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LA VOCATION ET LE MÉTIER DE SOCIOLOGUE DE LA

PHILOSOPHIE

Stanislas Deprez

P.U.F. | Revue philosophique de la France et de l'étranger

2011/2 - Tome 136


pages 211 à 230

ISSN 0035-3833

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Deprez Stanislas , « La vocation et le métier de sociologue de la philosophie » ,

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Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2011/2 Tome 136, p. 211-230. DOI : 10.3917/rphi.112.0211
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REVUES CRI TI QUES

La vocation et le métier
de sociologue de la philosophie

Depuis  2007, Louis Pinto a publié cinq livres (dont un collectif,


cf. la liste à la fin de cet article) qui contribuent à développer une
sociologie de la philosophie entamée en  1987 avec un ouvrage sur
la philosophie française à l’école et dans la sphère médiatique1 et
continuée en 1995 par un livre sur les usages français de Nietzsche2.
Le travail s’est poursuivi par une série d’articles parus dans des
revues ou des collectifs, qui ont servi de matière, plus ou moins
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retravaillée, pour les livres discutés ici3. Je commencerai par indiquer
l’objet de l’entreprise, puis la méthode. Deux autres ouvrages récents
–  Qu’est-ce qu’un philosophe français  ? [6] de Jean-Louis Fabiani et
Les philosophes en République [7] de Stéphan Soulié  – permettront,

1. Louis Pinto, Les philosophes entre le lycée et l’avant-garde. Les métamor-


phoses de la philosophie dans la France d’aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, coll.
« Logiques sociales », 1987.
2. Louis Pinto, Les neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche en
France, Paris, Le Seuil, 1995.
3. Pinto mentionne que ses articles sur Hermann Cohen et Jules Lachelier,
deuxième et troisième parties de La religion intellectuelle, proviennent respective-
ment de la revue Corpus et des Actes de la recherche en sciences sociales [5, p. 12].
J’ai pu identifier d’autres reprises directes : le deuxième chapitre de [1] est une
actualisation du premier chapitre des Philosophes entre le lycée et l’avant-garde,
lui-même issu d’un article paru dans les Actes de la recherche en sciences sociales
(no  47-48, juin  1983). Le cinquième chapitre de ce même ouvrage est lui aussi
une reprise des Philosophes entre le lycée et l’avant-garde (chapitre 3). Le chapitre
inaugural de [2] est repris de la Revue de métaphysique et de morale (no 3-4, 1993).
D’autres textes ont servi à nourrir les récents ouvrages : le deuxième chapitre des
Philosophes entre le lycée et l’avant-garde, qui portait sur le champ philosophique
des années  1960 aux années  1980, inspire naturellement des pages de [2] et [3],
de même que deux textes consacrés à Bourdieu, Derrida et Foucault, publiés dans
Louis Pinto, Gisèle Sapiro, Patrick Champagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue,
Paris, Fayard, coll. « Histoire de la pensée », 2004, p. 19-48 et 305-335.
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en contrepoint, de préciser l’approche de Pinto, en montrant d’autres


manières de concevoir la sociologie de la philosophie. Dans une der-
nière partie, je poserai quelques questions qui me semblent émaner
de cette œuvre parfois envoûtante.

L’objet

Le cadre général du travail de Pinto peut être résumé comme


suit  : éclairer les discours et la pratique philosophiques français
en montrant les logiques sociales qui y sont à l’œuvre  : hiérarchies
des disciplines, choix des spécialités et auteurs à étudier, choix des
directeurs de thèses, liens aux institutions universitaires, rapports aux
éditeurs et aux revues, traductions dans le langage philosophique de
jugements sociaux.
Chaque livre aborde ce programme sociologique d’un point de vue
particulier. Avec un titre paraphrasant Max  Weber1, La vocation et le
métier de philosophe [1] concerne la reproduction intergénérationnelle
de la philosophie, à travers l’étude des professeurs du secondaire et de
l’université, et l’outil d’évaluation par excellence qu’est la dissertation.
Officiellement destinée à apprendre aux élèves la réflexion person-
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nelle, celle-ci est en réalité un moyen subtil de départir ceux qui

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savent citer les bons auteurs à propos, et qui parviennent à restituer
leurs leçons sans avoir l’air d’y toucher, de ceux qui ne maîtrisent
pas les trucs et ficelles, faute d’un capital culturel adapté. L’ouvrage
s’interroge aussi sur la migration de la philosophie hors du cadre
scolaire, dans les médias, et sur les mutations de l’ethos philosophique
que cela entraîne. C’est alors la figure de l’intellectuel médiatique
qui est interrogée.
La théorie souveraine [2] poursuit un double objectif  : l’étude
de la production des théories philosophiques françaises au xxe  siè-
cle d’une part, l’opération de démarcation de la philosophie vis-à-
vis de la sociologie d’autre part. Pinto entend montrer comment la
revendication d’autonomie de la philosophie, par rapport à la vie
sociale –  la philosophie entendue comme lieu des idées pures, de
la theoria  –, répond en fait au besoin de se démarquer des sciences

1. Deux des textes les plus fameux de Weber sont « La profession et la voca-
tion de savant » (Wissenschaft als Beruf) et « La profession et la vocation de
politique » (Politik als Beruf). Cf. Max  Weber, Le savant et le politique, Paris, La
Découverte, coll. « Poche. Sciences humaines et sociales », 2003 (édition originale
allemande en 1919).
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de l’homme pour se garder un espace d’existence et une légitimité.


Le livre s’ouvre sur une analyse de la réception de Durkheim dans
la philosophie du «  moment  1900  » (essentiellement à partir de la
Revue de métaphysique et de morale). Il montre ensuite comment la
reprise de la phénoménologie husserlienne permet à des auteurs
comme Sartre ou Merleau-Ponty de maintenir la philosophie comme
discipline suprême, et de critiquer l’objectivisme qu’ils attribuent à la
sociologie. L’élaboration d’un structuralisme philosophique ne modifie
pas le rapport à la sociologie, qui continue à être vue comme une
discipline empirique en attente de fondement, Bourdieu faisant figure
d’exception dans le paysage français.
Le café du commerce des penseurs [3] débute, chronologiquement
parlant, là où s’arrête La théorie souveraine (soit les années  1980).
Les deux livres sont pourtant bien différents de ton et d’objet1. En
effet, [3] analyse le discours des intellectuels, parfois philosophes ou
le plus souvent assimilés. Le style est polémique2, même si l’auteur
refuse le terme de pamphlet et préfère parler de recueil d’esquisses
[3, p.  16]3. Les analyses sont souvent mordantes, parfois expéditives.
Il s’agit de mettre en lumière la manière apparemment paradoxale
dont des penseurs se revendiquent de la rupture et de la nouveauté
pour soutenir des positions conservatrices, ou jugées telles par Pinto.
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Le livre souligne plus clairement que les autres les enjeux politiques

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du discours intellectuel. Ce faisant, il pose la question de ce qu’est
un philosophe.
De style plus universitaire, La religion intellectuelle [4] étudie la
manière dont Levinas, Cohen et Lachelier épurent la foi pour pouvoir
la reprendre à leur compte, assurant ainsi une coupure avec les for-
mes ritualisées – sociales – de la religion4. La question des rapports
à la sociologie est reprise dans le dernier chapitre, qui oppose la
vision spiritualiste de Lachelier à celle de Durkheim.

1. Peut-être est-ce à l’étude du Nouvel Observateur que se rattache le mieux Le


café du commerce des penseurs. Cf. Louis Pinto, L’intelligence en action. Le Nouvel
Observateur, Paris, Métailié, 1984.
2. Par exemple : « Jean Daniel [éditorialiste du Nouvel Observateur], toujours
prompt à célébrer ceux qui ont la double propriété de lui avoir, au moins une fois,
adressé la parole, et de prendre à revers ce qu’il appelle œcuméniquement la
“gauche” […] » [3, p. 35]
3. La collection s’y prête : “savoir/agir”, collection de l’association Raisons
d’agir, aux éditions du Croquant, éditeur militant. On est ici loin du Seuil, du
Cerf ou des puf. Pinto attire l’attention sur le rapport entre éditeur et position du
discours : nous tenons ici un bel exemple.
4. Pinto lui-même rattache ce livre à son ouvrage Les neveux de Zarathoustra,
op. cit. [4, p. 171]
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Pinto a dirigé le collectif Le commerce des idées philosophiques [5]


qui réunit des contributions à un colloque, animé par lui, tenu en
septembre  2006. Le thème en était la circulation des idées par-delà
les espaces culturels nationaux. Notre auteur en a rédigé l’introduction
ainsi qu’un article sur Tarde et Simmel, où il explicite les raisons
du retour à ces deux sociologues depuis les années  1980  : permettre
à des chercheurs aussi divers que Boudon, Deleuze, Julien Freund
ou encore Latour, de contester l’approche «  macro  » de Durkheim
et Bourdieu. Parmi les autres contributions au recueil, celle de
Romain Pudal (rattaché, comme Pinto, au Centre de sociologie euro-
péenne), portant sur la réception de Wittgenstein en France, est très
proche du cadre de pensée de Pinto. Le texte de Xavier Landrin, sur
l’éclectisme spiritualiste au xixe  siècle, est lui aussi apparenté à cette
méthode. Les autres articles relèvent davantage de l’histoire que de la
sociologie de la philosophie. Dominique Bourel aborde l’importation
de Kant en France, Stefania Maffeis montre les transformations de
la figure de Nietzsche en rda et dans l’Allemagne réunifiée et José
Luis Moreno Pestaña présente la trajectoire de Jésús Ibáñez dans la
sociologie espagnole. Le dernier article du livre, écrit par Aloïs Hahn,
présente l’anthropologie philosophique d’Arnold Gehlen et sa réinter-
prétation par Niklas Luhmann.
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Jean-Louis Fabiani est, à côté de Pinto, l’autre représentant majeur

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de la sociologie de la philosophie française. Son récent Qu’est-ce qu’un
philosophe français  ? [6] apporte un très utile contrepoint aux ouvra-
ges de Pinto, car la sociologie qui s’y déploie est à la fois proche et
distante de celle de notre auteur. Son livre se veut «  une enquête sur
la professionnalisation d’une discipline au cours du siècle  : c’est du
métier de philosophe qu’il s’agit, dans un contexte où les universitai-
res ont désormais le monopole de la compétence dans le domaine  » [6,
p. 267]. La recherche est limitée dans l’espace et le temps  : la France
(sans qu’il y ait de perspective comparatiste), entre  1880 et  1980.
La première partie cherche à cerner l’institutionnalisation de
la discipline dans l’espace de la Troisième République1. Fabiani
confirme un des constats de Pinto  : l’institution scolaire assigne au
professeur de philosophie la tâche d’apprendre à ses élèves à penser
par eux-mêmes, faculté essentielle pour participer à la vie sociale
et politique. Demande paradoxale puisque, fonctionnaires de l’État,
les philosophes ont pour mission d’enseigner la liberté par rapport
aux entraves, y compris institutionnelles, d’où un certain nombre

1. L’auteur avait déjà consacré un ouvrage à ce sujet : Jean-Louis Fabiani, Les


philosophes de la République, Paris, Éditions de Minuit, 1988.
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d’hésitations quant aux finalités de l’exercice de la philosophie. Dans


la deuxième partie, Fabiani s’interroge sur l’existence d’une phi-
losophie nationale. À ses yeux, la philosophie française peut être
caractérisée par trois critères  : l’attachement à la rationalité, l’intérêt
pour un spiritualisme intellectualisé et l’importation de concepts du
monde germanique (Allemagne, Autriche). La troisième partie de
l’ouvrage reprend les analyses précédentes d’un autre point de vue.
La philosophie y est confrontée à trois autres domaines avec lesquels
elle a partie liée  : la religion, l’art et la science. Sur ce dernier point,
Fabiani rejoint à nouveau les analyses de Pinto  : les philosophes se
font épistémologues moins par intérêt pour les sciences exactes que
pour pouvoir, au nom de ces sciences présentées comme la norme
scientifique, disqualifier la psychologie et la sociologie, disciplines
directement concurrentes de la philosophie. Les portraits de grands
philosophes – Sartre, Merleau-Ponty, Foucault, Levinas, etc.  – se
recoupent. On retrouve aussi une même attention à l’importation de
concepts transfrontaliers et –  c’est plus anecdotique  – les mêmes
sarcasmes envers Bernard-Henri Lévy, Luc Ferry ou André Comte-
Sponville [6, p.  121].
Reprenant la première partie d’une thèse d’histoire de la phi-
losophie, Les philosophes en République [7], de Stéphan Soulié, est
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de facture plus classique. L’auteur a dépouillé de très nombreuses

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archives, dont il a su tirer la substantifique moelle. La première par-
tie du livre est consacrée à la mise en place de la Revue de méta-
physique et de morale. C’est l’occasion pour l’auteur de présenter
Alphonse Darlu, Xavier Léon, Élie Halévy, Léon Brunschvicg et le
projet d’une pensée réhabilitant la morale et la métaphysique, contre
l’éclectisme et le positivisme, censés irriguer la Revue philosophique.
Soulié montre ensuite, de manière parfaitement documentée, comment
la rmm devient l’organe de la corporation des philosophes profession-
nels, en voie de constitution à la fin du xixe  siècle. Les idées de Léon
et de ses amis pour accélérer cette reconnaissance sont détaillées  :
édition scientifique des œuvres de Descartes, lancement d’un supplé-
ment bibliographique, organisation du premier Congrès international
de philosophie, création de la Société française de philosophie, dont
une des tâches sera de confectionner le Vocabulaire technique et cri-
tique de la philosophie.
Stéphan Soulié s’attache ensuite à mettre en lumière la ligne
philosophique de l’entreprise rmm (l’unité de cette seconde partie
m’apparaît moins évidente que celle de la première). C’est d’abord
l’itinéraire de Xavier Léon, le «  philosophe sociable  », qui est retracé.
Le chapitre suivant revient sur les relations de la philosophie avec
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les sciences. Des analyses très intéressantes sont consacrées aux rap-
ports complexes de la rmm avec Durkheim et les durkheimiens. Le
dernier chapitre aborde d’autres relations compliquées  : celles entre
la rmm et Bergson. Celui-ci est un auteur incontournable, dont Léon
veut s’assurer le concours. Et cependant, le style anticartésien de
Bergson heurte la ligne rationaliste des responsables de la rmm. Il
s’ensuit un certain nombre de prises de distance et de controverses
que Soulié présente avec une grande finesse. Un index des person-
nages cités, très utile, et une bibliographie conséquente parachèvent
ce travail ample et minutieux. Quelques redites (par exemple, trois
occurrences pour signaler que Christophe Prochasson –  qui signe la
préface – est l’auteur de l’appellation «  système R2M  » [7, p. 11, 113
et  236]) ne diminuent pas les qualités de l’ensemble et la maîtrise
de l’érudition.

La référence : Bourdieu

Le cadre d’investigation de Pinto est explicitement emprunté à


Pierre Bourdieu, crédité d’avoir «  fourni une contribution majeure
à la sociologie de la philosophie  » [1, p.  7]1 et remercié pour avoir
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apporté instruments, critiques et remarques à La théorie souveraine

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[2, p.  7]. Les notions d’habitus, de champ, de capital culturel, de
trajectoire ou encore de position sont utilisées tout au long des livres.
Les références directes aux textes de Bourdieu abondent. Membre du
Centre de sociologie européenne, Pinto se reconnaît volontiers disci-
ple de Bourdieu. Il a d’ailleurs consacré un ouvrage à la sociologie
bourdieusienne de la culture, où il proclame qu’«  il vaut mieux se

1. On songe directement à Pierre Bourdieu, L’ontologie politique de


Martin  Heidegger, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1988, et
à Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997 et pour l’édition
en poche coll. « Points essais », 2003. Mais la contribution de Bourdieu est bien
plus vaste : il faudrait mentionner ses nombreux travaux sur l’enseignement, la
circulation des savoirs ou encore le jugement esthétique, avec la conceptualisation
théorique dont ils sont porteurs et qui peut être transposée au champ philosophi-
que. L’apport de Bourdieu tient aussi aux recherches impulsées par lui et aux thè-
ses de doctorat passées sous sa direction. Cf. Charles Soulié, « Anatomie du goût
philosophique », Actes de la recherche en sciences sociales, no  109, octobre  1995,
p.  3-28 (l’article, qui recoupe largement les analyses de [1], est issu d’une thèse
dirigée par Bourdieu) ; Olivier  Godechot, « Le marché du livre philosophique »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 130, décembre 1999, p. 11-28. Notons
que les deux textes citent Pinto et Fabiani, qui apparaissent comme les deux plus
importants sociologues de la philosophie en France. De sorte que l’on peut consi-
dérer que Pierre Bourdieu est la référence majeure de ce domaine d’étude.
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lever tôt  »1 avant de critiquer le maître, lequel entretient un rapport


complexe à la philosophie.
Étudier ce que Pinto dit de Bourdieu éclaire donc sa propre concep-
tion de la sociologie de la philosophie. Que retient-il de son mentor  ?
Que la sociologie de la philosophie, loin d’être un simple préalable à
la critique philosophique, est l’activité philosophique par excellence,
car elle permet de «  distinguer les vraies questions et les questions
fictives, mais aussi les questions posées par les philosophes et les
questions négligées par eux  » [1, p. 8]. Autrement dit, la sociologie doit
révéler l’impensé social des discours philosophiques et elle introduit
une distance critique ramenant sur terre les penseurs qui s’imaginent
voyager dans les étoiles. Dans [2], Bourdieu est présenté comme un
auteur venu à la sociologie pour des raisons philosophiques, suivant
en cela le chemin jadis emprunté par Durkheim. L’appel à l’empirie,
qui passait aux yeux des philosophes de Mai  68 pour une étrange
hérésie, «  réalisait une subversion de l’ordre symbolique plus radicale
que celle revendiquée par les discours de l’extrême gauche intellec-
tuelle  » (p.  347) car seule une étude concrète des réalités sociales
rend possibles la critique des dominations et la libération des domi-
nés. Bourdieu proposait un ensemble de concepts précis, inspirés de
Durkheim, de Weber et du néokantisme2. Ces concepts permettaient de
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prendre distance avec le structuralisme (qui proclamait l’autonomie des

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structures mentales par rapport aux agents et aux conflits sociaux) et
le marxisme (qui faisait des productions culturelles un simple décalque
de l’économique) pour penser la culture dans ses rapports, plus ou
moins distants, avec les enjeux socio-économiques  :
À travers un certain nombre de travaux s’est imposée l’exigence d’analyser
le fait social de la croyance en tant que condition d’une efficacité proprement
symbolique non réductible à l’ordre objectif des rapports de force économiques
et politiques entre groupes sociaux. Le symbolique est un détour efficace  :
s’il est vrai que la croyance n’agit que parce qu’elle enferme une dénégation
de l’intérêt, le sociologue ne peut faire autrement que de prendre pour objet
cette véritable «  alchimie sociale  » qui rend possible un ordre symbolique
comme forme déniée et méconnaissable d’un ordre social et qui à la force, à
l’arbitraire, à la contingence, à la domination exercée et prescrite substitue
le règne calme de classements ayant pour eux les apparences de la nature et
de la nécessité. (p.  349-350, je souligne).

1. Louis Pinto, Pierre  Bourdieu et la théorie du monde social, Paris,


Albin Michel, 1999 et édition revue et augmentée, Paris, Le Seuil, coll. « Points
essais », 2002, p. 11.
2. Rappelons que Bourdieu a fait publier la Philosophie des formes symboliques
et d’autres textes de Cassirer aux éditions de Minuit, dans la collection « Le sens
commun », qu’il dirigeait.
Revue philosophique, n°  2/2011, p.  211 à p.  230
218 Stanislas  Deprez

On retrouve cet objectif dans les livres de Pinto, qui montrent que
la constitution du champ philosophique se réalise par la revendication
d’un espace irréductible aux conflits sociaux. Cela passe, chez les
professeurs de philosophie, par l’idée que la classe de philosophie est
un lieu où l’on peut penser par soi-même, hors de toute préoccupa-
tion utilitaire, dans l’unique but d’exercer sa pure raison, évidemment
accessible à tous ceux qui s’en donnent la peine [1, chapitres 1 et 2].
Mais cela peut aussi prendre des formes plus éloignées de la profes-
sion de foi laïque et républicaine, comme dans les cas de Levinas,
Cohen ou Lachelier, où une place est faite à la croyance à condition
d’interdire toute allusion à ses formes irrationnelles, que ce soit celle
de la religion populaire ou celle de la mystique  : «  le contact avec
l’Absolu ne passe pas par les voies de l’affect mais par celles de l’abs-
traction, de l’intellect, de l’effort sur soi-même  ». Ce dernier aspect
est important. La condition pour que la philosophie soit une quête
du sacré, remarque Pinto à propos du spiritualisme de Lachelier, est
«  la négation incessante de la jouissance  », loin des «  satisfactions
bourgeoises et populaires  » [4, p.  9 et  168]. Dans une religion phi-
losophique, d’où toute forme de culte est bannie, et où le devoir-être
éthique tient seul lieu de prière, la gratification est sans cesse différée.
Comme le protestant wébérien s’assure de son salut en réinvestissant
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les biens gagnés, le philosophe croyant ne peut tenir ensemble sa foi

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et sa pensée qu’à la condition de ne se savoir sauvé que sur le mode
de la promesse et du devoir. Cela vaut pour Lachelier mais aussi, à
un degré moindre, pour tous les enseignants de philosophie, qui atten-
dent des élèves qu’ils sachent ramener les problèmes les plus divers
à quelques questions fondamentales entièrement manipulables par la
réflexion personnelle  : l’âme et le corps, la conscience, la liberté, le
vrai, le beau, le vivant, etc. Armé du cogito cartésien et du sujet
transcendantal kantien, le philosophe a pour mission de survoler le
monde –  et les sciences  – afin de faire advenir leur vérité. Il croit,
souvent de manière inconsciente, élaborer des théories éloignées de
tout enjeu politique. Mais le sociologue ne peut faire autrement que
de montrer les liens, directs ou plus lâches, avec la répartition sociale
hiérarchisée des individus. La philosophie repose sur une «  rhétorique
de la fausse coupure  », comme Bourdieu l’a montré à propos de
Heidegger  : les catégories «  pures  » du penseur se ramènent à des
divisions du monde social [2, p.  352]1. Ainsi, Bourdieu récuse l’auto-

1. Martin Heidegger est plus qu’un exemple : un modèle. En effet, explique


Bourdieu dans l’avertissement au lecteur et dans l’introduction de L’ontologie politi-
que de Martin Heidegger, le penseur de l’Être passe pour un philosophe a-politique,
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nomisation des discours ou, dans les termes de Pinto, la distinction


entre «  l’ordre interne du discours  » – le développement des théories
selon leur logique conceptuelle et dialectique – et «  l’ordre externe des
conditionnements sociohistoriques  » [1, p. 8], c’est-à-dire les situations
institutionnelles et circonstancielles liées aux découvertes et inven-
tions. Pinto parle à ce propos d’histoire sociale [4, p. 7]. Pour sa part,
Fabiani utilise le terme de sociohistoire [6, p.  74]. Ces expressions
sont à bien entendre  : il ne s’agit pas seulement d’éclairer les déter-
minants sociaux – Heidegger était le fils d’un artisan catholique, Hegel
celui d’un fonctionnaire, etc.  – mais de montrer en quoi les positions
sociales déterminent pour une part les choix philosophiques. Pinto, à
la suite de Bourdieu, cherche à mettre en lumière la face cachée des
discours philosophiques, leur refoulé, dans un geste similaire à celui
de la psychanalyse. Ce qui ne signifie évidemment pas que l’analyse
sociologique soit semblable à la psychanalyse  : les outils mobilisés
sont tout à fait différents.
Ancien membre du cse, Fabiani est lui aussi disciple de Bourdieu,
qui figure d’ailleurs en première place dans les remerciements (p. 13).
Mais sa sociologie de la philosophie est moins directement bourdieu-
sienne que celle de l’auteur de Pierre Bourdieu et la théorie du monde
social. Les concepts de champs, d’habitus ou de trajectoire sont
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moins systématiquement utilisés, et l’histoire tient au moins autant

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de place que la sociologie, et peut-être plus. En outre, cette référence
à Bourdieu n’empêche pas la reprise de Latour  : « Bruno Latour a
raison de nous dire que le monde social est plat […]. C’est désor-
mais à l’acteur, ou plus exactement à l’acteur-réseau, que revient la
charge de décider s’il est dans le micro ou le macro  » (p. 17). C’est
que, si Fabiani se situe «  dans la postérité parfaitement assumée
des analyses structurales de Pierre Bourdieu  » (p.  24), il se déclare
aussi inspiré par «  l’histoire intellectuelle ouverte par les science
studies  » (p.  25). Il est aussi très critique vis-à-vis de Bouveresse,

« instaurant une frontière sacrée entre l’ontologie et l’anthropologie », c’est-à-dire


entre la pensée et l’action. Or, constate Bourdieu, les défenseurs de Heidegger et
ses détracteurs s’accordent sur cette séparation. L’essentiel est pourtant là : se livrer
à une double lecture, sociologique et philosophique à la fois, pour révéler la mise en
forme philosophique des convictions politiques. Cela, tout en prenant au sérieux cette
mise en forme, sans chercher à la réduire à un simple masque, un discours inconsis-
tant purement idéologique. Pour cela, il faut « reconstruire la structure du champ de
production philosophique » et celles où elle s’insère : structure du champ universi-
taire, structure du champ du pouvoir, etc., jusqu’à la structure sociale de l’Allemagne
de Weimar. Par quoi l’étude sociologique de la philosophie heideggerienne se révèle
un « exercice de méthode », pour reprendre les mots de Bourdieu (Pierre Bourdieu,
L’ontologie politique de Martin Heidegger, op. cit., p. 8, 13 et 7).
Revue philosophique, n°  2/2011, p.  211 à p.  230
220 Stanislas  Deprez

«  le philosophe atrabilaire  » (p.  204), pamphlétaire habitué à récri-


miner avec amertume contre sa propre nationalité philosophique
(p.  203-204). Ce qui tranche avec l’attitude plutôt révérencieuse et
même franchement élogieuse de Pinto vis-à-vis du spécialiste de
Wittgenstein. Enfin, Fabiani n’épargne pas Pinto. Non seulement ne
le mentionne-t-il pas dans sa liste de remerciements, pourtant fort
longue, mais il lui décoche quelques flèches. Il ne cite de lui que La
théorie souveraine, et seulement pour affirmer  : « Critiquer, comme le
fait Louis Pinto, le caractère souverain de la théorie philosophique
n’est souvent qu’une manière de s’attribuer, dans le ressentiment,
une parcelle de cette souveraineté  » (p.  19)  ; « Une partie de la
sociologie de la philosophie a malheureusement été victime d’une
sorte d’illusion réaliste la conduisant à prendre comme allant de soi
l’affrontement entre sociologie à prétention scientifique et philosophie
à prétention hégémonique (Pinto, 2009)  » (p.  106). On pourrait dif-
ficilement être plus acerbe sans sortir des limites de la bienséance
académique.
Mais pourquoi une telle acrimonie, alors que les analyses des deux
auteurs sont finalement assez proches  ? Qu’est-ce qui pousse Fabiani
à défendre la philosophie contre les critiques d’une sociologie dont
il se revendique pourtant  ? Sans doute l’auteur a-t-il développé sa
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pensée dans un cadre théorique un peu différent de celui de Pinto

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(Randal Collins apparaît en bonne place dans les remerciements,
ainsi que Michel  de Certeau1). Mais la tension ne viendrait-elle pas
davantage d’une trop grande proximité de terrain d’étude que d’une
divergence théorique profonde  ? Après tout, il n’y a pas de raison
que les sociologues échappent aux conflits qui à la fois minent et
structurent le champ philosophique.
S’il ne fait aucun doute que Pinto et Fabiani sont sociologues, la
dimension sociologique est en revanche peu présente dans le livre
de Stéphan Soulié, même si l’auteur la revendique dans une note de
l’introduction [7, p.  15 note  18]. Fabiani et Pinto figurent dans la
bibliographie mais seul un article de Bourdieu est mentionné. Et si
Soulié parle de champ philosophique, c’est plutôt comme une étiquette
commode que comme un concept explicite. Même si la dimension

1. De façon curieuse, la bibliographie de [6] ne mentionne aucun livre de


Michel  de Certeau. De Collins, un article est cité, ainsi que sa monumentale
(1 100 pages) théorie sociale du changement intellectuel, couvrant dans une pers-
pective comparatiste l’ensemble de la philosophie de sa naissance à nos jours, en
Orient et en Occident : Randall Collins, The sociology of philosophies. A global
theory of intellectual change, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard
University, 1998 (Fabiani figure parmi les personnes remerciées, p.  xxi).
Revue philosophique, n°  2/2011, p.  211 à p.  230
La vocation et le métier de sociologue de la philosophie 221

sociale n’est pas ignorée –  par exemple, l’importance de la fortune


familiale de Xavier Léon, sans laquelle le «  système R2M  » n’aurait
pu voir le jour, est clairement mise en évidence –, ce livre relève plus
de la discipline historique que de la sociologie. Plus précisément, il
s’agit d’une histoire des réseaux philosophiques – Soulié use de la
belle expression de «  lieux de sociabilité  » (p. 16) – de la Troisième
République, à travers la Revue de métaphysique et de morale et la
Société française de philosophie. Le dernier chapitre s’aventure dans
l’histoire des idées, par l’étude de la controverse autour de Bergson
et du bergsonisme. Stephan Soulié apparaît comme un historien qui
a intégré certaines approches de la sociologie, un historien attentif au
social, mais pas un sociologue, dans la mesure où il ne cherche pas
à dégager les contraintes sociales1 pesant sur les acteurs de la rmm.

La méthode

Pour pratiquer sa sociologie critique d’inspiration bourdieu-


sienne, Pinto recourt à de nombreux outils. [1] s’appuie sur des
entretiens de professeurs de lycée (malheureusement sans que l’on
sache d’où sortent les passages cités  : combien de personnes ont
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été interrogées, à quelle occasion, quelles questions ont été posées,

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etc.). L’ouvrage fait aussi appel à des biographies d’auteurs célè-
bres – Lefort, Derrida, Gouhier, Vernant, Nancy, Alquié, etc.  – ou
des extraits de journaux. Pinto a encore dépouillé des revues de
philosophie, universitaires ou destinées à un public plus large  :
Archives de philosophie, Études philosophiques, Revue de métaphy-
sique et de morale, Revue philosophique, Esprit, Le Débat, Critique2.

1. Par contraintes sociales, on peut entendre la position dans le champ, le


capital culturel, etc., pour reprendre des concepts bourdieusiens. Ou, dans le voca-
bulaire d’un auteur souvent opposé à Bourdieu, Raymond Boudon : « propriétés
du système d’interaction auquel appartiennent les acteurs ». Boudon distingue la
sociologie de l’histoire comme suit : « les objectifs de la sociologie et de l’histoire
sont respectivement orientés vers les pôles idéaux du général et du singulier. À tra-
vers le singulier, la sociologie vise […] le général » (Raymond Boudon, La logique
du social. Introduction à l’analyse sociologique, Paris, Hachette, coll. « Littérature
– L’Esprit Critique », 1979, p.  56 et  54). Quelles que soient leurs divergences
théoriques par ailleurs, il me semble que Boudon et Bourdieu seraient d’accord
sur ce point. En tout cas, cette distinction conduit à ranger Pinto et Fabiani parmi
les sociologues, et Stéphan Soulié avec les historiens.
2. On relève à ce propos une coquille : le tableau  5 classe les principaux
thèmes traités dans les revues intellectuelles, en pourcentage. Or, les totaux ne
sont pas identiques à 100 (ils sont de 104 % pour Esprit, 82 % pour Le Débat et
98 % pour Critique). Cela ne rend pas obscur ce que Pinto entend souligner : les
Revue philosophique, n°  2/2011, p.  211 à p.  230
222 Stanislas  Deprez

Des tableaux précis, élaborés à partir d’une enquête du Centre


de sociologie de l’éducation et de la culture, présentent l’origine
sociale des hommes et femmes professeurs de philosophie dans l’en-
seignement secondaire, leurs «  propriétés  » (rapport à la religion et
à la politique, réussite au bac, pourcentage d’agrégés, et une catégo-
rie plus énigmatique  : la «  vocation  » philosophique, c’est-à-dire,
je suppose, le pourcentage de professeurs qui déclarent vivre leur
métier comme une vocation) [1, p. 38 et 42], les effectifs des ensei-
gnants et des élèves du secondaire de  1960 à  2000, les effectifs
des professeurs du supérieur de  1963 à  2000, le nombre de diplô-
mes universitaires délivrés de  1960 à  2000 (p.  109, 111 et  113).
D’autres données présentent la situation des élèves du secondaire
par rapport à la philosophie  : pourcentages des différents types de
baccalauréat (général, technologique, professionnel), répartition des
élèves de terminale en fonction du sexe et des options (littéraire,
scientifique), niveau d’enseignement rapporté aux professions des
parents, choix des filières de terminale selon l’origine sociale et le
sexe, composition sociale des sections de terminale (p.  176-181).
Plusieurs tableaux sont consacrés à la dissertation  : distribution
des sujets de baccalauréat par thème, par époque des auteurs, par
orientation théorique des auteurs, exemples de sujets (p.  73, 76
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et  93-94). D’autres statistiques font ressortir les liens entre filières

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de formation (ens ou non) et postes d’enseignement universitaire
(Paris  i, Paris  iv ou autres), de même que les rapports entre éditeurs
et thèses doctorales (Vrin, puf ou autres). Une analyse factorielle de
ces données vise à «  saisir non seulement la façon dont des ensei-
gnants singuliers se répartissent dans l’espace universitaire, mais
également les oppositions principales qui organisent cet espace  »
(p.  186).
L’auteur use d’un autre outil dans cet ouvrage  : l’analyse de tex-
tes, avec le dernier chapitre, consacré à une série d’articles parus
en  1982 dans Le Monde, et rassemblés ensuite en un petit volume1.
L’étude de ces textes permet de montrer comment un grand journal
à prétention intellectuelle entend présenter la philosophie à ses lec-
teurs, et comment les douze philosophes qui se sont prêtés au jeu
se posent dans l’espace philosophique français, en conformité avec

revues intellectuelles font la part belle aux auteurs et thèmes actuels, tandis que
les articles des revues universitaires sont majoritairement consacrés à l’histoire de
la philosophie.
1. Christian Delacampagne (présentation), Douze leçons de philosophie, Paris,
La Découverte-Le Monde, 1985.
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La vocation et le métier de sociologue de la philosophie 223

l’université ou le plus souvent en rupture plus ou moins affirmée avec


elle. Si elle est un instrument parmi d’autres dans [1], l’analyse de
textes devient la méthode exclusive dans les autres livres. Il s’agit
de montrer comment un auteur s’inscrit dans le champ philosophi-
que en scrutant les textes eux-mêmes. Un exemple permettra de
mieux saisir la méthode mise en œuvre. La lecture de L’Anti-œdipe
de Deleuze et Guattari, dans La théorie souveraine, parmi beaucoup
d’autres exemples, peut faire ressortir les différents concepts impli-
qués dans l’analyse.
Le contexte de l’analyse est la pertinence des sciences de
l’homme séparées de la philosophie, dans la seconde moitié du
xxe  siècle. Sur cette question, explique Pinto, Bourdieu défend
l’autonomie de la sociologie par rapport à la philosophie. Foucault
cherche à infléchir la philosophie vers une archéologie puis une
généalogie empruntant aux sciences de l’homme, et singulièrement
à l’histoire. Deleuze et Guattari, quant à eux, veulent faire de la
philosophie une science de l’homme remplaçant les disciplines
existantes, notamment le marxisme (en soutenant la primauté du
désir sur l’économique), la psychanalyse (supplantée par une schizo-
analyse) et la sociologie (en faisant appel à l’anthropologie). Pinto
commence par préciser la biographie de Guattari, en soulignant sa
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marginalité par rapport à l’université  : « Du fait de sa trajectoire,

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celui-ci apportait à Deleuze un ensemble de traits accordés à la
nouvelle conjoncture intellectuelle qui imposait de rompre ostensi-
blement avec toute tentation académique  »  : culture philosophique
acquise hors de l’institution, formation psychanalytique lacanienne,
«  position dans la région libertaire, antiautoritaire, de gauche du
champ psychiatrique  ». Membre de groupes d’extrême gauche durant
la guerre d’Algérie, Guattari était lié «  à tout un réseau de jeunes
chercheurs à mi-chemin de la philosophie et de la sociologie  » [2,
p.  325, je souligne]. Guattari est donc caractérisé par une posi-
tion particulière (la gauche) dans une région du champ psychia-
trique mais aussi philosophique, où se retrouvent des philosophes
et des sociologues qui forment un réseau et aussi un public pour
ses livres. La trajectoire de Guattari est ainsi liée à une conjonc-
ture (post-Mai  68, dans un milieu antiautoritaire) qui impose –  au
sens où cette conjoncture offre des lecteurs et auditeurs désireux
d’entendre un certain discours  – un certain nombre de sujets de
réflexion  : la politique, le groupe, l’affranchissement de l’autorité,
etc. Le «  capital psychanalytique  » et politique de Guattari, hérité
de Marx et Freud, se combine avec le «  capital philosophique  » de
Deleuze, hérité de Nietzsche. « Ce capital doit lui-même être situé
Revue philosophique, n°  2/2011, p.  211 à p.  230
224 Stanislas  Deprez

dans un circuit de célébration rassemblant des points dispersés de


l’espace social  » (p. 325-326, je souligne)  : Foucault, l’université de
Vincennes, des revues intellectuelles comme Critique, des revues à
moitié militantes de travailleurs sociaux, psys, médecins et juristes,
la presse underground, etc.
Ce contexte pousse Deleuze et Guattari à rompre avec le style
académique, brouillant les classements ordinaires et introduisant
«  un ton savamment décontracté de gouaille philosophique  » apte
à séduire des étudiants «  vitalistes et libertaires  » (p.  326). L’Anti-
œdipe oppose à l’érudition étroite un «  encyclopédisme décontracté  »,
tout en rassurant les lecteurs savants par des marques de déférence et
en respectant «  les hiérarchies philosophiques des savoirs  »  : Marx,
Nietzsche et Freud sont évoqués avec respect pour mieux critiquer
leurs commentateurs (rivaux de Deleuze et Guattari) et les ethno-
logues sont abondamment cités pour mieux passer sous silence les
travaux des sociologues. Le livre, commente Pinto, «  porte de façon
assez transparente la trace du type de projet théorique qu’imposait,
dans l’urgence, la position occupée dans le champ philosophique  »
(p. 327, je souligne). Se voulant radicaux, les auteurs devaient asso-
cier Freud et Lacan à une idéologie réactionnaire et dépasser Marx
et Althusser, son interprète autorisé. En même temps, il fallait éviter
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d’être perçu comme une nouvelle forme de freudo-marxisme à la

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Marcuse ou à la Reich. La solution consistait à refuser l’alternative
subjectif-objectif, en prenant le désir pour principe. « Les auteurs de
L’anti-œdipe, ayant désigné les lacunes des deux théories les plus
en vogue, marxisme et psychanalyse, offraient leur propre théorie
comme candidate à la fonction supérieure de fondation, d’unification
et de totalisation des sciences de l’homme.  » Et cela d’autant que le
«  cumul de toutes les formes de radicalité, jouant sur l’association
entre la science et le pouvoir, tendait à renvoyer tous les spécialistes
des sciences de l’homme vers le conservatisme des positions “fas-
cistes”, “staliniennes” ou “paranoïaques”  : leur posture objectiviste
ne faisait que trahir en eux une aversion pour la libre circulation
de la libido dont le paradigme était fourni par l’économie libidinale
du schizophrène  » (p.  330). Ce qui permet aux auteurs de contester
la pertinence des recherches empiriques sans devoir les discuter. La
philosophie, ici, veut se substituer aux sciences de l’homme.
La clé de lecture schizo-parano permettait de disqualifier tout adver-
saire. Mais cette opposition ne pouvait être prise au sérieux par le public
que si elle répondait à ses attentes. Sur ce point, la théorie philosophique
de Deleuze et Guattari permettait d’expliquer l’échec de Mai  68 tout
en plaçant ses lecteurs du bon côté de la barrière, parmi l’avant-garde
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La vocation et le métier de sociologue de la philosophie 225

savante – Pinto parle d’«  aristocratisme radical  » (p.  332)  –, face à la


masse paranoïde  : « On peut voir dans ce livre, au-delà de la conjonc-
ture qui l’a favorisé, l’expression accomplie des savoirs et des savoir-faire
d’interprète qui, dans leurs versions ultimes, tendent à exacerber la fonc-
tion des “codes” savants en déjouant, par des dépassements éclatants et
paradoxaux, les attentes des petits interprètes  » (p.  333).
Retenons pour notre part comment le sociologue élabore sa lec-
ture  : il présente l’auteur dans son réseau, identifie le public visé,
cherche à montrer l’enjeu social de l’époque (l’après Mai 68, dans cet
exemple), tout cela formant le champ et la position. Il précise aussi le
capital symbolique de l’auteur en explicitant sa trajectoire (ici Guattari
car Deleuze a été présenté plus tôt en divers endroits du livre). Enfin,
il repère les idées et concepts élaborés dans l’œuvre cible, afin de les
renvoyer à leur signification sociale, ou plus exactement pour faire voir
la violence symbolique qu’ils recouvrent. Ce faisant, Pinto ne prétend
nullement épuiser les interprétations, ni ramener la théorie étudiée à
la seule dimension sociale. Ainsi, il écrit à propos de Husserl  : « Une
approche sociologique de changements de thèmes et de problémati-
ques comme le tournant transcendantal de Husserl n’implique pas une
critique de leur contenu, même lorsqu’elle met en avant un ensemble
d’intérêts et de stratégies  » (p.  132 note  1, je souligne).
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Questions

L’entreprise de Pinto suscite évidemment questions et remarques.


Passons rapidement sur les quelques fautes d’inattention et autres impré-
cisions, inévitables sur un ensemble de textes qui fait tout de même
près de 1  200  pages1. La mise en page de [1] (surtout) et de [3] (un
peu), est étrange voire quelque peu hasardeuse, certains paragraphes
étant décalés sans raison apparente (par exemple [1, p.  33 ou  34,
p. 32]), d’autres sont mis en encadrés comme s’ils formaient une sorte
de corps étranger au texte (sur Luc Ferry [1, p.  141-154]), certaines
citations sont mises dans le texte mais quelques paragraphes après

1. René Toulemont se voit prénommé Robert [2, p.  130, 142 et  379] ; les
Réflexions sur la question juive de Sartre deviennent Réflexions sur la condition juive
(p.  148) ; Godelier est orthographié avec un accent aigu (p.  193) ; Sokal est pré-
nommé tantôt Alan tantôt Alain [1, 226, texte et note 1 ; 3, p. 48 texte et notes 46
et 47] tandis que son comparse Jean Bricmont devient Alain [1, p. 226 note 1 ; 3,
p. 48 note 46]. Par ailleurs, la théologie se voit retirer son statut universitaire [1,
p. 184], alors qu’elle est pourtant enseignée dans de nombreuses universités d’État
de par le monde, et en France à Strasbourg.
Revue philosophique, n°  2/2011, p.  211 à p.  230
226 Stanislas  Deprez

l’appel de note [1, p. 289]. Cela donne l’impression d’un copier-coller


pas toujours maîtrisé1.
Certains silences, et quelques interprétations, peuvent être relevés.
Ainsi, le troisième chapitre de [2], qui porte sur l’invention d’autrui
dans la phénoménologie, omet de discuter Levinas. Néanmoins,
celui-ci est abordé dans le deuxième chapitre de ce livre, et Pinto
lui consacre la plus grande partie de [4]. L’absence de Michel Henry
est plus problématique, dans la mesure où ce philosophe défend une
socialité originaire qu’il aurait été intéressant de confronter à la socio-
logie. Toujours dans le registre de la phénoménologie, il me semble
que la lecture de Merleau-Ponty prête à discussion. Pinto présente
les phénoménologues comme peu intéressés par les sciences sociales,
car se croyant possesseurs d’une méthode qui «  leur procurait l’assu-
rance d’un savoir suprême, la connaissance “eidétique”  » [2, p. 168],
garantissant la proximité avec le vécu et le respect de la liberté
humaine. L’assertion, pertinente pour Husserl et d’autres phénomé-
nologues, me paraît inadaptée à Merleau-Ponty (pourtant visé dans
ce passage)  : le Lebenswelt, que l’introduction de la Phénoménologie
de la perception désigne comme le point clé de la phénoménologie,
interdit précisément de rêver à une totalisation du savoir. Ce dernier
ne peut donc pas être suprême au sens d’absolu, chez Merleau-Ponty.
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Certes, il pourrait être suprême au sens de dernier, de surplombant.

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Mais pourquoi interdire à la philosophie cette place  ? Quel mal y
a-t-il à tenter des synthèses et des visions larges, à condition bien
entendu de s’appuyer sur les connaissances des sciences, y compris
humaines (ce que faisait Merleau-Ponty)  ?
Mais ce n’est peut-être pas tant avec la sociologie en général
que Merleau-Ponty se révèle incompatible2, qu’avec celle que défend
Pinto, celle de Durkheim et de Bourdieu. Il est frappant de constater,

1. Les ouvrages évoqués en contrepoint ne sont pas non plus exempts de


coquilles. Dans Qu’est-ce qu’un philosophe français ?, François Dagognet est
renommé Dagorne [6, p.  128], deux ouvrages cités ne sont pas repris dans la
bibliographie, rendant difficile leur identification (p.  138 et  184), 1870 devient
1970 (p.  144), il manque un « i » au mot « position » (p.  248) et une virgule
a remplacé un point à la page suivante (p.  149). Les philosophes en République
comporte quelques erreurs typographiques : un tiret inopportun est venu se placer
dans le mot « métaphy-sique » [7, p.  i], un « s » manque à « fond documentaire »
(p.  VII), « compte-rendus » est écrit à la place de « comptes rendus » (p.  72),
Martial Gueroult est orthographié « Guéroult » (p. 318). D’autres fautes de frappe
apparaissent (p. 138, 157, 281, 282 et 285).
2. Il a écrit un article sur le sujet, « Le philosophe et la sociologie », Cahiers
internationaux de sociologie, volume  x, 1951, repris dans Signes, Paris, Gallimard,
coll. « Folio-Essais », 1960, p.  159-183. Pinto voit dans ce texte la volonté de
Merleau-Ponty d’inféoder la sociologie à la philosophie [2, p. 167].
Revue philosophique, n°  2/2011, p.  211 à p.  230
La vocation et le métier de sociologue de la philosophie 227

dans [2], l’absence (ou quasi-absence) de références à Simmel ou à


l’ethnométhodologie de Garfinkel, ou encore aux travaux de Goffman,
dont Pinto note incidemment l’influence sur Sartre (p. 148 note 2). De
même, on peut regretter le manque d’une analyse de la position de
Lévy-Bruhl, défenseur de la sociologie durkheimienne (cf. La Morale
et la science des mœurs) qui voulait rester philosophe. Le sous-titre
de [2] se révèle donc excessif  : ce n’est pas d’une confrontation des
philosophes français avec la sociologie du xxe  siècle qu’il s’agit, mais
de philosophes français avec une certaine sociologie. La raison n’en
est pas le manque de place ou de temps, mais l’orientation théorique
de l’auteur. Sur ce point, les critiques adressées par Fabiani à Pinto ne
sont pas sans fondement, même si elles sont sans doute excessives.
À la suite de Bourdieu, Pinto défend une conception militante
de la sociologie  : il faut mettre au jour les contraintes sociales pour
aider les dominés à se libérer, ce qui passe par la mise en question
de toutes les philosophies qui prônent la liberté et l’invention, et
aussi de toutes les philosophies qui prétendent se passer de la socio-
logie. C’est pourquoi Pinto place un auteur comme Marcel  Gauchet
parmi les penseurs de café du commerce et autres producteurs de
doxa  : il a le tort de se livrer à une histoire de la société en partant
des concepts de la philosophie politique –  les droits de l’homme, la
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démocratie, etc. – et en méconnaissant l’approche sociologique. Ainsi,

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la série sur L’avènement de la démocratie, qui entreprend de retracer
l’histoire des systèmes politiques occidentaux aux xixe  et xxe  siècles,
en s’autorisant un retour jusqu’au xvie  siècle, se veut une histoire
philosophique et non une histoire sociale. Ce que condamne Pinto  :
«  Quant à l’invention d’une histoire philosophique, sorte d’histoire
fondamentale censée mettre en scène ce que l’époque contient de
plus important, elle offrait aux philosophes les justifications indis-
pensables pour s’arroger une pensée de l’histoire délestée des travers
des sciences sociales  » [2, p. 112]. Bien entendu, Gauchet aborde les
bouleversements historiques et les tensions sociales qui ont consti-
tué la période. Mais ce n’est pas là le point focal de son analyse.
Il se livre à une étude des ouvrages de philosophie politique, qu’il
considère comme des condensés des mouvements sociaux1. Autrement
dit, les livres de philosophie servent à Gauchet à expliquer l’histoire
sociale et politique, tandis que pour Pinto, c’est l’inverse  : la situation
sociopolitique permet d’expliquer les livres de philosophie.

1. Voir Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie. I. La révolution moderne,


Paris, Gallimard, coll. «  nrf-Bibliothèque des sciences humaines », 2007, p. 12.
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Toutefois, à lire [3], on se demande quel est le philosophe qui


échappe à la doxa  ? Le Débat, Commentaires, Esprit, Multitudes et
les autres revues dites intellectuelles ne servent-elles à rien d’autre
qu’à diffuser la pensée néolibérale selon un angle particulier (droite,
centre, gauche)  ? Tombe-t-on dans la doxa dès que l’on parle d’in-
dividu  ? Mais alors, Élias, Kaufmann ou Boltanski, et avec eux une
bonne partie de la sociologie contemporaine, et pas seulement de la
philosophie, risqueraient de sombrer dans la doxa1. Certes, le propos
de [3] est volontiers polémique. Mais il peut être élargi aux autres
ouvrages de Pinto. À leur lecture, on voit clairement ce qu’il ne faut
pas faire en philosophie  : préférer «  aux rigueurs de la connaissance
objective du réel  » les «  prouesses d’une intelligence tout entière
vouée à une version intellectuelle du principe de plaisir  » [4, p. 172]
et «  fournir une ration annuelle de sens pour apaiser les besoins
spirituels des contemporains  » [3, p.  146  ; voir aussi 4, p.  170]. Par
profession, le philosophe, surtout quand il se rêve en intellectuel, ris-
que de succomber à la tentation du prophétisme, c’est-à-dire d’inscrire
ses analyses sur la toile de fond d’une philosophie de l’histoire.
À l’inverse, le bon philosophe est réaliste quant aux pouvoirs de
la pensée [1, p.  305] et attentif à ce que la sociologie lui enseigne
sur les rapports entre sa trajectoire personnelle et sa pensée (p.  13).
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Pinto en mentionne quelques-uns dans une note conclusive de [1]  :

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Vincent Descombes, Jocelyn Benoist, Bruno  Karsenti, Frédéric  Keck
(p.  305). À quoi l’on peut ajouter Jacques Bouveresse, abondam-
ment cité et toujours avec considération, ainsi qu’Alan Sokal et
Jean Bricmont. Ces derniers sont crédités d’avoir mouché les philo-
sophes postmodernes. Bouveresse, commentateur de Wittgenstein, est
par ailleurs un ami de Bourdieu. Karsenti et Keck ont livré de remar-
quables contributions à l’histoire des sciences sociales (sur Mauss et
Lévy-Bruhl, respectivement), le dernier ayant récemment publié un
excellent ouvrage d’anthropologie2. Descombes est adepte de la philo-
sophie analytique. C’est aussi le cas de Benoist, bien qu’il soit venu
de la phénoménologie (Benoist est aussi le directeur de la collection
« Passages  », où est publié [2]). Cela donne une conception de la
philosophie très marquée, que l’on peut compléter par le profil de
Pinto  : les quatrièmes de couverture de [1] et [2] le présentent comme

1. C’est ce que laisse entendre Pinto, qui ne voit dans l’approche « micro »
qu’un moyen de valoriser les « individus créateurs » aux dépens de « l’objectivité
de structures formelles et abstraites » [3, p. 104].
2. Frédéric  Keck, Un monde grippé, Paris, Flammarion, coll. « Essais »,
2010.
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philosophe, mention qui disparaît des autres ouvrages. Un philosophe


très attaché au rationalisme et à la pensée du soupçon, jusqu’à faire de
la sociologie l’héritière de la philosophie des Lumières  : « La science
du monde social, ou plus précisément, la science des instruments de
pensée du monde social est conçue comme l’héritière, sinon de la phi-
losophie, du moins de l’intention critique qui inspire la tradition qui
remonte à l’Aufklärung  : elle accomplit l’exigence philosophique de
clarification en déconstruisant sociologiquement des discours savants
et profanes marqués par l’“effet de connaissance-méconnaissance”  »
[2, p. 351]. Pinto assigne d’ailleurs à son analyse critique de la doxa
la tâche de répondre «  à un besoin de s’orienter dans la pensée  » [3,
p.  145] qui évoque aussitôt Kant et à travers lui les Lumières. Cela
pose, ou plutôt impose, une dernière question  : quelle philosophie est
possible à qui prend au sérieux les travaux de Pinto  ?

Quelle philosophie ?

Même s’il se défend d’être un positiviste, c’est pourtant au Cercle


de Vienne que Pinto fait songer. Les références à l’Aufklärung, à la
science et au rationalisme sont communes, ainsi que le refus d’un
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sens caché1. En outre, La conception scientifique du monde assigne à

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la philosophie deux voies possibles  : la littérature (à la manière de
Nietzsche) ou l’analyse logique du langage. La première branche de
l’alternative paraissant barrée, par manque de scientificité, il ne reste
que l’analyse du langage. Pour le reste, il semble que la philosophie
doive laisser la place à une sociologie critique, mieux armée qu’elle
pour mettre au jour les impensés des discours. Tel me semble être le
sens de la présentation de Bourdieu faite par Pinto  : un philosophe
passé à la sociologie pour penser de manière solide, grâce au recours
à l’empirique. C’est une option cohérente, mais qui peut donner l’im-
pression aux philosophes que les sociologues ne leur enlèvent leur
position de surplomb que pour s’y installer.
Rien n’oblige à suivre Pinto jusqu’à ce point (du reste, lui-même vou-
drait-il aller aussi loin  ?) pour bénéficier de ses leçons. Il faut entendre
l’appel à la vigilance et à la réflexivité critique  : savoir «  d’où  » l’on
parle et quel impact un discours philosophique a sur les rapports sociaux.

1. En sciences, « pas de “profondeur”, tout n’est que surface. […] Tout est
accessible à l’homme » « Manifeste du cercle de Vienne  », in Antonia Soulez,
Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, puf, coll. « Philosophie
d’aujourd’hui », 1985, p. 115).
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Ici, l’histoire de la philosophie a énormément à gagner à reprendre les


concepts et outils développés par Bourdieu, et brillamment utilisés par
Pinto. Sur ce point, [5] donne quelques très bons exemples d’analyses
sociohistoriques. [6], de Fabiani, et [7], de Soulié, offrent deux autres
illustrations d’une telle histoire sociale de la philosophie, avec une plus
grande distance par rapport au cadre bourdieusien.
L’enseignement de la philosophie est l’autre grand domaine où
le travail de Pinto –  et celui de Fabiani, très proche sur ce point  –
devrait porter le plus de fruits. À la lecture de [1], on est forcé de
s’interroger, comme professeur, sur ce que l’on veut faire  : transmet-
tre des idées ou des systèmes, mais dans quel but  ? Éveiller, mais
à quoi  ? Nourrir l’esprit critique, mais comment  ? Rendre libre par
l’apprentissage de la pensée personnelle, mais qu’est-ce que cette
pensée personnelle  ? Il est évident que les professeurs de philosophie
se posent ces questions depuis longtemps. La sociologie de la philo-
sophie leur apporte un regard extérieur apte à enrichir leur réflexion,
fût-ce sur un mode déstabilisant.
Stanislas  Deprez
Université catholique de Lille
stanislas_deprez@skynet.be
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références bibliographiques

[1] Louis Pinto, La vocation et le métier de philosophe. Pour une sociologie


de la philosophie dans la France contemporaine, Paris, Le Seuil, coll.
« Liber  », 2007.
[2] Louis Pinto, La théorie souveraine. Les philosophes français et la sociologie
au xxe  siècle, Paris, Cerf, coll. « Passages  », 2009.
[3] Louis Pinto, Le café du commerce des penseurs. À propos de la doxa intellec-
tuelle, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, coll. «  savoir/agir  », 2009.
[4] Louis Pinto, La religion intellectuelle. Emmanuel Levinas, Hermann Cohen,
Jules  Lachelier, Paris, puf, coll. « Philosophie d’aujourd’hui  », 2010.
[5] Louis Pinto (dir.), Le commerce des idées philosophiques, Bellecombe-en-
Bauges, Le Croquant, coll. « Champ social  », 2009.
[6] Jean-Louis Fabiani, Qu’est-ce qu’un philosophe français  ? La vie sociale
des concepts (1880-1980), Paris, École des hautes études en sciences
sociales, coll. « Cas de figure  », no  11, 2010.
[7] Stéphan Soulié, préface de Christophe Prochasson, Les philosophes en
République. L’aventure intellectuelle de la Revue de métaphysique et de
morale et de la Société française de Philosophie (1891-1914), Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2009.

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