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Pierre François
Claire Lemercier
Sociologie historique
du capitalisme
Remerciements. Ce manuscrit se fonde sur un cours de deuxième
année donné à Sciences Po Paris en 2012-2015 puis à l’université de
Lausanne en 2020. Nos remerciements vont tout d’abord à ceux et
celle qui l’ont enseigné avec nous : avant tout Marie Piganiol, puis
Scott Viallet-Thévenin, Simon Bittmann, Sylvain Brunier, Sebastian
Billows et Guillaume Beausire. Les questions des étudiants et étudiantes
de Lausanne ont largement contribué à la bonne finalisation du
manuscrit. À La Découverte, Pascal Combemale, Marieke Joly et Claire
Zalc nous ont fait confiance et nous ont attendus avec patience.
Plusieurs collègues ont donné de leur temps pour nous offrir des relec-
tures particulièrement attentives et utiles : merci à Marie-Emmanuelle
Chessel, Daniel Didier, Stéphanie Ginalski, Alina Surubaru, Francesca
Trivellato, Blaise Truong-Loï et tout particulièrement Chloé Gaboriaux,
Pierre Gervais, François Jarrige et Olivier Pilmis, ainsi qu’un relecteur
anonyme.
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suffit de vous abonner gratuitement à notre lettre d’information mensuelle par courriel, à partir de
notre site http://www.collectionreperes.com, où vous retrouverez l’ensemble de notre catalogue.
ISBN : 978-2-7071-7784-1
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du livre, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le
développement massif du photocopillage. Nous rappelons donc qu’en application des
articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété intellectuelle, toute photocopie
à usage collectif, intégrale ou partielle, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre
français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre
forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.
Quel capitalisme ?
Ceci n’est pas un livre d’histoire ou de sociologie de l’économie,
ou de l’entreprise, même si nous empruntons largement à ces spécia-
lités : c’est le capitalisme qui nous intéresse. La force de la notion de
capitalisme, revenue au premier plan tant dans le discours politique
qu’en sciences sociales depuis les années 2010, est sans doute d’autant
plus grande que son contenu reste flou ou discuté [O’Sullivan, 2018].
Notre propre définition ne prétend pas bouleverser la recherche sur
le capitalisme. Elle nous permet en revanche d’avancer quelques
hypothèses fortes et de proposer à la fois une synthèse et un récit.
Les travaux de sciences sociales sur le capitalisme le définissent en se
concentrant sur deux niveaux de réalité très différents, qui impliquent
une chronologie différente. Le premier est celui de l’individu. Dans
ce cas, il y a capitalisme quand l’individu recherche le profit pour
lui-même : il veut gagner de l’argent pour le réinvestir, et ainsi de
suite, plutôt que pour simplement se nourrir, acheter une maison, etc.
Cette définition permet de repérer des comportements capitalistes,
parfois très isolés, dans des sociétés très anciennes : dès le Moyen Âge,
voire durant l’Antiquité, par exemple dans les sociétés sumériennes.
Dans cette version, le capitalisme semble être aussi ancien que les
sociétés humaines. Ce n’est pas celle que nous utiliserons ici.
Nous nous plaçons dans l’ensemble des travaux qui repèrent le
capitalisme à un autre niveau de réalité : celui de la société tout entière.
Pour définir le capitalisme, nous partons d’une forme particulière
d’organisation de la sphère économique, c’est-à-dire de la production,
de la consommation et de l’échange de biens et de services. Mais
« capitalisme » désigne pour nous les périodes et les espaces où cette
organisation économique se retrouve intimement imbriquée dans les
8 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
autres aspects de la vie sociale : les rapports de classe bien sûr, mais
aussi l’organisation familiale, la vie religieuse, les relations de sociabilité,
l’organisation politique, etc. Le capitalisme, selon cette définition, ne
se restreint donc pas à la sphère économique : c’est une forme d’orga-
nisation de la société dans son ensemble. Plus précisément, pour nous,
une société capitaliste se distingue d’autres types de sociétés sur deux
points. D’une part, le comportement capitaliste individuel, c’est-à-dire la
recherche du profit pour lui-même, y a une certaine légitimité. D’autres
normes, morales ou religieuses par exemple, peuvent s’y opposer, mais,
dans l’ensemble, elle est bien acceptée et oriente beaucoup de pratiques
sociales. D’autre part, le comportement capitaliste a des effets sur un
très grand nombre des individus de cette société : soit eux-mêmes
adoptent ce comportement, soit leur existence (quand ils ou elles
cherchent à se nourrir, à se loger, à organiser leur vie familiale, à
travailler, etc.) est directement affectée par le comportement capitaliste
d’autres individus. Autrement dit, dans une société capitaliste, l’emprise
du comportement capitaliste n’est plus cantonnée à tel ou tel segment,
éventuellement dominant mais minuscule, du monde social. Dans une
société capitaliste, au contraire, la plupart des individus soit adoptent
ce comportement soit en sont directement affectés.
Dans ces sociétés, où l’orientation vers le profit pour lui-même
est centrale et largement légitimée, une tendance à l’accumulation
de capital apparaît donc. Ces sociétés sont aussi très conflictuelles,
précisément parce que tous peuvent y rechercher légitimement le
profit. Or les objectifs de chaque individu, groupe ou organisation
engagé dans cette poursuite ne sont pas nécessairement compatibles
entre eux. L’organisation sociale capitaliste n’a donc aucune raison
d’être fonctionnelle ou consensuelle — bien au contraire.
Il faut noter enfin que le capitalisme comme système social englobe
aussi ce qu’on désigne en général comme la « nature », dont l’évolution
dépend en bonne partie des actions humaines. On parle souvent,
depuis 2000, d’« Anthropocène » pour évoquer le fait que l’espèce
humaine infléchit jusqu’au climat de la planète. Mais cet effet s’est
dramatiquement accru depuis la période d’entrée dans le capita-
lisme. De plus en plus de chercheurs1 proposent ainsi la notion de
« capitalocène », pour dater et définir autrement ce nouveau rapport
à la nature [Jarrige, 2019].
Notre définition interdit donc de considérer les sociétés antiques ou
même médiévales comme des sociétés capitalistes, même si l’on peut
y repérer, ici ou là, des comportements capitalistes. Elle nous amène
à situer l’entrée d’une grande partie du monde dans le capitalisme
vers la fin du XVIIe siècle : c’est à partir de cette période qu’il est
raisonnable de parler d’une société capitaliste, et plus seulement
d’individus capitalistes.
L’entrée dans le capitalisme, même si elle ne se fait pas du jour
au lendemain, marque ainsi un changement historique radical. Et par
la suite, depuis la fin du XVIIe siècle, le capitalisme a connu plusieurs
âges différents : c’est l’une des thèses centrales de cet ouvrage. Les
transitions entre ces grandes périodes apparaissent comme le fruit de
conflits collectifs. Chacun de ces âges se distingue par des différences
en termes de formes dominantes de production, de consommation,
de régulation ou encore de conflits. Avant de présenter ces différents
âges, puis les inspirations de notre définition du capitalisme, il faut
préciser sur quels matériaux nous fonderons notre récit.
les États-Unis diffèrent par certains traits — les droits accordés aux
syndicats, par exemple — qui sont apparus au fil de la trajectoire
qui leur est propre ; l’Allemagne, la Corée du Sud, etc. ont aussi des
singularités, et nous en évoquerons certaines. Toutefois, pour nous,
ces différences sont moins déterminantes que celles qui distinguent
les âges du capitalisme. Elles ne sont d’ailleurs pas éternelles et elles
sont parfois moins importantes que les disparités qui existent, au sein
de chaque pays, entre les régions, les secteurs économiques, les très
petites entreprises et les plus grandes, etc. Ce qui nous a frappés, à
la lecture des nombreuses études de cas qui sont à l’origine de ce
livre, ce sont avant tout les contrastes entre périodes. Chacun des
trois âges du capitalisme présente une forte cohérence et les périodes
de transition entre âges, entre 1865 et 1890 puis entre 1965 et 1990,
sont quasi simultanées dans tous les pays.
Il n’y a là rien de très étonnant : le commerce de longue distance
est un des moteurs de l’entrée du capitalisme, qui s’est toujours
organisé à l’échelle mondiale. Bien sûr, les régulations et les luttes
nationales (et locales) ont joué des rôles importants dans son histoire,
mais elles ne se sont jamais jouées isolément : gouvernements,
syndicats, managers, etc. s’observent, s’opposent, s’allient au-delà des
frontières nationales. Les historiens insistent de plus en plus sur ce
point dans les dernières décennies, parlant d’histoire transnationale
ou « connectée », voire « globale » [Beaujard et al., 2009]. En matière
d’histoire du capitalisme, cela renvoie notamment à une tradition de
recherche qu’on peut rattacher à Fernand Braudel, via le sociologue
Immanuel Wallerstein [2009]. Ce dernier associe le fonctionnement
capitaliste à un « système-monde ». Au sein de ce système, une division
du travail et des échanges commerciaux inégaux relient les différents
États (et régions), en même temps qu’ils les hiérarchisent. Il y a des
positions centrales et d’autres périphériques dans le système, et les
régions qui occupent le centre ont changé au cours de l’histoire. Au
sein d’un tel système, certaines parties peuvent changer plus vite
que d’autres ; mais les nombreux liens entre pays impliquent que
s’il y a transition entre deux âges du capitalisme, elle se fait assez
vite sentir partout.
Notre livre se fonde avant tout sur des travaux relativement récents,
souvent peu connus au-delà des spécialistes, et dont nous voulons
montrer qu’ils permettent de mieux comprendre à la fois l’histoire
du capitalisme et notre situation actuelle. Ce n’est pas un livre
d’histoire des théories sur le capitalisme. Cependant, nous avons
mobilisé quelques auteurs classiques pour construire notre définition
du capitalisme. Nous reviendrons régulièrement sur leurs grandes
idées, pour montrer dans quelle mesure les travaux ultérieurs les ont
confirmées, complétées ou réfutées.
Le capitalisme de Weber
Le sociologue Max Weber (1864-1920) employait le terme « capita-
lisme » de manière plus large que nous ne le faisons ici. Dans un cours
publié sous le titre Histoire économique [Weber, 1923] et au chapitre II
20 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
mais d’une efficacité pour qui et selon qui ? Au sein d’une organi-
sation bureaucratique par exemple, il est fréquent que l’ingénieure,
le directeur financier et l’ouvrier n’aient pas le même avis sur la
solution la plus efficace. Nous proposons donc une lecture plus
contextuelle de la rationalisation capitaliste, qui part de l’hypothèse
que les solutions des uns sont souvent des problèmes pour d’autres.
Nous montrerons, notamment dans les chapitres IV et V, que cette
lecture moins linéaire, qui laisse une plus grande place aux rapports
de forces collectifs, correspond mieux à ce que l’on trouve dans les
sources historiques et les études de terrain.
Le « capitalisme » de Marx
Pour proposer cette lecture plus politique du capitalisme, nous nous
inspirons de Karl Marx (1818-1883). Lui-même n’a jamais écrit sur le
« capitalisme » : ce terme n’a émergé qu’à la fin de sa vie. Quelques
auteurs socialistes avaient utilisé ponctuellement le mot, comme
un terme dépréciatif, dans différents pays du vivant de Marx. Mais
son usage descriptif plus intensif commence avec l’Allemand Albert
Schäffle en 1870 et ne se répand qu’au tournant du siècle, avec la
publication de Der Moderne Kapitalismus de Werner Sombart à partir
de 1902 [Kocka, 2018]. Il est alors adopté par des auteurs dont la
plupart ne sont pas encore étiquetés clairement comme sociologues,
économistes ou bien historiens, mais sont un peu tout cela à la fois.
Ce n’est donc pas un concept, mais plutôt un argument fondamental
que nous retenons de Marx. Cet argument consiste à souligner que le
capitalisme désigne un certain mode d’agencement des rapports sociaux,
dans lequel l’exploitation et la lutte occupent une position déterminante.
Comme Marx, qui parle de « mode de production » [Marx, 1859 ;
1867], nous définissons le capitalisme d’abord comme une manière
d’organiser l’économie (même si nous nous centrerons moins que
lui sur la production). C’est une idée qu’il partage avec Weber,
nous venons de le voir. Et, comme Marx, nous ajoutons que cette
organisation singulière déborde la seule sphère économique. En parti-
culier, elle fait naître de nouveaux rapports sociaux entre groupes,
sur lesquels ont porté au premier chef les travaux de Marx puis des
marxistes. Utiliser cette référence ne nous empêchera pas d’étudier les
modes de raisonnement propres à l’individu capitaliste, notamment
au chapitre VII ; mais nous ne saisirons jamais cet individu isolément.
Nous mettrons donc l’accent sur les luttes entre groupes sociaux et
les formes particulières qu’elles prennent à chaque âge du capitalisme.
Pour Marx, ces luttes opposent des classes sociales. Nous retenons
trois idées qui permettent de préciser ce que sont les classes sociales
dans une société capitaliste [voir, entre autres, Marx, 1850]. D’abord,
I NTRODUCTION 23
Le capitalisme de Braudel
L’historien Fernand Braudel (1902-1985), qui écrit plus tard, à la fin
de l’âge de l’usine, est plus précis que Marx et Weber sur les formes
plus anciennes, à l’âge du commerce, de l’échange économique et de
la recherche du profit [Braudel, 1967 ; 1985]. Nous avons notamment
utilisé ses travaux pour choisir un point de départ à notre récit.
Braudel propose une représentation de l’économie, sur la longue
durée de l’histoire de l’humanité, comme un monde distribué sur
trois étages. Chaque personne peut agir à plusieurs étages, mais
chaque transaction relève d’un seul. Au rez-de-chaussée, il appelle
« vie matérielle » le monde de l’autoproduction : des existences
relativement autarciques, axées sur la survie. Ces dernières décennies,
l’histoire des circulations et des mobilités a largement fait reculer
l’idée qu’il s’agissait là de la norme dans les sociétés anciennes. Ainsi,
l’archéologie, partout dans le monde, a mis au jour des objets qui
avaient voyagé sur de longues distances, depuis au moins l’Antiquité.
En revanche, il reste utile de rappeler que les échanges mesurés en
valeur monétaire, notamment, ont longtemps pris une place très
limitée dans la vie de la plupart des individus. La plus grande partie
de ce que l’on mangeait et buvait et des outils et vêtements (que la
plupart des gens possédaient en bien plus petit nombre qu’aujourd’hui)
était produite au sein des ménages ou obtenue directement contre
du travail, et pas contre de l’argent.
Au-dessus, Braudel distingue deux étages différents, et c’est là
l’originalité principale de son apport. On y trouve d’abord ce qu’il
appelle « économie de marché », mais qui diffère beaucoup des emplois
habituels de l’expression : il a choisi le terme par référence à la place
du marché des petites villes. Il s’agit d’une économie normale (au
I NTRODUCTION 25
Plan de l’ouvrage
e
XVII siècle. En repartant de vieux débats sur la « révolution indus-
trielle », il explique comment les historiens la voient aujourd’hui.
Paradoxalement, ce phénomène, qui se déploie à une échelle mondiale,
n’a plus rien d’une révolution (il est relativement lent) et il est fort
peu industriel (il est centré sur le commerce). Cette période marque
ainsi pour nous l’entrée dans le capitalisme comme système social,
bien plus que l’essor de l’industrie.
Cette entrée dans le capitalisme se fonde sur deux dynamiques
intimement liées. La première est l’objet de notre chapitre II : l’entrée
dans le capitalisme est d’abord portée par de grands changements
dans la consommation. Tout en y explorant la suite de la chrono-
logie — la consommation à travers les trois âges du capitalisme et
la manière dont les capitalistes ont tenté d’infléchir sa trajectoire —,
nous y mettrons surtout l’accent sur les liens entre consommation et
classes sociales. La seconde dynamique qui porte l’extension initiale
du capitalisme est explorée dans le chapitre III : elle concerne le
travail. Dans ce chapitre, nous évoquons ses statuts, son organisation
collective et les luttes autour de lui, au fil du récit chronologique des
trois âges du capitalisme. Ce chapitre nous permettra ainsi d’évoquer
les dynamiques qui structurent et segmentent les classes moyennes
et populaires autour, notamment, de la référence au salariat.
Les chapitres IV et V sont consacrés à ce que Marx appelait le
« laboratoire secret de la production » et qu’il identifiait comme
le centre névralgique du capitalisme : l’entreprise. Le chapitre IV
décrit les formes dominantes d’organisation des firmes, distribuées
ou intégrées, et la manière dont les différents âges du capitalisme
mettent en avant l’une ou l’autre de ces formes. Le chapitre V rend
compte de la manière dont les firmes se transforment, en décrivant
les rapports de forces et les conflits entre deux segments de la
classe dominante : les actionnaires et les managers. C’est ainsi
que l’on peut comprendre les réorientations stratégiques des firmes
qu’ils dirigent. Le chapitre VI, lui, reprend le récit des trois âges du
capitalisme pour présenter l’organisation de l’accès au facteur de
production qui donne son nom au capitalisme, le capital. Nous y
décrivons le système financier à partir d’une distinction classique
entre deux formes d’organisation de la circulation du capital : les
systèmes marchands et les systèmes bancaires. Nous montrons surtout
pourquoi les systèmes financiers engendrent des crises.
Les chapitres VII et VIII sont moins structurés par les différences
entre âges du capitalisme, dans la mesure où nous y montrons
avant tout la permanence de certains phénomènes. Le chapitre VII
se centre d’abord sur l’individu capitaliste et revient sur sa quête du
profit pour lui-même. Pour Weber, cette quête est marquée par un
mouvement progressif de rationalisation et de dépersonnalisation.
28 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
e e
XIII -XV
siècles
e
Fin XVII et Commerce « Révolution dans la « Révolution Les sociétés anonymes
e
XVIII siècles triangulaire consommation » : nouvelles industrieuse » sont très rares
(accélération de la consommations en ville/
traite), nombreux dans la bourgeoisie, débats
monopoles sur le luxe, demi-luxe
commerciaux
1720
v. 1750 « Grande
divergence »
Angleterre/Yangzi
1776-
v. 1850
e
XIX siècle Lente baisse des prix des Abolitions progressives
produits de consommation, de la traite puis
évolution des boutiques (seconde moitié du
siècle) de l’esclavage
v. 1850-
1920
Réflexions de
théologiens et
juristes sur le prêt
à intérêt, mise en
place de monts-de-
piété
Éclatement du système
de Law
Décisions de justice
« formalistes »
aux É.-U.
Premier âge d’or de la Scandales 1890 : loi Sherman, début des Marshall ; Walras
Bourse en France comptables, politiques antitrust aux É.-U.
premières obligations
de publicité des
comptes
1932
Seconde
Guerre
mondiale
Années Début de la
1980 et domination de la
1990 conception de contrôle
financière (valeur
actionnariale)
2000
Années
2000
2008
Berle et Means
En France, système Comptabilité natio- Forte imposition des hauts Développement progressif du
financier dominé par les nale, « plans comp- revenus, notamment aux néolibéralisme
banques et l’État ; aux tables » harmonisant É.-U. ; entreprises publiques,
É.-U., forte régulation de les comptes des en- planification
la finance treprises
Aux É.-U., début de 1964 : Civil Rights Act Braudel ; Rostow ; Chandler
dérégulation de la Bourse
et développement des
prêts immobiliers
En France, début de
promotion de la Bourse
par l’État
Éclatement de la bulle
des dot-com
Traités de libre-échange
centrés sur les « obstacles non
tarifaires »
I / L’entrée dans le capitalisme
dans les cours, mais dans les plus grandes villes, notamment parmi
les professions libérales, qui sont alors en plein développement. À
Paris, en revanche, Daniel Roche [1989] constate un phénomène d’imi-
tation, de la cour par la bourgeoisie, puis des maîtres et maîtresses
par leurs domestiques. Dans les deux cas apparaît une demande de
produits peu chers, pouvant être portés quotidiennement, mais qui
ressemblent aux biens de luxe : ces produits sont qualifiés à l’époque
de « demi-luxe ». Cela fait naître des secteurs entiers, par exemple
l’industrie du bijou d’imitation [McKendrick et al., 1982].
Ces nouveaux objets sont certainement désirés par ceux et celles
qui les achètent. Cette demande est-elle nouvelle, ou bien ces désirs
existaient-ils déjà, mais sans les moyens de les satisfaire ? Les sources
historiques ne permettent guère de conclure sur ce point [Béaur,
2017]. Ce qui est certain, c’est que l’entrée dans le capitalisme se
produit au moment — étendu, bien sûr, sur plusieurs décennies —
où ces achats peuvent se réaliser. En effet, pour cela, il faut à la fois
que les produits soient fabriqués sur place, ou importés, et que les
consommateurs et consommatrices disposent d’argent pour acheter
ces nouveaux objets. Ces deux conditions impliquent un accrois-
sement des activités et des profits des négociants, qui organisent la
production et la circulation de ces biens.
partout dans le monde, en Asie notamment : elle les a fait entrer, tout
en bas de l’échelle et pour le plus grand profit des négociants, dans
une société capitaliste. Comme l’écrit l’historien Jürgen Kocka [2014,
p. 87] : « Les vies des travailleurs à domicile devinrent manifestement
dépendantes des marchés et de leurs fluctuations. » Ajoutons que
les profits des négociants sont particulièrement importants lorsqu’ils
recourent au travail à domicile, car ils n’ont rien à payer pour les
locaux, et au travail des femmes et des enfants, dont les salaires,
présentés comme un simple appoint, sont toujours plus bas que
ceux des hommes.
Un phénomène mondial
Pomeranz indique aussi que les deux régions sont alors en situation
de tension économique : propriétaires et capitalistes manquent d’une
part d’espace pour produire plus de nourriture, d’autre part de matières
premières pour l’industrie. La croissance des consommations et de
l’industrie se poursuit pourtant en Angleterre, et le pays, contrairement
à la région du Yangzi, devient de plus en plus dominant dans le
système-monde. Pomeranz explique cette divergence par le recours
à deux nouvelles ressources en Angleterre, mais pas dans le Yangzi.
D’une part, le charbon, relativement accessible sur place en
Angleterre, remplace comme source d’énergie le bois, devenu rare.
D’autre part, en Angleterre, nourriture et matières premières (le coton
brut, notamment) sont de plus en plus importées, notamment depuis
les colonies américaines, qui utilisent l’esclavage. Ce sont donc l’exis-
tence d’un empire outre-mer et l’efficacité de la marine marchande qui
sont importantes. Pomeranz utilise à ce sujet l’expression « hectares
fantômes », qu’il emprunte, après d’autres historiens, à l’agronome
Georg Borgström [1965]. Il s’agit de terres qui ont été utilisées pour
la consommation et la production anglaises, alors qu’elles n’étaient
pas disponibles sur place — et, après l’indépendance des États-Unis
en 1776, alors que la plupart n’étaient même plus sous souveraineté
anglaise.
Le delta du Yangzi n’aurait donc pas emprunté la même trajec-
toire non pas faute d’avoir une culture compatible avec le capita-
lisme, puisqu’il y était déjà entré, mais faute de charbon et de
périphéries offrant des produits de la terre à bon compte. Il ne s’agit
toutefois pas d’un problème de « ressources naturelles », au sens où
ces manques relèveraient d’une fatalité géographique. Pour ce qui est
du charbon, des historiens de l’environnement ont relevé qu’il existait
une alternative, utilisée dans le Yangzi comme en Angleterre vers
1750 : l’énergie hydraulique. Et, en Angleterre, le choix du charbon
n’avait par ailleurs rien d’évident : il n’est fait qu’à l’issue de luttes
politiques — Andreas Malm [2017] y voit la victoire d’une solution
plus individualiste et qui concentre le pouvoir économique. Quant au
recours aux « hectares fantômes », donc à l’impérialisme, il relève de
manière encore plus évidente de l’action humaine. Ainsi, alors que les
expéditions maritimes chinoises en Afrique, au XVe siècle, relevaient
d’un début d’impérialisme, les empereurs successifs ont fait le choix
politique de les arrêter, puis de ne pas les reprendre [Fauvelle-Aymar,
2013]. En outre, non seulement l’impérialisme anglais d’avant 1750
permet une poursuite de la croissance des profits des capitalistes,
contrairement à ce qui se passe dans le Yangzi, mais l’impérialisme
anglais d’après 1800 achève la mise en périphérie de la Chine dans
son ensemble, y compris par des moyens militaires.
L’ ENTRÉE DANS LE CAPITALISME 55
Trajectoires africaines
Le rôle des « hectares fantômes » souligne que les voisins immédiats
des capitalistes qui font le plus de profits ne sont pas les seuls à être
entraînés dans le nouveau système social capitaliste. Les ressources
d’autres régions, qui deviennent des périphéries, sont nécessaires à ces
profits. Contrairement à la Chine, dont la relégation en périphérie
du capitalisme est progressive, d’autres régions y ont fait d’emblée
leur entrée dans une position exploitée. C’est le cas de beaucoup
de colonies, mais aussi de zones de l’Afrique colonisées seulement à
la fin du XIXe siècle, mais impliquées bien avant dans l’histoire du
capitalisme européen.
Comme celle de l’Asie, l’histoire économique de l’Afrique subsaha-
rienne est encore largement envisagée par les non-spécialistes en
termes eurocentriques, et comme l’histoire d’un échec, qu’il faudrait
expliquer par une cause unique : la traite, la colonisation ou, au
contraire, toute cause qui dédouanerait ces dernières. Comme pour
l’Asie, les historiens et historiennes spécialistes de parties de ce
continent soulignent au contraire à la fois une grande diversité des
trajectoires entre les régions et la complexité de ces trajectoires, qui
sont loin de se résumer à un éternel échec.
Le rôle de l’esclavage de plantation dans l’histoire du capitalisme
aux Amériques est central dans la « nouvelle histoire du capitalisme »
écrite aux États-Unis [Beckert et Rockman, 2016] (voir chapitre III).
L’accélération de la traite au XVIIIe siècle joue en effet, on l’a vu,
un rôle important dans l’entrée de l’Europe et de l’Amérique du
Nord dans le capitalisme, du fait des profits qu’elle engendre et
des autres commerces dont elle permet l’extension : la vente des
productions des esclaves des Amériques en Europe, mais aussi
celle de produits européens en Afrique, achetés par les marchands
d’esclaves [Inikori, 2007].
Mais quels sont les effets, en Afrique subsaharienne, de la traite
vers les Amériques, qui commence vers 1500 ? Les abolitions de la
traite puis de l’esclavage (pas toujours immédiatement appliquées) se
succèdent lentement au XIXe siècle, le Brésil étant l’une des dernières
destinations de la traite à abolir l’esclavage, en 1888 : on mesure
ainsi son importance historique. Comme elle a laissé de très riches
archives, on sait que 11 à 12 millions de captifs et captives quittent
l’Afrique (moins de 10 millions arrivèrent vivants), dont les deux
tiers au XVIIIe siècle. Moins de 5 % sont directement destinés au sud
des États-Unis actuel : la moitié sont envoyés aux Antilles et le tiers
au Brésil. Il est évident qu’il s’agit d’une tragédie humaine, mais
il est plus difficile de mesurer ou même de comprendre ses effets
économiques en Afrique. Les sources sur l’avant-1500 restent rares,
56 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
d’Émile Zola, qui n’aurait été bousculé qu’au milieu du XIXe siècle par
une modernisation de la production. Cette production plus massive, en
usine, aurait nécessité l’introduction de la publicité, des marques, des
grands magasins, etc., afin de trouver des débouchés. Les recherches
plus récentes ont inversé cette causalité : la consommation et, avec
elle, les manières de vendre ont profondément changé bien avant que
la production massive en usine ne devienne la norme. Des historiens
et historiennes ont même parlé de « révolution dans la consom-
mation » pour les XVIIe et XVIIIe siècles, en Europe du Nord-Ouest et
en Amérique du Nord. Le « consommateur » comme nouvelle figure
sociale — et singulièrement la consommatrice, qui fait rapidement
l’objet d’une attention particulière — est d’ailleurs une nouveauté
de l’âge du commerce. D’origine théologique [Vincent, 2005], le
nom « consommateur » apparaît en français dans son sens actuel au
milieu du XVIIIe siècle, sous la plume d’économistes. Pour comprendre
la consommation à l’âge du commerce, il ne faut cependant pas lui
appliquer les notions de « consommation de masse » ou de « société
de consommation », qui ne valent que pour l’âge de l’usine — et
même tout particulièrement pour ses dernières décennies, avec de
nombreuses inégalités entre pays. Il est donc utile de proposer une
brève chronologie des évolutions de la consommation, inspirée de
récents ouvrages de synthèse [Chessel, 2012a ; Trentmann, 2017 ;
Daumas, 2018].
dans les années 1970, et de l’eau courante. En Inde, les paysans les
plus riches du Nord dépensent déjà beaucoup en meubles et vêtements
dans les années 1950, mais c’est seulement dans les années 1980 que
la majorité des familles rurales peuvent avoir accès à des radios, des
ventilateurs ou encore du shampooing, et dans les années 2000 que
téléviseurs, scooters et voitures commencent à se démocratiser.
Ces décennies où l’on achète de plus en plus d’électroménager sont
aussi la période où l’idéologie de l’homme pourvoyeur (male bread-
winner) domine le plus nettement. On pourrait penser que c’est le fait
que plus de femmes qu’auparavant travaillent au foyer qui explique
cet attrait pour des biens qui les aident. C’est d’ailleurs le discours mis
en avant par la publicité : en 1961, une entreprise d’électroménager
française lance son slogan « Moulinex libère la femme », mais propose
aussi, pour la fête des mères, « Pour elle un Moulinex, pour lui des bons
petits plats ». En pratique, le temps consacré aux courses et surtout à
la couture diminue beaucoup avec le passage à la consommation de
masse, mais c’est beaucoup moins le cas pour le ménage, la cuisine
et surtout la lessive [Daumas, 2018]. De nouvelles normes de goût et
de propreté se développent en effet. En outre, on peut remarquer que
les biens qui offrent une nouvelle manière de passer le temps, radio
puis télévision, se diffusent bien plus vite que ceux qui permettent
aux « ménagères » d’économiser le leur [Chessel, 2012a].
Parallèlement, les dépenses publicitaires, qui existaient certes depuis
longtemps, croissent énormément et les hypermarchés apparaissent :
le premier ouvre en 1963 en France. Les hypermarchés, plus grands
que les grands magasins, accessibles seulement en voiture, connaissent
toutefois un succès très inégal. Dans certains pays en effet, la clientèle
ne suit pas ; dans d’autres, des lois demandées par les petits commer-
çants limitent la concurrence que leur font les magasins à succursales,
puis les hypermarchés. Comme les grands magasins au début de l’âge
de l’usine, les hypermarchés s’ajoutent donc aux formes antérieures
de commerce, mais ne les remplacent pas complètement.
Dans l’état actuel de la bibliographie, il n’est pas facile de détecter
des spécificités de l’âge de la finance, en termes de consommation,
qui le différencieraient nettement de l’âge de l’usine. Entre âge du
commerce et âge de l’usine, non seulement l’extension de la consom-
mation a continué, mais il y a eu un véritable changement dans les
rapports entre production et commerce. Le passage à une production
plus souvent standardisée, moins souvent à la commande, implique que
le commerce tend à devenir subordonné à la production, plutôt que
l’inverse : du point de vue des capitalistes, le centre du pouvoir change.
Depuis les années 1980, il n’y a pas eu de bouleversement du
même type. La consommation de masse continue à s’étendre à
de nouvelles régions et de nouveaux groupes sociaux ; elle touche
68 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
La classe dominante
Bourdieu définit les « dominants » comme les individus les mieux
dotés en capitaux économiques et/ou culturels. On s’éloigne donc
quelque peu de la définition de la classe par la propriété des moyens
de production : certains des dominants selon Bourdieu, les professeurs
d’université par exemple, ne sont pas des capitalistes. Ils détiennent
un capital économique non négligeable, mais bien inférieur à celui
des P-DG, et n’ont pas nécessairement de subordonnés salariés. Mais
Bourdieu désigne par l’expression « capital culturel » les connaissances
socialement reconnues et respectées, associées notamment, depuis
l’âge de l’usine, aux plus hauts diplômes.
Pourquoi Bourdieu associe-t-il capital économique et capital culturel
dans sa définition de la classe dominante ? Parce qu’il constate
empiriquement que ce sont ceux qui disposent en grande quantité
de l’un ou de l’autre qui distinguent et qui se distinguent le plus
efficacement, car ils fixent les règles de ce jeu de la distinction. Ce
sont eux qui disposent du monopole de la définition des pratiques
culturelles légitimes : ils peuvent décider de donner ce statut à telle
ou telle pratique jusque-là inconnue ou populaire, même si cette
décision ne sera consciente que pour une petite partie d’entre eux.
C’est par exemple ce qui s’est produit pour l’écoute du jazz en France
dans les décennies d’après-guerre. Les dominants n’expliquent pas
pourquoi cette pratique relèverait maintenant du bon goût, bien au
contraire. En effet, ils considèrent la mise en mots trop explicites
de leurs expériences esthétiques comme un exercice typiquement
petit-bourgeois, donc un peu vulgaire. C’est lorsque la maîtrise des
consommations distinguées relève du non-dit, de l’implicite qu’elle
joue pleinement son rôle de marqueur social. C’est tout naturellement
qu’il faut avoir du goût.
72 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
des interdictions, des labels officiels, des précisions obligatoires sur les
étiquettes, etc. Le discours consumériste, mais aussi certains discours du
fair trade sont également repris dans un but directement publicitaire par
certaines entreprises, comme le distributeur Leclerc en France.
On peut prendre deux exemples de ces mouvements, éloignés
dans le temps mais dont les modes d’action et les conséquences sont
très similaires. L’historienne Marie-Emmanuelle Chessel [2012b] a
montré ainsi que la Ligue sociale d’acheteurs (LSA), un mouvement
important dans la France de la Belle Époque, réunissait principalement
des catholiques sociaux, hommes et femmes, qui étaient en marge
de la vie politique classique. L’association leur donnait un moyen
d’action politique hors du système électoral. Dans leurs campagnes,
qui dénonçaient notamment les conditions de production dans les
ateliers à domicile (sweatshops), on retrouve les ambiguïtés des rapports
des élites chrétiennes aux classes populaires : entre volonté de charité
et peur du contact direct. Leurs moyens d’action étaient variés. La
LSA n’appelait pas au boycott car, dans le système juridique français,
cela expose à des procès, mais elle dressait des « listes blanches » pour
labelliser des producteurs ou marchands vertueux. Parallèlement, elle
demandait à l’État une interdiction effective du travail du dimanche,
et ses membres tentaient de réformer leurs propres conduites, par
exemple en acceptant de ne pas avoir de pain frais le dimanche, ou
de commander assez à l’avance des tenues de fête, afin de mieux
répartir le travail des couturières.
On retrouve des répertoires d’action similaires dans la consom-
mation engagée d’aujourd’hui et en particulier le commerce équitable
[Dubuisson-Quellier, 2009]. Certes, le projet affirmé est plus radical.
Il s’agit de construire, contre un marché identifié comme « conven-
tionnel », un marché alternatif imaginé comme un retour à une
économie domestique, morale et personnalisée. Mais il s’agit aussi,
comme à la LSA, de discipliner les consommateurs et consommatrices
en affirmant que leurs pratiques de consommation ont une portée
politique. En pratique, pour promouvoir des produits conformes à
leur éthique, les associations investissent le plus souvent les circuits
marchands qu’elles dénoncent : elles agissent à la fois « contre et
dans le marché » [Le Velly, 2006]. Il s’agit notamment, en formant
les petits producteurs et productrices du Sud dont les produits sont
promus, d’accompagner leur accès à un marché international. Cela
implique — comme pour les coopératives de consommation au début
du XXe siècle — de suivre certaines logiques dominantes du capita-
lisme : centralisation de la production, sélection des producteurs et
productrices, recherche d’une rentabilité minimale.
Les associations souhaitent substituer au prix fixé jusque-là par les
marchés mondiaux un prix qu’elles considèrent comme plus juste. Pour
90 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
1. Dans ce chapitre, lorsque nous parlons d’ouvrier(s), artisan(s), salarié(s), etc., nous évoquons
le plus souvent des groupes mixtes, où les proportions de femmes peuvent être majoritaires.
94 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
Autonomie et exploitation
Tout cela implique que passer du bout de la chaîne de production
(vendre son ouvrage, n’employer personne) aux degrés suivants
(vendre son ouvrage mais en sous-traiter une partie à d’autres, donc
devenir pour partie employeur ou employeuse) ne demandait pas
96 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
de Paris tend ainsi à s’étendre vers l’Oise, celle de Lyon vers l’Isère
ou l’Ardèche, sous forme de petits ateliers ou d’usines. Cela permet
notamment de s’éloigner des conseils de prud’hommes, créés dans les
villes industrielles françaises à partir de 1806, qui représentaient une
justice particulièrement peu chère, rendue par des juges pour moitié
patrons et pour moitié ouvriers. Beaucoup de ces conseils ont joué
un rôle important pour modérer l’exploitation, ne serait-ce qu’en
s’assurant que les salaires étaient payés, et pour préserver l’autonomie
ouvrière [Cottereau, 2006]. Mais ils n’étaient pas disponibles dans la
plupart des campagnes.
La relation de travail quasi marchande a été présentée de manière
nostalgique, comme préférable à celle de l’âge de l’usine, par une
bonne partie du mouvement ouvrier de la fin du XIXe siècle et de nos
LE TRAVAIL : ORGANISATIONS , STATUTS ET LUTTES 97
par exemple été menées depuis les années 1980 sur les « districts
industriels » italiens, des configurations de petites entreprises où
travail et innovation restaient régulés sur le mode du collectif local
et des rapports marchands, comme à l’âge du commerce, plutôt que
suivant le modèle de l’organisation scientifique [Zeitlin, 2008]. Nous y
reviendrons au chapitre IV. Mais, précisément, le long désintérêt de la
recherche pour ces formes alternatives témoigne du fait qu’elles étaient
en marge du fonctionnement dominant du capitalisme de l’époque.
C’est pour définir et comprendre ce fonctionnement dominant que
nous nous centrons, pour l’essentiel, sur l’expérience ouvrière : elle
fait alors, plus encore qu’au XIXe siècle, figure de référence pour les
autres salariés. La critique du principe même de l’usine, très forte à
l’âge du commerce, comme on l’a vu, a laissé place à des luttes pour
le contrôle de l’activité et les conditions de travail en son sein. C’est
ainsi en partie depuis l’intérieur que le mode de fonctionnement du
salariat a été transformé. Ces mutations, avec d’autres évolutions que
nous évoquerons ailleurs (par exemple celles qui sont à l’œuvre à
la tête des entreprises — voir chapitre V), ont fini par entraîner le
passage à l’âge de la finance.
fonctionnels entre les postes d’une usine doivent donc, autant que
possible, ne pas dépendre des personnes qui les occupent. La notion
d’abstraction, disqualifiée depuis comme froide et inhumaine, est
alors vue de manière bien plus positive.
Une autre préoccupation domine parallèlement l’âge de l’usine : le
commandement. L’historien Yves Cohen [2013] parle ainsi d’un « siècle
des chefs » commençant vers 1890. Les débats à ce sujet n’éludent pas
la dimension humaine, voire charismatique, du commandement. Mais
la nouveauté est qu’il est question de rationaliser et d’enseigner ce
charisme. Ces débats sont liés à l’invention du salariat, qui implique
des contrats plus longs que ceux du régime marchand et plus attentifs
aux salariés que ceux du travail « non libre ». Les rationalisateurs
parlent donc de l’importance du « facteur humain » et les chefs d’entre-
prise mettent en place de nouveaux services et professions consacrés
à la gestion du personnel. Pour former ces nouveaux professionnels,
on crée de nouvelles disciplines scientifiques, comme la « psychologie
industrielle », ensuite devenue « psychologie du travail ». Les chefs
d’entreprise, puis les cadres supérieurs — une autre profession qui
émerge à l’âge de l’usine — sont de plus en plus formés dans des
« écoles de commerce ». Celles-ci, nées sous ce nom au XIXe siècle,
formaient alors une minorité des fils de négociants à la connaissance
des marchandises, monnaies, droits et langues de différents pays. À
l’âge de l’usine, elles grandissent énormément et de nouveaux ensei-
gnements, dits de gestion (de management en anglais), insistent sur
les savoirs propres à l’organisation et au commandement.
Ces préoccupations collectives sont importantes pour les chefs
d’entreprise et plus encore pour les ingénieurs, mais elles circulent
depuis et vers d’autres milieux sociaux. Des concepts sont empruntés
aux réflexions contemporaines sur l’organisation des armées — par
exemple, en France, celles du capitaine Hubert Lyautey, en 1891,
sur le « rôle social de l’officier », qui sont rapidement transposées à
d’autres « rôles sociaux », en particulier celui de l’ingénieur ou du
cadre. Certaines entreprises, notamment de chemins de fer, recrutent
même des officiers pour s’inspirer de leurs savoir-faire d’organisation.
C’est le cas aux États-Unis [Chandler, 1977], mais aussi en France :
le lieutenant-colonel Étienne Rimailho, issu de l’artillerie, est chargé
d’organiser les réparations ferroviaires pour plusieurs compagnies
en 1919. Il introduit le chronométrage et renforce le poids de la
hiérarchie. Il est ensuite embauché par une organisation patronale
qui promeut la rationalisation, la Cégos ; il y propose une nouvelle
méthode de calcul des coûts de revient qui rencontre un grand succès
[Lemarchand, 1998].
Ce mouvement de rationalisation n’est pas propre au seul secteur
privé des pays capitalistes. Quelle que soit leur distance plus ou
LE TRAVAIL : ORGANISATIONS , STATUTS ET LUTTES 111
Un salariat segmenté
La naissance conjointe du contrat de travail et de la gestion
des ressources humaines permet en revanche le développement de
formes de carrière nouvelles pour les salariés qui restent longtemps
dans la même entreprise. Cette situation a été décrite en sciences
sociales comme la création de « marchés internes » [Doeringer et
Piore, 1971]. Les postes d’entrée dans ces marchés restent soumis à la
concurrence qui prévaut sur les « marchés externes » du travail, ceux
que, selon les économistes Peter B. Doeringer et Michael J. Piore, on
peut décrire simplement en termes de jeu entre offre et demande.
En revanche, une fois entrés dans les marchés internes, les salariés
ne sont plus en concurrence qu’avec leurs collègues pour obtenir
formations, mutations ou promotions, et cette concurrence doit suivre
des règles et des procédures bien spécifiées. Ces règles reposent par
exemple sur l’ancienneté ou sur des moyens particuliers d’attester la
compétence. Dans certains pays, les protections assurantielles, comme
l’assurance maladie, sont très peu prises en charge par l’État : c’est
le cas notamment aux États-Unis. Dans ces pays, seuls les salariés
qui font carrière sur ces marchés internes bénéficient pleinement de
ces protections, qui sont fournies par les entreprises, en échange de
leur subordination.
Cette réduction de la concurrence pour certains postes a parfois
été obtenue par l’action collective d’associations ou de syndicats, qui
réalisent ainsi une « clôture » du marché du travail pour certaines
tâches, sur une certaine aire géographique plutôt que dans une seule
entreprise. C’est le cas pour ce que les sociologues appellent les
LE TRAVAIL : ORGANISATIONS , STATUTS ET LUTTES 113
flux, des stocks et des travaux. Toutes cette grève a montré que la concentra-
ces mesures d’augmentation de la pro- tion géographique des salariés dans les
ductivité, qui visent aussi à rendre la logements fournis par l’entreprise faci-
production la plus prévisible possible, litait leur mobilisation collective. « Le
limitent l’« autonomie rythmique » des profil des ouvriers-paysans retrouve du
ouvriers et décomposent leur travail de charme », écrit avec ironie Hatzfeld :
plus en plus finement. Le temps d’un le patronat pense qu’ils sont moins
cycle d’opérations sur les chaînes passe susceptibles de se mobiliser. L’intérêt
ainsi de 4 à 6 minutes à la fin des mutuel que trouvaient salariés et entre-
années 1940 à 1 minute à la fin des prise à l’échange entre subordination
années 1990. Ce n’est pas un problème et protection disparaît donc peu à peu,
d’accélération des cadences : les gestes parce que des politiques sociales plus
ne sont pas plus rapides. Une mobilisa- générales rendent l’offre de protection
tion collective à la fin des années 1950 de l’entreprise moins exceptionnelle et
a même permis l’abandon des primes parce qu’elle accepte moins les mobili-
individuelles de rendement instaurées sations collectives.
dix ans avant. Mais on passe de gestes Parallèlement, les OS contestent les
relativement compliqués réalisés avec règles des marchés internes, qui les
des outils simples à des gestes simples, désavantagent en pratique. En particu-
qui impliquent des installations compli- lier, le salaire attaché au poste et non à
quées et une interdépendance accrue la personne est généralement présenté
entre ouvriers. C’est de cela que les comme un gage de justice. Mais cela
ouvriers se plaignent : leur autonomie revient à ignorer que les ouvriers qui
gestuelle est de plus en plus réduite. quittent les postes les plus pénibles (les
Les mouvements sociaux des mieux payés parmi les postes d’OS) pour
années 1970 mettent d’autant plus d’autres plus compatibles avec leur âge
l’accent sur ces questions de conditions ou leur santé perdent des revenus. D’une
de travail que les contreparties du tra- façon qui peut sembler aujourd’hui
vail hors de l’usine deviennent à cette paradoxale, ce sont ainsi, à Peugeot,
époque moins intéressantes. Face à la des mobilisations ouvrières qui amènent
concurrence nouvelle de la grande distri- à une plus grande individualisation des
bution, Peugeot ne parvient pas à main- rémunérations dans la seconde moitié
tenir des prix plus bas dans ses magasins des années 1970, suivant un modèle
Ravi et revend ceux-ci au début des qui, auparavant, ne s’appliquait qu’aux
années 1980. De la même manière, le cadres. Le poids des qualifications dans
développement des lycées techniques le salaire est alors réduit, celui des postes
dévalue le rôle de promotion sociale aussi, à l’inverse des grands principes
que tenait l’école d’apprentissage. En de l’âge de l’usine : on commence à
outre, l’entreprise réduit délibérément parler plutôt de « compétences », un
sa politique de logement après une vocabulaire caractéristique de l’âge de
grève de 1965 sur les salaires. En effet, la finance.
est issue des pays du Sud, souvent recrutée collectivement, sur place,
par de grandes entreprises du Nord. Par exemple, dans les mines
de charbon du nord de la France, qui sont alors des entreprises
publiques, beaucoup de Marocains sont recrutés, qui n’accèdent pas
aux avantages du « statut du mineur » [Perdoncin, 2019].
En outre, droit du travail, protection sociale et gestion des ressources
humaines n’ont été que très peu étendus aux empires coloniaux.
Ceux-ci ont joué un rôle très inégal et souvent limité, si l’on en reste
aux chiffres agrégés, dans l’économie de leurs métropoles à l’âge de
l’usine. Mais c’est largement parce que ces chiffres agrégés, issus de la
comptabilité nationale, mettent en avant par construction l’industrie
lourde, qui a souvent été peu développée dans les colonies — avec
quelques exceptions, comme l’Afrique du Sud [Etemad, 2005].
Là où une relative autonomie est laissée aux capitalistes locaux,
on retrouve une organisation en petites entreprises en réseau, comme
à l’âge du commerce, plutôt qu’une domination du salariat et de
l’usine. C’est par exemple le cas au Ghana, où les capitalistes locaux,
issus de migrations internes, intensifient la culture du cacao et de
l’arachide pour l’exportation, ce qui n’avait pas été planifié par les
colons anglais [Hill, 1997]. Il ne s’agit pas de dire que l’organisation
du travail dans les colonies est archaïque. Au Ghana, par exemple,
elle implique des défrichements, la construction de routes, la modifi-
cation du système de propriété, etc.
Mais, dans beaucoup de colonies, le modèle du travail « non libre »
de l’âge du commerce domine encore : la subordination n’est guère
accompagnée de protections ni de rationalisation. En 1900, 30 % de
la population de l’Afrique occidentale française est ainsi constituée
de quasi-esclaves qui travaillent pour rembourser une dette : ils le
faisaient pour des capitalistes locaux avant la colonisation, mais l’État
ou des grandes sociétés françaises ont racheté leur contrat. Ce type
de contrat est interdit peu après, mais les relations de travail restent
« non libres » : on peut être arrêté comme vagabond si on n’a pas
de contrat de travail ; si on en a un, on peut être traîné en justice
pour la moindre faute, sans qu’il y ait en revanche de recours contre
le patron [Stanziani, 2020].
La nouveauté qui ne vaut presque pas pour les colonies, c’est donc
surtout la dimension protectrice du salariat. En métropole, les capita-
listes en ont eu besoin pour limiter les mouvements sociaux ; dans les
colonies, leur domination politique leur paraît longtemps suffisante
pour ne pas rendre ce type de concession nécessaire. L’Inde fournit un
contre-exemple qui confirme cette thèse : un droit protecteur, entre
autres vis-à-vis des accidents du travail, est obtenu dans un contexte
de grèves très importantes à Bombay, dans les années 1890 [Sarkar,
2017]. Après 1945, lorsque cette domination coloniale se fissure, les
120 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
justice ont été plutôt hostiles aux syndicats. La loi Wagner de 1935
représente un moment d’ouverture : le gouvernement signale son
soutien à l’idée de négociation collective, donc à l’existence de
syndicats. Mais c’est la loi Taft-Hartley de 1947, plus restrictive, qui
fixe pour plus longtemps le régime de relations professionnelles. Cette
loi limite le droit de grève et, au départ, celui de se syndiquer dans
le sud du pays. En effet, certains syndicalistes y luttaient contre la
ségrégation raciale. Elle permet aussi aux États fédérés d’interdire les
closed shops et leurs variantes (l’embauche réservée aux syndiqués) par
des lois dites de « droit au travail » (right to work) qui sont, de fait,
des lois antisyndicales. La combativité des syndicats leur a permis
d’obtenir quelques victoires dans les États où ces lois n’existaient
pas, jusqu’au début des années 1970 ; mais l’activité syndicale est
restée beaucoup plus contrôlée que dans les autres pays occidentaux.
Les accords négociés n’ont jamais couvert que les syndiqués (alors
que, en France, ils s’étendent à tout le salariat de l’entreprise ou
la branche concernée) et les négociations sont très décentralisées
géographiquement. En outre, l’organisme fédéral chargé de réguler
les syndicats, le NLRB (National Labor Relations Board), impose
des procédures contraignantes pour leur création — même si elles
l’étaient un peu moins à l’âge de l’usine qu’elles ne le sont à l’âge
de la finance. Il faut une demande préalable d’un grand nombre de
salariés, sur un périmètre jugé adéquat par le NLRB, puis une élection
pour obtenir une accréditation pour trois ans, et cette accréditation
est révoquée si aucun accord avec la direction n’est obtenu au bout
d’un an [Sauviat et Lizé, 2010].
Quelles que soient les limites que lui pose chaque législation
nationale, la grève elle-même apparaît comme rationalisée à l’âge
de l’usine : les syndicalistes apprennent à la conduire de la manière
habituelle ; son existence est aussi intégrée dans le métier de la
gestion du personnel. Une nouvelle spécialité de la sociologie, les
« relations professionnelles », traite des syndicats, des grèves et des
négociations. La représentation des intérêts en trois blocs — les salariés,
les employeurs et les États, qui sont chargés d’arbitrer entre les deux
précédents — est appelée « tripartisme ». Elle est institutionnalisée non
seulement au sein des pays, mais aussi dans l’Organisation interna-
tionale du travail (OIT), créée en 1919 (sous le nom « Bureau inter-
national du travail »), lieu de négociation de protections minimales à
proposer à tous les pays [Louis, 2016]. Dans les assemblées constituées
selon le principe du tripartisme, comme l’OIT, le salariat est le plus
souvent représenté par des ouvriers blancs qualifiés de l’industrie, ce
qui rend difficilement audibles d’autres voix : coopératives, agricul-
teurs, artisans, employés, domestiques, cadres, organisations spécifi-
quement féminines, représentant les travailleurs immigrés ou toute
124 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
Labor Law and Policy Journal, consacre deux de ses trois numéros à
la discussion du livre d’un économiste consacré aux fractures dans
l’emploi et le travail (fissured workplace) [Weil, 2014] et à la gig
economy [De Stefano, 2015].
Il est certain que le salariat a connu des transformations depuis le
début de l’âge de la finance. L’usine fait de moins en moins référence,
du moins en Europe et aux États-Unis, car il y a au contraire de plus
en plus d’usines en Chine, en Turquie, au Maroc, etc. Les questions
de subordination et de protection sont posées en des termes en partie
différents, y compris dans le cadre de mobilisations elles aussi en
partie nouvelles. Cependant, les affirmations récurrentes sur la « fin
du travail » ou même la « fin du salariat » sont très exagérées, et ce
qui émerge diffère nettement des relations de travail quasi marchandes
de l’âge du commerce.
participation sont aussi des mots d’ordre pour la gestion des ressources
humaines et la rémunération. Les syndicats, plus rares que dans les
autres modèles, s’inscrivent dans des relations professionnelles
pacifiées : les sanctions sont rares, tout comme l’absentéisme et les
conflits.
Le quatrième modèle, moins homogène, est appelé « public en
transition » parce qu’il concerne de grands établissements (18 % de
l’ensemble mais 25 % des salariés), souvent anciens et plus souvent
que les autres sous le contrôle de l’État. Ils relèvent plutôt des secteurs
de la banque, l’assurance, l’énergie et des transports ferroviaires. Leur
marché est national et stable, la concurrence se fonde surtout sur la
qualité du service. On n’y trouve que rarement un contrôle strict sur
le travail des salariés, une organisation just in time ; l’utilisation de
normes ISO et de l’informatique est plus rare qu’ailleurs. Pourtant,
les organisations sont en transformation, souvent après des privati-
sations. Les évaluations individuelles sont fréquentes, les sanctions
rares, mais les conflits nombreux.
Entre le début des années 1990 et le milieu des années 2000, les
auteurs observent une petite augmentation de la part du modèle
toyotiste, le seul qui corresponde vraiment aux nouveautés affirmées
138 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
Un retour du marchandage ?
Les recherches en sciences sociales montrent donc qu’il n’y a pas,
pour l’heure, de « fin du salariat ». En outre, la précarité de l’âge de
la finance ressemble beaucoup à celle de l’âge de l’usine, notamment
parce qu’elle s’applique aux mêmes groupes sociaux, relégués au
segment secondaire du marché du travail. Et si de nouvelles formes
de subordination sont apparues, elles n’ont pas fait disparaître celles
de l’âge de l’usine.
Qu’en est-il de l’autre composante fréquemment discutée de la « fin
du salariat » : l’idée d’un brouillage de ses frontières avec l’indépen-
dance ? Ceux et celles qui avancent cette idée sous-estiment souvent le
nombre des circulations entre les deux statuts qui avaient lieu avant
les années 1970, dans le segment secondaire du marché du travail.
Ils oublient aussi la longue persistance de situations à la frontière du
salariat et de l’indépendance, comme celle des salariées travaillant à
domicile ou des conjointes collaboratrices d’artisans ou d’agriculteurs
LE TRAVAIL : ORGANISATIONS , STATUTS ET LUTTES 139
Les livreurs de repas à vélo étudiés par Arthur Jan sont exemplaires de ces nou-
velles figures de travailleurs, nouveaux prolétaires du capitalisme de plateforme
[Jan, 2018]. Les formes d’emploi attachées à cette activité sont très précaires : les
livreurs sont des auto-entrepreneurs. Ils mettent à disposition de la plateforme une
partie du capital nécessaire à la réalisation de l’activité : le vélo, le smartphone.
Et ils assument directement le risque économique : les revenus sont incertains et
irréguliers, la protection statutaire est très faible. Les liens avec la plateforme sont
largement dématérialisés, depuis l’embauche, qui se fait essentiellement en ligne,
jusqu’à l’encadrement et au contrôle, qui utilisent notamment la géolocalisation et
le suivi en temps réel des livraisons. En dépit de ces conditions de travail, les livreurs
ont souvent choisi cet emploi, au détriment d’autres jobs moins rémunérateurs :
le contenu du travail, et en particulier l’exercice physique qu’il impose, est un élé-
ment de motivation important pour eux. Les conditions d’exercice, physiquement
exigeantes, avec des horaires souvent tardifs, sont telles, cependant, qu’elles ne
peuvent correspondre qu’à des individus jeunes et sans enfant. Ce prolétariat des
plateformes peut, un temps, trouver une forme d’intérêt à l’exercice, mais il se
renouvelle fréquemment. L’activité de livreur à vélo est destinée à rester temporaire.
En France, le droit est différent, mais la pratique des capitalistes est similaire. Le
statut de société anonyme, qui est soumis à une autorisation par le Conseil d’État,
ne s’y applique qu’à des entreprises et pas à des associations à but non lucratif.
Mais, comme aux États-Unis, il est presque seulement utilisé par les entreprises
de transport ou financières, très rarement par l’industrie. Seulement 650 sociétés
anonymes sont autorisées entre 1807 et 1867 ; leurs actionnaires, peu nombreux,
et leurs managers sont en général issus des mêmes élites étroites. Cas extrême,
les forges d’Axat sont autorisées en 1837 avec seulement trois actionnaires, dont
un père et son fils [Rochat, 2017]. Comme aux États-Unis, c’est toutefois dans les
chemins de fer que commence petit à petit un usage différent de la forme juri-
dique, avec une baisse du montant des actions : ces sociétés sont les premières à
expérimenter les pratiques qui intéressaient Chandler.
Le point commun est que, dans ces deux grands types de secteurs,
les productions sont reconnues comme étant de qualité et reposant
sur des savoir-faire importants à la fois du côté de la main-d’œuvre
qui les fabrique et de la capacité à anticiper finement la demande.
« Flexibilité » et « qualité » sont des termes omniprésents tant dans
l’autoprésentation des entrepreneurs concernés que dans les travaux
de sciences sociales qui les étudient. Scranton [1997] ajoute l’idée que
la spécialisation peut être une stratégie alternative à la rationalisation,
la standardisation et l’accroissement de la taille de l’entreprise. Ces
dernières répondent à une concurrence sur les prix, par des économies
d’échelle. La spécialisation, elle, vise à limiter la concurrence sur les
prix en concentrant l’attention des consommateurs sur la qualité,
définie notamment en termes de style ou d’innovation.
De la flexibilité à la modularité
L’inégalité entre le centre du groupe et sa périphérie se repère
enfin au fait que si la désintégration crée de la flexibilité, donc aussi
du risque, celui-ci pèse principalement sur les entreprises situées en
périphérie des groupes. Le périmètre des groupes, en effet, n’est pas
fixe : selon la conjoncture, des entreprises y entrent et d’autres en
sortent. Acheter ou vendre des actions, se séparer d’un fournisseur
ou passer un nouveau contrat : ces changements sont plus faciles à
réaliser que la création ou la suppression d’un département entier
d’une grande entreprise intégrée. C’est donc un élément de flexibilité
pour l’entreprise qui réalise ces modifications et qui est située au centre
du groupe. Il fournit une garantie de profits pour ses actionnaires
et de plus grande stabilité d’emploi et de salaire pour ses dirigeants
et ses salariés. C’est en revanche un élément de précarité pour les
entreprises périphériques. Celles-ci sont en effet des fournisseurs du
centre. Lorsqu’elles sont situées en France, Delarre montre qu’elles
fournissent notamment des services d’expertise juridique, de recherche
et développement, de logistique, etc. Ailleurs dans le monde, elles
participent plus souvent à la production proprement dite, en vendant
des pièces détachées aux entreprises du centre. Avoir le centre d’un
groupe pour client principal, c’est se soustraire, temporairement et
en partie, aux pressions de la concurrence. Mais c’est aussi s’exposer
au risque de perdre brusquement cette position en étant renvoyé
hors du groupe.
Cette flexibilité inégalitaire se retrouve dans la plupart des grands
groupes à l’échelle mondiale. La politiste Suzanne Berger [2005] la
décrit en parlant de « modularité » : les dirigeants de l’entreprise
centrale décomposent l’activité du groupe en unités élémentaires,
qu’il s’agisse de production, de conception, de comptabilité ou autre.
Et ils la recomposent selon les circonstances, en décidant d’intégrer
ces unités ou de s’en séparer — ce qui implique des changements
dans la géographie du groupe. L’entreprise centrale peut être imaginée
comme une brique de Lego qui se distinguerait par son pouvoir de
réagencer autour d’elle d’autres briques de Lego. Berger insiste sur les
E NTREPRISES INTÉGRÉES , ENTREPRISES DISTRIBUÉES 177
juridiques ont défini la scène et une partie des règles du jeu pour
un des conflits de pouvoir centraux du XXe siècle, entre actionnaires
et managers. Il a été pour la première fois mis en évidence par un
juriste et un économiste, Adolf Berle et Gardiner C. Means, dans
leur livre The Modern Corporation and Private Property [Berle et Means,
1932] qui a tout de suite connu un grand succès [O’Sullivan, 2000].
Berle et Means présentent ce conflit comme aussi structurant pour
le capitalisme que la lutte des classes.
On l’a vu au chapitre IV, pour Chandler, l’apparition des managers
était une nécessité et quelque chose de positif : lorsque les action-
naires (les propriétaires de l’entreprise) deviennent trop nombreux
et les enjeux de gestion trop complexes, un groupe de managers
apparaît. Ces professionnels assurent la bonne marche des nouvelles
bureaucraties privées, ce qui, a priori¸ ne peut être que bon pour
leurs actionnaires. Mais Berle et Means affirment qu’actionnaires et
managers ne sont alliés qu’en apparence. Les premiers recherchent le
plus de rentabilité possible, alors que les seconds peuvent décider, par
exemple, d’augmenter leur prestige et leur pouvoir en accroissant la
taille de l’entreprise, même si cela nuit à la rentabilité du capital. Or
Berle et Means pointent le pouvoir récemment acquis par les managers
aux États-Unis. L’émergence des managers est en effet souvent décrite
comme une séparation de la propriété et du contrôle de l’entreprise :
le contrôle des opérations passe aux managers ; c’est un véritable
transfert de pouvoir. Et ce nouveau pouvoir peut leur permettre d’agir
au détriment des actionnaires.
Après avoir exercé comme ingénieur du corps des Ponts et Chaussées et travaillé
dans les chemins de fer (aux Chemins de fer de la ceinture de Paris, puis aux
Chemins de fer de l’Ouest), Gabriel Cordier devient en 1902, à 37 ans, président de
l’Énergie électrique du littoral méditerranéen (EELM), qu’il dirige jusqu’à sa mort en
1934 [Joly, 2013]. En 1918, sans abandonner son rôle à l’EELM, il devient président
de la Compagnie des produits métallurgiques Alais, Froges & Camargue, ancêtre
de Pechiney, et en 1925 de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et
à la Méditerranée — trois présidences auxquelles viennent s’ajouter des mandats
d’administrateur à Suez, à l’Union d’électricité, au Crédit national, aux assurances
La Nationale, et un siège de régent de la Banque de France (un statut similaire à
celui d’administrateur). À tous ces mandats viennent se greffer un investissement
syndical (il préside l’Union des syndicats d’électricité en 1916 et la puissante Union
des industries métallurgiques et minières — UIMM — de 1920 à 1925) et une pré-
sence dans différentes commissions mises en place par l’administration. Il siège ainsi
au Comité permanent de l’électricité et à la Commission des distributions d’énergie.
Beatrice Foods est fondée en 1894 dans le Nebraska et vend à l’origine des pro-
duits de la ferme : des œufs, du lait, du beurre. À partir des années 1950, elle se
diversifie, d’abord dans l’alimentaire (elle contrôle, entre autres marques, la Choy
Chinese Foods et Tropicana), puis dans les caravanes (Airstream Travel Trailer),
les équipements de plomberie (Culligan Plumbing Equipment), le matériel hifi
(Harman Kardon Stereo Equipment), la bagagerie (Samsonite) et bien d’autres
secteurs. En 1986, l’entreprise est rachetée par le fonds d’investissement KKR,
qui effectue une « vente par appartements » : chaque branche est séparée
des autres et revendue séparément. En 1990, Beatrice Foods a cessé d’exister.
sans l’accord des dirigeants de la seconde. Dans les années 1980, les
entreprises acheteuses revendent ensuite la plus grande partie des
entreprises achetées, afin de les spécialiser. Ces acheteurs n’ont pas
besoin d’un capital très élevé : ils s’endettent pour acheter, en
prévoyant de rembourser après avoir revendu. Dans les années 1980,
pas moins de 30 % des cinq cents plus grandes entreprises du
classement de Fortune qui étaient très diversifiées ont ainsi fait l’objet
d’une tentative d’OPA [Davis et al., 1994]. Fligstein [2001a] montre
également que les entreprises qui se sont fait racheter dans les
années 1980 n’étaient pas systématiquement celles qui avaient les
plus mauvais résultats comptables. C’est plutôt la nouvelle conception
de contrôle qui a désigné comme cibles celles dont le périmètre ne
paraissait plus optimal. Dès lors que tant de conglomérats font l’objet
d’OPA, les managers, dans d’autres très grandes entreprises, font le
choix d’une spécialisation préventive pour ne pas subir le même sort.
Alors même que, peu de temps avant, le conglomérat apparaissait
comme la forme la plus évidemment adaptée aux besoins du capitalisme,
c’est désormais l’inverse. La norme sociale parmi les managers a bruta-
lement changé. En outre, la désintégration ne se limite pas au déman-
tèlement des conglomérats. Les anciennes très grandes entreprises font
aussi l’objet d’une désintégration verticale : elles externalisent certains
services et certaines phases de production, comme dans le cas d’Apple
et des entreprises pharmaceutiques. Le passage à la valeur actionnariale
est ainsi un des facteurs majeurs de la faveur nouvelle pour les formes
d’entreprises en réseau (voir chapitre IV). La fin de la diversification ne
signifie pas pour autant que les très grandes entreprises disparaissent :
elles sont simplement plus spécialisées qu’elles ne l’étaient auparavant.
La nouvelle norme de la « compétence centrale » donne aussi naissance,
par fusions d’entreprises similaires, à de nouveaux géants : il n’y a
jamais eu, depuis 1900, autant de fusions aux États-Unis que dans les
années 1980 [Fligstein, 2001a].
L ES CAPITALISTES : ACTIONNAIRES ET MANAGERS 197
la Harvard Business School dans les années 1980, est devenue l’une
des bases de l’enseignement dans les écoles de gestion et l’un des
fondements rhétoriques des réformes menées au sein des entreprises
[Dobbin et Jung, 2010].
Outre cette évolution théorique et rhétorique, la seconde condition
nécessaire est la transformation de la législation à partir du premier
mandat de Ronald Reagan, élu président des États-Unis en 1980. Elle
met un terme aux orientations constantes des années 1920-1980 en
matière de droit de la concurrence et de l’actionnariat. La construction
de très grands groupes spécialisés sur un seul produit redevient
possible, alors que, depuis 1950, la législation antitrust en limitait
considérablement l’extension. Les OPA ne sont pratiquement plus
régulées. Sur ce point, les managers des grands groupes menacés ont
pourtant essayé de se défendre. Pas moins de soixante propositions
de loi ont été présentées pour limiter les OPA en 1984-1987, mais
sans résultat : le gouvernement Reagan s’est opposé à un retour de
la régulation sur ce point [Rao et Sivakumar, 1999]. Il a par ailleurs
promu des baisses d’impôts, ce qui a libéré du capital à placer. En
particulier, la fiscalité sur les plus-values a été abaissée dès 1978, à
la suite d’un lobbying intense de certaines entreprises, notamment de
capital-risque. C’est aussi dès les années 1970 que la jurisprudence
devient moins sévère à l’encontre des placements trop spéculatifs.
L’évolution de la législation, consécutive à l’arrivée au pouvoir de
l’administration Reagan, joue ainsi un rôle déterminant dans l’avè-
nement de la valeur actionnariale.
… et françaises
En France, ce qui différencie les entreprises les plus rentables pour
leurs actionnaires des autres à la fin des années 2000, ce n’est pas
l’identité de leurs actionnaires principaux, comme en Allemagne, mais
celle de leurs dirigeants. Les grandes sociétés cotées qui appliquent
206 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
ainsi les principes de la valeur actionnariale ont, plus que les autres,
des P-DG ou des membres de leur conseil d’administration qui ont
travaillé dans des entreprises financières ou qui ont débuté dans des
fonctions financières [François et Lemercier, 2016].
La situation est bien illustrée par deux cas extrêmes : ceux d’Accor,
un conglomérat qui possède notamment des chaînes d’hôtels, et de
la Compagnie générale de géophysique (CGG), une entreprise de
prospection pétrolière qui a longtemps été indirectement contrôlée
par l’État. Dans les deux groupes, des investisseurs institutionnels
achètent une bonne partie du capital dans les années 2000. Au sein
d’Accor, profitant de conflits entre fondateurs de l’entreprise, ils
dominent rapidement le conseil d’administration et obtiennent des
distributions très généreuses de dividendes, une politique de rachat
d’actions et un recentrage de l’activité sur les hôtels. En revanche, à
la CGG, le management et le conseil d’administration sont dominés
par des pantoufleurs ingénieurs (presque tous polytechniciens, souvent
issus du corps des Mines) qui parviennent à limiter la présence des
financiers et les politiques en faveur des actionnaires — au point que
les investisseurs institutionnels, découragés, abandonnent leur parti-
cipation. On peut donc observer, au moins dans ces cas, une lutte
directe entre deux conceptions de contrôle. Par ailleurs, on constate
plus généralement que la promotion de la valeur actionnariale est
statistiquement associée à la présence de dirigeants issus d’entreprises
ou de fonctions financières.
Comme chez Fligstein [1990], en Allemagne et en France, la
nouvelle conception de contrôle est donc promue par des financiers.
Mais, contrairement à ce que Fligstein constate aux États-Unis, ces
financiers ne sont pas des nouveaux venus. En Allemagne, les entre-
prises financières avaient toujours été présentes, à l’âge de l’usine,
dans l’actionnariat des autres entreprises. En France, les personnes
passées par la finance avaient toujours été présentes à la direction
et surtout dans les conseils d’administration des autres entreprises.
Ce qui change, ce n’est donc pas la présence des financiers, c’est le
fait que cette présence soit désormais associée à la mise en œuvre de
la valeur actionnariale : c’est pourquoi nous parlons de conversion. Les
financiers de chaque pays se sont convertis à la valeur actionnariale,
puis ils ont largement contribué à l’imposer aux autres entreprises. Les
études disponibles permettent de situer les lieux et moments de cette
conversion des financiers à la valeur actionnariale. Pour l’Allemagne,
ce sont les trois grandes banques au début des années 1990. Pour la
France, ce sont notamment les banques d’affaires Lazard et Rothschild,
mais aussi une banque publique, la Caisse des dépôts et consigna-
tions, et le ministère des Finances lui-même [Lemoine, 2016], dans
les années 1970 et au début des années 1980.
L ES CAPITALISTES : ACTIONNAIRES ET MANAGERS 207
… et encore puissants
Les managers ont tout de même été symboliquement dévalorisés par
rapport aux années 1970 — en tout cas aux États-Unis. Ils ne sont
plus libres de faire croître leurs entreprises sous forme de conglomérats
— de toute façon, les nouveaux managers ne le souhaitent plus. Mais
de nombreuses études empiriques montrent qu’ils sont loin d’avoir
perdu tout contrôle, au-delà de leurs propres rémunérations, sur les
stratégies des entreprises. Pour la France, Mary O’Sullivan évoquait
même en 2007 un capitalisme plus managérial qu’auparavant : au
milieu des années 2000, l’État limite moins les pouvoirs des P-DG, et les
actionnaires ne s’opposent toujours que très rarement à eux. Ces P-DG
des plus grands groupes français, contrairement à ceux des États-Unis,
ont mené à la fin des années 1990 et au début des années 2000 de
nombreuses fusions-acquisitions ; cela ne les a pas empêchés d’accroître
en même temps la rémunération des actionnaires.
L ES CAPITALISTES : ACTIONNAIRES ET MANAGERS 211
des choix, notamment les dirigeants des fonds de pension et des très
grandes entreprises, privilégient celles qui font avancer leurs intérêts
— avec des conséquences profondes, on l’a vu, sur les conditions de
travail des salariés comme sur l’organisation des entreprises.
L’histoire de la lutte entre actionnaires et managers souligne tout
de même que, à l’âge de la finance comme à l’âge de l’usine, l’unité
des « capitalistes » n’est pas donnée en nature. Ils ne constituent pas
un groupe homogène : les intérêts des actionnaires diffèrent souvent
de ceux des managers, et les positions des différents types de managers
sont elles aussi, souvent, antagonistes. Même si on peut repérer entre
eux des formes de collusion, il faut en comprendre la genèse plutôt
qu’en postuler l’existence. Ainsi, à l’âge de la finance, le pouvoir
retrouvé de l’actionnaire ne se traduit pas par un recul pur et simple
du pouvoir des managers, mais par un nouvel agencement de leurs
influences réciproques.
VI / Le capital : banques
et marchés financiers
Appariement et assurance
La première, sur laquelle nous allons concentrer l’essentiel de nos
développements, est une fonction dite d’« appariement ». Certains
acteurs disposent d’une épargne qu’ils et elles souhaitent placer
— et cela d’autant plus, si ce sont des capitalistes, que le profit est
pour eux et elles un but en soi. D’autres acteurs ont au contraire
besoin d’argent. C’est l’organisation de leur rencontre qui est appelée
appariement. Cette rencontre peut prendre la forme d’un emprunt :
celui qui a besoin d’argent contracte alors une dette auprès de celui
qui en dispose. La rencontre peut aussi passer par une association
dans une même entreprise (une « prise de participation ») ; dans ce
cas, on parle d’un financement en capital. Dans le cas d’une dette,
l’emprunteur rémunère le prêteur en lui versant un intérêt. Dans le cas
d’une prise de participation, celui qui apporte du capital est rémunéré
216 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
de deux manières. Soit une partie des bénéfices que l’entreprise dégage
chaque année lui sont distribués ; lorsque celui qui apporte du capital
est un actionnaire, on parle alors de dividende. Soit il revend ses parts
de propriété (qu’on appelle aussi ses « titres ») de l’entreprise pour
une somme plus élevée que celle qu’il avait investie au départ, et il
réalise alors une « plus-value » sur la revente de ses titres. Dans tous
ces cas, des intermédiaires financiers peuvent faciliter la rencontre
entre ceux qui ont besoin d’argent et ceux qui en disposent. Ce sont
ces intermédiaires qui exercent la fonction d’« appariement ».
D’autres intermédiaires, ou les mêmes, peuvent remplir une
autre fonction, qu’on appelle « assurantielle ». Certains acteurs
économiques peuvent craindre d’être exposés à des risques : avoir
un accident, perdre l’usage de ses bras ou de ses jambes, voir sa
maison inondée…, ou de perdre beaucoup d’argent sur une opération
financière. Une des fonctions des acteurs financiers, des compagnies
d’assurances notamment, est de « couvrir » ce risque, en échange
d’un paiement en amont de la réalisation du risque. Si le risque
se réalise, l’assureur prend en charge les frais correspondants. Si le
risque ne se réalise pas, l’assureur conserve les sommes qui lui ont
été versées.
Dans ce chapitre, nous nous concentrerons sur la fonction d’appa-
riement ; nous n’évoquerons la fonction assurantielle que dans le
cadre de la discussion des crises financières.
Le cas français a été moins étudié que celui des quatre pays déjà
cités, sans doute parce qu’il est plus difficile à rattacher à un des
deux idéaux-types. La Bourse et la banque, et parfois d’autres acteurs
importants, ont plutôt eu tendance à y coexister, avec des rapports
de forces différents selon les périodes. Il est utile d’évoquer cette
trajectoire pour éviter les automatismes qui font de la France un
pays éternellement étatique, donc allergique à la Bourse. L’État n’est
en réalité intervenu dans le financement des entreprises qu’en des
périodes bien précises et circonscrites. Par ailleurs, un rôle important
de l’État n’est pas du tout incompatible avec celui des marchés finan-
ciers. Cela dit, s’il fallait résumer l’histoire financière de la France
par un seul trait, ce serait sans doute le rôle important des grandes
banques depuis le début de l’âge de l’usine : ce rôle se maintient
même dans les périodes où un marché ouvert paraît dominer.
leur activité. Les titres d’État et certaines actions étaient aussi cotés
en Bourse, mais, comme on l’a vu au chapitre IV, les actions, peu
nombreuses, étaient rarement revendues.
Les moyennes fortunes restaient surtout constituées de titres de
dette de l’État, appelés « rente », encore largement placés par les
notaires. En France, la rente représentait encore en 1823 80 % des
actions et obligations en circulation. Les romans d’Honoré de Balzac
(ou de Jane Austen pour l’Angleterre) soulignent l’importance de la
rente : tout bourgeois et toute bourgeoise se doivent de connaître
ses mécanismes de base pour estimer la fortune de leurs voisins,
par exemple dans la perspective d’un mariage arrangé. Le mépris de
Balzac envers la prudence petite-bourgeoise associée au rentier souligne
aussi que, si les classes populaires n’ont pas accès à la rente, celle-ci
est déjà répandue bien au-delà des ménages les plus riches en 1840.
Au total, on peut dire que les notaires jouaient le rôle de
banques, plus que les banques elles-mêmes, dans un marché plutôt
fermé — mais où l’on ne trouvait pas l’avantage de concentration
des capitaux pointé par les économistes pour les marchés fermés
idéaltypiques.
Cette situation change rapidement au milieu du XIXe siècle.
Les notaires perdent leur quasi-monopole sur l’information, car
de nouveaux dispositifs permettent d’en obtenir. Les services des
hypothèques proposent ainsi des renseignements publics sur les
terres ou les immeubles que les emprunteurs apportent en garantie
des dettes qu’ils contractent. Simultanément, le Crédit foncier de
France voit le jour : il s’appuie sur les hypothèques pour prêter aux
petits propriétaires des campagnes. Ce sont ces changements dans
l’accès à l’information, plus que les changements politiques liés à la
Révolution française ou le lent développement de grandes sociétés
anonymes par actions, qui expliquent que les notaires cessent de
jouer un rôle central [Hoffman et al., 2001].
Dès lors, la France et les autres États sont, comme autour de 1900,
en concurrence publique entre eux auprès des investisseurs : chaque
État essaye de placer ses obligations. Il leur faut, pour cela, maintenir
une bonne réputation, ce qui passe d’abord par un travail de commu-
nication auprès de la presse puis, à partir des années 1990, auprès
des agences de notation (sur lesquelles nous reviendrons plus bas). La
« dette marchande » est, d’une manière générale, beaucoup plus visible
que la « dette non négociable » : son montant en pourcentage du
PIB fait l’objet de dénonciations publiques, voire de limites officielles
— notamment dans le cadre de l’Union économique et monétaire
européenne, depuis les années 1990.
Une banque centrale est une pièce déterminante du système financier. Il s’agit d’un
établissement chargé par un État (ou par un ensemble d’États, comme dans le cas
de la Banque centrale européenne) de mettre en œuvre sa politique monétaire,
autrement dit d’agir sur l’économie — sur la croissance, sur l’emploi, sur l’impor-
tance des exportations ou des importations — en utilisant l’offre de monnaie. La
banque centrale dispose en particulier de différents instruments qui lui permettent
de fixer les taux d’intérêt. Elle exerce à ce titre un rôle déterminant sur le système
financier : si les taux d’intérêt qu’elle fixe sont élevés, par exemple, les banques les
répercuteront aux entreprises qui viennent les voir pour emprunter.
La banque centrale joue en général un autre rôle essentiel en participant à la
fixation des règles du jeu que doivent suivre les acteurs financiers (la « régulation
financière ») et à la surveillance dont ils font l’objet : une fois les règles fixées, les
acteurs les suivent-ils ? On parle alors d’un rôle de « supervision » de la banque cen-
trale. En cas de crise, enfin, la banque centrale joue, à nouveau, un rôle décisif. Si un
acteur financier (une banque, par exemple) ne peut plus honorer ses engagements
(s’il ne peut plus rembourser ses créanciers, par exemple), il peut se tourner vers
la banque centrale. Celle-ci peut décider de lui prêter de l’argent pour lui éviter la
faillite, ou au contraire le lui refuser. C’est le rôle de « prêteur en dernier ressort ».
plus tôt qu’ailleurs dans certains États, et ce statut a été plus largement
adopté par les entreprises qu’ailleurs. Pendant longtemps cependant,
les actions de ces sociétés étaient peu nombreuses, vendues au sein
d’une élite sociale étroite et rarement revendues. De ce fait, les Bourses
états-uniennes ne jouent pas un rôle tellement plus important que
les Bourses françaises dans le financement des entreprises jusqu’au
début de l’âge de l’usine. À certains moments, à partir des années 1840,
des investisseurs étrangers, anglais notamment, s’intéressent aux
actions d’entreprises états-uniennes (des sociétés de chemins de fer,
des brasseries, puis des mines de cuivre, notamment), mais celles-ci
les déçoivent régulièrement et le marché des actions ne se développe
pas tellement. En 1914, les États-Unis sont déjà considérés comme
la première économie du monde, mais leurs entreprises ne sont pas
les préférées des investisseurs.
Comme en France, c’est surtout dans l’entre-deux-guerres que le
marché boursier des actions prend de l’ampleur, avec des rachats
et reventes bien plus fréquents, concernant des entreprises bien
plus diverses. Comme en France aussi, l’exception principale est
constituée par les sociétés de chemins de fer, dont les actions sont
au centre de l’activité boursière dès les années 1860. Enfin, encore
comme en France, avant la Première Guerre mondiale, les grandes
banques états-uniennes sont impliquées dans l’activité boursière en
tant qu’intermédiaires.
238 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
En l’occurrence, dans les années 1920 aux États-Unis, les cours des
actions ont été multipliés par trois en dix ans. De ce fait, à la fin des
années 1920, leur prix n’a plus de lien direct avec les dividendes que
les actionnaires pouvaient espérer toucher, et plus généralement avec
la valeur des entreprises. En effet, les investisseurs n’achètent pas des
actions pour les conserver et toucher des dividendes, mais pour les
revendre rapidement en réalisant une plus-value. Ce comportement
typiquement spéculatif est d’abord motivé par la croyance partagée
en l’existence d’une « nouvelle économie » (comme, plus tard, lors
de l’émergence d’Internet), portée par l’augmentation de la taille
des entreprises, le progrès technique, l’organisation scientifique du
travail ou encore l’éducation des masses. Nombre de publications
soutiennent que cette « nouvelle économie » va croître indéfiniment.
Cette spéculation généralisée est par ailleurs rendue possible par des
changements de règles du jeu qui interviennent à la Bourse de New
York dans les années 1920. Les « courtiers », autrement dit les inter-
médiaires qui vendent et achètent les actions et les obligations, sont
désormais payés « à la commission », par opération : ils ont donc
intérêt à en réaliser le plus possible. Ils vont par conséquent jusqu’à
prêter de l’argent aux investisseurs pour les inciter à acheter plus.
Les années 1920, à Wall Street, correspondent par conséquent
à ce que l’économie financière appelle une « bulle » spéculative. Il
s’agit d’une situation où le prix d’un bien (qui, une nouvelle fois,
peut être fort divers : un bulbe de tulipe au XVIIe siècle, une action
d’entreprise en 1929, un produit financier complexe, mais reposant
finalement sur la capacité de ménages pauvres à payer leur logement,
en 2008) n’a plus aucun rapport avec le profit que pourrait en espérer
le propriétaire de ce bien s’il le conservait quelque temps. Le prix de
l’action, par exemple, n’a plus aucun rapport avec les revenus que
l’entreprise est susceptible de dégager dans les années à venir. Le prix
du bien s’accroît non pas en fonction de sa valeur intrinsèque, mais
parce que les comportements d’achat deviennent « autoréférentiels » :
le prix très élevé que l’on est prêt à payer aujourd’hui n’est justifié
que parce qu’on anticipe que, demain, ce prix sera plus élevé encore.
Et cette anticipation d’une hausse à venir tient au fait que tous les
acteurs du marché observent que tous ont la même anticipation :
tous achètent aujourd’hui, c’est bien la preuve qu’il faut acheter !
Les comportements sont autoréférentiels, autrement dit, parce qu’ils
sont mimétiques.
Cette hausse des prix, toutefois, n’est pas infinie : la bulle finit
par éclater. C’est le cas lorsque les croyances s’inversent : la même
dynamique est à l’œuvre, mais elle joue désormais à la baisse, et les
prix s’effondrent très rapidement. Tout à coup, la majorité ne croit
plus à la croissance infinie des cours et cherche au contraire à
LE CAPITAL : BANQUES ET MARCHÉS FINANCIERS 241
des emprunts qui étaient utilisés pour acheter des actions. Mais ces
mesures n’ont eu que très peu d’effets. À la fin du mois de septembre,
des spéculateurs parmi les plus riches et les plus observés, comme
l’industriel John D. Rockefeller et la banque JP Morgan, commencent
à vendre des actions. Au début du mois d’octobre, les cours
commencent à baisser. Ceux qui vendent tardivement, qui suivent
le mouvement de vente et qui contribuent ainsi à l’amplifier sont
aussi ceux qui perdent le plus.
Comme celle de 2008, la crise de 1929 trouve son origine dans
une bulle spéculative très classique. C’est la manière dont chaque
crise s’étend qui est, en revanche, en partie spécifique de chaque
période. Ainsi, la plupart des économistes estiment aujourd’hui que la
crise de 1929 aurait pu rester une simple crise financière [Hautcœur,
2009]. En effet, contrairement à la situation des années 2000, où,
directement ou via des fonds de pension, une grande partie de la
population états-unienne avait des placements en Bourse, le monde
des épargnants spéculateurs restait restreint à la bourgeoisie en 1929.
Certes, les placements individuels en Bourse, réduits à une toute
petite élite vers 1900, avaient été fortement promus par les entre-
prises dans les années 1920, comme une alternative aux protections
sociales à l’européenne. L’entreprise de télécommunications AT&T,
par exemple, incitait fortement ses salariés et ses consommateurs
à acheter ses actions. Les banques commençaient, bien plus tôt
qu’en Europe, à grouper plusieurs petites épargnes pour les investir
ensemble. Mais, à la fin des années 1920, seulement un ménage
états-unien sur quatre possédait des actions [Ott, 2011]. En outre, la
crise aurait pu se limiter aux États-Unis, car peu d’acteurs étrangers
(beaucoup moins qu’en 2008 en particulier) étaient impliqués à la
Bourse de New York.
Que se passe-t-il donc pour que la crise s’étende ? D’abord, ce
ne sont pas seulement des particuliers qui placent leur argent
directement en Bourse — ou dans des banques qui y placent
elles-mêmes leur argent et fait faillite. Des entreprises aussi y
placent leur trésorerie (l’argent dont elles sont supposées pouvoir
disposer rapidement, pour pouvoir payer leurs salariés, leurs fournis-
seurs, etc.). Lorsque les cours s’effondrent, elles doivent réduire
leur activité. Et quand certaines font faillite, les banques qui leur
avaient prêté de l’argent ne peuvent pas être remboursées : elles font
faillite à leur tour. Au total, davantage de banques sont touchées
indirectement, par le biais des entreprises, que directement par la
chute des cours de la Bourse. La fragilisation des banques est un
élément déterminant dans la diffusion internationale de la crise :
les banques, en effet, se prêtent alors largement les unes aux
autres entre pays. C’est par le biais de ces relations entre banques
LE CAPITAL : BANQUES ET MARCHÉS FINANCIERS 243
ont été consacrés le fait que cette crise trouve ses racines dans les
changements de règles du jeu financier. À la différence de celles qui
ont entraîné certaines faillites retentissantes (celle d’Enron en 2001,
par exemple), l’essentiel des pratiques qui ont engendré la crise de
2008 étaient en effet autorisées. En 2008, les fauteurs de crise n’ont
pas triché : ils ont joué selon des règles qui sont pour une bonne
part responsables du quasi-effondrement du système financier.
Pour comprendre ce rôle de la dérégulation, nous allons partir
d’une description du déclenchement de la crise, en résumant les
analyses proposées par un ensemble de sociologues [Lounsbury et
Hirsch, 2010], puis par l’historien Adam Tooze [2018]. Ce déclen-
chement se joue autour des prêts immobiliers risqués, ou subprimes,
qui constituent une partie de l’activité des grandes banques et de la
« finance parallèle » aux États-Unis dans les années 2000.
D’autre part, depuis les années 1930, les prêts accordés par les
banques l’étaient principalement à des ménages blancs ; très peu
d’Africains-Américains en obtenaient. Entre 1992 et 2000, sous la
présidence de Bill Clinton, favoriser l’accès à la propriété des minorités
devient une priorité des gouvernements démocrates ; pour autant, il
n’est toujours pas question d’augmenter leurs revenus, mais plutôt
de les aider à obtenir des crédits immobiliers. La combinaison de ces
nouvelles difficultés et de ces nouveaux objectifs pousse les GSE à
s’engager, avec l’appui des banques d’investissement, dans la « titri-
sation » [Fligstein et Goldstein, 2010].
Un « accident normal » ?
Dès la fin des années 2000, des sociologues et des politistes,
après avoir établi le récit que nous venons de résumer, ont tenté de
comprendre comment la bulle avait pu prendre une telle ampleur.
Encore au début des années 2020, il est clair que cette histoire n’est
pas définitivement écrite, notamment parce qu’il est difficile de séparer
d’une part ce qui serait une recherche froide et analytique de causes
et d’autre part la désignation de responsables, qui devraient, par des
voies politiques ou judiciaires, être amenés à répondre de leurs actes.
Certains sociologues spécialistes des études sur les sciences et
techniques se sont penchés sur l’usage des techniques financières
dans la titrisation et ont mis en avant la thèse dite de l’« accident
normal », qui avait été élaborée auparavant dans le cadre de recherches
sur l’industrie nucléaire [Perrow, 1984]. Elle affirme que le système de
titrisation a été construit morceau par morceau, sans vue d’ensemble,
et est devenu si complexe que personne ne pouvait plus le contrôler.
Pendant la bulle, quand tout semblait fonctionner souplement,
personne ne s’intéressait vraiment à ce système ; ce n’est qu’après
l’éclatement qu’on a découvert qu’une petite augmentation du taux
de non-remboursements pouvait provoquer un emballement rapide
et incontrôlable [Palmer et Maher, 2010].
260 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME
Mais, d’un autre côté, le personnel des agences a aussi fait trop
confiance à ses modèles et à l’informatique lorsqu’il a été confronté
à un accroissement énorme des tâches de notation. L’agence Moody’s
note ainsi 113 produits dérivés de crédits immobiliers en 1997, mais
plus de 3 000 en 2006 ; certains de ces produits dérivent de quelques
dizaines de milliers de prêts à des ménages, d’autres de plusieurs
dizaines de millions. Et les erreurs d’estimation sur chaque prêt n’ont
pas tendance à se compenser, même si cette croyance a pu exister à
l’époque. Un des problèmes identifiés rétrospectivement tient au fait
que les modèles utilisés pour attribuer les notes sous-estimaient la
corrélation entre les risques de non-remboursement. Or il est très vite
apparu que si, dans un quartier, beaucoup de maisons sont saisies,
les prix de celles qui y sont proposées à la vente vont baisser et que
le risque de saisie va s’accroître : les risques qui leur sont attachés
ne sont pas indépendants les uns des autres.
Les agences de notation et l’ensemble des acteurs financiers ont
également trop fait confiance aux historiques de crédit individuels,
les FICO scores, sur lesquels reposait finalement tout le système. Or
ces scores portent sur les comportements de remboursement des
individus, mais ils n’intègrent pas de données sur leurs salaires, moins
encore sur les marchés immobiliers locaux. En outre, ils sont certes
standardisés et transparents, mais, précisément pour cette raison, les
emprunteurs peuvent les manipuler : il existe de nombreux guides
disponibles en ligne qui expliquent comment améliorer son score,
donc ses capacités d’emprunt. On observe ainsi rétrospectivement
que, entre 2003 et 2006, les scores ont augmenté en moyenne pour
les « mauvais » débiteurs, mais pas pour les bons, alors même que la
proportion globale de non-remboursements augmentait.
On retrouve ici une variante importante de la thèse du « fondamen-
talisme du marché ». Toutes ces difficultés de calcul et ces risques de
manipulation ont été ignorés au nom d’une croyance de principe dans
l’efficacité de la transparence et d’une croyance dans les compétences
des « quants », les modélisateurs financiers (ou analystes quantitatifs).
Or ceux-ci, issus d’un petit nombre de formations, formaient un
milieu social homogène et fermé, peu susceptible d’entendre des
critiques extérieures ou d’en produire en interne [Carruthers, 2010].
vu, dans le cadre de la classe dont il fait partie, mais ses raisonne-
ments s’appuient sur des catégories de pensée toujours partagées avec
d’autres individus. En outre, ses actions dépendent de ses relations,
pas uniquement d’ordre économique, avec d’autres personnes. Si
l’individu capitaliste est un des atomes nécessaires pour faire une
société capitaliste, il est impossible de comprendre ses actions sans
étudier les catégories de pensée et les relations sociales qui peuvent
lui servir de ressources, mais aussi contraindre son comportement.
Nous allons aborder successivement ces deux points.
Dans un premier temps, nous allons évoquer deux questions qui ont
donné lieu à de nombreux travaux en sciences sociales : les relations
entre religion et capitalisme, puis entre comptabilité et capitalisme.
Le point commun entre ces deux questions est qu’elles portent sur
les catégories de pensée utilisées par les capitalistes pour calculer
et, plus généralement, pour se représenter le monde dans lequel ils
interviennent. Ces catégories de pensée ne sont pas naturelles, mais
elles ne sont pas non plus inventées par chaque individu : elles sont
relativement partagées. En sociologie, on parle aussi d’« institutions »
pour désigner ces catégories partagées, ces logiques d’action stabi-
lisées, qui peuvent fonctionner comme des routines : elles modèlent,
sans que l’individu y réfléchisse activement, certains de ses choix
[François, 2011].
D’où viennent ces institutions ? Cette question est au cœur du
programme de recherche de Max Weber. Il met notamment en avant
l’idée d’un mouvement historique de rationalisation, qu’il associe au
capitalisme. Selon lui, certaines religions présentent des « affinités »
avec ce mouvement, et d’autres non ; par ailleurs, l’adoption de
nouvelles formes de comptabilité était nécessaire pour que la recherche
du profit pour lui-même, par des moyens rationnels, puisse réellement
avoir lieu. On va voir que les recherches qui ont repris les questions
de Weber ont, sur ce point, largement nuancé, voire réfuté ses
réponses. Elles montrent dans l’ensemble que le comportement
capitaliste est compatible avec une plus large gamme de catégories
de pensée — qu’elles soient liées, notamment, à la religion ou à la
comptabilité — que Weber ne le croyait.
Dans un second temps, nous soulignerons le fait que les capita-
listes, quand ils pensent et agissent, ne sont pas isolés, mais qu’ils
sont au contraire encastrés dans un réseau de relations. La plupart
des historiens et sociologues partagent ce constat élémentaire ; la
question est alors de savoir ce que ces relations font au comportement
capitaliste. Qu’il s’agisse de relations familiales, « communautaires »
ou interpersonnelles, on verra qu’elles peuvent jouer comme des
ressources, mais aussi comme des contraintes dans la recherche du
profit pour lui-même. Le travail relationnel, celui qui vise la création,
HOMO CAPITALISTICUS : INSTITUTIONS ET RELATIONS 269
La « finance islamique »
Le même travail de qualification se retrouve dans les communautés
juives, on l’a dit : des rabbins inventent des « fictions légales » pour
« concilier les impératifs du gain et la norme religieuse » [Oliel-Grausz,
2015]. Ce travail se retrouve aussi dans le monde musulman. Les
textes sacrés sont toujours sujets à interprétation : dès les premiers
siècles de l’islam, certains théologiens ont ainsi affirmé que le Coran
interdit toute forme de prêt à intérêt, tandis que d’autres disaient
que ce qui était interdit, c’était surtout l’esclavage pour dette (riba).
Les négociants musulmans, comme leurs homologues catholiques et
en lien avec eux, ont développé avant et pendant l’âge du commerce
des instruments de crédit compatibles avec leur religion. Ces outils
reprennent aujourd’hui une importance particulière dans le cadre de
l’essor de la « finance islamique » [Khan, 2010 ; Jouaber-Snoussi, 2012].
Les inventeurs des banques islamiques modernes s’établissent
d’abord en Égypte, dans les années 1960. Ils s’appuient sur les écrits
de réformateurs sociaux musulmans, notamment le Pakistanais Savyid
Abula-Ala Mawdudi, mais aussi sur l’expérience des systèmes coopé-
ratifs allemands : un autre type de finance se voulant une alternative
au capitalisme, développé depuis la fin du XIXe siècle. Au milieu des
années 1970 ouvre à Dubai la première banque islamique à grande
échelle. En 1979, les principes de la finance islamique entrent dans la
loi de certains pays, comme le Pakistan et l’Iran ; ailleurs, les banques
islamiques sont en concurrence avec des banques classiques. Depuis la
fin des années 2000, la croissance de ces banques est impressionnante ;
leurs dépôts sont évalués à plusieurs milliers de milliards de dollars.
Les principes qui guident la finance islamique rappellent ceux qui
ont rendu le prêt à intérêt acceptable par les chrétiens. Le risque,
tout d’abord, doit être partagé : on ne peut pas avoir un comman-
ditaire qui ne fait qu’encaisser les bénéfices ; plus généralement,
il faut éviter l’exploitation de l’une des parties par l’autre. L’idéal
serait une situation de réciprocité. Les opérations purement spécula-
tives (par exemple sur les produits dérivés — voir chapitre VI) sont
interdites et, plus généralement, les transactions doivent avoir une
« finalité matérielle », c’est-à-dire un rapport avec des biens concrets
et pas uniquement de l’argent. Enfin, il est interdit de financer des
activités elles-mêmes condamnées par l’islam, comme la production
ou le commerce d’alcool ou de produits porcins, ou les jeux d’argent.
En pratique toutefois, à l’exception de quelques structures militantes
d’ampleur limitée, les banques islamiques partent de ces principes
pour requalifier des transactions classiques du capitalisme, plutôt
que pour les éviter complètement. Elles aboutissent à des partages
des risques et des rémunérations similaires à ceux d’autres banques,
280 S OCIOLOGIE HISTORIQUE DU CAPITALISME