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(1972)
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ques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif com-
posé exclusivement de bénévoles.
Georges Gusdorf
Paris : Les Éditions Payot, 1972, 535 pp. Collection : Bibliothèque scientifique.
Courriel :
Anne-Lise Volmer-Gusdorf : annelise.volmer@me.com
Courriel :
Michel Bergès : michel.berges@free.fr
Professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole
[2]
L’UNIVERSITÉ EN QUESTION.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 6
[5]
Georges GUSDORF
Professeur à l’Université de Strasbourg
Professeur invité à l’Université Laval de Québec
Paris : Les Éditions Payot, 1972, 535 pp. Collection : Bibliothèque scientifi-
que.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 7
[7]
CHAPITRE I:
AMBIGUÏTÉS D'UNE DÉCHRISTIANISATION [19]
CHAPITRE II :
LE NOUVEL ESPRIT RELIGIEUX [39]
CHAPITRE III :
L'INTERNATIONALE DU CŒUR : LE PIÉTISME EUROPÉEN [58]
CHAPITRE IV :
L'INTERNATIONALE DÉISTE [86]
CHAPITRE V :
L'AVÈNEMENT DES SCIENCES RELIGIEUSES [143]
en une légende des siècles. Les mythes sont le chant profond de l'hu-
manité universelle. Les mythologues allemands : Heyne, Hermann,
Creuzer. La revalorisation des mythes renouvelle l'histoire des reli-
gions. Christoph Meiners : Histoire générale et critique des religions
(1806-1807) fonde une nouvelle anthropologie religieuse. Les sciences
religieuses sont des sciences de l'homme [182]
DEUXIÈME PARTIE
LES SCIENCES DE LA VIE [241]
CHAPITRE I :
L'HISTOIRE NATURELLE DANS LA CULTURE DES LUMIÈRES. [243]
CHAPITRE II :
LE DÉCOR MYTHICO-RELIGIEUX DE L'HISTOIRE NATURELLE
[270]
CHAPITRE III :
NATURE [299]
CHAPITRE IV :
L'ANTHROPOLOGIE [355]
CHAPITRE V :
LE PROGRÈS DE LA CONSCIENCE MÉDICALE [424]
CONCLUSION [527]
Unité des sciences de la vie. Histoire des sciences et histoire des hommes.
Articulation de la science et de la conscience. La biologie exprime une nou-
velle alliance de l'homme et du monde. Le sentiment de la nature au XVIIIe
siècle. Le savant, porte-parole de l'inconscient collectif. Par-delà tout utilita-
risme, la recherche fondamentale est une passion de l'âme. Les sciences de
la vie enseignent un nouveau style de l'humanité. Existence et incarnation.
Surdétermination des sciences de la vie. La notion de climat et celle de nos-
talgie expriment la nouvelle relation de l'homme avec le milieu. Le retour à
la terre, par-delà les restrictions de la révolution galiléenne. Nouvelle di-
mension de la vie. Présence au monde selon l'analogie de la vie ; respect de
la vie. Pour une histoire du sens de la vie.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 21
QUATRIÈME
DE COUVERTURE
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[17]
Première partie
LE RAPPORT À DIEU :
DE LA THÉOLOGIE
AUX SCIENCES
RELIGIEUSES
[18]
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 24
[19]
Première partie.
Le rapport à Dieu :
De la théologie aux sciences religieuses
Chapitre I
Ambigüités
d’une déchristianisation
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10 Dans Peter GAY, op. cit., pp. 348-349. Cf. ce passage de l'Essai sur les
formes de Gouvernement, Œuvres de Frédéric II, éd. Preuss, t. IX, p. 207 :
« On peut contraindre par violence un pauvre misérable à prononcer un
certain formulaire auquel il dénie son consentement intérieur ; ainsi le
persécuteur n'a rien gagné. Mais si l'on remonte aux origines de la société, il
est de toute évidence que le souverain n'a aucun droit sur la façon de penser
des citoyens (...) Cette tolérance est si avantageuse aux sociétés où elle est
établie qu'elle fait le bonheur de l'État. Dès que le culte est libre, tout le
monde est tranquille (...) La France a eu des provinces dont la population a
souffert et qui se ressentent encore de la révocation de l'Édit de Nantes »
(dans Henri BRUNSCHWIG, La crise de l'État prussien à la fin du XVIIIe
siècle et la genèse de la mentalité romantique, P.U.F., 1947 : pp. 9-10).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 29
17 Ibid., p. 20.
18 Jean EHRARD et Jacques ROGER, Deux périodiques français du XVIIIe
siècle : le Journal des Savants et les Mémoires de Trévoux ; dans le recueil
cité : Livre et Société..., p. 54.
19 Ibid.
20 Ibid., p. 56.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 33
doit être corrigé et compensé par le suffrage non moins universel des
acheteurs et le suffrage encore moins aisé à recenser des véritables
lecteurs. Habent sua fata libelli ; les livres ont un destin, qui ne se
trouve pas prédestiné dans leur acte de naissance. La dimension quan-
titative ne dispense pas de l'interprétation qualitative, qui reconnaît
des noyaux de résistance, des points de haute densité dans la continui-
té du tissu statistique. Robinson Crusoé, l'Esprit des Lois, la Critique
de la raison pure, lors de leur publication, sont des événements bi-
bliographiques parmi les autres ; ils méritent une considération parti-
culière, même du seul point de vue de l'édition.
Le rapport entre les statistiques de l'édition et la vie intellectuelle
[26] ne saurait être une identification pure et simple. Les livres des
romanciers populaires se vendent plus que ceux des grands écrivains,
et les ouvrages de vulgarisation surclassent ceux des véritables sa-
vants. La rigueur des chiffres risque d'induire en illusion ou en erreur,
si l'on compte à égalité la Nouvelle Héloïse et un catéchisme diocésain
paru en 1762. Seulement, on s'engagerait dans des difficultés inextri-
cables si l'on voulait pondérer la notation de chaque ouvrage en fonc-
tion de considérations de valeur. Dans ses études systématiques sur les
catalogues des bibliothèques au XVIIIe siècle, Daniel Mornet a ren-
contré beaucoup plus souvent le Spectacle de la Nature, de l'abbé Plu-
che, considérable ouvrage d'apologétique à référence scientifique, que
l’Encyclopédie 21. Or, on désigne le XVIIIe siècle comme le « siècle de
l’Encyclopédie » ; mais personne, semble-t-il, n'a songé à parler d'un
« siècle du Spectacle de la Nature ». La statistique paraît en défaut ;
on ne voit pas comment elle pourrait, par ses propres moyens, se tirer
d'une telle difficulté. Il faudrait tenir compte du retentissement du li-
vre en son temps et au cours des temps qui ont suivi. L’Encyclopédie
se lit encore aujourd'hui ; le Spectacle de la Nature est illisible, sauf le
cas d'obligations professionnelles. Comment mesurer le coefficient
d'actualité caractéristique d'une grande œuvre, et qui persiste au-delà
de son époque d'origine ?
Davantage encore, au cas même où l'on reconnaît aux indications
statistiques la seule valeur d'une sociologie de la connaissance, d'un
rité de ceux qui savent lire, c'est une minorité qui s'intéresse aux pu-
blications des grandes villes. Les spéculations théologiques n'ont ja-
mais passionné qu'un nombre restreint d'individus ; à partir des docu-
ments théologiques, on obtient des statistiques concernant le petit
monde fermé des théologiens, et ces statistiques ne sont pas dépour-
vues de signification. L'histoire, réalisée à partir d'un ensemble de do-
cuments, ne vaut que dans les limites restrictives du champ documen-
taire. Les spéculations que l'on peut faire à partir des publications
théologiques n'engagent pas la vie religieuse d'une société dans son
ensemble. L'« euthanasie » de la théologie au XVIIIe siècle affecte le
groupe restreint des spécialistes de cette discipline, et de leur clientèle,
elle-même d'une ampleur réduite. L'opinion éclairée ne se mobilise
pour ces questions que par accident, lorsque, par exemple, la querelle
janséniste et le génie littéraire de Pascal confèrent aux Provinciales un
relief d'actualité ; dans le prolongement du même débat, le procès des
Jésuites dans les années 1755-1765 donnera aussi un grand retentis-
sement à une affaire religieuse, convertie en polémique politique. En
dehors de telles occasions, la théologie des théologiens demeure affai-
re d'érudits.
Quant aux progrès de la critique et de la pensée libre, on pourrait
en faire état dans une statistique de l'irréligion, à supposer que l'on
découvre un moyen de discerner par des rubriques différentes, dans la
comptabilité des livres religieux, ceux qui sont contre et ceux qui sont
pour. Là encore, les résultats n'auraient de sens que par rapport à l'en-
semble restreint de ceux qui constituent dans un pays l'« opinion éclai-
rée ». Les cas particuliers que l'on allègue pour révéler l'irréligion du
siècle des Lumières concernent presque toujours l'aristocratie, souvent
la haute aristocratie, et en particulier les hommes de lettres et le milieu
dans lequel ils évoluent. Rien ne permet de considérer ces catégories
comme représentatives de l'ensemble du peuple, dont ils constituent,
statistiquement, un faible pourcentage.
On parle de déchristianisation au XVIIIe siècle, dans la mesure où
l'on relève à cette époque des signes de découragement théorique,
d'indépendance intellectuelle et d'indiscipline à l'égard des systèmes
religieux établis. Mais la sociologie religieuse, qui recourt aussi aux
méthodes quantitatives, ne justifierait nullement la thèse d'une baisse
de la tension dans le peuple chrétien. Baptême, mariage, sépulture
sont des points de passage obligés pour l'ensemble de la population ;
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 37
41 Journal de BARBIER, mai 1752, t. V, p. 224 ; dans ROUSTAN, p. 302 ; cf. les
réflexions de BARBIER à propos du scandale soulevé par la soutenance des
thèses de l'abbé de Prades, l'un des artisans de l'Encyclopédie (janvier 1752,
t. V, p. 148 ; ROUSTAN, p. 301) : « Il faut avouer que de pareilles
propositions sont trop fines et trop délicates, et qu'en bonne police on ne
devrait point admettre toutes ces disputes de l'école, fondées sur des
distinctions et des interprétations des passages des Écritures. »
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 48
court que cette sépulture est celle d'un saint, et la foule accourt pour se
procurer des reliques. Le 8 février et le 8 mars 1750, de légères se-
cousses sismiques sont ressenties à Londres. Une rumeur se répand,
selon laquelle le 8 avril sera marqué par un terrible cataclysme ; la
population abandonne en masse la ville menacée. Hume raconte dans
sa correspondance que [38] l'évêque de Londres a publié une lettre
pastorale recommandant des « pilules contre les tremblements de terre
(earthquake pills) qui sont le jeûne, la prière, la repentance et la morti-
fication ». Cette lettre a connu un énorme succès, et le philosophe
ajoute, non sans ironie, que l'éditeur de ses Essais philosophiques
concernant l'entendement humain a jugé plus prudent de différer la
mise en vente d'une réédition, qui serait mal tombée en un pareil mo-
ment 44.
La ferveur des masses subsiste à peu près intacte au XVIIIe siècle ;
les populations demeurées, dans leur majorité, illettrées, n'ont pas reçu
d'autre instruction que le catéchisme, et l'on ne voit pas au nom de
quoi elles pourraient contester cet unique enseignement. La religion
fruste se maintient ; ce qui se transforme, c'est la religion des éclairés.
Un historien récent, après avoir passé en revue les données statistiques
relatives à la pratique religieuse, souligne le fait essentiel : « Une his-
toire totale du christianisme, qui se refuse aux simplifications, se doit,
au moins à partir du XVIIIe siècle, d'éclairer en même temps deux
courbes qui se croisent. L'une monte et l'autre descend. La première
exprime une religion qualitative, la seconde une adhésion quantitati-
ve ; la première traduit la fidélité à un message évangélique mieux
compris, la seconde un conformisme qui craque à mesure que la civi-
lisation se transforme 45. »
Au siècle des Lumières, la foi des fidèles gagne en intelligence et
en ferveur. Mais les chrétiens d'habitude restent les plus nombreux.
Le christianisme demeure prédominant dans les idées et dans les
mœurs. Les vainqueurs de la Bastille n'étaient pas des athées ; ils
monteront en procession à Sainte-Geneviève. « Ce sont dans les rues
les mêmes tentures et les mêmes fleurs que jadis, l'encens s'élève dans
les airs et monte vers les deux avec les prières. Le 31 mai 1793, dans
le quartier des Halles, les Parisiens agenouillés inclinaient leurs fronts
sous la bénédiction des prêtres constitutionnels, tandis que le cortège
sacré défilait avec les splendeurs coutumières ; le même jour, l'As-
semblée était envahie, et Robespierre, après un long réquisitoire, pro-
posait les arrestations des Girondins, qui allaient être opérées quelques
jours après. La Terreur commençait, et le peuple continuait à célébrer
ses fêtes religieuses suivant les rites des siècles très chrétiens 46. »
[39]
Première partie.
Le rapport à Dieu :
De la théologie aux sciences religieuses
Chapitre II
Le nouvel esprit
religieux
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49 Leslie STEPHEN, History of the english thought in the 18th century (1876),
Préface de la première édition ; London, John Murray, 1927, t. I, p. VIII.
50 Ibid., p. IX.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 54
ensemble 51. On n'imagine pas, conçue dans le même esprit, une his-
toire de la théologie catholique ; celle-ci, au lieu de sympathiser d'âge
en âge avec l'esprit du temps, paraît soucieuse de se démarquer, de se
retrancher dans ses certitudes propres, en jetant l'anathème sur les di-
verses expressions de la conscience profane. Tout se passe comme si
la diversité des dénominations religieuses se traduisait, au niveau de la
conscience, par un dualisme du fermé et de l'ouvert, qui entraîne dans
les régions catholiques un blocage de l'affirmation de la foi ; condam-
née à se maintenir en position défensive, elle ne pourra prendre un
visage conforme au renouvellement des valeurs.
Compte tenu de cette différence de terroir, le christianisme euro-
péen du XVIIIe siècle possède certains caractères communs, dont le
plus manifeste est que ce christianisme a cessé d'être un christianisme
triomphant. Les hiérarchies ecclésiastiques, alliées aux pouvoirs poli-
tiques, conservent une emprise très forte sur les masses, dont elles as-
surent la gestion spirituelle grâce à l'administration des sacrements.
Mais cette souveraineté totalitaire est remise en cause par un appro-
fondissement intérieur de la conscience chrétienne, aussi bien dans
l'ordre de la réflexion que dans l'ordre de la foi, chez les individus les
plus cultivés. Sociologiquement régnant, le christianisme cesse peu à
peu d'être ce qu'il a toujours été, dans le secret des cœurs et des cons-
ciences, pour une élite éclairée.
Les religions du XVIIe siècle vivent sous le régime de l'esprit d'or-
thodoxie. L'autorité hiérarchique décide du vrai et du faux ; elle fixe
souverainement les obligations imposées aux fidèles, sous peine de
sanctions graves et parfois capitales, dont l'exécution sera assurée par
le pouvoir civil. Cette structure absolutiste est particulièrement remar-
quable dans le cas de l'église romaine, en laquelle règne l'esprit du
concile de Trente ; contre les menaces réelles ou supposées, elle se
défend à coup d'anathèmes. La condamnation de Galilée, en 1633,
suffit pour conjurer la tentation de l'esprit scientifique ; la physique
mathématique est vouée à l'illégalité et à la clandestinité jusqu'à la fin
du XVIIIe siècle. Lorsque le roi de France est mis en garde, par ses
conseillers ecclésiastiques, contre le mouvement janséniste, il obtient
de son église, puis de Rome, les mesures nécessaires pour mettre fin à
ces tendances subversives. La bulle Unigenitus, en 1713, doit venir à
bout des dernières résistances. La déviation moliniste est traitée à
Rome de la même manière ; Molinos, ayant reconnu ses erreurs et les
scandales de sa vie, est condamné en 1687 ; il mourra en prison en
1696. Fénelon, archevêque de Cambrai, paraît renouveler l'hérésie
moliniste dans son Explication des Maximes des [42] Saints (1697).
Le livre est condamné en 1699 ; Fénelon abjure son quiétisme et subit
dans son diocèse un exil qui durera jusqu'à sa mort en 1715.
Le pape de Rome, qui détient les clés du ciel, doit avoir en tout et
toujours le dernier mot. Roma locuta, causa finita. Cette politique de
force trouve son champion en la personne de Bossuet, homme de tou-
tes les intransigeances, qui se bat sur tous les fronts, et ne cesse d'agir
que quand l'adversaire a été écrasé. La révocation de l'Édit de Nantes
par Louis XIV en 1685 est le symbole de cet absolutisme : d'un trait
de plume, et pour la plus grande gloire de Dieu, une partie notable de
la population française est dépouillée de son identité chrétienne. Il y
aura des protestations dans les pays non catholiques, mais l'opinion
française approuve, ou se tait. Et Rome entonne un Te Deum.
En dehors de l'espace romain, les autres dénominations chrétiennes
adoptent volontiers une attitude d'autorité en matière de religion, im-
posant aux fidèles des conformités obligatoires. En 1619, le synode
réformé de Dordrecht, dans les Provinces Unies, tranche en faveur des
orthodoxes le débat sur la prédestination. Les pasteurs arminiens, libé-
raux, sont forcés de s'exiler pour quelques années. En Angleterre, au
long du siècle, les diverses confessions se livrent à de sanglantes luttes
pour le pouvoir ; les vaincus font figure de citoyens de seconde zone.
Un césaro-papisme de fait existe aussi, à des degrés divers, dans les
différents États allemands. Le dogmatisme religieux ne dédaigne nul-
lement de faire cause commune avec le pouvoir politique pour assurer
sa domination sur les âmes.
Ce dogmatisme prévaut sans opposition pendant la majeure partie
du XVIIe siècle. Des symptômes de changement se font pourtant sen-
tir ; l'intégriste Bossuet est inquiet des répercussions de la nouvelle
philosophie sur la foi traditionnelle. Il croyait avoir trouvé dans la
pensée de Descartes un renfort pour l'apologétique de l'église ; mais il
perçoit bientôt de nouveaux signes des temps. Il annonce : « Je vois
(...) un grand combat se préparer contre l'Église sous le nom de philo-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 56
sophie cartésienne (...) car, sous prétexte qu'il ne faut admettre que ce
qu'on entend clairement — ce qui, réduit à de certaines bornes, est très
véritable — chacun se donne la liberté de dire : « J'entends ceci et je
n'entends pas cela » ; et avec ce seul fondement, on approuve et on
rejette tout ce qu'on veut (...) Il s'introduit sous ce prétexte une liberté
de juger qui fait que, sans égard à la Tradition, on avance téméraire-
ment tout ce qu'on pense 52... »
Dénonçant la montée des périls, Bossuet salue le siècle nouveau,
en lequel se réalisera le désétablissement de la vérité religieuse. Celle-
ci ne se réduit plus à un formulaire imposé à chacun par le hasard
géographique de sa naissance. L'esprit d'orthodoxie implique la su-
bordination de la conscience individuelle à la tradition, maintenue par
l'autorité ecclésiastique avec la collaboration du pouvoir civil. Jus-
qu'au XVIIIe siècle, [43] la religion apparaît comme un présupposé du
milieu social, une formule de vie dont le respect va sans dire pour les
membres de telle ou telle communauté donnée. Montaigne ne voit au-
cune raison de ne pas suivre la religion de sa nourrice, et Descartes
s'en tient à celle de son roi. Une telle fidélité extrinsèque demeure su-
jette à caution, et le catholicisme même, en son principe, demande
davantage ; il conçoit la foi en son authenticité, comme une adhésion
intime, une consécration de la vie personnelle aux normes de spiritua-
lité diffusées par l'appareil ecclésiastique, lequel a pour mission de
transmettre aux hommes les exigences divines. La discipline externe,
l'obéissance, ne devrait pas être séparée de la conviction pleine et en-
tière. Le XVIIe siècle n'a pas manqué de grandes figures religieuses
dont la profession de foi demeurait l'expression d'une foi authentique.
Bossuet est de ceux-là. Mais il arrive que la foi ne concorde pas avec
la profession de foi imposée par l'autorité, et c'est le drame des jansé-
nistes. Pascal se réserve d'en appeler du jugement de Rome au tribunal
du Christ. Il arrive aussi que la profession de foi ne soit qu'une vaine
simulation, qui dispense de la foi.
Jusqu'au XVIIe siècle, l'équilibre avait pu être maintenu, en règle
générale, entre l'exigence des aspirations intimes et la pression impo-
sée par l'appartenance à une organisation ecclésiastique. Les excep-
tions suscitaient des mesures répressives qui assuraient tant bien que
mal le retour à l'ordre ; le non-conformiste était contraint de rentrer
dans le rang, ou, en tout cas, de se taire et parfois de s'en aller. Ce sys-
tème fonctionnera, au XVIIIe siècle, de moins en moins bien ; les me-
naces que pressentait Bossuet vont se préciser, et les moyens que met-
tait en œuvre efficacement l'évêque de Meaux ne suffiront plus à
conjurer les signes de non-conformisme qui se multiplient de tous cô-
tés. L'autorité ecclésiastique, en dépit de l'aide du pouvoir politique,
ne parvient plus à maîtriser une situation qui lui échappe. Les cris
d'alarme des tenants des églises établies, leurs mises en garde devant
ce qu'ils considèrent comme une déchristianisation générale, sont des
symptômes du recul général des orthodoxies.
Dans la chrétienté traditionnelle, l'institution ecclésiastique était le
lieu du rapport de l'homme avec Dieu, qui devait s'accomplir selon le
cheminement obligé de l'ordre hiérarchique. L'église, moyen d'accès à
la transcendance, était devenue une fin en soi ; elle s'était sacralisée
elle-même, s'identifiant à la réalité divine ; il était impossible de dis-
tinguer le service de Dieu du service de l'église. Le cléricalisme est
une tentation constante pour les détenteurs d'un pouvoir sacramentel,
qui confondent volontiers leurs désirs et leurs ambitions avec les voies
de la divinité. La Réformation de Luther, après bien d'autres tentatives
manquées, avait affirmé la nécessité d'une recherche de Dieu en de-
hors de l'appareil ecclésiastique sclérosé, devenu un obstacle à toute
rencontre authentique du fidèle avec la divinité. Mais Luther et les
autres réformateurs s'étaient heurtés à leur tour à la même difficulté
dont ils dénonçaient les ravages dans le catholicisme : l'inspiration,
pour subsister, dégénère en institution, en vertu d'une inévitable dé-
gradation de la fidélité religieuse. Les églises issues de la Réforme
avaient formulé pour leur compte de [44] nouveaux conformismes
théologiques et, pour faire prévaloir leur souveraineté dans leur sphère
d'influence, elles avaient noué de fructueuses alliances avec les pou-
voirs temporels.
Le christianisme, qui commence avec l’affirmation de la liberté
glorieuse des enfants de Dieu, s'enlise dans les argumentations théolo-
giques, les formulaires ecclésiastiques et les subtilités du droit canon.
Si les contemporains de la Réformation pouvaient espérer que les
nouvelles églises échapperaient aux défauts de l'église traditionnelle,
cette espérance, au bout d'un siècle et demi, est déçue. La réforme
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 58
n'est pas faite ; elle est toujours à refaire : ecclesia reformata semper
reformanda. L'authenticité chrétienne doit être sans cesse conquise, au
prix d'un combat pour remonter la pente de l'habitude sacramentelle et
du sommeil dogmatique. Pascal avait cousu dans ses vêtements le fa-
meux Mémorial, comme un rappel à l'ordre contre la tentation tou-
jours recommencée d'oublier que le rapport à Dieu doit primer tous les
autres rapports dans la vie du chrétien. Il combat à sa manière contre
l'aliénation ecclésiastique de la foi. D'autres, un Bayle par exemple, ou
un Locke, réagissent contre l'aliénation théologique de la raison : les
théologiens mettent en œuvre une raison d'église aussi funeste que la
raison d'État, et qui, sous prétexte d'obéissance à Dieu, impose le res-
pect d'intérêts trop humains. Une théologie qui justifie la révocation
de l'édit de Nantes ne proclame pas la vérité de Dieu.
Pascal et Bayle sont des hérétiques, suspects l'un et l'autre à leurs
orthodoxies respectives. Pascal a été parfois considéré comme un
sceptique parce qu'il n'admet pas la souveraineté de la raison ; pour le
même motif, Bayle a passé pour un apologiste de l'agnosticisme, sinon
de l'athéisme. Pascal et Bayle représentent des valeurs chrétiennes qui
s'affirmeront au XVIIIe siècle. Si des hommes comme Voltaire et
Condorcet, champions de l'esprit critique dans la ligne de Bayle, et de
la tolérance, s'intéressent aussi intensément à Pascal, et dialoguent
avec lui, c'est qu'ils reconnaissent en lui le témoin d'une authenticité
chrétienne, aux antipodes de leur propre pensée ; ils sont attirés par la
fascination qu'exercent l'un sur l'autre les extrêmes opposés. Pascal
figure le chrétien à l'état pur, sans adultération ecclésiastique ; son ex-
périence s'apparente à l'expérience piétiste, l'une des formes maîtres-
ses de la spiritualité au XVIIIe siècle.
Si l'on admet que la préoccupation religieuse constitue, pour Pascal
comme pour Bayle, le nœud de toute pensée, on ne s'étonnera pas de
ce qu'un historien ait pu déclarer : « Le christianisme conditionne le
cours de la philosophie du XVIIIe siècle dans son ensemble 53. » L'apo-
logétique se développe dans le sens du pour et du contre. Le rapport à
Dieu, dans les deux cas, demeure l'objet majeur, l'enjeu de la pensée.
La mise en question de telle ou telle forme de christianisme n'est nul-
lement une attestation d'irréligion. Celui qui s'en prend aux adultéra-
tions et aux abus, qui dénonce les absurdités et les mystifications ec-
clésiastiques [45] encourt, de la part des tenants de l'ordre établi, l'ac-
cusation d'athéisme. Des esprits, comme John Toland et Anthony Col-
lins, partisans d'un christianisme raisonnable, ont été dénoncés comme
des athées par leurs adversaires. Samuel Reimarus, professeur à Ham-
bourg, dont Lessing publia des fragments posthumes dans les années
1774-1778, sous le titre Fragments d'un Anonyme, encourut la même
accusation de la part de certains champions de l'orthodoxie luthérien-
ne. Or le manuscrit de Reimarus s'intitulait : Apologie pour les adora-
teurs raisonnables de Dieu ; il ne s'agit nullement de nier l'existence
de Dieu, mais de chercher les voies d'un culte raisonnable, en esprit et
en vérité, dont les chrétiens se sont détournés. Reimarus n'est pas plus
athée que Spinoza, lui aussi voué longtemps à l'exécration des bien-
pensants. Lessing s'inspire d'une spiritualité analogue ; le christianis-
me n'a pas à ses yeux une validité absolue ; il constitue une incarna-
tion historique de la religion universelle.
Ces accusations d'athéisme sont caractéristiques d'un nouvel aspect
de la situation spirituelle. Il est désormais possible de penser en de-
hors des cadres de telle ou telle religion établie ; on peut faire des ré-
serves expresses sur tel ou tel dogme de l'église anglicane ou de l'égli-
se luthérienne ; on peut critiquer, dans l'Encyclopédie ou dans le Dic-
tionnaire philosophique, certains aspects du catholicisme. Les risques
ne sont pas nuls, mais ils sont moins graves que dans les époques an-
térieures ; les polémiques ont remplacé les guerres de religion, dont
elles représentent une forme considérablement atténuée. L'idée com-
mence à prévaloir que la religion ne saurait s'identifier avec la profes-
sion de foi et la structure ecclésiastique en vigueur dans un pays don-
né. Déjà la Réformation avait relativisé le christianisme en le plurali-
sant ; au XVIIIe siècle, les progrès de l'information en matière de géo-
graphie culturelle et d'histoire des civilisations introduisent dans les
mœurs intellectuelles un élargissement de l'espace religieux, au sein
duquel le christianisme, perdant son monopole, devient une religion
parmi d'autres. « Religion » peut désormais se dire au pluriel, idée de-
vant laquelle reculaient auparavant la plupart des bons esprits. Et la
diversité des religions en appelle à une unité plus vaste, au sein de la-
quelle le christianisme doit accepter de se laisser confronter avec les
modalités différentes du rapport à Dieu à travers le monde. Toutes les
confessions, affectées d'une sorte de désétablissement, se découvrent
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 60
58 P. 388.
59 P. 391 ; on peut rapprocher cette opinion de Turgot des vues de Rousseau
sur la « religion civile », à la fin du Contrat social (1. IV, ch. VIII).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 63
toutes les erreurs que Messieurs les théologiens ont dénoncées. Cette
« rétractation » a la valeur d'un haussement d'épaules ; elle ne trompe
personne, même pas les théologiens, qui n'insisteront pas, car ils sa-
vent que le temps ne travaille plus pour eux.
La raison revendique le contrôle de l'espace mental dans sa totalité.
Descartes refusait de mettre en question la Révélation, la contournait
avec prudence, et s'efforçait de subordonner toujours sa réflexion mé-
taphysique et scientifique aux impératifs des théologiens. Kant écrit
un traité sur la Religion dans les limites de la simple raison ; ce n'est
plus à la raison de s'inscrire dans les limites que lui imposait la reli-
gion. La foi et la doctrine des églises doivent se soumettre à une véri-
fication des pouvoirs. La critique philologique, l'exégèse historique, la
psychologie revendiquent un droit de regard sur l'affirmation chré-
tienne, aussi bien que sur les autres religions de l'univers. Le message
religieux ne s'impose plus comme un donné massif ; il s'analyse en
éléments divers, qui sont loin de présenter tous la même valeur. Les
sciences religieuses ne sont pas la fin de la religion, mais le commen-
cement d'une conception qui met en œuvre une nouvelle intelligence
pour aboutir à l'affirmation d'une foi d'un type nouveau.
Cette péripétie correspond à l'usure des absolus religieux qui
avaient prévalu jusque-là dans la chrétienté d'Occident : absolu de
l'Église, absolu de la Tradition, absolu de la Bible. L'église hiérarchi-
que cesse d'apparaître comme une structure de communication entre le
ciel et la terre, bénéficiant d'une garantie divine qui s'exercerait de
haut en bas par la médiation du sacrement. L'anticléricalisme s'attaque
à l'institution, dont il dénonce le caractère trop humain ; le sacré, entre
les mains de ceux qui le détiennent, devient un moyen de puissance,
un instrument pour gouverner les âmes par le recours à toutes les
techniques de la mystification. Quant à la tradition, qui prétend impo-
ser à l'affirmation de l'église à travers le temps la marque de l'immuta-
bilité, elle est démentie par le fait qu'il existe une histoire de l'église,
qui enseigne les variations de la pensée et des dogmes, accompagnant
les renouvellements du contexte culturel. La perspective historique
suggère une désacralisation du devenir religieux. Dans une humanité
en transformation constante, le christianisme ne demeure pas figé en
posture d'éternité, sous la tutelle d'une hiérarchie revêtue de tous les
attributs de la transcendance.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 68
qu'ils finiraient par abjurer leurs erreurs pour se mettre tôt ou tard à
l'abri d'une orthodoxie.
Tout se passe comme si, au XVIIIe siècle, la conscience religieuse
cessait d'être une conscience collective pour devenir une conscience
individuelle. La foi n'est plus l'acceptation passive d'une certitude im-
posée massivement ; elle est un engagement par lequel il est donné à
chacun de prendre position. Les raisons de croire sont insuffisantes, et
d'ailleurs la surabondance des raisons dont se parent les théologiens
devrait inquiéter les esprits non prévenus. Bayle est un croyant sans
illusion sur la validité des preuves du christianisme ; Hume, dont la
réflexion se maintient sur le plan de l'intellect, suspend son jugement.
Kant distingue entre la science, dont les enseignements sont satisfai-
sants aussi bien en raison objective qu'en suffisance personnelle, et la
foi, qui comble, par une décision subjective, les insuffisances des mo-
tifs objectifs de crédibilité 64.
Le siècle des Lumières réalise la révolution copernicienne en ma-
tière de religion. Alors que la conscience individuelle gravitait naguè-
re autour de l'église sainte et une, qui détenait le monopole de la pré-
sence divine, désormais l'engagement personnel décidera des apparte-
nances ecclésiastiques. Dieu fait mouvement du dehors au-dedans ; il
convient de le chercher dans l'intimité de la conscience plutôt que sur
les autels de telle ou telle confession. La tradition enseignait : hors de
l'église point de salut ; les esprits authentiquement religieux du XVIIIe
siècle ont tendance à poursuivre l'œuvre du salut en dehors des églises
où s'assemble la multitude, dans la ferveur de petits groupes de fidè-
les, ou dans la solitude d'un affrontement secret entre l'âme et son
Dieu. Pareillement, les hommes de réflexion s'estiment capables de
mener à bien l'élucidation du problème religieux en dehors de toute
appartenance [54] ecclésiastique. Le libre penseur (free thinker), à la
manière d'Anthony Collins, ne fait aucunement profession d'antichris-
tianisme ; mais il se donne le droit de séparer, dans le christianisme
établi, les éléments valables en raison, et ceux qui ne le sont pas.
Béat de Murait, observateur suisse des réalités anglaises, notait :
« En matière de religion, vous diriez presque que chaque Anglais a
pris son parti, pour en avoir tout de bon, du moins à sa mode, ou pour
n'en avoir point du tout, et que leur pays, à la distinction de tous les
autres, est sans hypocrisie 65. » Le point d'application de la pensée
religieuse, comme celui de la foi, est la conscience de chacun, où se
prononce 1' « instinct divin », fondement de toute obligation, pour
reprendre une formule du même Béat de Murait, qui devait trouver
des prolongements dans l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau, dans cel-
les aussi de Jacobi et de Kant.
À l'orthodoxie comme religion de l'institution et de la lettre se
substitue une religion de l'esprit et du cœur, dans le respect de la liber-
té d'une conscience que nulle puissance extérieure ne doit contraindre.
Les églises établies ne manqueront pas de champions pour plaider leur
cause ; le fait nouveau est que l'apologétique ecclésiastique triom-
phante, à la manière de Bossuet, fait place à un style plus humain. Les
églises doivent se justifier au moyen d'arguments qui présupposent le
droit nouveau de chaque personne à décider de ses orientations fon-
damentales.
De ce réaménagement de l'espace religieux, on trouverait un
exemple, à la fois international et interconfessionnel, dans la singuliè-
re estime dont bénéficient, auprès des maîtres français des Lumières,
les Quakers anglo-saxons. Les quatre premières des Lettres philoso-
phiques de Voltaire (1734) sont consacrées à leur apologie, qui de-
vient un lieu commun, et se retrouve dans la monumentale Histoire
(...) des établissements et du commerce des Européens dans les deux
Indes, de Raynal (1770), somme du radicalisme philosophique. « Si
quelque chose, écrit Raynal, distingue honorablement les disciples de
Jésus des enfants de Mahomet, ce sont les armes que les premiers
semblaient avoir abandonnées aux derniers. N'est-ce pas la persécu-
tion et le martyre qui peuplèrent le christianisme dans sa naissance ?
Eh bien ! les Quakers se multiplièrent sous les bourreaux, sous les
conquérants (...) La vertu, quand elle est dirigée par l'enthousiasme de
l'humanité, par l'esprit de fraternité, se ranime comme l'arbre sous le
tranchant du fer (...) L'homme juste, le Quaker, ne demande qu'un frè-
re pour en recevoir ou lui donner du secours. Allez, peuples guerriers,
peuples esclaves et tyrans, allez en Pennsylvanie, vous y trouverez
65 Béat De MURALT, Lettres sur les Anglais et les Français et sur les Voyages,
1725, p. 16 ; du même MURALT, cf. L'instinct divin présenté aux hommes
(1727). Muralt est un piétiste bernois.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 72
toutes les portes ouvertes, tous les biens à votre discrétion, pas un sol-
dat, et beaucoup de marchands et de laboureurs 66... »
On trouve au XVIIIe siècle toute une littérature à la louange du Qua-
ker, le bon civilisé, contrepartie du bon sauvage. Sans doute faut-il
faire la [55] part de l'anticléricalisme et de l’anticatholicisme dans
l'exaltation de ce type idéal du siècle de la philanthropie. Le paradoxe
est que les Quakers sont des chrétiens d'une intransigeance radicale,
dont la foi ne recule pas devant des manifestations d' « enthousias-
me », qui devraient gêner des rationalistes éclairés ; « quaker » signi-
fie « trembleur », et cette dénomination a été donnée aux disciples de
George Fox et de William Penn à cause des convulsions où ils recon-
naissaient des signes de la présence divine 67. Mais le Quaker subor-
donne sa vie à l'exigence religieuse, qui s'impose à lui comme un
« dictamen de la conscience », pour reprendre une formule de Bayle.
Ces chrétiens absolus sont des partisans de la liberté de conscience
absolue, des anticléricaux qui ne s'inclinent devant aucune grandeur
ecclésiastique ou politique, des antimilitaristes par objection de cons-
cience, et aussi des tenants d'un christianisme social et utilitaire, qui
œuvrent pour le bien de l'humanité en reconnaissant aux autres la tolé-
rance qu'ils revendiquent pour eux-mêmes.
L'existence des Quakers est la preuve de la possibilité d'une
coexistence entre les hommes de foi et les hommes de raison. Voltaire
prête à l'un de ces croyants l'idée que la « religion naturelle est le
commencement du christianisme, et que le vrai christianisme est la loi
naturelle perfectionnée 68 ». Les Quakers auraient refusé d'admettre
une pareille doctrine ; mais, grâce à elle, Voltaire estime pouvoir les
rallier à l'une des espérances majeures des Lumières, qui sera aussi
celle d'un Lessing et d'un Kant. Aux yeux des penseurs radicaux, il
n'est nullement question de dénier le droit du christianisme à l'existen-
cléricales, se donne pour tâche de rapprocher les uns des autres ceux
en qui s'affirme la vocation d'humanité. Ce qui permet à Voltaire et au
Quaker, en dépit de leurs différences, de se retrouver dans le même
camp.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 76
[58]
Première partie.
Le rapport à Dieu :
De la théologie aux sciences religieuses
Chapitre III
L'internationale du cœur.
Le piétisme européen
Retour au sommaire
73 Cité dans Max WIESER, Der sentimentale Mensch, gesehen aus der Welt
holländischer und deutscher Mystiker im 18en Jahrhundert, Gotha-Stuttgart,
F. A. Perthes, 1924, p. 48.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 84
78 Cf. Jean ORCIBAL, Les spirituels Français et Espagnols chez John Wesley et
ses contemporains, Revue de l'Histoire des Religions, 1951.
79 Sur l'influence de Fénelon en Allemagne, cf. Max WIESER, Der
sentimentale Mensch, Gotha, Stuttgart, F. A. Perthes, 1924, pp. 87 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 87
82 Cf. Émilienne NAERT, Leibniz et la querelle du Pur Amour, Vrin, 1959, pp.
32 sq.
83 Émile, 1. IV ; Œuvres de Rousseau, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, p. 563.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 89
84 Ibid., p. 627.
85 Ibid., pp. 631-632.
86 Eugène RITTER, La famille et la jeunesse de Jean-Jacques Rousseau,
Hachette, 1896, p. 243.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 90
101 Cf. Friedrich PAULSEN, Geschichte des gelehrten Unterrichts auf den
deutschen Schulen und Universitäten..., Leipzig, Veit Verlag, 2e Auflage,
1896, Band I, p. 526.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 101
cle. Il y eut des frictions et des tensions internes, dont un épisode cé-
lèbre est l'expulsion du philosophe Christian Wolff, qui perd sa chaire
en 1723, mais la retrouvera en 1740, à l'occasion de l'accession au
trône de Frédéric II. Le rationalisme intégral de Wolff est mal vu des
piétistes les plus résolus ; ennemis de toute théologie rationnelle, ils
sont mécontents du grand succès des cours de Wolff auprès des étu-
diants en théologie. Inde irae.
Mais la tension est signe de vie. Halle, fière d'échapper en tous
domaines à l'esprit d'orthodoxie, a conscience d'assurer la libertas phi-
losophandi, en vertu d'un libéralisme qui n'est guère de mise dans
l'Europe de ce temps. Il appartient à chacun de négocier les rapports
entre le sentiment et l'intellect ; le dialogue entre la dévotion et la ré-
flexion est fructueux pour l'une et l'autre. Le piétisme « n'est pas l'en-
nemi du rationalisme. Il serait plutôt sa soupape de sûreté. Les deux
tendances s'équilibrent. Leur coexistence permet aux tempéraments
les plus divers de s'exprimer ; elle donne au XVIIIe siècle son extraor-
dinaire richesse et sa stabilité [78] morale ; elle assure à sa littérature
la variété d'inspiration qui la rend si complètement humaine 103 ». Au
milieu du siècle, le pôle piétiste de Halle trouvera sa contrepartie dans
le pôle rationaliste de Berlin, où Frédéric II patronne son Académie
réformée, à partir de 1740. Mais cet antagonisme ne revêt jamais le
caractère d'une lutte désespérée, où chaque camp souhaiterait la mort
de l'autre.
L’Aufklärung germanique est profondément marquée par la com-
binaison, en dosages variables, de l'esprit piétiste et de la réflexion
rationnelle, déjà caractéristique de l'œuvre de Christian Thomasius
(1655-1728). Le piétisme se présente comme un modernisme reli-
gieux, qui dégage l'expérience de la foi des superstructures théologi-
ques où elle a été prise au piège ; ce qui ouvre la voie pour une intelli-
gence laïque de plein exercice dans le domaine profane. Pendant long-
temps les deux exigences pourront se faire équilibre ; à chacun des
intéressés de trouver pour son compte une formule de concorde. Les
rationalistes de l’Aufklärung, un Lessing, un Nicolaï ne songent pas à
écraser la vie religieuse ; Moïse Mendelssohn demeure attaché à la foi
juive ; le physicien de Goettingen Georg Christoph Lichtenberg
104 Emanuel HIRSCH, Geschichte der neuern evangelischen Theologie, op. cit.,
Band III, p. 127.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 104
cobi 106. Une lettre à son ami Hamann précise le sens de ce réalisme
du suprasensible : « Il me semble que notre philosophie s'est engagée
dans une funeste impasse. A force de chercher l'explication des cho-
ses, elle perd de vue les choses mêmes. Et ainsi la science devient
sans doute très exacte et les esprits très éclairés ; mais du même coup
et dans la même proportion la science devient vide et les esprits plats.
Selon moi, la fonction propre du philosophe consiste à « dévoiler ce
qui est ». Expliquer n'est pour lui qu'un moyen, le chemin qui conduit
au but, une fin provisoire, non la fin dernière. La fin dernière est ce
qui ne se laisse pas expliquer, le simple, l'irréductible à l'analyse (...)
Voilà ce que j'ai voulu faire comprendre dans mes omans, témoignant
ainsi de mon mépris pour l'ignoble philosophie de notre temps, que
j'ai en horreur (...) La lumière est dans mon cœur, mais dès que je
veux la transporter dans l'entendement, elle s'éteint. Laquelle des deux
clartés est la vraie, celle de l'entendement, qui nous présente, il est
vrai, des formes définies, mais derrière elle un abîme sans fond — ou
celle du cœur, qui nous donne sans doute des espérances sur l'au-delà,
mais qui ne nous fournit point de connaissance distincte 107 ? »
Jacobi est un philosophe de l'alternative, au sens kierkegaardien du
terme. Entre les exigences contradictoires, il incombe à l'homme de
choisir, et son option ne peut être qu'un engagement personnel, en
l'absence d'éléments objectifs suffisants de décision. La pensée éclai-
rée du siècle a découvert, avec Locke et Hume, Condillac et Kant la
limitation [82] de la connaissance humaine. Mais la conscience de la
limite implique déjà un dépassement de la limite ; le salto mortale ré-
alise cette transgression, en laquelle culmine l'expérience métaphysi-
que. De tempérament foncièrement rationaliste, Kant lui-même a re-
connu cette nécessité de négocier les rapports du savoir et de la
croyance, qui doit se prononcer alors même que le sol ferme du savoir
se dérobe sous ses pas. Si différents que soient les deux penseurs, leur
recherche de la vérité comporte des aspects communs liés à leur for-
108 Cf. l'article de KANT : Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? (1786), qui
précise la position de l'auteur des Critiques devant l'affirmation de Jacobi.
109 HAMANN, Werke, hgg. v. Fr. ROTH, Berlin, 1821-1843, t. II, p. 193 ; cf.
l'ouvrage de Rudolf UNGER, Hamann und die Aufklärung, Tübingen,
Niemeyer, réédition, 1963, 2 volumes.
110 Lettre de HAMANN à Jacobi ; dans Pierre KLOSSOWSKI, Les méditations
bibliques de Hamann, éd. de Minuit, 1948, p. 260.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 109
111 Lettre à Jacobi, 14 novembre 1784 ; dans KLOSSOWSKI, op. cit., pp. 262-
263.
112 Werke, éd. ROTH, t. I, p. 50 ; dans Jean BLUM, La vie et l'œuvre de J. G.
Hamann, Alcan, 1912, p. 40.
113 Les dernières déclarations du chevalier Rosencranz sur les origines divines
et humaines du langage, dans KLOSSOWSKI, p. 249.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 110
114 Poésie et Vérité, 1. II, ch. VIII, trad. P. du COLOMBIER, Aubier, p. 218.
115 Il faut rappeler ici 1' « instinct divin » célébré par le piétiste suisse Béat de
Murait, et après lui par le Vicaire de Jean-Jacques ROUSSEAU.
116 Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister, 1. VI, fin ; trad. Biaise
BRIOD, dans GOETHE, Romans, Bibliothèque de la Pléiade, p. 777.
117 Cf. le choix de textes publié par Marianne BEYER-FRÖHLICH sous le titre
Pietismus und Rationalismus, Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 1970.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 112
119 HERDER, Vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele, 1778, in
fine ; Werke, hgg von Joh. von Müller, Carlsruhe, 1820, t. VIII, p. 92.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 114
[86]
Première partie.
Le rapport à Dieu :
De la théologie aux sciences religieuses
Chapitre IV
L’internationale déiste
I. Le renversement des rapports
entre la philosophie et la théologie
Retour au sommaire
120 Sur tout ceci, cf. G. GUSDORF, La révolution galiléenne, Payot, 1969, t. I.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 117
trop, car elle n'admet aucune limite à son expansion. La théologie était
parvenue pendant longtemps à limiter les dégâts, en maintenant l'usa-
ge du discours rationnel dans les limites de la révélation. Mais, par un
choc en retour de la raison conquérante, le discours théologique se
voit opposer un discours rationnel qui prend pour thème Dieu lui-
même. La philosophie de la religion fait concurrence à la théologie ;
la raison, maîtresse d'universalité, bien loin de se comporter en ser-
vante de la théologie, prétend l'englober dans un ensemble plus vaste.
La révélation chrétienne apparaît comme un goulot d'étranglement,
qui particularise l'affirmation totalitaire de la vérité. Le théologien ré-
fléchit à partir de la révélation biblique et de la tradition dogmatique,
auxquelles il attribue une validité absolue ; cette prétention est démen-
tie par l'irréductible pluralité des révélations et des religions, attestée
par la connaissance des lointains de l'humanité, par-delà l'horizon
étriqué delà communauté judéo-chrétienne.
La généralisation du concept de religion entraîne un renversement
des rôles. Les philosophes de naguère devaient, à la manière de Des-
cartes, se justifier devant les théologiens. Désormais les théologiens
tenteront de se justifier devant les philosophes, ainsi que l'atteste le
devenir de l'apologétique chrétienne. L'idée d'une religion généralisée
commande la relativisation de toutes les religions. Le christianisme,
dépouillé de son statut privilégié, doit engager un nouveau combat
d'issue incertaine.
L'idée que la religion chrétienne ne pouvait se maintenir dans un
régime de superbe isolement n'était pas nouvelle. La pensée médiévale
avait dû prendre son parti de l'existence de l'Islam ; les Infidèles ap-
partiennent à l'histoire de la chrétienté, au titre de la politique exté-
rieure, et cette présence se manifeste dans l'ordre de la pensée chez un
Roger Bacon, un Raymond Lulle et un François d'Assise. Mais il faut
reconnaître l'échec de la croisade armée et de la mission intellectuelle,
qui tendent à parachever la souveraineté exclusive du monisme chré-
tien. Le thème d'une confrontation, grâce à laquelle le christianisme se
situerait dans le concert des religions, apparaît déjà chez Abélard. Il
est fortement exprimé, au lendemain de la prise de Constantinople par
les Turcs, dans le De Pace fidei de Nicolas de Cues (1453). Un siècle
plus tard, sous le coup de l'élargissement des horizons occidentaux par
la Renaissance, le De Orbis terme concordia (1544), de Guillaume
Postel, puis, vers 1593, le Colloquium Heptaplomeres du juriste Jean
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 118
faux dieux, se montrent plus sensés et plus humains que les Européens
à cet égard.
Les esprits éclairés du XVIIIe siècle admettraient volontiers que la
religion est une chose trop essentielle et trop délicate pour qu'on
l'abandonne aux prêtres, dont le souci essentiel semble être de la dé-
tourner de ses fins ; par leur faute et avec la complicité des pouvoirs
un monstrueux malentendu a prévalu. Il faut ramener la religion au
respect de ses principes et à l'accomplissement de ses devoirs. Il faut
mettre fin aux ravages de la raison d'église en ramenant l'église à la
raison. L'autorité ecclésiastique se prétend dépositaire et interprète de
la volonté de Dieu ; mais l'absolu n'est à personne, et la prétention de
détenir l'absolu est le principe de tous les égarements.
Les représentants des églises établies dénonceront ceux qui préten-
dront opposer au droit divin, qu'ils affirment détenir, un droit humain
de dissidence et de protestation, même et surtout si cette protestation
se réclame de l'enseignement du Christ. L'accusation d'athéisme
confond les non-conformistes de toute espèce, le seul chrétien authen-
tique étant celui qui accepte sans hésitation ni murmure la doctrine et
la discipline de telle ou telle orthodoxie. Spinoza et Bayle, Toland,
Locke, Collins et plus tard Reimarus, Kant lui-même, comme les So-
ciniens du XVIIe siècle, parce qu'ils n'acceptent pas tout de l'enseigne-
ment imposé, sont censés ne rien accepter, ce qui leur vaut de faire
figure de suspects, même aux yeux des historiens, respectueux malgré
eux des normes intégristes. L'attitude honnête est pourtant de ne pas
refuser l'appellation chrétienne à ceux qui la réclament, même si leur
profession de foi ne concorde pas avec celle de telle ou telle obédien-
ce particulière. Il y a eu, au siècle des Lumières, des incroyants com-
me Hume ; il y a eu des ^athées, comme [91] l'abbé Meslier, Helvé-
tius, Diderot, d'Holbach et leurs amis. Mais le chrétien libéral n'est pas
un incroyant, et l'incroyant n'est pas un athée ; la tâche de l'histoire est
de rendre à chacun ce qui lui est dû. On n'a pas le droit de compter les
déistes au nombre des adversaires du christianisme, puisqu'ils recon-
naissent dans les écritures chrétiennes un moyen privilégié d'accès à la
vérité. L'accent mis sur la révélation naturelle ne signifie pas, chez la
plupart de ceux qui s'en réclament, le rejet pur et simple de la révéla-
tion surnaturelle.
Si l'on juge la pensée religieuse du XVIIIe siècle selon les normes
simplistes de Bossuet, on peut parler en ce temps d'une agonie du
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 121
121 HUME, Dialogues sur la religion naturelle, XII ; trad. Maxime DAVID,
Œuvres philosophiques de Hume, Alcan, 1912, t. I, p. 294.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 122
123 R. I. AARON, John Locke, 1937, p. 304 ; dans G. R. CRAGG, Reason and
Authority in the 18th Century, Cambridge University Press, 1964, p.11.
124 HUME, Dialogues sur la religion naturelle, VII, éd. citée, p. 244.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 124
125 Leslie STEPHEN, History of english thougkt in the 18th century, 1876,
London, John Murray, réédition, 1927, t. I, p. 91.
126 On pourra se reporter utilement au petit livre de Rosalie L. COLIE, Light and
Enlightenment, A study of the Cambridge Platonists and the Dutch
Arminians, Cambridge University Press, 1957 ; cf. aussi Frederick J.
POWICKE, The Cambridge Platonists, London-Toronto, J. M. Dent and Sons,
1926.
127 W. TEMPLE, Observations upon the united Provinces of the Netherlands,
1673 ; Works, Edimbourg, 1754, t. I, p. 151 ; cité dans P. MARAMBAUD, Sir
William Temple, sans nom d'éditeur, 1969, p. 148.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 125
lateur [95] des volontés de Dieu ; mais Locke laisse de côté tout ce qui
concerne la divinité du Christ, ainsi que les subtilités théologiques de
la doctrine de la Trinité. Ses liaisons avec les arminiens et sociniens
de Hollande, avec les latitudinaires britanniques donnent à penser qu'il
est proche des antitrinitaires, ainsi d'ailleurs que son ami Newton. Le
socinianisme, traqué et dénoncé au XVIIe siècle, bien loin d'avoir dispa-
ru au XVIIIe, existe un peu partout de façon diffuse. Il n'a perdu que son
nom, car il est demeuré l'une des tendances vivantes du christianisme
anglo-américain ; les églises unitariennes, que le théologien, historien
et chimiste Joseph Priestley (1733-1804) introduisit aux États-Unis, se
sont maintenues jusqu'à nos jours sans cesser d'affirmer leur identité
chrétienne.
Les difficultés relatives à la Trinité sont l'effet du choc en retour de
la raison sur la religion. Jésus n'a pas enseigné ce dogme ; il n'a ensei-
gné aucun dogme ; ceux-ci sont le produit de l'activité des théologiens
opérant à partir des textes sacrés selon des normes de leur invention.
L'Incarnation, la Trinité seront des points névralgiques de la pensée
religieuse au XVIIIe siècle ; ils figurent parmi les principaux mystères
de la théologie chrétienne. Or le mystère défie la raison ; il se veut
transrationnel ; il fonde les développements des théologiens, mais se
fonde lui-même sur une décision gratuite attribuée à Dieu en person-
ne, puisque c'est sa volonté transcendante qui a imposé au respect, à la
piété des hommes cette clause irréductible à l'analyse.
La question est posée par Malebranche, dans une lettre de 1714, où
il maintient que les vérités de foi sont inaccessibles à la raison dé-
monstrative : « Démontrer, proprement, c'est développer une idée clai-
re et en déduire avec évidence ce que cette idée renferme nécessaire-
ment — et nous n'avons, ce me semble, d'idées assez claires, pour fai-
re des démonstrations, que celles de l'étendue et des nombres. L'âme
même ne se connaît nullement ; elle n'a que le sentiment intérieur d'el-
le-même et de ses modifications. Étant finie, elle peut encore moins
connaître les attributs de l'infini. Comment donc faire sur cela des dé-
monstrations ? Pour moi, je ne bâtis que sur les dogmes de la foi dans
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 127
les choses qui la regardent, parce que je suis certain, par mille raisons,
qu'ils sont solidement posés 131. »
La spécificité des « dogmes de la foi » est une pierre d'achoppe-
ment pour la raison. Le pieux Malebranche admet sans difficulté
l'humiliation d'une faculté qui participe de la déchéance de la nature
humaine. La foi, qui est de l'ordre de la grâce, transcende les exigen-
ces de la pensée. Locke ne consent pas ce sacrifice de l'intellect : Jésus
a parlé aux hommes ; s'il leur a donné un enseignement, c'est qu'il fai-
sait confiance à leur faculté de réflexion. Les paroles des évangiles
sont simples ; l'évidence surnaturelle ne contredit pas les certitudes
naturelles, sans quoi le Christ n'aurait pu être entendu par les gens
simples auxquels s'adressait sa prédication. Les théologiens, pour im-
poser les dogmes dont ils ont surchargé la parole du Christ, s'appuient
sur l'autorité de l'église, sur [96] la tradition. Or il n'y avait, du vivant
de Jésus, ni église instituée, ni tradition dogmatique ; si Jésus n'avait
pas besoin de s'appuyer sur ces fondements pour convaincre ses disci-
ples, dont la foi demeure exemplaire, on ne voit pas pourquoi les chré-
tiens d'à présent devraient accepter une mutilation de la pensée, en se
soumettant passivement à des « mystères » dont le maître des Évangi-
les n'a rien dit.
Locke dénonce l'usurpation des théologiens, qui s'affirme déjà dans
les épîtres de saint Paul. La critique de la théologie procède de la mê-
me intention que la critique de la connaissance ; il s'agit de mener à
bien un décapage de l'espace mental, que les faiseurs de théories et de
systèmes ont encombré de constructions abusives. L'esprit humain,
conscient de ses forces et de ses limites, doit décider de ses engage-
ments en connaissance de cause. L'intention du christianisme n'est pas
de mutiler, mais d'amener à son plein développement l'humanité de
l'homme. Le thème, déjà présent chez Spinoza, d'une pédagogie divi-
ne, se conjugue au siècle des Lumières avec celui du progrès, du déve-
loppement graduel des sociétés humaines vers un état de civilisation
plus près de la perfection. De là le nouveau visage du Christ comme
agent actif de cette « éducation de l'humanité », dont parlera Lessing.
137 Émilienne NAERT, Leibniz et la querelle du pur amour, Vrin, 1959, p. 45.
138 Préface de la Théodicée ; Œuvres philosophiques de Leibniz, p. p. P. JANET,
Alcan, 1900, t. II, p. 3.
139 Lettre à l'Électrice Sophie, avril 1709, dans O. KLOPP, LEIBNIZ, Historisch-
politische und staatwissenschaftliche Schriften, t. IX, p. 300.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 132
140 KANT, Le conflit des Facultés, 1798, trad. GIBELIN, Vrin, 1935, p. 49.
141 La religion dans les limites de la simple raison, 1793, trad. TREMESAYGUES,
Alcan, 1913, p. 68.
142 Fondement de la métaphysique des Mœurs, 1785, trad. H. LACHELIER,
Hachette, p. 35.
143 KANT, Was heisst : Sich im Denken orientiren ? (1786) ; Werke, édition de
l'Académie de Berlin, Band VIII, p. 140.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 133
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146 Cf. G. GUSDORF, La révolution galiléenne, Payot, 1969, t. I, pp. 174 sqq. :
La fin des sorcières.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 136
147 John SMITH, Of Prophecy, édité en 1660 ; dans Basil WILLEY, The seven-
teenth century Background, ch. vin, New York. Doubleday Anchor Books,
pp. 153-154.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 137
153 LEIBNIZ, Lettre à Morell, 29 septembre 1698 ; dans GRUA, LEIBNIZ, Textes
inédits d'après les manuscrits de la Bibliothèque de Hanovre, P. U. F., 1948,
t. I, P. 137.
154 Cf. ce texte daté de 1687 (dans GRUA, op. cit., t. I, p. 79) : « il est facile de
donner dans l'illusion, témoin Valentin Weigelius, Antoinette de Bourignon
et Jacob Boehme, artisan de Lusace, mais d'un esprit élevé, et dont les
expressions sont admirées par des personnes savantes, tellement que même
la princesse Elisabeth, sœur de feu l'Électeur Charles Louis, qui était une des
plus judicieuses personnes du monde, ne laissa pas d'y trouver quelque goût,
et cependant je crois que cet artisan souvent ne s'entendait pas lui-même »
(cf. E. NAERT, Leibniz et la nouvelle querelle du pur amour, Vrin, 1959, pp.
23 sqq).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 141
164 Cf. Frank E. MANUEL, The 18th century confronts the Gods, Cambridge
Mass., Harvard University Press, 1959, pp. 72 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 145
165 John B. STEWART, The moral and political philosophy of David Hume, New
York, London, Columbia University Press, 1963, p. 283.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 147
166 HUME, History of England, London, 1778, t. V, pp. 149-150, dans John B.
STEWART, op. cit., p. 283.
167 Note à The History of Great Britain, London, 1756, t. II, pp. 449-450,
reproduite dans STEWART, op. cit., pp. 393-393.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 148
III. La démythologisation.
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168 BOSSUET, Discours sur l'Histoire universelle, 1681, Deuxième partie, ch.
III ; éd. Garnier-Flammarion, p. 174.
169 Ibid., p. 175.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 150
173 Le texte de Varron figure dans la Cité de Dieu, 1. VI, ch. v ; Garnier, 1940,
t. II, pp. 25 sqq.
174 La Cité de Dieu, 1. IV, ch. xxxi ; éd. Garnier, 1.1, 1941, trad. de LABRIOLLE,
p. 415.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 153
pense qu'il ne peut y avoir de doute que les prêtres ont introduit les
superstitions et l'idolâtrie et qu'ils ont contribué dans toutes les nations
païennes aux luttes et aux polémiques religieuses 180. » Cherbury
montre longuement comment la caste sacerdotale a imaginé des cultes
multiples en donnant une personnification divine aux éléments de
l'univers : soleil, planètes, terre, eau, air, etc. Détournée de l'essentiel,
la religiosité innée à l'homme se fixe sur des divinités fabuleuses, cé-
dant ainsi aux sollicitations de l'imposture cléricale.
Herbert de Cherbury semble la source principale de l'anticlérica-
lisme des Lumières, ou du moins le relais par lequel se transmettent
des influences plus anciennes. L'accusation ne vise que les prêtres
païens ; Cherbury voudrait être un conciliateur au sein du conflit des
religions contemporaines ; il adresse ses livres aux meilleurs esprits de
l'Europe, ce qui lui interdit de mettre en cause le clergé de telle ou tel-
le confession actuelle. Mais on ne voit pas pourquoi les abus de
confiance et de conscience auraient pris fin avec la naissance du
Christ. Saint Augustin peut le penser, mais non Cherbury, partisan de
la religion naturelle unique, dénaturée par les diverses dénominations
chrétiennes. L'auteur du De religione Gentilium s'interdit de générali-
ser sa critique ; les penseurs du XVIIIe siècle opéreront cette généralisa-
tion. L' « imposture des prêtres » ne se dira pas seulement, chez eux,
au passé, mais aussi et davantage, au présent, sans que l'analyse chan-
ge de caractère. Une fois mise en question la validité absolue de la
révélation chrétienne, [118] il n'est guère possible de penser que les
prêtres chrétiens ont été exempts des tendances qui se faisaient jour
chez leurs collègues païens. Les réformateurs du XVIe siècle, et leurs
nombreux précurseurs, s'étaient dressés contre les abus qui infectaient
l'église de Rome ; le culte des saints, l'exploitation des pèlerinages, le
trafic des indulgences, celui des reliques et des objets de piété, la sur-
charge des rituels liturgiques présentaient de nombreuses analogies
avec les pratiques des religions antiques, et le machiavélisme du cler-
gé chrétien s'était étalé au grand jour en bien des occasions.
Fontenelle reprend l'argumentation de Cherbury ; mais alors que
celui-ci s'exprimait en latin, Fontenelle écrit dans la langue de tout le
monde, qu'il manie avec une aisance souveraine, empreinte d'une iro-
nie voilée. Plus agressif que le philosophe anglais, il n'attaque pas de
180 Ibid., p. 2.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 157
front la religion établie, mais le lecteur attentif découvre que les ana-
lyses portent au-delà des coutumes et traditions dont elles démasquent
le caractère artificiel. Les premiers chrétiens ont attribué aux démons
les pratiques scandaleuses des cultes païens ; mais le règne des dé-
mons n'a pas été aboli par l'incarnation de Jésus-Christ, à moins que
l'on ne décide arbitrairement qu'il y a deux poids et deux mesures en
histoire des religions.
En 1683 avait paru un essai de l'érudit hollandais Van Dale : De
oraculis ethnicorum dissertatio, où la question des oracles de l'anti-
quité païenne est étudiée dans l'esprit d'une critique rationnelle et ré-
ductrice. Fontenelle entreprend une traduction libre de cet écrit, qu'il
enrichit de ses propres réflexions. L'Histoire des Oracles (1686) sera
suivie d'une autre étude, de caractère plus général, rédigée avant 1700,
mais publiée seulement en 1724, et qui traite De l'origine des Fables.
La genèse des religions y est expliquée à partir des faiblesses congéni-
tales de l'esprit humain, habilement exploitées par les prêtres. « Je ne
crois point que le premier établissement des oracles ait été une impos-
ture méditée ; mais le peuple tomba dans quelque superstition qui
donna lieu à des gens un peu plus raffinés d'en profiter. Car les sotti-
ses du peuple sont telles assez souvent qu'elles n'ont pu être prévues,
et quelquefois ceux qui le trompent ne songeaient à rien moins, et ont
été invités par lui-même à le tromper 181. » L'origine de l'oracle de
Delphes est aisée à expliquer : « Il y avait sur le Parnasse un trou d'où
il sortait une exhalaison qui faisait danser les chèvres et qui montait à
la tête. Peut-être quelqu'un qui en fut entêté se mit à parler sans savoir
ce qu'il disait et dit quelque vérité. Aussitôt, il faut qu'il y ait quelque
chose de divin dans cette exhalaison ; (...) les cérémonies se forment
peu à peu 182... » La Pythie de Delphes ayant obtenu le plus grand
succès, des prêtres habiles multiplièrent les lieux saints dans les mon-
tagnes, où le relief naturel rend les choses plus faciles, et même dans
le plat pays, moyennant l'installation [119] des équipements techni-
ques indispensables pour produire les effets désirés.
181 FONTENELLE, Histoire des Oracles, I, XII ; Œuvres complètes, éd. de 1818,
Genève, Slatkine Reprints, 1968, t. II, p. 126. Cf. J.-R. CARRÉ, La
philosophie de Fontenelle ou le sourire de la raison, Alcan, 1932, pp. 113
sqq.
182 Op. cit., I, XI, p. 124.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 158
194 P. 35.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 162
[122]
IV. DÉISME
ET THÉOLOGIE RATIONNELLE.
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199 KANT, Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ? 1784 ; dans La
Philosophie de l'Histoire, trad. PIOBETTA, Aubier, 1947, p. 85.
200 HELVÉTIUS, Pensées et Réflexions, C ; Œuvres, 1795, t. XIV, pp. 146-147.
201 Additions aux Pensées philosophiques, vers 1762, art. 8 ; Œuvres
philosophiques de DIDEROT, p. p. VERNIÈRE, Garnier, 1961, p. 59.
202 Réponse à la question..., éd. citée, p. 88.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 165
205 Leslie STEPHEN, History of english thought in the 18th Century, 1876 ;
London, John MURRAY, 1927, t. I, p. 85.
206 Ibid., p. 86.
207 Ibid., p. 89.
208 Gerald R. CRAGG, Reason and Authority in the 18th Century, Cambridge
University Press, 1964, pp. 62-63.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 169
211 De religione Gentilium errorumque apud eos causis, Amsterdam, 1663, ch.
I, p. 2.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 171
largeur d'esprit 212. C'est dans le même sens que joue l'influence de
Locke, comme celle, plus polémique, de John Toland (Christianity not
mysterious, 1696) et celle de Anthony Collins (Discourse of Free-
thinking, 1713). Les thèses du mouvement déiste s'exprimeront avec
netteté dans un ouvrage d'un universitaire d'Oxford, Matthew Tindal
(1653-1733), paru en 1730, alors que la controverse déiste commen-
çait à s'apaiser en Angleterre.
L'ouvrage en question est intitulé : Le christianisme aussi ancien
que la création, ce qui signifie que l'essentiel des enseignements du
Christ se trouve accessible aux hommes dès les origines du monde. En
vertu d'une exigence rationnelle, la vérité humaine doit être coexisten-
sive à [129] l'humanité : il n'est pas pensable qu'un Dieu juste et bon
ait créé des hommes privés de toute possibilité d'accéder aux normes
fondamentales de l'existence. Il est absurde de concevoir le genre hu-
main exclu de toute chance de salut jusqu'à l'arrivée tardive de Jésus-
Christ. « Je vais essayer de vous montrer, écrit Tindal, que les hom-
mes, s'ils entreprennent sérieusement de découvrir la volonté de Dieu,
apercevront qu'il existe une Loi de la Nature, ou Raison, ainsi dé-
nommée parce qu'elle est une loi commune ou naturelle à toutes les
créatures raisonnables. Cette loi, comme son Auteur, est absolument
parfaite, éternelle et immuable ; et le dessein de l'Évangile n'était pas
d'ajouter quelque chose à cette loi, ou d'en retrancher quoi que ce soit,
mais de libérer les hommes de la surcharge de superstitions qu'on y
avait ajoutée. Il en résulte que le christianisme authentique n'est pas
une religion qui date d'hier, mais bien ce que Dieu a commandé à
l'origine, et ce qu'il continue toujours à commander aux chrétiens
comme aux autres hommes 213. »
L'Évangile historique n'est qu'une réaffirmation d'un Évangile
éternel et universel. « La religion chrétienne a existé dès le commen-
cement ; Dieu, en ce temps et depuis lors, n'a pas cessé de donner à
l'humanité dans son ensemble des moyens suffisants pour la connaître.
Le devoir des hommes est de connaître, croire, professer et pratiquer
212 Cf. Rosalie L. COLIE, Light and Enlightenment, A study of the Cambridge
Platonists and the Dutch Arminians, Cambridge University Press, 1957 ; F.
J. POWICKE, The Cambridge Platonists, London and Toronto, 1926.
213 Matthew TINDAL, Christianity as old as the Création, 1730 ; éd. de 1731,
pp. 7-8.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 172
214 Ibid., p. 4.
215 Ibid., p. 52.
216 Thomas CHUBB, The true Gospel of Jésus Christ asserted, 1738, p. 55.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 173
217 Leslie STEPHEN, History of the English thought in the 18th Century, éd.
citée, vol. I, p. 420.
218 Ibid., p. 421.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 175
219 A.-O. LOVEJOY, The parallel of Deism and Classicism, 1932, dans Essays in
the history of Ideas, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1948, p. 78.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 176
222 J.-F. de LUC, Observations sur les savants incrédules et sur quelques-uns de
leurs écrits, Genève, 1762, p. 323.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 178
225 Basil WILLEY, The 18th Century Background, Penguine Books, p. 44.
226 Cf. les listes figurant dans Wolfgang PHILIPP, Physico-theology in the age of
Enlightenment, appearance and history, in Studies on Voltaire and the 18th
Century, vol. LVII, Genève, 1967.
227 B. WILLEY, op. cit., p. 133.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 180
grès des connaissances positives, elle a été utilisée ensuite par les te-
nants des diverses orthodoxies. L'abbé Pluche, qui reprend les thèmes
finalistes dans son Spectacle de la Nature (1732), est beaucoup plus lu
en France que Buffon, ce qui montre à quel point le déisme est entré
dans les mœurs de l'Europe. Le courant piétiste ayant attiré à lui tout
ce que le christianisme pouvait comporter de ferveur vivante, la pen-
sée religieuse se contente de ce qui paraît compatible avec les exigen-
ces rationnelles. Le reste, réduit à peu de chose chez les déistes, n'est
pas éliminé par les fidèles des diverses religions, mais relégué à l'ar-
rière-plan, dans un clair-obscur propre à dissimuler les inconséquen-
ces d'une telle attitude. Leibniz, précurseur en la matière, fait précéder
sa Théodicée d'un Discours de la conformité de la foi avec la raison,
où l'on peut lire, à l'article 29, que « la lumière de la raison n'est pas
moins un don de Dieu que celle de la révélation ». Un commentateur
observe : « On est amené à se demander si la religion prêchée par
Leibniz n'est pas plus proche de la religion naturelle des Déistes du
XVIIIe siècle que du christianisme auquel il affirme, avec loyauté ce-
pendant, sa volonté d'appartenance. C'est d'ailleurs avec une insistance
de plus en plus vive que, dans sa correspondance postérieure à 1699, il
se fait l'avocat d'une religion universelle et parfaite, où s'estompe-
raient les divergences entre théologiens, les controverses entre catho-
liques et protestants, les discussions entre les diverses sectes protes-
tantes, les problèmes agités par la Kabbale, où s'harmoniseraient les
divers rites, pratiques et superstitions qui creusent un fossé entre l'Eu-
ropéen et l'Oriental 228. » La tendance de Leibniz s'affirme à l'intérieur
d'un christianisme indubitable, sans rupture aucune et sans opposi-
tion ; son cas présente des analogies avec celui de nombre de bons
esprits européens. Il en sera ainsi pour Rousseau [136] et pour Kant,
mais aussi pour beaucoup de théologiens et de penseurs en Angleterre
et en Allemagne.
En terre catholique, où le contrôle ecclésiastique est plus étroit, le
déisme se situe en dehors du christianisme et passe pour une forme
d'incrédulité, sinon même d'athéisme. Le cas de Voltaire peut être
considéré comme exemplaire : anticlérical farouche, il est persécuté
par le pouvoir religieux jusqu'à sa mort inclusivement, et mène lui-
même une guérilla féroce contre l'église catholique, laquelle voit en
232 VOLTAIRE, Lettre à du Peyrou, 1766 ; cité dans Charly GUYOT, La pensée
religieuse de Rousseau, dans le recueil Jean-Jacques Rousseau, Neuchâtel,
La Baconnière, 1962, p. 139.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 183
235 Dans Karl ANER, Die Théologie der Lessingzeit, Halle, Niemeyer, 1929, p.
88. Lessing disait de Nösselt : « Voilà un théologien digne de ce nom »
(ibid., p. 90).
236 ANER, op. cit., pp. 91-92.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 186
239 Sur l'herméneutique de Reimarus, cf. plus bas, pp. 221 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 188
[143]
Première partie.
Le rapport à Dieu :
De la théologie aux sciences religieuses
Chapitre V
L’avènement
des sciences religieuses
I. De la révolution galiléenne
aux sciences religieuses.
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Galilée, premier des modernes, pour son génie et pour son mal-
heur, n'était pas théologien. A la suite de spéculations qui ne devaient
rien à la science sacrée, il prétendait mettre en lumière, dans l'univers
physique, des schémas d'intelligibilité indépendants de la Révélation
historique. La réaction des gardiens de l'ordre, inévitable, ne concer-
nait que très accessoirement le domaine de l'astronomie, dont les théo-
logiens se souciaient peu. Ce qui était en question, c'était le principe
de la souveraineté [146] de la loi divine, maîtresse de tout savoir hu-
main. Galilée, après Kepler, soutient que la Bible ne saurait faire auto-
rité en matière de mécanique céleste. Admettre la validité d'une telle
affirmation, c'était accepter la possibilité de nouvelles usurpations, et
de proche en proche le démantèlement de la synthèse millénaire que
constituait la science sacrée. L'idée d'un savoir autonome de droit hu-
main, dans quelque domaine que ce soit, détruit, dans son principe, la
conception chrétienne de la vérité. La condamnation du savant floren-
tin était parfaitement justifiée.
Malheureusement pour les juges, cette condamnation était inopé-
rante ; le procès de 1633 devait faire autorité dans un sens opposé à
celui que souhaitaient les cardinaux. La science galiléenne, en dépit
des interdits ecclésiastiques, prouva le mouvement en marchant. L'his-
toire des sciences, dans tous les domaines, consacre le refoulement du
schéma biblique, débordé de toutes parts. Les mainteneurs de la tradi-
tion se défendent pied à pied, mais plus le temps passe, moins apparaît
souhaitable, et même matériellement possible, de recommencer le
procès de Galilée. Les positions qu'on essaie de défendre se trouvent
bientôt tournées, et l'incessant harcèlement de la science vivante obli-
ge les théologiens à céder sans cesse du terrain. A l'article Chaos de
l'Encyclopédie, le bon apôtre Diderot observe qu'« il ne faut, dans au-
cun système de physique, contredire les vérités primordiales de la re-
ligion, que la Genèse nous enseigne (...) Il ne doit être permis aux phi-
losophes de faire des hypothèses que dans les choses sur lesquelles la
Genèse ne se prononce pas clairement ». Diderot se plaît à souligner
les lacunes et faiblesses des Livres saints en matière de connaissance
positive. La Bible n'est pas une encyclopédie ; elle peut encore moins
prétendre circonscrire l'horizon d'une entreprise encyclopédique au
XVIIIe siècle de l'ère chrétienne. « Les Saintes Écritures ayant été faites
non pour nous instruire des sciences profanes et de la physique, mais
des vérités de foi que nous devons croire, et des vertus que nous de-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 194
241 Fragment d'un Traité du Vide (1647), dans PASCAL, Pensées et Opuscules,
petite édition Hachette, p. p. Léon BRUNSCHVICG, p. 76.
242 Dix-huitième lettre provinciale, 1657 ; Œuvres de PASCAL, Bibliothèque
de la Pléiade, p. 673.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 195
par la seule évidence de son autorité, Bossuet est sans cesse sur la brè-
che pour défendre des positions de plus en plus menacées. Les églises
protestantes, en leurs incessantes variations, démentent le monisme
monolithique dont Bossuet assure [149] qu'il a seul la caution du Dieu
catholique ; et les exposés de Bossuet ne suffisent pas, en dépit de leur
validité transcendante, pour convaincre les brebis égarées de rentrer
au bercail romain. Bien plus, à l'intérieur même de la seule église véri-
table, des dissidences se font jour, comme si la vérité traditionnelle ne
s'imposait plus à elle toute seule, pour maintenir les hommes sous
l'autorité de Dieu, légalement administrée par l'Église catholique.
« L'hérétique est celui qui a une opinion, écrit magnifiquement
Bossuet, et c'est ce que le mot même signifie. Qu'est-ce à dire, avoir
une opinion ? C'est suivre sa propre pensée et son sentiment particu-
lier. Mais le catholique est catholique : c'est-à-dire qu'il est universel ;
et sans avoir de sentiment particulier, il suit sans hésiter celui de
l'Église 246... » Ainsi parle Bossuet en 1700, et cette voix est déjà, elle
sera de plus en plus, celle de quelqu'un qui crie dans le désert. L'orato-
rien Richard Simon applique à la Bible une nouvelle intelligence his-
torique ; la Parole de Dieu n'est plus un donné miraculeusement vala-
ble, elle devient l'enjeu d'une recherche menée par l'intelligence hu-
maine avec des moyens humains, et l'on ne peut prévoir jusqu'où ira la
corrosion ainsi commencée. Puis éclate l'affaire quiétiste ; elle met en
cause non pas un pauvre prêtre solitaire, mais l'archevêque de Cam-
brai, personnage bien en cour. Il ne s'agit plus d'histoire sainte ou de
théologie, mais de spiritualité. Le quiétisme est un individualisme re-
ligieux et, dans une large mesure, un irrationalisme qui dénonce la
sainte alliance entre l'intellectualisme théologien et la foi de l'Église.
Le quiétiste cherche un rapport personnel avec Dieu ; il exerce une
autonomie spirituelle, qui n'éprouve pas le besoin d'être constamment
revue et corrigée par l'église hiérarchique.
Bossuet gagnera ses batailles. D'un trait de plume, les protestants
seront rayés de la carte de France, exilés, traqués, emprisonnés,
convertis par la force. Richard Simon, exclu de l'Oratoire, survivra
misérablement au fond de sa province, et finira par brûler ses papiers.
Condamné à Rome, Fénelon sera banni de la cour ; bien qu'ayant ab-
246 Première instruction pastorale sur les promesses de l'église, 1700 ; Œuvres
de BOSSUET, éd. Lachat, t. XVII, p. 112.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 198
juré ses erreurs, il sera assigné à résidence dans son archidiocèse jus-
qu'à ce que mort s'ensuive. Mais les victoires de Bossuet sont ruineu-
ses ; elles portent en elles-mêmes un germe de contradiction. La vérité
de Dieu, ou plutôt celle de Bossuet, ne parvient à s'imposer que par la
contrainte de l'appareil répressif mobilisé par l'évêque de Meaux avec
une ardeur inlassable. La vérité de Dieu se dégrade en raison d'Église
alliée à la raison d'État. Seule la force brutale fait de Richard Simon
un prêtre en rupture de ban, voué à la clandestinité, et de Fénelon un
prélat humilié et disgracié ; seuls les dragons et les armées royales
transforment les réformés en un gibier de potence et de galères. Suc-
cès sans lendemain, car les protestants seront les maîtres à penser de
l'Europe des Lumières, car Richard Simon sera le Galilée des études
bibliques, car Fénelon est l'un des inspirateurs du piétisme européen,
d'autant plus révéré qu'il fait figure de victime [150] de l'orthodoxie
romaine. Les œuvres de Bossuet, l'Histoire des variations des églises
protestantes, le Discours sur l'histoire universelle, la Politique tirée
de l'Écriture sainte serviront de repoussoir aux esprits éclairés du
XVIIIe siècle qui prendront conscience de leurs propres valeurs en cen-
surant à leur tour, au nom de la saine raison, les écrits de l'évêque de
Meaux.
La défaite finale de Bossuet symbolise le recul inéluctable de la
science sacrée, corrélatif de l'avènement des sciences religieuses. La
tradition avait voulu voir dans la Bible le point de départ et ensemble
l'aboutissement de toute espèce de savoir. La révolution galiléenne
oblige à reconnaître que les textes sacrés ne font pas autorité en matiè-
re de physique, de mathématique, d'architecture ou de technologie,
dans la mesure où ces disciplines ne sont mentionnées dans les textes
sacrés que par accident, ou pas du tout. Des croyants à l'esprit raison-
nable, comme Galilée lui-même, Pascal ou Newton, pouvaient cons-
truire une science de la nature physique sans avoir à redouter de se
mettre en contravention avec les textes sacrés.
Mais il était d'autres domaines de la connaissance où les docu-
ments bibliques donnaient des enseignements précis, couverts par l'au-
torité divine qui inspirait le rédacteur. La Genèse relate les origines du
monde et de l'homme ; elle fournit une histoire du développement de
l'espèce humaine. Les livres historiques évoquent en détail la fortune
diverse du peuple de Dieu parmi les nations ; les livres juridiques
donnent un code exemplaire pour l'ordonnancement de la vie sociale ;
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 199
247 René HUBERT, Les sciences sociales dans l’Encyclopédie, Alcan, 1923, p.
27.
248 Ibid., p. 28.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 200
249 P. 29.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 201
granitique de Bossuet pour croire que la Bible était une vérité d'une
seule pièce, destinée à braver les assauts des siècles. Le système de
défense met en œuvre une logique bivalente, fondée sur l'alternative
du vrai et du faux, comme si vérité et fausseté en la matière possé-
daient une signification simple et univoque. Dès lors la moindre
inexactitude, la moindre erreur suffit à discréditer l'ensemble, ce qui
privilégie l'adversaire, qui a le choix du terrain, tandis que le défen-
seur doit faire front à tout propos et [153] hors de propos. Il peut espé-
rer gagner une bataille, mais à la longue, il est sûr de perdre la guerre.
Le développement des sciences religieuses doit être compris com-
me un vaste effort pour combler le vide épistémologique suscité par
l'effacement inéluctable du paradigme biblique. Bossuet a tort de pen-
ser que si la Bible n'est pas totalement vraie, elle est totalement faus-
se ; mais l'adversaire de Bossuet se trompe également s'il croit le pro-
blème résolu dès lors que l'on a apporté la preuve d'une contre-vérité
consignée dans le texte biblique. La révélation scripturaire constitue
un document capital pour l'histoire de l'Occident, en même temps que
l'un des principaux documents concernant l'histoire de l'humanité. La
Bible ne représente pas seulement, en son temps, l'expression d'une
certaine conjoncture historique, naturelle ou surnaturelle ; la tradition
judéo-chrétienne, enracinée dans la Bible, à laquelle on peut rattacher
la divergence islamique, a fourni un paysage intellectuel et spirituel,
pendant des millénaires, à un certain nombre de sociétés humaines. La
révélation scripturaire, toutes réserves faites sur sa vérité intrinsèque,
a joué le rôle d'une réserve de valeurs et de significations inspirant le
langage, les attitudes et les institutions de l'humanité d'Occident. Mê-
me si l'on reconnaît, contre Bossuet, que le Discours sur l’histoire
universelle présente un schéma étriqué, et systématiquement faussé,
du devenir des sociétés, il reste que ce Discours résume la perspective
historique à l'intérieur de laquelle les générations successives des peu-
ples de l'Europe ont développé leurs efforts pendant la majeure partie
de leur habitation sur la terre. Objectivement erroné, le texte de Bos-
suet fournit le schéma directeur rétrospectif d'une vision chrétienne du
monde, qui a marqué de son empreinte l'histoire réelle des papes et
des empereurs, des doctes et des simples, depuis le temps de Constan-
tin et celui de saint Augustin jusqu'à la fin du Moyen Age tout au
moins.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 203
252 Cf. Frank MANUEL, Isaac Newton Historian, 1963 ; Renée Simon, Nicolas
Fréret, académicien ; Studies on Voltaire and the I8th Century, vol. XVII,
Genève. 1963, pp. 33 sqq.
253 René HUBERT, Les sciences sociales dans l'Encyclopédie, Alcan, 1923, p.
29.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 205
254 Mémoires de l'abbé Morellet sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution, 1821,
t. I, p. 39.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 208
Retour au sommaire
mier homme ; ils relèvent d'une histoire unique dont les débuts sont
évoqués dans les récits des textes sacrés, à partir d'Adam, puis à partir
de Noé, qui, par-delà le déluge, assure un nouveau démarrage de
l'humanité. [159] Dieu s'est choisi un peuple entre tous les peuples
pour en faire le dépositaire de ses volontés ; mais les peuples qui n'ont
pas été élus s'inscrivent dans le développement d'un arbre généalogi-
que unitaire dont le tronc commun remonte à Adam et à Noé. Le mot
païen, d'origine latine, désigne les habitants des campagnes, plus ré-
fractaires que les autres à l'évangélisation ; le mot grec correspondant
évoque les nations, les gens qui appartiennent à d'autres nations que la
nation élue. Oubliés par la grâce divine, et ensemble victimes d'une
idolâtrie qui d'ailleurs n'a pas épargné le peuple juif, ces gens-là ont
pratiqué de fausses religions, dont l'existence doit être prise en comp-
te, ne fût-ce que pour être réprouvée. La nation élue a d'ailleurs eu
maille à partir avec ses voisins idolâtres, Égyptiens ou Mésopota-
miens, puis Grecs et Romains.
Dans les vicissitudes d'une histoire compliquée, le petit peuple juif,
coincé entre de puissants empires, ne pouvait éviter la confrontation
entre son Dieu et les dieux qui faisaient autorité chez les voisins.
C'était la comparaison entre la vérité et l'erreur, entre l'absolu et
l'inexistant ; néanmoins, il fallait bien se situer parmi les autres, ne
fût-ce que pour authentifier sa propre position, et aussi pour fonder la
possibilité d'une coexistence avec le monde contemporain. Certaines
époques permirent des rapprochements, qui pouvaient apporter un en-
richissement de la spiritualité juive ; ainsi dans la période alexandrine,
où la tradition hébraïque se laissa féconder par la spéculation grecque.
La traduction grecque de la Bible dans la version dite des Septante,
réalisée à Alexandrie, atteste cette ouverture au monde extérieur et ce
désir de communication dans le contexte d'une extraordinaire florai-
son culturelle. La pluralité des cultes n'est pas un scandale pour le
peuple élu, dont l'élection se trouve corroborée par l'existence des ido-
lâtres, qui s'inscrivent, en tant que tels, dans le dessein de Dieu. Leur
persévérance dans l'erreur ne constitue pas un scandale auquel il soit
urgent de mettre fin. Les détenteurs de la vérité du Dieu unique ont
pour tâche de la préserver intacte jusqu'au dernier jour.
La situation sera modifiée avec l'avènement du christianisme, qui
reprend à son compte le monothéisme juif et la révélation scripturaire,
mais rejette le particularisme, et propose ses valeurs religieuses à
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 211
256 Clément d'ALEXANDRIE, Stromates, VI, 159 ; cité dans R.-A. GAUTHIER,
Magnanimité, Vrin, 1951, p. 219.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 213
tre elles est de l'ordre du plus ou du moins, ce qui permet d'établir des
comparaisons entre les formes diverses, sans anathématiser qui que ce
soit. Le pluralisme religieux autorise une analyse comparative entre
les systèmes existants, selon le présupposé d'une unité sous-jacente à
la variété indéfinie des formes. La relativité n'est nullement signe d'er-
reur ; elle fournit un principe d'évaluation. Les religions du monde
font partie de l'histoire du monde : la science des religions passe par
l'histoire comparée des religions. La vie religieuse implique une visée
d'éternité, mais elle s'accomplit dans le temps, et se trouve soumise à
la condition restrictive du dépérissement et du renouvellement des
formes.
Une fois encore l'œuvre de Bossuet fournit un repère exemplaire.
La thèse de l’Histoire des variations des églises protestantes (1688)
est que toute différence, toute modification est un signe d'erreur, puis-
que la vérité, selon la formule de Vincent de Lérins, est quod ubique,
quod semper, quod ab omnibus. Or nulle doctrine, même pas, surtout
pas la doctrine catholique, ne peut se réclamer d'une telle immuabilité,
signe de mort bien plutôt que de vie. Dans la théologie, ce n'est pas
Dieu, mais l'homme, qui parle de Dieu, en sorte que les « variations »
ne désignent pas autre chose que le renouvellement de la pensée dans
le renouvellement des temps. L'argumentation de Bossuet se retourne
contre lui ; le déclin des absolus théologiques a pour contrepartie l'es-
sor des sciences religieuses, qui constituent désormais l'une des rubri-
ques fondamentales des inventaires culturels. Si, comme Bossuet le
croyait, l'église de Rome avait reçu en dépôt exclusif et perpétuel l'ab-
solue vérité de Dieu et du monde, la tâche du théologien n'était que de
répéter indéfiniment ces certitudes éternelles sous leur forme la plus
littérale. Mais si les hommes ne peuvent parvenir qu'à une approche
humaine de la vérité de Dieu, alors la théologie devient une recherche,
dont les résultats doivent être sans fin remis en question. Toute affir-
mation de la vérité divine est une affirmation humaine, marquée par
les circonstances particulières de lieu et de temps où elle est formu-
lée ; dès lors les significations religieuses représentent une approxima-
tion de la divinité, dans le langage de l'époque ; l'époque suivante de-
vra recommencer l'entreprise de définir [168] une fidélité qui lui soit
propre, selon les modalités de son rapport au monde. La religion s'ins-
crit dans la rapide transformation des formes qui caractérise la civili-
sation occidentale depuis la Renaissance ; les schémas de l'art et de la
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 222
Retour au sommaire
268 Pour plus de détails, cf. l'ouvrage cité de Jan DE VRIES, pp. 70 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 227
269 Les œuvres de Herbert DE CHERBURY ont été rééditées, avec des préfaces de
G. Gawlick, aux éditions Friedrich Frommann, Stuttgart-Bad Cannstatt,
1966, 3 volumes.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 229
270 FONTENELLE, De l'Origine des fables, éd. J.-R. CARRÉ, Alcan, 1932, p. 35.
271 Ibid., pp. 30-31 ; sur Fontenelle et la mythologie, cf. plus haut, p. 118 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 230
que peut-être les plus insensés de tous ont été ceux qui ont voulu trou-
ver un sens à ces fables absurdes et mettre de la raison dans la fo-
lie 276. »
Mais, si le monde des fables est voué à l'absurdité, on ne comprend
plus pourquoi Voltaire s'en est à tel point préoccupé. Son propos est
de déniaiser l'esprit humain, ce qui l'oblige à examiner dans tous ses
productions même erronées. « La nature étant partout la même, les
hommes ont dû nécessairement adopter les mêmes vérités et les mê-
mes erreurs dans les choses qui tombent le plus sous les sens et qui
frappent le plus l'imagination 277. » La thèse de l'uniformité et de
l'universalité de la nature humaine, l'un des articles fondamentaux du
déisme, contredit jusqu'à un certain point la doctrine de l'absurdité des
fables. Le déisme admet une consubstantialité de la vérité à l'espèce
humaine ; la vérité a donc été donnée à l'origine, même si elle a pu
être perdue par la suite. Voltaire encore, bien qu'il affirme l'absurdité
des fables, souligne que « Cicéron, et tous les philosophes, et tous les
initiés, reconnaissaient un Dieu suprême et tout-puissant. Ils étaient
revenus par la raison au point dont les hommes sauvages étaient partis
par instinct 278. » Le déisme est un « primitivisme », selon la formule
de Boas. Les mythes en leur absurdité sont le produit d'une déviation,
d'un péché originel de l'humanité primitive contre sa propre vocation.
Court de Gébelin résout la contradiction des textes de Voltaire par
l'exposé du présupposé déiste : « Il est plus naturel, ce me semble, et
plus aisé de comprendre que des peuples, après avoir eu des idées sai-
nes de la divinité, les laissèrent altérer peu à peu par diverses révolu-
tions, que de croire qu'ils avaient commencé par des idées absurdes, et
qui ne peuvent tomber dans l'esprit d'une société d'hommes encore
toute neuve, et que rien ne lie par le préjugé 279. »
Le postulat déiste oblige le siècle des Lumières à prendre en char-
ge le monde des fables, à titre de contre-épreuve, ou de vérification,
280 FONTENELLE, De l'origine des fables, éd. J.-R. Carré, Alcan, p. 17.
281 Ibid., p. 19.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 237
282 SCHILLER, Discours inaugural : Was heisst und zu welchem Ende studiert
man Universalgeschichte, Iéna, 1789 ; Werke, éd. Bellermann, Leipzig und
Wien, Band VI, p. 189.
283 Cf. J.-R. CARRÉ, La philosophie de Fontenelle ou le sourire de la raison,
Alcan, 1932, p. 191.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 238
284 Plan du Second Discours sur les progrès de l'esprit humain (vers 1751) ;
Œuvres de TURGOT, éd. Schelle, t. I, Alcan, 1913, pp. 306-307.
285 Ibid., p. 315.
286 Sur la pensée du président de Brosses, cf. Frank E. MANUEL, The 18th
Century confronts the Gods, op. cit., pp. 184 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 239
287 LESSING, L'éducation du genre humain, art. 6-7, trad. GRAPPIN, Aubier,
1946, pp. 81-93.
288 Ibid., art. 7, p. 93.
289 Ibid., art. 86, p. 129.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 240
lation est la forme d'éducation qui a été donnée au genre humain et qui
continue à lui être donnée 290 » ; la révélation biblique devient un cas
particulier historique de la communication de Dieu avec l'humanité.
Pour Lessing, sans doute, serait déjà valable la formule célèbre de
Ranke : « Chaque époque est en relation immédiate avec Dieu. » Mais
le thème du développement, selon la catégorie du progrès, impose le
primat de la dimension longitudinale ; la diachronie l'emporte sur la
synchronie, puisque chaque stade de l'évolution se définit par rapport
au stade antérieur et au stade suivant. La vérité n'habite le présent que
par anticipation ; c'est la fin [182] des temps qui accomplira le sens de
l'histoire. Le secret d'une époque n'appartient pas à l'époque ; le sens
n'est pas immanent au moment qu'il anime ; il ne peut être manifesté
que par une extrapolation, dont la justification dernière se situe à la fin
des temps.
De là le risque d'une mutilation du sens, puisque les hommes de tel
ou tel moment de l'histoire sont considérés comme des témoins d'une
vérité qui leur échappe. Le christianisme, comme l'âge des mythes, est
tributaire d'un temps non révolu, où sa vérité sera manifestée, à la lu-
mière d'une révélation que nous ne possédons pas encore. Pour Les-
sing, comme plus tard pour Hegel, il faut atteindre la fin de l'histoire
pour connaître le sens de l'histoire. Mais comment un homme situé
dans l'histoire peut-il prétendre posséder dès à présent ce qui ne sera
connu qu'au dernier jour ? Toute philosophie de l'histoire, pour autant
qu'elle prétend déchiffrer le sens de l'histoire, est négation de l'histoi-
re.
D'autre part, le présupposé rationaliste présente l'inconvénient de
détacher les mythes du contexte global où ils ont pris naissance. Les
faiseurs de mythologies collectionnent les fables, et créent à partir
d'elles un univers du discours doué d'une sorte d'autonomie. Le but
poursuivi paraît de constituer un système analogue aux systèmes de
pensée créés de toutes pièces par les métaphysiciens professionnels.
Chaque mythe forme une articulation abstraite, destinée à fournir l'ex-
plication de telle ou telle catégorie de phénomènes. On projette ré-
trospectivement dans la conscience mythique les schémas de la théo-
logie ou de la métaphysique, comme si les hommes des âges archaï-
ques raisonnaient de la même manière que nous. Cet anachronisme
291 VICO, La Science nouvelle, 1725 ; texte de la troisième édition, 1744 ; trad.
Ariel DOUBINE, Nagel, 1953 ; 1. I, sect. 3, art. 331, p. 101.
292 L. I, sect. 4, art. 348, p. 110.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 243
293 L. III, sect. I, ch. v ; art. 821 ; trad. citée, pp. 341-342.
294 III, I, 6 ; art. 840, p. 345
295 Conclusion, art. 1109, p. 454.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 244
lect. Vico ne fut guère lu, et tomba rapidement dans l'oubli. Lorsque
Goethe séjourna à Naples en 1787, le jeune juriste Filangieri lui révéla
« un vieil auteur dont la profondeur insondable réconforte et édifie ces
modernes amis italiens des lois ; il s'appelle Jean-Baptiste Vico, et ils
le préfèrent à Montesquieu ». Et Goethe dit avoir jeté « un coup d'œil
sur le livre qu'ils me communiquèrent comme quelque chose de sa-
cré ». Ce coup d'œil fut suffisant pour lui faire comprendre « qu'il y
avait là des pressentiments sibyllins du bon et du juste qui doit ou de-
vrait venir un jour... » 296. Michelet, historien romantique, ayant fait
une découverte analogue, alla plus loin que Goethe ; il traduisit le
vieux livre et le proposa au public français en 1827, sans parvenir à
tirer Vico d'un injuste purgatoire.
[185]
L'herméneutique compréhensive, dont Vico avait été le prophète,
fut réaffirmée, indépendamment de toute filiation directe, par un ami
de Goethe, Johann Gottfried Herder (1744-1803). Révolté contre l'in-
tellectualisme de l’Aufklärung, Herder s'efforce d'élargir le domaine
de la connaissance, en rendant justice aux formes diverses qu'elle peut
revêtir dans le développement de la culture. Vico soutenait que l'uni-
vers social est une création des hommes ; Herder retrouve cette idée,
qui sera aussi, un siècle plus tard, le thème fondamental de Dilthey :
nous ne vivons pas dans la nature physique, mais dans un monde
culturel, dont tous les aspects sont des significations humaines. La
tâche de l'interprète est donc de découvrir dans le paysage varié des
civilisations les indications d'humanité que le regard des hommes y a
inscrites, et qui y subsistent, comme sédimentées ou fossilisées.
L'herméneutique se propose de rendre à l'homme ce qui lui appartient,
en réactivant les idées, thèmes et valeurs qui dorment, oubliés dans le
panorama des siècles.
Herder rêve de mener à bien Une autre philosophie de l'histoire,
selon le titre d'un essai de 1774, non pas une philosophie réductrice,
qui prétend ramener à la discipline rationnelle les absurdités du passé,
mais une philosophie compréhensive, qui serait une « résurrection in-
tégrale » des cultures anciennes, comme dira Michelet, soucieuse de
restituer l'inspiration originale des époques de la culture. L'établisse-
296 GOETHE, Voyage en Italie, 5 mars 1787 ; trad. MUTTERER, Champion, 1931,
p. p. 1931, pp. 193-194.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 245
297 Journal meiner Reise im Jahre 1769 ; Werke, éd. Suphan, Band IV, p. 360.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 246
peuples. Quel livre ! 298 ». Les Idées pour une philosophie de l'histoi-
re de l'humanité, parues de 1784 à 1791, correspondent à la réalisation
de cette « légende des siècles », reprenant sans le savoir le thème de la
« science nouvelle », déjà développée, en un sens fort différent il est
vrai, par Vico.
« Aujourd'hui, écrit un historien contemporain, où nous revenons à
l'idée que la mythologie est une intuition du monde, dans laquelle
l'homme a essayé d'exprimer le plus profond et l'essentiel de son expé-
rience de l'extériorité du monde et de l'intimité de soi, nous devons
reconnaître que Herder fut le premier à parvenir à cette idée (...) Her-
der fut un des fondateurs de la future science mythologique, peut-être
le plus grand, en tout cas le plus influent. Car il a reconnu que dans le
mythe et dans l'art des éléments religieux se trouvent à l'œuvre et que
ce sont justement ces éléments qui font sa valeur et sa significa-
tion 299. » Herder a transmis au romantisme l'idée que chaque peuple
possède sa mythologie propre, expression de l'âme populaire, et trésor
aussi précieux que l'héritage des savants. Poésie sans poète, sagesse
sans philosophe, selon la norme communautaire de l'esprit du temps
(Zeitgeist) : « la mythologie de chaque peuple est la conséquence na-
turelle et logique de l'aspect sous lequel il a entrevu la nature ; elle
indique surtout lequel, du bien ou du mal, y domine selon leur climat
et leur génie propre, et comment ils ont cherché à expliquer l'un par
l'autre. Ainsi dans les traits les plus grossiers comme dans les contours
les plus imparfaits, on y voit un essai philosophique de l'imagination
humaine qui rêve en attendant qu'elle s'éveille, heureuse de vivre ainsi
dans cet état d'enfance 300 ». Herder écrira des essais sur Les plus an-
ciennes chansons populaires et sur L'esprit de la poésie hébraïque ;
ces poèmes révèlent à ses yeux le chant profond de l'humanité univer-
selle dans ses incarnations temporelles.
Herder retrouve la vie latente sous les formes des plus vieux do-
cuments laissés par tous les peuples de la terre. La mythologie est une
archéologie spirituelle. L'herméneutique, restitution du sens des my-
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refaire, si l'on veut éviter que la foi vivante ne soit prise au piège d'une
lettre morte.
Le siècle des Lumières apporte un défi qui renouvelle le défi de la
Réforme. La mort d'une théologie n'est pas la mort de la théologie en
dépit des protestations des tenants de l'ordre périmé. Si la masse du
peuple chrétien se maintient plus ou moins dans les cadres tradition-
nels, il existe une élite de penseurs et de savants aux yeux desquels la
vérité en matière de religion est l'enjeu d'une recherche. La fidélité ne
se réduit pas à une soumission passive à des mots d'ordre transcen-
dants qui détournent l'être humain de sa carrière terrestre ; elle se
cherche et s'accomplit dans une présence au monde et à soi-même,
inséparable de la présence au Dieu vivant de la révélation chrétienne.
Cette conversion de la spiritualité entraîne l'adhésion de nombreux
chrétiens aux valeurs de l'époque. Bienfaisance et philanthropie, cos-
mopolitisme, progrès, utilité peuvent être reconnues comme d'authen-
tiques catégories religieuses, susceptibles de donner une orientation
morale et sociale à l'activité des fidèles, et même de renouveler l'es-
chatologie. Un Iselin, un Pestalozzi, un Lavater, philanthropes et édu-
cateurs, donnent une orchestration religieuse aux aspirations du siècle.
Le christianisme avait été l'élément moteur de la culture dont il
modulait toutes les significations, ou presque. Il ne possède plus dé-
sormais cette prédominance ; il suit un mouvement qu'il ne commande
plus ; en ce sens le XVIIIe siècle est authentiquement un siècle de laïci-
sation. Après la science, le droit, la politique, la littérature et l'art se
développent indépendamment du contrôle religieux. La pensée théo-
logique devient une pensée spécialisée parmi d'autres pensées spécia-
lisées. Mais cette situation de relatif abaissement a pour contrepartie
une attitude nouvelle des théologiens à l'égard de l'univers de la
connaissance. La vérité religieuse ne peut se contenter d'être une véri-
té séparée, repliée sur elle-même, sous peine de dépérissement. Même
déchue de sa priorité ancienne, l'exigence chrétienne conserve l'espé-
rance de donner sens à l'existence humaine ; elle perd toute valeur si
elle cesse d'orienter et de justifier la présence au monde de la cons-
cience fidèle. Si, dans la nouvelle conjoncture épistémologique, cha-
que discipline se développe d'une manière autonome, ce développe-
ment même oblige le théologien à d'incessantes confrontations ; il su-
bit le contre-coup des acquisitions du savoir, dont beaucoup, par un
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 255
La géologie de Lyell, dans les années 1830, mettra fin à l'ère des
tâtonnements. En attendant, l'esprit nouveau se reconnaît au fait que la
Genèse a cessé d'être considérée comme une solution définitive aux
questions posées par l'histoire de la terre ; même pour les esprits au-
thentiquement religieux, elle fournit un point de départ pour l'interpré-
tation des faits, et non plus un point d'arrivée qui bloquerait la recher-
che. Un modus vivendi intellectuel se dégage peu à peu de ces tentati-
ves pour comprendre le passé de la planète ; la cosmologie, à la re-
cherche de sa spécificité scientifique, apparaît solidaire d'une nouvelle
lecture de la Bible. Bon gré mal gré, les théologiens doivent reconnaî-
tre l'émancipation des savants ; du même coup, par un retour sur eux-
mêmes, il leur faut reconsidérer le sens de la révélation scripturaire. Si
l'histoire de la terre, telle qu'on la pressent désormais, ne coïncide pas
avec le récit de la Genèse, cela ne signifie pas que ce récit est faux. Sa
modalité [194] de signification n'est pas celle du discours scientifi-
que ; la tâche du théologien devient alors de dégager cette modalité
spécifique de l'enseignement biblique. De proche en proche, toute la
pensée chrétienne se trouve remise en question ; il lui faudra se réta-
blir sur des bases nouvelles ; cette remise en ordre sera l'un des enjeux
de la vie culturelle au XIXe siècle, où abonderont les débats stériles et
les malentendus à propos de ce thème fondamental. L'autorité catholi-
que, en particulier, refusera le plus longtemps possible tout aggiorna-
mento, mais, dès le XVIIIe siècle, le mouvement est engagé ; déjà les
meilleurs esprits pressentent le sens de la marche.
Les sciences religieuses vivantes définissent un point focal inter-
disciplinaire, où se font sentir les répercussions des événements épis-
témologiques localisés dans les domaines divers de la connaissance.
Aux origines de la culture occidentale, la révélation scripturaire four-
nissait les points de départ et d'arrivée d'une vérité absolue, celle de la
science sacrée. Le passage de la science sacrée aux sciences religieu-
ses apparaît comme une conséquence du désétablissement de la révé-
lation qui a perdu le contrôle de provinces de plus en plus nombreuses
du savoir, et ne peut plus faire prévaloir une axiomatique de l'absolu.
Elle se trouve elle-même relativisée, et doit s'interroger sur son propre
statut, et sur le genre d'autorité dont elle peut se prévaloir désormais.
Les chrétiens doivent faire application à leurs propres convictions de
la méthodologie critique, et c'est là le sens de l'avènement des scien-
ces religieuses.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 257
libre accès des fidèles au texte biblique, dégagé des formulaires tradi-
tionnels et du latin de la Vulgate, qui semblait avoir figé une fois pour
toutes l'intelligence de la Révélation scripturaire. La traduction en
langue vulgaire, l'obligation faite au chrétien de lire et de méditer per-
sonnellement la Parole de Dieu redonne à celle-ci une actualité depuis
longtemps perdue. L'effet de ce décapage spirituel est augmenté par le
recours à la philologie grecque et hébraïque pour atteindre, sans le
détour du latin d'église, le libellé originaire des textes sacrés.
La nouvelle théologie et la nouvelle philologie suscitent une expé-
rience spirituelle fondée sur la confrontation d'une pensée éveillée
avec le message biblique, dégagé du régime de haute surveillance où
il était tenu par le magistère ecclésiastique. Puis survient la révolution
galiléenne, qui conduit à la définition d'un nouveau paradigme de vé-
rité. L'idée de science rigoureuse vaut aussi dans le domaine de la re-
cherche historique et critique ; l'exégèse, même armée des moyens de
la philologie, demeurait captive de la méthode rhétorique. La métho-
dologie scientifique dénonce les facilités de l'allégorie et de l'analo-
gie ; elle découvre dans la Bible un document historique dont l'intelli-
gence exacte passe par les voies et moyens de l'épistémologie mise au
point par les spécialistes de l'interprétation du passé. Pour comprendre
un texte en notre temps, il faut comprendre ce qu'il voulait dire en son
temps, posséder la clef non seulement du vocabulaire, qui donne le
mot à mot, mais aussi de l'espace mental des idées et concepts, des
incidences historiques propres à l'époque considérée. L'espérance d'un
accès direct au donné scripturaire s'efface devant la nécessité d'une
approche indirecte, mobilisant un appareillage mental de plus en plus
complexe.
L'herméneutique biblique avait pris son essor dans les facultés de
théologie réformées, auxquelles s'imposait la tâche de mettre en œuvre
un texte fondamental, que ne recouvrait plus le voile de la tradition
romaine. Délivrée du contrôle du magistère, la Bible s'offre comme un
objet d'enquête, source unique et norme de la foi, ce qui lui donne un
relief décisif dans le domaine réformé. Ces investigations philologi-
ques et historiques auront pour résultat une désagrégation du docu-
ment biblique, dont l'unité apparente semble se dissoudre, comme si
seule l'autorité de l'église pouvait assurer l'unité et l'intégrité du re-
cueil canonique ainsi que l'uniformité de l'interprétation. Les partisans
de l'orthodoxie [196] romaine assistent avec inquiétude au démantè-
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308 Pour plus de détails, cf. La révolution galiléenne, Payot, 1969, t. II, pp. 382-
394.
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309 Ernest RENAN, L'exégèse biblique et l'esprit français, Revue des Deux
Mondes, novembre 1865, pp. 242-243.
310 Ibid., p. 243.
311 Ibid., p. 244.
312 Ibid.
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313 P. 245.
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314 Cf. Adolphe LODS, Jean Astruc et la critique biblique au XVIIIe siècle,
Cahiers de la Revue d'histoire et de philosophie religieuse, Strasbourg-
Paris, 1924, à qui j'emprunte ma documentation.
315 Dans A. Lods, op. cit., p. 46.
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sifiés par les scribes et les moines du Moyen Age. L'Église peut sub-
sister sans les Écritures, comme c'était déjà le cas dans les temps pri-
mitifs, avant la rédaction des Évangiles. Saint Augustin, relève le P.
Hardouin, dit que les catholiques croient à l'Écriture parce qu'ils
croient en l'Église, et non l'inverse. L'Église, en son actualité vivante,
est la source de toute autorité ; les affirmations elles-mêmes des Pères
sont sujettes à caution ; il faut s'en tenir aux normes définies une fois
pour toutes par le concile de Trente.
Les thèses du P. Hardouin devaient être radicalisées par un de ses
confrères, le P. Isaac Berruyer, qui, lui aussi, utilise le scepticisme
engendré par les méthodes historiques en vue d'un renforcement de la
tradition. Berruyer publie de 1728 à 1758 une considérable Histoire
du peuple de Dieu, dans le style le plus librement moderne, qui sou-
tient, selon R. R. Palmer, une théorie des « climats d'opinion » :
« Chaque âge, estimait-il, avait sa propre atmosphère intellectuelle.
Les anciens auteurs, y compris les auteurs sacrés eux-mêmes, avaient
écrit pour des hommes animés par les idées et les intérêts de leur épo-
que 320. » Chaque époque lit la Bible à la lumière de ses propres évi-
dences ; il en résulte, contrairement à ce qu'affirment les protestants,
que la Bible n'a pas en elle-même de sens objectif. Le moyen d'éviter
des difficultés sans issue est de s'en remettre à l'autorité souveraine de
l'église romaine-maîtresse de la foi, dont elle définit en chaque temps
le « présent absolu. Aucun argument tiré du passé ne pouvait valoir
contre elle. Ce que l'Église croyait en un moment quelconque définis-
sait sa croyance pour tous les âges passé, présent, et futur. Quelle que
fût l'importance des changements possibles, l'église ne pouvait jamais
paraître changer, car elle emportait avec elle son passé et son avenir.
La tradition triomphait de l'histoire en tant que méthode de connaître
le passé ; l'idée de perpétuité l'emportait sur l'idée de développement,
l'autorité de la croyance présente sur l'autorité des documents histori-
ques 321... »
L'Histoire du peuple de Dieu donnait une transcription libre et dé-
sinvolte des textes sacrés mis au goût du jour, de manière à offrir un
équivalent actuel des histoires saintes en leur fraîcheur originaire. Le
P. Berruyer n'était mandaté par personne pour mener à bien cette in-
terprétation moderniste. Il fut condamné à Rome et par la Sorbonne,
désavoué [202] par la Compagnie de Jésus, et vit son ouvrage brûlé
par le bourreau, ce qui ne l'empêcha pas d'en poursuivre la publica-
tion, après avoir fait acte de soumission. Cette discrète tolérance à
l'égard d'un auteur qui professait une théologie humaniste et manifes-
tait des tendances favorables à la religion naturelle attestait que les
Jésuites étaient sensibles au renouvellement des valeurs religieuses.
Le radicalisme de Berruyer ne saurait être considéré comme représen-
tatif de l'opinion catholique ; mais il est révélateur de la gravité de la
situation épistémologique suscitée par la naissance de l'exégèse mo-
derne. Le catholicisme se trouvait placé devant un dilemme ruineux :
soit accepter une inacceptable révision des fondements de la foi, soit
la rejeter en bloc, au prix de difficultés dont l'œuvre de Berruyer four-
nit un exemple. Pendant deux siècles encore, l'église catholique refu-
sera de choisir, s'obstinant à défendre à coup d'interdits et de condam-
nations des positions indéfendables.
Malheureusement pour Rome, la recherche exégétique se poursui-
vait en dehors de sa sphère d'influence ; il était impossible de neutrali-
ser toutes les retombées en pays catholique des résultats obtenus ail-
leurs. Le jeune Diderot a lu l'œuvre du « Jésuite Berruyer » ; il pose
les questions qui résultent de la confrontation entre l'histoire sainte et
l'histoire qui ne l'est pas : « La divinité des Écritures, estime-t-il, n'est
point un caractère si clairement empreint en elles que l'autorité des
historiens sacrés soit absolument indépendante du témoignage des au-
teurs profanes. Où en serions-nous s'il fallait reconnaître le doigt de
Dieu dans la forme de notre Bible ? Combien la version latine n'est-
elle pas misérable ? Les originaux mêmes ne sont pas des chefs-
d'œuvre de composition. Les prophètes, les apôtres et les évangélistes
ont écrit comme ils y entendaient. S'il nous était permis de regarder
l'histoire du peuple hébreu comme une simple production de l'esprit
humain, Moïse et ses continuateurs ne l'emporteraient pas sur Tite-
Live, Salluste, César et Josèphe, tous gens qu'on ne soupçonne pas
assurément d'avoir écrit par inspiration 322... » Le refus entêté d'accep-
ter des vérités de bon sens ne pouvait que renforcer dans leur convic-
tion ceux qui estimaient que le catholicisme était une forme pernicieu-
se d'obscurantisme. On a toujours l'anticléricalisme qu'on mérite ; en
refusant le dialogue avec l'esprit du temps, l'église romaine exaspéra
les résistances. Elle s'était mise en contradiction avec la saine raison,
persuadant les partisans de la raison que l'avènement de la raison pré-
supposait la fin de la religion établie. Les mesures radicales mises en
œuvre par les révolutionnaires français seront l'aboutissement de cette
logique.
La spiritualité catholique ne s'alimente que d'une manière indirecte
à la source scripturaire ; le fidèle n'est nullement tenu à une lecture
assidue de l'Ancien et du Nouveau Testament, dont il ne connaît que
des fragments prédigérés dans le contexte de la liturgie, d'ailleurs pré-
servée de toute curiosité inopportune par le voile de la langue latine.
Pour [203] les clercs, le ronron du bréviaire émousse l'actualité de la
lecture biblique, absorbée dans l'immense appareil de l'institution reli-
gieuse. La fidélité chrétienne met en jeu des éléments très divers,
parmi lesquels la soumission à l'autorité et le respect de la tradition
jouent un rôle prépondérant. C'est pourquoi l'avènement de la nouvel-
le herméneutique pouvait demeurer inaperçu de l'autorité hiérarchi-
que, aux yeux de laquelle il ne s'agissait pas là de questions de pre-
mière urgence. Seuls quelques érudits prenaient éventuellement la
chose au sérieux, mais il suffisait de les rappeler à l'ordre ou de les
faire taire, pour remettre les choses en place.
Le protestantisme est un christianisme du Livre avant d'être un
christianisme de l'Église, ce qui explique la pluralité des dénomina-
tions, incompréhensible ou scandaleuse aux yeux des catholiques.
Seule la Bible a une autorité absolue, tandis que les églises représen-
tent des institutions humaines, des formes humaines de fidélité à la
seule exigence inconditionnelle des Écritures. Un renouvellement de
l'exégèse atteint de plein fouet la religion de tous et de chacun, dont le
fondement est remis en question. Le problème herméneutique, margi-
nal pour les catholiques, est central pour les protestants. L'inégalité de
développement des études bibliques selon les terroirs religieux se
comprend parfaitement.
Les facultés de théologie protestante sont tenues de centrer leur en-
seignement sur la lecture et l'interprétation de la Bible, en dehors de
toute référence à la Vulgate latine. L'hébreu, le grec et même les lan-
gues orientales tiennent une grande place dans les études, ce qui a
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326 Johann Georg MEUSEL, Leitfaden zur Geschichte der Gelehrsamkeit, Band
III, Leipzig, 1800, p. 1319.
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son sens littéral. Les essais de rationalisation tentés par Michaelis de-
meurent timides ; il se montrera plus hardi dans son interprétation du
Nouveau Testament.
L'autre grand nom de l'exégèse allemande est Johann Salomo Se-
mler (1725-1791) qui enseigne à Halle à partir de 1752. La position de
Semler en théologie, plus avancée que celle de Michaelis, rompt avec
le conservatisme orthodoxe ; il appartient au mouvement des Néolo-
gues, marqué par le rationalisme de l’Aufklärung. L'université de Hal-
le, citadelle du piétisme, avait eu dans son sein le rationaliste Chris-
tian Wolff ; la Faculté de Théologie offre une chaire à un partisan de
la raison critique, à un spécialiste de l'exégèse qui manifeste ses sym-
pathies en rééditant l'Histoire critique du Vieux Testament, de Richard
Simon. Semler est apparu à ses contemporains comme un réformateur
des études bibliques, sans compromettre sa position officielle. Luther
aussi s'était réclamé de la liberté de sa conscience contre l'autorité éta-
blie ; un non-conformiste, dans la sphère d'influence de la réforma-
tion, peut invoquer ce précédent illustre.
Dans son autobiographie, Semler affirme la légitimité de la critique
exégétique : « Je n'ai jamais pu me résoudre à admettre que le genre
particulier d'étude et de technique, que l'on appelle critique, ne pût et
ne dût être appliqué à la Bible, quelle que soit son utilité dans le cas
des autres vieux livres de l'humanité. J'avais depuis longtemps admis
la divinité du texte sacré, son importance et l'utilité, le caractère profi-
table des vérités qu'il contenait. Mais je tenais la reproduction de la
Bible par la copie ou par l'impression comme une tâche humaine du
même ordre que si le copiste ou l'imprimeur travaillaient sur Platon ou
Horace. Celui qui soutient que Dieu exerce une direction et une sur-
veillance particulière et extraordinaire sur un tel travail de copie doit
avoir complètement perdu de vue le monde réel 328. » Il faut distin-
guer entre le contenu des livres saints et la forme accidentelle sous
laquelle ce contenu nous est parvenu. L'enquête historique ainsi ou-
verte permet de discerner parmi les textes disparates de l'Ancien Tes-
tament ceux qui ont un caractère essentiel, et ceux qui ont pu présen-
ter pour les Juifs un intérêt majeur, sans présenter pour les chrétiens la
même utilité.
329 HERDER, Briefe das Studium der Théologie betreffend, Vierter Theil (1781-
1786), lettre XXXIX ; Werke, éd. Suphan, t. XI, Berlin 1879, pp. 10-11.
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terme), plus vous vous rapprochez des intentions de son Auteur, qui
créa l'homme à son image, et qui dans toutes les œuvres et les bien-
faits où il se révèle à nous comme Dieu, se comporte pour nous hu-
mainement 332. »
Cette approche herméneutique remet en question la théologie bi-
blique. Herder ne songe pas à contester l'authenticité des textes sacrés,
mais, s'appuyant sur les données de l'exégèse, il pose en termes neufs
le problème de l'inspiration. Celle-ci cesse d'être un caractère maté-
riellement inhérent au document scripturaire en lequel l'esprit de Dieu
se serait incarné une fois pour toutes, en un certain point de l'espace et
du temps. Cette conception est ruinée à partir du moment où l'on ad-
met que le texte biblique dont nous disposons n'est pas le texte origi-
nal, mais le dernier état d'une tradition incertaine, surchargé d'addi-
tions et d'oblitérations. La foi chrétienne ne peut être retenue captive
d'une parole donnée dans le recul du passé, et déformée par l'usure des
siècles. L'actualité de la foi passe non par la lettre des Écritures, mais
par leur esprit, qui doit être réactivé et réincarné dans le présent. Le
sens du message pour tous les temps doit être retrouvé à partir du
message formulé en un temps particulier. La théologie cesse d'être la
répétition d'un donné ancien ; elle est recherche, résurrection d'un sens
présent ; le devenir de l'humanité, auquel le philosophe Herder était
particulièrement attentif, implique une genèse parallèle de la vérité
divine en dialogue avec le devenir de l'être humain. D'où la profonde
remarque de Herder : « Le fait que la religion est intégralement hu-
maine est un signe de reconnaissance intime de sa vérité (...) Sa
connaissance est vivante, elle est la somme de toutes les connaissan-
ces et de tous les sentiments, elle est la vie éternelle. S'il existe une
raison générale et une sensibilité de l'humanité, c'est dans la connais-
sance religieuse, dont elles constituent l'aspect le plus méconnu 333. »
La pensée de Herder ouvre des possibilités nouvelles, sans rompre
avec le christianisme, que Herder a fidèlement servi en qualité de di-
gnitaire ecclésiastique. Le fait qu'il ait pu librement formuler des opi-
nions aussi hardies atteste le changement de climat en Allemagne, où
la théologie a accompagné le développement général de la pensée,
nelles. Un écart se creuse entre le Dieu des bonnes gens et celui des
éclairés. Le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, dépouillé de son
immédiateté transcendante, est livré aux philosophes et aux savants de
la faculté de théologie, qui, vérifiant ses titres de crédibilité, les trou-
vent de plus en plus contestables.
Le Nouveau Testament, plus encore que l'Ancien, donnera prise à
la critique, ce qui remet en question le personnage du Christ et la si-
gnification de son témoignage. Les études néo-testamentaires connais-
sent une expansion rapide, peut-être du fait qu'elles sont relativement
plus aisées que les recherches portant sur l'Ancien Testament, docu-
ment plus étendu et plus disparate, nécessitant un ensemble de
connaissances plus vaste et approfondi que l'étude des Évangiles. Les
travaux que les Allemands appellent la Leben-Jesu-Forschung pren-
nent leur essor. Selon Albert Schweitzer, « l'œuvre la plus remarqua-
ble de la théologie allemande est la recherche concernant la vie de Jé-
sus. Ce qu'elle a accompli dans ce domaine est fondamental et décisif
pour la pensée religieuse de l'avenir ». Schweitzer estimait que ce do-
maine particulier touche aux profondeurs de la théologie, où se trou-
vent conjointement mis en œuvre la pensée philosophique, la percep-
tion critique, la représentation historique et le sens religieux 338.
Le christianisme primitif avait fait preuve d'une « indifférence ab-
solue pour la vie du Jésus historique 339 ». Le personnage réel avait
été absorbé [214] par la représentation théologique, dont il était deve-
nu indissociable. Les textes évangéliques n'avaient pas été lus comme
des témoignages sur un certain moment du devenir d'un certain peu-
ple ; ils figuraient une origine absolue et transhistorique imposée à
l'obéissance des fidèles. Les dogmes peu à peu élaborés par les conci-
les projetaient rétrospectivement leur intelligibilité sur les documents
scripturaires, dont ils étaient censés avoir été extraits. Les premiers
chrétiens, dans l'attente du retour du Messie, concevaient un Christ
prophétique, dont les promesses résumées en sa mort et sa résurrec-
tion devaient prendre effet dans un imminent avenir, ce qui rendait
inutile et sacrilège toute préoccupation pour les détails de l'existence
concrète du Sauveur. Mais le Christ n'était pas revenu ; à sa place,
340 Ibid., p. 3.
341 P. 4.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 284
342 Georg KÜMMEL, Das Neue Testament, Geschichte der Erforschung seiner
Problème, Freiburg-München, Sammlung Orbis Academicus, 1958, p. 32.
343 Richard SIMON, Histoire critique du texte du Nouveau Testament,
Rotterdam, 1689, Préface non paginée.
344 G. KÜMMEL, op. cit., p. 41.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 285
349 Sur tout ceci, cf. KÜMMEL, Das Neue Testament..., op. cit., pp. 73-80.
350 Wilhelm DILTHEY, Das Erlebnis und die Dichtung, 8e Auflage, Leipzig,
Berlin, Teubner, 1922, p. 105.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 291
352 Ibid., p. 15 ; KÜMMEL, op. cit., pp. 105-106, tend à minimiser l'originalité
de Reimarus, qui fut pourtant fortement soulignée par D.F. Strauss au XIXe
siècle.
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Reimarus distingue entre ce que Jésus a dit et ce qu'on lui a fait di-
re. On peut admettre l'authenticité des propos attribués au maître, et
qui procèdent sans doute de traditions immédiatement constituées,
mais il faut lire ces propos en eux-mêmes et pour eux-mêmes, indé-
pendamment des commentaires et interprétations des disciples déçus
par la disparition de celui en qui ils avaient cru, et qui, pour sauver
leur entreprise, transformèrent le Jésus juif en un Christ de la nouvelle
église. Reimarus, bon hébraïsant, dégage de sa lecture le signalement
d'un maître spirituel ou d'un petit prophète, dont la prédication s'inscrit
dans le contexte de la mentalité juive traditionnelle. Il prêche la repen-
tance, et l'imminence du Royaume de Dieu, mais n'explicite pas sa
conception de ce royaume, attestant ainsi qu'elle est conforme à une
espérance largement répandue, [223] où le thème de la délivrance du
peuple élu, opprimé par l'envahisseur romain, doit tenir une large pla-
ce. Jésus n'a pas voulu fonder une religion nouvelle ; il n'a pas préten-
du abolir la loi ; il n'a pas institué de rites nouveaux ; il n'a pas songé à
s'adresser aux païens. On ne trouve dans son affirmation nulle trace
des dogmes du christianisme futur, et en particulier aucune anticipa-
tion du système trinitaire. Jésus a nourri l'espoir d'être reconnu comme
Messie par le peuple juif, dont il assurerait à brève échéance la libéra-
tion ; l'entrée à Jérusalem est le moment culminant de cette espérance.
Mais l'aventure se solde par un échec ; Dieu n'a pas reconnu la mis-
sion de son serviteur et l'a abandonné. Jésus disparaît sans avoir an-
noncé ni sa mort ni sa résurrection.
Le christianisme, dès lors, trouverait son origine dans la déception
des disciples, et dans leur volonté de compenser cet échec grâce à un
report de l'espérance messianique, passée de l'ordre naturel et politi-
que à l'ordre surnaturel et spirituel. Les disciples font disparaître le
corps du maître défunt et créent le mythe de la résurrection. Ils annon-
cent le retour du Christ dans sa gloire pour libérer son peuple ; selon
Jésus, cette libération devait intervenir dans l'espace d'une génération
humaine ; les fondateurs du christianisme la font reculer jusque dans
les lointains eschatologiques. Cette argumentation, qui met en relief
nombre de points essentiels dans l'histoire des origines chrétiennes,
situe l'avènement de la nouvelle spiritualité dans le devenir de la men-
talité hébraïque et de son évolution historique. Là où les chrétiens
avaient vu un commencement radical, le début d'une ère nouvelle,
Reimarus rétablit une indéniable continuité. Les chrétiens oublient
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 295
que Jésus était juif, comme le prouve le fait qu'il leur arrive d'être an-
tisémites. Reimarus découvre un Jésus juif, ce qui lui permet de le
comprendre en fonction de ses origines et non pas dans la perspective
des héritiers qui ont dénaturé son héritage. Reimarus fait entrer en li-
gne de compte les représentations eschatologiques propres au judaïs-
me tardif ; il met en lumière l'existence de plusieurs couches de cette
pensée apocalyptique, l'une propre à Jésus lui-même, et l'autre mise en
œuvre par les apôtres après sa mort.
Reimarus est animé par la passion de démontrer le malentendu ori-
ginel sur lequel se fonde la tradition chrétienne. Mais la passion, dans
son cas, au lieu d'aveugler, rend lucide. Les Fragments d'un Anonyme
marquent une étape irréversible dans l'histoire des origines chrétien-
nes. L'œuvre de Reimarus, estime Schweitzer, « est peut-être ce qu'on
a réalisé de plus décisif dans l'ensemble des recherches concernant la
vie de Jésus en général, car il a été le premier à considérer historique-
ment l'espace mental (Vorstellungswelt) de Jésus, c'est-à-dire comme
une représentation eschatologique 353 ». L'anonyme de Hambourg,
mort sans avoir osé publier ses pensées, était trop en avance sur son
temps pour pouvoir espérer être compris. C'est l'honneur de Lessing
que d'avoir reconnu l'importance de ces textes, dont il ignorait l'au-
teur, et de les avoir publiés, en dépit du scandale prévisible. Des po-
lémiques passionnées suivirent, [224] où se distingua le pasteur Goe-
ze, de Hambourg, esprit particulièrement conservateur. Dans le climat
de l’Aufklärung, l'affaire se borna à des échanges d'idées, sans que les
autorités interviennent à l'encontre des textes ou de celui qui les pu-
bliait. Esprit libéral et scientifiquement avancé, Semler prit la peine de
publier, dès 1779, une réfutation, forte de plus de 400 pages, qui dé-
fend le terrain pied à pied contre les affirmations révolutionnaires de
Reimarus. Semler avait ouvert la voie ; sans doute se flattait-il de dé-
créter lui-même jusqu'où il était possible d'aller trop loin. La contre-
offensive devait réussir ; l'œuvre de Reimarus fut à peu près oubliée,
jusqu'au moment où les savants du XIXe siècle reprirent la recherche
dans le sens où Reimarus l'avait entreprise, et rendirent justice à
l'Anonyme, leur devancier méconnu.
354 Cf. KÜMMEL, Das Neue Testament, op. cit., pp. 89-92.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 297
355 Cité dans W. DILTHEY, Das Erlebnis und die Dichtung, 8e Auflage, Leipzig,
Berlin, Teubner, 1922, p. 117. La pensée religieuse de Lessing pourrait sans
doute être comparée avec celle de Leibniz ; on perçoit de l'un à l'autre des
résonances communes, et une même générosité spirituelle. Cf. aussi le
jugement de Friedrich Schlegel : « Lessing était un de ces esprits
révolutionnaires qui, de quelque côté qu'ils se tournent, répandent
communément, avec la vigueur d'un produit chimique, les plus violentes
fermentations et les secousses les plus fortes. En théologie comme sur la
scène ou dans la critique, il a non seulement fait époque, mais produit à lui
seul, ou du moins supérieurement fait surgir une révolution générale »
(Prosaischen Jugendschriften, éd. Minor, 1882, t. II, p. 141, trad. Roger
AYRAULT).
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tion avec Dieu. La révélation n'est plus un donné littéral ; elle prend la
forme d'un engagement, celui des meneurs du peuple élu, celui des
prophètes, celui des apôtres et des disciples ; et cet engagement, dont
il faut chaque fois préciser le sens dans une situation concrète donnée,
doit servir de modèle à l'engagement du fidèle, à son rapport à Dieu,
dans une situation historique différente.
L'exégèse biblique dégage le sens du document ancien en son ac-
tualité précise ; l'exigence piétiste insiste sur la conversion du fidèle,
sur la mobilisation de son être intime dans l'obéissance à la parole de
Dieu. Herder montre que ces deux grands axes spirituels, l'un histori-
que et scientifique, l'autre personnel, peuvent être mis en correspon-
dance, sans que l'un ni l'autre ait à renier ses principes. Schleierma-
cher, restaurateur de la pensée religieuse au XIXe siècle, se situera dans
cette perspective, où les droits de la connaissance objective sont re-
connus, sans que soit sacrifiée la prérogative de la subjectivité.
Les novateurs découvrent que la mise en lumière de l'historicité de
la foi est liée à celle de son actualité. Une théologie de l'éternité est
une théologie d'intemporalité ; elle conduit à une religion de l'indiffé-
rence et de l'absence. La révélation chrétienne en son authenticité est
un hic et nunc ; seule la manifestation de l’hic et nunc biblique, de
l'ici et maintenant de chaque affirmation révélée, conduit à la formula-
tion de l'hic et nunc de la fidélité présente. Le déblocage historique de
la révélation, loin de conduire à sa relativisation, entraîne sa réactuali-
sation. L'humanité vit dans le temps, ainsi que le manifeste l'œuvre
des historiens, comme aussi, en des sens divers, l'œuvre de Lessing et
celle de Herder. La catégorie du progrès, du développement ou de
l'évolution s'applique à la saisie humaine de l'éternité. La relation de
l'homme à Dieu s'historialise ; le rapport à Dieu passe par le devenir
de la culture.
De là des initiatives impensables dans l'espace mental des siècles
précédents. Le néologue Friedrich Wilhelm Jérusalem (1709-1789),
dans une lettre à Gottsched, vers le milieu du siècle, lui fait part d'un
projet révolutionnaire : « J'ai l'intention, si Dieu me prête vie, de cou-
ronner [228] ma carrière par l'hérésie consistant à montrer la validité
de la religion chrétienne dans toutes ses affirmations authentiques. Et
comme le témoignage de l'église primitive ne peut être négligé, depuis
quelques années j'ai commencé une histoire des dogmes depuis les
premiers siècles (eine historia dogmatum ex prioribus saeculis) qui
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 301
357 Lettre de JÉRUSALEM à Gottsched, 12 janvier 1747, dans Karl ANER, Die
Théologie der Lessingzeit, Halle, Niemeyer, 1929, p. 223.
358 Ibid., p. 224.
359 Ibid.
360 J. A. H. TITTMANN, Pragmatische Geschichte der Théologie und Religion
während der zweiten Hälfte des 18, Jahrhunderts, 1805, p. 72 ; cité dans
ANER, op. cit., p. 233.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 302
363 P. 63.
364 Pp. 63-64.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 304
V. Conclusion.
Retour au sommaire
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 305
sance, c'est renoncer à prendre pour point de départ et pour point d'ar-
rivée l'entendement de Dieu ou sa volonté. Si les procédures de la
science moderne définissent le prototype d'une vérité conforme aux
exigences de la raison, il faut cesser de considérer la connaissance
théologique comme fournissant des justifications satisfaisantes. Les
bases ne sont pas sûres, les concepts demeurent imprécis et toute véri-
fication paraît impossible. Cette conversion épistémologique, acceptée
par Hume, Condillac et leurs émules, et finalement imposée par Kant,
aboutit à consacrer le primat de l'anthropologie sur la théologie. La
théorie de la connaissance, porte étroite par où doit cheminer toute
affirmation valable, permet de distinguer les degrés de probabilité,
comme un échelonnement des certitudes, depuis le nécessaire jusqu'à
l'impossible, en passant par le probable et le douteux. Les dernières
lignes de l’Enquête sur l’Entendement humain, de Hume (1748), pré-
cisent l'aboutissement de ce mouvement de pensée : « Si nous prenons
en main un volume de théologie ou de métaphysique scolastique, par
exemple, demandons-nous : « Contient-il des raisonnements abstraits
sur la quantité ou le « nombre ? » Non. « Contient-il des raisonne-
ments expérimentaux sur « des questions de fait et d'existence ? »
Non. Alors, mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illu-
sions 367. »
Hume n'est pas un athée, pas plus que Locke, Condillac ou Kant. Il
ne s'agit nullement de tuer Dieu, mais de préciser les conditions dans
lesquelles l'homme peut parler de Dieu, et le degré de validité de ce
discours. Car Dieu, par définition, placé au-delà des limites de l'ordre
humain, met en défaut toute tentative humaine pour l'englober dans le
réseau d'un discours. L'irrespect de Hume s'adresse aux livres, faux
témoins de certitudes infondées ; il dénonce un pseudo-langage. L'in-
tention de l'auteur des Dialogues sur la religion naturelle est de dé-
terminer si l'homme peut parler de Dieu, et le résultat de l'enquête
n'est pas différent des idées déjà anciennes de Nicolas de Cues, cardi-
nal romain, et des tenants de la théologie négative, elle aussi authenti-
quement chrétienne, qui soulignent le décalage, la disproportion entre
l'existence divine et l'existence humaine. Le théologien, le métaphysi-
cien sont toujours tentés de retourner les rôles, et de considérer leur
367 David HUME, Enquête sur l'Entendement humain, 1748, XII, 3 ; trad, A.
LEROY, Aubier, 1947, p. 222.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 310
gime n'est pas celui de l'absence de Dieu ; il met en œuvre une pré-
sence de Dieu dont la signification intrinsèque est différente. Le Dieu
des temps nouveaux s'est éloigné de l'espace mental humain, par suite
de l'interruption de la continuité du discours. De là une décompression
du domaine humain, où s'affirme l'autonomie du sujet ; mais, dans son
recul, la présence de Dieu demeure nécessaire à la mise en place de
l'homme. Dépouillée de son caractère massivement ontologique, cette
présence s'affirme comme un foyer imaginaire par rapport auquel
s'organise le domaine mental, moral et social. Sans la référence à ce
Dieu, l'humanité se perdrait dans un vide de significations. Le Dieu du
déisme sauvegarde cette fonction fondamentale d'un fondement de
l'induction pour les vérités et les valeurs ; le déiste Voltaire professe
en toute lucidité que si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
L'existence de Dieu, comprise comme le foyer d'une polarité
s'exerçant sur le domaine humain, autorise un redéploiement des ini-
tiatives personnelles. Tout se passe comme si l'on assistait à une in-
version du [236] sens, ou à une conversion : le mouvement naturel de
la pensée métaphysique procédait de Dieu à l'homme, il va désormais
de l'homme à Dieu, ainsi qu'en témoigne l'affirmation de Kant, selon
lequel l'honnête homme veut que Dieu existe. Dieu étant la condition
de possibilité de la moralité et de la justice, dans ce monde et dans
l'autre, devient un postulat de la raison pratique. L'affirmation de Dieu
n'est plus imposée par la toute-puissance de Dieu, accablant le libre
arbitre humain ; elle est l'expression de la volonté d'un homme libre,
qui trouve en la divinité la plénitude de son accomplissement.
La religion des Lumières est celle d'un homme adulte, affirmant,
ainsi que l'a dit Kant, sa majorité. L'Ancien Testament enseignait que
nul ne peut voir Dieu et vivre ; cette confrontation ne paraît pas insou-
tenable à l'homme du XVIIIe siècle. L'image de Dieu a changé, les attri-
buts qui faisaient de lui un être formidable, tremendum et fascinons,
semblent s'atténuer ; le sacré d'intimidation fait place à un sacré de
justice et de raison, comme si Dieu prenait à son compte la vertu de
philanthropie qui figure à l'ordre du jour des Lumières. L'humanisa-
tion de l'homme a pour corollaire l'humanisation de Dieu ; le culte of-
ficiel établi par les autorités révolutionnaires, prolongement du déisme
et des rituels maçonniques, portera le nom significatif de Théophilan-
thropie, où se trouvent associés et confondus l'amour de Dieu et
l'amour des hommes.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 312
370 FONTENELLE, De l'origine des Fables, 1724, éd. J.-R. Carré, Alcan, 1932, p.
19.
371 LICHTENBERG, Aphorismen, éd. citée, D 198, 1773.
372 SCHILLER, Was heisst und su welchem Ende studiert man
Universalgeschichte, Discours à Iéna, 1789 ; Werke, hgg von Ludwig
BELLERMANN, Band VI, p. 189.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 313
373 HERDER, Vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele, 1778 ;
Werke, Carlsruhe, 1820, Band VIII, p. 92.
374 Briefe das Studium der Théologie betreffend ; Lettre I ; Werke, éd. Suphan,
t. X, p. 7.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 314
[241]
Deuxième partie
LES SCIENCES
DE LA VIE
[242]
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 317
[243]
Deuxième partie.
Les sciences de la vie
Chapitre I
L’histoire naturelle
dans la culture
des lumières
Retour au sommaire
Selon un manuel scolaire paru en 1732, « l'estime que l'on fait des
mathématiques a introduit depuis quelques années dans l'université de
Paris l'usage d'en expliquer les Éléments dans la plupart des classes de
philosophie ». Cette innovation pédagogique est motivée par le fait
que l'on peut considérer les mathématiques comme « une véritable
Logique pratique, qui ne consiste pas à donner une connaissance sè-
che des règles, mais qui les fait observer sans cesse et qui, à force
d'exercer l'esprit à former des jugements et des raisonnements cer-
tains, clairs et méthodiques, l'habitue à une grande justesse (...). La
méthode des Mathématiciens tend plus que toute autre à rendre l'esprit
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 318
[245] différent de celui qu'elles nous ont offert jusqu'ici (...) Les pro-
blèmes qui se posent sont entièrement nouveaux et doivent l'être... (...)
On a l'impression qu'en continuant dans la même voie, on n'obtiendra
plus que des résultats de minime importance 380. » Plutôt que d'accu-
ser Diderot de jugement téméraire, il convient de rendre hommage à
son flair.
L'entreprise mathématique, arrivée au bout de la course commen-
cée par la réflexion cartésienne, devra repartir sur nouveaux frais. Il
faut admettre l'existence d'un discrédit frappant cette discipline qui ne
s'accorde guère avec l'esprit du temps. Les grands penseurs du XVIIe
siècle sont souvent des mathématiciens éminents, tels Descartes,
Leibniz, Malebranche et Newton ; et certains, qui ne sont pas mathé-
maticiens, adoptent, comme Spinoza, le style géométrique. Or, les
meilleures têtes du XVIIIe siècle, à l'exception de Christian Wolff et de
d'Alembert, sont étrangères à cette forme de pensée : Locke et Hume,
Voltaire et Rousseau, Montesquieu, Lessing et Herder ne possèdent
aucune compétence en mathématiques, et portent ailleurs leur curiosi-
té. L'opinion de Diderot paraît être un signe des temps.
Dans une lettre de 1705, Bayle soulignait « l'incertitude réelle et
absolue des mathématiques. Elles ne roulent que sur des abstractions ;
elles supposent qu'il y a hors de notre esprit des superficies sans pro-
fondeur, et des lignes sans largeur, et des points sans aucune dimen-
sion. La plupart des démonstrations géométriques sont fondées sur
cela : d'où il s'ensuit que ce ne sont que de beaux et brillants fantômes,
dont notre esprit se repaît ; c'est-à-dire une suite d'objets évidents, à
quoi rien n'est semblable existant hors de notre esprit (...) Les proprié-
tés que l'on démontre d'un cercle, savoir que toutes les lignes que l'on
peut tirer de la circonférence au centre sont droites, et qu'elles sont en
aussi grand nombre que les points de la circonférence, sont des choses
qui ne peuvent exister hors de notre esprit ; (...) aucun cercle réelle-
ment existant ne peut avoir cela 381... ».
En un temps où les mathématiques sont florissantes, un demi-siècle
avant Diderot, Bayle pratique déjà l'objection de conscience au triom-
382 Elisabeth LABROUSSE, Pierre Bayle, La Haye, Nijhoff, 1964, t. II, p. 231.
383 Projet d'un Dictionnaire critique..., en appendice au Dictionnaire, t. V,
Amsterdam, 1734, p. 712.
384 El. LABROUSSE, op. cit., p. 235.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 322
391 D'ALEMBERT, Essai sur les Éléments de philosophie ou sur les Principes des
connaissances humaines, 1759, ch. xx : Physique générale ; Œuvres, éd.
Bastien, 1805, t. II, pp. 464-465.
392 Ibid., ch. II, p. 14.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 326
399 Lettre à l'abbé Bignon, président de l'Académie des Sciences, 26 mai 1714,
texte inédit, cité par P. COSTABEL, dans le recueil LEIBNIZ, Aspects de
l'homme et de l'œuvre, Aubier, 1968, p. 116.
400 Lettre au P. de La Chaise, 1680, cité dans Y. BELAVAL, L'héritage
leibnizien au siècle des Lumières, même recueil, p. 256.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 329
finitions. Nous avons fait des suppositions, nous les avons combinées
de toutes les façons ; ce corps de combinaisons est la science mathé-
matique : il n'y a donc rien dans cette science que ce que nous y avons
mis 402. » Comme le diront les logiciens postérieurs, les sciences for-
melles se réduisent à des systèmes de tautologies, dont les transforma-
tions correspondent à une gymnastique mentale complexe, mais fina-
lement stérile.
Aux disciplines formelles s'opposent les sciences du réel : « Les
vérités physiques, au contraire, ne sont nullement arbitraires et ne dé-
pendent point de nous ; au lieu d'être fondées sur des suppositions que
nous avons faites, elles ne sont appuyées que sur des faits (...) En ma-
thématiques, on suppose ; en physique on pose et on établit. Là ce
sont des définitions, ici ce sont des faits. On va de définitions en défi-
nitions dans les sciences abstraites ; on marche d'observations en ob-
servations [253] dans les sciences réelles. Dans les premières, on arri-
ve à l'évidence, dans les dernières à la certitude 403. » L'intelligibilité
mathématique triomphe parce qu'elle se déploie dans le vide ; elle re-
présente une nouvelle logique formelle, moins absurde que la logique
scolastique, puisqu'elle fournit des schémas qui dans certains domai-
nes peuvent être utilisés pour l'interprétation des phénomènes. Mais
même dans ce cas, la mathématique n'est qu'un instrument, dont l'au-
torité est subordonnée à son efficacité, c'est-à-dire aux relations qui
peuvent être établies entre le domaine mathématique et la réalité exté-
rieure. Loin d'être les sciences les plus parfaites, les mathématiques
sont des disciplines de second ordre.
Une trentaine d'années plus tard, Buffon, dans son Essai d'arithmé-
tique morale (1777), reprend le thème, en insistant sur la stérilité d'un
savoir formel. « Les vérités qui sont purement intellectuelles, comme
celles de la géométrie, se réduisent toutes à des vérités de définition ;
il ne s'agit, pour résoudre le problème le plus difficile, que de le bien
entendre, et il n'y a dans le calcul et dans les autres sciences purement
spéculatives, d'autres difficultés que de démêler ce que nous y avons
mis, et de délier les nœuds que l'esprit humain s'est fait une étude de
lui 408. » Buffon, qui n'hésite pas à dresser sa propre statue, confie à
Héraut de Séchelles : « Il n'existe que cinq grands génies : Newton,
Bacon, Leibniz, Montesquieu et moi. » Linné lui-même n'a pas une
moins haute conscience de son personnage scientifique ; il a laissé
d'étonnantes litanies à sa propre louange : « Dieu lui-même, écrit-il en
parlant de soi, l'a conduit de sa main toute-puissante. Dieu l'a laissé
pousser d'une racine enfoncée dans les chaumes, l'a transplanté ma-
gnifiquement en une région lointaine, l'a laissé s'élever en un arbre
considérable (...) Dieu a voulu que tous les moyens souhaitables aient
existé de son temps afin qu'il pût progresser (...) Dieu lui a donné la
plus grande connaissance de l'histoire naturelle, plus grande [256] que
celle acquise par tout autre. Le Seigneur a été avec lui partout où il a
marché, et a exterminé tous ses ennemis devant lui, et a rendu son
nom grand comme le nom des grands de la terre 409... »
On peut sourire devant l'étalage de ces vanités trop humaines. Mais
la différence entre Buffon ou Linné et un paranoïaque du modèle cou-
rant, c'est que le paranoïaque est seul à se prendre pour un grand
homme, alors que les fondateurs de l'histoire naturelle moderne ont
été canonisés de leur vivant par l'opinion éclairée de l'Europe. L'his-
toire naturelle, créée par le génie d'Aristote, renaît après deux mille
ans d'interruption ou de demi-sommeil ; elle s'impose comme l'une
des aventures maîtresses de la connaissance. Les voies avaient été
préparées par les encyclopédistes de la Renaissance, un Conrad Ges-
ner (1516-1565) ou un Ulysse Aldrovandi (1522-1605) 410 ; au XVIIe
siècle, d'authentiques savants avaient succédé à ces compilateurs ;
parmi eux John Ray (1627-1705), Edward Tyson (1650-1708) et Jean
411 Cf. La révolution galiléenne, Payot, 1969, t. II, pp. 166 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 336
417 Sur Rousseau et la botanique, cf. Roger de VILMORIN, dans les Œuvres de
ROUSSEAU, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, pp. cxciv sqq.
418 ROUSSEAU, Fragments pour un Dictionnaire des termes d'usage en
botanique ; Introduction ; Œuvres, éd. citée, t. IV, p. 1201.
419 Fragments de botanique, ibid., p. 1249.
420 Ibid., p. 1250.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 340
421 P. 1250.
422 Daniel MORNET, L'histoire naturelle fantaisiste au XVIIIe siècle, La Revue
du mois, 1910, p. 655 ; cf. du même auteur, Les sciences de la nature au
XVIIIe siècle, A. Colin, 1911.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 341
monde, enfoncer ses mains et ses pieds dans la terre pour y prendre
racine et ne jamais quitter cet heureux voisinage 423. »
[261]
Il n'y a pas, au XVIIIe siècle, de ligne de démarcation nette entre ce
que Daniel Mornet appelait 1' « histoire naturelle fantaisiste » et l'au-
tre la science « sérieuse », telle que la conçoit l'âge postérieur. L'atti-
tude scientifique se situe dans l'horizon d'un regard que l'homme porte
sur l'univers ; la science abstrait et systématise certains aspects du re-
gard ; sans le regard il n'y aurait pas eu de révélation. Le regard est
suscité par un pressentiment, une inquiétude d'ordre vital, qui trouvera
sa pleine expression dans la philosophie romantique de la nature, cel-
le-là même qui s'annonce dans la pensée du jeune Novalis. Le natura-
liste doit oublier qu'il est un homme de chair et d'imagination pour ne
retenir, dans son œuvre, que des schémas intellectuellement justifia-
bles ; mais il n'y parvient qu'au prix d'une restriction mentale, en met-
tant entre parenthèses sa propre humanité, laquelle n'est pas supprimée
pour autant.
Le XVIIIe siècle découvre que le paysage est un état de l'âme ; il re-
vendique le « retour à la nature » comme une compensation, parce
qu'il a conscience d'avoir été séparé de l'ordre vital qui seul peut justi-
fier son existence. Les sciences de la nature sont les produits, ou les
sous-produits, d'une forme de la conscience de soi. Aux schémas de
l'univers-machine, de l'animal-machine et de l'homme-machine, s'op-
pose la revendication d'une possession du monde en sa plénitude. La
science physico-mathématique fournit seulement une intelligibilité par
approximation et comme par défaut. Un reflux épistémologique susci-
te le vœu d'une prise en charge qui ne laisserait rien perdre de la mul-
tiple splendeur du domaine naturel ; il semble que ce soit là désormais
l'une des responsabilités majeures de l'espèce humaine.
On lit, dans l'Encyclopédie, à l'article Histoire naturelle, que les
cabinets d'histoire naturelle « se multiplient de jour en jour, non seu-
lement dans les villes capitales, mais aussi dans les provinces de tous
les États de l'Europe. Le grand nombre de ces cabinets prouve mani-
festement le goût du public pour cette science (...) Dans le commen-
une fois mis au jour : « Je ne sais si l'esprit humain est capable d'une
pareille découverte ; au moins elle paraît encore bien éloignée. On n'a
fait jusqu'à présent [264] qu'une très petite partie des observations qui
doivent la précéder » 425.
Il a suffi d'un siècle pour achever la mise en ordre du système so-
laire, des découvertes de Kepler et Galilée aux travaux de Newton ; la
même année 1642 voit la mort de Galilée et la naissance de Newton.
Mais les contemporains de Linné et de Buffon savent que l'histoire
naturelle est encore en chemin ; le mot même d' « histoire » atteste un
savoir descriptif, et donc approximatif. Les naturalistes attendront le
XIX siècle pour s'enhardir à parler de « sciences naturelles ». Analyse
et synthèse se développent parallèlement ; les observateurs sur le ter-
rain, les voyageurs sont les pionniers de l'induction, cependant que les
naturalistes de cabinet mettent au point des maquettes épistémologi-
ques, soumises à révision lorsque surviennent des faits nouveaux. Le
lieu de rencontre entre les deux catégories de savants sera l'institution
neuve, ou du moins rénovée, du cabinet ou du musée d'histoire natu-
relle.
Le cabinet de curiosités, depuis la Renaissance italienne, empla-
cement privilégié de la nouvelle intelligence, rassemblait sans ordre ni
classement tous les objets jugés dignes de fixer l'attention, soit par
leur provenance antique ou exotique, soit par leur rareté, soit simple-
ment par leur caractère bizarre ou monstrueux. On y trouvait aussi
bien des monnaies et médailles antiques, des camées, que des fossiles,
des squelettes d'animaux lointains, des œufs d'autruche, des peaux de
crocodile, ou encore des sculptures et des objets inaccoutumés. Les
princes, les souverains, les riches entassaient ce bric-à-brac dans des
armoires et se faisaient à grands frais une réputation d'amateurs éclai-
rés. De passage à Milan, en juillet 1739, le président de Brosses visite
le cabinet laissé par Settala (1600-1689), ou du moins ce qu'il en sub-
siste : « Les héritiers du chanoine Settala ont vendu ou donné une par-
tie des raretés qui le composaient. On peut pourtant s'amuser encore
de quelques bonnes choses qui restent dans les huit ou dix salles qui
composent le cabinet, et qui sont remplies de beaucoup de chiffonne-
ries. On y voit encore plusieurs belles agates-onyx antiques, de la
pierre et de la toile d'amiante, qu'on jette dans le feu pour la blanchir,
425 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 346
[270]
Deuxième partie.
Les sciences de la vie
Chapitre II
Le décor mythico-religieux
de l’histoire naturelle.
Retour au sommaire
ture de son âme ». Il faut lire entre les lignes cet éloge teinté de mal-
veillance confraternelle. D'Alembert ajoute que l'authentique philoso-
phie ne doit pas abandonner le souci d'instruire pour celui de plaire ;
« c'est pour cette raison que le goût des systèmes, plus propre à flatter
l'imagination qu'à éclairer la raison, est absolument banni des bons
ouvrages 436 ». Suit un éloge de Condillac et de son Traité des Systè-
mes, qui a mis fin au règne de « l'esprit d'hypothèse et de conjecture ».
Les relations entre Condillac et Buffon devaient donner lieu à des po-
lémiques fort aigres 437. D'Alembert, en alléguant l'autorité de Condil-
lac, dénonce en Buffon un grand écrivain qui se prend, et que l'on
prend, à tort, pour un vrai savant — un poète comme Platon ou Lucrè-
ce, mais non un naturaliste digne de ce nom.
[271]
En cette affaire, c'est d'Alembert qui avait tort. À ses yeux, Buffon,
d'abord mathématicien, s'était laissé entraîner en dehors du savoir vé-
ritable par ses dons d'artiste, la vertu de style, qui faisait de lui un
grand écrivain, l'excès de l'imagination, et le « goût des systèmes »,
c'est-à-dire la propension fâcheuse à substituer à la connaissance
scientifique d'aventureuses constructions idéologiques. Certes,
d'Alembert, dans son exposé de la connaissance humaine, doit faire
une place à l'histoire naturelle ; mais c'est une place médiocre et sans
relief, parmi « les objets principaux de la mémoire », selon la classifi-
cation baconienne. « L'histoire de la nature est celle des productions
innombrables qu'on y observe, et forme une quantité de branches
presque égale au nombre de ces diverses productions. Parmi ces diffé-
rentes branches doit être placée avec distinction l'histoire des arts qui
n'est autre chose que l'histoire des usages que les hommes ont fait des
productions de la nature, pour satisfaire à leurs besoins ou à leur
curiosité 438. » Le groupement assez surprenant entre l'histoire naturel-
le et les techniques atteste qu'il s'agit là d'un savoir empirique et utili-
taire. L'histoire naturelle selon d'Alembert garde le statut ambigu de la
439 CONDILLAC, Traité des Systèmes (1749), ch. XVI, éd. de 1822, p. 301.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 356
440 BUFFON, Histoire naturelle des minéraux, 1783, t. II, p. 341 ; dans Œuvres
philosophiques de BUFFON, Corpus général des philosophes français, 1954,
p. 27.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 359
mais connu. De même que Voltaire prend acte, contre l'historien Bos-
suet, de l'exiguïté du domaine judéo-chrétien où se maintient l'histo-
riographie traditionnelle, confinée à une partie du bassin méditerra-
néen — de même, les naturalistes du XVIIe et du XVIIIe siècle voient se
multiplier le nombre des espèces vivantes. Des plantes inédites, des
animaux inconnus affluent par milliers des nouveaux horizons. Il ap-
partient aux Modernes de prendre en charge un inventaire singulière-
ment enrichi, en voie de constant enrichissement. Le discours aristoté-
licien de la [277] nature n'est plus approprié parce que la nature elle-
même s'est démultipliée, au-delà de ce qu'Aristote pouvait imaginer.
En dehors même des nouveaux continents, il faut tenir compte de la
dimension microscopique, province annexée à la réalité, échelle de
lecture, mais aussi niveau d'explication qui échappait au plus génial
d'entre les Grecs.
Devant ce vide de connaissance, creusé par l'insuffisance désor-
mais de la biologie aristotélicienne, Buffon répondant à d'Alembert
aurait pu faire valoir une loi du salut public de la pensée. La science
ne peut laisser à l'abandon le domaine naturel, ne fût-ce que pour des
raisons d'utilité publique. Il est indispensable de formuler un discours
des réalités vivantes ; un discours même faux vaut mieux que pas de
discours du tout. Si évidente que soit la diversité des espèces et des
individus, leur unité s'impose comme un postulat au témoin objectif ;
cette unité en appelle nécessairement à la raison humaine, qui ne peut
se contenter de procéder à des inventaires détaillés dans la complexité
desquels elle se sentirait perdue. De cette exigence unitaire, on trouve
un exemple dans le développement même de la grande œuvre de Buf-
fon. La description des animaux carnassiers s'interrompt brusquement
entre l'article consacré à l'Ondatra et au Desman et l'article concernant
Le Pécari ou le Tacaju ; à cet endroit, noyé dans la masse des batail-
lons de l'Histoire naturelle, vient s'intercaler un texte De la Nature,
précédé d'un Avertissement qui justifie cette rupture de continuité :
« Comme les détails de l'histoire naturelle ne sont intéressants que
pour ceux qui s'appliquent uniquement à cette science, et que, dans
une exposition aussi longue que celle de l'histoire particulière de tous
les animaux, il règne nécessairement trop d'uniformité, nous avons cru
que la plupart de nos lecteurs nous sauraient gré de couper de temps
en temps le fil d'une méthode qui nous contraint, par des discours dans
lesquels nous donnerons nos réflexions sur la nature en général, et
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 363
449 Indication fournie par VICQ D'AZYR, dans son Éloge de Linné ; Œuvres de
VICQ D'AZYR, p. p. Moreau de la SARTHE, 1805, t. I, p. 205.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 368
thème d'un devenir des formes vivantes dans le temps. L'histoire natu-
relle revêt le sens d'une généalogie des espèces dont le repérage chro-
nologique possède en soi valeur d'explication.
L'histoire naturelle de Diderot est de seconde main ; Diderot spé-
cule sur l'œuvre des naturalistes contemporains, et particulièrement de
Buffon. Mais son intelligence lui permet d'apercevoir les problèmes
essentiels, masqués par les solutions que propose la dogmatique chré-
tienne : « La question pourquoi il existe quelque chose est la plus em-
barrassante que le philosophe pût se proposer ; et il n'y a que la révéla-
tion qui y réponde 450. » A la différence de Buffon et de Linné, Dide-
rot ne se sent pas lié par le mythe de la Genèse ; sa réflexion joue avec
l'idée que la création a pu ne pas avoir lieu, avec l'idée aussi que la
création n'est pas achevée, mais qu'elle correspond au devenir indéfini
de l'univers réel. « De même que dans les règnes animal et végétal, un
individu commence, pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit et passe,
n'en serait-il pas de même des espèces entières ? Si la foi ne nous ap-
prenait que les animaux sont sortis des mains du Créateur tels que
nous les voyons, et s'il était permis d'avoir la même incertitude sur
leur commencement et sur leur fin, le philosophe abandonné à ses
conjectures ne pourrait-il pas soupçonner que l'animalité avait de toute
éternité ses éléments particuliers épars et confondus dans la masse de
la matière... » Et Diderot imagine un « embryon », formé par la ren-
contre de certains de ses éléments, passant « par une infinité d'organi-
sations et de développements », qui suscitent en lui successivement la
conscience, le langage et toutes les activités culturelles. Dans cette
hypothèse, on pourrait admettre « qu'il s'est écoulé des millions d'an-
nées entre chacun de ses développements », admettre aussi la possibi-
lité d'une disparition de l'humanité, ou d'un dépérissement ou d'un
changement de forme de cet être qu'est actuellement l'être humain 451.
[282]
Diderot, prophète du transformisme, prend ses distances par rap-
port à l'orthodoxie religieuse autant que scientifique, laquelle impli-
querait un certain fixisme, chaque espèce ayant été dotée à l'origine de
sa constitution définitive. Sur ce point le paradigme biblique pouvait
452 Cf. l'ouvrage classique d'A. O. LOVEJOY, The Great Chain of Being,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 6e éd. 1957 ; G. GUSDORF, La
révolution galiléenne, Payot, 1969, t. II, pp. 180 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 370
453 LEIBNIZ, Lettre à Herman (Appel au public par M. Koenig), Leyde, 1752, p.
44.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 371
454 LEIBNIZ, texte cité ; trad. de Charles BONNET, dans ses Considérations sur
les corps organisés, Amsterdam, t. I, 1752, p. 218.
455 Ibid., p. 219.
456 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 372
[285]
Pour Trembley, ce vivant paradoxal doit être identifié comme l'an-
neau manquant de la chaîne des êtres, le zoophyte ou plantanimal pro-
phétisé par Leibniz et d'autres philosophes de moindre renom. L'onto-
logie s'inscrit dans l'histoire naturelle, ce qui fera du polype de Trem-
bley une des questions contestées les plus passionnantes du siècle,
source d'observations sans cesse recommencées et d'interprétations
parfaitement contradictoires. Le fait important est l'incarnation d'un
concept qui a existé en idée bien avant de se matérialiser dans le
champ expérimental. Tout se passe comme si la notion de zoophyte
(animal-plante) était une notion limite de la pensée, dans le champ de
l'histoire naturelle telle qu'elle était issue de la classification aristotéli-
cienne ; on y classait des vivants dont le statut exact pouvait paraître
incertain. William Harvey, dans son traité de la circulation du sang,
affirme que les Plantanimaux (plantanimalia) ne possèdent pas de
cœur ; dans cette catégorie, il fait entrer les moules, les huîtres, les
éponges et autres zoophytes qui « en guise de cœur se servent de leur
corps tout entier ; un animal de cette espèce est comme un cœur (et
quasi cor hujusmodi animal est) 459 ». Les coraux, qui avaient été
considérés comme des plantes, furent reconnus comme des animaux
par Bernard de Jussieu (1699-1777), botaniste du Jardin du Roi, en
1741 460 ; la classification de Linné fait des Zoophytes un ordre parti-
culier des Vers, où se regroupent en désordre un certain nombre d'in-
vertébrés, et spécialement des mollusques 461. Les Plantanimaux ne
présentent un intérêt exceptionnel que s'ils ne sont pas des animaux,
c'est-à-dire s'ils possèdent la dualité de nature attestée par leur déno-
mination, et c'est ce qui faisait l'originalité du polype de Trembley par
rapport aux Zoophytes de Harvey ou de Linné. Réaumur et Buffon,
Lamettrie, Maupertuis, Charles Bonnet font de cet organisme en ré-
duction une articulation maîtresse de leur pensée.
Classé définitivement dans le règne végétal ou dans le règne ani-
mal, le polype perd tout intérêt ; ce qui fait son prix, c'est le caractère
ambigu que certains lui attribuent. Voltaire s'est penché sur ce cas de
conscience épistémologique, en démystificateur qu'il était : « Ce n'est
pas que je n'aime l'extraordinaire, le merveilleux, autant qu'aucun
voyageur et qu'aucun homme à système ; mais pour croire fermement,
je veux voir par mes yeux, toucher par mes mains, et à plusieurs repri-
ses. Ce n'est pas même assez ; je veux encore être aidé par les yeux et
par les mains des autres. » Et l'auteur de Candide évoque sur le mode
de la vulgarisation « ces petites tiges qui croissent dans des bourbiers
à côté des lentilles d'eau. Ces herbes légères, qu'on appelle polypes
d'eau douce, ont plusieurs racines, et de là vient qu'on leur a donné le
nom de polypes. [286] Ces petites plantes ne furent que des plantes
jusqu'au commencement du siècle où nous sommes. Leeuwenhoek
s'avisa de les faire monter au rang d'animal. Nous ne savons pas s'ils y
ont beaucoup gagné 462 ». Voltaire ne partage pas le point de vue de
ses contemporains sur le polype de Trembley ; en effet, « pour être
réputé animal, il faut être doué de sensation », ce qui ne paraît pas être
le cas de l'espèce considérée : « Nous avons examiné ce jeu de la natu-
re avec toute l'attention dont nous sommes capables. Il nous a paru
que cette production appelée polype ressemblait à un animal beaucoup
moins qu'une carotte ou une asperge. En vain nous avons opposé à nos
yeux tous les raisonnements que nous avions lus autrefois ; le témoi-
gnage de nos yeux l'a emporté 463. »
Fontenelle, l'un des maîtres de Voltaire, avait affirmé : « Toute la
philosophie n'est fondée que sur deux choses, sur ce qu'on a l'esprit
curieux et les yeux mauvais 464. » Voltaire fait confiance à ses yeux
pour réduire les extravagances de l'esprit. « Il est triste, poursuit-il, de
perdre une illusion. Nous savons combien il serait doux d'avoir un
animal qui se reproduirait de lui-même et par bouture, et qui ayant
toutes les apparences d'une plante, joindrait le règne animal au règne
végétal 465. » Il s'agissait d'assurer une soudure en un point particuliè-
rement fragile de l'ordre naturel ; une philosophie de la nature se trou-
vait engagée dans le débat. Voltaire, à qui sa position devait être re-
prochée, conseille aux défenseurs du polype de reporter leurs espéran-
ces sur telle ou telle plante carnassière, qui emprisonne et digère les
animaux ; « si quelqu'un de nos physiciens veut appeler animal cette
plante, il ne tient qu'à lui ; il aura des partisans 466 ».
Le scepticisme de Voltaire est lié à une position d'ensemble fort ré-
servée, sinon tout à fait négative, au sujet de la chaîne des êtres. Le
Dictionnaire philosophique se prononce en ces termes : « Cette grada-
tion d'êtres qui s'élèvent depuis le plus léger atome jusqu'à l'Être su-
prême, cette échelle de l'infini frappe d'admiration. Mais quand on la
regarde attentivement, ce grand fantôme s'évanouit, comme autrefois
toutes les apparitions s'enfuyaient le matin au chant du coq. » Voltaire
dénonce une illusion de la perception ontologique : « L'imagination se
complaît d'abord à voir le passage imperceptible de la matière brute à
la matière organisée, des plantes aux zoophytes, de ces zoophytes aux
animaux, de ceux-ci à l'homme, de l'homme aux génies, de ces génies
revêtus d'un petit corps aérien à des substances immatérielles ; et enfin
mille ordres différents de ces substances qui, de beautés en perfec-
tions, s'élèvent jusqu'à Dieu même. Cette hiérarchie plaît beaucoup
aux bonnes gens, qui croient voir le pape et ses cardinaux suivis des
archevêques, des évêques ; après quoi viennent les curés, les vicaires,
les simples [287] prêtres, les diacres, les sous-diacres ; puis paraissent
les moines, et la marche est fermée par les capucins 467. »
La critique de Voltaire met en lumière l'existence d'une imagina-
tion métaphysique dont l'intervention aboutit à fausser la connaissance
du réel. Animal et végétal tout à la fois, le polype de Trembley vient
boucher une case vide qui lui était réservée depuis longtemps. D'après
Leibniz, les transitions d'une forme vivante à une autre doivent être
insensibles ; de l'une à l'autre, il ne peut intervenir de coupure qui in-
terromprait la chaîne. Il n'existe dans l'univers que des êtres indivi-
duels, en nombre indéfini, tous dissemblables en vertu du principe des
indiscernables, mais pourtant tels que l'on passe de l'un à l'autre sans
prendre conscience d'une différence réelle. Le point de vue de Leibniz
est singulièrement proche de celui de son grand interlocuteur, ou an-
tagoniste, John Locke. Comme l'ontologiste, l'empiriste admet le thè-
me de la chaîne des êtres ; mais comme l'auteur de la Monadologie,
l'auteur de l'Essai philosophique concernant l'entendement humain
466 Ibid.
467 Op. cit., article Chaîne des êtres créés.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 376
accorde la réalité non aux espèces, mais aux individus. Les espèces
sont de pseudo-essences, nées de l'illusion du langage qui, par com-
modité, réunit plusieurs individualités analogues sous une même dé-
nomination. « La nature produit plusieurs choses particulières qui
conviennent entre elles en plusieurs qualités sensibles, et probable-
ment aussi par leur forme et constitution intérieure, mais ce n'est pas
cette essence réelle qui les distingue en espèces ; ce sont les hommes
qui, prenant occasion des qualités qu'ils trouvent unies dans les choses
particulières, auxquelles ils remarquent que plusieurs individus parti-
cipent également, les réduisent en espèces par rapport aux noms qu'ils
leur donnent afin d'avoir la commodité de se servir de signes d'une
certaine étendue sous lesquels les individus viennent à être rangés
comme sous autant d'étendards selon qu'ils sont conformes à telle ou
telle idée abstraite 468… »
Les affirmations des philosophes mettent en lumière la difficulté
pour l'histoire naturelle d'échapper à des querelles philosophiques aus-
si anciennes que la querelle des universaux. Le domaine épistémolo-
gique d'une discipline présuppose un champ métaphysique préétabli,
qui lui fournit les premiers éléments de son intelligibilité ; la science
nouvelle doit refouler la métaphysique pour faire valoir ses propres
certitudes. L'histoire naturelle doit être empirique, à la manière de
Locke, parce qu'elle est une science d'observation ; mais elle implique
une rationalisation, dans la mesure où elle prétend dévoiler les structu-
res de l'ordre naturel.
Il ne peut y avoir de science que du général, avait dit Aristote. Si la
nature se dispersait en une poussière d'individus irréductibles les uns
aux autres, la science naturelle serait impossible. Linné reconnaît
l'existence de l'échelle des êtres : « J'observe les animaux portés sur
les végétaux, les végétaux sur le règne minéral, celui-ci sur le globe
qui roule en sa [288] marche invariable autour du soleil dont il reçoit
la vie 469. » Mais l'entreprise scientifique du savant suédois consiste à
mettre à jour une identité commune à tous les individus rassemblés en
une même espèce. Espèces et genres constituent des points de regrou-
rels : c'est le fil d'Ariane sans lequel il n'est pas donné de se tirer seul
et avec sûreté du dédale de la Nature 472 ».
L'histoire naturelle avant Linné est un domaine confus, où s'accu-
mulent dans un ordre approximatif des éléments qui associent à l'ob-
servation la tradition et la légende. Linné est le fondateur de l'histoire
naturelle moderne, pour autant du moins, que la science, comme le dit
Condillac, est une langue bien faite. L'histoire naturelle commence à
exister comme science à partir du moment où Linné la dote d'une lan-
gue [289] rigoureuse et universelle, de même que Lavoisier, inspiré
par Condillac, donnera un nouveau départ à la chimie en lui consti-
tuant une langue et une écriture. Pour sortir la zoologie et la botanique
de leur sous-équipement intellectuel, des efforts avaient été faits, en
particulier par John Ray (1627-1705) et par Tournefort (1656-1708).
Le problème de la méthode avait été posé ; l'œuvre de Linné est la ré-
ussite qui vient couronner une série d'essais antérieurs : le seuil épis-
témologique de la science positive est franchi une fois pour toutes. La
science de Linné n'est pas parfaite, mais elle est perfectible. Désor-
mais les naturalistes sauront ce que parler veut dire. Leur activité se
déploie dans un univers du discours cohérent ; une place pour chaque
chose et chaque chose à sa place, telle est la norme du nouvel espace
épistémologique, où se regroupent les éléments d'un savoir constitué
en raison. La méthode opère la conversion de la réalité observable en
un monde intelligible, schématisé selon les exigences de l'esprit scien-
tifique. Le regard du savant réalise une mutation du concret à l'abs-
trait.
Savoir, c'est voir, puis décrire afin de pouvoir classer. « La des-
cription, écrit Linné, est l'ensemble des caractères naturels de la plan-
te ; elle en fait connaître toutes les parties extérieures, elle doit com-
prendre, pour chaque organe, le nombre, la forme, la proportion et la
position ; être faite dans l'ordre de succession des organes ; être divi-
sée en autant de paragraphes séparés qu'il y a de parties distinctes, et
n'être ni trop longue ni trop succincte, ce qui dans les deux cas est
également un défaut 473... » Pour passer de la description à la nomen-
472 Ibid., p. 8.
473 LINNÉ, Philosophie botanique, art. 326 ; sur les problèmes de la taxinomie
au XVIIIe siècle, cf. le livre suggestif de François DAGOGNET, Le catalogue
de la vie, étude méthodologique sur la taxinomie, P.U.F., 1970.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 379
474 BUFFON, Lettre à Jalabert, 2 août 1745, citée par Jean PIVETEAU, dans son
Introduction aux Œuvres philosophiques de Buffon, éd. citée, p. VIII.
475 Ibid.
476 Discours de la manière d'étudier et de traiter l'Histoire naturelle, 1749 ;
Œuvres philosophiques de BUFFON, éd. citée, p. II.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 381
fleurs pour distribuer les plantes, au lieu de se servir de toutes les par-
ties et de chercher les différences ou les ressemblances dans l'individu
tout entier... » 477. L'appareillage de la classification demeure illusoi-
re ; elle développe une simple vue de l'esprit, une grille de lecture su-
rimposée à l'infinie multiplicité des phénomènes. Le Système de la
Nature n'est que le système de Linné, un code arbitraire qui ne saurait
faire autorité, « car en général plus on augmentera le nombre des divi-
sions des productions naturelles, plus on approchera du vrai, puisqu'il
n'existe réellement dans la Nature que des individus, et que les genres,
les ordres et les classes n'existent que dans notre imagination 478 ».
Le conflit ne se réduit pas à une jalousie confraternelle entre deux
grands patrons, dont chacun ferait ombrage à la gloire de l'autre. Au
Jardin du Roi, Buffon faisait porter les dénominations de la classifica-
tion linnéenne à l'envers de la planchette étiquette. Buffon accusait
Linné de ne décrire que des espèces, arbitrairement schématisées ; lui-
même, dans son Histoire naturelle, passe en revue des individus, dé-
crits avec art, dans leur présence concrète ; Buffon expose des ta-
bleaux vivants, Linné tente de présenter un organigramme de la Natu-
re. Mais Linné aurait pu répondre à Buffon que celui-ci, en décrivant
l'Ane, le Lion, le Pécari ou le Tamanoir, matérialise, lui aussi, des abs-
tractions, car la nature ne connaît pas 1' « Ane » en soi, mais des ânes
dont aucun n'est semblable à l'autre. Buffon essaie de s'en tenir à un
degré inférieur d'abstraction, mais son nominalisme demeure superfi-
ciel ; le recours au langage scientifique implique abstraction et généra-
lisation ; les animaux décrits par l'Histoire naturelle sont des types
idéaux, des essences qui permettent de reconnaître comme âne ou
comme lion des individus de ces espèces que Buffon n'avait pas ob-
servés.
L'opposition entre les deux maîtres naturalistes n'est pas du tout au
tout, mais du plus au moins. Linné, pour identifier ses espèces, s'ap-
puie sur l'observation des individus. Et Buffon a beau prétendre que
« la nature n'a ni classes ni genres ; elle ne comprend que des indivi-
dus. Ces genres et ces classes sont l'ouvrage de notre esprit 479 » ; il
n'en est pas moins obligé de reconnaître une réalité au concept d'espè-
ce, quitte à relativiser le concept en question. « Il me paraît que le seul
moyen de faire une méthode instructive et naturelle, c'est de mettre
ensemble les choses qui se ressemblent, et de séparer celles qui diffè-
rent les unes des autres. Si les individus ont une ressemblance parfai-
te, ou des différences si petites qu'on ne puisse les apercevoir qu'avec
peine, ces individus seront de la même espèce ; si les différences
commencent à être sensibles et qu'en même temps il y ait toujours
beaucoup plus de ressemblance que de différence, les individus seront
d'une autre espèce, mais du même genre que les premiers ; et si ces
différences sont [292] encore plus marquées, sans cependant excéder
les ressemblances, alors les individus seront non seulement d'une autre
espèce, mais même d'un autre genre que les premiers et les seconds, et
cependant ils seront encore de la même classe, parce qu'ils se ressem-
blent plus qu'ils ne diffèrent ; mais si au contraire le nombre des diffé-
rences excède celui des ressemblances, alors les individus ne sont pas
même de la même classe. Voilà l'ordre méthodique que l'on doit sui-
vre dans l'arrangement des productions naturelles ; bien entendu que
les ressemblances et les différences seront prises non seulement d'une
partie, mais du tout ensemble 480... »
Dans ce texte, destiné à opposer sa méthode à celle de Linné, Buf-
fon reconnaît la nécessité de formuler des concepts d'espèce, et de leur
superposer des genres et des classes. La classification de Buffon af-
firme son caractère conventionnel, là où celle de Linné prétend mettre
en lumière l'ordre de la nature ; mais Buffon lui-même doit tendre à
exprimer l'ordre réel des êtres, et Linné doit reconnaître certaines ini-
tiatives plus ou moins artificielles dans l'établissement de sa classifi-
cation 481. Ceci dit, le discours de Linné ne diffère pas tellement de
celui de son rival français : « Le premier degré de la sagesse est de
connaître les choses mêmes. Cette connaissance consiste dans la va-
riété des objets, par laquelle on distingue les corps semblables d'avec
les dissemblables au moyen des caractères propres qui leur sont em-
preints par le Créateur. Et afin de pouvoir communiquer aux autres
cette connaissance, il est nécessaire que l'homme donne à chaque ob-
487 Ibid.
488 Dans P. TOPINARD, Éléments d'anthropologie générale, Delahaye, 1885, p.
27.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 386
taux, les sels, le vitriol, les métaux, la terre, l'eau, l'air et la matière
subtile. Cette récapitulation de l'histoire naturelle se subdivise en qua-
tre groupes : les êtres organisés animés et raisonnables, les êtres orga-
nisés et animés, les êtres organisés et inanimés et enfin les êtres bruts.
Bonnet raconte que la découverte du polype par son compatriote et
ami Abraham Trembley avait été pour lui un trait de lumière. Néan-
moins, il ne considère pas comme entièrement démontrée la série dé-
taillée qu'il a dressée : « Je ne la donnai que pour ce qu'elle était en
effet, je veux dire pour une faible ébauche, et je n'en pense pas plus
favorablement aujourd'hui. Il y a certainement une gradation dans la
Nature ; bien des faits concourent à l'établir. Mais nous ne faisons
qu'entrevoir cette gradation ; nous n'en connaissons qu'un petit nom-
bre de termes. Pour la saisir dans toute son étendue, il faudrait avoir
épuisé la nature, et nous n'avons fait encore que l'effleurer, ou, comme
le dit Leibniz, nous n'observons que depuis hier. Si le polype nous
montre le passage du végétal à l'animal, d'un autre côté nous ne dé-
couvrons pas celui du minéral au végétal. Ici la nature nous semble
faire un saut ; la gradation est pour nous interrompue, car l'organisa-
tion apparente de quelques pierres et des cristallisations ne répond que
très imparfaitement à celle des plantes (...) Nous ignorons le passage
du fossile au végétal 491. »
La chaîne des êtres s'appuyait sur la représentation traditionnelle
qui admettait une vie immanente à la nature dans son ensemble. Le
naturaliste [296] anglais George Edwards, insistant sur la difficulté de
définir rigoureusement les maillons de la chaîne, souligne que « nous
ne savons presque rien de la génération des minéraux parce qu'ils sont
cachés à nos yeux 492 ». Néanmoins les minéraux, les cristaux, dont le
développement évoque un bourgeonnement, ou la formation de grap-
pes, fournissent d'utiles points de repère, ainsi d'ailleurs que les co-
raux, qui présentent à nos yeux des fleurs de pierre, et les fossiles, qui
prouvent clairement que le monde minéral peut végéter et s'organiser
en forme de plantes. Les veines métalliques attestent dans le sein de la
terre une prolifération vivante. Jean-Baptiste Robinet, qui a longue-
ment exposé une philosophie de la nature fondée sur la continuité uni-
491 Charles BONNET, Considérations sur les corps organisés, Amsterdam, 1762,
t. I, p. 220.
492 George EDWARDS, Gleanings of natural History ; éd. bilingue anglo-
française, Londres, t. II, 1760, p. XV.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 388
501 P. 58.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 391
[299]
Deuxième partie.
Les sciences de la vie
Chapitre III
NATURE
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503 Cf. le chapitre sur le concept de Nature dans notre Révolution galiléenne,
Payot, 1969, t. I, pp. 259 sqq.
504 R. LENOBLE, L'évolution de l'idée de Nature du XVIe siècle au XVIIIe siècle,
Revue de Métaphysique et de Morale, 1953, p. 125.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 395
505 Dominique RAYMOND, Traité des maladies qu'il est dangereux de guérir,
1757 ; Préambule : De la nature selon les Médecins, cité dans Marc KLEIN,
Les mécanismes de défense de l'organisme, Bordeaux chirurgical, fascicule
3, juillet 1959.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 397
510 Ibid.
511 Encyclopédie, au mot Locke. Le texte de Locke dit exactement : « Nous
avons des idées de la Matière et de la Pensée ; mais peut-être ne serons-nous
jamais capables de connaître si un être purement matériel pense ou non »
(Essai..., 1. IV, ch. III, art. 6, trad. COSTE). Voltaire avait longuement
commenté ce passage dans la Treizième des Lettres philosophiques, 1734
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 401
Diderot n'a pas tort de soutenir que l'on peut analyser le devenir
naturel en faisant abstraction de toute implication métaphysique. Mais
les penseurs du XVIIIe siècle ne furent guère capables de pratiquer une
telle réserve ontologique. L'article Naturaliste de l'Encyclopédie indi-
que d'abord que ce mot désigne le spécialiste de la « connaissance des
choses naturelles, particulièrement de ce qui concerne les métaux, les
minéraux, les pierres, les végétaux et les animaux ». Ce sens épisté-
mologique est suivi d'un sens métaphysique : « On donne encore le
nom de naturalistes à ceux qui n'admettent point de Dieu, mais qui
croient qu'il n'y a qu'une substance matérielle, revêtue de diverses
qualités qui lui sont aussi essentielles que la longueur, la largeur, la
profondeur, et en conséquence desquelles tout s'exécute nécessaire-
ment dans la nature comme nous le voyons ; naturaliste en ce sens est
synonyme à athée, spinoziste, matérialiste, etc. » Commentant ce tex-
te, Jean Ehrard souligne qu'il est révélateur d'une nouvelle conjoncture
intellectuelle : le matérialisme naturaliste, inspiré d'Épicure et de Lu-
crèce, gardait une signification analogique ; il constituait une parabo-
le, dont les effets tenaient de la psychothérapie. Au contraire, le « na-
turalisme » du XVIIIe siècle se présente comme une philosophie scien-
tifique : « Avant Buffon et Diderot, il s'agissait de tentatives entachées
de superstitions ou vouées à l'échec [307] par les insuffisances de la
science mécaniste. Vers 1750, on semble au contraire glisser presque
nécessairement de l'histoire naturelle au naturalisme athée. Buffon et
Maupertuis s'en défendent, mais nourrissent malgré eux les hypothè-
ses audacieuses de Diderot 512. »
Le mécanisme considère la nature comme un immense complexe
de particules matérielles en mouvement ; l'univers de Newton n'est
pas autre chose. En l'absence d'une coupure épistémologique entre le
vivant et le non-vivant, l'ordre biologique doit se laisser analyser en
fonction du schéma atomistique, la seule différence avec la matière
brute étant un degré supérieur de complexité. « Une conception cor-
pusculaire de la matière et de la lumière, écrit Canguilhem, ne peut
(éd. Lanson, rééd. Didier, 1964, t. I, pp. 170 sqq). La rencontre entre ces
penseurs est d'autant plus significative que, si Diderot sympathise avec les
thèses matérialistes, Locke est un chrétien convaincu, et Voltaire un déiste,
qui ne fait nullement profession d'agnosticisme métaphysique.
512 Jean Ehrard, L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe
siècle, op. cit., p. 185.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 402
voir, et par [308] analogie j'ai cru pouvoir dire qu'il y avait d'autres
forces pénétrantes qui s'exerçaient dans les corps organisés, comme
l'expérience nous en assure. J'ai prouvé par des faits que la matière
tend à s'organiser, et qu'il existe un nombre infini de parties organi-
ques ; je n'ai donc fait que généraliser les observations, sans avoir rien
avancé de contraire aux principes mécaniques lorsque l'on entendra
par ce mot ce que l'on doit entendre en effet, c'est-à-dire les effets gé-
néraux de la Nature 515. »
Ce texte manifeste la fidélité de Buffon à la conception mécaniste
de la nature ; mais il souligne les extrapolations auxquelles l'auteur de
l'Histoire naturelle a délibérément recours : « par analogie, j'ai cru
pouvoir dire », « je n'ai fait que généraliser les observations ». La
physique de Galilée et de Newton procédait en terrain sûr, selon l'or-
dre expérimental ; Buffon se contente de spéculations abstraites, et le
domaine où il se hasarde ne met en œuvre, en fait d'expériences, que
des expériences de pensée. Les molécules organiques, germes de vie
diffus dans l'univers, ne sont pas dotées de qualités non réductibles à
celles des corps bruts. On passe par généralisation de l'intelligibilité
physique à l'intelligibilité chimique, puis à l'intelligibilité biologique.
Il suffit, en suivant Newton, d'aller plus loin que Newton. En effet,
« Newton a bien soupçonné que les affinités chimiques, qui ne sont
autre chose que les attractions particulières (...) se faisaient par des
lois assez semblables à celles de la gravitation, mais il ne paraît pas
avoir vu que toutes ces lois particulières n'étaient que de simples mo-
difications de la loi générale, et qu'elles n'en paraissaient différentes
que parce que, à une très petite distance, la figure des atomes qui s'at-
tirent fait autant et plus que la masse pour l'expression de la loi, cette
figure entrant alors pour beaucoup dans l'élément de la distance 516 ».
Le domaine de la vie met en œuvre une influence supplémentaire :
« C'est ainsi que je vois, que j'entends la Nature (et peut-être est-elle
encore plus simple que ma vue) ; une seule force est la cause de tous
les phénomènes de la matière brute, et cette force, réunie avec celle de
515 Histoire générale des Animaux, ch. III, in fine, 1749, dans Œuvres
philosophiques de BUFFON, corpus général des Philosophes français, pp.
249-259.
516 Seconde Vue, en tête du tome XIII de l'édition originale, 1765 ; Œuvres
philosophiques, éd. citée, p. 39.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 404
Être, n'a commencé d'agir que par son ordre, et n'agit encore que par
son concours ou son consentement. Cette puissance est de la Puissan-
ce divine la partie qui se manifeste ; c'est en même temps la cause et
l'effet, le mode et la substance, le dessein et l'ouvrage : bien différente
de l'art humain, dont les productions ne sont que des ouvrages morts,
la Nature est elle-même un ouvrage perpétuellement vivant, un ou-
vrier sans cesse actif, qui sait tout employer, qui travaillant d'après
soi-même toujours sur le même fonds, bien loin de l'épuiser, le rend
inépuisable : le temps, l'espace et la matière sont ses moyens, l'Uni-
vers son objet, le mouvement et la vie son but 520... »
Cette évocation, d'un poète plutôt que d'un savant, établit un rap-
port de dépendance entre la nature et Dieu. La Nature « pourrait tout
si elle pouvait anéantir et créer ; mais Dieu s'est réservé ces deux ex-
trêmes de pouvoir : anéantir et créer sont les attributs de la toute-
puissance : altérer, changer, détruire ; développer, renouveler, produi-
re sont les seuls droits qu'il a voulus céder 521... ». Buffon est déiste ;
sa pensée présuppose un Dieu créateur, dont l'activité est évoquée,
d'une manière grossière, par le mythe de la Genèse. Seulement l'uni-
vers, une fois créé par l'initiative divine, subsiste et fonctionne par ses
propres moyens, ainsi que l'avaient admis Galilée et Newton. Buffon
souligne qu'il suffit de supprimer l'intervention initiale d'un créateur
pour obtenir une pensée panthéiste ou matérialiste. Et comme le rôle
du Créateur est cantonné dans les lointains de l'eschatologie, il ne sub-
siste aucune différence, en [310] ce qui concerne l'explication des
phénomènes, entre la philosophie de la nature propre à Buffon et celle
d'un Diderot, d'un Helvétius ou d'un d'Holbach, entre autres. Les ma-
térialistes, qui ne possèdent aucune compétence en histoire naturelle,
se contentent de reprendre les thèmes des savants ; de même, l'athée
La Mettrie peut s'appuyer sur les travaux scientifiques de Boerhaave
et de Haller, étrangers à l'athéisme.
Bon nombre des polémiques majeures du XVIIIe siècle apparaissent
comme des débats autour de questions mal posées. Grimm n'avait pas
tort de dénoncer, en 1770, le « galimatias » des spéculations sur la na-
520 Première Vue, en tête du tome XII de l'édition originale, 1764 ; Œuvres
philosophiques, éd. citée, p. 31.
521 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 406
trouve sur le chêne vivent aux dépens des parties du chêne qui leur
conviennent particulièrement 539 ». Le pullulement des êtres révélés
par l'observation autorise à en multiplier partout la présence : « L'air
ou l'atmosphère est une infusion extrêmement composée, propre à
conserver les germes qui y nagent, à développer ceux qui doivent y
vivre et aies nourrir quand ils y sont nés (...). L'humidité et la chaleur
favorisent singulièrement le développement d'un très grand nombre
d'animalcules. (...) Il n'est pas plus difficile d'imaginer des animalcules
dans la flamme, dans les corps embrasés, peut-être dans la lumière
elle-même. Le phlogistique, la lumière sont des êtres composés où ces
animalcules pourraient trouver de quoi vivre ; d'ailleurs on peut ima-
giner une texture telle qu'elle résiste à l'action dissolvante du
feu 540… »
[315]
À partir de 1675, Leeuwenhoek entreprend l'exploration de la vie à
l'échelle microscopique. La découverte des infusoires et des bactéries
est suivie, dès 1677, de la découverte des « animalcules spermati-
ques » dans le liquide séminal des animaux. En quelques années, la
problématique de la biologie va se trouver transformée : l'explication
des phénomènes vitaux, naguère recherchée dans le champ visuel, fait
l'objet d'une inquisition à l'échelle microscopique. Pour un Descartes,
le développement animal devait être étudié au stade du fœtus ; à partir
de Leeuwenhoek, c'est à propos des germes que seront posées les
questions de la fécondation et de la croissance vitale 541. Dès 1688,
Malebranche, dans les Entretiens sur la Métaphysique et sur la Reli-
gion (XI), se prononce pour la thèse de la préformation des germes et
contre la génération spontanée des êtres vivants ; Leibniz évoque dans
les Nouveaux Essais sur l'entendement humain, rédigés en 1703, le
débat concernant les rôles respectifs des sexes dans la fécondation (1.
III, ch. vi, art. 23). C'est à ce niveau que se poursuivront les controver-
539 P. LXIII.
540 Pp. CXV-CXVI.
541 Pour plus de détails sur la biologie spéculative au XVIIIe siècle, cf. Emil
RADL, Geschichte der biologischen Theorien in der Neuzeit, Ier partie, 2e
éd., Leipzig und Berlin, 1913 ; Erik NORDENSKIÖLD, Die Geschichte der
Biologie, trad. G. SCHNEIDER, Iéna, G. Fischer ; Theodor BALLAUFF, Die
Wissenschaft vont Leben, Band I, Sammlung Orbis, Freiburg München,
1954.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 413
542 Charles BONNET, Considérations sur les corps organisés, où l'on traite de
leur origine, de leur développement, de leur reproduction, etc., Amsterdam,
1762, t. I, Préface, pp. VI-VII.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 414
d'agir les uns sur les autres, le mouvement s'y engendre sur le champ,
et que ces mélanges agissent avec une force capable de produire les
effets les plus surprenants. En mêlant ensemble de la limaille de fer,
du soufre et de l'eau, ces matières ainsi mises à portée d'agir les unes
sur les autres s'échauffent peu à peu et finissent par produire un em-
brasement. En humectant de la farine avec de l'eau, et renfermant ce
mélange, on trouve au bout de quelque temps, à l'aide du microscope,
qu'il a produit des êtres organisés, qui jouissent d'une vie dont on
croyait la farine et l'eau incapables. C'est ainsi que la matière inani-
mée peut passer à la vie, qui n'est elle-même qu'un assemblage de
mouvements 549. »
La réduction matérialiste de la vie aboutit à une théorie de la géné-
ration spontanée, confirmée par l'observation microscopique des ger-
mes. Mais il ne s'agit pas d'une réduction de l'organique à l'inorgani-
que ; d'Holbach se contente de tirer les conclusions de la chimie pré-
lavoisienne, où, « de géométrique, l'atomisme devient naturel, vivace,
procréateur, organique 550 ». La Nature apparaît comme un continuum
immense où se poursuivent des fermentations, des actions réciproques
mettant en œuvre les propriétés vitales de toutes les catégories d'ato-
mes. La réalité ne se réduit pas à une combinaison de déterminismes
aveugles ; la Nature, si elle n'est pas providentielle, apparaît comme
un antihasard : « Les molécules de la Nature peuvent être comparées à
des dés pipés, c'est-à-dire produisant toujours certains effets détermi-
nés ; ces molécules étant essentiellement variées par elles-mêmes et
par leurs combinaisons, elles sont pipées pour ainsi dire d'une infinité
de façons différentes. La tête d'Homère ou la tête de Virgile n'ont été
que des [319] assemblages de molécules ou, si l'on veut, de dés pipés
par la nature, c'est-à-dire des êtres combinés et élaborés de manière à
produire l'Iliade ou l'Enéide. On en peut dire autant de toutes les pro-
ductions soit de l'intelligence soit de la main des hommes 551... »
À la Providence surnaturelle des « Déicoles », d'Holbach substitue
une finalité au détail, analogue au clinamen des atomes épicuriens, qui
549 Système de la Nature, Ier partie, ch. II, éd. citée, t. I, pp. 77-78.
550 P. NAVILLE, D'Holbach et la philosophie scientifique au XVIIIe siècle, op.
cit., p. 201.
551 D'HOLBACH, Système de la Nature, IIe partie, ch. v ; dans R. DESNE, Les
matérialistes français de 1750 à 1800, Buchet-Chastel, 1965, p. 144.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 418
557 P. 22.
558 P. 23.
559 P. 24.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 421
dessous des animaux, ou du moins pour faire par là même mieux écla-
ter les prodiges de l'éducation, qui seule nous tire du niveau et nous
élève enfin au-dessus d'eux 560. » L'espèce humaine a inventé le lan-
gage, première des grandes inventions, et source de beaucoup d'autres.
Le chemin qui a mené l'humanité au-delà de l'animalité est celui de
cet épanouissement que la pensée des Lumières a consacré sous les
espèces de la catégorie nouvelle du progrès. La philosophie matéria-
liste doit expliquer ce progrès en termes d'action et de réaction ; elle
doit dégager les conditionnements qui se trouvent au principe de
l'aventure humaine. Par le biais de cette analyse, la philosophie de la
nature s'articule à une philosophie de la culture ; la thèse de l'incarna-
tion corporelle de l'être humain se redouble au niveau d'une incarna-
tion culturelle. L'homme, dira-t-on plus tard, est l'animal qui s'est do-
mestiqué lui-même, l'homme agit sur l'homme grâce à l'institution, à
la fois mémoire collective, et instrument collectif de formation et de
réformation, dont l'un des moyens les plus efficaces est la parole arti-
culée.
Helvétius pose la question de savoir comment l'homme a été capa-
ble de construire la civilisation. Il met en lumière l'importance de la
structure de l'organisme et le rôle essentiel de l'adaptation au milieu ;
la causalité organique de la spontanéité humaine est confrontée avec
les influences du milieu. Le double déterminisme centrifuge et centri-
pète entraîne des ajustements qui permettent à l'être humain de s'adap-
ter à l'environnement, tout en le modifiant à son profit. « Les facultés
que je regarde comme les causes productrices de nos pensées, et qui
nous sont communes avec les animaux, ne nous occasionneraient
pourtant qu'un très petit nombre d'idées si elles n'étaient jointes en
nous à une [322] certaine organisation extérieure. Si la nature, au lieu
de mains et de poignets flexibles, eût terminé nos poignets par un pied
de cheval, qui doute que les hommes sans art, sans habitations, sans
défense contre les animaux, tout occupés du soin de pourvoir à leur
nourriture et d'éviter les bêtes féroces ne fussent encore errants dans
les forêts comme des troupeaux fugitifs 561 ? »
Empiriste, sensualiste, matérialiste, Helvétius rejette l'innéisme des
idées et des vérités premières, grâce auxquelles l'homme aurait pu être
560 P. 40.
561 HELVÉTIUS, De l'Esprit, 1758 ; éd. de Londres, 1776, t. 1 ; 1. I, ch. I, p. 2.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 422
selon Cabanis, une réflexion raisonnée sur les rapports entre le physi-
que et le moral de l'homme. Un matérialisme biologique serait démen-
ti par la seule constatation du fait que l'homme, soumis à ses condi-
tions d'existence, est capable de les transformer à son profit.
Le déterminisme naturel est un déterminisme à double entrée ; les
aptitudes psychologiques propres à l'espèce humaine lui permettent de
prendre un contrôle croissant de l'ordre naturel, grâce à une inversion
de la causalité. L'émergence de la conscience institue des possibilités
nouvelles. Natura non nisi parendo vincitur, avait dit Bacon ; l'ensei-
gnement majeur des philosophes matérialistes semble être pareille-
ment que la victoire sur la nature passe par l'obéissance à la nature.
Les radicaux matérialistes français ne font que reprendre les thèmes
développés par Locke, Hume et Condillac, qui n'étaient pas matéria-
listes, en y ajoutant un sens nouveau de l'incarnation corporelle, lié
aux progrès de la biologie et de la médecine, comme aussi de l'hygiè-
ne et de la pédagogie.
[324]
Si l'on laisse de côté certaines intempérances spéculatives, les phi-
losophies de la nature auraient pour fonction de mettre en lumière
l'autonomie du domaine d'ici-bas, par rapport à toute récurrence de
l'au-delà traditionnel. L'ordre naturel, homme compris, constitue une
communauté immense d'êtres et d'événements en réciprocité d'action
et de réaction ; des causalités s'exercent en concurrence, et nos diver-
ses normes d'intelligibilité s'efforcent de les restituer. L'homme appar-
tient à la nature dont il subit les déterminismes ; son rôle est privilégié
grâce au droit d'initiative qui lui est imparti, de par sa constitution
propre. Individu humain et espèce humaine, soumis au droit commun
de leurs conditions d'existence, jouissent du privilège d'infléchir les
séries causales dans le sens de leurs utilités, après en avoir déchiffré le
mécanisme. L'humanité est dans la nature un palier d'inflexion des
significations, domestiquées par l'intelligence. Un Helvétius, un
d'Holbach, en dépit de leur matérialisme, ou plutôt à cause de leur ma-
térialisme, sont des philosophes de la liberté ; leur pensée s'ordonne en
fonction d'une réforme pédagogique et politique, à la faveur de laquel-
le l'humanité s'affirmera maîtresse de ses destinées.
À considérer les choses avec un certain recul, abstraction faite de
toute considération eschatologique sur les origines radicales et sur les
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 425
568 Ibid.
569 Nomenclature des Singes, 1766 ; Œuvres philosophiques de BUFFON, éd.
citée, p. 388.
570 Ibid.
571 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 427
573 LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l'entendement humain, I. III, ch. VI, art. 23 ;
Œuvres philosophiques de LEIBNIZ, p. p. P. JANET, Alcan, 1900, t. I, p. 276.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 430
574 Cf. Charles E. RAVEN, John Ray naturalist, Cambridge University Press, 2e
éd., 1950, pp. 420 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 433
575 Textes cités par R. FURON, dans l'Histoire générale des Sciences, publiée
sous la direction de R. TATON, P.U.F., t. II, 1958, p. 665.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 435
576 Histoire de l'Académie des Sciences, année 1727 (éditée en 1729), pp. 1-3 ;
cité dans J.-R. CARRÉ, La philosophie de Fontenelle ou le sourire de la
raison, Alcan, 1932, p. 191.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 436
577 Histoire des Minéraux, t. IV, dans Œuvres philosophiques de BUFFON, éd.
citée, p. 419 ; sur ces questions, cf. R. HOOYKAS, Natural Law and divine
miracle, The principle of uniformity in Geology and Theology, 2nd édition,
Leiden, Brill, 1963.
578 Ibid., p. 423.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 437
579 Cette dissertation, rédigée en 1746, a été publiée en 1749, l'année même où
paraissaient les premiers volumes de l'Histoire naturelle de Buffon. Voltaire
refusait de reconnaître la véritable nature des fossiles ; une polémique
s'ensuivit entre les deux écrivains, qui d'ailleurs s'acheva par une déclaration
d'estime réciproque : « Je ne veux pas rester brouillé avec M. de Buffon
pour des coquilles », déclara Voltaire. La dissertation en question figure
dans les Œuvres complètes de VOLTAIRE, éd. Lahure-Hachette, 1860, t.
XVII, pp. 553 sqq.
580 Jean-Jacques ROUSSEAU, Essai sur l'origine des Langues, ch. IX ; dans
Traités sur la Musique, Genève, 1781, p. 274.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 438
582 Fragment d'une des premières éditions du Systema Naturae ; cité dans Paul
TOPINARD, Éléments d'anthropologie générale, Delahaye, 1885, p. 29.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 440
583 Philosophia Botanica, 1750 ; dans Knut HAGBERG, Karl Linné, trad.
Hammar, éd. Je Sers, 1944, p. 162.
584 Cité ibid., p. 80.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 441
caractère ; qu'il peut y avoir pour le même genre des organes de fructi-
fication différents. Il y a là de quoi renverser la base de la fructifica-
tion, qui est en même temps la base de toute la science botanique, de
quoi faire sauter les classes naturelles des plantes 585. »
Rompant avec son dogmatisme initial, Linné adopte la perspective
mutationniste, qui relativise l'acte originel de la Création. Il faut céder
à l'évidence : « J'ai vu moi-même quatre véritables espèces de plantes
hybrides se produire de mon temps, écrit Linné en 1760. Il n'y a aucun
doute que ce ne fussent des espèces nouvelles produites par généra-
tions hybrides. Il semble en résulter que beaucoup d'espèces apparte-
nant à un même genre n'ont constitué à l'origine qu'une même plante
et se sont produites depuis par hybridité 586. » Tout se passerait com-
me si l'initiative du Créateur n'avait porté que sur un schéma global,
sur une première esquisse de l'ordre des êtres ; la Nature aurait reçu
une délégation de pouvoirs pour parachever ou diversifier l'œuvre des
six jours. Le maître d'Upsal ne se résout qu'à contrecœur à accepter
une idée si contraire à ses présupposés ; il ne considère pas le problè-
me comme résolu. En 1762 encore, il indique qu'il s'agit là pour lui,
ou plutôt pour ses successeurs, d'une hypothèse de travail : « J'ai long-
temps nourri le soupçon, et je n'ose le présenter que comme une hypo-
thèse, que [337] toutes les espèces d'un même genre n'ont constitué à
l'origine qu'une même espèce, qui s'est diversifiée par voie d'hybridité.
Il n'est pas douteux que ce ne soit une des préoccupations de l'avenir,
et que de nombreuses expériences ne soient instituées pour convertir
cette hypothèse en axiome établissant que les espèces sont l'œuvre du
temps 587. »
Linné est un cas-limite : le plus grand classificateur et nomencla-
teur de l'histoire du savoir devait maintenir la fixité des types et la dis-
continuité des espèces afin de réaliser un ordonnancement statique du
domaine naturel. Or il est obligé de faire droit à l'exigence adverse,
d'admettre la variabilité des formes et la plasticité d'une nature enga-
gée dans un devenir dont les aboutissements sont indéterminés. Da-
vantage encore, c'est le principe même de son épistémologie qui se
trouve remis en question, en même temps que l'unité, l'identité et la
modèle toujours neuf, que le nombre des moules ou des copies, quel-
que infini qu'il soit, ne fait que renouveler 590. »
Ce langage fixiste correspond à une affirmation fondamentale de
Buffon. Le devenir de la nature ne comporte guère de possibilités de
renouvellement. « Les espèces, affirme Buffon, sont les seuls êtres de
la Nature ; êtres perpétuels, aussi anciens, aussi permanents qu'el-
le 591. » Cette permanence résulte de la biologie générale mise en œu-
vre dans l’Histoire naturelle : « Il existe sur la terre et dans l'air et
dans l'eau une quantité déterminée de matière organique que rien ne
peut détruire ; il existe en même temps un nombre déterminé de mou-
les capables de se l'assimiler, qui se détruisent et se renouvellent à
chaque instant ; et ce nombre de moules ou d'individus, quoique va-
riable dans chaque espèce, est au total toujours le même, toujours pro-
portionné à cette quantité de matière vivante. » L'idée selon laquelle
« on verrait paraître des espèces nouvelles 592 » semble à Buffon
contraire à sa conception, plutôt statique, d'une nature caractérisée par
la conservation de l'énergie organique inhérente aux molécules vitales.
Le transformisme de Buffon se trouve par là même maintenu dans
les limites de la fixité des espèces. Celle-ci n'est pas rigide, et certai-
nes [340] variations ont pu s'y produire, mais elles revêtent le caractè-
re plutôt négatif d'une « dégénération », qui, à l'intérieur d'un genre
donné, a pu produire des espèces voisines. Par exemple, le cheval, le
zèbre et l'âne appartiennent tous trois à une même famille ; ils consti-
tuent des espèces collatérales à l'intérieur d'un même genre ; on peut
diminuer le nombre des types sur lesquels a porté la création : « On
peut réduire à quinze genres et à neuf espèces isolées non seulement
tous les animaux qui sont communs aux deux continents, mais encore
tous ceux qui sont propres et particuliers à l'ancien », estime Buffon
en ce qui concerne les mammifères 593. A propos des oiseaux, Buffon
observe également : « On trouve fréquemment parmi eux des espèces
voisines et assez ressemblantes pour pouvoir être regardées comme
des branches collatérales d'une même tige, ou d'une tige si voisine
590 Histoire naturelle, Première Vue, 1764 ; Œuvres philosophiques, éd. citée,
p. 31.
591 Seconde Vue, 1765, ibid., p. 35.
592 Ibid., p. 38.
593 Cité dans PIVETEAU, loc. cit., p. XXXIII.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 446
d'une autre qu'on peut leur supposer une origine commune 594. » Il
s'agit d'une possibilité de diversification, qui revêt le caractère d'une
dégénérescence, et se manifeste surtout dans les espèces inférieures.
Buffon semble hésiter quant à la position à prendre : « L'âne et le
cheval viennent-ils donc originairement de la même souche ? sont-ils,
comme le disent les nomenclateurs, de la même famille, ou ne sont-ils
pas et n'ont-ils pas toujours été des animaux différents 595 ? » La ré-
ponse à cette question met en cause beaucoup plus que les deux espè-
ces intéressées. Ceux qui n'hésitent pas à regrouper végétaux et ani-
maux en familles d'une origine commune « ne paraissent pas avoir
assez senti toute l'étendue de ces conséquences, qui réduiraient le pro-
duit immédiat de la création à un nombre aussi petit que l'on voudrait :
car s'il était une fois prouvé qu'on pût établir ces familles avec raison,
s'il était acquis que dans les animaux et même dans les végétaux, il y
eût, je ne dis pas plusieurs espèces, mais une seule qui eût été produite
par la dégénération d'une autre espèce ; s'il était vrai que l'âne ne fût
qu'un cheval dégénéré, il n'y aurait plus de borne à la puissance de la
Nature, et l'on n'aurait pas tort de supposer que d'un seul être elle a su
tirer avec le temps tous les autres êtres organisés 596 ».
Si Buffon recule devant le transformisme, c'est qu'il a saisi la logi-
que du transformisme. Le mythe de la Création lui sert de garde-fou
devant des possibilités vertigineuses que son esprit positif ne peut ad-
mettre. Il invoque la révélation, puis il ajoute : « D'ailleurs, depuis
qu'on observe la nature, depuis le temps d'Aristote jusqu'au nôtre, l'on
n'a pas vu paraître d'espèces nouvelles, malgré le mouvement rapide
qui entraîne, amoncelle ou dissipe les parties de la matière, malgré le
nombre infini de combinaisons qui ont dû se faire pendant ces vingt
siècles 597... » L'hypothèse transformiste est contraire aux faits les plus
nombreux, bien que certains faits semblent la corroborer.
[341]
Une attitude de réserve s'impose. Buffon admet que c'est là un do-
maine mal connu et dans lequel devrait être mise en œuvre une re-
603 Ibid.
604 Ibid., pp. 241-242.
605 P. 242.
606 François HEMSTERHUIS, Lettre sur l'Homme et ses rapports avec le
commentaire inédit de DIDEROT, p. p. G. MAY, P.U.F., 1964, pp. 218-219 ;
dans Roland DESNE, Les matérialistes français de 1750 à 1800, Buchet-
Chastel, 1965, pp. 80-81.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 452
tenir les idées et à en faire de nouvelles (...) Ayant fait, sans voir, des
yeux qui voient, elle a fait sans penser une machine qui pense 608... »
Pour développer un mécanisme intégral, La Mettrie rejette l'idée de
Création, parce que la référence à une initiative originaire de la divini-
té implique une finalité immanente à la nature. Le Dieu de Linné ou
de Buffon a fixé par avance les limites du développement des espèces
et des formes. Pour La Mettrie, au contraire, la vie est une énergie la-
tente dans la matière et qui cherche sa voie dans des directions impré-
visibles. Une accumulation de causalités convergentes a suscité la
forme humaine ; rien ne dit que la nature s'en tiendra là ; d'autres for-
mes peuvent naître qui, elles non plus, ne seront pas le fruit du hasard,
mais la résultante d'une autorégulation ; les êtres non viables, les ratés
sont éliminés, seuls subsistent les êtres qui bénéficient d'un concours
favorable de circonstances. L'idée de hiérarchie, qui s'affirmait dans le
thème de la chaîne des êtres, est remplacée par la notion d'une com-
plexité croissante d'organisation. L'homme est lui-même un produit de
l'activité des forces naturelles ; l'être humain n'apparaît plus comme le
chef-d'œuvre [346] de la Providence divine, et l'objet de sa sollicitu-
de ; il doit se considérer comme l'aboutissement imprévisible de mé-
canismes aveugles qui ont fini par se compenser et se combiner.
« L'organisation est le premier mérite de l'homme 609. »
Le cas de La Mettrie fait voir que le transformisme proprement dit
implique l'abandon d'habitudes de pensée consacrées par un usage
immémorial. La Mettrie est un athée et ensemble un déraciné, qui
achève sa carrière dans l'exil de Berlin. Avant lui, un autre personnage
curieux évoque cette alliance entre la libre pensée et les spéculations
transformistes. Benoît de Maillet fut à peu près le contemporain de
Fontenelle, avec lequel il entretint des relations de pensée. Sa longue
vie, de 1656 à 1738, fut surtout occupée par une carrière dans le servi-
ce diplomatique. De Maillet fut consul général en Egypte à partir de
1692, consul général à Livourne en 1708, et, en 1714, inspecteur des
établissements français du Levant et des côtes barbaresques. Arabisant
de valeur, il publia un ouvrage important sur l'Egypte qu'il connaissait
608 Ibid., pp. 226-227 ; cf. LA METTRIE, L'Homme machine, critical edition by
ARAM VARTANIAN, Princeton University Press, i960, pp. 55 sqq.
609 LA METTRIE, L'Homme machine, 1747 ; Œuvres philosophiques, sans nom
d'auteur, Londres, 1751, p. 34.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 454
625 Lettre sur les Aveugles à l'usage de ceux qui voient, 1749 ; Œuvres
philosophiques de DIDEROT, p. p. P. VERNIÈRE, Garnier, 1961, pp. 121-122.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 461
626 ROUSSEAU, Essai sur l'origine des langues, 1754 (publié en 1761), ch. IX,
note ; dans Traités sur la Musique, Genève, 1781, pp. 273-274.
627 Ibid., p. 272.
628 Ibid., ch. x, p. 280.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 462
631 GOETHE, Aphorismes sur la Nature, trad. Pierre BERTAUX, Nouvelle Revue
Française, septembre 1928, p. 393.
632 Ibid., pp. 394-396. L'attribution de ce texte à Goethe n'est pas certaine ; lui-
même, en 1828, déclarait ne pouvoir se souvenir s'il en était l'auteur, tout en
y reconnaissant l'expression de son propre état d'esprit vers 1783. Si elles ne
sont pas de Goethe, ces pages pourraient être attribuées au Zurichois G. C.
Tobler (1757-1812) ; Curtius y retrouvait l'inspiration d'un hymne orphique
à la déesse Physis (cf. E. R. CURTIUS, La littérature européenne et le Moyen
Age latin, trad. BRÉJOUX, P.U.F., 1956, p. 132).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 464
[355]
Deuxième partie.
Les sciences de la vie
Chapitre IV
L’ANTHROPOLOGIE
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635 Cf. notre Révolution galiléenne, Payot, 196g, t. II, pp. 178 sqq., Les débuts
de l'Anthropologie.
636 Cf. M. F. Ashley MONTAGU, Edward Tyson and the rise of human and
comparative Anatomy in England, Philadelphia, The American
philosophical Society, 1943, p. 402.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 467
640 Margaret T. HODGEN, Early Anthropology in the 16th and 17th centuries,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1964, p. 418.
641 Cf. plus haut, pp. 282 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 473
642 PETTY, Papers, édités par le marquis de LANDSDOWNE, London, 1927, t. II,
p. 23 ; dans J. S. Slotkin, Readings in early Anthropology, Chicago, Aldine
publishing company, 1965, p. 88. Ce volume offre une riche documentation
concernant l'histoire de l'Anthropologie, du moins pour le domaine anglo-
saxon.
643 Papers, éd. citée, t. II, p. 30 ; SLOTKIN, p. 89.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 475
647 Margaret T. HODGEN, Early Anthropology in the 16th and 17th centuries,
op. cit., p. 422.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 477
yeux bridés, de larges épaules, un nez plat et une barbe rare. Les La-
pons forment une quatrième espèce, petite et massive, laide et dont la
stature évoque celle de l'ours. Quant aux Américains, Bernier hésite à
en faire une race à part, en dépit de leur teint basané et des traits spéci-
fiques de leur visage ; mieux vaudrait les classer parmi les Européens,
dont le groupe admet une assez grande diversité intrinsèque, diversité
qui d'ailleurs se retrouve entre les variétés de la race noire.
François Bernier ne propose qu'une esquisse superficielle, dont les
éléments se retrouveraient presque tous dans les cosmographies du
XVIe siècle. L'originalité de cet essai se trouve dans la positivité de la
description. Au soir de sa vie, un homme qui fut médecin, philosophe,
voyageur d'Orient et d'Extrême-Orient, récapitule son expérience et
s'efforce de mettre en ordre toutes les informations qu'il a rassem-
blées. Le disciple de Gassendi applique une méthode d'empirisme ra-
dical ; il décrit les hommes comme un naturaliste décrit les mammifè-
res ou les oiseaux, sans aucunement se soucier des interférences pos-
sibles ou des chocs en retour des présupposés traditionnels. Le méde-
cin Petty se préoccupait de situer l'espèce humaine dans l'échelle des
êtres ; cet arrière-plan n'existe pas pour le médecin Bernier ; l'humani-
té s'offre à lui comme un ensemble de faits à analyser.
Le Journal des Savants est une des principales revues européen-
nes ; le point de vue exposé par Bernier en 1684 peut être considéré
comme un signe des temps. Un discours sur l'homme devient possible
sur le mode de la recherche inductive, en laissant de côté tous les a
priori qui s'imposaient naguère ; il s'agit de savoir ce qui constitue
l'homme en tant qu'homme, par opposition aux espèces animales ap-
parentées. « Un animal, écrit Locke, est un corps vivant organisé (...)
et la notion que nous avons de l'homme, quelles que soient les autres
définitions qu'on en donne, n'enferme dans le fond qu'une espèce par-
ticulière d'animal (...) Ce n'est pas la seule idée d'un être pensant et
raisonnable qui constitue l'idée d'un homme dans l'esprit de la plupart
des gens, mais celle d'un corps formé de telle et telle manière, qui est
joint à cet esprit 648. » La définition la plus simple de l'homme le pré-
sente [364] comme « un être corporel et raisonnable 649 », la raison
650 LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l'entendement humain, 1. II, ch. XXVII, art.
9 ; Œuvres philosophiques de LEIBNIZ, p. p. P. JANET, Alcan, 1900, t. I, p.
194.
651 BUFFON, Histoire naturelle, Nomenclature des Singes, 1766 ; Œuvres, éd.
de 1833, t. XIV, p. 4.
652 Méditations métaphysiques, II ; Œuvres de DESCARTES, Bibliothèque de la
Pléiade, p. 277.
653 Réponses aux Cinquièmes Objections (Gassendi), art. 3, éd. citée, p. 479.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 479
654 PASCAL, Pensées, pet. éd. BRUNSCHVICG, Hachette, n° 339 ; Voltaire cite un
texte assez différent, qui doit être celui publié par Port-Royal.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 480
l'inventaire des races humaines, pour conclure dans le sens d'un poly-
génisme en contradiction avec le mythe de la Genèse. Il ne semble pas
que personne avant Voltaire ait fait choix d'une telle entrée en philo-
sophie, et son exemple n'a guère trouvé d'imitateurs. La procédure
adoptée souligne le fait que le problème de l'homme est passé au pre-
mier plan dans la culture des Lumières. Par ailleurs l'article Chaîne
des Êtres créés du Dictionnaire philosophique procède à une critique
des conceptions traditionnelles, le schéma dogmatique des degrés de
l'être est présenté sans aucune complaisance : « Cette gradation d'êtres
qui s'élèvent depuis le plus léger atome jusqu'à l'Être suprême, cette
échelle de l'infini frappe d'admiration. Mais quand on la regarde atten-
tivement, ce grand fantôme s'évanouit, comme autrefois toutes les ap-
paritions s'enfuyaient le matin au chant du coq. » Le poids des don-
nées de fait l'emporte sur la représentation de la grille hiérarchique,
encore décisive aux yeux de William Petty.
Dans ce domaine, Voltaire se montre plus radical que ses contem-
porains, un Linné, un Buffon, qui continuent à faire référence à la
chaîne comme à un fil conducteur d'intelligibilité. Ce qui subsiste de
cette représentation périmée, c'est l'idée d'un statut intermédiaire ca-
ractéristique de la condition humaine ; entre l'ordre infra-humain des
bêtes et l'ordre surhumain des anges, le domaine humain déploie une
zone de possibilités où la nature se transfigure en culture. Les impéra-
tifs spécifiques ne s'imposent que sous la condition restrictive de
l'exercice de la liberté humaine.
En 1713, le médecin anglais Richard Blackmore, développant les
vues de Tyson, insistait sur l'originalité de la situation de l'homme
dans la création : « L'homme, qui se rapproche le plus de la classe in-
férieure des esprits célestes (car nous avons tout lieu d'admettre un
ordre de subordination dans cette lignée supérieure), étant mi-corps,
mi-esprit, devient ainsi l'Equateur qui divise par le milieu l'ensemble
de la création, et sépare le monde corporel du monde intellectuel invi-
sible ; semblablement le chimpanzé ou le singe, qui présente la plus
proche similitude avec l'homme, est le premier ordre d'animaux en
dessous de lui. » La différence porte sur le langage. Si les singes en
étaient doués, « ils pourraient sans doute revendiquer le rang et la di-
gnité de l'espèce humaine aussi justement que le sauvage Hottentot ou
l'indigène stupide [367] de la Nouvelle-Zemble (...) Le plus parfait de
cette catégorie d'êtres, l'Orang-Outang, comme le nomment les natifs
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 482
660 Richard BLACKMORE, The Lay Monk, n° 5, London, 1713, repris dans le
recueil The Lay Monastery, 1714 ; texte cité dans A.-O. LOVEJOY, Essays in
the History of Ideas, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1948, pp. 59-60.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 483
pourtant semblent proches des mœurs simiesques plus que des com-
portements humains. Les Boshimans, les Hottentots, les Patagons, les
plus sauvages d'entre les sauvages, ne sont-ils pas les témoins d'un
stade intermédiaire entre l'animalité et l'humanité ? En Europe même,
des enfants qui ont échappé au contrôle de leurs parents, et se sont
séparés de l'espèce humaine, attestent qu'un individu humain peut
s'ensauvager, et demeurer aliéné par rapport à la communauté humai-
ne. Les « enfants sauvages », retrouvés par hasard dans les bois où ils
vivaient, incapables d'apprendre sur le tard le langage et le style de vie
de leurs semblables, manifestent une régression possible de l'humanité
à l'animalité ; ils enseignent du même coup que la civilisation consti-
tue un caractère anthropologique ; l'homme est éducable et perfectible,
alors que les animaux, même grégaires, semblent voués à persister
indéfiniment sous un régime de vie stationnaire 661.
Les penseurs se passionnent pour ces problèmes, qui nourrissent
les polémiques de l'époque. « Entendez-vous par sauvages, écrit Vol-
taire, des animaux à deux pieds, marchant sur les mains dans le be-
soin, isolés, errant dans les forêts, salvatici, salvaggi, s'accouplant à
l'aventure, [369] oubliant les femmes auxquelles ils se sont joints, ne
connaissant ni leurs fils ni leurs pères ; vivant en brutes, sans avoir ni
l'instinct ni les ressources des brutes ? On a écrit que cet état est le
véritable état de l'homme, et que nous n'avons fait que dégénérer mi-
sérablement depuis que nous l'avons quitté. Je ne crois pas que cette
vie solitaire, attribuée à nos pères, soit dans la nature humaine. Nous
sommes, si je ne me trompe, au premier rang (s'il est permis de le di-
re) des animaux qui vivent en troupe, comme les abeilles, les fourmis,
les castors, les oies, les poules 662... » Voltaire s'oppose à Rousseau en
ce qui concerne la nature et les fins de la condition humaine ; mais
tous deux sont d'accord pour décrire la condition humaine en termes
d'histoire naturelle, et non plus selon les schémas de la théologie.
Linné inscrit l'homme dans sa classification des espèces vivantes,
reprenant « l'idée d'Aristote et de Galien au point où le christianisme
661 Sur les confins de l'humanité, cf. Franck TINLAND, L'Homme sauvage,
Homo Férus et Homo Sylvestris, Payot, 1968.
662 VOLTAIRE, La Philosophie de l'Histoire, réédité comme Introduction à
l'Essai sur les Mœurs, VII : Des Sauvages ; Œuvres de VOLTAIRE, éd.
Lahure-Hachette, 1859, p. 14.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 485
666 Ibid., pp. 27-28 ; cf. ce texte de la Préface du Muséum régis Adolphi
Friderici, Upsal, 1754, cité ibid., p. 28 : « Lorsque nous soumettons le corps
humain au scalpel de l'anatomiste afin de trouver dans la structure de ses
organes internes quelque chose qui ne se rencontre pas dans les autres
animaux, nous sommes obligés de reconnaître la vanité de nos recherches. Il
faut donc nécessairement rapporter notre prérogative à quelque chose
d'absolument immatériel, que le Créateur n'a donné qu'à l'homme, et qui est
l'âme. »
667 Système de la Nature de Ch. DE LINNÉ, Du règne animal, trad. V. de PUTTE,
d'après la 13e éd. latine, Bruxelles, 1793, p. 36.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 487
prend forme sur le fond de l'ensemble des espèces vivantes ; il est jus-
ticiable des méthodes qui s'appliquent dans cette région du savoir. Les
précurseurs de Linné, un Bernier en particulier et un Tyson, pouvaient
avoir pressenti la nécessité de modifier le statut de l'objet humain ;
seul Linné était susceptible d'imposer une telle conversion du regard.
Linné consacre à l'homme quelques pages destinées surtout à met-
tre en place le genre humain dans le tableau général de la création.
Buffon étudie l'être humain dans ses caractéristiques générales, dans
ses mœurs et dans son développement ; il en fait la matière de plu-
sieurs volumes qui laissent loin derrière eux les sèches analyses du
maître d'Upsal. Le seul point commun est que la science de l'homme
et des hommes, telle que Buffon l'entreprend, est liée à l'ensemble de
la science de la nature. Linné a affirmé la possibilité d'une anthropo-
logie positive ; mais il n'a pas mis en œuvre cette possibilité ; Buffon
est le premier naturaliste à avoir appliqué à l'espèce humaine les voies
et moyens d'une science naturelle capable de se présenter comme une
discipline scientifique. Topinard pouvait écrire que Buffon « a fondé
ce qu'on allait bientôt désigner par le nom d'anthropologie, dont il a
esquissé toutes les grandes divisions, à savoir : l'homme en général,
considéré comme animal au point de vue morphologique et biologique
à tous les âges ; ses races, leur description, leur mode d'origine et leur
croisement ; enfin sa comparaison avec les singes et autres animaux
au point de vue physique et physiologique, la caractéristique de
l'homme, sa place au milieu des autres êtres et son origine ». Et Topi-
nard se rallie à l'opinion de Flourens, selon lequel « l'anthropologie
surgit d'une grande pensée de Buffon ; jusque-là l'homme n'avait été
étudié que comme individu, Buffon est le premier qui l'ait envisagé
comme espèce 671 ».
Rousseau écrit en 1754, au début de la Préface du Discours sur
l'origine [373] et les fondements de l'Inégalité parmi les hommes :
« La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humai-
nes me paraît être celle de l'homme 672. » Le paradoxe avait été signa-
lé par Buffon, dont Rousseau était un lecteur attentif : « Quelque inté-
rêt que nous ayons à nous connaître nous-mêmes, je ne sais si nous ne
connaissons pas mieux tout ce qui n'est pas nous. Pourvus par la natu-
re d'organes uniquement destinés à notre conservation, nous ne les
employons qu'à recevoir les impressions étrangères ; nous ne cher-
chons qu'à nous répandre au dehors et à exister hors de nous 673... »
Linné avait mentionné le Nosce ipsum à la place réservée à l'homme
dans la première édition du Systema Naturae en 1735. L'histoire natu-
relle de l'homme semble emboîter le pas à la philosophie traditionnel-
le ; Buffon développe une théorie de la connaissance dans l'esprit de
l'empirisme de Locke. « Pourquoi vouloir retrancher de l'histoire natu-
relle de l'homme l'histoire de la partie la plus noble de son être 674 ? »
Le naturaliste ne renonce pas à tenir compte du domaine humain de la
pensée ; mais celle-ci ne constitue plus à elle seule l'identité de
l'homme ; elle apparaît comme une caractéristique parmi d'autres, et
qui sert de signe distinctif à notre espèce. La différence est perçue sur
un fond d'identité.
« La première vérité qui sort de cet examen sérieux de la nature est
une vérité peut-être humiliante pour l'homme, c'est qu'il doit se ranger
lui-même dans la classe des animaux, auxquels il ressemble par tout
ce qu'il a de matériel, et même leur instinct lui paraîtra peut-être plus
sûr que sa raison, et leur industrie plus admirable que ses arts 675... »
Buffon admet la révolution qui inscrit l'espèce humaine dans l'inven-
taire général de la nature ; du seul fait qu'il est étudié en situation
d'animalité, l'homme est compris d'une manière tout à fait différente.
Buffon met en œuvre cette perspective ouverte vers une nouvelle ima-
ge de la réalité humaine. « Comme ce n'est qu'en comparant, écrit-il,
que nous pouvons juger, que nos connaissances roulent même entiè-
rement sur les rapports que les choses ont avec celles qui leur ressem-
blent ou qui en diffèrent, et que s'il n'existait point d'animaux la nature
de l'homme serait encore plus incompréhensible, après avoir considéré
l'homme en lui-même, ne devons-nous pas nous servir de cette voie de
comparaison ? ne faut-il pas examiner la nature des animaux, compa-
rer leur organisation, étudier l'économie animale en général, afin d'en
faire des applications particulières, d'en saisir les ressemblances, rap-
procher les différences, et de la réunion de ces combinaisons, tirer as-
676 Discours sur la nature des Animaux, 1753 ; Œuvres philosophiques, éd.
citée, p. 317.
677 Cf. Hester HASTINGS, Man and Beast in French thought of the 18th Century,
Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1936.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 492
682 Ibid.
683 Ibid., p. 293.
684 De la manière d'étudier et de traiter l'Histoire naturelle, 1749, recueil cité,
p. 10.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 494
dental, adulte et bien élevé tel qu'on le rencontre dans les universités
ou les salons d'Amsterdam, de Londres ou de Paris. L'anthropologie
comme science implique le recours à un ensemble de méthodes objec-
tives dressant un inventaire complet de la documentation disponible
sur les formes de la présence humaine à travers l'étendue du monde
connu. Une section de l'Histoire naturelle est consacrée aux Variétés
de l'espèce humaine ; publiée en 1749, mais complétée une trentaine
d'années après, cette étude s'étend sur plus de 200 pages in-octavo, et
tient compte des dernières relations des voyageurs, en particulier de
Bruce et de Cook. Un siècle plus tard, Quatrefages louait la « merveil-
leuse sagacité de celui qui, disposant de matériaux aussi imparfaits, a
su en tirer tant de déductions et de conclusions justes (...) Les princi-
paux linéaments d'une anthropologie véritable sont nettement arrêtés,
avec une sûreté de coup d'œil faite pour étonner encore aujour-
d'hui 685... ».
L'anthropologie descriptive de Bufflon n'est pas seulement une an-
thropologie somatique, mais aussi une anthropologie culturelle, et
donc déjà une ethnologie. Cette recherche élargit les limites de l'hu-
manité, en relativisant cette raison qui semblait l'attribut privilégié de
l'espèce humaine. Les sociétés sauvages, décrites par les voyageurs,
ne sont « qu'un assemblage tumultueux d'hommes barbares et indé-
pendants qui n'obéissent qu'à leurs passions particulières, et qui, ne
pouvant avoir un intérêt commun, sont incapables de se diriger vers
un même but et de se soumettre à des usages constants, qui tous sup-
posent une suite de desseins raisonnes et approuvés par le plus grand
nombre ». Les sauvages se réunissent « sans savoir pourquoi » et se
séparent « sans raison ». Ils n'ont guère d'idées et leur langage demeu-
re rudimentaire 686.
Ces vues de Buffon, aujourd'hui contestables, donnent à penser que
l'existence du sauvage peut contribuer à diminuer la « distance infi-
nie » entre l'homme et l'animal, distance qui est une résultante de la
civilisation. Buffon souligne l'intérêt d'une recherche des origines hu-
maines, destinée à dégager la véritable nature de l'homme primitif.
« L'homme sauvage est en effet de tous les animaux le plus singulier,
688 Variétés dans l'espèce humaine ; Œuvres, 1833, t. IX, pp. 274-275.
689 Ibid., Œuvres, pp. 273-274 ; Œuvres philosophiques, p. 313.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 497
gue que celle de la vie de presque tous les animaux, on ne peut pas
nier qu'elle ne soit en même temps plus incertaine et plus variable. On
a cherché dans ces derniers temps à connaître les degrés de ces varia-
tions et à établir par des observations quelque chose de fixe sur la
mortalité des hommes à différents âges ; si ces observations étaient
assez exactes et assez multipliées, elles seraient d'une très grande utili-
té pour la connaissance de la quantité du peuple, de sa multiplication,
de la consommation des denrées, de la répartition des impôts 690... »
L' « arithmétique morale » prolonge 1' « arithmétique politique »
de William Petty ; l'anthropologie aborde le domaine social ; Buffon a
soupçonné le principe de cette discipline à laquelle le xixe siècle don-
nera le nom nouveau de « démographie ». L'histoire naturelle de
l'homme englobe un considérable dossier statistique qui comprend
près de deux cents pages. On y trouve des tables de la probabilité de la
vie, qui donnent année par année les espérances de vie, c'est-à-dire le
laps de temps de survivance sur lequel peut normalement compter un
individu d'un âge déterminé. Buffon fournit des statistiques des nais-
sances, mariages et morts pour certaines paroisses de Bourgogne pen-
dant la période 1760-1774, et des tables comparatives de la mortalité à
Paris et dans les campagnes, etc. De telles préoccupations sont de plus
en plus répandues pendant la seconde moitié du siècle. L'originalité de
Buffon consiste à avoir fait entrer cet ordre de recherche dans le cadre
d'une anthropologie, comprise comme un chapitre d'une « histoire na-
turelle générale et particulière ».
L'anthropologie de Buffon, à laquelle il ne manque guère que de se
présenter sous ce nom moderne, est par son ampleur, par la diversité
et la complémentarité des perspectives, la synthèse des acquisitions du
siècle dans le domaine de la science de l'homme. Linné s'était conten-
té de marquer la place de l'homme dans la série animale ; d'autres étu-
dieront tel ou tel aspect de la réalité humaine ; Buffon est ensemble un
naturaliste, un philosophe, un ethnologue et un démographe, ce qui
donne à son œuvre une valeur exemplaire, augmentée par le mérite de
l'écrivain. Bien peu d'autres après lui seront capables de proposer une
[380] synthèse interdisciplinaire où la biologie, l'étude anatomo-
physiologique n'est pas séparée de la croissance mentale, où l'homme
est présenté, en tant qu'individu, mais aussi en tant que membre d'un
groupe social, dans sa relation avec l'environnement total de la nature
matérielle et vivante.
Topinard, historien de l'anthropologie, au temps du triomphe du
darwinisme, oppose les deux traditions rivales de Linné et de Buffon :
« L'école dont Linné fut le chef mérite le nom d'école des faits, ou
morphologique ; elle a produit Blumenbach et Cuvier. Elle s'attache
aux organes, aux individus, à la délimitation des espèces, à la classifi-
cation en familles, et ne va guère au-delà. Celle dont Buffon fut le
promoteur, et qui eut un retentissement immédiat en Allemagne com-
me en Angleterre et en France, mérite le nom d'école des idées ou phi-
losophique. Elle a engendré Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Goethe
et Darwin. Des organes, elle s'élève rapidement aux fonctions exté-
rieures d'existence, aux relations générales des êtres vivants les uns
avec les autres ; de la classification, elle s'élève à l'harmonie univer-
selle de la nature et aux causes médiates et immédiates de cette har-
monie. Buffon est l'instigateur initial de ce vaste mouvement qui,
après diverses alternatives, a abouti à celui dont nous sommes aujour-
d'hui les témoins, et qui embrasse toutes les sciences à la fois. Buffon,
en laissant de côté Aristote, qui a quelque droit éloigné à ce titre, est le
fondateur enfin de l'anthropologie. Depuis Aristote en effet, aucun
nom ne s'est présenté à nous qui mérite l'épithète d'anthropologiste ;
après Buffon, ils seront nombreux 691... »
L'œuvre de Buffon, point de départ d'une ère nouvelle, déploie
l'espace mental de cette discipline que constitue désormais 1' « histoi-
re naturelle de l'homme ». Communément reconnue, à travers l'Euro-
pe, elle constitue un présupposé auquel on se réfère sans avoir besoin
de le citer explicitement. Des savants plus spécialisés développent leur
recherche pour approfondir tel ou tel aspect particulier du domaine en
question, au sein duquel leurs travaux se trouvent mis en place sans
difficulté aucune. L'article Espèce humaine de l'Encyclopédie atteste
ce nouvel état de la pensée ; le titre de cet article, qui paraît aller de
soi, n'est possible qu'après Linné et Buffon, et grâce à eux. On y ap-
prend que « l'homme considéré comme un animal offre trois sortes de
variétés : l'une est celle de la couleur, la seconde est celle de la gran-
deur et de la forme, la troisième est celle du naturel des différents
mot de Franklin, celui qui fait des outils ; parmi ces inventions, le feu,
et le langage. L'homme seul est capable de rire et de pleurer, il se dis-
tingue par des maladies spécifiques. La liste des caractères anthropo-
logiques a pu être complétée ; du vivant même de Blumenbach, Dau-
benton signalait la position du trou occipital à la base du crâne, corré-
lative de la station droite chez l'homme. Mais le précis du De generis
humani varietate nativa est demeuré, à travers le temps, un chapitre
de l'anthropologie somatique.
La deuxième partie de la thèse traite « de la dégénération des ani-
maux en général, de ses causes et de ses modes » ; la notion de « dé-
génération » implique l'adoption de l'idée transformiste. Les espèces
vivantes se modifient sous l'influence du milieu ; Blumenbach partage
les opinions de Buffon : « Il paraît évident que le climat doit exercer
une puissance presque infinie sur tous les corps organiques, et particu-
lièrement sur les animaux à sang chaud ; liés intimement à l'atmosphè-
re, ils sont, tant qu'ils existent, exposés à son action. On sait aujour-
d'hui que l'air, qu'on regardait comme simple, est composé d'une mul-
titude d'éléments : les gaz en sont les parties constitutives, la lumière,
la chaleur, la matière électrique entrent comme accessoires dans sa
composition. La proportion de ces diverses parties varie prodigieuse-
ment, et chacun de ces changements doit modifier l'action de l'atmos-
phère sur les animaux qui y sont plongés 698. » Le relief, les différen-
ces d'altitude, le voisinage des fleuves, des lacs, de la mer entraînent
« diverses modifications du sang, des liquides qui en émanent et sur-
tout des humeurs huileuses, telles que la graisse, la bile, etc. ». Le jeu
de ces déterminismes avait déjà été reconnu, « mais c'est particulière-
ment dans ces derniers temps que les grands progrès de la chimie et la
précision des études physiologiques l'ont mise dans toute son éviden-
ce 699 ». La chaleur et le froid, le genre de vie influent sur la couleur et
la forme des animaux, ainsi que le régime alimentaire ; les exemples
sont nombreux et connus depuis toujours. Blumenbach souligne le fait
de la domestication, qui suscite, par une modification des conditions
d'existence, des variations considérables dans beaucoup d'espèces vi-
vantes.
698 De l'unité du genre humain et de ses variétés, trad. citée, sect. II, p. 119.
699 Ibid., pp. 120-121.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 504
702 P. 299.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 506
toutes les parties vivantes qu'on doit les puiser et non dans l'image du
trépas. N'est-ce pas en effet un étrange moyen de reconnaissance que
d'attendre la mort et la dissection d'un homme pour connaître à quelle
nation il appartient, ou de tuer un animal pour découvrir dans ses os-
sements son genre et son espèce 707 ? ».
Protestation prophétique. La division du travail épistémologique, si
elle promet un approfondissement de la recherche, entraîne une perte
du sens. L'anthropologiste découpe la réalité humaine pour l'étudier de
plus près, mais du même coup il risque d'avoir détruit cette même ré-
alité, qui ne peut triompher dans l'oubli de la présence concrète de
l'être humain. Les réserves de Sonnini attestent qu'un nouvel âge de la
science a été atteint. De ce nouvel âge témoigne l'œuvre du Hollandais
Peter Camper (1722-1789), médecin, familier des savants de l'école
anglaise et de l'école française, et l'un des fondateurs de l'anatomie
[388] comparée, à laquelle il a consacré une partie de ses travaux. Re-
prenant la tradition de Tyson, il s'est intéressé de très près à l'anatomie
de l'orang-outang ; alors que son précurseur anglais n'avait pu étudier
qu'un seul exemplaire, mort jeune, Camper a disséqué plusieurs spé-
cimens de différents âges, et rendu compte de ses recherches dans ses
Mémoires sur l'orang-outang et autres espèces de singes (1779). Il
établit que l'orang-outang constitue une espèce différente de l'espèce
humaine, en particulier parce que, en dépit des apparences, il est un
quadrupède. Camper a étudié la structure et la fonction du pied hu-
main ; et c'est lui qui le premier a défini l'angle facial du crâne « qui
permet, devait écrire Goethe, de mesurer la saillie du front, enveloppe
de l'organe intellectuel, et d'apprécier ainsi sa prédominance sur l'or-
ganisme destiné aux fonctions purement animales 708 ». Camper a mis
en lumière les différences de cet angle facial dans les diverses variétés
humaines.
L'orientation de ces recherches a été indiquée par son fils : « Une
perspicacité étonnante, l'habitude de dessiner les parties les plus inté-
711 VICQ d'AZYR, Deuxième Discours sur l’Anatomie comparée, publié dans les
Mémoires de l'Académie des Sciences en 1773-1784 ; Œuvres de VICQ
d'AZYR, p. p. MOREAU de la SARTHE, 1805, t. IV, p. 139.
712 Ibid., p. 140.
713 Ibid., p. 141.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 512
714 P. 146.
715 Pp. 147-148.
716 VICQ d'AZYR, Plan d'un cours d'Anatomie et de Physiologie, Considérations
générales ; Œuvres, éd. citée, t. IV, p. 37.
717 Ibid., p. 39.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 513
721 Ibid., p. 68 ; cf. la théorie du prototype chez Buffon et J.-B. Robinet, plus
haut, pp. 348-350.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 515
drent les êtres les plus parfaits et les plus accomplis, quoiqu'ils soient
fort différents de l'homme : tels sont les lions et les tigres. On peut
même dire qu'un climat chaud suffit pour communiquer quelque chose
d'humain [393] aux organisations imparfaites, témoin les singes et les
perroquets 727. » Dans l'organisation de la femelle, la matrice est
l'élément le plus important ; « aussi la force plastique semble-t-elle
dans les animaux supérieurs avoir tout dépensé pour cet organe, de
façon qu'elle est obligée de procéder avec parcimonie quand il s'agit
des autres. C'est ainsi que je m'explique la beauté moins parfaite des
femelles dans les animaux ; les ovaires avaient tant absorbé de subs-
tance qu'il ne restait plus rien pour l'apparence extérieure 728... ».
La philosophie naturelle de Goethe substitue à une finalité exté-
rieure régie par le Créateur une finalité organisatrice interne, à l'œuvre
dans chacun des individus vivants. L'homme ne constitue qu'un cas
dans cette biologie générale, qui découvre partout la même énergie
vitale dans la diversité des formes. L'œuvre immense de Goethe litté-
rateur a porté tort aux travaux de Goethe naturaliste, voué à n'apparaî-
tre que comme un amateur distingué. Les intuitions de Goethe,
contemporaines de celles de Lamarck, trouveront des prolongements
dans l'œuvre de Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), et le vieux Goe-
the se passionnera, en 1830, pour le débat qui opposera, à l'Académie
des Sciences, Geoffroy et Cuvier, hostile à des vues trop éloignées à
ses yeux de la réalité des faits. On considère d'ordinaire en Goethe un
précurseur de la biologie romantique allemande ; mais Goethe n'est
pas responsable des égarements de ses successeurs. Il serait plus juste
de voir dans sa réflexion l'aboutissement de la philosophie naturelle
du XVIIIe siècle, telle qu'elle s'affirme en particulier chez Buffon. Les
travaux de Goethe mettent en œuvre une lecture du réel, qui marque
un progrès par rapport aux spéculations de l'auteur de l’Histoire natu-
relle. La nature n'est plus comprise comme la réalisation d'un pro-
gramme transcendant ; elle développe une série d'essais et d'erreurs,
elle invente perpétuellement des formes inédites. Et cette biologie est
ensemble une anthropologie, car elle fonde un rapport au monde qui
est aussi un rapport à soi. La destinée de l'homme est de reprendre au
niveau de la conscience le projet créateur de la nature.
727 P. 34.
728 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 517
733 P. 202.
734 P. 203.
735 P. 21.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 521
736 P. 22.
737 P. 25.
738 P. 46.
739 P. 47.
740 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 522
les 741 ? ». La problématique est plus intéressante que les résultats ob-
tenus, car Zimmermann hésite à se prononcer sur le fond des choses,
en l'absence d'informations certaines : « En admettant même l'affirma-
tive, poursuit-il à propos de l'apparition d'espèces nouvelles, la chose
demanderait un espace de temps auquel la vie de plusieurs observa-
teurs ne suffirait pas 742. » Il est possible que des innovations zoologi-
ques se soient réalisées à la faveur des « grandes catastrophes » subies
par le globe terrestre, mais cette possibilité manque de confirmations
expérimentales. Zimmermann hésite à admettre que certaines espèces
aient pu disparaître : « Il est bien vrai qu'on a déterré des ossements de
quadrupèdes qui nous sont absolument inconnus jusqu'ici ; mais il faut
toujours songer combien de pays vastes et abondants en animaux il y
a, dont nous n'avons aucune connaissance physique ; combien il est
difficile de porter un jugement assuré sur les débris du squelette d'un
animal 743. »
La géographie zoologique permet de justifier la constitution de ra-
ces diverses à partir d'une origine commune sous l'influence des
conditions climatiques. A partir de la découverte de l'Amérique, la
présence d'êtres humains sur ces terres jusque-là inconnues et inacces-
sibles posait la question de l'insertion de ces frères séparés dans le ca-
dre unitaire imposé par le mythe biblique de la Genèse ; dans l'ordre
de l'histoire naturelle d'ailleurs, la présence de plantes et d'animaux
semblables [398] à ceux qu'on trouvait en Europe, ou différentes, sus-
citait des difficultés du même ordre. L'origine des Américains avait
fait l'objet de nombreux travaux et d'hypothèses contradictoires, géné-
ralement inspirés par le désir de raccorder à la généalogie de Noé ces
descendants écartés 744. L'idée avait prévalu de migrations terrestres
par un passage du Nord de l'Asie au Nord du continent américain,
dans les parages alors inconnus du détroit de Behring. Quant aux par-
ticularités de la flore et de la faune, ainsi qu'aux caractéristiques de
l'humanité indigène, Buffon et Cornélius de Pauw (1739-1799), dans
741 P. 42.
742 P. 42.
743 P. 45.
744 Cf. Marcel BATAILLON, L'unité du genre humain du P. Acosta au P.
Clavigero, Mélanges à la mémoire de Jean Sarrailh, Centre de recherches
de l'Institut d'études hispaniques, 1966, t. 1 ; Lewis HANKE, Aristotle and
the American Indians, London, Hollis and Carter, 1959.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 523
[399] dans chaque siècle. Si alors, dis-je, on trouvait une nation clai-
rement teinte sous la zone torride, on pourrait marquer avec quelque
vraisemblance le temps de son émigration d'une contrée moins chau-
de. Le même raisonnement pourrait s'appliquer à d'autres peuples,
comme les Tartares par exemple. Alors, outre la couleur, il faudrait
encore avoir égard surtout à la taille, à la couleur des yeux, des che-
veux, etc. 748 ».
Zimmermann ajoute que « ce n'est là qu'une idée hasardée », et qui
devrait être soumise à vérification. Il s'en tient d'ailleurs à l'anthropo-
logie somatique, et ne met en cause ni le domaine psychologique ni
plus généralement l'ordre culturel. Ces spéculations s'expriment dans
un langage ingénu, qui ne correspond pas aux exigences de la science
rigoureuse. Mais l'œuvre de Zimmermann atteste la constitution d'un
nouvel espace mental ; l'anthropologie embrasse tous les horizons du
monde, et tous les âges de la terre ; elle tente de conquérir des modes
d'intelligibilité correspondant au schéma général de la mentalité mé-
caniste. Une discipline est née, qui pose en termes de développement
les questions concernant l'homme comme espèce. L'histoire naturelle
de l'homme ne peut se borner à une zoologie descriptive des organis-
mes humains dans l'état sous lequel ils s'offrent à notre investigation.
L'état présent des individus et des sociétés ne peut être compris que
comme l'aboutissement d'un très lent processus qui a permis à l'huma-
nité de parvenir à sa maturité actuelle. On peut s'intéresser aux lions
d'aujourd'hui, aux poissons et aux oiseaux sans tenir compte de ce
qu'ont pu être leurs ancêtres, il y a deux siècles ou il y a dix mille ans ;
même s'ils ont eu, en des temps reculés, des précurseurs différents
d'eux, la connaissance de ces espèces disparues n'est pas indispensable
au zoologiste d'aujourd'hui, pensaient les naturalistes de l'âge des Lu-
mières.
Le cas de l'espèce humaine paraît différent ; chaque individu est
capable de mémoire et d'éducation ; conjugué avec la mémoire, le
langage permet de stocker l'information et l'expérience acquises. La
conscience individuelle s'inscrit dans le contexte d'une conscience so-
ciale qui assure la tradition de la mémoire collective. Le caractère ad-
ditif de la connaissance est fondamental : ni les tigres, ni les moi-
neaux, ni les chiens ne sont capables de capitaliser l'expérience acqui-
748 P. 179.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 525
Les facultés de l'esprit ont été étudiées, ainsi que les affections du
cœur ; mais il nous manque toujours une histoire de l'espèce, dans son
progrès depuis l'état sauvage jusqu'au plus haut degré d'amélioration
et de civilisation 749. » Henry Home veut être l'historien de l'humanité
en tant qu'espèce, au moment où se développe chez les historiens eu-
ropéens le projet d'une histoire universelle de l'humanité en tant que
communauté des peuples et nations selon l'idéal cosmopolitique.
L'histoire de l'espèce apparaît comme une préhistoire qui ne sait pas
encore dire son nom.
Le projet de Henry Home est proche de celui que développe son
compatriote Monboddo, magistrat et philosophe amateur, qui écrivait
en 1766 au linguiste et grammairien Harris son désir de réaliser « une
Histoire de l'Homme, dans laquelle je le suivrais à travers les diverses
étapes de son existence, car il y a une progression de notre espèce de-
puis un état à peine supérieur à celui des brutes jusqu'à cet état de per-
fection que vous décrivez dans l'ancienne Grèce, état réellement stu-
péfiant, et particulier à notre espèce 750 ». Monboddo écrira encore, en
1784 : « Dans une époque où l'histoire naturelle a connu de tels déve-
loppements, [401] il est étonnant que l'on ait si peu étudié l'histoire
naturelle de notre propre espèce, laquelle, par opposition à son histoire
civile, n'est pas autre chose qu'une monographie de l'état de nature.
Or, avant Rousseau, il ne me semble pas qu'aucun auteur moderne ait
jamais rêvé qu'un tel état ait jamais existé en fait, ou pu exister 751. »
La référence au Discours sur l'origine et les fondements de l'inéga-
lité parmi les hommes (1754) révèle que l'histoire naturelle en ques-
tion conserve le caractère spéculatif et conjectural d'une confrontation
entre le civilisé, le sauvage, et les grands singes, en particulier l'orang-
outang qui tient la vedette depuis l'ouvrage exemplaire de Tyson
(1699) ; l'enjeu du débat est la notion d'état de nature, à propos de la-
quelle les références positives paraissent entremêlées d'implications
métaphysiques. L'anthropogenèse s'efforce de combler les vides de la
749 Henry HOME, Sketches on the history of Man, 1774, I, dans SLOTKIN,
Readings in early Anthropology, Chicago, Aldine publishing company,
1965, p. 423.
750 Cité dans A.-O. LOVEJOY, Monboddo and Rousseau ; Essays in the History
of Ideas, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1948, p. 57.
751 (Lord MONBODDO), Ancient Metaphysics, vol. III, containing the history
and philosophy of Men, Book II, ch. XIII, London, Edinburgh, 1784, p. 270.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 527
754 Ibid.
755 Op. cit., Appendice, ch. III, p. 377.
756 James BURNET, Of the origin and progress of language, vol. I, Edinburgh,
1773 ; Book I, ch. XI, p. 141.
757 Ibid., en note.
758 Op. cit., ch. x, p. 133.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 530
762 En 1761 paraît, sans nom de lieu ni de traducteur, une édition française d'un
livre publié en 1755 à Lucques par Gorini Corio sous le titre L'Uomo. Le
titre français est L'Anthropologie. Il s'agit d'un ouvrage d'apologétique,
dirigé contre « les athées, les déistes et les matérialistes », et qui rassemble
un certain nombre de lieux communs sur la condition humaine.
763 MIRABEAU, Sur Moses Mendelssohn, sur la réforme politique des Juifs,
Londres, 1787, p. 42.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 533
766 Cf. l'étude de Fritz HARTMANN et Kurt HAEDKE, Der Bedeutungswandel des
Begriffs Anthropologie im ärztlichen Schrifftum der Neuzeit,
Sitzungsberichte der Gesellschaft zur Beforderung der gesamten
Naturwissenschaften zu Marburg, Band 85, 1963, qui donne une importante
bibliographie.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 535
770 Cf. l'étude de Wilhelm DILTHEY, Die Funktion der Anthropologie in der
Kultur der 16. und 17. Jahrhunderts, Gesammelte Schriften, t. II, pp. 416
sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 538
772 Pour plus de détails sur cette littérature, cf. l'étude déjà citée de Fritz
HARTMANN et Kurt HAEDKE.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 540
mouvements de son âme, quelque soin qu'il prenne de les cacher, ils
ne sont pas plutôt formés qu'ils paraissent sur son visage. (...) Ce qui
est de plus merveilleux, les actions que la vertu et le vice font naître se
découvrent de la même sorte, et bien que la bonté et la malice qu'elles
ont semblent n'avoir point de commerce avec le corps, elles lui en
laissent pourtant je ne sais quelles images 774... »
Ces grandes ambitions ne produisent en fait que de médiocres ré-
sultats. L'analyse psycho-somatique promise se réduit à une collection
de [412] lieux communs moralisateurs, émaillés d'observations bana-
les sur l'expression des émotions et des sentiments. Les novateurs rê-
vent de mettre au point une connaissance vraiment objective des rap-
ports entre l'âme et le corps. En 1663, J. S. Elsholtz donne une An-
thropometria (1663). Ce néologisme, conforme aux exigences du
nouveau savoir, exprime la conviction que seule la mesure introduit à
une science digne de ce nom. Pour soustraire la physiognomonie aux
influences occultes qui la déforment trop souvent, il faut en faire une
discipline rigoureuse, grâce à l'étalonnage mathématique. Elsholtz a
mis au point un anthropomètre, compas constitué par deux règles gra-
duées, avec lequel il est possible de mesurer la tête et les membres, les
diverses parties du corps, de déterminer des symétries et de donner
des schémas géométriques de l'individu humain. L'instrument d'Els-
holtz était en avance sur son temps ; celui qui l'avait inventé n'était
guère capable de s'en servir. La craniologie et la craniométrie atten-
dront encore un siècle avant de naître, par les soins de Camper, de
Daubenton et de Blumenbach ; quant à l'anthropométrie, elle devien-
dra au XIXe siècle une technique d'identification, en particulier grâce
aux travaux de Bertillon, qui sans doute ignorait le précédent lointain
d'Elsholtz.
La physiognomonie, ou physionomie, comme on dit parfois au
XVIIIe siècle, ne parvient pas à se constituer comme une science, car
les indications morphologiques ne se laissent qu'imparfaitement rédui-
re à des mesures et proportions mathématiques. Cette discipline cor-
respond à une perception globale de la forme psycho-physique, trans-
cendant les éléments sur lesquels elle s'appuie. L'existence d'une ap-
préhension et compréhension physionomique est indéniable, mais
guère justifiable en raison démonstrative. Tel est le paradoxe de l'an-
per, l'un des fondateurs de l'anatomie comparée, qui est aussi un des-
sinateur et professe un cours d'anatomie à l'usage des artistes, est Fau-
teur d'une Dissertation sur les variétés naturelles qui caractérisent la
physionomie des hommes des divers climats et des différents âges,
rédigée en 1768 et publiée en 1791 777.
La physiognomonie est l'une des passions du siècle, au point de
susciter les moqueries de Jonathan Swif (1667-1745) qui note, dans
l'éloge du savant fantoche Martin Scriblerus : « En physiognomonie,
sa pénétration est telle qu'au vu d'un simple tableau représentant une
personne, il peut écrire sa vie, et d'après les traits des parents, il est
capable de faire le portrait de tout enfant à naître 778. » L'humoriste
met en lumière l'ambiguïté d'une science, dont les jugements risquent
de ressusciter une dangereuse prédestination. Lichtenberg, fasciné par
la vogue de ce nouveau type d'horoscope, prévoit l'apparition de la
doctrine du criminel-né, reconnu à son signalement avant toute mise
en œuvre de ses dangereuses facultés : « Si la physiognomonie de-
vient ce que Lavater attend d'elle, on pendra les enfants avant qu'ils
aient accompli les forfaits qui leur vaudront la potence. On organisera
chaque année une nouvelle manière de confirmation. Un autodafé
physiognomonique 779... » Avant Lombroso (1836-1909), Lichtenberg
développe jusqu'à son terme la logique de l'analyse signalétique appli-
quée à la défense sociale. C'est peut-être pour avoir pressenti ces dan-
gereuses perspectives que Diderot, critique d'art et homme de théâtre,
tenté lui aussi par les disciplines de l'expression et de la pantomime, et
au courant des recherches de Camper, finira par refuser de collaborer
à la traduction française des [414] Physiognomonische Fragmente de
Lavater, alors qu'il avait envisagé ce projet en 1775 780.
En dépit de l'opposition de tempérament entre l'illuminé Lavater et
Diderot, sensualiste et matérialiste, la physiognomonie les fascine
les signes extérieurs de leur corps » (Second Mémoire sur les connaissances
physionomiques, Nouveaux Mémoires de l'Académie royale des Sciences et
Belles Lettres, 1770, Berlin, 1772, p. 425).
777 Sur tout ceci, cf. Jacques PROUST, Diderot et la Physionomie, Cahiers de
l'Association internationale des Études françaises, juin 1961.
778 Mémoires de Martin Scriblerus ; Œuvres de Jonathan SWIFT, Bibliothèque
de la Pléiade, p. 671.
779 LICHTENBERG, Aphorismes, 1775-1779 ; recueil cité, p. 162.
780 Cf. Jacques PROUST, art. cité, p. 322.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 544
782 LAVATER, L'art de connaître les hommes, trad. citée, t.1, pp. 268-269 ; cf.
l'attitude entièrement négative de Buffon : « Les Anciens étaient fort
attachés à cette espèce de préjugé, et dans tous les temps il y a eu des
hommes qui ont voulu faire une science divinatoire de leurs prétendues
connaissances en physionomie ; mais il est bien évident qu'elles ne peuvent
s'étendre qu'à deviner les mouvements de l'âme par ceux des yeux, du visage
et du corps, et que la forme du nez, de la bouche et d'autres traits ne fait pas
plus à la forme de l'âme, au naturel de la personne que la grandeur ou la
grosseur des membres fait à la pensée (...) Il faut donc avouer que tout ce
que nous ont dit les physionomistes est destitué de tout fondement, et que
rien n'est plus chimérique que les inductions qu'ils ont voulu tirer de leurs
prétendues observations métoposcopiques » (Œuvres de BUFFON, éd.
Pourrat, 1833 ; De l'homme, De l'âge viril, t. IX, p. 16).
783 La BRUYÈRE, Caractères, XII, 31.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 547
786 Cf. Programme des cours pour le semestre d'hiver 1765-1766, Gesammelte
Schriften, éd. de l'Académie de Berlin, t. II, p. 309.
787 Cf. Fondements de la Métaphysique des Mœurs, éd. DELBOS, Delagrave pp.
75-76.
788 Note de DELBOS, éd. citée, p. 75.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 551
789 Dans l'essai Sur l'échec de toutes les tentatives philosophiques de théodicée
(1791), Kant évoque une enquête du naturaliste et géographe suisse Jean-
André de Luc, dans les montagnes d'Europe, pour découvrir par observation
directe si l'homme était naturellement bon. Il s'agissait là, selon Kant, d'une
« expédition anthropologique » (anthropologische Reise) (cf. FESTUGIÈRE,
Pensées successives de Kant sur la théodicée et la religion, Vrin, 1931, p.
157).
790 KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, trad. M.
FOUCAULT, Vrin, 1964, p. 11.
791 Ibid.
792 Ibid., p. 15.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 552
objet. Mais, s'il est vrai que l'œil ne peut se voir lui-même, peut-être
l'homme-sujet est-il à jamais condamné à voir l'homme-objet lui
échapper. Car l'existence humaine se déploie dans la réalité à la fois
comme un donné matériel, comme un vécu psychique et ensemble
comme un vouloir être moral, justifié seulement par les exigences qui
servent de règle à son action. L'unité de la science anthropologique
présupposerait l'unité de la réalité humaine.
Le XVIIIe siècle invente l'anthropologie, en même temps qu'il dé-
couvre la pluralité des épistémologies qu'elle met en œuvre. Topinard
dresse le bilan de la discipline aux environs de 1800 : « L'anthropolo-
gie était à ce moment déjà fondée dans ses parties essentielles. Elle
n'était pas encore admise à parler haut, ceux de ses adeptes qui s'écar-
taient de la doctrine orthodoxe rigoureuse passaient volontiers pour
des athées, des perturbateurs, mais elle existait. Elle était en posses-
sion du nom qui lui appartient, synonyme d'histoire naturelle de
l'homme ; de ses trois aspects : l'homme, les races et les peuples ; de
ses distinctions d'étude : les caractères physiques d'ordre anatomique
ou morphologique, les caractères physiologiques ordinaires, psycho-
logiques, ethnographiques et même sociologiques ; de ses moyens de
recherches, l'anatomie comparée, la craniométrie, l'anthropométrie, et
enfin de ses grands problèmes à résoudre : la place de l'homme dans la
nature, son origine simple ou multiple, la relation de ses races avec le
groupe total et leur mode de formation, les lois du progrès social dans
ses rapports avec l'organisation des hommes, etc. 796. » Dès l'origine,
l'anthropologie est plutôt un groupe de sciences qu'une [423] science
proprement dite. Elle se dérobe à toute appréhension unitaire ; le
contenu de cette discipline varie d'un théoricien à l'autre, ou d'un pays
à l'autre. En Angleterre, la recherche porte sur la genèse de l'espèce
humaine et l'histoire de l'homme social, avec l'œuvre de Kames, de
Monboddo, de Ferguson, en attendant Prichard, Darwin et Th. Hu-
xley. L'Allemagne, où l'anthropologie médicale a vu le jour, dévelop-
pera, après Blumenbach et Kant, la théorie des races, avec les sinistres
prolongements que l'on sait ; en même temps, l'anthropologie psycho-
logique et philosophique suivra la voie ouverte par les travaux de
Kant et de Humboldt. La France aura produit la grande synthèse de
Buffon, qui demeure isolée, ou à peu près 797. C'est seulement à la fin
du siècle, avec la brillante floraison de l'école idéologique, que l'exi-
gence anthropologique sera pleinement ressentie, sous l'influence des
travaux allemands. Lamarck esquisse une anthropogenèse ; Cabanis,
dans ses Rapports du physique et du moral de l'homme, s'efforce
d'élaborer cette « science de l'homme », qui constitue l'espérance maî-
tresse de l'Idéologie, et se développe dans le sens d'une anthropologie
médicale, avec Pinel, Bichat et leurs émules, dans le sens d'une an-
thropologie culturelle avec Volney, Fauriel, etc. 798.
Faute de parvenir à définir en rigueur son identité épistémologique,
l'anthropologie démontre son mouvement en marchant. Mais l'ambi-
guïté de son statut suscite les objections et les contradictions. Le pro-
jet ultime de l'anthropologie est peut-être de justifier l'existence de
l'homme. L'échec du projet, l'impossibilité de le mener à bonne fin,
aura pour conséquence la proclamation, par certains, de l'inexistence
de l'homme. Solution radicale et absurde, car c'est l'existence de
l'homme en son irréductible spécificité qui commande l'inachèvement
de l'anthropologie.
797 On peut citer ici un ouvrage anonyme, paru en 1755 et réédité en 1799 : Idée
de l'homme physique et moral, pour servir d'introduction à un traité de
médecine, dont l'inspiration psycho-physiologique et la composition
évoquent les anthropologies médicales allemandes ; plus tard, A. GANNE,
L'homme physique et moral, Strasbourg, 1791.
798 L'anthropologie des Idéologues sera étudiée dans le cadre de ce mouvement
de pensée. Je n'ai pu utiliser, dans la rédaction de ce chapitre, l'ouvrage de
Michèle LELEU : Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières
(Maspero, 1971) qui, comme son titre ne l'indique pas, contient une analyse
utile de l'anthropologie de Buffon, Voltaire et Rousseau
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 557
[424]
Deuxième partie.
Les sciences de la vie
Chapitre V
Le progrès de
la conscience médicale
I. MÉDECIN ET MÉDECINE.
Retour au sommaire
800 Sur cette affaire, cf. LA METTRIE, L'Homme machine, critical edition, by
Aram Vartanian, Princeton University Press, 1960, pp. 199 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 559
l'homme ; ils nous ont seuls dévoilé ces ressorts cachés dans des enve-
loppes qui dérobent à nos yeux tant de merveilles. Eux seuls contem-
plant tranquillement notre âme, l'ont mille fois surprise et dans sa mi-
sère et dans sa grandeur, sans plus la mépriser dans l'un de ces états
que l'admirer dans l'autre. Encore une fois, voilà les seuls physiciens
qui aient droit de parler ici. Que nous diraient les autres, et surtout les
théologiens 801 ?) ». Aux yeux d'une époque préoccupée par les pro-
blèmes anthropologiques, la médecine joue le rôle d'une discipline
pilote. La thérapeutique est un art dont les procédures se trouvent
constamment soumises à l'épreuve des faits. Le résultat obtenu vaut,
chaque fois, confirmation ou démenti.
La pratique médicale apparaît comme un emplacement privilégié
pour la mise en oeuvre de cette philosophie expérimentale, l'un des
enjeux du siècle. La Nouvelle Atlantide de Bacon, publiée en 1627,
œuvre de science-fiction qui décrit un centre pluridisciplinaire de re-
cherches scientifiques, comprend des hospices, infirmeries ou
« chambres de santé », ainsi que des « apothicaireries », destinées à
l'étude systématique des médicaments et des thérapeutiques, en dehors
des présupposés de la médecine traditionnelle. Descartes et Leib-
niz 802, qui ne sont pas médecins, sont préoccupés par les problèmes
de santé, étroitement associés à la connaissance biologique : la patho-
logie n'est qu'une physiologie dévoyée. La promotion sociale et intel-
lectuelle de la médecine apparaît comme une contrepartie du déclin de
la métaphysique. Le discours sur l'homme se référait naguère à l'ordre
des idées et des essences, dont il examinait les articulations intelligi-
bles ; le découragement ontologique rabat l'attention sur l'individu
concret. La philosophie, devenue théorie de la connaissance, trouve
son application dans l'univers du sensible, et cette forme de la présen-
ce au monde implique une vigilance constante à l'égard du normal et
du pathologique. La culture [426] médicale, dépouillée de son caractè-
re hermétique, devient un élément privilégié dans le milieu de la So-
ciété Royale. William Petty et Edward Tyson, qui s'illustrèrent en des
domaines variés, ont une formation médicale. Avant même la forma-
tion de la Royal Society, il convient de souligner l'importance de la
Faculté de Médecine dans l'université de Padoue, centre le plus actif
803 Henri MARION, John Locke, sa vie et son œuvre, Germer Baillière, 1878, pp.
15-16 ; cf. aussi Kenneth DEWHURST, John Locke, Physician and
Philosopher, London, The Welcome historical médical Library, 1963.
804 Recherches sur l'histoire de la Médecine, Œuvres complètes de BORDEU,
p. p. RICHERAND, 1818, t. II, p. 678 ; sur l'œuvre médicale de Locke et
Sydenham, cf. notre Révolution galiléenne, Payot, 1969, t. II, pp. 218 sq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 561
ne. Beaucoup plus tard, le chimiste Pasteur devait constater à ses dé-
pens que l'on n'a pas le droit de porter remède aux maux de l'humanité
souffrante, si l'on n'a pas reçu, en bonne et due forme, l'investiture de
la Faculté. La création de l'Institut Pasteur devait être une solution de
fortune pour contourner l'obstacle formidable de l'égoïsme du corps
médical. Le pouvoir absolu de Louis XIV lui-même n'avait pu en ve-
nir à bout ; la Faculté de Paris ayant opposé son veto à la découverte
de la circulation du sang, le seul moyen pour donner droit de cité à
une vérité déjà vieille de près d'un demi-siècle avait été de créer en
1672, au profit du circulateur Dionis, une chaire d'anatomie au Jardin
du Roi, qui bénéficiait d'un privilège d'exterritorialité épistémologi-
que. Encore Dionis, s'il pouvait enseigner la circulation, n'avait-il pas
le droit de conférer le grade de docteur en médecine.
L'histoire de la connaissance médicale apparaît ainsi liée non seu-
lement à l'histoire de l'enseignement, mais aussi à l'administration gé-
nérale et même, indirectement, à la politique sociale des différents
gouvernements. Le cas le plus favorable est celui des universités ani-
mées d'un esprit résolument moderne et qui, acceptant la mutation
épistémologique, enseignent la médecine du présent en préparant la
médecine de l'avenir. Telle est la situation dans ces emplacements pri-
vilégiés que constituent les institutions de création récente, moins
chargées d'une hérédité conservatrice : Leyde, créée à la fin du XVIe
siècle, auréolée des prestiges de de le Boë, d'Albinus et surtout de
Boerhaave, est, au début du XVIIIe siècle, la capitale de la médecine
vivante. En Allemagne, Halle, créée en 1694, bénéficie de l'enseigne-
ment d'Hoffmann et de Stahl ; Göttingen, qui date seulement de 1734,
est illustrée par le grand physiologiste suisse Haller. En France même,
il est une exception qui confirme la règle : Montpellier, siège d'une
Université ancienne, prouve qu'une Faculté de Médecine peut être
aussi le lieu d'une recherche théorique et pratique ; elle peut revendi-
quer les grands noms de Boissier de Sauvages, de Bordeu, de Barthez.
La gloire de l'école de Montpellier souligne la déchéance de Paris. Il
faudra attendre la suppression, sous la Révolution, de l'ancien système
universitaire et de ses contraintes abusives pour que surgisse aussitôt
une école de Paris, illustrée par les grandes figures de Cabanis, Bichat,
Pinel, Dupuytren, Bayle, Laennec, Corvisart et leurs émules, qui fera,
au début du XIXe siècle, et pour la première fois, de la capitale de la
France, une capitale de la médecine européenne.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 565
[430]
La situation de l'Angleterre, au début du siècle, en ce qui concerne
les études médicales est évoquée par Mandeville, ancien étudiant de
Leyde : « Nos universités, qui sont si riches, et où tant d'oisifs sont
bien payés pour boire et pour manger, et pour jouir de logements ma-
gnifiques et confortables, offrent si peu de ressources pour les études
médicales que, mis à part les bibliothèques et les services communs
aux trois facultés, un individu peut aussi bien se qualifier à Oxford et
à Cambridge pour le commerce des dindons que pour l'exercice de la
médecine 805. » Ce jugement sans complaisance est corroboré par des
critiques positives : « La théologie, chez nous, est généralement bien
pourvue, mais les deux autres facultés n'ont guère de quoi se vanter,
particulièrement celle de médecine. Chaque branche de cet art devrait
comporter deux ou trois professeurs, décidés à se donner de la peine
pour communiquer aux autres leur expérience et leur savoir 806. » Une
instruction donnée par petits groupes vaudrait mieux que des confé-
rences oratoires ; « la pharmacopée et la connaissance des simples est
aussi nécessaire que l'anatomie et l'histoire des maladies. C'est une
honte que lorsque des hommes ont acquis le doctorat, et que les auto-
rités leur ont confié la responsabilité et la vie des patients, ils soient
obligés de venir à Londres pour y apprendre la matière médicale, la
composition des médicaments, et pour recevoir un enseignement de la
part de gens qui n'ont pas fait pour leur part d'études universitaires. Il
est certain qu'il existe à Londres dix fois plus de possibilités pour se
perfectionner en anatomie, en botanique, en pharmacie, et en pratique
médicale, que dans les deux universités prises ensemble 807 ».
Le jugement sans aménité de Mandeville caractérise la formation
médicale dans un pays d'ancienne tradition universitaire. Oxford et
Cambridge donnent un enseignement théorique et livresque, sans rap-
port avec l'évolution des connaissances, et sans contact avec l'expé-
rience clinique ; les étudiants, ainsi gradués dans un milieu en pleine
décadence, ne possédaient aucune garantie de compétence. L'insuffi-
est censé incapable de juger des tenants et des aboutissants de son in-
tervention.
La solution rationnelle consistait à donner au chirurgien une for-
mation intellectuelle qui lui permette d'assumer ses responsabilités.
Tel fut le point de vue défendu par le docteur Quesnay (1694-1774),
théoricien de la médecine, avant de devenir le fondateur de l'école
physiocratique. « La science d'opérer, écrit-il, est si essentiellement
liée à celle du traitement des maladies chirurgicales et, par consé-
quent, avec celle de tout l'art de guérir, qu'on ne peut pas espérer d'ex-
cellents chirurgiens opérateurs qu'on ne prenne toutes les précautions
nécessaires pour qu'ils puissent acquérir toutes ces connaissances (...)
L'intérêt public demande qu'ils soient instruits à fond sur la cure des
maladies externes ; qu'ils le soient aussi pour traiter les maladies in-
ternes dans le menu peuple (...) La Faculté de Médecine ne cesse de
dire que la science est inutile aux chirurgiens, qu'en s'occupant à se
remplir la tête de la théorie de l'art de guérir, ils négligeraient l'exerci-
ce des mains qui doit faire leur occupation journalière dès leur tendre
jeunesse et non pas celle d'apprendre le latin, la philosophie et l'art de
guérir. (...) Un praticien servilement assujetti au manuel réglé des opé-
rations n'est qu'un ouvrier livré à une misérable routine, souvent per-
nicieuse pour les malades et toujours préjudiciable au progrès de l'art.
Il faut que l'esprit soit averti par la main et que la main soit conduite
par l'esprit, et nullement par une routine acquise par l'habitude 818... »
[438]
818 QUESNAY, Sur la théorie et la routine en médecine, dans HUARD, op. cit., p.
193. VICQ d'AZYR exprime une opinion proche de celle de Quesnay, dans le
Prospectus du Dictionnaire de Médecine de l'Encyclopédie méthodique. Il
évoque le cas des chirurgiens : « Plusieurs d'entre eux, après avoir pratiqué
longtemps la médecine, sont à la vérité parvenus à l'apprendre ; mais
puisque les circonstances les plus impérieuses les portent à l'exercer, la
nation a le plus grand intérêt à ce qu'ils l'étudient, et il entre dans ses devoirs
de leur en faire une loi. » Il faut donc que « tout chirurgien soit médecin »,
ce qui présuppose une formation commune : « Pourquoi deux sortes de
collèges ? Pourquoi deux sortes d'Académies ? Qu'une fête solennelle nous
rassemble... (...) En rendant ainsi la chirurgie à la médecine et la médecine à
la chirurgie, on se rapproche de la nature, dont les Anciens étaient moins
éloignés que nous... » (Œuvres de VICQ d'AZYR, p. p. MOREAU DE LA
SARTHE, 1805, t. V, pp. 46-47).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 576
Retour au sommaire
qui, de loin en loin, menacent dans leur ensemble des fractions consi-
dérables de la population. La peste de Marseille, en 1720, « la derniè-
re [439] grande peste de l'Occident 820 », fait 50 000 morts à Marseille
et 50 000 autres dans la région ; elle entraîne des mesures de mobilisa-
tion sanitaire à l'échelle nationale et même internationale. Le pa-
roxysme épidémique souligne une situation de fait, qui existe aussi
dans le cas des affections endémiques et des divers fléaux de la patho-
logie sociale. Traditionnellement, le médecin exerce son activité dans
les villes au profit des classes privilégiées ; le « médecin de campa-
gne », selon la formule de Balzac, innovation du XIXe siècle, permettra
de reconvertir utilement les officiers du corps de santé, démobilisés
des armées napoléoniennes. Au XVIIIe siècle, les campagnes, l'immen-
se majorité du pays, constituent un vide médical, abandonné aux bons
offices de rebouteux, sorciers et sorcières ou charlatans de toute espè-
ce. La médecine demeure un phénomène urbain, au bénéfice de l'aris-
tocratie et de la bourgeoisie aisée, capables d'en supporter les
frais 821 ; les pauvres sont réduits, dans les villes, à la charité publique
et à l'hôpital, conservatoire où s'entassent des misérables de toute es-
pèce bien plutôt qu'instrument d'une thérapeutique rationnelle.
Cette médecine de classe, respectueuse des structures d'une société
hiérarchisée, se heurte dans l'âge moderne à des évidences d'ordre pu-
blic. Le maintien de la santé individuelle est en apparence une affaire
privée ; mais lorsque l'État s'organise en système et prend conscience
de ses responsabilités dans les domaines les plus divers, il ne peut se
désintéresser de la situation sanitaire, qui conditionne l'activité éco-
nomique, et donc le rendement des impôts ainsi que la prospérité gé-
nérale. La santé des paysans est aussi importante que celle du bétail, et
même davantage. Des mesures doivent être prises par les autorités en
temps d'épidémie aussi bien qu'en temps d'épizootie. L'idée de santé
publique se fait jour dans le contexte de la rationalisation de la vie po-
822 Esprit de LEIBNIZ ou Recueil de pensées, Paris, 1772, t. II, p. 364 ; dans
Mirko DRAZEN GRMEK, Leibniz et la médecine pratique, in Leibniz, Aspects
de l'homme et de l'œuvre, Aubier, 1968, pp. 157-158.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 579
823 LEIBNIZ, Lettre inédite à Pellisson, décembre 1692, citée dans GRMEK, op.
cit., p. 160.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 580
824 Ibid., p. 163 ; cf. Caspar NEUMANN (1648-1715), Reflexionen über Leben
und Tod bei denen in Breslau Geborenen und Gestorbenen (1689), rapport
adressé par son auteur à la Société royale de Londres.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 581
dans les [442] pays catholiques où elle était le plus fortement établie.
Dans certaines régions d'Italie, par exemple à Naples, en Espagne, en
Autriche un anticléricalisme de gouvernement s'efforce d'enlever à la
tutelle ecclésiastique des responsabilités que le pouvoir civil revendi-
que comme siennes. L'enseignement et l'assistance font partie de ces
compétences discutées. Il ne s'agissait pas d'interdire au personnel re-
ligieux toute activité de cet ordre, comme cela se fit dans le cas ex-
trême des Jésuites ; ce que réclamait la puissance publique, c'était un
droit de regard, un contrôle de gestion et la possibilité de prendre des
initiatives d'ordre administratif. Les gouvernements modernes entre-
prennent de planifier le domaine politique et social. Les catégories du
progrès et de la civilisation leur imposent l'obligation d'assurer une
amélioration de la condition humaine dans son ensemble, ce qui inclut
une vigilance particulière à l'égard des problèmes d'hygiène et de san-
té.
Cette prise de conscience du caractère public de la médecine se ré-
alisera lentement. Il semblait naturel de penser que la vie et la mort
d'un individu, son état de santé, était une affaire d'ordre privé, intéres-
sant le sujet lui-même, ainsi que son médecin et sa famille, s'il était
assez riche pour avoir famille et médecin. L'intervention des pouvoirs
paraît un phénomène adventice, étranger à l'événement pathologique
lui-même. Il y avait pourtant un cas au moins où le pouvoir civil se
trouvait obligé de recourir au ministère médical pour trancher des
questions disputées, qui pouvaient être de la plus haute importance.
L’Encyclopédie de d'Alembert et Diderot, à l'article Médecine, ignore
le domaine de la santé publique, mais consacre des développements
assez considérables à la médecine légale (medicina forensis), définie
comme « l'art d'appliquer les connaissances et les préceptes de la mé-
decine aux différentes questions de droit civil, criminel et canonique
pour les éclaircir ou les interpréter convenablement ». En la personne
de l'expert commis par un tribunal, le médecin se trouve en collusion
avec la puissance publique. Or, les cas de justice où l'opinion du mé-
decin peut être requise ne concernent pas seulement les matières cri-
minelles, la répression pénale au sens étroit du terme. Les limites dans
ce domaine sont imprécises. L'intervention des experts médicaux a
joué un rôle dans l'évolution des idées en matière de sorcellerie ; la
diminution du nombre des procès, puis leur abandon par les juridic-
tions européennes à la fin du XVIIIe siècle et au début du XVIIe siècle
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 582
d'où l'on sort enfin sans avoir rien appris de ce qu'un médecin-
praticien doit savoir 830 ? »
Le constat de carence prend l'allure d'un réquisitoire. L'enseigne-
ment français de la médecine est complètement périmé. Vicq d'Azyr
insiste sur la nécessité de la formation clinique et de l'anatomie patho-
logique : [449] « Les maladies et la mort offrent de grandes leçons
dans les hôpitaux. En profite-t-on ? Écrit-on l'histoire des maux qui
frappent tant de victimes ? Y ouvre-t-on les corps de ceux qui péris-
sent pour découvrir le foyer des diverses affections auxquelles ils ont
succombé ? Y rédige-t-on un exposé des différentes constitutions mé-
dicales ? Y recueille-t-on les faits nombreux et intéressants qui s'y
présentent ? Y enseigne-t-on l'art d'observer et de traiter les maladies ?
Y a-t-on établi des chaires de médecine clinique 831 ? » On ne saurait
mieux justifier la prochaine suppression des facultés de médecine, qui
ont failli de leur tâche. Il faut créer de nouvelles écoles : « Qu'on en
jette les fondements au sein même des hôpitaux : l'exemple serait au-
près du précepte ; la théorie surveillée par la pratique y deviendrait
plus réservée 832. »
La mutation de la conscience médicale bientôt triomphera du ré-
gime traditionnel, imposant partout les normes d'une formation nou-
velle. Vicq d'Azyr souligne le caractère social de la fonction médicale.
« La médecine que l'on croit bornée au soulagement des particuliers,
écrit son biographe, se trouva étendue avec succès à plusieurs parties
du service public, et principalement aux mesures nécessaires dans les
cas d'épizootie et d'épidémie, aux exhumations, à la vente des médi-
caments, aux choix de la nourriture de l'homme et des animaux ; enfin
à des recherches sur les différents genres de méphitisme et à plusieurs
autres points d'hygiène publique et d'édilité médicale 833. » Fonction
collective, la connaissance médicale doit devenir une conscience col-
lective. La Société royale de Médecine n'est qu'un élément au sein du
réseau d'une internationale en matière d'information et de savoir, pour
830 VICQ d'AZYR, Réflexions sur les abus dans l'enseignement et l'exercice de
la médecine ; Œuvres, p. p. MOREAU DE LA SARTHE, 1805, t. V, pp. 57 et
58-59.
831 Ibid., p. 64.
832 Ibid., p. 65.
833 MOREAU DE LA SARTHE, Discours sur la vie et les ouvrages de Vicq d'Azyr,
en tête de son édition des œuvres de ce dernier, 1805, t. I, pp. 18-19.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 591
834 VICQ d'AZYR, Fragments de philosophie médicale, éd. citée des Œuvres, t.
V, p. 52.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 592
modèle, qui devait être élevé dans l'île des Cygnes. L'architecte Poyet
proposait un édifice circulaire pour cinq mille malades, disposant cha-
cun d'un lit ; les salles étaient disposées comme les rayons d'une roue
autour d'un centre commun, projet utopique dont on relève la parenté
avec les architectures visionnaires de Ledoux (les travaux aux salines
de Chaux datent de 1775). L'hôpital modèle, comme la prison modèle
proposée par Bentham aux révolutionnaires français, incarne l'ambi-
tion d'une réformation de l'homme par la vertu de l'ordonnancement
du paysage ; grâce à un système d'enseignement organisé selon la rai-
son, estime d'Holbach, la société fabriquera en série une humanité su-
périeure. Une même discipline sociale triomphera de l'ignorance, du
crime et de la maladie. La grande espérance de la Révolution n'a pas
attendu, pour prendre conscience d'elle-même, les journées de 1789.
L'Académie des Sciences avait assez de bon sens pour reculer de-
vant l'architecture totalitaire et délirante de Poyet. Mais, consciente
des problèmes hospitaliers, elle suscita une enquête à l'échelle euro-
péenne, centralisa des informations sur les édifices originaux de Fran-
ce, d'Italie, d'Ecosse, etc. ; elle chargea Tenon d'une mission en An-
gleterre. De ces recherches sortit un ensemble de documents publiés
par Tenon (1724-1816) sous le titre Mémoires sur les hôpitaux de Pa-
ris, en 1788, testament, ouvert sur l'avenir, de l'ancien régime médical.
Ce volume de 472 pages devait être suivi d'un second, consacré aux
hôpitaux étrangers, et que les circonstances empêchèrent de paraître.
Cet ouvrage est, au dire de Dagognet, un « véritable atlas national de
la maladie 836 », pourvu de tableaux statistiques, grâce auxquels « on
n'ignore rien du nombre des accouchées, des aveugles, des teigneux,
des varioleux, des épileptiques, des galeux, des pulmoniques, des fié-
vreux, des blessés, etc. Année par année, mois après mois 837 ». Le
rapporteur de l'Académie des Sciences n'est pas un visionnaire, com-
me l'architecte Poyet ; son but est de parvenir à des estimations préci-
ses en matière de santé publique, avec des pourcentages comparés
permettant de confronter les réalités parisiennes et provinciales, et
même les données relatives à certains grands hôpitaux étrangers. « A
travers cet immense catalogue, on s'avise des transformations de la
société (qui créent à elle seule la médecine) et des surcharges démo-
838 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 595
Retour au sommaire
839 Cf. Marc KLEIN, Histoire des origines de la théorie cellulaire, Hermann,
1936.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 597
Les Recherches sur le [455] pouls par rapport aux crises (1756) de
Bordeu, s'efforceront de faire entrer la mesure des pulsations dans le
cadre d'une intelligibilité d'ensemble de la santé et de la maladie. Le
stéthoscope de Laennec (De l'auscultation médicale, 1819), instru-
ment dont le principe technique est d'une grande simplicité, ne repré-
sente un progrès médical considérable que dans la mesure où il donne
accès à un champ épistémologique préalablement défini avec exacti-
tude.
L'équipement technique se trouve en étroite dépendance par rap-
port à l'équipement épistémologique. Or, le XVIIIe siècle ne paraît pas
caractérisé par un accroissement considérable des connaissances posi-
tives ; on peut parler d'un certain piétinement. Les « systèmes »,
condamnés en physique, fleurissent encore dans le domaine médical,
où les interprétations d'ensemble prétendent faire régner un ordre tota-
litaire dans des ensembles de faits imprécis. La médecine ne sortira de
la confusion qu'avec le triomphe de la méthode anatomo-clinique et
l'exigence d'un langage scientifique dans la dernière partie du XVIIIe
siècle et au début du XIXe.
L'empirisme de Sydenham, qui s'efforce de réaliser une observa-
tion sans présupposé métaphysique, exige en réalité un parti pris mé-
taphysique assez puissant pour neutraliser les sollicitations des systè-
mes ambiants. Le passage de l'âge métaphysique à l'âge scientifique
requiert le dévouement de praticiens désireux de voir ce qu'ils voient,
et non ce qu'ils croient savoir ; la perception médicale court le risque
de ne proposer à l'observateur que des tests projectifs ou de véritables
hallucinations. L'anatomie pathologique, la recherche des causes de la
mort sur les corps des malades décédés à l'hôpital, ouvrira la voie d'un
progrès réel. Encore faudra-t-il que la dissection, enfin dégagée des
interdits et suspicions, entre vraiment dans les mœurs de la recherche
médicale, et prenne le caractère d'une enquête systématique. A l'origi-
ne, c'étaient les corps des suppliciés qui étaient livrés aux basses œu-
vres des anatomistes ; il s'agissait donc d'individus en pleine santé,
victimes d'une mort accidentelle. Déjà Harvey avait affirmé que la
dissection d'un phtisique serait plus riche d'enseignements en matière
de pathologie que dix cadavres de pendus 841.
843 Cf. notre Révolution galiléenne, Payot, 1969, t. II, pp. 213 sqq., sur l'école
des Iatro-Mécaniciens.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 602
848 D'ALEMBERT, Essai sur les éléments de philosophie ou sur les principes des
connaissances humaines, 1759, ch. XIX ; Œuvres, 1805, t. II, pp. 448-449.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 605
864 William WIGHTMAN, The growth of scientific ideas, Edinburgh and London,
Oliver and Boyd, 1951, p. 339, avec renvoi à C. S. SHERRINGTON, The
Endeavour of Jean Fernel, Cambridge, 1946.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 615
865 Cf. l'Essai physique sur l'Économie animale de QUESNAY paru en 1736.
866 Fr. August CARUS, Psychologie, Leipzig, 1808, t. I, p. 36 ; le célèbre
ouvrage d'Érasme DARWIN, Zoonomia or the law of organic life avait paru
en 1794.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 616
ainsi que les forces grâce auxquelles la vie se maintient » ; il faut éga-
lement traiter des fonctions intellectuelles et des procédures de la per-
ception, de la digestion qui assimile les aliments absorbés, etc. 867.
Il n'est pas question de renoncer au secours de l'anatomie en dehors
de laquelle on risque de s'égarer dans des hypothèses fantaisistes et
d'absurdes calculs. Haller rend hommage à la physiologie de ses pré-
décesseurs, et en particulier à Fernel et à Harvey. Mais il faut tenir
compte de toutes les acquisitions de la science moderne. « Chaque
jour, poursuit Haller, je constate par expérience qu'il est impossible de
porter un jugement valable sur le fonctionnement de la majorité des
parties du corps humain sans avoir pris connaissance de la structure de
chacune de ces parties et dans l'homme, et dans les divers quadrupè-
des, chez les oiseaux [469] et les poissons et même souvent chez les
insectes 868. » La physiologie, science comparative, devra, pour éviter
de se limiter à l'anatomie des morts, recourir à des vivisections ; en
dépit de la cruauté de cette procédure, c'est seulement ainsi que l'on
pourra acquérir une information précise sur la manière dont s'effec-
tuent les métabolismes vitaux dans le temps de leur fonctionnement.
Cette orientation systématique permet à Haller de s'affirmer com-
me l'initiateur d'une science nouvelle : « la physiologie dans son en-
semble est la description des mouvements qui agitent la machine ani-
mée » ; mais on ne peut transférer sans autres formes de procès les
lois de l'hydrostatique et de l'hydraulique dans le domaine de la vie :
« Il y a bien des choses dans la machine animale qui sont tout à fait
étrangères aux lois de la mécanique ; de grands mouvements sont sus-
cités par de petites causes ; le rythme de circulation des humeurs est à
peine ralenti par des causes qui, selon les lois reçues, auraient dû l'in-
terrompre ; des mouvements sont produits par des causes complète-
ment inconnues... » Il n'est pas question de rejeter absolument les
principes des forces motrices dans la nature physique ; mais il faut
étudier attentivement ce que ces lois deviennent dans le domaine ani-
mal. La circulation de l'eau dans des canalisations n'a rien de commun
avec celle des humeurs dans des conduits organiques capables d'accé-
simple. Si toutes ont la même tendance, la même force pour s'unir les
unes aux autres, pourquoi celles-ci vont-elles former un œil, pourquoi
celles-là l'oreille ? [471] Pourquoi ce merveilleux agencement ? Et
pourquoi ne s'unissent-elles pas toutes pêle-mêle ? (...) Jamais on
n'expliquera la formation d'aucun corps organisé par les seules pro-
priétés physiques de la matière ; et depuis Épicure jusqu'à Descartes, il
n'y a qu'à lire les écrits de tous les philosophes qui l'ont entrepris pour
en être persuadé 873. »
Sur ce présupposé de la spécificité de la vie se développe la reven-
dication d'une médecine expérimentale, délivrée de l'esprit de système
qui inspirait les mécanistes. Dans le domaine français, l'un des initia-
teurs du renouveau est François Quesnay (1694-1774), futur maître de
l'école physiocratique, mais d'abord champion d'une médecine du réel,
dont il expose les thèses dans son Essai physique sur l'économie ani-
male en 1736, puis, en 1743, dans sa Préface au premier volume des
Mémoires de la jeune Académie royale de Chirurgie. Le vitalisme de
Quesnay est un vitalisme de transition, imprégné de réminiscences
mécanistes. C'est aux théoriciens de Montpellier que l'honneur revien-
dra d'assurer en France le triomphe de la nouvelle conscience médica-
le.
Parmi les maîtres de cette école figurent Vend (1723-1775), qui
collabora à l’Encyclopédie, de la Mure (1717-1787), Boissier de Sau-
vages (1706-1767), fondateur de la nosologie, et surtout Bordeu
(1722-1776), qui assura la diffusion parisienne des idées de Montpel-
lier. Richerand, professeur à l'École de Médecine de Paris, préfaçant
en 1818 la réédition des œuvres de Bordeu, lui attribue, non sans em-
phase, un rôle prépondérant : « Boerhaave régnait dans les écoles et,
pour le plus grand nombre, le corps de l'homme était une machine
dans laquelle tout s'accomplissait selon les lois de la mécanique, de la
chimie et de l'hydraulique. Vainement Stahl, en son latin tudesque,
proposait l'âme rationnelle comme le principe unique de l'économie
animale ; les médecins s'égaraient à l'envi sur les pas du professeur de
Leyde (...) Telle était parmi les médecins la disposition générale des
esprits, lorsque naquit en France, au milieu des Pyrénées, l'homme qui
devait renverser ce brillant édifice et jeter sur ces débris les premiers
fondements de la doctrine de l'organisme qui, développée à l'École de
Médecine de Paris à la fin du XVIIIe siècle, et pendant les premières
années du XIXe, est devenue aujourd'hui celle de tous les bons es-
prits 874. »
Ce texte révèle l'étymologie de la pensée médicale française mo-
derne. Alors que la Faculté de Paris s'en tient au mécanisme, celle de
Montpellier est partagée entre l'influence de Boerhaave et celle de
Stahl, théoricien de l'organisme, doctrine qui n'a nullement pris nais-
sance à Montpellier, mais y a trouvé un terrain favorable à son déve-
loppement. Bordeu forme sa pensée dans l'atmosphère montpelliérai-
ne, et s'établit à Paris en 1752. Dès 1752, il publie ses Recherches
anatomiques sur la position des glandes et sur leur action, dont Ri-
cherand estime qu'elles [472] constituent « un des plus beaux monu-
ments élevés à la science de l'homme 875 ». En 1756 paraissent les Re-
cherches sur le pouls et en 1768 les Recherches sur l'histoire de la
médecine, longue polémique doctrinale en faveur de la vaccination.
Bordeu assure la prépondérance de la physiologie sur l'anatomie.
Les Recherches sur les glandes insistent, bien avant les travaux de
Brown-Séquard, sur l'originalité et sur l'importance des sécrétions qui
s'y réalisent en vertu d'un déterminisme autonome, irréductible à une
action physique ou chimique. Bordeu souligne ce que Richerand ap-
pelle « l'action vitale de l'organe glandulaire 876 » ; il donne une nou-
velle jeunesse aux anciennes théories humorales, qui défendaient
l'unité fonctionnelle de l'être vivant. C'est dans cette perspective,
confirmée par l'anatomie et la physiologie, que se dégagera le concept
d' « organisme » 877. L'idée d'organisme s'applique à l'individualité
vivante, caractérisée par une finalité interne, qui s'exprime dans l'ac-
tion régulatrice de certains organes. Chez les femmes, par exemple,
l'action de la matrice et des glandes sexuelles s'étend de proche en
proche à la totalité du corps. Bordeu signale « cet espèce d'organe
874 RICHERAND, Notice sur la vie et les ouvrages de Bordeu ; en tête des
Œuvres complètes de BORDEU, t. I, 1818, p. I ; Richerand, ami de Cabanis et
de Brillat-Savarin, est aussi le préfacier de la Physiologie du goût.
875 Ibid., p. VII.
876 Ibid., p. VIII.
877 « Organisme » ne figure pas dans l'Encyclopédie, qui connaît seulement
organe et organique.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 621
central qui part du bas-ventre et qui a certains rapports avec toutes les
autres parties ». La tête et la poitrine jouent le même rôle d'organes
régulateurs ; le bas-ventre aussi, « d'où part une sorte d'action néces-
saire à tous les organes ; il serait aisé, en suivant cette idée, de conce-
voir par exemple comment la matrice peut agir sur des parties comme
les extrémités, car il faudrait dire que cette action ne se communique
qu'au moyen de l'organe qui part du bas-ventre. Il est vrai, ajoute Bor-
deu, que l'existence de cet organe n'est pas encore assez connu, et qu'il
y a bien des recherches à faire là-dessus 878... ».
Le thème d'une unité solidaire de l'existence organique renvoie à
Van Helmont, non point en tant que théoricien des archées, mais en
tant qu'observateur de faits qui attestent la réalité globale du vivant.
Seize ans plus tard, dans les Recherches sur l'histoire de la médecine
(1768), la doctrine de Bordeu est présentée avec sa dénomination
nouvelle, qui l'oppose au iatro-mécanisme et à ses séquelles : « L'or-
ganisme moderne laisse bien loin derrière lui les copistes et les com-
mentateurs des Hecquet, Baglivi et autres de cette espèce, qui ont tant
parlé de ressorts, d'élasticité, de battements, de fibrilles. Ces physi-
ciens légers furent aussi éloignés des vrais principes d'observation, qui
conduisent dans les détours des fonctions de l'économie animale, que
des enfants qui jouent avec des morceaux de cartes, pour bâtir des pe-
tits châteaux, sont éloignés des belles règles d'architecture 879... »
La doctrine de l'organisme met en lumière une finalité interne,
immanente [473] aux phénomènes vitaux. Kant donnera un statut phi-
losophique à cette finalité, non pas opposée au mécanisme, mais su-
bordonnée en seconde lecture, à l'enchaînement des faits observables,
dans la Critique du Jugement (1790). L'idée, qui se retrouve chez
Herder, sera l'un des thèmes fondamentaux de la biologie romantique.
Bordeu lui-même, à l'école de Stahl, fournit un exemple à l'appui de
cette pensée de Whewell selon laquelle les théories d'une époque de-
viennent les faits de l'époque suivante.
Bordeu est, avec Haller et Spallanzani, l'un des inspirateurs de Bi-
chat. Néanmoins, au dire de Richerand, « Bordeu ne vit point le
878 Recherches anatomiques sur la position des glandes et sur leur action,
1752 ; Œuvres complètes de BORDEU, 1818, t. I, p. 193, note.
879 Recherches sur l'histoire de la médecine, 1768 ; ibid., t. II, p. 670.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 622
885 Ibid.
886 P. 35.
887 P. 47.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 624
888 P. 107.
889 Nouvelle Mécanique des mouvements de l'homme et des animaux, 1708,
Discours préliminaire, p. 11.
890 Nouveaux Éléments..., op. cit., p. 27.
891 Ibid., p. 36.
892 P. 39.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 625
893 Cf. Nouveaux Eléments..., éd. citée, t. II, ch. XIV, 3e sect. : Des rapports que
le tempérament a dans les divers lieux de la terre aux causes générales qui
agissent sur le physique de l'homme et sur ses mœurs.
894 CABANIS, Coup d'œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine ;
Œuvres philosophiques, Corpus général des philosophes français, 1956, t. II,
p. 144.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 626
force est innée, organique, originaire ; [477] c'est le principe des for-
ces de ma nature, le génie caché de mon existence 897... ».
Ainsi se dégagent les principes que développeront un Goethe, un
Schelling et leurs émules dans le climat de l'Allemagne romantique.
La philosophie de la nature, distincte de la science de la nature, reven-
diquera les droits de l'imagination créatrice, plus propre que la raison
critique à sympathiser avec l'essence de la nature vivante 898. Des ré-
serves se font entendre, par exemple celle du médecin et psychiatre de
Halle, Johann Christian Reil (1758-1813), dans son traité De la force
vitale (1795), qui proteste contre les interprétations subjectives ; on
n'a pas le droit de personnifier, de substantifier la vie, qui doit être
analysée comme la résultante des influences physico-chimiques sous-
jacentes. L'intervention de Reil avait été suscitée par l'Essai sur la
force vitale du médecin danois J. D. Brandis (1795), qui identifiait la
force vitale à l'électricité, entité polymorphe jouissant d'un grand pou-
voir explicatif.
La prudence de Reil était justifiée. Mais cette réserve épistémolo-
gique n'était pas faite pour plaire à une époque capable de s'enthou-
siasmer pour la pseudo-science d'un Mesmer, dont le Mémoire sur la
découverte du magnétisme animal, publié en 1779, passe pour un
chef-d'œuvre aux yeux de toute une génération européenne. L'électri-
cité, circulant à travers le monde dont elle assure la cohésion, peut être
utilisée par le magnétiseur pour la guérison des maladies ; le fluide
vital relie l'homme à l'homme et à l'univers, grâce au maintien d'un
équilibre qu'il suffit de rétablir par des moyens appropriés lorsqu'il a
été troublé. La vertu magnétique attribuée à l'électricité en fait l'ins-
trument de propagation d'une pseudo-science, qui favorise l'abus de
confiance et le charlatanisme pur et simple. Dans l'histoire de la pen-
sée aussi, il arrive que la fausse monnaie chasse la bonne : par une
filiation adultérine, le principe vital de l'école de Montpellier peut se
travestir sous les apparences du fluide magnétique. La philosophie
romantique de la nature consacrera, en terre germanique, la régression
du logos au muthos, qui se perpétuera jusqu'au milieu du XIXe siècle.
897 P. 331.
898 Cf. Theodor BALLAUFF, Die Wissenschaft vom Leben, Band I, Sammlung
Orbis, Freiburg München, Karl Alber Verlag, 1954.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 628
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pour entretenir simplement la santé. Nous avons des bains aussi beaux
que spacieux, dont l'eau est chargée de différentes substances, soit
pour la cure des maladies, soit pour amollir toute l'habitude du corps
humain lorsqu'il est trop desséché, et d'autres pour donner du ton et de
la force aux nerfs, aux viscères, en un mot à toute la substance du
corps, soit solide, soit fluide 899 ». De même est évoquée la possibilité
d'expérimenter systématiquement sur les drogues traditionnelles et
d'essayer de nouvelles préparations ; la diététique elle-même fait l'ob-
jet de soins attentifs. Le rêve est l'esquisse ou la prophétie d'un espace
mental appelé à prendre une consistance croissante. Dès la dernière
partie du XVIIe siècle, les membres de la Société royale de Londres,
médecins ou non, poseront des problèmes de thérapeutique dans le
même esprit que leur génial devancier.
Une histoire de la médecine digne de ce nom devrait englober le
domaine de la pratique médicale, l'histoire des médicaments et des
thérapeutiques. Sans doute existe-t-il, pour chaque praticien, un rap-
port entre les doctrines qu'il admet et les traitements qu'il ordonne ;
mais l'écart entre les traitements est moindre que l'écart entre les doc-
trines. Lorsqu'un remède jouit d'une certaine faveur dans le corps mé-
dical, il sera administré par des praticiens d'opinions différentes, et
même par des praticiens qui ne professent aucune opinion dans l'ordre
de la théorie.
Mais si la pratique médicale peut, à la rigueur, se passer d'une phi-
losophie médicale, elle ne se déploie pas dans un vide de significa-
tions. [479] L'activité du médecin, à partir de l'examen clinique, pour
formuler un diagnostic, fondement d'une thérapeutique et d'un pronos-
tic, présuppose non seulement un outillage mental, un ensemble de
moyens d'action, mais aussi un ensemble d'éléments de connaissance
et de lignes de reconnaissance. En dehors de toute hypothèse méta-
physique, de toute interprétation explicative, l'acte médical consiste à
identifier le mal, c'est-à-dire à le mettre en place dans l'ensemble des
possibilités qui constituent en un temps donné l'espace mental de la
médecine. La justesse du diagnostic, condition de l'intervention théra-
peutique, est subordonnée à l'existence préalable d'un champ épisté-
mologique régi par des normes d'intelligibilité précises. Pour désigner
900 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, N.R.F., 1966, pp. 86-87.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 632
905 Ph. PINEL, La Médecine clinique, 2e éd., 1804, p. 324 ; cité dans DAGOGNET,
Le catalogue de la vie, P.U.F., 1970, pp. 125-126.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 635
de beaucoup trop de mots, dont les uns sont des mots vulgaires, qui
n'ont pas de sens déterminé et les autres des mots étrangers ou barba-
res que l'on entend mal ? Toutes les sciences seraient exactes si nous
savions [483] parler la langue de chacune... 906 » Condillac, s'apprê-
tant à traiter de l'économie politique, reproche aux Physiocrates le
manque de rigueur de leur vocabulaire : « Chaque science demande
une langue particulière, parce que chaque science a des idées qui lui
sont propres. Il semble qu'on devrait commencer par faire cette lan-
gue ; mais on commence par parler et par écrire, et la science reste à
faire 907. » Après la mort de Condillac paraîtra un traité intitulé La
langue des calculs « dans lequel, précise le sous-titre, des observa-
tions faites sur les commencements et les progrès de cette langue dé-
montrent les vices des langues vulgaires, et font voir comment on
pourrait, dans toutes les sciences, réduire l'art de raisonner à une lan-
gue bien faite ». L'algèbre est donnée en exemple, parce que « l'algè-
bre est une langue bien faite, et c'est la seule : rien n'y paraît arbitrai-
re 908 ».
L'enseignement condillacien a marqué une époque de la pensée.
Lorsque Lavoisier propose à l'Académie des Sciences, en 1787, sa
réforme de la connaissance chimique, il invoque le patronage de l'au-
teur de la Langue des Calculs : « Les langues n'ont pas seulement
pour objet, comme on le croit communément, d'exprimer, par des si-
gnes, des idées et des images ; ce sont, de plus, de véritables méthodes
analytiques, à l'aide desquelles nous procédons du connu à l'inconnu,
et jusqu'à un certain point à la manière des mathématiciens (...) L'al-
gèbre est une véritable langue ; comme toutes les langues, elle a ses
signes représentatifs, sa méthode, sa grammaire, s'il est permis de se
servir de cette expression. Ainsi une méthode analytique est une lan-
gue ; une langue est une méthode analytique, et ces deux expressions
sont, dans un certain sens, synonymes. Cette vérité a été développée
912 P. 361.
913 Cf. W RIESE, La méthode analytique de Condillac et ses rapports avec
l'œuvre de Philippe Pinel, Revue philosophique, juillet-septembre 1968.
914 VICQ d'AZYR, Deuxième discours sur l’Anatomie ; Œuvres, p. p. Moreau
DE LA SARTHE, 1805, t. IV, p. 211.
915 Ibid., p. 209.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 638
manière nouvelle des sensations que l'on n'a pas encore éprouvées, ou
des combinaisons qui n'ont pas encore été faites. Il n'y a point de no-
menclature ni de méthode qui ne puisse être changée par cette in-
fluence des progrès de l'esprit (...) Pour remettre de l'ordre dans la fa-
culté de penser, il faudrait, a dit Bacon, refaire l'entendement humain.
Nous dirons : pour remettre l'ordre dans l'entendement humain appli-
qué à l'étude de quelque science, il faut refaire leur langue 916. » L'or-
donnancement de l'univers du discours équivaut à la résolution de
l'univers réel en un monde intelligible, docile à l'exigence de la pen-
sée. Linné a intitulé Philosophia botanica le traité où il exposait les
principes de sa nomenclature : « C'est que ce grand homme a compris
que la base de tout édifice de l'esprit est la science élémentaire des
mots sans laquelle nul genre de connaissance ne peut ni s'élever ni
s'affermir 917. »
Si Vicq d'Azyr se propose d'être le Linné de l'anatomie, si Pinel se
propose d'être le Lavoisier de la médecine, sous la commune invoca-
tion du maître Condillac, l'Écossais Cullen se réclame, pour sa Noso-
logie méthodique, du précédent linnéen. Linné et Condillac, Boissier
de Sauvages, Cullen et Pinel sont les témoins d'une même exigence,
révélatrice de l'esprit du temps (Zeitgeist) : le siècle des Lumières,
après avoir dénoncé les spéculations métaphysiques, se préoccupe de
savoir ce que parler veut dire, et se consacre à la détermination de
nomenclatures, premier stade vers la formalisation de l'espace mental.
William Cullen (1712-1790) observe, dans les Prolégomènes de sa
Nosologie méthodique : « Les gens compétents savent que l'illustre
Linné a perfectionné la méthode des plantes (methodus plantarum)
dans la mesure où il a donné plus de précision à la langue botanique,
grâce à l'emploi de termes aussi appropriés et aussi bien définis que
possible. Je ne doute pas que le signalement de la maladie (delineatio
morbi) sur le modèle du signalement de la plante mis en œuvre par
Linné ne doive grandement aider au développement de la Nosolo-
gie 918. » Les symptomatologies en usage manquent de rigueur ; il faut
procéder dans l'ordre médical selon les règles fixées par Linné pour la
nomenclature botanique. Johann Peter Frank, théoricien de la médeci-
ne sociale, dans sa présentation de la traduction latine du traité de Cul-
len, souligne le rapport entre nosologie et thérapeutique : « A premiè-
re vue, les systèmes nosologiques ne semblent guère accroître la
science, mais ils la rendent beaucoup plus facile. Ils fixent, en vue de
la thérapeutique, un signe de [486] reconnaissance de la maladie, in-
dispensable aux praticiens ; ils les rendent plus attentifs aux symptô-
mes principaux ou caractéristiques ; en un tout petit nombre de pages,
ils embrassent le labeur des siècles, disposé selon un ordre défini ; ils
constituent une langue de la médecine, intelligible pour les nations les
plus diverses d'un bout du monde à l'autre. C'est la si longue négligen-
ce à l'égard de cette langue, et sa confusion vraiment babylonienne
(babylonica) qui avait fait naître la grande discorde entre les spécialis-
tes, et la grande obscurité du langage 919... »
L’Encyclopédie, à l'article Nosologie, se réfère à Linné et à New-
ton, et souligne le caractère phénoménologique de l'inventaire nosolo-
gique : « On ne peut connaître et classer les maladies que par les
symptômes ; le genre de connaissance qu'on acquiert par les causes est
toujours incertain, parce qu'il est fondé sur les raisonnements, qui va-
rient autant qu'il y a d'êtres raisonneurs. Nous croyons donc qu'on doit
confondre la nosologie avec la symptomatologie. » Dans l'élaboration
de cette discipline, le médecin ne devra avoir égard « qu'au concours,
à la multiplicité, à l'ordre et à la marche des symptômes, semblable au
naturaliste, qui se tromperait grossièrement s'il voulait fonder un sys-
tème et des classes de botanique sur la texture intime des plantes qu'on
ne découvre qu'à l'aide d'un microscope, et que souvent on imagine,
sur le lieu, le pays de leur naissance, sur leur durée plus ou moins lon-
gue, etc. Il ne peut proposer une méthode solide et facile à saisir que
sur la forme apparente des fruits, des fleurs et des feuilles ; l'aspect
varié et constant des phénomènes frappe seul les yeux du nosologiste,
il ne voit que rarement la partie qu'on croit le siège du mal et les cau-
ses éloignées, et jamais la cause prochaine. C'est en suivant la marche
que Newton indique au physicien, en passant de l'analyse à la synthè-
se, en remontant des effets connus par l'observation aux causes, en
919 Johann Peter FRANK, Introduction au volume cité à la note précédente, pp.
IV-V.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 640
ques indubitables, sur des définitions, sur des axiomes et des proposi-
tions démontrées. Elle exige des définitions des maladies, des descrip-
tions historiques et des principes certains, puisés de l'anatomie, la
chimie, l'hydraulique et la mécanique 923. » L'axiomatisation d'un do-
maine aussi vaste requiert une rigueur particulière, aussi bien dans la
détermination des éléments que dans leur mise en ordre : « lorsque le
nombre des choses que l'on veut connaître est considérable, il est né-
cessaire de suivre un ordre, tant pour en faciliter l'intelligence que
pour aider la mémoire, observant autant qu'on le peut celui qu'elles
gardent entre elles. L'ordre qu'on suit en traitant d'une science se
nomme méthode 924. »
Il s'agit de fixer un code de procédure, de définir les règles pour la
direction de l'esprit médical, dans un domaine où le progrès de l'intel-
ligibilité se heurte à des obstacles redoutables. Selon Sauvages, théo-
ricien de la formalisation en matière d'épistémologie médicale, « la
nosologie historique a pour fondement la méthode et la nomenclatu-
re 925 », et l'on peut retrouver dans cette conception un prolongement
du panlogisme leibnizien, revu et corrigé selon l'exemple de Christian
Wolff. La tâche du théoricien est de constituer un ensemble de
concepts, soumis à la discipline d'un ordonnancement rigoureux. « La
définition des mots et des termes d'un art se nomme nomenclature. Si
celle-ci est vague et incertaine, elle excitera dans l'esprit des lecteurs
des idées différentes de celles de l'auteur, ce qui consacrera une équi-
voque. Pour l'éviter, il faut donner à chaque chose différente un nom
propre, et qui ne convienne qu'à elle seule, ne point comprendre sous
le même nom des choses différentes, ni une même chose sous diffé-
rents noms 926. »
Ces formules attestent une récurrence néo-aristotélicienne dans
toute tentative de classification. On postule que le réel est construit sur
des articulations rationnelles dont la systématique déchiffre la cohé-
rence. Sauvages distingue entre deux types de nosologie, l'une synop-
tique, l'autre systématique. « La synoptique est la division des mala-
dies en deux parties opposées, que l'on divise de nouveau en deux au-
927 P. 97.
928 P. 98.
929 P. 100 ; cf. L. DULIEU, François Boissier de Sauvages, Revue d'Histoire des
Sciences et de leurs applications, octobre-décembre 1969.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 644
931 CUVIER, Rapport historique sur les progrès des sciences naturelles depuis
1789 et sur leur état actuel, présenté au gouvernement le 6 février 1808 par
la classe des sciences physiques et mathématiques de l'Institut,
conformément à l'arrêté du 13 Ventôse, an X ; nouvelle édition, 1828, pp.
309-310.
932 F. DAGOGNET, Le catalogue de la Vie, P.U.F., 1970, p. 11.
933 A.-L. de JUSSIEU, Exposition d'un nouvel ordre de plantes adopté dans les
démonstrations du Jardin royal, Académie des Sciences, 1774, cité ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 646
937 CABANIS, Coup d'œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine,
1804 ; Œuvres philosophiques de CABANIS, Corpus général des philosophes
français, t. II, p. 214.
938 Du degré de certitude de la médecine, rédigé en 1788, publié en 1798 :
même édition des Œuvres, t. I, p. 68.
939 Ibid., p. 69.
940 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 649
943 P. 71.
944 P. 72.
945 P. 73.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 651
949 Séméiotique ou Traité des signes des maladies, par J.-A. LANDRÉ-
BEAUVAIS, professeur de médecine clinique, médecin adjoint de l'Hospice
de la Salpêtrière, 1809, pp. 2-4.
950 Op. cit., p. 4.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 655
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« Le mot psychiatrie, créé par Johann Christian Reil, fait son appa-
rition au début du XIXe siècle 952 », écrit Jean Starobinski. Si cette in-
formation [499] est exacte, elle fournit l'acte de naissance de la psy-
chiatrie. Un mot nouveau, pour désigner une discipline de la connais-
sance, est l'expression d'une mutation mentale. Le créateur du néolo-
gisme a conscience qu'il est temps de regrouper un savoir dispersé et
disparate et de le constituer en un ensemble susceptible d'intéresser
désormais des savants spécialisés. L'invention du mot, signe des
temps, marque à la fois un commencement et une fin, le passage de la
préhistoire à l'histoire de la discipline en question. D'autre part, l'auto-
nomie de gestion accordée à tel ou tel secteur épistémologique entraî-
ne de proche en proche des répercussions qui mettent en cause l'espa-
Darwin lui-même élabore ses idées, pour qu'il ose les publier, sous la
pression de ses amis, puis pour que les évidences de Darwin devien-
nent les évidences de tout le monde, ou du moins de la plupart des
esprits informés.
L'espace mental est un domaine où s'articulent les significations
déchiffrées par les uns et les autres et reconnues d'un commun accord
par une opinion moyenne. Pour le psychiatre d'aujourd'hui, la mélan-
colie, [504] la manie, la paranoïa, la schizophrénie sont des réalités
familières qui s'imposent sans problème à un œil exercé. La facilité de
ces diagnostics ne doit pas dissimuler qu'ils sont le résultat, et le rac-
courci, de recherches séculaires, soumis d'ailleurs à d'incessantes révi-
sions. Aucun tableau clinique n'est prédestiné en termes de vérités
éternelles dans la pensée d'un Dieu créateur de l'univers du discours
psychiatrique. La psychiatrie apparaîtrait plutôt comme une création
continuée, œuvre précaire et révocable qui dresse le bilan des conclu-
sions établies par la communauté des doctes.
Ainsi se comprend le retard de la psychiatrie sur la médecine orga-
nique. Le personnage du médecin, puis celui du chirurgien, corres-
pondent à des fonctions consacrées depuis l'Antiquité, et socialement
reconnues par l'institution de Facultés et d'Écoles, de Sociétés royales
et d'Académies, bien avant que la médecine mentale, consciente d'el-
le-même, s'impose à l'opinion éclairée. Pour qu'une maladie soit admi-
se comme réelle, il faut d'abord qu'elle soit possible. L'obstacle épis-
témologique du système explicatif, régissant les mœurs intellectuelles,
empêche la reconnaissance de la maladie mentale comme telle. Si elle
n'existe pas légitimement, c'est qu'elle est impensable, parce que non
compatible avec la vision du monde généralement admise.
La maladie organique est d'emblée assez claire pour forcer le
consentement de l'intéressé et des témoins. Une enflure, une éruption
cutanée, une douleur rhumatismale, une hémoptysie, un frisson de fiè-
vre ont tous les prestiges et privilèges de l'évidence. Le malade sait
qu'il est malade, et le praticien de la médecine organique est comblé,
d'entrée de jeu, de ces signes visibles et tangibles que l'incrédule
Thomas Didyme réclamait pour admettre la résurrection de Jésus. On
ne doute pas de la lèpre quand on a vu un lépreux, et l'on saisit aisé-
ment la réalité de l'inexorable processus morbide dont il est la victime.
La sagacité suffit pour regrouper les symptômes en un tableau clini-
que, auquel correspondront les indications appropriées de diagnostic,
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 664
a aucun d'un esprit à un corps (...) Aussi est-il clair que dans l'union de
l'âme et du corps, il n'y a point d'autre lien que l'efficace des décrets
divins (...) C'est cette volonté constante et efficace du Créateur qui fait
proprement l'union de ces deux substances. » Quant à la raison de cet
assemblage, dans la réalité humaine, de deux composantes aussi hété-
roclites, Malebranche ne peut la trouver que dans l'insondable mystère
des desseins divins : « C'est apparemment que Dieu a voulu nous
donner, comme à son Fils, une victime que nous puissions lui offrir
(...) Assurément, cela paraît juste et conforme à l'Ordre. Maintenant
nous sommes en épreuve dans notre corps 957. »
Malebranche admet en même temps une psycho-pathologie d'inspi-
ration mécaniste, grâce à laquelle il lui est possible de rendre compte
de certains désordres mentaux en termes de déterminisme, par exem-
ple en invoquant la « communication contagieuse des imaginations
fortes ». Mais ces faits, qui se déploient selon l'ordre physiologique,
ne mettent pas en cause l'intégrité mentale, régie par les indications
transcendantes de la vision en Dieu. L'homme de Malebranche, com-
me celui d'Augustin, est disloqué et dissocié, pour peu que Dieu cesse
d'assurer souverainement son unité. La seule aliénation véritable est la
distraction qui détourne la créature de son Créateur, vidant ainsi sa
pensée de toute signification authentique. Au moment même où la
nouvelle physique triomphe avec la publication des Principes de
Newton (1687), Malebranche met en lumière l'obstacle épistémologi-
que à l'avènement d'une médecine mentale. La folie est un scandale
logique et ontologique tout autant qu'un scandale social.
La psychiatrie ne sera possible qu'au moment où se sera constituée
une intelligence capable de l'appréhender et de l'identifier. Avant ce
moment, la folie implique une illégalité linguistique et rationnelle,
tout autant que morale, sociale et théologique. Il n'y a pas de loi ni de
langage pour ce qui est hors la loi de par son essence même. Aussi
longtemps que l'âme est opposée au corps et mène pour sa part une
aventure eschatologique, le fou viole les interdits intellectuels en mê-
me temps que les interdits de l'Église et de l'État. Le fou trouble l'éco-
958 Il y aurait une étude à faire sur les origines de la dénomination fou appliquée
à l'une des pièces majeures du jeu royal des échecs. À l'origine, le
vocabulaire évoque des images militaires, et le « fou » français est appelé en
perse éléphant ; les Anglo-Saxons l'appellent évêque (bishop). On attribue le
français fou à une transcription phonétique de l'arabe ; mais l'interprétation,
même exacte, demeure insuffisante, car l'espace phonétique est aussi un
espace culturel.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 669
959 Cet éloge surréaliste de la folie est le postulat du livre de Michel FOUCAULT,
Histoire de la folie à l'âge classique, Plon, 1961.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 670
l'idée d'aliénation, qui perd ses prestiges pour entrer dans le rang de la
pathologie générale. À la théodicée de la folie se substitue dans la
nouvelle intelligence une anthropodicée. Il faut comprendre l'homme
selon les normes de la seule humanité, en faisant de lui le sujet, ou le
foyer, de toutes les significations qui le mettent en cause. Une épisté-
mologie unitaire, placée sous l'invocation de Newton, se propose d'or-
ganiser en un réseau cohérent les phénomènes observables, qu'ils ap-
partiennent à l'ordre physique ou à l'ordre moral ; il existe dans le do-
maine culturel des liaisons rationnelles, comme il en existe dans le
domaine de la nature matérielle. De Vico à Montesquieu, à d'Holbach
et à Cabanis, cette idée animera les philosophies de la nature aussi
bien que les philosophies de l'histoire ; un titre d'Holbach résume la
nouvelle espérance : Système de la Nature, ou des lois du monde phy-
sique et du monde moral (1780). « On a dit qu'il y avait deux mondes,
le physique et le moral, écrit l'abbé Raynal. Plus on aura d'étendue
dans l'esprit et d'expérience, plus on sera convaincu qu'il n'y en a
qu'un, le physique, qui mène tout, lorsqu'il n'est pas contrarié par des
causes fortuites, sans lesquelles on eût constamment remarqué le mê-
me enchaînement dans les événements moraux les plus surpre-
nants 960. »
Ni d'Holbach ni Raynal ne sont des aliénistes, tous deux font pro-
fession de matérialisme. Mais leur propos s'applique de plein droit à la
réalité de l'homme. Pour que la médecine mentale devienne possible,
il suffit que le monisme dogmatique du matérialisme cède la place à
un simple monisme épistémologique. La nouvelle anthropologie se
donne pour objet l'homme en état de santé ou de maladie, jouissant ou
non de toutes ses facultés. Cabanis, dont l'ouvrage principal traite Des
rapports du physique et du moral de l'homme, souligne le caractère
totalitaire du fait humain : « On commence à reconnaître aujourd'hui
que la médecine et la morale sont deux branches de la même science
qui, réunies, composent la science de l'homme. L'une et l'autre repo-
sent sur une base commune, sur la connaissance physique de la nature
humaine. C'est dans la physiologie qu'elles doivent chercher la solu-
tion de tous leurs problèmes, le point d'appui de toutes leurs vérités
spéculatives et pratiques. De la sensibilité physique ou de l'organisa-
961 Coup d'œil sur les révolutions et la réforme de la Médecine, 1805 ; Œuvres
de CABANIS, Corpus des philosophes français, t. II, pp. 209-210.
962 MONTAIGNE, Essais, 1. III, ch. XI, Des Boiteux, Bibliothèque de la Pléiade,
p. 1003.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 672
aussi les loger quelque part dans un espace social plus ou moins orga-
nisé. Les délires dus à la fièvre fournissaient un exemple de déraison,
qui s'affirmait sous des formes plus extrêmes dans les délires systéma-
tiques. Jean Starobinski a suivi la notion de mélancolie depuis ses ori-
gines dans la culture antique ; on pourrait retracer la préhistoire des
entités nosologiques modernes, en montrant comment elles ont été
perçues à travers les âges, et quels types de traitements leur ont été
appliqués. Seuls les délires à forme religieuse, nombreux dans le
contexte culturel de sociétés à forte tension ecclésiastique, attiraient
l'attention de l'exorciste et de l'inquisiteur. Les autres syndromes de la
pathologie mentale ne se prêtaient guère à des interprétations de cet
ordre ; il fallait tenir compte de leur existence, ne fût-ce que pour des
raisons de sécurité publique, [511] et donc les identifier, leur donner
un nom, et les mettre en place dans la pensée médicale.
Hippocrate avait laissé une monographie demeurée classique de
l'épilepsie. Mais l'esprit hippocratique avait été refoulé par la montée
de la scolastique. C'est dans la perspective de l'empirisme baconien,
transféré dans le domaine médical par Sydenham, que devient possi-
ble une médecine mentale descriptive d'où les motivations théologi-
ques sont exclues. Les maladies mentales se présentent à l'observateur
comme une déviation du fonctionnement normal de la pensée. La per-
ception d'une psychologie déviée présuppose la connaissance d'une
psychologie normale. Pour que soient réunies les conditions de possi-
bilité de la psychiatrie, il fallait que le fonctionnement mental fût
constitué en un système autonome dont l'esprit soit capable de définir
les normes d'intelligibilité. Locke, rompant avec le dualisme cartésien,
se contente d'étudier les phénomènes de la vie psychologique, avec la
même attention que les nouveaux physiciens accordent aux réalités
matérielles. Cette naturalisation du psychisme permet de discerner des
principes d'enchaînement qui lient les uns aux autres les états de cons-
cience, selon l'analogie de la philosophie expérimentale.
Une fois formulés les schémas d'une psychologie normale, qui dé-
finissent les mécanismes d'association entre les idées, il est possible
d'analyser les perturbations de ce fonctionnement. La pensée d'un in-
dividu apparemment normal peut comporter des enclaves de dérai-
son : « Un homme fort sage et de très bon sens en toute autre chose
peut être aussi fou sur un certain article qu'aucun de ceux qu'on ren-
ferme aux Petites Maisons si, par quelque violente impression qui se
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 673
soit faite subitement dans son esprit, ou par une longue application à
une espèce particulière de pensée, il arrive que des idées incompati-
bles soient jointes si fortement ensemble dans son esprit qu'elles y
demeurent unies 963. » La folie est un illogisme dû à la perturbation du
fonctionnement mental sous une influence accidentelle.
Condillac reprend les vues de Locke : les mêmes principes doivent
valoir dans l'usage normal et l'usage pathologique de la pensée : « Par
le physique, l'imagination et la folie ne peuvent différer que du plus au
moins. Dans les songes par exemple, les perceptions se retracent si
vivement qu'au réveil on a quelquefois de la peine à reconnaître son
erreur. Voilà certainement un moment de folie 964... » La psychologie
empirique démystifie la maladie mentale ; le délire se réduit à « une
imagination qui, sans qu'on soit capable de la remarquer, associe des
idées d'une manière tout à fait désordonnée, et influe quelquefois dans
nos jugements et dans notre conduite. Cela étant, il est vraisemblable
que personne n'en sera exempt 965... ». Une telle explication ne couvre
pas l'ensemble de la pathologie mentale ; mais elle la dépouille de ses
prestiges en la rapprochant de l'usage normal de la vie.
La psychopathologie deviendra une pathologie parmi les autres. Le
[512] traité de Baglivi : De la médecine pratique (1695) atteste un
éveil à la pathologie mentale dans le cadre de la clinique médicale. Un
chapitre traite « des moyens de guérir les maladies de l'âme et de faire
leur histoire 966 ». Le maître italien se place dans une perspective psy-
chosomatique, pour employer un langage moderne. Il admet, en se
fondant sur un ensemble d'observations, que certaines dispositions
psychiques peuvent engendrer des maladies organiques ; la conclusion
est « qu'il existe réellement un ordre de maladies produites par les
passions de l'âme, et que l'imagination toute seule, par ses propres for-
ces, est un moyen capable de produire une maladie ou de la
rir 967 ». Les chagrins entraînent souvent des affections de l'estomac ;
« la plupart des maladies de l'âme ne sont que le résultat d'un excès de
963 LOCKE, Essai sur l'entendement humain, trad. COSTE, 1. II, ch. XI, art. 13.
964 CONDILLAC, De l'art dépenser, ch. v ; Œuvres complètes, 1821, t. V, pp. 38-
39.
965 Ibid., p. 41.
966 BAGLIVI, De la médecine pratique, 1695, trad. BOUCHER, 1851,1. I, ch.
XIV.
967 Op. cit., p. 283.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 674
968 P. 288.
969 Pp. 286-287.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 675
970 A. LE CAMUS, Médecine de l'esprit, 1753 ; 2e éd. 1769 ; cité par Aram
VARTANIAN dans l'introduction à son édition critique de L'Homme machine
de Lamettrie, Princeton University Press, 1960, pp. 92-93.
971 F. DAGOGNET, Le catalogue de la Vie, P.U.F., 1970, pp. 137-138.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 676
ment définie par les médecins ; ils y voient « une espèce de lésion
dans les fonctions animales ; cette maladie de l'esprit est si connue de
tout le monde qu'il n'est aucun des plus fameux nosographes qui ont
cru devoir en donner une idée précise, une définition bien distincte ; il
n'en est traité expressément nulle part ». Lorsque commence la se-
conde moitié du XVIIIe siècle, ce texte souligne la confusion persistante
de la pensée : « Comme la folie consiste dans une sorte d'égarement
de la raison, dans une dépravation de la faculté pensante (dont l'aboli-
tion est ce qu'on appelle démence), dépravation qui a lieu avec diffé-
rentes modifications dans le délire, dans la mélancolie, dans la manie,
on a confondu la folie avec l'une ou l'autre de ces maladies, mais plus
communément avec la dernière de ces trois, parce que la folie est
comme le prélude de la manie. » La folie est définie comme un délire
« sans violence et sans fureur » ; elle est distinguée [514] de la mélan-
colie « en ce que le délire dans celle-ci rend les malades inquiets, ne
roule que sur un seul objet, ou sur un petit nombre d'objets le plus
souvent tristes, et n'est pas universel ; au lieu qu'il a cette dernière
qualité et qu'il est sans inquiétude et sans tristesse dans la mélancolie
et dans la manie ; que dans celle-là par conséquent le malade est tran-
quille et s'occupe de toutes sortes d'objets indifféremment avec la
même extravagance, et que dans la manie le délire est accompagné
d'audace, de fureur, toujours sans fièvre essentielle, ce qui distingue la
manie de la phrénésie, et si la fureur dans celle-là est portée à l'extrê-
me, on lui donne le nom de rage ».
La pathologie codifie le bon sens, en donnant des signalements ap-
proximatifs de troubles plus ou moins caractérisés. Les premières ten-
tatives de nosologie systématique du domaine mental s'efforcent d'or-
donner en un réseau rigoureux une matière qui se dérobe aux symé-
tries qu'on prétend lui imposer, en fonction de repères arbitrairement
choisis. Linné, dans ses Genera morborum (1763), distingue trois ca-
tégories de maladies mentales : les unes sont idéales, ce sont des « ex-
travagances » d'ordre intellectuel (délire, transport, démence, manie,
démonomanie, folie) ; d'autres sont imaginaires, c'est-à-dire qu'elles
mettent en cause l'imagination ; on y trouve le tintouin, perception
imaginaire d'un son, la vision, le vertige, le somnambulisme, l'hypo-
condrie. Un troisième groupe rassemble des troubles pathétiques, dé-
pravations des désirs : boulimie, polydipsie, érotomanie, rage, antipa-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 677
mais une vie active fait naître tant d'événements qu'il sentira bientôt
que seule une activité réelle parvient à lever toute espèce de
te 977... »
Cette page résume certaines expériences contemporaines en matiè-
re de traitement des malades mentaux. Le XVIIIe siècle est un siècle
pédagogique ; le pasteur mis en scène par Goethe est un contemporain
de Basedow et de Pestalozzi ; « que de chaos, hélas, dans notre éduca-
tion et dans nos institutions prédisposent à la folie, nous et nos en-
fants », dit-il encore 978. L'aliénation est comprise comme une perver-
sion ou une rupture des liens sociaux ; la thérapeutique doit tenter de
mener à bien la réintégration, par le discours, par l'affection, par le
travail, de celui qui s'est détaché de la communauté. L'approche hu-
manitaire de la folie est souvent liée à des motivations religieuses,
comme il est normal en un temps où le service des hommes est recon-
nu comme une forme privilégiée du service de Dieu. Un même esprit
se retrouve, aux origines de la psychiatrie anglo-saxonne, dans la fon-
dation de la « Retraite » d'York par un groupe de ces Quakers en les-
quels Voltaire reconnaissait la vertu d'humanité portée à sa plus haute
excellence. Le cadre religieux est fondamental : à l'origine, les Qua-
kers sont une secte d'enthousiastes, objets de la suspicion des bien-
pensants, parfois même en butte à certaines formes larvées de persé-
cution. Le vrai Quaker, le « trembleur », [518] possédé de l'esprit de
Dieu, peut passer aux yeux d'une opinion hostile pour un possédé du
démon ; chez les Quakers eux-mêmes, il y a des faibles d'esprit, qu'il
faut distinguer des autres, et guérir si possible. L'esprit de charité fra-
ternelle propre à une communauté qui avait choisi de s'appeler Société
des Amis impose à l'égard des malades une approche inspirée par la
patience et la douceur.
La « Retraite » d'York fut fondée en 1792 par un groupe d'Amis,
dont faisait partie William Tuke. Des expériences malheureuses
avaient convaincu les Quakers que les membres de leur communauté,
isolés de leur groupe et confondus dans la promiscuité des malades
entassés sans discrimination dans les hôpitaux où l'on enfermait les
979 William TUKE, Description of the Retreat, 1813, dans Charles R. GOSHEN,
Documentary history of Psychiatry, New York, Philosophical Library, 1967,
pp. 476-477.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 683
980 Quelques principes et quelques vues sur les secours publics, 1803, ch. VII,
art. 5 ; Œuvres de CABANIS, Corpus des Philosophes français, t. II, p. 59.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 686
982 CABANIS, Quelques principes et quelques vues sur les secours publics ;
Œuvres, éd. citée, ch. VII, art. 2, p. 53, en note.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 688
cachots bas, humides et infects, sans lumière et sans air, désignés sous
le nom de loges, présentant un mauvais grabat ou une paille pourrie
jonchant le sol de pierre ; qu'on se figure des êtres humains nus ou
couverts de haillons, presque toujours furieux, enchaînés et renfermés
dans ces lieux de désolation et de misère, véritables tombes d'où ils ne
sortaient que pour être transportés à leur dernière demeure ; qu'on se
figure des gardiens [523] féroces, pris parmi les condamnés, les trai-
tant comme des brutes, usant à leur égard des moyens les plus barba-
res (...), les frappant impitoyablement ou engageant avec eux des lut-
tes terribles et souvent sanglantes ; (...) qu'on se figure ces malheureux
réputés incurables, abandonnés par leurs familles, privés de soins mé-
dicaux, pâles, hâves, décharnés, croupissant dans leurs propres déjec-
tions, gémissant sous le poids des fers qui déchiraient leurs membres
(...) — et l'on n'aura qu'une idée très imparfaite de l'état affreux des
asiles d'aliénés en général et de Bicêtre en particulier 983. »
Dans cet espace de la folie, qui semble sorti des caprices oniriques
de Goya, se développe la réforme de Pinel : « Semblable à un nouveau
Messie, écrit son neveu, il entreprit l'œuvre de régénération et de déli-
vrance à laquelle la Providence l'avait destiné ; avec lui, la bonté et la
douceur, la pitié et l'humanité, la justice et la philanthropie, la philo-
sophie et la science firent aussi leur entrée dans ce séjour de l'infortu-
ne et du désespoir 984... » À cet éloge hagiographique, il convient
d'opposer la thèse soutenue par Michel Foucault, dans son Histoire de
la folie à l'âge classique (1961), telle que la résumait le prière d'insé-
983 Casimir PINEL, Note sur la vie de Philippe Pinel ; Introduction à Lettres de
Pinel, extrait de la Gazette hebdomadaire de Médecine et de Chirurgie,
Victor Masson, r859, p. 20. On peut compléter ce témoignage tardif par
celui de Sébastien Mercier, qui date de 1771 : « Il y a à Bicêtre une salle
qu'on nomme la salle de force : c'est une image de l'enfer. Six cents
malheureux, pressés les uns sur les autres, opprimés de leur misère, de leur
infortune, de leur haleine mutuelle, de la vermine qui les ronge, et d'un
ennui plus cruel encore, vivent dans la fermentation d'une rage étouffée (...)
Les magistrats sont sourds aux réclamations de ces infortunés. On en a vus
qui ont commis des homicides sur les geôliers, les chirurgiens ou les prêtres
qui les visitaient, dans la seule vue de sortir de ce lieu d'horreur et de reposer
plus librement sur la roue de l'échafaud » (Sébastien Mercier, L'An 2440,
1771, rééd. R. TROUSSON, Bordeaux, Ducros, 1971, en note). La salle en
question devait être supprimée peu avant la Révolution.
984 C. PINEL, ibid., pp. 20-21.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 689
985 Cf. Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, N.R.F., 1966, pp. 396 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 691
[527]
CONCLUSION
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rel, afin de mettre en lumière des vérités éternelles formulées une fois
pour toutes. L'histoire des sciences est solidaire de l'histoire des hom-
mes, dont elle commente et justifie les péripéties culturelles. Quoi
qu'en pensent des spécialistes ingénus, l'histoire des vérités est indis-
sociable d'une histoire des valeurs qui sous-tendent les occupations et
préoccupations de la communauté humaine en un temps donné.
L'expansion de la connaissance biologique est un fait de mentalité,
qui intéresse la représentation du monde, non seulement celle des sa-
vants et de leur public, mais par vulgarisation et résonance, celle d'une
large partie de la population. Et par-delà la mentalité, l'ordre des idées
et des sentiments, c'est le genre de vie lui-même qui se trouve mis en
cause. Lorsque Linné inscrit l'homme dans le tableau des espèces qui
constituent le système de la nature, lorsque Buffon consacre deux vo-
lumes de son Histoire naturelle à la zoologie humaine, ces initiatives
ne correspondent pas à des jeux d'écriture, modifiant les convenances
établies dans un secteur du savoir. C'est l'identité de l'homme qui se
trouve modifiée, et toutes les significations de la vie en seront trans-
formées. Linné, Buffon et après eux la masse de leurs disciples et lec-
teurs auront d'eux-mêmes une conscience différente de la conscience
de soi qui était celle de leurs prédécesseurs.
[528]
Cette articulation de la science et de la conscience intéresse de
proche en proche la sociologie de la connaissance, l'histoire des men-
talités et l'histoire de la civilisation. Le phénomène fondamental est la
nouvelle alliance établie entre l'homme et sa propre vie, ainsi que la
relation, par l'intermédiaire de la vie individuelle, entre l'homme et la
nature vivante. La littérature et l'art de l'Occident, au XVIIIe siècle, sont
caractérisés par l'affirmation d'un « sentiment de la nature », qui
n'existait guère au siècle précédent. De quoi témoigne la vogue de
l'idylle et de l'élégie, qui s'étend de l'Angleterre à la Suisse en passant
par l'Allemagne ; ce renouveau poétique est solidaire d'une tradition
romanesque dont les jalons principaux seraient le Télémaque de Féne-
lon et la Nouvelle Héloïse, chefs-d'œuvre européens à l'immense re-
tentissement. Sur une ligne parallèle, on relèvera le renouveau de l'art
des jardins, à partir de la mode anglaise des parcs à la chinoise. L'ar-
chitecte paysagiste remodèle l'environnement, afin que l'artifice per-
mette de retrouver une nature perdue et passionnément regrettée.
L'aristocratie compense l'exode rural de jadis par un exode urbain, qui
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 694
993 Cf. Hester HASTINGS, Man and Beast in French Thought of the 18th
Century, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1936.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 702
Fin du texte