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Hérode ou la question du roi des juifs

Hérode
« le grand » révélé

Édith Parmentier
Maître de conférences en histoire grecque à l’université d’Angers

Génie politique, maître du pluralisme, souverain cruel


et infanticide… Pourquoi a-t-on qualifié Hérode de
« Grand » ? Le témoignage des historiens antiques, tel
Flavius Josèphe, et de l’archéologie, qui révèle un roi
grand bâtisseur, nous éclairent.
Depuis plusieurs décennies, la figure d’Hérode a été
« réhabilitée » en laissant place à la complexité du
Saint Jean, enluminure, vers 1504-1505. Malibu, The J. Paul
Getty Museum. © Creative Commons/Wikimedia personnage tant décrié dans les évangiles.

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Hérode ou la question du roi des Juifs

N
otre représentation d’Hérode est façonnée par une mation rapide et définitive et la décennie 1990 s’acheva sur
légende noire qui trouve son point de départ dans la d’importantes synthèses3 proposant une relecture pluricul-
construction néotestamentaire du massacre des enfants turelle du règne d’Hérode. Cette orientation domine les tra-
de Bethléem, acte de barbarie que le roi de Judée aurait com- vaux actuels, où le portrait hyper-dramatisé du tyran impie,
mis après avoir assassiné ses propres fils (Matthieu 2,16). antithèse des grands rois bibliques, pâlit devant l’image du
Mais la recherche historique révèle une tout autre image de roi bâtisseur, fin politique et grand souverain.
ce roi si impopulaire : dès les années 1960, l’historien israé-
lien Abraham Schalit mit en évidence le réalisme politique « Hérode le Grand »
d’Hérode et sa loyauté envers son peuple1. Les bonnes rela- La formule « Hérode le Grand » n’est pas la traduction d’un
tions du roi avec Rome sauvèrent l’autonomie de la Judée, titre, ni même l’expression d’un éloge : Hérode n’est jamais
qui échappa à l’annexion et connut une période de paix et de désigné ainsi dans les sources antiques : sur les monnaies
prospérité favorable à un développement économique et à et les inscriptions, il porte le simple titre de « roi », que lui
un accroissement territorial sans précédents. Le règne d’Hé- donnent aussi les auteurs grecs et romains et que Flavius
rode, qui dura de 37 à 4 av. J.-C., vit la réalisation de projets Josèphe développe parfois en « roi des Juifs ». Ce dernier
architecturaux splendides et originaux, au premier rang des- ne l’utilise qu’une seule fois, dans une liste généalogique où
quels se place la reconstruction du Temple de Jérusalem, qui il distingue Hérode de ses descendants (Antiquités juives
témoigne de l’attachement d’Hérode au judaïsme. Sa sincéri- XVIII,130-136)4. Pourquoi l’usage a-t-il retenu cette tournure
té religieuse est attestée par le respect des règles de la Torah inusitée ?
dans l’aménagement de ses palais, dont les appartements Il fallait dissiper la confusion créée par le Nouveau Testa-
privés sont équipés d’installations rituelles et dont la décora- ment, car bien que le roi soit mort l’année de la naissance de
tion observe l’interdit des images. Jésus, un roi Hérode intervient en diverses occasions dans
L’interprétation de Schalit fit scandale2, mais les découvertes les écrits évangéliques (lire D. Marguerat). En réalité, tous
archéologiques des années 1970 lui apportèrent une confir- ces « Hérode » sont les successeurs5 du nôtre, mais l’usage

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antique de donner aux fils le nom de leur père autorise la


confusion. Cet amalgame est à l’origine du stéréotype du
massacre des premiers chrétiens par les Hérodiens. La qua-
lification du fondateur de la dynastie se teinte alors d’ironie,
car Hérode est d’abord « grand » par ses crimes, dont le
plus grand est d’avoir persécuté Dieu lui-même.

Le témoignage des historiens antiques


On s’attendrait à ce que l’un des personnages les plus im-
populaires de l’histoire ait suscité d’abondants commen-
taires historiques. Il n’en est rien. Ses Mémoires ont dispa-
ru6, de même que l’Histoire du roi Hérode, composée sous Césarée. L’hippodrome (au fond), construit parallèle à la
côte, avait une double fonction de cirque et de stade. La
son règne par Ptolémée d’Ascalon, et les seuls témoignages piste faisait 303 m de long et 50,35 m de large.
© H. Roquejoffre pour MdB
contemporains proviennent des œuvres fragmentairement
conservées de Nicolas de Damas et de Strabon. Membres
des élites dirigeantes de l’Empire romain, ces derniers par-
tagent une même vision multiculturelle de l’Orient. La légi- Auguste et rapportée par Macrobe : l’empereur aurait décla-
timité d’Hérode, désigné roi par le Sénat dès 40 av. J.-C., ré préférer être l’un des cochons d’Hérode plutôt que d’être
n’est pas contestable à leurs yeux. Et sa judéité va tellement l’un de ses fils. (Saturnales II, 4.11)7. Il n’en va pas de même
de soi – pour eux et pour tous les auteurs gréco-romains, à pour l’historiographie judaïque, qui dessine d’Hérode une
l’instar de Plutarque qui mentionne « Hérode le Juif » dans autre figure, ambivalente, voire contradictoire.
la Vie d’Antoine – que la tradition romaine en fait un sujet Le seul récit du règne qui ait subsisté est l’œuvre de Flavius
de plaisanterie dont témoigne la féroce boutade attribuée à Josèphe, né à Jérusalem un demi-siècle après la mort d’Hé-

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rode. À quelques détails près, la fiabilité de cet historien, cès politiques s’accompagnent d’échecs familiaux.
dont dépendent tous les travaux anciens et modernes sur le L’image négative des Antiquités juives a été popularisée
sujet, est unanimement admise, d’autant que l’auteur s’ins- par les premiers historiens du judaïsme qui, au XIXe siècle,
pire de Nicolas de Damas. Il donne d’Hérode une image ont fait une lecture sélective de Flavius Josèphe, en rete-
contrastée : positive dans La Guerre des Juifs (livre I) et né- nant particulièrement la contestation de la judéité d’Hérode.
gative dans Les Antiquités juives (livre  XIV-XX). L’éloge de Le sujet est mis en scène par une anecdote où, bien avant
La Guerre des Juifs est assez subtil, car l’historien y attri- d’être roi, Hérode entre en compétition avec l’hasmonéen
bue les succès d’Hérode à la combinaison entre une irrésis- Antigonos, qui dénonce en lui un homme du peuple indigne
tible ambition personnelle et une habile intuition politique. de régner, « un simple particulier, un iduméen, autrement dit
Quant aux échecs du roi, ils sont imputés, conformément un demi-Juif », en faisant un jeu de mots sur l’assonance
aux stéréotypes antiques, à l’esclavage des passions. En idoumaios-hémiioudaios, « iduméen-hémijudéen » (Antiqui-
revanche, Les Antiquités juives mettent l’accent sur l’impo- tés juives XIV, 403). Cet épisode permet à l’historien de pré-
pularité d’Hérode et sur ses crimes, qui s’inscrivent dans senter le point de vue des Hasmonéens aux yeux desquels
un contexte de paranoïa politique et dynastique. C’est pour Hérode est un usurpateur. Le thème de l’illégitimité dynas-
punir la déloyauté de son entourage que le roi fait condam- tique entre ensuite dans la tradition rabbinique, illustré par la
ner à mort sa femme Mariamne, accusée d’adultère, puis fable où Hérode, esclave chez les Hasmonéens, assassine
successivement trois de ses fils coupables de complot par- ses maîtres pour épouser leur fille ; la jeune princesse se
ricide. Hérode châtie aussi l’indocilité de ses sujets par de suicide alors pour échapper à ce parvenu libidineux (Tal-
multiples supplices et punit de mort les émeutiers qui, au mud de Babylone, Baba Batra 3b). À leur tour, les pionniers
nom de l’aniconisme, ont abattu la statue d’un aigle surmon- de l’histoire du judaïsme voient en Hérode l’étranger qui a
tant la porte du Temple. Aux thèmes moraux traditionnels chassé les descendants des Maccabées : Heinrich Graetz
développés dans le premier ouvrage vient s’ajouter, dans le le compare à Bélial8 et Théodore Reinach écrit qu’« Hérode
second, celui de la dualité du destin d’Hérode, dont les suc- n’appartenait ni à la famille des Maccabées, ni même à la

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race juive »9. Cependant, Josèphe n’est pas seulement l’his- règne d’Hérode commence dans une Judée ravagée par
torien du judaïsme, il est aussi un historien grec d’époque trois années de guerre civile et d’invasion parthe. Aussi
romaine et, dès les années 1920, sa place dans l’historio- est-il d’abord marqué par la réalisation d’un programme de
graphie antique a été étudiée10. Depuis lors, les analyses constructions militaires imposé par les circonstances : la for-
historiques se sont multipliées11. La pertinence de son récit teresse d’Alexandréion est restaurée avant même la prise
est évaluée par des méthodes variées, qui vont de la critique de Jérusalem. Le palais fortifié de l’Antonia est entrepris à
des sources à la contextualisation narratologique et histo- Jérusalem dès 37 av. J.-C. Cependant, ce sont les zones de
riographique, prenant en compte les préjugés de l’auteur contact avec les Parthes et les Nabatéens, dans les régions
et ceux de ses publics successifs. Au demeurant, peut-on les plus orientales du royaume, qui sont l’objet des plus im-
reprocher à un auteur d’avoir saisi l’occasion de peindre la portants travaux. Hérode y rénove ou y édifie la série des
dramatique déchéance d’un souverain paranoïaque ? Quel « forteresses du désert » qui sont bien connues et qui for-
sujet plus fascinant que cette tragédie familiale ? Le lecteur ment une chaîne stratégique de part et d’autre de la vallée
de Josèphe qui, son livre à la main, visite les vestiges du dé- du Jourdain et sur les rives de la mer Morte : Doq, Nuseib-
cor où se sont déroulées ces catastrophes en perçoit toute Uweishira et Cypros près de Jéricho, Machéronte, Hesbon
la vraisemblance. Le site de Jéricho, par exemple, où Hé- et Hérodion d’Arabie à l’est de la mer Morte, Hyrcania et
rode connut sa longue agonie, se traînant en vain jusqu’aux Massada côté ouest. L’ensemble formé par ces citadelles ne
eaux de Callirhoé pour apaiser des souffrances infâmes, remplit pas que des fonctions militaires : les forteresses font
multipliant les arrestations et les exécutions depuis son lit système avec des domaines royaux qui leur sont attachés et
de mort, s’enveloppe de la magie des ruines. que leurs garnisons défendent. En effet, sous chacune des
citadelles, Hérode ajoute ou agrandit des propriétés royales
Le témoignage de l’archéologie qui sont d’abord des villégiatures, depuis le simple palais
Les campagnes archéologiques livrent aussi des informa- de Betharamptha et la villa de Qumrân jusqu’à l’immense
tions que les sources textuelles laissent dans l’ombre. Le complexe de Jéricho, mais aussi des installations agricoles
comme Phasaëlis et ‘Ain-Feshka, ou artisanales comme En

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Boqeq ; sur la mer Morte il construit des ports – Rujm el- matique tombeau fortifié d’Hérodion, le complexe palatial de
Bahr, Khirbet Mazin et ‘Ain es-Zara – ainsi que les stations Jéricho, le Temple de Jérusalem et le port de Césarée12.
thermales de Callirhoé et d’En Gedi. Les forteresses, bâties Ces édifices complexes réalisent des programmes qui sont
sur des points culminants et réparties sur le territoire, pro- précurseurs à la fois par leurs emprunts aux techniques ro-
tègent ces installations des zones de vallées. Tout en dé- maines et par la hardiesse de leur conception propre. En
veloppant une ligne de défense contre les Parthes et les effet, l’inspiration d’Hérode en matière architecturale reflète
Nabatéens, elles sécurisent l’habitat de la région, contrôlent moins les modèles gréco-égyptiens nombreux dans la ré-
l’accès aux voies de communication et aux ressources en gion que les innovations romaines plus éloignées et plus
eau et permettent l’exploitation économique de la vallée du récentes. Les fresques des palais hérodiens sont connues
Jourdain et de la mer Morte, où se développent non seule- pour imiter la décoration murale du deuxième style pom-
ment les plantations de palmiers-dattiers, mais les ateliers péien, mais on retrouve aussi le modèle d’édifices novateurs
de transformation des ressources végétales, minérales et comme le théâtre de Pompée, premier théâtre de pierre
pharmacologiques : Hérode transforme une région-frontière construit à Rome : Hérode s’en inspire pour Césarée, dont
en région prospère. le théâtre se dresse face à la mer, ainsi que pour l’hippo-
C’est alors que l’Orient romain voit les équilibres géopoli- drome-amphithéâtre de Jéricho où il aurait emprisonné tous
tiques changer radicalement. Après la bataille d’Actium, les notables de Judée13. Il fait aussi construire le port de Cé-
la disparition d’Antoine et de Cléopâtre crée un vide poli- sarée avec des matériaux importés d’Italie : 24 000 tonnes
tique qui profite à Hérode. Auguste lui restitue d’abord les de pouzzolane traversent la Méditerranée pour réaliser le
riches territoires qu’Antoine avait offerts à Cléopâtre, puis béton hydraulique de l’avant-port.
le royaume s’agrandit encore vers l’est avec les régions de Cependant, c’est surtout par l’originalité de leur concep-
Syrie du sud et de Transjordanie. Hérode est alors à l’apo- tion que les réalisations hérodiennes sont exceptionnelles,
gée de son règne. Il entreprend de mener à bien des projets en particulier pour l’aménagement des paysages : certains
de prestige, dont les plus illustres demeurent, avec l’énig- monuments sont surélevés, construits sur des plates-formes

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artificielles, comme l’Hérodion, où le paysage est complète-


ment remodelé pour les nécessités de la construction. Ail-
leurs, l’implantation d’ensembles palatiaux est conçue de
façon à tirer le parti maximum de la topographie, comme sur
les terrasses rocheuses de Massada, le promontoire mari-
time de Césarée ou les rives du wadi Qelt à Jéricho.
Le règne d’Hérode ne s’est pas déroulé dans un paysage
confus de crime et de châtiment, mais dans le décor avant-
gardiste d’un royaume méditerranéen tourné vers l’Occident
romain. Cependant, les investissements identitaires n’en
continuent pas moins de fonctionner : les stéréotypes tradi-
tionnels tendent aujourd’hui à s’effacer devant la nouvelle
figure mémorielle d’un Hérode multiculturaliste, conforme
à un modèle sociétal qui valorise la diversité et prend en
compte l’hétérogénéité des perceptions culturelles et des

traditions religieuses.

Hérode et ses deux conseillers


Vitrail du XIIe siècle de la basilique Saint-Denis.
© D. R.

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1 A. Schalit, Horedos HaMelekh, Jérusalem, 1962 ; König Herodes, der Mann und sein Werk,
Berlin, 1969.
2 Dans sa préface à la réédition de König Herodes (Berlin, 2001), Daniel Schwartz décrit
l’accueil reçu par la publication originale.
3 Duane W. Roller, The Building Program of Herod the Great, Berkeley, 1998 ; Nikos Kokkinos,
The Herodian Dynasty, Sheffield, 1998 ; Peter Richardson, Herod King of the Jews and Friend of
the Romans, Edimbourgh, 1999.
4 La seule traduction française des livres hérodiens des Antiquités juives actuellement dispo-
nible est celle qui fut réalisée sous la direction de Théodore Reinach : Flavius Josèphe, Œuvres
complètes, Paris, 1900-1932 ; réimpression sans notes, Clermont-Ferrand, 2011-2014.
5 C’est son fils [Hérode] Antipas qui fait décapiter Jean le Baptiste en 28 et assiste au procès
de Jésus en 30 ; le petit-fils d’Hérode, Agrippa I, ordonne l’arrestation de Pierre et l’exécution de
Jacques, fils de Zébédée, entre 41 et 44 ; et l’arrière-petit-fils d’Hérode, Agrippa II, juge Paul à
Césarée vers 59 et fait exécuter Jacques, frère de Jésus, en 62.
6 À l’exception de quelques lignes, citées par Flavius Josèphe (Antiquités juives XV,164-177).
7 « [Augustus] cum audisset inter pueros quos in Syria Herodes rex Iudaeorum intra bimatum
iussit interfici filium quoque eius occisum, ait melius est Herodis porcum esse quam filium ».
Bien que rapporté en latin, le jeu de mots d’Auguste ne prend son sens qu’en grec, où les mots
« fils » et « porcs » sont homonymes : hyies-hyes. Les Saturnales mettent en scène un banquet
philosophique qui se déroule à l’occasion des Saturnales et où, sous la forme de dialogues,
douze interlocuteurs conversent en festoyant sur le modèle des Deipnosophistes d’Athénée. Le
second livre est un florilège de bons mots dus à des personnages illustres (Cicéron et Auguste
en particulier).
8 H. Graetz, Histoire des Juifs, tome 2, Paris, 1884, p.225.
9 Th. Reinach, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs aux judaïsme, Paris, 1895, p. 111 n. 4.
10 H.St.J. Thackeray, Flavius Josèphe : l’homme et l’historien, Paris, 2000, traduction d’un ou-
vrage paru en 1929.
11 Cf. en particulier T. Rajak, Josephus : The Historian and His Society, Londres, 1983 ; Mireille
Hadas-Lebel, Flavius Josèphe, le Juif de Rome, Paris, 1989.
12 Les deux principales synthèses envisageant chaque chantier dans ses rapports avec les
autres sont dues à Duane Roller (The Building Program…) et à Ehud Netzer (The Architecture of
Herod, the Great Builder, Tübingen, 2006).
13 Guerre des Juifs I,659-660 ; Antiquités juives XVII,174-177.

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