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contrôle de la communauté afro-américaine. Cela fait


partie de l’histoire de notre pays, qui s’est construit sur
James Galbraith: «Les plans de soutien
le dos des esclaves. La lutte pour la justice est liée à
sauvent les actionnaires, pas les emplois» la question raciale. Il y a une longue tradition d’abus
PAR MARTINE ORANGE
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 4 JUIN 2020 des pouvoirs policiers.
L’économiste américain James Galbraith analyse la Mais ces dernières années, il s’est créé une distorsion
crise économique et sociale qui touche les États-Unis. des pouvoirs de police liée à l’expérience du
Pour lui, des transformations rapides et profondes terrorisme, du 11-Septembre, qui a dérivé. Il y a
s’imposent pour réorganiser tout le système et faire eu une militarisation de la police, ce qui n’était pas
face à la montée d’un capitalisme de précarité. le cas auparavant. Avant, la police était équipée de
chevaux, de bâtons. Aujourd’hui, les policiers ont des
Économiste, enseignant à Austin (Texas), James
équipements hallucinants – des fusils, des grenades,
Galbraith travaille depuis des années sur le
etc. – qui les transforment en soldats, leur donnent des
keynésianisme, la montée des inégalités. Il a participé
moyens disproportionnés. Aujourd’hui, les gens disent
à l’élaboration des programmes économiques de
assez. Il y a trop d’abus, trop de meurtres, trop de
Bernie Sanders. La crise sanitaire, l’effondrement
manque de respect.
économique, la montée spectaculaire du chômage
aux États-Unis provoquée par la pandémie sont pour Dans leur grande majorité, les manifestants se
lui l’illustration de l’inefficacité d’un capitalisme conduisent de manière très disciplinée, en veillant à
financier incapable de répondre aux intérêts publics. respecter les distances sociales pendant cette période
Dénonçant les mesures mises en œuvre, il affirme d’épidémie. L’immense majorité veut manifester
que le retour à une certaine normalité tient du rêve. pacifiquement. Au niveau municipal, les élus essaient
Pour lui, il y a deux voies possibles désormais : d’exercer leur contrôle sur la police, d’éteindre
soit la répression de toute contestation pour maintenir la violence. Les communautés souhaitent aussi
les hiérarchies existantes au prix d’une montée manifester paisiblement, recherchent le dialogue. Il y
vertigineuse de la précarité, soit la reconstruction a eu des incidents autour de certains magasins. Mais
sociale de tout le système autour des intérêts publics, à ce que l’on voit, ce sont des personnes qui viennent
de la santé, de l’environnement. Il revient également d’ailleurs, qui ne font pas partie des manifestants.
sur la vague de colère et de protestations qui traverse D’où viennent-ils ? On ne le sait pas. Ils font le jeu des
tous les États-Unis après le meurtre de George Floyd. extrêmes.
Entretien. Donald Trump semble vouloir récupérer tous les
Que disent, selon vous, les protestations dans tout événements pour sa campagne. Le pourra-t-il ?
le pays après le meurtre de George Floyd sur Il est évident que Donald Trump veut une
les États-Unis aujourd’hui ? Les liez-vous à la répression très forte. Il souhaite même l’intervention
pandémie, comme certains commentateurs le font, des militaires contre les manifestants. Réprimer
en soulignant que la communauté afro-américaine aveuglément, faire intervenir l’armée serait une grosse
est la plus touchée par le Covid-19, la plus exposée erreur politique, la symbolique serait désastreuse.
au chômage avec le confinement ? Est-ce que Trump va finir par imposer ses vues ? Pour
James Galbraith : Je ne crois pas qu’il y ait un l’instant, personne ne le suit. C’est une chance d’avoir
effet particulier lié à l’épidémie. La communauté afro- un État fédéral en ce moment : les forces de l’ordre
américaine a toujours été la plus désavantagée. Et il agissent sur instruction des gouverneurs et des élus des
n’y a malheureusement rien de neuf dans l’affaire de villes. Même les gouverneurs républicains n’ont pas
George Floyd. La fonction policière aux États-Unis est caché leur dégoût face aux discours du président.
conçue de longue date sur la répression raciale et le

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Mais personne ne sait comment cela va évoluer. Grande-Bretagne. Ici on a un phénomène qui est en
Même si la situation se calme, nous sommes face à rapport avec l’idéologie individualiste, le fait que
des injustices très nombreuses, très profondes, très l’économie dépend d’une façon très profonde, très
ancrées. Il est difficile de voir comment on peut fondamentale des marchés de capitaux. C’est l’aspect
changer cet état d’injustice sans une intervention le plus important. Cette domination des marchés des
déterminée au niveau de la présidence, comparable à capitaux a imposé des effets politiques et économiques
la politique menée par Kennedy et surtout Johnson sur sur les États-Unis. Elle conduit les gouvernements
les droits civiques. à choisir des priorités, des objectifs politiques qui
En tant qu’économiste, qu’est-ce qui vous a le plus contredisent la santé publique, qui diminuent notre
frappé au cours de ces deux derniers mois marqués capacité de combattre une menace sanitaire, un virus.
par un quasi-arrêt de l’économie mondiale ? Dans les hôpitaux, on a eu une marge de manœuvre
Pour moi, le fait le plus frappant a été la manière dont minuscule. On n’est pas arrivé à la situation de
les différentes sociétés à travers le monde entier ont Bergame, où les hôpitaux ne prenaient pas en charge
réagi contre l’épidémie. En particulier, la différence les personnes de plus de soixante ans mais on a évité
entre la réponse qu’on a vue en Asie, c’est-à-dire la catastrophe de justesse. On n’a pas eu la capacité de
surtout en Chine, en Corée du Sud, au Viêtnam, donner aux gens, même pas aux personnels de santé,
mais aussi dans certains pays de l’Ouest, comme la les masques et les protections nécessaires. Beaucoup
Nouvelle-Zélande et même l’Allemagne, et les autres. de personnes ont couru des risques. Il n’y a pas eu
Ces pays-là se sont organisés d’une façon rapide pour de protection pour les travailleurs essentiels, dans les
éteindre à peu près l’épidémie et y répondre sans transports, dans l’agroalimentaire. Cela aurait dû être
provoquer une crise de toute la société. une priorité. C’est une situation inacceptable.
Et puis, il y a les pays, notamment en Europe, Pendant deux mois, on a été sans gouvernement
qui se sont trouvés démunis. L’Italie, l’Espagne et fédéral, ce qui est inédit. Dans les grandes villes, dans
aussi la France, qui avaient diminué leur capacité de certains États, des mesures ont été prises qui ont ralenti
santé publique, n’ont pas réagi avec efficacité pour la progression du virus, qui ont diminué la mortalité.
pouvoir endiguer rapidement l’épidémie, ce qui les Mais les pressions politiques sont parvenues à faire
a amenés à subir beaucoup de pertes. Ce n’est pas lever une partie de ces mesures. On a préféré se lancer
un hasard : ce sont des pays qui ont subi le plus dans l’inconnu au nom du principe de faire revivre
d’austérité surtout après la crise de l’euro, laquelle l’économie plutôt que de préserver la vie des gens.
leur a imposé d’importantes remises en cause de leur Mais parce que cette économie dépend de la finance,
politique publique, de moyens consacrés à la santé. du système financier, cela ne va pas marcher.
Il leur a fallu beaucoup de temps pour trouver une Depuis le début de la crise, les gouvernements se
certaine efficacité. disent prêts à mettre des milliards dans des plans de
soutien à l’économie. Vous dites qu’ils se trompent
en utilisant les mêmes moyens que lors de la crise
financière.
Face à la pandémie, les gouvernements ont considéré
que c’était un problème économique comparable à la
crise financière et que la solution était d’y mettre de
l’argent, des milliards. Mais avant, il y a une question
© DR
Mais la situation a été encore plus difficile pour de priorité et d’efficacité : il faut juguler la pandémie,
les pays qui se sont trouvés au sein de l’idéologie donner aux personnes les moyens de se protéger, de ne
néolibérale, c’est-à-dire surtout les États-Unis et la plus avoir peur.

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Bien sûr, il faut que les gens au chômage aient les précipiter dans les magasins, acheter des voitures. On
moyens de vivre. Mais se contenter de donner 1 000 est dans la magie d’un retour à la normalité. Mais c’est
dollars par personne, ce n’est pas le bon moyen. Il un rêve.
aurait été bien préférable, surtout compte tenu de notre
système social, de faire ce qu’ont fait de nombreux
pays européens, c’est-à-dire maintenir le lien entre
les gens et leur entreprise, de financer du chômage
partiel pour préserver les emplois. D’autant que pour
de nombreuses personnes, leur assurance-santé, leur
protection sociale est liée à l’entreprise.
Surtout quand leurs assurances s’arrêteront, les
chômeurs aux États-Unis vont se retrouver sans rien.
Ils ont fait plonger les gens dans le chômage. Cela va
être beaucoup plus difficile de repartir.
La magie d’un retour à la normalité
Certains économistes voient pourtant dans ces
plans de soutien, dans ces stimulus, un abandon
du néolibéralisme, un retour au keynésianisme.
En tant qu’économiste qui a toujours défendu le
keynésianisme, partagez-vous cette analyse ? Prenez les avions. La moitié de la production
Les stimulus ou les programmes de soutien reviennent aéronautique depuis quarante ans est à terre. Dans
à arroser le système économique de liquidités cette situation, qui va acheter un nouvel avion ?
pour soutenir la demande. Mais ce n’est pas du C’est fini et peut-être pour des années pour le secteur
keynésianisme. L’idée de Keynes, telle qu’il l’a aéronautique. La situation est la même pour les hôtels,
défendue et telle qu’elle a été mise en pratique avec les restaurants, tout ce qui touche au tourisme, les
le New Deal, était d’employer les chômeurs et de les centres commerciaux. La construction automobile
remettre au travail pour faire quelque chose d’utile à est à l’arrêt. L’industrie énergétique, si importante
la société. Là, les sauvetages servent les actionnaires, au Texas où je vis, commence à fermer. À un
pas les gens. certain moment, les excédents dans l’énergie qui ont
été si profitables pour l’économie américaine, mais
Comment voyez-vous la sortie de cette période
pas pour l’environnement, surtout après la crise de
de confinement ? Pensez-vous, comme certains
2008 risquent de disparaître. Les États-Unis risquent
l’affirment, que la reprise va être très rapide ?
de se retrouver dans la situation des années 1970,
Il y a effectivement des économistes qui soutiennent dépendants des importations pétrolières. On peut
qu’une fois la pandémie passée, l’économie va repartir multiplier les exemples.
comme une fusée, qu’on va retrouver les niveaux
Un des facteurs fondamentaux est que, dans le même
précédents de consommation, que tout le monde va se
temps, les dettes des ménages et des entreprises
n’ont jamais été aussi élevées. Ceux qui ont perdu
leurs revenus n’ont pas perdu leurs obligations de
rembourser. Nous nous retrouvons face à des nœuds
d’endettements partout. Et rien n’est prévu dans le
système américain pour pallier ces risques. Alors
forcément, tout cela ne peut qu’inciter les ménages

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à adopter des comportements de précaution. Même La réponse, c’est l’argent politique. Sanders a été
ceux qui ne sont pas directement touchés par la crise manœuvré par l’establishment démocrate pour qu’il
n’auront plus la même insouciance, la même volonté abandonne sa campagne. Tous les autres candidats
de dépenser. ont abandonné pour se ranger derrière Joe Biden pour
Nous risquons d’être confrontés dans le meilleur cas à éviter que Sanders gagne. Il a malgré tout réussi à
une stagnation qui va durer des années, et dans le pire, obtenir plus d’un tiers des voix démocrates.
à une dépression profonde. Mais je crois, c’est un avis tout personnel, qu’il y
Vous écrivez que maintenant il y a deux voies avait des questions très difficiles, structurelles, qui
possibles, l’une faite de répression pour maintenir ont pénalisé sa campagne. Il y a quatre ans, Sanders
les hiérarchies existantes, l’autre allant vers la avait un programme assez simple, très clair, qui
reconstruction sociale de tout le système. Est-ce portait sur l’assurance sociale pour tous, le salaire
que vous n’avez pas le sentiment que tout est déjà minimum, le contrôle des banques, l’annulation des
enclenché pour perpétuer l’existant ? dettes des étudiants. C’était un programme qui avait
attiré beaucoup de jeunes mais qui lui permettait aussi
C’est sûr. Nous avons un gouvernement de prédateurs.
d’avoir une audience auprès des électeurs de la classe
Toutes les intentions sont mises en œuvre pour
ouvrière, ce qui lui a donné une force étonnante lors
déposséder les gens de leur maison, détruire les
de sa campagne contre Hillary Clinton.
protections sociales, mettre à terre les syndicats,
annuler les contrats pour les retraites. C’est très clair. En 2020, Sanders a essayé d’élargir sa base électorale,
notamment vers la communauté afro-américaine. Il
Les menaces de banqueroute agitées dans certains
a fait une campagne plus étendue incluant dans son
États sont un moyen de détruire les retraites des
programme toutes sortes de sujets. La liste était
fonctionnaires et des agents publics. Mettre les gens
énorme. Mais il n’a pas réussi à élargir sa base.
au chômage est une manière de détruire les syndicats.
Face au chômage massif, les gens n’oseront plus
réclamer. Saisir les maisons afin de les placer sous
contrainte. Certains pensent que tout cela va s’achever
rapidement. Je ne suis pas sûr. Les délocalisations,
les destructions, le chômage peuvent se poursuivre
pendant des années.
J’espère toutefois qu’il y aura une capacité
d’organisation politique pour dire non, que cette fois
il y ait une exigence de réorganisation des obligations
financières pour que le coût de cette crise soit payé par
ceux qui ont gagné le plus.
Vous avez participé à l’élaboration du programme
de Bernie Sanders, qui a mobilisé beaucoup
pendant sa campagne. On s’attendait à ce que la
crise provoquée par le Covid-19 remette dans le
débat un certain nombre de propositions, comme la Mais les idées fondamentales de Sanders sont les
Sécurité sociale pour tous, qu’il avait avancées. Or priorités de la population américaine pour les vingt
il n’en est rien. Pourquoi ? ans à venir. Il a déterminé les priorités, le débat
politique. Derrière, il y a toute une génération de
jeunes qui était aux côtés de Sanders, et qui est là pour

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les reprendre et les porter. Mais notre problème est brillante. Ce capitalisme de précarité s’inscrit en
que tout est accéléré en ce moment. Il nous faut des contraste avec le sujet des inégalités. J’ai beaucoup
transformations rapides et profondes pour faire face à travaillé sur les inégalités depuis vingt ans. D’un point
la crise économique. Il y a une urgence à réorganiser de vue statistique, les études dans ce domaine sont tout
notre système. Beaucoup de choses sont à faire pour à fait pertinentes. Mais dans son incarnation politique,
la santé publique, assurer la protection des personnes, cette approche a un caractère assez statique, assez
aborder les changements climatiques. artificiel. Sans compter que, posée en ces seuls termes,
Vous avez récemment chroniqué un livre de cette question véhicule un sentiment de jalousie, même
l’universitaire Albena Azmanova, Capitalism on si les gens ont des difficultés à l’admettre.
Edge. Elle y décrit la fin du néolibéralisme et La précarité, la situation d’incertitude dans laquelle
l’entrée dans une nouvelle ère du capitalisme, le les gens se retrouvent, les capacités à avoir accès
capitalisme de précarité, sur lequel vous insistez aux services publics, c’est là qu’on doit concentrer
beaucoup. La crise que nous connaissons risque- les programmes politiques et les idées mobilisatrices.
t-elle selon vous d’accélérer cette montée de C’est sur ces sujets qu’il faut travailler, chercher
la précarité, d’insécurité, d’instabilité pour la des remèdes, d’autant que le phénomène risque de
majorité des populations ? s’accentuer. J’espère que ces analyses vont pénétrer
J’ai une dette assez importante envers Albena dans la conscience politique, pour qu’on puisse
Azmanova qui a exprimé cette évolution de façon changer la façon dont on aborde ces questions, qu’on
très claire. J’ai été très impressionné par ce livre. puisse aussi mieux mobiliser les gens parce que cela
Sa démonstration sur ce capitalisme de précarité est répond à leurs préoccupations.

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