incluent notamment le déclenchement de la
Première Guerre mondiale, les attentats du 11 septembre,
le Lundi Noir ou le tremblement de terre suivi d’un
tsunami dans l’océan Indien.

Le concept du cygne noir est aussi appelé « le problème


de l’induction » ou « problème de la connaissance
inductive ». Le principe de base est qu’il existe de
grandes incertitudes lorsque l’on essaie de prévoir
l’avenir en se fondant sur la connaissance du passé.
Comment pouvons-nous espérer déterminer les
propriétés de quelque chose d’infini et d’inconnu, sur la
base de quelque chose de fini et de connu ? Prenons un
autre exemple-type que nous propose Taleb.

Imaginez que vous êtes une dinde, vivant dans une


ferme. Depuis le jour de votre naissance, des créatures
amicales avec deux jambes et deux bras vous
nourrissent. Chaque jour, elles reviennent avec de la
nourriture. Elles vous ont construit une belle clôture qui
vous protège de cette chose velue sur quatre pattes, qui
semble vouloir vous arracher les tripes en permanence.
Elles vous apportent même occasionnellement des
dindes femelles. Quelles sympathiques créatures elles
semblent être ! Chaque jour qui passe, à mesure que
vous êtes nourri, protégé et stimulé, vous devenez de
plus en plus certain que ce doivent être les créatures les
plus amicales sur terre.
Jusqu’à ce jour appelé Noël.

Noël est définitivement un cygne noir pour cette dinde.


De son point de vue, c’est un évènement totalement
inattendu, avec un impact extrême. Mais mieux informée,
ou dotée de raison, elle pourra trouver des explications
rétrospectivement, et la vision de ses successeurs sera
révolutionnée quant à la bienveillance des créatures à
deux jambes. En outre, pour la dinde, finir rôtie à la table
de Noël d’une famille humaine affamée était totalement
inattendu, mais la famille humaine, elle, connaissait la
date exacte de l’événement qu’elle préparait depuis des
mois. Un cygne noir n’en est un que du fait d’un manque
d’information. Le cygne noir n’avait rien de particulier
pour les aborigènes.

Il existe un cousin du cygne noir que Taleb appelle le


cygne gris. Il s’agit des « inconnues connues », des
choses que nous savons que nous ne savons pas : la
plupart d’entre nous par exemple ne savons pas à quelle
vitesse un homme peut courir un 100 mètres, mais nous
savons que nous ne le savons pas. Un cygne noir, en
revanche, est une réelle « inconnue inconnue ». Nous ne
savons même pas que nous ne savons pas. Pour
simplifier à l’extrême, imaginez un livre que vous n’avez
jamais lu et dont vous n’avez pas lu non plus le résumé.
Lorsque ce livre vous arrive entre les mains, c’est un
cygne gris. Vous savez qu’il existe, mais vous savez que
vous ne savez pas ce qu’il contient. Et ce qu’il contient,
c’est beaucoup d’inconnues inconnues, son contenu est
un cygne noir. Si vous décidez de le lire, il est probable
qu’à un moment donné vous penserez « Tiens, je ne
savais pas ça », mais vous ne pouvez pas prévoir
aujourd’hui à propos de quel contenu vous penserez cela.

L’apprentissage d’un sceptique empirique

Taleb initie les lecteurs au concept de l’anti-bibliothèque,


l’idée que les livres non lus dans sa bibliothèque
personnelle sont aussi voire plus importants que les livres
lus. L’anti-bibliothèque ontologique, théorisée par
Umberto Eco, illustre physiquement le thème principal de
Taleb, l’idée que ce que nous ne savons pas est plus
important que ce que nous savons.

L’écrivain Umberto Eco appartenait à cette petite classe


d’érudits encyclopédiques à l’intelligence joyeuse.
Propriétaire d’une immense bibliothèque personnelle
(contenant plus de trente mille livres), il distinguait ses
visiteurs en deux catégories : ceux s’exclamaient « Wow !
Signore, professore dottore Eco, quelle bibliothèque vous
avez ! Combien de ces livres avez-vous lus ? » et les
autres (une très petite minorité), ceux qui comprenaient
qu’une bibliothèque privée n’est pas un appendice
nourrissant l’ego mais un outil de recherche et un rappel
à l’humilité. Dans cette perspective les livres lus ont
beaucoup moins de valeur et d’importance que les livres
non lus. La bibliothèque personnelle devrait contenir
autant de ce que vous ne savez pas que possible. Vous
accumulerez à la fois plus de connaissances et plus de
livres en vieillissant, et le nombre croissant de livres non
lus sur les étagères s’accroîtra avec votre savoir. En effet,
plus on en sait, plus on est (ou plus on devrait être)
conscient de tout ce que l’on ne sait pas.

Taleb explore comment ses expériences personnelles, de


son enfance dans un Liban déchiré par une guerre perçue
comme inexplicable à ses expériences ultérieures dans
les affaires et la finance, ont aidé à façonner ses idées et
son identité pour faire de lui ce qu’il appelle un sceptique
empirique. Il décrit l’histoire comme opaque, en
substance une boîte noire de cause à effet. On voit bien
les événements entrer et sortir, mais on n’a aucun moyen
de déterminer ce qui a produit quel effet et comment.
Taleb soutient que cette incompréhension est due au «
triplet d’opacité » :

• l’illusion de comprendre, ou comment tout le monde


pense savoir ce qui se passe dans un monde en réalité
plus compliqué (ou aléatoire) que ce qui est perçu
• la distorsion rétrospective, ou comment nous ne
pouvons évaluer les choses qu’après coup, entraînant
une illusion de clarté et de structure dans les livres
d’histoire qui ne reflètent pas le chaos de la réalité
empirique au moment décrit
• la surestimation des données factuelles et de notre
capacité à les imbriquer, entraînant une tendance à
catégoriser ou à « platonifier », processus qui mène à
une simplification excessive dangereuse.
Si la catégorisation est nécessaire pour les humains, elle
devient pathologique lorsque la catégorie est considérée
comme définitive, empêchant les gens de considérer le
flou des frontières. Les cygnes noirs, anomalies
imprévisibles et inclassables, sont le moteur de l’Histoire,
et l’esprit humain ne sait pas les voir.

Médiocristan contre Extrêmistan

Taleb nous présente également les deux domaines de


l’aléatoire : le « Médiocristan », un scénario dans lequel
lorsqu’un échantillon est de taille importante, aucune
instance ne changera de manière significative l’agrégat
ou le total, et l’« Extrêmistan » dans lequel les inégalités
sont telles qu’une seule observation peut avoir un impact
disproportionné sur l’agrégat ou le total. Il les utilise
comme guides pour définir la prévisibilité de
l’environnement que l’on étudie.

Médiocristan

Lorsque Taleb était étudiant, on lui a conseillé de choisir


un cheminement de carrière évolutif. Si vous êtes
médecin, dentiste, consultant ou professionnel de la
communication, le nombre de clients ou patients que
vous pouvez voir en une journée ET le montant que vous
pouvez gagner en une journée sont limités. Ce n’est pas
évolutif, ou « scalable » suivant le terme en vogue. Le
salaire est plus ou moins prévisible et dépend de votre
effort continu. Des différences de revenu se produiront
au fil du temps, mais aucune journée de travail
individuelle n’aura un impact énorme sur l’ensemble des
gains, sur la carrière entière. Les différences entre les
« bonnes » journées et les moins bonnes sont toutes
relatives et a minima raisonnablement prévisibles. Ces
professions ne sont pas guidées par le cygne noir et sont
exercées dans le Médiocristan.

Un autre exemple d’environnement médiocristain est le


casino. Au casino, aucun pari n’est autorisé à s’écarter
trop radicalement de la moyenne. Si un joueur pouvait
parier par exemple un milliard, le propriétaire du casino
serait confronté à un environnement extrêmistain. Les
propriétaires de casino, modèle commercial stable,
limitent donc la valeur des paris afin qu’un seul pari ne
puisse pas avoir un impact trop important, sur l’ensemble
de l’activité, qu’il soit positif ou négatif.

Extrêmistan

D’autres professions vont en revanche permettre


d’ajouter des zéros à la production et aux revenus. Les
métiers « d’idées » comme la création commerciale et
l’écriture, permettent de réfléchir intensément en lieu et
place d’un travail physique concret. Plus clairement vous
effectuez la même quantité de travail, que votre
production soit de 100 unités ou d’un million. J. K Rowling
n’aura pas à écrire un nouveau livre pour chaque vente
supplémentaire, mais le boulanger devra confectionner
un nouveau pain pour chaque client supplémentaire. Ces
professions sont exercées en Extrêmistan. Un seul jour
de paie peut avoir un impact potentiellement énorme sur
votre revenu à vie et la différence entre les succès et
l’échec est extrême. D’autres exemples d’environnements
extrêmistain sont les décès en temps de guerre, les
marchés financiers ou l’investissement en capital-risque.
Les cygnes noirs se trouvent généralement dans ces
environnements scalables, parmi les variables évolutives.

Les implications de la cécité face au cygne noir

Nassim Taleb détaille les divers biais et heuristiques qui


façonnent notre aveuglement face à cette imprévisibilité
que nous refusons.

Biais de confirmation

La plupart des individus sont victimes d’un biais de


confirmation, c’est-à-dire une tendance à rechercher des
preuves qui soutiennent les opinions déjà exprimées, et à
ignorer celles qui seraient en conflit avec l’hypothèse
retenue. Les gens sont naturellement enclins à tirer des
conclusions, puis à se concentrer uniquement sur les
preuves confirmant ces conclusions. Le danger est de
tirer de la réalité qu’il n’existe, à un moment M, « aucune
preuve de l’existence d’un cygne noir », la conclusion que
cette absence de preuve est une « preuve qu’il n’existe
pas de cygne noir ».

Le biais confirmatoire peut également entraîner des


raccourcis et confusions qui peuvent se révéler
dangereux : ce n’est pas parce que « la plupart des A
sont également des B » que « la plupart des B sont
également des A » (la plupart des serial killers sont des
hommes, pour autant, la plupart des hommes ne sont pas
des serial killers).

L’erreur narrative

Les gens, et en particulier les historiens, construisent


naturellement des récits sur les événements impliquant
des hypothèses de causalité injustifiées, apportant de ce
fait un ordre et une logique illusoire au passé et générant
une autre illusion de compréhension des évènements,
faisant paraître le monde moins aléatoire qu’il ne l’est
réellement. L’aveuglement et la méconnaissance des
cygnes noirs naissent principalement de cette erreur
criminelle. La seule façon d’éviter les maux de l’erreur
narrative est de favoriser l’observation plutôt que la
narration, l’expérience plutôt que l’histoire et les
connaissances cliniques plutôt que les théories, et
surtout, d’admettre nos limites tant de compréhension
que d’anticipation.

Vivre dans l’antichambre de l’espoir

La plupart des individus recherchent un flux constant de


retours sur investissement modestement positifs, en
espérant qu’aucun cygne noir négatif n’intervienne voir
même en demeurant inconscient de la possibilité de
survenance d’un cygne noir. Les observateurs les jugent
généralement ces comportements comme raisonnables
et ces retours positifs comme des réussites.

Les -rares- exploiteurs de cygnes noirs se positionnent


en revanche sur de rares mais énormes retours, positifs
et négatifs, acceptant une inertie voire des pertes
maîtrisées pendant les intervalles imprévisibles durant
lesquels ils attendent. Les observateurs jugent
généralement ces stratégies « infructueuses » et les
réussites spectaculaires qu’elles peuvent entraîner, pour
le coup, « aléatoires » et « imprévisibles ». Les
chasseurs de cygnes noirs retardent la satisfaction de
leur objectif et doivent avoir une endurance personnelle
et intellectuelle considérable pour accepter de vivre dans
cette antichambre de l’espoir.

Le problème des preuves silencieuses ou des biais de


survie

L’humain est par nature superficiel, négligeant les


preuves silencieuses. Les preuves silencieuses (ignorées)
et le biais de survie (mis en avant) masquent le hasard,
en particulier les cygnes noirs. Il s’agit d’une combinaison
du biais confirmatoire et de l’erreur narrative : on pense
par exemple aux marins du XVème siècle qui sont
revenus de leurs voyages, affirmant qu’ils ont survécu à
de nombreuses tempêtes en priant ensemble. Cela
signifie-t-il que prier ensemble rend le navire moins
susceptible de couler ? Peut-être. C’est le biais de survie,
la preuve étant qu’ils sont bien là pour en parler. Mais
quid des preuves silencieuses ? Quid du reste des marins
– ceux qui n’ont pas survécu aux voyages ? Ont-ils prié
aussi ou pas ? Quels autres facteurs entraient en ligne de
compte ? Plus proche de nous, on pense aux traders ou
conseillers en placement, qui fondent leur réussite et la
confiance qu’ils génèrent sur des débuts extrêmement
chanceux établissant leur réputation, les concurrents aux
débuts moins chanceux étant éliminés ou oubliés
d’office, alors que statistiquement le ratio succès / échec
est probablement similaire à durée de carrière égale dans
ces professions évolutives et soumises aux cygnes noirs.

L’erreur ludique

L’incertitude rencontrée dans la vie réelle est plus


fondamentale et aléatoire que l’incertitude domestiquée
et stérilisée présente dans les jeux dits de « hasard ». La
comparaison instinctive entre la vie réelle et les jeux de
hasard est une analogie incohérente et erronée. Les
cygnes noirs sont des événements que nous
n’envisageons pas et pour lesquels nous ne pouvons
donc pas attribuer de probabilités. Une probabilité, même
minime, signifie d’abord que l’évènement dont la
probabilité est mesurée est envisagé.

Nous ne distinguons pas facilement les informations


évolutives et non évolutives. Nous, humains, avons
développé de nombreuses méthodes et modèles pour
classer les informations et donner un sens au monde.
Malheureusement, nous ne sommes pas très doués
lorsqu’il s’agit de faire la distinction entre les différents
types d’informations – et surtout entre les informations «
évolutives » et « non évolutives », qui est pourtant
fondamentale. Les informations non évolutives – telles
que le poids et la taille – ont une limite supérieure et
inférieure définies et statistiques. Le poids corporel n’est
pas évolutif car il y a des limites physiques sur le poids
qu’une personne peut peser : alors qu’il est possible pour
quelqu’un de peser 100 kilos, il est physiquement
impossible que le poids de quiconque atteigne 10000
kilos. Étant donné que les propriétés de ces informations
non évolutives sont clairement limitées, il nous est
possible de faire des prévisions significatives sur les
moyennes. D’un autre côté, les choses non physiques ou
fondamentalement abstraites, comme la distribution de la
richesse ou les ventes d’albums, sont évolutives. Par
exemple, si vous vendez votre album sous forme
numérique via iTunes, il n’y a pas de limite au nombre de
ventes que vous pourriez réaliser car la distribution n’est
pas limitée par le nombre de copies physiques que vous
pouvez fabriquer. De plus, comme les transactions ont
lieu en ligne, les devises physiques ne manquent pas
pour vous empêcher de vendre un milliard d’albums.
Cette différence entre informations évolutives et non
évolutives est cruciale si vous voulez avoir une image
précise du monde. Et essayer d’appliquer des règles
efficaces avec des informations non évolutives à des
données évolutives ne conduira qu’à des erreurs. Par
exemple, disons que vous voulez mesurer la richesse de
la population d’Angleterre. La façon la plus simple de le
faire est de déterminer le revenu par habitant, en
additionnant leur revenu total et en divisant ce chiffre par
le nombre de citoyens. Cependant, la richesse est en fait
évolutive : il est possible qu’un petit pourcentage de la
population possède un pourcentage incroyablement
élevé de la richesse. En collectant simplement des
données sur le revenu par habitant, vous vous retrouvez
avec une représentation de la répartition des revenus qui
ne reflète probablement pas la réalité concrète de la
majorité des citoyens anglais.

Nous sommes beaucoup trop confiants dans ce que nous


croyons savoir. Nous aimons tous nous protéger contre
les dommages, et l’une des façons de le faire est
d’évaluer et de gérer la possibilité de risque. C’est
pourquoi nous souscrivons des assurances et tentons de
ne pas « mettre tous nos œufs dans le même panier ».
La plupart d’entre nous faisons de notre mieux pour
mesurer les risques aussi précisément que possible afin
de nous assurer que nous ne manquons pas les
opportunités, tout en veillant à ne pas faire quelque
chose que nous pourrions regretter plus tard. Pour y
parvenir, nous pensons pouvoir évaluer tous les risques
possibles, puis mesurer la probabilité que ces risques se
matérialisent. Par exemple, imaginez que vous souhaitiez
souscrire une assurance. Vous voulez le type de police
qui vous protégera contre le pire des scénarios, mais qui
ne sera pas non plus un gaspillage d’argent. Dans ce cas,
vous mesurez la menace probable de maladie ou
d’accident (je fume, mais il y a peu de typhons où je vis)
par rapport aux conséquences de ces événements, puis
prenez une décision que vous pensez éclairée.
Malheureusement, nous sommes beaucoup trop
confiants dans notre capacité à évaluer tous les risques
possibles contre lesquels nous devons nous protéger.
C’est ce qu’on appelle l’erreur ludique, nous avons
tendance à gérer le risque comme nous le ferions avec un
jeu, avec un ensemble de règles et de probabilités que
nous pouvons déterminer avant de jouer, ce qui n’est pas
le cas dans la vie réelle. Traiter le risque comme un jeu
est en soi une entreprise risquée. Par exemple, les
casinos veulent gagner autant d’argent que possible,
c’est pourquoi ils ont des systèmes de sécurité élaborés
et bannissent les joueurs qui gagnent trop, trop souvent.
Mais leur approche est basée sur cette erreur ludique de
prévision des risques. Les principales menaces pesant
sur un casino ne sont peut-être pas les joueurs chanceux
ou les tricheurs, mais plutôt, par exemple, un kidnappeur
qui prendrait en otage l’enfant du propriétaire, ou un
employé qui ne soumet pas les revenus du casino à
trésor public. Les plus grandes menaces pesant sur le
casino, celles qui auraient le plus d’impact si elles
survenaient, pourraient être totalement imprévisibles.
Peu importe nos efforts, nous ne pourrons jamais calculer
avec précision chaque risque ni anticiper les cygnes
noirs. Il est préférable d’être conscients de notre
ignorance que de la nier.
Le scandale des prévisions

Taleb fait valoir que nous devenons globalement plus


intelligents et mieux informés, mais le problème est que
notre excès de confiance augmente en proportion, alors
que c’est notre humilité et la reconnaissance de notre
propre ignorance qui devrait s’accroître. Il se réfère à une
étude dans laquelle les participants sont invités à faire
une estimation pour laquelle ils pensent avoir 98% de
chances d’avoir raison et 2% d’avoir tort. Par exemple : «
Je suis certain à 98% que la population française se situe
entre 50 et 65 millions de personnes. » Le taux d’erreur
réel des estimations des participants était extrêmement
élevé : 45%, au lieu des 2% que les participants devaient
viser. Ces participants étaient des étudiants de la Harvard
Business School. Des résultats plus nuancés ont été
obtenus en testant des sujets issus de milieux plus
modestes ou plus laborieux. Taleb note en effet que des
groupes de personnes plus humbles, comme les
chauffeurs de taxi dans cet exemple, sont
considérablement meilleurs pour estimer leurs propres
connaissances, bien qu’ils soient encore trop confiants. Il
relève aussi que certains peuvent pécher par « excès
d’humilité » (ou fausse modestie) et fausser leurs
résultats par un élargissement trop important des
probabilités envisagées ou une sous-estimation de leurs
connaissance.

Mais notre monde est un monde où il est plus rentable de


s’unir dans la mauvaise direction que d’être seuls dans la
bonne. « Le problème avec les experts, c’est qu’ils ne
savent pas ce qu’ils ne savent pas. » Taleb discute de ce
qui peut être fait concernant cette arrogance
épistémique, cette certitude de pouvoir prévoir et
anticiper qui nous pousse à sur- ou sous-estimer la
probabilité d’évènements impactant notre vie. Il
recommande d’éviter de dépendre inutilement des
prédictions nuisibles à grande échelle, tout en étant
moins prudents sur les petits sujets, comme aller à un
pique-nique. Il fait également une distinction entre la
perception culturelle américaine de l’échec par rapport à
la stigmatisation et à l’embarras des cultures européenne
et asiatique face à l’échec : là où il est perçu comme une
leçon, les risques seront pris plus facilement que là où il
est perçu comme honte, ce dernier cas entraînant une
propension à la prudence limitant les échecs mais limitant
également les possibilité de cygne noir spéculatif et les
succès spectaculaires.

Il décrit également la « stratégie barbell » dans le


domaine des investissements, qu’il a utilisée en tant que
trader, et qui consiste à éviter les investissements à
risque moyen et à placer 85 à 90% de l’argent dans les
instruments les plus sûrs disponibles et les 10 à 15%
restants sur des paris extrêmement spéculatifs.

Il faut être conscients que les cygnes noirs peuvent avoir


des conséquences bouleversantes pour ceux qui les
ignorent. L’effet d’un cygne noir n’est pas le même pour
tous. Certains en seront très affectés, d’autres à peine.
La puissance de leur effet est largement déterminée par
votre accès aux informations pertinentes : plus vous avez
d’informations, moins vous risquez d’être frappé par un
cygne noir ; et plus vous êtes ignorant, plus vous êtes à
risque. Cela peut être illustré par le scénario suivant :

Imaginez faire un pari sur votre cheval préféré, Rocket. En


raison de la constitution de Rocket, de ses antécédents,
de l’habileté du jockey et d’une concurrence médiocre,
vous pensez que Rocket est le pari le plus sûr et jouez
tout ce que vous possédez sur sa victoire. Imaginez
maintenant votre surprise lorsque le départ est lancé et
que Rocket non seulement ne quitte pas les portes, mais
opte plutôt pour simplement se coucher sur la piste.
C’est un cygne noir : compte tenu des informations que
vous aviez recueillies (erreur narrative et biais
confirmatoire), parier sur Rocket était une valeur sûre
(arrogance épistémique et erreur ludique), mais vous
avez tout perdu dès le début de la course.

Cet événement ne sera pas une tragédie pour tout le


monde. Par exemple, le propriétaire de Rocket a fait
fortune en pariant contre son propre cheval.
Contrairement à vous, il avait des informations
supplémentaires, et savait que le jockey de Rocket allait
faire grève pour protester contre la cruauté envers les
animaux ou que l’animal était malade ce jour-là. Cette
minuscule quantité d’information supplémentaire lui a
évité le cygne noir, qui n’en est un que pour le non-
informé.
L’impact des cygnes noirs peut également varier
considérablement en termes d’échelle. Plutôt que
d’affecter uniquement des individus, parfois, des sociétés
entières peuvent faire l’expérience d’un cygne noir.
Lorsque cela se produit, un cygne noir peut transformer
le fonctionnement du monde, impactant de nombreux
domaines de la société, comme la philosophie, la
théologie et la physique. Par exemple, lorsque Copernic a
avancé que la Terre n’était peut-être pas le centre de
l’univers, les conséquences ont été immenses, car sa
découverte a remis en question à la fois l’autorité des
catholiques au pouvoir et l’autorité historique de la Bible
elle-même. En fin de compte, ce cygne noir particulier a
contribué à établir un nouveau départ pour toute la
société occidentale.

En conclusion, même si nous faisons constamment des


prédictions sur l’avenir, nous sommes en fait terriblement
peu doués pour cela. Nous avons beaucoup trop
confiance dans nos connaissances et sous-estimons
notre ignorance. Notre dépendance excessive à l’égard
de méthodes qui semblent avoir du sens, notre
incapacité fondamentale à comprendre et à définir le
hasard, et même notre biologie, contribuent toutes à une
mauvaise prise de décision, et parfois à la survenance
des « cygnes noirs », ces événements que nous croyons
impossibles, que nous n’envisageons même pas, mais qui
finissent par redéfinir notre compréhension du monde.
Bien qu’il soit absolument inhérent à notre nature de
rechercher des relations causales linéaires entre les
événements afin de donner un sens à ce monde
complexe, la réalité est que nous sommes incapables à la
fois de faire des prédictions pour l’avenir et d’établir des
causes réelles pour le présent en nous fondant sur le
passé. Plutôt que de nourrir notre désir de voir dans les
événements des causes et des effets bien définis, il vaut
mieux envisager plutôt un certain nombre de possibilités
sans être fixé dogmatiquement à une seule vison. Taleb
propose qu’après avoir admis l’incertitude ontologique du
monde, on assume une posture d’humilité et d’ouverture
permettant, à défaut de pouvoir les prévoir, de se
préparer et de tirer parti de la survenance des cygnes
noirs :

en distinguant les impacts potentiels positifs et


négatifs du cygne noir. Où le manque de prévisibilité
humaine est-il extrêmement bénéfique (capital
risque, édition…) et où est-il extrêmement nuisible ?
(sécurité intérieure, militaire, assurance, banque et
prêts…) ?
en ne cherchant pas la précision dans l’anticipation
des cygnes noirs. « Le hasard favorise ceux qui y
sont préparés » disait Pasteur. Ne cherchez rien, en
particulier, chaque matin, mais travaillez dur pour
laisser la contingence entrer dans votre vie
professionnelle. N’essayez pas de prédire un cygne
noir spécifique, car cela vous aveuglera (et c’est en
outre, par définition, impossible). Investissez dans la
préparation, pas dans la prédiction.
en saisissant tout ce qui ressemble à un cygne noir.
Saisissez toute opportunité ou tout ce qui ressemble
à une opportunité, même improbable, même
« outsider », même moquée par les « experts ».
N’oubliez pas que les cygnes noirs positifs comme
Internet ou l’invention du laser, comme la médecine
moderne, passent par une première étape
d’exposition qui prête généralement le flanc aux
pires critiques et campagnes de dénigrement.
en ne plaçant pas votre confiance dans des
prévisions gouvernementales ou issues de grandes
compagnies. Méfiez-vous des plans précis des
gouvernements et autres autorités dans leurs
domaines. Le but du gouvernement, comme celui
des grandes entreprises, est de survivre et de
s’auto-perpétuer, pas de découvrir ou de révéler une
quelconque vérité.
en ne gaspillant pas d’énergie à discuter avec les
prévisionnistes, les analystes boursiers ou les
économistes. « Il y a des gens, s’ils ne le savent pas
déjà, vous ne pouvez pas le leur dire » disait avec
humour l’entraîneur Yogi Berra. Ne perdez pas votre
temps à discuter avec les prévisionnistes, les
économistes, les analystes boursiers et les
spécialistes des sciences sociales, évitez les
dialogues de sourd et contentez-vous de ne pas les
suivre plutôt que de tenter de les raisonner.
enfin, en ne courant pas après les trains. Il est plus
difficile de perdre un jeu dont on a soi-même fixé les
règles. Courir après un train, un métro pour ne pas le
manquer et être à l’heure est un acte symbolique,
qui manifeste notre formatage et notre impuissance
face aux décisions prises par d’autres. Ce train va
peut-être dérailler. L’amour de votre vie ou votre
futur associé est peut-être dans le prochain métro.
Prenez la vie comme elle vient. Et soyez celui qui
part quand il le faut.

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