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DE JOSUÉ À JÉSUS,
VIA QUMRÂN ET LE “PAIN QUOTIDIEN”
par
Étienne NODET, o. p.
École Biblique
POB 19053 Jérusalem-IL
<nodet@ebaf.edu>
RÉSUMÉ
SUMMARY
After crossing the Jordan river and renewing the Covenant, Joshua celebrated Passover
at Gilgal ; then the manna ceased and the Israelites began to eat the produce of the
Promised Land (Jos 5,2-12). This narrative provides a literary pattern for the entrance into
the divine world, on earth or in heaven. It helps explain the strange position of the Qumran
site as an Essene settlement, the crowds around John the Baptizer in the wilderness, and
Jesus’ public life, from the Jordan to the Last Supper, which concentrates all the features of
Joshua’s Passover, including his very name Iesous “God saves”.
Introduction
La Pâque juive traditionnelle se concentre sur la sortie d’Égypte, mais il est annoncé une
nouvelle Pâque « quand vous serez entrés dans le pays que le Seigneur vous donnera » (Ex
12,25). Selon Jos 5,10, c’est ce que les Israélites firent à Gilgal, après avoir traversé le
Jourdain à pied sec et rétabli la circoncision qui avait été abandonnée. Le lendemain de la
Pâque, la manne cessa et ils mangèrent du produit du pays.
Il ne s’agira pas ici d’étudier la traversée du désert, avec la disparition de la circoncision,
mais de considérer cette scène comme la source d’un modèle littéraire : traverser le
Jourdain signifie entrer en Terre promise ; la circoncision, condition nécessaire pour pouvoir
manger l’agneau pascal (Ex 12,48), est aussi le renouvellement de l’Alliance conclue avec
Abraham (Gn 17,10). Aux deux rites de la circoncision et de la Pâque, il faut ajouter la
É. Nodet De Josué à Jésus 2
Pentecôte, qui en forme le complément comme fête des prémices du produit du pays.
Ce modèle a véhiculé des significations majeures sous divers aspects : il peut expliquer la
position de Jean-Baptiste ou de Theudas au voisinage du Jourdain ; il gouverne la vie
publique de Jésus, du Jourdain à la dernière cène ; il permet de comprendre certains aspects
du site de Qumrân et de l’apparition des esséniens. Il est cependant nécessaire de
commencer par un examen détaillé du récit de la Pâque de Josué.
1. La Pâque de Josué
1
. Cf. François LANGLAMET, Gilgal et les récits de la traversée du Jourdain (Cahiers de la RB, 11), Paris, Gabalda,
1969.
É. Nodet De Josué à Jésus 3
Autres témoins (en dehors de la Vulgate, qui suit le TM, et du Syriaque, qui suit la LXX).
– Plusieurs témoins latéraux omettent les v. 2-8, passage que le TM place entre deux setumot (ce qui affaiblit le
lien avec le contexte : la Pâque n’est pas précédée d’une circoncision et l’enlèvement de la « honte de l’Égypte » est
représenté par l’arrivée en Canaan suivie de la crainte des rois cananéens, Jos 5,1). L’omission se rencontre dans
Josué samaritain2 (première partie des Chroniques), ainsi que dans la paraphrase de Josèphe (AJ 5:20), qui a
d’autres contacts avec le samaritain. L’argumentum e silentio est peu sûr, mais dans le contexte Josèphe suit de
près les détails de sa source ; en particulier, il a indiqué (comme 4 Q Josha) que Josué avait érigé un autel avec les
2
. Publié d’abord par Mose GASTER , « Das Buch Josua in hebräisch-samaritanischer Rezension », ZDMG 62
(1908), p. 209-279 (texte) et 494-549 (discussion) ; puis par John MACDONALD, The Samaritan Chronicle No. II
(or : Sepher Ha-Yamim) from Joshua to Nebuchadnezzar (BZAW, 107), Berlin, W. de Gruyter, 1969. Cf. Étienne
NODET, Essai sur les origines du judaïsme, Paris, Éd. du Cerf, 1992, p. 155-161.
É. Nodet De Josué à Jésus 4
douze pierres de Gilgal (cf. Jos 4,20). Pseudo-Philon3 présente la même omission (LAB 21:7).
– Qumrân. Le fragment 4 Q Josha omet ∆nyt au v. 2 et lit r≤wtm au v. 6b, comme la LXX.
– Justin, Dialogue avec Tryphon §113, mentionne une deÎteran qerjtpµπn (cf. v. 2 TM) et « des piles de
prépuces », comme la Vetus Latina (cf. ci-après, v. 3).
– Un Midrash tardif (Ct Rabba 1.12.3) se demande qui avait circoncis les Israélites en Égypte avant la première
Pâque, Moïse ou Josué. Pour le v. 2 TM c’est manifestement Josué, qui opère pour la seconde fois (quelle que soit
la vraisemblance d’une telle assertion4). La question provient donc de l’incidence d’un autre témoin ; ce ne peut être
que la LXX ou sa source5 (cf. 4 Q Josha cité, qui a des leçons de type LXX), car selon le v. 2 LXX il est clair que
Josué opère pour la première fois.
Ces divers témoignages indiquent que l’histoire du texte et de sa transmission est mal
assurée. D’abord, les commentateurs ont observé que le passage sur la circoncision (v. 2-
9), qui est assez embrouillé, n’est pas de la même venue que celui sur la Pâque (v. 10-12),
qui suppose Gilgal connu6. Dans cette ligne, l’omission du premier passage chez certains
témoins latéraux n’est pas nécessairement le fait du hasard ou la trace d’un accident. En
effet, l’obligation de la circoncision pour la Pâque est stipulée par la loi de Moïse (Ex
12,25), mais on trouve diverses traces d’une tradition selon laquelle Josué était législateur
local, avant d’être redéfini comme héritier de Moïse venu d’Égypte. Ainsi, selon Ne 8,1-17
le livre de la loi de Moïse est proclamé par Esdras à Jérusalem devant les Juifs rapatriés de
3
. Cf. Howard JACOBSON, A Commentary on Pseudo-Philo’s Liber Antiquitatum Biblicarum. With Latin Text and
English Translation (AGAJU, 31), Leiden-New York-Köln, Brill, 1996, I:125 et II:687.
4
. Car concrètement la tradition rabbinique introduit deux phases dans le rite de circoncision, cf. b.Yebamot 71b
(sur zipy de Jos 5,2), et Dt Rabba § 6 sur Ex 4,26 et Gn 17,13.
5
. De nombreux dits rabbiniques supposent une connaissance de la LXX, ou plus probablement de sa source. Par
exemple, Ex 21:29 TM dit, à propos du propriétaire d’un bœuf réputé dangereux epxnyi $le « et s’il ne l’a pas
surveillé » (et de même PHILON, Spec. leg. 3:145), mais la LXX met ka´ µœ £van#s∆ aÄtõn « et s’il ne l’a pas
détruit », de epcnyi $le. Dans la Mishna, un dit combine les deux leçons (m.Baba Qama 4:9) : « La seule manière
de la surveiller est avec un couteau ».
6
. Cf. la synthèse d’Augustin GEORGE, « Les récits de Gilgal en Josué (V, 2-15) », dans : Mémorial J. Chaine,
Lyon, Facultés Catholiques, 1950, p. 169-186.
É. Nodet De Josué à Jésus 5
Babylonie ; ils découvrent et mettent en pratique le précepte de la fête des Tentes (selon Lv
23,33-36) dans une grande liesse, puis vient un commentaire remarquable : « Ils n’avaient
rien fait de tel depuis les jours de Josué, fils de Nûn. » En Jos 24, Josué est campé comme
législateur lors d’une assemblée à Sichem. Il prononce un discours qui rappelle l’histoire
depuis Abraham, puis demande aux Israélites s’ils veulent servir Yhwh. La version samari-
taine, très courte, est instructive, car elle fait de Josué un législateur strictement local, sans
lien avec Abraham ni Moïse : son discours se limite à une invitation à servir Yhwh, divinité
locale (Jos 24,14-16, précédé d’une intrusion de Dt 4,34), et la réponse du peuple omet la
confession historique des v. 17-21a. Dans ces conditions, on peut imaginer soit une Pâque
sans circoncision, soit plutôt que tous étaient déjà circoncis, si l’on omet toute coupure lors
de la traversée du désert7. En effet, le thème d’une nouvelle circoncision suppose que ceux
qui entrent en Canaan sont assez différents de ceux qui sont sortis d’Égypte (cf. Ex 12,38 ;
Nb 11,4).
Quant à l’ensemble du texte, circoncision incluse, il reste difficile, tant à cause de sa
lourdeur narrative que des variantes. La LXX, outre quelques effets stylistiques, a
certainement des traces de révision, puisqu’on voit au moins deux double traductions : de
mdbr au v. 6a et de ·rbwt au v. 10 ; on peut y ajouter une double traduction paraphrasée
de la Colline des Prépuces chez Justin (et Vetus Latina). Certains affirment que la LXX,
dégagée des révisions, dépend d’un hébreu plus ancien que le TM, qui est plus précis pour
les règles concernant la Pâque et aurait donc été adapté en ce sens8. L’argument est
cependant fragile et peut se retourner ; en effet, d’autres soutiennent que la LXX interprète
le TM en gommant quelques aspérités narratives9 ; on peut d’ailleurs noter que celle-ci af-
firme que les couteaux de pierre furent enterrés avec Josué (addition après Jos 24,31), ce
qui évite d’en faire un précédent. Cependant, les témoignages latéraux cités laissent penser
que les deux formes du texte ont existé en hébreu et en grec. Tous deux comportent des
gloses et des remaniements.
L’examen des institutions permet quelques éclaircissements. Il faut d’abord distinguer
entre la Pâque du 14 Nissân et les Azymes10. Selon Nb 28,17 et Lv 23,5-8, les sept jours
d’Azymes suivent la Pâque11. Cela correspond à la distinction entre les deux gestes lors de
la sortie d’Égypte : les Israélites mangent la pâque avant de partir, puis les sept jours
d’Azymes suivent le départ. Dans les deux cas, il est prescrit de faire ces rites lors de
l’arrivée en Canaan (Ex 12,25 et 13,5), mais la circoncision n’est liée qu’à la Pâque.
Paraphrasant ces textes, Josèphe précise bien que les deux fêtes se suivent (AJ 3:249),
tradition qu’ont conservée les Samaritains, mais lorsqu’il fait allusion aux coutumes juives de
son temps, il parle de huit jours d’Azymes (AJ 2:317), qui incluent le 14 Nissân. Autrement
dit, l’agneau pascal est mangé avec du pain azyme (et des herbes amères, conformément à
7
. Nb 9,1-4 laisse entendre que la Pâque fut célébrée régulièrement dans le désert.
8
. C’est l’opinion usuelle depuis Samuel HOLMES, Joshua, The Hebrew and Greek Texts, Cambridge University
Press, 1914.
9
. Ainsi David W. GOODING, « Traditions of Interpretation of the Circumcision at Gilgal », dans : Proceedings of
the Sixth World Congress of Jewish Studies, Jerusalem Academic Press, 1977, I:149-164.
10
. Cf. Roland de VAUX, Les institutions de l’Ancien Testament, Paris, Éd. du Cerf, 5 1989, II:383-394.
11
. Il en est ainsi dans le « papyrus pascal » d’Éléphantine, daté de 419 av. J.-C., cf. A. COWLEY, Aramaic Papyri
of the Fifth Century B. C., London, Clarendon Press, 1923, n° 21.
É. Nodet De Josué à Jésus 6
Ex 12,8), ce qu’indique aussi un dit de Hillel l’Ancien conservé dans la Haggada rabbinique
de Pâque. C’est donc une coutume proprement juive, et même plus précisément pharisienne
– et Josèphe voulait agir en pharisien, Vie §12 –, car à la même époque Philon ne connaît
que le rite biblique où les Azymes suivent la Pâque (Spec. leg. 2:150-152).
Ce cadre permet de distinguer plusieurs éléments mêlés dans la Pâque de Josué. Les v.
11-12 TM sont confus, car deux choses distinctes sont combinées. D’une part, selon les v.
11a et 12a, la Pâque marque la fin de la période du désert, avec la manne, et le début
immédiat de la consommation du produit de la Terre promise, le lendemain. Cette vue
schématique est précisée plus concrètement au v. 12b : les Israélites consomment la récolte
des Cananéens, ce que reprend Josué dans son discours à Sichem selon lequel les Israélites
habitent dans ce que d’autres ont construit, consomment ce que d’autres ont planté (Jos
24,13-14, d’après Dt 6,10-11).
D’autre part, si le « lendemain » de la Pâque correspond bien aux Azymes (v. 11b), la
période de sept jours est omise. De plus, c’est assez peu cohérent avec le consommation du
produit de la récolte « cette année-là », puisque le pain azyme suppose l’usage du blé de la
récolte précédente. C’est donc ici un effet littéraire : les Azymes ont été « attirés » par le
« lendemain ».
Quant aux « épis grillés », ils ne se rattachent pas directement à la Pâque, mais à un rite
de prémices au printemps (Lv 2,14), ou encore à la possibilité de consommer du produit de
la moisson (« pain, épis grillés, pain cuit ») après l’offrande de la première gerbe. Ce rite de
prémices, prescrit dès l’entrée en Canaan (Lv 23,10-14), doit être fait « le lendemain du
sabbat », ce que le contexte invite à comprendre « le lendemain de la Pâque », avec
« sabbat » au sens ancien de « pleine lune ». À nouveau, c’est le « lendemain » qui a attiré
les « épis grillés », mais c’est un effet littéraire, car on peut se demander s’il est
vraisemblable d’avoir du blé nouveau au moment de Pâque, peu après l’équinoxe de
printemps. C’est en principe la saison de l’orge (cf. Rt 1,22), mais cette céréale est de se-
conde qualité (cf. Jn 6,9), voire méprisable, car elle est « l’aliment des animaux » selon
b.Sota 9a (cf. aussi AJ 5:220). L’explication des azymes comme « pain de misère » de Dt
16,3 fait peut-être allusion à l’orge.
Telle est en tout cas la question proprement agricole qu’a essayé de résoudre la LXX.
Elle omet Gilgal au v. 10, ce qui consolide le lien avec la circoncision, mais surtout elle omet
le « lendemain » (v. 11a et 12a) et précise que le produit de la terre est du blé (v. 12a). Ce
blé joue alors un rôle double : il est à la fois celui de la récolte précédente, pour les azymes,
et de la nouvelle récolte, pour les « produits nouveaux » assujettis à un rite de prémices. Le
moment de la cessation de la manne est alors imprécis, car il peut se rattacher aux azymes
ou aux produits nouveaux. Ici, la LXX s’est efforcée de gommer quelques aspérités, mais
au prix d’une banalisation du rite de la Pâque, qui se trouve détaché de l’arrêt de la manne,
c’est-à-dire de la fin de la traversée du désert. Il faut donc conclure que pour la Pâque la
LXX dépend du TM, et non d’un hébreu différent, mais cette conclusion ne peut être
étendue au passage sur la circoncision, qui est plus complexe et qui demanderait une autre
étude, car il donne une impression de remaniements mal coordonnés.
É. Nodet De Josué à Jésus 7
12
. Josèphe avait d’abord rédigé la Guerre en araméen, puis il l’a traduite en grec et l’a remise à des assistants
lettrés pour en polir le style ; le résultat est le texte actuel de la Guerre. À chaque étape, il a modifié son texte, le
plus souvent en ajoutant des renseignements nouveaux, mais parfois en procédant à des suppressions. Les raisons
de croire que la version slavone repose presque sans altération sur la première traduction grecque de Josèphe sont
exposées dans RB 111 (2004), p. 262-277.
13
. D’autres passages soulignent que les prémices des produits de la terre sont à Dieu (Ex 22,28 ; Lv 2,12 ; Dt
18,4) ou destinées aux prêtres (Nb 18,12), mais sans indication de date ou de rituel. Selon Dt 26,1-11, la
présentation des prémices s’accompagne d’une sorte de confession de foi historique puis de réjouissances : c’est
l’aboutissement des promesses faites à Abraham.
14
. Cf. M.-Émile BOISMARD et Arnaud LAMOUILLE, Le Texte occidental des Actes des Apôtres, reconstitution et
réhabilitation (Synthèse 17), Paris, Éd. Recherches sur les Civilisations, 1984.
É. Nodet De Josué à Jésus 8
récolte est libérée, ce qui dans le contexte a un sens eschatologique assez net15 ; en outre,
les épis peuvent être un écho des « épis grillés » de Jos 5,11b.
L’importance symbolique du pain et du vin, hors de toute fête explicite, se remarque à
d’autres détails. La Règle de communauté de Qumrân mentionne des bénédictions
spéciales (1 QS 6:4-6). De même la tradition rabbinique : m.Ber 6:1-2 donne diverses
formules de bénédiction des produits naturels (fruits, légumes, graines, viandes, poissons,
laitages, etc.), mais deux exceptions émergent : le pain et le vin, qui ont une bénédiction
spéciale. Davantage, l’ablution des mains avant un repas n’est prescrite que s’il comporte
du pain ou du vin (b.Ber 50b). Or ce rite n’est pas une purification, qui demanderait
l’ablution de tout le corps, mais un geste sacerdotal d’entrée dans le sacré (cf. Ex 40,30-
32) ; il y a donc une trace d’un repas sacré spécial.
Quant à la Pâque de Josué elle-même, on pourrait considérer qu’elle constitue un cas
isolé peu significatif, puisque la tradition exige que l’agneau pascal soit consommé seulement
à Jérusalem, le « lieu choisi » du Deutéronome. Il en est ainsi de la Pâque d’Ézéchias (2 Ch
30,15-21), de Josias (2 R 23,21-23), de Zorobabel (Esd 6,19-22). Cependant, les sources
rabbiniques ont gardé la trace de coutumes locales de rite décentralisé, en Galilée et en
Judée (t.Beça 2:15). Par ailleurs, l’historien arabe Al-Biruni16 (X Ie s.), qui traite
d’astronomie, signale le calendrier singulier d’une secte juive qu’il appelle les Maghariyya
ou « habitants des grottes ». Il se fonde en réalité sur des manuscrits trouvés vers 800 dans
les grottes voisines de Qumrân et utilisés par les Qaraïtes. Il indique que leur Pâque tombe
toujours un mercredi (ou mardi soir), ce qui concorde avec le calendrier des Jubilés, bien
attesté dans les textes recueillis lors de la redécouverte de Qumrân. Il précise que pour eux,
la Pâque et les obligations associées ne sont prescrites que pour ceux qui vivent au pays
d’Israël. Cela s’accorde avec la Pâque de Josué, qui est associée à la consommation du
produit de ce même pays.
Pour préciser davantage le sens du rite, il faut se demander si pour d’autres obédiences
la Pâque pouvait se faire hors du pays. Philon est imprécis, puisqu’il se borne à dire que
pour la Pâque tout le peuple est prêtre comme au temps de Moïse, mais il ignore tout de
Josué (Spec. leg. 2:146). Josèphe, qui voulait réorganiser le judaïsme depuis Rome, indique
vers 93, soit bien après la chute du Temple, que le rite de l’agneau pascal est encore
pratiqué, mais il ne précise pas où (AJ 2:313 et 3:248). Cependant, un dit rabbinique de
cette époque affirme qu’un haut personnage, dans lequel on reconnaît Josèphe, voulut
introduire ce rite à Rome, mais qu’il fut menacé d’excommunication, ce qui contredisait son
désir de se poser en fédérateur. En tout cas, il n’y a pas de trace d’un tel usage chez les
premiers chrétiens de Rome.
Tous ces éléments permettent de dégager un modèle littéraire issu de la Pâque de Josué,
qui eut une influence notable comme on le montre ci-après. Il s’agit d’une entrée en Terre
15
. Cf. Jean-Paul AUDET, « Jésus et le “calendrier sacerdotal ancien” ; autour d’une variante de Luc 6, 1 »,
Sciences ecclésiastiques 10 (1958), p. 361-383 ; Étienne NODET et Justin TAYLOR , Essai sur les origines du
christianisme, Paris, Éd. du Cerf, 20022 , p. 18-20.
16
. Cité par Dominique BARTHÉLEMY, « Notes en marge de publications récentes sur les manuscrits de Qumrân »,
RB 59 (1952), p. 199-203.
É. Nodet De Josué à Jésus 9
En composant ses notices sur les diverses écoles juives de son temps, Josèphe s’est
efforcé de mettre de l’ordre dans des réalités très diverses. Deux éléments permettent de
discerner et sa méthode et ses propres idées. Le premier est un souci de classification. Dans
la Guerre, il parle de la « secte » de Judas le Galiléen, l’ancêtre des zélotes, et de ses
méfaits (G 2:117-118), puis il explique que la « philosophie » juive se divise en trois
« sectes » (a≠rΩsejf). Il faut donc comprendre que le mouvement de Judas n’entre pas
réellement dans cette philosophie juive. Reprenant plus tard tout le passage dans les
Antiquités avec de nouveaux détails, Josèphe parle non plus de sectes, mais de
philosophies, et crédite ce même Judas d’en avoir fondé une quatrième (AJ 18:9). Il la
critique sévèrement, mais la terminologie indique une certaine promotion.
Le second élément apparaît en négatif à travers ces classifications : l’absence de tout
messianisme proprement dit. Il n’accorde aux zélotes aucune perspective religieuse ou
eschatologique spécifique et se borne à ridiculiser leur volonté de résister à tout maître
mortel. Ce sont simplement des « brigands », qui s’approprient les prestations lévitiques
dues au sanctuaire de Jérusalem. À propos des esséniens, il signale qu’ils s’interdisent tout
« brigandage », c’est-à-dire toute activité zélote (G 2:142), mais ne dit rien de leurs
espérances. Il se trahit cependant par un détail, en indiquant que les esséniens « considèrent
le contact de l’huile comme une souillure19 » : ils écartent toute onction, signe messianique
17
. Un lieu Gilgal est aussi mentionné (2 R 2,1), mais il paraît éloigné du Jourdain.
18
. Cf. Jan A. WAGENAAR, « The Cessation of Manna : Editorial Frames for the Wilderness Wandering in Exodus
16,35 and Joshua 5,10-12 », ZATW 112 (2000), p. 192-209.
19
. Le texte ajoute « et si l’un d’eux a dû malgré lui se laisser oindre, il s’essuie le corps, car ils prisent fort d’être
poussiéreux » (aÄwµeÏn), et non « d’avoir la peau sèche » comme le veulent les traductions modernes (LOEB,
É. Nodet De Josué à Jésus 10
typique, que refusait aussi Jacques, selon le récit d’Hégésippe20. Quant à la tradition
messianique de la royauté davidique, Josèphe l’ignore. La dynastie disparaît lors de l’exil. Il
signale bien que Zorobabel était descendant de David (AJ 11:73), mais il se borne à suivre
sa source (1 Esd 5:4), pour laquelle le personnage central est le grand prêtre Josué fils de
Yoçadaq. Pour Josèphe, le terme christos a le sens ordinaire « enduit » (AJ 8:137). Dans le
testimonium de Jesu, il emploie le terme pour qualifier Jésus au passé (AJ 18:63), mais ce
n’est guère plus qu’une étiquette expliquant pourquoi ses disciples sont appelés
« chrétiens ».
Cette ignorance ou cette censure de toute notion messianique permet de donner de
l’importance à de modestes indices, en leur restituant un certain contexte biblique. On peut
ainsi mettre en perspective des mouvements proprement zélotes, qu’il ne rattache ni à David
ni à Judas Maccabée.
Le cas le plus simple est fourni par Theudas (cf. Ac 5,36), pour lequel Josèphe donne
une courte notice (AJ 20:97-98).
Alors que Fadus était procurateur de Judée, un faux prophète21 nommé Theudas
persuada une grande partie du peuple de prendre chacun tous ses biens et de le
suivre au-delà du Jourdain. Il disait être prophète, et déclarait qu’à son
commandement la rivière se séparerait et leur offrirait un passage aisé. Parlant
ainsi il trompa beaucoup de gens. Fadus ne leur permit pas de tirer profit de cette
folie : il envoya contre eux un escadron de cavaliers, qui tombèrent sur eux à
l’improviste, en tuèrent beaucoup et firent de nombreux prisonniers. Theudas lui-
même fut capturé. Ils lui tranchèrent la tête et la rapportèrent à Jérusalem22.
Ce récit, mal rattaché aux événements du mandat de Fadus (44-45), a peut-être une
origine populaire, car il est simplifié à l’extrême ; les autorités juives sont absentes, alors que
depuis le roi Agrippa Ier elles avaient retrouvé le pouvoir judiciaire. Cependant, il est clair
que Theudas se prend pour un nouveau Josué, prêt à traverser la Jourdain à pied sec ; ses
partisans le suivent avec leurs biens, comme s’ils venaient de loin. Ils ressemblent aux
Israélites arrivant d’Égypte à travers le désert. Il s’agit donc d’une nouvelle conquête de la
Terre promise, c’est-à-dire d’une guerre, ce qui n’a pas échappé à l’autorité romaine, qui
se trouvait dans le rôle des sept nations de Canaan à abattre. Il est difficile de savoir si le
modèle de Josué à servi de référence à Theudas ou de cadre pour rapporter l’événement
ensuite. L’un n’exclut d’ailleurs pas l’autre. On ignore tout d’une perspective de circoncision
ou de Pâque, mais on peut supposer qu’un tel mouvement, qu’il faut qualifier de
messianisant, ait pu attirer des incirconcis prêts à s’affranchir de la tutelle romaine. Ce fut le
cas ailleurs (cf. G 7:438).
REINACH), qui cherchent à harmoniser avec les purifications-ablutions indiquées dans la suite. Il s’agit d’une
explication hygiénique sur les vertus (grecques) de l’huile, omise par le slavon ; elle est certainement due à un
assistant de Josèphe (cf. CAp 1:50).
20
. Cité par EUSÈBE, Hist. eccl. 2.23.3-20 : « Jacques, le frère du Seigneur, […] ne s’enduisait pas d’huile et
n’allait pas au bain » ; il n’était donc ni baptiste ni messianisant (au moins au sens des zélotes).
21
. Le terme chf désigne d’abord un magicien, puis un faux prophète (PHILON, Spec. leg. 1:315 ; 2 Tm 3,13).
22
. Comme David avec la tête de Goliath (1 S 17,54).
É. Nodet De Josué à Jésus 11
Après l’épisode Theudas, Josèphe mentionne que sous Tibère Alexandre, le procurateur
qui succéda à Fadus (46-48), il y eut une famine et que des fils de Judas le Galiléen,
Jacques et Simon, furent exécutés (AJ 20:102). Aucun autre détail n’est fourni, mais pour
donner un certain contenu à l’affaire, il faut supposer que « fils » indique l’appartenance au
même mouvement zélote plutôt que la filiation naturelle, car il y a un écart de plus de
quarante ans. De la même manière, Judas lui-même avait été défini par Josèphe comme
« fils d’Ézéchias », ce « brigand » qui avait opéré en Galilée et que le jeune Hérode avait tué
au temps de César, vers 47 av. J.-C. (cf. AJ 14:158).
Il est maintenant possible d’examiner le cas de Jean-Baptiste, qui est plus complexe, car
il combine plusieurs modèles littéraires.
Le plus simple est fourni par le quatrième évangile. Selon Jn 1,28, Jean baptisait à
Béthanie, au-delà du Jourdain ; plus tard, il opéra à « Aenon près de Selim, où il y avait
beaucoup d’eau », alors que Jésus baptisait en Judée (Jn 3,22-23). Jean avait des disciples,
mais il n’est pas dit qu’il baptisait au Jourdain. Dans sa notice sur Jean-Baptiste (AJ
18:117), Josèphe décrit ce baptême avec précision, il évoque un mouvement notable de
disciples, mais il ne mentionne pas le Jourdain.
Pour les synoptiques, Jean baptisait dans le Jourdain (Mt 3,5-6 p.), et « tout Jérusalem,
toute la Judée et toute la région du Jourdain venaient à lui ». Donc tout un peuple venait au
Jourdain, c’est-à-dire plus qu’un groupe de disciple, ce qui fait penser à Theudas, mais en
même temps il demandait aux gens de se convertir, et même refusait comme disciples des
pharisiens et des sadducéens. Il y a donc une combinaison de deux tableaux bien distincts,
ce que résume l’expression « baptiser dans le Jourdain ». Une telle immersion contredit
l’idée de « traverser le Jourdain à pied sec ». Faire repartir tout un peuple du Jourdain
rappelle Josué, mais le baptême est autre chose.
Josèphe donne d’intéressantes précisions sur la vie d’un « sauvage », qui ne sont
conservées que dans deux passages de la version slavone de la Guerre. Ce sauvage n’est
pas nommé, mais l’on reconnaît Jean-Baptiste, bien qu’il opère au temps d’Archélaüs et
n’ait aucun lien avec Jésus. Voici les récits, d’où l’on omet certains épisodes sur Hérode
Antipas, Philippe et Hérodiade, qui sont inutiles ici.
A (Après G 2:110) Il y avait alors un homme qui parcourait la Judée dans des
vêtements étonnants, des poils de bête collés sur son corps aux endroits où il
n’était pas couvert de ses poils23, et de visage il était comme un sauvage.
B En abordant les Juifs, il les appelait à la liberté en disant : « Dieu m’a envoyé
pour vous montrer la voie de la Loi, par laquelle vous serez sauvés d’avoir
plusieurs maîtres et vous n’aurez plus sur vous de maître mortel24, mais seulement
le Très-Haut25, qui m’a envoyé. »
23
. Ne pas se raser est l’un des signes du naziréat, comme de ne pas prendre de boisson fermentée, cf. Lc 1,15.
24
. C’est aussi le mot d’ordre de Judas le Galiléen et plus généralement des zélotes, qui refusaient tout maître
mortel, c’est-à-dire les Romains et ceux qui collaboraient avec eux, principalement à Jérusalem (G 2:118).
25
. Expression caractéristique du passage sur Melchisédech de Gn 14,18-22 (et fréquente dans les textes de
Qumrân), qu’on retrouve aussi dans le récit de l’enfance de Lc : en 1,32, Gabriel annonce à Marie que l’enfant sera
appelé « fils du Très-Haut » ; en 1,76, Zacharie prophétise « et toi petit enfant tu seras appelé prophète du Très-
É. Nodet De Josué à Jésus 12
I (Après G 2:168) Ses mœurs étaient étranges, et sa vie n’était pas celle d’un
homme, car son existence était celle d’un esprit immatériel.
J Ses lèvres ne connaissaient pas le pain, et à la Pâque il ne goûtait pas non plus
aux azymes, disant qu’ils avaient été donnés à manger en souvenir de Dieu qui
avait sauvé le peuple de la captivité, et que le chemin était bref (ou urgent) vers la
délivrance32.
K Le vin et la cervoise, il ne les laissait même pas approcher de lui. Il avait dégoût
de toute chair animale. Il confondait toute injustice. Et il vivait de copeaux de
bois33.
Haut ». Sur les analogies entre 11 Q Melch et Jean-Baptiste, cf. Daniel R. SCHWARTZ, « On Quirinius, John the
Baptist, The Benedictus, Melchizedek, Qumran and Ephesus », RQ 13 (1988), p. 635-646.
26
. Cf. Mt 3,5 et Mc 1,5.
27
. Jean annonce donc un roi institué par le Très-Haut ; ce ne peut être Archélaüs, qui n’a pas obtenu ce titre et
qui sera ensuite remplacé par un préfet romain.
28
. L’Esprit a un rapport étroit avec le baptême, dans le NT comme dans la Règle de Communauté.
29
. En fait, c’est peut-être un sadducéen, car il lit l’Écriture et, dans la suite (G 2:113), le songe d’Archélaüs est
interprété par un essénien nommé Simon, d’où une possible confusion.
30
. Cf. Jn 1,26 : « Au milieu de vous se tient celui qui vient derrière moi, que vous ne connaissez pas ». Dans les
synoptiques, c’est Jésus qui s’exprime en ce sens ; il dit en Lc 17,21 : « Le Royaume de Dieu est parmi vous. » De
même en Mt 13,11 p. : « À vous il est donné de connaître les mystères du Royaume, tandis qu’à ceux-là ce n’est
pas donné. »
31
. Cf. Jn 1,28 : « Béthanie, au-delà du Jourdain, où Jean baptisait. »
32
. Ce portrait s’explique mieux si Jean est au-delà du Jourdain (« le chemin est bref »).
33
. Ce détail pourrait avoir un sens symbolique (en relation avec Is 11,1-2), cf. Francis I. ANDERSEN, « The Diet of
John the Baptist », Abr-Nahrain 3 (1961-1962), p. 60-74.
É. Nodet De Josué à Jésus 13
Comme chez les synoptiques, le sens exact du baptême n’est pas très clair, car il n’est
pas question de disciples, mais c’est une institution qui dépend peu de la personne de Jean.
Dans le NT, le « baptême de Jean » n’est pas nécessairement administré par Jean (cf. Lc
3,20-21), et il se rencontre loin de la Judée, avec Apollos (Ac 18,25) ou les disciples
d’Éphèse (Ac 19,3). Au contraire, la singularité de la personnalité de Jean-Baptiste s’inscrit
bien dans le modèle de Josué.
1. Jean convoque tout un peuple au Jourdain (§B, C). Les gens viennent non pas
d’Égypte, mais de Judée corrompue et peut-être d’ailleurs : l’expression « la région du
Jourdain » suggère une audience plus vaste, comme dans le cas de Theudas.
2. Jean lui-même ne consomme rien du produit caractéristique de la Terre promise, pain,
vin, viande, et même vêtements normaux (§A, J, K). Il est d’allure inhabituelle, aussi bien
sauvage que céleste (§A, I). Il est possible que la nourriture étrange qu’il prend (§K) se
rattache à la manne du désert, dont la nature est indécise (cf. Ex 16,14). Il est possible aussi
qu’il y ait un souvenir de Moïse, qui sur la montagne sainte « ne goûta à aucun aliment en
usage chez les hommes » (AJ 3:99).
3. Sa résidence connue est au-delà du Jourdain (§H), et il proclame que le Royaume de
Dieu est proche (§B, G). Il est remarquable qu’il s’abstient même de la Pâque (§J, K) ; son
allusion à la sortie d’Égypte indique qu’il attend comme prochaine la Pâque de Canaan, qui
devient celle du Royaume.
On voit donc que ce sauvage est proche de la Terre promise, légèrement à l’extérieur34.
On le voit aussi bien par la topographie que par le régime alimentaire. L’extrême importance
du Jourdain, comme limite symbolique, ne peut être sous-estimée.
La conformité de la personnalité de Jean au modèle de Josué est telle qu’on peut se
demander si elle ne provient pas surtout de la manière dont ses disciples ont transmis la
mémoire de son action attirant des foules. En effet, il était par ailleurs baptiste, faisant des
disciples comme d’autres à l’époque, en particulier les esséniens. C’est la fusion des deux
thèmes qui a donné le baptême dans le Jourdain, avec une addition de toutes les
significations. Selon Jn 3,22-23, Jean baptisait à « Aenôn près de Salim », quelque part en
Samarie35, alors que Jésus opérait en Judée. Dans cet évangile, les faits ne sont rapportés
que s’ils ont aussi une signification symbolique. Ici, le contexte laisse entendre (v. 26) que
Jean a traversé le Jourdain après un contact avec Jésus, ce qui a certainement un sens,
comme on le montre plus loin.
présence d’une poterie d’époque romaine semblable à celle recueillie dans les grottes. Il fut
vite acquis que certains des manuscrits provenaient d’un milieu essénien tel que décrit par
Philon, Pline l’Ancien et Josèphe. Les fouilles révélèrent un établissement de dimension
modeste, mais équipé d’un système de canaux et de bassins manifestement destinés à des
purifications. La conclusion naturelle fut qu’il s’agissait d’une colonie essénienne en relation
étroite avec les manuscrits, mais il restait une difficulté majeure : l’endroit est désertique et
impropre à toute agriculture, ce qui contredit les indications expresses de Philon et Josèphe,
qui précisent que telle était leur activité principale. D’un point de vue proprement juif, c’est
d’ailleurs évident : l’aboutissement de la promesse faite à Abraham est la présentation au
sanctuaire des prémices, ce qui suppose sédentarisation et agriculture ; c’est à cette
occasion qu’est prononcée une confession de foi historique (Dt 26,2-11) qui montre
l’importance de ce qu’exprime le rite.
46 ; AJ 2:312 ; 3:229), et les os non brisés orientent vers des restes de repas pascal (Ex
12,47).
3. On a recueilli un très grand nombre de bols et d’assiettes de facture grossière, en
particulier à proximité d’un gros four à poterie. Cette fabrication locale, purement utilitaire et
semblable à ce qu’on fabriquait en tout lieu, n’offre aucun intérêt commercial et dépasse très
largement les besoins de toute communauté locale, à moins qu’elle ne renouvelle sa vaisselle
à chaque repas.
4. Un grand cimetière de plusieurs centaines de tombes se trouve à côté du site. Ce n’est
pas un agrégat de tombes disposées au hasard : il a été planifié, avec des alignements et des
allées, et il est certainement bien trop vaste pour les besoins locaux. Il n’a été que
partiellement fouillé, mais on a trouvé une proportion notable d’enterrements secondaires : le
défunt a d’abord été enterré là où il est mort, puis ses restes ont été transférés dans ce
cimetière, ce qu’on reconnaît à la disposition des ossements. Une telle coutume de sépulture
secondaire (de clan ou de famille) existait chez les nomades (cf. Gn 23,3), mais aussi pour
des familles notables (cf. 1 M 13,25-30). Dans le cas de Qumrân, il reste un léger doute sur
l’antiquité de ce cimetière, mais s’il est réellement contemporain des esséniens, c’est que le
lieu avait une importance spéciale.
5. Pline l’Ancien donne une description des esséniens (Histoire naturelle, 5.17.73). Le
lieu qu’il indique, à une certaine distance de la mer Morte, correspond suffisamment au site
de Qumrân. Il donne des détails intéressants : « Peuple solitaire et le plus extraordinaire qui
soit, sans femmes, sans amour, sans argent et vivant dans la société des palmiers. Mais ils se
renouvellent régulièrement, et les recrues leur arrivent en masse. » Il s’agit donc d’une
assemblée de dimension notable, et non d’un petit groupe.
On peut regrouper tous ces éléments sous une hypothèse très simple, qui s’accorde avec
l’aridité du lieu et le témoignage d’Al-Biruni. Il suffit de supposer que les esséniens, venant
de leurs communautés agricoles en Palestine, faisaient à Qumrân un pèlerinage pascal. Tous
les éléments concordent, à condition d’ajouter un complément, inspiré du modèle de Josué :
ils prolongeaient la Pâque jusqu’à la Pentecôte, de manière à pouvoir faire un rite de
prémices, au moins sur le pain provenant du blé nouvellement moissonné, et peut-être
ensuite sur le vin nouveau, lors d’une seconde Pentecôte. Cela peut expliquer les besoins en
vaisselle sommaire ainsi que les effets de foule de Pline : non pas des résidents, mais des
pèlerins prolongeant leur séjour dans des campements. De plus, la Pentecôte est chez les
esséniens la fête de l’Alliance ou de son renouvellement, ainsi que de l’admission des
néophytes (1 QS 6:21-23), ce qui concorde avec les recrues signalées par Pline.
Quant à admettre que Qumrân comme lieu ait pu être un nouveau Gilgal, proche du
Jourdain, il suffit de considérer deux points : d’une part, la tradition admet que la rive
significative du Jourdain va de Jéricho à En-Geddi, ce qui assimile la mer Morte à un
prolongement du Jourdain (j.Shebiit 9:2). D’autre part, pour les esséniens, le signe de
l’Alliance n’est pas la circoncision, mais un ensemble de purifications baptismales, ce qui
nécessite un important système d’eau. Apparemment, les esséniens de Qumrân ont repris et
développé des installations antérieures, liées à la villa.
É. Nodet De Josué à Jésus 16
Cependant, si l’on discerne ainsi un rythme annuel, il manque quelque chose sur le point
de départ, car il ne va pas de soi que des confréries rurales établies en Judée aient décidé
de commémorer la Pâque de Josué en un lieu aussi étrange. La présence du cimetière
fournit une indication : le lieu symbolise une entrée dans l’autre monde. Mais la trace de cet
autre monde sur terre est précisément la Terre promise. Il faut donc se demander si le rite
annuel ne commémore pas justement une entrée, ou en d’autres termes, si l’origine des
esséniens n’est pas l’arrivée de groupes venus de l’extérieur – et non pas une naissance
spontanée au sein du judaïsme judéen.
Certaines caractéristiques des esséniens vont permettre de bâtir une hypothèse
complémentaire, peut-être plus fragile. En effet, ils sont très attachés à l’Écriture, puisque la
communauté (« l’Alliance ») a le monopole de l’interprétation inspirée et que le blasphème
contre Moïse est passible de mort (G 2:145 ; cf. Ac 6,11), mais ils ont des singularités
étonnantes, car non scripturaires. Josèphe parle de leurs croyances et de leurs allures
pythagoriciennes (AJ 15:371). Que ce soit exact ou non38, il est plus important de noter
leurs formes sociales : cooptation, célibat, partage des biens ; dans la Bible, au contraire, la
notion de peuple est essentielle, avec des généalogies définies, surtout pour prêtres et lévites
(cf. Esd 2,59.62). On peut même ajouter que pour les esséniens l’entrée dans l’Alliance se
fait par le parcours baptismal individuel (1 QS 5:8.20 ; 6:15), et non par la circoncision le
huitième jour39, qui suppose une continuité familiale.
Toutes ces divergences par rapport à la tradition biblique correspondent assez
exactement à des entités connues d’origine grecque, sortes de conventicules de diverses
obédiences40, dans la cité ou en dehors41. À ce point, il faut noter que Philon connaît et
apprécie les esséniens, alors qu’il ignore tout des autres écoles (pharisiens, sadducéens). Il
sait qu’ils résident en Syrie-Palestine, ce qui correspond à la Judée élargie du temps
d’Hérode, et que l’agriculture est leur activité principale (Quod omnis probus, §75). Il les
définit comme d’excellents adorateurs de Dieu, en utilisant le terme therapeutai. Ailleurs
(De vita contemplativa42), Philon décrit longuement d’autres groupes, appelés
« thérapeutes ». Ils vivent dans le désert, spécialement autour d’Alexandrie, mais aussi
ailleurs dans le monde. Il ignore pourquoi ils ont pris ce nom, qu’il explique comme
38
. Cf. Justin J. TAYLOR, Pythagoreans and Essenes. Structural Parallels, Leuven, Peeters, 2004.
39
. L’insistance de Josèphe à préciser que les esséniens sont « juifs de naissance » est étrange, car il vient de dire
qu’ils forment une école au sein du judaïsme (G 2:119) ; plus loin, il dit qu’un candidat à l’entrée dans la
communauté est aussi impur qu’un païen (2:150). Ces deux détails indiquent que les esséniens n’accordent guère
d’importance à la circoncision, ce que Joseph ne peut que réprouver, car pour lui elle maintient l’identité du peuple
(AJ 1:192).
40
. Steve MASON, « Essenes and Lurking Spartans in Josephus’ Judean War : From Story to History », dans :
Zuleika RODGERS (ed.), Making History. Josephus and Historical Method (JSJ, Suppl. 110), Leiden-Boston, Brill,
2007, p. 219-261, établit un intéressant parallèle entre esséniens et Spartiates (Lycurgue), mais il conclut sans
nécessité qu’ils n’ont aucun rapport avec Qumrân et les manuscrits associés.
41
. Par exemple, PLATON, République, 406d, dessine à la suite de Pythagore le modèle de vie de ceux qui sont
chargés de défendre l’essence de la cité : ils se cooptent, ils ne possèdent rien en propre, ils n’ont pas de domaine
privé inaccessible, ils sont unis par les mêmes sentiments. Cf. Witold TYLOCH, « Les thiases et la communauté de
Qoumrân », dans : Fourth World Congress of Jewish Studies, Jerusalem, 1967, I:225-228.
42
. Voir la synthèse de SCHUERER-VERMES, II:593-597.
É. Nodet De Josué à Jésus 17
« médecins des âmes » ou « adorateurs de Dieu ». Cela indique au moins que de son temps
les thérapeutes constituent déjà une entité ancienne.
Il y a de remarquables ressemblances entre ces thérapeutes et les esséniens, mais aussi
des différences, parmi lesquelles deux sont significatives ici. La première est que les
thérapeutes mènent une vie contemplative, alors que les esséniens sont actifs. Cette
différence doit être mise en rapport avec l’agriculture, qui n’a de sens religieux qu’au pays
d’Israël, comme indiqué plus haut (cf. Dt 26,1-11). La seconde est que les thérapeutes
s’abstiennent de viande et de vin. En dehors d’un ascétisme à la manière grecque, cette
différence peut avoir une signification biblique ou juive, si l’on considère l’abstention de
l’agneau pascal et du produit de la Terre promise, un peu à la manière de Jean-Baptiste.
Comme il est admis qu’esséniens et thérapeutes sont de même origine43, on peut avancer
une hypothèse sur leur filiation, en considérant que les thérapeutes sont anciens (Philon) et
les esséniens plus récents (Josèphe). Il est commode de distinguer quatre volets.
1. Au moment de la crise maccabéenne, Josèphe rapporte qu’un Onias, fils ou frère du
grand prêtre de Jérusalem évincé (2 M 4,7), s’enfuit en Égypte. Il y bâtit une petite
Jérusalem à Léontopolis, avec le fameux temple d’Onias, afin de mettre de l’ordre dans une
multiplicité de sanctuaires juifs (AJ 13:65-66). On peut imaginer que cette diversité incluait
des groupes de thérapeutes, formés à l’exemple de conventicules grecs. Il n’est pas sûr
qu’ils aient accepté cette forme de centralisation.
2. Plus tard, peut-être à la suite de la volonté de recentrage du judaïsme égyptien sur
Jérusalem, exprimée par le nouvel État asmonéen devenu fort sous Jean Hyrcan (2 M 1,1-
10), certains thérapeutes vinrent en Judée, en suivant les traces des fils d’Israël au temps de
Moïse. Ils traversèrent le Jourdain vers Jéricho, mais apparemment sans prétentions
belliqueuses, à la différence de Theudas.
3. C’est alors que se fait une jonction avec les sadducéens, réformateurs prônant contre
les pharisiens un retour à l’Écriture, qui émergent sous Alexandre Jannée44. La désignation
interne de « fils de Sadoq », dénotant non pas une hérédité mais la qualité d’« élus d’Israël »
(CD 4:1-4), devient commune aux deux groupes, très attachés à l’Écriture ; Sadoq était le
grand prêtre du temple de Salomon, et le laissait officier, alors que les pharisiens
n’acceptaient pas Jannée comme grand prêtre. Il faut considérer que c’est à ce stade que
les thérapeutes nouveaux venus sont désignés comme esséniens45, gardant leur style
43
. Cf. Marcel SIMON, Les sectes juives au temps de Jésus (Mythes et religions, 40), Paris, PUF, 1960, p. 105-
113 ; François DAUMAS & Pierre MIQUEL, De vita contemplativa (Œuvres de Philon 20), Paris, Éd. du Cerf, 1963, p.
57.
44
Cette affirmation présuppose quatre points établis ailleurs : 1. les pharisiens, les héritiers des rapatriés de
Babylonie, se rattachent à Néhémie puis à Judas Maccabée (et ses asidaioi) ; 2. le « banquet d’Hyrcan », où les
sadducéens sont promus (AJ 13:288-298), doit en réalité être situé vers le début du règne d’Alexandre Jannée ; 3. il
y a des indices nets que Jannée avait pour modèle Salomon, qui remplissait des fonctions sacerdotales, et dont le
grand prêtre était Sadoq, sans généalogie bien claire ; 4. la notice sur les trois écoles au temps de Jonathan est un
simple artifice littéraire, qui ne renseigne en rien sur l’existence de ces écoles à l’époque. Cf. É. NODET, La crise
maccabéenne (cf. n. 36), p. 343-358.
45
. Josèphe mentionne un voyant essénien entouré de disciples, dont une prophétie sur le frère du roi Aristobule
s’est réalisée (G 1:78-80), c’est-à-dire avant l’apparition en force des sadducéens sous Alexandre Jannée. Il suffit
d’admettre d’une part que l’origine des sadducéens (sinon de leur appellation) soit antérieure à Jannée, et d’autre
É. Nodet De Josué à Jésus 18
Si l’on écarte les récits de l’enfance, les synoptiques présentent une vie de Jésus qui va
du baptême dans le Jourdain à la Passion. On examine ici ces deux extrémités, qui sont en
discordance nette avec l’évangile de Jean.
Le récit de la Passion de Jésus selon les synoptiques, de la dernière Cène à la sépulture,
est constellé à la fois de détails d’origine juive et d’impossibilités légales48 : repas pascal un
jour avant la Pâque, qui tombait le vendredi soir cette année-là (selon la chronologie de Jn
18,28 ; 19:14, qu’il faut préférer49, d’autant plus il suit le calendrier lunaire lié au Temple) ;
procès au Sanhédrin la nuit ou le matin d’une fête, alors qu’il n’y avait pas de Sanhédrin
compétent ; libération de Barabbas après le repas pascal ; Simon de Cyrène travaillant aux
part que cet essénien était en fait un thérapeute, pour lequel Josèphe, qui ignore le terme, a spontanément employé
l’équivalent araméen ultérieur (cf. ci-après).
46
. Explication déjà proposée par Geza VERMES, « The Etymology of “Essenes” », RQ 2 (1960), p. 427-443.
47
. Solomon H. STECKOLL, « The Qumran Sect in Relation to the Temple of Leontopolis », RQ 6 (1967), p. 55-69,
soutient qu’il y avait un sanctuaire à Qumrân, et qu’il avait été fait à l’image de celui de Léontopolis (temple
d’Onias) avec des prêtres fils de Sadoq.
48
. Les efforts faits pour les résoudre contribuent surtout à les souligner, cf. Joachim JEREMIAS, La dernière Cène.
Les paroles de Jésus (Lectio Divina, 75), Paris, Éd. du Cerf, 1972 ; Simon LEGASSE, La Passion dans les quatre
évangiles, Paris, Éd. du Cerf, 1995.
49
. Paul, en transmettant le récit de l’institution eucharistique (1 Co 11,23-26), ne fait aucune allusion au rituel de
la Pâque, mais seulement à la nuit où Jésus fut livré. Pour lui, « le Christ notre Pâque », c’est-à-dire « notre agneau
pascal », fut immolé au même moment que l’agneau pascal, i. e. le vendredi après-midi (1 Co 5,7).
É. Nodet De Josué à Jésus 19
« C’est le jour de la Pâque que vous l’avez arrêté, et de même c’est dans la Pâque que
vous l’avez crucifié. C’est écrit. » Ce passage combine les deux traditions, tout en voilant la
contradiction : le « jour de la Pâque » est la nuit qui suit le du repas pascal et le lendemain,
alors que la crucifixion « dans la Pâque » se réfère à l’immolation de l’agneau, donc avant
le repas pascal. L’expression « c’est écrit » renvoie à l’AT, et non aux Mémoires des
apôtres, qui pour Justin n’ont pas le statut d’Écriture, surtout devant Tryphon. Ailleurs, il in-
siste sur le symbolisme de l’agneau pascal, qui représente très bien un crucifié, car il doit
être préparé avec deux broches disposées en croix (Dial. 40,3). Ainsi, il est proche du
symbolisme de Jn et de sa chronologie, mais sa rédaction est imprécise, car le mouvement
général s’accorde plutôt avec la présentation des synoptiques, où arrestation et crucifixion
sont incluses dans la Pâque juive. En fait, Justin ne s’intéresse pas et ne veut pas s’intéresser
aux détails rituels, mais à l’accomplissement typologique de l’Écriture, et spécialement de la
Loi. Il a dit auparavant (Dial. 110,2) : « La Pâque, c’était le Christ, comme Isaïe le dit
(53,7) : Comme un mouton il fut conduit à l’égorgement. » Pour Justin, donc, la passion
du Christ se superpose exactement à la Pâque, comme il l’explique longuement ensuite, sans
distinction entre le jour lui-même et les détails rituels juifs. En d’autres termes, la Pâque de
Jésus culmine avec la crucifixion. Ailleurs, Justin décrit le rite eucharistique comme conforme
à la tradition reçue (Apologie, I:66) : « Car les apôtres, dans les Mémoires qu’ils ont
composés – qu’on appelle évangiles – nous ont transmis ce qui leur avait été commandé :
Jésus prit du pain, et ayant rendu grâce, il dit “Faites ceci en mémoire de moi, ceci est mon
corps” ; de même, ayant pris la coupe et rendu grâce, il dit “Ceci est mon sang”. » Il est
remarquable qu’il ne rattache pas cette tradition à la Pâque – comme Paul, qui donne aussi
la consigne de répétition.
Ces éléments fournissent une perspective pour interpréter la Passion selon les
synoptiques : la Pâque de Jésus, qui s’étend sur vingt-quatre heures, de la dernière Cène à
la sépulture, culmine avec la crucifixion. Tous les détails proprement juifs sont réinterprétés
dans ce cadre, même au prix d’invraisemblances légales. Cela permet de souligner que tout
Jérusalem participe à la mise à mort de Jésus, chacun à sa manière : les corps constitués
juifs et romains, les habitants, les soldats et même les apôtres. Le salut ultérieur sera donc
pour tous.
Il est maintenant possible de revenir sur la dernière Cène, qui ouvre cette Pâque très
particulière et va en devenir le mémorial. On remarque d’abord dans le récit de l’institution
deux singularités : d’une part, l’agneau pascal n’est pas absent (Lc 22,14-16), mais le rite
est centré sur le pain et le vin, qui sont pris en petite quantité et ne constituent pas réellement
un repas ; Jésus ne s’identifie nullement à l’agneau, et il n’est pas question des herbes
amères52 (Ex 12,8). D’autre part, le récit de l’institution lui-même a la concision d’une
formule liturgique ; malgré le caractère déroutant du commandement de Jésus (« mangez,
ceci est mon corps »), les disciples n’ont aucune réaction, alors que dans les passages
voisins ils interviennent activement.
C’est à ce point que le modèle de la Pâque de Josué peut fournir un éclairage, car elle
concentre en un récit très bref des éléments essentiels qu’on trouve concentrés ici :
52
. Cf. Jacob MANN, « Rabbinic Studies in the Synoptic Gospels », HUCA 1 (1924), p. 339-351.
É. Nodet De Josué à Jésus 21
53
. Cf. Josef A. JUNGMANN, Missarum solemnia. Explication génétique de la messe romaine (Théologie, 19-21),
Paris, Aubier, 3 vol., 1951-1954 (orig. allemand, 1948), II:305-306. En Occident, l’usage du pain azyme, après une
progression lente, ne s’est généralisé qu’au XIe siècle (et fut considéré comme particulièrement impie par les
Orientaux lors du schisme de 1054, qui affirmaient que le pain ôguµpf était une insulte, car il rendait le Christ
ôxuwpf « sans âme »). Les principales raisons avancées pour l’usage de pain azyme étaient qu’il se conserve
mieux (pour la réserve eucharistique) et qu’il est plus blanc, plus immaculé ; l’argument biblique n’est venu qu’en
second, surtout avec l’expression de Paul, qui fait du levain le symbole du mal (1 Co 5,7).
54
. Selon HIPPOLYTE, Trad. apost. 23:5 et 24:1, c’est l’évêque qui en principe rompt le pain, et il n’est aidé de
diacres que pour des raisons pratiques, si l’assemblée est nombreuse, cf. Gregory DIX, The Shape of the Liturgy,
London, Dacre Press, 19452, p. 131-133.
É. Nodet De Josué à Jésus 22
du Royaume qu’il annonçait ensuite. L’entrée dans l’Alliance est représentée par le baptême
de Jean, que les disciples sont supposés avoir reçu aussi (Ac 1,21-22 ; 11,47). Jean-
Baptiste représente la transmission de l’héritage biblique (cf. Ac 13,24). Il est le plus grand
des prophètes, car le plus proche du Royaume, dans l’espace comme dans le temps (Mt
11,11). Selon Lc 7,33, Jean « ne mange pas de pain et ne boit pas de vin », contrairement à
Jésus : c’est encore une trace du symbolisme de Josué. Les disciples de Jésus sont restés
proches de Jean, au moins au sens où ils se voient en marge du Royaume. Il est
caractéristique qu’avant la dernière Cène ils demandent à Jésus (Mt 26,17-18) : « Où veux-
tu que nous préparions pour que tu manges la Pâque ? » Ils se mettent à l’écart, mais Jésus
répond en les incluant dans la Pâque à préparer. De plus, il précise « allez à la ville »,
comme si ce n’était pas évident, puisque la Pâque doit être célébrée au « lieu choisi » (Dt
16,1), en fait à Jérusalem (cf. Esd 6,19-22). Cependant, en dehors du cas des esséniens,
les sources ont conservé des traces du rite de l’agneau pascal hors de Jérusalem55. Jésus
demande donc aux disciples d’aller jusqu’au point ultime de l’arrivée en Terre promise,
Jérusalem.
Il y a peut-être quelque chose de semblable à l’intention première des disciples lorsque
Pierre refuse de se laisser laver les pieds par Jésus, car celui-ci lui dit alors que c’est comme
un refus d’entrer avec lui dans le Royaume (Jn 13,8) ; en dehors d’un geste possible de
sanctification, on peut soupçonner que Jésus exige qu’il se laisse entraîner à traverser l’eau,
que ce soit du Jourdain ou du baptême.
églises orthodoxes. Il est significatif que cette allusion au « lendemain » soit impossible avec
la LXX. Enfin, il est notable que cette demande du pain soit le centre du Pater de Mt, qui a
une structure concentrique58.
Selon Lc 11,1, les disciples ont demandé à Jésus de leur apprendre à prier comme Jean
l’avait fait à ses disciples. Il est donc plausible que le Pater ait des éléments communs avec
une prière de Jean. Les trois premières demandes n’offrent pas de difficultés et peuvent
convenir à toute prière juive. La quatrième paraît convenir plus spécifiquement à Jean :
proche du Royaume, il attend sa venue et son signe caractéristique, la consommation de son
produit.
58
. Comme le montre Roland MEYNET, « La composition du Notre Père », Liturgie 119 (2002), p. 158-191. Il fait
un rapprochement intéressant avec la quatrième béatitude, où les affamés et assoiffés de justice seront rassasiés, qui
peut être comprise comme un écho de la quatrième demande du Pater.