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RB 114 (2007), p.

208-236 École Biblique (Jérusalem)

DE JOSUÉ À JÉSUS,
VIA QUMRÂN ET LE “PAIN QUOTIDIEN”
par
Étienne NODET, o. p.
École Biblique
POB 19053 Jérusalem-IL
<nodet@ebaf.edu>

RÉSUMÉ

Selon Jos 5,2-12, Josué célébra, après la traversée du Jourdain et un renouvellement de


l’Alliance, une Pâque d’arrivée en Terre promise ; la manne cessa, et les Israélites
commencèrent à manger du produit du pays. Le tout forme un modèle littéraire d’entrée
dans le monde divin, sur terre ou dans le Royaume. On le retrouve à l’œuvre aussi bien à
Qumrân que dans la vie publique de Jésus selon les synoptiques, qui va du Jourdain à un
ultime repas, où tous les éléments de la Pâque de Josué sont présents.

SUMMARY

After crossing the Jordan river and renewing the Covenant, Joshua celebrated Passover
at Gilgal ; then the manna ceased and the Israelites began to eat the produce of the
Promised Land (Jos 5,2-12). This narrative provides a literary pattern for the entrance into
the divine world, on earth or in heaven. It helps explain the strange position of the Qumran
site as an Essene settlement, the crowds around John the Baptizer in the wilderness, and
Jesus’ public life, from the Jordan to the Last Supper, which concentrates all the features of
Joshua’s Passover, including his very name Iesous “God saves”.

Introduction

La Pâque juive traditionnelle se concentre sur la sortie d’Égypte, mais il est annoncé une
nouvelle Pâque « quand vous serez entrés dans le pays que le Seigneur vous donnera » (Ex
12,25). Selon Jos 5,10, c’est ce que les Israélites firent à Gilgal, après avoir traversé le
Jourdain à pied sec et rétabli la circoncision qui avait été abandonnée. Le lendemain de la
Pâque, la manne cessa et ils mangèrent du produit du pays.
Il ne s’agira pas ici d’étudier la traversée du désert, avec la disparition de la circoncision,
mais de considérer cette scène comme la source d’un modèle littéraire : traverser le
Jourdain signifie entrer en Terre promise ; la circoncision, condition nécessaire pour pouvoir
manger l’agneau pascal (Ex 12,48), est aussi le renouvellement de l’Alliance conclue avec
Abraham (Gn 17,10). Aux deux rites de la circoncision et de la Pâque, il faut ajouter la
É. Nodet De Josué à Jésus 2

Pentecôte, qui en forme le complément comme fête des prémices du produit du pays.
Ce modèle a véhiculé des significations majeures sous divers aspects : il peut expliquer la
position de Jean-Baptiste ou de Theudas au voisinage du Jourdain ; il gouverne la vie
publique de Jésus, du Jourdain à la dernière cène ; il permet de comprendre certains aspects
du site de Qumrân et de l’apparition des esséniens. Il est cependant nécessaire de
commencer par un examen détaillé du récit de la Pâque de Josué.

1. La Pâque de Josué

Après la traversée du Jourdain, les Israélites arrivèrent à Gilgal et y campèrent1 (Jos


4,19). À ce lieu se rattachent de nombreuses traditions de conquêtes, ainsi que le récit
d’une Pâque inaugurale (Jos 5,2-12).
Le TM et la LXX donnent des versions assez différentes de la Pâque de Josué. Pour la
LXX, on suit l’édition de Rahlfs, et sa préférence pour le ms. B. Les italiques indiquent une
divergence entre TM et LXX, soit que la LXX interprète le TM, soit qu’elle atteste un texte
différent. Lorsqu’il n’y a ni addition ni omission et que la distinction entre ces deux cas paraît
malaisée, il est plus sûr de supposer que la LXX interprète (ex. « erré » v. 6 ; « blé » v. 11-
12).

Jos 5 TM LXX (ms. B)


v. 2b Et à nouveau (w∆wb) circoncis les fils Et assieds-toi (w∆b) et circoncis les fils
d’Israël une seconde fois (∆nyt). d’Israël (A suit TM).
v. 3 Et Josué se fit des couteaux de pierre Et Josué fit des couteaux de pierre
effilés
et circoncit les fils d’Israël à et circoncit les fils d’Israël à
un endroit appelé
la Colline des Prépuces. la Colline des Prépuces.
v. 4 Et c’est l’affaire (hdbr) que Josué cir- Et de cette manière (trqpn) Josué
concit (ml) “circompurifia” (qerjekêiaren)
toute la nation sortie d’Égypte : les fils d’Israël,
les mâles, tous les hommes de guerre ceux qui étaient en chemin et ceux qui
étaient morts dans le désert étaient incirconcis parmi
en chemin à leur sortie d’Égypte. les sortis d’Égypte.
Josué les circoncit tous.
v. 5 Car tout le peuple sorti était circoncis
et tout le peuple né dans le désert en
chemin à leur sortie d’Égypte n’était
pas circoncis.
v. 6a Car les fils d’Israël avaient marché Car Israël avait erré (£nΩstraqtaj)
quarante ans quarante-deux ans (sic)
dans le désert (mdbr), dans le désert Madbaritis (doublet),

1
. Cf. François LANGLAMET, Gilgal et les récits de la traversée du Jourdain (Cahiers de la RB, 11), Paris, Gabalda,
1969.
É. Nodet De Josué à Jésus 3

jusqu’à la disparition de tout le aussi étaient incirconcis la plupart des


peuple, les
hommes de guerre sortis hommes de guerre sortis de la terre
d’Égypte, qui n’avaient pas obéi à la d’Égypte qui n’avaient pas obéi aux
voix de Yhwh, commandements de Dieu,
v. 6b à qui avait juré Yhwh de ne pas leur à qui il avait déclaré qu’ils ne ver-
montrer (hr≤wtm) la terre que raient (r≤wtm) pas la terre que
Yhwh avait juré à leurs pères de le Seigneur avait juré à leurs pères de
nous donner, nous donner,
une terre ruisselante de lait et de miel. une terre ruisselante de lait et de miel.
v. 7 Et leurs fils, il les établit à leur place ; À leur place, il établit leurs fils,
Josué les circoncit car ils étaient que Josué circoncit car ils étaient restés
incirconcis, incirconcis
car on ne les avait pas circoncis
en chemin. en chemin.
v. 8 Et il fut, quand tout le peuple acheva Puis, ayant été circoncis ils eurent du
(tmw) d’être circoncis, repos (n˙w),
qu’ils restèrent sur place au camp jus- restant sur place dans le camp jusqu’à
qu’à leur guérison. leur guérison.
v. 9 Et Yhwh dit à Josué : Et le Seigneur dit à Josué fils de Nûn :
Aujourd’hui j’ai ôté de vous la honte Aujourd’hui j’ai ôté de vous la honte
de l’Égypte. de l’Égypte.
Et il appela ce lieu du nom de Gilgal Et il appela ce lieu du nom de Gilgal.
jusqu’à ce jour.
v. 10 Et les fils d’Israël campèrent à Gilgal.Et les fils d’Israël
Et ils firent la Pâque le quatorzième firent la Pâque le quatorzième
jour du mois, le soir, jour du mois, à partir du soir,
dans les steppes (b·rbwt) de Jéricho. à l’ouest (°q´ dusµ›n) de Jéricho
au-delà du Jourdain, dans la plaine
v. 11a Et ils mangèrent sur le produit de la Et ils mangèrent sur le blé de la terre,
terre le lendemain de la Pâque (mm˙rt (il y avait) azymes et produits nou-
v. 11b hps˙), azymes et épis grillés, veaux (nΩa) en ce même jour.
en ce même jour.
v. 12a Et la manne cessa le lendemain, La manne cessa,
quand ils mangèrent du produit de la après qu’ils aient mangé du blé de la
terre, et les fils d’Israël n’eurent plus terre, et les fils d’Israël n’eurent plus
de manne, de manne,
v. 12b et ils mangèrent de la récolte du pays et ils firent la récolte de la région des
de Canaan cette année-là. Phéniciens (cf. 5,1) cette année-là.

Autres témoins (en dehors de la Vulgate, qui suit le TM, et du Syriaque, qui suit la LXX).
– Plusieurs témoins latéraux omettent les v. 2-8, passage que le TM place entre deux setumot (ce qui affaiblit le
lien avec le contexte : la Pâque n’est pas précédée d’une circoncision et l’enlèvement de la « honte de l’Égypte » est
représenté par l’arrivée en Canaan suivie de la crainte des rois cananéens, Jos 5,1). L’omission se rencontre dans
Josué samaritain2 (première partie des Chroniques), ainsi que dans la paraphrase de Josèphe (AJ 5:20), qui a
d’autres contacts avec le samaritain. L’argumentum e silentio est peu sûr, mais dans le contexte Josèphe suit de
près les détails de sa source ; en particulier, il a indiqué (comme 4 Q Josha) que Josué avait érigé un autel avec les

2
. Publié d’abord par Mose GASTER , « Das Buch Josua in hebräisch-samaritanischer Rezension », ZDMG 62
(1908), p. 209-279 (texte) et 494-549 (discussion) ; puis par John MACDONALD, The Samaritan Chronicle No. II
(or : Sepher Ha-Yamim) from Joshua to Nebuchadnezzar (BZAW, 107), Berlin, W. de Gruyter, 1969. Cf. Étienne
NODET, Essai sur les origines du judaïsme, Paris, Éd. du Cerf, 1992, p. 155-161.
É. Nodet De Josué à Jésus 4

douze pierres de Gilgal (cf. Jos 4,20). Pseudo-Philon3 présente la même omission (LAB 21:7).

– Qumrân. Le fragment 4 Q Josha omet ∆nyt au v. 2 et lit r≤wtm au v. 6b, comme la LXX.

– Justin, Dialogue avec Tryphon §113, mentionne une deÎteran qerjtpµπn (cf. v. 2 TM) et « des piles de
prépuces », comme la Vetus Latina (cf. ci-après, v. 3).

– Vetus Latina. Suit en général la LXX, avec quelques conflations ou paraphrases :


Le v. 3 lit ...et circumcidit filios Israhel et posuit grumos praeputiorum in loco qui nunc vocatur Collis
praeputiorum « et il circoncit les fils d’Israël et mit des piles de prépuces en un lieu qui est appelé maintenant
“Colline des Prépuces” ». Cette tournure, qui provient d’une double traduction suggère que Josué avait apporté
des prépuces recueillis lors de circoncisions précédentes, i. e. avant la seconde circoncision indiquée par le v. 2 TM.
(Cf. Ct Rabba ci-après.)
Le v. 4 (début) combine le TM hoc verbo quo circumcisa est et la LXX hoc autem modo purgavit.
Le v. 5 manque.
Le v. 6 met le v. 6a TM avant l’ensemble du v. 6 selon la LXX (mais en harmonisant la durée, XL annis).
Le v. 7 lit eo quod fuissent in itinere circumcisi.

– Le Latin africain est attesté par deux citations.


Cyprien, Testim. I:8 cite Et dixit Dominus ad Iesum... et circumcide secundo filios Israel (cf. v. 2 TM) se fondant
sur le double sens de Iesus (Josué et Jésus), il explique qu’après l’abolition de la première circoncision il est promis
une seconde, qui sera spirituelle.
Augustin, Quaest. lib. VI, a un texte en général conforme à la LXX, mais il lit au v. 2 iterum « une seconde fois ».
Ayant cité les v. 2-6a, il conclut qu’aucun individu ne fut circoncis deux fois, mais que c’est l’ensemble du peuple
solidaire qui fut circoncis une seconde fois. Le passage ne peut donc justifier un second baptême ou une
circoncision spirituelle.

– Un Midrash tardif (Ct Rabba 1.12.3) se demande qui avait circoncis les Israélites en Égypte avant la première
Pâque, Moïse ou Josué. Pour le v. 2 TM c’est manifestement Josué, qui opère pour la seconde fois (quelle que soit
la vraisemblance d’une telle assertion4). La question provient donc de l’incidence d’un autre témoin ; ce ne peut être
que la LXX ou sa source5 (cf. 4 Q Josha cité, qui a des leçons de type LXX), car selon le v. 2 LXX il est clair que
Josué opère pour la première fois.

Ces divers témoignages indiquent que l’histoire du texte et de sa transmission est mal
assurée. D’abord, les commentateurs ont observé que le passage sur la circoncision (v. 2-
9), qui est assez embrouillé, n’est pas de la même venue que celui sur la Pâque (v. 10-12),
qui suppose Gilgal connu6. Dans cette ligne, l’omission du premier passage chez certains
témoins latéraux n’est pas nécessairement le fait du hasard ou la trace d’un accident. En
effet, l’obligation de la circoncision pour la Pâque est stipulée par la loi de Moïse (Ex
12,25), mais on trouve diverses traces d’une tradition selon laquelle Josué était législateur
local, avant d’être redéfini comme héritier de Moïse venu d’Égypte. Ainsi, selon Ne 8,1-17
le livre de la loi de Moïse est proclamé par Esdras à Jérusalem devant les Juifs rapatriés de

3
. Cf. Howard JACOBSON, A Commentary on Pseudo-Philo’s Liber Antiquitatum Biblicarum. With Latin Text and
English Translation (AGAJU, 31), Leiden-New York-Köln, Brill, 1996, I:125 et II:687.
4
. Car concrètement la tradition rabbinique introduit deux phases dans le rite de circoncision, cf. b.Yebamot 71b
(sur zipy de Jos 5,2), et Dt Rabba § 6 sur Ex 4,26 et Gn 17,13.
5
. De nombreux dits rabbiniques supposent une connaissance de la LXX, ou plus probablement de sa source. Par
exemple, Ex 21:29 TM dit, à propos du propriétaire d’un bœuf réputé dangereux epxnyi $le « et s’il ne l’a pas
surveillé » (et de même PHILON, Spec. leg. 3:145), mais la LXX met ka´ µœ £van#s∆ aÄtõn « et s’il ne l’a pas
détruit », de epcnyi $le. Dans la Mishna, un dit combine les deux leçons (m.Baba Qama 4:9) : « La seule manière
de la surveiller est avec un couteau ».
6
. Cf. la synthèse d’Augustin GEORGE, « Les récits de Gilgal en Josué (V, 2-15) », dans : Mémorial J. Chaine,
Lyon, Facultés Catholiques, 1950, p. 169-186.
É. Nodet De Josué à Jésus 5

Babylonie ; ils découvrent et mettent en pratique le précepte de la fête des Tentes (selon Lv
23,33-36) dans une grande liesse, puis vient un commentaire remarquable : « Ils n’avaient
rien fait de tel depuis les jours de Josué, fils de Nûn. » En Jos 24, Josué est campé comme
législateur lors d’une assemblée à Sichem. Il prononce un discours qui rappelle l’histoire
depuis Abraham, puis demande aux Israélites s’ils veulent servir Yhwh. La version samari-
taine, très courte, est instructive, car elle fait de Josué un législateur strictement local, sans
lien avec Abraham ni Moïse : son discours se limite à une invitation à servir Yhwh, divinité
locale (Jos 24,14-16, précédé d’une intrusion de Dt 4,34), et la réponse du peuple omet la
confession historique des v. 17-21a. Dans ces conditions, on peut imaginer soit une Pâque
sans circoncision, soit plutôt que tous étaient déjà circoncis, si l’on omet toute coupure lors
de la traversée du désert7. En effet, le thème d’une nouvelle circoncision suppose que ceux
qui entrent en Canaan sont assez différents de ceux qui sont sortis d’Égypte (cf. Ex 12,38 ;
Nb 11,4).
Quant à l’ensemble du texte, circoncision incluse, il reste difficile, tant à cause de sa
lourdeur narrative que des variantes. La LXX, outre quelques effets stylistiques, a
certainement des traces de révision, puisqu’on voit au moins deux double traductions : de
mdbr au v. 6a et de ·rbwt au v. 10 ; on peut y ajouter une double traduction paraphrasée
de la Colline des Prépuces chez Justin (et Vetus Latina). Certains affirment que la LXX,
dégagée des révisions, dépend d’un hébreu plus ancien que le TM, qui est plus précis pour
les règles concernant la Pâque et aurait donc été adapté en ce sens8. L’argument est
cependant fragile et peut se retourner ; en effet, d’autres soutiennent que la LXX interprète
le TM en gommant quelques aspérités narratives9 ; on peut d’ailleurs noter que celle-ci af-
firme que les couteaux de pierre furent enterrés avec Josué (addition après Jos 24,31), ce
qui évite d’en faire un précédent. Cependant, les témoignages latéraux cités laissent penser
que les deux formes du texte ont existé en hébreu et en grec. Tous deux comportent des
gloses et des remaniements.
L’examen des institutions permet quelques éclaircissements. Il faut d’abord distinguer
entre la Pâque du 14 Nissân et les Azymes10. Selon Nb 28,17 et Lv 23,5-8, les sept jours
d’Azymes suivent la Pâque11. Cela correspond à la distinction entre les deux gestes lors de
la sortie d’Égypte : les Israélites mangent la pâque avant de partir, puis les sept jours
d’Azymes suivent le départ. Dans les deux cas, il est prescrit de faire ces rites lors de
l’arrivée en Canaan (Ex 12,25 et 13,5), mais la circoncision n’est liée qu’à la Pâque.
Paraphrasant ces textes, Josèphe précise bien que les deux fêtes se suivent (AJ 3:249),
tradition qu’ont conservée les Samaritains, mais lorsqu’il fait allusion aux coutumes juives de
son temps, il parle de huit jours d’Azymes (AJ 2:317), qui incluent le 14 Nissân. Autrement
dit, l’agneau pascal est mangé avec du pain azyme (et des herbes amères, conformément à
7
. Nb 9,1-4 laisse entendre que la Pâque fut célébrée régulièrement dans le désert.
8
. C’est l’opinion usuelle depuis Samuel HOLMES, Joshua, The Hebrew and Greek Texts, Cambridge University
Press, 1914.
9
. Ainsi David W. GOODING, « Traditions of Interpretation of the Circumcision at Gilgal », dans : Proceedings of
the Sixth World Congress of Jewish Studies, Jerusalem Academic Press, 1977, I:149-164.
10
. Cf. Roland de VAUX, Les institutions de l’Ancien Testament, Paris, Éd. du Cerf, 5 1989, II:383-394.
11
. Il en est ainsi dans le « papyrus pascal » d’Éléphantine, daté de 419 av. J.-C., cf. A. COWLEY, Aramaic Papyri
of the Fifth Century B. C., London, Clarendon Press, 1923, n° 21.
É. Nodet De Josué à Jésus 6

Ex 12,8), ce qu’indique aussi un dit de Hillel l’Ancien conservé dans la Haggada rabbinique
de Pâque. C’est donc une coutume proprement juive, et même plus précisément pharisienne
– et Josèphe voulait agir en pharisien, Vie §12 –, car à la même époque Philon ne connaît
que le rite biblique où les Azymes suivent la Pâque (Spec. leg. 2:150-152).
Ce cadre permet de distinguer plusieurs éléments mêlés dans la Pâque de Josué. Les v.
11-12 TM sont confus, car deux choses distinctes sont combinées. D’une part, selon les v.
11a et 12a, la Pâque marque la fin de la période du désert, avec la manne, et le début
immédiat de la consommation du produit de la Terre promise, le lendemain. Cette vue
schématique est précisée plus concrètement au v. 12b : les Israélites consomment la récolte
des Cananéens, ce que reprend Josué dans son discours à Sichem selon lequel les Israélites
habitent dans ce que d’autres ont construit, consomment ce que d’autres ont planté (Jos
24,13-14, d’après Dt 6,10-11).
D’autre part, si le « lendemain » de la Pâque correspond bien aux Azymes (v. 11b), la
période de sept jours est omise. De plus, c’est assez peu cohérent avec le consommation du
produit de la récolte « cette année-là », puisque le pain azyme suppose l’usage du blé de la
récolte précédente. C’est donc ici un effet littéraire : les Azymes ont été « attirés » par le
« lendemain ».
Quant aux « épis grillés », ils ne se rattachent pas directement à la Pâque, mais à un rite
de prémices au printemps (Lv 2,14), ou encore à la possibilité de consommer du produit de
la moisson (« pain, épis grillés, pain cuit ») après l’offrande de la première gerbe. Ce rite de
prémices, prescrit dès l’entrée en Canaan (Lv 23,10-14), doit être fait « le lendemain du
sabbat », ce que le contexte invite à comprendre « le lendemain de la Pâque », avec
« sabbat » au sens ancien de « pleine lune ». À nouveau, c’est le « lendemain » qui a attiré
les « épis grillés », mais c’est un effet littéraire, car on peut se demander s’il est
vraisemblable d’avoir du blé nouveau au moment de Pâque, peu après l’équinoxe de
printemps. C’est en principe la saison de l’orge (cf. Rt 1,22), mais cette céréale est de se-
conde qualité (cf. Jn 6,9), voire méprisable, car elle est « l’aliment des animaux » selon
b.Sota 9a (cf. aussi AJ 5:220). L’explication des azymes comme « pain de misère » de Dt
16,3 fait peut-être allusion à l’orge.
Telle est en tout cas la question proprement agricole qu’a essayé de résoudre la LXX.
Elle omet Gilgal au v. 10, ce qui consolide le lien avec la circoncision, mais surtout elle omet
le « lendemain » (v. 11a et 12a) et précise que le produit de la terre est du blé (v. 12a). Ce
blé joue alors un rôle double : il est à la fois celui de la récolte précédente, pour les azymes,
et de la nouvelle récolte, pour les « produits nouveaux » assujettis à un rite de prémices. Le
moment de la cessation de la manne est alors imprécis, car il peut se rattacher aux azymes
ou aux produits nouveaux. Ici, la LXX s’est efforcée de gommer quelques aspérités, mais
au prix d’une banalisation du rite de la Pâque, qui se trouve détaché de l’arrêt de la manne,
c’est-à-dire de la fin de la traversée du désert. Il faut donc conclure que pour la Pâque la
LXX dépend du TM, et non d’un hébreu différent, mais cette conclusion ne peut être
étendue au passage sur la circoncision, qui est plus complexe et qui demanderait une autre
étude, car il donne une impression de remaniements mal coordonnés.
É. Nodet De Josué à Jésus 7

2. Développement d’un modèle littéraire

Dans le récit de la Pâque de Josué, l’allusion aux prémices du TM et le blé de la LXX


orientent vers un autre aspect légal, car la fête des prémices du blé est la Pentecôte ou « fête
des Semaines », laquelle est une sorte de complément de la Pâque (Lv 23,17). Le rite
consiste en une présentation de pain. À la fin du printemps, la saison convient mieux. La
consommation de la nouvelle récolte n’est possible qu’après ce rite. Ainsi, il n’est pas
aberrant de comprendre le « produit du pays » comme blé ou même pain, c’est-à-dire blé
préparé.
Ce rite de prémices attaché à la Pentecôte a pris une telle importance (soulignée par
Philon, Spec. leg. 2:147-149) que les esséniens ont multiplié les Pentecôtes, c’est-à-dire
des périodes successives de sept semaines au terme desquelles sont présentées les prémices
du pain, du vin nouveau et de l’huile, peut-être à travers une réinterprétation des fêtes
cananéennes de la Moisson et de la Récolte (Ex 23,16.19). Cela correspond suffisamment
aux cycles naturels de maturation, mais il faut souligner que les offrandes ne sont pas faites
sous la forme de produits naturels, blé, raisin ou olive, mais sont le résultat d’une
préparation (11 QT 43:7-9 ; Josèphe, G 2:147 slavon12). Tels sont les « produits de la
terre » les plus caractéristiques, car à travers la Pentecôte ils se rattachent à la Pâque13.
Philon signale chez les thérapeutes un rythme de pentacontades, mais sans plus de
précisions (Vita contempl. §65) ; étant hors de la Terre d’Israël, ils n’ont pas de lien définis
avec le produit de la Terre promise.
Le Nouveau Testament porte des traces de ces pentacontades multiples. Lors de la
Pentecôte, certains se demandent si les disciples ne sont pas « pleins de vin nouveau », ce
qui n’est guère possible en mai ou juin. Les témoins de ce qu’il est convenu d’appeler le
« texte occidental14 » (TO, restitué à partir de D, Vetus Latina, Syriaque, plusieurs
minuscules) offrent d’autres détails : selon Ac 2,1 ce sont « les jours de la Pentecôte » qui
s’accomplissent, ce qui suggère une vaste période. D’autre part, on lit en Lc 6,1 : « Or, un
sabbat (TO aj. deuterpqrŒt„ “deuxième-premier”) où il traversait des moissons, ses
disciples arrachaient les épis. » Le meilleur sens possible de cet ajout du TO est d’y voir le
premier sabbat du second cycle pentecostal, car après les prémices du pain, la nouvelle

12
. Josèphe avait d’abord rédigé la Guerre en araméen, puis il l’a traduite en grec et l’a remise à des assistants
lettrés pour en polir le style ; le résultat est le texte actuel de la Guerre. À chaque étape, il a modifié son texte, le
plus souvent en ajoutant des renseignements nouveaux, mais parfois en procédant à des suppressions. Les raisons
de croire que la version slavone repose presque sans altération sur la première traduction grecque de Josèphe sont
exposées dans RB 111 (2004), p. 262-277.
13
. D’autres passages soulignent que les prémices des produits de la terre sont à Dieu (Ex 22,28 ; Lv 2,12 ; Dt
18,4) ou destinées aux prêtres (Nb 18,12), mais sans indication de date ou de rituel. Selon Dt 26,1-11, la
présentation des prémices s’accompagne d’une sorte de confession de foi historique puis de réjouissances : c’est
l’aboutissement des promesses faites à Abraham.
14
. Cf. M.-Émile BOISMARD et Arnaud LAMOUILLE, Le Texte occidental des Actes des Apôtres, reconstitution et
réhabilitation (Synthèse 17), Paris, Éd. Recherches sur les Civilisations, 1984.
É. Nodet De Josué à Jésus 8

récolte est libérée, ce qui dans le contexte a un sens eschatologique assez net15 ; en outre,
les épis peuvent être un écho des « épis grillés » de Jos 5,11b.
L’importance symbolique du pain et du vin, hors de toute fête explicite, se remarque à
d’autres détails. La Règle de communauté de Qumrân mentionne des bénédictions
spéciales (1 QS 6:4-6). De même la tradition rabbinique : m.Ber 6:1-2 donne diverses
formules de bénédiction des produits naturels (fruits, légumes, graines, viandes, poissons,
laitages, etc.), mais deux exceptions émergent : le pain et le vin, qui ont une bénédiction
spéciale. Davantage, l’ablution des mains avant un repas n’est prescrite que s’il comporte
du pain ou du vin (b.Ber 50b). Or ce rite n’est pas une purification, qui demanderait
l’ablution de tout le corps, mais un geste sacerdotal d’entrée dans le sacré (cf. Ex 40,30-
32) ; il y a donc une trace d’un repas sacré spécial.
Quant à la Pâque de Josué elle-même, on pourrait considérer qu’elle constitue un cas
isolé peu significatif, puisque la tradition exige que l’agneau pascal soit consommé seulement
à Jérusalem, le « lieu choisi » du Deutéronome. Il en est ainsi de la Pâque d’Ézéchias (2 Ch
30,15-21), de Josias (2 R 23,21-23), de Zorobabel (Esd 6,19-22). Cependant, les sources
rabbiniques ont gardé la trace de coutumes locales de rite décentralisé, en Galilée et en
Judée (t.Beça 2:15). Par ailleurs, l’historien arabe Al-Biruni16 (X Ie s.), qui traite
d’astronomie, signale le calendrier singulier d’une secte juive qu’il appelle les Maghariyya
ou « habitants des grottes ». Il se fonde en réalité sur des manuscrits trouvés vers 800 dans
les grottes voisines de Qumrân et utilisés par les Qaraïtes. Il indique que leur Pâque tombe
toujours un mercredi (ou mardi soir), ce qui concorde avec le calendrier des Jubilés, bien
attesté dans les textes recueillis lors de la redécouverte de Qumrân. Il précise que pour eux,
la Pâque et les obligations associées ne sont prescrites que pour ceux qui vivent au pays
d’Israël. Cela s’accorde avec la Pâque de Josué, qui est associée à la consommation du
produit de ce même pays.
Pour préciser davantage le sens du rite, il faut se demander si pour d’autres obédiences
la Pâque pouvait se faire hors du pays. Philon est imprécis, puisqu’il se borne à dire que
pour la Pâque tout le peuple est prêtre comme au temps de Moïse, mais il ignore tout de
Josué (Spec. leg. 2:146). Josèphe, qui voulait réorganiser le judaïsme depuis Rome, indique
vers 93, soit bien après la chute du Temple, que le rite de l’agneau pascal est encore
pratiqué, mais il ne précise pas où (AJ 2:313 et 3:248). Cependant, un dit rabbinique de
cette époque affirme qu’un haut personnage, dans lequel on reconnaît Josèphe, voulut
introduire ce rite à Rome, mais qu’il fut menacé d’excommunication, ce qui contredisait son
désir de se poser en fédérateur. En tout cas, il n’y a pas de trace d’un tel usage chez les
premiers chrétiens de Rome.

Tous ces éléments permettent de dégager un modèle littéraire issu de la Pâque de Josué,
qui eut une influence notable comme on le montre ci-après. Il s’agit d’une entrée en Terre
15
. Cf. Jean-Paul AUDET, « Jésus et le “calendrier sacerdotal ancien” ; autour d’une variante de Luc 6, 1 »,
Sciences ecclésiastiques 10 (1958), p. 361-383 ; Étienne NODET et Justin TAYLOR , Essai sur les origines du
christianisme, Paris, Éd. du Cerf, 20022 , p. 18-20.
16
. Cité par Dominique BARTHÉLEMY, « Notes en marge de publications récentes sur les manuscrits de Qumrân »,
RB 59 (1952), p. 199-203.
É. Nodet De Josué à Jésus 9

promise, en cinq moments.


1. La traversée du Jourdain à pied sec, ce qui peut se combiner avec l’attente du retour
d’Élie (Ml 3,23-24), car il était parti vers l’orient en traversant le Jourdain à pied sec, non
loin de Jéricho17 (2 R 2,5-8).
2. La circoncision, c’est-à-dire un renouvellement de l’Alliance, puisque la Terre promise
en est l’aboutissement (Gn 15,13-15).
3. Une Pâque d’entrée en Terre promise, en écho de la sortie d’Égypte. Il y a une
certaine symétrie, puisque la première est suivie de la traversée de la mer Rouge (qui
d’ailleurs ressemble plus à un fleuve qu’à une mer) et la seconde précédée de la traversée
du Jourdain.
4. L’arrêt de la manne, nourriture anormale qui symbolise la traversée du désert18 (cf. Dt
8,2-3).
5. La consommation du « produit du pays », qui suppose une sédentarisation agricole.
Ce produit est assujetti à divers prélèvements prescrits par la Loi (dîmes, offrandes,
prémices, etc.). De ces prestations se dégage ce qui est ritualisé à la Pentecôte,
prolongement de la Pâque : les prémices du pain et du vin.

3. Après Hérode le Grand : Theudas, Jean-Baptiste

En composant ses notices sur les diverses écoles juives de son temps, Josèphe s’est
efforcé de mettre de l’ordre dans des réalités très diverses. Deux éléments permettent de
discerner et sa méthode et ses propres idées. Le premier est un souci de classification. Dans
la Guerre, il parle de la « secte » de Judas le Galiléen, l’ancêtre des zélotes, et de ses
méfaits (G 2:117-118), puis il explique que la « philosophie » juive se divise en trois
« sectes » (a≠rΩsejf). Il faut donc comprendre que le mouvement de Judas n’entre pas
réellement dans cette philosophie juive. Reprenant plus tard tout le passage dans les
Antiquités avec de nouveaux détails, Josèphe parle non plus de sectes, mais de
philosophies, et crédite ce même Judas d’en avoir fondé une quatrième (AJ 18:9). Il la
critique sévèrement, mais la terminologie indique une certaine promotion.
Le second élément apparaît en négatif à travers ces classifications : l’absence de tout
messianisme proprement dit. Il n’accorde aux zélotes aucune perspective religieuse ou
eschatologique spécifique et se borne à ridiculiser leur volonté de résister à tout maître
mortel. Ce sont simplement des « brigands », qui s’approprient les prestations lévitiques
dues au sanctuaire de Jérusalem. À propos des esséniens, il signale qu’ils s’interdisent tout
« brigandage », c’est-à-dire toute activité zélote (G 2:142), mais ne dit rien de leurs
espérances. Il se trahit cependant par un détail, en indiquant que les esséniens « considèrent
le contact de l’huile comme une souillure19 » : ils écartent toute onction, signe messianique
17
. Un lieu Gilgal est aussi mentionné (2 R 2,1), mais il paraît éloigné du Jourdain.
18
. Cf. Jan A. WAGENAAR, « The Cessation of Manna : Editorial Frames for the Wilderness Wandering in Exodus
16,35 and Joshua 5,10-12 », ZATW 112 (2000), p. 192-209.
19
. Le texte ajoute « et si l’un d’eux a dû malgré lui se laisser oindre, il s’essuie le corps, car ils prisent fort d’être
poussiéreux » (aÄwµeÏn), et non « d’avoir la peau sèche » comme le veulent les traductions modernes (LOEB,
É. Nodet De Josué à Jésus 10

typique, que refusait aussi Jacques, selon le récit d’Hégésippe20. Quant à la tradition
messianique de la royauté davidique, Josèphe l’ignore. La dynastie disparaît lors de l’exil. Il
signale bien que Zorobabel était descendant de David (AJ 11:73), mais il se borne à suivre
sa source (1 Esd 5:4), pour laquelle le personnage central est le grand prêtre Josué fils de
Yoçadaq. Pour Josèphe, le terme christos a le sens ordinaire « enduit » (AJ 8:137). Dans le
testimonium de Jesu, il emploie le terme pour qualifier Jésus au passé (AJ 18:63), mais ce
n’est guère plus qu’une étiquette expliquant pourquoi ses disciples sont appelés
« chrétiens ».
Cette ignorance ou cette censure de toute notion messianique permet de donner de
l’importance à de modestes indices, en leur restituant un certain contexte biblique. On peut
ainsi mettre en perspective des mouvements proprement zélotes, qu’il ne rattache ni à David
ni à Judas Maccabée.
Le cas le plus simple est fourni par Theudas (cf. Ac 5,36), pour lequel Josèphe donne
une courte notice (AJ 20:97-98).
Alors que Fadus était procurateur de Judée, un faux prophète21 nommé Theudas
persuada une grande partie du peuple de prendre chacun tous ses biens et de le
suivre au-delà du Jourdain. Il disait être prophète, et déclarait qu’à son
commandement la rivière se séparerait et leur offrirait un passage aisé. Parlant
ainsi il trompa beaucoup de gens. Fadus ne leur permit pas de tirer profit de cette
folie : il envoya contre eux un escadron de cavaliers, qui tombèrent sur eux à
l’improviste, en tuèrent beaucoup et firent de nombreux prisonniers. Theudas lui-
même fut capturé. Ils lui tranchèrent la tête et la rapportèrent à Jérusalem22.
Ce récit, mal rattaché aux événements du mandat de Fadus (44-45), a peut-être une
origine populaire, car il est simplifié à l’extrême ; les autorités juives sont absentes, alors que
depuis le roi Agrippa Ier elles avaient retrouvé le pouvoir judiciaire. Cependant, il est clair
que Theudas se prend pour un nouveau Josué, prêt à traverser la Jourdain à pied sec ; ses
partisans le suivent avec leurs biens, comme s’ils venaient de loin. Ils ressemblent aux
Israélites arrivant d’Égypte à travers le désert. Il s’agit donc d’une nouvelle conquête de la
Terre promise, c’est-à-dire d’une guerre, ce qui n’a pas échappé à l’autorité romaine, qui
se trouvait dans le rôle des sept nations de Canaan à abattre. Il est difficile de savoir si le
modèle de Josué à servi de référence à Theudas ou de cadre pour rapporter l’événement
ensuite. L’un n’exclut d’ailleurs pas l’autre. On ignore tout d’une perspective de circoncision
ou de Pâque, mais on peut supposer qu’un tel mouvement, qu’il faut qualifier de
messianisant, ait pu attirer des incirconcis prêts à s’affranchir de la tutelle romaine. Ce fut le
cas ailleurs (cf. G 7:438).

REINACH), qui cherchent à harmoniser avec les purifications-ablutions indiquées dans la suite. Il s’agit d’une
explication hygiénique sur les vertus (grecques) de l’huile, omise par le slavon ; elle est certainement due à un
assistant de Josèphe (cf. CAp 1:50).
20
. Cité par EUSÈBE, Hist. eccl. 2.23.3-20 : « Jacques, le frère du Seigneur, […] ne s’enduisait pas d’huile et
n’allait pas au bain » ; il n’était donc ni baptiste ni messianisant (au moins au sens des zélotes).
21
. Le terme chf désigne d’abord un magicien, puis un faux prophète (PHILON, Spec. leg. 1:315 ; 2 Tm 3,13).
22
. Comme David avec la tête de Goliath (1 S 17,54).
É. Nodet De Josué à Jésus 11

Après l’épisode Theudas, Josèphe mentionne que sous Tibère Alexandre, le procurateur
qui succéda à Fadus (46-48), il y eut une famine et que des fils de Judas le Galiléen,
Jacques et Simon, furent exécutés (AJ 20:102). Aucun autre détail n’est fourni, mais pour
donner un certain contenu à l’affaire, il faut supposer que « fils » indique l’appartenance au
même mouvement zélote plutôt que la filiation naturelle, car il y a un écart de plus de
quarante ans. De la même manière, Judas lui-même avait été défini par Josèphe comme
« fils d’Ézéchias », ce « brigand » qui avait opéré en Galilée et que le jeune Hérode avait tué
au temps de César, vers 47 av. J.-C. (cf. AJ 14:158).

Il est maintenant possible d’examiner le cas de Jean-Baptiste, qui est plus complexe, car
il combine plusieurs modèles littéraires.
Le plus simple est fourni par le quatrième évangile. Selon Jn 1,28, Jean baptisait à
Béthanie, au-delà du Jourdain ; plus tard, il opéra à « Aenon près de Selim, où il y avait
beaucoup d’eau », alors que Jésus baptisait en Judée (Jn 3,22-23). Jean avait des disciples,
mais il n’est pas dit qu’il baptisait au Jourdain. Dans sa notice sur Jean-Baptiste (AJ
18:117), Josèphe décrit ce baptême avec précision, il évoque un mouvement notable de
disciples, mais il ne mentionne pas le Jourdain.
Pour les synoptiques, Jean baptisait dans le Jourdain (Mt 3,5-6 p.), et « tout Jérusalem,
toute la Judée et toute la région du Jourdain venaient à lui ». Donc tout un peuple venait au
Jourdain, c’est-à-dire plus qu’un groupe de disciple, ce qui fait penser à Theudas, mais en
même temps il demandait aux gens de se convertir, et même refusait comme disciples des
pharisiens et des sadducéens. Il y a donc une combinaison de deux tableaux bien distincts,
ce que résume l’expression « baptiser dans le Jourdain ». Une telle immersion contredit
l’idée de « traverser le Jourdain à pied sec ». Faire repartir tout un peuple du Jourdain
rappelle Josué, mais le baptême est autre chose.
Josèphe donne d’intéressantes précisions sur la vie d’un « sauvage », qui ne sont
conservées que dans deux passages de la version slavone de la Guerre. Ce sauvage n’est
pas nommé, mais l’on reconnaît Jean-Baptiste, bien qu’il opère au temps d’Archélaüs et
n’ait aucun lien avec Jésus. Voici les récits, d’où l’on omet certains épisodes sur Hérode
Antipas, Philippe et Hérodiade, qui sont inutiles ici.
A (Après G 2:110) Il y avait alors un homme qui parcourait la Judée dans des
vêtements étonnants, des poils de bête collés sur son corps aux endroits où il
n’était pas couvert de ses poils23, et de visage il était comme un sauvage.
B En abordant les Juifs, il les appelait à la liberté en disant : « Dieu m’a envoyé
pour vous montrer la voie de la Loi, par laquelle vous serez sauvés d’avoir
plusieurs maîtres et vous n’aurez plus sur vous de maître mortel24, mais seulement
le Très-Haut25, qui m’a envoyé. »

23
. Ne pas se raser est l’un des signes du naziréat, comme de ne pas prendre de boisson fermentée, cf. Lc 1,15.
24
. C’est aussi le mot d’ordre de Judas le Galiléen et plus généralement des zélotes, qui refusaient tout maître
mortel, c’est-à-dire les Romains et ceux qui collaboraient avec eux, principalement à Jérusalem (G 2:118).
25
. Expression caractéristique du passage sur Melchisédech de Gn 14,18-22 (et fréquente dans les textes de
Qumrân), qu’on retrouve aussi dans le récit de l’enfance de Lc : en 1,32, Gabriel annonce à Marie que l’enfant sera
appelé « fils du Très-Haut » ; en 1,76, Zacharie prophétise « et toi petit enfant tu seras appelé prophète du Très-
É. Nodet De Josué à Jésus 12

C En entendant ces paroles, le peuple était heureux ; et toute la Judée le suivait, et


les environs de Jérusalem26. Et il ne leur faisait rien d’autre que les plonger dans le
cours du Jourdain ; et il les renvoyait en leur enseignant de cesser de faire le mal,
et qu’il leur serait donné un roi27 qui les libérerait et soumettrait tous les insoumis,
et ne serait lui-même soumis à personne.
D Les uns se moquaient de ses paroles, les autres y ajoutèrent foi. Il fut amené
auprès d’Archélaüs, et les docteurs de la Loi se réunirent, et on lui demanda qui il
était et où il avait été jusque alors. Et il répondit en disant : « Je suis l’homme que
l’Esprit de Dieu28 m’a assigné d’être, me nourrissant de roseaux et de racines et de
copeaux de bois. »
E Comme ils menaçaient de le torturer s’il ne cessait ces paroles et ces actes, il
dit : « C’est vous qui devez cesser vos actes impurs et adhérer au Seigneur votre
Dieu. »
F Alors, se levant avec fureur, un scribe, Simon, essénien29 d’origine, dit : « Tous
les jours nous lisons la divine écriture, et toi, sorti aujourd’hui de la forêt comme
une bête, tu oses nous faire la leçon et séduire le peuple avec tes paroles impies ? »
Et il s’élança pour déchirer son corps.
G Mais lui, leur faisant reproche, dit : « Je ne vous découvrirai pas le mystère qui
est parmi vous30, puisque vous ne l’avez pas voulu. Ainsi est venue sur vous une
perdition invincible, et par votre faute. »
H Ayant ainsi parlé, il s’en alla de l’autre côté du Jourdain31 ; et, sans que
personne osât l’en empêcher, il continua d’agir comme auparavant.

I (Après G 2:168) Ses mœurs étaient étranges, et sa vie n’était pas celle d’un
homme, car son existence était celle d’un esprit immatériel.
J Ses lèvres ne connaissaient pas le pain, et à la Pâque il ne goûtait pas non plus
aux azymes, disant qu’ils avaient été donnés à manger en souvenir de Dieu qui
avait sauvé le peuple de la captivité, et que le chemin était bref (ou urgent) vers la
délivrance32.
K Le vin et la cervoise, il ne les laissait même pas approcher de lui. Il avait dégoût
de toute chair animale. Il confondait toute injustice. Et il vivait de copeaux de
bois33.

Haut ». Sur les analogies entre 11 Q Melch et Jean-Baptiste, cf. Daniel R. SCHWARTZ, « On Quirinius, John the
Baptist, The Benedictus, Melchizedek, Qumran and Ephesus », RQ 13 (1988), p. 635-646.
26
. Cf. Mt 3,5 et Mc 1,5.
27
. Jean annonce donc un roi institué par le Très-Haut ; ce ne peut être Archélaüs, qui n’a pas obtenu ce titre et
qui sera ensuite remplacé par un préfet romain.
28
. L’Esprit a un rapport étroit avec le baptême, dans le NT comme dans la Règle de Communauté.
29
. En fait, c’est peut-être un sadducéen, car il lit l’Écriture et, dans la suite (G 2:113), le songe d’Archélaüs est
interprété par un essénien nommé Simon, d’où une possible confusion.
30
. Cf. Jn 1,26 : « Au milieu de vous se tient celui qui vient derrière moi, que vous ne connaissez pas ». Dans les
synoptiques, c’est Jésus qui s’exprime en ce sens ; il dit en Lc 17,21 : « Le Royaume de Dieu est parmi vous. » De
même en Mt 13,11 p. : « À vous il est donné de connaître les mystères du Royaume, tandis qu’à ceux-là ce n’est
pas donné. »
31
. Cf. Jn 1,28 : « Béthanie, au-delà du Jourdain, où Jean baptisait. »
32
. Ce portrait s’explique mieux si Jean est au-delà du Jourdain (« le chemin est bref »).
33
. Ce détail pourrait avoir un sens symbolique (en relation avec Is 11,1-2), cf. Francis I. ANDERSEN, « The Diet of
John the Baptist », Abr-Nahrain 3 (1961-1962), p. 60-74.
É. Nodet De Josué à Jésus 13

Comme chez les synoptiques, le sens exact du baptême n’est pas très clair, car il n’est
pas question de disciples, mais c’est une institution qui dépend peu de la personne de Jean.
Dans le NT, le « baptême de Jean » n’est pas nécessairement administré par Jean (cf. Lc
3,20-21), et il se rencontre loin de la Judée, avec Apollos (Ac 18,25) ou les disciples
d’Éphèse (Ac 19,3). Au contraire, la singularité de la personnalité de Jean-Baptiste s’inscrit
bien dans le modèle de Josué.
1. Jean convoque tout un peuple au Jourdain (§B, C). Les gens viennent non pas
d’Égypte, mais de Judée corrompue et peut-être d’ailleurs : l’expression « la région du
Jourdain » suggère une audience plus vaste, comme dans le cas de Theudas.
2. Jean lui-même ne consomme rien du produit caractéristique de la Terre promise, pain,
vin, viande, et même vêtements normaux (§A, J, K). Il est d’allure inhabituelle, aussi bien
sauvage que céleste (§A, I). Il est possible que la nourriture étrange qu’il prend (§K) se
rattache à la manne du désert, dont la nature est indécise (cf. Ex 16,14). Il est possible aussi
qu’il y ait un souvenir de Moïse, qui sur la montagne sainte « ne goûta à aucun aliment en
usage chez les hommes » (AJ 3:99).
3. Sa résidence connue est au-delà du Jourdain (§H), et il proclame que le Royaume de
Dieu est proche (§B, G). Il est remarquable qu’il s’abstient même de la Pâque (§J, K) ; son
allusion à la sortie d’Égypte indique qu’il attend comme prochaine la Pâque de Canaan, qui
devient celle du Royaume.
On voit donc que ce sauvage est proche de la Terre promise, légèrement à l’extérieur34.
On le voit aussi bien par la topographie que par le régime alimentaire. L’extrême importance
du Jourdain, comme limite symbolique, ne peut être sous-estimée.
La conformité de la personnalité de Jean au modèle de Josué est telle qu’on peut se
demander si elle ne provient pas surtout de la manière dont ses disciples ont transmis la
mémoire de son action attirant des foules. En effet, il était par ailleurs baptiste, faisant des
disciples comme d’autres à l’époque, en particulier les esséniens. C’est la fusion des deux
thèmes qui a donné le baptême dans le Jourdain, avec une addition de toutes les
significations. Selon Jn 3,22-23, Jean baptisait à « Aenôn près de Salim », quelque part en
Samarie35, alors que Jésus opérait en Judée. Dans cet évangile, les faits ne sont rapportés
que s’ils ont aussi une signification symbolique. Ici, le contexte laisse entendre (v. 26) que
Jean a traversé le Jourdain après un contact avec Jésus, ce qui a certainement un sens,
comme on le montre plus loin.

4. Qumrân, la Pâque et les Thérapeutes

À la suite de la découverte de manuscrits anciens dans les grottes voisines de Qumrân,


des fouilles furent entreprises sur le site, car les prospections de surface y avaient révélé la
34
. Le site supposé de Béthanie, au-delà du Jourdain mais proche, a été retrouvé récemment, qu’il s’agisse
réellement du lieu où Jean baptisait ou de l’endroit vénéré par les pèlerins ultérieurs.
35
. M.-Émile BOISMARD , « Aenon, près de Salem (Jean III, 23) », RB 80 (1973), p. 218-229, situe ce lieu à
proximité de Ain Far‘a, qui correspond à Tirça, une ancienne capitale d’Israël (1 R 15,33).
É. Nodet De Josué à Jésus 14

présence d’une poterie d’époque romaine semblable à celle recueillie dans les grottes. Il fut
vite acquis que certains des manuscrits provenaient d’un milieu essénien tel que décrit par
Philon, Pline l’Ancien et Josèphe. Les fouilles révélèrent un établissement de dimension
modeste, mais équipé d’un système de canaux et de bassins manifestement destinés à des
purifications. La conclusion naturelle fut qu’il s’agissait d’une colonie essénienne en relation
étroite avec les manuscrits, mais il restait une difficulté majeure : l’endroit est désertique et
impropre à toute agriculture, ce qui contredit les indications expresses de Philon et Josèphe,
qui précisent que telle était leur activité principale. D’un point de vue proprement juif, c’est
d’ailleurs évident : l’aboutissement de la promesse faite à Abraham est la présentation au
sanctuaire des prémices, ce qui suppose sédentarisation et agriculture ; c’est à cette
occasion qu’est prononcée une confession de foi historique (Dt 26,2-11) qui montre
l’importance de ce qu’exprime le rite.

Plusieurs éléments permettent de proposer une hypothèse sur l’origine de cet


établissement et sur son sens. En voici la liste.
1. Un réexamen des fouilles a abouti récemment à une révision des conclusions anciennes
sur l’histoire du site. D’une part, la chronologie reçue est notablement altérée : en dehors de
quelques traces de l’époque du Fer, on ne trouve pas d’artéfacts qui puissent être daté
avant 100 av. J.-C., c’est-à-dire avant le règne d’Alexandre Jannée ; c’est particulièrement
clair pour les monnaies. Ensuite, il apparaît que l’établissement le plus ancien était une villa
patricienne, antérieure à l’ensemble rattaché aux esséniens, lequel comprend la plus grande
partie du système d’eau et de petites constructions éparses36, sans plan d’ensemble
préétabli. Le tout est d’amplitude modeste, mais avec une discordance : les bâtiments
identifiés peuvent abriter au plus quelques dizaines de résidents stables, mais le réseau de
canaux, de citernes et de bassins de purification pourrait suffire à un gros village. En tout
cas, la nouvelle datation écarte l’hypothèse longuement soutenue d’une création par les
réfugiés du désert lors de la crise maccabéenne (1 M 2,29-38). Ceux-ci ne peuvent être
identifiés aux « assidéens » dont il est question à l’époque (1 M 2,42 ; 7,13) ; en outre, il
n’y a aucune raison de rapprocher ces assidéens des esséniens37, ni par les coutumes, ni par
le nom.
2. Aucun dispositif cultuel certain n’a été retrouvé, mais on a recueilli une certaine
quantité d’ossements non brisés de petit bétail, enterrés dans de petits vases, et non
simplement jetés au rebut. Une telle disposition suggère un caractère sacré (cf. 1 M 4,44-
36
. Cf. Jean-Baptiste HUMBERT , « Espaces sacrés à Qumrân », RB 101 (1994), p. 161-214 ; ID ., « Qumrân,
esséniens et architecture », dans : Antikes Judentum und frühes Christentum (BZNT, 97), Berlin, W. de Gruyter,
1999, p. 183-196.
37
. Cf. Étienne NODET, La crise maccabéenne. Historiographie juive et traditions bibliques, Paris, Éd. du Cerf,
2005, p. 340-381, où l’on montre d’une part que les asidaioi (miciqg), proches de Judas Maccabée, sont des
proto-pharisiens, héritiers du Babylonien Néhémie, et d’autre part que la qualité de « fils de Sadoq » dont se
prévalent les esséniens selon certains documents ne peut correspondre à un parti légitimiste fidèle au grand prêtre
Onias, car il n’y a jamais eu de dynastie « sadocide » de grands prêtres. En outre, la lacune de sept ans (159-152)
entre la mort du grand prêtre Alkime et l’intronisation de Jonathan doit être attribuée à la promotion du temple
d’Onias en Égypte (à Héliopolis, « Ville du Soleil », cf. Ex 1,11 LXX), comme le suggère Is 19,18, où « Ville du
Soleil » de l’hébreu (1 Q Isa, confirmé par un dit rabbinique, b.Menahot 110a) devient dans la LXX qljf asedek
« Ville de la Justice », avec une fausse transcription de l’hébreu.
É. Nodet De Josué à Jésus 15

46 ; AJ 2:312 ; 3:229), et les os non brisés orientent vers des restes de repas pascal (Ex
12,47).
3. On a recueilli un très grand nombre de bols et d’assiettes de facture grossière, en
particulier à proximité d’un gros four à poterie. Cette fabrication locale, purement utilitaire et
semblable à ce qu’on fabriquait en tout lieu, n’offre aucun intérêt commercial et dépasse très
largement les besoins de toute communauté locale, à moins qu’elle ne renouvelle sa vaisselle
à chaque repas.
4. Un grand cimetière de plusieurs centaines de tombes se trouve à côté du site. Ce n’est
pas un agrégat de tombes disposées au hasard : il a été planifié, avec des alignements et des
allées, et il est certainement bien trop vaste pour les besoins locaux. Il n’a été que
partiellement fouillé, mais on a trouvé une proportion notable d’enterrements secondaires : le
défunt a d’abord été enterré là où il est mort, puis ses restes ont été transférés dans ce
cimetière, ce qu’on reconnaît à la disposition des ossements. Une telle coutume de sépulture
secondaire (de clan ou de famille) existait chez les nomades (cf. Gn 23,3), mais aussi pour
des familles notables (cf. 1 M 13,25-30). Dans le cas de Qumrân, il reste un léger doute sur
l’antiquité de ce cimetière, mais s’il est réellement contemporain des esséniens, c’est que le
lieu avait une importance spéciale.
5. Pline l’Ancien donne une description des esséniens (Histoire naturelle, 5.17.73). Le
lieu qu’il indique, à une certaine distance de la mer Morte, correspond suffisamment au site
de Qumrân. Il donne des détails intéressants : « Peuple solitaire et le plus extraordinaire qui
soit, sans femmes, sans amour, sans argent et vivant dans la société des palmiers. Mais ils se
renouvellent régulièrement, et les recrues leur arrivent en masse. » Il s’agit donc d’une
assemblée de dimension notable, et non d’un petit groupe.

On peut regrouper tous ces éléments sous une hypothèse très simple, qui s’accorde avec
l’aridité du lieu et le témoignage d’Al-Biruni. Il suffit de supposer que les esséniens, venant
de leurs communautés agricoles en Palestine, faisaient à Qumrân un pèlerinage pascal. Tous
les éléments concordent, à condition d’ajouter un complément, inspiré du modèle de Josué :
ils prolongeaient la Pâque jusqu’à la Pentecôte, de manière à pouvoir faire un rite de
prémices, au moins sur le pain provenant du blé nouvellement moissonné, et peut-être
ensuite sur le vin nouveau, lors d’une seconde Pentecôte. Cela peut expliquer les besoins en
vaisselle sommaire ainsi que les effets de foule de Pline : non pas des résidents, mais des
pèlerins prolongeant leur séjour dans des campements. De plus, la Pentecôte est chez les
esséniens la fête de l’Alliance ou de son renouvellement, ainsi que de l’admission des
néophytes (1 QS 6:21-23), ce qui concorde avec les recrues signalées par Pline.
Quant à admettre que Qumrân comme lieu ait pu être un nouveau Gilgal, proche du
Jourdain, il suffit de considérer deux points : d’une part, la tradition admet que la rive
significative du Jourdain va de Jéricho à En-Geddi, ce qui assimile la mer Morte à un
prolongement du Jourdain (j.Shebiit 9:2). D’autre part, pour les esséniens, le signe de
l’Alliance n’est pas la circoncision, mais un ensemble de purifications baptismales, ce qui
nécessite un important système d’eau. Apparemment, les esséniens de Qumrân ont repris et
développé des installations antérieures, liées à la villa.
É. Nodet De Josué à Jésus 16

Cependant, si l’on discerne ainsi un rythme annuel, il manque quelque chose sur le point
de départ, car il ne va pas de soi que des confréries rurales établies en Judée aient décidé
de commémorer la Pâque de Josué en un lieu aussi étrange. La présence du cimetière
fournit une indication : le lieu symbolise une entrée dans l’autre monde. Mais la trace de cet
autre monde sur terre est précisément la Terre promise. Il faut donc se demander si le rite
annuel ne commémore pas justement une entrée, ou en d’autres termes, si l’origine des
esséniens n’est pas l’arrivée de groupes venus de l’extérieur – et non pas une naissance
spontanée au sein du judaïsme judéen.
Certaines caractéristiques des esséniens vont permettre de bâtir une hypothèse
complémentaire, peut-être plus fragile. En effet, ils sont très attachés à l’Écriture, puisque la
communauté (« l’Alliance ») a le monopole de l’interprétation inspirée et que le blasphème
contre Moïse est passible de mort (G 2:145 ; cf. Ac 6,11), mais ils ont des singularités
étonnantes, car non scripturaires. Josèphe parle de leurs croyances et de leurs allures
pythagoriciennes (AJ 15:371). Que ce soit exact ou non38, il est plus important de noter
leurs formes sociales : cooptation, célibat, partage des biens ; dans la Bible, au contraire, la
notion de peuple est essentielle, avec des généalogies définies, surtout pour prêtres et lévites
(cf. Esd 2,59.62). On peut même ajouter que pour les esséniens l’entrée dans l’Alliance se
fait par le parcours baptismal individuel (1 QS 5:8.20 ; 6:15), et non par la circoncision le
huitième jour39, qui suppose une continuité familiale.
Toutes ces divergences par rapport à la tradition biblique correspondent assez
exactement à des entités connues d’origine grecque, sortes de conventicules de diverses
obédiences40, dans la cité ou en dehors41. À ce point, il faut noter que Philon connaît et
apprécie les esséniens, alors qu’il ignore tout des autres écoles (pharisiens, sadducéens). Il
sait qu’ils résident en Syrie-Palestine, ce qui correspond à la Judée élargie du temps
d’Hérode, et que l’agriculture est leur activité principale (Quod omnis probus, §75). Il les
définit comme d’excellents adorateurs de Dieu, en utilisant le terme therapeutai. Ailleurs
(De vita contemplativa42), Philon décrit longuement d’autres groupes, appelés
« thérapeutes ». Ils vivent dans le désert, spécialement autour d’Alexandrie, mais aussi
ailleurs dans le monde. Il ignore pourquoi ils ont pris ce nom, qu’il explique comme

38
. Cf. Justin J. TAYLOR, Pythagoreans and Essenes. Structural Parallels, Leuven, Peeters, 2004.
39
. L’insistance de Josèphe à préciser que les esséniens sont « juifs de naissance » est étrange, car il vient de dire
qu’ils forment une école au sein du judaïsme (G 2:119) ; plus loin, il dit qu’un candidat à l’entrée dans la
communauté est aussi impur qu’un païen (2:150). Ces deux détails indiquent que les esséniens n’accordent guère
d’importance à la circoncision, ce que Joseph ne peut que réprouver, car pour lui elle maintient l’identité du peuple
(AJ 1:192).
40
. Steve MASON, « Essenes and Lurking Spartans in Josephus’ Judean War : From Story to History », dans :
Zuleika RODGERS (ed.), Making History. Josephus and Historical Method (JSJ, Suppl. 110), Leiden-Boston, Brill,
2007, p. 219-261, établit un intéressant parallèle entre esséniens et Spartiates (Lycurgue), mais il conclut sans
nécessité qu’ils n’ont aucun rapport avec Qumrân et les manuscrits associés.
41
. Par exemple, PLATON, République, 406d, dessine à la suite de Pythagore le modèle de vie de ceux qui sont
chargés de défendre l’essence de la cité : ils se cooptent, ils ne possèdent rien en propre, ils n’ont pas de domaine
privé inaccessible, ils sont unis par les mêmes sentiments. Cf. Witold TYLOCH, « Les thiases et la communauté de
Qoumrân », dans : Fourth World Congress of Jewish Studies, Jerusalem, 1967, I:225-228.
42
. Voir la synthèse de SCHUERER-VERMES, II:593-597.
É. Nodet De Josué à Jésus 17

« médecins des âmes » ou « adorateurs de Dieu ». Cela indique au moins que de son temps
les thérapeutes constituent déjà une entité ancienne.
Il y a de remarquables ressemblances entre ces thérapeutes et les esséniens, mais aussi
des différences, parmi lesquelles deux sont significatives ici. La première est que les
thérapeutes mènent une vie contemplative, alors que les esséniens sont actifs. Cette
différence doit être mise en rapport avec l’agriculture, qui n’a de sens religieux qu’au pays
d’Israël, comme indiqué plus haut (cf. Dt 26,1-11). La seconde est que les thérapeutes
s’abstiennent de viande et de vin. En dehors d’un ascétisme à la manière grecque, cette
différence peut avoir une signification biblique ou juive, si l’on considère l’abstention de
l’agneau pascal et du produit de la Terre promise, un peu à la manière de Jean-Baptiste.
Comme il est admis qu’esséniens et thérapeutes sont de même origine43, on peut avancer
une hypothèse sur leur filiation, en considérant que les thérapeutes sont anciens (Philon) et
les esséniens plus récents (Josèphe). Il est commode de distinguer quatre volets.
1. Au moment de la crise maccabéenne, Josèphe rapporte qu’un Onias, fils ou frère du
grand prêtre de Jérusalem évincé (2 M 4,7), s’enfuit en Égypte. Il y bâtit une petite
Jérusalem à Léontopolis, avec le fameux temple d’Onias, afin de mettre de l’ordre dans une
multiplicité de sanctuaires juifs (AJ 13:65-66). On peut imaginer que cette diversité incluait
des groupes de thérapeutes, formés à l’exemple de conventicules grecs. Il n’est pas sûr
qu’ils aient accepté cette forme de centralisation.
2. Plus tard, peut-être à la suite de la volonté de recentrage du judaïsme égyptien sur
Jérusalem, exprimée par le nouvel État asmonéen devenu fort sous Jean Hyrcan (2 M 1,1-
10), certains thérapeutes vinrent en Judée, en suivant les traces des fils d’Israël au temps de
Moïse. Ils traversèrent le Jourdain vers Jéricho, mais apparemment sans prétentions
belliqueuses, à la différence de Theudas.
3. C’est alors que se fait une jonction avec les sadducéens, réformateurs prônant contre
les pharisiens un retour à l’Écriture, qui émergent sous Alexandre Jannée44. La désignation
interne de « fils de Sadoq », dénotant non pas une hérédité mais la qualité d’« élus d’Israël »
(CD 4:1-4), devient commune aux deux groupes, très attachés à l’Écriture ; Sadoq était le
grand prêtre du temple de Salomon, et le laissait officier, alors que les pharisiens
n’acceptaient pas Jannée comme grand prêtre. Il faut considérer que c’est à ce stade que
les thérapeutes nouveaux venus sont désignés comme esséniens45, gardant leur style

43
. Cf. Marcel SIMON, Les sectes juives au temps de Jésus (Mythes et religions, 40), Paris, PUF, 1960, p. 105-
113 ; François DAUMAS & Pierre MIQUEL, De vita contemplativa (Œuvres de Philon 20), Paris, Éd. du Cerf, 1963, p.
57.
44
Cette affirmation présuppose quatre points établis ailleurs : 1. les pharisiens, les héritiers des rapatriés de
Babylonie, se rattachent à Néhémie puis à Judas Maccabée (et ses asidaioi) ; 2. le « banquet d’Hyrcan », où les
sadducéens sont promus (AJ 13:288-298), doit en réalité être situé vers le début du règne d’Alexandre Jannée ; 3. il
y a des indices nets que Jannée avait pour modèle Salomon, qui remplissait des fonctions sacerdotales, et dont le
grand prêtre était Sadoq, sans généalogie bien claire ; 4. la notice sur les trois écoles au temps de Jonathan est un
simple artifice littéraire, qui ne renseigne en rien sur l’existence de ces écoles à l’époque. Cf. É. NODET, La crise
maccabéenne (cf. n. 36), p. 343-358.
45
. Josèphe mentionne un voyant essénien entouré de disciples, dont une prophétie sur le frère du roi Aristobule
s’est réalisée (G 1:78-80), c’est-à-dire avant l’apparition en force des sadducéens sous Alexandre Jannée. Il suffit
d’admettre d’une part que l’origine des sadducéens (sinon de leur appellation) soit antérieure à Jannée, et d’autre
É. Nodet De Josué à Jésus 18

communautaire et leur qualité de « philosophes » : en effet, ils s’intéressent à la nature et aux


livres, et se voient aussi comme disciples de la sagesse plus ou moins magique de Salomon
(cf. AJ 8:44-48) ; il est possible qu’ils aient été, au moins au début, très favorables à
Jannée. En tout cas, leur nouveau nom a un sens : la racine araméenne asé « médecin,
thaumaturge » fournit un bon équivalent au grec therapeutès : les deux formes du pluriel,
asén et asaya sont suffisamment proches des appellations grecques essenos et essaios46. Il
s’agit donc d’une adaptation à la Judée de leur nom grec.
4. C’est à la suite de ces événements, sous Alexandre Jannée ou ensuite, qu’est fondé
l’établissement essénien de Qumrân47, commémorant une entrée mémorable en Terre
promise. Les événements furent cependant complexes : Josèphe signale une révolte (AJ
13:376-383) : vers 88 av. J.-C., les pharisiens, las d’Alexandre Jannée, sollicitèrent
l’alliance de Démétrius III, le roi séleucide, mais celui-ci, malgré une victoire, n’entra pas à
Jérusalem, ce qu’on retrouve dans le Commentaire de Nahum (4 QpNah 1:2-7) ; Jannée
crucifia 800 rebelles, puis les autres s’enfuirent au-delà du Jourdain jusqu’à la fin de son
règne (en 76). Comme les sadducéens, le Document de Damas ne professe que mépris
pour les pharisiens, qui ne connaissent l’Écriture que de manière superficielle (CD 1:18),
mais il admet que certains exilés se sont convertis « au pays de Damas » (CD 6:5). On peut
alors imaginer que la fondation de Qumrân soit liée au retour de ces exilés, après la
disparition de Jannée.

5. La vie publique de Jésus selon les Synoptiques

Si l’on écarte les récits de l’enfance, les synoptiques présentent une vie de Jésus qui va
du baptême dans le Jourdain à la Passion. On examine ici ces deux extrémités, qui sont en
discordance nette avec l’évangile de Jean.
Le récit de la Passion de Jésus selon les synoptiques, de la dernière Cène à la sépulture,
est constellé à la fois de détails d’origine juive et d’impossibilités légales48 : repas pascal un
jour avant la Pâque, qui tombait le vendredi soir cette année-là (selon la chronologie de Jn
18,28 ; 19:14, qu’il faut préférer49, d’autant plus il suit le calendrier lunaire lié au Temple) ;
procès au Sanhédrin la nuit ou le matin d’une fête, alors qu’il n’y avait pas de Sanhédrin
compétent ; libération de Barabbas après le repas pascal ; Simon de Cyrène travaillant aux
part que cet essénien était en fait un thérapeute, pour lequel Josèphe, qui ignore le terme, a spontanément employé
l’équivalent araméen ultérieur (cf. ci-après).
46
. Explication déjà proposée par Geza VERMES, « The Etymology of “Essenes” », RQ 2 (1960), p. 427-443.
47
. Solomon H. STECKOLL, « The Qumran Sect in Relation to the Temple of Leontopolis », RQ 6 (1967), p. 55-69,
soutient qu’il y avait un sanctuaire à Qumrân, et qu’il avait été fait à l’image de celui de Léontopolis (temple
d’Onias) avec des prêtres fils de Sadoq.
48
. Les efforts faits pour les résoudre contribuent surtout à les souligner, cf. Joachim JEREMIAS, La dernière Cène.
Les paroles de Jésus (Lectio Divina, 75), Paris, Éd. du Cerf, 1972 ; Simon LEGASSE, La Passion dans les quatre
évangiles, Paris, Éd. du Cerf, 1995.
49
. Paul, en transmettant le récit de l’institution eucharistique (1 Co 11,23-26), ne fait aucune allusion au rituel de
la Pâque, mais seulement à la nuit où Jésus fut livré. Pour lui, « le Christ notre Pâque », c’est-à-dire « notre agneau
pascal », fut immolé au même moment que l’agneau pascal, i. e. le vendredi après-midi (1 Co 5,7).
É. Nodet De Josué à Jésus 19

champs le jour de Pâque, etc.


Le décalage chronologique entre les synoptiques et le quatrième évangile, où la dernière
Cène n’est pas un repas pascal, a été partiellement expliqué en invoquant une différence de
calendrier50. Les synoptiques suivraient le système des Jubilés, en vigueur chez les
esséniens, où la Pâque du 14 Nissân tombe toujours un mardi soir. Un premier indice en ce
sens est la variante de Lc 6,1 TO, citée plus haut. Un deuxième indice est fourni par une
autre discordance de chronologie : l’onction à Béthanie est située deux jours avant la Pâque
selon Mt 26,2, mais Jn 12,1 met « six jours ». Il est parfaitement possible que Jésus ait
célébré sa dernière Pâque le mardi soir, à la manière des esséniens, car on ne voit pas chez
les synoptiques les effets de foules de la Pâque du Temple51, mais cela n’explique pas
clairement pourquoi les synoptiques mettent la dernière Cène le jeudi soir, ce qui n’obéit à
aucun calendrier identifiable. Il y a donc un effet rédactionnel motivé, d’autant plus que Jn
13,1-2 souligne l’importance de ce dernier repas.
Certains témoignages patristiques anciens sont instructifs. Le recueil intitulé Chronicon
paschale contient un fragment de l’évêque Apollinaire de Hiérapolis, qui vers 165 fulminait
contre les ignorants qui provoquent des querelles en déclarant que « le 14 [Nissân] le
Seigneur a mangé l’agneau avec ses disciples et lui-même a souffert le grand jour des
Azymes. Ils prétendent que Matthieu dit comme ils pensent, mais leur opinion est contraire à
la loi et introduit une contradiction dans les évangiles ». Il ajoute que « la vraie Pâque du 14,
c’est le fils de Dieu qui a remplacé l’agneau » (PG 90,80). On ignore sous quelle forme il
lisait Matthieu, mais il est clair en tout cas que les « ignorants » auraient trouvé de solides
appuis dans les synoptiques actuels.
Le même recueil contient un fragment de Clément d’Alexandrie, qui va dans le même
sens : « En cette journée du 13 [Nissân], [les disciples] lui demandent : “Où veux-tu que
nous te préparions la Pâque ?” (cf. Mt 26,17). En ce jour donc se faisaient la sanctification
des azymes et la préparation de la fête. Notre Seigneur a souffert le lendemain, lui qui était
la Pâque offerte par les Juifs. Par suite, donc, le 14, où il souffrit, les princes des prêtres et
les scribes l’ayant amené à Pilate n’entrèrent pas dans le prétoire pour ne pas se souiller et
n’être pas empêchés de manger la Pâque le soir. Sur cette précision des jours, toutes les
Écritures et les évangiles sont d’accord. »
Les allusions au procès devant Pilate selon Jn 18,28 fixent le calendrier, mais Clément
conclut que c’était pour le repas pascal du lendemain, le vendredi soir, soit après la mort de
Jésus ; la Pâque n’a donc pas eu lieu pour lui, et la dernière Cène n’était pas un repas
pascal. On peut admettre cette explication pour Mt et Mc actuels, mais non pour Lc,
puisque Jésus annonce lors du repas qu’il est en train de manger la Pâque avec ses disciples
(Lc 22,14). Selon Eusèbe (HE 4.26.4), Clément s’inspirait d’un ouvrage perdu de Méliton
de Sardes, un contemporain d’Apollinaire. Il est remarquable que le problème posé par la
chronologie des synoptiques ait l’air nouveau à cette époque, peu avant Irénée de Lyon.
Le témoignage de Justin est un peu antérieur. Il explique à Tryphon (Dialogue 111,3) :
50
. Annie JAUBERT, La date de la Cène. Calendrier biblique et liturgie chrétienne, Paris, Gabalda, 1957.
51
. Josèphe (G 6:423-426) indique qu’on immolait jusqu’à 250 000 agneaux, chacun d’eux pouvant servir à un
groupe allant jusqu’à vingt personnes et au-delà. Cf. Saul LIEBERMAN, Tosefta kifshutah, New York, The Jewish
Theological Seminary of America, 1955-1973, 4:569.
É. Nodet De Josué à Jésus 20

« C’est le jour de la Pâque que vous l’avez arrêté, et de même c’est dans la Pâque que
vous l’avez crucifié. C’est écrit. » Ce passage combine les deux traditions, tout en voilant la
contradiction : le « jour de la Pâque » est la nuit qui suit le du repas pascal et le lendemain,
alors que la crucifixion « dans la Pâque » se réfère à l’immolation de l’agneau, donc avant
le repas pascal. L’expression « c’est écrit » renvoie à l’AT, et non aux Mémoires des
apôtres, qui pour Justin n’ont pas le statut d’Écriture, surtout devant Tryphon. Ailleurs, il in-
siste sur le symbolisme de l’agneau pascal, qui représente très bien un crucifié, car il doit
être préparé avec deux broches disposées en croix (Dial. 40,3). Ainsi, il est proche du
symbolisme de Jn et de sa chronologie, mais sa rédaction est imprécise, car le mouvement
général s’accorde plutôt avec la présentation des synoptiques, où arrestation et crucifixion
sont incluses dans la Pâque juive. En fait, Justin ne s’intéresse pas et ne veut pas s’intéresser
aux détails rituels, mais à l’accomplissement typologique de l’Écriture, et spécialement de la
Loi. Il a dit auparavant (Dial. 110,2) : « La Pâque, c’était le Christ, comme Isaïe le dit
(53,7) : Comme un mouton il fut conduit à l’égorgement. » Pour Justin, donc, la passion
du Christ se superpose exactement à la Pâque, comme il l’explique longuement ensuite, sans
distinction entre le jour lui-même et les détails rituels juifs. En d’autres termes, la Pâque de
Jésus culmine avec la crucifixion. Ailleurs, Justin décrit le rite eucharistique comme conforme
à la tradition reçue (Apologie, I:66) : « Car les apôtres, dans les Mémoires qu’ils ont
composés – qu’on appelle évangiles – nous ont transmis ce qui leur avait été commandé :
Jésus prit du pain, et ayant rendu grâce, il dit “Faites ceci en mémoire de moi, ceci est mon
corps” ; de même, ayant pris la coupe et rendu grâce, il dit “Ceci est mon sang”. » Il est
remarquable qu’il ne rattache pas cette tradition à la Pâque – comme Paul, qui donne aussi
la consigne de répétition.
Ces éléments fournissent une perspective pour interpréter la Passion selon les
synoptiques : la Pâque de Jésus, qui s’étend sur vingt-quatre heures, de la dernière Cène à
la sépulture, culmine avec la crucifixion. Tous les détails proprement juifs sont réinterprétés
dans ce cadre, même au prix d’invraisemblances légales. Cela permet de souligner que tout
Jérusalem participe à la mise à mort de Jésus, chacun à sa manière : les corps constitués
juifs et romains, les habitants, les soldats et même les apôtres. Le salut ultérieur sera donc
pour tous.
Il est maintenant possible de revenir sur la dernière Cène, qui ouvre cette Pâque très
particulière et va en devenir le mémorial. On remarque d’abord dans le récit de l’institution
deux singularités : d’une part, l’agneau pascal n’est pas absent (Lc 22,14-16), mais le rite
est centré sur le pain et le vin, qui sont pris en petite quantité et ne constituent pas réellement
un repas ; Jésus ne s’identifie nullement à l’agneau, et il n’est pas question des herbes
amères52 (Ex 12,8). D’autre part, le récit de l’institution lui-même a la concision d’une
formule liturgique ; malgré le caractère déroutant du commandement de Jésus (« mangez,
ceci est mon corps »), les disciples n’ont aucune réaction, alors que dans les passages
voisins ils interviennent activement.
C’est à ce point que le modèle de la Pâque de Josué peut fournir un éclairage, car elle
concentre en un récit très bref des éléments essentiels qu’on trouve concentrés ici :
52
. Cf. Jacob MANN, « Rabbinic Studies in the Synoptic Gospels », HUCA 1 (1924), p. 339-351.
É. Nodet De Josué à Jésus 21

renouvellement de l’Alliance, Pâque d’entrée en Terre promise ou dans le Royaume,


consommation du produit de la Terre – ou du Royaume : le pain et le vin, produits de la
terre, deviennent le corps et le sang du Christ ressuscité, « produit » du Royaume. Ce n’est
pas le lieu d’examiner les complexités rédactionnelles des récits, mais il faut cependant
s’arrêter un instant sur le pain et sur l’Alliance.
On ne peut trop savoir si dans le milieu de Jésus les Azymes suivaient la Pâque ou
l’incluaient, mais il est certain que l’eucharistie a été faite pendant longtemps avec du pain
ordinaire, sans trace de débat. Après avoir parlé de l’agneau pascal, Justin indique (Dial.
41) que le type biblique du pain eucharistique est l’offrande de farine faite par le lépreux
guéri (Lv 14,10). Ambroise de Milan (De sacramentis, IV:4) mentionne pour l’eucharistie
du pain ordinaire (panis usitatus). Le pain azyme n’a été introduit que plus tard, pour des
raisons pratiques, et uniquement en Occident53. Cela suggère bien que la jonction entre le
mémorial (qu’est l’eucharistie) et la Pâque spéciale (culminant dans la crucifixion) est un
effet littéraire.
Quoiqu’il en soit, il est plus important de considérer le symbolisme du pain, et
singulièrement de la « fraction du pain », terme primitif pour désigner l’eucharistie. Le geste
a toujours été solennisé dans la liturgie54, car il signifie davantage que l’organisation de la
distribution. En effet, la consommation du produit de la terre est assujettie à un rite de
prémices, et l’on a vu que le pain et le vin, issus du blé et du raisin, jouaient un rôle
particulier, en relation avec la ou les Pentecôtes. La fraction du pain rappelle le prélèvement
d’une petite partie du produit, qui libère la totalité de la récolte de la nouvelle année, avec un
sens eschatologique assez direct. Dans le rite eucharistique, il y a une transformation, car
cette petite partie n’est pas offerte à Dieu, mais aux disciples, qui sont ainsi entraînés dans le
monde divin, en consommant les prémices du royaume (Col 1,18 ; Ap 1,5), c’est-à-dire le
Christ ressuscité « premier-né d’une multitude de frères » (Rm 8,29). Le sens du don est
retourné, comme l’explique encore Paul (1 Co 11,36) : « Chaque fois que vous mangez ce
pain et buvez à cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne. »
Le quatrième évangile exprime la même chose autrement dans le discours de Jésus à
Capharnaüm, avec encore une allusion à Josué (Jn 6,49) : « Vos pères ont mangé la manne
dans le désert et sont morts […] Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle. »
Les auditeurs de Jésus sont invités à contribuer à sa mise à mort, et en même temps à
consommer le « produit » du royaume.

La vie publique de Jésus a commencé au Jourdain, donc au seuil de la Terre sainte, ou

53
. Cf. Josef A. JUNGMANN, Missarum solemnia. Explication génétique de la messe romaine (Théologie, 19-21),
Paris, Aubier, 3 vol., 1951-1954 (orig. allemand, 1948), II:305-306. En Occident, l’usage du pain azyme, après une
progression lente, ne s’est généralisé qu’au XIe siècle (et fut considéré comme particulièrement impie par les
Orientaux lors du schisme de 1054, qui affirmaient que le pain ôguµpf était une insulte, car il rendait le Christ
ôxuwpf « sans âme »). Les principales raisons avancées pour l’usage de pain azyme étaient qu’il se conserve
mieux (pour la réserve eucharistique) et qu’il est plus blanc, plus immaculé ; l’argument biblique n’est venu qu’en
second, surtout avec l’expression de Paul, qui fait du levain le symbole du mal (1 Co 5,7).
54
. Selon HIPPOLYTE, Trad. apost. 23:5 et 24:1, c’est l’évêque qui en principe rompt le pain, et il n’est aidé de
diacres que pour des raisons pratiques, si l’assemblée est nombreuse, cf. Gregory DIX, The Shape of the Liturgy,
London, Dacre Press, 19452, p. 131-133.
É. Nodet De Josué à Jésus 22

du Royaume qu’il annonçait ensuite. L’entrée dans l’Alliance est représentée par le baptême
de Jean, que les disciples sont supposés avoir reçu aussi (Ac 1,21-22 ; 11,47). Jean-
Baptiste représente la transmission de l’héritage biblique (cf. Ac 13,24). Il est le plus grand
des prophètes, car le plus proche du Royaume, dans l’espace comme dans le temps (Mt
11,11). Selon Lc 7,33, Jean « ne mange pas de pain et ne boit pas de vin », contrairement à
Jésus : c’est encore une trace du symbolisme de Josué. Les disciples de Jésus sont restés
proches de Jean, au moins au sens où ils se voient en marge du Royaume. Il est
caractéristique qu’avant la dernière Cène ils demandent à Jésus (Mt 26,17-18) : « Où veux-
tu que nous préparions pour que tu manges la Pâque ? » Ils se mettent à l’écart, mais Jésus
répond en les incluant dans la Pâque à préparer. De plus, il précise « allez à la ville »,
comme si ce n’était pas évident, puisque la Pâque doit être célébrée au « lieu choisi » (Dt
16,1), en fait à Jérusalem (cf. Esd 6,19-22). Cependant, en dehors du cas des esséniens,
les sources ont conservé des traces du rite de l’agneau pascal hors de Jérusalem55. Jésus
demande donc aux disciples d’aller jusqu’au point ultime de l’arrivée en Terre promise,
Jérusalem.
Il y a peut-être quelque chose de semblable à l’intention première des disciples lorsque
Pierre refuse de se laisser laver les pieds par Jésus, car celui-ci lui dit alors que c’est comme
un refus d’entrer avec lui dans le Royaume (Jn 13,8) ; en dehors d’un geste possible de
sanctification, on peut soupçonner que Jésus exige qu’il se laisse entraîner à traverser l’eau,
que ce soit du Jourdain ou du baptême.

Le souvenir de la Pâque de Josué peut enfin éclairer un passage un peu énigmatique du


Pater. La quatrième demande est formulée ainsi (Mt 6,11) : Tõn ôrtpn øµ›n tõn
°qjpÎsjpn dõf øµÏn sπµerpn ; Lc 11,3 a une formulation très proche, mais avec un
impératif présent d#dpu, suggérant une demande permanente56. Le sens littéral est un peu
étrange : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de demain. » Le texte est confirmé par la
Didakhè 8:2, qui cite Mt et indique que la prière doit être récitée trois fois par jour. Origène
déclare que l’adjectif °qjpÎsjpf est inconnu de la littérature grecque, et conclut que les
évangélistes l’ont forgé en vue d’un double sens, physique et spirituel, appuyé sur
l’Écriture57. De fait, Jérôme donne deux traductions : panem supersubstantialem en Mt, et
panem quotidianum en Lc. En suivant la suggestion d’Origène qui soupçonne une allusion
scripturaire, on peut proposer une explication simple, issue du modèle de Josué, en
supposant un original araméen ou hébreu. Selon Jos 5,11a, les Israélites mangèrent du
produit du pays « le lendemain de la Pâque », et la manne cessa. Si l’on introduit ce
« lendemain » dans la prière, en se souvenant de l’importance du pain, on obtient
effectivement un double sens : le lendemain sur terre, qui se comprend bien comme « pain
quotidien », et le « pain du lendemain de la Pâque de Jésus », c’est-à-dire de son entrée
dans le Royaume, et il s’agit alors du pain eucharistique, comme le comprennent encore les
55
. Cf. t.Beça 2:15 ; dans ce cas, le « lieu choisi » est simplement le lieu où l’on se trouve.
56
. Cf. la discussion détaillée de Christophe R ICO, « L’aspect verbal dans le Nouveau Testament : vers une
définition », RB 112 (2005), p. 385-416 (387-390).
57
. ORIGÈNE, De oratione, 27:7-9 ; il explique qu’un tel néologisme n’était pas nécessaire en grec, et suppose qui
inclut une allusion à l’expression lêpf qerjpÎsjpf « peuple de choix » (Ex 19,5 ; Dt 7,6 dlbq mr).
É. Nodet De Josué à Jésus 23

églises orthodoxes. Il est significatif que cette allusion au « lendemain » soit impossible avec
la LXX. Enfin, il est notable que cette demande du pain soit le centre du Pater de Mt, qui a
une structure concentrique58.
Selon Lc 11,1, les disciples ont demandé à Jésus de leur apprendre à prier comme Jean
l’avait fait à ses disciples. Il est donc plausible que le Pater ait des éléments communs avec
une prière de Jean. Les trois premières demandes n’offrent pas de difficultés et peuvent
convenir à toute prière juive. La quatrième paraît convenir plus spécifiquement à Jean :
proche du Royaume, il attend sa venue et son signe caractéristique, la consommation de son
produit.

Jérusalem, novembre 2006.

58
. Comme le montre Roland MEYNET, « La composition du Notre Père », Liturgie 119 (2002), p. 158-191. Il fait
un rapprochement intéressant avec la quatrième béatitude, où les affamés et assoiffés de justice seront rassasiés, qui
peut être comprise comme un écho de la quatrième demande du Pater.

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