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Reflexions Civilisation Image
Reflexions Civilisation Image
(1960)
“Réflexions
sur la civilisation
de l'image.”
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
Professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi
Page web. Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca
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Georges Gusdorf
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Professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole
Georges GUSDORF
Professeur à l’Université de Strasbourg
Professeur invité à l’Université Laval de Québec
[11]
Georges GUSDORF
Professeur à l’Université de Strasbourg
Professeur invité à l’Université Laval de Québec
res, des illustrations qu'un artiste exécutera à la main pour les riches
amateurs. En dépit de quelques chefs-d'œuvre, la gravure sur bois ne
suffit pas à émanciper l'image, à faire d'elle un moyen d'expression
indépendant.
Cette nouvelle dignité, l'image la devra à la création d'une techni-
que riche de possibilités qui n'existaient pas jusque-là. « À partir des
dernières années du XVIe siècle, précise un ouvrage spécialisé, on
cesse [14] à peu près complètement d'avoir recours à la gravure sur
bois. Et cela non seulement pour illustrer des livres, mais dans tous les
domaines. Le règne de la taille-douce commence, qui durera plus de
deux siècles, dont le début marque bien autre chose qu'un changement
de technique : si cette technique triomphe, c'est qu'elle permet de re-
produire fidèlement et jusque dans leurs moindres détails, tableaux,
monuments et motifs décoratifs, et de les faire connaître partout et à
tous - de reproduire surtout l'image exacte de la réalité et d'en laisser
un souvenir durable ; l'estampe va jouer désormais, et de plus en plus,
pour la diffusion des images, un rôle analogue, à celui que remplit de-
puis plus d'un siècle le livre imprimé pour la diffusion des textes. Ain-
si l'adoption de la taille-douce et le développement du commerce in-
ternational des estampes, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe,
élargit l'horizon des hommes de ce temps 1. »
Ce texte fait voir très clairement que la civilisation de l'image date,
sous sa forme première, de la mise en œuvre de la gravure sur cuivre,
La finesse du procédé, sa précision, ainsi que la possibilité de produi-
re, à partir d'une seule planche, un très grand nombre de tirages,
confèrent désormais à l'image une valeur intrinsèque. Elle possède en
elle-même sa signification ; là même où elle illustre un livre, elle ap-
porte quelque chose que les caractères imprimés ne pouvaient pas fi-
gurer. Une nouvelle dimension intellectuelle et spirituelle se trouve
ainsi ajoutée à l'univers de la connaissance ; cette émancipation de
l'image s'affirme par exemple avec la publication de recueils de gravu-
res, d'où l'image a éliminé le texte. Et l'on voit aussi se former des col-
lections ou cabinets d'estampes.
Le texte imprimé s'adresse à l'esprit, et s'il peut parler à l'imagina-
tion, c'est toujours par le détour de la réflexion abstraite. Le langage
lointain sans commune mesure avec les possibilités des yeux les plus
exercés. Nous vivons aujourd'hui par la vue beaucoup plus que nos
devanciers ; et la place d'honneur accordée aux réceptions visuelles
dans l'existence doit avoir pour contrepartie un équilibre différent, ou
un déséquilibre) de la vie personnelle. Les psycho-pédagogues améri-
cains ont pu décrire la variété nouvelle des « T. V. children », les en-
fants de la télévision caractérisés par l'aplatissement de la partie infé-
rieure du menton, car le sujet passe la meilleure partie de son temps
allongé sur le tapis, les yeux fixés sur l'écran magique du téléviseur.
Fatigué par de trop longues veillées, l'enfant somnole en classe et vit
dans un état de torpeur hébétée, dont il ne sort que pour consommer sa
ration d'images...
*
Cette évocation quelque peu malveillante ne suffit certes pas à ca-
ractériser la nouvelle civilisation de l'image. Une réflexion plus sagace
doit d'abord constater que l'image, dans la variété de ses formes, im-
primée ou photographiée, filmée ou télévisée, modifiant notre présen-
ce au monde, modifie dans une certaine mesure le monde lui-même.
Au lieu d'occuper un emplacement défini une fois pour toutes, au cen-
tre [25] de l'espace perçu, l'homme d'aujourd'hui jouit d'une sorte
d'ubiquité ; il se situe à la fois partout et nulle part ; il est passé, en
quelques dizaines d'années, de l'univers -d'avant Copernic à une sorte
d'univers einsteinien, où règne la relativité généralisée. La distance
n'existe plus ; les actualités du cinéma et de la télévision nous font,
sans effort et sans étonnement, contemporains de la planète. Le temps
lui-même est vaincu par l'image ; les morts laissent des traces qui
s'animent devant nous au rythme de la vie, nous sourient et nous par-
lent.
Cette conquête de l'espace-temps ne se réduit pas à une simple ex-
tension de nos possibilités naturelles. Là même où nous sommes pré-
sents, l'image donne à voir autrement, et mieux. Fabrice, à Waterloo,
ne connaît qu'un aspect fragmentaire de la bataille. Aucun des com-
battants de Waterloo ne peut voir la bataille de Waterloo ; et chacun
sait que la belle ordonnance des tableaux peints après coup par les
peintres de batailles laisse échapper l'essentiel. Un seul regard ne peut
saisir la pluralité des perspectives contemporaines, réconcilier l'en-
semble et le détail. L'objectif photographique ou cinématographique,
Georges Gusdorf, “Réflexions sur la civilisation de l’image.” (1960) 20
Georges GUSDORF