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Georges GUSDORF

Professeur à l’Université de Strasbourg


Professeur invité à l’Université Laval de Québec

(1972)

Les sciences humaines et la pensée occidentale


Tome V

Dieu, la nature, l’homme


au siècle des lumières
Un document produit en version numérique par Pierre Patenaude, bénévole,
Professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean.
Courriel: pierre.patenaude@gmail.com
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Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 2

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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Pierre Patenaude, bénévole,


professeur de français à la retraite et écrivain,
Courriel : pierre.patenaude@gmail.com

Georges Gusdorf

Les sciences humaines et la pensée occidentale.


Tome V. Dieu, la nature, l’homme au siècle des lumières.

Paris : Les Éditions Payot, 1972, 535 pp. Collection : Bibliothèque scientifique.

[Autorisation formelle le 2 février 2013 accordée par les ayant-droit de


l’auteur, par l’entremise de Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf, la fille de l’auteur,
de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriels : Anne-Lise Volmer-Gusdorf : annelise.volmer@me.com


Michel Bergès : michel.berges@free.fr
Professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole

Polices de caractères utilisée : Times New Roman 14 points.

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2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 22 décembre 2014 à Chicoutimi,


Ville de Saguenay, Québec.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 4

Un grand merci à la famille de Georges Gusdorf


pour sa confiance en nous et surtout pour nous accor-
der, le 2 février 2013, l’autorisation de diffuser en ac-
cès ouvert et gratuit à tous l’œuvre de cet éminent
épistémologue français.

Courriel :
Anne-Lise Volmer-Gusdorf : annelise.volmer@me.com

Un grand merci tout spécial à mon ami, le Profes-


seur Michel Bergès, professeur, Universités Montes-
quieu-Bordeaux IV et Toulouse I Capitole, pour tou-
tes ses démarches auprès de la famille de l’auteur et
spécialement auprès de la fille de l’auteur, Mme An-
ne-Lise Volmer-Gusdorf. Ses nombreuses démarches
auprès de la famille ont gagné le cœur des ayant-droit.

Courriel :
Michel Bergès : michel.berges@free.fr
Professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole

Avec toute notre reconnaissance,


Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur des Classiques des sciences sociales
Chicoutimi, le 22 décembre 2014.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 5

[2]

Du même auteur chez le même éditeur

LES SCIENCES HUMAINES


ET LA PENSÉE OCCIDENTALE

I. DE L'HISTOIRE DES SCIENCES À L'HISTOIRE DE LA


PENSÉE, 1966.
II. LES ORIGINES DES SCIENCES HUMAINES, 1967.
III. LA RÉVOLUTION GALILÉENNE, 2 vol., 1969. Tome pre-
mier; tome deuxième.
IV. LES PRINCIPES DE LA PENSÉE AU SIÈCLE DES LUMIÈ-
RES, 1971.
V. DIEU, LA NATURE, L'HOMME AU SIÈCLE DES LUMIÈ-
RES, 1972.
VI. L’ORDRE CULTUREL AU SIÈCLE DES LUMIÈRES. [en
préparation).

Signification humaine de la liberté.

Pourquoi des professeurs ? Pour une pédagogie de la pédagogie.

L’UNIVERSITÉ EN QUESTION.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 6

[5]
Georges GUSDORF
Professeur à l’Université de Strasbourg
Professeur invité à l’Université Laval de Québec

Les sciences humaines et la pensée occidentale.


Tome V. Dieu, la nature, l’homme au siècle des lumières.

Paris : Les Éditions Payot, 1972, 535 pp. Collection : Bibliothèque scientifi-
que.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 7

[7]

Table des matières


Quatrième de couverture

PREMIÈRE PARTIE [17]


LE RAPPORT À DIEU :
DE LA THÉOLOGIE AUX SCIENCES RELIGIEUSES

CHAPITRE I:
AMBIGUÏTÉS D'UNE DÉCHRISTIANISATION [19]

Dégradation de l'énergie religieuse au XVIIIe siècle en Europe. La tolé-


rance va de pair avec l'indifférence. L'anticléricalisme d'État en pays catho-
lique. En fait, il s'agit d'une mutation plutôt que d'une faillite du sens reli-
gieux. Difficulté de définir un indice de religion. Le cas Voltaire. La part
des livres de religion dans les statistiques de publication. La limite des mé-
thodes quantitatives. La religion n'est pas toute dans les livres de religion.
Quelle est la corrélation entre l'imprimé et le vécu social ? Les statistiques
de la sociologie religieuse ne confirmeraient pas celles de l'édition. L'Europe
continue à vivre en régime de chrétienté. Prééminence du cadre religieux de
la société traditionnelle. Équivoque de la déchristianisation. Diderot, Voltai-
re et les faibles d'esprit : la double vérité. Religion pour le peuple et sauve-
garde de l'ordre établi. Gens d'Églises et Lumières ; un christianisme utilitai-
re, sensible aux valeurs nouvelles, déclin des ordres religieux. Le radicalis-
me de certains intellectuels n'empêche pas le christianisme de continuer à
inspirer le genre de vie dans son ensemble. Ordre religieux et ordre public.
Le XVIIIe siècle est encore un siècle chrétien.

CHAPITRE II :
LE NOUVEL ESPRIT RELIGIEUX [39]

Si le domaine français apparaît marqué, dès le XVIIIe siècle, par un anti-


cléricalisme de source catholique, la culture européenne dans sa masse s'or-
ganise selon un axe religieux. Régression du triomphalisme, de l'absolutis-
me religieux. De l'esprit d'orthodoxie au non-conformisme. L'aliénation
dans l'institution. Le christianisme du XVIIIe siècle procède de Pascal et de
Bayle, non de Bossuet. Libre pensée en matière de religion n'est pas athéis-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 8

me. Religion se dit désormais au pluriel. Désétablissement des confessions.


Décentrement et recentrement de la vie religieuse. Revitalisation de la reli-
gion selon Turgot, et liberté de conscience. Le nouvel esprit religieux ou le
christianisme libéral. Le procès du despotisme religieux va de pair avec ce-
lui du despotisme politique. Mort du Dieu traditionnel. Bayle : on peut
concevoir une société sans religion. L'ordre politique dissocié de l'ordre re-
ligieux. Vers une religion privée. Émancipation de la vie personnelle et du
discours scientifique. La religion dans les limites de la raison. L'usure des
absolus religieux de l'Église, de la Tradition, de la Révélation. La théologie,
réflexion humaine sur les vérités de Dieu. La mutation de la conscience sus-
cite un nouveau type de croyants et d'incroyants. La foi comme engagement
personnel : Hume, Kant. Un individualisme religieux. Le Quaker, type idéal
du siècle de la philanthropie. La religion naturelle ou le bon usage du chris-
tianisme, nouveau concordat entre religion et raison. Le siècle des Lumières,
un siècle socinien.

CHAPITRE III :
L'INTERNATIONALE DU CŒUR : LE PIÉTISME EUROPÉEN [58]

Églises sans chrétiens et chrétiens sans églises ; affaiblissement des


contours de la carte confessionnelle. L'approche existentielle, ou les dévo-
tions de la présence ; le mystère de la foi contre les problématiques : le cas
de Pascal et celui de Bayle. La notion de piétisme comme constante du
christianisme historique : récurrence de l'esprit contre la lettre. Les extrémis-
tes de l'intérieur. Les théologies mères des hérésies. Le jeune Zinzendorf et
le cardinal de Noailles. Le cosmopolitisme religieux de Madame Guyon et
des autres chrétiens marginaux. Fénelon, Wesley témoins d'une chrétienté
indivise. Le piétisme germanique n'est pas une dénomination parmi les au-
tres, mais le vœu de renouer avec l'authenticité chrétienne, oblitérée par les
théologies déclinantes. Pour une perception d'ensemble du piétisme euro-
péen. La religion du Vicaire savoyard, chrétien par essence, catholique par
accident. Piétisme de Rousseau. Chrétiens du demi- silence, mystiques et il-
luminés. Un christianisme à la première per sonne [58]
Le quiétisme : Molinos, Madame Guyon et l'expérience du pur amour :
Fénelon, Antoinette Bourignon, Pierre Poiret [71]
Le piétisme protestant s'affirme à l'intérieur des Églises établies : Arndt,
les collegia pietatis de Spener ; l'œuvre de Hermann Francke à Halle : le
programme pédagogique, l'Université. Le « système de Halle », modèle de
vie spirituelle. Piétisme et Aufklärung. Rousseau et le néo-christianisme. Le
piétisme correspond à une anthropologie, à une psychologie nouvelles. Inté-
riorisation du rapport à Dieu. Le non-rationalisme de Jacobi. La métacriti-
que de Hamann et le déchiffrement des hiéroglyphes de la Révélation. La
vie religieuse est une vie privée. Autobiographies, confessions, journaux in-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 9

times. La culture du moi et le sacré d'immanence. Nouvelle alliance entre


l'humanité et la divinité [74]

CHAPITRE IV :
L'INTERNATIONALE DÉISTE [86]

I. LE RENVERSEMENT DES RAPPORTS ENTRE LA PHILOSO-


PHIE ET LA THÉOLOGIE : La rationalisation du mystère ou l'équi-
voque de la théologie. La réformation démultiplie et relativise les théo-
logies. Le précédent galiléen et la désintégration de l'ordre théologien.
La théologie devient un savoir spécialisé. Fin du superbe isolement
chrétien. L'harmonie des religions et la religion naturelle. La tolérance
inévitable. Le discours philosophique regroupe une Europe dissociée ;
seul il peut assurer l'unité de l'humanité. Il faut distinguer libéraux, in-
croyants et athées. Le rationalisme chrétien doit contrôler les délires de
l'absolu et les fanatismes de toute espèce. L'Aufklärung seconde Ré-
formation. Locke : pour une orthodoxie de la raison libérale. Les Lati-
tudinaires britanniques. Complémentarité de la raison et de la foi. Un
christianisme non confessionnel. Les mystères de la dogmatique. Le
Christ éducateur de l'humanité, de Spinoza à Lessing et à Kant. L'éva-
cuation du mystère : Locke, Toland ; Anthony Collins et la libre pen-
sée. La position de Leibniz et celle de Kant. Religion naturelle [86]

II. LA DÉMYSTIFICATION DU CHRISTIANISME : CRITIQUE DE


L'ENTHOUSIASME : Choc en retour de la révélation naturelle sur la
révélation surnaturelle. Psycho-pathologie de la religion qui a perdu la
raison. La conscience fanatique ou la religion sauvage. Bon et mauvais
usage de l'inspiration divine selon John Smith et les libéraux de Cam-
bridge. L'enthousiasme, ou illusion religieuse, d'après Locke. Le pro-
cès des illuminés. Shaftesbury : Lettre concernant l'enthousiasme
(1708). Prophètes et convulsionnaires, hystéries collectives, vraie et
fausse dévotion selon Addison. Trenchard : Histoire naturelle de la
superstition (1709). Les radicaux français et la littérature de la conta-
gion sacrée. Voltaire et Loyola ; le fanatisme de l'anti-fanatisme. Posi-
tion critique et nuancée de Hume. L'idolâtrie vue par Bossuet. Vers
l'orthodoxie de la raison critique [100]

III. LA DÉMYTHOLOGISATION : Le prêtre comme manipulateur de la


déraison collective ; de la psychologie individuelle à la psychologie
sociale. La double vérité, une religion pour le peuple. L'imposture des
prêtres depuis Varron. Les docteurs chrétiens appliquent cette analyse
au polythéisme païen. Mais la philologie moderne accorde une valeur
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 10

neuve aux cultes païens. Le De religione Gentilium de Herbert de


Cherbury (1663), source de l'anticléricalisme des Lumières. Fontenel-
le : Histoire des Oracles (1686), De l'origine des Fables : les prêtres
exploitent la crédulité publique. Toutes les mythologies relèvent de la
même fonction fabulatrice. Les mythes, préhistoire de la raison. Pour
une démythologisation du fabuleux. [112]

IV. DÉISME ET THÉOLOGIE RATIONNELLE : Démystification et dé-


mythologisation s'appliquent aussi à la tradition judéo-chrétienne. Le
Sermon des Cinquante, sommaire de la nouvelle foi. Le déisme déblo-
que la raison humaine ; la théologie digère la philosophie. Entre le ra-
dicalisme intégriste et le radicalisme athée s'affirme un universalisme
religieux. Antitrinitaires ou unitariens, tenants d'une religion de la rai-
son. Le débat déiste en Angleterre. Le dictamen de la conscience,
noyau de la religion naturelle selon Cherbury. Matthew Tindal : Le
christianisme aussi ancien que la création (1730) ; évangile historique
et évangile éternel. Une religion en esprit et en vérité sans surcharge
dogmatique ou rituelle, qui influence même l'orthodoxie anglicane. Le
paradigme déiste inspire largement la sensibilité intellectuelle de l'âge
des Lumières. L'apologétique de la concordance entre la raison et la
foi. Philosophie naturelle et théologie naturelle chez Newton. La phy-
sico-théologie, sainte alliance entre la science et la religion. La marque
déiste chez Leibniz, Rousseau, Kant, Voltaire. Anticléricalisme n'est
pas antichristianisme. La Néologie en Allemagne à partir de l'acces-
sion au trône de Frédéric II (1740). L'influence de Christian Wolff et le
rôle des facultés de théologie. Les Néologues, pour un christianisme
pratique et libéral. Lessing et les Fragments de Reimarus. La religion
en devenir [122]

CHAPITRE V :
L'AVÈNEMENT DES SCIENCES RELIGIEUSES [143]

I. DE LA RÉVOLUTION GALILÉENNE AUX SCIENCES RELI-


GIEUSES : Les sciences religieuses, un élément nouveau dans la
culture des Lumières, voie frayée entre le déisme et le piétisme, entre
l'irrationalisme et le rationalisme. La science sacrée de droit divin se
heurte au défi des sciences de droit humain. L'épistémologie différen-
tielle de Pascal maintient la méthode d'autorité dans le domaine reli-
gieux. Raison d'Église et raison d'État chez Bossuet. La science sacrée
recule devant le progrès des sciences religieuses. Parole de Dieu et pa-
role humaine. Démantèlement du littéralisme biblique. La Bible com-
me document fondamental historique et humain, réserve de valeurs et
de significations. L'étude de la tradition judéo-chrétienne nécessite un
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 11

nouvel outillage mental. La constitution d'un nouveau paradigme sup-


pose une refonte de la culture. L'avènement de la critique historique
commande une réinterprétation des notions d'inspiration et de révéla-
tion. Les sciences religieuses dans l'Encyclopédie. L'ordre religieux
entre dans le droit commun du savoir [143]

II. RELIGIONS ET RELIGION : De l'absolu judéo-chrétien de Bossuet à


la démultiplication des axes de référence. Du particularisme juif à
l'universalisme chrétien. L'apologétique, première source du compara-
tisme. Les pères de l'église et la culture païenne : Clément d'Alexan-
drie et la préparation évangélique, mais l'histoire des religions prend
fin avec l'incarnation du Christ. L'idéologie de la croisade. La Renais-
sance comme réhabilitation des valeurs païennes. La Réformation,
échec du totalitarisme chrétien. La tolérance, pluralisme de résigna-
tion. Une apologétique de la pluralité : Nicolas de Cues, Marsile Ficin.
La découverte des autres mondes. La querelle des rites comme pres-
sentiment d'un comparatisme religieux. L'essence de la religion trans-
cende la diversité des religions historiques. Désacralisation du discours
religieux. Une épistémologie de la convergence. Le déclin des absolus
théologiques permet l'essor des sciences religieuses. De l'affirmation
de l'Être à l'investigation du devenir. [157]

III. DE LA MYTHOLOGIE COMPARÉE A L'HISTOIRE DES RELI-


GIONS : Redécouverte de la mythologie ancienne comme théologie.
L'interprétation allégorique (Boccace). Natalis Cornes : le trésor caché
de la sagesse mythique. Mythes anciens et tradition biblique. Le déis-
me et l'unification des mythologies. Le monothéisme originaire selon
Herbert de Cherbury ; le De religione Gentilium (1663), essai d'une
histoire comparée des religions. Spinoza met en lumière les facteurs
mythologiques dans la révélation judéo-chrétienne (1670) [168]
Fontenelle vulgarisateur des idées nouvelles sur la fonction fabula-
trice ; une généalogie de l'esprit humain. La recherche mythologique
s'inscrit dans l'apologétique de l'humanité propre au siècle des Lumiè-
res. Les grandes compilations mythologiques : Nicolas Bou langer,
Court de Gébelin, Charles Dupuis. Intérêt de cette première ethnologie
religieuse. Religion primitive et état de nature. Le primitivisme déiste.
Insuffisance de l'herméneutique intellectualiste. L'âge mythique est
une époque de l'humanité en développement : Turgot, le fétichisme se-
lon de Brosses. L'éducation de l'humanité selon Lessing [173]
En dehors de la voie intellectualiste, Vico introduit une nouvelle
compréhension de la conscience mythique. La science nouvelle, analy-
tique des cultures ; les ricorsi, clefs d'une sociologie de la connaissan-
ce. L'herméneutique de Herder rapproche mythologie, langage, poésie
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 12

en une légende des siècles. Les mythes sont le chant profond de l'hu-
manité universelle. Les mythologues allemands : Heyne, Hermann,
Creuzer. La revalorisation des mythes renouvelle l'histoire des reli-
gions. Christoph Meiners : Histoire générale et critique des religions
(1806-1807) fonde une nouvelle anthropologie religieuse. Les sciences
religieuses sont des sciences de l'homme [182]

IV. L'HERMÉNEUTIQUE CHRÉTIENNE : Le christianisme continue à


régir l'espace mental de l'Occident en voie de laïcisation, mais le mes-
sage chrétien se relativise ; la théologie doit parler le langage de l'épo-
que. Le christianisme suit un mouvement qu'il ne contrôle plus ; fin du
littéralisme biblique : l'histoire de la terre. Désétablissement de la révé-
lation [190]
Le document biblique et la nouvelle exégèse historique et critique.
Les études bibliques en France après Richard Simon. Les Conjectures
d'Astruc (1753) et les sources de la Genèse ; Iahviste et Elohiste. Mais
Astruc n'est pas suivi ; pas d'école française d'exégèse. Positions anti-
exégétiques du P. Hardouin et du P. Berruyer. Marginal pour les catho-
liques, le problème exégétique est central pour les églises protestantes.
Le rôle des facultés de théologie dans les universités. Lecture édifiante
et lecture philologique. Le piétisme : lire la Bible bibliquement. Les
Bibles piétistes et l'exégèse allégorique. Choc en retour de la philolo-
gie classique (F. A. Wolf) [195]
Spécialisation des études bibliques : théologiens et exégètes. L'œu-
vre de J. D. Michaelis. Le néologue J. S. Semler. L'insistance sur la ré-
vélation naturelle livre à la critique le domaine de la révélation histori-
que. L'herméneutique de Herder ; milieux et mentalités bibliques ; l'au-
thenticité humaine de la Bible. La lettre des Écritures et l'actualité de
la foi : Le Vicaire savoyard et les études bibliques. [207]
Les études néo-testamentaires. La découverte du Jésus historique,
dégagé du hiératisme dogmatique, après Grotius et Simon. Les travaux
exégétiques et l'établissement du texte ; le canon du Nouveau Testa-
ment. J. D. Michaelis et le classement des écritures évangéliques. Exé-
gèse historique et dogmatique. J. S. Semler : l'étude scientifique des
textes prélude à toute interprétation. Analyse différentielle du recueil
néo-testamentaire. Griesbach : les synoptiques. [213]
Le Jésus historique de l'herméneutique. Reimarus : les Fragments
d'un anonyme (1774-1778) tentent de redécouvrir le Jésus d'avant le
christianisme. Les évangiles sont les témoignages des disciples qui ont
transfiguré le message du maître après sa mort. Jésus était juif. La po-
lémique sur les textes de Reimarus et les idées de Lessing. Le proté-
vangile araméen. Lessing et Voltaire. Herder, initiateur de la Formges-
chichte. Les évangiles, professions de foi, sont des produits de la foi.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 13

La recherche des étymologies judéo-chrétiennes suscite un renouvel-


lement du christianisme. Historicité et actualité de la foi. D'où la pos-
sibilité d'une histoire des dogmes. Les études bibliques à Strasbourg en
1792. L'histoire des sciences religieuses n'est pas toute l'histoire du
christianisme [221]

V. CONCLUSION : Le renversement des autorités en matière religieuse.


Les dogmatiques deviennent des problématiques dans le contexte du
renouvellement de la culture. De la théodicée à l'anthropodicée. La re-
ligion comme confrontation de l'humanité et de la divinité. De l'abso-
lutisme théocratique au relativisme culturel. L'entendement humain, en
sa limitation, point origine de toute vérité. Dans quelle mesure l'hom-
me peut-il parler de Dieu ? L'autonomie du sujet implique un nouveau
rapport à Dieu. Humanisation de l'homme et humanisation de Dieu.
Désacralisation mais resacralisation du domaine humain. Vers un ave-
nir du christianisme [231]

DEUXIÈME PARTIE
LES SCIENCES DE LA VIE [241]

CHAPITRE I :
L'HISTOIRE NATURELLE DANS LA CULTURE DES LUMIÈRES. [243]

Le primat des mathématiques remis en question : Diderot. L'avènement


de l'histoire naturelle prépare la nouvelle émergence de la science de l'hom-
me. Bayle contre le triomphalisme mathématique. Intérêt pour les réalités
concrètes : le concept de « physique » avant la dissociation du domaine or-
ganique et du domaine inorganique. Au XVIIIe siècle, la matière est vivante.
Le radicalisme mathématique de d'Alembert et l'exigence d'un savoir empi-
rique et concret. Leibniz annonce la fin des mathématiques. Multiplication
des schémas épistémologiques. Vérités mathématiques et vérités physiques
selon Buffon ; pour une logique du réel selon les degrés de la probabilité
[243]
La priorité de la science de l'homme atteste une conversion de la menta-
lité. Linné et Buffon, prophètes en leur temps et en leur pays. L'avènement
de l'histoire naturelle, nouveau regard et nouvelle pensée. Le sentiment de la
nature, mutation de la présence au monde. La botanique comme passion de
l'âme chez Rousseau. Histoire naturelle et religion naturelle. De la fleur
bleue de Rousseau à celle de Novalis [254]
Le nouvel impératif épistémologique. Collection et classification ; ana-
lyse et synthèse, monographies et systèmes. Du cabinet de curiosités au ca-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 14

binet d'histoire naturelle. Les collections italiennes ; l'institut de Bologne,


microcosme épistémologique. Les institutions anglaises : Royal Society,
British Muséum ; Hans Sloane et Joseph Banks. Jardin du Roi et Cabinet du
Roi à Paris ; Buffon intendant du Jardin [261]

CHAPITRE II :
LE DÉCOR MYTHICO-RELIGIEUX DE L'HISTOIRE NATURELLE
[270]

D'Alembert contre Buffon : l'histoire naturelle n'est pas une science. La


défense de Buffon : plaidoyer pour le système et le génie. Pas d'intelligibili-
té newtonienne en biologie ; la synthèse toujours prématurée. Dépassement
de la biologie aristotélicienne. Pour une nouvelle définition de la situation
de l'homme dans le monde. Le thème de la création chez Buffon et Linné
survit à la cosmolologie aristotélicienne. L'échelonnement de la création se-
lon les jours de la Genèse et l'idée transformiste [270]
Le thème de la chaîne des êtres : continuité et hiérarchie des espèces de-
puis Aristote. Chaîne des êtres et classification selon Leibniz. Les disconti-
nuités de la chaîne posent le problème du missing link. Le polype de Trem-
bley (1740) et le cas des zoophytes. Voltaire contre les zoophytes et contre
la chaîne. Espèces et individus dans la nature : réalisme des essences ou
nominalisme [282]
Linné : l'histoire naturelle comme langue bien faite. Le Système de la
nature. Buffon contre Linné : la classification est une schématisation abusi-
ve, mais l'opposition demeure limitée à des usages différents de la continuité
et de la discontinuité. Buffon place l'homme en dehors de la chaîne des
êtres, où Linné le fait entrer. Problèmes posés par les extrémités de la chaî-
ne. Les idées de Charles Bonnet et les fantasmes de J.-B. Robinet [287]

CHAPITRE III :
NATURE [299]

Les sciences naturelles positives présupposent le renoncement à l'an-


thropocentrisme. Nature du physicien et nature du naturaliste. L'idée de la
nature biologique permet de rejeter le finalisme excessif de la chaîne des
êtres. L'explication mécaniste et les phénomènes vitaux. La nature comme
fonctionnement autonome. Du mécanisme au dynamisme, du dualisme au
monisme. L'idée de nature réintroduit la finalité dans l'univers mécanisé de
la physique, non sans confusion épistémologique [299]
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 15

La théorie des molécules organiques chez Buffon, essai d'une théorie


mécaniste de la matière vivante selon l'analogie de la doctrine corpusculaire.
Le moule intérieur assure la continuité des espèces. Mais les intuitions de
Buffon transgressent les limites du donné scientifique. Le matérialisme du
XVIIIe siècle est un vitalisme. La spécificité de la vie selon Maupertuis et
Diderot. La vie immanente à la matière [307]
Les enseignements de la dimension microscopique : Leeuwenhoek, Se-
nebier commentateur de Spallanzani. Les animalcules spermatiques dans la
pensée biologique : animalculistes et ovistes ; évolution et épigenèse. C. F.
Wolff et la spontanéité de la nature. Les atomes animés réalisent une mini-
aturisation de la Providence. L'uni vers, ou la matière organisée selon d'Hol-
bach ; la matière ou l'anti-hasard [312]
La condition humaine selon La Mettrie. La philosophie matérialiste de la
nature comme réalisme méthodologique. De l'animalité à l'humanité. Helvé-
tius : la conscience et l'organisation ; de la nature à la culture. Ambiguïté du
matérialisme. L'essentiel est la reconnaissance de l'autonomie du dynamis-
me naturel [319]
L'analogie de structure entre les êtres vivants (Buffon). La variété indé-
finie des formes suscite la projection de la classification dans le temps. La
nature a une histoire. La question des fossiles dans l'histoire du savoir. La
préhistoire de l'histoire naturelle de John Ray à Lyell : Fontenelle, Buffon.
Histoire de la Terre et histoire de la vie. [325]
Les intuitions transformistes au XVIIIe siècle. La position de Linné ; hy-
brides et monstres : la Peloria ; la classification est une coupe dans un de-
venir. La cosmologie progressive de Buffon, et les limites de son transfor-
misme. La stabilité l'emporte sur le mouvement. Diderot : « la nature est en-
core à l'ouvrage ». Les hypothèses de La Mettrie. Pressentiments de la sélec-
tion naturelle. Évolutionnisme de Benoît de Maillet. L'organisme universel
et progressif de J.-B. Robinet. L'idée de l'unité du plan d'organisation (Buf-
fon) et le proto type de Robinet et de Diderot. L'autorégulation de la nature
universelle selon Rousseau, et les préludes au darwinisme [335]
L'hymne à la nature de Goethe. Sens ou non-sens de la nature. Nature et
culture [353]

CHAPITRE IV :
L'ANTHROPOLOGIE [355]

Tyson : le seuil critique de la positivité en anthropologie. L'anthropolo-


gie est un chapitre de la zoologie. Mutation du regard et mutation des va-
leurs. Le dualisme ontologique de Descartes et le monisme épistémologique
de Locke. La « métaphysique expérimentale » étudie l'esprit en condition
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 16

corporelle. L'empirisme lève le voile des représentations eschatologiques.


Retrait de Dieu et naturalisation de la nature humaine. Le point de vue an-
thropologique et le rôle de l'homme dans le monde. De l'anthropologie pra-
tique (Montaigne), qui étudie le sujet humain, à l'anthropologie scientifique,
qui étudie l'homme comme objet [355]
La naturalisation de la chaîne des êtres. Place de l'homme dans la chaîne
et diversité de l'espèce humaine selon William Petty (1677). Division des
races humaines selon François Bernier (1684). L'espèce humaine selon Loc-
ke et Leibniz. Voltaire contre l'homme sans tête ni membres de Descartes.
Voltaire entre en métaphysique par la description des races humaines.
Blackmore (1713) : l'homme équateur. Arrêtée à l'homme, la chaîne invite à
une zoologie comparative. Les confins de la réalité humaine [360]
Linné : l'homme figure au tableau des espèces naturelles dès le Systema
naturae (1735). La place de l’homo sapiens parmi les Primates. Les variétés
humaines. Les faiblesses de l'anthropologie linnéenne [369]
Buffon et la science de l'homme. L'anthropologie dans le cadre de la
zoologie comparée. La spécificité de l'existence humaine : ce qui est incom-
parable et incompréhensible. Anthropologie somatique et ethnologie. Le
sauvage absolument sauvage. Nature et culture. Monogénisme et transfor-
misme de Buffon. Les âges de la vie. L'arithmétique morale. L'œuvre de
Linné et celle de Buffon ouvrent une ère nouvelle [373]
Blumenbach : De generis humant varietate nativa (1775), précis d'an-
thropologie somatique. « Dégénération •> et transformisme. Les cinq varié-
tés, ou races de l'espèce humaine. Races et racisme. De Linné à Blumen-
bach : Peter de Hameln. Craniologie et craniométrie. [381]
L'anthropologie de Kant. Les races humaines. Anthropologie physique et
anthropologie morale. La fragmentation de l'anthropologie et la perte du
sens de l'humain. Les recherches de Camper. L'apport de l'anatomie compa-
rée. Vicq d'Azyr. Statique et dynamique : l'unité de composition. La mor-
phologie selon Goethe ; constantes et variables dans les formes vivantes.
L’Uranimal et ses métamorphoses. La biologie dans l'humanisme goethéen
[386]
Insuffisance de l'anthropologie exclusivement somatique. La géographie
zoologique de Zimmermann, la distribution des vivants dans l'espace et dans
l'histoire. La répartition des hommes sur la terre et le rôle du milieu. An-
thropologie et anthropogenèse [394]
De l'histoire naturelle à l'histoire de l'humanité. Henry Home : polygé-
nisme et histoire de la civilisation : Esquisses de l'histoire de l'homme
(1774). Anthropologie et anthropogenèse. Lord Monboddo : évolution de
l'homme vers l'humanité ; état de nature et animalité. Monboddo, Rousseau
et Locke ; pas d'innéisme de la raison. Une métaphysique évolutive : l'hom-
me est l'avenir de l'homme et non pas son passé [400]
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 17

La science du phénomène humain individuel. La réalité humaine étudiée


dans sa spécificité. L'anthropologie empirique en Allemagne : Erfahrung-
sseelenkunde. Un carrefour interdisciplinaire. Connaissance de soi et consti-
tution de soi. Le type idéal du bourgeois moderne selon Christian Thoma-
sius. La psychologisation de l'ontologie. Imprécision du concept [405]
De l'anthropologie somatique à la physiognomonie. Les précédents : la
Chambre, l'Anthropométrie d'Elscholtz (1663). Symbolisation réciproque de
l'âme et du corps. Les hésitations de Lichtenberg et de Diderot. La physio-
gnomonie de Lavater. De la physiognomonie de Lavater à la phrénologie de
Gall [410]
L'anthropologie médicale de Platner et ses insuffisances. L'anthropologie
pragmatique de Kant ; sa place dans l'œuvre kantienne. L'anthropologie
comparée de Guillaume de Humboldt. Perplexités et ambiguïtés de la tenta-
tive anthropologique [417]

CHAPITRE V :
LE PROGRÈS DE LA CONSCIENCE MÉDICALE [424]

I. MÉDECIN ET MÉDECINE : Relief social du médecin à l'âge des


Lumières. La médecine, discipline pilote de la philosophie expérimen-
tale depuis Bacon. Le docteur Locke ; médecins et philosophes. La
nouvelle médecine se heurte au conservatisme de la masse du corps
médical, et à l'inertie de la plupart des Facultés [424]
La situation dans les universités anglaises selon Mandeville. Les
nouvelles institutions à Londres et en Ecosse. L'avènement de la disci-
pline chirurgicale : les frères Hunter et la nouvelle frontière médico-
chirurgicale. Médiocrité de l'enseignement médical en France. Dis
jonction de la théorie et de la pratique. Les débuts de l'enseignement
clinique : Boerhaave à Leyde. La réforme médicale à Vienne. La lutte
entre médecins et chirurgiens en France et les origines de l'Académie
de chirurgie (1731). Les idées de Quesnay. Progrès d'une médecine du
réel [430]

II. MÉDECINE ET SOCIÉTÉ : De la médecine de classe à la médecine


de masse. L'idée de santé publique se fait jour dans le contexte politi-
que et social du despotisme éclairé. Leibniz et l'organisation de la mé-
decine : pour un service social de la santé sous le contrôle des pouvoirs
publics. L'État reprend à l'Église certaines de ses compétences [438]
La médecine légale (medicina forensis) selon l'Encyclopédie. Le
rôle du médecin expert. Maladie et civilisation. Toute pathologie est
pathologie sociale : Camper, Vicq d'Azyr. La Medizinische Polizei
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 18

(1779-1811) de Johann Peter Frank, premier système complet de mé-


decine sociale et de santé publique. L'expérience Turgot et les origines
de la Société royale de médecine (1776-1778) : pour une administra-
tion de la santé et de l'hygiène publiques. Le rôle de Vicq d'Azyr :
« édilité médicale », et nouvelle conscience de la fonction thérapeuti-
que. La question des hôpitaux à la fin de l'ancien régime. Tenon : Mé-
moires sur les hôpitaux de Paris (1788). La désacralisation de la mala-
die [442]
III. LA THÉORIE MÉDICALE : Médiocres progrès de la pensée médica-
le au XVIIIe siècle. Le retard de l'interprétation sur l'observation : le
cas du microscope, du thermomètre ; équipement technique et équipe-
ment épistémologique. Rémanence des « systèmes » en médecine. Rô-
le de l'anatomie pathologique et de la clinique ; Morgagni et les origi-
nes de la méthode anatomo-clinique [452]
La médecine des idées. La tradition de l'homme-machine et les au-
tomates ; Vaucanson. D'Alembert : critique du modèle mécaniste en
médecine. Le mécanisme de Boerhaave et ses limites. Boerhaave est
surtout le fondateur de la méthode clinique [457]
Vitalisme et piétisme à Halle : Hoffmann ; la chimie prélavoisien-
ne de Stahl et sa doctrine de 1' « organisme » ; la fonction de l'âme. La
physiologie de Haller comme anatomie animée ; le concept de l'irrita-
bilité, propriété fondamentale de la matière vivante. Un newtonianisme
de la biologie. Maupertuis [462]
L'école de Montpellier acclimate en France le vitalisme de Stahl.
Bordeu : prépondérance de la physiologie sur l'anatomie, unité de la
vie organique en tant que finalité immanente. Le vitalisme de Barthez :
Nouveaux éléments de la Science de l'homme (1778). Le principe vital
comme notion expérimentale et l'irréductibilité de la vie ; un positi-
visme antimécaniste. En Allemagne, le vitalisme de Herder ouvre la
voie, malgré les résistances, à la philosophie romantique de la nature
[471]

IV. LA CONSTITUTION D'UN CHAMP ÉPISTÉMOLOGIQUE : LA


NOSOLOGIE : Indépendance relative de la pratique médicale par rap-
port à la théorie ; pour une histoire des médecins et des médications.
L'activité thérapeutique présuppose un champ épistémologique consti-
tué selon une intelligibilité unitaire. De la confusion rhétorique à la
précision du discours. Le progrès médical conditionné par la constitu-
tion du catalogue de la vie. Linné, organisateur du territoire de la vie.
La botanique, domaine pilote. Créer une langue [477]
De la nomenclature botanique à la nosologie, phénoménologie de
la perception médicale. La fixation de la langue est œuvre de science :
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 19

Condillac. Lavoisier disciple de Condillac. Vicq d'Azyr et la langue de


l'anatomie. Pinel veut être le Lavoisier de la médecine. Nosologie et
thérapeutique selon Cullen et Frank. La nosologie, discipline newto-
nienne selon l'Encyclopédie [481]
La Nosologie méthodique de Boissier de Sauvages (1763) ; règles
pour la direction de l'esprit médical. Nosologie synoptique et nosolo-
gie systématique. La systématique de Linné et ses dangers. La critique
de Cuvier ; pas d'univers des essences morbides. La nosologie terrain
vague ; Pinel contre Sauvages. La cartographie suppose l'achèvement
de l'exploration [487]
Le mirage nosologique : intelligibilité extensive et intelligibilité in-
tensive. Cabanis contre la nouvelle scolastique. Maladies ou malades.
Pour une nosologie non triomphante, associée à la clinique. Séméioti-
que et séméiologie selon Locke, Sauvages et l'Encyclopédie. Révolu-
tion de l'attention et révolution du regard. Vers la méthode anatomo-
clinique [491]

V. L'AVÈNEMENT DE LA PSYCHIATRIE : Le néologisme psychiatrie


(1800) consacre l'apparition d'une médecine mentale consciente et or-
ganisée en Europe. La naissance de la psychiatrie correspond à une ré-
évaluation de la condition humaine. La folie comme réalité historique.
La schizophrénie n'a pas valeur rétroactive. La folie, maladie de civili-
sation. Maladie organique et maladie mentale. Le devenir des signifi-
cations et des évidences. La psychiatrie comme création continue. Dif-
ficultés d'une perception de la maladie men tale comme telle. La mala-
die mentale est une maladie honteuse. Comment la raison peut-elle se
perdre ? Le fou perturbe l'économie divine et humaine selon l'ordre du
dualisme religieux et métaphysique. La folie comme signe de contra-
diction ; la fête des fous jusqu'au surréalisme [498]
La psychiatrie présuppose une science unitaire de l'être humain. La
constitution de l'anthropologie selon l'exigence d'un monisme épisté-
mologique ouvre la voie à la pathologie mentale. Les maladies menta-
les avant la psychiatrie ; Locke ; Condillac : l'aliénation est une pertur-
bation des principes de l'association des idées. La médecine de l'unité
humaine chez Baglivi, Le Camus ; confusion de la pathologie mentale
au XVIIIe siècle : L'Encyclopédie, Linné, Sauvages. Cullen : les névro-
ses [509]
La révolution psychiatrique est liée à la philanthropie des Lumières
qui commande de prendre en charge la condition matérielle et morale
des aliénés. La psychothérapie dans Wilhelm Meister. Les Quakers et
la Retraite d'York. La psychiatrie humanitaire. L'hôpital psychiatrique,
projection architecturale de la classification nosologique ; révolution
psychiatrique et révolution française : Pinel, Cabanis. La réforme des
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 20

structures sociales aliénantes est un facteur de désaliénation. La fonc-


tion de l'asile [516]
Dans la nouvelle problématique, le monstre devient un malade, et
le tout-autre un semblable. De la répression à la thérapeutique. Droits
du fou et droits de l'homme ; la thèse contemporaine de l'antipsychia-
trie. La mort de l'homme serait la mort du fou [522]

CONCLUSION [527]

Unité des sciences de la vie. Histoire des sciences et histoire des hommes.
Articulation de la science et de la conscience. La biologie exprime une nou-
velle alliance de l'homme et du monde. Le sentiment de la nature au XVIIIe
siècle. Le savant, porte-parole de l'inconscient collectif. Par-delà tout utilita-
risme, la recherche fondamentale est une passion de l'âme. Les sciences de
la vie enseignent un nouveau style de l'humanité. Existence et incarnation.
Surdétermination des sciences de la vie. La notion de climat et celle de nos-
talgie expriment la nouvelle relation de l'homme avec le milieu. Le retour à
la terre, par-delà les restrictions de la révolution galiléenne. Nouvelle di-
mension de la vie. Présence au monde selon l'analogie de la vie ; respect de
la vie. Pour une histoire du sens de la vie.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 21

Les sciences humaines et la pensée occidentale.


Tome V. Dieu, la nature, l’homme
au siècle des lumières.

QUATRIÈME
DE COUVERTURE

Retour au sommaire

Le XVIIIe siècle demeure, en France, une époque mal connue, si-


non méconnue, sans doute parce que la pensée des Lumières ne peut
se comprendre que dans l'extension plénière de l'espace mental euro-
péen. La culture française, qui en occupe une partie, ne reproduit pas
la configuration de l'ensemble.
Le XVIIIe siècle passe d'ordinaire pour un siècle irréligieux, mar-
qué par une déchristianisation qui incline à l'athéisme. Une telle
conception serait vraie du point de vue de Bossuet, le grand vaincu
des Lumières. Mais Bossuet n'est pas le catholicisme et le catholicis-
me n'est pas le christianisme.
En fait, le XVIIIe siècle accomplit, dans le découragement des
théologies et des orthodoxies, une mutation de la conscience religieu-
se. L'usure des absolus de l'Eglise, de la Tradition, de la Révélation
permet l'exploration de voies nouvelles, voie du cœur, voie de la rai-
son, voie de l'historicité. Ces approches, qui se fécondent mutuelle-
ment, font apparaître que l'histoire de l'humanité est ensemble une his-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 22

toire de la divinité. Dès lors la tâche de la conscience religieuse est de


négocier, d'âge en âge, une nouvelle alliance de l'homme avec Dieu. À
la science sacrée de naguère se substituent les sciences religieuses,
dont l'essor est un signe distinctif du néochristianisme, de la « Néolo-
gie » du siècle des Lumières.
Pareillement la conception d'un XVIIIe siècle intellectualiste et
analytique, où régnerait l'esprit critique, s'accorde mal avec l'avène-
ment des sciences de la vie. La passion neuve pour l'histoire naturelle,
l'expansion de la médecine, le goût des jardins et de la vie à la campa-
gne, la découverte de l'enfant et de la femme, du malade et du fou,
révèlent un style nouveau d'humanité. Les sciences de la vie expri-
ment une conscience de la vie et ensemble une conscience de soi, pro-
pres à ce siècle de la musique et du roman, dont les plus fréquentes
lectures sont le Télémaque et la Nouvelle Héloïse. L'invention de l'an-
thropologie, étude positive de l'homme physique et moral, en état de
santé ou de maladie, constitue l'une des acquisitions maîtresses de
l'âge des Lumières.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 23

[17]

Les sciences humaines et la pensée occidentale.


Tome V. Dieu, la nature, l’homme
au siècle des lumières.

Première partie
LE RAPPORT À DIEU :
DE LA THÉOLOGIE
AUX SCIENCES
RELIGIEUSES

Retour à la table des matières

[18]
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 24

[19]

Première partie.
Le rapport à Dieu :
De la théologie aux sciences religieuses

Chapitre I
Ambigüités
d’une déchristianisation

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Depuis l'âge constantinien, les sociétés d'Occident avaient vécu


dans des cadres mentaux inspirés par une axiomatique chrétienne. La
dislocation de la Romania au temps de la Réformation, si elle brisait
l'unité d'obéissance, avait renforcé les motivations religieuses dans les
provinces démembrées de la chrétienté traditionnelle, divisées entre
elles et divisées contre elles-mêmes dans les sanglantes contradictions
des guerres de religion. Au XVIIIe siècle, il ne vient plus à l'esprit de
personne que la religion puisse être l'enjeu d'une guerre ; les esprits
éclairés ne rêvent que de paix religieuse, même acquise au prix d'une
dissolution de la fidélité chrétienne. Le fait que l'on se soit allègre-
ment massacré pour la plus grande gloire du Dieu de l'Évangile, bien
loin de faire honneur à ce Dieu, serait de nature à détourner de lui les
hommes de bonne volonté, épris d'un cosmopolitisme fraternel.
Il y avait eu, dès avant le siècle des Lumières, des objecteurs de
conscience au christianisme régnant, dont certains ne reculaient pas
devant les négations radicales. Mais l'athée du XVIIIe siècle n'est que
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 25

l'exception qui confirme la règle, et aussi le point d'application d'une


apologétique condamnée à s'escrimer dans le vide contre un adversai-
re qui fait toujours défaut. L'interlocuteur de Pascal est un homme
masqué ; d'ailleurs, Pascal dénonce, en bon janséniste, l'incroyance
des chrétiens inconvertis qui peuplent les églises, tout autant que
l'athéisme au sens propre du terme, bien incapable, et pour cause, de
dévoiler sa négation radicale. La profession d'athéisme fait de son au-
teur un hors-la-loi divine et humaine, que le sage et tolérant Locke,
lui-même, exclut du pacte social.
Les choses paraissent différentes dans l'espace mental du XVIIIe
siècle. En octobre 1765, Hume, reçu à la table du baron d'Holbach,
ayant déclaré qu'il n'avait jamais rencontré d'athée, s'entend répondre
par son hôte que, sur les dix-huit convives présents, il y en avait au
moins quinze 1. L'anecdote, significative de la différence de climat
spirituel entre les deux rives de la Manche, atteste que l'athéisme, et
l'incrédulité sous ses différentes formes peuvent désormais s'affirmer
en France, sinon avec une complète liberté, du moins au prix de quel-
ques précautiens [20] élémentaires. Le chevalier de la Barre a été exé-
cuté, en 1766, non pas pour athéisme, mais à la suite d'un scandale
public où intervenaient des éléments de sacrilège et de blasphème.
Dans la France toute catholique, où l'église romaine bénéficie d'un
statut d'unanimité théorique et de privilèges exorbitants, le christia-
nisme semble frappé d'un dépérissement interne : « Devant les progrès
foudroyants de la propagande philosophique, le ton des apologistes
change, écrit un historien : à la confiance hautaine des premiers suc-
cèdent vers 1730 l'inquiétude et l'indignation, vers 1750 l'amertume.
Dans le dernier tiers du siècle, les blasphèmes ne révoltent plus, et
c'est la lassitude des soirs de défaite : on lutte encore par devoir, pour
l'honneur, sans illusion 2. » En Angleterre aussi, Leslie Stephen relève
les signes de ce qu'il appelle une « euthanasie naturelle de la théolo-
gie 3 », qui semble mourir doucement de sa belle mort.

1 DIDEROT, Lettres à Sophie Volland, 6 octobre 1765 ; p. p. Babelon, 2e éd.,


N.R.F., 1938, t. II, p. 77.
2 Albert MONOD, De Pascal à Chateaubriand, Les défenseurs français du
christianisme de 1670 à 1802, Alcan, 1916, p. 9.
3 Sir Leslie STEPHEN, History of English Thought in the 18th Century (1876),
London, 4th éd., John Murray, 1927, t. I, p. 32.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 26

Cette dégradation de l'énergie théologienne apparaît comme un


phénomène européen, sans distinction de dénominations confession-
nelles. La querelle du déisme avait passionné, dans un sens ou dans
l'autre, les meilleurs esprits d'Angleterre ; elle s'éteint dès avant 1750,
et la polémique cesse faute de combattants, dans une léthargie généra-
le : « C'était la fin d'un siècle de littérature apologétique ! De plus en
plus, (...) la disposition à justifier le christianisme en mettant en lu-
mière son excellence spirituelle avait décliné 4... » Cette désaffection
atteint non seulement les défenseurs de la foi, mais même ceux qui la
critiquent, et dont les œuvres tombent dans l'oubli. Burke observe en
1790 : « quel est celui qui, né dans les quarante dernières années, a lu
un seul mot de Collins, et de Toland, et de Tindal, de Chubb et de
Morgan, et de toute cette race qui se donnait le nom de libres penseurs
(freethinkers) ? Qui lit aujourd'hui Bolingbroke ? qui l'a jamais lu en
entier 5 ? » En France, dès 1750, Mgr de Fitz-James, évêque de Sois-
sons, note un désintérêt analogue : « Il faudrait songer sérieusement à
ranimer les études de théologie, qui sont entièrement tombées, et tâ-
cher de former des ministres de la religion qui la connaissent et soient
en état de la défendre. La religion chrétienne est si belle que je ne
crois pas qu'on puisse la connaître sans l'aimer ; ceux qui blasphèment
contre elle, c'est qu'ils l'ignorent. Si nous pouvions faire revivre des
Bossuet, des Pascal, des Nicole, des Fénelon, la seule considération de
leurs doctrines et de leurs personnes ferait plus de bien que mille cen-
sures 6… »
Parmi les quatre noms exemplaires qui viennent à l'esprit de Mgr
de Fitz-James figurent deux jansénistes et un condamné pour cause de
quiétisme, Bossuet représentant le seul tenant de l'orthodoxie doctri-
nale. [21] La cause de la foi mobilise au XVIIe siècle les grands esprits
et les meilleurs écrivains. Il y a encore des apologistes au siècle des
Lumières, mais ce sont des personnalités de second plan, dont seuls
les érudits ont retenu les noms. Le plus célèbre défenseur du christia-
nisme en langue française est Jean-Jacques Rousseau ; mais la Profes-
sion de foi du Vicaire savoyard ne relève d'aucune appartenance ec-
clésiastique.

4 Op. cit., vol. I, p. 462.


5 Cité dans L. STEPHEN, op. cit., ibid.
6 Lettre à Montesquieu, 29 septembre 1750, dans Paul HAZARD, La pensée
européenne au XVIIIe siècle, Boivin, 1846, t. I, p. 107.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 27

Si la théologie est abandonnée, c'est parce que la religion est sus-


pecte aux yeux de l'opinion éclairée. L'évêque anglican Joseph Butler
(1692-1752) observe en 1736 : « Beaucoup de personnes en sont ve-
nues, je ne sais comment, à considérer comme une vérité bien établie
que le christianisme ne vaut même pas qu'on s'interroge à son sujet, et
qu'on a fini par découvrir qu'il était une pure invention. En consé-
quence, on le traite comme si c'était là, à notre époque, un point acquis
pour tous les bons esprits, et comme s'il ne restait plus qu'à en faire un
objet privilégié de dérision et de ridicule, en guise de représailles,
semble-t-il, pour la si longue interruption qu'il a imposée aux plaisirs
de ce monde 7. » Montesquieu, qui visite l'Angleterre de 1729 à 1731,
confirme le propos de l'évêque Butler : « Point de religion en Angle-
terre ; quatre ou cinq de la Chambre des Communes vont à la messe
ou au sermon de la Chambre, excepté dans les grandes occasions où
l'on arrive de bonne heure. Si quelqu'un parle de religion, tout le mon-
de se met à rire. Un homme ayant dit de mon temps : « Je crois cela
comme article de foi », tout le monde se mit à rire. Il y a un comité
pour considérer l'état de la religion ; cela est regardé comme ridicu-
le 8. » Le chimiste et théologien Joseph Priestley (1733-1804) est ad-
mis, en 1774, dans l'intelligentsia parisienne. « J'avais choisi en toute
occasion de me présenter comme un chrétien, note-t-il dans ses mé-
moires. Certains me dirent que j'étais la seule personne de leur
connaissance, et dont la pensée fût à leurs yeux de quelque valeur, qui
fît profession de croire au christianisme. Mais, en interrogeant sur ce
sujet mon interlocuteur, je découvrais bientôt qu'il ne s'était jamais
vraiment intéressé à la question et qu'il ignorait ce qu'était en réalité le
christianisme 9. » L'incroyance va de pair avec l'ignorance ; toutes
deux sont signes d'une totale désaffection.
En Allemagne, les progrès de l'indifférence religieuse paraissent
plus lents ; dans ce pays divisé en petites souverainetés, les frontières
politiques coïncident souvent avec des frontières religieuses, ce qui
maintient des tensions internes. L'accession de Frédéric II au trône de

7 BUTLER, The analogy of religion, natural and revealed, to the constitution


and course of nature, Advertisement ; dans Peter Gay, The Enlightenment,
New York, Alf. A. Knopf, 1967, p. 339.
8 MONTESQUIEU, Notes sur l'Angleterre ; Œuvres, Pléiade, t. I, pp. 883-884.
9 Cité dans Basil WILLEY, The 18th Century Background, Penguine Books, p.
165.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 28

Prusse en 1740 donne un rôle de premier plan au disciple, à l'ami de


Voltaire et de d'Alembert, dont les idées vont rayonner, à partir de
Berlin, à travers l'espace germanique. Dès 1740, au Directoire qui po-
se la question de savoir si un catholique peut être admis comme bour-
geois de Francfort-sur-1'Oder, Frédéric répond que « toutes les reli-
gions sont égales et [22] bonnes, pourvu que les gens qui les profes-
sent soient d'honnêtes gens. Si des Turcs et des païens se présentaient
avec l'intention de peupler le pays, nous leur bâtirions des mosquées et
des temples ». Il faut maintenir les écoles militaires catholiques, car
« les religions doivent être toutes tolérées, et l'administrateur doit seu-
lement veiller à ce qu'aucune ne fasse tort aux autres, car ici chacun
doit faire son salut à sa façon (nach seiner Fasson) 10 ». Frédéric tien-
dra à honneur d'accueillir dans son entourage les exilés et persécutés
de toute espèce, athées ou Jésuites. L'Académie de Berlin est le foyer
international d'une pensée plus libre que celles qui s'affirment dans les
autres sociétés savantes européennes. Si la doctrine de Reimarus de-
meure à peu près clandestine, des hommes comme Lessing, Mendels-
sohn et Nicolaï, dès avant Kant, abordent les questions de religions
avec une grande indépendance d'esprit.
La tolérance, affirmée en droit et en fait par Frédéric II, est de rè-
gle en Angleterre ; elle gagne du terrain en France, grâce aux campa-
gnes des philosophes ; mais les protestants devront attendre jusqu'à la
veille de la Révolution pour retrouver une existence légale. En Autri-
che, dans bon nombre d'états italiens, au Portugal et même en Espagne
s'affirme, contre l'autorité de l'église catholique, un anticléricalisme
d'État, dont les signes apparents sont la persécution des Jésuites et les
entraves opposées au fonctionnement de l'Inquisition. Ce nouvel esprit

10 Dans Peter GAY, op. cit., pp. 348-349. Cf. ce passage de l'Essai sur les
formes de Gouvernement, Œuvres de Frédéric II, éd. Preuss, t. IX, p. 207 :
« On peut contraindre par violence un pauvre misérable à prononcer un
certain formulaire auquel il dénie son consentement intérieur ; ainsi le
persécuteur n'a rien gagné. Mais si l'on remonte aux origines de la société, il
est de toute évidence que le souverain n'a aucun droit sur la façon de penser
des citoyens (...) Cette tolérance est si avantageuse aux sociétés où elle est
établie qu'elle fait le bonheur de l'État. Dès que le culte est libre, tout le
monde est tranquille (...) La France a eu des provinces dont la population a
souffert et qui se ressentent encore de la révocation de l'Édit de Nantes »
(dans Henri BRUNSCHWIG, La crise de l'État prussien à la fin du XVIIIe
siècle et la genèse de la mentalité romantique, P.U.F., 1947 : pp. 9-10).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 29

administratif et juridique doit être compris comme une affirmation de


la souveraineté de l'Etat moderne, qui n'admet pas d'empiétements de
la part d'autorités étrangères, de quelque nature qu'elles soient. Mais
ces politiques anticléricales n'auraient pas été possibles sans le
consentement de l'opinion publique, qui approuve ce genre de mesures
et parfois les réclame. L'esprit des lois, l'esprit des mœurs, dans les
pays d'Occident, se refusent aux entraînements de la passion qui susci-
te les guerres saintes, nationales ou internationales. Seule la Révolu-
tion française sera capable de rendre aux bataillons de la levée en
masse l'inspiration messianique d'une croisade sans croix, résolument
laïcisée.
L'élément religieux, naguère prédominant dans la vie sociale et in-
dividuelle, cesse de jouer un rôle déterminant dans le contexte d'une
désacralisation générale. Mais cette constatation même mérite qu'on
l'examine de plus près ; l'apparition d'un nouveau style religieux est
interprétée comme le triomphe de l'irréligion par les partisans du style
ancien ; l'accusation d'athéisme est vite lancée contre les novateurs, ou
[23] celle de scepticisme. On a tort d'affirmer trop vite, pour s'en ré-
jouir ou pour la déplorer, la faillite du christianisme au siècle des Lu-
mières. Ce que les témoignages affirment, c'est une mutation de la
conscience religieuse à l'épreuve des évidences et des exigences des
temps nouveaux. Si l'on prend comme référence les schémas dogmati-
ques du XIIIe siècle, ou même l'intégrisme catholique ou réformé du
XVIIe siècle, l'esprit du synode de Dordrecht ou celui de Bossuet, alors
le XVIIIe siècle, dans sa culture, apparaît comme l'âge du grand renie-
ment, préfiguration sacrilège de tous les modernismes à venir. Une
telle attitude manque de bon sens, et de sens historique ; on ne voit
pas pourquoi une époque pourrait être prisonnière des normes d'une
époque antérieure, et de celle-ci plutôt que de celle-là. On a dit que le
siècle des Lumières avait été un siècle antichrétien, comme si cette
expression avait une signification évidente par elle-même. Encore
faudrait-il préciser quel christianisme se trouvait en question, et quels
sont les individus qualifiés pour représenter valablement un « siècle »
culturel. Ces questions simples suffiraient pour justifier l'ouverture
d'un procès en révision de l'opinion reçue. On découvre alors la com-
plexité quasi-irréductible du véritable problème, qui reviendrait à éta-
blir un indice de religion valable d'un individu et d'une période don-
nés. Un cas limite serait celui de Voltaire, longtemps voué à l'exécra-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 30

tion des bien pensants ; la religion de ce champion de l'antichristia-


nisme a fait l'objet d'une enquête approfondie, dont les conclusions ne
sont nullement un constat de carence ; il y a une « religion de Voltai-
re », qui définit l'un des axes privilégiés de la vie et de l'activité de
Voltaire 11. On a vite fait de cataloguer Voltaire ; il faudrait d'abord le
lire et essayer de le comprendre. Pour décréter l'irréligion de Voltaire,
les historiens, consciemment ou non, ont adopté l'attitude dogmatique
de l'Inquisiteur, ou celle de l'anti-Inquisiteur, qui ne vaut pas mieux.
Une manière objective de poser la question consisterait, à supposer
que cela fût possible, à essayer de déterminer la part de la religion
dans l'ensemble de la culture, ce qui permettrait de parvenir à une éva-
luation de la place et de la fonction de l'élément religieux dans l'espa-
ce mental de l'époque. Les méthodes quantitatives peuvent fournir des
indications utiles. Albert Monod, qui a tenté un inventaire de l'apolo-
gétique en langue française, catholique ou protestante, note que « de
1670 à 1802, il se publie par an 7 apologies en moyenne, près de 950
ouvrages, dont certains ont plusieurs volumes 12 ». Cette estimation,
limitée aux seuls livres d'apologétique au sens strict, ne signale pas
une baisse de ce genre de productions à mesure que le temps passe ; le
nombre reste à peu près constant ; c'est seulement le ton de ces ouvra-
ges qui subit une modification, dans le sens d'une inquiétude croissan-
te et d'un découragement des orthodoxies.
Gatterer, l'historien de Göttingen, dans le premier numéro de
l’Historisches [24] Journal, ancêtre des revues historiques, en 1772,
dresse une statistique de l'édition allemande, d'après les catalogues de
Leipzig, pour les années 1769-1771, en pleine époque des Lumiè-
res 13. Les relevés indiquent une production, en voie de croissance,
qui se situe autour de 1 500 titres par an, 4 709 au total. Sur ce chiffre,
Gatterer dénombre 935 ouvrages de théologie, un peu plus de 20 % ;
les livres d'histoire apparaissent en nombre légèrement supérieur
(956), mais il faudrait tenir compte du fait qu'un bon nombre des ou-
vrages de cette catégorie concernent l'histoire ecclésiastique, la pro-

11 René POMEAU, La religion de Voltaire, NIZET, 1956.


12 Albert MONOD, De Pascal à Chateaubriand, Les défenseurs français du
christianisme de 1670 à 1802, Alcan, 1916, p. 8.
13 GATTERER, Historisches Journal, Band I, Goettingen, 1772, p. 281.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 31

portion étant estimée à un quart pour la France de cette époque 14. Si


l'on conserve, faute de mieux, ce pourcentage pour le domaine germa-
nique, on arrive à 20 + 5 = 25 % de livres religieux, auxquels il fau-
drait sans doute ajouter la portion des ouvrages juridiques concernant
le droit canon et l'administration ecclésiastique. Pour une période dite
de déchristianisation, le chiffre est passablement élevé. Il est vrai que
Gatterer, bien placé dans le Hanovre pour observer les réalités anglai-
ses, estime que les publications religieuses ne représentent que 11 à
12 % des éditions britanniques, les livres politiques constituant une
proportion double de ce chiffre, ce qui met en lumière la situation ori-
ginale de l'Angleterre par opposition à l'Europe continentale.
Dans le domaine français, les modernes continuateurs de Gatterer
qui ont opéré des sondages sur le nombre des autorisations de publica-
tion accordées au XVIIIe siècle signaient une nette régression des ou-
vrages religieux. Les graphiques relèvent, pour les années 1723-1727,
une proportion de 35 % de livres à caractère théologique ; cette pro-
portion tombe à 25 % pour la période 1750-1754 ; elle n'est plus que
de 10 % en 1784-1788, chiffres auxquels il convient d'ajouter les pu-
blications d'histoire ecclésiastique et de droit canon 15. Ces données
correspondent, dans le début du siècle, au « développement autorisé
d'une abondante littérature de dévotion populaire à nuance janséniste,
qui constitue une bonne moitié de nos ouvrages de religion 16 ». Les
passions jansénistes s'apaisent avec le siècle, et parallèlement se déve-
loppe la déflation de la librairie religieuse, alors que le nombre des
livres concernant les sciences, les arts et les lettres ne cesse d'augmen-
ter ; ces deux mouvements corrélatifs fournissent, au dire de l'enquê-
teur, « un éclairage intéressant sur les rythmes de la désacralisation
d'un monde ». Les ouvrages de religion qui disparaissent sont ceux de
liturgie et de dévotion. La théologie et l'apologétique catholique mobi-
lisent jusqu'à la fin du siècle soit la sensibilité janséniste, soit un tradi-
tionalisme qui apparaît dans les années quatre-vingts contaminé par la
« philosophie » : les vérités chrétiennes « philosophiquement démon-
trées se sont mises au goût du jour. Elles ont d'ailleurs presque com-
plètement abandonné le latin. Mais la rareté relative des brochures de

14 François FURET, La « librairie » du royaume de France au XVIIIe siècle,


Paris-La Haye, Mouton, 1965, p. 18.
15 Ibid., graphique de la p. 21.
16 Ibid., p. 18.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 32

piété et des rituels commandés [25] par le diocèse constitue un indice


de la défaillance d'un public 17... » On notera la prudence de ce juge-
ment, d'ailleurs confirmé par les recherches opérées sur le contenu de
deux des principaux périodiques français du XVIIIe siècle, le Journal
des Savants et les Mémoires de Trévoux. La statistique des articles
met en évidence « le recul delà théologie et du droit ecclésiastique » :
« La sécheresse des chiffres fait toucher du doigt le désintérêt du pu-
blic pour les questions religieuses, cette indifférence pire que l'hostili-
té, et qui dut être l'attitude du plus grand nombre 18. » Ici encore, il
faut souligner le caractère hypothétique des conclusions auxquelles
donne lieu le dépouillement d'une rigueur mathématique. Les chiffres
ne bénéficient pas d'une validité absolue ; il arrive que leur exactitude
soit décevante, ou même trompeuse. Vers le milieu du siècle, nous dit-
on, « l'analyse des chiffres qui concernent les sciences laisse plus per-
plexe : on est loin de ce progrès triomphant dont on parle quelquefois.
Faudrait-il croire que la curiosité scientifique était si puissante au dé-
but du siècle, au moins dans les milieux intellectuels, qu'elle ne pou-
vait plus guère progresser 19 ? ». Autrement dit, on demande aux sta-
tistiques de vérifier une opinion reçue et, si elles s'y refusent, on en
sera quitte pour les ramener par un détour à cette affirmation pré-
conçue. De même, on pourrait s'étonner de l'extraordinaire progres-
sion de la catégorie « belles-lettres » à la veille de la Révolution, dans
le Journal des Savants, en un temps où l'opinion éclairée est censée
avoir d'autres préoccupations en tête. Mais c'est que « les belles-lettres
jouent ici le rôle de catégorie-refuge (...) On comprend mieux qu'il
soit possible de lire le Journal des Savants entre 1785 et 1789 sans
pressentir un instant que la France va faire une révolution 20... ».
Il ne saurait être question de rejeter en bloc les méthodes quantita-
tives ; mais il convient de s'interroger sur la signification de leurs ré-
sultats. Les statistiques de publication devraient être complétées par
des statistiques de tirage et de diffusion. Un titre n'est pas égal en droit
et en valeur avec un autre titre ; le suffrage universel des catalogues

17 Ibid., p. 20.
18 Jean EHRARD et Jacques ROGER, Deux périodiques français du XVIIIe
siècle : le Journal des Savants et les Mémoires de Trévoux ; dans le recueil
cité : Livre et Société..., p. 54.
19 Ibid.
20 Ibid., p. 56.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 33

doit être corrigé et compensé par le suffrage non moins universel des
acheteurs et le suffrage encore moins aisé à recenser des véritables
lecteurs. Habent sua fata libelli ; les livres ont un destin, qui ne se
trouve pas prédestiné dans leur acte de naissance. La dimension quan-
titative ne dispense pas de l'interprétation qualitative, qui reconnaît
des noyaux de résistance, des points de haute densité dans la continui-
té du tissu statistique. Robinson Crusoé, l'Esprit des Lois, la Critique
de la raison pure, lors de leur publication, sont des événements bi-
bliographiques parmi les autres ; ils méritent une considération parti-
culière, même du seul point de vue de l'édition.
Le rapport entre les statistiques de l'édition et la vie intellectuelle
[26] ne saurait être une identification pure et simple. Les livres des
romanciers populaires se vendent plus que ceux des grands écrivains,
et les ouvrages de vulgarisation surclassent ceux des véritables sa-
vants. La rigueur des chiffres risque d'induire en illusion ou en erreur,
si l'on compte à égalité la Nouvelle Héloïse et un catéchisme diocésain
paru en 1762. Seulement, on s'engagerait dans des difficultés inextri-
cables si l'on voulait pondérer la notation de chaque ouvrage en fonc-
tion de considérations de valeur. Dans ses études systématiques sur les
catalogues des bibliothèques au XVIIIe siècle, Daniel Mornet a ren-
contré beaucoup plus souvent le Spectacle de la Nature, de l'abbé Plu-
che, considérable ouvrage d'apologétique à référence scientifique, que
l’Encyclopédie 21. Or, on désigne le XVIIIe siècle comme le « siècle de
l’Encyclopédie » ; mais personne, semble-t-il, n'a songé à parler d'un
« siècle du Spectacle de la Nature ». La statistique paraît en défaut ;
on ne voit pas comment elle pourrait, par ses propres moyens, se tirer
d'une telle difficulté. Il faudrait tenir compte du retentissement du li-
vre en son temps et au cours des temps qui ont suivi. L’Encyclopédie
se lit encore aujourd'hui ; le Spectacle de la Nature est illisible, sauf le
cas d'obligations professionnelles. Comment mesurer le coefficient
d'actualité caractéristique d'une grande œuvre, et qui persiste au-delà
de son époque d'origine ?
Davantage encore, au cas même où l'on reconnaît aux indications
statistiques la seule valeur d'une sociologie de la connaissance, d'un

21 Cf. D. MORNET, Les Sciences de la Nature en France au XVIIIe siècle,


Colin, 1911, p. 9 ; Mornet a dénombré 206 exemplaires de Pluche pour 82
de l’Encyclopédie.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 34

inventaire des opinions en un temps donné, les comptages s'inscrivent


dans le cadre d'une classification préalable, inspirée de celle qui pré-
vaut dans l'ordonnancement des grandes bibliothèques. Une rubrique
concerne la théologie et la religion, une autre le droit et la jurispru-
dence, une autre l'histoire, une autre les belles-lettres, etc., chacune de
ces divisions se subdivisant en rubriques plus spécialisées. Une telle
distribution méthodique est indispensable ; mais elle pose le problème
des ouvrages qui échappent à ce genre de découpage, parce qu'il fau-
drait les inscrire à la fois sous plusieurs rubriques.
On catalogue sans hésitation un ouvrage de théologie systémati-
que ; mais un livre peut avoir une signification religieuse sans arborer
de manière évidente la marque théologique. Le Spectacle de la Nature
se donne pour un ouvrage de science naturelle, mais il appartient au
genre, florissant au XVIIIe siècle, de la physico-théologie ; c'est un livre
de religion qui a bien des chances de ne pas être recensé comme tel.
La Profession de foi du Vicaire savoyard est un des textes religieux
fondamentaux du XVIIIe siècle européen ; il s'agit d'une partie de
l’Émile, que le statisticien classera sous la rubrique Pédagogie, sous-
section de la Philosophie. Les deux plus forts tirages de la librairie de
langue française au XVIIIe siècle ont été le Télémaque et la Nouvelle
Héloïse ; or, ces romans sont indissociables des grands courants de la
vie spirituelle. Ils ont exercé dans ce domaine une influence sans
commune mesure [27] avec celle de n'importe quel traité de théolo-
gie ; ils ont inspiré des attitudes, stylisé des sentiments, dicté des déci-
sions qui, s'ils ne mettaient pas en jeu les conformismes ecclésiasti-
ques, correspondaient à une authenticité religieuse incontestable. Les
statistiques de la librairie ne peuvent reconnaître dans le Télémaque et
dans l’Héloïse que des œuvres littéraires, du ressort des belles-lettres.
Si l'on entend par religion une certaine présence de l'homme à lui-
même et aux autres, au monde et à Dieu, une relation à la totalité et à
la transcendance qui donne un sens à l'existence, cette préoccupation
n'est pas étrangère au siècle des Lumières. Elle s'affirme dans les ro-
mans de Richardson et dans Robinson Crusoé, dans la Messiade de
Klopstock et les Confessions de la belle Ame du Wilhelm Meister ; on
la trouve dans cette veine de poésie que jalonnent les œuvres de Gray
et de Young, de Gesner et de Haller, dans les poèmes d'Ossian, et chez
les innombrables imitateurs de ces maîtres célèbres.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 35

La question de la déchristianisation au XVIIIe siècle est une question


mal posée. Les statistiques attestent que les livres de théologie et les
manuels de spiritualité, encore fort nombreux, sont sans doute moins
nombreux à la fin du XVIIIe siècle qu'au début. Mais cette constatation
perd beaucoup de sa rigueur si l'on reconnaît comme un des caractères
significatifs de ce temps le fait que la religion vivante se situe souvent
en dehors des théologies décadentes et plus ou moins discréditées.
Dès lors que l'exigence religieuse se moque des rubriques bibliogra-
phiques, les comptages se trouvent mis en défaut. On doit se contenter
de cette indication, fort importante, que la religion au XVIIIe siècle se
cherche de préférence en dehors des religions positives, ce qui voue à
l'inexactitude l'approche statistique.
Il y a plus. À supposer que l'on parvienne à comptabiliser de ma-
nière adéquate la présence du facteur religieux dans l'ensemble de la
production littéraire, on peut se demander ce que signifierait un tel
indice par rapport à la réalité historique elle-même. La correspondan-
ce exacte entre l'imprimé et le vécu ne peut être que postulée ; comme
nous l'avons vu, il arrive que tel dénombrement de textes à la veille de
la révolution de 1789 ne trouve pas trace de cet événement imminent,
dont il est généralement reconnu qu'il fut, dans une large mesure, sus-
cité par la propagande intellectuelle. Les hommes ne disent pas tout ce
qu'ils pensent, et la pensée de quelqu'un ne saurait être identifiée avec
les paroles qu'il prononce ; davantage, les hommes ne publient pas
l'ensemble de ce qu'ils pensent et de ce qu'ils disent. Il existe des de-
grés, dont l'exploration n'a guère été tentée, entre l'impensé et le pen-
sé, entre la pensée et la parole, entre la parole parlée, la parole écrite
et le discours imprimé.
À supposer que ces difficultés aient été résolues, et que l'on ait pu
établir la variation de l'indice de religiosité pour la matière imprimée
au cours du XVIIIe siècle, un tel résultat concernerait seulement la ca-
tégorie sociale de ceux qui écrivent et de ceux qui lisent ; il ne mettrait
pas en cause l'ensemble du peuple anglais, du peuple français ou du
peuple allemand, et n'aurait de sens réel que pour ce que nous avons
[28] appelé la « classe culturelle 22 ». Dans l'Europe à prédominance
agricole du XVIIIe siècle, les illettrés sont en majorité ; et dans la mino-

22 Cf. G. GUSDORF, Les principes de la pensée au siècle des Lumières, Payot,


pp. 466 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 36

rité de ceux qui savent lire, c'est une minorité qui s'intéresse aux pu-
blications des grandes villes. Les spéculations théologiques n'ont ja-
mais passionné qu'un nombre restreint d'individus ; à partir des docu-
ments théologiques, on obtient des statistiques concernant le petit
monde fermé des théologiens, et ces statistiques ne sont pas dépour-
vues de signification. L'histoire, réalisée à partir d'un ensemble de do-
cuments, ne vaut que dans les limites restrictives du champ documen-
taire. Les spéculations que l'on peut faire à partir des publications
théologiques n'engagent pas la vie religieuse d'une société dans son
ensemble. L'« euthanasie » de la théologie au XVIIIe siècle affecte le
groupe restreint des spécialistes de cette discipline, et de leur clientèle,
elle-même d'une ampleur réduite. L'opinion éclairée ne se mobilise
pour ces questions que par accident, lorsque, par exemple, la querelle
janséniste et le génie littéraire de Pascal confèrent aux Provinciales un
relief d'actualité ; dans le prolongement du même débat, le procès des
Jésuites dans les années 1755-1765 donnera aussi un grand retentis-
sement à une affaire religieuse, convertie en polémique politique. En
dehors de telles occasions, la théologie des théologiens demeure affai-
re d'érudits.
Quant aux progrès de la critique et de la pensée libre, on pourrait
en faire état dans une statistique de l'irréligion, à supposer que l'on
découvre un moyen de discerner par des rubriques différentes, dans la
comptabilité des livres religieux, ceux qui sont contre et ceux qui sont
pour. Là encore, les résultats n'auraient de sens que par rapport à l'en-
semble restreint de ceux qui constituent dans un pays l'« opinion éclai-
rée ». Les cas particuliers que l'on allègue pour révéler l'irréligion du
siècle des Lumières concernent presque toujours l'aristocratie, souvent
la haute aristocratie, et en particulier les hommes de lettres et le milieu
dans lequel ils évoluent. Rien ne permet de considérer ces catégories
comme représentatives de l'ensemble du peuple, dont ils constituent,
statistiquement, un faible pourcentage.
On parle de déchristianisation au XVIIIe siècle, dans la mesure où
l'on relève à cette époque des signes de découragement théorique,
d'indépendance intellectuelle et d'indiscipline à l'égard des systèmes
religieux établis. Mais la sociologie religieuse, qui recourt aussi aux
méthodes quantitatives, ne justifierait nullement la thèse d'une baisse
de la tension dans le peuple chrétien. Baptême, mariage, sépulture
sont des points de passage obligés pour l'ensemble de la population ;
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 37

impossible de naître, de vivre et de mourir en dehors de l'église. Le


ministre du culte fait fonction d'officier d'état civil, ce qui voue les
protestants français à un régime d'inexistence légale. Voltaire lui-
même, au paroxysme de sa gloire, n'a pas le droit de mourir autrement
qu'en chrétien. Les statistiques de la sociologie religieuse, en ce qui
concerne la fréquentation des sacrements, donneraient des pourcenta-
ges voisins de l'unanimité 23. [29] Les historiens désireux de réaliser
un recensement des illettrés dans une population donnée prennent
comme base de référence les registres paroissiaux où s'enregistrent les
mariages, et dénombrent, parmi les mariés et leurs témoins, ceux qui
sont capables de signer et ceux qui en sont incapables. Statistique-
ment, les dénombrements ainsi établis valent de la population dans
son ensemble.
Dans les diverses régions de l'Europe, la paroisse ne représente pas
seulement un cadre religieux, mais aussi un cadre social et politique.
Le prêtre transmet aux fidèles, lors des services religieux, les instruc-
tions et directives du gouvernement. Dans la Prusse du XVIIIe siècle,
« plutôt que tel fonctionnaire royal ou seigneurial, c'est le pasteur qui
représente le village 24 ; » en pays catholique, le curé joue un rôle ana-
logue. L'Europe vit en régime de chrétienté ; même les non-
conformistes potentiels sont conduits à faire acte de conformité, ne
fût-ce que pour leur tranquillité personnelle 25. Voltaire, seigneur de

23 Cf. les indications statistiques concernant la pratique religieuse en pays


catholique données par Jean DELUMEAU, Le catholicisme entre Luther et
Voltaire, P.U.F., 1971, ch. v.
24 H. BRUNSCHWIG, La crise de l'État prussien à la fin du XVIIIe siècle...,
P.U.F., 1947, p. 25.
25 Buffon « donna tous les témoignages de son respect pour une religion qu'il
croyait nécessaire. À sa terre de Montbard, il se soumettait même aux
pratiques du culte, communiait, allait à la messe, et donnait tous les
dimanches la valeur d'un louis aux différentes quêteuses »... Il déclare à
Hérault de Séchelles : « Quand je tomberai dangereusement malade et que je
sentirai ma fin s'approcher, je ne balancerai point à envoyer chercher les
sacrements ; on le doit au culte public, et ceux qui en agissent autrement
sont des fous ; il ne faut jamais heurter de front, comme faisaient Voltaire,
Diderot, Helvétius ; ce dernier était mon ami ; il a passé plus de quatre ans à
Montbard, en différentes fois ; je lui recommandais cette modération, et s'il
m'eût cru, il eût été plus heureux » (Moreau De La SARTHE, Éloge de
Buffon, dans son édition des Œuvres de Vicq d'Azyr, 1805, t. I, pp. 61-62).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 38

Ferney, fait solennellement ses Pâques en 1761 ; il récidive en 1768,


et monte même en chaire à cette occasion, pour prononcer un sermon
contre le vol et l'ivrognerie 26. Voltaire et Buffon, en lesquels on ne
saurait voir des chrétiens exemplaires, figureraient donc d'une manière
positive dans les statistiques de la pratique religieuse catholique.
Comme on demandait au psychologue Binet une définition de l'in-
telligence, dont il avait entrepris l'investigation expérimentale, il se
contenta de répondre : « L'intelligence, c'est ce que je mesure au
moyen de mes tests. » Les conclusions tirées des méthodes quantitati-
ves risquent de faire illusion ; ce qu'elles mesurent avec rigueur, c'est
quelque chose de très imprécis. Les différentes indications que l'on
met en lumière ont valeur de symptôme, et relèvent d'un jugement
d'appréciation bien plutôt que d'un calcul numérique.
Le christianisme du XVIIIe siècle est, sous ses différentes dénomina-
tions, une religion de masse ; la chrétienté vit en régime d'unanimité ;
le présupposé totalitaire donne son relief au moindre signe de non
conformisme. L'historien, dont l'attention est attirée par le fait d'ex-
ception, [30] ne doit pas méconnaître l'existence de la règle. La pa-
roisse anglicane ou luthérienne, catholique ou réformée, n'est pas seu-
lement une structure administrative ; elle définit pour la majorité de la
population le cadre élémentaire de la vie. La communauté villageoise
se rassemble à l'église le dimanche matin, sous le regard vigilant de
son pasteur — Sir Roger de Coverley, le seigneur du village décrit par
Addison, ou M. de Buffon, siégeant à la place d'honneur. En un temps
où l'idée nationale n'existe guère, où le civisme se réduit à un vague
loyalisme monarchique, la célébration du service divin est l'un des
rares signes d'alliance entre les notables et le peuple, en dehors des
liens de dépendance économique et sociale.
Cette prééminence du cadre religieux est un des traits essentiels de
l'Ancien Régime. La désintégration de la communauté religieuse
consacrera la fin de la société traditionnelle. Au XVIIIe siècle, l'église
reste le centre culturel de ceux qui n'ont pas accès à la culture ; elle
assure l'enseignement d'une morale élémentaire, au niveau du caté-
chisme et des sermons ; elle rompt la monotonie des jours de travail
par la célébration des fêtes, dimanche après dimanche ; elle rythme le
déroulement de l'année par les festivités liturgiques, Noël, Pâques,

26 René POMEAU, La religion de Voltaire, Nizet, 1956, pp. 431-434.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 39

Pentecôte, fêtes patronales. Elle aide hommes et femmes à bien vivre


et à bien mourir ; elle instruit les enfants, elle assiste les pauvres ; elle
veille sur les déshérités. Toute paroisse n'est pas une paroisse idéale ;
il y a des prêtres insuffisants et des prêtres indignes ; on ne doit pas
confondre le pasteur de Wakefield et le curé Meslier, encore que l'on
puisse penser que le curé Meslier, lorsqu'il jouait son rôle ecclésiasti-
que, respectait plus ou moins les règles du jeu ; il gardait pour lui ses
opinions radicales, et se contentait, par prudence, de confier au papier
les professions de sa foi communiste et athée. Si le curé Meslier était
entièrement déchristianisé, sa paroisse ne l'était pas.
Ce cas limite permet de prendre conscience de l'équivoque de la
« déchristianisation ». Les penseurs les plus hardis du siècle des Lu-
mières ne se faisaient pas d'illusions à ce sujet. Diderot confie à un
interlocuteur qu'il faut « sabrer la théologie 27 » ; mais ce projet n'a de
sens qu'en ce qui concerne la spéculation réservée aux initiés. Si libre
qu'il puisse être, Diderot n'imagine pas une société privée des secours
de la religion. Dans un texte confidentiel, destiné à la seule Catherine
de Russie, et daté des dernières années de sa vie, l'animateur de
l’Encyclopédie s'exprime clairement sur ce point : « Le gros d'une na-
tion restera toujours ignorant, peureux et conséquemment supersti-
tieux. L'athéisme peut être la doctrine d'une petite école, mais jamais
celle d'un grand nombre de citoyens, encore moins celle d'une nation
un peu civilisée. La croyance à l'existence de Dieu, ou la vieille sou-
che, restera donc toujours. Or qui sait ce que cette souche, abandonnée
à sa libre végétation, peut produire de monstrueux ? Je ne conserverais
donc pas des prêtres comme des dépositaires de vérités, mais comme
des obstacles à des [31] erreurs possibles et plus monstrueuses enco-
re ; non comme les précepteurs de gens sensés, mais comme les gar-
diens des fous ; et leurs églises, je les laisserais subsister comme l'asi-
le ou les petites maisons d'une certaine espèce d'imbéciles qui pour-
raient devenir furieux si on les négligeait entièrement 28... »

27 Propos tenu à un visiteur anglais, dans Joseph Texte, Jean-Jacques


Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire, Hachette, 1895, p.
465.
28 Plan d'une université pour le gouvernement de Russie (avant 1776) ; Œuvres
de DIDEROT, éd. Assezat, t. III, p. 517.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 40

Voltaire partage les vues de Diderot en cette matière : « Distingue


toujours les honnêtes gens qui pensent de la populace qui n'est pas
faite pour penser. Si l'usage t'oblige à faire une cérémonie ridicule en
faveur de cette canaille, et si en chemin tu rencontres quelques gens
d'esprit, avertis-les par un signe de tête, par un coup d'œil, que tu pen-
ses comme eux, mais qu'il ne faut pas rire. » C'est pourquoi Voltaire, à
Ferney, fera ses Pâques. La sagesse consiste à favoriser les lumières,
mais sans rupture ouverte dans l'ordre social, et sans scandaliser les
pauvres d'esprit : « Affaiblis peu à peu toutes les superstitions ancien-
nes, et n'en introduis aucune nouvelle (...) Si la servante de Bayle
meurt entre tes bras, ne lui parle point comme à Bayle, ni à Bayle
comme à sa servante 29... »
On reconnaît ici le thème traditionnel de la double vérité, dont les
origines remontent jusqu'à l'averroïsme médiéval. La foi des éclairés,
point origine des valeurs, peut se passer des justifications religieuses.
Mais cette radicale autonomie du jugement et de l'action est réservée à
une élite d'esprits lucides et courageux, qui peuvent se passer des
consolations de la foi. Incapable d'une telle abstraction, la masse des
individus doit être maintenue dans les cadres doctrinaux et disciplinai-
res des églises instituées. Diderot et Voltaire expriment un état d'esprit
commun aux déistes, aux yeux desquels la religion de la raison ne
commande nullement la déchristianisation des peuples. Comme le dit
un porte-parole de Hume, « la religion, si corrompue qu'elle soit, vaut
encore mieux que l'absence de toute religion. La doctrine de l'existen-
ce d'un état futur est pour la morale une sûreté si forte et si nécessaire
que nous ne devons jamais l'abandonner ni la négliger. Car si des ré-
compenses et des punitions finies et temporaires ont autant d'effet que
nous le voyons journellement, combien l'on doit en attendre davantage
de punitions et de récompenses infinies et éternelles ? (...) L'office
propre de la religion est de régler le cœur des hommes, d'humaniser
leur conduite, de les pénétrer de l'esprit de tempérance, d'ordre et
d'obéissance 30... »

29 VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, au mot Blé ; Voltaire,


conformément à l'opinion reçue, considère Bayle comme un incroyant.
30 HUME, Dialogues sur la religion naturelle, XII (1779) ; trad. Maxime
DAVID, Œuvres philosophiques de HUME, Alcan, 1912, t. II, p. 294 ; cf.
Franck E. MANUEL, The I8th Century confronts the Gods, Cambridge,
Mass., Harvard University Press, 1959, pp. 65 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 41

Le thème de la « religion pour le peuple » en fait un principe de


conservation de l'ordre établi. A la veille de la Révolution, le financier
protestant et homme politique Necker, dans son essai De l'importance
des opinions religieuses, ne recule pas devant cette forme cynique
d'apologétique : [32] « Dans nos anciens États de l'Europe où l'ac-
croissement des richesses augmente continuellement la différence des
fortunes, et la distance des conditions, (...) dans nos vieux corps poli-
tiques, où nous sommes serrés les uns contre les autres, et où la misère
et la magnificence se trouvent sans cesse entremêlées, il faut nécessai-
rement une morale, fortifiée par la religion, pour contenir ces nom-
breux spectateurs de tant de biens et d'objets d'envie, et qui, placés si
près de tout ce qu'ils appellent le bonheur, ne peuvent jamais y pré-
tendre 31. » Voltaire n'aurait sans doute pas désavoué le point de vue
de Rivarol : « Que mon laquais ne me tue pas au fond d'un bois parce
qu'il a peur du diable, je n'irais pas ôter un tel frein à cette âme gros-
sière, comme je ne voudrais pas lui ôter la crainte du gibet : ne pou-
vant en faire un honnête homme, j'en fais un dévot 32. »
Il n'est pas question ici de se prononcer sur l'authenticité religieuse
du christianisme considéré comme une puissance fondamentale pour
le maintien de l'ordre. Un tel état d'esprit est une réalité historique.
Après l'expérience révolutionnaire, Bonaparte négociera avec Rome
un concordat, dans l'intention avouée de s'attacher les services d'une
« gendarmerie sacrée ». Ces indications empêchent d'espérer des ré-
sultats appréciables d'une statistique de l'irréligion dans l'Europe du
XVIIIe siècle. L'incroyance est le fait d'un petit nombre de privilégiés
de la culture et de la fortune, qui s'interdisent eux-mêmes, pour la plu-
part, de diffuser leurs certitudes, ou leurs incertitudes ; elle se trouve
cantonnée dans une portion très restreinte de l'espace mental et social,
où des contraintes volontaires aussi bien que les censures officielles la
maintiennent dans un état de latence et de refoulement. Ce n'est pas un
élément négligeable, mais c'est un facteur récessif.
La question se complique encore si l'on songe qu'il n'existe pas de
front de bataille séparant les croyants des incroyants. L'organisation

31 NECKER, De l'importance des opinions religieuses, 1788, pp. 58 sq ; cité


dans Bernard GROETHUYSEN, Origines de l'esprit bourgeois en France, t. I :
L'Église et la Bourgeoisie, N. R. F., 1927, p. 292.
32 RIVAROL, Seconde lettre à M. Necker, Œuvres, 1808, t. II, p. 138.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 42

ecclésiastique présuppose un statut d'unanimité ; théoriquement, les


églises englobent tout le monde. Mais l'appartenance ecclésiastique ne
correspond pas nécessairement à la répudiation des idées nouvelles.
L'équipe de l'Encyclopédie comprend bon nombre d'abbés ; et le curé
Meslier lui-même, en dépit des ennuis avec la hiérarchie que lui valut
son indépendance d'allure, vécut jusqu'à sa mort dans l'état clérical ;
statistiquement parlant, c'est un prêtre. Sans aller jusqu'au radicalisme
de sa position, bon nombre de ses confrères se trouvaient en sympa-
thie avec les tendances nouvelles de la pensée. « De tous les auxiliai-
res de l’Aufklärung, écrit un historien de l'Allemagne, le plus précieux
est sans doute le pasteur 33. » Ce qui ne signifie pas que ledit pasteur
est devenu l'agent efficace de la déchristianisation, mais qu'il a décou-
vert, à la lumière de l’Aufklärung, un sens nouveau du message chré-
tien. On pourrait en dire autant de bon nombre de clergymen de l'égli-
se [33] d'Angleterre, puisque aussi bien le débat du déisme, bien loin
d'opposer cette église à ses adversaires, se situe au sein même de
l'église établie, entre tenants d'opinions différentes. Hume compte bon
nombre de ses amis dans les rangs de l'église d'Ecosse.
En France même, le monolithisme catholique n'empêche pas le
clergé de ressentir les effets du renouvellement des temps. Sans doute
la formation acquise dans l'univers concentrationnaire des séminaires
ne prédispose-t-elle pas les clercs à une sympathie pour les Lumières.
Mais l'administration ecclésiastique définit le seul réseau culturel
étendu, d'une manière continue, sur toute la surface du pays. La crise
janséniste, à laquelle la bulle Unigenitus de 1713 n'a pas réussi à met-
tre fin, oblige les ecclésiastiques à s'affirmer individuellement, dans
un débat politique autant que religieux. La réflexion, une fois éveillée,
ne s'arrête pas en chemin. Un historien relève la « place nouvelle prise
par le bas clergé dans la vie de l'Église », et ceci dès le règne de Louis
XIV ; « que l'évêque soit courtisan, vivant à Versailles, toujours loin
de son diocèse, ou qu'il soit un de ces évêques jansénistes, toujours
dévorés d'activité apostolique, administrateurs inlassables, le résultat
est le même : ce curé (dont l'importance dans la vie ecclésiale est de-
venue brusquement sensible à partir de la signature du Formulaire, en
1661, imposée à tous) est désormais présent à tous les débats de l'épo-

33 Henri BRUNSCHWIG, La crise de l'État prussien..., op. cit., p. 24.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 43

que 34 ». La tourmente janséniste jouera son rôle de réactif pendant


une très longue période ; en 1752 encore, l'affaire des billets de
confession, qui fait de la réprobation des idées condamnées une exi-
gence de conscience pour les prêtres, oblige chacun d'eux à prendre
parti. L'expulsion des Jésuites sera le contrecoup de leur triomphe trop
entier ; les prêtres autant que les laïques se passionneront pour cette
querelle religieuse devenue, à travers l'Europe entière, une affaire
d'État.
Le clergé, qu'il approuve ou qu'il désapprouve l'attitude des autori-
tés politiques et religieuses en la matière, ou encore qu'il juge ces dé-
bats stériles, se trouve provoqué au libre exercice de son jugement ;
« à la fin du XVIIIe siècle, il est frotté de Rousseau et
d’Encyclopédie 35 ». Ainsi amenés à réfléchir, ces prêtres, pour la
plupart, ne renoncent pas à l'exercice de leur ministère ; mais ils en
viennent souvent à une conception neuve de ce ministère. Sensibles
aux valeurs d'humanité, de philanthropie, ils découvrent que le service
de Dieu va de pair avec le service des hommes ; la place privilégiée
du prêtre dans la communauté lui permet d'être l'agent efficace d'une
transformation du genre de vie. De là l'apparition d'un christianisme
incarné, utilitaire, et parfois technologique, dont les représentants ca-
ractéristiques pourraient être les prêtres espagnols qui participèrent
aux efforts des Sociétés des Amis du Pays, institution significative des
Lumières ibériques au bénéfice de populations particulièrement arrié-
rées.
L'adhésion résolue de la majeure partie du bas clergé français à la
Révolution française à ses débuts atteste cette sensibilisation des ec-
clésiastiques [34] aux valeurs nouvelles. Mais, sauf certains cas parti-
culiers, il ne faut pas voir dans cette attitude la conséquence d'un re-
noncement au christianisme ; il s'agit de l'affirmation d'un sens nou-
veau de l'exigence chrétienne. Pareillement, c'est un fait que le siècle
des Lumières voit le déclin de l'institution monastique, si florissante
au début du XVIIe siècle. « Après la fièvre de vocations et de créations
qui s'apaise vers 1640-1650, écrit Robert Mandrou, beaucoup de mai-
sons créées précipitamment ont périclité faute de moyens matériels et

34 Robert MANDROU, La France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Colin, 1967, p.


157.
35 Ibid., p. 158.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 44

faute de recrutement, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle 36. » Le


fait est incontestable, mais il faut l'interpréter non comme un signe de
déchristianisation, mais comme une modification du sens chrétien. Ce
« recul de la vie régulière à l'intérieur de l'église gallicane » a des cau-
ses multiples : « Prestige du laïcat, priorité des fonctions séculières,
voire des missions hors de France, auxquelles se consacrent presqu'en-
tièrement certains ordres, comme les Ursulines 37... » Les esprits
éclairés voient d'un mauvais œil les contemplatifs et la contempla-
tion ; en pays catholique, les monastères ont accumulé à travers les
siècles d'immenses domaines terriens, qu'ils cultivent pour leur seul
bénéfice au lieu de les mettre en valeur pour le bien public. On lit, à
l'article Population de l’Encyclopédie : « Les richesses des gens de
mainmorte et, en général, de tous les corps dont les acquisitions pren-
nent un caractère sacré et deviennent inaliénables, n'ont pas plus d'uti-
lité pour l'État qu'un coffre-fort n'a d'utilité pour un avare qui ne l'ou-
vre jamais que pour y ajouter (...) Ne serait-il pas plus avantageux à la
République que les domaines d'une si grande étendue fissent vivre
autant de familles dans le travail qu'ils entretiennent de citoyens céli-
bataires et isolés dans l'oisiveté 38 ? »
Il y a dans ce texte une note d'anticléricalisme, mais cet anticlérica-
lisme est aussi ancien que l'institution monastique elle-même. Au
XVIIIe siècle, ce sera un anticléricalisme de gouvernement. En 1766, le
gouvernement royal français institue une Commission pour l'examen
des Réguliers, chargée de dénombrer, recenser et réorganiser les cou-
vents, dont cinq cents environ seront fermés par ses soins 39 ; en 1773,
on compte moins de deux cents novices dans l'ensemble des monastè-
res. Les mesures prises par la monarchie très chrétienne de France
correspondent à la politique réformatrice menée à bien par Joseph II
dans le Saint-Empire d'Autriche. Lui aussi, pour des raisons d'utilité,
s'en prendra aux ordres contemplatifs, fermera des couvents et consa-
crera leurs domaines à de meilleurs usages.

36 MANDROU, op. cit., pp. 154-155.


37 Ibid., p. 55.
38 L'article est de DAMILAVILLE ; Turgot, à l'article Fondations, avait formulé
des idées analogues.
39 MANDROU, op. cit., p. 154.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 45

Le joséphisme n'était pas une politique destinée à déchristianiser


l'Autriche ; et le gouvernement de Louis XVI ne prétendait assuré-
ment pas déchristianiser le royaume. L'anticléricalisme de gouverne-
ment est une tradition européenne. En s'acharnant contre les Tem-
pliers, Philippe le Bel ne songeait pas à mettre en question le catholi-
cisme. [35] Les valeurs chrétiennes subissent l'influence du style pro-
pre au contexte socio-culturel de chaque époque de l'histoire. Le
« christianisme » ne constitue pas un modèle intemporel (quod sem-
per, quod ubique, quod ab omnibus) auquel il suffirait de confronter la
diversité des temps pour déceler la dose de religion ou d'irréligion ca-
ractéristique de telle ou telle époque. L'intégrisme, souvent incons-
cient, des historiens suscite de fausses réponses parce qu'il a posé de
fausses questions. Quel sera d'ailleurs le modèle choisi ? Depuis la
Réformation, les types de christianisme n'ont cessé de se multiplier ;
ils ont été obligés, par la force des choses, à se reconnaître mutuelle-
ment au moins un certain degré d'authenticité. Le fidèle de l'église
d'Angleterre ne peut considérer en bloc les papistes comme des
athées, ni les adeptes de la Kirk presbytérienne d'Ecosse ou les non-
conformistes de toute espèce. Le luthérien de Saxe ne peut nier la qua-
lité chrétienne du réformé du Palatinat ou de Prusse. Le catholicisme
même présente une diversité intrinsèque : le modèle de Bossuet n'est
pas celui de Rancé ; la religion que l'on pratique à Versailles ne res-
semble guère à celle qui règne à la Trappe ; il y a un catholicisme jan-
séniste et un catholicisme jésuite, et les observateurs objectifs du siè-
cle des Lumières conviendraient sans doute que le catholicisme le plus
déchristianisé est celui qui prévaut à Rome.
La culture du XVIIIe siècle reste chrétienne, pour la bonne raison
que les esprits les plus indépendants et les plus avancés seraient inca-
pables de définir les valeurs fondamentales d'une culture de rechange.
Les affirmations d'irréligion ou même d'athéisme ont le caractère
d'exceptions qui confirment la règle. Les cas de conscience de quel-
ques intellectuels extrémistes ne peuvent être considérés comme re-
présentatifs de la situation de la masse, attachée à un genre de vie in-
dissociable de l'inspiration chrétienne. La modification de certaines
habitudes et attitudes de pensée se situe à l'intérieur du christianisme
lui-même. La Compagnie de Jésus est poursuivie, persécutée et fina-
lement expulsée dans les pays catholiques d'Occident ; elle est sup-
primée par le Saint-Siège en 1773. Cet ensemble de faits, révélateur
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 46

d'une modification de la sensibilité religieuse dans le domaine catho-


lique, appartient à l'histoire religieuse, et non à l'histoire de l'irréligion
ou de l'athéisme.
Les signes dissonants, sur lesquels on se plaît à insister, ne sau-
raient prévaloir contre le témoignage unanime d'un genre de vie qui
s'impose aux multitudes. Ce christianisme massif peut être de très iné-
gale qualité ; à partir du moment où les rites et observances religieuses
sont imposés par le conformisme social, il est impossible de se pro-
noncer sur l'authenticité des démonstrations individuelles. Le principe
cujus regio, ejus religio qui avait fini par prévaloir au XVIe siècle dans
le domaine allemand, continue théoriquement à déterminer dans l'es-
pace germanique la religion des sujets en fonction du prince. Partout
l'église établie bénéficie de privilèges exorbitants. En Angleterre, un
papiste est un traître en puissance et en France un réformé n'a pas
d'existence civile.
L'ordre politique et l'ordre religieux sont étroitement solidaires ; les
affaires des églises sont des affaires d'État ; l'ordre religieux est un
aspect de l'ordre public ; tout scandale en ce domaine doit être réprimé
[36] par la puissance publique, responsable du maintien de l'ordre. Ce
qui ne signifie pas seulement que les livres dangereux pour l'ortho-
doxie instituée doivent être censurés et interdits, mais aussi que les
décisions de la hiérarchie ecclésiastique sur les questions qui divisent
les fidèles ont la même valeur exécutoire que les décrets d'administra-
tion publique. L'avocat parisien Barbier, esprit éclairé et bon observa-
teur des réalités françaises, ne peut admettre les désordres suscités par
les tenants du jansénisme, officiellement condamné par la bulle Uni-
genitus : « Il aurait été mieux, estime-t-il, de n'avoir point cette bulle,
fort inutile en elle-même ; mais ayant été enregistrée au Parlement et
reçue bien ou mal par la plus grande partie des évêques et par la Sor-
bonne, comme il est très indifférent pour le public et pour le commer-
ce que les cent et une propositions soient justement condamnées ou
non, il fallait étouffer à ce sujet toute dispute et punir sévèrement et
également ceux des deux partis qui y auraient contrevenu 40. » Lors-

40 Chronique de la Régence et du règne de Louis XV (1718-1763) ou Journal


de BARBIER, éd. de 18575 à la date de novembre 1737, t. III, p. 416 ; cité
dans Marius ROUSTAN Les philosophes et la société française au XVIIIe
siècle, Lyon, 1906, p. 301.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 47

que la querelle rebondit, une quinzaine d'années plus tard, le même


Barbier note : « Pour imposer silence en même temps aux deux partis,
il faudrait exiler en même temps quelques évêques, curés ou autres,
qui sont violents molinistes, et de l'autre des évêques, prêtres et
conseillers au Parlement, qui sont jansénistes outrés et gens de parti ;
les gens tranquilles seraient satisfaits 41. »
L'avocat Barbier n'est ni un illettré, ni un imbécile. Mais il ne lui
vient pas à l'esprit que ces querelles théologiques sont aussi des pro-
blèmes de conscience, et que les convictions de chacun doivent être
respectées. La conformité religieuse est d'ordre public ; tout manque-
ment à la formule officielle de la religion prend le sens d'une opposi-
tion politique. C'est pourquoi, à travers l'Europe catholique, en France
et particulièrement en Italie, le jansénisme, vidé de sa substance théo-
logique, revêtira la signification d'un libéralisme opposé à l'absolutis-
me monarchique. La politisation du religieux est aussi sensible en
Angleterre, où l'épiscopat, qui occupe 24 sièges à la Chambre des
Lords, représente pour le gouvernement un appoint appréciable ; le
pouvoir aura soin de faire des promotions aux évêchés la récompense
de la fidélité politique. Dans l'Allemagne protestante, l'administration
ecclésiastique constitue une section spécialisée de l'administration gé-
nérale.
Cette situation risque d'échapper aux modernes, habitués à l'auto-
nomie plus ou moins complète de l'ordre religieux. Dans l'Europe du
XVIIIe siècle, le spirituel et le profane demeurent indissociables, et
leurs [37] intérêts se trouvent entremêlés. L'opinion française attribue
à Madame de Pompadour, liée au duc de Choiseul et au « parti » des
philosophes, la responsabilité de l'expulsion des Jésuites. La Pompa-
dour meurt en 1764 et sa succession remet en question la politique
religieuse. Les vaincus d'hier se prennent à espérer : « Le règne de
Madame du Barry allait apporter aux Jésuites un commencement de
revanche : l'exil de Choiseul, la suppression des Parlements furent

41 Journal de BARBIER, mai 1752, t. V, p. 224 ; dans ROUSTAN, p. 302 ; cf. les
réflexions de BARBIER à propos du scandale soulevé par la soutenance des
thèses de l'abbé de Prades, l'un des artisans de l'Encyclopédie (janvier 1752,
t. V, p. 148 ; ROUSTAN, p. 301) : « Il faut avouer que de pareilles
propositions sont trop fines et trop délicates, et qu'en bonne police on ne
devrait point admettre toutes ces disputes de l'école, fondées sur des
distinctions et des interprétations des passages des Écritures. »
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 48

considérés par le parti dévot comme la rançon de l'expulsion de 1762.


Il en attribua le mérite à la nouvelle maîtresse. » Rien là de choquant
pour les mœurs de l'époque : « la présentation de la favorite à la cour
(février 1769) est saluée par le clergé de Paris comme le signal d'une
nouvelle orientation de la politique intérieure ; « c'est aujourd'hui, di-
sait-on, qu'a lieu la présentation de la nouvelle Esther, qui doit rem-
placer Aman, et tirer le peuple juif de l'oppression 42… »
Les signes de déchristianisation ne concernent qu'une portion sta-
tistiquement négligeable de la population européenne. Mais ce statut
d'unanimité empêche l'observateur de se faire une idée précise de l'au-
thenticité des attitudes personnelles. Selon un historien anglo-saxon
de la vie religieuse dans une province française : « On est tenté de se
demander : dans quelle mesure la masse de la population célèbre-t-elle
le don de la grâce sacramentelle, dans quelle mesure s'abandonne-t-
elle à son goût pour la pompe civique et pour les festivités en vase
clos ? Il ne saurait y avoir de réponse satisfaisante à cette question,
dans le cas d'une société où le spirituel et le temporel se trouvaient
aussi étroitement associés, et où l'imagination générale ne concevait
pas la possibilité de les séparer. En vertu de toute la législation exis-
tante, « paroissien » et « citoyen » étaient synonymes (...) Il est diffici-
le de trouver des critères pour évaluer la vie religieuse des gens ordi-
naires, qui suivaient, dans leur vie quotidienne, le cycle du calendrier
ecclésiastique aussi automatiquement qu'ils se levaient le matin au son
de la cloche de la cathédrale, ou échangeaient leurs vêtements d'hiver
et d'été à la Toussaint et à Pâques 43... »
L'observateur peut relever le déclin de certaines formes de dévo-
tion, mais d'autres les remplacent. La religion, partie du décor de
l'existence, s'affirme à chaque coin de rue et figure aux murs des mai-
sons particulières, sous la forme des emblèmes familiers. Il est dès
lors difficile d'apprécier le dosage de la désaffection ou de la piété po-
pulaires. En 1731, l'affaire des convulsionnaires du cimetière Saint-
Médard passionne tout Paris ; en 1757, un chanoine de la cathédrale
d'Angers ayant ouvert dans cet édifice une tombe oubliée, le bruit

42 M. ROUSTAN, op. cit., p. 122


43 John MCMANNERS, French ecclesiastical society under the Ancien Régime,
A study of Angers in the 18th century, Manchester University Press, 1960,
p. 19.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 49

court que cette sépulture est celle d'un saint, et la foule accourt pour se
procurer des reliques. Le 8 février et le 8 mars 1750, de légères se-
cousses sismiques sont ressenties à Londres. Une rumeur se répand,
selon laquelle le 8 avril sera marqué par un terrible cataclysme ; la
population abandonne en masse la ville menacée. Hume raconte dans
sa correspondance que [38] l'évêque de Londres a publié une lettre
pastorale recommandant des « pilules contre les tremblements de terre
(earthquake pills) qui sont le jeûne, la prière, la repentance et la morti-
fication ». Cette lettre a connu un énorme succès, et le philosophe
ajoute, non sans ironie, que l'éditeur de ses Essais philosophiques
concernant l'entendement humain a jugé plus prudent de différer la
mise en vente d'une réédition, qui serait mal tombée en un pareil mo-
ment 44.
La ferveur des masses subsiste à peu près intacte au XVIIIe siècle ;
les populations demeurées, dans leur majorité, illettrées, n'ont pas reçu
d'autre instruction que le catéchisme, et l'on ne voit pas au nom de
quoi elles pourraient contester cet unique enseignement. La religion
fruste se maintient ; ce qui se transforme, c'est la religion des éclairés.
Un historien récent, après avoir passé en revue les données statistiques
relatives à la pratique religieuse, souligne le fait essentiel : « Une his-
toire totale du christianisme, qui se refuse aux simplifications, se doit,
au moins à partir du XVIIIe siècle, d'éclairer en même temps deux
courbes qui se croisent. L'une monte et l'autre descend. La première
exprime une religion qualitative, la seconde une adhésion quantitati-
ve ; la première traduit la fidélité à un message évangélique mieux
compris, la seconde un conformisme qui craque à mesure que la civi-
lisation se transforme 45. »
Au siècle des Lumières, la foi des fidèles gagne en intelligence et
en ferveur. Mais les chrétiens d'habitude restent les plus nombreux.
Le christianisme demeure prédominant dans les idées et dans les
mœurs. Les vainqueurs de la Bastille n'étaient pas des athées ; ils
monteront en procession à Sainte-Geneviève. « Ce sont dans les rues
les mêmes tentures et les mêmes fleurs que jadis, l'encens s'élève dans

44 Jean DELUMEAU, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, P.U.F., 1971, p.


307.
45 Cf. Peter GAY, The Enlightenment, An interprétation, New York, Alf. A.
Knopf, 1967, PP- 253-254.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 50

les airs et monte vers les deux avec les prières. Le 31 mai 1793, dans
le quartier des Halles, les Parisiens agenouillés inclinaient leurs fronts
sous la bénédiction des prêtres constitutionnels, tandis que le cortège
sacré défilait avec les splendeurs coutumières ; le même jour, l'As-
semblée était envahie, et Robespierre, après un long réquisitoire, pro-
posait les arrestations des Girondins, qui allaient être opérées quelques
jours après. La Terreur commençait, et le peuple continuait à célébrer
ses fêtes religieuses suivant les rites des siècles très chrétiens 46. »

46 M. ROUSTAN, Les philosophes et la société française au XVIIIe siècle, Lyon,


1906, p. 408.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 51

[39]

Première partie.
Le rapport à Dieu :
De la théologie aux sciences religieuses

Chapitre II
Le nouvel esprit
religieux

Retour au sommaire

Si l'on veut mettre en lumière l'authenticité religieuse du XVIIIe siè-


cle, c'est à l'intérieur du domaine chrétien qu'il convient de rechercher
les signes de renouvellement, ou de différence. La recherche doit se
reporter de l'ordre sociologique, à peu près inentamé, au domaine de
la religion comme conscience individuelle et comme expérience vé-
cue. De nouvelles valeurs, de nouvelles attitudes s'affirment aussi bien
en ce qui concerne la réflexion intellectuelle que dans l'orientation de
la piété. Des mutations affectent le rapport des hommes avec Dieu,
signes d'une fidélité vivante qui ne se contente pas de répéter les sté-
réotypes, liturgies et dévotions sclérosées, hérités du passé.
Le radicalisme de quelques esprits forts, engagés dans la croisade
antichrétienne, passe pour correspondre à l'opinion moyenne des es-
prits éclairés. De là une conception manichéenne qui oppose les « phi-
losophes », hommes de tolérance et de progrès, incarnation des forces
du Bien, aux champions obscurantistes d'une foi réactionnaire et pé-
rimée, en lesquels s'affirme l'esprit du Mal. Un tel schéma ne corres-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 52

pond pas à la réalité historique ; en cette affaire le parti philosophique


l'emporte peut-être en intolérance, en sectarisme et en dogmatisme, en
mauvaise foi aussi, sur le parti clérical. La culture française du XVIIIe
siècle ne se laisse pas résumer par les figures de Voltaire, d'Holbach,
Diderot et d'Alembert, ni par le personnage symbolique du curé Me-
slier, trop souvent présentés aux enfants des écoles et à leurs parents
comme les champions sans peur et sans reproche de la bonne cause
laïque et républicaine, en dépit des persécutions que leur valait leur
courageuse attitude. Voltaire, d'Holbach, Diderot et d'Alembert, profi-
teurs du régime établi, ne reculaient nullement devant la possibilité,
lorsqu'elle s'offrait à eux, de recourir au bras séculier pour faire censu-
rer ou emprisonner leurs adversaires, un la Baumelle, un Fréron, qu'ils
calomniaient à qui mieux mieux.
Albert Monod constatait, en 1916 : « Le XVIIIe siècle est le grand
siècle antichrétien. On ne l'a guère étudié jusqu'ici qu'à travers les phi-
losophes. On sait bien que des luttes entre jansénistes et ultramontains
est sorti une abondante littérature de controverse ; on ignore généra-
lement la résistance que les chrétiens de toutes dénominations [40]
opposèrent à l'ennemi commun 47. » Plus récemment, un historien an-
glo-saxon observait : « La pensée de l'âge des Lumières, plus que cel-
le d'aucune autre époque d'égale importance dans l'histoire moderne, a
été étudiée principalement d'après des écrits qui n'expriment qu'un
côté de la question 48. » Les grands écrivains et les esprits les plus ori-
ginaux se trouvaient tous du même côté ; la littérature apologétique
recensée par A. Monod et par R. R. Palmer est aujourd'hui illisible ; le
fait est pourtant qu'elle a été lue. Au surplus, on oublie trop, en Fran-
ce, que le camp des défenseurs du christianisme compte un grand es-
prit et un écrivain de génie, Jean-Jacques Rousseau, laissé d'ordinaire
en dehors de la question, parce qu'il n'est pas catholique, et qu'il met
en œuvre une liberté d'esprit que des historiens formés dans une at-
mosphère catholique jugent incompatible avec le christianisme.
Le citoyen de Genève appartient à l'autre Europe, dont l'espace spi-
rituel n'est pas régi par l'alternative manichéenne qui prévaut en Fran-

47 Albert MONOD, De Pascal à Chateaubriand, Les défenseurs français du


christianisme de 1670 à 1802, Alcan, 1916, p. 7.
48 Robert R. PALMER, Catholics and Unbelievers in 18th Century France,
Princeton University Press, I939, p. 4.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 53

ce. Le renouvellement de l'esprit peut s'y réaliser sans rupture ouverte


avec la croyance traditionnelle, ce qui fera de l'Europe protestante le
lieu d'origine ou le foyer de développement des nouvelles valeurs reli-
gieuses. Leslie Stephen, auteur de l’History of the english thought in
the 18th century, raconte que son projet initial n'était pas de présenter
une histoire générale de la pensée britannique au XVIIIe siècle ; il vou-
lait se limiter au domaine de la pensée religieuse, mais il s'est aperçu
que cette pensée poussait ses prolongements dans l'ensemble de l'es-
pace culturel. « J'ai essayé, écrit-il, d'indiquer l'application des princi-
pes admis en philosophie et en théologie aux questions morales et pra-
tiques, et leur projection dans la littérature d'imagination contempo-
raine 49. » La pensée religieuse vivante ne peut être dissociée des di-
verses formes d'affirmation de la conscience humaine. « L'ouvrage tel
qu'il est, conclut l'auteur, a pris de telles dimensions que j'ai été inca-
pable de le caractériser de manière satisfaisante par un titre autre que
celui, peut-être trop ambitieux, que je lui ai donné 50. » Le grand axe
religieux traverse de part en part la culture britannique ; Newton et
Locke, inspirateurs de la science physico-mathématique et de la scien-
ce de l'homme, appartiennent tous deux à l'histoire de la pensée reli-
gieuse. La controverse déiste mobilise tous les animateurs de la cons-
cience britannique, dans un sens ou dans l'autre, sans mettre en cause
le christianisme lui-même, dont la validité est reconnue par les uns et
les autres. L'existence du catholicisme fournit aux non-catholiques un
utile repoussoir ; lorsqu'il s'agit de dénoncer les abus et perversions de
la religion authentique, on a la ressource de s'en prendre au papisme,
ce qui ménage la susceptibilité des tenants de l'église établie.
[41]
Une situation analogue prévaut dans l'Allemagne protestante.
Emanuel Hirsch, auteur d'une considérable Histoire de la théologie
évangélique moderne dans son rapport avec les mouvements généraux
de la pensée européenne, pour situer les courants de la conscience
protestante, évoque le devenir de la philosophie occidentale dans son

49 Leslie STEPHEN, History of the english thought in the 18th century (1876),
Préface de la première édition ; London, John Murray, 1927, t. I, p. VIII.
50 Ibid., p. IX.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 54

ensemble 51. On n'imagine pas, conçue dans le même esprit, une his-
toire de la théologie catholique ; celle-ci, au lieu de sympathiser d'âge
en âge avec l'esprit du temps, paraît soucieuse de se démarquer, de se
retrancher dans ses certitudes propres, en jetant l'anathème sur les di-
verses expressions de la conscience profane. Tout se passe comme si
la diversité des dénominations religieuses se traduisait, au niveau de la
conscience, par un dualisme du fermé et de l'ouvert, qui entraîne dans
les régions catholiques un blocage de l'affirmation de la foi ; condam-
née à se maintenir en position défensive, elle ne pourra prendre un
visage conforme au renouvellement des valeurs.
Compte tenu de cette différence de terroir, le christianisme euro-
péen du XVIIIe siècle possède certains caractères communs, dont le
plus manifeste est que ce christianisme a cessé d'être un christianisme
triomphant. Les hiérarchies ecclésiastiques, alliées aux pouvoirs poli-
tiques, conservent une emprise très forte sur les masses, dont elles as-
surent la gestion spirituelle grâce à l'administration des sacrements.
Mais cette souveraineté totalitaire est remise en cause par un appro-
fondissement intérieur de la conscience chrétienne, aussi bien dans
l'ordre de la réflexion que dans l'ordre de la foi, chez les individus les
plus cultivés. Sociologiquement régnant, le christianisme cesse peu à
peu d'être ce qu'il a toujours été, dans le secret des cœurs et des cons-
ciences, pour une élite éclairée.
Les religions du XVIIe siècle vivent sous le régime de l'esprit d'or-
thodoxie. L'autorité hiérarchique décide du vrai et du faux ; elle fixe
souverainement les obligations imposées aux fidèles, sous peine de
sanctions graves et parfois capitales, dont l'exécution sera assurée par
le pouvoir civil. Cette structure absolutiste est particulièrement remar-
quable dans le cas de l'église romaine, en laquelle règne l'esprit du
concile de Trente ; contre les menaces réelles ou supposées, elle se
défend à coup d'anathèmes. La condamnation de Galilée, en 1633,
suffit pour conjurer la tentation de l'esprit scientifique ; la physique
mathématique est vouée à l'illégalité et à la clandestinité jusqu'à la fin
du XVIIIe siècle. Lorsque le roi de France est mis en garde, par ses
conseillers ecclésiastiques, contre le mouvement janséniste, il obtient

51 Emanuel HIRSCH, Geschichte der neuern evangelischen Théologie im


Zusammenhang mit den allgemeinen Bewegungen des europaïschen
Denkens, Gütersloh, Bertelsmann Verlag, 1949 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 55

de son église, puis de Rome, les mesures nécessaires pour mettre fin à
ces tendances subversives. La bulle Unigenitus, en 1713, doit venir à
bout des dernières résistances. La déviation moliniste est traitée à
Rome de la même manière ; Molinos, ayant reconnu ses erreurs et les
scandales de sa vie, est condamné en 1687 ; il mourra en prison en
1696. Fénelon, archevêque de Cambrai, paraît renouveler l'hérésie
moliniste dans son Explication des Maximes des [42] Saints (1697).
Le livre est condamné en 1699 ; Fénelon abjure son quiétisme et subit
dans son diocèse un exil qui durera jusqu'à sa mort en 1715.
Le pape de Rome, qui détient les clés du ciel, doit avoir en tout et
toujours le dernier mot. Roma locuta, causa finita. Cette politique de
force trouve son champion en la personne de Bossuet, homme de tou-
tes les intransigeances, qui se bat sur tous les fronts, et ne cesse d'agir
que quand l'adversaire a été écrasé. La révocation de l'Édit de Nantes
par Louis XIV en 1685 est le symbole de cet absolutisme : d'un trait
de plume, et pour la plus grande gloire de Dieu, une partie notable de
la population française est dépouillée de son identité chrétienne. Il y
aura des protestations dans les pays non catholiques, mais l'opinion
française approuve, ou se tait. Et Rome entonne un Te Deum.
En dehors de l'espace romain, les autres dénominations chrétiennes
adoptent volontiers une attitude d'autorité en matière de religion, im-
posant aux fidèles des conformités obligatoires. En 1619, le synode
réformé de Dordrecht, dans les Provinces Unies, tranche en faveur des
orthodoxes le débat sur la prédestination. Les pasteurs arminiens, libé-
raux, sont forcés de s'exiler pour quelques années. En Angleterre, au
long du siècle, les diverses confessions se livrent à de sanglantes luttes
pour le pouvoir ; les vaincus font figure de citoyens de seconde zone.
Un césaro-papisme de fait existe aussi, à des degrés divers, dans les
différents États allemands. Le dogmatisme religieux ne dédaigne nul-
lement de faire cause commune avec le pouvoir politique pour assurer
sa domination sur les âmes.
Ce dogmatisme prévaut sans opposition pendant la majeure partie
du XVIIe siècle. Des symptômes de changement se font pourtant sen-
tir ; l'intégriste Bossuet est inquiet des répercussions de la nouvelle
philosophie sur la foi traditionnelle. Il croyait avoir trouvé dans la
pensée de Descartes un renfort pour l'apologétique de l'église ; mais il
perçoit bientôt de nouveaux signes des temps. Il annonce : « Je vois
(...) un grand combat se préparer contre l'Église sous le nom de philo-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 56

sophie cartésienne (...) car, sous prétexte qu'il ne faut admettre que ce
qu'on entend clairement — ce qui, réduit à de certaines bornes, est très
véritable — chacun se donne la liberté de dire : « J'entends ceci et je
n'entends pas cela » ; et avec ce seul fondement, on approuve et on
rejette tout ce qu'on veut (...) Il s'introduit sous ce prétexte une liberté
de juger qui fait que, sans égard à la Tradition, on avance téméraire-
ment tout ce qu'on pense 52... »
Dénonçant la montée des périls, Bossuet salue le siècle nouveau,
en lequel se réalisera le désétablissement de la vérité religieuse. Celle-
ci ne se réduit plus à un formulaire imposé à chacun par le hasard
géographique de sa naissance. L'esprit d'orthodoxie implique la su-
bordination de la conscience individuelle à la tradition, maintenue par
l'autorité ecclésiastique avec la collaboration du pouvoir civil. Jus-
qu'au XVIIIe siècle, [43] la religion apparaît comme un présupposé du
milieu social, une formule de vie dont le respect va sans dire pour les
membres de telle ou telle communauté donnée. Montaigne ne voit au-
cune raison de ne pas suivre la religion de sa nourrice, et Descartes
s'en tient à celle de son roi. Une telle fidélité extrinsèque demeure su-
jette à caution, et le catholicisme même, en son principe, demande
davantage ; il conçoit la foi en son authenticité, comme une adhésion
intime, une consécration de la vie personnelle aux normes de spiritua-
lité diffusées par l'appareil ecclésiastique, lequel a pour mission de
transmettre aux hommes les exigences divines. La discipline externe,
l'obéissance, ne devrait pas être séparée de la conviction pleine et en-
tière. Le XVIIe siècle n'a pas manqué de grandes figures religieuses
dont la profession de foi demeurait l'expression d'une foi authentique.
Bossuet est de ceux-là. Mais il arrive que la foi ne concorde pas avec
la profession de foi imposée par l'autorité, et c'est le drame des jansé-
nistes. Pascal se réserve d'en appeler du jugement de Rome au tribunal
du Christ. Il arrive aussi que la profession de foi ne soit qu'une vaine
simulation, qui dispense de la foi.
Jusqu'au XVIIe siècle, l'équilibre avait pu être maintenu, en règle
générale, entre l'exigence des aspirations intimes et la pression impo-
sée par l'appartenance à une organisation ecclésiastique. Les excep-

52 Lettre à un disciple du P. Malebranche (M. d'Allemans), 21 mai 1687 ;


Correspondance de BOSSUET, éd. Urbain et Levesque, Hachette, 1910, t. III,
pp. 372-373.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 57

tions suscitaient des mesures répressives qui assuraient tant bien que
mal le retour à l'ordre ; le non-conformiste était contraint de rentrer
dans le rang, ou, en tout cas, de se taire et parfois de s'en aller. Ce sys-
tème fonctionnera, au XVIIIe siècle, de moins en moins bien ; les me-
naces que pressentait Bossuet vont se préciser, et les moyens que met-
tait en œuvre efficacement l'évêque de Meaux ne suffiront plus à
conjurer les signes de non-conformisme qui se multiplient de tous cô-
tés. L'autorité ecclésiastique, en dépit de l'aide du pouvoir politique,
ne parvient plus à maîtriser une situation qui lui échappe. Les cris
d'alarme des tenants des églises établies, leurs mises en garde devant
ce qu'ils considèrent comme une déchristianisation générale, sont des
symptômes du recul général des orthodoxies.
Dans la chrétienté traditionnelle, l'institution ecclésiastique était le
lieu du rapport de l'homme avec Dieu, qui devait s'accomplir selon le
cheminement obligé de l'ordre hiérarchique. L'église, moyen d'accès à
la transcendance, était devenue une fin en soi ; elle s'était sacralisée
elle-même, s'identifiant à la réalité divine ; il était impossible de dis-
tinguer le service de Dieu du service de l'église. Le cléricalisme est
une tentation constante pour les détenteurs d'un pouvoir sacramentel,
qui confondent volontiers leurs désirs et leurs ambitions avec les voies
de la divinité. La Réformation de Luther, après bien d'autres tentatives
manquées, avait affirmé la nécessité d'une recherche de Dieu en de-
hors de l'appareil ecclésiastique sclérosé, devenu un obstacle à toute
rencontre authentique du fidèle avec la divinité. Mais Luther et les
autres réformateurs s'étaient heurtés à leur tour à la même difficulté
dont ils dénonçaient les ravages dans le catholicisme : l'inspiration,
pour subsister, dégénère en institution, en vertu d'une inévitable dé-
gradation de la fidélité religieuse. Les églises issues de la Réforme
avaient formulé pour leur compte de [44] nouveaux conformismes
théologiques et, pour faire prévaloir leur souveraineté dans leur sphère
d'influence, elles avaient noué de fructueuses alliances avec les pou-
voirs temporels.
Le christianisme, qui commence avec l’affirmation de la liberté
glorieuse des enfants de Dieu, s'enlise dans les argumentations théolo-
giques, les formulaires ecclésiastiques et les subtilités du droit canon.
Si les contemporains de la Réformation pouvaient espérer que les
nouvelles églises échapperaient aux défauts de l'église traditionnelle,
cette espérance, au bout d'un siècle et demi, est déçue. La réforme
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 58

n'est pas faite ; elle est toujours à refaire : ecclesia reformata semper
reformanda. L'authenticité chrétienne doit être sans cesse conquise, au
prix d'un combat pour remonter la pente de l'habitude sacramentelle et
du sommeil dogmatique. Pascal avait cousu dans ses vêtements le fa-
meux Mémorial, comme un rappel à l'ordre contre la tentation tou-
jours recommencée d'oublier que le rapport à Dieu doit primer tous les
autres rapports dans la vie du chrétien. Il combat à sa manière contre
l'aliénation ecclésiastique de la foi. D'autres, un Bayle par exemple, ou
un Locke, réagissent contre l'aliénation théologique de la raison : les
théologiens mettent en œuvre une raison d'église aussi funeste que la
raison d'État, et qui, sous prétexte d'obéissance à Dieu, impose le res-
pect d'intérêts trop humains. Une théologie qui justifie la révocation
de l'édit de Nantes ne proclame pas la vérité de Dieu.
Pascal et Bayle sont des hérétiques, suspects l'un et l'autre à leurs
orthodoxies respectives. Pascal a été parfois considéré comme un
sceptique parce qu'il n'admet pas la souveraineté de la raison ; pour le
même motif, Bayle a passé pour un apologiste de l'agnosticisme, sinon
de l'athéisme. Pascal et Bayle représentent des valeurs chrétiennes qui
s'affirmeront au XVIIIe siècle. Si des hommes comme Voltaire et
Condorcet, champions de l'esprit critique dans la ligne de Bayle, et de
la tolérance, s'intéressent aussi intensément à Pascal, et dialoguent
avec lui, c'est qu'ils reconnaissent en lui le témoin d'une authenticité
chrétienne, aux antipodes de leur propre pensée ; ils sont attirés par la
fascination qu'exercent l'un sur l'autre les extrêmes opposés. Pascal
figure le chrétien à l'état pur, sans adultération ecclésiastique ; son ex-
périence s'apparente à l'expérience piétiste, l'une des formes maîtres-
ses de la spiritualité au XVIIIe siècle.
Si l'on admet que la préoccupation religieuse constitue, pour Pascal
comme pour Bayle, le nœud de toute pensée, on ne s'étonnera pas de
ce qu'un historien ait pu déclarer : « Le christianisme conditionne le
cours de la philosophie du XVIIIe siècle dans son ensemble 53. » L'apo-
logétique se développe dans le sens du pour et du contre. Le rapport à
Dieu, dans les deux cas, demeure l'objet majeur, l'enjeu de la pensée.
La mise en question de telle ou telle forme de christianisme n'est nul-
lement une attestation d'irréligion. Celui qui s'en prend aux adultéra-

53 R. R. PALMER, Catholics and Unbelievers in 18th Century France,


Princeton University Press, 1939, p. 136.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 59

tions et aux abus, qui dénonce les absurdités et les mystifications ec-
clésiastiques [45] encourt, de la part des tenants de l'ordre établi, l'ac-
cusation d'athéisme. Des esprits, comme John Toland et Anthony Col-
lins, partisans d'un christianisme raisonnable, ont été dénoncés comme
des athées par leurs adversaires. Samuel Reimarus, professeur à Ham-
bourg, dont Lessing publia des fragments posthumes dans les années
1774-1778, sous le titre Fragments d'un Anonyme, encourut la même
accusation de la part de certains champions de l'orthodoxie luthérien-
ne. Or le manuscrit de Reimarus s'intitulait : Apologie pour les adora-
teurs raisonnables de Dieu ; il ne s'agit nullement de nier l'existence
de Dieu, mais de chercher les voies d'un culte raisonnable, en esprit et
en vérité, dont les chrétiens se sont détournés. Reimarus n'est pas plus
athée que Spinoza, lui aussi voué longtemps à l'exécration des bien-
pensants. Lessing s'inspire d'une spiritualité analogue ; le christianis-
me n'a pas à ses yeux une validité absolue ; il constitue une incarna-
tion historique de la religion universelle.
Ces accusations d'athéisme sont caractéristiques d'un nouvel aspect
de la situation spirituelle. Il est désormais possible de penser en de-
hors des cadres de telle ou telle religion établie ; on peut faire des ré-
serves expresses sur tel ou tel dogme de l'église anglicane ou de l'égli-
se luthérienne ; on peut critiquer, dans l'Encyclopédie ou dans le Dic-
tionnaire philosophique, certains aspects du catholicisme. Les risques
ne sont pas nuls, mais ils sont moins graves que dans les époques an-
térieures ; les polémiques ont remplacé les guerres de religion, dont
elles représentent une forme considérablement atténuée. L'idée com-
mence à prévaloir que la religion ne saurait s'identifier avec la profes-
sion de foi et la structure ecclésiastique en vigueur dans un pays don-
né. Déjà la Réformation avait relativisé le christianisme en le plurali-
sant ; au XVIIIe siècle, les progrès de l'information en matière de géo-
graphie culturelle et d'histoire des civilisations introduisent dans les
mœurs intellectuelles un élargissement de l'espace religieux, au sein
duquel le christianisme, perdant son monopole, devient une religion
parmi d'autres. « Religion » peut désormais se dire au pluriel, idée de-
vant laquelle reculaient auparavant la plupart des bons esprits. Et la
diversité des religions en appelle à une unité plus vaste, au sein de la-
quelle le christianisme doit accepter de se laisser confronter avec les
modalités différentes du rapport à Dieu à travers le monde. Toutes les
confessions, affectées d'une sorte de désétablissement, se découvrent
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 60

en porte-à-faux dans un nouvel espace, au sein duquel elles ne bénéfi-


cient plus de leurs assurances familières.
Le sens de cette mutation n'est pas immédiatement clair. Ni les dé-
fenseurs de l'ordre établi en matière ecclésiastique ni ses adversaires
ne se rendent compte d'emblée de l'ensemble du phénomène. Les uns
et les autres réagissent dans la confusion, à propos d'incidents locaux,
dont les aboutissements leur échappent. Ce que les contemporains, et
à leur suite les historiens, considèrent comme la montée de l'irréligion
ou le progrès de la déchristianisation correspond à un complexe pro-
cessus de décentrement et de recentrement de la vie religieuse ; elle
n'est plus ce qu'elle a toujours été, ce qui donne à penser qu'elle est en
voie de disparaître. De là une impression d'étrangeté et de malaise
pour certains, [46] saisis d'angoisse devant une réalité qui dément
leurs chères habitudes. Le président de Brosses, à Rome, a l'impres-
sion que le catholicisme est en train de mourir de sa belle mort ; et
Winckelmann, qui pourtant s'est converti afin de pouvoir vivre parmi
les trésors de l'antiquité, partage parfois ce sentiment 54, qui est aussi
celui des penseurs radicaux, sensibles à tous les signes de faiblesse
attestant que l'« infâme » n'en a plus pour longtemps à vivre. Le seul
Voltaire est capable de faire reculer les forces obscures qui ont entraî-
né la condamnation du malheureux Calas, et d'imposer sa réhabilita-
tion. Le même Voltaire peut impunément dédier au pape de Rome une
tragédie intitulée Mahomet, où il prêche la tolérance, sans s'attirer au-
tre chose que des remerciements polis. Que les temps sont changés !
Ces idées ne sont pas nouvelles ; elles s'affirmaient déjà dans les
réflexions de certains esprits de la Renaissance : un Nicolas de Cues,
un Guillaume Postel, un Jean Bodin ; mais elles demeuraient le secret
de ces personnalités exceptionnelles. Au siècle des Lumières il ne
s'agit plus de spéculer sur l'avenir, mais de constater un état de fait. Le

54 Cf. Ch. De BROSSES, Lettres familière sur l'Italie (1739-1740), éd. Y.


BEZARD, t. II, Didot, 1931, p. 149 : « Si le crédit du pontife se perd de jour
en jour, c'est que la façon de penser qui l'avait fait naître se perd de jour en
jour (...) Regardons la différence sur cet article entre le temps d'Henri IV et
le nôtre » ; WINCKELMANN écrit en 1760 que « la domination des prêtres
s'approche, de tous côtés, de sa chute et de sa disparition ». A la même
époque, l'homme d'État napolitain Tanucci annonce la dissolution de l'église
catholique (cf. Cari JUSTI, Winckelmann und seine Zeitgenossen, 3e Auflage,
Leipzig, 1923, Band III, p. 17).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 61

jeune Turgot a porté la soutane en Sorbonne jusqu'en 1750 ; il a re-


noncé sans rupture ouverte à l'état ecclésiastique. Destiné à de hautes
fonctions administratives et politiques, cet ami des Encyclopédistes et
des Physiocrates n'est ni un fanatique ni un révolté. Le jugement qu'il
porte sur le christianisme n'en est que plus significatif : « Je reconnais
le bien que le christianisme a fait au monde, mais le plus grand de ces
bienfaits a été d'avoir éclairci et protégé la religion naturelle. D'ail-
leurs le plus grand nombre des chrétiens soutiennent que le christia-
nisme n'est pas le catholicisme ; et les plus éclairés, les meilleurs ca-
tholiques soutiennent qu'il est encore moins l'intolérance. Ils sont en
cela d'accord avec toutes les autres sectes vraiment chrétiennes, car les
signes les plus caractéristiques du christianisme sont et doivent être la
douceur et la charité 55. »
Cinquante ans après la mort de Bossuet, porte-parole de l'absolu-
tisme religieux, l'idée même de religion se trouve relativisée. Aucune
confession ne peut prétendre s'imposer à tous les esprits par voie d'au-
torité ; devant la pluralité des options possible, il appartient à chaque
individu de décider en ce qui le concerne. « Les hommes peuvent ju-
ger de la vérité de la religion, écrit Turgot, et c'est précisément à cause
de cela que d'autres n'en doivent pas juger pour eux, parce que le
compte sera demandé à la conscience de chacun ; d'ailleurs, en bonne
foi, si quelqu'un en pouvait juger pour d'autres, seraient-ce les princes,
et Louis XIV [47] en savait-il plus là-dessus que Leclerc ou Gro-
tius 56 ? » L'État ne doit privilégier aucune religion particulière ; enco-
re moins a-t-il le droit d'imposer aux citoyens telle ou telle forme par-
ticulière de culte : « A parler exactement, aucune religion n'a droit
d'exiger d'autre protection que la liberté ; encore perd-elle ses droits à
cette liberté quand ses dogmes ou son culte sont contraires à l'intérêt
de l'État 57. » Le renversement des valeurs est complet ; toutes les re-
ligions sans discrimination sont soumises à la condition restrictive de
l'ordre public.
Davantage, l'analyse de Turgot, en séparant les églises de l'État,
sépare l'individu de l'Église dans le moment même où il décide pour

55 Deuxième lettre à un grand Vicaire sur la Tolérance (1754) ; Œuvres de


TURGOT, éd. SCHELLE, Alcan, 1913, t. I, p. 425.
56 Ibid., p. 413.
57 Première lettre à un grand Vicaire, 1753 ; ibid., p. 387.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 62

son compte de l'attitude à prendre. Si l’Aufklärung, selon Kant, est la


situation d'un esprit qui a atteint sa majorité, l'émancipation s'étend
aussi au choix d'une confession : « L'intérêt de chaque homme est iso-
lé par rapport au salut ; il n'a dans sa conscience que Dieu pour témoin
et pour juge (...) Ici le secours des autres hommes serait impossible, et
le sacrifice de leur véritable intérêt serait un crime. L'État, la société,
les hommes en corps, ne sont donc rien par rapport au choix d'une re-
ligion ; ils n'ont pas le droit d'en adopter une arbitrairement, car une
religion est fondée sur une conviction. Une religion n'est donc domi-
nante que de fait et non pas de droit 58. » Turgot, après avoir renvoyé
dos à dos l'irréligion et la superstition fanatique, se prononce en faveur
de la religion naturelle, la plus favorable à la concorde dans tous les
domaines : « la religion naturelle, mise en système, et accompagnée
d'un culte, en défendant moins de terrain, ne serait-elle pas plus inat-
taquable 59 ? »
La réorganisation de l'espace religieux s'inspire des principes déjà
développés par Bayle et par Locke. Le plus curieux est que, sans s'en
rendre compte, Turgot, parti du catholicisme, aboutit à préconiser un
statut correspondant aux exigences d'un protestantisme libéral, le mê-
me que Rousseau mettra en œuvre dans la profession de foi de son
peu catholique Vicaire. Ce protestantisme libéral, qui s'affirmait chez
Bayle et chez Locke, et se retrouvera dans la pensée religieuse de
Kant, correspond à un point moyen dans l'évolution des valeurs
confessionnelles au siècle des Lumières. Les observateurs catholiques
du XVIIIe siècle, et les historiens français postérieurs, n'ont pas su le
reconnaître : il s'agissait là d'une forme de religion qu'ils ignoraient, et
qui ne correspondait peut-être pas, à leurs yeux, au signalement d'une
religion digne de ce nom.
Le fait que Turgot ait pu concevoir de telles idées atteste la trans-
formation du climat intellectuel dans la sphère d'influence catholique,
au moins en ce qui concerne les esprits éclairés. L'intégrisme n'est
plus en mesure de faire prévaloir sa contrainte ; en dépit des censures
persistantes, mais impuissantes, l'esprit d'orthodoxie est réduit à une
défensive sans grand espoir. L’Encyclopédie a été victime de toutes

58 P. 388.
59 P. 391 ; on peut rapprocher cette opinion de Turgot des vues de Rousseau
sur la « religion civile », à la fin du Contrat social (1. IV, ch. VIII).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 63

sortes de persécutions, [48] mais l'entreprise a pu être menée à bonne


fin. Et les 4 000 souscripteurs de l'édition originale, ainsi que les très
nombreux acheteurs des rééditions, ont pu lire, outre bien d'autres
condamnations du cléricalisme, celle qui figure à l'article Population,
sous la plume de Damilaville : « Cette fureur de ramener tous les
hommes à une même formule religieuse et de les contraindre à penser
tous de même (...) est un fléau dont l'humanité n'a point éprouvé les
horreurs dans le paganisme (...) Ce despotisme spirituel qui prétend
assujettir jusqu'à la pensée à son sceptre de fer doit encore avoir le
terrible effet de produire à la longue le despotisme civil. Celui qui
croit pouvoir forcer les consciences ne tarde pas à se persuader qu'il
peut tout. Les hommes ont trop de penchants à augmenter l'autorité
qu'ils ont sur les autres ; ils cherchent trop à s'égaler à ce qu'ils croient
être au-dessus d'eux pour résister à l'exemple que le fanatisme leur
donne au nom de la divinité. »
Despotisme civil et despotisme religieux ont partie liée dans une
politique où l'autorité établie revendique une souveraineté de droit
divin, en dehors de tout arbitrage rationnel. Or l'absolutisme confes-
sionnel est contraire au droit naturel. « La nature, écrit encore Dami-
laville, n'a gravé qu'un culte au fond des cœurs » ; l'esprit d'orthodoxie
dissocie l'unité humaine. Les hommes « élèvent entre eux des barriè-
res que tous les efforts de la raison ne peuvent briser. On dirait que ce
ne sont ni des êtres d'une même espèce ni les habitants d'un même
globe. Chaque culte, chaque secte forme un peuple à part, qui ne se
mêle point avec les autres... »
On peut voir dans l’Encyclopédie une somme de l'athéisme. Mais
l'anticléricalisme, le libéralisme en matière confessionnelle ne sau-
raient être assimilés à l'athéisme proprement dit. L’Encyclopédie n'a
pas été rédigée par des athées pour des athées ; il est plus légitime d'y
voir une expression de ce nouvel esprit religieux qui prévaut en Euro-
pe occidentale, et s'impose aussi à l'opinion éclairée en France, où un
Voltaire, un Turgot, un d'Alembert ne sauraient être catalogués com-
me des athées, en dépit de leurs suspicions à l'égard des églises éta-
blies, auxquelles ils reprochent, non sans raison, d'abuser les masses et
d'utiliser le spirituel au profit de fins temporelles.
Ce nouvel esprit religieux anime en sous-main les grands débats du
siècle ; il est déjà présent dans l'affrontement entre Leibniz et Bossuet,
où le penseur allemand soutient les thèses d'un pluralisme confession-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 64

nel et d'un respect des consciences, en face du monolithisme graniti-


que de l'évêque de Meaux, acharné à maintenir l'immuable divinité du
dogme catholique. Leibniz est l'un des maîtres à penser du siècle des
Lumières, où Bossuet ne trouve guère de disciples, même parmi les
défenseurs des églises établies, obligées à toutes sortes de conces-
sions. L'ancien régime confessionnel est frappé de dépérissement in-
terne bien avant la Révolution française.
La religion traditionnelle imposait une armature rigide à toutes les
existences indistinctement ; elle réalisait une synthèse du genre de vie,
fondement des valeurs les plus diverses. Les normes morales étaient
définies par les commandements de Dieu ; en l'absence d'un tel fon-
dement, [49] l'individu ne pouvait que s'abandonner à tous les dérè-
glements, ce qui fait de l'athée un criminel en puissance, exclu du pac-
te social, de l'avis même du tolérant Locke. Caution de l'obligation
morale, la religion est garante de l'ordre public ; seul Dieu peut assu-
rer l'autorité d'un régime politique, puisque tout pouvoir vient de Dieu
(omnis potestas a Deo). Hobbes, pourtant constamment suspecté de
matérialisme et d'athéisme, associe l'autorité politique et l'autorité re-
ligieuse, qui l'investit de sa transcendance. Une stylisation religieuse
uniforme s'applique donc à la vie morale et à la vie sociale, qui parais-
sent impensables en dehors d'un contrôle exercé du point de vue de
l'absolutisme théologien. La religion commande le sens de l'histoire ;
elle fixe le sens du passé et de l'avenir de l'humanité. Elle dicte les
valeurs épistémologiques, car la connaissance humaine ne peut trans-
gresser sans erreur et sans crime les indications fournies par la Parole
de Dieu. Le jeu de l'intelligence n'est pas libre, et les tribunaux ecclé-
siastiques ont pour mission de rappeler à l'ordre les téméraires qui se
fient à leurs raisonnements et à leurs calculs plutôt qu'à la Révélation.
Jusqu'au XVIIIe siècle le christianisme s'était ainsi imposé universel-
lement comme une axiomatique de la pensée et de l'action pour des
hommes qui vivaient en situation de chrétienté. Comme l'écrivait Fa-
guet, « les tendances religieuses diverses sont les formes que pre-
naient chez ces hommes les idées fondamentales et les sentiments pro-
fonds. Dans le sein du christianisme où ils vivaient, ils pensaient selon
leur complexion intime ; et leur pensée, au lieu de devenir un système
philosophique, prenait comme forme et comme expression une des
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 65

interprétations diverses du christianisme qui existaient alors 60 ». Il est


à peu près impossible à un homme du XXe siècle de ne pas se rattacher,
de près ou de loin, à l'une des tendances politiques prédominantes ; de
même, avant le XVIIIe siècle, un homme quelconque ne pouvait affir-
mer son identité personnelle qu'en fonction de références religieuses.
La religion avait fourni un fondement de l'induction, un principe
d'ordre dans le monde et dans l'homme. Saint Augustin demandait à
Dieu d'assurer et maintenir l'unité de sa personnalité, menacée de se
disloquer, pour peu que Dieu cesse de lui donner la caution de sa grâ-
ce. Bossuet n'imagine pas de lien social en dehors de l'obéissance à
Dieu ; la politique se déduit de l'Écriture sainte. La mutation consiste
dans la découverte que l'homme et la société, en l'absence de la
contre-assurance théologique, peuvent se maintenir en vertu d'un or-
dre purement humain. « Au cours du demi-siècle écoulé entre 1700 et
1750, résume Roger Mercier, la religion et la morale achèvent la
transformation par laquelle elles ont pris l'homme pour centre à la pla-
ce de Dieu 61. » Les hommes de l'âge des Lumières font l'expérience
de la mort de Dieu : sous leurs yeux, Dieu est mort, du moins le Dieu
de la religion traditionnelle. Dieu est mort, et le monde, privé du sou-
tien théologique, ne s'effondre pas dans une catastrophe sans précé-
dent. Les hommes continuent à vivre, [50] et même il y a de bonnes
raisons de penser qu'ils sont plutôt plus heureux qu'avant.
Bayle avait avancé, ce qui paraissait un dangereux paradoxe, qu'on
pourrait concevoir une société sans religion. Même Hobbes, esprit
fort, n'avait pas osé aller jusqu'à concevoir un État sans religion d'État.
« Je ne ferai pas difficulté de dire, écrit Bayle, si l'on veut savoir ma
conjecture touchant une société d'athées, qu'il me semble qu'à l'égard
des mœurs et des actions civiles, elle serait toute semblable à une so-
ciété de païens. Il y faudrait à la vérité des lois fort sévères, et fort
bien exécutées, pour la punition des criminels. Mais n'en faut-il pas
partout 62 ? » La crainte du Seigneur n'est pas nécessairement le
commencement de la sagesse. Avec ou sans référence à Dieu, c'est
l'organisation juridique, appuyée par l'appareil répressif, qui permet

60 Émile FAGUET, Dix-septième siècle, Boivin, s. d., p. 447.


61 Roger MERCIER, La réhabilitation de la nature humaine, 1700-1750, Ville-
momble, éd. de la Balance, 1960, p. 441.
62 Pierre BAYLE, Pensées diverses sur la Comète, 1682, CLXI.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 66

aux sociétés de se maintenir. Il est donc possible de dissocier la com-


munauté sociale de la communauté religieuse, afin d'éviter les abus
entraînés par le cléricalisme. L'ordre politique peut trouver ses justifi-
cations selon les principes de la religion universelle et de l'utilité
commune ; le pacte social se fonde sur une libre association en vue du
bien de tous. La tolérante ira de soi à partir du moment où la religion
passera du domaine public au domaine privé.
Comme la cohésion sociale, la cohésion personnelle doit être assu-
rée par des moyens nouveaux. Augustin estimait qu'en dehors de l'in-
vocation de Dieu, sa personnalité s'en irait en lambeaux. La psycholo-
gie et la morale du XVIIIe siècle entreprennent une nouvelle recherche
afin d'assurer l'unité, désormais problématique, de l'être humain. Le
principe d'identité, naguère assuré dogmatiquement comme une res-
ponsabilité devant Dieu, se fondera sur des responsabilités et utilités
sociales. Hume doute de la réalité du moi, par la même raison qui lui
fait mettre en doute les arguments en faveur de l'existence de Dieu.
Kant reporte l'origine des valeurs de la raison théorique à la raison
pratique, forte de son autonomie, qui décrète librement son orienta-
tion. Ces valeurs, descendues du ciel sur la terre, visent des fins ap-
propriées à l'existence humaine : « Le but que se propose l'homme de
bien n'est plus l'obéissance à la loi édictée par Dieu, mais la réalisation
du bonheur des hommes, du plus grand nombre d'hommes
ble 63... » Dieu n'est pas nié pour autant ; mais il n'intervient plus
qu'en seconde lecture. Il avait couvert de son autorité des solutions
toutes faites ; maintenant qu'il est mis entre parenthèses apparaissent
les vraies questions, masquées par les conformismes religieux.
Dans l'ordre intellectuel aussi, la tâche s'impose de reconstituer un
espace mental non soumis à l'emprise de la Révélation, dont les théo-
logiens faisaient un principe régulateur de la connaissance et de la
science. La révolution galiléenne consacre l'émancipation du discours
scientifique, nouveau prototype de vérité. L'universalité rationnelle
des lois de la science révèle l'arbitraire des dogmes théologiens, qui
n'ont [51] jamais pu faire la preuve de leur catholicité véritable. Buf-
fon, lorsque les premiers volumes de son Histoire naturelle sont
condamnés par la Sorbonne, se contente de publier la condamnation
en tête des éditions suivantes, en ajoutant qu'il rétracte humblement

63 Roger MERCIER, op. cit., ibid.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 67

toutes les erreurs que Messieurs les théologiens ont dénoncées. Cette
« rétractation » a la valeur d'un haussement d'épaules ; elle ne trompe
personne, même pas les théologiens, qui n'insisteront pas, car ils sa-
vent que le temps ne travaille plus pour eux.
La raison revendique le contrôle de l'espace mental dans sa totalité.
Descartes refusait de mettre en question la Révélation, la contournait
avec prudence, et s'efforçait de subordonner toujours sa réflexion mé-
taphysique et scientifique aux impératifs des théologiens. Kant écrit
un traité sur la Religion dans les limites de la simple raison ; ce n'est
plus à la raison de s'inscrire dans les limites que lui imposait la reli-
gion. La foi et la doctrine des églises doivent se soumettre à une véri-
fication des pouvoirs. La critique philologique, l'exégèse historique, la
psychologie revendiquent un droit de regard sur l'affirmation chré-
tienne, aussi bien que sur les autres religions de l'univers. Le message
religieux ne s'impose plus comme un donné massif ; il s'analyse en
éléments divers, qui sont loin de présenter tous la même valeur. Les
sciences religieuses ne sont pas la fin de la religion, mais le commen-
cement d'une conception qui met en œuvre une nouvelle intelligence
pour aboutir à l'affirmation d'une foi d'un type nouveau.
Cette péripétie correspond à l'usure des absolus religieux qui
avaient prévalu jusque-là dans la chrétienté d'Occident : absolu de
l'Église, absolu de la Tradition, absolu de la Bible. L'église hiérarchi-
que cesse d'apparaître comme une structure de communication entre le
ciel et la terre, bénéficiant d'une garantie divine qui s'exercerait de
haut en bas par la médiation du sacrement. L'anticléricalisme s'attaque
à l'institution, dont il dénonce le caractère trop humain ; le sacré, entre
les mains de ceux qui le détiennent, devient un moyen de puissance,
un instrument pour gouverner les âmes par le recours à toutes les
techniques de la mystification. Quant à la tradition, qui prétend impo-
ser à l'affirmation de l'église à travers le temps la marque de l'immuta-
bilité, elle est démentie par le fait qu'il existe une histoire de l'église,
qui enseigne les variations de la pensée et des dogmes, accompagnant
les renouvellements du contexte culturel. La perspective historique
suggère une désacralisation du devenir religieux. Dans une humanité
en transformation constante, le christianisme ne demeure pas figé en
posture d'éternité, sous la tutelle d'une hiérarchie revêtue de tous les
attributs de la transcendance.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 68

La Réformation avait dénoncé l'absolu de l'église et l'absolu de la


tradition. Mais elle avait maintenu l'absolu de la Bible, en laquelle
Dieu s'était annoncé en un temps et pour tous les temps. Le littéralis-
me biblique était une position de repli pour ceux qui réprouvaient la
confiscation et l'adultération de l'affirmation chrétienne initiale par
l'institution catholique. Mais la forteresse biblique devait être entamée
à son tour, par l'attention même qu'on lui portait, depuis qu'elle était
considérée comme la source unique de l'authenticité chrétienne. Le
progrès des [52] études hébraïques, la reconstitution de la situation
historique des peuples de la Bible éclairent d'une lumière nouvelle la
lecture des textes sacrés. En dehors même des malentendus qui l'ont
déformée au cours des vicissitudes des temps, la parole de Dieu ne
s'est pas prononcée dans un vide total de significations, message
adressé par un orateur divin à tout le monde et à personne, de tout
temps à jamais. La révélation biblique, c'est toujours quelqu'un qui
parle à quelqu'un, dans des circonstances très précises, qu'il importe
de rétablir si l'on veut comprendre ce qui est en question.
L'absolu de l'église et l'absolu de la tradition paraissent hors de
question à la plupart des bons esprits, et l'anticléricalisme s'affirme un
peu partout. Au contraire, l'interprétation de la Bible pose des problè-
mes communs aux catholiques et aux protestants ; elle intéresse même
les penseurs indépendants et les théoriciens radicaux. Mais elle est
une affaire de spécialistes, formés aux disciplines de l'histoire et de
l'exégèse, sciences qui sont étudiées dans les universités d'Allemagne
et de Hollande, où se poursuivent les études hébraïques, renouvelées à
la Renaissance et fécondées par les découvertes et réflexions de Spi-
noza et de Richard Simon. En dépit des résistances rencontrées par les
pionniers, en dépit des suspicions des orthodoxies, ces recherches
permettront de préciser la portée des enseignements de l'Ancien et du
Nouveau Testament, fondements obligés de toute théologie.
L'avènement des sciences religieuses apparaît comme un choc en
retour de la raison sur la révélation. Appuyé par les lumières de l'exé-
gèse, le théologien découvre que la théologie n'est pas un discours de
Dieu sur Dieu, mais un discours dont l'homme est à la fois le sujet et
l'objet. Il n'y a pas de théologie révélée ; Dieu n'est pas le premier
théologien, ni Jésus de Nazareth le second. La théologie, réflexion
humaine sur la vérité de Dieu, se constitue comme une visée humaine
de l'éternité, et comme l'humanité ne cesse de changer, le dialogue lui-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 69

même doit se renouveler au fur et à mesure du renouvellement des


langages culturels. L'herméneutique biblique s'efforce de dégager le
sens intrinsèque du message scripturaire en son temps ; la théologie a
pour tâche de mettre en lumière l'actualité de ce message pour les
temps qui ont succédé aux âges de la révélation historique.
Telle est la signification du débat religieux au XVIIIe siècle, souvent
dissimulée par les accusations d'athéisme et la polémique pour ou
contre les droits de la libre pensée. Ces thèmes sont des produits de la
désagrégation de l'ancienne synthèse qui assurait la cohésion du genre
de vie dans son ensemble. La faillite du dogmatisme et des méthodes
d'autorité entraîne une impression d'angoisse chez des hommes dont
les certitudes fondamentales s'effondrent d'un seul coup. Peu nom-
breux sont ceux qui entameront, à coup d'anathèmes, un combat dé-
sespéré pour défendre des positions fixées une fois pour toutes. Cer-
tains se décourageront, professeront un scepticisme de bon ton, res-
pectueux des convenances sociales, ou, poussés par de lointains res-
sentiments, donneront libre cours à leur agressivité en adoptant un
athéisme plus ou moins radical.
Le devenir de la conscience religieuse ne s'en tient pourtant pas à
ces [53] attitudes négatives. La disqualification des conformismes so-
ciologiques, la faillite de l'institution et de l'esprit d'orthodoxie ont
pour conséquence une mutation de la vérité religieuse. Naguère elle
allait de soi, elle allait sans dire ; c'est à peine si elle demandait le
consentement du fidèle, auquel elle s'imposait, sans que soit pensable
une hypothèse de rechange. Désormais la religion fait question ; on
voit apparaître un nouveau type de croyants, et un nouveau type d'in-
croyants, aux yeux desquels le christianisme pourrait ne pas être vrai.
Jusque-là, il était demandé au fidèle de renoncer à son jugement pro-
pre, de recevoir une vérité religieuse toute faite, garantie par l'autorité
supérieure. Le dogmatisme, le juridisme, le littéralisme biblique
étaient les modalités d'application d'une certitude objective, à la fois
transpersonnelle et impersonnelle. La soumission de la conscience
individuelle lui assurait un confort spirituel, meublé par les liturgies
de la pratique religieuse et exonéré de tout risque. Il y avait eu, dans
l'histoire du christianisme, des réfractaires, qui refusaient de se laisser
réduire au statut d'âmes mortes gérées par la hiérarchie : un Luther, un
Pascal. C'étaient des suspects, des hérétiques, dont on pouvait espérer
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 70

qu'ils finiraient par abjurer leurs erreurs pour se mettre tôt ou tard à
l'abri d'une orthodoxie.
Tout se passe comme si, au XVIIIe siècle, la conscience religieuse
cessait d'être une conscience collective pour devenir une conscience
individuelle. La foi n'est plus l'acceptation passive d'une certitude im-
posée massivement ; elle est un engagement par lequel il est donné à
chacun de prendre position. Les raisons de croire sont insuffisantes, et
d'ailleurs la surabondance des raisons dont se parent les théologiens
devrait inquiéter les esprits non prévenus. Bayle est un croyant sans
illusion sur la validité des preuves du christianisme ; Hume, dont la
réflexion se maintient sur le plan de l'intellect, suspend son jugement.
Kant distingue entre la science, dont les enseignements sont satisfai-
sants aussi bien en raison objective qu'en suffisance personnelle, et la
foi, qui comble, par une décision subjective, les insuffisances des mo-
tifs objectifs de crédibilité 64.
Le siècle des Lumières réalise la révolution copernicienne en ma-
tière de religion. Alors que la conscience individuelle gravitait naguè-
re autour de l'église sainte et une, qui détenait le monopole de la pré-
sence divine, désormais l'engagement personnel décidera des apparte-
nances ecclésiastiques. Dieu fait mouvement du dehors au-dedans ; il
convient de le chercher dans l'intimité de la conscience plutôt que sur
les autels de telle ou telle confession. La tradition enseignait : hors de
l'église point de salut ; les esprits authentiquement religieux du XVIIIe
siècle ont tendance à poursuivre l'œuvre du salut en dehors des églises
où s'assemble la multitude, dans la ferveur de petits groupes de fidè-
les, ou dans la solitude d'un affrontement secret entre l'âme et son
Dieu. Pareillement, les hommes de réflexion s'estiment capables de
mener à bien l'élucidation du problème religieux en dehors de toute
appartenance [54] ecclésiastique. Le libre penseur (free thinker), à la
manière d'Anthony Collins, ne fait aucunement profession d'antichris-
tianisme ; mais il se donne le droit de séparer, dans le christianisme
établi, les éléments valables en raison, et ceux qui ne le sont pas.
Béat de Murait, observateur suisse des réalités anglaises, notait :
« En matière de religion, vous diriez presque que chaque Anglais a
pris son parti, pour en avoir tout de bon, du moins à sa mode, ou pour

64 Cf. Critique de la Raison pure, II : Théorie transcendantale de la méthode,


ch. II, troisième section : De l'opinion, de la science et de la foi.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 71

n'en avoir point du tout, et que leur pays, à la distinction de tous les
autres, est sans hypocrisie 65. » Le point d'application de la pensée
religieuse, comme celui de la foi, est la conscience de chacun, où se
prononce 1' « instinct divin », fondement de toute obligation, pour
reprendre une formule du même Béat de Murait, qui devait trouver
des prolongements dans l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau, dans cel-
les aussi de Jacobi et de Kant.
À l'orthodoxie comme religion de l'institution et de la lettre se
substitue une religion de l'esprit et du cœur, dans le respect de la liber-
té d'une conscience que nulle puissance extérieure ne doit contraindre.
Les églises établies ne manqueront pas de champions pour plaider leur
cause ; le fait nouveau est que l'apologétique ecclésiastique triom-
phante, à la manière de Bossuet, fait place à un style plus humain. Les
églises doivent se justifier au moyen d'arguments qui présupposent le
droit nouveau de chaque personne à décider de ses orientations fon-
damentales.
De ce réaménagement de l'espace religieux, on trouverait un
exemple, à la fois international et interconfessionnel, dans la singuliè-
re estime dont bénéficient, auprès des maîtres français des Lumières,
les Quakers anglo-saxons. Les quatre premières des Lettres philoso-
phiques de Voltaire (1734) sont consacrées à leur apologie, qui de-
vient un lieu commun, et se retrouve dans la monumentale Histoire
(...) des établissements et du commerce des Européens dans les deux
Indes, de Raynal (1770), somme du radicalisme philosophique. « Si
quelque chose, écrit Raynal, distingue honorablement les disciples de
Jésus des enfants de Mahomet, ce sont les armes que les premiers
semblaient avoir abandonnées aux derniers. N'est-ce pas la persécu-
tion et le martyre qui peuplèrent le christianisme dans sa naissance ?
Eh bien ! les Quakers se multiplièrent sous les bourreaux, sous les
conquérants (...) La vertu, quand elle est dirigée par l'enthousiasme de
l'humanité, par l'esprit de fraternité, se ranime comme l'arbre sous le
tranchant du fer (...) L'homme juste, le Quaker, ne demande qu'un frè-
re pour en recevoir ou lui donner du secours. Allez, peuples guerriers,
peuples esclaves et tyrans, allez en Pennsylvanie, vous y trouverez

65 Béat De MURALT, Lettres sur les Anglais et les Français et sur les Voyages,
1725, p. 16 ; du même MURALT, cf. L'instinct divin présenté aux hommes
(1727). Muralt est un piétiste bernois.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 72

toutes les portes ouvertes, tous les biens à votre discrétion, pas un sol-
dat, et beaucoup de marchands et de laboureurs 66... »
On trouve au XVIIIe siècle toute une littérature à la louange du Qua-
ker, le bon civilisé, contrepartie du bon sauvage. Sans doute faut-il
faire la [55] part de l'anticléricalisme et de l’anticatholicisme dans
l'exaltation de ce type idéal du siècle de la philanthropie. Le paradoxe
est que les Quakers sont des chrétiens d'une intransigeance radicale,
dont la foi ne recule pas devant des manifestations d' « enthousias-
me », qui devraient gêner des rationalistes éclairés ; « quaker » signi-
fie « trembleur », et cette dénomination a été donnée aux disciples de
George Fox et de William Penn à cause des convulsions où ils recon-
naissaient des signes de la présence divine 67. Mais le Quaker subor-
donne sa vie à l'exigence religieuse, qui s'impose à lui comme un
« dictamen de la conscience », pour reprendre une formule de Bayle.
Ces chrétiens absolus sont des partisans de la liberté de conscience
absolue, des anticléricaux qui ne s'inclinent devant aucune grandeur
ecclésiastique ou politique, des antimilitaristes par objection de cons-
cience, et aussi des tenants d'un christianisme social et utilitaire, qui
œuvrent pour le bien de l'humanité en reconnaissant aux autres la tolé-
rance qu'ils revendiquent pour eux-mêmes.
L'existence des Quakers est la preuve de la possibilité d'une
coexistence entre les hommes de foi et les hommes de raison. Voltaire
prête à l'un de ces croyants l'idée que la « religion naturelle est le
commencement du christianisme, et que le vrai christianisme est la loi
naturelle perfectionnée 68 ». Les Quakers auraient refusé d'admettre
une pareille doctrine ; mais, grâce à elle, Voltaire estime pouvoir les
rallier à l'une des espérances majeures des Lumières, qui sera aussi
celle d'un Lessing et d'un Kant. Aux yeux des penseurs radicaux, il
n'est nullement question de dénier le droit du christianisme à l'existen-

66 Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du


commerce des Européens dans les deux Indes, Amsterdam, 1770, t VI, p.
294.
67 La dénomination authentique des Quakers est Société des Amis ; d'où le nom
de Philadelphie, cité de l'amitié fraternelle, donnée à leur métropole
américaine.
68 Lettre d'un Quaker à Jean Georges le Franc de Pompignan, évêque du Puy-
en-Velay..., 1763 ; Œuvres de VOLTAIRE, édition Lahure-Hachette, 1860, t.
XIX, p. 94.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 73

ce. Ce qui est mis en question, c'est le mauvais usage du christianis-


me, surchargé de significations abusives par les autorités ecclésiasti-
ques, avec la complicité des pouvoirs publics. Il n'y a pas d'alternative
entre la religion naturelle de l'humanité, fondée en raison universelle,
et la religion fondée en révélation surnaturelle, pourvu que celle-ci se
laisse ramener à la pureté de sa signification.
Ce concordat entre la raison et la religion demeure inadmissible
aux yeux des tenants des absolus, désormais périmés, de l'Église insti-
tuée, de la tradition et du littéralisme biblique. Le catholicisme, pri-
sonnier de ses présupposés dogmatiques, paraît le plus menacé ; la
montée de l'esprit nouveau l'oblige à se replier sur des positions dé-
fensives. Il doit céder du terrain ; les gouvernements éclairés, sensi-
bles aux valeurs du siècle, procèdent à des réformes qui imposent à la
hiérarchie religieuse la loi du pouvoir civil. Joseph II, don Carlos de
Bourbon et leurs imitateurs incarnent le nouvel esprit religieux ; leur
anticléricalisme de gouvernement atteste qu'on peut être catholique
sans s'affirmer en suppôt de l'obscurantisme.
[56]
Il existe donc un catholicisme éclairé, au niveau de la conscience
individuelle, ou du dirigisme administratif, qui suit le mouvement. Ce
mouvement a trouvé son origine dans la pensée protestante. Le climat
du débat religieux au XVIIIe siècle, la position des questions et l'orien-
tation des réponses correspondent à l'état d'esprit du protestantisme
libéral. Cette dénomination s'applique aussi bien à Locke et à Newton,
maîtres des Lumières, qu'à Rousseau, à Lessing, à Herder et à Kant.
Raynal avait perçu cette mutation : « Par une impulsion fondée dans la
nature même des religions, écrivait-il, le catholicisme tend sans cesse
au protestantisme, le protestantisme au socinianisme, le socinianisme
au déisme, le déisme au scepticisme 69. » Le catholicisme devait
échapper à la dissolution protestante et se réaffirmer au XIXe siècle,
sauvé du scepticisme. Néanmoins, le point focal du débat des Lumiè-
res dans le domaine religieux se situe bien entre le protestantisme et le
déisme. Quant au socinianisme, forme de protestantisme qui minimise
ou qui nie la divinité du Christ, considéré au XVIIe siècle comme une
perversion de l'affirmation chrétienne, pourchassé comme tel, il est si
répandu au XVIIIe qu'il n'est pour ainsi dire plus présent sous ce nom ;

69 RAYNAL, op. cit., éd. de Genève, 1782, t. X, p. 9.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 74

il se confond avec ce christianisme raisonnable dont on rêve un peu


partout.
L'esprit des Lumières est anticlérical ; plus généralement, il est, en
l'absence de passion, non clérical, parfois même non confessionnel.
Les distinctions établies par le dogmatisme entre catholicisme, protes-
tantisme, socinianisme, déisme, etc., tendent à s'estomper chez ceux
qui revendiquent un libre accès au domaine religieux, en dehors de
tout contrôle d'une autorité extrinsèque. La remise en question de l'an-
cien régime religieux permet le développement d'une recherche
exempte de présupposés, aux risques et périls de chaque intéressé. La
spéculation réflexive, comme la poursuite expérimentale de la ren-
contre avec le divin, deviennent des aventures où peut se préciser le
sens de la condition humaine. Naguère ensemble de formulaires pré-
fabriqués, prison de l'esprit et du cœur, la religion se présente mainte-
nant comme un accomplissement où la personne s'affirmera dans la
mise en lumière de ses valeurs authentiques.
Ce qui perd du terrain, du moins auprès des esprits adultes, c'est la
religion de masse, ensemble d'habitudes stéréotypées, qui d'ailleurs
continue à prévaloir dans les campagnes illettrées, en proie à la som-
nolence dogmatique. Mais les chrétiens éveillés bénéficient d'un dé-
crassage de l'intelligence et de la piété, qui suscite un nouvel âge reli-
gieux, par-delà l'échec des théologies traditionnelles. On peut certes
parler d'un retrait de Dieu, caractéristique de la mentalité des Lumiè-
res. Dans l'univers newtonien, il n'y a plus de place pour le miracle ;
l'ordre des valeurs, au lieu de viser à la gloire transcendante et gratuite
de Dieu, obéit à des fins utilitaires, pour le service des hommes. Mais
cette naturalisation de la nature, cette humanisation de l'humanité ne
signifient pas un abandon de toute référence à la divinité. La présence
divine s'aperçoit en filigrane, dans la réflexion cosmique de Newton et
des [57] physico-théologiens. Et cette même référence à Dieu justifie
la multiple activité des philanthropes, des éducateurs, des administra-
teurs qui œuvrent pour l'amélioration de la condition humaine. Ce
n'est pas par hasard que certains Quakers ont joué un rôle capital dans
la lutte contre l'esclavage, ou dans la réforme des prisons, dans l'avè-
nement d'une psychiatrie dégagée des méthodes barbares qui préva-
laient depuis toujours. Le christianisme traditionnel avait eu trop sou-
vent pour effet d'opposer les hommes en des conflits contraires à son
inspiration profonde ; le christianisme éclairé, dégagé des aliénations
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 75

cléricales, se donne pour tâche de rapprocher les uns des autres ceux
en qui s'affirme la vocation d'humanité. Ce qui permet à Voltaire et au
Quaker, en dépit de leurs différences, de se retrouver dans le même
camp.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 76

[58]

Première partie.
Le rapport à Dieu :
De la théologie aux sciences religieuses

Chapitre III
L'internationale du cœur.
Le piétisme européen

Retour au sommaire

Le domaine religieux au XVIIIe siècle ne peut plus être compris à


partir de la carte confessionnelle où chaque dénomination chrétienne
s'affirme distinguée et comme retranchée de toutes les autres. Les
frontières cessent de définir des fronts de bataille entre apologétiques
opposées ; les tensions majeures n'affrontent plus des systèmes théo-
logiques contradictoires, elles se situent aussi bien à l'intérieur qu'à
l'extérieur des communautés ecclésiastiques. Les théologiens conti-
nuent à polémiquer entre eux, mais ils ont également affaire au camp
nouveau des non-théologiens, ou des antithéologiens, philosophes
sans église, qui mettraient volontiers toutes les églises dans le même
sac, ce qui entraîne l'ouverture d'un nouveau front où les adversaires
d'hier doivent faire cause commune contre l'ennemi d'aujourd'hui.
Le christianisme occidental n'est pas parvenu à reconstituer cette
unité communautaire, dont rêvait, entre autres, un Leibniz. Mais, à
défaut de cette unité administrative et juridique, élaborée par des théo-
logiens experts des diverses dénominations, il semble que se réalise
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 77

une unité de fait, indifférente aux divergences dogmatiques. Dans


l'ordre de la piété, comme dans celui de la réflexion, une communauté
d'inspiration rapproche des chrétiens appartenant à des horizons spiri-
tuels différents. Les églises traditionnelles subsistent, mais leur vitalité
est en baisse ; le devenir du christianisme échappe au contrôle des ap-
pareils ecclésiastiques et des hiérarchies. Le catholicisme vivant ne
réside pas à Rome, et seule la modestie congénitale des clergés non
romains empêche de remarquer le rôle effacé de leurs dignitaires. Le
XVIIIe siècle est le temps des églises sans chrétiens et des chrétiens
sans église. La spiritualité, la piété vivante se situent en dehors de
l'ordre établi, soit dans l'opposition, soit dans l'indifférence à l'égard
des appellations contrôlées et des cloisonnements.
Cette situation s'affirme aussi bien dans le domaine de la religion
vécue que dans l'ordre de la spéculation religieuse. Pascal distinguait
le Dieu des philosophes et des savants, le Dieu de la raison spéculati-
ve, du Dieu d'Abraham et de Jacob, le Dieu vivant de la révélation
historique. Ce dédoublement de la divinité, qui dissocie la voie ration-
nelle de l'approche existentielle, demeure un trait fondamental du dé-
bat [59] religieux au siècle des Lumières. Les dévotions de la présence
n'ont pas grand-chose de commun avec la réflexion spéculative, qui
s'ingénie à compenser, par le recours aux médiations rationnelles, l'ab-
sence de la divinité, l'immense distance qui la sépare de l'humanité. Le
christianisme pensé par les philosophes et les théologiens est un chris-
tianisme pour tout le monde, ou plutôt un christianisme pour les au-
tres. De cette religion impersonnelle, il faut distinguer la foi, vécue
comme un événement personnel, à l'intérieur d'une perspective d'ir-
remplaçable adhésion, en première personne.
La distinction entre une religion existentielle et une religion pro-
blématique correspond à une polarité permanente, à l'intérieur de l'af-
firmation chrétienne. La vocation des premiers disciples, telle que la
relate le récit des évangiles, est présentée comme une interpellation
directe, qui suscite l'adhésion plénière de l'individu ainsi mobilisé ; sa
vie change de sens, et c'est précisément ce que signifie le mot
« conversion ». Mais, très vite, le Christ ayant disparu, la prédication
chrétienne ne peut se faire que par la personne interposée des premiers
apôtres. Le message ne cesse de se dépersonnaliser, ou de s'imperson-
naliser ; à la persuasion concrète du témoignage vivant se substitue la
rhétorique abstraite et universelle de l'argumentation qui s'appuie sur
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 78

les principes de la pensée plutôt que sur l'adhésion de la réalité hu-


maine en son intégralité.
Jésus n'était pas un théologien ; ses disciples non plus. L'histoire de
la théologie commence avec saint Paul, le seul des apôtres qui n'ait
pas eu l'occasion de rencontrer le Christ vivant en personne. Les épî-
tres de Paul sont les premiers signes de la médiatisation de l'expérien-
ce chrétienne, qui cesse d'être un contact direct pour se projeter dans
l'ordre de la spéculation, selon les normes de cette culture antique dont
Paul, encore, seul d'entre les apôtres, avait reçu l'héritage. Le succès
même de la prédication, sa diffusion de plus en plus étendue, jusqu'à
son triomphe dans le cadre de l'empire constantinien, ne cessent d'ac-
centuer cette dénaturation de l'affirmation initiale. Une religion de
multitude, devenue une règle de conformité pour des masses immen-
ses, ne peut garder le caractère propre à la foi de quelques élus, illu-
minés par la grâce divine. L'enseignement, la propagande demandent
des formulations simples et des explications satisfaisantes pour la
moyenne des gens. Quant aux spécialistes, ils arboreront pour leur
usage des doctrines raffinées, capables de rivaliser avec les beaux sys-
tèmes des philosophes païens, auxquels on n'hésitera pas à emprunter
les éléments des constructions nouvelles.
Le mystère chrétien de la foi s'est projeté en problématique théolo-
gique. Il y aura désormais au long du devenir chrétien de la culture
une histoire de la spiritualité, où se trouvent recensées les formes suc-
cessives que revêt d'âge en âge le commerce de l'âme chrétienne avec
le Dieu « sensible au cœur ». Parallèlement se développe la tradition
des philosophes et des docteurs, qui élaborent selon les normes de l'in-
tellect le donné de la révélation. En principe, croyance et discours ont
le même contenu ; en fait ils ne cessent de diverger, ou de se mettre
mutuellement en question, ainsi que l'atteste la distinction pascalienne
[60] entre l'ordre de l'esprit et l'ordre de la charité. Mais ce débat, inté-
rieur à la conscience chrétienne et à son devenir culturel, est source de
renouvellement ; la foi et la réflexion se maintiennent vivantes par
leurs défis mutuels. Le christianisme en première personne d'Augus-
tin, enraciné dans l'expérience de la présence divine, recourt aux for-
mes de la spéculation selon l'esprit platonicien. Le christianisme en
troisième personne de Thomas d'Aquin, qui semble se subordonner
aux axiomatiques logiques et dialectiques d'Aristote, n'a de sens que
dans l'horizon d'une adhésion d'ordre quasi-mystique à la divinité de
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 79

Dieu, transcendante à tous les appareillages discursifs. Foi et spécula-


tion se servent mutuellement d'arrière-plan de référence ; les hautes
époques de la culture chrétienne, par exemple le XIIIe siècle occidental,
sont celles où elles parviennent à se composer en une harmonie supé-
rieure. En d'autre temps, la dissociation prévaut, et la rupture menace.
Telle est la situation spirituelle du XVIIIe siècle, dont le témoignage
de Pascal fournit une anticipation. Mathématicien et physicien, Pascal
constate le caractère inéluctable de la révolution galiléenne ; le dis-
cours scientifique a conquis son autonomie. La raison spéculative, for-
te des certitudes conquises de haute lutte, échappe au contrôle des
théologiens, qui doivent renoncer à mener contre elle un combat re-
tardateur absurde et néfaste. Le christianisme n'est pas une science de
la science ; il doit évacuer le terrain imprudemment occupé, pour se
rétablir dans son domaine propre, où les prétentions de la rationalité
objective perdent toute signification. Le cœur a ses raisons, qui défi-
nissent la spécificité de l'ordre religieux. Le combat de Bayle contre
les abus de la raison dogmatique et théologienne va dans le même
sens que l'analyse pascalienne. Le triomphe légitime de la raison doit
aboutir à une délimitation des pouvoirs de la raison. Bayle a passé,
aux yeux de ses contemporains et de la plupart de ses historiens, pour
un sceptique. Mais son scepticisme doit être compris en la plénitude
de sa signification : scepticisme quant à la validité de la foi en matière
de raison, et scepticisme quant à la validité de la raison en matière de
foi. Bayle a été une des grandes lectures du XVIIIe siècle, et son ensei-
gnement prépare sans doute la fameuse formule de Kant : « J'ai dû
supprimer le savoir pour y substituer la croyance 70. » Un Rousseau,
un Jacobi, un Hamann s'inscrivent dans cette ligne de pensée qui mène
de Pascal et Bayle jusqu'au maître de Koenigsberg. Kierkegaard pro-
longe, au XIXe siècle, cette voie royale de la conscience occidentale.
Nous désignons sous le nom de piétisme cette attitude spirituelle,
sans méconnaître l'insuffisance de ce terme, qui ne peut, sans risque
d'équivoque, être appliqué à Pascal et Fénelon, ou à l'Anglais Wesley,
étrangers à l'histoire confessionnelle des pays germaniques. Le moli-
nisme et le quiétisme d'inspiration catholique, le méthodisme d'origine
anglicane ne sauraient être considérés comme des variétés du piétis-

70 Critique de la Raison pure, Préface de la deuxième édition ; trad. TREME-


SAYGUES et PACAUD, Alcan, 1905, p. 29.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 80

me, dont les origines propres et les développements se situent dans le


domaine [61] luthérien. Néanmoins, et faute d'un mot plus approprié,
le terme « piétisme », dans sa signification étendue et en dehors de
tout égoïsme confessionnel, paraît pouvoir s'appliquer à un mouve-
ment de spiritualité vivante, en lequel communient, sans distinction
d'étiquette religieuse, nombre d'Européens, dont certains, parmi les
plus représentatifs, sont suspects à leurs orthodoxies d'origine, et par-
fois déliés de toute allégeance à une quelconque église établie.
Plutôt qu'une spécification tardive du christianisme, le piétisme
constitue un aspect constant de l'affirmation chrétienne, à travers les
vicissitudes des temps. Le piétisme historique ne serait ainsi qu'une
expression d'un état d'esprit indépendant des circonstances particuliè-
res. La religion des premiers chrétiens avait été l'affirmation sponta-
née d'une foi exempte de toute axiomatique cléricale. Mais l'attente
eschatologique du retour imminent du Christ dans sa gloire avait fait
place à une foi de type différent. Le Royaume de Dieu, promis à l'es-
pérance des élus des commencements, semble s'éloigner à mesure que
se développent les communautés chrétiennes. La foi des apôtres et des
disciples n'était pas faite pour durer ; elle se proposait de relier direc-
tement le temps à l'éternité. L'éternité n'est pas venue, et l'église a été
le moyen, pour les chrétiens, de prendre leur parti du temps, de s'éta-
blir dans le temps, pour y durer sans oublier complètement l'éternité
promise. L'invention de l'église remédie à l'absence de Dieu par la
constitution d'un gigantesque appareillage, à la fois liturgique, admi-
nistratif et juridique, destiné à assurer l'encadrement de l'humanité,
désormais résignée à demeurer en attente d'un Dieu qui ne revient pas.
La culture de l'Occident a été imprégnée dans ses profondeurs par cet-
te discipline totalitaire, lentement mûrie au cours des siècles.
L'établissement ecclésiastique comporte un risque de dégénéres-
cence pour l'inspiration religieuse. L'esprit est oblitéré par la lettre ;
l'église devient un système d'institutions, un état-major sacré, chargé
de faire respecter la correction des liturgies et l'administration des sa-
crements. La théocratie porte en soi le risque majeur d'oublier, dans
son triomphe, ses raisons d'être ; elle se développe en poursuivant des
fins qui lui sont propres. Elle se trouve plus à l'aise dans la célébration
d'un Dieu mort que dans celle d'un Dieu vivant, ainsi que le manifeste
la parabole du Grand Inquisiteur, imaginée par Dostoïevski. Le Grand
Inquisiteur reconnaît dans un agitateur religieux, conduit devant lui, le
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 81

Christ revenu sur la terre. Il déclare au suspect qu'il l'a démasqué, et le


condamne à la peine capitale, parce que sa présence ne peut que trou-
bler le bon fonctionnement de l'église. L'église qui a proclamé sa pro-
pre sainteté n'a que faire de la sainteté de Dieu.
Il existe une tradition des objecteurs de conscience à l'impérialisme
ecclésiastique, depuis les hérésiarques des premiers siècles, jusqu'aux
Franciscains, aux Frères du libre esprit et aux Frères de la vie com-
mune ; le dualisme de l'inspiration et de l'institution, qui anime les
tentatives de réforme, représente une tradition aussi ancienne que
l'église elle-même. L'établissement ecclésiastique se défend contre les
menaces, réprimant par la violence certaines initiatives, admettant cer-
taines [62] autres au prix de corrections qui les rendent autant que
possible inoffensives. Beaucoup de ces protestataires de la foi seront
condamnés et brûlés ; d'autres, tel François d'Assise, seront canonisés,
une fois leur entreprise désamorcée. Dans ses origines, la révolte de
Luther n'est pas différente de bien d'autres mouvements antérieurs : il
s'agit de réveiller une chrétienté endormie du sommeil dogmatique de
l'église établie. Luther lui-même, après avoir ruiné l'institution romai-
ne, se heurte à la nécessité, contradictoire avec sa propre initiative, de
rétablir un ordre nouveau, sous peine de voir triompher un anarchisme
religieux, dont les Anabaptistes fournissent un exemple. Constituées
en églises établies, les communautés issues de la Réformation connaî-
tront à leur tour les difficultés inextricables de l'esprit d'orthodoxie et
les pièges de l'institution ; l'avantage des églises réformées sur l'église
de Rome est que, plus petites et moins puissantes, elles se neutralisent
les unes les autres ; leur modestie congénitale les empêche de se divi-
niser.
La chrétienté traditionnelle maintient l'équilibre entre les exigences
contradictoires par voie d'autorité. Vérité théologique et vérité spiri-
tuelle ne sont pas du ressort de l'individu ; leur validité est à la fois
transpersonnelle et transrationnelle. La doctrine du magistère de l'égli-
se assure l'ordre dans la sphère d'influence romaine ; en pays réformé,
les instances épiscopales ou synodales parviennent tant bien que mal à
définir des conformismes plus ou moins obligatoires. Le XVIIe siècle
connaît pourtant quelques crises : la crise janséniste dans le camp ro-
main, la crise arminienne chez les réformés ; malgré des résistances
obstinées, l'ordre et l'autorité finissent par prévaloir, tout au moins au
niveau des apparences.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 82

Le XVIIIe siècle paraît caractérisé par l'échec des hiérarchies, qui ne


parviennent plus à contrôler les consciences. En dépit de toutes les
condamnations, le jansénisme survit, en France et hors de France ;
quant au protestantisme libéral, condamné sous sa forme arminienne à
Dordrecht en 1619, il est au XVIIIe siècle plus puissant que jamais.
Le piétisme est un retour à l'authenticité chrétienne, masquée par
des revêtements abusifs. Le premier obstacle est celui de la théologie,
discours sur Dieu qui réduit Dieu à n'être qu'un objet du discours,
alors que dans son essence même Dieu se situe en dehors et au-delà
du discours ; la fidélité religieuse a été séduite par la passion logique ;
la présence réelle se dissout en analyse intellectuelle, génératrice de
conflits inextricables à la faveur desquels les chrétiens n'ont cessé
d'oublier l'exigence chrétienne. Sur ce point, le piétisme fait cause
commune avec l'esprit général de l'époque. Ce que Leslie Stephen ap-
pelle « l'euthanasie de la théologie » est la conséquence d'un discrédit
général sur lequel s'accordent fidèles et infidèles. Dans son program-
me d'éducation nouvelle, La Chalotais, qui n'est pas piétiste mais qui
ne fait point profession d'irréligion, déclare que les « querelles théolo-
giques (...) sont l'opprobre de la religion et de la raison, le fléau des
États, des lettres et des bonnes études 71 ». Ces « bagatelles sacrées »
sont étrangères à [63] l'esprit du christianisme. Leibniz, chrétien
convaincu, mais non piétiste, est du même avis que La Chalotais : « Je
trouve par l'histoire, écrit-il à l'Électrice Sophie, que les sectes sont
nées ordinairement par la trop grande opposition qu'on faisait à ceux
qui avaient quelque opinion particulière, et sous prétexte d'empêcher
les hérésies, on les a fait naître (...) De peur qu'on manque d'héréti-
ques, Messieurs les théologiens font quelquefois tout ce qu'ils peuvent
pour en trouver et pour les immortaliser. Ils leur donnent des noms de
parti, comme Chiliastes, Jansénistes, Quiétistes, Piétistes, Payonistes.
Souvent un homme obtient l'honneur d'être hérésiarque sans le sa-
voir 72. »

71 La CHALOTAIS, Essai d'éducation nationale, 1763, p. 109 ; cf. Diderot,


Projet d'une université pour le gouvernement de Russie : « il faut autant que
possible simplifier l'enseignement théologique ; c'est de là que sortent toutes
les hérésies, les disputes et les troubles les plus funestes » (Œuvres, éd.
Assezat, t. III, p. 514).
72 LEIBNIZ à la duchesse Sophie, 1691 ; dans KLOPP, Die Werke von LEIBNIZ,
Hannover, 1864-1884, t. VII, pp. 151-152.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 83

Les théologies transforment l'esprit de la piété chrétienne en un es-


prit d'orthodoxie ; la dévotion authentique se dénature en une passion
oublieuse de l'inspiration qu'elle prétendait défendre. La charité a dis-
paru lorsque s'affirme l'esprit partisan. Le fanatisme, la rabies theolo-
gica, la rage théologienne, déshonorent l'humanité et ensemble la di-
vinité telles que les conçoivent les meilleurs esprits du XVIIIe siècle. Le
comte Zinzendorf (1700-1760), grand nom du piétisme allemand, sé-
journe à Paris, en sa jeunesse, pendant les années 1719-1720. Il y fré-
quente les milieux ecclésiastiques, et en particulier le cardinal de
Noailles, archevêque de Paris, qui a joué un rôle dans les disputes
théologiques du temps. Mais, raconte Zinzendorf dans son autobio-
graphie, ces Messieurs se rendirent compte qu'ils avaient affaire à
quelqu'un qui répugnait à s'engager dans ce genre de débat, et recher-
chait la religion de la fidélité du cœur, en dehors de toute idée de né-
gocier un syncrétisme intellectuel entre les confessions. « Ils se plon-
gèrent avec moi dans l'insondable profondeur de la passion et des mé-
rites du Christ, et de la grâce, acquise à ce prix, de la joie et de la sain-
teté. Ainsi nous demeurâmes ensemble en intimité, le cœur plein d'une
joie céleste, et ne nous inquiétâmes plus de ce que pouvait être exac-
tement la religion de l'un ou de l'autre. » Zinzendorf ajoute que cette
amitié spirituelle persista jusqu'à la fin de la vie du cardinal, qui lui
écrivait un jour : « Que la différence des sentiments [opinions] n'aille
point jusques au cœur 73. » Le dialogue entre Zinzendorf et Noailles
s'inscrit dans un climat spirituel bien différent de la confrontation sans
issue entre Leibniz et Bossuet une vingtaine d'années auparavant.
Selon les chrétiens les plus authentiques du XVIIIe siècle, les tenta-
tives pour rétablir l'unité chrétienne par la force ou par la négociation
ont échoué. Mais l'œcuménisme des persécuteurs et l'œcuménisme des
théologiens faisaient fausse route ; l'unité chrétienne doit être celle des
cœurs et des bonnes volontés, dans l'espace du dedans, où le salut ne
se décide pas d'après les étiquettes confessionnelles. Un historien ca-
tholique [64] emploie, à propos de Madame Guyon, l'égérie quiétiste
de Fénelon, l'expression : « cosmopolitisme religieux ». Lors de son
séjour à Blois, à partir de 1704, Madame Guyon attire auprès d'elle un
groupe d'Anglais et d'Écossais, non catholiques ; mais elle n'use pas

73 Cité dans Max WIESER, Der sentimentale Mensch, gesehen aus der Welt
holländischer und deutscher Mystiker im 18en Jahrhundert, Gotha-Stuttgart,
F. A. Perthes, 1924, p. 48.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 84

de son autorité pour les convertir : « Madame Guyon se préoccupe


peu d'amener ses disciples au catholicisme lorsqu'ils sont protestants :
à son gré, le Pur Amour, sous sa direction, doit suffire. Ils sont ses
« chers Samaritains », à qui elle dit, avec sa maternelle indulgence :
« Vous êtes divisés d'avec nous pour le lieu du sacrifice ; mais vous
croyez en Dieu ; vous attendez tout du même Sauveur. C'est à vous
que l'Esprit intérieur s'adresse... C'est en vous que Jésus-Christ le fera
fructifier 74... »
Le jeune Écossais Ramsay, curieuse figure d'aventurier religieux
(1686-1743), s'installe à Cambrai, auprès de Fénelon (1651-1715),
vers 1710. Il sera le biographe et l'éditeur posthume de l'auteur du Té-
lémaque, sous l'influence duquel il fait profession de catholicisme.
Madame Guyon désapprouve cette conversion 75 ; catholique, elle re-
doute les méfaits de l'esprit d'orthodoxie, dont elle a elle-même encou-
ru les rigueurs. Le piétisme germanique se développe pour sa part au
sein des églises luthériennes, comme un mouvement de réveil, qui se
propose seulement de convertir les chrétiens eux-mêmes à la vérité
religieuse, dont ils font profession sans l'avoir jamais approfondie. Le
piétisme trouvera des prolongements dans les milieux calvinistes,
comme un mouvement de spiritualité exempt de toute dénomination
confessionnelle.
L'internationale piétiste se reconnaît à ce désaveu de l'esprit de
clocher propre aux églises établies, qui tendent chacune à considérer
la foi chrétienne comme un patrimoine dont elles assureraient la ges-
tion exclusive. Les piétistes seront réprouvés et condamnés là où le
contrôle ecclésiastique est fort, et suspects là où il est faible. L'Espa-
gnol Molinos (1628-1696), qui professe un mysticisme anticlérical,
est condamné par Rome en 1687, ainsi que son disciple, le cardinal
italien Petrucci et d'autres comparses. Fénelon est condamné en 1699 ;
Madame Guyon connaît à plusieurs reprises les rigueurs de la Bastil-
le ; et la plupart des historiens, emboîtant le pas aux inquisiteurs ec-
clésiastiques, ont considéré que son cas relevait de la pathologie men-
tale ; mais alors Fénelon était lui-même fou, pour demeurer jusqu'à la
fin, et en dépit de ses protestations de soumission au jugement de
l'Église, l'ami admiratif et le disciple de cette folle. Un cas analogue

74 Albert CHEREL, Fénelon au XVIIIe siècle en France, Hachette, 1917, p. 55.


75 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 85

est celui d'Antoinette Bourignon (1616-1680), mystique et visionnai-


re, elle aussi d'origine catholique, réfugiée en Hollande, où elle trouve
quelques disciples et beaucoup d'ennemis. Sa prédication est un signe
de contradiction à travers l'Europe entière, assez durablement pour
que son nom revienne, au bout d'un siècle, sous la plume de Kant.
Auprès d'elle, et après elle, le pasteur calviniste Pierre Poiret (1646-
1719) sera le Fénelon de cette autre Guyon, philosophe, écrivain, édi-
teur inlassable du message spirituel.
L'histoire religieuse, volontiers confessionnelle, n'aime pas les hé-
térodoxes ; [65] du point de vue d'une histoire de la vérité, ils figurent
une histoire de l'erreur. Molinos, Bourignon, Guyon sont jetés aux
poubelles de l'histoire ; quant à Fénelon, on lui sait gré d'avoir abjuré
ses erreurs ; on va même jusqu'à soutenir que « Fénelon n'a jamais été
quiétiste 76 », ce qui signifierait non seulement que le Saint-Siège s'est
trompé en le condamnant à ce titre, mais encore que Fénelon lui-
même se trompait sur ce qu'il pensait en adhérant aux idées de Mada-
me Guyon. Ces absurdités attestent que le présupposé d'une ortho-
doxie fournit une perspective inadaptée pour rendre justice à une atti-
tude spirituelle étrangère à l'esprit d'orthodoxie. À cet égard, l'ouvrage
de Leszek Kolakowski : Chrétiens sans église, la conscience religieu-
se et le lien confessionnel au XVIIIe siècle 77 permet une plus juste
vision des choses, parce qu'il place au centre de son étude ceux que les
historiens confessionnels refoulent dans les marges. Kolakowski re-
prend le projet déjà mis en œuvre par l'historien piétiste Gottfried Ar-
nold (1666-1714) dans sa grande Histoire impartiale des Églises et
des Hérétiques depuis le Nouveau Testament jusqu'à l'An de Grâce
1688 (Unparteiische Kirchen und Ketzer-historie von Anfang des
Neuen Testaments bis auf das Jahr Christi 1688). L'histoire, projec-
tion rétrospective de la foi, impose la nécessité d'une généralisation
sans exclusive. Le christianisme apparaît comme une unité supérieure,
en laquelle communient les aspirations de tous les croyants de bonne
volonté. L'audience considérable de Fénelon au XVIIIe siècle ne se lais-
se pas circonscrire par les frontières de la sphère d'influence catholi-
que. L'archevêque de Cambrai, condamné à Rome, exilé de Versailles,
est un maître spirituel de la chrétienté d'Occident ; son influence est

76 François VARILLON, Fénelon et le pur amour, Aubier, 1957.


77 Trad. Anna POSNER, N.R.F., 1969.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 86

grande en Angleterre, considérable en Hollande et dans les Allema-


gnes, en dehors de toute référence confessionnelle.
L'Anglais Wesley (1703-1793) se dresse contre la sclérose spiri-
tuelle et sociale de l'église établie ; son intention est de la rappeler au
sens de sa vocation, alors qu'elle se borne à gérer les âmes mortes de
chrétiens endormis dans le confort spirituel et les bonnes habitudes
liturgiques, tout en négligeant les masses misérables, abandonnées à
elles-mêmes, que mobilise la révolution industrielle. Wesley ne songe
nullement à quitter l'église d'Angleterre ; la naissance du méthodisme,
en tant que dénomination distincte, est contraire à l'espérance initiale
de son créateur. La foi de Wesley est nourrie des maîtres catholiques,
auxquels il fait une large part dans sa Christian Library, sa Bibliothè-
que chrétienne, en 50 volumes, parus de 1749 à 1755. On y trouve les
Pensées de Pascal ainsi que certains textes de Fénelon, des œuvres de
Saint-Cyran, de Molinos, et le Traité de la solide vertu, d'Antoinette
Bourignon ; en 1776, Wesley publiera un abrégé de la vie de Madame
Guyon 78. Cette activité éditoriale atteste un horizon religieux d'une
singulière ampleur. Le temps n'est plus où l'on réfutait les auteurs des
autres confessions, au besoin sans les lire. Maintenant on les lit, pour
s'édifier et sans la [66] moindre idée de réfutation. Dès avant Wesley,
le réformé Pierre Poiret avait eu sur le continent une activité analogue,
publiant inlassablement non seulement les 19 volumes des écrits d'An-
toinette Bourignon, mais aussi les textes fondamentaux de la mystique
catholique espagnole, française, italienne, la Théologie germanique,
les écrits de Molinos aussi bien que les traités de Fénelon.
Ces mêmes influences, et en particulier celle de Fénelon 79, se font
sentir dans le piétisme allemand, qui a exercé une influence considé-
rable dans le devenir de la culture germanique, si considérable même
qu'il paraît difficile de déterminer où elle commence et où elle finit,
dans le cas de personnalités comme Klopstock, Jacobi, Hamann, Kant,
Goethe, Novalis ou Kierkegaard. Mieux que le méthodisme en Angle-
terre, le piétisme a pu se développer au sein des églises établies, non
sans éveiller des suspicions, mais en évitant le plus souvent la rupture.

78 Cf. Jean ORCIBAL, Les spirituels Français et Espagnols chez John Wesley et
ses contemporains, Revue de l'Histoire des Religions, 1951.
79 Sur l'influence de Fénelon en Allemagne, cf. Max WIESER, Der
sentimentale Mensch, Gotha, Stuttgart, F. A. Perthes, 1924, pp. 87 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 87

L'appellation de « piétiste » a été mise en usage par des contemporains


étrangers au mouvement, pour désigner ceux qui participaient à de
petits groupes de fidèles (collegia pietatis), rassemblés en dehors des
offices réguliers, en vue de la lecture de la Bible, pour l'édification
mutuelle. L'initiative était venue du pasteur luthérien d'origine alsa-
cienne Philipp Jacob Spener (1635-1705) ; l'idée maîtresse est qu'il
faut revenir à la foi de Luther, oblitérée par l'institution luthérienne, et
l'alliance trop étroite des églises avec les pouvoirs politiques ; il ne
s'agit pas d'autre chose que de renouer avec la tradition de l'authentici-
té chrétienne 80.
Les piétistes se seraient bien passés de toute dénomination particu-
lière. Zinzendorf lui-même protestait contre « ce vieux terme éculé de
« piétiste », qui de toute manière n'est ni grec, ni latin, ni allemand...
On n'aurait pas à se creuser la tête pour trouver une définition. Un
homme qui voudrait passer de « leur » religion à la nôtre n'aurait pas
besoin d'ouvrir beaucoup de livres, il pourrait, rien qu'en entendant
notre nom, savoir que nous sommes les gens du Sauveur, comme si la
roue du temps avait fait un tour complet et qu'elle était revenue au
point de départ, au jour où on appela les disciples des chrétiens d'après
le nom du Christ 81 ». Après Spener, August Hermann Francke et
leurs émules, Zinzendorf entend seulement rappeler les pseudo-fidèles
des églises trop bien établies à la foi des premiers jours. En reprenant
des formules de Kierkegaard, on peut dire que l'intention du piétiste
est de devenir un contemporain du Christ, un disciple de première
main.
L'intention du piétisme européen est celle d'un retour à la source
chrétienne, perdue de vue par la faute de l'établissement chrétien. Le
découragement théologique laisse la place libre pour une foi qui refu-
se de se laisser embrigader dans les professions de foi. Le piétisme
n'est pas une confession, ni une secte, mais un état de l'âme, qui défie
les [67] classifications des spécialistes de la théologie et de l'histoire
des religions. C'est pourquoi il a été méconnu d'ordinaire par les histo-
riens de la culture européenne, en dehors du terroir allemand, où il se

80 L'ouvrage fondamental pour l'étude du piétisme allemand demeure Albrecht


RITSCHL, Geschichte des Pietismus, Bonn, 1884.
81 Cité dans Jean-B. NEVEUX, Un siècle de vie spirituelle entre le Rhin et la
Baltique, Klincksieck, pp. XIII-XIV.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 88

manifeste avec une suffisante densité sociologique. Le méthodisme de


Wesley est admis comme une histoire britannique dont on n'aperçoit
pas les rapports avec le continent. Molinisme et quiétisme, condamnés
par l'autorité hiérarchique, passent pour des aberrations du catholicis-
me. Il semble qu'une perception d'ensemble de ces épisodes dissociés
soit matériellement impossible ; du coup se trouve renforcée l'hypo-
thèse d'un XVIIIe siècle « déchristianisé », puisqu'on refuse d'admettre
la réalité de son affirmation religieuse la plus remarquable.
L'internationale piétiste regroupe, dès la fin du XVIIe siècle et tout
au long du XVIIIe, un réseau d'affinités spirituelles en lequel il faut re-
connaître un cosmopolitisme chrétien, qui réalise, en dépit des inter-
dits de la carte confessionnelle, cette unité des chrétiens, impossible à
reconstituer en droit. D'où la sympathie d'un Leibniz pour Fénelon,
victime, comme lui, de la rigidité et des exclusives de Bossuet 82. Le
XVIIIe siècle sera fénelonien, et Bossuet n'aura aucun successeur digne
de lui. Jean-Jacques Rousseau voue, lui aussi, une admiration pas-
sionnée à l'auteur du Télémaque. Le Vicaire savoyard, éducateur reli-
gieux du jeune Emile, est un prêtre catholique, peut-être pour la sim-
ple raison que le livre est destiné au public français, ignorant de toute
autre forme de religion. Mais ce vicaire a eu des ennuis avec son évê-
que, et a dû se réfugier en Italie, tout en espérant un retour en grâce
qui lui permettrait de retrouver une place dans son diocèse d'origine.
Or le personnage chargé, au livre IV de l’Émile, de présenter
l'honnête vicaire, ne peut dissimuler un doute au sujet de son ortho-
doxie : « que devais-je penser, quand je l'entendais quelquefois ap-
prouver des dogmes contraires à ceux de l'église romaine, et paraître
estimer médiocrement toutes ses cérémonies ? Je l'aurais cru protes-
tant déguisé, si je l'avais vu moins fidèle à ces mêmes usages dont il
semblait faire assez peu de cas ; mais sachant qu'il s'acquittait sans
témoin de ses devoirs de prêtre aussi bien que sous les yeux du public,
je ne savais plus que juger de ces contradictions 83 ». La difficulté sera
résolue par le vicaire lui-même : « Je sers Dieu dans la simplicité de
mon cœur, explique-t-il. Je ne cherche à savoir que ce qui importe à
ma conduite. Quant aux dogmes, qui n'influent ni sur les actions ni sur

82 Cf. Émilienne NAERT, Leibniz et la querelle du Pur Amour, Vrin, 1959, pp.
32 sq.
83 Émile, 1. IV ; Œuvres de Rousseau, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, p. 563.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 89

la morale, et dont tant de gens se tourmentent, je ne m'en mets nulle-


ment en peine. Je regarde toutes les religions particulières comme au-
tant d'institutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une ma-
nière uniforme d'honorer Dieu par un culte public, et qui peuvent tou-
tes avoir leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le
génie du peuple ou dans quelque autre cause locale qui rend l'une pré-
férable à l'autre selon les temps et les lieux. Je les crois toutes bonnes
quand on y sert Dieu convenablement. [68] Le culte essentiel est celui
du cœur 84... » Et le vicaire précise le sommaire de sa foi : « quelque
parti que vous puissiez prendre, songez que les vrais devoirs de la re-
ligion sont indépendants des institutions des hommes ; qu'un cœur jus-
te est le vrai temple de la Divinité ; qu'en tout pays, en toute secte,
aimer Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-même est le
sommaire de la loi 85... »
Le Vicaire est chrétien par essence, et catholique par accident ; son
attitude n'est guère différente de celle d'un Poiret ou d'un Wesley, fi-
dèles de confessions séparées de Rome, qui n'hésitent pas à publier à
l'usage des chrétientés réformées les œuvres des maîtres spirituels du
catholicisme. Rousseau appartient à l'internationale piétiste, dont il a
reçu l'enseignement par l'intermédiaire de Madame de Warens ; celle-
ci était originaire du pays de Vaud, où les églises réformées avaient
subi assez tôt l'influence du renouveau chrétien dans les églises luthé-
riennes germaniques. De jeunes pasteurs se firent les propagandistes
de ce réveil : « Pendant les trente premières années du siècle, le petit
troupeau mystique épars çà et là dans la Suisse protestante fit briller
autour de lui la foi qui l'animait 86... » La future Madame de Warens,
née en 1699, avait eu pour tuteur François Magny (1650-1730), ma-
gistrat vaudois, piétiste convaincu, traducteur des inspirateurs alle-
mands, et témoin du renouveau évangélique, en dépit des tracasseries
que cette attitude lui valut de la part des autorités civiles et religieuses.
Ces faits permettent de comprendre la conversion de Madame de
Warens, ainsi que le passage du jeune Rousseau au catholicisme sous
l'influence de sa protectrice, et son retour au calvinisme en 1762. Les

84 Ibid., p. 627.
85 Ibid., pp. 631-632.
86 Eugène RITTER, La famille et la jeunesse de Jean-Jacques Rousseau,
Hachette, 1896, p. 243.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 90

étiquettes confessionnelles se situent dans l'ordre de l'opportunité, la


foi vivante trouvant son sens dans le respect des indications de
l’ « instinct divin » qui se prononce au cœur de notre vie spirituelle.
Le non-cléricalisme de Rousseau, son indifférence dogmatique, l'ac-
cent mis sur le rapport à Dieu en dehors de toute médiation rationnelle
font de lui un membre de la famille piétiste au sens large du terme ;
davantage, la spiritualité propre de Rousseau comporte certains traits
de mysticisme qui permettent de parler à son sujet de quiétisme. Les
influences de Fénelon et de Madame Guyon l'ont marqué, par l'inter-
médiaire de Madame de Warens 87.
La Profession de foi du Vicaire Savoyard est une expression fon-
damentale de la conscience religieuse du XVIIIe siècle. Voltaire, l'ad-
versaire par excellence, a laissé échapper un jour, après une exposition
de ses griefs, cette parole surprenante : « Enfin, il a fait le Vicaire sa-
voyard, et je lui ai pardonné tout 88. » Rousseau est un isolé, un réfrac-
taire, [69] un suspect. Son génie fait de lui le représentant exemplaire
des nombreux non-conformistes qui, en marge des appellations
contrôlées, agissent en franc-tireurs d'un christianisme libéré des alié-
nations confessionnelles. Ces hommes obscurs, parfois réprouvés et
condamnés, constituent une église du demi-silence et de l'obscurité ; il
conviendrait qu'une histoire enfin historienne leur restitue la place qui
leur est due en reconnaissant que les hérésies font partie d'un christia-
nisme dont aucune institution humaine ne saurait revendiquer un mo-
nopole exclusif. Le moment est venu pour l'historiographie de mani-
fester un esprit de tolérance.
L'ouvrage de Kolakowski sur les « chrétiens sans église » a ré-
cemment tiré de l'ombre certains de ces irréguliers du XVIIe siècle 89.
Ces croyants qui revendiquent un rapport direct avec Dieu, groupant
autour d'eux quelques fidèles, demeurent nombreux au XVIIIe siècle.

87 Sur le quiétisme de Rousseau, cf. P.-M. MASSON, La religion de Jean-


Jacques Rousseau, t. II : La « Profession de foi » de Jean-Jacques,
Hachette, 1916, p. 230.
88 VOLTAIRE, Lettre à du Peyrou, 1766 ; dans Charly Guyot, La pensée
religieuse de Rousseau, in Jean-Jacques Rousseau, Neuchâtel, la
Baconnière, 1962, p. 139.
89 On peut seulement reprocher à Kolakowski, historien agnostique, de
présenter comme pathologiques certaines manifestations de la conscience
religieuse dont le sens échappe à sa compréhension.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 91

Certains créent des sectes plus ou moins durables, certains même ne


rompent pas avec les institutions ecclésiastiques de leur pays d'origi-
ne, en particulier dans les régions protestantes où les exigences de l'or-
thodoxie paraissent plus incertaines. Le livre de Max Wieser : Der
sentimentale Mensch, présente un bon nombre de ces personnages
atypiques, tels Zinzendorf, Wolf de Metternich, Johann Michael von
Loën (1694-1776), etc.
La ferveur, la mystique ne sont pas absentes du siècle des Lumiè-
res. L'illustre biologiste hollandais Swammerdam (1637-1680) avait
été un fidèle d'Antoinette Bourignon. Le chimiste et médecin Stahl, le
grand physiologiste Albrecht von Haller sont des piétistes convaincus.
L'illuminisme, l'occultisme définissent un grand courant du siècle 90 ;
ils ont souvent partie liée avec la Maçonnerie, qui leur fournit les re-
fuges de sa semi-clandestinité. Parmi d'autres, on peut évoquer l'œu-
vre du Suédois Swedenborg (1688-1772) dont les illuminations susci-
teront la critique de Kant et convaincront Balzac. Un Court de Gébe-
lin, un Saint-Martin, un Fabre d'Olivet en France, un Iselin, un Lava-
ter en Suisse, un Jung Stilling en Allemagne appartiennent à cette
branche théosophique de l'aventure piétiste, au sein de laquelle se pré-
pare l'éclosion du romantisme européen. La recherche se poursuit ici
d'un accès à la vérité en sa plénitude selon les voies de l'expérience
intérieure, en dehors des chemins battus des orthodoxies.
L'histoire non confessionnelle du christianisme vivant se heurterait
à la diversité des traditions occidentales, à la multiplicité des options
personnelles, aux contradictions entre les champions du réveil, aux
difficultés suscitées par les excès où les uns et les autres se laissent
entraîner. Il n'est pas possible de définir une profession de foi com-
mune qui rassemblerait ces ennemis de l'esprit d'orthodoxie. L'unité
du phénomène ne se laisse percevoir qu'à condition de s'en tenir à
quelques thèmes particulièrement simples, que chaque tendance enri-
chira de variations [70] conformes à ses aspirations propres. On peut
discerner dans l'internationale piétiste un style catholique et un style
protestant ; le style luthérien lui-même n'est pas identique au style ré-
formé ; le langage commun n'exclut pas la multiplicité des rhétori-
ques. L'illuminisme de la fin du XVIIIe siècle propose une mystique qui
a pris ses distances par rapport aux chrétientés traditionnelles ; Fabre

90 Cf. Auguste VIATTE, Les sources occultes du Romantisme, Champion, 1928.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 92

d'Olivet, Saint-Martin et leurs émules parlent un langage où l'on ne


retrouve plus la marque catholique ni la marque protestante ; avec eux
s'accomplit la laïcisation de la mystique.
Toutes ces tendances ont en commun l'importance accordée à l'ex-
périence religieuse, considérée comme l'élément fondamental, et qui
relègue au second plan la fonction de l'enseignement ou du rite, pré-
dominants dans les religions instituées. La fidélité n'a pas de sens en
dehors du rapport immédiat entre l'homme vivant et le Dieu vivant. La
fréquentation des offices, les sacrements, la soumission à l'autorité
hiérarchique ne suffisent pas à définir l'identité du chrétien, non plus
que la réaffirmation mécanique de telle ou telle profession de foi. La
relation de l'âme avec Dieu peut sans doute s'établir dans un cadre
confessionnel, ou même théologique, mais ce décor peut exister en
dehors de la foi, et la foi peut exister en dehors de lui. De là l'aspect
non confessionnel du piétisme, aux yeux duquel l'institution et la
communauté massive comportent le risque majeur d'un oubli de l'uni-
que nécessaire.
Dégagée des formulaires et des institutions, la subjectivité s'ouvre
un accès à la divinité, en sa présence totale. Un piétiste luthérien ré-
sume l'affirmation commune des témoins de la nouvelle foi : « Le
temps de l'Esprit Saint est arrivé, celui qu'annonçaient les Prophètes et
les Apôtres, la lumière brille, les ténèbres se dissipent. Cela ne s'ac-
complit pas par le moyen de signes extérieurs, car le Royaume de Jé-
sus n'est pas ici ou là, il n'est pas dans les déserts ni dans les maisons,
mais c'est au plus profond de nous-mêmes que nous devons le cher-
cher, dans une vie cachée en Dieu dans le Christ, dans une négation
pleine et entière, un abandon et un sacrifice de notre être en Dieu.
C'est un peuple libre que Dieu réclame, qui le serve en vertu d'une
obéissance et d'une soumission volontaires 91. »
Ce texte, exempt de marque confessionnelle, et dépourvu de toute
originalité en son temps, s'inscrit dans la tradition mystique de l'Occi-
dent, celle d'Eckhart et de Tauler, dont l'inspiration forme un tronc
commun à la spiritualité catholique et à la spiritualité de la Réforma-
tion. L'attitude mystique se caractérise par une conversion de l'âme à

91 Texte de J. S. KARL, pasteur à Halle, paru en 1744 dans le magazine piétiste


Die Geistliche Fama ; cité dans Max WIESER, Der sentimentale Mensch, op.
cit., p. 125.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 93

l'espace du dedans ; une conscience solitaire, en sa vocation particu-


lière, s'expose au péril de Dieu, poursuivant dans le secret une odyssée
qui doit la conduire à la félicité des élus. L'église catholique s'est tou-
jours méfiée des mystiques ; elle a poursuivi les plus grands d'une
suspicion tenace ; un Jean de la Croix, une Thérèse d'Avila ont été
victimes de sa malveillance, et cela se conçoit, car la révélation indi-
viduelle dont bénéficie [71] le mystique échappe au magistère hiérar-
chique. Il n'est pas interdit à la grâce de Dieu de faire quelques excep-
tions, mais chacune est un démenti infligé à l'appareil ecclésiastique.
Celui-ci se défend contre la menace ; c'est pourquoi la foi et la bonne
foi du mystique ne sont généralement reconnues qu'après sa mort,
lorsqu'on n'a plus d'incartade à redouter.
L'individualisme religieux recherche le salut selon les voies de
Dieu plutôt que celles de l'église, comme si le salut était possible en
dehors de l'église. Lorsque la réaction contre la menace protestante se
développe selon les principes du concile de Trente, il devient clair
qu'il faudra réprimer toute atteinte aux institutions ecclésiastiques,
remises en question par la Réformation. En dehors de leurs nombreux
péchés, énumérés dans les textes de condamnation, le molinisme et le
quiétisme sont le fait de gens qui espèrent pouvoir trouver le salut
avec la seule aide de Dieu. Selon Kolakowski, « l'éthos spécifique du
quiétisme est de faire un appel universel à une spiritualité fondée ex-
clusivement sur une contemplation de la divinité en elle-même, inté-
rieurement non différenciée, libérée de la réflexion, des sentiments et
des imaginations, contemplation désintéressée et ininterrompue, étant
admis qu'une telle contemplation suppose au préalable la destruction
de la volonté propre et de la connaissance de soi-même, et qu'elle est
en totalité l'œuvre de la grâce, qui s'empare entièrement du vide laissé
par l'autodestruction du moi et qui, paralysant la libre disposition des
facultés inférieures de l'homme (le corps est la partie animale de
l'âme), devient le possesseur souverain de sa partie spirituelle 92 ».
Ce signalement met en lumière les caractères de la nouvelle spiri-
tualité : indifférence à l'égard des directives confessionnelles et de
l'établissement ecclésiastique, fin de non-recevoir opposée aux exi-
gences de l'entendement, abdication de la volonté propre. L'Espagnol

92 Leszek KOLAKOWSKI, Chrétiens sans église, La conscience religieuse et le


lien confessionnel au XVIIe siècle, trad. Anna POSNER, N. R. F., p. 495.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 94

Miguel Molinos (1628-1696) publie en 1675 son Guide spirituel, qui


débarrasse l'âme et la conduit par le chemin intérieur jusqu'à attein-
dre la contemplation parfaite et le riche trésor de la paix intérieure.
Ce manuel, paru d'abord en espagnol et en italien, sera traduit en fran-
çais, en allemand, en hollandais et en anglais ; Rome le condamnera
en 1687. Molinos mène les fidèles vers l'abandon total à Dieu, par le
« saint repos » de l'âme, une fois abdiqués tous les soucis de ce mon-
de. Il faut aimer Dieu pour Dieu lui-même, et se réfugier en lui, en
considérant comme indifférents les soucis, les préoccupations et les
tentations de ce monde, ce qui justifiera de la part des autorités ecclé-
siastiques le reproche majeur d'immoralisme.
Le quiétisme de Madame Guyon (1648-1717) reprend les thèmes
du molinisme. En 1685 paraît le Moyen court et facile pour l'oraison
que tous peuvent pratiquer très aisément, et arriver par là en peu à
une haute perfection. La méthode, accessible aux esprits simples,
consiste à laisser agir Dieu en soi, par l'abandon de toute initiative
personnelle, en laquelle s'affirme l'égoïsme invincible de l'être hu-
main. Dans son autobiographie, [72] après avoir raconté sa conversion
à la vie spirituelle, à l'âge de dix-neuf ans, Madame Guyon relate :
« Mon oraison fut, dès le moment dont j'ai parlé, vide de toutes for-
mes, espèces et images : rien ne se passait dans mon oraison dans ma
tête ; mais c'était une oraison de jouissance et de possession dans la
volonté, où le goût de Dieu était si grand, si pur et si simple, qu'il atti-
rait et absorbait les deux autres puissances de l'âme dans un profond
recueillement sans acte ni discours (...) C'était une oraison de foi qui
excluait toute distinction, car je n'avais aucune vue de Jésus-Christ, ni
des attributs divins ; et tout était absorbé dans une foi savoureuse où
toutes distinctions se perdaient, pour donner lieu à l'amour d'aimer
avec plus d'étendue, sans motifs ni raison d'aimer. Cette souveraine
des puissances, la volonté, engloutissait les deux autres, et leur ôtait
tout objet distinct, pour les mieux unir en elle, afin que le distinct ne
les arrêtant pas, ne leur ôtât pas la force unitive et ne les empêchât pas
de se perdre dans l'amour 93. »
C'est cette expérience fondamentale que Madame Guyon ne se las-
se pas de décrire. Cette autodidacte possède une telle force de persua-

93 La Vie de Madame Guyon, écrite par elle-même, Cologne, 1720, t. I, p. 81 ;


dans KOLAKOWSKI, op. cit., p. 523.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 95

sion qu'elle gagnera l'adhésion de ce très grand esprit qu'était Fénelon,


dont les Explications des maximes des saints sur la vie intérieure, pu-
bliées en 1697, seront condamnées à Rome en 1699, à l'instigation de
Bossuet, et après un procès dont les péripéties ne font pas honneur à
l'évêque de Meaux. Le quiétisme devient, dans la méditation de Féne-
lon, la doctrine du pur amour. Dieu, écrit-il, « est lui-même sa fin
unique et essentielle en toutes choses. Pour entrer dans cette fin essen-
tielle de notre création, il faut préférer Dieu à nous et ne vouloir plus
notre béatitude que pour sa gloire ; autrement nous renverserions son
ordre. Ce n'est pas l'intérêt propre de notre béatitude qui doit nous fai-
re désirer sa gloire ; c'est au contraire le désir de sa gloire qui doit
nous faire désirer sa béatitude comme une chose qu'il lui a plu de rap-
porter à sa gloire (...) Ce qui fait que les hommes ont tant de répu-
gnance à entendre cette vérité et que cette parole leur est si dure, c'est
qu'ils s'aiment et veulent s'aimer par intérêt propre 94 »...
L'être propre du fidèle doit s'abolir en Dieu, jusqu'à devenir, en
quelque sorte, indifférent à son salut personnel : « On peut aimer Dieu
d'un amour qui est une charité pure, et sans aucun mélange du motif
de l'intérêt propre. Alors on aime Dieu au milieu des peines, de maniè-
re qu'on ne l'aimerait pas davantage quand même il comblerait l'âme
de consolation. Ni la crainte des châtiments, ni le désir des récompen-
ses n'ont plus de part à cet amour (...) On l'aimerait autant quand mê-
me, par supposition impossible, il devrait ignorer qu'on l'aime, ou qu'il
voudrait rendre éternellement malheureux ceux qui l'auraient
mé 95. » Une lettre de direction à Madame de Maintenon précise :
« Dieu se met, pour ainsi dire, entre moi et moi ; il me sépare d'avec
moi-même ; il veut [73] être le plus près de moi par le pur amour que
je ne le suis de moi-même ; il veut que je regarde ce moi comme je
regarderais un être étranger ; que je sorte des bornes étroites de ce moi
et que je le sacrifie sans retour 96. » Fénelon, écrivant à Madame de
Maintenon, se souvient du Deus intimus intimo meo d'Augustin ; il
reprend le thème du « moi haïssable » cher aux jansénistes Pascal et

94 FÉNELON, Œuvres spirituelles, p. p. F. VARILLON, Aubier, 1954, p. 238.


95 Explication des maximes des saints (1697) ; p. p. A. CHÉREL, Blond, 1911,
pp. 124-125.
96 Cité dans Albert CHÉREL, De Télémaque à Candide ; Histoire de la
littérature française, sous la direction de J. CALVET, de Gigord, 1933, pp.
247-248.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 96

Nicole. Les procès catholiques pour déviationnisme théologique ont


toujours leur principe dans un mélange de politique et de religion ; ils
répondent à une certaine politisation du religieux. Molinos est victime
de la haine des Jésuites ; Fénelon encourt la colère de Bossuet, il est
un opposant discret mais résolu à la politique de grandeur de Louis
XIV. Si l'on fait la part de ces considérations trop humaines, le quié-
tisme, constitué et solidifié jusqu'à un certain point par les spécialistes
de la répression de l'hérésie, défend en son principe, la permanence de
certaines valeurs chrétiennes. Mais il arrive que la fin de non-recevoir
à laquelle l'illuminé se heurte exaspère son affirmation, et l'entraîne à
dénoncer avec violence l'église établie et visible, à proclamer l'immi-
nence de la fin des temps, avec toute l'exaltation d'une conscience
prophétique. Tel est le cas d'Antoinette Bourignon (1616-1680) qui,
détachée du catholicisme, annonce l'avènement d'une religion libérée
de tous les rites, et le salut par la contemplation qui identifie le
croyant au Christ.
Fénelon avait été le fils spirituel de Madame Guyon ; Antoinette
Bourignon devait trouver un disciple et un évangéliste, dans la Hol-
lande où elle avait cherché refuge, en la personne du pasteur réformé
Pierre Poiret (1646-1719), qui avait quitté sa paroisse pour vivre au-
près d'elle, puis après elle, la même expérience religieuse. Son œuvre
principale, parue en sept volumes en 1687, s'intitule L'économie divi-
ne ou système universel et démontré des œuvres et des desseins de
Dieu envers les hommes. Poiret enseigne la théologie et la pédagogie
du cœur, dont il trouve les éléments chez Madame Guyon et chez Fé-
nelon, chez la Bourignon, mais aussi dans la tradition de l'Imitation de
Jésus-Christ et de la mystique européenne jusqu'au visionnaire Jacob
Boehme. L'espace spirituel de la religion du sentiment se trouve ainsi
défini. Le calviniste Poiret assure la communication entre les versants
catholique et protestant de l'Europe piétiste, à laquelle ses nombreuses
publications fournissent un répertoire de références bibliographiques
interconfessionnelles. La terre hollandaise demeurait l'asile des libres
croyants, qui pouvaient y développer leurs expériences individuelles
ou communautaires. Proche de l'Angleterre, la Hollande se situe au
débouché de la grande avenue rhénane, axe de la spiritualité euro-
péenne, dès avant la dissociation de la Réforme, et qui demeure par la
suite une voie de communication entre les chrétientés séparées.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 97

Le piétisme protestant se distingue du quiétisme ou du molinisme


par le fait qu'il ne revêt pas le caractère d'une hérésie pourchassée.
Dans le climat catholique, le quiétisme a été le dangereux privilège
[74] de quelques individus condamnés, calomniés et déshonorés avec
une haine vigilante par les gardiens de l'orthodoxie, la répression
ayant pour effet d'exaspérer les victimes, de les pousser à l'extrémis-
me, à moins qu'elles ne se soumettent, de bonne ou de mauvaise foi,
aux interdits qui les frappent. Le piétisme catholique est un phénomè-
ne récessif ; les individus et les groupes, s'il y en eut, qui s'y ratta-
chaient, n'ont pu mener qu'une existence clandestine, sous les dehors
de l'orthodoxie imposée. Dans le domaine protestant, le piétisme se
développe à l'intérieur des églises existantes comme un style de dévo-
tion, propagé par de jeunes ecclésiastiques soucieux de raviver une foi
quelque peu sclérosée par l'habitude et le formalisme. Ces manifesta-
tions de renouveau suscitent des résistances de la part de certains
membres du corps pastoral. De là des remous et des polémiques ; ren-
dus suspects par leur activisme, certains pasteurs doivent changer de
paroisse. Mais ces réactions ne dépassent guère en ampleur les mou-
vements divers qui animent la vie religieuse d'une église quelle qu'elle
soit.
Face à une orthodoxie préoccupée surtout de sauver les formes li-
turgiques et les équilibres théologiques, les initiateurs veulent remé-
morer à la masse des fidèles certaines valeurs essentielles du christia-
nisme, que Luther avait mises en honneur, mais que ses successeurs,
héritiers d'une église instituée, avaient quelque peu perdu de vue. Jo-
hann Arndt (1555-1621) fait figure de précurseur, avec ses traités Du
vrai christianisme (1605-1610) et De l'union des croyants avec le
Christ Jésus, chef de l'église. Nourri de Tauler, de la Théologie ger-
manique et de l'Imitation, Arndt déplore la montée de l'intellectualis-
me doctrinal et du formalisme rituel, qui font oublier la foi vivante,
repos en Dieu de celui qui s'est donné à Lui, en fuyant le monde et ses
tentations. Le thème du mariage mystique de l'âme avec Dieu joue un
rôle important dans cette méditation.
« Arndt est, parmi les luthériens, le premier qui ait introduit ce
thème spécifique de la dévotion médiévale comme le projet fonda-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 98

mental de la foi vivante 97. » Le dialogue de l'âme avec le Christ se


développe sous la forme d'une expérience spirituelle selon les voies
intérieures de la repentance et de l'union retrouvée avec le Sauveur, en
dehors des agitations du monde. « C'est dans notre cœur, écrit Arndt,
que se trouve la véritable école du Saint-Esprit, le véritable atelier de
la sainte Trinité, la véritable maison de prière en esprit et en
té 98. »
Le piétisme proprement dit procède de l'enseignement et de l'acti-
vité de Philippe Jacob Spener (1635-1705), homme d'église, comme
Arndt, et qui ne songe jamais à remettre en question son appartenance
au luthéranisme, considéré comme la forme ecclésiastique la plus pro-
che du christianisme authentique. Mais cette attitude, en refusant un
privilège exclusif à une dénomination quelconque, permet à chacune
de bénéficier des richesses spirituelles existant dans les autres confes-
sions. [75] Selon la formule d'un disciple de Spener, « les frères en la
foi des autres églises nous sont plus proches que les frères en l'église
de notre propre église (Glaubensbrüder aus anderen Kirchen sind uns
näher als Kirchen-brüder der eigenen Kirche) ». De là l'ouverture à la
tradition mystique catholique, mais aussi aux écrits de Fénelon et de
Madame Guyon. À ces influences s'ajoute celle d'un illuminisme ger-
manique, né au sein du luthéranisme, et qui procède de l'œuvre de Ja-
cob Boehme (1575-1624). Le mysticisme prophétique du cordonnier
silésien animera, à travers l'histoire, un piétisme extrémiste qui admet,
en dehors de la Bible, les révélations directes de l'illumination divine,
et la nouvelle naissance de l'âme en Dieu. Mais Boehme et ses disci-
ples ne renient pas leur appartenance à la communauté luthérienne.
Le manifeste de la nouvelle spiritualité sera une préface publiée en
1675 pour une réédition de certains écrits de Arndt, sous le titre : Pia
desideria necessariae emendationis evangelicae verae ecclesiae serio
suscipienda (Pieux désirs en vue de l'amélioration nécessaire de l'au-
thentique église évangélique qu'il faut sérieusement entreprendre). Ce
texte tire les conclusions d'une expérience réalisée par Spener, depuis
1670, dans sa paroisse de Francfort-sur-le-Main. Le titre a la valeur

97 Albrecht RITSCHL, Geschichte des Pietismus ; Band II, I : Geschichte des


Pietismus in der lutherischen Kirchen des 17, und 18. Jahrhunderts, Bonn,
1884, p. 42.
98 Cité ibid., p. 50.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 99

d'un slogan, conforme à l'exigence de la Réformation, qui ne préten-


dait pas se réduire à une rectification historique de l'institution ecclé-
siastique, accomplie une fois pour toutes. L'intention de renouvelle-
ment doit se maintenir de façon permanente, sinon elle succombera à
l'inévitable dégradation de l'énergie religieuse sous le poids de l'insti-
tution et de l'habitude ; il faut sans cesse recommencer la réforme (ec-
clesia reformata semper reformanda). Pour réagir contre le confor-
misme des assemblées de masse, Spener avait imaginé de compléter
les offices réguliers par de petites réunions informelles de fidèles,
consacrées à l'édification mutuelle par la lecture en commun et la mé-
ditation de l'Écriture. Ces petites églises dans la grande (ecclesiolae in
ecclesia), en donnant à chacun la parole, mettaient en pratique le sa-
cerdoce universel, conformément à l'affirmation réformée. Les parti-
cipants devaient y faire l'apprentissage d'une vie religieuse personnel-
le, dans l'esprit d'une piété approfondie. L'effort vers l'authenticité
chrétienne s'accompagne d'une simplification de l'enseignement doc-
trinal, d'une réforme de la prédication, débarrassée de tout l'appareil
rhétorique, ce qui impliquait une orientation nouvelle des études de
théologie, afin de mieux préparer à leur mission les guides spirituels
du peuple chrétien 99.
Rien de révolutionnaire dans un tel programme. Les collegia pieta-
tis seront les points d'application d'une entreprise de réveil de l'église
instituée. Les disciples de Spener se heurteront naturellement à la ré-
sistance des défenseurs de l'ordre établi, qui soupçonneront ces acti-
vistes de vouloir diviser la communauté chrétienne. Spener lui-même
préfère l'appellation de « chrétien » à celle de « luthérien », et professe
un véritable libéralisme religieux ; il proteste contre la dénomination
de « piétiste » [76] ou de « spenerien » appliqué aux membres des
groupes constitués selon ses principes. Contrairement à l'usage du
temps, il réserve le nom d' « athées » à ceux qui nient l'existence d'un
Dieu sauveur et créateur, alors que cette désignation infamante était
généreusement appliquée à tous ceux qui, d'une manière un peu
voyante, s'écartaient de l'orthodoxie 100.

99 Emanuel HIRSCH, Geschichte der neuern evangelischen Théologie im


Zusammenhang mit den allgemeinen Bewegungen des europäischen
Denkens, Gütersloh, Bertelsmann Verlag, Band II, 1951, p. 92.
100 Ibid., p. 103 ; sur Spener, cf. aussi RITSCHL, op. cit., pp. 97-147.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 100

Le christianisme de Spener est un christianisme en première per-


sonne ; la foi vivante, expérience personnelle du salut, suppose l'illu-
mination par le Saint-Esprit, qui suscite la nouvelle naissance du fidè-
le, ainsi appelé à la vie surnaturelle dans la communion du Christ.
L'homme intérieur trouve son équilibre dans l'habitation en lui du
Sauveur, qui se reconnaît au signe de la joie. Les angoisses du péché,
abolies par la mort du Christ, font place à l'exaltation heureuse de la
résurrection. Ce christianisme du sentiment se trouve à l'aise dans le
vocabulaire contemporain du quiétisme catholique. En dépit des résis-
tances, le réseau des cellules piétistes devait contribuer puissamment à
tirer de leur torpeur les églises luthériennes d'Allemagne.
En 1686, huit professeurs de Leipzig, fondent à l'université un Col-
le-gium philobiblicum pour l'étude des textes sacrés dans l'esprit défini
par Spener. L'un des meneurs de ce cercle d'études, dont le program-
me englobe l'exégèse et la théologie, est Auguste Hermann Francke
(1663-1727), orientaliste, professeur et pasteur, qui procurera à l'inspi-
ration piétiste des formes institutionnelles, susceptibles d'assurer sa
durée. En 1691, Spener est appelé à Berlin, siège de l'administration
du Brandebourg. Sous son influence, et grâce à l'inlassable activité de
Francke, le piétisme trouvera un centre de rayonnement dans la ville
de Halle, où sera créée une université selon l'esprit du renouveau de la
foi ; elle commence à fonctionner en 1697, et devient rapidement l'une
des meilleures universités d'Europe.
Par la grâce du margrave Frédéric de Brandebourg, bientôt premier
roi de Prusse, le piétisme reçoit pignon sur rue. Cette reconnaissance
officielle de la nouvelle spiritualité contraste avec le sort fait au moli-
nisme et au quiétisme, en terre catholique. La répression a déformé et
dénaturé le quiétisme, alors que le piétisme s'épanouit dans la liberté
et féconde l'ensemble de la culture germanique ; la foi catholique, elle,
est absente de la culture des pays latins qui, ne pouvant se développer
avec elle, se développe contre elle. Les ambitions de Francke étaient
d'une ampleur qui a pu être comparée à celle des projets leibniziens ;
il s'agit d'œuvrer pour la transformation du monde, dans l'esprit d'une
philanthropie chrétienne 101. Les institutions fondées par Francke sont

101 Cf. Friedrich PAULSEN, Geschichte des gelehrten Unterrichts auf den
deutschen Schulen und Universitäten..., Leipzig, Veit Verlag, 2e Auflage,
1896, Band I, p. 526.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 101

le noyau d'une entreprise plus considérable encore. Le « séminaire


universel » dont il rêvait ne sera pas réalisé ; mais il a créé des institu-
tions d'assistance pour les pauvres, un orphelinat, une école normale ;
il lance de nouvelles fondations pédagogiques, dans l'espoir de coopé-
rer [77] par là au grand œuvre de Dieu. L'université rassemblera ces
initiatives ; elle est destinée à former des élites qui conduiront le mon-
de selon l'esprit de la foi.
Le piétisme de Halle est centré sur une expérience spirituelle dont
Francke a défini le modèle. La conversion est acquise au prix d'un
combat, grâce auquel la repentance donne accès à la grâce de Dieu :
celle-ci permet au fidèle de mener une vie réconciliée et joyeuse, dans
l'abandon à la volonté du Sauveur. Ce schéma, auquel les contempo-
rains donnèrent le nom de « système de Halle », n'a rien de bien origi-
nal ; il a même pu être un obstacle pour certains qui ne parvenaient
pas à retrouver dans les directives de Halle le sens propre de leur des-
tinée spirituelle. Francke n'est pas un théologien ; c'est un homme
d'action et d'organisation. En matière de théologie, il voue aux doctri-
naires de son temps une suspicion renouvelée de l'antipathie de Luther
à l'égard de la scolastique. Ce qui l'intéresse, en dépit de sa compéten-
ce en exégèse, c'est la théologie pratique, les formes que doit revêtir
l'affirmation évangélique si elle veut porter un témoignage efficace
dans le monde moderne.
L'institution de Halle impliquait une rupture avec les universités
traditionnelles, plus ou moins prisonnières de la tradition scolastique
renouvelée par Melanchthon. Francke est associé, dans la formation
de l'université nouvelle, avec le juriste et philosophe Christian Tho-
masius ; tous deux, professeurs à Leipzig, n'ont pu supporter l'atmos-
phère qui y régnait. Le rationalisme éclairé de Thomasius s'accordait
aussi mal que le piétisme de Francke avec les mœurs universitaires de
Leipzig. Leur présence fera du nouvel établissement le foyer d'une
mentalité originale. « C'est de Halle, écrit Paulsen, qu'ont pris leur
course victorieuse à travers l'Allemagne l'Aufklärung et le piétisme, le
rationalisme philosophique, politique et enfin théologique 102. » En
dépit de leur opposition apparente, la religion du cœur et l'intellectua-
lisme éclairé ont pu nouer une association, précaire, mais caractéristi-
que de la culture allemande pendant la première moitié du XVIIIe siè-

102 Ibid., p. 524.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 102

cle. Il y eut des frictions et des tensions internes, dont un épisode cé-
lèbre est l'expulsion du philosophe Christian Wolff, qui perd sa chaire
en 1723, mais la retrouvera en 1740, à l'occasion de l'accession au
trône de Frédéric II. Le rationalisme intégral de Wolff est mal vu des
piétistes les plus résolus ; ennemis de toute théologie rationnelle, ils
sont mécontents du grand succès des cours de Wolff auprès des étu-
diants en théologie. Inde irae.
Mais la tension est signe de vie. Halle, fière d'échapper en tous
domaines à l'esprit d'orthodoxie, a conscience d'assurer la libertas phi-
losophandi, en vertu d'un libéralisme qui n'est guère de mise dans
l'Europe de ce temps. Il appartient à chacun de négocier les rapports
entre le sentiment et l'intellect ; le dialogue entre la dévotion et la ré-
flexion est fructueux pour l'une et l'autre. Le piétisme « n'est pas l'en-
nemi du rationalisme. Il serait plutôt sa soupape de sûreté. Les deux
tendances s'équilibrent. Leur coexistence permet aux tempéraments
les plus divers de s'exprimer ; elle donne au XVIIIe siècle son extraor-
dinaire richesse et sa stabilité [78] morale ; elle assure à sa littérature
la variété d'inspiration qui la rend si complètement humaine 103 ». Au
milieu du siècle, le pôle piétiste de Halle trouvera sa contrepartie dans
le pôle rationaliste de Berlin, où Frédéric II patronne son Académie
réformée, à partir de 1740. Mais cet antagonisme ne revêt jamais le
caractère d'une lutte désespérée, où chaque camp souhaiterait la mort
de l'autre.
L’Aufklärung germanique est profondément marquée par la com-
binaison, en dosages variables, de l'esprit piétiste et de la réflexion
rationnelle, déjà caractéristique de l'œuvre de Christian Thomasius
(1655-1728). Le piétisme se présente comme un modernisme reli-
gieux, qui dégage l'expérience de la foi des superstructures théologi-
ques où elle a été prise au piège ; ce qui ouvre la voie pour une intelli-
gence laïque de plein exercice dans le domaine profane. Pendant long-
temps les deux exigences pourront se faire équilibre ; à chacun des
intéressés de trouver pour son compte une formule de concorde. Les
rationalistes de l’Aufklärung, un Lessing, un Nicolaï ne songent pas à
écraser la vie religieuse ; Moïse Mendelssohn demeure attaché à la foi
juive ; le physicien de Goettingen Georg Christoph Lichtenberg

103 Henri BRUNSCHWIG, La crise de l'État prussien à la fin du XVIIIe siècle et la


genèse de la mentalité romantique, P. U. F., 1947, p. 15.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 103

(1742-1799) respecte les illuminations de Jacob Boehme. La même


attitude conciliante se retrouve dans la pensée de Kant, maître de rai-
son critique, en lequel se perpétue l'inspiration piétiste qui a formé sa
jeunesse. La philosophie morale et religieuse de Kant respecte les va-
leurs du cœur ; elle fait droit à leurs exigences fondamentales. L'idéa-
lisme allemand de la grande époque pourrait être compris comme une
sublimation réflexive de l'affirmation piétiste.
L'histoire du piétisme allemand après Francke mobilise des per-
sonnalités originales, dont la plus forte est celle de Zinzendorf (1700-
1760), animateur des communautés moraves. Au sein des églises lu-
thériennes et calvinistes, et parfois en dehors d'elles, la religion du
cœur se maintient comme un levain qui entretient la vigilance des
âmes. Le piétisme est l'une des forces vives qui susciteront la floraison
du Sturm und Drang, première vague germanique du romantisme eu-
ropéen. Le romantisme peut être compris comme le déferlement d'un
raz de marée piétiste. Dans l'ordre proprement religieux, les grandes
figures de Schleiermacher et de Kierkegaard apparaissent comme des
prolongements de ce renouveau de la fidélité chrétienne.
L'histoire du piétisme européen a été jusqu'à présent méconnue
parce que l'ampleur de ce phénomène dépasse les limites de l'histoire
traditionnelle des religions, trop souvent confinée dans des frontières
confessionnelles et nationales. Or l'internationale du cœur étend son
rayonnement à travers l'espace culturel de l'Occident sans distinction
de dénominations ou de catégories spécialisées. Rousseau, par exem-
ple, n'est pas considéré comme un homme d'église, et la plupart des
historiens français qui s'intéressent à lui, s'ils n'ignorent pas tout à fait
qu'il est protestant, ne tiennent guère compte de cette référence reli-
gieuse. [79] Emanuel Hirsch, historien compétent, voit en lui « le
premier représentant clair et décidé du néo-protestantisme » ; cette
appellation correspond à une conscience religieuse libérée de la Révé-
lation du Livre et de l'enseignement doctrinal, pour laquelle le sacer-
doce se réduit à la cure d'âme 104. L'immense influence de Rousseau à
travers l'Europe implique une prédication religieuse non reconnue
comme telle par bon nombre de ceux qui la subissent.

104 Emanuel HIRSCH, Geschichte der neuern evangelischen Theologie, op. cit.,
Band III, p. 127.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 104

Le fait piétiste donne à penser que l'on ne saurait considérer le


XVIIIe siècle comme un siècle de déchristianisation. Certaines formes
religieuses sont rejetées, mais un nouveau style apparaît, un néo-
christianisme, pourrait-on dire, en généralisant l'expression de néo-
protestantisme appliquée par Hirsch à Jean-Jacques Rousseau. Les
attitudes religieuses ne sont pas seulement l'expression de formulaires
spécialisés ; elles mettent en jeu la vie personnelle dans son ensemble.
Le rapport de l'homme avec Dieu oriente aussi son rapport au monde,
ses relations avec autrui et avec lui-même. Du point de vue de l'an-
thropologie, le piétisme peut apparaître comme l'aspect religieux d'une
conversion des valeurs, qui affecte le domaine de la sensibilité, ainsi
que ses expressions dans l'ordre culturel. Le siècle des Lumières est
aussi le siècle des âmes sensibles et des hommes de désir, des tour-
ments et des délices du cœur. Le piétisme regroupe et stylise sous une
discipline religieuse ces aspirations confuses.
Jusqu'au seuil des temps modernes, les axiomatiques doctrinales
emprisonnent l'intimité dans le réseau de leurs déterminations. La vie
personnelle est soumise au schéma dogmatique de la destinée humai-
ne défini par les théologiens, qui ordonnent les données naturelles se-
lon les normes du surnaturel. La révolution galiléenne desserre
l'étreinte qui maintenait le domaine physique sous la domination des
catégories scolastiques inféodées à la théologie. Jusqu'au XVIIe siècle
pourtant, en dehors de l'exception de Montaigne, le devenir de chaque
conscience est censé obéir aux rythmes chrétiens, tels que les adminis-
trent les directeurs de conscience. L'attention à soi-même doit être un
relais de l'obéissance à Dieu ; la psychologie se réduit à une dépen-
dance de la liturgie. Nicole, moraliste janséniste, utilise le mot moi
pour dénoncer l'idole de l'individualité qui se prétend digne de sa pro-
pre attention, en s'émancipant de Dieu, son origine et sa fin. D'où la
formule de Pascal dénonçant le « sot projet », ou plutôt le projet sacri-
lège de Montaigne ; « le moi est haïssable », parce qu'il s'affirme cen-
tre de valeur, indépendamment de toute référence à la divinité, qui est
son lieu propre et sa justification.
La conscience piétiste est une conscience religieuse, mais c'est une
conscience individuelle qui se plaît à affirmer son individualité. L'âme
piétiste ne jouit pas d'une autonomie de plein exercice ; néanmoins
tout en existant pour Dieu, elle existe aussi pour elle-même. La re-
cherche de Dieu est inséparable de la recherche de soi ; ainsi se prépa-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 105

re le moment [80] où la recherche de soi pourra se poursuivre indé-


pendamment de la recherche de Dieu. L'auteur de la Profession de foi
du Vicaire savoyard est aussi celui des Confessions ; le piétisme est
une phase intermédiaire dans le devenir d'une conscience humaine en
voie d'émancipation. « En dehors même du contexte social et politi-
que, (...) le terme de piétisme est une des traductions des ambiguïtés
du moi qui se connaît, et cela fort mal, grâce aux incertitudes conju-
guées de l'introspection et de l'observation d'autrui ; la conscience de
ce caractère douteux de la connaissance de soi fait apparaître comme
compensation ce qu'on peut appeler self righteousness, ou encore pha-
risaïsme. Dès lors, l'histoire de l'âme, c'est l'histoire de ses hésitations
entre les périodes de doute extrême et les périodes de satisfaction in-
time qui donnent naissance à un langage d'initiés, destiné à pallier ce
caractère cyclothymique dans lequel l'individu voit sa plus grande fai-
blesse 105. »
L'appellation de « piétisme » souligne la primauté accordée à la
dévotion sur la doctrine, à l'actualité de la ferveur sur la médiation
rationnelle. La foi est affirmation de soi dans la présence de Dieu, et
éventuellement dans son absence et son silence. Le « Dieu caché » de
la Bible se montrait partout dans la civilisation traditionnelle, non seu-
lement dans la transcendance architecturale de l'église, mais à chaque
coin de rue, et dans les symboles de piété présents en chaque foyer.
Dieu hantait la vie quotidienne, il se montrait tellement qu'on ne le
voyait pas à force de le voir. Il s'était dissous en signes sans significa-
tion, en automatismes. Le piétisme, en réaction par rapport au retrait
de Dieu, atteste l'intériorisation de Dieu. Le Dieu du piétisme est le
Dieu qui se cache dans le secret des cœurs, le Dieu confidentiel d'une
existence confidentielle, le Dieu d'une vocation personnelle qui parle
d'âme à âme : « J'ai versé telle goutte de sang pour toi. » Par opposi-
tion au Dieu institué de la religion de masse, la révélation devient
dans le piétisme une aventure personnelle.
On peut considérer le piétisme comme une constante de culture,
réaffirmation d'une tradition spirituelle qui maintient l'irréductibilité
de la conscience religieuse, menacée de dissolution par des influences
qui nient sa spécificité. La révolution galiléenne prétend mener à bien

105 Jean-B. NEVEUX, Un siècle de vie spirituelle entre le Rhin et la Baltique, Le


XVIIIe siècle de J. Arndt à Ph. J. Spener, Klincksieck, 1967, p. XXXI.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 106

une explication des phénomènes, qui tend à déplier, à développer tou-


te réalité, à exposer à tous les yeux une vérité conçue en extension
selon les dimensions de l'espace-temps physique. Le piétisme main-
tient l'authenticité de la vie religieuse conçue comme un retour à soi,
comme un retour sur soi. À une vérité d'explication s'oppose une véri-
té d'implication ; la relation de l'âme à Dieu est une relation d'appro-
fondissement et d'intimité.
Le piétisme apparaît comme une réaction à la menace d'oubli de
soi-même et d'oubli de Dieu que comporte l'attention exclusive aux
réalités du monde extérieur. Il ne s'agit pas seulement d'une pratique
religieuse, mais d'une dimension spirituelle qui trouvera son prolon-
gement naturel dans la spéculation philosophique, où l'inspiration pié-
tiste [81] justifiera un renouveau. En réaction contre l'intellectualisme
des Berlinois, un Nicolaï, un Mendelssohn et même un Lessing, se
développe la méditation du Rhénan Friedrich Heinrich Jacobi (1743-
1819). À l'âge de huit ou neuf ans, celui-ci prit soudainement cons-
cience de l'infinité du temps au sein de laquelle s'abolissait sa durée
périssable ; cette expérience spirituelle, dont il conservera la marque
au point qu'il lui fut possible de la réactiver tout au long de sa vie, fut
le point de départ d'une recherche, entretenue et cultivée par la lecture
de Pascal, de Fénelon et de Rousseau. La conscience individuelle, si
elle veut échapper à la menace d'anéantissement que fait peser l'im-
mensité du réel extérieur, doit se centrer sur elle-même dans l'expé-
rience ineffable de la foi.
Face aux contradictions du rationalisme des philosophes et des
théologiens, Jacobi ne voit d'issue que dans le salto mortale, le saut
périlleux, par lequel la conscience, échappant aux limitations et ab-
surdités de l'intellect, trouve le principe de son équilibre dans la
confiance en un Dieu transcendant. Les voies et moyens de l'apologé-
tique démonstrative se trouvent dépassés ; le thème du salto mortale
signifie qu'il faut choisir de perdre la raison pour retrouver une vérité
qui donne sens à l'existence. « Montrer que l'homme est de sa nature
une créature religieuse, et qui doit avoir Dieu toujours présent à la
pensée, sous peine de faire cette découverte que la vérité de toute véri-
té est qu'il n'y a pas de vérité — voilà à quoi je suis propre », écrit Ja-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 107

cobi 106. Une lettre à son ami Hamann précise le sens de ce réalisme
du suprasensible : « Il me semble que notre philosophie s'est engagée
dans une funeste impasse. A force de chercher l'explication des cho-
ses, elle perd de vue les choses mêmes. Et ainsi la science devient
sans doute très exacte et les esprits très éclairés ; mais du même coup
et dans la même proportion la science devient vide et les esprits plats.
Selon moi, la fonction propre du philosophe consiste à « dévoiler ce
qui est ». Expliquer n'est pour lui qu'un moyen, le chemin qui conduit
au but, une fin provisoire, non la fin dernière. La fin dernière est ce
qui ne se laisse pas expliquer, le simple, l'irréductible à l'analyse (...)
Voilà ce que j'ai voulu faire comprendre dans mes omans, témoignant
ainsi de mon mépris pour l'ignoble philosophie de notre temps, que
j'ai en horreur (...) La lumière est dans mon cœur, mais dès que je
veux la transporter dans l'entendement, elle s'éteint. Laquelle des deux
clartés est la vraie, celle de l'entendement, qui nous présente, il est
vrai, des formes définies, mais derrière elle un abîme sans fond — ou
celle du cœur, qui nous donne sans doute des espérances sur l'au-delà,
mais qui ne nous fournit point de connaissance distincte 107 ? »
Jacobi est un philosophe de l'alternative, au sens kierkegaardien du
terme. Entre les exigences contradictoires, il incombe à l'homme de
choisir, et son option ne peut être qu'un engagement personnel, en
l'absence d'éléments objectifs suffisants de décision. La pensée éclai-
rée du siècle a découvert, avec Locke et Hume, Condillac et Kant la
limitation [82] de la connaissance humaine. Mais la conscience de la
limite implique déjà un dépassement de la limite ; le salto mortale ré-
alise cette transgression, en laquelle culmine l'expérience métaphysi-
que. De tempérament foncièrement rationaliste, Kant lui-même a re-
connu cette nécessité de négocier les rapports du savoir et de la
croyance, qui doit se prononcer alors même que le sol ferme du savoir
se dérobe sous ses pas. Si différents que soient les deux penseurs, leur
recherche de la vérité comporte des aspects communs liés à leur for-

106 JACOBI, Lettre à Schlosser, 17 janvier 1791 ; dans L. LÉVY-BRUHL, La


philosophie de Jacobi, Alcan, 1894, p. 70.
107 Lettre à Hamann, 16 juin 1783 ; cité ibid., p. 81.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 108

mation piétiste, et ces éléments susciteront entre Jacobi et Kant un de


ces dialogues de sourds qui illustrent l'histoire de la philosophie 108.
Jacobi comptait parmi ses amis le Hollandais Hemsterhuis (1720-
1790), inspirateur de l'illuminisme et de l'occultisme des Lumières. Il
était lié avec le physiognomoniste Lavater, avec Jean-Paul Richter,
l'écrivain romantique, et aussi avec Johann Georg Hamann (1730-
1788). Petit fonctionnaire de l'administration des douanes à Koenigs-
berg, et surnommé le « mage du Nord », ce douanier Rousseau de la
métaphysique est le concitoyen du professeur Kant ; à la Critique de
la raison pure, il oppose sa Métacritique du purisme de la raison pu-
re ; face à Frédéric II, le « grand philosophe de Sans-Souci », il se
présente comme le « petit philosophe de grand souci ». Penseur pro-
fond, non sans préciosité, et d'une ironie qui évoque celle de Kierke-
gaard, Hamann a le génie de rendre obscur ce qui est clair, et de ren-
dre clair, par de subites fulgurations linguistiques, ce qui paraissait
impénétrable. Il est l'un des objecteurs de conscience à la raison
triomphante des Lumières. La révolution galiléenne a donné aux
hommes la maîtrise sur l'ordre des choses ; mais le savoir objectif,
pour qui le prend au sérieux, n'est qu'une fantasmagorie, car il le prive
de la présence à soi-même et à Dieu, point de départ et point d'arrivée
de toute sagesse digne de ce nom.
La protestation de Hamann se situe dans la perspective piétiste de
défense et illustration de la subjectivité, voie d'accès à toute vérité de
quelque importance. En effet, « seule la connaissance de soi, cette
descente aux enfers, ouvre le chemin de l'apothéose 109 ». A la vérité
qui se montre dans les livres de science, il faut opposer la vérité qui se
cache aux profondeurs de la conscience. « L'arbre de la connaissance
nous a privés de l'arbre de vie 110. » Les philosophes des Lumières
imaginent que l'identité de l'homme s'établit dans son rapport au mon-
de, l'individu n'étant qu'un centre de perspective dans un réseau de
relations étalées à tous les yeux. Selon Hamann, fidèle à la stricte ins-

108 Cf. l'article de KANT : Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? (1786), qui
précise la position de l'auteur des Critiques devant l'affirmation de Jacobi.
109 HAMANN, Werke, hgg. v. Fr. ROTH, Berlin, 1821-1843, t. II, p. 193 ; cf.
l'ouvrage de Rudolf UNGER, Hamann und die Aufklärung, Tübingen,
Niemeyer, réédition, 1963, 2 volumes.
110 Lettre de HAMANN à Jacobi ; dans Pierre KLOSSOWSKI, Les méditations
bibliques de Hamann, éd. de Minuit, 1948, p. 260.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 109

piration biblique, l'identité de la créature se cache dans le nom que le


Dieu créateur lui a donné. Tournant le dos à la fausse raison des intel-
lectualistes, dont la clarté aveugle, Hamann recherche le chemin de
l'édification, [83] au moyen d'un décryptage des textes sacrés, consi-
dérés comme une immense parabole des aventures de l'âme humaine.
« Expérience et Révélation, écrit Hamann, ne constituent qu'une seule
chose, les ailes ou les béquilles indispensables à notre raison, sans
lesquelles elle reste paralysée ou rampante. La sensibilité et l'histoire
constituent le fondement et le sol. Si trompeuse que soit la première,
si ingénue que soit la seconde, je les préfère à toutes les architectures
aériennes 111. »
Le piétisme devient ainsi le principe d'un renversement des allian-
ces épistémologiques et métaphysiques. Au lieu de tenter de réduire le
christianisme à la raison, il faut mettre toute pensée à l'écoute de la
Révélation. « Tout récit biblique est une prophétie qui s'accomplit à
travers tous les siècles et dans toute âme humaine. Chaque récit est
fait à l'image de l'homme ; il a un corps qui n'est que terre et néant, la
lettre charnelle, mais aussi une âme, qui est le souffle de Dieu, lumiè-
re et vie, qui brille dans les ténèbres et qui ne peut être comprise par
les ténèbres 112... » La connaissance humaine ne peut parvenir à une
intelligibilité parfaite de la vérité de Dieu, dont elle pressent la signifi-
cation à travers un trouble miroir. L'idéal serait de revenir à la situa-
tion originelle, non encore brisée par notre désobéissance, des matins
de la création : « Chaque phénomène de la nature était une parole ; le
signe, le symbole et le gage d'une union, d'une communication, d'une
communauté d'énergies et d'idées divines, nouvelle, secrète, indicible,
mais d'autant plus intime. Tout ce que l'homme entendait au commen-
cement, tout ce qu'il voyait et contemplait de ses yeux, tout ce qu'il
touchait de ses mains, était parole vivante ; car Dieu était la
le 113. »
Hamann, qui convertit la réalité en un réseau d'hiéroglyphes divins,
prend l'idéologie des Lumières à contresens. L'herméneutique n'a rien

111 Lettre à Jacobi, 14 novembre 1784 ; dans KLOSSOWSKI, op. cit., pp. 262-
263.
112 Werke, éd. ROTH, t. I, p. 50 ; dans Jean BLUM, La vie et l'œuvre de J. G.
Hamann, Alcan, 1912, p. 40.
113 Les dernières déclarations du chevalier Rosencranz sur les origines divines
et humaines du langage, dans KLOSSOWSKI, p. 249.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 110

à voir avec les recherches des spécialistes de l'exégèse scientifique ; la


patience du fidèle, dans l'obéissance de la foi, attend de Dieu la mani-
festation des signes qui décideront de sa destinée. Le christianisme est
cette absence dans la présence, cette présence dans l'absence, cette
alliance intime de la désespérance et de la joie, déjà vécue par Pascal,
et que bientôt vivra Kierkegaard, folie aux yeux des hommes qui se
croient éclairés, non pas science, mais prophétie per spéculum in ae-
nigmate. L'insistance janséniste sur l'élection et la prédestination sou-
ligne la nécessité d'une relation en première personne du fidèle avec
Dieu ; celui qui n'est pas passé par cette expérience n'est pas un chré-
tien authentique. Le conformisme de la religion ancienne faisait partie
d'un aménagement du genre de vie ; la pratique religieuse n'était
qu'une face du respect de l'ordre établi. À cette idée d'une religion qui
va de soi se substitue celle d'une religion qui va de nous, qui implique
une adhésion profonde, un engagement. Kant, ayant montré l'insuffi-
sance de toutes les preuves rationnelles de l'existence de Dieu, fait de
cette existence [84] un postulat de l'action morale. L'honnête homme
veut que Dieu existe, parce que, sans cela, l'existence humaine n'aurait
aucun sens. Cette affirmation est sans doute un lointain prolongement
de la formation piétiste reçue par Kant en sa jeunesse.
La théorie kantienne des postulats renverse le sens de la marche, en
faisant dépendre Dieu de l'homme, et non l'homme de Dieu. Cette
doctrine consacre le transfert de la dimension religieuse du domaine
public au domaine privé de la vie personnelle. Le XVIIIe siècle a inven-
té la vie privée, aussi bien dans l'ordre littéraire, avec le roman en par-
ticulier, que dans l'ordre de la disposition et de la décoration des ap-
partements. Le Dieu sensible au cœur des piétistes est un Dieu de l'in-
timité, centre de gravité de la vie personnelle dont les hauts et les bas
se mesurent au degré de présence ou d'absence de l'âme par rapport à
son Sauveur.
Le roman de Goethe Les années d'apprentissage de Wilhelm Meis-
ter (1794-1796) comporte un livre VI, intitulé Confessions d'une belle
âme, qui inscrit dans le récit un épisode piétiste. Goethe lui-même a
indiqué que la belle âme évoque la personnalité d'une amie de sa mè-
re, Mlle de Klettenberg : « C'est de ses conversations et de ses lettres
que sont nées les Confessions d'une belle âme qu'on trouve insérées
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 111

dans Wilhelm Meister 114. » Le romancier avait subi, en sa jeunesse,


des influences de cet ordre ; on peut accorder à ce texte la valeur d'un
document authentique. Pour la « belle âme », l'essentiel de sa vie se
situe dans la relation avec l'« Ami invisible », le Sauveur dont elle ne
prononce jamais le nom. « C'est à peine si je me souviens d'un seul
commandement ; rien ne prend à mes yeux la forme d'une loi ; c'est un
instinct 115 qui me guide et me conduit toujours sur le droit chemin ;
j'obéis librement à mes inspirations, et je connais aussi peu la
contrainte que le repentir. Je bénis Dieu de pouvoir reconnaître à qui
je suis redevable de ce bonheur et de ne penser à ces privilèges
qu'avec humilité. Jamais en effet je ne risquerai de tirer fierté de mes
capacités et de mes aptitudes, car j'ai trop clairement reconnu quel
monstre peut naître et se nourrir dans le cœur de tout homme, quand
une puissance supérieure n'est pas là pour le préserver 116. »
La motivation religieuse devient le principe d'une constante atten-
tion à soi-même, puisque cette intime vigilance est le foyer de vérité.
L'alliance de l'homme avec Dieu sera le principe d'une nouvelle al-
liance de l'homme avec lui-même. La biographie et l'autobiographie
deviennent des révélateurs de la présence divine. Ramsay se fait le
biographe de Fénelon, Poiret celui d'Antoinette Bourignon ; Madame
Guyon raconte elle-même sa vie en trois volumes. Nombreuses sont
les autobiographies piétistes, depuis celle de Spener jusqu'à celle de la
Belle Ame, en passant par d'autres, moins connues 117. Ces confes-
sions et ces journaux intimes [85] ne sont pas seulement des témoi-
gnages à l'usage d'autrui ; ils répondent à la nécessaire discipline de
l'examen de conscience, pour faire le point des relations de l'âme avec
Dieu ; ils instituent une psychothérapie de soi à soi, une ascèse spiri-
tuelle qui s'efforce de maintenir à travers les vicissitudes de l'expé-
rience humaine une fidélité toujours chancelante. Le fameux Mémo-
rial de Pascal, et sans doute une partie des Pensées, doivent être ratta-

114 Poésie et Vérité, 1. II, ch. VIII, trad. P. du COLOMBIER, Aubier, p. 218.
115 Il faut rappeler ici 1' « instinct divin » célébré par le piétiste suisse Béat de
Murait, et après lui par le Vicaire de Jean-Jacques ROUSSEAU.
116 Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister, 1. VI, fin ; trad. Biaise
BRIOD, dans GOETHE, Romans, Bibliothèque de la Pléiade, p. 777.
117 Cf. le choix de textes publié par Marianne BEYER-FRÖHLICH sous le titre
Pietismus und Rationalismus, Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, 1970.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 112

chés à ce genre littéraire, qui aboutit à cet autre chef-d'œuvre de l'écri-


ture privée, les Confessions de Jean-Jacques Rousseau.
Des Pensées aux Confessions, le chemin de cette culture du moi est
celui d'une désacralisation du moi. Ou plutôt, le sacré de transcendan-
ce se naturalise peu à peu en un sacré d'immanence. Au bout du comp-
te, dans la pensée kantienne, la personne humaine elle-même, considé-
rée comme une fin en soi, finit par proposer un sacré de substitution,
ainsi que l'atteste l'autobiographie de Rousseau. Lorsque le moi,
émancipé de la présence divine, sera reconnu comme un objet parmi
d'autres objets, une nature dans la nature, le moment sera venu d'une
psychologie autonome, qui prendra place parmi les sciences de
l'homme. Il y a une corrélation entre l'affirmation du piétisme et l'avè-
nement d'une psychologie digne de ce nom. Le journal intime du phy-
siologiste Albrecht von Haller, ou celui du pasteur Adam Berndt, où
sont enregistrées les intermittences du cœur et de la foi, sont d'impor-
tants documents psychologiques et psychopathologiques 118.
Une contre-épreuve pourrait être tirée de la pensée de Hume, aux
antipodes de la spiritualité piétiste. La critique de Hume dissout les
arguments rationnels en faveur de l'existence de Dieu et des vérités
révélées ; une critique parallèle entraîne la dissolution du moi, réduit à
la condition d'une « chose vague », comme disait Valéry. Les deux
mises en question sont corrélatives, la consistance de l'être humain
étant solidaire de celle de la divinité. Supprimée la substance, il ne
reste que des accidents sans sujet. Le moi se perd dans le monde si
Dieu ne le rassemble plus. Mais alors peut naître une science de
l'homme, qui coordonnera les phénomènes mentaux selon les lois
d'association des idées, renouvelées de Newton.
L'expérience piétiste est une preuve parmi d'autres de l'interdépen-
dance entre la théologie et l'anthropologie. Toute modification de
l'image de Dieu est solidaire d'une modification de l'image de l'hom-
me. La révision piétiste des valeurs chrétiennes ne peut être dissociée
de l'avènement d'une nouvelle conscience humaine. Herder, dont la
pensée prolonge l'inspiration piétiste, résume l'une des découvertes
majeures de ce renouveau de la conscience : « C'est un signe intérieur
de la vérité de la religion qu'elle est intégralement humaine (Es ist ein
inneres Kennzeichen von der Wahrheit der Religion, dass sie ganz

118 Cf. les textes figurant dans le recueil cité ci-dessus.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 113

und gar menschlich ist) 119. » Ce qui ne signifie nullement qu'aux


yeux du pasteur Herder Dieu n'existe pas ; seulement l'homme ne peut
atteindre la divinité qu'à travers sa propre humanité.

119 HERDER, Vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele, 1778, in
fine ; Werke, hgg von Joh. von Müller, Carlsruhe, 1820, t. VIII, p. 92.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 114

[86]

Première partie.
Le rapport à Dieu :
De la théologie aux sciences religieuses

Chapitre IV
L’internationale déiste
I. Le renversement des rapports
entre la philosophie et la théologie

Retour au sommaire

La théologie ne peut réduire le mystère de la présence divine et de


la foi ; elle développe, selon l'ordre de la troisième personne, une reli-
gion problématique ; elle se bat à propos des conséquences du présup-
posé révélé, dont elle a reçu, en vertu d'une révélation transcendante,
la donation originaire. Dosage complexe de rationalisme et d'irrationa-
lité, elle applique au donné chrétien, présenté comme un mystère, des
procédures rationnelles, qui ne concernent pas le fond des choses,
mais seulement la rhétorique de l'exposition. Cette alliance entre des
éléments peut-être incompatibles, imposée depuis les Pères de l'Égli-
se, ne pouvait être remise en question, aussi longtemps que l'autorité
ecclésiastique détenait un droit de contrôle sur l'ensemble de la cultu-
re. La doctrine de l'église fournissait les postulats de départ des axio-
matiques intellectuelles et axiologiques : théologie et philosophie,
science et morale. Si, dans quelque domaine, se manifestait une velléi-
té d'émancipation, les gardiens de l'orthodoxie s'empressaient de mo-
biliser les instances répressives, et tout rentrait dans l'ordre, avec le
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 115

gracieux concours du bras séculier. C'est ainsi que la tentation du ra-


tionalisme intégral, incarnée par l'averroïsme médiéval, est, sinon éli-
minée, car l'Inquisition ne peut malheureusement pas perquisitionner
dans le secret des consciences, du moins mise hors d'état de nuire.
Jusqu'au XVIIe siècle, les théologiens, en position de force, oc-
cupent le terrain de la philosophie ; et lorsque vient le temps où ils ne
peuvent plus, comme à la belle époque scolastique, exercer eux-
mêmes la philosophie, du moins ils tiennent en surveillance et en sus-
picion les nouveaux penseurs en qui s'affirme la vocation de la raison
à l'indépendance. Le prudent Descartes, lorsqu'il se permet de parler
de Dieu, ne manque pas d'affirmer son humble soumission à l'autorité
théologienne ; Spinoza choisit la clandestinité, et Malebranche, bien
que religieux d'une foi insoupçonnable, n'échappera pas à la mise à
l'Index. La condamnation posthume frappera d'ailleurs l'enseignement
de Descartes, en dépit de ses prudences. Mais la multiplicité de ces
censures atteste que l'orthodoxie se trouve sur la défensive ; les
condamnations servent à la propagande des idées qu'elles se propo-
saient de réprimer.
[87]
La Réformation a consacré la défaite de l'esprit d'orthodoxie ;
l'échappement au contrôle romain de certaines régions de la chrétien-
té, en multipliant les théologies, les a toutes relativisées, ce qui interdit
à n'importe laquelle de se prétendre absolue, même si elle continue à
se proclamer telle. D'autre part, les nouvelles lignes doctrinales seront
d'une dureté inégale, ce qui permettra à la réflexion critique de se dé-
velopper dans les pays où le contrôle est le plus faible, en profitant des
facilités offertes par le libéralisme relatif des autorités réformées. L'in-
transigeance catholique aura ses positions tournées par l'extérieur ; il
est difficile, à la longue, de maintenir l'intégrisme dans un seul pays.
Mal à l'aise dans le climat français, Descartes en est quitte pour aller
penser parmi les protestants hollandais.
Jusqu'à Galilée, l'autorité ecclésiastique peut prétendre maintenir
sous son contrôle la totalité de l'espace mental du savoir humain. Gali-
lée dénonce l'absurdité de ce conglomérat réalisé entre certains élé-
ments de la révélation biblique et la doctrine de l'intellectualisme hel-
lénique. La Bible n'est pas un livre de physique ; la science de la natu-
re, œuvre de raison, doit valider les conquêtes du savoir humain, pour
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 116

autant que celles-ci s'autorisent de justifications suffisantes et contrô-


lables. Il n'y a pas d'orthodoxie qui tienne contre les acquisitions de la
méthode physico-mathématique. Galilée juge ses juges, qui ne par-
viennent même pas à lui imposer silence. Il y a des imprimeurs à
Strasbourg et à Leyde, chez les hérétiques, pour les œuvres du
condamné ; il y en a même à Paris, où les décisions romaines ne font
plus autorité d'une manière absolue. Un réseau d'activés complicités
assure l'évasion des textes, et la revanche du vieil homme de Floren-
ce 120.
Le précédent galiléen consacre le transfert à l'autorité de la raison
d'un territoire naguère soumis au contrôle théologien. Un processus de
désintégration est engagé, qui ne s'arrêtera plus ; l'orthodoxie ne peut
mener qu'un combat retardateur. Procès témoin, le procès de Galilée a
été perdu, en appel, par l'accusation, devant l'opinion éclairée de l'Eu-
rope. Or l'enjeu du débat était la subordination de la raison à la foi.
Reconnaître l'autonomie de l'astronomie, c'était abandonner le droit de
suzeraineté de la théologie, interprète de la révélation, sur l'ensemble
de la connaissance. Lâcher quoi que ce soit, c'était s'engager, à terme,
à lâcher tout. Et c'est ce qui s'est passé, en dépit de la courageuse ré-
sistance des juges. Gagnant de proche en proche, le modèle de l'épis-
témologie galiléenne a suscité des axiomatiques, dont chacune préten-
dait régir un domaine particulier du savoir. Galilée soutenait que la
Bible n'est pas un traité d'astronomie ; d'autres s'aviseront de ce que
les livres sacrés ne fournissent pas davantage des éléments de chimie,
de physique, de géologie, d'histoire naturelle ou de médecine, ce qui
autorisera les savants à poursuivre leurs recherches, sans faire référen-
ce à la Révélation et à ses interprètes autorisés. Le théologien n'est
plus qu'un spécialiste entre les spécialistes. Il aura sa place dans
l’Encyclopédie, mais ce n'est pas à lui qu'il appartient, sur la base de
ses présupposés, de constituer [88] une encyclopédie. La théologie
n'engendre plus une somme ; elle est réduite à l'état de fraction ; les
maîtres d'œuvre de l’Encyclopédie seront des philosophes déliés de
toute allégeance à l'égard de l'autorité ecclésiastique, et de toute com-
plaisance pour ses enseignements. Ce fait symbolise la passation des
pouvoirs intellectuels, la translatio imperii, qui s'accomplit au siècle
des Lumières. Si peu que l'on donne à la raison, on lui donne toujours

120 Sur tout ceci, cf. G. GUSDORF, La révolution galiléenne, Payot, 1969, t. I.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 117

trop, car elle n'admet aucune limite à son expansion. La théologie était
parvenue pendant longtemps à limiter les dégâts, en maintenant l'usa-
ge du discours rationnel dans les limites de la révélation. Mais, par un
choc en retour de la raison conquérante, le discours théologique se
voit opposer un discours rationnel qui prend pour thème Dieu lui-
même. La philosophie de la religion fait concurrence à la théologie ;
la raison, maîtresse d'universalité, bien loin de se comporter en ser-
vante de la théologie, prétend l'englober dans un ensemble plus vaste.
La révélation chrétienne apparaît comme un goulot d'étranglement,
qui particularise l'affirmation totalitaire de la vérité. Le théologien ré-
fléchit à partir de la révélation biblique et de la tradition dogmatique,
auxquelles il attribue une validité absolue ; cette prétention est démen-
tie par l'irréductible pluralité des révélations et des religions, attestée
par la connaissance des lointains de l'humanité, par-delà l'horizon
étriqué delà communauté judéo-chrétienne.
La généralisation du concept de religion entraîne un renversement
des rôles. Les philosophes de naguère devaient, à la manière de Des-
cartes, se justifier devant les théologiens. Désormais les théologiens
tenteront de se justifier devant les philosophes, ainsi que l'atteste le
devenir de l'apologétique chrétienne. L'idée d'une religion généralisée
commande la relativisation de toutes les religions. Le christianisme,
dépouillé de son statut privilégié, doit engager un nouveau combat
d'issue incertaine.
L'idée que la religion chrétienne ne pouvait se maintenir dans un
régime de superbe isolement n'était pas nouvelle. La pensée médiévale
avait dû prendre son parti de l'existence de l'Islam ; les Infidèles ap-
partiennent à l'histoire de la chrétienté, au titre de la politique exté-
rieure, et cette présence se manifeste dans l'ordre de la pensée chez un
Roger Bacon, un Raymond Lulle et un François d'Assise. Mais il faut
reconnaître l'échec de la croisade armée et de la mission intellectuelle,
qui tendent à parachever la souveraineté exclusive du monisme chré-
tien. Le thème d'une confrontation, grâce à laquelle le christianisme se
situerait dans le concert des religions, apparaît déjà chez Abélard. Il
est fortement exprimé, au lendemain de la prise de Constantinople par
les Turcs, dans le De Pace fidei de Nicolas de Cues (1453). Un siècle
plus tard, sous le coup de l'élargissement des horizons occidentaux par
la Renaissance, le De Orbis terme concordia (1544), de Guillaume
Postel, puis, vers 1593, le Colloquium Heptaplomeres du juriste Jean
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 118

Bodin, posent nettement la question de la coexistence pacifique entre


les religions, chrétiennes ou non.
Le présupposé de ces divers écrits est que les interlocuteurs du por-
te-parole de l'orthodoxie romaine, au lieu d'être traités en champions
de l'erreur, sont considérés comme des témoins sinon de la vérité elle-
même, [89] du moins d'une vérité dissimulée à leur propre conscience.
S'il leur est demandé de rejoindre le catholicisme, c'est par fidélité à
leurs propres principes. Jean Bodin n'en demande même pas tant et se
prononce pour la tolérance mutuelle sur un pied d'égalité, exception
faite pour le seul athéisme. Même lorsque la prééminence du christia-
nisme est maintenue, elle emprunte les voies d'une apologétique ou-
verte, appelée à minimiser les différences pour majorer les similitu-
des. La part de la révélation historique, en ce qu'elle a d'accidentel,
diminue au profit de celle du Verbe universel, susceptible de servir de
commun dénominateur entre des croyants qu'anime une même bonne
volonté. Par la logique de sa démonstration, le chrétien doit montrer la
compatibilité entre l'enseignement de sa confession et celui dont se
réclament ses interlocuteurs. Il y aurait donc une révélation de Dieu à
l'humanité, antérieure en droit aux religions positives. La recherche de
l'harmonie des religions entraîne une mise en perspective du christia-
nisme ; la convergence ne peut s'établir que sous la forme d'un mono-
théisme rationnel en lequel communient le juif, le musulman, le chré-
tien, et les tenants des religions plus lointaines, tels du moins qu'on les
imagine.
Ces ébauches étaient prématurées ; les idées du cardinal Nicolas de
Cues, si elles ne font pas scandale, n'éveillent guère d'écho. Postel est
un irrégulier, un illuminé dont les vues ne tirent pas à conséquence.
Quant au Colloquium de Jean Bodin, il est resté manuscrit jusqu'au
milieu du XIXe siècle ; un tel libéralisme ne pouvait être qu'intempestif
et dangereux à la belle époque des guerres de religion. L'idée de tolé-
rance progressera peu à peu ; elle s'affirmera au grand jour lorsqu'il
apparaîtra que les armes, la violence ne fournissent pas la solution dé-
finitive. En Angleterre, en Allemagne, il faut accepter, de guerre lasse,
une formule de concorde ; un mauvais compromis vaut mieux qu'une
bonne guerre. Le pluralisme de fait est l'école de la coexistence ; il
entraîne le désarmement des orthodoxies, dont les privilèges seront
désormais défendus d'une manière plus feutrée. Seuls les pays catholi-
ques maintiendront le monopole de la religion d'État, imposé par le fer
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 119

et par le feu en Espagne et en Italie, évité à la France par la politique


sensée de Henri IV, mais renouvelé par l'inconscience de Louis XIV.
La révocation de l'édit de Nantes (1685) et l'insurrection camisarde
qui en sera la conséquence au début du XVIIIe siècle, sont des épiso-
des de guerre religieuse. Mais l'opinion européenne se scandalise de-
vant les mesures inhumaines prises par le gouvernement français.
L'injustice de la situation de force ainsi créée éveille de leur torpeur
certaines consciences jusque-là passivement complices de la répres-
sion gouvernementale. Dernier pays où sévit la guerre de religion, la
France sera aussi le premier foyer de la guerre d'irréligion entreprise
par les philosophes contre l'oppression ecclésiastique. De Bayle à Vol-
taire, à Helvétius et à d'Holbach, cette inversion du sens de la guerre
religieuse prépare les mesures radicales de la Révolution française.
La nouvelle Europe, qui semble avoir pris son parti des lignes de
démarcation issues de la Réforme, tend à se regrouper en une commu-
nauté culturelle dont les valeurs permettent de ramener à l'unité les
[90] diverses variables religieuses. Par-delà le stérile antagonisme des
théologies, le discours philosophique pourra servir de ralliement aux
esprits en quête d'unité. Ainsi s'impose, dès lors que l'on admet l'arbi-
trage de la raison, le primat de la philosophie sur une théologie dé-
sormais suspecte.
La question de l'unité ou de la diversité des religions est solidaire
de la question de l'unité ou de la diversité de l'humanité, posée à partir
du XVIe siècle par l'inventaire des nouveaux horizons de la géogra-
phie et de l'ethnologie. Le temps n'est plus où la Romania, repliée sur
elle-même dans la communion d'une foi unitaire, pouvait se croire
exclusivement élue de Dieu, les Infidèles, perdus dans leur éloigne-
ment, ne posant guère de question à la bonne conscience occidentale.
La pluralité religieuse est un fait, et en même temps un scandale. La
récapitulation de l'histoire est accablante pour les prétentions de ceux,
quels qu'ils soient, qui se prétendent les dépositaires exclusifs de la
volonté de Dieu. Si l'on juge l'arbre à ses fruits, les confessions chré-
tiennes mobilisent de préférence les bas instincts, la férocité passion-
nelle des hommes — paradoxe, si l'on juge que ces mêmes religions
se recommandent d'un Dieu de justice et de bonté. Comment établir le
moindre rapport entre la charité dont font profession les chrétiens, et
les atrocités, persécutions et massacres des guerres de religion ? Les
Chinois, les Japonais, les Turcs même, dont les dieux passent pour de
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 120

faux dieux, se montrent plus sensés et plus humains que les Européens
à cet égard.
Les esprits éclairés du XVIIIe siècle admettraient volontiers que la
religion est une chose trop essentielle et trop délicate pour qu'on
l'abandonne aux prêtres, dont le souci essentiel semble être de la dé-
tourner de ses fins ; par leur faute et avec la complicité des pouvoirs
un monstrueux malentendu a prévalu. Il faut ramener la religion au
respect de ses principes et à l'accomplissement de ses devoirs. Il faut
mettre fin aux ravages de la raison d'église en ramenant l'église à la
raison. L'autorité ecclésiastique se prétend dépositaire et interprète de
la volonté de Dieu ; mais l'absolu n'est à personne, et la prétention de
détenir l'absolu est le principe de tous les égarements.
Les représentants des églises établies dénonceront ceux qui préten-
dront opposer au droit divin, qu'ils affirment détenir, un droit humain
de dissidence et de protestation, même et surtout si cette protestation
se réclame de l'enseignement du Christ. L'accusation d'athéisme
confond les non-conformistes de toute espèce, le seul chrétien authen-
tique étant celui qui accepte sans hésitation ni murmure la doctrine et
la discipline de telle ou telle orthodoxie. Spinoza et Bayle, Toland,
Locke, Collins et plus tard Reimarus, Kant lui-même, comme les So-
ciniens du XVIIe siècle, parce qu'ils n'acceptent pas tout de l'enseigne-
ment imposé, sont censés ne rien accepter, ce qui leur vaut de faire
figure de suspects, même aux yeux des historiens, respectueux malgré
eux des normes intégristes. L'attitude honnête est pourtant de ne pas
refuser l'appellation chrétienne à ceux qui la réclament, même si leur
profession de foi ne concorde pas avec celle de telle ou telle obédien-
ce particulière. Il y a eu, au siècle des Lumières, des incroyants com-
me Hume ; il y a eu des ^athées, comme [91] l'abbé Meslier, Helvé-
tius, Diderot, d'Holbach et leurs amis. Mais le chrétien libéral n'est pas
un incroyant, et l'incroyant n'est pas un athée ; la tâche de l'histoire est
de rendre à chacun ce qui lui est dû. On n'a pas le droit de compter les
déistes au nombre des adversaires du christianisme, puisqu'ils recon-
naissent dans les écritures chrétiennes un moyen privilégié d'accès à la
vérité. L'accent mis sur la révélation naturelle ne signifie pas, chez la
plupart de ceux qui s'en réclament, le rejet pur et simple de la révéla-
tion surnaturelle.
Si l'on juge la pensée religieuse du XVIIIe siècle selon les normes
simplistes de Bossuet, on peut parler en ce temps d'une agonie du
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 121

christianisme. Mais peut-être Bossuet est-il un mauvais juge, et un


faux témoin, avec son attitude d'inquisiteur toujours en éveil, et la
haine dont il poursuit ses victimes jusqu'à leur anéantissement. Le
XVIIIe siècle consacre l'échec de Bossuet et de l'Inquisition ; mais si
l'on veut bien admettre que le salut peut se trouver en dehors de Bos-
suet, on verra que le siècle des Lumières a conçu un style chrétien ap-
proprié au style culturel d'une époque en voie de changement. On
imagine difficilement un christianisme immuable dans un univers qui
se renouvelle ; ou alors il faudrait admettre que le christianisme est
étranger aux réalités concrètes de l'existence humaine.
L'inquisiteur torturant et brûlant ses victimes au nom de la charité
chrétienne apparaît comme une figure symbolique. Pour éviter des
absurdités aussi funestes, il convient de maintenir l'exercice de la reli-
gion sous une surveillance capable de réprimer ses excès. Tel est le
point de départ, difficilement contestable, du rationalisme chrétien ;
l'expérience historique atteste que des individus qui se croient déten-
teurs d'une vérité absolue, s'ils parviennent à prendre le pouvoir, fini-
ront par détruire l'humanité au nom de leur vérité. Fiat veritas, pereat
mundus est la devise de tous les fanatismes. On ne peut admettre la
validité incontrôlée de n'importe quelle religion ; l'absence de contrôle
est synonyme de superstition. Un personnage de Hume, à un interlo-
cuteur qui vante les mérites sociaux de la religion, ne manque pas de
répondre : « Comment se fait-il donc, si la superstition vulgaire est si
salutaire à la société, que toute l'histoire abonde à ce point en récits de
ses pernicieuses conséquences sur les affaires publiques ? Factions,
guerres civiles, persécutions, gouvernements renversés, oppression,
esclavage : voilà les néfastes conséquences qui toujours accompa-
gnent sa domination sur l'esprit des hommes. Chaque fois qu'il est
question de l'esprit religieux dans une narration historique, nous
sommes sûrs de rencontrer ensuite le détail des misères qui l'accom-
pagnent 121. »
Il s'agit là d'une évidence pour le XVIIIe siècle, en rapport avec le
discrédit général où est tenue la période médiévale, en proie à la
« barbarie gothique ». La conscience éclairée affirme ses valeurs par
opposition à celles qui prévalaient dans les siècles chrétiens, « hideux

121 HUME, Dialogues sur la religion naturelle, XII ; trad. Maxime DAVID,
Œuvres philosophiques de Hume, Alcan, 1912, t. I, p. 294.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 122

siècles de foi, de lèpre et de famine », comme devait dire Leconte de


Lisle. Il ne s'ensuit [92] pas que l'on doive supprimer toute religion ;
la plupart des critiques se contenteront de réclamer une épuration, qui
transformera la religion sauvage en une religion éclairée.
L’Aufklärung peut être considérée comme une seconde Réformation ;
la première Réforme avait trouvé son principe dans l'exigence d'un
retour aux origines bibliques, par un décrassage des scories accumu-
lées de la tradition romaine ; la seconde Réforme sera un retour à l'au-
thenticité du sens et des valeurs, que les églises historiques, y compris
les églises réformées, ont souvent perdu de vue.
Une orthodoxie instituée en église ne peut être juge d'elle-même.
Les meilleurs esprits s'efforcent de découvrir le principe d'une ortho-
doxie supérieure, dont l'autorité universelle permette de rectifier les
agissements dogmatiques et pratiques des religions particulières. Pour
mettre fin aux tentations toujours recommencées du fanatisme, il faut
ramener les religions au droit commun de l'humanité. Selon Hume,
« Locke semble avoir été le premier chrétien qui se soit hasardé ou-
vertement à affirmer que la foi n'était pas autre chose qu'une espèce de
raison, que la religion était seulement une branche de la philosophie et
qu'une chaîne d'arguments semblable à celle qui établissait une vérité
quelconque en morale, en politique ou en physique, s'employait tou-
jours pour découvrir tous les principes de la théologie, tant naturelle
que révélée 122 ». La révolution galiléenne cautionne la revendication
nouvelle d'un christianisme raisonnable.
On peut accuser Locke d'avoir inauguré le commencement de la
fin du christianisme ; mais il faut alors soutenir la thèse d'un christia-
nisme irrationnel et déraisonnable, avec toutes les conséquences d'une
telle attitude, y compris le risque de fanatisme et de superstition. Loc-
ke a été personnellement engagé dans les luttes politico-religieuses ; il
a connu la suspicion et l'exil ; s'il se fait l'avocat du bon sens et de la
tolérance, c'est en connaissance de cause ; il affirme la concordance de
la foi et de la raison, sans nier pour autant l'authenticité de la foi ; mais
le contrôle rationnel s'impose en ce qui concerne la foi et ses consé-
quences pratiques. Lecteur assidu et commentateur des Écritures,
Locke ne saurait être soupçonné de vouloir éliminer la révélation
chrétienne, qu'il s'efforce d'interpréter jusqu'à ses derniers jours. Loc-

122 Dialogues sur la religion naturelle, I ; éd. citée, p. 196.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 123

ke est un homme de raison, mais nullement un intégriste de la raison,


dont son œuvre philosophique tente de délimiter les frontières. Le
temps n'est pas venu où le dogmatisme rationnel des tenants du radi-
calisme philosophique s'opposera au dogmatisme des théologiens, fa-
natisme contre fanatisme. La certitude religieuse possède une spécifi-
cité qui résiste aux prétentions du totalitarisme rationnel. « Cette atti-
tude paradoxale de Locke, écrit un commentateur, résulte d'une com-
préhension prudente des limitations humaines. La raison seule est ina-
déquate. Elle est inadéquate dans la sphère de la religion comme elle
est inadéquate dans la sphère de la connaissance naturelle 123. »
[93]
L'intellectualisme critique de Locke met en œuvre une raison cons-
ciente de ses insuffisances. D'où un libéralisme de bonne foi, caracté-
ristique de la pensée anglo-saxonne ; on le retrouvera chez Hume, l'in-
croyant qui, à la différence de Locke, doute de la validité du christia-
nisme. Selon l'un des interlocuteurs des Dialogues sur la religion na-
turelle, « la raison, dans sa fabrique et sa structure, nous est en réalité
aussi peu connue que l'instinct ou la végétation ; et peut-être même ce
mot vague, indéterminé, de nature, auquel le vulgaire rapporte toute
chose, n'est-il pas au fond plus inexplicable. Les effets de ces princi-
pes nous sont tous connus par expérience ; mais les principes eux-
mêmes et leur mode d'opération sont totalement inconnus 124... » Hu-
me reste libéral dans son scepticisme même, à la différence des athées
français, dont l'intolérance le stupéfie lors de ses séjours parisiens.
Rien n'est plus étranger à l'auteur d'Essais renouvelés de Montaigne
que le fanatisme de l'anti-fanatisme.
La glorious comprehensiveness britannique explique que l'Angle-
terre ait pu être la mère patrie, ou la terre d'élection, des nouvelles atti-
tudes religieuses. « Le drapeau de l'orthodoxie, écrit Leslie Stephen,
couvrait des différences plus grandes que celles qui séparaient ses par-
tisans de ses adversaires ; et dans bien des cas il ne s'en fallait que
d'un léger changement de point de vue, ou d'un petit supplément d'in-
formation concernant les résultats de la critique, pour que la distribu-
tion des forces soit complètement modifiée. Le christianisme de bon

123 R. I. AARON, John Locke, 1937, p. 304 ; dans G. R. CRAGG, Reason and
Authority in the 18th Century, Cambridge University Press, 1964, p.11.
124 HUME, Dialogues sur la religion naturelle, VII, éd. citée, p. 244.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 124

nombre d'auteurs consistait simplement à exprimer des opinions déis-


tes dans une phraséologie à l'ancienne mode 125. » Dès le xvir8 siècle,
l'Angleterre avait eu une brillante école de spiritualité en la personne
des latitudinaires, dont la dénomination indique une volonté d'accueil
et de générosité sans exclusive. Fidèles à l'église anglicane, ces libé-
raux faisaient profession de rejeter l'esprit d'orthodoxie, donnant ainsi
à l'Europe continentale une leçon qui ne fut guère suivie 126. Le mot
« latitudinaire » ne comporte pas d'équivalent en français ou en alle-
mand, ni, à plus forte raison, en italien ou en espagnol. Cet état d'es-
prit apparaît clairement dans un texte du diplomate et essayiste Wil-
liam Temple (1628-1699) qui avait été, à Cambridge, l'élève du plato-
nicien Cudworth : « Je n'ai jamais pu comprendre, écrit-il, comment
ceux qui se donnent à eux-mêmes le nom d'hommes religieux, et aux-
quels le monde donne couramment ce nom, en viennent à attribuer un
tel poids à ces points de croyance sur lesquels les hommes n'ont ja-
mais pu se mettre d'accord, au détriment de ceux de la vertu et de la
morale, sur lesquels ils ne sont presque jamais en désaccord 127. »
[94]
La corrélation de la raison et de la foi permet à la raison de corriger
les égarements de la foi, mais aussi à la foi de remédier à certaines
insuffisances de la raison. Il y a une complémentarité entre la lumière
rationnelle et la lumière surnaturelle de la révélation. « La raison est
une révélation naturelle, par où le Père des lumières, la source éternel-
le de toute connaissance, communique aux hommes cette portion de
vérité qu'il a mise à la portée de leurs facultés naturelles. Et la révéla-
tion est la raison naturelle, augmentée par un nouveau fonds de dé-
couvertes émanées immédiatement de Dieu, et dont la raison établit la
vérité, par le témoignage et les preuves qu'elle emploie pour montrer

125 Leslie STEPHEN, History of english thougkt in the 18th century, 1876,
London, John Murray, réédition, 1927, t. I, p. 91.
126 On pourra se reporter utilement au petit livre de Rosalie L. COLIE, Light and
Enlightenment, A study of the Cambridge Platonists and the Dutch
Arminians, Cambridge University Press, 1957 ; cf. aussi Frederick J.
POWICKE, The Cambridge Platonists, London-Toronto, J. M. Dent and Sons,
1926.
127 W. TEMPLE, Observations upon the united Provinces of the Netherlands,
1673 ; Works, Edimbourg, 1754, t. I, p. 151 ; cité dans P. MARAMBAUD, Sir
William Temple, sans nom d'éditeur, 1969, p. 148.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 125

qu'elles viennent effectivement de Dieu 128. » Il existe une harmonie


préétablie entre la raison et la foi, puisqu'elles ont une origine com-
mune. La raison ne peut témoigner contre le Dieu dont elle procède ;
et la foi n'a pas le droit de récuser la raison : « Celui qui proscrit la
raison pour faire place à la révélation éteint ces deux flambeaux tout à
la fois, et fait la même chose que s'il voulait persuader à un homme de
s'arracher les yeux pour mieux recevoir, par le moyen d'un télescope,
la lumière éloignée d'une étoile qu'il ne peut voir par le secours de ses
yeux 129. »
Le rationalisme chrétien de Locke se situe aux antipodes de l'alter-
native kierkegaardienne, et du credo quia absurdum sous toutes ses
formes. Néanmoins Locke maintient la spécificité d'un « nouveau
fonds de découvertes » qui vient « augmenter » le capital de la
connaissance rationnelle. Sans doute estime-t-il, comme avant lui Spi-
noza, que l'enseignement du Christ a été un moyen court pour apporter
à la masse des esprits les vérités essentielles qu'ils n'auraient pu dé-
couvrir par eux-mêmes. Mais Locke ne laisse jamais entendre que les
sages, les éclairés peuvent se contenter des lumières de la raison. Lui-
même ne cesse de sonder les Écritures. « Locke est indiscutablement
exempt de la plus légère complicité, directe ou indirecte, avec toute
remise en question de l'authenticité de la révélation chrétienne. Sa
candeur s'affirme à chaque ligne de son œuvre (...) Aucun enfant, au-
cun homme d'église de l'époque actuelle ne pourrait accepter l'inspira-
tion plénière des Écritures avec une foi plus simple que celui qui a
engendré la lignée entière des iconoclastes du XVIIIe siècle 130. »
L'harmonie des deux révélations, naturelle et surnaturelle, aboutit
néanmoins à réduire le sommaire de la foi, dépouillée des superstruc-
tures ecclésiastiques et surcharges théologiques. Le christianisme loc-
kien, non confessionnel, se contente d'affirmer la messianité du Christ
et sa résurrection, selon le témoignage des évangélistes et des apôtres.
Les épîtres de Paul sont déjà alourdies par des enseignements superfé-
tatoires ; il faut s'en tenir aux interprétations simples, les plus accessi-
bles à l'ensemble des hommes. Jésus est un homme de Dieu, un révé-

128 LOCKE, Essai philosophique concernant l'entendement humain, 1690 ; trad.


P. Coste, 1700, 1. IV, ch. XIX, art. 4.
129 Ibid.
130 L. STEPHEN, History of english Thought in the I8th century, éd. citée, p. 94.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 126

lateur [95] des volontés de Dieu ; mais Locke laisse de côté tout ce qui
concerne la divinité du Christ, ainsi que les subtilités théologiques de
la doctrine de la Trinité. Ses liaisons avec les arminiens et sociniens
de Hollande, avec les latitudinaires britanniques donnent à penser qu'il
est proche des antitrinitaires, ainsi d'ailleurs que son ami Newton. Le
socinianisme, traqué et dénoncé au XVIIe siècle, bien loin d'avoir dispa-
ru au XVIIIe, existe un peu partout de façon diffuse. Il n'a perdu que son
nom, car il est demeuré l'une des tendances vivantes du christianisme
anglo-américain ; les églises unitariennes, que le théologien, historien
et chimiste Joseph Priestley (1733-1804) introduisit aux États-Unis, se
sont maintenues jusqu'à nos jours sans cesser d'affirmer leur identité
chrétienne.
Les difficultés relatives à la Trinité sont l'effet du choc en retour de
la raison sur la religion. Jésus n'a pas enseigné ce dogme ; il n'a ensei-
gné aucun dogme ; ceux-ci sont le produit de l'activité des théologiens
opérant à partir des textes sacrés selon des normes de leur invention.
L'Incarnation, la Trinité seront des points névralgiques de la pensée
religieuse au XVIIIe siècle ; ils figurent parmi les principaux mystères
de la théologie chrétienne. Or le mystère défie la raison ; il se veut
transrationnel ; il fonde les développements des théologiens, mais se
fonde lui-même sur une décision gratuite attribuée à Dieu en person-
ne, puisque c'est sa volonté transcendante qui a imposé au respect, à la
piété des hommes cette clause irréductible à l'analyse.
La question est posée par Malebranche, dans une lettre de 1714, où
il maintient que les vérités de foi sont inaccessibles à la raison dé-
monstrative : « Démontrer, proprement, c'est développer une idée clai-
re et en déduire avec évidence ce que cette idée renferme nécessaire-
ment — et nous n'avons, ce me semble, d'idées assez claires, pour fai-
re des démonstrations, que celles de l'étendue et des nombres. L'âme
même ne se connaît nullement ; elle n'a que le sentiment intérieur d'el-
le-même et de ses modifications. Étant finie, elle peut encore moins
connaître les attributs de l'infini. Comment donc faire sur cela des dé-
monstrations ? Pour moi, je ne bâtis que sur les dogmes de la foi dans
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 127

les choses qui la regardent, parce que je suis certain, par mille raisons,
qu'ils sont solidement posés 131. »
La spécificité des « dogmes de la foi » est une pierre d'achoppe-
ment pour la raison. Le pieux Malebranche admet sans difficulté
l'humiliation d'une faculté qui participe de la déchéance de la nature
humaine. La foi, qui est de l'ordre de la grâce, transcende les exigen-
ces de la pensée. Locke ne consent pas ce sacrifice de l'intellect : Jésus
a parlé aux hommes ; s'il leur a donné un enseignement, c'est qu'il fai-
sait confiance à leur faculté de réflexion. Les paroles des évangiles
sont simples ; l'évidence surnaturelle ne contredit pas les certitudes
naturelles, sans quoi le Christ n'aurait pu être entendu par les gens
simples auxquels s'adressait sa prédication. Les théologiens, pour im-
poser les dogmes dont ils ont surchargé la parole du Christ, s'appuient
sur l'autorité de l'église, sur [96] la tradition. Or il n'y avait, du vivant
de Jésus, ni église instituée, ni tradition dogmatique ; si Jésus n'avait
pas besoin de s'appuyer sur ces fondements pour convaincre ses disci-
ples, dont la foi demeure exemplaire, on ne voit pas pourquoi les chré-
tiens d'à présent devraient accepter une mutilation de la pensée, en se
soumettant passivement à des « mystères » dont le maître des Évangi-
les n'a rien dit.
Locke dénonce l'usurpation des théologiens, qui s'affirme déjà dans
les épîtres de saint Paul. La critique de la théologie procède de la mê-
me intention que la critique de la connaissance ; il s'agit de mener à
bien un décapage de l'espace mental, que les faiseurs de théories et de
systèmes ont encombré de constructions abusives. L'esprit humain,
conscient de ses forces et de ses limites, doit décider de ses engage-
ments en connaissance de cause. L'intention du christianisme n'est pas
de mutiler, mais d'amener à son plein développement l'humanité de
l'homme. Le thème, déjà présent chez Spinoza, d'une pédagogie divi-
ne, se conjugue au siècle des Lumières avec celui du progrès, du déve-
loppement graduel des sociétés humaines vers un état de civilisation
plus près de la perfection. De là le nouveau visage du Christ comme
agent actif de cette « éducation de l'humanité », dont parlera Lessing.

131 MALEBRANCHE, Lettre à Dortous de Mairan, 6 septembre 1714, dans


Correspondance avec Dortous de Mairan, p. p. Joseph MOREAU, Vrin,
1947, pp. 171-172.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 128

Locke est l'un des premiers partisans de cette religion réconciliée


avec la nature, où le poids du péché compte moins que la bonne vo-
lonté de l'individu moral, capable d'accepter librement un enseigne-
ment adressé à des hommes libres. Il publie en 1695 un traité intitulé
Le christianisme raisonnable, tel qu'il est annoncé dans les Écritures
(The reasonableness of Christianity as delivered in the Scriptures),
puis, en 1705, Un essai de compréhension des Épîtres de saint Paul
d'après saint Paul lui-même (An Essay of the understanding of Saint
Paul's Epistles by consulting Saint Paul himself). Le sort particulier
fait aux textes de saint Paul souligne la diversité intrinsèque du Nou-
veau Testament. Les épîtres de Paul doivent être interprétées en fonc-
tion de la situation concrète des premières églises chrétiennes ; il faut
débarrasser les écrits de l'apôtre des spéculations théologiennes accu-
mulées qui en barrent l'accès. Une fois écarté le camouflage scolasti-
que, la vérité évangélique cesse d'être l'enjeu de surenchères intellec-
tuelles ; elle est l'exigence pratique d'une vie honnête, conforme au
modèle défini par le maître divin des Ecritures.
L'évacuation du mystère religieux, esquissée par Locke, est bientôt
radicalisée par l'Irlandais John Toland (1671-1722), esprit original,
passé à seize ans du catholicisme au protestantisme, homme de grande
culture en même temps que plumitif besogneux, redevable de son pain
quotidien à des protections aristocratiques. En dehors d'écrits de po-
lémique politique et religieuse, Toland est l'auteur d'un livre dont le
titre résume le sens : Le christianisme sans mystère, traité montrant
qu'il n'y a rien dans l'Évangile qui soit contraire à la raison ou au-
dessus d'elle (Christianity not mysterious, or a Treatise showing that
there is nothing in the Gospel contrary to reason nor above it, 1696).
Locke avait réalisé un compromis entre la religion traditionnelle et la
nouvelle philosophie, dans l'esprit des Latitudinaires ; Toland va plus
loin, en affirmant résolument le primat de la lumière naturelle, appelée
seule à fournir le critère [97] de validité des affirmations procédant de
la lumière surnaturelle ; surtout, il adopte le ton d'une agressivité réso-
lue contre les déviations qu'il dénonce. Les mystères de la religion
sont des abus de conscience sans lesquels « nous n'entendrions jamais
parler de la transsubstantiation, et autres fables ridicules de l'église de
Rome, ni d'aucune de ces ordures orientales, qui se sont presque tou-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 129

tes déversées dans notre bourbier occidental 132 ». Le papisme sert de


prête-nom pour l'ensemble des doctrines religieuses non perméables à
la simple raison, discréditées en tant qu'apports et surcharges des su-
perstitions juives et païennes à la simple révélation naturelle. Le sys-
tème sacramentel est abusif ; la religion se résorbe dans la morale. La
révélation chrétienne n'est pas la seule ; il existe d'autres livres sacrés ;
comment reconnaître la validité de tel ou tel, si ce n'est par l'arbitrage
rationnel ? Un tel arbitrage ne saurait faire droit à des prétentions
contraires à la raison, ou qui prétendait échapper à son contrôle.
Les idées du sage Locke, en leur expression mesurée, n'avaient pas
suscité de réactions majeures ; Toland connut un effet de scandale ;
son livre fut censuré et brûlé par autorité de justice. Les défenseurs de
l'orthodoxie s'efforcèrent de maintenir l'intégrité de la foi menacée ;
mais la situation se trouvait transformée du fait même que certaines
choses avaient été dites. Un disciple de Locke affirma hautement que
les erreurs papistes avaient contaminé les églises protestantes elles-
mêmes ; il faut revenir au principe de la Réforme et donner son plein
sens à la liberté de conscience. Telle est la thèse soutenue par Antho-
ny Collins (1676-1729), dans un livre paru anonymement en 1713 :
Un discours sur la liberté de pensée, suscité par la naissance et le dé-
veloppement d'une secte appelée « libres penseurs » (A Discourse of
Free-Thinking, occasioned by the rise and growth of a sect called
free-thinkers).
L'expression « libre pensée », appelée à un bel avenir, désigne
« l'usage de l'entendement pour tenter de découvrir le sens de toute
proposition, quelle qu'elle soit, en considérant la nature des éléments
favorables ou défavorables, et en prononçant son jugement en
conformité avec la force ou la faiblesse résultant de la balance de ces
témoignages 133 ». Le libre exercice du jugement est une fin en soi ; la
raison critique doit prévaloir, même en matière de religion, où elle est
seule capable d'écarter la superstition. La libre pensée correspond à la
raison d'être du protestantisme, qui représente une forme de christia-
nisme librement consenti, par opposition aux superstitions papistes,
lesquelles engendrent l'incroyance. Bien des points sont obscurs dans
les Écritures et dans la doctrine chrétienne, ce qui suscite des contro-

132 TOLAND, Christianity not mysterious..., London, 1696, p. 25.


133 A Discourse of Free-Thinking..., London, 1713, p. 5.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 130

verses entre les diverses confessions, et même entre représentants


d'une même confession. Le texte de la Bible n'est pas parfaitement
établi, et le canon lui-même donne lieu à contestation. En l'absence de
la liberté de penser, les hommes sont réduits à recevoir une religion
toute faite par les soins des prêtres, qui les maintiennent en enfance,
au risque de susciter la révolte de [98] ceux qui n'acceptent pas une
telle discipline ; « de telle sorte que l'ignorance est le fondement de
l'athéisme, et la libre pensée son remède. La libre pensée peut produi-
re des athées ; cependant ils seront toujours en moins grand nombre si
la libre pensée est permise que si elle est empêchée 134 ». Les incerti-
tudes de l'histoire et de l'exégèse bibliques, les contradictions de la
doctrine sont telles que le bon sens commande de laisser à chacun la
libre disposition du jugement en ces matières 135. Collins évoque la
longue tradition des libres esprits qui honorent l'humanité : Socrate
était « un très grand libre penseur 136 » ; après lui Aristote, Épicure,
Sénèque, mais aussi Salomon et les Prophètes, Origène, puis Érasme,
Bacon et Hobbes, comme aussi Descartes, Gassendi, Grotius, Herbert
de Cherbury, Henry More, Cudworth, William Temple et Locke.
Cette énumération, qui rassemble aussi bien des Christian virtuosi
que des Latitudinaires, dresse un palmarès du libéralisme européen.
Collins est proche de Locke, de Toland, de Shaftesbury ; il a fréquenté
les libres esprits qui vivent en Hollande, Desmaiseaux, l'ami de Bayle,
et Jean Le Clerc. Le Discourse of Free-Thinking apparaît comme la
profession de foi d'une intelligentsia européenne, qui s'enhardit jus-
qu'à formuler publiquement des pensées jusque-là réservées par pru-
dence. La libre pensée sonne le glas de l'esprit d'orthodoxie et de la
méthode d'autorité ; la réflexion ne doit céder qu'à sa propre évidence.
Le christianisme n'est pas rejeté en tant que tel ; sa validité n'est admi-
se que dans la mesure où il ne contredit pas les exigences de l'enten-
dement ; il avait bénéficié jusque-là d'une exception de juridiction ; il
devient un domaine de pensée comme les autres, sans privilège d'ex-
territorialité.
Cette résorption du mystère ne prend pas nécessairement un carac-
tère révolutionnaire. On la trouve déjà chez un Leibniz, dans son op-

134 Op. cit., p. 105.


135 Ibid., pp. 98-99.
136 P. 123.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 131

position à l'intégrisme de Bossuet : « Pour sauver l'homme du pessi-


misme et de l'incroyance, pour délivrer la société de tous les sépara-
tismes, Leibniz croit qu'il vaut mieux, en une époque où bien des gens
ne respectent guère la Révélation toute seule et les miracles, montrer
qu'il n'est rien dans la foi qu'on ne puisse accorder avec la raison, et
que les dogmes sont susceptibles d'une explication rationnelle qui leur
permet de triompher de toutes les objections. Pour lui, seules les lu-
mières de la raison sont infaillibles. Bossuet ne peut entretenir que de
la défiance à l'égard d'une métaphysique qui prétend englober les
mystères mêmes et les rendre accessibles à une raison obscurcie et
déchue 137. » Le Christ de Leibniz n'est guère différent de celui de
Spinoza, de Lessing ou de Kant ; sa mission revêt le caractère d'une
pédagogie à l'usage du genre humain : « Jésus-Christ acheva de faire
passer la religion naturelle en loi, et de lui donner l'autorité d'un dog-
me public. Il fit lui seul ce que tant de philosophes avaient en vain tâ-
ché de faire ; et les chrétiens ayant enfin eu le dessus dans l'Empire
romain, maître de la meilleure partie [99] de la terre connue, la reli-
gion des sages devint celle des peuples. Mahomet depuis ne s'écarta
point de ces grandes lignes de la théologie naturelle 138... »
La Théodicée paraît en 1710. Leibniz a rencontré Toland à Hano-
vre en 1701 ; il a lu le Christianisme sans mystère, paru en 1696 ; bien
loin d'en être scandalisé, il en reprend à son compte la thèse fonda-
mentale. Il écrit en 1709 à son amie l'Électrice Sophie : « Je suis per-
suadé que la religion ne doit rien avoir qui soit contraire à la raison
(...) J'entends par raison non pas la faculté de raisonner, qui peut être
bien et mal employée, mais l'enchaînement des vérités qui ne peut
produire que des vérités, et une vérité ne saurait être contraire à une
autre (...) Il nous faudrait des missionnaires de la raison en Europe,
pour prêcher la religion naturelle, sur laquelle la Révélation même est
fondée, et sans laquelle la religion sera toujours mal prise 139. »
Leibniz est le témoin d'un état d'esprit qui sera communément ad-
mis au XVIIIe siècle, en dépit de quelques résistances. Le primat de la

137 Émilienne NAERT, Leibniz et la querelle du pur amour, Vrin, 1959, p. 45.
138 Préface de la Théodicée ; Œuvres philosophiques de Leibniz, p. p. P. JANET,
Alcan, 1900, t. II, p. 3.
139 Lettre à l'Électrice Sophie, avril 1709, dans O. KLOPP, LEIBNIZ, Historisch-
politische und staatwissenschaftliche Schriften, t. IX, p. 300.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 132

religion naturelle entre dans les mœurs conceptuelles des Lumières.


Selon Kant, « le christianisme, c'est l'idée de la religion qui d'une fa-
çon générale doit être fondée sur la raison et être en cette mesure natu-
relle 140 ». Le Christ correspond à 1' « idée personnifiée du bon prin-
cipe 141 » ; le Jésus historique doit être authentifié par sa référence aux
exigences fondamentales de la pensée : « Même le Juste de l'Évangile
doit être comparé à notre idéal de perfection morale avant d'être re-
connu pour tel 142. » Le Christ a priori de la raison légitime le Christ a
posteriori de l'histoire ; le Christ kantien est venu apporter l'Évangile
de la raison pratique, de même que la Bonne Nouvelle du Christ de
Spinoza se trouvait en substance dans l’Éthique. Raison et Révélation
ne constituent pas deux sources distinctes de la morale et de la reli-
gion ; « en toutes choses, l'ultime pierre de touche (Probirstein) de la
validité d'un jugement ne peut être cherchée que dans la seule raison
(...) Toute foi, même la foi historique, doit être rationnelle (car l'ultime
pierre de touche de la vérité est toujours la raison 143...) » affirme l'au-
teur de la Critique de la raison pure dans un essai au titre significatif :
Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?, dirigé contre le fidéisme
irrationaliste de Jacobi.
Le rationalisme religieux de Locke, de Leibniz et de Kant s'affirme
dans un climat de pensée moins perturbé que le climat français ; mais
Voltaire lui-même, s'il s'exprime sur un autre ton, ne dit pas autre
[100] chose. La religion naturelle, dépouillée des additions superflues,
est une religion universelle ; c'est d'elle que se réclame le jeune Dide-
rot, avant sa conversion à l'athéisme : « Cette religion est préférable à
toutes les autres, qui ne peut faire que du bien et jamais de mal. Or
telle est la loi naturelle, gravée dans le cœur de tous les hommes. Ils
trouveront tous en eux-mêmes des dispositions à l'admettre, au lieu
que les autres religions, fondées sur des principes étrangers à l'homme
et par conséquent nécessairement obscurs pour la plupart d'entre eux,
ne peuvent manquer d'exciter des dissensions. D'ailleurs il faut admet-

140 KANT, Le conflit des Facultés, 1798, trad. GIBELIN, Vrin, 1935, p. 49.
141 La religion dans les limites de la simple raison, 1793, trad. TREMESAYGUES,
Alcan, 1913, p. 68.
142 Fondement de la métaphysique des Mœurs, 1785, trad. H. LACHELIER,
Hachette, p. 35.
143 KANT, Was heisst : Sich im Denken orientiren ? (1786) ; Werke, édition de
l'Académie de Berlin, Band VIII, p. 140.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 133

tre ce que l'expérience confirme. Or il est d'expérience que les reli-


gions prétendues révélées ont causé mille malheurs, armé les hommes
les uns contre les autres, et teint toutes les contrées de sang. Or la reli-
gion naturelle n'a pas coûté une larme de sang 144. »

II. La démystification du christianisme :


critique de l’enthousiasme.

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Le choc en retour de la révélation naturelle sur la révélation surna-


turelle entraîne la dissolution du mystère, dont les sombres intuitions
sont incompatibles avec l'exigence fondamentale des Lumières. Dé-
pouillées des éléments obscurs dont elles s'enveloppent, les religions
cessent de paraître irréductibles les unes aux autres : « Ne pourrait-on
pas dire, écrit Diderot, que toutes les religions du monde ne sont que
des sectes de la religion naturelle, et que les Juifs, les Chrétiens, les
Musulmans ne sont que des naturalistes hérétiques et schismati-
ques 145 ? » L'histoire des religions apparaît comme une série de fu-
nestes malentendus, les hommes ayant choisi de tourner le dos aux
évidences fondamentales, pour se complaire en des aliénations de leur
raison.
Bon nombre de penseurs ont le sentiment que le moment est venu
d'ouvrir les yeux sur le fait que les grandes religions, infidèles à leurs
principes déclarés, ont été victimes d'une intoxication collective. L'in-
tolérance, les persécutions, les guerres de religion, les massacres ja-
lonnent l'histoire d'une religion qui a perdu la raison. Il faut mettre fin
à cette histoire de la déraison pour inaugurer l'histoire de l'humanité
rendue à sa destination véritable. Lucrèce déjà se scandalisait des
maux engendrés par la foi religieuse ; les esprits éclairés, même s'ils
font profession de christianisme, éprouvent le besoin de se désolidari-
ser d'une trop longue série d'épisodes criminels qui consacrent la fail-
lite d'un certain type d'attitudes et de comportements et portent un té-

144 DIDEROT, De la suffisance de la religion naturelle, 1747, art. 13 ; Œuvres,


éd. Assezat, t. I, p. 270.
145 Ibid., p. 271.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 134

moignage accablant contre la validité des professions de foi dont elles


procèdent.
Ou bien toutes les religions sont fausses, ou bien elles ont été dé-
viées de leur sens et corrompues par des facteurs inhérents à la nature
humaine ou à l'institution sociale. Pour ramener le message religieux à
sa pureté, il faut instituer une psychopathologie qui remontera aux
sources du mal. Les excès des guerres de religion ont suscité l'avène-
ment d'une [101] anthropologie religieuse, soucieuse de mettre en lu-
mière la génération et la corruption de la foi. C'est dans l'Angleterre
du XVIIe siècle que ces analyses semblent s'être développées d'abord,
sous la double influence de l'empirisme baconien et de l'expérience
des incessants et sanglants conflits où les motivations religieuses sus-
citeront des fanatismes contradictoires : les catholiques, les anglicans,
les presbytériens de Cromwell se disputent le pouvoir avec des fortu-
nes diverses, invoquant les volontés de Dieu au service des ambitions
humaines. Les témoins de l'absolu trouvent dans ces affrontements
toutes sortes d'occasions pour susciter les passions en les décorant
d'intentions eschatologiques, ce qui les rend inexpiables, comme si
l'avènement du règne de Dieu vouait le domaine humain à un anéan-
tissement fratricide.
La désillusion vient à la longue, et le découragement, avec la ré-
flexion. Les platoniciens de Cambridge, paisibles professeurs d'uni-
versité, sont des témoins de leur temps. Les Anglais en ont assez des
horreurs de la guerre, et la paix anglaise ne peut être qu'un armistice
des religions. Un esprit équilibré qui dresse le bilan des atrocités pieu-
ses dans les îles britanniques, pour la plus grande gloire de Dieu, de-
puis le temps d'Henri VIII, ne peut manquer de se demander si l’homo
religiosus ne représente pas une perversion dangereuse de l’homo hu-
manus. Inquisiteurs et bourreaux, les zélateurs des fanatismes parais-
sent des champions du démon plutôt que de Jésus-Christ. La passion
religieuse se déchaîne au nom de l'absolu, ce qui constitue la plus ir-
réductible de toutes les folies. L'esprit mécaniste, qui étend sa juridic-
tion à l'ensemble du domaine humain, s'attache à réduire les phéno-
mènes démoniaques à une intelligibilité positive. Montaigne avait
donné l'exemple : sorcières et possédés ne sont que des malades, esti-
mait-il, et doivent être traités comme tels. Les nations d'Occident,
lorsque vient la fin du XVIIe siècle, se rallient peu à peu à son juge-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 135

ment 146. Le comportement des fanatiques pourrait relever non de la


sainteté, mais de l'aliénation mentale.
Ce renversement des valeurs est amorcé dans l'Angleterre du XVIIe
siècle, où il peut faire l'objet d'un libre débat qui ne met pas en cause
l'autorité de l'église. La conscience fanatique se réclame de Dieu ; elle
s'attribue le bénéfice d'une inspiration directe, en dehors des hiérar-
chies ecclésiastiques et des cheminements sacramentels. Dans un pays
où les sectes demeuraient nombreuses et passionnées, les exemples
abondent de cette religion sauvage, incarnée par des individus ou de
petits groupes d'irréguliers. On peut donc entreprendre, au nom de
l'ordre et de la discipline, de dénoncer ces dangereux abus. Luther
avait pris parti contre les anabaptistes et leurs exactions ; Calvin avait
dénoncé ceux qu'il appelait, d'un mot nouveau, les « libertins ». Nom-
breux sont dans les temps troublés les porte-parole de l'Esprit Saint,
fauteurs de troubles d'autant plus redoutables qu'ils prétendent bénéfi-
cier de révélations personnelles urgentes. Leurs prophéties s'accompa-
gnent [102] de phénomènes surprenants : tremblements, convulsions,
usages de langues incompréhensibles, paroxysmes affectifs et mo-
teurs, qui évoquent certains épisodes des Écritures et déclenchent par-
fois chez les témoins des comportements analogues. L'histoire des re-
ligions comporte de tels épisodes de fascination collective, qui mobili-
sent les masses pour quelque proche ou lointaine croisade, dans le dé-
ferlement d'énergies libérées par l'intervention du prophète. La cons-
cience chrétienne tend à interpréter les réalités naturelles selon les
normes et valeurs du surnaturel ; elle attribuera les phénomènes en
question à l'action de Dieu ou à celle du démon, et les traitera en
conséquence. L'attitude rationnelle dissociera le surnaturel valable de
celui qui ne l'est pas. Sans mettre en question l'authenticité de la révé-
lation chrétienne, on insistera sur le caractère simple et humainement
intelligible de l'enseignement du Christ. Le Jésus des Évangiles n'a
rien d'un convulsionnaire, dans l'ordre physique comme dans l'ordre
moral. Le déchaînement des puissances obscures correspond à une
dénaturation de la spiritualité, sous l'effet des forces occultes de la
personnalité qui doivent être interprétées non pas en langage théologi-

146 Cf. G. GUSDORF, La révolution galiléenne, Payot, 1969, t. I, pp. 174 sqq. :
La fin des sorcières.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 136

que, mais en langage psychologique. Telle est la mutation du regard,


commandée par la révolution mécaniste.
La psychopathologie religieuse est une perversion de l'exigence
chrétienne par des facteurs purement humains. La superstition est une
dénaturation de la religion par des éléments qui ne relèvent pas de la
dimension du sacré ; il ne s'agit ni de Dieu ni du diable, mais d'une
maladie de l'imagination dont les pulsions contaminent la pensée. Un
platonicien de Cambridge, John Smith (1618-1652), consacre un petit
traité, De la prophétie, à établir des distinctions entre les vrais prophè-
tes, illuminés par Dieu, qui jamais n'« aliènent l'intelligence », et les
« imposteurs enthousiastes de notre époque », victimes d'un délire,
accompagné de rêves fantastiques. Smith s'appuie sur l'analyse des
textes bibliques et se prononce pour le choix du contexte mental
comme critère d'authenticité. Le vrai prophète est un homme équili-
bré, dont la vie entière atteste la santé psychologique ; le faux prophè-
te est un déséquilibré aussi bien dans son prétendu rapport à Dieu que
dans ses rapports avec les hommes.
La prophétie authentique, exempte de toute frénésie visionnaire,
est le fait d'un homme éveillé et pleinement maître de soi : « Cette es-
pèce d'inspiration divine a toujours été plus paisible et sereine que
l'autre type de prophétie ; elle n'impose pas un tel accablement et
n'agit pas sur l'imagination car, quoique les hagiographes ou écrivains
sacrés se soient toujours exprimés sous forme de paraboles et de simi-
litudes, ce qui est le langage de l'imagination, néanmoins ils semblent
ne s'être servis de cet appareil de langage que pour proposer leur
conception des choses divines d'une manière plus frappante, alors
qu'en elle-même elle était plus dépouillée et simple, comme cela se
produit en toute autre espèce d'écrits 147. » Il y a un bon et un mauvais
usage de l'inspiration ; [103] selon Willey, John Smith est parvenu à
écrire une histoire naturelle d'un processus prétendument surnaturel.
Le prophète digne de foi est le philosophe, qui possède l'intelligence
véritable des choses, dans leur cohérence et leur contexture. « C'est
cette maîtrise des premiers principes qui assurait la prééminence de
Moïse, et en faisait un philosophe-roi selon la conception platonicien-

147 John SMITH, Of Prophecy, édité en 1660 ; dans Basil WILLEY, The seven-
teenth century Background, ch. vin, New York. Doubleday Anchor Books,
pp. 153-154.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 137

ne 148. » La tradition religieuse exprime sous forme de complexes hié-


roglyphes des enseignements simples. Or, les hiéroglyphes agissent
souvent comme des invitations aux dévergondages de l'imagination et
à la frénésie des comportements et des mœurs.
La réduction de la révélation surnaturelle dans les limites de la ré-
vélation naturelle avait pour conséquence la diminution capitale, sinon
la complète élimination, du mystère religieux. L'anthropologie reli-
gieuse tend à une démystification de la religion, dépouillée de tous les
oripeaux dont l'ont surchargée les fanatismes contradictoires des pas-
sions humaines. Cette démystification est le fait de chrétiens convain-
cus, hommes de foi et de bonne foi, qui ont compris, à la lumière des
conflits dont ils sont les témoins, les victimes et peut-être les acteurs,
la nécessité d'une révision des valeurs chrétiennes. La piété qui dégé-
nère en fanatisme est devenue folle ; il faut tirer la chrétienté des voies
sans issue où elle s'est fourvoyée, en définissant ce qui est l'unique
nécessaire de l'enseignement religieux authentique.
Locke appartient à la même famille spirituelle que les latitudinaires
et les virtuoses chrétiens, théologiens libéraux ou savants appliqués à
mettre en œuvre l'esprit de la philosophie expérimentale. Selon un tex-
te de jeunesse, « la véritable cause de l'essor de la superstition n'est en
fait qu'une conception erronée de la divinité, qui la rend redoutable et
terrible, dans sa rigueur impérative ; qui la représente comme dure et
prompte à la colère, et pourtant impuissante, et facile à apaiser au prix
de quelques dévotions courtisanesques, surtout si elles s'accompa-
gnent de démonstrations cérémonielles et d'une solennelle tristesse
d'esprit. Cette racine de la dévotion bourgeonne parfois en magie et en
exorcismes, et souvent en rites pédantesques, en vaines observances
matérielles et temporelles, comme Théophraste l'a abondamment
montré. La superstition est constituée par l'appréhension d'un mal qui
vient de Dieu ; elle espère, au prix de sollicitations de pure forme et
tout extérieures, parvenir à l'apaiser sans consentir une véritable amé-
lioration de la vie 149 ».
La superstition falsifie l'image de Dieu ; elle dénature la divinité en
même temps que l'humanité. La recherche de Dieu selon le christia-

148 WILLEY, ibid., p. 154.


149 LOCKE, Extrait du Commonplace Book (vers 1661 ?) ; in The Life of John
Locke by lord KING, vol. n, London, 1830, new édition, p. 101.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 138

nisme ne saurait être dissociée d'un accomplissement spirituel. Les


religions païennes se contentaient d'exiger de leurs fidèles des obser-
vances rituelles irrationnelles ; le christianisme, tel que Jésus l'a prê-
ché, est un culte raisonnable, en esprit et en vérité ; mais la tentation
païenne [104] survit à l'intérieur des églises chrétiennes, comme l'at-
teste le cérémonial du papisme, les rites et pratiques de nature tout
extérieure dont il s'accompagne. La Réforme a été une réaction salu-
taire contre cette tentation constante d'abandonner la religion de l'es-
prit pur pour s'en tenir à des observances de caractère imaginatif et
folklorique.
Ce détournement de la conscience religieuse ne serait pas possible
s'il ne s'appuyait sur certaines dispositions inhérentes à la nature hu-
maine. Les directives et tentations extérieures mobilisent les passions
imaginatives, pièges où se laisse prendre la conscience rationnelle.
Les analyses des psychologues anglais sont parallèles à celle de Spi-
noza. Selon le Tractatus theologico-politicus (1670), qui corrobore
certaines indications de l'Éthique, la religion populaire se développe
au niveau de la conscience confuse et inadéquate et des passions ima-
ginatives ; la piété populaire, fascinée par les sollicitations extérieures,
implique une dégénérescence de l'exigence religieuse, détournée de
ses fins et appliquée à des objets absurdes.
Les libéraux donnent le nom d'enthousiasme à l'illusion propre à
celui qui se croit directement inspiré par Dieu, et s'arroge le droit de
faire respecter ses volontés. L'enthousiaste se croit plein de Dieu, alors
qu'il n'est imbu que de lui-même. Locke a analysé le phénomène dans
l'Essai sur l'entendement humain (1690). L'enthousiasme, « sans être
fondé sur la raison ou sur la révélation divine mais procédant de
l'imagination d'un esprit échauffé ou plein de lui-même, n'a pas plutôt
pris racine quelque part, qu'il a plus d'influence sur les opinions et les
actions des hommes que la raison ou la révélation, prises séparément
ou jointes ensemble ». Cette inflation de la subjectivité exerce sur
l'esprit une domination tyrannique ; « car les hommes ont beaucoup de
penchant à suivre les impulsions qu'ils reçoivent d'eux-mêmes (...)
Une pensée dominante s'étant une fois emparée de l'esprit, comme un
nouveau principe, emporte aisément tout avec elle, lorsque s'élevant
au-dessus du sens commun, et délivrée du joug de la raison et de l'obs-
tacle de la réflexion, elle s'est transformée en une autorité divine et
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 139

lorsqu'elle est en même temps soutenue par notre inclination et par


notre propre tempérament 150 ».
Ainsi se trouve esquissée une psychopathologie de l'inspiration re-
ligieuse. « Dans tous les siècles, les hommes en qui la mélancolie
s'unit à la dévotion, et à qui la bonne opinion qu'ils avaient d'eux-
mêmes a persuadé qu'ils avaient une plus étroite familiarité avec Dieu
et plus de part à sa faveur que les autres hommes, se sont souvent flat-
tés d'avoir un commerce immédiat avec la divinité, et de fréquentes
communications avec l'esprit divin 151. » On ne doit pas croire l'en-
thousiaste sur parole. Ou bien ses prétendues révélations sont confor-
mes à la raison et à l'enseignement [105] général de la foi chrétienne,
ou bien elles ne s'y laissent pas ramener ; dans le premier cas, l'en-
thousiasme n'apporte rien de neuf, il est inutile ; dans le second, il est
un faux témoin de la religion chrétienne, et risque d'entraîner des
conséquences graves. Il importe donc de le dénoncer avec rigueur :
« Quelle autre cause peut être plus propre à nous précipiter dans les
erreurs les plus extravagantes, que de prendre ainsi notre propre fan-
taisie pour notre suprême et unique guide, et, de croire qu'une proposi-
tion est véritable, ou qu'une action est juste, seulement parce que nous
la croyons ? La force de nos persuasions n'est nullement une preuve
de leur rectitude (...) Et comment expliquer autrement ce fanatisme
ardent et intraitable dans des partis différents et directement oppo-
sés 152 ? »
Le langage de Locke est celui du bon sens, au moment où la révo-
lution de 1688, dont l'auteur des deux Traités sur le gouvernement
civil a été le théoricien, inaugure pour l'Angleterre une ère de coexis-
tence enfin pacifique entre les religions. L'Essai sur l'entendement
humain a été un des textes fondamentaux des Lumières ; sa diffusion à
travers l'Europe a contribué à l'établissement d'un nouvel état d'esprit
à l'égard de phénomènes désormais considérés comme aberrants.
Chrétien non moins convaincu que Locke, Leibniz éprouve une répu-

150 LOCKE, Essai philosophique concernant l'entendement humain, 1. IV, ch.


XIX, art. 7 ; trad. COSTE ; cf. aussi R. A. KNOX, Enthusiasm, a chapter in
the history of religion with spécial référence to the 17h and 18th centuries,
Oxford, 1950 ; G. WILLIAMSON, The Restoration revolt against Enthuisasm,
dans Seventeenth century Contexts, London, 1960.
151 LOCKE, ibid., art. 5.
152 Ibid., art. 11.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 140

gnance certaine pour les influences irrationnelles, même en matière de


religion ; « j'ai peur, écrit-il, que ceux qui disent sentir un je ne sais
quoi, qu'ils ne sauraient exprimer, ne soient éblouis par de fausses
lueurs de l'imagination, qu'ils prennent pour les lumières du Saint-
Esprit 153 ». L'auteur de la Théodicée adopte une attitude réservée à
l'égard des illuminés, piétistes et quiétistes de toute espèce ; même de
bonne foi, ils risquent d'être victimes d'une confusion mentale et mo-
rale à laquelle seul peut remédier l'exercice de la raison critique, appe-
lée à se prononcer sur l'authenticité chrétienne de l'affirmation 154.
L'Europe des Lumières, sans rejeter le principe de l'inspiration re-
ligieuse, entend se désolidariser de tous les extrémismes. Le christia-
nisme libéral est une religion du juste milieu, opposé à ce qui déshu-
manise l'homme. L'enthousiasme prétend transcender la condition
humaine en se réclamant de Dieu, mais en fait cette transcendance
n'est pas une transcendance par le haut, une transascendance, c'est
seulement une transcendance par le bas, une transdescendance, une
descente aux enfers de la personnalité. Tel est le point de vue soutenu
par Shaftesbury, [106] petit-fils d'un patron de Locke, dans sa Lettre
concernant l'enthousiasme (1708).
Shaftesbury rappelle l'histoire de Pan qui épouvantait ses adversai-
res à l'aide de clameurs répercutées et amplifiées par les échos des ro-
chers et cavernes. D'où le caractère « panique » des émotions soule-
vées dans une multitude, avec l'appui de la sympathie. « C'est ainsi
que la fureur populaire peut être appelée panique, lorsque la rage des
gens, comme nous l'avons parfois éprouvé, les a mis hors d'eux-
mêmes, en particulier lorsque la religion s'y mêle. Dans cette situa-

153 LEIBNIZ, Lettre à Morell, 29 septembre 1698 ; dans GRUA, LEIBNIZ, Textes
inédits d'après les manuscrits de la Bibliothèque de Hanovre, P. U. F., 1948,
t. I, P. 137.
154 Cf. ce texte daté de 1687 (dans GRUA, op. cit., t. I, p. 79) : « il est facile de
donner dans l'illusion, témoin Valentin Weigelius, Antoinette de Bourignon
et Jacob Boehme, artisan de Lusace, mais d'un esprit élevé, et dont les
expressions sont admirées par des personnes savantes, tellement que même
la princesse Elisabeth, sœur de feu l'Électeur Charles Louis, qui était une des
plus judicieuses personnes du monde, ne laissa pas d'y trouver quelque goût,
et cependant je crois que cet artisan souvent ne s'entendait pas lui-même »
(cf. E. NAERT, Leibniz et la nouvelle querelle du pur amour, Vrin, 1959, pp.
23 sqq).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 141

tion, de simples regards propagent l'infection. La fureur vole de visage


en visage, et la maladie est transmise en même temps qu'aperçue (...)
Il y a bien des paniques dans l'humanité en dehors de celles de la peur.
C'est ainsi que la religion aussi est panique, lorsque se déchaîne un
enthousiasme de quelque nature que ce soit, comme il arrive souvent,
en des occasions déprimantes (on melancholy occasions). Des vapeurs
s'élèvent naturellement, en particulier dans les circonstances défavo-
rables, lorsque les esprits' des hommes sont déprimés (when the spirits
ofmen are low), comme il arrive dans les calamités publiques, lors des
perturbations météorologiques ou diététiques, ou dans le cas de cata-
clysmes naturels : tempêtes, tremblements de terre ou autres prodiges
surprenants 155... »
La psychopathologie est complétée par une psychologie collective
et par une psychophysiologie mécaniste, dont Malebranche avait déjà
traité au deuxième livre de la Recherche de la Vérité (1674), sous le
titre « De la communication contagieuse des imaginations fortes ». La
réflexion de Shaftesbury est motivée par l'affaire des prophètes céve-
nols, réfugiés camisards français, dont les manifestations eschatologi-
ques avaient soulevé une grande émotion à Londres ; la justice elle-
même avait dû intervenir pour couper court aux désordres. La France
de Louis XV connaîtra un scandale analogue avec l'affaire des
« convulsionnaires » jansénistes du cimetière Saint-Médard à Paris, en
1727. Shaftesbury et les esprits réfléchis soupçonnent dans ces phé-
nomènes l'influence de ce que les modernes appelleront une hystérie
collective, qui n'a rien à voir avec la vie religieuse authentique.
Shaftesbury, qui s'efforce de discerner en ce domaine le normal du
pathologique, fait de l'équilibre, ennemi des extrêmes, un critère de
vérité. Son tempérament optimiste le porte à affirmer que « la bonne
humeur (good humour) est non seulement le meilleur préservatif
contre l'enthousiasme, mais aussi le fondement le plus solide de la pié-
té et de la religion véritable 156 ». Il dénonce le caractère morbide de
certaines représentations chrétiennes : « Le caractère mélancolique de
l'enseignement religieux que nous avons reçu nous empêche d'y pen-

155 SHAFTESBURY, A letter concerning Enthusiasm, 1708, dans Characteristics


of Men, Manners, Opinions, Times, éd. John M. ROBERTSON, vol. I,
Gloucester, Mass., Peter Smith, 1963, p. 13.
156 Ibid., p. 17.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 142

ser dans d'heureuses dispositions. C'est surtout dans l'adversité, la


mauvaise santé, dans l'affliction ou le trouble d'esprit, le déséquilibre
du tempérament, [107] que nous y avons recours 157. » De là le carac-
tère sombre et oppressif de la religion, qui se projette dans l'image
d'un Dieu de colère de vengeance et de terreur, contradictoire avec
l'idée d'un Dieu de bonté et de douceur, conforme à l'esprit religieux
authentique. Cette dénaturation explique les excès belliqueux des
croisades et les conséquences pathologiques d'une attitude qui devrait
inspirer seulement des sentiments d'humanité.
Shaftesbury, grand seigneur, homme du monde, d'un libéralisme
religieux qui confine au déisme, a exercé une grande influence sur
Voltaire, et a beaucoup contribué à définir, aux yeux des esprits éclai-
rés, le type de l'honnête homme selon le XVIIIe siècle. Peu de temps
après la Lettre de Shaftesbury, un autre arbitre du goût, l'écrivain et
journaliste Addison, devait reprendre le thème dans son Spectator, qui
fut, au début du siècle, le prototype des revues littéraires européen-
nes : « Les deux erreurs majeures dans lesquelles une religion mal
comprise peut nous fourvoyer sont l'enthousiasme et la supersti-
tion 158. » L'enthousiasme est une forme de dépression mélancolique,
à laquelle risque de succomber un esprit qui s'échauffe en dehors de
toute prudence. « Nous devons veiller particulièrement à garder notre
raison aussi froide que possible, et à préserver tous les aspects de no-
tre vie de l'influence de la passion, de l'imagination et de la com-
plexion physique. La dévotion, si elle n'est pas maintenue sous le
contrôle de la raison, est exposée à dégénérer en enthousiasme. Quand
l'esprit est suffisamment enflammé par ses dévotions, il est fort enclin
à penser qu'il ne brûle pas de sa propre flamme, mais qu'il est alimenté
par un principe divin qui s'affirmerait en lui. » Celui qui s'abandonne à
ce genre de sortilège bénéficie bientôt de transes imaginaires, d'exta-
ses ; « une fois qu'il s'imagine sous l'influence d'une impulsion divine,
il n'est pas étonnant qu'il méprise les règlements humains, et refuse de

157 Ibid., p. 24.


158 Spectator, n° 211, octobre 1711 ; The Works of the Right honorable Joseph
Addison, p. p. Richard HURD, new éd., London, G. Bell ans sons, 1889 ; t.
III, p. 71.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 143

respecter les formes de toute religion établie, puisque il se figure être


sous la direction d'un guide bien supérieur 159 ».
La superstition constitue une autre aliénation mentale. « Un en-
thousiaste en religion est une sorte de clown obstiné ; un homme su-
perstitieux ressemble à un courtisan insipide 160. » Si les sectes sépa-
rées de l'église anglicane rassemblent des enthousiastes, l'église catho-
lique est l'asile de la superstition : « J'ai vu le pape officier à Saint-
Pierre, écrit Addison ; pendant deux bonnes heures, il n'a cessé d'en-
dosser et de retirer ses différents accoutrements, selon les différents
rôles qu'il devait jouer 161... » Joseph Addison n'éprouve aucune sym-
pathie pour l'irréligion. Il s'en prend aux zélotes de l'athéisme, en les-
quels il dénonce des bigots d'un nouveau genre, qui pratiquent la « bi-
goterie du non-sens (bigotry for nonsense) 162 ». Mieux que la raison,
la religion distingue l'homme de [108] la bête ; mais c'est une religion
d'équilibre et de juste milieu : « La dévotion ouvre l'esprit aux grandes
conceptions ; elle l'emplit d'idées plus sublimes que toutes celles que
l'on peut trouver dans la plus haute science, et ensemble, elle échauffe
et émeut l'âme plus que le plaisir sensuel 163. » La pensée humaine est
naturellement portée à rendre un culte religieux à un Être suprême,
qu'elle implore dans la détresse et auquel elle rend grâce pour les
biens qu'elle a reçus, ainsi que l'atteste la pratique de tous les peuples
de la terre. La démystification de la religion ne vise nullement à la
supprimer ; elle veut la réduire à sa signification essentielle.
La critique mécaniste était entraînée par sa logique interne à élimi-
ner du domaine naturel tout empiétement du surnaturel. Sorcières et
démons avaient été les premières victimes de cette inquisition ration-
nelle ; mais le mouvement devait nécessairement mettre en cause les
éléments surnaturels du christianisme lui-même ; visions, apparitions,
miracles, prophéties et pressentiments, efficacité des vœux et des priè-
res sont communs à l'ensemble des religions ; ils mobilisent les pas-
sions humaines et la crédulité, la crainte et l'espérance. La foi du
Christ doit être purgée de ces éléments régressifs. La pensée mécanis-

159 Ibid., p. 72.


160 Ibid.
161 Ibid., p. 73.
162 Spectator, n° 185 ; éd. citée, p. 54.
163 Spectator, 201, op. cit., p. 71.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 144

te regarde d'un œil nouveau le domaine du folklore et de l'ethnologie


religieuse. John Trenchard publie en 1709 un ouvrage intitulé The na-
tural history of superstition qui décrit le vaste univers des puissances
magiques et de la divination sous toutes ces formes. Cette encyclopé-
die de la superstition présuppose que si le christianisme s'oppose au
paganisme comme la vérité à l'erreur, il doit être purifié de tous les
résidus archaïques subsistant dans la piété populaire 164. Trenchard
combine certaines connaissances psychiatriques avec des informations
tirées de la critique hollandaise, où s'esquisse dans les travaux de Van
Dale et de Baltasar Bekker (1691-1693) une histoire comparée des
religions, bientôt reprise et développée par Fontenelle.
La psychopathologie religieuse fournit donc des explications ré-
ductrices empruntées aussi bien à la psychologie collective qu'à la
psychologie individuelle, selon l'esprit de la méthode empiriste et gé-
nétique mise en œuvre par Locke. Ces idées nouvelles sont en place
dès la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe. Les philosophes du siècle
des Lumières ne feront que vulgariser et radicaliser ces thèmes du
protestantisme libéral. Les philosophes français feront figure d'adver-
saires du christianisme ; leur combat sera rendu plus violent par la
violence des résistances qu'ils susciteront, mais en fait un Montes-
quieu, un Voltaire, un d'Holbach n'ajoutent pas grand-chose aux thè-
mes fondamentaux de Toland, de Locke et de Shaftesbury. D'Holbach
publiera en 1768 La Contagion sacrée, ou Histoire naturelle de la su-
perstition, « ouvrage traduit de l'anglais » ; deux chapitres de ce livre
de combat sont repris de Trenchard ; les développements ajoutés par
le baron ne sont que des variations de propagande sur les thèmes an-
glais. À travers l'Europe, une littérature de démystification colporte
les thèmes de la « contagion [109] sacrée », assimilée à des miasmes
ou à des particules matérielles en suspension dans l'air, qui propagent
les épidémies de la superstition.
Locke et Addison respectent l'essence du christianisme, et ne pré-
tendent qu'à 1 e régénérer. Emportés par leurs passions, les radicaux
français ne voient dans les réalités religieuses qu'une immense intoxi-
cation collective, ce qui leur fait méconnaître les réalités historiques.
Voltaire écrit, à l'article Ignace de Loyola, du Dictionnaire philoso-

164 Cf. Frank E. MANUEL, The 18th century confronts the Gods, Cambridge
Mass., Harvard University Press, 1959, pp. 72 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 145

phique : « Voulez-vous acquérir un grand nom, être fondateur ? Soyez


complètement fou, mais d'une folie qui convienne à votre siècle. Ayez
dans votre folie un fonds de raison qui puisse servir à diriger vos ex-
travagances, et soyez excessivement opiniâtre. Il pourra arriver que
vous soyez pendu ; mais si vous ne l'êtes pas, vous pourrez avoir des
autels. En conscience, y a-t-il jamais eu un homme plus digne des Pe-
tites Maisons que saint Ignace ? (...) La tête lui tourne à la lecture de
la Légende dorée, comme elle tourna depuis à don Quichotte de la
Manche pour avoir lu des romans de chevalerie (...) La sainte Vierge
lui apparaît et accepte ses services (...) Le diable qui est aux aguets, et
qui prévoit tout le mal que les Jésuites lui feront un jour, vient faire un
vacarme de lutin, casse toutes les vitres ; le Biscaïen le chasse avec un
signe de croix ; le diable s'enfuit à travers la muraille (...) Sa famille,
voyant le dérangement de son esprit, veut le faire enfermer et le met-
tre au régime ; il se débarrasse de sa famille ainsi que du diable... »
La théorie ainsi radicalisée de l'aliénation religieuse aboutit, chez
l'historien Voltaire, à empêcher toute compréhension de la réalité, car
enfin l'un des signes de l'aliénation est son impuissance à s'insérer
dans la réalité commune. « Comment s'est-il pu faire qu'un pareil ex-
travagant ait joui enfin à Rome de quelque considération, se soit fait
des disciples, et ait été le fondateur d'un ordre puissant, dans lequel il
y a eu des hommes très estimables ? » La réponse est peu convaincan-
te : « C'est qu'il était opiniâtre et enthousiaste. Il trouva des enthou-
siastes comme lui auxquels il s'associa. » On voit mal comment la fo-
lie, même collectivisée, pourrait aboutir à des résultats positifs. Vol-
taire, emporté par sa passion, se contente de constater l'omniprésence
de l'aliénation religieuse, englobant dans sa réprobation même les
Quakers, qu'il présente quelquefois comme des hommes exemplaires :
« Il n'y a longtemps qu'un rustre anglais, plus ignorant que l'Espagnol
Ignace, a établi la société de ceux qu'on nomme quakers, société fort
au-dessus de celle d'Ignace. Le comte de Sinzendorf a de nos jours
fondé la secte des moraves ; et les convulsionnaires de Paris ont été
sur le point de faire une révolution... » La question serait de savoir
comment des « trembleurs » (quakers), variété britannique de convul-
sionnaires, ont pu constituer et perpétuer une société que Voltaire lui-
même juge respectable. Question insoluble pour l'auteur du Diction-
naire philosophique, qui ne dispose pas des instruments épistémologi-
ques nécessaires ; pareillement Voltaire, historien de l'Essai sur les
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 146

mœurs, ne comprendra pas la période médiévale, viciée à ses yeux par


un délire religieux collectif.
Le fanatisme antifanatique de Voltaire, où se reflète le climat po-
lémique français, doit être confronté avec la position modérée et posi-
tive de [110] Hume, dont la philosophie est marquée de scepticisme.
Mais ce scepticisme, manifeste dans ses réflexions concernant le do-
maine religieux, le rend plus réservé à l'égard de cet aspect de l'expé-
rience humaine. L'essai De la superstition et de l'enthousiasme (1744)
reprend la critique traditionnelle de la pathologie religieuse ;
l’Histoire naturelle de la religion (1757) analyse les données de l'ex-
périence religieuse dans l'espace et dans le temps, et les malentendus
qui peuvent venir se greffer sur les pratiques et observances de cet
ordre dans l'espèce humaine. Les Dialogues sur la religion naturelle,
qui parurent seulement en 1779, après la mort de l'auteur, procèdent à
une revue méthodique des thèmes de l'apologétique traditionnelle.
Preuves et arguments en faveur de l'existence de Dieu et du gouver-
nement providentiel de la réalité ne fournissent pas les démonstrations
qu'ils promettent. Mais le livre n'est pas plus irréligieux que la Criti-
que de la raison pure qui, elle aussi, quelques années plus tard, en
1781, conclura à l'insuffisance des prétendues « preuves » de l'exis-
tence divine.
Hume adopte l'attitude critique du spécialiste de la science de
l'homme, mais il ne se pose pas en adversaire de la religion authenti-
que, laquelle semble consister à ses yeux en une forme de théisme.
L'Angleterre lui paraît heureusement purgée de la superstition papiste.
Selon un de ses historiens, « Hume semble avoir senti de plus en plus
fortement que l'église anglicane était le modèle presque parfait d'une
église établie 165. » Hostile aux formes superstitieuses de la religion
populaire, Hume paraît voir dans l'institution ecclésiastique une régu-
lation sociale adaptée à un aspect irréductible de la réalité humaine.
L'église d'Angleterre est l'objet d'un bel éloge de la part de Hume his-
torien : « De toutes les églises européennes qui secouèrent le joug de
l'autorité romaine, aucune ne procéda avec autant de raison et de mo-
dération que l'église d'Angleterre. Cet avantage lui est venu en partie
de l'intervention de l'autorité civile dans le renouvellement, et en par-

165 John B. STEWART, The moral and political philosophy of David Hume, New
York, London, Columbia University Press, 1963, p. 283.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 147

tie de la progression lente et graduelle de la Réformation dans le


royaume. La rage et l'animosité contre la religion catholique ne furent
admises que dans la plus petite mesure compatible avec une telle ré-
volution (...) Modérant le génie de l'ancienne superstition et la rendant
plus compatible avec la paix et les intérêts de la société, la nouvelle
religion se maintient dans ce juste milieu que les hommes sages ont
toujours recherché, et que le peuple a été si rarement capable de main-
tenir 166… »
La neutralité de Hume à l'égard des réalités religieuses est une neu-
tralité bienveillante, clairement indiquée dans une préface où il répond
à des critiques qui l'accusaient d'avoir mis en lumière les distorsions et
abus du christianisme en certaines époques de l'histoire : « Le sophis-
me qui consiste à tirer argument de l'abus de quelque chose contre
l'usage normal de ce quelque chose est l'un des plus grossiers et en-
semble des plus répandus parmi les hommes. L'histoire de toutes les
époques [111] et particulièrement celle de la période que nous étu-
dions offre des exemples d'abus de la religion, et nous n'avons rien fait
pour éviter de les signaler dans ce volume comme dans le précédent.
Mais quiconque en tirerait des conclusions défavorables à la religion
en général raisonnerait d'une manière bien précipitée et erronée. L'of-
fice propre de la religion est de réformer la vie des hommes, de puri-
fier leur cœur, de renforcer le sens de l'obligation morale et d'assurer
l'obéissance aux lois et à l'autorité civile. » Malheureusement, ce sont
surtout les abus commis au nom de la religion qui retiennent l'atten-
tion de l'historien ; il faut comprendre, poursuit Hume, qu'« il peut
conserver le plus grand respect et pour la piété authentique, même
lorsqu'il expose tous les abus d'une piété falsifiée (...) Ce n'est pas une
preuve d'irréligion chez un historien que de remarquer quelque faute
ou imperfection dans chaque secte religieuse qu'il a l'occasion de
mentionner. Chaque institution, si divine soit-elle, une fois adoptée
par l'homme, doit porter la marque de la faiblesse et des infirmités de
notre nature 167... ».

166 HUME, History of England, London, 1778, t. V, pp. 149-150, dans John B.
STEWART, op. cit., p. 283.
167 Note à The History of Great Britain, London, 1756, t. II, pp. 449-450,
reproduite dans STEWART, op. cit., pp. 393-393.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 148

Il ne semble pas qu'il y ait lieu de douter de la bonne foi du pen-


seur écossais. Le mauvais usage de la religion n'est pas toute la reli-
gion. On voit la distance qui sépare Voltaire ou d'Holbach de Hume,
l'un des plus libres esprits de la tradition britannique. En Allemagne
pareillement, les adversaires du fanatisme n'y relèvent qu'une forme
pathologique de la vraie religion. Kant publie en 1766 ses Rêves d'un
visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques, où il dénonce la
pernicieuse influence exercée par l'illuminé suédois Swedenborg sur
certains chrétiens trop crédules. Mais le procès fait à la Schwärmerei,
à l'illuminisme mystique, n'a pour intention que de souligner le bon
usage d'un christianisme adulte, conforme aux exigences de l'humani-
té, celui qu'entreprendra de justifier l'auteur de la Religion dans les
limites de la simple raison (1793).
Les esprits éclairés du XVIIIe siècle ont ainsi constitué une psycho-
pathologie religieuse destinée à garantir la liberté de conscience
contre les risques d'aliénation. Le free-thinker n'est pas un fanatique
de l'irréligion, mais un chrétien libéral et autonome dont l'affirmation
est exempte de toute récurrence des influences occultes. Le succès du
mouvement maçonnique au siècle des Lumières, particulièrement
dans les pays catholiques, est en rapport avec ce besoin d'un culte dé-
gagé de toute concession à l'imagination, où l'homme puisse espérer
rencontrer Dieu en esprit et en vérité, sans rien abdiquer des exigences
positives de la pensée.
Le plus surprenant est que la pathologie religieuse, reprise, au
XVIIIe siècle et plus tard encore, par les radicaux antichrétiens, a été
utilisée, dès la fin du XVIIe siècle, par un esprit aussi traditionaliste que
Bossuet. Le Discours sur l'histoire universelle (1681) recourt à une
théorie de ce type pour expliquer l'apostasie du peuple d'Israël pen-
dant la captivité en Egypte, et avant les lois de Moïse : « Le genre
humain s'égara jusqu'à adorer ses vices et ses passions, et il ne faut
pas s'en [112] étonner : il n'y avait pas de puissance plus inévitable ni
plus tyrannique que la leur. L'homme accoutumé à croire divin tout ce
qui était puissant, comme il se sentait entraîné au vice par une force
invincible, crut aisément que cette force était hors de lui et s'en fit
bientôt un Dieu. C'est par là que l'amour impudique eut tant d'autels et
que des impuretés qui font horreur commencèrent à être mêlées dans
les sacrifices. La cruauté y entra en même temps. L'homme coupable,
qui était troublé par le sentiment de son crime, et regardait la Divinité
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 149

comme ennemie, crut ne pouvoir l'apaiser par les victimes ordinaires.


Il fallut verser le sang humain avec celui des bêtes 168... » Les hom-
mes se mirent à adorer des idoles, fabriquées de leurs propres mains ;
« qui le pourrait croire, si l'expérience ne nous faisait voir qu'une er-
reur si stupide et si brutale n'était pas seulement la plus universelle,
mais encore la plus enracinée et la plus incorrigible parmi les hom-
mes 169 ? »
Ainsi Bossuet reconnaît, comme les rationalistes et déistes, et mê-
me avant bon nombre d'entre eux, le caractère pathologique de cer-
tains comportements religieux où se déchaînent les bas instincts de la
nature humaine. Seulement, à ses yeux, cette religion dénaturée est le
propre des païens et des idolâtres. Le christianisme, en sa version au-
thentique, revue et corrigée par l'orthodoxie romaine, jouit d'une ex-
ception de juridiction qui l'assure contre toute récurrence des forces
obscures. Le catholicisme porte en lui les lumières de la vérité, inspi-
rées par l'Esprit saint. Bossuet admet, comme Voltaire, la psychopa-
thologie religieuse, mais Voltaire, et les penseurs du siècle des Lumiè-
res, n'accordent aucun privilège au christianisme, soumis au droit
commun. Bossuet sauve le catholicisme par la vertu de l'orthodoxie ;
au XVIIIe siècle, l'esprit d'orthodoxie a disparu, ou plutôt il est rempla-
cé par la référence à la seule orthodoxie de la raison critique, appelée
à authentifier les prétentions de toutes les confessions sans exception.

III. La démythologisation.

Retour au sommaire

La psychopathologie religieuse s'applique à des cas individuels,


isolés les uns des autres. La théorie de la contagion sacrée explique la
propagation du mal d'un individu à un autre. Mais les différentes reli-
gions ne se contentent pas d'être des rassemblements d'individus ; el-
les les organisent, les dotent d'institutions et de règles, destinées à co-
difier leur existence, permettant ainsi leur diffusion dans l'espace et
leur permanence dans le temps. L'analyse psychologique doit être

168 BOSSUET, Discours sur l'Histoire universelle, 1681, Deuxième partie, ch.
III ; éd. Garnier-Flammarion, p. 174.
169 Ibid., p. 175.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 150

complétée par une analyse sociologique, appliquée à la dimension


culturelle. Des initiatives isolées ne suffiraient pas à rendre compte de
l'emprise universelle que possèdent les systèmes religieux dans la to-
talité du monde connu. Pour que cette forme d'aliénation ait acquis un
tel ascendant sur l'humanité, il a fallu qu'elle soit mise en œuvre par
des individus lucides [113] et intéressés qui, échappant à la déraison
commune, ont trouvé dans cette déraison l'instrument d'une conquête
rationnelle. Tel est le personnage du prêtre, aux yeux de bon nombre
d'esprits éclairés : manipulateur de la crédulité publique, il justifie
l'anticléricalisme du siècle des Lumières.
La plupart des religions, sinon la totalité, apparaissent ainsi comme
des fabrications artificielles, destinées à maintenir dans l'obéissance
les masses dupées et fanatisées. Cette théorie s'affirme, par exemple,
chez l'abbé Raynal : « La religion fut partout une invention d'hommes
adroits et politiques qui, ne trouvant pas en eux-mêmes les moyens de
gouverner leurs semblables à leur gré, cherchèrent dans le ciel la force
qui leur manquait et en firent descendre la terreur. Leurs rêveries fu-
rent généralement admises dans toute leur absurdité. Ce ne fut que par
le progrès de la civilisation et des lumières qu'on s'enhardit à les exa-
miner et qu'on commença à rougir de sa croyance. D'entre les raison-
neurs, les uns s'en moquèrent et formèrent la classe abhorrée des es-
prits forts ; les autres, par intérêt ou pusillanimité, cherchant à conci-
lier la folie avec la raison, recoururent à des allégories dont les institu-
teurs du dogme n'avaient pas eu la moindre idée, et que le peuple ne
comprit pas ou rejeta, pour s'en tenir purement et simplement à la foi
de ses pères 170. »
Ainsi se trouvent assemblées et articulées psychologie individuelle
et psychologie sociale. L'analyse rationnelle, en présence de l'univer-
salité de l'institution religieuse, de la fréquente absurdité des rites et
pratiques, ne trouve d'autre recours que l'hypothèse d'un complot grâ-
ce auquel une minorité d'individus lucides s'est assurée le contrôle de
l'opinion générale. Le siècle du droit naturel et de la moralité univer-
selle ne peut interpréter la variété des systèmes religieux que comme
le résultat d'une savante mystification. Tel est le sens de la supersti-

170 G.-Th. RAYNAL, Histoire philosophique et politique des établissements et du


commerce des Européens dans les deux Indes, 1770 ; éd. de Genève, 1782,
1.1, p. 62.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 151

tion, surcharge artificielle de l'ordre naturel. « Il y a dans les livres


inspirés deux morales, écrit Diderot : l'une générale et commune à
toutes les nations, à tous les cultes, et qu'on suit à peu près ; une autre,
propre à chaque nation et à chaque culte, à laquelle on croit, qu'on
prêche dans les temples, qu'on préconise dans les maisons et qu'on ne
suit point du tout (...) N'attendez rien qui vaille la peine qu'un sage
législateur s'occupe d'un système d'opinions bizarres, qui n'en impose
qu'aux enfants ; qui encourage au crime par la commodité des expia-
tions ; qui envoie le coupable demander pardon à Dieu de l'injure faite
à l'homme et qui avilit l'ordre des devoirs naturels et moraux en les
subordonnant à un ordre de devoirs chimériques 171. »
L'interprétation rationaliste est conforme à la thèse averroïste de la
double vérité ; il faut une religion pour le peuple parce que le peuple
n'est pas capable d'accepter la vérité rationnelle en sa simplicité. Les
esprits éclairés du XVIIIe siècle paraissent partagés entre un optimisme
[114] universaliste, qui reconnaît la vocation rationnelle de tous les
humains, et un pessimisme aristocratique, au jugement duquel la mas-
se de l'humanité est congénitalement incapable d'accéder à la véritable
culture, fondement de la liberté de jugement. Cette ambiguïté para-
doxale se résout sans doute par le biais du schéma du progrès : la ré-
habilitation des classes inférieures, victimes d'un péché originel de
nature sociale, si elle est impossible dans le présent, se réalisera peu à
peu selon la promesse des philosophies rationalistes de l'histoire.
Le thème de l'imposture des prêtres se situe dans cette perspective
de la double vérité. Pour se transformer en exploiteurs de la crédulité
publique, il faut que les clercs aient perçu le sens d'une vérité qu'ils
ont artificieusement falsifiée à l'usage des fidèles des religions mises
au point par leurs soins. Cette trahison des clercs est un péché contre
l'esprit ; le mot d'ordre d' « écraser l'infâme » traduit la juste indigna-
tion des intellectuels voltairiens contre leurs indignes confrères des
temps obscurs où les religions prirent naissance 172. Le thème des trois
imposteurs se retrouve tout au long de la tradition occidentale, au
moins depuis le temps de Frédéric II de Hohenstaufen : Moïse, Jésus

171 Entretien d'un philosophe avec la Maréchale de***, 1776 ; Œuvres de


DIDEROT, éd. Assezat, t. II, p. 517.
172 Cf. Agnès G. Raymond, l’Infâme : superstition ou calomnie ? Studies on
Voltaire and the 18th Century, LVII, Genève, 1967.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 152

et Mahomet, chacun dans son style particulier, ont soumis la cons-


cience humaine à un régime d'oppression, pour le plus grand bénéfice
des autorités ecclésiastiques et politiques. La dévotion des foules les
maintient en situation d'esclavage volontaire ; les sacrifices consentis
aux dieux finissent toujours par profiter à quelqu'un.
Les sources de l'anticléricalisme moderne remontent en deçà de
l'averroïsme médiéval. Dès l'antiquité, la réflexion sur la diversité des
cultes païens, sur leurs bizarreries et leurs contradictions, posait la
question de justifier une floraison de traditions peu compatible avec
l'unité de la raison humaine. C'est la caste sacerdotale qui transmet les
mythes et accomplit les rites sacrés : il était naturel d'imaginer que les
prêtres combinaient à leur profit un système de gouvernement des es-
prits, auquel ils ne croyaient pas eux-mêmes, s'il est vrai que deux au-
gures ne pouvaient se regarder sans rire. Ces idées ne sont pas étran-
gères à l’Aufklärung antique, à l'esprit critique en matière de religion,
tel que l'incarnent un Lucrèce ou un Cicéron, sans parler du radicalis-
me sceptique. Varron, cité par saint Augustin, distingue une théologie
mythique, concrète et colorée, humanisée, que développent les poètes
et les hommes de théâtre — une théologie naturelle, abstraite et rai-
sonnable, objet des spéculations philosophiques — et enfin une théo-
logie civile dont procèdent les cultes de la cité et les cérémonies qui
consacrent l'unité entre les citoyens. Selon Augustin, Varron, dont les
Antiquitates rerum divi-narum et humanarum remontent au premier
siècle avant l'ère chrétienne, estimait que les prêtres avaient sciem-
ment dupé les hommes, en apaisant leurs terreurs par des inventions
mythologiques 173. Varron, écrit Augustin, « déclarait ouvertement
(...) qu'il y a maintes [115] vérités dont il n'est pas utile que le peuple
soit instruit, et des mensonges dont il est avantageux que le peuple ne
se doute pas ; que c'est pour cela même que les Grecs ont enveloppé
de silence et enclos de murs les initiations et les mystères 174 ». Les
cultes païens ne sont que duperie (fallacia) ; ils étaient l'œuvre com-
mune des dupeurs et des dupés (decep-tores et deceptos). Un chapitre
de la Cité de Dieu expose « pour quelle raison d'utilité les chefs des
nations païennes voulurent entretenir de fausses religions parmi leurs

173 Le texte de Varron figure dans la Cité de Dieu, 1. VI, ch. v ; Garnier, 1940,
t. II, pp. 25 sqq.
174 La Cité de Dieu, 1. IV, ch. xxxi ; éd. Garnier, 1.1, 1941, trad. de LABRIOLLE,
p. 415.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 153

peuples 175 ». Augustin se contente de résumer le philologue romain :


« Varron dit encore, au sujet des généalogies des dieux, que les peu-
ples écoutent plus volontiers les poètes que les physiciens, et que c'est
pour cela que ses ancêtres, c'est-à-dire les anciens romains, ont cru au
sexe, aux générations de dieux, et catalogué leurs mariages. De cette
crédulité, il ne faut pas chercher ailleurs la cause que dans la préoccu-
pation de ces gens, prétendument compétents et sages, de tromper le
peuple en matière religieuse (...) ; ces hommes de premier plan, qui ne
furent point des justes, mais des imitateurs des démons, enseignaient
aux peuples comme des vérités, sous couleur de religion, des opinions
dont ils savaient la fausseté. Ils les enchaînaient ainsi plus étroitement
à la société civile pour les dominer par des procédés pareils 176. »
Les analyses d'Augustin s'inscrivent dans la polémique entre le
monothéisme chrétien et le polythéisme païen. Le schéma judéo-
chrétien de la création du monde situe dès l'origine la révélation d'un
Dieu unique. Le paganisme introduit dès lors une déviation incompré-
hensible : comment se fait-il que, détenteurs de la vérité, les peuples
anciens s'en soient détournés ? L'explication sera fournie par la four-
berie des prêtres, complices des maléfices des démons ; en toute
connaissance de cause, conscients de la vérité du monothéisme, ils ont
inventé le polythéisme pour réduire leurs compatriotes à un statut
d'esclavage spirituel. Augustin peut écrire : « Si Varron avait pu se
dégager des préjugés de la tradition, il eût confessé et enseigné le
culte d'un Dieu unique, lequel gouverne l'univers par le mouvement et
la raison (motu ac ratione) ; en sorte qu'entre lui et nous le seul point
en litige qui subsisterait, ce serait cette affirmation que Dieu est une
âme alors qu'il est le créateur de l'âme 177. »
Varron, avant l'incarnation du Christ et l'accomplissement de la ré-
vélation chrétienne, était virtuellement en mesure, même dans l'igno-
rance de l'Ancien Testament, de connaître, en partie tout au moins, le
vrai Dieu, grâce à la révélation naturelle de sa raison. La thèse de
l'imposture des prêtres est suscitée par la nécessité de maintenir l'anté-

175 Titre du ch. XXXII, ibid., p. 416.


176 Ibid., p. 419.
177 Ch. XXXI, p. 415 ; cf. p. 417 : « S'il eut pu quelque chose contre l'antiquité
d'une si grande erreur, il eut cru assurément en un Dieu unique qui gouverne
l'univers et doit être adoré sans image. »
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 154

riorité du monothéisme par rapport au polythéisme. Le triomphe du


christianisme [116] met fin aux pratiques criminelles de la caste sa-
cerdotale ; le clergé chrétien est constitué par des serviteurs de l'uni-
que vérité. Une telle argumentation permet de remettre de l'ordre dans
le devenir des religions, tel que doit l'organiser le changement de
perspective imposé par le christianisme, détenteur d'un monopole de
vérité qui doit remonter jusqu'à la création du monde. Il était indispen-
sable de situer les cultes païens comme une aberration du culte en es-
prit et en vérité prescrit dès l'origine par le Créateur à ses créatures.
L'interprétation d'Augustin se maintiendra dans la tradition chrétienne,
assurant le raccord entre l'histoire de l'église et l'histoire du paganis-
me ; c'est cette interprétation que reprend à son tour Bossuet, lorsqu'il
présente le devenir de la vérité dans le développement des sociétés
humaines 178.
Le renouveau des études classiques depuis la Renaissance avait
donné une vie nouvelle aux spéculations antiques. Les mythes servent
de fondement à la littérature et aux arts, objets d'une révérence quasi
religieuse de la part des érudits. Il paraît difficile de vouer à la damna-
tion éternelle, pour cause de paganisme, les maîtres antiques, considé-
rés comme des modèles d'une perfection éternelle. Érasme est disposé
à ranger Socrate au nombre des saints, et les dévots d'Homère et de
Virgile ne peuvent se résoudre à les disqualifier pour cause de non-
conformité culturelle. Les platoniciens, tel un Marsile Ficin, trouvent
à travers les écrits de leur inspirateur le chemin d'une spiritualité neu-
ve. Ces œuvres non chrétiennes, préchrétiennes, ont une valeur salu-
taire parce qu'elles conservent les marques de l'authenticité primordia-
le, et l'on ne peut se contenter, à la manière d'Augustin, d'y voir le
fruit d'interventions démoniaques. La tradition des classiques de l'hu-
manisme doit être comprise comme constituant une phase de l'histoire
de la vérité, ce qui se concilie avec la thèse d'une révélation naturelle
accordée à l'humanité dans son ensemble.
Les érudits renaissants entreprennent de rassembler les éléments
des anciennes mythologies et l'ensemble des témoignages concernant
la vie religieuse des civilisations classiques. La dévotion humaniste se
prolonge en philologie exacte, armée de critique et d'histoire ; petit à
petit se constitue une encyclopédie des données positives, territoire

178 Cf. plus haut page 112.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 155

épistémologique nouveau. Les savants hollandais prennent dans ce


domaine la relève des philologues italiens : Daniel Heinsius (1580-
1655), Gérard Vossius (1577-1649) et le Français Samuel Bochart
(1599-1667) proposent une documentation qui donne une image pré-
cise de la conscience religieuse ancienne.
L'ouvrage de Vossius : De Theologia gentili et Physiologia chris-
tiana, sive de origine acprogressu idololatriae (1642) servira de base
aux réflexions de Herbert de Cherbury (1583-1648), gentleman-
philosophe, diplomate et militaire, théoricien de la religion naturelle.
L'intention de Cherbury est de proposer un concordat entre les diver-
ses confessions qui ne cessent de se combattre. Chrétien libéral, il
admet que la vérité religieuse est coextensive à l'humanité : présente
dès l'origine comme un instinct [117] et innée aux créatures humaines,
elle se retrouve partout, en dépit des oppositions apparentes. Le postu-
lat de l'unité oblige à rendre compte des divergences. Tel était le pro-
blème d'Augustin ; Cherbury l'affronte avec un moindre souci de fidé-
lité aux exigences particulières de la révélation historique. L'ensei-
gnement biblique était pour Augustin, comme il le sera encore pour
Bossuet, le grand axe absolu de l'histoire humaine ; aux yeux de
Cherbury, la religion naturelle est fondamentale. Le christianisme his-
torique demeure privilégié, mais la dislocation de l'église depuis la
Réformation relativise la perspective chrétienne. Une catholicité ra-
tionnelle des hommes de bonne volonté doit se substituer à la catholi-
cité romaine, dont l'échec a été sanctionné par l'histoire.
Les thèses rationalistes du De Veritate (1625) sont appliquées à
l'interprétation des cultes païens dans le traité De religione Gentilium
errorumque apud eos causis, paru en 1663, après la mort de l'auteur.
Le clergé est responsable des déviations polythéistes par rapport à la
vérité originaire, selon les deux voies possibles : celle de la supersti-
tion, qui rend un faux culte au vrai Dieu, et celle de l'idolâtrie, qui
rend un vrai culte à de faux dieux 179. De vaines ostentations, des ob-
servances rituelles absurdes détournent les hommes du culte intérieur
que chacun doit rendre à la divinité, dans son âme et conscience. Les
païens ne sont pas responsables des monstruosités qui nous révoltent
dans leur religion ; ils ont été dévoyés par leurs chefs spirituels : « Je

179 H. de CHERBURY, De religione Gentilium errorumque apud eos causis,


Amsterdam, 1663, p. 228.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 156

pense qu'il ne peut y avoir de doute que les prêtres ont introduit les
superstitions et l'idolâtrie et qu'ils ont contribué dans toutes les nations
païennes aux luttes et aux polémiques religieuses 180. » Cherbury
montre longuement comment la caste sacerdotale a imaginé des cultes
multiples en donnant une personnification divine aux éléments de
l'univers : soleil, planètes, terre, eau, air, etc. Détournée de l'essentiel,
la religiosité innée à l'homme se fixe sur des divinités fabuleuses, cé-
dant ainsi aux sollicitations de l'imposture cléricale.
Herbert de Cherbury semble la source principale de l'anticlérica-
lisme des Lumières, ou du moins le relais par lequel se transmettent
des influences plus anciennes. L'accusation ne vise que les prêtres
païens ; Cherbury voudrait être un conciliateur au sein du conflit des
religions contemporaines ; il adresse ses livres aux meilleurs esprits de
l'Europe, ce qui lui interdit de mettre en cause le clergé de telle ou tel-
le confession actuelle. Mais on ne voit pas pourquoi les abus de
confiance et de conscience auraient pris fin avec la naissance du
Christ. Saint Augustin peut le penser, mais non Cherbury, partisan de
la religion naturelle unique, dénaturée par les diverses dénominations
chrétiennes. L'auteur du De religione Gentilium s'interdit de générali-
ser sa critique ; les penseurs du XVIIIe siècle opéreront cette généralisa-
tion. L' « imposture des prêtres » ne se dira pas seulement, chez eux,
au passé, mais aussi et davantage, au présent, sans que l'analyse chan-
ge de caractère. Une fois mise en question la validité absolue de la
révélation chrétienne, [118] il n'est guère possible de penser que les
prêtres chrétiens ont été exempts des tendances qui se faisaient jour
chez leurs collègues païens. Les réformateurs du XVIe siècle, et leurs
nombreux précurseurs, s'étaient dressés contre les abus qui infectaient
l'église de Rome ; le culte des saints, l'exploitation des pèlerinages, le
trafic des indulgences, celui des reliques et des objets de piété, la sur-
charge des rituels liturgiques présentaient de nombreuses analogies
avec les pratiques des religions antiques, et le machiavélisme du cler-
gé chrétien s'était étalé au grand jour en bien des occasions.
Fontenelle reprend l'argumentation de Cherbury ; mais alors que
celui-ci s'exprimait en latin, Fontenelle écrit dans la langue de tout le
monde, qu'il manie avec une aisance souveraine, empreinte d'une iro-
nie voilée. Plus agressif que le philosophe anglais, il n'attaque pas de

180 Ibid., p. 2.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 157

front la religion établie, mais le lecteur attentif découvre que les ana-
lyses portent au-delà des coutumes et traditions dont elles démasquent
le caractère artificiel. Les premiers chrétiens ont attribué aux démons
les pratiques scandaleuses des cultes païens ; mais le règne des dé-
mons n'a pas été aboli par l'incarnation de Jésus-Christ, à moins que
l'on ne décide arbitrairement qu'il y a deux poids et deux mesures en
histoire des religions.
En 1683 avait paru un essai de l'érudit hollandais Van Dale : De
oraculis ethnicorum dissertatio, où la question des oracles de l'anti-
quité païenne est étudiée dans l'esprit d'une critique rationnelle et ré-
ductrice. Fontenelle entreprend une traduction libre de cet écrit, qu'il
enrichit de ses propres réflexions. L'Histoire des Oracles (1686) sera
suivie d'une autre étude, de caractère plus général, rédigée avant 1700,
mais publiée seulement en 1724, et qui traite De l'origine des Fables.
La genèse des religions y est expliquée à partir des faiblesses congéni-
tales de l'esprit humain, habilement exploitées par les prêtres. « Je ne
crois point que le premier établissement des oracles ait été une impos-
ture méditée ; mais le peuple tomba dans quelque superstition qui
donna lieu à des gens un peu plus raffinés d'en profiter. Car les sotti-
ses du peuple sont telles assez souvent qu'elles n'ont pu être prévues,
et quelquefois ceux qui le trompent ne songeaient à rien moins, et ont
été invités par lui-même à le tromper 181. » L'origine de l'oracle de
Delphes est aisée à expliquer : « Il y avait sur le Parnasse un trou d'où
il sortait une exhalaison qui faisait danser les chèvres et qui montait à
la tête. Peut-être quelqu'un qui en fut entêté se mit à parler sans savoir
ce qu'il disait et dit quelque vérité. Aussitôt, il faut qu'il y ait quelque
chose de divin dans cette exhalaison ; (...) les cérémonies se forment
peu à peu 182... » La Pythie de Delphes ayant obtenu le plus grand
succès, des prêtres habiles multiplièrent les lieux saints dans les mon-
tagnes, où le relief naturel rend les choses plus faciles, et même dans
le plat pays, moyennant l'installation [119] des équipements techni-
ques indispensables pour produire les effets désirés.

181 FONTENELLE, Histoire des Oracles, I, XII ; Œuvres complètes, éd. de 1818,
Genève, Slatkine Reprints, 1968, t. II, p. 126. Cf. J.-R. CARRÉ, La
philosophie de Fontenelle ou le sourire de la raison, Alcan, 1932, pp. 113
sqq.
182 Op. cit., I, XI, p. 124.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 158

Fontenelle, après Van Dale, passe en revue un certain nombre


d'oracles fameux de l'antiquité. « Dans ces sanctuaires ténébreux
étaient cachées toutes les machines des prêtres, et ils y entraient par
des conduits souterrains. Rufin nous décrit le temple de Sérapis tout
plein de chemins couverts ; et pour rapporter un témoignage encore
plus fort que le sien, l'Écriture sainte ne nous apprend-elle pas com-
ment Daniel découvrit l'imposture des prêtres de Bélus, qui savaient
bien rentrer secrètement dans son temple pour prendre les viandes
qu'on y avait offertes ? (...) L'Écriture attribue-t-elle ce prodige aux
démons ? Point du tout, mais à des prêtres imposteurs 183... » Par le
biais de cet exemple, l'antiquité biblique rentre dans le cadre de l'anti-
quité classique, les mêmes principes explicatifs doivent valoir de l'une
et de l'autre. La tradition patristique selon laquelle les oracles étaient
l'œuvre des démons se trouve éliminée, puisque l'érudition atteste qu'il
a suffi de quelques machinations cléricales. La venue du Christ, qui
était censée avoir mis fin aux intrigues des démons, n'a rien changé au
cours des choses : « Les oracles ont duré quatre cents ans après Jésus-
Christ ; on n'a remarqué aucune différence entre les oracles qui ont
suivi la naissance de Jésus-Christ et ceux qui l'avaient précédée 184. »
Le prudent Fontenelle se garde d'affirmer nettement que la fonc-
tion sacerdotale s'est transmise sans changement des ministres des
dieux païens aux prêtres de Jésus-Christ. Mais il a, en fait, mené fort
loin la chasse aux sorcières et aux démons. Pour qui lit entre les li-
gnes, il paraît évident que tous les prêtres se valent et que le renouvel-
lement du contenu mythique n'empêche pas la continuité des techni-
ques utilisées. « Le sophiste Eunapius, païen, paraît avoir grand regret
au temple de Sérapis et nous en décrit la fin malheureuse avec assez
de bile. Il dit (...) que dans ces lieux saints on plaça des moines, gens
infâmes et inutiles qui, pourvu qu'ils eussent un habit noir et malpro-
pre, prenaient un pouvoir tyrannique sur l'esprit des peuples et que ces
moines, au lieu des dieux que l'on voyait par les lumières de la raison,
donnaient à adorer des têtes de brigands punis pour leurs crimes, qu'on
avait salées afin de les conserver. C'est ainsi que cet impie traite les
moines et les reliques 185... » La transmission des pouvoirs du paga-

183 I, XII, p. 128.


184 II, I, p. 144.
185 II, IV, pp. 155-156.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 159

nisme au christianisme n'a pas mis fin à l'exploitation cléricale de la


crédulité publique ; les moines du Serapeum ont eu une longue lignée
de successeurs, aussi peu recommandables qu'eux, et le lecteur averti
ne manquera pas de considérer le génie du christianisme avec les yeux
du « sophiste Eunapius, païen », partisan des « lumières de la raison ».
L'Histoire des Oracles prétendait expliquer certaines pratiques ri-
tuelles ; l'essai De l'origine des Fables met en lumière les fondements
de la mythologie selon les normes d'un comparatisme dont Fontenelle
est l'un des [120] premiers artisans. Comme dans l'Histoire des Ora-
cles, le domaine de référence est celui des religions antiques, mais les
résultats de l'analyse peuvent trouver des confirmations à l'intérieur
même du christianisme. Sans jamais se prononcer ouvertement, Fon-
tenelle ruine le schéma traditionnel selon lequel la tradition judéo-
chrétienne serait l'axe d'une histoire de la vérité, par opposition à cet
axe d'erreur que définirait le devenir des cultures non chrétiennes. Un
tel dualisme est incompatible avec l'universalité de l'esprit humain,
dont les exigences et les réactions sont les mêmes à travers l'espace et
le temps. « Je montrerais peut-être bien, s'il le fallait, une conformité
étonnante entre les fables des Américains et celles des Grecs 186. »
Ainsi se trouve dénoncé le tabou qui protégeait la mythologie antique,
trésor sacré de la culture humaniste. Les fables des Grecs correspon-
dent à un même fonctionnement intellectuel que celles des sauvages.
« La même ignorance a produit à peu près les mêmes effets chez tous
les peuples 187. » Les mythes sont engendrés par une fonction fabula-
trice, inhérente à la pensée humaine ; rien ne nous autorise à admettre
que le domaine chrétien ait pu être miraculeusement préservé de toute
contamination de cet ordre ; il y a un folklore chrétien, que certains
contemporains catholiques de Fontenelle s'efforcent de retrancher des
traditions de l'église. L'explication théologique du monde porte aussi
la trace de ces implications mythiques. Fontenelle se garde bien de
l'affirmer, mais cela va sans dire, pour peu que l'on prolonge la ligne
de son raisonnement : « examinons les erreurs de ces siècles-ci, nous
trouverons que les mêmes choses les ont établies, étendues et conser-
vées 188... »

186 II, IV, pp. 155-156.


187 De l'Origine des Fables, éd. J.-R. CARRÉ, Alcan, 1932, pp. 30-31.
188 Pp. 28-29.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 160

Fontenelle reconnaît dans la mythologie une préhistoire de la rai-


son : « Étudions l'esprit humain dans une de ses plus étranges produc-
tions ; c'est là, bien souvent, qu'il se donne le mieux à connaître 189. »
Les premiers hommes ont raconté à leurs enfants des contes et légen-
des. « Il y a eu de la philosophie même dans ces siècles grossiers et
elle a beaucoup servi à la naissance des fables. Les hommes qui ont un
peu plus de génie que les autres sont naturellement portés à rechercher
la cause de ce qu'ils voient 190... » Les mythes ne sont pas les fruits du
hasard, des conséquences sans prémisses ; ils relèvent d'un mode gé-
néral d'intelligibilité qui se situe aux origines de la conscience : « A
mesure que l'on est plus ignorant et que l'on a moins d'expérience, on
voit plus de prodiges. Les premiers hommes en virent donc beaucoup,
et comme naturellement les pères content à leurs enfants ce qu'ils ont
vu et ce qu'ils ont fait, ce ne furent que prodiges dans les récits de ce
temps-là. Quand nous racontons quelque chose de surprenant, notre
imagination s'échauffe sur son objet, et se porte elle-même à l'agrandir
et à y ajouter ce qui manquerait pour le rendre [121] tout à fait mer-
veilleux comme si elle avait regret de laisser une belle chose imparfai-
te 191. »
Ce régime archaïque de la connaissance correspond à une préhis-
toire de l'explication. En l'absence de données positives l'entendement
se laisse parasiter par l'imagination ; la mythologie est le fruit d'une
raison embryonnaire et dévoyée : « De cette philosophie grossière qui
régna nécessairement dans les premiers siècles sont nés les dieux et
les déesses 192. » L'explication mythique ayant prévalu dans certains
cas particuliers se diffusera par le jeu de l'analogie, premier principe
de la généralisation des fables ; « le second principe qui sert beaucoup
à nos erreurs est le respect aveugle de l'antiquité. Nos pères l'ont cru ;
prétendrions-nous être plus sages qu'eux ? Ces deux principes joints
ensemble font des merveilles. L'un, sur le moindre fondement que la
faiblesse de la nature humaine ait donné, étend une sottise à l'infini ;
l'autre, pour peu qu'elle soit établie, la conserve à jamais 193 ».

189 Éd. citée, p. 11.


190 Ibid., p. 15.
191 Ibid., pp. 12-13.
192 P. 17.
193 Pp. 27-28.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 161

La mythologie résulte donc d'une mystification volontaire. La


première trahison fait tache d'huile et l'humanité se trouve prisonnière
de ses propres fabulations. « Quoique nous soyons incomparablement
plus éclairés que ceux dont l'esprit grossier inventa de bonne foi les
fables, nous reprenons très aisément ce tour d'esprit qui rendit les fa-
bles si agréables pour eux ; ils s'en repaissaient parce qu'ils y ajou-
taient foi, et nous nous en repaissons avec autant de plaisir sans les
croire ; et rien ne prouve mieux que l'imagination et la raison n'ont
guère de commerce ensemble, et que les choses dont la raison est
pleinement détrompée ne perdent rien de leurs agréments à l'égard de
l'imagination 194. »
La tentation mythique est une constante de l'esprit humain. Le pro-
grès de la raison, éclairée par la connaissance scientifique, assure une
démytho-logisation, au bénéfice de ceux qui sont capables d'affronter
la réalité sans l'aide des secours illusoires de la fonction fabulatrice.
Fontenelle n'a traité que des mythes grecs, dont il a rapproché les fa-
bles américaines, mais on voit mal comment le domaine chrétien
pourrait échapper aux prises de l'épistémologie réductrice. Les prodi-
ges et miracles, le folklore de la Légende dorée tombent sous le coup
de la critique, et ceci est admis par des contemporains de Fontenelle,
chrétiens indubitables, tels les Bollandistes, Launoi ou même un Ma-
billon. Mais qui dira où se situe dans la tradition chrétienne la limite
entre l'historique et le merveilleux ? Les Écritures saintes même ne
sont-elles pas contaminées par l'imagination créatrice de mythes ?
Fontenelle évite de répondre à ces questions ; il se garde bien de les
poser. D'autres les poseront après lui, et n'hésiteront pas devant les
conséquences radicales de leurs interrogations.

194 P. 35.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 162

[122]

IV. DÉISME
ET THÉOLOGIE RATIONNELLE.

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La psychopathologie et la psychosociologie des mythes permettent


la constitution d'une anthropologie et d'une sociologie religieuses, qui
voient dans les phénomènes en question un dévergondage de l'espèce
humaine dans l'état d'enfance, séduite par la déraison. Entretenue par
le clergé, cette déraison maintient l'humanité dans une servitude, dont
il faut maintenant la délivrer grâce à l'émergence d'un intellect suffi-
samment éclairé. La fonction critique de la raison tient en échec les
puissances obscures de l'angoisse et de l'espérance ; elle se refuse à
toute complaisance pour la fonction fabulatrice, et rejette la prétention
des prêtres au gouvernement des consciences. Les penseurs du XVIIIe
siècle n'hésitent pas à appliquer ces principes à la critique du christia-
nisme, dont on n'admet plus qu'il puisse bénéficier d'un privilège
d'établissement. La raison exerçant sa souveraineté sur l'espace mental
dans son ensemble, toute opinion religieuse doit lui être soumise.
Le Sermon des Cinquante, ouvrage semi-clandestin de Voltaire,
présente le sommaire de la nouvelle foi : « La religion est la voix se-
crète de Dieu, qui parle à tous les hommes ; elle doit tous les réunir, et
non les diviser ; donc toute religion qui n'appartient qu'à un peuple est
fausse. La nôtre est dans son principe celle de l'univers tout entier ; car
nous adorons un Etre suprême comme toutes les nations l'adorent,
nous pratiquons la justice que toutes les nations enseignent, et nous
rejetons tous ces mensonges que les peuples se reprochent les uns aux
autres : ainsi, d'accord avec eux sur le principe qui les concilie, nous
différons d'eux dans les choses où ils se combattent 195. »
À une prétendue catholicité chrétienne, démentie par les faits,
s'oppose l'universalité de la raison, confirmée par les évidences. La

195 Sermon des Cinquante, Œuvres de VOLTAIRE, éd. Lahure-Hachette, 1860, t.


XVIII, p 560. Selon les éditeurs de Kehl, ce texte est la profession de foi
opposée par Voltaire à celle du Vicaire savoyard (1762)
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 163

démystification et la démythisation doivent s'appliquer à la révélation


biblique ; l'Ancien et le Nouveau Testament fourmillent d'anomalies
mentales et de fabulations mythiques, dissimulées par le voile de res-
pect qui protège des textes prétendus sacrés. « O mon Dieu ! s'écrie
l'orateur du Sermon des Cinquante, si tu descendais toi-même sur la
terre, si tu me commandais de croire ce tissu de meurtres, de vols,
d'assassinats, d'incestes, commis par ton ordre et en ton nom, je te di-
rais : « Non, ta sainteté ne veut pas que j'acquiesce à ces choses horri-
bles qui t'outragent ; tu veux m'éprouver sans doute 196... » Le fait que
la tradition judéo-chrétienne ait pu considérer l'« histoire sainte »
comme une source de valeurs et une réserve de significations apparaît
comme un scandale incompréhensible, qui relève de l'intoxication col-
lective, avec la complicité d'un clergé résolu à tenir les masses sous
l'emprise de la superstition.
« On nous dit qu'il faut des mystères au peuple, qu'il faut le trom-
per ( ) Peut-on faire cet outrage au genre humain ? nos pères n'ont-ils
pas déjà [123] ôté au peuple la transsubstantiation, l'adoration des
créatures et des os des morts, la confession auriculaire, les indulgen-
ces, les exorcismes, les faux miracles et les images ridicules ? Le peu-
ple ne s'est-il pas accoutumé à la privation de ces aliments de la su-
perstition ? Il faut avoir le courage de faire encore quelques pas : le
peuple n'est pas si imbécile qu'on le pense ; il recevra sans peine un
culte sage et simple d'un Dieu unique, tel qu'on nous dit qu'Abraham
et Noé le professaient, tel que tous les sages de l'antiquité l'ont profes-
sé, tel qu'il est reçu à la Chine par tous les lettrés 197... » L'imposture
des prêtres a perpétué l'oppression superstitieuse des consciences ; la
Réforme a commencé la démystification ; il faut aller jusqu'au bout de
ce mouvement et reconnaître « que la secte chrétienne n'est en effet
que le pervertissement de la religion naturelle ». Celle-ci sera rétablie
dans sa validité « lorsque la raison, libre de ses fers, apprendra au
peuple qu'il n'y a qu'un Dieu ; que ce Dieu est le père commun de tous
les hommes, qui sont frères ; que ces frères doivent être, les uns en-
vers les autres, bons et justes ; qu'ils doivent exercer toutes les vertus
et punir les crimes 198... »

196 Ibid., p. 564.


197 Ibid., p. 571.
198 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 164

Le déisme apparaît comme l'aboutissement de la démystification


religieuse, une fois dissipées les équivoques du sentiment et leur utili-
sation par des prêtres habiles à capter les consciences. Les prêtres
tiennent l'humanité en tutelle, et les théologiens mettent l'entendement
au service de la révélation, à laquelle il est soumis par un coup de for-
ce extrinsèque. Le mot d'ordre du prêtre, selon Kant, est : « Ne raison-
nez pas, croyez 199 ! » Les penseurs radicaux français dénoncent les
entraves apportées par la théologie à l'exercice de la raison : « Les
prêtres, écrit Helvétius, enseignent aux enfants en termes clairs des
choses inintelligibles et aux hommes faits, en termes inintelligibles,
des choses claires 200. » A en croire Diderot, « égaré dans une forêt
immense pendant la nuit, je n'ai qu'une petite lumière pour me condui-
re. Survient un inconnu qui me dit : « Mon ami, souffle la chandelle
pour mieux retrouver ton chemin. » Cet inconnu est un
gien 201 ».
Dans le domaine religieux comme partout, l'âge des Lumières est
caractérisé par la magistrature suprême accordée à la conscience ra-
tionnelle. Kant pose la question de savoir si un synode, un collège ec-
clésiastique quelconque, peut être « fondé en droit à faire prêter ser-
ment sur un certain symbole immuable, pour faire peser par ce procé-
dé une tutelle supérieure incessante sur chacun de ses membres, et par
leur intermédiaire, sur le peuple, et pour précisément éterniser cette
tutelle ? Je dis, répond Kant, que c'est totalement impossible. Un tel
contrat, qui déciderait d'écarter pour toujours toute lumière nouvelle
du genre humain, est radicalement nul et non avenu, quand bien même
serait-il entériné [124] par l'autorité suprême, par les Parlements et par
les traités de paix les plus solennels 202... »
Les Lumières consacreront le déblocage de la raison humaine,
conséquence du dégel de la métaphysique. L'espace mental, figé par la
scolastique, avait changé de figure avec l'avènement de la philosophie
classique, mais celle-ci s'était contentée de substituer un dogmatisme à

199 KANT, Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ? 1784 ; dans La
Philosophie de l'Histoire, trad. PIOBETTA, Aubier, 1947, p. 85.
200 HELVÉTIUS, Pensées et Réflexions, C ; Œuvres, 1795, t. XIV, pp. 146-147.
201 Additions aux Pensées philosophiques, vers 1762, art. 8 ; Œuvres
philosophiques de DIDEROT, p. p. VERNIÈRE, Garnier, 1961, p. 59.
202 Réponse à la question..., éd. citée, p. 88.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 165

un autre ; elle respectait la transcendance de la révélation chrétienne,


dont elle se contentait de limiter les effets au domaine de la conscien-
ce religieuse. A la raison triomphante de la métaphysique classique, le
XVIIIe siècle substitue une raison militante, à l'école de la connaissance
scientifique, et dont l'exercice s'étend à la totalité du domaine humain.
Les autorités ecclésiastiques prétendaient prendre en régie le jugement
réfléchi ; la situation s'est renversée, et c'est maintenant la raison qui
s'affirme arbitre universel en matière de religion. La théologie doit se
justifier devant la philosophie ; il apparaît assez vite qu'elle n'est guère
justifiable. La philosophie digère la théologie et n'en laisse subsister
qu'un modeste minimum. Le christianisme doit renoncer à ses privilè-
ges traditionnels ; il rentre dans le rang des religions du monde, par
rapport auxquelles la réflexion rationnelle bénéficie maintenant d'une
antériorité logique et chronologique.
Le déisme représente une position moyenne entre l'orthodoxie tra-
ditionaliste et l'athéisme radical. Le radicalisme athée, incarné, surtout
en France, par des hommes comme Fréret, le curé Meslier, et le cercle
d'Helvétius et de d'Holbach, prolonge l'exigence rationnelle jusqu'à la
complète dissolution de la religion. Les déistes croient pouvoir trouver
dans un Dieu réduit à la raison une caution pour les valeurs morales et
sociales. Les radicaux, fidèles à l'exigence d'un mécanisme intégral,
ne voient dans ces valeurs que des superstructures abusives. Le maté-
rialisme biologique soumet à la même intelligibilité le domaine physi-
que et le domaine humain. Une fois mis en lumière les principes de
l'épistémologie scientifique, savants et techniciens seront maîtres et
possesseurs de l'humanité aussi bien que de la nature. Le problème
moral se réduit à une question d'organisation sociale. L'éthocratie, le
règne des bonnes lois, assurera le bonheur du genre humain en ce
monde, sans recourir à la fiction d'un Dieu rémunérateur et vengeur.
L'humanité adulte se suffit à elle-même.
L'athéisme ne doit pas être confondu avec l'indifférence ou l'in-
croyance. L'incroyance énonce un manque de certitude ; en l'absence
d'éléments suffisants, elle ne conclut pas, et se contente de continuer à
vivre dans les cadres de la conformité sociale. L'athée rompt le pacte
de conformité, ce qui demande une force de pensée et une force d'âme
considérables en un temps où l'athéisme est un scandale et même un
crime. Au dogmatisme de la croyance s'oppose un autre dogmatisme,
né d'une extrapolation des éléments positifs de connaissance. Le maté-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 166

rialisme mécaniste est une philosophie de la nature fondée sur des


analogies, des similitudes et des hypothèses, et non sur les inductions
de la [125] science rigoureuse. Les athées feront souvent figure de
fanatiques de l'antifanatisme, même aux yeux de libéraux comme Da-
vid Hume et Edward Gibbon. Des considérations de prudence obligent
d'ailleurs l'athée soit à une clandestinité totale, comme l'abbé Meslier
ou Dom Deschamps, soit à une semi-clandestinité, par le biais de pu-
blications camouflées. Nulle part l'athéisme n'a pignon sur rue ; il
fournit des arguments polémiques et rhétoriques aux défenseurs de
l'orthodoxie, qui agitent devant l'auditoire des bien pensants le spectre
de l'impiété radicale.
Entre les positions extrêmes du radicalisme de gauche, incarné par
l'athéisme, et d'un radicalisme de droite, en lequel se perpétuerait l'in-
tégrisme de Bossuet, l'essentiel se situe dans l'entre-deux. L'Angleter-
re, où s'est imposé le libéralisme politique, sera le lieu d'élection du
libéralisme religieux, autour du thème du déisme. Le mot a déjà une
certaine ancienneté : Bayle, dans son Dictionnaire, attribue le premier
emploi du terme au théologien réformé Viret, dans un écrit polémique
de 1563. Les déistes se distinguent des athées en ce qu'ils admettent
l'existence d'un Dieu créateur et souverain, mais ils gardent une pru-
dente réserve à l'égard de la révélation chrétienne, ce qui conduit Viret
à les assimiler aux Juifs et aux Turcs 203.
Le déisme exprime le désir d'un universalisme religieux, qui met
l'accent sur le monothéisme, sans rejeter la tradition biblique, en dépit
des accusateurs, prompts à défigurer ce qu'ils réprouvent. Ceux qui se
réclament de cette inspiration affirment leur fidélité chrétienne, mais
remettent en question le travail d'élaboration théologique à la faveur
duquel s'est imposée la doctrine de la Trinité, du Dieu en trois person-
nes, qui ne figure pas dans les évangiles. On peut estimer que l'ensei-
gnement de Jésus est d'origine divine, sans identifier le Christ à Dieu.
Dès les origines de l'église, cette attitude avait entraîné la condamna-
tion d'Anus, au concile de Nicée, en 325. Arius, pour affirmer le mo-
nothéisme chrétien, faisait du Christ un être créé, le premier de tous,
se refusant à égaler le fils au Père. L'hérésie arienne, après la Réfor-
me, inspire le mouvement socinien, aile libérale du protestantisme,
persécuté par toutes les orthodoxies, mais qui se diffuse à travers l'Eu-

203 Cf. G. GUSDORF, La révolution galiléenne, Payot, 1969, t. II, p. 50.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 167

rope, d'une manière semi-clandestine ; elle influence en particulier les


arminiens ou remonstrants de Hollande, dont Grotius, expatrié pour
cause de religion, est le plus illustre représentant. Le socinianisme se-
ra la bête noire des controversistes catholiques et réformés, mais il
survivra à toutes les dénonciations, moyennant quelques prudences de
style 204. À partir de la fin du XVIIIe siècle, les antitrinitaires seront
connus sous la dénomination moins compromettante d'unitaires ou
unitariens ; parmi leurs sympathisants figurent Locke, Newton et Jo-
seph Priestley.
Le déisme britannique est un faisceau de tendances plutôt qu'une
religion indépendante. Il finira par s'organiser en église séparée dans
le [126] cours du XVIIIe siècle, et se considérera comme l'une des dé-
nominations chrétiennes en pays anglo-saxons. Les déistes, loin de
rompre avec le christianisme, estiment qu'ils le représentent en son
authenticité. En France, les livres des déistes d'Angleterre sont consi-
dérés, par leurs partisans et par leurs adversaires, comme irréligieux,
alors que, dans leur pays d'origine, ils s'inscrivent dans le contexte
d'un débat entre chrétiens qui souvent suscite le dialogue entre des
clergymen de l'église anglicane.
Selon Leslie Stephen, « de la variabilité des opinions, Bossuet
concluait que toutes, sauf une, devaient être écrasées (...) Défendre
une religion par la force plutôt que par l'argumentation revient à ad-
mettre que l'argumentation la condamne. En d'autres termes, c'est au-
toriser le scepticisme. Avant la fin du siècle suivant, les compatriotes
de Bossuet devaient récolter la moisson dont les graines avaient été
semées par sa politique désespérée. Les théologiens anglais, accoutu-
més à faire confiance à la raison, bien qu'avec un certain dosage de
tradition, et à pratiquer la tolérance, bien qu'avec de multiples restric-
tions, suivirent une ligne différente. Puisque tous les hommes entre-
tiennent sur bien des points des différences irréductibles, considérons
ce en quoi ils sont tous d'accord. Cela sera sûrement l'essence de la
religion, et l'enseignement de la raison universelle. Nous pourrons
ainsi fonder un christianisme raisonnable. Vous devez aller plus loin,
disaient les déistes, et vous contenter des axiomes communs à tous les

204 Cf. Z. JEDRYKA, Le socinianisme et le siècle des Lumières, Troisième


Congrès international sur les Lumières, Nancy, 1971 ; dans les Studies on
Voltaire and the 18th Century.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 168

hommes. Ainsi nous établirons, sinon un christianisme raisonnable, du


moins une religion de la raison 205 ».
La polémique, en France, entre les tenants de l'orthodoxie et leurs
adversaires, revêt le style d'une guerre de religions transposée en af-
frontement idéologique : « En Angleterre, la théologie avait été, en
fait, si profondément imprégnée de rationalisme que la tentative de
définir le schéma d'une réconciliation permanente présentait beaucoup
plus de chances d'aboutir que dans les pays catholiques 206. » Les plus
grands noms de la culture britannique au XVIIIe siècle sont respectueux
du christianisme et de l'église établie ; rares, ou obscurs, sont ceux qui
adoptent une attitude agressive. Seulement, « ce qui passait pour
christianisme en Angleterre aurait été, en France, hérésie caractérisée
(…) En Angleterre, un protestant raisonnable pouvait rencontrer le
déiste à moitié chemin 207 ».
Les positions étant moins tranchées, le dialogue pouvait remplacer
l'anathème. Nul ne pouvait dire avec précision où commençait l'ortho-
doxie et où elle finissait, ce qui donnait à la recherche le pas sur la
polémique. Le débat déiste fut l'un des foyers de la vie intellectuelle
anglaise au début du xvine siècle. « Pendant une cinquantaine d'an-
nées le déisme a maintenu la vie religieuse britannique en état d'agita-
tion (...). Le déisme intéressait un public beaucoup plus étendu que
celui que pouvait normalement concerner la controverse religieuse. Il
se préoccupait [127] tout autant de modifier la perspective du lecteur
ordinaire que de changer les vues des experts en théologie. (...) Jamais
depuis la Réformation le débat religieux n'avait mis en question des
problèmes aussi fondamentaux 208. » Libéraux par vocation, les déis-
tes ne pouvaient définir une orthodoxie ; ils se reconnaissent au res-
pect de certaines valeurs, à l'insistance sur certains thèmes. Les déistes
intégraux sont rares, mais tout le monde peut être plus ou moins déis-
te, et c'est dans cette mesure que le déisme a pu jouer un tel rôle dans
la formation de la conscience spirituelle de l'Angleterre moderne. En

205 Leslie STEPHEN, History of english thought in the 18th Century, 1876 ;
London, John MURRAY, 1927, t. I, p. 85.
206 Ibid., p. 86.
207 Ibid., p. 89.
208 Gerald R. CRAGG, Reason and Authority in the 18th Century, Cambridge
University Press, 1964, pp. 62-63.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 169

France, le déisme ne met en cause qu'un petit nombre d'individus, ini-


tiés aux choses anglaises : Montesquieu, Voltaire, Rousseau introdui-
sent certaines modes intellectuelles, en les remaniant selon leur opti-
que personnelle.
L'Angleterre est le théâtre principal de cette expérience intellec-
tuelle, dont la France et l'Allemagne ne connaissent que des prolon-
gements postérieurs. Le but de la recherche est de mettre en lumière
une fonction universelle de la religion qui, tout en garantissant, pour
l'essentiel, la validité du message chrétien, permette de réconcilier les
chrétiens entre eux, mais aussi de ramener à l'unité la totalité des
hommes de bonne volonté. Le christianisme ne peut plus prétendre au
monopole de la vérité religieuse ; il apparaît comme un cas particulier,
comme un sous-ensemble par rapport à l'ensemble des religions. Une
généralisation de l'idée religieuse sembla la seule issue pour tirer
l'humanité d'une situation désespérée, sans être infidèle à l'exigence
chrétienne. La révélation historique a divisé les hommes ; la révéla-
tion naturelle, qui s'annonce au cœur de chaque conscience, fournit les
éléments d'une communion fondée en droit et en fait sur le consente-
ment universel. Herbert de Cherbury (1582-1648) s'est efforcé de dé-
gager cette base de vérité immanente même aux religions païennes. Le
De Veritate (1624) affirme la norme universelle du dictamen de la
conscience, instance souveraine de salut et de béatitude pour chaque
individu, comme le maintiendront Bayle, Rousseau et Kant : « Sous la
dictée de la conscience le bien de l'âme est préféré au bien du corps, le
bien commun au bien particulier 209. » Les notions communes (noti-
tiae communes), affirmées par un instinct naturel (instinctus natura-
lis), doivent suffire pour mener à bonne fin celui qui accepte ces nor-
mes dans un esprit d'obéissance 210.
Il serait injuste de punir comme infidèle celui qui, dans l'éloigne-
ment des espaces et des temps, n'a pu bénéficier de la révélation du
Christ. Il est d'ailleurs possible de retrouver sous la superstructure des
religions païennes les vérités fondamentales. Herbert de Cherbury,
dans son traité De religione Gentilium (1663), établit les cinq articles
de foi de la religion universelle : il existe un Dieu ; nous devons l'ho-
norer par un culte ; vertu et piété constituent l'essentiel du service di-

209 Herbert de CHERBURY, De Veritate, 1624 ; 3e éd. 1645, p. 106.


210 Cf. ibid., pp. 60 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 170

vin ; il faut se repentir de ses péchés et les réparer ; la bonté et la justi-


ce divine assurent [128] à tous récompense ou châtiment soit dans cet-
te vie soit dans l'autre 211. Cherbury, qui fait profession de christia-
nisme, estime que ces cinq articles constituent un sommaire de la foi,
indépendant de la révélation chrétienne. La religion naturelle et uni-
verselle pourra trouver des justifications mythico-théologiques diver-
ses, selon les contextes culturels en lesquels elle est interprétée ; ré-
duite à ces cinq articles, elle est nécessaire et suffisante pour assurer à
chacun le salut, sans distinction de confession.
Herbert de Cherbury avait fait parvenir ses écrits aux meilleures tê-
tes de l'Europe, afin d'obtenir leur adhésion à sa doctrine. Sans grand
résultat, semble-t-il : Gassendi, Mersenne, Descartes n'avaient pas
ménagé leurs objections aux idées de cet aristocrate, amateur un peu
simpliste. Les théologiens, de leur côté, ne pouvaient admettre un
schéma du salut où il n'était pas question du Christ, ni de l'efficacité
surnaturelle de ses mérites pour le pardon des hommes et leur réconci-
liation avec Dieu. Mais cette atténuation, ou suppression, du rôle ré-
dempteur du Christ rapprochera Herbert de Cherbury des tendances
sociniennes et antitrinitaires, influentes dans l'aile libérale du protes-
tantisme. La position moyenne qu'il avait définie paraît appropriée
pour servir de programme commun à ceux qui sont en quête d'une po-
sition moyenne en matière de religion. Le déisme est un état d'esprit
adapté à une époque où la plupart des hommes, lassés des contradic-
tions sans issue, cherchent un compromis qui assure la paix sociale et
la coexistence pacifique. Le message de Cherbury ne pouvait guère
être entendu dans l'Angleterre du XVIIe siècle, en proie au déchaîne-
ment des passions religieuses. Son heure viendra lorsque le règlement
de 1688 aura permis de clarifier la situation politico-religieuse, sur la
base d'un compromis où se reconnaît l'influence du libéralisme de
Locke.
Dès lors, le déisme apparaît comme le centre de ralliement de tous
ceux qui réclament le désarmement en matière religieuse ; les platoni-
ciens de Cambridge, sans renier la fidélité chrétienne, s'efforcent de
définir un œcuménisme raisonnable, qui prend pour mot d'ordre la

211 De religione Gentilium errorumque apud eos causis, Amsterdam, 1663, ch.
I, p. 2.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 171

largeur d'esprit 212. C'est dans le même sens que joue l'influence de
Locke, comme celle, plus polémique, de John Toland (Christianity not
mysterious, 1696) et celle de Anthony Collins (Discourse of Free-
thinking, 1713). Les thèses du mouvement déiste s'exprimeront avec
netteté dans un ouvrage d'un universitaire d'Oxford, Matthew Tindal
(1653-1733), paru en 1730, alors que la controverse déiste commen-
çait à s'apaiser en Angleterre.
L'ouvrage en question est intitulé : Le christianisme aussi ancien
que la création, ce qui signifie que l'essentiel des enseignements du
Christ se trouve accessible aux hommes dès les origines du monde. En
vertu d'une exigence rationnelle, la vérité humaine doit être coexisten-
sive à [129] l'humanité : il n'est pas pensable qu'un Dieu juste et bon
ait créé des hommes privés de toute possibilité d'accéder aux normes
fondamentales de l'existence. Il est absurde de concevoir le genre hu-
main exclu de toute chance de salut jusqu'à l'arrivée tardive de Jésus-
Christ. « Je vais essayer de vous montrer, écrit Tindal, que les hom-
mes, s'ils entreprennent sérieusement de découvrir la volonté de Dieu,
apercevront qu'il existe une Loi de la Nature, ou Raison, ainsi dé-
nommée parce qu'elle est une loi commune ou naturelle à toutes les
créatures raisonnables. Cette loi, comme son Auteur, est absolument
parfaite, éternelle et immuable ; et le dessein de l'Évangile n'était pas
d'ajouter quelque chose à cette loi, ou d'en retrancher quoi que ce soit,
mais de libérer les hommes de la surcharge de superstitions qu'on y
avait ajoutée. Il en résulte que le christianisme authentique n'est pas
une religion qui date d'hier, mais bien ce que Dieu a commandé à
l'origine, et ce qu'il continue toujours à commander aux chrétiens
comme aux autres hommes 213. »
L'Évangile historique n'est qu'une réaffirmation d'un Évangile
éternel et universel. « La religion chrétienne a existé dès le commen-
cement ; Dieu, en ce temps et depuis lors, n'a pas cessé de donner à
l'humanité dans son ensemble des moyens suffisants pour la connaître.
Le devoir des hommes est de connaître, croire, professer et pratiquer

212 Cf. Rosalie L. COLIE, Light and Enlightenment, A study of the Cambridge
Platonists and the Dutch Arminians, Cambridge University Press, 1957 ; F.
J. POWICKE, The Cambridge Platonists, London and Toronto, 1926.
213 Matthew TINDAL, Christianity as old as the Création, 1730 ; éd. de 1731,
pp. 7-8.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 172

cette religion, si bien que le christianisme, en dépit de l'origine récente


de cette appellation, doit être aussi ancien et aussi répandu que la na-
ture humaine ; en tant que loi de notre création, il a dû être implanté
en nous par Dieu lui-même 214. » La religion naturelle est la première
en date, et la plus décisive : « Il y a une religion de la nature et de la
raison, inscrite dans le cœur de chacun d'entre nous depuis la création
originaire ; c'est par elle que toute l'humanité doit juger de la vérité de
toute religion instituée quelle qu'elle soit 215. » La révélation intime de
la religion naturelle concorde avec la révélation extérieure et histori-
que : toutes deux ont le même contenu, à savoir l'immuable volonté
d'un Dieu sage et bon.
Le christianisme, débarrassé de toute surcharge dogmatique, élimi-
ne les observances rituelles pour s'en tenir à la pratique morale. Les
tenants du déisme répètent indéfiniment les mêmes thèses. Le pasteur
dissident Thomas Morgan, disparu en 1743, dans son ouvrage The
moral philosopher (1737-1740)3 dénonce le particularisme juif de
l'Ancien Testament, restriction abusive de l'évangile universel, Tho-
mas Chubb (1679-1747) écrit un traité contre la Trinité, et publie en
1738 son Évangile authentique de Jésus-Christ (The true Gospel of
Jésus Christ asserted) : même dans le Nouveau Testament on trouve
des traces de ritualisme et des additions qui déforment l'essence du
christianisme ; il faut faire la part de l'essentiel et de l'accidentel, cer-
taines indications, n'ayant qu'une valeur de circonstance, ne méritent
pas d'être retenues par les fidèles des âges postérieurs. Le principe à
retenir est que « Jésus-Christ a prêché sa propre [130] vie, si je peux
m'exprimer ainsi ; il a vécu sa propre doctrine 216 ». Le christianisme
en esprit et en vérité doit se dégager de la superstition de la lettre,
pour s'en tenir à la ligne de vie, à l'inspiration fondamentale.
Le déisme, en dehors de sa propre affirmation doctrinale, pouvait
revêtir la signification d'une rupture des habitudes intellectuelles ;
même ceux qui refusaient sa dogmatique se trouvaient invités à déve-
lopper en eux le sens critique et l'autonomie de la conscience religieu-
se. L'importance de la pensée déiste ne se limite donc pas à l'affirma-
tion d'un point de vue particulier dans le contexte global du débat reli-

214 Ibid., p. 4.
215 Ibid., p. 52.
216 Thomas CHUBB, The true Gospel of Jésus Christ asserted, 1738, p. 55.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 173

gieux. Les thèmes déistes ont rayonné en dehors du groupe, sans


configuration précise, où ces idées étaient admises. Ils ont marqué la
culture spirituelle de l'époque dans son ensemble. Les défenseurs du
christianisme traditionnel étaient amenés, pour faire face aux objec-
tions déistes, à des concessions ; ils répondaient à un rationalisme re-
ligieux non pas en accentuant le caractère irrationnel et surnaturel des
enseignements de l'église établie, mais plutôt en montrant que ces en-
seignements ne choquaient nullement le bon sens naturel. L'ortho-
doxie, en Angleterre, défendait les positions contestées, mais les théo-
logiens étaient libres de mettre plus ou moins de fermeté dans cette
défense, si bien qu'il leur arrivait, pour préserver ce qu'ils estimaient
essentiel, de faire un bout de chemin, parfois davantage, dans le sens
de leurs adversaires.
Un exemple de cette orthodoxie modérée est fourni par le théolo-
gien et philosophe Samuel Clarke (1675-1724), disciple de Newton et
connu pour son dialogue avec Leibniz. Homme d'église, Clarke fut, en
1705 et 1706, l'orateur choisi pour défendre les thèses de l'apologéti-
que chrétienne dans le cadre de la fondation créée par Robert Boyle ;
il publia en 1712 un traité sur La Doctrine scripturaire de la Trinité
(The Scripture doctrine of the Trinity) qui, pour maintenir les thèses
contestées par les antitrinitaires, fait une large place à la religion natu-
relle et atténue la divinité du Christ ; sous prétexte de réfuter le déis-
me, il affirme lui-même un déisme partiel. La question sera reprise par
l'évêque anglican Joseph Butler (1692-1752), qui se propose de ré-
pondre à la fois à Tindal et à Clarke dans son Analogie de la religion,
naturelle et révélée, avec la constitution et le cours de la nature
(1736). Là encore, l'orthodoxie demeure consciente des limitations des
certitudes humaines, telles que l'œuvre de Locke les a mises en évi-
dence. D'autres témoins de la foi de l'église, tel un William Law (The
Case of Reason, 1731) ou un Berkeley (1685-1753)3 dans leur argu-
mentation contre le déisme, lui reprochent sa confiance excessive en
la raison humaine, dont il faut reconnaître qu'elle est incapable, à elle
seule, de fournir les éléments d'une certitude absolue. La mise en
question de la raison triomphante permet de recourir à la révélation
surnaturelle pour remédier aux insuffisances de la raison naturelle.
Dans ces conditions se développe une apologétique de la vraisem-
blance et de la concordance, qui évite les oppositions radicales. La
crise déiste s'apaisera en Angleterre, au cours du second tiers du siè-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 174

cle, dans une [131] atmosphère de compromis. La revendication du


déisme disparaît, non pas parce qu'elle a perdu la partie, mais plutôt
parce qu'elle a été absorbée par la pensée dominante. Il n'est plus
question de dénier les droits de la raison en matière de religion. L'es-
prit des Latitudinaires avait prévalu dans l'église d'Angleterre, ainsi
que l'atteste l'œuvre du théologien William Paley (1743-1805) sur les
Preuves du Christianisme (View of the évidences of Christianity,
1794). Selon Leslie Stephen, la manière de penser de Paley « conduit
naturellement à l'unitarisme » ; cette évolution correspond à celle de
l'opinion générale dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. « Les
controverses concernant la Trinité précèdent et accompagnent la
controverse avec les déistes. Le passage du christianisme au déisme
implique la tentative pour bannir le mystère de la théologie et pour
remplacer le Dieu de la révélation par le Dieu de la démonstration ma-
thématique 217. » L'esprit unitaire s'impose : « Dans la deuxième moi-
tié du siècle, l'unitarisme devient la foi prédominante parmi les an-
ciens non-conformistes », ainsi que l'atteste le cas de Joseph Pries-
tley ; mais il en va de même dans l'église anglicane : « la théologie de
Paley, Hey et Watson n'est trinitaire que de nom, et leur orthodoxie, si
on la considère d'un œil pas trop charitable, peut être la simple consé-
quence du fait qu'ils attachaient trop peu d'importance à leurs dogmes
pour prendre la peine de se mettre en conflit avec les 39 articles 218 »,
profession de foi de l'église d'Angleterre.
Le triomphe de la révolution galiléenne exclut du champ épistémo-
logique les résidus surnaturels et mythiques ; Newton, chrétien
convaincu, était antitrinitaire. S'il y a une intelligibilité religieuse se-
lon les normes de la raison, un tel arbitrage éliminera les empiéte-
ments de la révélation historique aussi bien que l'intervention d'une
divinité qui troublerait par le miracle les mécanismes de l'ordre natu-
rel. A partir du moment où l'histoire du christianisme est étudiée
conformément à l'épistémologie scientifique, Jésus-homme prend le
pas sur Jésus-Dieu ; l'historien de l'humanité ne dispose d'aucun ins-
trument de méthode approprié à l'identification des dieux. Priestley,
historien des origines chrétiennes, est un théologien unitaire. L'in-
fluence déiste réalise une dissolution rationnelle de l'élément reli-

217 Leslie STEPHEN, History of the English thought in the 18th Century, éd.
citée, vol. I, p. 420.
218 Ibid., p. 421.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 175

gieux. Le piétisme, qui renonce à la dimension intellectuelle, repré-


sente le seul exutoire pour la religiosité refoulée. La voie du sentiment
propose des évidences et des certitudes irréductibles à la critique. Pié-
tisme et déisme se côtoient tout au long du siècle sans grand risque de
conflit ; ce sont deux langages exprimant des exigences différentes de
l'être humain.
Le piétisme est la langue des secrets de la foi, le chant profond de
l'âme en sa quête de Dieu. Le déisme, la théologie rationnelle, est le
langage universel qui publie l'ordre du monde tel qu'il s'est révélé à
l'entreprise de la connaissance, menée par les savants et les philoso-
phes. Il apparaît comme l'expression religieuse de l'esprit des Lumiè-
res à travers l'Europe ; et l'on peut, avec A.-O. Lovejoy, le caractériser
comme [132] « un ensemble de préconceptions communément recon-
nues par la plupart des penseurs, et déterminant sur toutes sortes de
sujets les opinions de la plupart des gens cultivés, pendant plus de
deux siècles, dans la mesure où ils étaient émancipés de l'emprise de
la tradition et de l'autorité 219 ». Les éléments de ce système de pensée
sont l'unité de la raison et son universalité, attestée par le consente-
ment universel, un individualisme rationaliste, qui reconnaît en cha-
que homme le centre de l'univers du discours. À ces thèses s'ajoutent,
selon Lovejoy, celles de l'égalitarisme intellectuel, qui réprouve l'en-
thousiasme et l'originalité, ainsi qu'un « primitivisme rationaliste »,
c'est-à-dire l'idée que la vérité est intégralement donnée dès l'origine,
« aussi ancienne que la création », selon la formule de Tindal.
Lovejoy regroupe en un paradigme unitaire les valeurs des Lumiè-
res. Cette sensibilité intellectuelle trouve son champ d'application aus-
si bien dans le domaine de la réflexion philosophique que dans l'ordre
esthétique et dans l'ordre religieux. Ainsi se justifie la connexion entre
le déisme, en tant qu'orientation intellectuelle, et la mentalité de l'Auf-
klärung européenne. À côté du déisme de stricte observance, limité à
un nombre restreint de penseurs, il existe un déisme diffus, dont les
théologiens qui se présentent en champions de l'orthodoxie ne sont pas
exempts. La religion naturelle, la révélation naturelle occupent une
place prédominante dans les spéculations religieuses, indépendam-
ment des étiquettes arborées par les théologiens et les philosophes. Le

219 A.-O. LOVEJOY, The parallel of Deism and Classicism, 1932, dans Essays in
the history of Ideas, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1948, p. 78.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 176

déisme britannique ne se situe pas en dehors du christianisme et


contre le christianisme, comme un facteur de rupture. Il se rencontre à
l'intérieur du christianisme même, comme un principe d'orientation et
de composition des valeurs religieuses. Il intervient dans l'articulation
de la doctrine, ou dans le choix des points d'application de l'apologéti-
que.
Cette récurrence de la religion naturelle se fait sentir même chez
les défenseurs de l'orthodoxie catholique. R. R. Palmer a montré, dans
son livre : Catholiques et incroyants en France au XVIIIe siècle 220,
que les controversistes, dans les argumentations qu'ils opposaient aux
« philosophes », soutenaient que l'idée de loi naturelle trouvait son
origine dans la théologie traditionnelle. L'apologétique de langue
française, si elle ne suit pas la voie piétiste qui va de Pascal à Rous-
seau en passant par Fénelon, parle le langage de la raison et tente de
rivaliser de modernité avec les tenants du déisme ; elle ne leur résiste
qu'en les imitant, et cette fascination est caractéristique de l'esprit du
temps.
Bossuet, mainteneur de l'intégrisme, écrivait à un disciple de Ma-
lebranche : « Croyez-moi, Monsieur, pour savoir de la physique et de
l'algèbre, et pour avoir même entendu quelques vérités générales de la
métaphysique, il ne s'ensuit pas pour cela que l'on soit fort capable de
[133] prendre parti en matière de théologie 221. » L'évêque de Meaux
sent venir le vent du renversement des valeurs théologiques ; en dépit
de ses interdits, l'algèbre et la physique, et même les « vérités généra-
les de la métaphysique » rationaliste, vont s'imposer au respect des
défenseurs de la foi. Pour s'adresser aux hommes des Lumières, il
convient de parler leur langue, c'est-à-dire de faire accueil aux certitu-
des d'une science désormais hors de portée des anathèmes des tribu-
naux ecclésiastiques.
Le Genevois Jacques-François de Luc, en 1762, déplore « les opi-
nions erronées de ces savants qui, renfermés uniquement dans les

220 R. R. PALMER, Catholics and unbelievers in 18th Century France, Princeton


University Press, 1939 ; cf. aussi Albert MONOD, De Pascal à
Chateaubriand, Les défenseurs français du christianisme de 1670 à 1802,
Alcan, 1916.
221 Lettre à M. d'Allemans, 21 mai 1687 ; Correspondance de BOSSUET, p. p.
URBAIN et LÉVÊQUE, Hachette, 1910, t. II, p. 377.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 177

sciences humaines, n'ont jamais pu comprendre ce que c'est que l'hu-


milité du cœur. Enorgueillis de leur science, ils révoquent en doute
tout ce qui n'est pas démontré mathématiquement 222 ». Dès ce temps,
se précise la menace de ce qui deviendra le « scientisme » du XIXe siè-
cle, la prétention de la science à détenir le monopole des seules certi-
tudes dont l'homme soit susceptible. On peut répondre que la vérité
religieuse transcende la vérité scientifique, vouée à s'humilier devant
la révélation divine. Une telle réponse, loin de satisfaire l'interlocu-
teur, ne fera que l'ancrer dans sa révolte. Mieux vaut essayer de mon-
trer qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre les enseignements de la
science et ceux du christianisme. La démonstration peut s'appuyer sur
l'exemple de savants illustres qui furent aussi des croyants : Newton,
Linné, Haller, Stahl, Charles Bonnet, Priestley, pour ne citer que les
plus grands.
Cette apologétique de la concordance est l'un des traits originaux
de la littérature religieuse au XVIIIe siècle. La thèse, renouvelée d'une
formule célèbre de Bacon, est que si la connaissance scientifique
semble détourner l'homme de Dieu, l'approfondissement de cette
connaissance ne peut que ramener l'intelligence à la vénération pour le
Créateur, par la mise en lumière de l'infinie sagesse de ses voies. Le
thème du Dieu horloger était ancien ; on le trouve déjà chez Cicéron
(De natura deorum, II, XXXIV) mais la spiritualité de Newton lui don-
ne un nouveau prestige : le savant, en qui s'accomplit l'avènement de
la science moderne, déchiffre en seconde lecture du système du mon-
de l'omniprésence providentielle du Dieu Pantocrator. Le scholium
générale, ajouté par Newton en appendice à l'édition de 1713 des
Principia, prolonge la philosophie naturelle en une théologie naturel-
le. Roger Cotes, membre de Trinity Collège et professeur d'astrono-
mie et de physique expérimentale à Cambridge en 1713, ne trahissait
nullement l'inspiration de Newton en écrivant dans une préface aux
Principia : « Il faut être aveugle pour ne pas voir, dans le meilleur et
le plus sage de tous les ouvrages, la sagesse et la bonté infinie de celui
qui en est l'auteur ; mais c'est le comble de la folie que de ne vouloir
pas le reconnaître. Ce grand ouvrage de M. Newton sera donc un soli-

222 J.-F. de LUC, Observations sur les savants incrédules et sur quelques-uns de
leurs écrits, Genève, 1762, p. 323.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 178

de rempart que les impies et les athées ne pourront jamais


ler 223. »
[134]
Newton rassemble les éléments d'une spiritualité qui préexistait
dans le milieu des « virtuoses chrétiens », eux-mêmes liés aux plato-
niciens et Latitudinaires anglais. « La formation de la religion naturel-
le newtonienne avec son caractère de rationalité à outrance, d'hétéro-
doxie « arienne », de platonisme latent, n'est pas l'œuvre d'un homme
seul, mais d'une équipe de penseurs pétris de culture théologique et
scientifique, Bentley, Whiston, Clarke, Cheyne, Derham, Raphson
énoncèrent peut-être les premiers en public les thèmes de la nouvelle
apologétique fondée sur le modèle de l'univers-horloge 224. » Il faut
ajouter à ces noms celui du naturaliste John Ray (1627-1705), qui pas-
sa pour l'Aristote anglais et qui, théologien, consacra un traité à La
Sagesse de Dieu dans la Création (The Wisdom of God in the Créa-
tion, 1691,) ; un autre théologien libéral, Thomas Burnet (1635-1715),
publia en 1684 la première édition de sa Telluris theoria sacra, tradui-
te en anglais sous le titre Sacred theory of the Earth, où se trouve sou-
lignée la parfaite harmonie de la science, partie intégrante de la révé-
lation naturelle, avec la révélation surnaturelle des livres saints.
Si le thème de la finalité immanente à la création n'était pas neuf,
la considérable expansion des sciences de la nature lui donnait une
actualité impressionnante. L'apologétique produira un nombre très
grand d'ouvrages destinés à manifester la providence divine à partir
des multiples formes du savoir. Les conférences instituées par le tes-
tament de Robert Boyle pour la défense et illustration des vérités chré-
tiennes donneront un siège social à ces spéculations. L'un des confé-
renciers de cette fondation, William Derham (1657-1735), publie en
1713 une Physico-théologie, ou Démonstration de l'existence et des
attributs de Dieu d'après ses œuvres dans la Création, qui connaîtra
douze éditions en cinquante ans et sera traduite en français, en alle-
mand, en suédois. Inspirée de John Ray, « la Physico-théologie

223 Roger COTES, Préface aux Principia, traduction de Madame du Chatelet,


Principes mathématiques de la philosophie naturelle, 2e éd., 1759, t. I, p.
XXXVIII.
224 Paolo CASOLINI, Le newtonianisme au siècle des Lumières, dans le recueil
Dix-huitième siècle, vol. I, Garnier, 1969, pp. 155-156.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 179

consiste essentiellement en un long catalogue de caractéristiques ap-


propriées relatives au globe terrestre et aux êtres vivants qui l'habitent,
fréquemment ponctué par des exclamations pieuses 225 ». La biblio-
graphie européenne de cette littérature édifiante est considérable. Un
recueil de travaux du biologiste hollandais Jan Swammerdam (1637-
1680), publié en 1737, avec une préface du médecin Boerhaave, sous
le titre Biblia naturae, exprime l'esprit de cette apologétique : la Natu-
re est une Bible ; le savant découvre dans la nature cette même pré-
sence de Dieu dans sa gloire qui s'affirme par la voix des Livres
saints. De la plus petite à la plus grande, toutes les créatures rendent
hommage au Créateur.
Les insectes, les coquillages, nouveaux venus de l'histoire naturel-
le, joueront un grand rôle dans ce secteur de la littérature religieuse.
Tour à tour, les poissons, les grenouilles, les abeilles, les vers à soie,
la chenille du saule, la rose, la tulipe, mais aussi le feu et l'eau, la fou-
dre et même [135] les tremblements de terre, la structure des yeux,
celle du cœur, celle de la main, ou encore la répartition statistique des
naissances et des morts dans les sociétés humaines, serviront de base à
des livres où la vulgarisation scientifique va de pair avec l'enseigne-
ment religieux 226. Basil Willey retrouve chez le psycho-physiologiste
David Hartley ce parti pris d'une « sainte alliance entre la science et la
religion » ; il y voit « un phénomène spécifiquement anglais 227 » ;
mais l'Europe a suivi l'Angleterre. Les livres allemands de cette caté-
gorie abondent dans les bibliographies. Et le Vicaire Savoyard, élève
du botaniste Rousseau, pratique la Biblia naturae, à laquelle il se réfè-
re plus souvent qu'à la Bible historique. Le chef-d'œuvre de la physi-
co-théologie, à la fin du siècle, est la Critique du Jugement (1790), où
Kant rassemble la masse des données acquises sur le problème de la
finalité.
Appuyant les conceptions religieuses sur les informations de la
science, la physico-théologie est indépendante des dénominations
confessionnelles. Pratiquée d'abord par des libéraux soucieux du pro-

225 Basil WILLEY, The 18th Century Background, Penguine Books, p. 44.
226 Cf. les listes figurant dans Wolfgang PHILIPP, Physico-theology in the age of
Enlightenment, appearance and history, in Studies on Voltaire and the 18th
Century, vol. LVII, Genève, 1967.
227 B. WILLEY, op. cit., p. 133.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 180

grès des connaissances positives, elle a été utilisée ensuite par les te-
nants des diverses orthodoxies. L'abbé Pluche, qui reprend les thèmes
finalistes dans son Spectacle de la Nature (1732), est beaucoup plus lu
en France que Buffon, ce qui montre à quel point le déisme est entré
dans les mœurs de l'Europe. Le courant piétiste ayant attiré à lui tout
ce que le christianisme pouvait comporter de ferveur vivante, la pen-
sée religieuse se contente de ce qui paraît compatible avec les exigen-
ces rationnelles. Le reste, réduit à peu de chose chez les déistes, n'est
pas éliminé par les fidèles des diverses religions, mais relégué à l'ar-
rière-plan, dans un clair-obscur propre à dissimuler les inconséquen-
ces d'une telle attitude. Leibniz, précurseur en la matière, fait précéder
sa Théodicée d'un Discours de la conformité de la foi avec la raison,
où l'on peut lire, à l'article 29, que « la lumière de la raison n'est pas
moins un don de Dieu que celle de la révélation ». Un commentateur
observe : « On est amené à se demander si la religion prêchée par
Leibniz n'est pas plus proche de la religion naturelle des Déistes du
XVIIIe siècle que du christianisme auquel il affirme, avec loyauté ce-
pendant, sa volonté d'appartenance. C'est d'ailleurs avec une insistance
de plus en plus vive que, dans sa correspondance postérieure à 1699, il
se fait l'avocat d'une religion universelle et parfaite, où s'estompe-
raient les divergences entre théologiens, les controverses entre catho-
liques et protestants, les discussions entre les diverses sectes protes-
tantes, les problèmes agités par la Kabbale, où s'harmoniseraient les
divers rites, pratiques et superstitions qui creusent un fossé entre l'Eu-
ropéen et l'Oriental 228. » La tendance de Leibniz s'affirme à l'intérieur
d'un christianisme indubitable, sans rupture aucune et sans opposi-
tion ; son cas présente des analogies avec celui de nombre de bons
esprits européens. Il en sera ainsi pour Rousseau [136] et pour Kant,
mais aussi pour beaucoup de théologiens et de penseurs en Angleterre
et en Allemagne.
En terre catholique, où le contrôle ecclésiastique est plus étroit, le
déisme se situe en dehors du christianisme et passe pour une forme
d'incrédulité, sinon même d'athéisme. Le cas de Voltaire peut être
considéré comme exemplaire : anticlérical farouche, il est persécuté
par le pouvoir religieux jusqu'à sa mort inclusivement, et mène lui-
même une guérilla féroce contre l'église catholique, laquelle voit en

228 E. NAERT, Leibniz et la querelle du pur amour, Vrin, 1959, p. 196.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 181

lui, sinon l'Antéchrist, du moins un athée caractérisé. Or, selon un his-


torien anglo-saxon, « sur bien des points, Voltaire s'est contenté de
diffuser des idées empruntées aux déistes 229 ». Pomeau, qui a mené
une enquête exhaustive sur les idées religieuses de l'auteur du Siècle
de Louis XIV, conclut que « Voltaire est certainement un
re 230 ». Seulement, s'il est possible d'être antitrinitaire en Angleterre
tout en restant chrétien, à l'exemple de Locke et de Newton, il n'en est
pas de même en France, ce qui condamne Voltaire à faire figure de
réprouvé, et à adopter l'attitude agressive qui convient en pareil cas.
On vérifie ici le propos de Leibniz selon lequel ce sont les théologiens
qui suscitent les hérésiarques.
Au mot Déisme du Dictionnaire philosophique, on lit seulement
cette brève indication : « Voyez Théisme » ; ce dernier est présenté
comme « une religion répandue dans toutes les religions ; c'est un mé-
tal qui s'allie avec tous les autres, et dont les veines s'étendent sous
terre aux quatre coins du monde. Cette mine est plus à découvert, plus
travaillée à la Chine ; partout ailleurs elle est cachée, et le secret n'est
que dans les mains des adeptes. Il n'y a point de pays où il y ait plus
de ces adeptes qu'en Angleterre... ». Ensuite de quoi, Voltaire présente
les thèses principales du déisme. « Celui qui pense que Dieu a daigné
mettre un rapport entre Dieu et les hommes, qu'il les a fait libres, ca-
pables du bien et du mal, et qu'il leur a donné à tous ce bon sens, qui
est l'instinct de l'homme, et sur lequel est fondée la loi naturelle, celui-
là sans doute a une religion ; et une religion beaucoup meilleure que
toutes les sectes qui sont hors de notre Église, car toutes ces sectes
sont fausses et la loi naturelle est vraie. Notre religion révélée n'est
même et ne pouvait être que cette loi naturelle perfectionnée. Ainsi le
théisme est le bon sens qui n'est pas encore instruit de la révélation, et
les autres religions sont le bon sens perverti par la superstition 231. »
Cet exposé reprend des thèmes maintes fois rebattus depuis Her-
bert de Cherbury, qui s'était efforcé de dégager l'essence des religions,
comme une exigence universellement imposée à la nature humaine, en
insistant sur la morale et en opposant une fin de non-recevoir aux sub-

229 G. R. CRAGG, Reason and Authority in the 18th Century, Cambridge


University Press, 1964, p. 91.
230 René POMEAU, La religion de Voltaire, Nizet, 1956, p. 137.
231 VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, au mot Théisme.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 182

tilités de la métaphysique et de la théologie. Herbert de Cherbury


n'avait pas pour autant rompu avec le christianisme ; Voltaire, pour sa
part, a [137] véhémentement refusé un certain type de christianisme,
qui lui paraissait incompatible avec la loi naturelle ; mais il lui est ar-
rivé de se situer dans la chrétienté. On peut lire, à l'article Quakers du
Dictionnaire philosophique, qui date de la dernière période de sa vie,
la confession suivante : « J'aime les Quakers. Oui, si la mer ne me fai-
sait pas un mal insupportable, ce serait dans ton sein, ô Pennsylvanie,
que j'irais finir le reste de ma carrière, s'il y a du reste. » Voltaire
n'ignore pas que certains aspects de l'expérience religieuse des Qua-
kers sont marqués d'un « enthousiasme » qui n'est pas de son goût ;
mais l'éternel exilé, l'éternel non-conformiste rêve de trouver, pour
finir, sa place dans une communauté dont les membres se disent « phi-
ladelphiens », amis des frères. Chez ces libres chrétiens, il espère
pouvoir partager la pratique des vertus qui lui tiennent à cœur, « la
paix et la tolérance, l'horreur pour le fanatisme, la persécution, la ca-
lomnie, la dureté de mœurs et l'ignorance insolente ».
L'option finale de Voltaire est en faveur d'une forme libérale de
protestantisme, qui n'a pas d'existence légale en France ; c'est pour-
quoi il fait figure de réprouvé dans le contexte ecclésiastique d'une
religion traditionaliste. La religion de Voltaire n'est pas éloignée de
celle du Vicaire Savoyard, telle que la présentait son ennemi Rous-
seau. Et l'on comprend que Voltaire ait pu écrire un jour, après avoir
récapitulé ses griefs contre son vieil adversaire : « Enfin, il a fait le
Vicaire Savoyard et je lui pardonne tout 232... » Cette réconciliation
entre confrères ennemis définit le tronc commun du déisme européen,
grand axe de la pensée chrétienne au siècle des Lumières.
Voltaire affirme ses sympathies pour les Quakers. Rousseau, dans
sa Lettre à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris (1762), dé-
fend, contre les critiques de ce prélat, la profession de foi de son Vi-
caire. Rejetant avec indignation les accusations d'impiété, il ajoute :
« Heureux d'être né dans la religion la plus raisonnable et la plus sain-
te qui soit sur la terre, je reste inviolablement attaché au culte de mes
pères ; comme eux, je prends l'Écriture et la raison pour les uniques

232 VOLTAIRE, Lettre à du Peyrou, 1766 ; cité dans Charly GUYOT, La pensée
religieuse de Rousseau, dans le recueil Jean-Jacques Rousseau, Neuchâtel,
La Baconnière, 1962, p. 139.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 183

règles de ma croyance ; comme eux, je récuse l'autorité des hommes


et n'entends me soumettre à leurs formules qu'autant que j'en aperçois
la vérité ; comme eux, je me réunis de cœur avec les vrais serviteurs
de Jésus-Christ et les vrais adorateurs de Dieu 233... » Plus loin, Rous-
seau dit encore : « Vous me traitez d'impie ; et de quelle impiété pou-
vez-vous m'accuser, moi qui n'ai jamais parlé de l'Être suprême que
pour lui rendre la gloire qui lui est due, ni du prochain que pour porter
tout le monde à l'aimer ? Les impies sont ceux qui profanent indigne-
ment la cause de Dieu en la faisant servir aux passions des hom-
mes 234… »
[138]
Rousseau peut se réclamer de son appartenance protestante : le
domaine réformé est assez vaste pour que chacun y trouve sa place,
dans une église ou en dehors de toute église. On peut être un chrétien
protestant en dépit de Monseigneur l'archevêque de Paris. Le cas de
Voltaire est différent : il ne peut se dire catholique malgré les évêques
et les autorités instituées. D'où son affiliation de cœur à la communau-
té des Quakers, où Jean-Jacques Rousseau aurait pu, lui aussi, reven-
diquer une place.
Le XVIIIe siècle voit s'affirmer un christianisme sans frontières, ar-
raché à la domination des autorités humaines, et soumis aux seuls en-
seignements de l'Écriture et de la raison. Ce néo-christianisme est la
religion de la majorité des esprits éclairés, réserve faite du groupe res-
treint des radicaux athées. Le déisme suscite un anticléricalisme dont
l'intensité varie avec celle du cléricalisme régnant ; mais cet anticléri-
calisme ne saurait être identifié avec un anti-christianisme, ni même
avec un a-christianisme. Il doit être reconnu comme une tendance à
l'intérieur des églises chrétiennes, dans la mesure où celles-ci ne mani-
festent pas une orthodoxie trop rigide. Le désintérêt général pour la
théologie, autre aspect de la même situation, favorise la coexistence
pacifique. Bon nombre de prêtres et de fidèles doivent être des déistes
jusqu'à un certain point, souvent même des déistes qui s'ignorent, et
peuvent faire résidence dans les églises établies, en particulier en pays

233 Jean-Jacques ROUSSEAU, Citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont,


archevêque de Paris, novembre 1762 ; Œuvres de ROUSSEAU, Bibliothèque
de la Pléiade, t. IV, p. 961.
234 Ibid., p. 1006.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 184

protestant, sans se trouver pour autant dans une situation inconforta-


ble.
Il en est ainsi en Angleterre, en Suisse, en Hollande, mais aussi
dans l'Allemagne protestante, ouverte aux influences britanniques et
néerlandaises. Les livres et les hommes circulent, les traductions sont
nombreuses ; luthériens et anglicans sont proches par la doctrine et
par l'organisation ecclésiastique. L'orthodoxie en place est atteinte de
carence théologique, et les influences rationalistes pourront se dé-
ployer à l'aise. À partir de l'accession au trône de Frédéric II, en 1740,
le courant intellectualiste de l’Aufklärung l'emporte décidément, et
l'on peut rattacher au mouvement déiste des personnalités comme l'an-
ticlérical Nicolaï, son ami Lessing, Moïse Mendelssohn, qui incarne le
déisme au sein du judaïsme, et Kant lui-même qui, sans rompre avec
le christianisme, le considère comme une religion qui doit être main-
tenue « dans les limites de la simple raison ».
Le débat théologique se poursuit dans une atmosphère de liberté,
non seulement entre les doctes, mais au bénéfice du public éclairé,
grâce aux revues et magazines qui diffusent les idées nouvelles. Théo-
riquement, l'appareil ecclésiastique des églises établies maintient les
confessions de foi luthérienne ou calviniste, formulées depuis le XVIIIe
siècle dans le respect des normes issues de la Réformation. Mais ces
systèmes conceptuels de référence demeurent à l'arrière-plan ; le
mouvement piétiste, sans remettre en question les formulaires tradi-
tionnels, conçoit en dehors d'eux les valeurs maîtresses de la vie reli-
gieuse. Dans l'ordre des idées, l'influence prédominante de Christian
Wolff, au cours de la première partie du siècle, impose un rationalis-
me strict qui refoule les éléments irrationnels du dogme, en stylisant
toute pensée selon les [139] impératifs d'un intellectualisme déductif.
Respectueux du christianisme, Wolff le vide à peu près de sa substan-
ce. La pensée de Wolff et le piétisme se conjuguent en ce qu'ils
contournent l'orthodoxie.
Le rôle prédominant dans l'orientation des esprits revient aux uni-
versités, et particulièrement aux facultés de théologie, où se forment
les pasteurs, élite intellectuelle du pays. Le cours des études associe
les disciplines philologiques et historiques à la philosophie et à la
théologie proprement dite. Cette structure interdisciplinaire permet
aux universités de n'être pas des conservatoires d'un savoir acquis,
mais plutôt des instituts de recherche, où les pensées et les hommes
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 185

s'enrichissent de leurs apports mutuels. La situation varie d'une ville à


l'autre, et si les universités de Leipzig et de Helmstedt sont caractéri-
sées par un certain traditionalisme, Halle et Goettingen, plus récentes,
sont des lieux propres de l'intelligence moderne, où la « liberté philo-
sophique » (libertas philosophandi) n'est pas un vain mot.
Fondée en 1694, Halle est la capitale du piétisme, bien que A. H.
Francke y soit le collègue de Christian Wolff, ce qui produira certains
tiraillements internes, dont le philosophe sera momentanément la vic-
time. La marque piétiste à Halle sera l'orientation dans le sens d'un
christianisme pratique, soucieux de prédication et de pédagogie plutôt
que de rigueur doctrinale ; on insiste sur la vie spirituelle poursuivie
sans entraves, et le service du prochain. En 1771, Nösselt, un des nou-
veaux théologiens ou Néologues, professeur à Halle, refuse de quitter
sa chaire pour aller ailleurs : « La raison pour laquelle je préfère notre
Université à bien d'autres, écrit-il à cette occasion, et qui compte
beaucoup à mes yeux, est la liberté plénière d'enseigner selon mes
vues et selon ma conscience, et de pouvoir dégager le christianisme
authentique, conforme à l'Écriture, et pratique, des subtilités inutiles,
qui ne nous procurent ni consolation ni amélioration. Je ne parle pas
du mauvais usage de cette liberté, mais de cette liberté elle-même. Il y
a tellement d'endroits où il suffit, pour être soupçonné d'hétérodoxie,
de ne pas exposer, avec toute l'importance nécessaire, toutes les subti-
lités de la scolastique 235... » Le sénat universitaire de Halle n'hésitera
pas à protester, devant des menaces de réaction, en 1787, au nom des
droits imprescriptibles de la libre recherche. Professeurs et étudiants
jouissent d'un statut privilégié pour le développement de leur vie intel-
lectuelle et spirituelle 236.
Goettingen, fondée en 1734, s'affirme aussi comme un foyer de li-
béralisme, où les études bibliques prennent une place croissante dans
l'enseignement de la théologie. Les universitaires seront pour beau-
coup dans le développement de l'herméneutique moderne ; ils peuvent
en sécurité appliquer leurs connaissances en matière philologique à la
critique des livres sacrés. Des savants comme Mosheim, Michaelis ou

235 Dans Karl ANER, Die Théologie der Lessingzeit, Halle, Niemeyer, 1929, p.
88. Lessing disait de Nösselt : « Voilà un théologien digne de ce nom »
(ibid., p. 90).
236 ANER, op. cit., pp. 91-92.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 186

Semler ne jugeront pas nécessaire de prendre leurs distances par


[140] rapport à l'orthodoxie, parce que celle-ci les laisse mener en
paix leurs travaux. Le libéralisme théologique est représenté plus par-
ticulièrement par les Néologues, partisans d'une large ouverture aux
exigences modernes de la vérité, sans pour autant renier leur fidélité à
l'église chrétienne. L'un de leurs représentants éminents, 1' « abbé »
Friedrich Wilhelm Jérusalem (1708-1789), bien en cour à Berlin, se
verra offrir le poste de chancelier de l'université de Goettingen en
1755, ce qui montre bien qu'aucune suspicion ne s'exerçait à son
égard.
Les Néologues professent un christianisme pratique et social, in-
fluencé par le libéralisme religieux de Hollande et d'Allemagne. Ils se
distinguent des piétistes par leur crainte d'un sentimentalisme qui peut
mener à l'enthousiasme et au fanatisme. Ce sont des esprits positifs :
« C'est l'expérience qui me sert de démonstration », affirme Jérusa-
lem 237. L'homme passe avant la théorie ; la vie spirituelle n'est pas un
appareillage de concepts, mais une réalité vécue, où le salut et la per-
dition, le péché et la grâce correspondent à des orientations concrètes,
irréductibles aux approches logiques. De là une humanisation de la
théologie, à la lumière de laquelle le péché originel sera compris
comme une défaillance de la raison, prise au piège de la sensualité. La
corruption originelle de la nature humaine se trouve réduite à une dis-
position au péché, que le fidèle peut combattre par une rééducation de
sa volonté. La théologie dogmatique s'infléchit en un naturalisme psy-
chologique. Le christianisme devient la règle d'une vie droite et heu-
reuse. Selon une formule du jeune Lessing, « l'homme a été créé pour
agir, et non pas pour raisonner 238 ». Non que la raison soit abandon-
née, mais elle perd la raideur axiomatique qui la caractérisait dans
l'œuvre exemplaire de Wolff ; elle s'élargit et elle s'assouplit ; elle vise
à la vie droite plutôt qu'à la correction formelle. Cette phase seconde
de l’Aufklärung, au milieu du siècle, représente une solution moyenne
entre le subjectivisme piétiste et le dogmatisme abstrait de l'ortho-
doxie. Les Néologues refusent seulement ce qui, dans le christianisme
traditionnel, leur paraît contraire à la raison, mais ils acceptent la révé-
lation chrétienne en tant qu'elle développe des vérités que confirme

237 Ibid., p. 148.


238 LESSING, Gedanken über die Herrnhuter, 1750 ; cité dans K. ANER, op cit.,
p. 152.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 187

l'expérience humaine de l'existence. Cette position moyenne a pu bé-


néficier d'une large diffusion grâce aux périodiques moraux qui vulga-
risent ses thèmes. Dans une ambiance de tolérance, on évite les op-
positions irréductibles ; il est possible à un Néologue d'être plus ou
moins piétiste, et orthodoxe plus ou moins. Cette situation spirituelle
n'est pas sans analogie avec le climat religieux britannique de la même
époque. Des tensions étaient néanmoins inévitables. L'affirmation du
primat de la religion naturelle devait susciter quelques réactions ; elles
atteignirent Kant lui-même, dont l'ouvrage sur la religion lui valut
quelques démêlés sans trop de gravité avec la censure prussienne. Plus
retentissante fut la polémique suscitée par la révélation posthume de
fragments de Hermann Samuel [141] Reimarus (1694-1768), orienta-
liste, professeur à Hambourg 239. Ce savant avait publié pendant sa vie
divers travaux d'apologétique rationaliste, en particulier des Vérités
essentielles de la religion naturelle (1754), qui plaidaient pour un
christianisme dépouillé des sédimentations accumulées par les tradi-
tions ecclésiastiques, reprenant les thèses des déistes anglais. A sa
mort, Reimarus laissait un énorme manuscrit de critique philosophi-
que et exégétique, dont Lessing, sans en connaître l'auteur, publia suc-
cessivement sept extraits, de 1774 à 1778, sous le titre Fragments d'un
anonyme. L'ouvrage original, destiné « à ceux qui honorent Dieu selon
la raison », appuyait la religion naturelle sur une étude des textes sa-
crés qui mettait en lumière la discordance entre la signification histo-
rique des affirmations de l'Ancien et du Nouveau Testament et les in-
terprétations théologiques reçues dans les églises chrétiennes. Ni les
prophètes ni Jésus n'avaient dit ce qu'on leur a fait dire par la suite,
parce qu'ils vivaient dans un univers mental différent du nôtre.
Il en résulte que la révélation naturelle doit prendre le pas sur la
révélation scripturaire, dont les enseignements ne peuvent être reçus
au pied de la lettre. Les déistes d'Angleterre avaient déjà souligné ces
éléments de mentalité primitive qui s'affirment dans les Écritures.
Lessing transfère le débat dans le milieu germanique, avec le concours
de l'érudition propre au défunt professeur de langues orientales. Il
s'ensuivit une vive polémique, suscitée par un pasteur de Hambourg,
Melchior Goetze, mainteneur de l'orthodoxie. Mais ce débat d'idées ne
mettait pas en cause la liberté et la sécurité des personnes, ni à plus

239 Sur l'herméneutique de Reimarus, cf. plus bas, pp. 221 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 188

forte raison leur vie. Lessing, champion de la religion naturelle et de


la tolérance, devait prolonger sa méditation dans le traité De
l’éducation du genre humain (1780), où s'affirme l'idée d'une révéla-
tion progressive de la vérité au cours de l'histoire de l'humanité. Le
donné scripturaire est réellement inspiré ; il représente une étape, vou-
lue par Dieu, dans le développement de la religion parmi les hommes.
Avec Lessing s'introduit l'idée d'une dimension progressive de la
conscience religieuse. Le christianisme n'a pas été donné une fois pour
toutes, de tout temps à jamais ; il doit être compris comme un moment
dans un développement historique. Lessing, qui appartient lui aussi à
l'internationale déiste, retrouve certaines intuitions de Spinoza et de
Vico. Philosophe, de par son contact avec l'exégète Reimarus, il pres-
sent l'avènement de ce nouveau regard sur le domaine religieux qui
permettra l'institution des sciences religieuses.
Le déisme, en réduisant à la raison la tradition révélée, a peut-être
été trop loin. La démystification de la religion présuppose que le mys-
tère est une obscurité matérielle dont on peut se débarrasser purement
et simplement ; la démythisation postule que les mythes ont été préfa-
briqués par les prêtres pour tromper les fidèles. Le donné religieux se
réduit à quelques enseignements élémentaires, d'ordre surtout moral,
et l'histoire des religions apparaît comme un gigantesque malentendu.
Le déisme [142] aboutissait ainsi à transformer en un pur non-sens
cette expérience religieuse à laquelle le piétisme accordait une telle
importance. Il est difficile d'imaginer que l'humanité se soit égarée
avec tant de persévérance dans les chemins de la religion, si ces che-
mins ne mènent nulle part. Quoi qu'il en soit, en tant que constante de
la pensée, la religion suscite une attention non passionnée, soucieuse
d'établir les faits, de mettre en évidence les fonctions, indépendam-
ment de tout postulat dogmatique, dans l'esprit empirique et expéri-
mental des nouvelles sciences de l'homme. La religion devient un ob-
jet de science.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 189

[143]

Première partie.
Le rapport à Dieu :
De la théologie aux sciences religieuses

Chapitre V
L’avènement
des sciences religieuses
I. De la révolution galiléenne
aux sciences religieuses.

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Les sciences religieuses, dans le contexte culturel des sciences de


l'homme, représentent un fait nouveau d'une importance décisive pour
l'avenir de la culture occidentale. Sans doute y avait-il eu, auparavant,
quelques précédents et pressentiments, en particulier l'œuvre magistra-
le de Richard Simon en matière d'exégèse, et les analyses de Spino-
za 240 ; l'histoire des religions, l'histoire de la mythologie peuvent éga-
lement trouver quelques repères antérieurs au XVIIIe siècle. Mais ces
éléments dispersés relèvent d'une préhistoire beaucoup plutôt que
d'une histoire des sciences religieuses. Les travaux en question sont
l'œuvre de savants qui n'ont pas une claire conscience de la significa-

240 Cf. G. GUSDORF, La révolution galiléenne, Payot, 1969, Quatrième partie,


VI : L'herméneutique biblique, t. II, pp. 347-393.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 190

tion de leurs recherches. Les plus lucides, un Spinoza et un Richard


Simon, sont des isolés, en proie à la persécution, et obligés à une
semi-clandestinité.
Au XVIIIe siècle la problématique des sciences religieuses s'étale à
l'air libre, en dépit des résistances. Même en France, où la censure tra-
ditionaliste dispose de possibilités de répression, le temps n'est plus où
Bossuet pouvait imposer à l'opinion officielle ses synthèses intégris-
tes, et poursuivre de sa haine implacable le malheureux Simon, l'une
de ses bêtes noires. Les thèmes divers des sciences religieuses se li-
sent à pleines colonnes dans l'Encyclopédie, dont les rédacteurs pui-
sent aux sources étrangères, où s'alimente également l'œuvre de Vol-
taire. Les facultés de théologie, privées de leur public naturel, désor-
mais confiné dans les séminaires, ne contribuent pas au progrès du
nouveau savoir. Mais celui-ci trouve sa place au sein de l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres, réformée en 1701, qui, cessant d'être
un simple atelier de propagande monarchique, va devenir le sénat de
l'érudition française. Par le biais de l'historiographie, l'histoire des re-
ligions pourra entrer dans les mœurs intellectuelles, tout en bénéfi-
ciant d'une relative sécurité ; les libres esprits n'y manquent pas, et la
critique religieuse se développe sous le couvert de la critique histori-
que. L'exemple de Fontenelle, personnage officiel et bien en cour,
montre que l'on peut s'aventurer fort loin dans ce domaine, à condition
de s'y prendre avec prudence [144] et de se faire entendre à demi-mot.
Hors de France, les facultés de théologie seront les lieux privilégiés de
la nouvelle problématique ; déjà, dans certaines universités, les ensei-
gnements de sciences religieuses prennent une importance croissante,
au détriment de la théologie dogmatique ; la philologie et l'histoire,
appliquées au donné révélé, développent une nouvelle intelligence du
christianisme, qui se consolide et s'articule peu à peu. Les sciences
religieuses ont conscience d'elles-mêmes en tant que sciences de la
culture ; en dépit des protestations de leurs adversaires, elles ne
consacrent nullement la fin de la religion, mais elles annoncent le
commencement d'une nouvelle compréhension de la religion et de sa
fonction dans le devenir de l'humanité.
L'enquête se poursuit non seulement dans l'horizon chrétien, mais
en dehors de lui, et il faudra beaucoup de temps pour que les études
convergentes ou complémentaires reconnaissent leur interdépendance.
En tout cas, des voies sont ouvertes, où se dégagent des valeurs épis-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 191

témologiques originales qui, nées dans le contexte culturel de


l’Aufklärung, déboucheront sur des affirmations plus nuancées, mal
compatibles avec l'intellectualisme de l'âge des Lumières. Herder,
dont l'œuvre représente l'aboutissement de la nouvelle herméneutique,
est plus éloigné de Kant, son contemporain, que de son successeur
Schleiermacher, maître romantique de la compréhension ; l'historisme
allemand mettra en œuvre les intuitions des fondateurs des sciences
religieuses, troisième voie, intermédiaire entre le déisme et le piétis-
me, et qui retient quelque chose à la fois de la raison critique du pre-
mier et du subjectivisme du second. La compréhension des phénomè-
nes religieux doit recourir tout ensemble à l'analyse objective et à la
sympathie qui s'efforce de reconstituer l'expérience vécue par l'hom-
me religieux. La nouvelle alliance du concret et de l'abstrait constitue
l'originalité de cette approche épistémologique.
L'attitude piétiste considère le rapport de l'âme à Dieu comme un
absolu, irréductible à l'analyse ; la foi en son authenticité est le secret
du croyant. Le rationalisme déiste est un universalisme ; il dissout le
mystère de l'intimité, pour ne laisser subsister qu'un ordonnancement
de concepts qui font autorité de tout temps à jamais. Le subjectivisme
piétiste méconnaît la dimension sociale de la religion, ainsi que l'im-
portance des articulations doctrinales ; une église est autre chose
qu'une poussière d'engagements individuels incommunicables entre
eux. L'intellectualisme religieux ne rend pas compte du fait que la ré-
alité de la foi mobilise en l'homme des ressources de sensibilité fer-
vente dont il ne suffit pas de proclamer qu'elles relèvent du domaine
de l'illusion personnelle ou de la manipulation cléricale. La démystifi-
cation de la religion est une destruction de la religion. Or, la conscien-
ce religieuse a toujours existé à travers le monde ; elle existe toujours,
et si elle est un signe d'arriération mentale et d'aliénation, cette aliéna-
tion bénéficie, à travers l'espace et le temps, d'un consentement uni-
versel. La réduction déiste est le fait d'une minorité. L'illusion, si illu-
sion il y a, mérite d'être étudiée de plus près, en elle-même et pour
elle-même, ne fût-ce que parce qu'elle constitue l'un des caractères les
plus constants de la nature humaine.
[145]
Le piétiste est trop engagé dans sa foi, trop ennemi de la réflexion,
pour faire de sa foi un objet de réflexion. Le déiste, parce qu'il veut
tout expliquer, ne comprend pas une foi qui lui est étrangère ; il fait de
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 192

son incompréhension un principe d'explication. Les sciences religieu-


ses ne seront possibles que lorsque sera levée l'alternative entre le pur
irrationalisme et le rationalisme étroit ; une négociation difficile doit
permettre à la connaissance de constituer des schémas d'intelligibilité
qui retiennent et composent ce qu'il y a de valable dans les exigences
contradictoires.
Le statut des sciences religieuses est ambigu. Pour la mentalité tra-
ditionnelle, la révélation divine, prolongée par la tradition de l'église
et par l'autorité du magistère, s'adresse exclusivement à l'obéissance
du fidèle. Il y a certes des sciences sacrées, c'est-à-dire un ordonnan-
cement rationnel des vérités de la foi, mais les sciences sacrées sont
des sciences divines ; elles se contentent d'expliciter le message révé-
lé, et ne doivent rien à l'initiative humaine. La Révélation, dans sa
masse, est un discours où Dieu parle de Dieu ; Moïse au Sinaï reçoit la
Loi de l'Éternel, telle que l'Éternel l'a formulée dans sa forme définiti-
ve ; il n'est pas question de dialogue, de discussion. Les théologiens
peuvent élucider certains points obscurs, mais il est bien entendu
qu'ils ne mettent rien d'eux-mêmes dans leurs travaux. Les Pères et
Docteurs de l'Église ne sont que des relais de la révélation divine, fi-
dèles à l'inspiration reçue et que la sainte Église reconnaît en les cano-
nisant. Dans ces conditions, la notion de « sciences religieuses », si
l'on entend par « science » le modèle issu de la révolution galiléenne,
ne peut représenter qu'une contradiction dans les termes. La « scien-
ce » des modernes est une institution de droit humain, elle prétend
soumettre un territoire épistémologique donné aux exigences d'une
intelligibilité cohérente et rigoureuse. Il serait sacrilège et blasphéma-
toire d'imaginer que l'esprit humain puisse prétendre prendre en régie
un ensemble de vérités qui relèvent de Dieu seul.
L'espace mental et social de la civilisation traditionnelle se présen-
tait comme une axiomatique totalitaire subordonnant l'ordre des pen-
sées et l'ordre des hommes aux volontés imprescriptibles du Dieu
créateur et mainteneur de l'univers, sous la garde de la hiérarchie ec-
clésiastique. La Révélation se donne comme un ensemble de faits-
valeurs, qui fixe l'origine absolue du domaine humain, et préside à son
acheminement vers les fins dernières où, dans l'accomplissement es-
chatologique, l'histoire du monde fera retour à l'éternité divine. La
science sacrée englobe toute science possible ; toute parole humaine
trouve son principe et sa caution dans la Parole de Dieu.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 193

Galilée, premier des modernes, pour son génie et pour son mal-
heur, n'était pas théologien. A la suite de spéculations qui ne devaient
rien à la science sacrée, il prétendait mettre en lumière, dans l'univers
physique, des schémas d'intelligibilité indépendants de la Révélation
historique. La réaction des gardiens de l'ordre, inévitable, ne concer-
nait que très accessoirement le domaine de l'astronomie, dont les théo-
logiens se souciaient peu. Ce qui était en question, c'était le principe
de la souveraineté [146] de la loi divine, maîtresse de tout savoir hu-
main. Galilée, après Kepler, soutient que la Bible ne saurait faire auto-
rité en matière de mécanique céleste. Admettre la validité d'une telle
affirmation, c'était accepter la possibilité de nouvelles usurpations, et
de proche en proche le démantèlement de la synthèse millénaire que
constituait la science sacrée. L'idée d'un savoir autonome de droit hu-
main, dans quelque domaine que ce soit, détruit, dans son principe, la
conception chrétienne de la vérité. La condamnation du savant floren-
tin était parfaitement justifiée.
Malheureusement pour les juges, cette condamnation était inopé-
rante ; le procès de 1633 devait faire autorité dans un sens opposé à
celui que souhaitaient les cardinaux. La science galiléenne, en dépit
des interdits ecclésiastiques, prouva le mouvement en marchant. L'his-
toire des sciences, dans tous les domaines, consacre le refoulement du
schéma biblique, débordé de toutes parts. Les mainteneurs de la tradi-
tion se défendent pied à pied, mais plus le temps passe, moins apparaît
souhaitable, et même matériellement possible, de recommencer le
procès de Galilée. Les positions qu'on essaie de défendre se trouvent
bientôt tournées, et l'incessant harcèlement de la science vivante obli-
ge les théologiens à céder sans cesse du terrain. A l'article Chaos de
l'Encyclopédie, le bon apôtre Diderot observe qu'« il ne faut, dans au-
cun système de physique, contredire les vérités primordiales de la re-
ligion, que la Genèse nous enseigne (...) Il ne doit être permis aux phi-
losophes de faire des hypothèses que dans les choses sur lesquelles la
Genèse ne se prononce pas clairement ». Diderot se plaît à souligner
les lacunes et faiblesses des Livres saints en matière de connaissance
positive. La Bible n'est pas une encyclopédie ; elle peut encore moins
prétendre circonscrire l'horizon d'une entreprise encyclopédique au
XVIIIe siècle de l'ère chrétienne. « Les Saintes Écritures ayant été faites
non pour nous instruire des sciences profanes et de la physique, mais
des vérités de foi que nous devons croire, et des vertus que nous de-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 194

vons pratiquer, il n'y a aucun danger à se montrer indulgent pour le


reste, surtout lorsqu'on ne contredit point la révélation. »
La fissure ouverte par Galilée est devenue une brèche impossible à
colmater. La physique de Newton, l'histoire naturelle de Buffon, et
bientôt l'anthropologie de Blumenbach, sont vraies indépendamment
de toute référence aux textes bibliques. La science moderne trouve en
elle-même des principes de justification, contre lesquels les théolo-
giens ne disposent d'aucune voie de recours. Pascal, croyant et savant,
témoin révolté par le procès de Galilée, met en lumière l'autonomie du
discours scientifique. Pour ce qui est « des sujets qui tombent sous les
sens ou sous la raison, écrit-il, l'autorité y est inutile ; la raison seule a
lieu d'en connaître (...) ; c'est ainsi que la géométrie, l'arithmétique, la
musique, la physique, la médecine, l'architecture et toutes les sciences
qui sont soumises à l'expérience et au raisonnement, doivent être
augmentées pour devenir parfaites 241 ». L'argument d'autorité est
inopérant objecte [147] Pascal à ses adversaires Jésuites : « Ce fut
aussi en vain que vous obtîntes contre Galilée ce décret de Rome, qui
condamnait son opinion touchant le mouvement de la terre. Ce ne sera
pas cela qui prouvera qu'elle demeure au repos ; et si l'on avait des
observations constantes qui prouvassent que c'est elle qui tourne, tous
les hommes ensemble ne l'empêcheraient pas de tourner aussi avec
elle. Ne vous imaginez pas de même que les lettres du pape Zacharie
pour l'excommunication de saint Virgile, sur ce qu'il tenait qu'il y
avait des antipodes, aient anéanti le nouveau monde ; et qu'encore
qu'il eût déclaré que cette opinion était une erreur bien dangereuse, le
roi d'Espagne ne se soit pas bien trouvé d'en avoir plutôt cru Christo-
phe Colomb qui en venait, que le jugement de ce pape qui n'y avait
pas été 242. »
L'épistémologie de Pascal est différentielle. La raison scientifique
est maîtresse chez elle en matière d'observation et de calcul ; mais cet-
te instance n'est pas la seule ; à côté des disciplines de raison, il y a
des disciplines d'autorité : « Dans les matières où l'on recherche seu-
lement de savoir ce que les auteurs ont écrit, comme dans l'histoire,

241 Fragment d'un Traité du Vide (1647), dans PASCAL, Pensées et Opuscules,
petite édition Hachette, p. p. Léon BRUNSCHVICG, p. 76.
242 Dix-huitième lettre provinciale, 1657 ; Œuvres de PASCAL, Bibliothèque
de la Pléiade, p. 673.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 195

dans la géographie, dans la jurisprudence, dans les langues... et surtout


dans la théologie, et enfin dans toutes celles qui ont pour principe ou
le fait simple ou l'institution divine ou humaine, il faut nécessairement
recourir à leurs livres, puisque tout ce qu'on en peut savoir y est
contenu 243. » Dans les domaines réservés que sont les sciences histo-
riques et philologiques, la raison doit s'incliner devant des réalités qui
se trouvent déjà là ; on n'y peut rien changer parce qu'elles sont impo-
sées par l'autorité de l'institution. « Mais où cette autorité a la princi-
pale force, c'est dans la théologie, parce qu'elle y est inséparable de la
vérité, et que nous ne la connaissons que par elle ; de sorte que, pour
donner la certitude entière des matières les plus incompréhensibles à
la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés (comme pour
montrer l'incertitude des choses les plus vraisemblables, il faut seule-
ment faire voir qu'elles n'y sont pas comprises) ; parce que ses princi-
pes sont au-dessus de la nature et de la raison et que, l'esprit de
l'homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne
peut parvenir à ces hautes intelligences s'il n'y est porté par une force
toute-puissante et surnaturelle 244. »
L'attitude pascalienne met en lumière l'obstacle opposé à l'affirma-
tion de sciences religieuses qui seraient des disciplines de raison. Es-
prit moderne, savant du premier rang, Pascal, qui arrache à la compé-
tence des théologiens la science galiléenne, maintient l'autorité pléniè-
re de la révélation et du magistère ecclésiastique en ce qui concerne le
domaine de la religion. Il ne semble pas prendre conscience de la part
qui revient à l'entendement dans l'élaboration de la vérité en matière
historique, géographique et philologique. Ces disciplines de mémoire
doivent reconnaître l'autorité de la tradition établie, comme si cette
tradition se suffisait à elle-même. « S'il s'agit d'une chose surnaturelle,
dit-il encore, [148] nous n'en jugerons ni par les sens, ni par la raison,
mais par l'Écriture et les décisions de l'Église 245. » Ce qui suppose
qu'il y a une ligne de démarcation nette entre la nature et la surnature,
et que le sens de la révélation biblique est toujours sans ambiguïté au-
cune. La réunion, dans le groupe des sciences d'autorité, de disciplines
aussi diverses que l'histoire, la géographie, la philologie et la théolo-

243 Traité du Vide, éd. citée, p. 75.


244 Ibid.
245 Dix-huitième Provinciale, éd. citée, p. 671.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 196

gie, par opposition aux sciences de la nature, est significative : il s'agit


là des éléments constitutifs de ce que seront les sciences religieuses, et
même plus généralement les sciences humaines.
Pascal, chrétien fervent, s'efforce de soustraire au contrôle ration-
nel tout ce qui concerne le rapport de l'homme avec Dieu. L'autono-
mie de la physique est reconnue ; la part de la raison, c'est la part du
feu. Mais l'esprit humain se heurte à une cloison étanche : à partir du
moment où il est question de la volonté divine, l'esprit d'obéissance
l'emporte sur l'esprit d'interrogation et de recherche. En cette matière,
la raison, devenue « imbécile », doit s'« humilier » devant l'exigence
de la foi. Seulement le partage des zones d'influence ne paraît pas fa-
cile à réaliser. Pascal lui-même propose son épistémologie différen-
tielle dans le contexte des Provinciales, c'est-à-dire d'un violent débat
entre les jansénistes et leurs ennemis sur le thème de la grâce et de la
prédestination, débat au cours duquel les adversaires, pendant des di-
zaines d'années, ne cessent de mobiliser, en des sens contradictoires,
les ressources de l'exégèse et de la théologie spéculative, mises en
œuvre avec toutes les subtilités de la rhétorique. Si vraiment, pour
mettre fin à tout débat concernant les « choses surnaturelles », il suffit
d'invoquer « l'Écriture et les décisions de l'Église », on ne comprend
pas la persistance des conflits entre théologiens, spécialistes des cho-
ses sacrées, jésuites contre jansénistes, réformés contre catholiques,
chrétiens contre non-chrétiens. L'autre grand combat de Pascal, contre
les athées et les inconvertis, prouve que l'autorité de la révélation, en
dépit de sa validité théoriquement absolue, demeure conditionnelle.
L'apologétique, art de persuader mis au service de la foi, atteste que le
message chrétien, pour parvenir à destination, doit passer par le che-
minement d'une psychologie et d'une anthropologie, qui sont des
sciences humaines plutôt que des sciences sacrées.
L'attitude de Pascal évoque par anticipation celle de Bossuet,
champion intraitable des impératifs divins. Les commandements de la
révélation une et indivisible, revus et corrigés par le magistère infail-
lible de l'Église une et sainte, s'imposent au domaine humain dans la
totalité de ses aspects. La nature de l'homme et sa pensée, l'histoire, la
politique doivent raconter la gloire de Dieu selon les normes d'une
dogmatique triomphaliste. Or, l'œuvre et la carrière de Bossuet four-
nissent le plus significatif des démentis à cette idéologie simpliste.
Alors que l'ordre voulu par le Dieu Tout-Puissant devrait s'imposer
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 197

par la seule évidence de son autorité, Bossuet est sans cesse sur la brè-
che pour défendre des positions de plus en plus menacées. Les églises
protestantes, en leurs incessantes variations, démentent le monisme
monolithique dont Bossuet assure [149] qu'il a seul la caution du Dieu
catholique ; et les exposés de Bossuet ne suffisent pas, en dépit de leur
validité transcendante, pour convaincre les brebis égarées de rentrer
au bercail romain. Bien plus, à l'intérieur même de la seule église véri-
table, des dissidences se font jour, comme si la vérité traditionnelle ne
s'imposait plus à elle toute seule, pour maintenir les hommes sous
l'autorité de Dieu, légalement administrée par l'Église catholique.
« L'hérétique est celui qui a une opinion, écrit magnifiquement
Bossuet, et c'est ce que le mot même signifie. Qu'est-ce à dire, avoir
une opinion ? C'est suivre sa propre pensée et son sentiment particu-
lier. Mais le catholique est catholique : c'est-à-dire qu'il est universel ;
et sans avoir de sentiment particulier, il suit sans hésiter celui de
l'Église 246... » Ainsi parle Bossuet en 1700, et cette voix est déjà, elle
sera de plus en plus, celle de quelqu'un qui crie dans le désert. L'orato-
rien Richard Simon applique à la Bible une nouvelle intelligence his-
torique ; la Parole de Dieu n'est plus un donné miraculeusement vala-
ble, elle devient l'enjeu d'une recherche menée par l'intelligence hu-
maine avec des moyens humains, et l'on ne peut prévoir jusqu'où ira la
corrosion ainsi commencée. Puis éclate l'affaire quiétiste ; elle met en
cause non pas un pauvre prêtre solitaire, mais l'archevêque de Cam-
brai, personnage bien en cour. Il ne s'agit plus d'histoire sainte ou de
théologie, mais de spiritualité. Le quiétisme est un individualisme re-
ligieux et, dans une large mesure, un irrationalisme qui dénonce la
sainte alliance entre l'intellectualisme théologien et la foi de l'Église.
Le quiétiste cherche un rapport personnel avec Dieu ; il exerce une
autonomie spirituelle, qui n'éprouve pas le besoin d'être constamment
revue et corrigée par l'église hiérarchique.
Bossuet gagnera ses batailles. D'un trait de plume, les protestants
seront rayés de la carte de France, exilés, traqués, emprisonnés,
convertis par la force. Richard Simon, exclu de l'Oratoire, survivra
misérablement au fond de sa province, et finira par brûler ses papiers.
Condamné à Rome, Fénelon sera banni de la cour ; bien qu'ayant ab-

246 Première instruction pastorale sur les promesses de l'église, 1700 ; Œuvres
de BOSSUET, éd. Lachat, t. XVII, p. 112.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 198

juré ses erreurs, il sera assigné à résidence dans son archidiocèse jus-
qu'à ce que mort s'ensuive. Mais les victoires de Bossuet sont ruineu-
ses ; elles portent en elles-mêmes un germe de contradiction. La vérité
de Dieu, ou plutôt celle de Bossuet, ne parvient à s'imposer que par la
contrainte de l'appareil répressif mobilisé par l'évêque de Meaux avec
une ardeur inlassable. La vérité de Dieu se dégrade en raison d'Église
alliée à la raison d'État. Seule la force brutale fait de Richard Simon
un prêtre en rupture de ban, voué à la clandestinité, et de Fénelon un
prélat humilié et disgracié ; seuls les dragons et les armées royales
transforment les réformés en un gibier de potence et de galères. Suc-
cès sans lendemain, car les protestants seront les maîtres à penser de
l'Europe des Lumières, car Richard Simon sera le Galilée des études
bibliques, car Fénelon est l'un des inspirateurs du piétisme européen,
d'autant plus révéré qu'il fait figure de victime [150] de l'orthodoxie
romaine. Les œuvres de Bossuet, l'Histoire des variations des églises
protestantes, le Discours sur l'histoire universelle, la Politique tirée
de l'Écriture sainte serviront de repoussoir aux esprits éclairés du
XVIIIe siècle qui prendront conscience de leurs propres valeurs en cen-
surant à leur tour, au nom de la saine raison, les écrits de l'évêque de
Meaux.
La défaite finale de Bossuet symbolise le recul inéluctable de la
science sacrée, corrélatif de l'avènement des sciences religieuses. La
tradition avait voulu voir dans la Bible le point de départ et ensemble
l'aboutissement de toute espèce de savoir. La révolution galiléenne
oblige à reconnaître que les textes sacrés ne font pas autorité en matiè-
re de physique, de mathématique, d'architecture ou de technologie,
dans la mesure où ces disciplines ne sont mentionnées dans les textes
sacrés que par accident, ou pas du tout. Des croyants à l'esprit raison-
nable, comme Galilée lui-même, Pascal ou Newton, pouvaient cons-
truire une science de la nature physique sans avoir à redouter de se
mettre en contravention avec les textes sacrés.
Mais il était d'autres domaines de la connaissance où les docu-
ments bibliques donnaient des enseignements précis, couverts par l'au-
torité divine qui inspirait le rédacteur. La Genèse relate les origines du
monde et de l'homme ; elle fournit une histoire du développement de
l'espèce humaine. Les livres historiques évoquent en détail la fortune
diverse du peuple de Dieu parmi les nations ; les livres juridiques
donnent un code exemplaire pour l'ordonnancement de la vie sociale ;
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 199

le Décalogue s'impose à la morale universelle. La parole de Dieu est


explicite ; mettre en question l'un ou l'autre de ces enseignements,
c'est prétendre que Dieu s'est trompé, ou qu'il a menti. Il existe donc
un immense domaine réservé, à l'intérieur duquel les investigations
des savants doivent respecter les principes d'une axiomatique dont la
Bible fournit les indications fondamentales.
La parole humaine dépendant de la Parole de Dieu, la plupart des
sciences humaines se trouvaient réduites au statut épistémologique de
théologie appliquée, ou de « théologie expérimentale » 247, selon la
formule de René Hubert. « La tradition biblique paraissait contenir la
solution de tous les problèmes particuliers qui intéressent la science
des sociétés. Elle impliquait, avec les dogmes de la création et de l'al-
liance plusieurs fois renouvelée de Dieu avec l'homme, une certaine
conception de la nature humaine. » La condition humaine, telle que
l'évoque la Genèse, est celle d'un être privilégié, désigné par la sollici-
tude de Dieu comme chef de la Création, doué de raison et de langage,
comme d'une dotation innée d'aptitudes qui distinguent celui que le
Créateur a fait à son image. « En même temps qu'une théorie innéiste
de la nature humaine, la tradition biblique fournissait une explication
de l'origine et de la nature des sociétés. Elle contenait le récit circons-
tancié des premiers temps de l'humanité avec une chronologie des
événements, non exempte [151] d'ailleurs d'obscurité et sujette à
quelque controverse, elle impliquait l'unité absolue de l'espèce humai-
ne, elle rendait compte de la multiplicité des groupements qui s'étaient
constitués en elle, elle justifiait l'état de déchéance auquel certains
étaient tombés et où beaucoup demeuraient encore, elle autorisait en-
fin l'espoir d'un développement des sociétés privilégiées, dont le vrai
nom était le relèvement et le salut 248. »
Le monument biblique était le rempart de la connaissance chré-
tienne. Les réformateurs s'étaient dressés contre l'église de Rome pour
rendre aux Livres saints l'honneur qui leur était dû, pour ménager à
chaque conscience chrétienne un accès au texte sacré. « Les contro-
verses engagées autour de la Bible, écrit René Hubert, n'impliquaient
point dans la pensée de ses commentateurs que le Livre des livres dût

247 René HUBERT, Les sciences sociales dans l’Encyclopédie, Alcan, 1923, p.
27.
248 Ibid., p. 28.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 200

être replacé au milieu des autres productions naturelles de l'esprit hu-


main. Il demeurait le fait supérieur, primordial, le fait historique uni-
que, en fonction duquel tous les autres événements devaient être in-
terprétés. Il ne s'agissait aucunement de lui contester cette primauté,
reconnue également par les docteurs juifs, par les exégètes protestants
et leurs adversaires catholiques 249. »
Si la Bible est la vérité divine en son authenticité, l'attitude qui
s'impose au fidèle est un respect total pour le texte en son intégralité.
La tradition hébraïque confère aux écritures bibliques la valeur d'ob-
jets matériellement sacrés ; la même dévotion s'impose aux chrétiens
auxquels obligation est faite d'accepter l'enseignement divin dans sa
teneur littérale. Abandonner si peu que ce soit de ce littéralisme, c'est
commettre un sacrilège, puisque la parole humaine se donne un droit
de recours contre la parole divine. Cet intégrisme massif se heurta à
de graves difficultés. Le texte reçu dans l'église catholique était celui
de la Vulgate, traduction latine réalisée par saint Jérôme. La question
se posait de savoir si cette version était elle-même inspirée, au même
titre que les écrits de Moïse et des apôtres, ou bien si seuls bénéfi-
ciaient de la caution transcendante de Dieu les originaux, en hébreu ou
en grec. Il y avait dans la Vulgate des inexactitudes et des contresens,
qui donnaient à penser qu'elle devait être considérée comme une œu-
vre humaine, et faillible. Seulement l'église hiérarchique avait reconnu
et légalisé le texte de Jérôme, et les erreurs de Jérôme risquaient de
passer pour des fautes de l'église infaillible. Lors même que sera re-
connue la nécessité de revenir à l'original hébraïque, une difficulté
nouvelle tient au fait que cet original, dicté par Dieu, a disparu. Nous
ne disposons que de copies, ou plutôt de copies de copies, transcrites
par les docteurs de la synagogue. Or les copies récentes se distin-
guaient des plus anciennes par l'introduction d'un système de ponctua-
tion destiné à faciliter la lecture, en matérialisant des voyelles qui ne
figuraient pas dans la graphie traditionnelle. Ces points vocaliques,
surajoutés à un moment de l'histoire, avaient été considérés comme
sacrés et inspirés, eux aussi, par les savants [152] chrétiens qui igno-
raient leur origine réelle. En admettant que les signes en question
étaient une addition humaine, on risquait de multiplier les objections
concernant les différences entre les manuscrits, les erreurs de trans-

249 P. 29.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 201

cription, etc. La philologie et l'exégèse s'arrogeaient le droit, à la bar-


be des théologiens, de décider de ce qui était parole de Dieu, et de ce
qui ne l'était pas. Le clairvoyant Bossuet comprit qu'il ne fallait céder
sur rien, sous peine d'avoir à céder tout. Le naïf Richard Simon, qui se
prétendait bon catholique, fut mis rapidement hors d'état de nuire,
dans la mesure où le permettaient les moyens de police disponibles.
Malheureusement pour Bossuet, la position du littéralisme biblique
était à la longue intenable. Il y aurait toujours des entêtés, comme Si-
mon lui-même, qui accorderaient plus d'importance aux normes de la
critique philologique qu'aux canons de l'Église. L'autorité romaine
devait mener pendant des siècles un combat sans espoir contre l'exé-
gèse, pour finir par une capitulation sans gloire au milieu du XXe siè-
cle. S'il était impossible de maintenir l'intégralité littérale du texte sa-
cré, il était encore plus difficile de s'en tenir à la pensée biblique, telle
qu'elle s'exprimait sans ambiguïté dans les Écritures. « Le corps des
vérités traditionnelles formait un système et un tout, et qui dérangeait
une des pièces, fût-ce la plus éloignée du sort de l'homme, risquait fort
d'ébranler l'ensemble. Même sous l'aspect théologique, la destinée de
l'homme n'était point indépendante des événements de l'univers, dans
lequel son histoire s'était, si l'on peut dire, inscrite en plusieurs occa-
sions qui en avaient changé la face. A plus forte raison en fut-il ainsi
quand l'homme eut été replacé dans la nature des choses et exclusive-
ment soumis à ses lois. On le vit bien à propos des problèmes du dé-
luge et des fossiles (...) La discussion une fois ouverte s'élargit, et ce
fut, avec l'époque, l'étendue du déluge et sa répétition possible, la
question même de l'ancienneté de l'humanité qui se trouva mise en
question 250... »
Condamnées à un intégrisme conservatoire, les autorités ecclésias-
tiques sont obligées de se battre sur la base du tout ou rien : ou tout est
vrai dans l'Écriture, ou rien ne l'est. Position intenable, car la Bible
contient une masse énorme d'indications, plus ou moins claires, plus
ou moins compatibles entre elles, qui mettent en cause de proche en
proche l'ordre de l'histoire et l'ordre social. On ne peut imaginer que
cet ensemble immense ne puisse, en aucun point, être pris en défaut,
surtout à partir du moment où l'on reconnaît qu'il rassemble des élé-
ments disparates, de provenances et de dates diverses. Il fallait la foi

250 René HUBERT, op. cit., pp. 30-31.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 202

granitique de Bossuet pour croire que la Bible était une vérité d'une
seule pièce, destinée à braver les assauts des siècles. Le système de
défense met en œuvre une logique bivalente, fondée sur l'alternative
du vrai et du faux, comme si vérité et fausseté en la matière possé-
daient une signification simple et univoque. Dès lors la moindre
inexactitude, la moindre erreur suffit à discréditer l'ensemble, ce qui
privilégie l'adversaire, qui a le choix du terrain, tandis que le défen-
seur doit faire front à tout propos et [153] hors de propos. Il peut espé-
rer gagner une bataille, mais à la longue, il est sûr de perdre la guerre.
Le développement des sciences religieuses doit être compris com-
me un vaste effort pour combler le vide épistémologique suscité par
l'effacement inéluctable du paradigme biblique. Bossuet a tort de pen-
ser que si la Bible n'est pas totalement vraie, elle est totalement faus-
se ; mais l'adversaire de Bossuet se trompe également s'il croit le pro-
blème résolu dès lors que l'on a apporté la preuve d'une contre-vérité
consignée dans le texte biblique. La révélation scripturaire constitue
un document capital pour l'histoire de l'Occident, en même temps que
l'un des principaux documents concernant l'histoire de l'humanité. La
Bible ne représente pas seulement, en son temps, l'expression d'une
certaine conjoncture historique, naturelle ou surnaturelle ; la tradition
judéo-chrétienne, enracinée dans la Bible, à laquelle on peut rattacher
la divergence islamique, a fourni un paysage intellectuel et spirituel,
pendant des millénaires, à un certain nombre de sociétés humaines. La
révélation scripturaire, toutes réserves faites sur sa vérité intrinsèque,
a joué le rôle d'une réserve de valeurs et de significations inspirant le
langage, les attitudes et les institutions de l'humanité d'Occident. Mê-
me si l'on reconnaît, contre Bossuet, que le Discours sur l’histoire
universelle présente un schéma étriqué, et systématiquement faussé,
du devenir des sociétés, il reste que ce Discours résume la perspective
historique à l'intérieur de laquelle les générations successives des peu-
ples de l'Europe ont développé leurs efforts pendant la majeure partie
de leur habitation sur la terre. Objectivement erroné, le texte de Bos-
suet fournit le schéma directeur rétrospectif d'une vision chrétienne du
monde, qui a marqué de son empreinte l'histoire réelle des papes et
des empereurs, des doctes et des simples, depuis le temps de Constan-
tin et celui de saint Augustin jusqu'à la fin du Moyen Age tout au
moins.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 203

La naissance des sciences religieuses implique une démultiplica-


tion de l'idée de vérité, une sorte de polythéisme ou de relativisme des
valeurs intellectuelles, succédant au monothéisme monolithique de
naguère. Cette péripétie supposait la constitution d'un nouvel outillage
mental, qui ne pouvait être mis au point d'un seul coup ; il exigeait
une mutation complète de l'épistémologie, en dehors même des disci-
plines théologiques. Par exemple : « Bossuet acceptait tout à la fois la
Bible et les mythes païens comme des documents historiques précis :
Noé permit aux arts et techniques de survivre au Déluge ; Hercule
fonda les Jeux Olympiques ; Xénophon est le meilleur des écrivains
parce que son histoire s'accorde, mieux que celle de tout autre Grec,
avec l'Écriture — l'Écriture qui, pour son antiquité et son ordonnan-
cement en fonction du peuple juif « mériterait, écrit Bossuet, d'être
préféré à toutes les histoires grecques, même si nous ne savions pas
qu'elle a été dictée par l'Esprit saint. » Les Grecs ne peuvent constituer
une époque de l'histoire, parce que leur culture est d'emprunt et leur
sagesse inférieure à celle des auteurs sacrés ; mais Cyrus domine une
période parce qu'il est venu au secours des Juifs. L'histoire sainte im-
porte plus que n'importe quoi d'autre, plus certainement que la philo-
sophie ; la philosophie, suggère [154] Bossuet, comme l'ignorance, la
sensualité, le respect déplacé pour l'antiquité, l'hérésie et autres illu-
sions humaines, ne représente qu'une forme d'idolâtrie 251. »
On peut être tenté de considérer la position de Bossuet comme un
cas limite d'arriération théologienne. Pourtant un esprit aussi moderne
et aussi libéral que Newton n'est pas loin d'adopter, en matière histori-
que, des positions analogues à celles de l'évêque de Meaux. Grand
lecteur et commentateur de la Bible, Newton compose vers 1715 une
Chronologie de l'histoire ancienne, à la demande de la princesse de
Galles. Le problème, qui date de loin, consistait à assurer une concor-
dance entre les générations de l'histoire sainte, dont la succession de-
meure floue, et les traditions des autres peuples de l'antiquité : Égyp-
tiens, Grecs, Mésopotamiens, etc. Newton s'efforce d'établir des syn-
chronismes et de les dater avec la plus grande précision possible. Par
exemple, en s'aidant du mouvement des étoiles fixes, il parvient à dé-
terminer la date de 936 avant Jésus-Christ pour l'expédition des Argo-

251 Peter GAY, The Enlightenment, an interprétation, New York, Alfred A.


Knopf, 1967, pp. 76-77.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 204

nautes. L'Abrégé chronologique de Newton sera traduit en français par


l'érudit Nicolas Fréret, de l'Académie des Inscriptions, qui discute les
vues du savant britannique 252. Newton ne doute pas de la validité his-
torique du document biblique qui, pour lui comme pour l'auteur du
Discours sur l'histoire universelle, constitue le grand axe du devenir
de l'humanité. On peut dénoncer l'autorité de la Bible en matière d'as-
tronomie sans pour autant remettre en cause la primauté absolue de
l'histoire sainte.
Selon René Hubert, « la tradition biblique s'interposait comme un
écran entre les faits et la pensée critique 253 » ; mais un tel jugement
paraît lui-même simpliste. La Bible n'était pas un écran qu'il aurait
suffi de lever pour découvrir les faits dans leur glorieuse réalité ;
c'était la Bible qui définissait les coordonnées du savoir, en fonction
desquelles se situaient les éléments de la connaissance, aussi bien en
matière de chronologie qu'en matière de paléontologie. Les indica-
tions des Livres saints fournissaient des schémas généraux pour l'or-
donnancement de l'espace mental. La science ne se réduit pas à une
accumulation de faits granulaires ; la découverte des faits présuppose
une orientation de la pensée. Le domaine biblique proposait une archi-
tectonique du savoir humain ; ce grand dessein était un moyen de
connaissance bien davantage qu'un obstacle épistémologique. Quel-
ques éléments non compatibles avec le modèle ancien ne peuvent dé-
finir un modèle nouveau, même à l'état de grossière ébauche. Il ne suf-
fisait pas de dénoncer le paradigme biblique ; il fallait substituer un
paradigme nouveau à celui qu'avaient élaboré quinze siècles aupara-
vant les Pères de l'Église et qui était entré dans les mœurs intellectuel-
les de l'Occident. Il s'agissait d'une refonte [155] complète de la cultu-
re, et l'on comprend que les générations successives du siècle des Lu-
mières s'y soient attachées.
L'Encyclopédie est un ouvrage de seconde main, dont les collabo-
rateurs s'inspirent des travaux anglais et surtout allemands, non sans
une prudence élémentaire, mais aussi avec moins de sectarisme qu'on

252 Cf. Frank MANUEL, Isaac Newton Historian, 1963 ; Renée Simon, Nicolas
Fréret, académicien ; Studies on Voltaire and the I8th Century, vol. XVII,
Genève. 1963, pp. 33 sqq.
253 René HUBERT, Les sciences sociales dans l'Encyclopédie, Alcan, 1923, p.
29.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 205

ne l'a parfois prétendu. À l'article (Philosophie) Mosaïque et Chré-


tienne se fait jour l'idée que le message biblique doit être abordé dans
l'esprit d'une fidélité non point littérale, mais appropriée à la modalité
particulière de son affirmation. « Lisons Moïse, écrit Diderot, sans
chercher dans sa Genèse des découvertes qui n'étaient pas de son
temps et dont il ne se proposa jamais de nous instruire. » Il faut repla-
cer le texte dans son époque, et le lire dans l'esprit où l'écrivit le rédac-
teur. La Bible n'est ni une somme de science, ni un traité de philoso-
phie ; ceux qui l'interrogent en ces matières ne peuvent que se laisser
induire en confusion de pensée. « On raisonna quand il fallait croire,
on crut quand il fallait raisonner ; et l'on vit éclore en un moment une
foule de mauvais chrétiens et de mauvais philosophes. La nature est le
seul livre du philosophe ; les Saintes Écritures sont le seul livre du
théologien. Ils ont chacun leur argumentation particulière. L'autorité
de l'église, de la tradition, des pères, de la révélation fixe l'un ; l'autre
ne reconnaît que l'expérience et l'observation pour guides ; tous les
deux usent de leur raison, mais d'une manière particulière et diverse,
qu'on ne confond point sans inconvénient pour les progrès de l'esprit
humain, sans péril pour la foi. »
Un demi-siècle après Bossuet, ce point de vue est celui du bon
sens, dont l'affirmation présuppose un bouleversement des valeurs
épistémologiques. La dissociation des langages de la science et de la
foi, aboutissement de la révolution galiléenne, consacre la dislocation
de la synthèse fondée sur l'articulation de la révélation biblique et de
la théologie dogmatique, et gérée par les experts de l'église hiérarchi-
que. La critique dissocie ce donné massif en éléments qui relèvent de
spécificités différentes, pour répondre à des interrogations et préoccu-
pations non compatibles entre elles. Mais il ne suffit pas de reconnaî-
tre que Moïse n'a pas écrit une encyclopédie scientifique ; il reste à
découvrir, au prix d'un conflit beaucoup plus grave avec la lettre des
Écritures, que les rédacteurs des textes sacrés, là même où ils font
œuvre d'historiens, ne sont pas infaillibles. Leur activité présuppose
une tradition, dont il faut tenir compte pour apprécier leur témoignage
à sa juste valeur. L'histoire sainte, comme toute autre histoire, justi-
ciable de la critique historique, n'est valable en droit que sous condi-
tion de vérification. Le document biblique, dont la transmission a été
soumise à la corrosion du temps, relève du droit commun de la criti-
que philologique. Ce choc en retour des nouvelles disciplines de l'in-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 206

telligence sur l'interprétation de l'Écriture sainte revêt aux yeux des


mainteneurs de l'intégrisme traditionaliste un caractère sacrilège. Mais
le progrès du savoir rend cette profanation inévitable, sous peine d'une
démission de la raison. Les notions fondamentales d'inspiration et de
révélation doivent être réexaminées ; il faut leur donner un sens dans
le contexte de la [156] situation épistémologique des temps modernes.
Le scandale n'est pas de procéder à cet examen, mais de refuser un tel
examen. Au beau milieu du siècle de Louis XV, l'article Bible de l'En-
cyclopédie propose un programme d'études, assorti d'une bibliogra-
phie nourrie d'auteurs étrangers, qui ne correspond certes pas à la si-
tuation intellectuelle des facultés et séminaires français, mais donne
au lecteur une idée assez juste de l'état des questions en ce domaine.
L’Encyclopédie est souvent considérée comme une somme de po-
lémique anti-chrétienne. Une telle interprétation ne serait justifiée que
si l'on confond anticléricalisme et irréligion. Les rédacteurs, y compris
le radical Diderot et ses collaborateurs, abbés en rupture de ban, ou le
protestant Jaucourt, ne font nullement profession d'athéisme. Leurs
opinions ne sont pas uniformes, et leur préoccupation semble être de
fournir au public français un état des questions qui se posent à propos
du christianisme de leur temps. Seuls ceux qui s'obstinent à refuser les
évidences ont lieu de s'indigner. Tous les autres trouvent matière à
s'instruire, l'intérêt majeur de l'Encyclopédie étant de contribuer à
compenser le retard des études religieuses dans la France du XVIIIe siè-
cle. La preuve est faite que l'on peut parler de ces questions dans un
style nouveau d'objectivité et de positivité.
L'approche piétiste de la foi dissimulait les problèmes sous le voile
de la dévotion. L'approche déiste tendait à dissoudre la spécificité de
l'ordre religieux sous l'invocation de la raison triomphante, à la maniè-
re de Descartes, dans la parabole du morceau de cire, dissipant le mi-
rage du monde de la perception. La démystification et démythisation
rationaliste, dans la logique de son mouvement, ne laisse rien subsister
des réalités concrètes de l'expérience religieuse. Sur la voie d'une épis-
témologie compréhensive, le piétiste ne va pas assez loin ; la réduc-
tion déiste va trop loin ; les sciences religieuses dégageront une troi-
sième approche, respectueuse du donné réel et soucieuse de savoir
objectif. Bien loin de détruire la religion, comme le leur reprocheront
constamment leurs adversaires, elles contribueront à dégager le sens
de l'affirmation théologique, dissociant l'essentiel de l'accidentel, et
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 207

l'esprit de la lettre. La Bible n'est pas le mot à mot de la révélation di-


vine. Mais la théorie qui attribue l'invention de toute religion à l'im-
posture des prêtres ne correspond pas davantage à la réalité.
L'article Bible de l'Encyclopédie contient un éloge du théologien :
« On se persuade faussement aujourd'hui qu'un théologien n'est qu'un
homme qui sait un peu mieux son catéchisme que les autres ; et sous
prétexte qu'il y a des mystères dans notre religion, on s'imagine que
toute sorte de raisonnements sont interdits. (...) Je ne vois aucune
science qui demande plus de pénétration, plus de justesse, plus de fi-
nesse et plus de subtilité dans l'esprit que la théologie... » On aurait
tort de considérer ce texte comme ironique et dérisoire. L'esprit des
Lumières n'est pas inconciliable avec la persistance du discours théo-
logique. Les erreurs accumulées par la tradition ne prouvent nullement
que le domaine de la connaissance religieuse est le règne du non-sens.
Libérées de l'emprise de l'esprit d'orthodoxie, les sciences religieuses
[157] apparaissent comme un savoir parmi les autres, significatif d'une
dimension fondamentale de la réalité humaine.
Cette attitude est attestée par l'abbé Morellet, l'un des rédacteurs de
l'Encyclopédie : « Je faisais la théologie chrétienne, écrit-il dans ses
Mémoires, historiquement et point dogmatiquement ni pour mon
compte. J'avais fait entendre que c'était là le ton dont il fallait que fus-
sent exposées les opinions religieuses, dans un ouvrage destiné aux
nations, qui en avaient tant de différentes, et aux siècles, pour lesquels
un grand nombre de ces opinions seraient passées, lorsque l'Encyclo-
pédie subsisterait encore ; que dans un recueil tel que l’Encyclopédie,
il fallait faire l'histoire et l'exposition des dogmes et de la discipline
des chrétiens comme celles de la religion de Brahma et des musul-
mans 254. » De l'évêque Bossuet à l'abbé Morellet, la distance est celle
d'une révolution culturelle, grâce à laquelle il est désormais permis
d'étudier le christianisme en dehors de toute contrainte imposée par
l'esprit d'orthodoxie au profit de tel ou tel monopole confessionnel.
Seule une véritable conversion de la mentalité permet de considérer la
foi chrétienne comme une religion parmi les autres, nullement privilé-
giée par rapport à la « religion de Brahma » ou à celle des musulmans.
Le christianisme, jusque-là, ne se proposait pas au fidèle comme un

254 Mémoires de l'abbé Morellet sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution, 1821,
t. I, p. 39.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 208

ensemble de faits, il s'imposait comme un système de normes. Ce pri-


vilège exorbitant est remis en question au siècle des Lumières.
Hume devait publier en 1757 une Histoire naturelle de la religion :
les phénomènes religieux, phénomènes humains, relèvent d'une ap-
proche épistémologique analogue à celle qui prévaut dans la science
de l'homme en général. Selon Hume, « Locke semble avoir été le
premier chrétien qui se soit hasardé ouvertement à affirmer que la foi
n'était pas autre chose qu'une espèce de raison, que la religion était
seulement une branche de la philosophie, et qu'une chaîne d'argu-
ments semblable à celle qui établissait une vérité quelconque en mora-
le, en politique ou en physique, s'employait toujours pour découvrir
tous les principes de la théologie, tant naturelle que révélée 255 ». Ce
langage, influencé par la réduction déiste, semble nier la spécificité
épistémologique de l'ordre religieux ; mais il atteste la nécessité de
faire valoir dans ce domaine une méthodologie objective. Aux yeux
de Hume, la théologie rentre dans le rang des sciences de l'homme, au
même titre que la morale et la politique. Péripétie décisive dans l'his-
toire de la pensée occidentale.

II. Religions et religion.

Retour au sommaire

Bossuet, dans le Discours sur l'histoire universelle, fait de la tradi-


tion judéo-chrétienne le grand axe absolu du devenir de l'humanité,
depuis la création du monde. Le Dieu de Bossuet est catholique, et le
but de [158] l'histoire est d'assurer sur le monde le triomphe de l'église
de Rome. En bonne logique, la christianisation de l'Empire romain,
assurée par la conversion de Constantin, aurait fourni un happy end de
bon aloi à la succession des siècles. On ne voit pas pourquoi les évé-
nements se poursuivent au-delà, dans une confusion croissante. Char-
lemagne, empereur chrétien de vitrail et « saint » sans canonisation,
aurait pu définir un point final de rechange. Mais l'histoire s'entête, et
Bossuet s'arrête en route ; il avait promis une suite de son œuvre, qu'il
ne donna jamais. Comment un Dieu catholique romain a-t-il pu per-

255 Dialogue sur la religion naturelle, I, 1719 ; Œuvres philosophiques de


David HUME, trad. M. DAVID, Alcan, t. I, p. 196.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 209

mettre la naissance et l'expansion de l'Islam, puis l'échec des Croisa-


des, et enfin la Réformation, et l'établissement de chrétientés héréti-
ques ? Mieux vaut reconnaître que les voies de la Providence sont im-
pénétrables, ce qui est gênant pour quelqu'un qui se faisait fort de les
pénétrer dans une apologétique à référence historique, ou pseudo-
historique.
L'œuvre exemplaire de Bossuet a largement contribué à une nou-
velle prise de conscience parmi les intellectuels de l'Europe. Voltaire
est à bien des égards un anti-Bossuet ; d'autres penseurs ont trouvé
leur voie en prenant Bossuet à contresens. Le christianisme de l'évê-
que de Meaux est un absolu, qui fait autorité pour l'ensemble du temps
et de l'espace. Le XVIIIe siècle apprend à relativiser le christianisme,
comme une attitude religieuse parmi d'autres. Jusque-là, il apparaissait
comme la religion par excellence ; les autres rites, d'ailleurs mal
connus, ne tiraient leur existence et leur signification que de leur réfé-
rence à l'absolu chrétien. Désormais le mot religion se dira au pluriel,
et cette démultiplication consacre l'abolition du privilège chrétien. La
reconnaissance du droit à l'existence de religions diverses pose la
question de leur unité ; un concept nouveau de la religion doit permet-
tre de rassembler les caractères communs aux dénominations coexis-
tantes ; ce modèle conceptuel, cette idée de l'essence de la religion ne
coïncidera plus avec l'idéal chrétien, jusque-là exclusivement valable.
L'empire unitaire de la théologie chrétienne va se trouver privé d'une
partie de ses contenus ; on verra se constituer une histoire des reli-
gions, ainsi qu'une philosophie de la religion, dégagées de l'allégeance
confessionnelle.
Une Romania fermée sur elle-même pouvait étouffer les non-
conformités internes grâce à une répression appropriée ; quant aux
contestations extérieures, on espérait les réduire par la force ou par la
persuasion, dans le cas des Musulmans, seuls voisins directs. Les au-
tres non-concordances se perdaient dans des lointains inaccessibles et
fabuleux ; quelques esprits éclairés pouvaient songer à ces humanités
différentes, mais leurs spéculations sans caractère d'actualité demeu-
raient théoriques.
Les penseurs chrétiens avaient pourtant été obligés, dès l'origine,
de poser la question des rapports entre la tradition judéo-chrétienne et
le reste de l'espace mental humain. La révélation biblique commence à
la création du monde. En droit, tous les hommes dépendent du pre-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 210

mier homme ; ils relèvent d'une histoire unique dont les débuts sont
évoqués dans les récits des textes sacrés, à partir d'Adam, puis à partir
de Noé, qui, par-delà le déluge, assure un nouveau démarrage de
l'humanité. [159] Dieu s'est choisi un peuple entre tous les peuples
pour en faire le dépositaire de ses volontés ; mais les peuples qui n'ont
pas été élus s'inscrivent dans le développement d'un arbre généalogi-
que unitaire dont le tronc commun remonte à Adam et à Noé. Le mot
païen, d'origine latine, désigne les habitants des campagnes, plus ré-
fractaires que les autres à l'évangélisation ; le mot grec correspondant
évoque les nations, les gens qui appartiennent à d'autres nations que la
nation élue. Oubliés par la grâce divine, et ensemble victimes d'une
idolâtrie qui d'ailleurs n'a pas épargné le peuple juif, ces gens-là ont
pratiqué de fausses religions, dont l'existence doit être prise en comp-
te, ne fût-ce que pour être réprouvée. La nation élue a d'ailleurs eu
maille à partir avec ses voisins idolâtres, Égyptiens ou Mésopota-
miens, puis Grecs et Romains.
Dans les vicissitudes d'une histoire compliquée, le petit peuple juif,
coincé entre de puissants empires, ne pouvait éviter la confrontation
entre son Dieu et les dieux qui faisaient autorité chez les voisins.
C'était la comparaison entre la vérité et l'erreur, entre l'absolu et
l'inexistant ; néanmoins, il fallait bien se situer parmi les autres, ne
fût-ce que pour authentifier sa propre position, et aussi pour fonder la
possibilité d'une coexistence avec le monde contemporain. Certaines
époques permirent des rapprochements, qui pouvaient apporter un en-
richissement de la spiritualité juive ; ainsi dans la période alexandrine,
où la tradition hébraïque se laissa féconder par la spéculation grecque.
La traduction grecque de la Bible dans la version dite des Septante,
réalisée à Alexandrie, atteste cette ouverture au monde extérieur et ce
désir de communication dans le contexte d'une extraordinaire florai-
son culturelle. La pluralité des cultes n'est pas un scandale pour le
peuple élu, dont l'élection se trouve corroborée par l'existence des ido-
lâtres, qui s'inscrivent, en tant que tels, dans le dessein de Dieu. Leur
persévérance dans l'erreur ne constitue pas un scandale auquel il soit
urgent de mettre fin. Les détenteurs de la vérité du Dieu unique ont
pour tâche de la préserver intacte jusqu'au dernier jour.
La situation sera modifiée avec l'avènement du christianisme, qui
reprend à son compte le monothéisme juif et la révélation scripturaire,
mais rejette le particularisme, et propose ses valeurs religieuses à
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 211

l'univers entier. L'attitude de repli fait place à une attitude d'expansion


et d'affrontement ; on n'est pas chrétien par droit de naissance, mais
par vocation, ainsi que l'affirme saint Paul, dès l'époque apostolique,
supposant ainsi à certaines tendances conservatrices parmi les tenants
de la nouvelle foi. L'universalisme, pour accomplir sa mission, doit
résolument affronter les religions établies. Toute apologétique impli-
que un comparatisme, même si celui-ci est quelque peu déformé par
l'esprit de supériorité et la prétention de convaincre. Déjà les apôtres,
puis les Pères de l'Église se trouvèrent conduits à négocier les rapports
du christianisme avec les autres religions du monde. La conquête des
esprits et des cœurs impliquait une stratégie qui ne pouvait simple-
ment rejeter dans le néant les divinités païennes ; il fallait ménager des
passages, trouver un langage commun, et montrer par exemple que le
Dieu des chrétiens répondait aux exigences implicites des consciences
[160] païennes, comme le faisait l'apôtre Paul dans un discours fa-
meux.
Davantage encore, le christianisme revendiquait par le biais de la
tradition juive la totalité de l'histoire humaine. Il lui incombait de faire
l'unité de cette histoire spirituelle, dans le passé et dans le présent,
compte tenu de ce que la culture hellénique était riche d'admirables
trésors de pensée. Les chrétiens d'origine non juive participaient de
plein droit à cette communion d'art et de philosophie, préexistante au
christianisme, au sein de laquelle ils avaient été formés. Leur situation
n'était plus celle des Juifs, membres d'un groupe replié sur lui-même,
en état d'autarcie spirituelle, et qui trouvaient dans les seuls livres
saints une réserve de significations suffisante pour satisfaire tous leurs
besoins. Le triomphe du christianisme lui confiait la responsabilité de
gérer l'héritage hellénique de la Romania ; la translatio imperii valait
aussi de l'ordre intellectuel. Les Pères de l'Église durent formuler un
concordat entre l'esprit chrétien et la culture païenne, imprégnée d'une
tradition religieuse différente. Certains esprits radicaux estimaient
qu'il fallait répudier ces richesses impures, mais les maîtres spirituels
de la chrétienté choisirent de conserver l'essentiel du patrimoine cultu-
rel, moyennant quelques raccords qui établissaient une compatibilité
entre des systèmes de pensée apparemment inconciliables.
Tandis que la culture juive persévérait dans son isolement, se
contentant d'accumuler gloses et commentaires dans les marges des
livres sacrés, le christianisme prenait peu à peu sous son contrôle la
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 212

culture païenne. La culture occidentale a été engendrée par cette nou-


velle alliance de la tradition du monothéisme hébraïque avec celle du
polythéisme hellénique. Pour mener à bien ce remembrement de l'es-
pace mental, les Pères de l'Église se trouvèrent obligés de constituer
une histoire des religions rudimentaire. L'incarnation du Christ repré-
sente une coupure dans l'histoire de la vraie foi, qui, de particulariste
qu'elle était, devient universaliste. À partir de la création du monde, la
ligne de la fidélité est représentée par l'histoire du peuple élu. Le reste
des nations relève d'une histoire de l'infidélité, qui a divergé à un cer-
tain moment, mais doit parvenir à son accomplissement dans l'unité
retrouvée de la chrétienté universelle. Entre le moment de l'apostasie
et celui de la réintégration, la culture païenne figure sous une forme
ou sous une autre, dans le vaste dessein de la Providence.
Dans le bouillon de culture hellénistique d'Alexandrie, certains sa-
vants hébreux s'étaient plu à imaginer des rapports entre Moïse et les
inspirateurs de la sagesse égyptienne, entre les prophètes et leurs in-
terlocuteurs païens, ce qui permettait de comprendre pourquoi des
éléments de vérité se retrouvaient chez les impies. Cette théorie mo-
saïque des origines de la pensée et de la religion universelles sera re-
prise pendant deux millénaires pour préserver le monopole judéo-
chrétien de la vérité. Une autre théorie se fait jour, à l'âge patristique,
où certains inclinent à penser que la Providence n'a pu abandonner
complètement tous ceux à qui n'était pas accordée la grâce de la révé-
lation surnaturelle. Si l'on trouve chez les philosophes païens des élé-
ments incontestables de vérité spirituelle, c'est parce que l'Esprit saint
s'est révélé aux [161] maîtres païens sous la forme abstraite d'un en-
seignement philosophique. Une inspiration identique assure, au profit
d'un même Créateur, l'unité de la double tradition.
Clément d'Alexandrie, qui vécut à peu près de 150 à 215 de notre
ère, est le représentant le plus éminent de cette doctrine, où s'annon-
çaient la dualité et la concordance de la révélation naturelle et de la
révélation surnaturelle. « La philosophie, écrit-il, est l'œuvre de la
Providence et de la sagesse divine, qui l'a donnée avec bienveillance
aux Grecs pour qu'ils deviennent hommes de bien 256. » Le même Pè-
re de l'Église confirme en ces termes l'unité de l'histoire de la spiritua-

256 Clément d'ALEXANDRIE, Stromates, VI, 159 ; cité dans R.-A. GAUTHIER,
Magnanimité, Vrin, 1951, p. 219.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 213

lité humaine : « Avant la venue du Sauveur, la philosophie était né-


cessaire pour la justification des Grecs ; maintenant elle est utile pour
la piété, car elle est une propédeutique pour ceux qui arrivent à la foi
par la démonstration. Maintenant la philosophie reste une préparation
qui met sur le chemin celui qui est perfectionné par le Christ 257. » Le
monothéisme judéo-chrétien patronne une histoire de la religion, qui
est ensemble une histoire de la philosophie. Clément d'Alexandrie
fournit à l'apologétique la doctrine de la préparation évangélique, se-
lon laquelle la conversion philosophique peut précéder et accompa-
gner la conversion religieuse, dans l'harmonie de l'esprit chrétien.
Dès lors, certains thèmes platoniciens et stoïciens pourront être ac-
cueillis dans la tradition patristique, ainsi qu'on le constate dans l'œu-
vre d'Origène et de Jean Chrysostome. La formule du déiste anglais
Tindal : Le Christianisme aussi ancien que la création (Christianity as
old as the création, 1730) trouve des garants parmi les premiers maî-
tres chrétiens. La thèse apparaît même dans l'œuvre d'Augustin qui,
pourtant, considère la culture païenne comme une œuvre diabolique. Il
affirme dans ses Retractationes : « Cette réalité même que l'on nom-
me actuellement religion chrétienne existait dans l'antiquité et n'a pas
fait défaut depuis l'origine du genre humain jusqu'à ce que le Christ se
soit incarné ; à partir de ce moment-là, la vraie religion, qui existait
déjà, a commencé à être appelée chrétienne 258. » Les lettrés de l'âge
patristique ont ainsi élaboré un schéma épistémologique appelé à un
bel avenir. « Les apologètes, écrit Ernst Benz, furent les premiers
théologiens chrétiens à tenter l'entreprise de situer l'histoire générale
de la religion, l'évolution religieuse de l'humanité totale, dans un rap-
port positif avec l'histoire chrétienne du salut, et à progresser dans le
sens d'une compréhension universelle de cette histoire du salut 259. »
Les schémas modernes de la philosophie de l'histoire et de l'histoire de
la culture sous ses divers aspects, y compris la religion, sont le loin-
tain prolongement de cette affirmation de l'universalisme chrétien.
[162]

257 Stromates, I, 28 ; cité ibid., p. 220.


258 AUGUSTIN, Retractationes, I, 12, 3 ; cité dans Gustav MENSCHING, Histoire
de la science des religions, trad. JUNDT, Lamarre éditeur, 1955, p. 44.
259 Ernst BENZ, Ideen zu einer Théologie der Religionsgeschichte, Akademie
der Wissenschaften und der Literatur im Mainz, Abhandlungen der Geistes
— und Sozialwissenschaften, 1960, n° 5, p. 18.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 214

Le thème de la préparation évangélique réalise, par une projection


rétrospective, l'occupation de la totalité de l'espace mental sous l'hé-
gémonie de la dogmatique chrétienne. Il s'agit d'une entreprise de cap-
tation ou de colonisation ; les maîtres païens sont validés au prix d'une
conversion forcée ; les pères de l'église se conduisent en missionnaires
in partibus infidelium, qui baptisent les défunts sans leur demander
leur avis. Et depuis l'incarnation du Christ, le temps de la « prépara-
tion » est accompli : la révélation évangélique absorbe la révélation
naturelle, qui n'a plus de raison d'être. La vérité chrétienne, vérité in-
tégrale, ne saurait laisser subsister des vérités parallèles. La divergen-
ce doctrinale, parmi les fidèles, entraîne damnation pour hérésie ; dès
lors la raison seule ne peut être reconnue apte à assurer une « prépara-
tion » au salut. La culture scolastique elle-même atteste la suspicion
dans laquelle est tenu le païen Aristote : l'aristotélisme de stricte ob-
servance, sous sa présentation averroïste, est l'objet de condamnations,
qui n'épargnent pas Thomas d'Aquin. La révélation chrétienne contrô-
le toutes les voies d'accès à la vérité.
Le christianisme triomphant pouvait admettre une histoire préchré-
tienne des religions, où cohabitaient judaïsme et sagesses païennes.
Mais l'histoire des religions prend fin avec l'avènement de la religion
universelle, qui ne tolère aucune dissidence par rapport à une vérité
proclamée en sa plénitude. L'esprit d'orthodoxie l'emporte : toute non-
conformité appelle répression, conversion forcée ou extermination. La
Reconquête espagnole se réalise sur cette base simpliste, qui est le
schéma de la Croisade. L'affrontement entre la Romania médiévale et
autrui mettra face à face chrétiens et musulmans, sans possibilité de
dialogue, bien que les deux religions procèdent d'une tradition com-
mune. Aux yeux des Occidentaux, l'Islam ne saurait être reconnu
comme un témoin du Dieu unique, à quelque titre que ce soit. Les In-
fidèles, exclus de l'histoire du salut, incarnent la non-vérité en même
temps que la non-valeur. S'ils se montrent irréductibles, il est légitime
de mettre fin par tous les moyens au scandale de leur permanence.
Ernst Benz souligne l'extraordinaire paradoxe qui fait d'un Bernard de
Clairvaux, maître de l'amour mystique, le prédicateur de la croisade,
de la guerre sainte contre l'Autre, voué à l'extermination 260. L'idéolo-
gie de la croisade s'appliquera également aux Juifs, pourtant associés

260 BENZ, op. cit., p. 22.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 215

privilégiés à l'histoire du salut. Pendant tout le Moyen Age, le chris-


tianisme poursuit une histoire solitaire dans le cadre d'un impérialisme
politique autant qu'ecclésiastique.
L'histoire des religions, la formule même le donne à entendre, pré-
suppose que le mot « religion » peut s'écrire au pluriel, ce qui est
contraire aux mœurs médiévales. Quelques rares originaux, un Abé-
lard, un Roger Bacon (1212-1292) ou un Raymond Lulle (1232-
1325), auront bien la conscience ouverte à la diversité des observan-
ces religieuses, mais ils ne songent au dialogue qu'en vue de ramener
les infidèles à l'unité de la vraie foi ; ils ne prennent pas leur parti d'un
pluralisme, qui ne saurait être que provisoire. La vertu de tolérance,
l'acceptation d'autrui dans sa différence, n'est pas chrétienne ; les chré-
tiens ne s'y résignent que [163] contraints et forcés, lorsque leur projet
d'unification par la contrainte de la mission, armée ou non, paraît dé-
finitivement voué à l'échec.
À l'époque renaissante, l'espace clos du dogmatisme chrétien éclate
sous la pression de nouvelles évidences. L'échec des croisades, l'ef-
fondrement de l'Empire chrétien d'Orient, consacré par la chute de
Constantinople (1453), attestent que l'histoire ne se laisse pas conver-
tir au christianisme. La renaissance philologique donne une presti-
gieuse actualité au message spirituel du paganisme, au moment où
l'enclos méditerranéen du domaine hellénique et judéo-chrétien voit
ses frontières débordées de toutes parts grâce à l'entreprise des décou-
vreurs de terres lointaines. Le contact est pris avec des humanités dif-
férentes et néanmoins contemporaines. La double méthodologie de la
guerre sainte et de la mission est appliquée à ces aires nouvelles, avec
d'incontestables succès. Mais de même que l'Islam a résisté et résiste
aux évidences chrétiennes, d'autres communautés lointaines, en Inde,
en Chine, au Japon, se révèlent difficilement pénétrables aux idées de
l'Occident ; à la différence des sauvages sans défense, ces peuples
possèdent des traditions religieuses anciennes et cohérentes, capables
de résister à la propagande missionnaire. En même temps, la commu-
nauté occidentale voit son unité remise en question par la Réforma-
tion, qui rompt l'unité de foi sans que la répression parvienne à la ré-
tablir.
Renaissance et Réforme constituent un défi, à la fois interne et ex-
terne, au monolithisme chrétien. L'unité religieuse, exigible en droit,
n'existe plus en fait. La plupart des théologiens se contenteront de ré-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 216

affirmer leurs dogmatiques sclérosées, mais certains esprits, moins


aveuglés, prendront conscience du décalage paradoxal qui s'élargit
entre la revendication universaliste du totalitarisme chrétien et la si-
tuation réelle du monde au seuil des temps modernes. Pour une petite
élite, le pluralisme religieux, lié à l'idée de tolérance, est une solution
de rechange, une position de repli à laquelle il faut se résoudre, puis-
que l'espérance catholique est mise en défaut. Le cardinal Nicolas de
Cues, dans son De Pace fidei (1453), tente de faire dialoguer les reli-
gions qui viennent de s'affronter sans pitié sous les murs de Byzance.
Et lorsque les guerres de religion déchirent la chrétienté, Guillaume
Postel (De Orbis terrae concordia, 1544), Jean Bodin (1529-1596)
(Colloquium Heptaplomeres, ouvrage posthume), Sébastien Castellion
(1515-1563) développent un pluralisme de résignation, dont l'affirma-
tion se retrouve, nuancée de scepticisme, chez Montaigne.
La pensée renaissante apparaît à bien des égards comme une se-
conde patristique ; la tâche est identique, de négocier un concordat
entre la situation culturelle et l'inspiration religieuse. Mais les Pères de
l'Église se trouvaient en situation de force ; le christianisme, ayant ga-
gné la partie, récupérait les ruines de la tradition païenne. Les posi-
tions sont inversées dans le moment renaissant : la foi traditionnelle,
héritière d'un passé millénaire, se heurte à la contradiction de forces
nouvelles, maîtresses de l'avenir. La seconde patristique, dont la figure
la plus représentative est Érasme, n'est plus caractérisée par le triom-
phalisme de jadis ; elle essaie de sauver ce qui peut être sauvé, mais
elle doit faire la part du feu, [164] et reconnaître les erreurs et les abus
du catholicisme, qui s'est laissé corrompre par son succès. L'église
romaine ne peut accepter cette relativisation ; le concile de Trente
maintiendra désespérément toutes les positions contestées, et la
contre-offensive réussira tant bien que mal à sauver la face de l'impé-
rialisme catholique pour quatre siècles encore.
Il y avait pourtant, dans l'esprit renaissant, le principe d'une apolo-
gétique de la diversité, fondée sur l'idée de la fécondité intrinsèque de
la divinité. Une axiomatique théologique unitaire réduit les desseins
providentiels à la mesure de calculs humains. La pluralité, la contra-
diction, bien loin de déshonorer Dieu, pourraient constituer des
moyens d'exprimer dans l'immanence la richesse infinie de l'Être en
qui se réalise la coïncidentia oppositorum, l'unité et la conciliation des
opposés. Si l'on admet, de l'homme à Dieu, une différence de nature,
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 217

la transcendance de Dieu s'exprime par l'irréductibilité des voies divi-


nes à une appréhension humaine qui permettrait à la créature de pren-
dre la mesure de son Créateur. La diversité des expressions corres-
pond à l'inadéquation de l'esprit fini lorsqu'il s'agit de rendre justice à
l'infini. Nicolas de Cues écrivait : « La fécondité inexhaustible de
l'Écriture sainte est développée diversement par les divers interprètes
(inexplicabilis divinae scripturae fecunditas per diversos diverse ex-
plicatur), de telle sorte qu'à la faveur d'une telle variété son infinité se
fasse jour. C'est néanmoins l'unité du verbe divin qui brille à travers
tous 261. » Cette affirmation d'avant la Réforme aurait pu s'appliquer à
la Réforme elle-même ; un Leibniz en a retenu quelque chose, dans sa
conception nuancée de la communauté chrétienne, face au totalitaris-
me de Bossuet.
Un texte du platonicien Marsile Ficin enseignait, dans les dernières
années du xve siècle : « Rien n'est plus désagréable à Dieu que d'être
méprisé, rien ne lui plaît davantage que d'être adoré (...) C'est pour-
quoi la divine Providence ne permet pas qu'il y ait en aucun temps
aucune région du monde qui soit entièrement dépourvue de toute reli-
gion, bien qu'elle permette que les rites d'adoration varient avec les
lieux et les temps. Il se pourrait bien que cette espèce de variété, or-
donnée par Dieu, suscite dans l'univers une sorte de merveilleuse
beauté. Le souverain suprême se soucie davantage d'être honoré sincè-
rement que d'être honoré par tels comportements plutôt que par tels
autres (...) Il préfère être honoré d'une quelconque manière, même peu
convenable, pourvu qu'elle soit humaine, plutôt que d'être, pour motif
d'orgueil, privé de tout culte 262. » Si l'imperfection congénitale des
hommes condamne toute religion à l'inadéquation, alors toutes les re-
ligions, fausses jusqu'à un certain point, sont aussi, jusqu'à un certain
point, authentiques.
Le principe de cette apologétique ne devait pas être admis par les
autorités ecclésiastiques ; on comprend avec quelle horreur un Bos-
suet l'aurait repoussé. Mais le dogmatisme se heurtait au démenti des
faits. Les voyageurs, les missionnaires attestent l'universalité de l'exi-

261 Nicolas de CUES, Lettre à Aindorffer, 22 septembre 1452 ; dans CASSIRER,


Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance, Leipzig,
Teubner, 1927, p. 76.
262 Marsile FICIN, De christiana religione, ch. IV, cité ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 218

gence [165] religieuse, la diversité des cultes sur la face de la terre, en


même temps que de troublantes ressemblances entre les conceptions
et les comportements des hommes religieux, malgré les distances qui
les séparent. La variété des religions existe désormais, en fait, avec
assez de force pour ne pouvoir être niée en droit ; l'inventaire des peu-
ples du monde offre à la naissante curiosité ethnographique une mois-
son d'informations qui doivent troubler la bonne conscience chrétien-
ne, déjà divisée contre elle-même par les dissidences internes. On
trouve chez les prétendus païens la pratique des bonnes mœurs et de la
vertu, qui ne paraît guère en honneur chez les chrétiens. Si l'on recon-
naît l'arbre à ses fruits, il est paradoxal que les adorateurs des faux
dieux en remontrent sur bien des points aux chrétiens orgueilleux,
avides et cruels, plus infidèles que les infidèles. En dépit de toutes les
dissemblances, l'observateur impartial reconnaît l'unité de la famille
humaine, au sein de laquelle la chrétienté occidentale fait figure de
minorité. L'entreprise missionnaire pour la propagation de la foi ne
suffit pas pour attribuer au christianisme le monopole auquel il pré-
tend, sans d'ailleurs avoir refait l'unité dans son propre sein.
Ainsi se fait jour l'idée qu'il existe une dimension religieuse de
l'espace mental, indépendante des obédiences particulières, et selon
laquelle elles peuvent être regroupées les unes et les autres. Même si
l'on admet une priorité, ou une supériorité, du christianisme, on ne
peut dénier toute signification aux autres religions. Elles doivent être,
dans une certaine mesure, comparables entre elles, ce qui présuppose
la constitution d'une épistémologie et d'une axiologie, capables de dé-
finir les fins et les valeurs des divers systèmes religieux. Rien de par-
ticulièrement choquant pour un réformé, un luthérien ou un anglican,
conscient du fait que sa dénomination est une dénomination parmi
d'autres. Le réformé sait que son option n'est pas la seule possible ; il
ne viendrait pas à l'esprit d'un anglican, même s'il déteste le papisme,
de considérer les luthériens comme des impies. Les Anglais, qui ne
voulaient pas d'un roi catholique, même anglais, ont très bien accepté
un roi calviniste hollandais, en 1688, puis, plus tard, un roi luthérien et
hanovrien. Au sein même de l'église romaine, la plus absolutiste des
dénominations chrétiennes, certains missionnaires de l'Inde ou de la
Chine, au contact des spiritualités locales, découvrirent que celles-ci
n'étaient pas dépourvues d'authenticité humaine. En vue d'assurer la
pénétration du message chrétien dans les milieux déjà riches en tradi-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 219

tions morales, ils mirent au point un langage rituel, où le catholicisme


se travestissait en hindouisme ou en confucianisme. Si intéressés que
fussent les missionnaires jésuites, le rite malabar suppose un contact
positif entre le bouddhisme et un christianisme qui ne se contente pas
de jeter l'anathème sur autrui. Rome ne devait pas s'y tromper, qui
condamna au xvne siècle le rite malabar, comme elle condamna les
« cérémonies chinoises », à diverses reprises et jusqu'en 1742. En dé-
pit de son issue négative, la querelle des rites atteste, en milieu catho-
lique, le timide pressentiment d'un comparatisme religieux qui n'ex-
clut pas une compatibilité des religions.
L'absolutisme chrétien a échoué ; il n'existe pas de religion vraie
[166] absolument. Dès lors les religions existantes ne sont pas exclu-
sives l'une de l'autre, mais plutôt complémentaires. S'il existe une plu-
ralité de religions, chacune peut se situer sur le chemin humain de la
vérité, mais chaque religion vise une vérité qui ne lui appartient pas en
propre, qui l'englobe et la dépasse, et qui peut, en vertu de sa légitimi-
té transcendante, la justifier ou la démentir. L'idée de religion se déta-
che du concept d'orthodoxie confessionnelle. A partir de là, une ré-
flexion est possible, au sein d'un espace mental de structure différente,
puisque l'on peut se référer à une essence de la religion qui transcende
les religions historiques.
Pour les esprits éclairés du XVIIIe siècle, la faillite du dogmatisme
théologien a pour corollaire une faillite du dogmatisme métaphysique.
Aucune religion ne peut s'arroger le droit de juger toutes les autres ;
aucune raison humaine ne peut prétendre arbitrer souverainement la
concurrence des religions. Cette réserve ontologique caractérise des
esprits aussi divers entre eux que Locke, Bayle, Fontenelle, Hume et
Kant. Le domaine religieux est l'enjeu d'un débat poursuivi dans la
conscience des restrictions imposées à l'exercice de la connaissance.
Puisque aucune révélation religieuse n'est parvenue à soumettre les
autres à sa suprématie, c'est à l'intelligence humaine que revient la tâ-
che de découvrir un langage commun entre les hommes de bonne vo-
lonté ; le nouvel oecuménisme sera celui de la critique raisonnable, à
l'exclusion de tout triomphalisme. Telle est la signification de l'idée de
tolérance qui s'impose dans l'ordre social et politique aussi bien que
dans l'ordre spéculatif.
L'attitude tolérante trouve sa justification dans la découverte tardi-
ve du fait que la parole religieuse n'est pas une parole de Dieu, mais
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 220

une parole humaine. Si la théologie dogmatique se trouve en situation


d'infériorité, c'est que le théologien paraît aux esprits avertis sembla-
ble à l'âne chargé de reliques, dans la fable de La Fontaine. Il est le
dépositaire de choses saintes, mais il n'est qu'un âne s'il attribue à ses
propres constructions intellectuelles une validité transcendante et sa-
crée, qu'elles ne comportent nullement. Bon nombre des nouveaux
maîtres à penser du christianisme ne sont pas des théologiens spéciali-
sés, même pas des gens d'église. Herbert de Cherbury et Locke, Hume
et Rousseau, Lessing, Kant sont des laïques ; ce fait est le symptôme
d'une désacralisation du discours religieux. Le temps est venu de la
disqualification des théologiens, à telle enseigne que les penseurs les
plus originaux, au milieu du XVIIIe siècle luthérien d'Allemagne, se
diront « Néologues », ce qui est une manière, pour ces hommes, en
général des ecclésiastiques, d'annoncer le renouvellement de la posi-
tion théorique, en évitant d'employer le mot théologie, marqué de sus-
picion.
L'évolution aboutit à un désétablissement des églises, consécutif à
leur générale disqualification. La vérité religieuse met en défaut l'es-
prit propriétaire des institutions ecclésiales, lorsqu'elles prétendent
détenir l'exclusivité du message divin. Toutes les religions se trouvent
décalées par rapport à la plénitude de la Religion en esprit et en vérité,
réalité eschatologique, comme cette église invisible, selon le langage
chrétien, [167] qui rassemblerait dans la fraternité toutes les églises
visibles. C'est la Religion qui disqualifie toutes les religions, mais en-
semble les qualifie toutes, au nom d'une dogmatique spirituelle qui
fait autorité par rapport à toutes les dogmatiques confessionnelles. Il
existe un point, à l'horizon dernier de l'histoire, vers lequel convergent
les bonnes volontés religieuses ; ce foyer imaginaire était celui que
pressentait Leibniz ; Voltaire y fraternise avec les Quakers, et le chré-
tien Lessing s'y trouve en harmonie avec le juif Spinoza, selon la sa-
gesse du sage Nathan.
Ainsi se trouve fondé un renouvellement de l'épistémologie reli-
gieuse. Il faut renoncer à l'idée simpliste que les religions puissent re-
vêtir une vérité zéro ou une vérité infinie ; aucune religion ne peut être
dite absolument vraie, mais aucune absolument fausse. L'attitude reli-
gieuse est une fonction universelle de la conscience humaine ; toutes
les confessions expriment une commune intention, avec plus ou moins
de fidélité, de lucidité ; toutes ne se valent pas, mais la différence en-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 221

tre elles est de l'ordre du plus ou du moins, ce qui permet d'établir des
comparaisons entre les formes diverses, sans anathématiser qui que ce
soit. Le pluralisme religieux autorise une analyse comparative entre
les systèmes existants, selon le présupposé d'une unité sous-jacente à
la variété indéfinie des formes. La relativité n'est nullement signe d'er-
reur ; elle fournit un principe d'évaluation. Les religions du monde
font partie de l'histoire du monde : la science des religions passe par
l'histoire comparée des religions. La vie religieuse implique une visée
d'éternité, mais elle s'accomplit dans le temps, et se trouve soumise à
la condition restrictive du dépérissement et du renouvellement des
formes.
Une fois encore l'œuvre de Bossuet fournit un repère exemplaire.
La thèse de l’Histoire des variations des églises protestantes (1688)
est que toute différence, toute modification est un signe d'erreur, puis-
que la vérité, selon la formule de Vincent de Lérins, est quod ubique,
quod semper, quod ab omnibus. Or nulle doctrine, même pas, surtout
pas la doctrine catholique, ne peut se réclamer d'une telle immuabilité,
signe de mort bien plutôt que de vie. Dans la théologie, ce n'est pas
Dieu, mais l'homme, qui parle de Dieu, en sorte que les « variations »
ne désignent pas autre chose que le renouvellement de la pensée dans
le renouvellement des temps. L'argumentation de Bossuet se retourne
contre lui ; le déclin des absolus théologiques a pour contrepartie l'es-
sor des sciences religieuses, qui constituent désormais l'une des rubri-
ques fondamentales des inventaires culturels. Si, comme Bossuet le
croyait, l'église de Rome avait reçu en dépôt exclusif et perpétuel l'ab-
solue vérité de Dieu et du monde, la tâche du théologien n'était que de
répéter indéfiniment ces certitudes éternelles sous leur forme la plus
littérale. Mais si les hommes ne peuvent parvenir qu'à une approche
humaine de la vérité de Dieu, alors la théologie devient une recherche,
dont les résultats doivent être sans fin remis en question. Toute affir-
mation de la vérité divine est une affirmation humaine, marquée par
les circonstances particulières de lieu et de temps où elle est formu-
lée ; dès lors les significations religieuses représentent une approxima-
tion de la divinité, dans le langage de l'époque ; l'époque suivante de-
vra recommencer l'entreprise de définir [168] une fidélité qui lui soit
propre, selon les modalités de son rapport au monde. La religion s'ins-
crit dans la rapide transformation des formes qui caractérise la civili-
sation occidentale depuis la Renaissance ; les schémas de l'art et de la
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 222

pensée, de la politique et de la science ont subi des renouvellements


considérables. Les formes religieuses sont solidaires des autres struc-
tures culturelles, dont elles empruntent aussi bien le langage architec-
tural ou musical, pour le service du culte, que le langage intellectuel et
scientifique, pour les besoins de la doctrine et de l'apologétique. Le
christianisme ne peut prétendre à une immuabilité, qui serait d'ailleurs
un signe de stérilité.
Continuateur des grandes entreprises du siècle des Lumières, Er-
nest Renan devait résumer en quelques formules ce mouvement de
pensée : « Le grand progrès de la réflexion a été de substituer la caté-
gorie du devenir à la catégorie de l'être, la conception du relatif à la
conception de l'absolu, le mouvement à l'immobilité 263. » Avec Re-
nan encore, on peut dire que, pour les meilleures têtes de
l’Aufklärung, « la science de l'esprit humain, c'est (...) l'histoire de
l'esprit humain 264... ».

III. De la mythologie comparée


à l'histoire des religions.

Retour au sommaire

Une fois admis le principe de la permanence du rapport de l'hom-


me à Dieu, l'histoire des religions devient possible, comme une rétros-
pective des formes que revêt dans la diversité des espaces et des temps
l'exigence religieuse de l'humanité. Si l'on reconnaît, et il le faut bien,
que Dieu ne peut être absent d'une phase quelconque de ce monde
qu'il a créé, on ne se satisfera pas d'un rejet global des sociétés non
chrétiennes, qui exilerait de la vérité la plus grande partie de l'humani-
té. Une nouvelle apologétique se donnera pour tâche de manifester la
présence du vrai Dieu sous le règne de divinités qu'en première analy-
se on aurait pu croire fausses. Comme nous l'avons vu (cf. plus haut,
pp. 160 sqq.), les pères de l'église puis les maîtres de l'humanisme
fournissaient les principes de cette réévaluation rétrospective. Le dé-
veloppement des études antiques donne une actualité nouvelle à ces

263 Ernest RENAN, L'avenir de la Science, éd. Calmann-Lévy, in-8°, p. 182.


264 RENAN, Averroes et l’Averroïsme, Préface de la première édition, 1852 ;
Calmann-Lévy, 5e éd., p. vi.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 223

pressentiments. Les philologues sont des dévots de la culture classique


en même temps que des chrétiens ; il leur fallait justifier leur double
fidélité en montrant que leurs inspirateurs anciens n'encouraient nul-
lement la damnation éternelle pour cause d'impiété. Érasme met So-
crate au nombre des saints, ou peu s'en faut. Un Homère, un Cicéron,
un Virgile, un Plutarque ne méritent pas d'être traités comme des ré-
prouvés.
La réévaluation des religions anciennes implique une nouvelle lec-
ture et un déchiffrement de la mythologie, que les modernes décou-
vraient à travers des recueils et des compilations d'âge tardif, où les
traditions authentiques se trouvaient réduites à l'état d'historiettes plus
ou moins [169] infantiles. La légende dorée des dieux et des héros,
organisée en mythologie systématique par les commentateurs et lexi-
cographes alexandrins, avait perdu le sens de l'exigence mythique en
sa plénitude originelle, solidaire d'un comportement rituel qui assurait
l'insertion de l'homme dans le groupe et du groupe dans l'univers.
L'imagination des poètes, des conteurs et des artistes avait fini par
prendre sous son contrôle des traditions, dont le sens s'était perdu, et
qui survivaient sous forme de fantaisies libres et plaisantes. Au bout
d'un millénaire, il ne restait de la théologie ancienne, à la fin du mon-
de antique, que des contes et légendes, un folklore propre à amuser les
esprits simples avec les aventures de Vénus et de Mars, l'expédition
des Argonautes et les travaux d'Hercule ou les hauts faits de Thésée.
La fable pédagogique représente l'état résiduel d'un savoir initiatique
vidé de sa substance.
La dévotion humaniste des philologues devait remonter aux sour-
ces. Prendre Homère et Virgile, ou Plutarque, au sérieux, c'était re-
chercher la signification que pouvait avoir à leurs yeux la théologie
païenne. Le thème de la corrélation entre la révélation biblique de
Moïse et des prophètes et la religion de l'Egypte, considérée comme
initiatrice de la Grèce, fournissait le principe d'une réhabilitation. Le
De genealogia deorum gentilium de Boccace, rédigé entre 1350 et
1360, est une somme de la mythologie antique, compilée d'après les
travaux latins de basse époque, dont certains étaient connus au moyen
âge. Boccace accepte sans critique les indications qu'il recueille ; ses
interprétations sont souvent fantaisistes ; mais il énonce la thèse selon
laquelle poètes et philosophes ont camouflé sous les apparences du
mythe ou de la fable des vérités réservées à ceux qui sont capables de
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 224

déchiffrer l'allégorie. L'érudition de Boccace atteste une curiosité qui


revalorise les mythes anciens par la supposition d'un sens spirituel ca-
ché ; la méthode allégorique est celle-là même que les chrétiens appli-
quaient à la lecture des Écritures. Les mythes sont des paraboles
païennes dont l'enseignement mérite d'être retenu.
L'autorité de Boccace devait imposer sa manière de voir à la plu-
part des philologues renaissants ; leurs interprétations sont éclecti-
ques ; l'exégèse mythologique, comme l'exégèse biblique, se laisse
égarer par le jeu des analogies et figurations. Pour qu'un progrès soit
possible, il faudra attendre, à en croire Jan de Vries, les Mythologiae
sive explicationum fabularum libri X, de l'italien Natalis Cornes, parus
à Venise en 1581. La nouvelle explication des fables part de l'idée que
les mythes anciens proposent un premier état de la pensée philosophi-
que, elle-même rattachée, conformément à la théorie patristique, à la
tradition biblique. « Les mythes seraient des mystères, qui cachent des
pensées relatives à l'essence de la divinité 265 » ; le polythéisme n'est
pas incompatible avec l'unité de Dieu, dont il se contente de décompo-
ser, ou d'analyser les différents aspects, pour les mettre à la portée des
intelligences humaines. La vérité fondamentale des affirmations my-
thiques aurait ensuite été [170] perdue de vue, lorsque les philosophes
entreprirent d'exposer en clair cela même qui était le contenu latent
des mythes.
« J'estime, écrit Natalis Cornes, que c'est seulement parce que l'on
n'a pas compris la valeur intrinsèque des fables que personne ne s'est
résolu à les expliquer ; ou, lorsque quelqu'un a entrepris de le faire, il
a trouvé une explication qui s'en tenait à l'écorce extérieure et grossiè-
re, c'est-à-dire une explication banale et quotidienne. Mais autant que
je sache, il ne s'est encore trouvé personne pour mettre en lumière
d'une manière satisfaisante les secrets les plus profonds, les plus ca-
chés des fables, personne pour extraire de leurs plus épaisses ténèbres
les enseignements de la philosophie, ceux qui expliquent les compor-
tements et les forces de la nature, ceux qui forment les mœurs et or-
donnent notre vie, ceux qui peuvent rendre compte des mouvements
des astres et de leurs effets (...) Cela me paraît d'autant plus surprenant
que nous ne pouvons comprendre ni les formules ni l'intention des

265 Jan de VRIES, Forschungsgeschichte der Mythologie, Sammlung Orbis,


Freiburg München, Verlag Karl Alber, 1961, p. 68
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 225

poètes, des philosophes ou de n'importe quel bon auteur si nous ne


parvenons pas à nous faire une idée précise de ce que signifient les
fables en question 266. »
L'idée s'impose d'un trésor caché de la sagesse mythique, dissimulé
derrière le contenu manifeste que les sages et les poètes avaient offert
en pâture à la curiosité de peuples incultes, incapables d'un accès di-
rect à la vérité. La thèse sera souvent reprise jusqu'à la fin du XVIIIe
siècle. Les fables représentent une préhistoire de la pensée, la raison
en enfance. Selon Bacon, Homère et Hésiode nous ont simplement
transmis un savoir traditionnel, qui remontait fort en deçà ; il faut le
considérer « non comme le produit de leur époque, ou l'invention des
poètes, mais comme la relique sacrée, l'aimable murmure et l'inspira-
tion de temps meilleurs, qui, procédant des traditions de nations plus
anciennes, parvint en fin de compte jusqu'aux flûtes et trompettes des
Grecs 267 ». Le traité De la sagesse des Anciens propose une série
d'interprétations allégoriques des divinités classiques ; Bacon reconsti-
tue un âge d'or fantaisiste de la sagesse traditionnelle, perdue et re-
trouvée. Bon nombre de philologues seront des mythologues, poursui-
vant la tâche de reconstituer les étymologies de la pensée fabuleuse,
en la rattachant à la tradition hébraïque. Daniel Heinsius (1580-1655)
pense que la mythologie grecque a été suscitée par des thèmes diffu-
sés par les Phéniciens, voisins des Hébreux. L'érudit Samuel Bochart
(1599-1667), dans sa Geographia sacra (1646), soutient que les dieux
grecs ont des origines chananéennes ou juives, et que les Phéniciens
ont servi de messagers pour leur diffusion. Les analogies entre cer-
tains thèmes païens et les récits de l'Ancien Testament fournissent des
preuves à l'appui : l'Allemand Ezechiel Spanheim (1629-1710) voit
dans la légende des pommes d'or du jardin des Hespérides un démar-
quage de l'histoire de l'arbre de la connaissance au Paradis terrestre.
Des méthodes analogues [171] seront employées par le Français Da-
niel Huet (1630-1721) dans sa Demonstratio evangelica, qui, sous
prétexte de justifier le message chrétien, raccorde la mythologie à la
tradition biblique ; en vertu de correspondances analogiques systéma-
tiquement développées, le dieu égyptien Theuth est identifié à Mercu-

266 Natalis COMES, Mythologiae sive explicationum fabularunt libri X ; I, 1-2


(1581), dans Jan DE VRIES, op. cit., pp. 68-69.
267 BACON, De sapientia Veterum, Préface, dans B. WILLEY, The I7th Century
Background, Penguin Books, 1962, p. 187.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 226

re, lui-même identifié à Moïse, lequel reparaît en la personne d'Osiris,


d'Apis, de Serapis, d'Anubis, de Vulcanus et de Typhon. Une somme
de ces inductions hasardeuses est fournie par l'érudit hollandais Gé-
rard Vossius (1577-1649) dans son ouvrage De theologia gentili et
physologia christiana sive de origine et progressu idololatriae (1642).
Un panthéon commun est fondé sur le principe de l'assimilation des
divinités égyptiennes, phéniciennes et grecques à des personnages bi-
bliques ; des analogies linguistiques autorisent les assimilations les
plus hardies. Vossius estime que la mythologie est la création artifi-
cielle de gens qui tournent le dos à la vérité, mais cette vérité demeure
en état de latence dans l'encyclopédie des mythes, où la fidélité chré-
tienne peut reprendre ce qui lui appartient 268.
Ces interprétations reposent sur une philologie fantaisiste, sur une
historiographie incertaine, et représentent non pas une science, mais
bien plutôt une mythologie de la mythologie, premier stade, préhisto-
rique, de l'histoire des religions. Pour les besoins de l'apologétique, les
érudits conçoivent un champ unitaire des représentations religieuses.
Les moyens suspects, sinon frauduleux de l'analogie, de l'assimilation,
de la fantaisie étymologique permettent de situer dans un espace
commun des traditions différentes, sinon opposées. Malgré la diffé-
rence des panthéons et des théologies, en deuxième analyse, toutes les
religions doivent s'inscrire dans un schéma commun, parce qu'elles
procèdent d'une même intention.
Le déisme tirera argument de cette unification des mythologies
lorsqu'il essaiera de dégager l'essence commune des religions. La re-
cherche mythologique à ses débuts admet que la vérité est présente
partout, mais que la révélation judéo-chrétienne représente l'origine
unique de cette vérité diffuse, ce qui oblige les érudits à des acrobaties
suspectes pour retrouver de prétendues étymologies bibliques du pa-
ganisme. Une solution plus simple serait de reconnaître une commu-
nauté de signification qui se référerait non pas à une religion parmi
toutes les autres, mais à une unité immanente aux divers projets my-
thologiques et confessionnels : la religion essentielle, antérieure et
supérieure à ses incarnations historiques. La révélation chrétienne,
plus parfaite que les autres, ne serait qu'une révélation parmi d'autres,
ce qui éviterait les entreprises discutables d'archéologie mythologique.

268 Pour plus de détails, cf. l'ouvrage cité de Jan DE VRIES, pp. 70 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 227

La généalogie des religions prendrait racine non pas dans l'affirmation


judéo-chrétienne, mais dans une affirmation religieuse universelle
coextensive à l'humanité dans l'espace et dans le temps.
Ce schéma remet en question le monopole chrétien de la vérité. Il
se fera jour peu à peu, pour aboutir à la conception de la religion natu-
relle, indépendante de la révélation historique telle que l'interprète la
[172] tradition biblique. L'œuvre de Herbert de Cherbury (1581-
1648), déjà évoquée plus haut (cf. pp. 127 sqq.), représente une étape
importante dans la fixation de la nouvelle interprétation. Le De Veri-
tate (1624) essaie de remédier aux luttes confessionnelles par un arbi-
trage rationnel, susceptible de dégager une commune profession de
foi, indépendante des partis pris ecclésiastiques. Le De religione gen-
tilium errorumque apud eos causis, rédigé entre 1642 et 1645, mais
publié en 1663, après la mort de l'auteur, fait application de la thèse
du De Veritate aux religions païennes. L'analyse systématique du
donné religieux dégage un sommaire en cinq articles de la religion
universelle : existence d'un Dieu suprême, auquel il faut rendre un
culte fondé essentiellement sur la vertu et la piété ; nécessité d'une
repentance et d'une expiation pour les péchés commis ; justice divine,
dans cette vie ou dans l'autre, pour assurer punitions et récompenses
selon les mérites et démérites de chacun.
Cherbury conçoit un monothéisme originaire indépendant de la
tradition biblique, et donc susceptible d'une authenticité religieuse in-
trinsèque sans référence au christianisme. Le paganisme a dégénéré,
pour se perdre dans l'idolâtrie et la fabulation la plus absurde. De cette
déformation systématique les prêtres sont coupables ; ils ont abusé de
leur autorité pour soumettre les masses au joug de superstitions abusi-
ves et profitables. Herbert de Cherbury s'élève contre cette dénatura-
tion d'une intuition spirituelle authentique ; il fait même reproche aux
Pères de l'Église d'avoir falsifié, dans une intention polémique, le vrai
visage du paganisme.
Le De religione gentilium représente une tentative d'histoire com-
parée des religions. Pour justifier les cinq articles de la religion uni-
verselle, Cherbury procède à un inventaire descriptif des représenta-
tions païennes concernant la variété des appellations de Dieu ; il ana-
lyse les divers cultes du soleil et des planètes, de la lune, des étoiles ;
viennent ensuite les cultes concernant les quatre éléments de la physi-
que : air, eau, feu et terre, et le culte des héros. Sous la variété des my-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 228

thes et des rites, il s'agit de retrouver la fidélité à un Dieu unique, sou-


vent détournée de son objet. En distinguant l'essentiel de l'accidentel,
Cherbury entend réhabiliter, sous les apparences de l'idolâtrie païenne,
une religion en esprit et en vérité, dont l'empereur Julien, en particu-
lier, lui paraît être un témoin tout à fait honorable 269.
Le rationalisme religieux fonde la possibilité d'une histoire des re-
ligions dégagée de la fascination judéo-chrétienne. Il est possible
d'étudier les religions en elles-mêmes, et de reconnaître l'authenticité
de leur inspiration, sans avoir à respecter le présupposé de la concor-
dance ou de la dérivation par rapport au prototype mosaïque. Le do-
maine chrétien jusque-là devait absorber toutes les religions du mon-
de ; les missionnaires, découvrant en Extrême-Orient des indications
religieuses respectables, [173] se persuadaient qu'il s'agissait là d'épa-
ves ou de reliques de chrétientés antiques égarées en ces lieux. Her-
bert de Cherbury change la figure de la problématique ; il conçoit un
espace religieux, fondé en raison universelle, dont le christianisme ne
constitue qu'une province, privilégiée sans doute, parce que bénéfi-
ciant d'une révélation particulière, mais qui doit accepter de se situer
parmi les autres provinces de la spiritualité mondiale.
La distinction entre religion naturelle et révélation surnaturelle,
d'abord appliquée aux seuls cultes non chrétiens, atteint bientôt, par un
choc en retour, le christianisme lui-même. Le Tractatus theologico-
politicus de Spinoza (1670) se présente comme un plaidoyer pour la
liberté religieuse, fondé sur l'analyse du message biblique. Cherbury
distinguait l'essentiel et l'accidentel dans la mythologie païenne ; Spi-
noza, par une initiative hardie, entreprend d'appliquer une analyse du
même ordre aux livres de l'Ancien Testament. Ce qui revient à mettre
en lumière l'existence d'une sorte de mythologie judéo-chrétienne, en-
gendrée par les mêmes facteurs psychologiques et sociaux qui ont dé-
naturé le paganisme : prédominance de l'imagination fabulatrice, im-
posture des prêtres. La révélation historique, altérée par l'usure maté-
rielle des documents, trahit en bien des points cette religion de la rai-
son, à laquelle elle devait servir de véhicule. Spinoza radicalise l'ar-
gumentation de Cherbury en l'introduisant dans le sanctuaire même de

269 Les œuvres de Herbert DE CHERBURY ont été rééditées, avec des préfaces de
G. Gawlick, aux éditions Friedrich Frommann, Stuttgart-Bad Cannstatt,
1966, 3 volumes.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 229

la vérité chrétienne, dont l'absolutisme se trouve menacé à la fois du


dehors et du dedans.
Les libres esprits des Lumières développent avec plus ou moins de
hardiesse les principes définis par Herbert de Cherbury et Spinoza. En
mythologie comme en astronomie, le mérite de Fontenelle consiste
surtout dans la vertu de style : il vulgarise en beau français ce que les
initiateurs avaient publié dans un latin rébarbatif. Les deux petits trai-
tés, l’Histoire des Oracles (1686), et l’Origine des Fables, publié en
1724, mais sans doute antérieur, selon J.-R. Carré, au texte précédent,
sont des études de mythologie comparée et d'histoire des religions,
fondées sur le présupposé d'une révélation originaire de la vérité à
l'espèce humaine, qui paraît constituer la contrepartie épistémologique
du monothéisme primitif tel que le conçoit Herbert de Cherbury. Fa-
bles et oracles, mythes et rites, ne sont pas autre chose que des retom-
bées et dégénérescences de cette épiphanie primitive de la vérité que
les premiers hommes, ou plutôt les seconds, victimes de mauvais
conseilleurs, ont laissé échapper. Les phénomènes religieux relèvent
d'une pathologie de la pensée induite en erreur par les prêtres ; mais
l'esprit humain peut aussi se mystifier lui-même en donnant le pas à
l'imagination sur la raison, lorsqu'il s'agit d'expliquer les phénomènes
naturels. « Quoique nous soyons incomparablement plus éclairés que
ceux dont l'esprit grossier inventa de bonne foi les fables, nous repre-
nons très aisément ce même tour d'esprit qui rendit les fables si agréa-
bles pour eux ; ils s'en repaissaient parce qu'ils y ajoutaient foi ; et
nous nous en repaissons avec autant de plaisir sans les croire ; et rien
ne prouve mieux que l'imagination et la raison n'ont guère de com-
merce [174] ensemble, et que les choses dont la raison est pleinement
détrompée ne perdent rien de leurs agréments à l'égard de l'imagina-
tion 270. »
L'histoire des religions s'élargit en une psychogenèse des représen-
tations religieuses. L'explication renvoie à la présence en l'homme
d'une fonction fabulatrice, qui constitue pour Fontenelle une constante
de l'humanité. « Je montrerais peut-être bien, s'il le fallait, une
conformité étonnante entre les fables des Américains et celles des
Grecs 271. » Les missionnaires jésuites de la Nouvelle-France, nourris

270 FONTENELLE, De l'Origine des fables, éd. J.-R. CARRÉ, Alcan, 1932, p. 35.
271 Ibid., pp. 30-31 ; sur Fontenelle et la mythologie, cf. plus haut, p. 118 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 230

de culture classique, avaient eu le sentiment de retrouver dans les


cultures indiennes les mœurs frugales et guerrières de la Sparte anti-
que. Le monde des mythes forme un ensemble d'un seul tenant, régi
par les mêmes principes d'humanité, d'un bout à l'autre de l'espace et
du temps, et ces principes mêmes ne nous sont pas aussi étrangers
qu'ils le paraissent à première vue. Fontenelle semble pressentir ce qui
sera l'espace mental de l'ethnologie moderne. L'érudition philologique
fait place à une interprétation d'un type nouveau. L'histoire des repré-
sentations religieuses se situe dans la généalogie de l'esprit humain.
Les Lapons, les Cafres et les Iroquois, tout comme les Grecs et les
Romains, attestent un certain stade de développement de la pensée,
encore en proie aux fantasmes de l'enfance. Fontenelle est l'un des
précurseurs de cette « embryogénie de l'esprit humain », que réclame-
ra Renan au milieu du XIXe siècle 272. La mythologie comparée sera
l'une des passions du siècle des Lumières, qui lui accordera un grand
intérêt, sans parvenir à définir exactement le statut épistémologique
qui lui revient.
Une saine compréhension des représentations mythologiques et re-
ligieuses implique le rejet d'une logique simpliste, qui jugerait seule-
ment du vrai et du faux. Cette logique bivalente induit à penser que les
mythes sont faux, c'est-à-dire sans valeur ni intérêt, parce que relevant
de l'erreur, de l'illusion ou du mensonge. Plus anciennement, on oppo-
sait d'une manière aussi stérile la vérité de la tradition chrétienne à la
fausseté des traditions païennes. Or, même faux, les mythes peuvent
avoir une signification. La théorie de l'imposture des prêtres, de Cher-
bury à Voltaire et d'Holbach, en passant par Fontenelle, déforme la
vérité historique en supposant qu'une élite cléricale, en des temps bar-
bares, pouvait détenir la vérité et la réserver pour son usage, tout en
dupant le pauvre peuple par d'absurdes histoires. Cette projection ré-
trospective du thème de la double vérité est anachronique, car les prê-
tres primitifs partagent la mentalité primitive de leurs contemporains,
en dépit de ce qu'affirment obstinément les mythologues du siècle des
Lumières. À leurs yeux, les sages d'Egypte possédaient la science ab-
solue, les secrets de l'or et de la vie, dont ils ne livraient au public
qu'une petite monnaie, ou une fausse monnaie, sous forme de mythes.
L'histoire des fables n'est qu'une histoire de l'erreur volontaire, en

272 Ernest RENAN, L'avenir de la Science, éd. Calmann-Lévy, in-8°, p. 164.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 231

[175] attendant la démystification opérée par l'homme des Lumières,


qui déchiffre les mythes en découvrant partout la même vérité de rai-
son sous-jacente, sans que l'on comprenne pourquoi cet immense délai
avant que la vérité puisse se faire jour. Les mythes sont le retard d'une
raison incapable de coïncider avec elle-même ; elle refuse de céder à
sa propre évidence, sous le coup d'un péché originel épistémologique,
et se laisse fasciner par des chimères au lieu de suivre le droit chemin
de la vérité.
La curiosité passionnée pour la mythologie comparée tient au rap-
port existant entre ce genre d'études et le thème des Lumières. Le dé-
chiffrement des mythes équivaut à une libération de l'humanité, main-
tenue dans les ténèbres de l'erreur. Les esprits éclairés doivent rendre
compte aussi de l'obscurité, puisque, comme le disait Spinoza, lux
seipsam et tenebras manifestat ; la lumière rend compte aussi des té-
nèbres, elle met en place les ténèbres dans le grand dessein général
d'une apologétique de l'humanité. La passion de savoir et d'expliquer,
jadis consacrée à la recherche théologique, doit s'appliquer à la re-
cherche mythologique. Les compilations qui rassemblent et confron-
tent mythes et légendes répondent au désir d'élucider les origines des
religions en même temps que les origines des sociétés. Il apparaît que
l'une des fonctions des religions est d'assurer, par des croyances com-
munes, la cohésion sociale. Le thème de la « religion civile », comme
dira Rousseau, est généralement admis, en un temps où l'idée d'une
communauté athée, ou simplement laïque, paraît impensable aux es-
prits les plus avancés. D'où la vogue de l'évhémérisme, renouvelé de
l'antiquité : on admet que les grands hommes, les bienfaiteurs de
l'humanité, ont pu être divinisés par la reconnaissance publique ;
l'imagination fabulatrice a pu les transfigurer pour leur donner la sta-
ture mythique de dieux et de héros, protecteurs de la cité. Cette inter-
prétation se retrouve, par exemple, dans l'Encyclopédie, aux articles
Fable et Mythologie.
Le comparatisme mythologique tient une grande place dans les
préoccupations du siècle 273. Parmi les œuvres principales, on peut
citer les travaux de l'abbé Banier (1673-1741) : Explication historique

273 On trouvera une étude de la pensée mythologique au XVIIIe siècle dans le


beau livre de Frank E. MANUEL, The 18th Century confronts the Gods,
Cambridge Mass., Harvard University Press, 1959.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 232

des Fables (1711), élargi et refondu en La mythologie et les fables


expliquées par l'histoire (1738-1740). Ces recherches furent l'occasion
de débats à l'Académie des Inscriptions, avec la participation active de
l'historien Nicolas Fréret, partisan de l'interprétation historique, atta-
chée à retrouver un contenu réel sous les dramatisations légendaires
de la mythologie. À côté de l'allégorie rationnelle, les mythes propo-
sent une allégorie historique, justifiant ainsi un dédoublement de
l'herméneutique. L'ingénieur autodidacte Nicolas Boulanger (1722-
1759) rêvait d'élaborer un « Esprit des Religions », en forme de pen-
dant à l'Esprit des Lois. Ses travaux visaient à constituer une somme
des mythes et des rites des peuples anciens et modernes. Après sa
mort prématurée, la « coterie [176] holbachique » fera paraître sous
son nom un ouvrage en trois volumes : L’Antiquité dévoilée par ses
usages, ou examen critique des principales opinions, cérémonies et
institutions religieuses et politiques des différents peuples de la terre
(1766). Le titre dit l'ampleur de ce projet, qui pouvait servir de machi-
ne de guerre contre l'absolutisme chrétien, noyé dans la masse des re-
ligions de l'univers. Parmi une abondante littérature, il faut citer enco-
re Le monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne
considéré dans son génie allégorique et dans les allégories auxquelles
conduisit ce génie, compilation en neuf volumes (1773-1782), due à
Court de Gébelin, fils d'un pasteur du Refuge cévenol, lié aux Physio-
crates et aux Encyclopédistes, lui-même franc-maçon et illuminé. Gé-
belin reprend les thèmes de la philanthropie des Lumières ; la religion
est liée aux exigences et aux utilités de la vie humaine ; elle est à la
fois un produit de la civilisation et un facteur de civilisation. Mais les
significations primitives de la pensée religieuse ont été ensevelies
sous l'accumulation des sédimentations de l'histoire. L'herméneutique
de Gébelin est un rappel à l'ordre, une remémoration des valeurs ou-
bliées, normes du monde primitif, qui s'imposent encore aujourd'hui.
Enfin, dernier ouvrage d'une longue lignée, paraît en 1795 L'origine
de tous les cultes ou religion universelle, de Charles Dupuis, qui pro-
pose à nouveau une encyclopédie de toutes les religions réduites à
quelques principes simples d'intelligibilité : adoration des forces vita-
les, de la fécondité, conjuguée avec des représentations astrologiques.
Mythes et rites se bornent à livrer aux hommes de toujours et de par-
tout un message sexuel et un message solaire ; les divinités s'identi-
fient les unes aux autres ; les théologies et les mythologies enseignent
quelques vérités simples, celles-là mêmes que les révolutionnaires
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 233

mettent à la base de cette « religion civile » que prétend être la théo-


philanthropie.
Cette rapide revue d'une production considérable souligne une
orientation de la pensée ; le domaine religieux ne s'identifie plus à la
seule chrétienté, et l'élargissement de l'horizon de référence permet de
remettre en question le christianisme lui-même. Il est vrai qu'il n'est
pas resté grand-chose de toutes ces spéculations. « Ce secteur de l'ac-
tivité intellectuelle du siècle des Lumières abonde en élucubrations
passablement ridicules : il n'a que trop attiré les amateurs et les fai-
seurs de systèmes, tandis que, de leur côté, les érudits mythologues se
donnaient très volontiers des élégances de philosophes. Ainsi, réunis-
sant à défaut de puissantes personnalités, un vaste lot de beaux esprits,
la mythologie se trouve pouvoir faire figure, au XVIIIe siècle, de sec-
teur caractéristique de la pensée médiocre : de fait, on y voit répétée
presque naïvement et jusqu'au psittacisme les grands lieux communs
de l'époque, à travers cent ouvrages apparemment très divers et sou-
vent même résolument bizarres (...) Le XVIIIe siècle a dévidé, face aux
énigmes de la mythologie, l'écheveau complet de sa pensée banale :
une vraie mythologie du XVIIIe siècle, en quelque sorte, où les croyants
déifient la Bible, tandis que les sectateurs de Newton exaltent le zo-
diaque, les physiocrates l'agriculture, les poètes l'allégorie, les histo-
riens le grand homme, une mythologie qui ne serait pas complète si,
pour représenter quelques [177] manies du siècle, n'y figuraient en
bonne place l'alchimie et le mystère 274. »
Le jugement est sévère, et l'on peut se demander s'il est juste. Les
travaux des mythologues du XVIIIe siècle manquaient de méthode et ne
pratiquaient guère la critique des sources. Mais leur œuvre, quantitati-
vement considérable, vaut à titre de symptôme ; elle définit un point
d'application de la curiosité ; elle reconnaît l'importance de la mytho-
logie en tant que dimension nouvelle pour l'insertion de l'homme dans
l'humanité. Le temps est passé où l'on ne voyait dans les fables que
des historiettes destinées à l'amusement des enfants. Une vérité per-
manente habite sous le revêtement des légendes. Sans doute cette véri-
té est-elle simplifiée à l'excès, et d'ailleurs présupposée plutôt que

274 J. DESHAYES, De l'abbé Pluche au citoyen Dupuis : à la recherche de la clef


des fables, in Studies on Voltaire and the 18th Century, XXIV, Genève,
1963, pp. 457-458.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 234

vraiment cherchée. Les décryptages prématurés la trahissent ; du


moins mettent-ils en évidence l'existence d'une intelligibilité intrinsè-
que de l'ordre mythique, prélude aux travaux modernes d'un J.-G. Fra-
zer, d'un Cassirer et d'un Lévy-Bruhl. Nous n'admettons plus aujour-
d'hui que tous les mythes, expressions d'un besoin fondamental de
l'être humain, dérivent d'une source commune, seule et unique ; nous
ne situons plus le « berceau des fables » soit dans la prestigieuse
Egypte, soit, plus loin encore, comme d'autres l'imaginaient, dans la
lointaine Asie, et par exemple dans l'Inde. Du moins cette dernière
hypothèse, soutenue en particulier par l'astronome Bailly et par Vol-
taire, en un temps où des considérations linguistiques n'avaient pas
encore imposé l'idée d'une communauté culturelle indo-européenne,
doit-elle être considérée comme une anticipation assez étonnante.
Il ne paraît pas possible de soutenir que la mythologie représente
au XVIIIe siècle la pensée « banale » ou « médiocre », propre à de pe-
tits esprits. Tous les penseurs, y compris les plus grands, partagent
cette préoccupation, qui est liée à certains aspects fondamentaux de
leur représentation du monde. Le thème de la religion primitive impli-
que celui de l'humanité primitive, et donc de l'état de nature, préoccu-
pation majeure du siècle qui va de Hobbes à Rousseau. « Les ancien-
nes fables s'expliquent très bien, écrit Montesquieu, par la situation où
se trouvaient les premiers hommes avant qu'ils n'eussent trouvé les
armes offensives et défensives. Ils étaient en proie aux bêtes farou-
ches, faibles et timides, et leur état a dû être incertain ou, du moins,
périlleux, jusques à l'invention du fer ou, au moins, des matières équi-
valentes. Voilà pourquoi ceux qui tuaient des monstres étaient des hé-
ros 275... » L'intérêt pour les mythes est lié à l'archéologie de la civili-
sation ; ceux qui estiment que l'humanité a eu des débuts misérables
doivent voir dans les mythes l'expression d'une pensée rudimentaire,
dupe d'elle-même ou de ses exploiteurs. Voltaire, esprit non médiocre,
et passionné pour ces recherches, n'admet pas d'Arcadie originaire, à
la manière de [178] Rousseau. D'où une répudiation des fables, proche
de l'opinion de Fontenelle : « On pourrait faire des volumes sur ce su-
jet ; mais tous ces volumes se réduisent à deux mots : c'est que le gros
du genre humain a été et sera très longtemps insensé et imbécile ; et

275 MONTESQUIEU, Mes Pensées ; Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, pp.


1350-1351.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 235

que peut-être les plus insensés de tous ont été ceux qui ont voulu trou-
ver un sens à ces fables absurdes et mettre de la raison dans la fo-
lie 276. »
Mais, si le monde des fables est voué à l'absurdité, on ne comprend
plus pourquoi Voltaire s'en est à tel point préoccupé. Son propos est
de déniaiser l'esprit humain, ce qui l'oblige à examiner dans tous ses
productions même erronées. « La nature étant partout la même, les
hommes ont dû nécessairement adopter les mêmes vérités et les mê-
mes erreurs dans les choses qui tombent le plus sous les sens et qui
frappent le plus l'imagination 277. » La thèse de l'uniformité et de
l'universalité de la nature humaine, l'un des articles fondamentaux du
déisme, contredit jusqu'à un certain point la doctrine de l'absurdité des
fables. Le déisme admet une consubstantialité de la vérité à l'espèce
humaine ; la vérité a donc été donnée à l'origine, même si elle a pu
être perdue par la suite. Voltaire encore, bien qu'il affirme l'absurdité
des fables, souligne que « Cicéron, et tous les philosophes, et tous les
initiés, reconnaissaient un Dieu suprême et tout-puissant. Ils étaient
revenus par la raison au point dont les hommes sauvages étaient partis
par instinct 278. » Le déisme est un « primitivisme », selon la formule
de Boas. Les mythes en leur absurdité sont le produit d'une déviation,
d'un péché originel de l'humanité primitive contre sa propre vocation.
Court de Gébelin résout la contradiction des textes de Voltaire par
l'exposé du présupposé déiste : « Il est plus naturel, ce me semble, et
plus aisé de comprendre que des peuples, après avoir eu des idées sai-
nes de la divinité, les laissèrent altérer peu à peu par diverses révolu-
tions, que de croire qu'ils avaient commencé par des idées absurdes, et
qui ne peuvent tomber dans l'esprit d'une société d'hommes encore
toute neuve, et que rien ne lie par le préjugé 279. »
Le postulat déiste oblige le siècle des Lumières à prendre en char-
ge le monde des fables, à titre de contre-épreuve, ou de vérification,

276 Essai sur les Mœurs, Introduction : La philosophie de l'Histoire : De la


religion des premiers hommes ; Œuvres complètes, éd. DUPONT, 1823, t.
XV, p. 25 ; cf. aussi R. TROUSSON, Voltaire et la mythologie, Bulletin de
l'Association Guillaume-Budé, juin 1962.
277 VOLTAIRE, op. cit., pp. 25-26.
278 Ibid., p. 24.
279 Cité dans J. DESHAYES, De l'abbé Pluche au citoyen Dupuis..., art. cité, p.
477.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 236

de son rationalisme universaliste. L'irrationalité du mythe est réduite à


la raison par le biais du symbolisme ; l'unité de l'humanité fait que
l'explication sera partout la même. Les mythes révèlent une vérité in-
directe ; mais si la « clef des mythes » est un passe-partout qui ouvre
toutes les portes, elle devient une mécanique à tout faire, qui dévoile
partout la même allégorie. L'espace mythique est projeté tout entier
sur le plan de l'intelligibilité rationnelle. Toutes les fables veulent dire
autre chose que ce qu'elles disent, et d'ailleurs toutes les fables veulent
dire la même chose. Cette dogmatique laisse l'esprit insatisfait, dans la
mesure où elle ne [179] reconnaît pas au domaine mythique une spéci-
ficité intrinsèque. Pourquoi la raison présupposée se laisse-t-elle éga-
rer dans ce labyrinthe ? et pourquoi les grandes mythologies ont-elles
exercé, et exercent-elles encore, une fascination sur l'esprit des hom-
mes ? Ne doit-on pas admettre qu'elles possèdent un sens qui leur ap-
partient en propre, un sens perdu, et parfois retrouvé, ou du moins
soupçonné, lorsque nous cédons à la sollicitation d'un mythe antique
ou exotique ? L'explication déiste a le défaut d'être une explication
réductrice ; son uniformité abstraite contraste avec la richesse concrè-
te et diverse des productions mythiques, dont on signale avec com-
plaisance les incohérences et les absurdités. On oublie que le monde
de la fable est un peu partout l'horizon des arts et des littératures, dont
les œuvres, qui s'imposent au respect des siècles, ne sauraient être
considérées comme les conséquences d'une mystification sans validité
aucune.
Dès le XVIIIe siècle, se font jour des indications nouvelles qui ten-
dent à une réhabilitation du mythe en son authenticité. Plutôt qu'une
déviation de la raison, il apparaît à certains que la mythologie pourrait
être une expression de l'humanité. Déjà Fontenelle, qui considérait la
mythologie comme une « philosophie grossière 280 », observait avec
pénétration : « Les païens ont toujours copié leurs divinités d'après
eux-mêmes : ainsi à mesure que les hommes sont devenus plus par-
faits, les hommes le sont devenus aussi davantage 281. » L'allégorisme
de la raison fait place à un allégorisme de l'humanité. A peu près un
siècle plus tard, la même idée se retrouve sous la plume de Schiller :
« l'homme se dépeint dans ses dieux (in seinen Göttern malt sich der

280 FONTENELLE, De l'origine des fables, éd. J.-R. Carré, Alcan, p. 17.
281 Ibid., p. 19.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 237

Mensch) 282. » Le thème biblique de l'homme image de Dieu se trouve


retourné ; la mythologie est revalorisée en tant que témoin et docu-
ment pour l'histoire de l'humanité.
Fontenelle avait rêvé d'écrire une « histoire de la raison 283 », dé-
mentant le préjugé d'une raison intemporelle. Ce projet d'une épisté-
mologie génétique permettrait de situer la mythologie comme un âge
de la conscience humaine. L'idée fera son chemin ; la nouvelle allian-
ce de la raison et de l'histoire suscite la philosophie de l'histoire. Une
clef des mythes s'annonce, qui cherchera leur justification non pas se-
lon l'ordre d'une raison déchue, mais selon l'ordre d'une humanité en
voie de développement. La nouvelle épistémologie présuppose une
autre logique, où l'on ne se contente plus de raisonner dans les limites
étroites de l'alternative entre le vrai et le faux ; car les mythes ne sont
pas vrais ou faux, ils signifient authentiquement un certain état de la
conscience humaine.
On trouve, chez le jeune Turgot, ce pressentiment d'un âge mythi-
que de la culture humaine à ses débuts. « La pauvreté des langues et la
nécessité [180] des métaphores qui résultait de cette pauvreté firent
qu'on employa les allégories et les fables pour expliquer les phéno-
mènes physiques. Elles sont les premiers pas de la philosophie, com-
me on le voit encore aux Indes. Les fables de tous les peuples se res-
semblent, parce que les effets à expliquer et les modèles des causes
qu'on a imaginées pour les expliquer se ressemblent. Il y a des diffé-
rences, parce que le vrai seul est unique et parce que l'imagination n'a
qu'une marche, à peu près la même partout, sans que tous ses pas se
répondent. De plus les êtres mythologiques supposés existants ont été
mêlés aux histoires des faits, et dès là très variés. Le sexe des divini-
tés, qui souvent dépendait du genre d'un mot dans une langue, a dû
varier aussi les fables dans les différents peuples (...) Les mélanges et
le commerce des nations ont fait naître de nouvelles fables par des
équivoques, et des mots mal compris ont augmenté le nombre des an-
ciennes (...) La physique changea sans qu'on cessât de croire les fa-

282 SCHILLER, Discours inaugural : Was heisst und zu welchem Ende studiert
man Universalgeschichte, Iéna, 1789 ; Werke, éd. Bellermann, Leipzig und
Wien, Band VI, p. 189.
283 Cf. J.-R. CARRÉ, La philosophie de Fontenelle ou le sourire de la raison,
Alcan, 1932, p. 191.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 238

bles, par le double amour de l'antiquité et du merveilleux, et aussi par-


ce que l'éducation les transmettait de siècle en siècle. Les premières
histoires sont aussi des fables inventées de même, pour suppléer à
l'ignorance de l'origine des empires 284... »
Turgot, sous l'influence du présupposé déiste, pressent que la my-
thologie pourrait être étudiée en elle-même et pour elle-même, comme
un âge mental de l'humanité. Le même Discours propose un schéma
en trois stades du développement de la connaissance, évoquant la loi
des trois états d'Auguste Comte. Le premier de ces moments épisté-
mologiques correspond à un âge du mythe. « Avant de connaître la
liaison des effets physiques entre eux, il n'y eut rien de plus naturel
que de supposer qu'ils étaient produits par des êtres intelligents, invi-
sibles et semblables à nous, car à quoi auraient-ils ressemblé ? Tout ce
qui arrivait sans que les hommes y eussent part, eut son Dieu auquel la
crainte ou l'espérance fit bientôt rendre un culte, et ce culte fut encore
imaginé d'après les égards qu'on pouvait avoir pour les hommes puis-
sants ; car les dieux n'étaient que des hommes plus puissants et plus
ou moins parfaits, selon qu'ils étaient l'ouvrage d'un siècle plus ou
moins éclairé sur les vraies perfections de l'humanité 285. »
L'ordre du mythe possède une intelligibilité intrinsèque, et cette in-
telligibilité est de nature anthropologique. Turgot a subi l'influence de
son ami le président de Brosses qui devait publier anonymement à
Genève, en 1760, son traité Du culte des dieux fétiches ou parallèle de
l'ancienne religion de l'Egypte avec la religion actuelle de la Nigritie.
De Brosses, qui crée le mot fétichisme, appelé à un bel avenir, établit
par la méthode comparative l'existence d'un régime de la conscience
religieuse, caractérisé par le culte d'êtres naturels : animaux, plantes,
sources, pierres, etc., qui se retrouve dans toutes les régions du mon-
de, et jusque dans la Bible ; il persiste même parfois sous le revête-
ment chrétien. Une partie du traité est empruntée littéralement à l'essai
de Hume sur l'Histoire [181] naturelle de la religion 286. La collusion

284 Plan du Second Discours sur les progrès de l'esprit humain (vers 1751) ;
Œuvres de TURGOT, éd. Schelle, t. I, Alcan, 1913, pp. 306-307.
285 Ibid., p. 315.
286 Sur la pensée du président de Brosses, cf. Frank E. MANUEL, The 18th
Century confronts the Gods, op. cit., pp. 184 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 239

amicale entre Turgot, de Brosses et Hume est significative d'un état de


la conscience européenne.
Les religions s'inscrivent ainsi dans le devenir de l'humanité. L'âge
mythique constitue une étape dans l'histoire des religions, où il trouve
sa place naturelle avant la révélation chrétienne. Le schéma est défini
en toute clarté par Lessing, dans le petit traité sur l'Éducation du genre
humain (1777-1780). Une perspective providentielle rassemble dans
son projet le passé, le présent et l'avenir des religions du monde. « A
supposer même, écrit Lessing, que le premier homme soit venu au
monde avec l'idée d'un Dieu unique, il était impossible que ce concept
transmis du dehors, et qu'il n'avait pas acquis par lui-même, demeurât
longtemps dans sa pureté première. Dès que la raison humaine laissée
à elle-même lui eut appliqué le travail de sa réflexion, elle divisa l'un
incommensurable en une multiplicité d'êtres plus accessibles et donna
pour chacune de ces parties un signe distinctif. Ainsi naquirent par
une voie très naturelle le polythéisme et l'idolâtrie 287... » Le temps
mythique a duré jusqu'au moment où il a plu « à Dieu, par un nouveau
choc, de donner à l'esprit humain une direction meilleure 288 ». La ré-
vélation faite à Moïse et au peuple juif marque une progression dans
le sens d'une religion plus pure, que l'enseignement du Christ perfec-
tionnera encore. Mais le christianisme lui-même ne constitue pas le
stade définitif de l'histoire religieuse ; il est appelé à se dépasser, et
Lessing prophétise l'avenir du christianisme comme une religion en
esprit et en vérité : « Il viendra certainement le temps du nouvel
Évangile, de l'Évangile éternel qui, même dans les livres de la Nou-
velle Alliance, est promis aux hommes 289 ! »
L'universalisme déiste avait un caractère statique : la raison étant
présupposée dès le départ, toute modification est une déviation plus
ou moins incompréhensible. Le changement, l'histoire sont la voie du
non-sens. Le dynamisme de la philosophie de l'histoire restitue un
sens positif à la succession des âges que justifie l'avènement progres-
sif de la vérité. Chaque stade de développement possède une validité
intrinsèque, à laquelle l'historien doit rendre justice, puisque « la révé-

287 LESSING, L'éducation du genre humain, art. 6-7, trad. GRAPPIN, Aubier,
1946, pp. 81-93.
288 Ibid., art. 7, p. 93.
289 Ibid., art. 86, p. 129.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 240

lation est la forme d'éducation qui a été donnée au genre humain et qui
continue à lui être donnée 290 » ; la révélation biblique devient un cas
particulier historique de la communication de Dieu avec l'humanité.
Pour Lessing, sans doute, serait déjà valable la formule célèbre de
Ranke : « Chaque époque est en relation immédiate avec Dieu. » Mais
le thème du développement, selon la catégorie du progrès, impose le
primat de la dimension longitudinale ; la diachronie l'emporte sur la
synchronie, puisque chaque stade de l'évolution se définit par rapport
au stade antérieur et au stade suivant. La vérité n'habite le présent que
par anticipation ; c'est la fin [182] des temps qui accomplira le sens de
l'histoire. Le secret d'une époque n'appartient pas à l'époque ; le sens
n'est pas immanent au moment qu'il anime ; il ne peut être manifesté
que par une extrapolation, dont la justification dernière se situe à la fin
des temps.
De là le risque d'une mutilation du sens, puisque les hommes de tel
ou tel moment de l'histoire sont considérés comme des témoins d'une
vérité qui leur échappe. Le christianisme, comme l'âge des mythes, est
tributaire d'un temps non révolu, où sa vérité sera manifestée, à la lu-
mière d'une révélation que nous ne possédons pas encore. Pour Les-
sing, comme plus tard pour Hegel, il faut atteindre la fin de l'histoire
pour connaître le sens de l'histoire. Mais comment un homme situé
dans l'histoire peut-il prétendre posséder dès à présent ce qui ne sera
connu qu'au dernier jour ? Toute philosophie de l'histoire, pour autant
qu'elle prétend déchiffrer le sens de l'histoire, est négation de l'histoi-
re.
D'autre part, le présupposé rationaliste présente l'inconvénient de
détacher les mythes du contexte global où ils ont pris naissance. Les
faiseurs de mythologies collectionnent les fables, et créent à partir
d'elles un univers du discours doué d'une sorte d'autonomie. Le but
poursuivi paraît de constituer un système analogue aux systèmes de
pensée créés de toutes pièces par les métaphysiciens professionnels.
Chaque mythe forme une articulation abstraite, destinée à fournir l'ex-
plication de telle ou telle catégorie de phénomènes. On projette ré-
trospectivement dans la conscience mythique les schémas de la théo-
logie ou de la métaphysique, comme si les hommes des âges archaï-
ques raisonnaient de la même manière que nous. Cet anachronisme

290 Art. 2, p. 91.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 241

épistémologique autorise la théorie de l'imposture des prêtres, laquelle


n'est possible que si la pensée des sorciers et devins des anciens temps
fonctionne comme celle du jésuite moderne.
Dès le XVIIIe siècle, certains soupçonnent que le mythe, en son es-
sence, est autre chose que l'analogue anticipé d'une forme intellectuel-
le. Les premiers âges de l'humanité sont caractérisés par une sponta-
néité irréfléchie, qui se déploie au niveau d'une expérience non encore
réduite à la raison. Les fables ne sont pas les éléments d'une axiomati-
que constituée de toutes pièces par des esprits lucides ; rites et mythes
sont joués et vécus initialement ; la formalisation mythologique inter-
vient lorsque le comportement mythique, en voie de perdre son évi-
dence intrinsèque, est récupéré par une entreprise d'axiomatisation. La
conscience mythique, en sa validité naissante, est une orientation im-
manente de la présence au monde ; à la fois conscience de soi et cons-
cience d'univers, elle déploie un régime d'intelligibilité concrète qui
consolide le séjour des hommes en donnant à chaque existence l'as-
siette ontologique dont elle a besoin.
Le déchiffrement rationnel doit céder la place à une herméneutique
compréhensive ; le sens du mythe se révèle seulement à celui qui
sympathise avec l'expérience vécue au temps où l'exigence mythique
constituait un sens et une valeur d'humanité. Le Napolitain Giambat-
tista Vico (1668-1743), le premier, a eu l'intuition de ce que signifiait
en sa réalité vivante la conscience mythique. Son grand ouvrage, paru
pour la [183] première fois en 1725 sous le titre Principes d'une
science nouvelle relative à la nature commune des nations, propose
une herméneutique des civilisations fondée sur une réévaluation de la
mythologie. La science de l'univers physique a précédé la science de
l'univers humain, ce qui est paradoxal, puisque l'objet de la physique
newtonienne nous est plus étranger que l'objet des sciences de l'hom-
me. Nouveau Newton, Vico formule le principe de la « science nou-
velle » des cultures : « Au milieu de ces ténèbres qui couvrent les
temps les plus reculés de l'Antiquité, apparaît une lumière et qui ne
peut s'éteindre, une vérité qu'on ne peut révoquer en doute : le monde
civil est certainement l'œuvre de l'homme et par conséquent on peut,
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 242

on doit en retrouver les principes dans les modifications de son intel-


ligence même 291… »
La pensée de Vico est souvent obscure parce que, trop neuve, elle
ne dispose pas d'un vocabulaire adapté aux idées qu'elle met en œu-
vre ; elle fut, en son temps, et demeure pour beaucoup, jusqu'à nos
jours, incomprise. Le thème fondamental est celui d'une analytique
des cultures ; le genre de vie d'un peuple en un moment donné corres-
pond au déploiement d'un rapport au monde, joué et vécu par les
hommes de ce temps. Les mythes ne sont pas des fabulations gratui-
tes, dont les significations se développeraient selon la seule dimension
de l'imaginaire. Ils constituent l'intelligibilité immanente d'une culture
dont les diverses expressions renvoient à une architectonique des in-
tentions humaines fondamentales. Vico s'en prend à l'intellectualisme
cartésien selon lequel les comportements des hommes s'inspireraient
toujours de motivations rationnelles. Les religions, les institutions ju-
ridiques, les traditions de toute espèce, les langues mêmes portent la
marque commune de ce faisceau de valeurs, comme nous dirions au-
jourd'hui, en lequel se noue l'unité vivante d'une culture.
La science nouvelle se présente donc comme « une histoire idéale
éternelle sur le plan de laquelle évolue dans le temps l'histoire particu-
lière de tous les peuples ; il faut pour cela partir des origines des so-
ciétés, les suivre dans leurs progrès, leur période de stabilisation et
leur fin 292 ». Vivo distingue trois âges de l'humanité, reliés entre eux
par une loi sérielle dont la découverte est attribuée aux Égyptiens,
concession à la mode qui fait de ce peuple l'inventeur de la civilisa-
tion. Par la vertu de ce cycle ternaire se succèdent un âge des dieux,
un âge des héros et un âge des hommes, au rythme du retour éternel
(ricorsi), moteur de l'histoire. L'âge des dieux est de structure théolo-
gique : l'ordonnancement de la culture est placé sous le patronage de
divinités transcendantes ; l'âge des héros rattache toute autorité à des
surhommes, il est de caractère aristocratique dans tous les aspects de
sa culture. L'âge des hommes, enfin, est celui des gouvernements où
l'on reconnaît l'égalité entre les hommes, républiques ou monarchies
éclairées. Mais il ne s'agit pas, pour Vico, de définir des régimes poli-

291 VICO, La Science nouvelle, 1725 ; texte de la troisième édition, 1744 ; trad.
Ariel DOUBINE, Nagel, 1953 ; 1. I, sect. 3, art. 331, p. 101.
292 L. I, sect. 4, art. 348, p. 110.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 243

tiques, à la manière de Montesquieu ; les modèles culturels relèvent


d'une sociologie de la [184] connaissance ; ils donnent la clef d'un
genre de vie dans l'ensemble de ses manifestations. Vico esquisse une
science des cultures. Par exemple, l'âge des dieux aux origines de la
civilisation classique, ou sous sa forme renouvelée au Moyen Age, est
caractérisé par une « raison poétique » ; c'est cette sagesse qui inspire
les fables : « Alors que la métaphysique détache l'esprit des sens, la
faculté poétique veut au contraire l'y plonger ; alors que la métaphysi-
que s'élève aux idées universelles, la faculté poétique s'attache aux cas
particuliers 293. » La représentation mythique s'attache à toutes les
formes de la connaissance ; c'est pourquoi « l'histoire ancienne profa-
ne a chez tous les peuples des origines fabuleuses 294 ».
La mythologie, comme d'ailleurs les religions qui lui ont succédé,
n'est jamais une spéculation gratuite, qui puisse être étudiée en elle-
même et pour elle-même. Toutes les cultures sont d'essence religieuse.
C'est pourquoi « lorsque les hommes viennent à perdre le sentiment
religieux, ils perdent du coup tout ce qui peut les rattacher à la société
et les y fait vivre ; ils perdent tout moyen de défense, toute possibilité
d'entente ; les fondements de l'état social s'écroulent, la forme même
de leur groupement se désagrège 295 ». La fonction mythique assure la
cohésion sociale ; elle mérite un examen approfondi et respectueux.
L'herméneutique de Vico se situe aux antipodes de celle de son
contemporain Fontenelle, caractérisée par un irrespect systématique à
l'égard de ce qui lui paraît être le produit plus ou moins absurde de la
fonction fabulatrice. Vico manifeste à l'égard de la mythologie l'inté-
rêt passionné de Wagner ; Fontenelle la considère avec le scepticisme
amusé d'un Offenbach.
La suite des temps devait donner raison à Vico, en reconnaissant à
la fonction mythique une signification fondamentale dans la définition
d'un âge de la pensée, celui de la « mentalité primitive », comme dira
deux siècles plus tard Lévy-Brühl. Mais l'œuvre géniale et confuse du
savant napolitain ne parvint pas à s'imposer au public éclairé de son
époque ; elle s'inscrivait à contre-courant des Lumières, en validant
les puissances irrationnelles, et en contestant l'impérialisme de l'intel-

293 L. III, sect. I, ch. v ; art. 821 ; trad. citée, pp. 341-342.
294 III, I, 6 ; art. 840, p. 345
295 Conclusion, art. 1109, p. 454.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 244

lect. Vico ne fut guère lu, et tomba rapidement dans l'oubli. Lorsque
Goethe séjourna à Naples en 1787, le jeune juriste Filangieri lui révéla
« un vieil auteur dont la profondeur insondable réconforte et édifie ces
modernes amis italiens des lois ; il s'appelle Jean-Baptiste Vico, et ils
le préfèrent à Montesquieu ». Et Goethe dit avoir jeté « un coup d'œil
sur le livre qu'ils me communiquèrent comme quelque chose de sa-
cré ». Ce coup d'œil fut suffisant pour lui faire comprendre « qu'il y
avait là des pressentiments sibyllins du bon et du juste qui doit ou de-
vrait venir un jour... » 296. Michelet, historien romantique, ayant fait
une découverte analogue, alla plus loin que Goethe ; il traduisit le
vieux livre et le proposa au public français en 1827, sans parvenir à
tirer Vico d'un injuste purgatoire.
[185]
L'herméneutique compréhensive, dont Vico avait été le prophète,
fut réaffirmée, indépendamment de toute filiation directe, par un ami
de Goethe, Johann Gottfried Herder (1744-1803). Révolté contre l'in-
tellectualisme de l’Aufklärung, Herder s'efforce d'élargir le domaine
de la connaissance, en rendant justice aux formes diverses qu'elle peut
revêtir dans le développement de la culture. Vico soutenait que l'uni-
vers social est une création des hommes ; Herder retrouve cette idée,
qui sera aussi, un siècle plus tard, le thème fondamental de Dilthey :
nous ne vivons pas dans la nature physique, mais dans un monde
culturel, dont tous les aspects sont des significations humaines. La
tâche de l'interprète est donc de découvrir dans le paysage varié des
civilisations les indications d'humanité que le regard des hommes y a
inscrites, et qui y subsistent, comme sédimentées ou fossilisées.
L'herméneutique se propose de rendre à l'homme ce qui lui appartient,
en réactivant les idées, thèmes et valeurs qui dorment, oubliés dans le
panorama des siècles.
Herder rêve de mener à bien Une autre philosophie de l'histoire,
selon le titre d'un essai de 1774, non pas une philosophie réductrice,
qui prétend ramener à la discipline rationnelle les absurdités du passé,
mais une philosophie compréhensive, qui serait une « résurrection in-
tégrale » des cultures anciennes, comme dira Michelet, soucieuse de
restituer l'inspiration originale des époques de la culture. L'établisse-

296 GOETHE, Voyage en Italie, 5 mars 1787 ; trad. MUTTERER, Champion, 1931,
p. p. 1931, pp. 193-194.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 245

ment d'une communauté humaine suppose la détermination d'un hori-


zon où s'investissent les exigences constitutives de l'existence. Chaque
espace-temps habité doit être considéré comme un lieu de vérité. Ce
qu'on appelle la mythologie est une forme de résidence, un séjour dé-
fini qui contient en lui-même le sens de sa validité, et ne doit pas être
pesé et jugé trop léger en fonction d'une idéologie extrinsèque.
Le problème de la mythologie apparaît à Herder dans la perspecti-
ve d'une démultiplication de la vérité, en réaction contre l'idolâtrie
d'une raison intemporelle, absente de l'histoire des hommes, alors
qu'elle est omniprésente, pourvu que l'on sache la déchiffrer sous les
formes dans lesquelles elle s'incarne. Associée à la poésie et à la lan-
gue, la mythologie exprime l'essence symbolique spontanément vécue
dans la présence au monde des peuples dont le génie n'a pas encore
été corrompu par les dénaturations intellectuelles. Le sens esthétique
est la plus haute affirmation de l'âme ; la fonction fabulatrice, bien
loin de se réduire à un jeu fantaisiste, doit être reconnue pour ce qu'el-
le est, à la fois divination du monde et divination de soi. « Ainsi de-
vient possible, écrit Herder, une théorie philosophique éclairant la foi
en la mythologie et aux récits de la fable (...) Ce serait une théorie de
la fable, une histoire philosophique des rêves éveillés, une explication
génétique du merveilleux et de l'aventure, à partir de la nature humai-
ne, une logique du pouvoir poétique, conduite à travers tous les temps
et tous les peuples, à travers les formes de la fable, des Chinois aux
Juifs, des Juifs aux Égyptiens, aux Grecs, aux Normands — combien
grandiose, combien utile 297. »
Cette logique de la mythologie, substituée à la philosophie rationa-
liste, [186] définit le projet majeur de Herder. Dès sa jeunesse, il son-
ge à écrire, « en tant qu'homme et pour les hommes », un livre sur
l'aventure de l'âme humaine qui « contiendrait les principes de la psy-
chologie et, selon le développement de l'âme, aussi les développe-
ments de l'ontologie, de la cosmologie, de la physique. Cela devien-
drait une logique vivante, une esthétique, une science historique et une
doctrine de l'art ; à partir de chaque sens se développerait un des
beaux-arts, et à partir de chaque faculté de l'âme une science, et à par-
tir de tout cela une histoire de la culture et de la science en général,
une histoire générale de l'âme humaine à travers les époques et les

297 Journal meiner Reise im Jahre 1769 ; Werke, éd. Suphan, Band IV, p. 360.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 246

peuples. Quel livre ! 298 ». Les Idées pour une philosophie de l'histoi-
re de l'humanité, parues de 1784 à 1791, correspondent à la réalisation
de cette « légende des siècles », reprenant sans le savoir le thème de la
« science nouvelle », déjà développée, en un sens fort différent il est
vrai, par Vico.
« Aujourd'hui, écrit un historien contemporain, où nous revenons à
l'idée que la mythologie est une intuition du monde, dans laquelle
l'homme a essayé d'exprimer le plus profond et l'essentiel de son expé-
rience de l'extériorité du monde et de l'intimité de soi, nous devons
reconnaître que Herder fut le premier à parvenir à cette idée (...) Her-
der fut un des fondateurs de la future science mythologique, peut-être
le plus grand, en tout cas le plus influent. Car il a reconnu que dans le
mythe et dans l'art des éléments religieux se trouvent à l'œuvre et que
ce sont justement ces éléments qui font sa valeur et sa significa-
tion 299. » Herder a transmis au romantisme l'idée que chaque peuple
possède sa mythologie propre, expression de l'âme populaire, et trésor
aussi précieux que l'héritage des savants. Poésie sans poète, sagesse
sans philosophe, selon la norme communautaire de l'esprit du temps
(Zeitgeist) : « la mythologie de chaque peuple est la conséquence na-
turelle et logique de l'aspect sous lequel il a entrevu la nature ; elle
indique surtout lequel, du bien ou du mal, y domine selon leur climat
et leur génie propre, et comment ils ont cherché à expliquer l'un par
l'autre. Ainsi dans les traits les plus grossiers comme dans les contours
les plus imparfaits, on y voit un essai philosophique de l'imagination
humaine qui rêve en attendant qu'elle s'éveille, heureuse de vivre ainsi
dans cet état d'enfance 300 ». Herder écrira des essais sur Les plus an-
ciennes chansons populaires et sur L'esprit de la poésie hébraïque ;
ces poèmes révèlent à ses yeux le chant profond de l'humanité univer-
selle dans ses incarnations temporelles.
Herder retrouve la vie latente sous les formes des plus vieux do-
cuments laissés par tous les peuples de la terre. La mythologie est une
archéologie spirituelle. L'herméneutique, restitution du sens des my-

298 Ibid., p. 368.


299 Jan DE VRIES, Forschungsgeschichte der Mythologie, Sammlung Orbis,
München, Verlag Karl Alber, 1961, p. 124.
300 HERDER, Philosophie de l'Histoire de l'Humanité (Idem), 1. VIII, ch. II ;
trad. TANDEL, nouvelle édition, Lacroix, 1874, t. II, p. 27.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 247

thes, complète l'œuvre des historiens et des antiquaires, découvreurs


de Pompéi et d'Herculanum, l'œuvre aussi de Winckelmann (1717-
1768), Allemand [187] de Rome, qui crée l'histoire de l'art au contact
des chefs-d'œuvre des sculpteurs anciens. Le retour à l'antique, la
grande mode artistique du siècle finissant, est associé au renouveau de
la mythologie classique, dont témoigne l'œuvre de Goethe, de Hölder-
lin et de Kleist. Herder opère une généralisation de cette mythologie
retrouvée en son intention essentielle. La catégorie mythologique en-
globe les origines humaines dans leur ensemble ; elle s'applique à la
Bible, mais aussi aux écritures sacrées de toutes les cultures, aux tra-
ditions et chansons populaires de tous les pays, où s'incarne l'histoire
secrète, ou la préhistoire, de l'âme humaine en ses inspirations origi-
naires.
Avec le génial Vico, et Herder, le mythistoricus, les études mytho-
logiques deviennent l'introduction à une herméneutique des cultures.
L'essor de l'historiographie au XIXe siècle doit beaucoup à ces deux
fondateurs. Vico est le maître de Michelet, Herder inspire l'historisme
allemand. Dès la fin du XVIIIe siècle, la nouvelle compréhension des
mythes fait sentir ses effets dans le domaine de l'interprétation des
textes et des œuvres d'art. La mythologie est associée à la philologie,
et le développement des études homériques est corrélatif de celui des
études bibliques. Le milieu intellectuel des universités allemandes, où
les disciplines diverses voisinent, où les mêmes professeurs et les
mêmes étudiants s'adonnent ensemble à la théologie et à l'exégèse, à
la philologie hébraïque, grecque et latine, est propice au progrès
conjoint d'une compréhension globale des âges de la pensée et de la
religion. Moins poètes qu'un Winckelmann ou un Herder, les savants
parviennent à unir l'érudition et l'inspiration, ainsi que l'atteste l'exem-
ple de Friedrich August Wolf, initiateur des études homériques mo-
dernes.
D'autres universitaires entreprennent de rassembler la mythologie
classique selon les exigences de la méthodologie critique en voie de
constitution. Parmi eux, Christian Gottlob Heyne (1729-1812) de
l'université de Goettingen, où se formera F. A. Wolf, peut être consi-
déré « comme le fondateur d'une méthodologie vraiment scientifique
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 248

en matière de mythologie grecque 301 ». Il a défini, comme une forme


première du discours poétique, le sermo mythicus, l'expression mythi-
que, propre aux peuples non cultivés, à la fois science et sagesse, pré-
sentées en un langage soumis à la prépondérance de la sensibilité et de
l'imagination. Causes et effets y sont donnés en forme de personnali-
tés et d'événements, le récit devenant la forme universelle de l'explica-
tion 302. Élève de Heyne, Martin Gottfried Hermann publie en 1787
un Manuel de mythologie d'après Homère et Hésiode, pour servir de
fondement à une véritable doctrine des fables de l'Antiquité. Le chaos
de la mythologie grecque sort de la confusion ; il faut y déchiffrer un
état résiduel des systèmes archaïques de représentation, dont on peut
identifier les éléments, tout en reconstituant leur distribution dans le
domaine géographique de la culture antique 303.
[188]
Ainsi s'organisent les données que les compilateurs humanistes se
contentaient d'entasser sans ordre ni méthode. Les conquêtes de la
philologie classique servent de modèle pour la constitution d'une my-
thologie générale, regroupant les traditions de tous les peuples selon
les principes d'une intelligibilité unitaire. Bientôt viendra le moment,
dans le contexte de la spiritualité romantique, de la synthèse élaborée
par Georg Friedrich Creuzer (1771-1858) sous le titre significatif :
Symbolique et Mythologie des anciens peuples, publiée de 1810 à
1823. L'âge des Lumières est fini ; Creuzer propose une mythologie
de la mythologie, qui relancera des polémiques passionnées. Une ré-
volution spirituelle s'est accomplie, et le mythe naguère considéré
comme un manquement à la vérité fait figure désormais de vérité tran-
srationnelle.
Le débat mythologique montre que les fables ne sont pas le résidu
de la pensée, mais une matière noble dont l'interprétation met en cause
les fondements de la présence de l'homme dans le monde. La redé-
couverte du mythe est corrélative d'une herméneutique qui intéresse la
vie religieuse dans son ensemble. Le christianisme n'est pas séparable
des autres formes de la spiritualité humaine ; sa compréhension est

301 Conrad BURSIAN, Geschichte der classischen Philologie in Deutschland,


München Leipzig, R. Oldenbourg, 1883, p. 484.
302 Ibid., p. 487.
303 Cf. ibid., pp. 488 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 249

engagée par l'étude de la fonction mythique. La critique rationaliste du


mythe mettait en cause indirectement le message biblique ; la nouvelle
herméneutique vaudra pareillement des livres sacrés du christianisme.
Et ces confrontations appartiennent à la problématique d'une histoire
des religions, désormais l'une des plus importantes parmi les sciences
religieuses en voie de constitution. L'unité des religions ne se fera pas
par une réduction à la raison, selon l'espérance déiste ; elle exige une
analyse des formes de l'expérience religieuse dans la diversité des es-
paces et des temps. Les procédures intellectualistes aboutissent à dis-
soudre leur objet ; or l'homme religieux ne met pas en œuvre des pro-
cédures logiques en vue de trouver la solution économique à des pro-
blèmes rationnels ; il développe certaines exigences de sa nature glo-
bale ; il aspire à une vérité qui soit un accomplissement du cœur et de
l'âme. L'histoire des religions ne doit pas être une axiomatique formel-
le, mais une anthropologie religieuse.
Le point d'arrivée de ce mouvement de pensée sera l'œuvre consi-
dérable de Christoph Meiners (1747-1810), professeur à Goettingen à
partir de 1772, esprit encyclopédique et pionnier des sciences humai-
nes, aujourd'hui injustement oublié. Il a consacré d'importants ouvra-
ges au développement des universités, à l'histoire des sciences et de la
philosophie, et même à Y Histoire du sexe féminin (4 volumes, 1788-
1800) ; son Esquisse d'une histoire de l'humanité (Lemgo, 1785) pour-
rait bien être le premier manuel d'ethnologie. Dans ce contexte se situe
l'Histoire générale et critique des religions, en deux forts volumes
(Hanovre, 1806-1807), en laquelle s'affirme une discipline consciente
de son objet propre et de son orientation épistémologique 304. La
conception, la réalisation d'un tel ouvrage n'aurait pas été possible en
dehors de Goettingen, [189] où une théologie libérale s'appuie sur un
brillant développement des études bibliques ; l'université du Hanovre
est le centre actif des sciences historiques en Europe. Meiners lui-
même a épousé la fille du professeur Achenwall, le plus célèbre statis-
ticien de son temps.
Meiners expose sa conception de l'histoire des religions dans la
première partie de son ouvrage, qui traite des caractères généraux et

304 Allgemeine kritische Geschichte der Religionen, à propos de laquelle on


peut se reporter à une médiocre dissertation de Tübingen : Herbert WENZEL,
Christoph Meiners als Religionhistoriker, Francfort-sur-1'Oder, 1917.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 250

de la problématique de cette discipline. Parmi les questions posées


figurent celles-ci : quelle est l'antiquité des religions ? Y a-t-il eu des
peuples sans religions ? Quelles sont les véritables origines des reli-
gions ? Quels sont les caractères généraux des religions primitives, et
des premières divinités ? Quel culte leur rendait-on ? Quelle fut l'in-
fluence de ces religions primitives, vraies ou fausses, monothéistes ou
polythéistes, sur les connaissances, les mœurs et le bonheur des hom-
mes ? Meiners étudie les rapports de contamination entre les religions
primitives et leur possibilité d'unification. Le deuxième livre est une
« histoire du fétichisme (Fetichismus) », c'est-à-dire des rites concer-
nant les divinités animales, les cultes du feu, les cultes phalliques, etc.
Ensuite sont étudiés les cultes des morts et ceux qui s'adressent aux
planètes et aux étoiles. Un livre est consacré aux images religieuses,
aux temples et aux autels. Vient ensuite l'étude descriptive des rituels
de sacrifice, de purification, de jeûne, et de la vie érémitique ; les
bonnes œuvres, la magie, les prophéties et présages, les funérailles et
la représentation concernant la vie dans l'au-delà donnent lieu à des
analyses systématiques. Une bibliographie abondante atteste l'étendue
des lectures de Meiners ; on y trouve aussi bien les récits de voyage
que les ouvrages concernant les religions antiques et les temps bibli-
ques.
L'ouvrage de Meiners frappe par son objectivité ; il ne s'agit pas de
réprouver les religions « païennes » au nom de la supériorité du chris-
tianisme, ni non plus d'attaquer subrepticement la religion chrétienne,
en montrant qu'elle met en œuvre des mécanismes de mystification
montés par des prêtres astucieux. Le professeur de Goettingen explore
un domaine épistémologique autonome ; sa méthode est descriptive et
non pas réductrice ; religion, culte, piété apparaissent comme des en-
sembles de phénomènes, étudiés en eux-mêmes et pour eux-mêmes,
en dehors de tout présupposé axiologique. La méthode comparative
dégage des caractères généraux, qui définissent des constantes d'hu-
manité. Meiners précise que, sous le nom d' « histoire des religions »,
il n'entend pas présenter un exposé chronologique de l'origine et du
développement des diverses confessions : « Le récit du destin des re-
ligions se trouvait tout à fait en dehors de mon projet. Mon intention
était seulement d'étudier et d'exposer ce que furent jadis les religions
disparues, et ce que sont encore les religions subsistantes, et non pas
de montrer comment les unes et les autres sont devenues ce qu'elles
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 251

furent ou ce qu'elles sont 305. » Ainsi comprise, « l'histoire des reli-


gions constitue l'une des parties les plus importantes de l'histoire de
l'humanité [190] (Geschichte der Menschheit) ou de la véritable his-
toire naturelle de l'homme (Naturgeschichte des Menschen) 306 ».
L'œuvre de Meiners est une anthropologie religieuse, plus proche,
en sa neutralité axiologique, des travaux de Van der Leeuw et de Mir-
cea Eliade que de ceux de Frazer et de Lévy-Brühl, orientés par des
partis pris idéologiques. Nées sur le mode de la critique, les sciences
religieuses, qui se réfèrent à l'autorité de la raison, et mettent en cause
le monopole chrétien ainsi que les prétentions dogmatiques, semblent
d'abord relever de la polémique antireligieuse. Le progrès général de
la pensée au siècle des Lumières, l'esprit de tolérance suscitent un dé-
sarmement, à la faveur duquel s'introduit une généralisation du
concept de religion. Le christianisme apparaît aux esprits éclairés
comme une religion parmi les autres. Les formes de l'expérience reli-
gieuse peuvent dès lors être étudiées dans un esprit d'exactitude, et
l'on découvre que cette recherche, loin de détruire la foi chrétienne,
permet d'en préciser la signification, tout en dénonçant certaines de
ses déviations et perversions. L'idée d'une science des religions pou-
vait paraître, au début du siècle, une contradiction dans les termes,
d'ailleurs suspecte d'impiété. À la fin du siècle, l'œuvre de Herder et
celle de Meiners attestent un nouvel esprit religieux ; si les Encyclo-
pédistes et les radicaux français croyaient encore combattre la religion
en l'analysant rationnellement, les maîtres allemands prouvent que l'on
peut concilier les inconciliables au sein même de la Faculté de Théo-
logie.
Davantage, l'anthropologie religieuse ne concerne pas seulement
les rapports de l'homme avec Dieu, selon la norme extrinsèque des
rituels. Elle permet aussi l'exploration d'une dimension capitale de la
conscience humaine ; elle a pour objet propre la relation de l'homme à
lui-même et à ses semblables. Sciences de l'homme, les sciences reli-
gieuses permettent de mieux connaître l'élaboration de la culture grâce
au développement de l'esprit humain. L'Histoire générale et critique
des religions, de Meiners, est à peu près contemporaine du grand ou-

305 Christoph MEINERS, Allgemeine kristische Geschichte der Religionen, Band


I, Hannover, 1806, pp. 3-4.
306 Band II, 1807, Vorrede, p. VI.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 252

vrage de Hegel, la Phénoménologie de l'esprit. Ce synchronisme n'est


pas de hasard ; la dialectique hégélienne noue la gerbe du savoir histo-
rique et culturel élaboré par les maîtres des universités d'Allemagne.

IV. L'herméneutique chrétienne.

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Quelle que soit l'importance reconnue aux religions primitives ou


exotiques, le christianisme demeure la religion des Occidentaux, étroi-
tement associée à la culture comme à l'existence quotidienne des Eu-
ropéens. L'expansion maritime et coloniale, l'exploitation économique
de l'univers au profit des nations qui bénéficient de la puissance
conférée par la révolution technique et industrielle, contribuent à faire
du christianisme la religion conquérante parce qu'elle est la religion
des conquérants. La colonisation est à sens unique ; l'impérialisme
religieux accompagne [191] et soutient la prépondérance politique.
C'est lorsque viendra le temps de la décolonisation que les églises dé-
couvriront vraiment la pluralité et la relativité des spiritualités ; alors
l'inquiétude mettra en échec le superbe égocentrisme de toujours, et
viendra le temps de la recherche d'autrui et du dialogue.
Au XVIIIe siècle, même les anticléricaux, et les adversaires de la co-
lonisation, comme l'abbé Raynal, ne mettent pas en cause la supériori-
té des valeurs occidentales, revues et corrigées par l'esprit des Lumiè-
res. Rousseau est l'exception qui confirme la règle, tout en demeurant
fidèle à l'inspiration chrétienne. Tout se passe comme s'il n'y avait pas,
en matière de morale et de religion, de solution de rechange. Voltaire
et Diderot n'imaginent pas la fin du christianisme, l'instauration de
nouvelles valeurs sociales et éthiques. La religion populaire est indis-
pensable ; il faut seulement la rendre aussi peu nocive que possible, et
aussi utile. A la fin du siècle, la Révolution française donnera lieu à la
première expérience, en Occident, d'un culte non chrétien ; mais la
célébration de l'Être suprême et la Théophilanthropie demeurèrent des
inventions d'intellectuels, sans assise populaire. Ces systèmes, inspirés
du déisme et des rituels maçonniques, se contentent de mettre en scè-
ne des abstractions résultant de la digestion du christianisme par l'ana-
lyse rationnelle. Il ne s'agit pas de quelque chose de radicalement au-
tre par rapport à la religion traditionnelle. L'espace mental de l'Occi-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 253

dent ne cesse pas d'être soumis à des normes issues du christianisme,


dont le vocabulaire, les stéréotypes, les significations passées en habi-
tudes continuent à fournir aux Occidentaux un système de référence
quasi universel.
Mais, pour les doctes, ce christianisme est un christianisme en mu-
tation. La culture des Lumières n'est pas déchristianisée, mais elle
tend à se laïciser ; des initiatives se multiplient dans tous les domai-
nes, qui échappent au contrôle ecclésiastique ; les normes de confor-
mité ne sont plus respectées ; l'art, la politique, la science, la pensée
exercent, chacune pour son compte, une autonomie de fait. Le temps
de l'impérialisme dogmatique est passé ; le triomphalisme théologien
fait place à une attitude défensive ; les meilleurs d'entre les chrétiens
s'interrogent. Us n'ont plus conscience de pouvoir vivre dans l'éterni-
té ; ils habitent dans le temps et se trouvent confrontés avec des évi-
dences, dont il leur faut déchiffrer le sens en fonction de l'exigence
chrétienne.
Dans la nouvelle situation épistémologique, les représentants au-
thentiques du christianisme ne pourront plus se contenter d'être les
administrateurs d'une vérité préfabriquée, les répétiteurs d'idées toutes
faites. Le message chrétien pour le temps présent doit être établi par
une négociation entre les principes intemporels de la foi et les condi-
tions actuelles de son affirmation ; entre l'indéfini et le fini, il faut as-
surer des ajustements précaires, et soumis à révision. La théologie doit
parler le langage de l'époque, et l'apologétique s'appliquer à l'interpré-
tation des faits nouveaux de la science et de l'histoire. La sclérose sco-
lastique avait figé le discours religieux dans les formes aristotélico-
thomistes, au moment de l'apogée médiévale. La Réforme avait tiré la
chrétienté de son sommeil dogmatique ; mais les forces d'inertie
avaient repris le dessus avec la [192] répression catholique de la
Contre-Réforme, comme aussi dans les églises issues de la Réforme,
rapidement préoccupées de rétablir une orthodoxie, étant bien entendu
à leurs yeux que la Réforme avait été faite une fois pour toutes. Me-
lanchton, précepteur de la Germanie luthérienne, avait emprunté à la
dernière scolastique catholique le style aristotélicien de la dogmatique
telle qu'on l'enseignait à Wittenberg et à Leipzig. La dégradation de
l'énergie religieuse ramène inexorablement le règne du formalisme
dans les institutions et dans la pensée. La Réformation est toujours à
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 254

refaire, si l'on veut éviter que la foi vivante ne soit prise au piège d'une
lettre morte.
Le siècle des Lumières apporte un défi qui renouvelle le défi de la
Réforme. La mort d'une théologie n'est pas la mort de la théologie en
dépit des protestations des tenants de l'ordre périmé. Si la masse du
peuple chrétien se maintient plus ou moins dans les cadres tradition-
nels, il existe une élite de penseurs et de savants aux yeux desquels la
vérité en matière de religion est l'enjeu d'une recherche. La fidélité ne
se réduit pas à une soumission passive à des mots d'ordre transcen-
dants qui détournent l'être humain de sa carrière terrestre ; elle se
cherche et s'accomplit dans une présence au monde et à soi-même,
inséparable de la présence au Dieu vivant de la révélation chrétienne.
Cette conversion de la spiritualité entraîne l'adhésion de nombreux
chrétiens aux valeurs de l'époque. Bienfaisance et philanthropie, cos-
mopolitisme, progrès, utilité peuvent être reconnues comme d'authen-
tiques catégories religieuses, susceptibles de donner une orientation
morale et sociale à l'activité des fidèles, et même de renouveler l'es-
chatologie. Un Iselin, un Pestalozzi, un Lavater, philanthropes et édu-
cateurs, donnent une orchestration religieuse aux aspirations du siècle.
Le christianisme avait été l'élément moteur de la culture dont il
modulait toutes les significations, ou presque. Il ne possède plus dé-
sormais cette prédominance ; il suit un mouvement qu'il ne commande
plus ; en ce sens le XVIIIe siècle est authentiquement un siècle de laïci-
sation. Après la science, le droit, la politique, la littérature et l'art se
développent indépendamment du contrôle religieux. La pensée théo-
logique devient une pensée spécialisée parmi d'autres pensées spécia-
lisées. Mais cette situation de relatif abaissement a pour contrepartie
une attitude nouvelle des théologiens à l'égard de l'univers de la
connaissance. La vérité religieuse ne peut se contenter d'être une véri-
té séparée, repliée sur elle-même, sous peine de dépérissement. Même
déchue de sa priorité ancienne, l'exigence chrétienne conserve l'espé-
rance de donner sens à l'existence humaine ; elle perd toute valeur si
elle cesse d'orienter et de justifier la présence au monde de la cons-
cience fidèle. Si, dans la nouvelle conjoncture épistémologique, cha-
que discipline se développe d'une manière autonome, ce développe-
ment même oblige le théologien à d'incessantes confrontations ; il su-
bit le contre-coup des acquisitions du savoir, dont beaucoup, par un
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 255

choc en retour, mettent en question la révélation, soit qu'elles la dé-


mentent, soit qu'elles se contentent de l'interroger.
L'attitude de répression s'affirmera encore au XVIIIe siècle, où la
[193] Sorbonne censure les premiers volumes de l'Histoire naturelle
de Buffon sous prétexte qu'ils ne respectent pas le schéma cosmologi-
que correspondant au récit de la création du monde dans la Genèse.
Mais, au milieu du XVIIIe siècle, une telle condamnation est sans por-
tée ; elle ne fait même pas scandale. Les plus intelligents d'entre les
théologiens, au lieu d'anathématiser la science du haut de leur préten-
due transcendance, acceptent le témoignage des savants, pour autant
qu'on peut le juger fondé, et se donnent pour tâche de rechercher ce
qui en résulte pour l'affirmation chrétienne de la vérité. La politique
intellectuelle, qui se voile la face devant des faits qui démentent ce
qu'on a toujours cru, est une attitude de faiblesse. Au lieu de vociférer
des exorcismes, ou de gémir sur le malheur des temps, il faut instituer
une réflexion nouvelle, qui fasse la part des défis du siècle, pour réta-
blir la théologie sur d'autres bases. La réflexion sur l'histoire de la ter-
re, très active 307, ne considère plus les indications de la Genèse com-
me un dogme scientifique imposé à la recherche des savants. La pré-
histoire de la géologie est faite de spéculations à la faveur desquelles
une pensée objective, qui tient compte des faits connus, interprète le
récit de l'Ancien Testament d'une manière large, pour parvenir à un
discours cohérent sur le devenir physique du monde. Ces essais et ces
erreurs demeurent bien entendu loin de compte, en l'absence de don-
nées précises et d'un outillage mental approprié. L'essentiel est l'affir-
mation d'un style de pensée, dégagé du littéralisme biblique. Il appa-
raît que le récit de la Genèse doit être compris comme une allégorie,
une sorte de mythe, qui ne permet pas de démentir les certitudes de
fait élaborées par le travail scientifique. Celles-ci étant en quantité in-
suffisante pour la constitution d'une vérité objective, la proto-géologie
demeure un domaine conjectural, où les thèmes des « jours » ou
« époques » de la création et le thème du Déluge se combinent avec
les observations sur l'histoire de la terre et les fossiles, en des combi-
naisons de plus en plus souples, ainsi qu'on le voit dans les œuvres des
savants anglais ou de Buffon.

307 Cf. en particulier Maurice MANDELBAUM, Scientific background of


evolutionary Theory in Biology, in Roots of scientific Thought, p p. WIENER
and NOLAND, New York, Basic Books, 1957.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 256

La géologie de Lyell, dans les années 1830, mettra fin à l'ère des
tâtonnements. En attendant, l'esprit nouveau se reconnaît au fait que la
Genèse a cessé d'être considérée comme une solution définitive aux
questions posées par l'histoire de la terre ; même pour les esprits au-
thentiquement religieux, elle fournit un point de départ pour l'interpré-
tation des faits, et non plus un point d'arrivée qui bloquerait la recher-
che. Un modus vivendi intellectuel se dégage peu à peu de ces tentati-
ves pour comprendre le passé de la planète ; la cosmologie, à la re-
cherche de sa spécificité scientifique, apparaît solidaire d'une nouvelle
lecture de la Bible. Bon gré mal gré, les théologiens doivent reconnaî-
tre l'émancipation des savants ; du même coup, par un retour sur eux-
mêmes, il leur faut reconsidérer le sens de la révélation scripturaire. Si
l'histoire de la terre, telle qu'on la pressent désormais, ne coïncide pas
avec le récit de la Genèse, cela ne signifie pas que ce récit est faux. Sa
modalité [194] de signification n'est pas celle du discours scientifi-
que ; la tâche du théologien devient alors de dégager cette modalité
spécifique de l'enseignement biblique. De proche en proche, toute la
pensée chrétienne se trouve remise en question ; il lui faudra se réta-
blir sur des bases nouvelles ; cette remise en ordre sera l'un des enjeux
de la vie culturelle au XIXe siècle, où abonderont les débats stériles et
les malentendus à propos de ce thème fondamental. L'autorité catholi-
que, en particulier, refusera le plus longtemps possible tout aggiorna-
mento, mais, dès le XVIIIe siècle, le mouvement est engagé ; déjà les
meilleurs esprits pressentent le sens de la marche.
Les sciences religieuses vivantes définissent un point focal inter-
disciplinaire, où se font sentir les répercussions des événements épis-
témologiques localisés dans les domaines divers de la connaissance.
Aux origines de la culture occidentale, la révélation scripturaire four-
nissait les points de départ et d'arrivée d'une vérité absolue, celle de la
science sacrée. Le passage de la science sacrée aux sciences religieu-
ses apparaît comme une conséquence du désétablissement de la révé-
lation qui a perdu le contrôle de provinces de plus en plus nombreuses
du savoir, et ne peut plus faire prévaloir une axiomatique de l'absolu.
Elle se trouve elle-même relativisée, et doit s'interroger sur son propre
statut, et sur le genre d'autorité dont elle peut se prévaloir désormais.
Les chrétiens doivent faire application à leurs propres convictions de
la méthodologie critique, et c'est là le sens de l'avènement des scien-
ces religieuses.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 257

Le christianisme est une religion du livre. La Parole de Dieu lui est


proposée comme une Écriture sainte, qui rassemble en un corpus tou-
tes sortes d'éléments disparates, poèmes et proses, livres d'histoire,
code juridique, recueils de proverbes et allégories morales. A l'Ancien
Testament, encyclopédie de la vision du monde propre au peuple juif,
s'ajoute un recueil de documents relatifs à la prédication de Jésus de
Nazareth, initiateur d'une mutation de la spiritualité juive. Les Évangi-
les donnent des exposés parallèles de sa vie et de ses propos ; ils sont
complétés par une relation de l'activité des premiers disciples après la
mort du maître, et une série de lettres spirituelles émanant de certains
d'entre eux. Cet ensemble hétéroclite avait reçu la sanction des autori-
tés, des conciles et de la tradition ; il apparaissait comme un ensemble
d'un seul tenant bénéficiant d'une autorité transcendante et d'une vali-
dité absolue. Les écrivains sacrés, Moïse pour le Pentateuque, le roi
David pour les Psaumes, les prophètes et les évangélistes n'avaient été
que des porte-parole de l'Esprit saint. L'unité de l'inspiration garantis-
sait l'unité du texte, qui passait pour constituer un discours parfaite-
ment cohérent. Dès lors, bien que l'on reconnût un décalage temporel
entre la rédaction de l'Ancien Testament et celle du Nouveau, rien
n'empêchait de lire les textes les plus reculés à la lumière des plus tar-
difs, et d'interpréter le messianisme juif en fonction de l'accomplisse-
ment chrétien. L'histoire surnaturelle du salut assure sans anachronis-
me la contemporanéité, ou du moins la correspondance, entre des tex-
tes qui s'échelonnent dans le temps. Il faut être aussi aveuglé que les
Juifs pour croire que le Pentateuque et les livres prophétiques ont un
sens qui se suffit à lui-même, [195] alors que leur message ne devient
compréhensible que par référence à la révélation évangélique. L'exé-
gèse allégorique se trouve à la base de la spéculation théologique, de
la mystique et de la prédication.
Sous l'autorité formidable du magistère ecclésiastique, la révéla-
tion historique constitue un bloc sans fissure, imposé à la fidélité des
croyants par des habitudes mentales millénaires. La science sacrée
administre un capital immense de textes et de commentaires, selon des
méthodes qui tiennent de la rhétorique plutôt que d'une épistémologie
objective. Il n'y a là rien de choquant aussi longtemps qu'un même
esprit règne dans tous les compartiments du savoir. La rupture d'équi-
libre intervient lorsque la Réformation dénonce le pacte qui faisait de
l'église romaine la gérante de l'interprétation des textes, et consacre le
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 258

libre accès des fidèles au texte biblique, dégagé des formulaires tradi-
tionnels et du latin de la Vulgate, qui semblait avoir figé une fois pour
toutes l'intelligence de la Révélation scripturaire. La traduction en
langue vulgaire, l'obligation faite au chrétien de lire et de méditer per-
sonnellement la Parole de Dieu redonne à celle-ci une actualité depuis
longtemps perdue. L'effet de ce décapage spirituel est augmenté par le
recours à la philologie grecque et hébraïque pour atteindre, sans le
détour du latin d'église, le libellé originaire des textes sacrés.
La nouvelle théologie et la nouvelle philologie suscitent une expé-
rience spirituelle fondée sur la confrontation d'une pensée éveillée
avec le message biblique, dégagé du régime de haute surveillance où
il était tenu par le magistère ecclésiastique. Puis survient la révolution
galiléenne, qui conduit à la définition d'un nouveau paradigme de vé-
rité. L'idée de science rigoureuse vaut aussi dans le domaine de la re-
cherche historique et critique ; l'exégèse, même armée des moyens de
la philologie, demeurait captive de la méthode rhétorique. La métho-
dologie scientifique dénonce les facilités de l'allégorie et de l'analo-
gie ; elle découvre dans la Bible un document historique dont l'intelli-
gence exacte passe par les voies et moyens de l'épistémologie mise au
point par les spécialistes de l'interprétation du passé. Pour comprendre
un texte en notre temps, il faut comprendre ce qu'il voulait dire en son
temps, posséder la clef non seulement du vocabulaire, qui donne le
mot à mot, mais aussi de l'espace mental des idées et concepts, des
incidences historiques propres à l'époque considérée. L'espérance d'un
accès direct au donné scripturaire s'efface devant la nécessité d'une
approche indirecte, mobilisant un appareillage mental de plus en plus
complexe.
L'herméneutique biblique avait pris son essor dans les facultés de
théologie réformées, auxquelles s'imposait la tâche de mettre en œuvre
un texte fondamental, que ne recouvrait plus le voile de la tradition
romaine. Délivrée du contrôle du magistère, la Bible s'offre comme un
objet d'enquête, source unique et norme de la foi, ce qui lui donne un
relief décisif dans le domaine réformé. Ces investigations philologi-
ques et historiques auront pour résultat une désagrégation du docu-
ment biblique, dont l'unité apparente semble se dissoudre, comme si
seule l'autorité de l'église pouvait assurer l'unité et l'intégrité du re-
cueil canonique ainsi que l'uniformité de l'interprétation. Les partisans
de l'orthodoxie [196] romaine assistent avec inquiétude au démantè-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 259

lement de leurs certitudes par l'exégèse protestante, semeuse d'anar-


chie. Le Juif Spinoza va encore plus loin, refusant de reconnaître en
Moïse l'auteur du Pentateuque et prétendant retrouver dans les livres
saints la main et les intentions de l'homme ; l'inspiration même des
textes est mise en question.
Le catholique Richard Simon, savant orientaliste, armé de toutes
les ressources de l'exégèse adopte, au même moment que Spinoza, une
attitude épistémologique analogue. L'exégèse historique et critique
s'impose en raison ; mais, devant les menaces qui s'ensuivent pour
l'intégrité de la foi, la seule issue est de reconnaître la souveraineté du
magistère ecclésiastique en ce qui concerne la fixation de normes doc-
trinales. Les incertitudes et variations des églises protestantes prou-
vent que la Bible seule ne constitue pas une autorité religieuse suffi-
sante ; il faut lire la Bible à la lumière de la tradition telle que la re-
connaît l'église romaine. Bossuet, fidèle à la ligne générale de son in-
tégrisme, considérera comme un reniement criminel l'exégèse biblique
de Simon, en dépit de la bonne foi de l'intéressé. La Bible est inspirée
par l'Esprit saint ; Richard Simon doute de l'authenticité de la Bible et
la sauve par la tradition ; Bossuet maintient l'intégrale validité de la
Bible, en son inspiration littérale, et de la tradition, en laquelle se per-
pétue la vigilance de l'Esprit 308.
Le fait que Simon endurait persécution de la part des autorités ca-
tholiques, et que ses ouvrages étaient publiés en Hollande, lui valait
un préjugé favorable auprès des réformés. En France même, il était
impossible d'interdire absolument les études bibliques. De même que
la physique et l'astronomie, en dépit de toutes les censures, devaient
tenir compte des travaux de Galilée et Newton, si elles ne voulaient
pas s'en tenir au rabâchage stérile qui sévissait dans les collèges, de
même la lecture de la Bible devait, bon gré mal gré, s'engager dans la
voie ouverte par la nouvelle exégèse. Les ouvrages étrangers péné-
traient en France ; leurs titres s'étalent, à pleines bibliographies, dans
les articles de l'Encyclopédie consacrés à la théologie biblique. Voltai-
re fait étalage d'une érudition étonnante, même si elle n'est pas tou-
jours du meilleur aloi. « Voltaire, écrit Renan, n'est pas plus un savant
et un critique qu'un philosophe et un artiste. Il est un homme d'action,

308 Pour plus de détails, cf. La révolution galiléenne, Payot, 1969, t. II, pp. 382-
394.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 260

un homme de guerre ; tout devient arme entre ses mains, mais on ne


fait pas de bonne science, pas plus qu'on ne fait de grand art, avec la
polémique (...) Ce qu'elle poursuit, ce n'est pas la vérité, c'est la victoi-
re 309. » Au dire de Renan, dont le témoignage ne saurait être suspect
de partialité, Voltaire « n'entend rien à la haute Antiquité » ; sa tour-
nure d'esprit ne le porte pas à ce genre d'intelligence ; dans ses écrits,
« rien n'est déduit d'une manière savante, les questions sont mal po-
sées : ce sont des à-peu-près de conversation, des vues rapides
d'homme du monde, parfois justes, parfois hasardées, jamais fondées
sur de solides recherches ». Néanmoins, « si Voltaire a fait de la pau-
vre exégèse, c'est grâce à lui que nous avons le droit d'en faire de
[197] la bonne ». Mais ce résultat positif n'intervint qu'à longue
échéance ; sur le moment, « le succès de Voltaire tua l'érudition en
France ; les bénédictins arrêtèrent leurs publications faute de lec-
teurs 310 »... Singulière concordance entre l'influence de Voltaire et
celle de Bossuet !
Le seul lieu de l'érudition sérieuse en France était l'Académie des
Inscriptions, milieu fermé où la recherche se poursuivait, entre spécia-
listes, dans une relative liberté ; malheureusement, « les études bibli-
ques furent le côté le plus faible de cette savante compagnie 311 ». Re-
nan juge néanmoins dignes d'une mention honorable l'abbé Barthélé-
my qui fit progresser les études phéniciennes, ainsi que Fréret et Buri-
gny, qui « sont déjà des savants laïques complets, se servant des textes
sacrés comme de tous les autres textes anciens, leur appliquant les
mêmes règles de critique, ne cherchant ni à combattre la religion ni à
la défendre 312 ». Mais leurs investigations demeurent timides et limi-
tées. Bossuet avait vaincu : « les études sérieuses étaient tuées en
France. La Hollande d'abord, l'Allemagne ensuite prirent la direction
des grandes études appliquées à l'Antiquité (...) Si l'on excepte Silves-
tre de Sacy, il n'y avait pas en France, vers 1800, un seul homme qui

309 Ernest RENAN, L'exégèse biblique et l'esprit français, Revue des Deux
Mondes, novembre 1865, pp. 242-243.
310 Ibid., p. 243.
311 Ibid., p. 244.
312 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 261

entendît quelque chose à la philologie hébraïque ; encore Silvestre de


Sacy ne publia-t-il rien sur ces matières... 313 ».
Ce constat de carence semble d'un pessimisme excessif. S'il est
vrai que la France ne possède pas, en ce qui concerne les hautes étu-
des littéraires, philologiques et historiques, un enseignement supérieur
digne de ce nom, et si la prédominance catholique maintient les pré-
occupations religieuses sous un régime régressif, si les esprits les plus
libres risquent souvent d'être aveuglés par leur anticléricalisme, il
existe néanmoins des isolés qui s'adonnent à la recherche biblique
dans la sécurité d'une semi-clandestinité. L'oratorien Charles-François
Houbigant (1686-1783) publie en 1732 un traité des Racines hébraï-
ques sans points voyelles ou Dictionnaire hébraïque, cité avec hon-
neur par les spécialistes étrangers. En Italie même, Jean-Bernard de
Rossi, professeur de langues orientales à Parme, fait paraître de 1774
à 1788 un grand ouvrage : Variae lectiones Veteris Testamenti ex im-
mensa manuscritorum editorumque codicum congerie haustae et ad
samaritanum textum ac vetustissimas versiones, ad accuratiores sa-
cras fontes ac leges examinatae. A l'abri de la langue latine et sous la
protection d'une érudition hors de portée de la curiosité publique, un
tel travail apporte une contribution importante à l'avancement de la
science.
La contribution française aux études bibliques, après l'œuvre
exemplaire de Richard Simon, comporte un essai dû à un amateur qui,
s'il passa inaperçu en France, marque un décisif pas en avant. Jean
Astruc (1684-1766), fils d'un pasteur du Midi rallié au catholicisme,
fit une carrière médicale et mondaine, d'abord, à partir de 1716, à la
faculté de médecine de Montpellier, au sein de laquelle il contribue à
la critique [198] de ce physicalisme qu'était le iatro-mécanisme ré-
gnant. En 1728, il s'installe à Paris, où il sera médecin consultant du
roi, familier de Madame de Tencin et professeur au Collège royal
(1731). Ce n'est pas un esprit fort ; dans les débats médicaux de l'épo-
que, il prend parti pour le camp conservateur : il combat l'inoculation
de la variole, défendue par le célèbre Tronchin et par Voltaire ; il sou-
tient les intérêts de la corporation médicale contre la jeune académie
de chirurgie, fondée en 1731, et dont la création constitue un progrès
certain des idées thérapeutiques.

313 P. 245.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 262

Ce médecin, qui s'intéresse aussi à la philosophie et à la psycho-


physiologie, est sans que l'on sache trop pourquoi un grand lecteur et
un étudiant de l'Ancien Testament 314. Il publie en 1753, après de lon-
gues hésitations, à Bruxelles et sous le voile de l'anonymat, des
Conjectures sur les mémoires originaux dont il paraît que Moïse s'est
servi pour composer le livre de la Genèse. Les travaux de Spinoza et
de Richard Simon avaient montré l'impossibilité d'attribuer à Moïse,
écrivant sous la dictée de Dieu, la rédaction intégrale du Pentateuque,
ainsi que le voulait la thèse traditionnelle. L'idée s'était imposée que
l'écrivain sacré, qui n'était pas Moïse lui-même, avait mis en ordre les
anciennes archives du peuple hébreu. On imaginait confusément une
masse de documents écrits, de chroniques et de traditions orales, syn-
thétisées par l'œuvre du rédacteur sacré, auquel rien n'empêchait d'ac-
corder le bénéfice de l'inspiration transcendante. Dans son Introductio
ad libros canonicos Veteris Testamenti omnes (1721) le théologien
allemand J. G. Carpzov écrivait : « Il vaut mieux tout attribuer à l'ins-
piration divine, faute de laquelle nulle mémoire humaine n'aurait pu
facilement embrasser le détail de tant de dates, de lieux de personnes,
de noms surtout et de généalogies ou les fournir sans risque de faute
ou d'erreur 315. »
Sans la couverture de l'inspiration divine, l'unité du Pentateuque
risquait de se dissoudre en fragments de date et d'origine diverses, au
grand embarras des exégètes devant cette dislocation des fondements
scripturaires de la foi. Après la critique de Richard Simon, l'ortho-
doxie se rétablissait sur une ligne de repli, maintenue tant bien que
mal contre les récurrences de la philologie. Position difficile à défen-
dre ; la curiosité éveillée ne s'arrête plus. Dès 1683, dans ses Observa-
tiones sacrae, le calviniste orthodoxe Campegius Vitringa, Hollan-
dais, discerne dans les premiers chapitres de la Genèse des textes plus
ou moins concordants, plus ou moins cohérents, dont le caractère dis-
parate avait échappé à l'attention des doctes. Vitringa relève l'existen-
ce de deux récits de la Création, mis bout à bout au début du livre sa-
cré. Cette indication est reprise par certains théologiens, en particulier
par Witter, pasteur à Hildesheim, qui signale en 1711 que les deux

314 Cf. Adolphe LODS, Jean Astruc et la critique biblique au XVIIIe siècle,
Cahiers de la Revue d'histoire et de philosophie religieuse, Strasbourg-
Paris, 1924, à qui j'emprunte ma documentation.
315 Dans A. Lods, op. cit., p. 46.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 263

versions se distinguent par des dénominations différentes attribuées à


Dieu 316.
Les Conjectures de Jean Astruc procéderont à partir de ces indices
[199] auxquels elles en ajoutent d'autres. Les textes sacrés donnent
deux relations du Déluge, l'ordre chronologique des événements est
parfois interverti, et bon nombre de transitions paraissent arbitraires.
Astruc ordonne en deux séries différentes les textes où le Créateur est
appelé Elohim (Dieu) et ceux où il est appelé Iaveh (l'Éternel),
conformément à la remarque de Witter, et il obtient ainsi des ensem-
bles cohérents. Quant aux passages où le Créateur n'est pas nommé,
ils seraient de provenance différente. Astruc isole dix à douze sources
différentes à partir desquelles le rédacteur du texte définitif aurait ré-
alisé sa propre compilation. L'œuvre d'Astruc n'est pas parfaite, mais
elle a une valeur exemplaire ; ceux-là mêmes qui la critiqueront s'ins-
pireront des méthodes qu'elle a mises en œuvre. L'auteur des Conjec-
tures prend comme fil conducteur le seul nom de Dieu, indice d'une
importance incontestable ; d'autres termes ou d'autres idées, comme
aussi certains procédés de style peuvent également servir de critères
pour l'interprétation des composantes du texte sacré. L'exégèse d'As-
truc demeure timide, sinon timorée, dans l'exploitation des résultats
acquis ; elle se garde de mettre en question la doctrine reçue en ce qui
concerne l'historicité et l'inspiration des textes sacrés. Il s'agit d'un
travail d'amateur éclairé, et non d'une entreprise de fanatique ; l'objec-
tivité de la procédure n'en est que mieux assurée.
Selon le jugement d'un spécialiste contemporain, Astruc se distin-
gue, en son temps, par sa rigueur et sa sagacité ; « la reconstitution des
documents primitifs qu'il propose coïncide presque exactement, pour
les quatorze premiers chapitres de la Genèse, c'est-à-dire pour la partie
du livre où n'apparaît pas la seconde source en Elohim, avec celle
qu'adoptent aujourd'hui encore la plupart des critiques autorisés. Sa
décomposition du récit actuel du Déluge notamment est tout à fait re-
marquable 317 ». Un non-spécialiste, un homme sans passion, a ainsi
ouvert une dimension nouvelle à l'analyse critique : « Astruc n'a certes
pas eu la largeur de coup d'œil historique d'un Spinoza ou d'un Le
Clerc ; il n'a pas possédé l'érudition d'un Richard Simon ni les

316 Cf. ibid., pp. 50-54.


317 A. LODS, op. cit., p. 59.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 264

connaissances linguistiques d'un Cappel (...) Il n'a pas discuté les


questions de méthode : il s'est borné à appliquer des règles fort saines
à la solution d'un problème limité. Mais, encore qu'il n'ait pas su ou
n'ait pas voulu en tirer toutes les conséquences, sa découverte, précise
et solidement appuyée, a fait faire à la critique biblique plus de pro-
grès que les ingénieuses mais fragiles hypothèses de ses illustres de-
vanciers sur le même sujet 318... »
L'œuvre semi-clandestine d'Astruc, sans passer tout à fait inaper-
çue, ne suscite pas le même scandale que les travaux de Spinoza ou de
Richard Simon. L'ampleur de la recherche demeurait limitée, et seuls
les spécialistes pouvaient en ressaisir la signification et la portée. Or il
n'y avait guère de spécialistes en France ; en Allemagne, les mérites
de l'analyse d'Astruc furent reconnus et mis en honneur par Johan
Gottfried Eichhorn, dans son Introduction à l'Ancien Testament
(1781) ; [200] « la majorité des jeunes exégètes et même bon nombre
de vétérans se rendirent à la force de la démonstration d'Astruc et
d'Eichhorn ; Jean David Michaelis en personne s'y rallia avec quel-
ques réserves 319. » La distinction entre le Iahviste et l'Élohiste, les
deux sources primitives, devait se révéler féconde pour la suite de la
recherche exégétique au XIXe siècle ; mais l'intervention d'Astruc de-
meure un éclair dans la nuit ; il n'y a pas d'école française d'exégèse,
situation qui se comprend, dans la mesure où le catholicisme n'accor-
de pas une importance primordiale au fondement biblique de la foi
chrétienne. Toute remise en question des interprétations reçues ris-
quait de mettre en œuvre l'appareil répressif de la hiérarchie ecclésias-
tique. Astruc échappa à la catastrophe parce que, n'étant pas d'église,
il pouvait passer pour un amateur dont les paradoxes ne tiraient pas à
conséquence. Il avait pris toutes les précautions pour éviter le scanda-
le en publiant à l'étranger un livre sans nom d'auteur.
Les travaux des érudits catholiques avaient en vue l'apologétique
plutôt que la connaissance scientifique ; leur but était de défendre les
positions traditionnelles de l'église. Tel le Bénédictin dom Calmet
(1672-1757), abbé de Senones en Lorraine, compilateur infatigable
d'un Dictionnaire historique, critique, chronologique, géographique
et littéral de la Bible en quatre volumes, et d'un Commentaire littéral

318 Ibid., p. 60.


319 P. 79.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 265

sur tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, en vingt-huit


tomes. De ce monument d'une pensée traditionaliste, personne ne par-
lerait plus si Voltaire, protégé par dom Calmet, et son hôte en certains
moments épineux de sa carrière, n'avait allègrement utilisé les thèses
de l'abbé de Senones pour étoffer ses écrits de combat contre l'église
catholique, en particulier le Dictionnaire philosophique. Le savoir
sans critique de l'honnête bénédictin sert à ridiculiser la cause qu'il
croyait servir.
Plus révélatrice encore de l'attitude romaine est la théorie, soutenue
par certains Jésuites, selon laquelle l'exégèse critique ne doit pas être
prise en considération, car elle repose sur un terrain incertain. Le ma-
gistère hiérarchique étant maître de la foi, c'est à lui qu'il appartient de
gérer le texte sacré selon la tradition de l'Église, en déniant toute vali-
dité aux recherches historiques et philologiques. Les écrits bibliques,
désormais sujets à caution, doivent être soumis à la norme définie par
l'institution ecclésiastique. Ainsi Richard Simon, mettant en évidence
la fragilité trop humaine des textes bibliques, croyait renforcer, contre
les protestants, la nécessité de se fier à la seule autorité du magistère
romain. Puisque le concile de Trente a décrété l'authenticité du texte
latin de la Vulgate, argumentent les auteurs jésuites, il est inutile et
dangereux de se référer par un vain souci d'archéologie, à un autre
texte historiquement antérieur à celui-là. Telle est la thèse soutenue en
i753j l'année même où paraissaient les Conjectures d'Astruc, par le P.
Février, dans un écrit au titre significatif : La Vulgate authentique
dans tout son texte, plus authentique que le texte hébreu, que le texte
grec qui nous restent.
[201]
L'argumentation développe l'idée qu'aucun des manuscrits des tex-
tes sacrés ne peut être dit original ; il faut accepter sur ce point les
conclusions de la critique. Dès lors, les copies de copies dont nous
disposons ne sont que des œuvres trop humaines, et non dignes de
confiance. La Vulgate, au contraire, cautionnée par l'Église une et
sainte, peut être considérée comme véritablement inspirée, ce qui
permet d'échapper aux contradictions sans issues soulevées par l'exé-
gèse moderne. Le P. Hardouin, dans ses Ad censuram scriptorum ve-
terum prolegomena (1766), met en doute, en même temps que le texte
hébreu et grec de la Bible, la plupart des textes consacrés de l'Antiqui-
té classique, eux aussi corrodés par l'usure du temps, manipulés et fal-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 266

sifiés par les scribes et les moines du Moyen Age. L'Église peut sub-
sister sans les Écritures, comme c'était déjà le cas dans les temps pri-
mitifs, avant la rédaction des Évangiles. Saint Augustin, relève le P.
Hardouin, dit que les catholiques croient à l'Écriture parce qu'ils
croient en l'Église, et non l'inverse. L'Église, en son actualité vivante,
est la source de toute autorité ; les affirmations elles-mêmes des Pères
sont sujettes à caution ; il faut s'en tenir aux normes définies une fois
pour toutes par le concile de Trente.
Les thèses du P. Hardouin devaient être radicalisées par un de ses
confrères, le P. Isaac Berruyer, qui, lui aussi, utilise le scepticisme
engendré par les méthodes historiques en vue d'un renforcement de la
tradition. Berruyer publie de 1728 à 1758 une considérable Histoire
du peuple de Dieu, dans le style le plus librement moderne, qui sou-
tient, selon R. R. Palmer, une théorie des « climats d'opinion » :
« Chaque âge, estimait-il, avait sa propre atmosphère intellectuelle.
Les anciens auteurs, y compris les auteurs sacrés eux-mêmes, avaient
écrit pour des hommes animés par les idées et les intérêts de leur épo-
que 320. » Chaque époque lit la Bible à la lumière de ses propres évi-
dences ; il en résulte, contrairement à ce qu'affirment les protestants,
que la Bible n'a pas en elle-même de sens objectif. Le moyen d'éviter
des difficultés sans issue est de s'en remettre à l'autorité souveraine de
l'église romaine-maîtresse de la foi, dont elle définit en chaque temps
le « présent absolu. Aucun argument tiré du passé ne pouvait valoir
contre elle. Ce que l'Église croyait en un moment quelconque définis-
sait sa croyance pour tous les âges passé, présent, et futur. Quelle que
fût l'importance des changements possibles, l'église ne pouvait jamais
paraître changer, car elle emportait avec elle son passé et son avenir.
La tradition triomphait de l'histoire en tant que méthode de connaître
le passé ; l'idée de perpétuité l'emportait sur l'idée de développement,
l'autorité de la croyance présente sur l'autorité des documents histori-
ques 321... »
L'Histoire du peuple de Dieu donnait une transcription libre et dé-
sinvolte des textes sacrés mis au goût du jour, de manière à offrir un
équivalent actuel des histoires saintes en leur fraîcheur originaire. Le

320 Robert R. PALMER, Catholic and uribelievers in eighteenth century France,


Princeton University Press, 1939, p. 69.
321 Ibid., p. 71.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 267

P. Berruyer n'était mandaté par personne pour mener à bien cette in-
terprétation moderniste. Il fut condamné à Rome et par la Sorbonne,
désavoué [202] par la Compagnie de Jésus, et vit son ouvrage brûlé
par le bourreau, ce qui ne l'empêcha pas d'en poursuivre la publica-
tion, après avoir fait acte de soumission. Cette discrète tolérance à
l'égard d'un auteur qui professait une théologie humaniste et manifes-
tait des tendances favorables à la religion naturelle attestait que les
Jésuites étaient sensibles au renouvellement des valeurs religieuses.
Le radicalisme de Berruyer ne saurait être considéré comme représen-
tatif de l'opinion catholique ; mais il est révélateur de la gravité de la
situation épistémologique suscitée par la naissance de l'exégèse mo-
derne. Le catholicisme se trouvait placé devant un dilemme ruineux :
soit accepter une inacceptable révision des fondements de la foi, soit
la rejeter en bloc, au prix de difficultés dont l'œuvre de Berruyer four-
nit un exemple. Pendant deux siècles encore, l'église catholique refu-
sera de choisir, s'obstinant à défendre à coup d'interdits et de condam-
nations des positions indéfendables.
Malheureusement pour Rome, la recherche exégétique se poursui-
vait en dehors de sa sphère d'influence ; il était impossible de neutrali-
ser toutes les retombées en pays catholique des résultats obtenus ail-
leurs. Le jeune Diderot a lu l'œuvre du « Jésuite Berruyer » ; il pose
les questions qui résultent de la confrontation entre l'histoire sainte et
l'histoire qui ne l'est pas : « La divinité des Écritures, estime-t-il, n'est
point un caractère si clairement empreint en elles que l'autorité des
historiens sacrés soit absolument indépendante du témoignage des au-
teurs profanes. Où en serions-nous s'il fallait reconnaître le doigt de
Dieu dans la forme de notre Bible ? Combien la version latine n'est-
elle pas misérable ? Les originaux mêmes ne sont pas des chefs-
d'œuvre de composition. Les prophètes, les apôtres et les évangélistes
ont écrit comme ils y entendaient. S'il nous était permis de regarder
l'histoire du peuple hébreu comme une simple production de l'esprit
humain, Moïse et ses continuateurs ne l'emporteraient pas sur Tite-
Live, Salluste, César et Josèphe, tous gens qu'on ne soupçonne pas
assurément d'avoir écrit par inspiration 322... » Le refus entêté d'accep-
ter des vérités de bon sens ne pouvait que renforcer dans leur convic-

322 Pensées philosophiques (1746), art. 45 : Œuvres philosophiques de


DIDEROT, p. p. Paul VERNIÈRE, Garnier, 1961, p. 35.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 268

tion ceux qui estimaient que le catholicisme était une forme pernicieu-
se d'obscurantisme. On a toujours l'anticléricalisme qu'on mérite ; en
refusant le dialogue avec l'esprit du temps, l'église romaine exaspéra
les résistances. Elle s'était mise en contradiction avec la saine raison,
persuadant les partisans de la raison que l'avènement de la raison pré-
supposait la fin de la religion établie. Les mesures radicales mises en
œuvre par les révolutionnaires français seront l'aboutissement de cette
logique.
La spiritualité catholique ne s'alimente que d'une manière indirecte
à la source scripturaire ; le fidèle n'est nullement tenu à une lecture
assidue de l'Ancien et du Nouveau Testament, dont il ne connaît que
des fragments prédigérés dans le contexte de la liturgie, d'ailleurs pré-
servée de toute curiosité inopportune par le voile de la langue latine.
Pour [203] les clercs, le ronron du bréviaire émousse l'actualité de la
lecture biblique, absorbée dans l'immense appareil de l'institution reli-
gieuse. La fidélité chrétienne met en jeu des éléments très divers,
parmi lesquels la soumission à l'autorité et le respect de la tradition
jouent un rôle prépondérant. C'est pourquoi l'avènement de la nouvel-
le herméneutique pouvait demeurer inaperçu de l'autorité hiérarchi-
que, aux yeux de laquelle il ne s'agissait pas là de questions de pre-
mière urgence. Seuls quelques érudits prenaient éventuellement la
chose au sérieux, mais il suffisait de les rappeler à l'ordre ou de les
faire taire, pour remettre les choses en place.
Le protestantisme est un christianisme du Livre avant d'être un
christianisme de l'Église, ce qui explique la pluralité des dénomina-
tions, incompréhensible ou scandaleuse aux yeux des catholiques.
Seule la Bible a une autorité absolue, tandis que les églises représen-
tent des institutions humaines, des formes humaines de fidélité à la
seule exigence inconditionnelle des Écritures. Un renouvellement de
l'exégèse atteint de plein fouet la religion de tous et de chacun, dont le
fondement est remis en question. Le problème herméneutique, margi-
nal pour les catholiques, est central pour les protestants. L'inégalité de
développement des études bibliques selon les terroirs religieux se
comprend parfaitement.
Les facultés de théologie protestante sont tenues de centrer leur en-
seignement sur la lecture et l'interprétation de la Bible, en dehors de
toute référence à la Vulgate latine. L'hébreu, le grec et même les lan-
gues orientales tiennent une grande place dans les études, ce qui a
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 269

pour conséquence la formation d'un corps de professeurs spécialisés ;


les universités de Leyde et de Cambridge seront les foyers vivants de
l'orientalisme qui, d'abord centré sur la Bible, se développera ensuite
dans des directions indépendantes. La théologie réformée ne veut être
qu'un commentaire de la Parole de Dieu, dont elle développe les exi-
gences, et à laquelle par conséquent l'ensemble de son argumentation
doit être subordonné. Alors que les séminaires romains visent surtout
à cultiver chez les futurs prêtres la vertu d'obéissance, les facultés pro-
testantes de théologie constituent des centres de recherche, dans un
secteur particulièrement important de la culture. Les penseurs luthé-
riens du milieu du XVIIIe siècle se disent « Néologues », ce qui signifie
qu'ils se proposent de changer le style de la pensée religieuse ; la théo-
logie doit marcher avec son temps, et accompagner, et même opérer,
le renouvellement général des valeurs. L'Université demeure une
structure unitaire en laquelle les facultés spécialisées communient,
sans que les séparent des cloisons étanches. La communication des
savoirs est assurée, au niveau des institutions pédagogiques et au ni-
veau des individus. Professeurs et étudiants mettent en œuvre une
curiosité qui favorise la circulation des idées et la fécondation mutuel-
le des disciplines.
Pour les protestants, la méditation de la Parole de Dieu est le point
focal de la spiritualité chrétienne, l'aliment quotidien d'une piété qui,
en général, ne recourt guère aux ressources de la tradition ascétique et
mystique. L'interprétation des textes sacrés revêt la signification d'un
[204] acte de foi ; lecture édifiante et lecture philologique, en dépit de
la tension qui peut exister entre les deux ordres de valeurs, se trouvent
associées, comme le fait bien voir le cas du piétisme. Les petits grou-
pes de fidèles constitués par Spener en vue de travailler du dedans à la
rénovation de l'église se réunissent régulièrement pour des lectures
bibliques. August Hermann Francke, organisateur du piétisme alle-
mand, est professeur de langues orientales. Dès 1686, alors qu'il en-
seigne à l'Université de Leipzig, Francke crée avec quelques collègues
un Collegium philo-biblicum, consacré à la lecture de l'Ancien et du
Nouveau Testament, qui d'ailleurs suscitera la méfiance de la Faculté
de Théologie, jalouse de voir se créer en dehors d'elle un centre reli-
gieux ouvert aux idées nouvelles. Francke devra quitter Leipzig, mais
il pourra susciter à Halle un nouveau foyer intellectuel conforme à ses
idées.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 270

La lecture piétiste de la Bible n'a rien de commun avec l'exégèse


scientifique. Elle consacre plutôt le retour à des formes d'interpréta-
tion traditionnelles, délaissées depuis la Réforme 323. Le fidèle ne s'in-
téresse pas à l'archéologie biblique ; il recherche dans les textes une
actualité éternelle, une interpellation en vue de la conversion et du
salut. Seul celui qui a perçu cet appel, le converti, enseigne Francke,
découvre le cœur d'un enseignement, dont l'inconverti ne perçoit que
l'écorce. L'expérience religieuse authentique consiste à saisir par-delà
le sens littéral (sensus literae) le sens spirituel (sensus mysticus sive
spiritualis), ce qui autorise le recours à l'analogie et à l'allégorie, avec
les dangers inhérents à ce genre de sollicitation des textes. Le piétisme
apparaît comme une quête de l'inspiration divine à travers les récits de
l'Écriture sainte, déchiffrée comme une immense parabole de l'âme
humaine à la recherche de son salut. La vérité du texte sacré s'accom-
plit au moment où la lettre écrite s'incarne en illumination vivante
dans l'âme du fidèle qui y découvre la joyeuse espérance de l'éternité.
Une telle herméneutique paraît plus proche de l'Imitation, ou de
maître Eckhart et de Tauler, que de Richard Simon et de l'exégèse sa-
vante. Le piétisme avait néanmoins le mérite d'attirer l'attention des
fidèles sur les textes bibliques, devenus souvent lettre morte sous l'ef-
fet d'usure suscité par la pratique religieuse. Il produit un décapage qui
suscite un face à face entre le croyant, réveillé de sa torpeur, et le
message révélé. La lecture piétiste de la Bible réagit contre la rationa-
lisation théologique et philosophique, dont la tendance est de se
contenter d'une analyse conceptuelle des textes sacrés. Le célèbre
Christian Wolff avait ainsi formulé des règles d'interprétation, qui ré-
duisaient le déchiffrement des Écritures à une analyse logique ; l'atten-
tion se portait sur la définition exacte des termes et la vérification des
enchaînements déductifs. La parole de vie devenait une axiomatique
d'où avait disparu toute affirmation du surnaturel 324. L'interprétation
raisonnable confine à l'absurdité, [205] comme le montrera Hamann
face aux rationalistes de Berlin, qui tendaient à travestir Jésus-Christ
en un professeur de mathématiques élémentaires.

323 Emanuel HIRSCH, Geschichte der neuern evangelischen Théologie...,


GÜTERSLOH, Bertelsmann Verlag, Band II, 1951, pp. 169 sqq.
324 Cf. Christian WOLFF, Vernünftigen Gedanken von den Kraften des
menschlichen Verstandes und ihrem richtigen Gebrauche in Erkenntnis der
Wahrheit, 1711 ; IIe éd. Halle, 1742, ch. XII, pp. 191 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 271

Le piétisme affirme la nécessité d'une lecture spirituelle d'un texte


spirituel. Mais il n'est guère possible d'atteindre l'esprit sans un bon
déchiffrement de la lettre, et les inspirateurs du piétisme le sentaient
parfaitement. Spener proteste contre les empiétements de la philoso-
phie rationaliste et de la scolastique aristotélicienne en matière de
théologie. Il faut lire la Bible bibliquement, sans adultération. « Spe-
ner déplore à diverses reprises qu'il ne nous soit plus possible de re-
connaître l'arrière-plan spirituel du domaine conceptuel de la Bible, ce
qu'il appelle la « philosophie juive ». C'est à partir de là que nous
pourrions parvenir à une compréhension beaucoup plus exacte des
mots et des idées bibliques, ce qui permettrait d'élaborer une théologie
beaucoup plus fidèle à la Bible. Ce rejet de l'intellectualisme helléni-
que, et ce vœu d'une pensée purement biblique ont continué à agir au
sein du piétisme 325. » Spener n'avait pas la formation nécessaire pour
mener à bien la forme d'exégèse qu'il entrevoyait ; du moins conce-
vait-il, pour parvenir à une spiritualité véritable, la nécessité de recou-
rir aux voies et moyens d'une exégèse historique et critique. Le pié-
tisme, en dépit de certains aspects régressifs, pouvait déboucher sur
une herméneutique.
Le renouveau de l'attention pour les textes sacrés se manifesta par
des éditions nouvelles, rompant avec les traductions et commentaires
de Luther, charte de la foi orthodoxe. Les piétistes radicaux produisi-
rent pour leur usage des Bibles « mystiques et prophétiques », propres
à susciter la ferveur des fidèles : d'abord la Bible de Marbourg (1712),
puis celle de Berlebourg, plus considérable, en huit gros volumes
(1726-1742), dont l'inspiration traduit l'influence des maîtres de l'in-
ternationale piétiste : Madame Guyon, Antoinette Bourignon, Pierre
Poiret, etc. Ces éditions donnaient la prépondérance à l'intention édi-
fiante sur la préoccupation scientifique ; elles correspondaient aux be-
soins de petits groupes fervents plutôt qu'aux exigences du travail
académique. L'université de Halle suscita les travaux plus rigoureux,
de Johann Heinrich Michaelis (1668-1738), collaborateur de Francke
et professeur de langues orientales, puis de théologie, à partir de 1699.
Michaelis publie en 1720 une édition de l'Ancien Testament hébraï-
que, fondée sur la confrontation de nombreuses éditions et traduc-
tions, qui s'efforce de restituer le texte massorétique, et se complète de

325 Emanuel HIRSCH, op. cit., p. 100.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 272

trois volumes de notes. L'entreprise, intéressante, ne permettait pas


d'atteindre les véritables problèmes, car le texte massorétique ne re-
présente qu'un état tardif de l'Ancien Testament, fruit d'une élabora-
tion fort décalée par rapport à la rédaction initiale. C'est encore ce tex-
te massorétique qui sera l'objet des recherches de l'Anglais Kennicott,
publiées en 1772, et fondées sur la collation systématique de tous les
manuscrits connus.
Le fait important fut le progrès de la philologie classique, qui, sus-
citant de nouvelles habitudes mentales, modifia la position même des
problèmes. [206] C'est en 1795 que paraîtront les Prolegomena ad
Homerum de Friedrich August Wolf. À la lumière des légendes popu-
laires, Wolf formule la théorie de 1' « athéisme homérique ». Homère
n'a pas plus existé, ni moins, que l'Ossian de Macpherson ; l'œuvre
d'Homère est une œuvre sans auteur, rassemblée et compilée à une
certaine époque, sans que cela enlève rien à son authenticité. La désa-
cralisation du texte, consacré par le respect de générations d'humanis-
tes, permet de l'étudier dans le détail de sa composition. Le siècle fi-
nissant entre en sympathie avec les littératures populaires des âges
traditionnels, avec le monde légendaire du Nord germanique, celte et
scandinave ; déjà s'annonce la réévaluation du Moyen Age, l'un des
aspects significatifs de la culture romantique. Cette nouvelle intelli-
gence contribue à modifier l'attitude des lecteurs à l'égard de certains
textes fondamentaux ; Homère et la Bible retrouvent une jeunesse
nouvelle, non plus comme les produits tardifs et parfaits d'une civili-
sation à son apogée, mais comme des compilations où se retrouve la
marque créatrice de peuples adolescents. Cette mise en perspective,
éclairée par un retour aux origines, situe dans un éclairage nouveau
aussi bien la question d'Homère, auteur de l’Iliade et de l’Odyssée,
que la question déjà fort contestée de Moïse auteur du Pentateuque.
De même que s'efface, avec l'athéisme homérique de F. A. Wolf, une
conception du sacré propre à la philologie humaniste, de même se
trouve démenti le tabou qui interdisait de souiller les textes bibliques
par des préoccupations d'épistémologie trop humaine.
Selon un historien qui résume la situation à la fin du siècle, « c'est
seulement alors que l'on commença à traiter les textes originaux de
l'Ancien et du Nouveau Testament comme les écrits classiques des
Grecs et des Romains, et, en conséquence, on se mit à utiliser, à com-
parer les manuscrits, les traductions anciennes, les citations des Pères
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 273

de l'Église et les autres sources 326 ». Ce travail se poursuit dans les


éditions et commentaires, les instruments de travail publiés en Alle-
magne et en Angleterre, où la philologie biblique s'impose comme une
discipline indépendante, ou plutôt comme un ensemble de disciplines.
Il y avait eu un temps où la Bible, ancien et nouveau Testaments ré-
unis, pouvait être considérée comme un bloc, rédigé dans la seule lan-
gue sacrée, le latin de la Vulgate. Depuis la Réforme, le latin a perdu
son privilège, dans les pays protestants, où les fidèles lisent les textes
saints dans leur langue nationale, cependant que les gens d'églises
doivent affronter le grec des Évangiles et l'hébreu de l'Ancien Testa-
ment. L'application des méthodes philologiques met en lumière le ca-
ractère particulier de la langue évangélique, fortement teintée d'hé-
braïsmes. D'autre part, l'Ancien Testament hébraïque apparaît comme
une masse composite, dont chaque partie doit faire l'objet d'études sty-
listiques, grammaticales, mais aussi historiques et archéologiques. Des
spécialisations esquissent une division du travail entre les théologiens,
qui ont compétence en ce qui concerne la doctrine de l'église, et les
maîtres des études bibliques, auxquels [207] une formation étendue en
matière de langues orientales est indispensable. Richard Simon pro-
clamait qu'il n'avait rien d'un théologien ; comme ses successeurs du
XVIIIe siècle, il avait étudié l'Ancien Testament et le Nouveau. Mais le
temps viendra où l'accroissement des connaissances confinera les sa-
vants dans l'ordre néo ou vétéro-testamentaire.
Cette nouvelle programmation des études provoquera des tensions
au sein des facultés de théologie. Les théologiens, gardiens de l'ortho-
doxie, auront tendance à gêner le déploiement des recherches exégéti-
ques, suspectes de remettre en question les fondements de la doctrine
ecclésiastique. L'exégète veut être un savant, mais il arrive que les
résultats de sa science aient des conséquences d'ordre théologique, en
démentant sur tel ou tel point la doctrine reçue. La théologie tradition-
nelle se trouve prise entre deux feux, attaquée du dehors par la criti-
que rationnelle, et minée dans ses fondements par la critique histori-
que.
L'orientaliste Johann David Michaelis (1717-1791), né à Halle, et
fils d'un professeur de cette université, après avoir étudié en Hollande

326 Johann Georg MEUSEL, Leitfaden zur Geschichte der Gelehrsamkeit, Band
III, Leipzig, 1800, p. 1319.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 274

et en Angleterre, où il subit l'influence des courants rationalistes do-


minants, enseigne à Göttingen à partir de 1745 et jusqu'à sa mort. Il
consacre une activité considérable au domaine vétéro-testamentaire,
bien que ses recherches aient également porté, comme on verra, sur le
Nouveau Testament. Esprit libéral, Michaelis n'entend pas dévier de la
ligne prescrite par l'église à laquelle il appartient, mais ses travaux
commandent, à échéance plus ou moins longue, un renouvellement
des valeurs religieuses. Il consacre à la philologie hébraïque les deux
volumes de ses Supplementa ad lexica hebraïca (1786) qui enregis-
trent les progrès réalisés depuis deux siècles dans le domaine positif
de la compréhension des textes. D'autres ouvrages sont consacrés à la
géographie biblique (1769) et au Droit mosaïque (1770) ; il s'agit de
connaître la terre et les hommes, les institutions dont il est question
dans les textes sacrés. Ces recherches seront systématisées, en 1787,
dans une grande Introduction aux Écritures divines de l’Ancienne Al-
liance (Einleitung in die göttlichen Schriften des Alten Bundes), dont
le titre a l'allure d'un manifeste en faveur de l'inspiration des textes
sacrés. Michaelis passe en revue les hypothèses et interprétations
concernant la composition de l'Ancien Testament, y compris les tra-
vaux de Richard Simon et ceux d'Astruc. Le fait d'exposer objective-
ment les thèses diverses de la critique atteste l'élargissement de l'hori-
zon épistémologique ; des concessions sur des points de détail amor-
cent une négociation avec l'esprit nouveau.
Dans son herméneutique, « Michaelis veut s'en tenir à l'interpréta-
tion orthodoxe de l'Écriture. Il tente une sorte de desserrement de cette
orthodoxie sous l'influence de la raison et de la critique ; de cette fa-
çon, il repousse aussi loin que possible vers l'extérieur les limites du
dogme de l'inspiration scripturaire 327 ». Par exemple, Michaelis
maintient les [208] correspondances allégoriques entre l'Ancien Tes-
tament et le Nouveau. Une telle lecture prophétique et messianique
des écrits de l'ancienne Alliance est incompatible avec l'esprit histori-
que ; elle aboutit d'ordinaire à donner au texte un sens fort éloigné de

327 Hans Joachim KRAUS, Geschichte der historisch-kritischen Erforschung


des Alten Testaments von der Reformation bis zum Gegenwart, Neukirchen,
1956, p. 91. Cf. aussi The Cambridge history of the Bible : The West from
the Reformation to the present day, edited by S. L. GREENSLADE,
Cambridge University Press, 1963 ; Emil G. KRAELING, The Old Testament
since the Reformation, London, Lutterworth Press, 1955.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 275

son sens littéral. Les essais de rationalisation tentés par Michaelis de-
meurent timides ; il se montrera plus hardi dans son interprétation du
Nouveau Testament.
L'autre grand nom de l'exégèse allemande est Johann Salomo Se-
mler (1725-1791) qui enseigne à Halle à partir de 1752. La position de
Semler en théologie, plus avancée que celle de Michaelis, rompt avec
le conservatisme orthodoxe ; il appartient au mouvement des Néolo-
gues, marqué par le rationalisme de l’Aufklärung. L'université de Hal-
le, citadelle du piétisme, avait eu dans son sein le rationaliste Chris-
tian Wolff ; la Faculté de Théologie offre une chaire à un partisan de
la raison critique, à un spécialiste de l'exégèse qui manifeste ses sym-
pathies en rééditant l'Histoire critique du Vieux Testament, de Richard
Simon. Semler est apparu à ses contemporains comme un réformateur
des études bibliques, sans compromettre sa position officielle. Luther
aussi s'était réclamé de la liberté de sa conscience contre l'autorité éta-
blie ; un non-conformiste, dans la sphère d'influence de la réforma-
tion, peut invoquer ce précédent illustre.
Dans son autobiographie, Semler affirme la légitimité de la critique
exégétique : « Je n'ai jamais pu me résoudre à admettre que le genre
particulier d'étude et de technique, que l'on appelle critique, ne pût et
ne dût être appliqué à la Bible, quelle que soit son utilité dans le cas
des autres vieux livres de l'humanité. J'avais depuis longtemps admis
la divinité du texte sacré, son importance et l'utilité, le caractère profi-
table des vérités qu'il contenait. Mais je tenais la reproduction de la
Bible par la copie ou par l'impression comme une tâche humaine du
même ordre que si le copiste ou l'imprimeur travaillaient sur Platon ou
Horace. Celui qui soutient que Dieu exerce une direction et une sur-
veillance particulière et extraordinaire sur un tel travail de copie doit
avoir complètement perdu de vue le monde réel 328. » Il faut distin-
guer entre le contenu des livres saints et la forme accidentelle sous
laquelle ce contenu nous est parvenu. L'enquête historique ainsi ou-
verte permet de discerner parmi les textes disparates de l'Ancien Tes-
tament ceux qui ont un caractère essentiel, et ceux qui ont pu présen-
ter pour les Juifs un intérêt majeur, sans présenter pour les chrétiens la
même utilité.

328 Aus der von J. S. SEMLER selbst entworfenen Lebensbeschreibung, 1781, II


Teil, p. 125 ; dans H. J. KRAUS, op. cit., p. 97.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 276

Les Néologues ont introduit en Allemagne la libre critique exégé-


tique de l'Ancien Testament, car, soucieux de rénover la pensée reli-
gieuse, ils désiraient s'appuyer sur le Nouveau Testament plutôt que
sur l'Ancien. La mise en perspective historique et critique de la Bible
hébraïque accentue son caractère documentaire, permettant à l'esprit
de [209] prendre ses distances par rapport à des enseignements dont
une partie au moins doit être considérée comme périmée. L'essentiel
de la Révélation divine est constitué par les vérités qui édifient, qui
contribuent à l'amélioration morale du fidèle. Ainsi se trouvent boule-
versées les positions du littéralisme traditionnel. L'exégèse scientifi-
que peut s'emparer de la lettre des textes sacrés, abandonnée par les
théologiens, qui ne lui reconnaissent qu'un intérêt secondaire. L'hu-
manisation de la religion, l'accent mis sur les valeurs morales et utili-
taires mène à reconnaître qu'un certain nombre des textes de l'Ancien
Testament concernent les antiquités juives plutôt que la spiritualité
chrétienne vivante, laquelle s'affirme clairement dans les évangiles.
Les sciences religieuses peuvent dès lors développer leurs études sans
risquer de se heurter à des interdits ecclésiastiques. L'œuvre de Semler
atteste la prépondérance accordée à la révélation naturelle, d'essence
morale, sur la révélation historique, qui revêt, dans le recul du temps,
un caractère exotique et folklorique, teinté de surnaturel et d'irration-
nel.
L'exégèse biblique de Semler est marquée par l'esprit de l'Aufklä-
rung. Il faut rechercher l'inspiration divine dans l'actualité de la cons-
cience, ou dans les leçons spirituelles des Évangiles, plutôt que dans
les textes destinés aux anciens Hébreux et qui ont perdu pour nous
leur signification immédiate. Selon les Néologues, en somme, il
conviendrait de laisser les morts de l'Ancien Testament ensevelir leurs
morts, avec le secours des archéologues qualifiés. A cette disqualifica-
tion, au moins relative, du domaine hébraïque, où l'on retrouve l'esprit
de Spinoza, lui aussi hébraïsant et « néologue », s'oppose l'attitude de
Herder, soucieux de ressaisir en sa plénitude l'actualité de la Bible.
Herder, dans sa jeunesse à Koenigsberg, a fortement subi, après celle
de Kant, l'influence de Hamann, objecteur de conscience aux valeurs
des Lumières, tant prussiennes que françaises, et partisan d'un littéra-
lisme biblique d'un style nouveau. Les textes bibliques sont l'incarna-
tion du Verbe divin ; ils ne doivent pas faire l'objet d'une reconstitu-
tion historico-archéologique sacrilège ; il faut les approcher comme
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 277

des hiéroglyphes, messages secrets et sacrés dont le sens se livre à


l'âme fidèle dans l'actualité de la foi qui seule, à travers l'obscurité,
pressent le déchiffrement du mystère.
Herder n'a pas emprunté à Hamann les aspects ésotériques de ses
méditations bibliques. Mais il a compris que la véritable herméneuti-
que demandait que le lecteur des textes sacrés se fasse le contempo-
rain de la Révélation, pour reprendre une formule de Kierkegaard.
L'évêque anglais Robert Lowth (1710-1787), dans un essai De sacra
poesi Hebraeorum, traduit par J. D. Michaelis en 1770, avait restitué
le relief qualitatif d'une littérature dont on oubliait trop qu'elle avait
une valeur d'art et de vie pour tout un peuple en sa réalité charnelle.
Herder s'efforce de rendre aux textes sacrés leur densité concrète ; il
veut voir dans la littérature biblique, expression de l'âme hébraïque,
une forme de poésie populaire, qui peut être comparée sans sacrilège
avec les autres ensembles légendaires de l'humanité. La philologie
externe, reconstitution scientifique du texte, se double ainsi d'une phi-
lologie [210] interne, d'une herméneutique spirituelle. Bossuet, com-
me ses contemporains, lisait les histoires de la Bible et se représentait
ses personnages à la manière de Racine, mettant en scène les Grecs et
les Romains, vêtus comme des courtisans de Louis XIV et se compor-
tant comme eux.
Le XVIIIe siècle finissant découvre l'importance de cette « philoso-
phie juive », soupçonnée par Spener, et dont Herder s'est efforcé de
restituer le sens. Il s'agit de redonner à la Bible sa couleur locale, de la
lire en son authenticité humaine, dans l'esprit même où elle a été
conçue. Herder distingue deux niveaux dans l'interprétation ; d'abord
vient l'érudit biblique (biblischer Antiquar) qui établit le mot à mot du
texte, dans son exactitude littérale ; mais ce stade nécessaire n'est pas
pour autant suffisant : « Quelle étroitesse d'esprit ce serait, me semble-
t-il, si nous ne voulions pas voir plus loin que le sens des éléments
isolés ; car l'ensemble nous est proposé en vue d'une intuition globa-
le. » Il s'agira de rechercher, au prix d'une saisie totalitaire, ce que la
Providence a voulu manifester aux hommes par-delà le recul des épo-
ques et des peuples 329. Herder n'est pas seulement un théologien,
mais aussi un philosophe et un poète ; sa lecture de la Bible s'engage,

329 HERDER, Briefe das Studium der Théologie betreffend, Vierter Theil (1781-
1786), lettre XXXIX ; Werke, éd. Suphan, t. XI, Berlin 1879, pp. 10-11.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 278

beaucoup plus que celle de ses contemporains, vers la restitution de


l'authenticité du sens.
« La Bible, le livre de Dieu, venu à nous du fond de tant d'époques
et de générations, possède encore ce caractère particulier que son mo-
de d'exposition est extrêmement varié, comme pour s'adresser à tous
les temps et à tous les hommes. Y a-t-il un genre littéraire qui n'y ait
été quelque part utilisé 330 ? » Prose et poésie, toutes les formes d'ex-
pression composent un ensemble, comme un jardin plein de fleurs et
de fruits. Cette diversité des moyens atteste la richesse intrinsèque de
la création, et la puissance infinie du Créateur. « Bien loin d'y perdre
en vérité, en précision et en clarté, la Révélation de Dieu y a gagné de
se mettre à la portée de tous les âges, de tous les rédacteurs et de tous
les types d'hommes (...) Chaque genre littéraire est né avec son époque
et selon les besoins de l'époque ; il s'est modifié avec elle ; c'est en
fonction d'elle qu'il doit être apprécié, reconstitué et jugé. Moïse et les
Prophètes, les Prophètes et les Apôtres, ceux-ci et le Christ, tous di-
sent la vérité de Dieu avec la puissance de Dieu, mais chacun la dit à
sa façon, et il n'y a pas deux prophètes ou deux apôtres qui le fassent
d'une manière identique. Chacun parle comme l'Esprit lui a donné de
parler, fidèle à son sens de la vérité 331. »
Herder a clairement aperçu l'importance du milieu et des mentali-
tés bibliques, ainsi que le rôle des genres littéraires dans la rédaction
des Écritures. Avec lui commence un âge nouveau de l'herméneuti-
que, échappant aux problématiques opposées de Bossuet et de Richard
Simon : « C'est humainement qu'il faut lire la Bible, car elle est un
livre [211] écrit par des hommes pour des hommes (menschlich muss
man die Bibel lesen ; denn sie ist ein Buch durch Menschen fur Mens-
chen geschrieben) ; humaine est la langue, humains sont les moyens
extérieurs avec lesquels elle a été rédigée et conservée, humain enfin
est le sens qui permet de la saisir, humains les procédés d'élucidation
ainsi que le but et les besoins auxquels elle doit être appliquée. » Dans
ce début de la première des Lettres sur l'étude de la Théologie, Herder
engage ses jeunes correspondants à rechercher résolument l'actualité
humaine des Livres saints : « Vous pouvez croire en toute sécurité que
plus vous lisez la Parole de Dieu humainement (au meilleur sens du

330 Ibid., lettre XXXVIII, p. 6.


331 Ibid., pp. 7-8.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 279

terme), plus vous vous rapprochez des intentions de son Auteur, qui
créa l'homme à son image, et qui dans toutes les œuvres et les bien-
faits où il se révèle à nous comme Dieu, se comporte pour nous hu-
mainement 332. »
Cette approche herméneutique remet en question la théologie bi-
blique. Herder ne songe pas à contester l'authenticité des textes sacrés,
mais, s'appuyant sur les données de l'exégèse, il pose en termes neufs
le problème de l'inspiration. Celle-ci cesse d'être un caractère maté-
riellement inhérent au document scripturaire en lequel l'esprit de Dieu
se serait incarné une fois pour toutes, en un certain point de l'espace et
du temps. Cette conception est ruinée à partir du moment où l'on ad-
met que le texte biblique dont nous disposons n'est pas le texte origi-
nal, mais le dernier état d'une tradition incertaine, surchargé d'addi-
tions et d'oblitérations. La foi chrétienne ne peut être retenue captive
d'une parole donnée dans le recul du passé, et déformée par l'usure des
siècles. L'actualité de la foi passe non par la lettre des Écritures, mais
par leur esprit, qui doit être réactivé et réincarné dans le présent. Le
sens du message pour tous les temps doit être retrouvé à partir du
message formulé en un temps particulier. La théologie cesse d'être la
répétition d'un donné ancien ; elle est recherche, résurrection d'un sens
présent ; le devenir de l'humanité, auquel le philosophe Herder était
particulièrement attentif, implique une genèse parallèle de la vérité
divine en dialogue avec le devenir de l'être humain. D'où la profonde
remarque de Herder : « Le fait que la religion est intégralement hu-
maine est un signe de reconnaissance intime de sa vérité (...) Sa
connaissance est vivante, elle est la somme de toutes les connaissan-
ces et de tous les sentiments, elle est la vie éternelle. S'il existe une
raison générale et une sensibilité de l'humanité, c'est dans la connais-
sance religieuse, dont elles constituent l'aspect le plus méconnu 333. »
La pensée de Herder ouvre des possibilités nouvelles, sans rompre
avec le christianisme, que Herder a fidèlement servi en qualité de di-
gnitaire ecclésiastique. Le fait qu'il ait pu librement formuler des opi-
nions aussi hardies atteste le changement de climat en Allemagne, où
la théologie a accompagné le développement général de la pensée,

332 Op. cit., Erster THEIL, Brief I, 1780-1785 ; éd. Suphan, t. X, p. 7.


333 HERDER, Vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele, 1778 ;
Werke, hgg. v. Joh. VON MULLER, Carlsruhe, 1820, t. VIII, p. 92.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 280

échappant au blocage dont elle est victime en pays catholique et mê-


me en Angleterre où, n'ayant pas su réaliser son aggiornamento, elle
paraît frappée [212] de dépérissement. Le travail de l'exégèse humani-
se la révélation. Un texte du physicien et moraliste de Göttingen,
Georg Christoph Lichtenberg, à peu près contemporain des affirma-
tions de Herder, prouve que celui-ci n'est pas un isolé en son temps :
« Les cheveux se dressent sur la tête quand on pense à la somme de
temps et de travail dévorée par l'exégèse de la Bible. Probablement un
million d'in-octavo (...) Et que sera en fin de compte le prix de ces ef-
forts après des centaines ou des milliers d'années ? Sans doute rien
d'autre que ceci : la Bible est un livre écrit par des hommes, comme
tous les livres. Par des hommes qui étaient différents de nous, parce
qu'ils vivaient en des temps quelque peu différents des nôtres ; ils
étaient un peu plus simples que nous dans bien des choses, par contre
infiniment plus ignorants aussi. La Bible est donc un livre qui contient
une part de vérité, une part d'erreur, des choses bonnes et des choses
mauvaises. Plus une explication de la Bible la replace au niveau d'un
livre tout à fait ordinaire, meilleure elle est... 334. »
Lichtenberg, original, mais non incrédule, atteste la possibilité
d'une nouvelle lecture de la Bible, non plus voilée de dévotion à la
manière piétiste, mais objective et positive. Le sceptique Gibbon ob-
servait, à propos d'une traduction de l'Edda par un spécialiste des an-
tiquités Scandinaves : « Nous possédons maintenant une demi-
douzaine de bibles, en y comptant la nôtre 335... » Le mot « bible »
peut s'écrire au pluriel ; il existe d'autres écritures saintes que les écri-
tures chrétiennes, et même si l'on accorde à celles-ci un statut préfé-
rentiel, rien ne permet de les soustraire à la légitime curiosité de l'in-
vestigation scientifique. Le littéralisme biblique, l'intégrisme ont défi-
nitivement fait faillite ; l'inspiration divine ne garantit plus la lettre,
aboutissement de vicissitudes trop humaines, ce qui donne carrière à
l'investigation positive. Le sens du message apparaîtra en seconde lec-
ture, par-delà la lettre, comme l'aboutissement d'une recherche spiri-
tuelle, en laquelle une théologie renouvelée pourra déployer toutes ses
ressources.

334 G. C. LICHTENBERG, Aphorismes, Cahier 1775-1779, trad. Marthe ROBERT,


Club Français du Livre, 1947, p. 199.
335 Edward GIBBON, An examination of Mallet's Introduction to the History of
Denmark, 1764 ; in Miscelleanous Works, t. III, p. 231.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 281

Du point de vue de l'orthodoxie, il s'agit d'un démantèlement de la


révélation et d'une dénaturation de la foi. La naissance des sciences
religieuses semble faire obligation au fidèle de savoir avant de croire ;
le fondement biblique se dérobe, et les certitudes de naguère semblent
disparaître à jamais. Le Vicaire de Rousseau se désole de ces condi-
tions restrictives imposées par l'entendement aux certitudes du cœur :
« Quoi ! toujours des témoignages humains ? Toujours des hommes
qui me rapportent ce que d'autres hommes ont rapporté ! Que d'hom-
mes entre Dieu et moi ! Voyons toutefois, examinons, comparons,
vérifions 336... » Mais la critique des témoignages est ardue : « Consi-
dérez (...) dans quelle horrible discussion me voilà engagé ; de quelle
immense érudition j'ai besoin pour remonter dans les plus hautes anti-
quités, pour examiner, peser, confronter les prophéties, les révélations,
les faits, tous les monuments [213] de foi proposés dans tous les pays
du monde, pour en assigner les temps, les lieux, les auteurs, les occa-
sions ! Quelle justesse de critique m'est nécessaire pour distinguer les
pièces authentiques des pièces supposées ; pour comparer les objec-
tions aux réponses, les traductions aux originaux ; pour juger de l'im-
partialité des témoins, de leur bon sens, de leurs lumières ; pour savoir
si l'on n'a rien supprimé, rien ajouté, rien transposé, changé, falsifié ;
pour lever les contradictions qui restent ; pour juger quel poids doit
avoir le silence des adversaires dans les faits allégués contre eux ; si
ces allégations ont été connues ; s'ils en ont fait assez de cas pour dai-
gner y répondre ; si les livres étaient assez communs pour que les nô-
tres leur parvinssent ; si nous avons été d'assez bonne foi pour donner
cours aux leurs parmi nous, et pour y laisser leurs plus fortes objec-
tions telles qu'ils les avaient faites 337... »
Un tel programme d'études bibliques atteste une bonne connais-
sance de la situation épistémologique vers l'année 1762. Le Vicaire
savoyard, dont la foi est celle du Dieu sensible au cœur, hésite à s'en-
gager dans un chemin aussi épineux, et peut-être sans issue. Son chris-
tianisme est assez peu biblique ; il emprunte les voies de la révélation
naturelle plutôt que celles de la révélation scripturaire, réaction nor-
male devant les progrès de l'exégèse qui semblent rendre de plus en
plus difficile la foi des simples conformément aux normes tradition-

336 ROUSSEAU, Emile, 1. IV ; Œuvres, éd. de la Pléiade, t. IV, p. 610.


337 Ibid., p. 611.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 282

nelles. Un écart se creuse entre le Dieu des bonnes gens et celui des
éclairés. Le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, dépouillé de son
immédiateté transcendante, est livré aux philosophes et aux savants de
la faculté de théologie, qui, vérifiant ses titres de crédibilité, les trou-
vent de plus en plus contestables.
Le Nouveau Testament, plus encore que l'Ancien, donnera prise à
la critique, ce qui remet en question le personnage du Christ et la si-
gnification de son témoignage. Les études néo-testamentaires connais-
sent une expansion rapide, peut-être du fait qu'elles sont relativement
plus aisées que les recherches portant sur l'Ancien Testament, docu-
ment plus étendu et plus disparate, nécessitant un ensemble de
connaissances plus vaste et approfondi que l'étude des Évangiles. Les
travaux que les Allemands appellent la Leben-Jesu-Forschung pren-
nent leur essor. Selon Albert Schweitzer, « l'œuvre la plus remarqua-
ble de la théologie allemande est la recherche concernant la vie de Jé-
sus. Ce qu'elle a accompli dans ce domaine est fondamental et décisif
pour la pensée religieuse de l'avenir ». Schweitzer estimait que ce do-
maine particulier touche aux profondeurs de la théologie, où se trou-
vent conjointement mis en œuvre la pensée philosophique, la percep-
tion critique, la représentation historique et le sens religieux 338.
Le christianisme primitif avait fait preuve d'une « indifférence ab-
solue pour la vie du Jésus historique 339 ». Le personnage réel avait
été absorbé [214] par la représentation théologique, dont il était deve-
nu indissociable. Les textes évangéliques n'avaient pas été lus comme
des témoignages sur un certain moment du devenir d'un certain peu-
ple ; ils figuraient une origine absolue et transhistorique imposée à
l'obéissance des fidèles. Les dogmes peu à peu élaborés par les conci-
les projetaient rétrospectivement leur intelligibilité sur les documents
scripturaires, dont ils étaient censés avoir été extraits. Les premiers
chrétiens, dans l'attente du retour du Messie, concevaient un Christ
prophétique, dont les promesses résumées en sa mort et sa résurrec-
tion devaient prendre effet dans un imminent avenir, ce qui rendait
inutile et sacrilège toute préoccupation pour les détails de l'existence
concrète du Sauveur. Mais le Christ n'était pas revenu ; à sa place,

338 Albert SCHWEITZER, Geschichte der Leben-Jesu-Forschung (1906) ; 5e éd.,


Tübingen, Mohr, 1933, p. 1.
339 Ibid., p. 2.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 283

l'église s'était instituée comme gérante et garante de la longue patience


de l'humanité. Le Christ avait pris sur les autels la place de chef visi-
ble de l'église invisible, personnage hiératique et figé dans son éterni-
té. Jésus de Nazareth avait ainsi reçu le statut d'une « personnalité his-
toriquement étrangère au temps 340 », dissoute et reconstituée par les
influences gnostiques, et les récurrences néo-platoniciennes, prolon-
geant une inspiration déjà présente dans l'évangile de Jean. L'eschato-
logie avait absorbé l'histoire ; la divinité du Christ, fils de Dieu, refou-
lait l'humanité de Jésus, fils de l'homme.
Cette situation n'avait pas été modifiée par la Réformation, qui ac-
centue le rôle du Christ transhistorique, dans la mesure où elle dé-
pouille de leur importance la Vierge et les saints, personnages se-
condaires du drame sacré. « Il fallait que le dogme lui-même soit
d'abord ébranlé, écrit Albert Schweitzer, avant que l'on puisse se met-
tre en quête du Jésus historique, avant que l'on puisse seulement
concevoir l'idée de son existence 341. » La révision des valeurs reli-
gieuses au siècle des Lumières, en desserrant les contraintes dogmati-
ques, rend possible un nouveau regard sur les textes évangéliques, re-
gard dont l'exigence se dégagera peu à peu, perçant les formidables
écrans qui s'opposent à lui. Dès la fin du XVIe siècle, le mouvement
socinien, minimisant la divinité du Christ, lui restitue son identité hu-
maine ; l'arminianisme hollandais, relayé par l'inspiration unitaire, très
puissante au XVIIIe siècle, généralise une sensibilité religieuse qui s'af-
firme avec le déisme et l'importance croissante reconnue à la révéla-
tion naturelle. Le dégel de l'axiomatique théologienne conduit à une
reconversion de l'attention portée aux textes évangéliques, désormais
munie des nouveaux moyens de l'exégèse critique. Un délai sera né-
cessaire pour la mise en œuvre de ces possibilités, d'autant plus consi-
dérable que le Nouveau Testament paraît plus indispensable à la foi de
l'église que l'Ancien. Il est significatif que le grand juriste Hugo Gro-
tius (1583-1645), politiquement et spirituellement lié aux Arminiens,
soit aussi l'un des fondateurs de l'exégèse néo-testamentaire, dans ses
Annotationes in libros Evangeliorum (3volumes, 1641-1650). Son
œuvre, fondée sur une interprétation philologique de la langue et des
thèmes des Évangiles, et sur la confrontation des traditions directes et

340 Ibid., p. 3.
341 P. 4.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 284

indirectes, constitue [215] « la préparation à une étude réellement his-


torique du Nouveau Testament 342 ».
Après Grotius, Richard Simon (1638-1712), emporté par l'élan de
la méthodologie qu'il a mise en œuvre dans l'interprétation de l'Ancien
Testament, poursuit son œuvre dans son Histoire critique du texte du
Nouveau Testament (1639), prolongée par une Histoire critique des
Versions du Nouveau Testament (1693). Ces travaux attestent la cons-
titution d'une discipline néo-testamentaire, distincte des études
concernant la Bible hébraïque.« Si je n'ai pas suivi la méthode des
théologiens scolastiques, écrit Simon, c'est parce que je l'ai trouvée
peu sûre. J'ai tâché autant qu'il m'a été possible de ne rien avancer qui
ne fût appuyé sur de bons actes (...) La religion consistant principale-
ment en des choses de fait, les subtilités de ces théologiens, qui n'ont
pas eu une connaissance exacte de l'antiquité, ne peuvent pas nous
découvrir la certitude de ces faits 343. » La prétention théologienne
doit céder devant le respect des faits philologiques et historiques. Si-
mon publiera en 1702 une Traduction du Nouveau Testament, avec
notes et commentaires, en progrès sur les éditions précédentes, y
compris celle d'Érasme, dont le texte demeure douteux. « Simon est le
premier qui se soit préoccupé de restituer, selon une méthode critique,
la genèse du texte traditionnel du Nouveau Testament et de poser his-
toriquement la question de sa compréhension correcte 344. » Il fait des
découvertes précises ; il relève que l'épisode de la femme adultère
(Jean VII, 53 sqq.) ne figure pas dans les manuscrits grecs, de même
que les douze derniers versets de l'évangile de Marc ; il formule l'hy-
pothèse que la Vulgate de saint Jérôme a dû être précédée par d'autres
traductions latines. Mais son œuvre est hypothéquée par un parti pris
apologétique. Son but est de justifier contre la menace protestante la
position catholique ; si le texte du Nouveau Testament, tel qu'il nous
est parvenu, apparaît comme douteux, les réformés ne peuvent s'ap-
puyer sur un fondement aussi fragile. Seule l'autorité de l'église, inspi-
rée par Dieu lui-même, peut garantir la validité du texte reçu ; le
mieux est de s'en tenir à la Vulgate, cautionnée depuis des siècles par

342 Georg KÜMMEL, Das Neue Testament, Geschichte der Erforschung seiner
Problème, Freiburg-München, Sammlung Orbis Academicus, 1958, p. 32.
343 Richard SIMON, Histoire critique du texte du Nouveau Testament,
Rotterdam, 1689, Préface non paginée.
344 G. KÜMMEL, op. cit., p. 41.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 285

le magistère pontifical : « La sagesse de ces papes et des plus habiles


théologiens de l'église romaine paraît en ce qu'ils n'ont point voulu
que le peuple eût d'autres versions de la Bible que celles qui auraient
été faites sur l'ancienne édition latine. En effet, de quel usage peuvent
être en cette occasion des traductions faites sur l'hébreu et sur le grec,
puisqu'on n'a d'autre dessein que de faire entendre au simple peuple ce
qu'on lit ou ce qu'on chante publiquement dans les églises 345 ? »
La recherche critique se renie elle-même. Richard Simon met sa
science au service de la dogmatique établie, si bien que cette science
[216] ne sert à rien, sinon à confirmer le régime religieux dont on a
par ailleurs mis en lumière l'absence de fondement réel. Mais cette
inconséquence, liée aux partis pris du catholicisme, donne à compren-
dre pourquoi l'autorité romaine mènera un combat désespéré contre
l'herméneutique biblique jusqu'au milieu du XXe siècle.
Des résistances analogues devaient se manifester en des terroirs
spirituels différents. Le philologue Johann August Ernesti (1707-
1781), professeur à Leipzig, est aussi un théologien conscient de l'im-
portance de la discipline philologique en exégèse. Son Institutio inter-
pretis Novi Testamenti (1761) met l'accent sur la nécessité de l'inter-
prétation grammaticale rigoureuse, si l'on veut parvenir à une compré-
hension historique, en liaison avec la connaissance du milieu et des
institutions. Dès lors l'interprétation des livres sacrés doit être soumise
au droit commun de l'étude des textes en général, à ceci près que le
texte sacré, parce qu'il est inspiré, ne peut comporter ni erreur ni
contradiction. Les difficultés de l'exégèse doivent être attribuées à la
faiblesse de l'intelligence humaine, et non à d'éventuelles déficiences
ou lacunes dans la rédaction. Ernesti, fidèle à l'orthodoxie luthérienne,
puissante à Leipzig, recule devant les possibilités ouvertes par les
nouvelles sciences religieuses 346.
Bloquées à Leipzig, les études néo-testamentaires progresseront
ailleurs, en particulier sous l'influence du piétisme, qui rayonne à par-
tir de la nouvelle université de Halle. Les recherches porteront d'abord
sur le texte des Évangiles, qui, en pays réformé, procède de l'édition
du Nouveau Testament grec, procurée par les frères Estienne en 1550.

345 Richard SIMON, Histoire critique des Versions du Nouveau Testament,


Rotterdam, 1690, Avertissement, non paginé.
346 Cf. KÜMMEL, op. cit., pp. 67-70.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 286

L'amélioration de ce texte fait l'objet des recherches des savants bri-


tanniques, particulièrement dans la seconde moitié du XVIIe siècle à
Oxford ; l'apparat critique s'enrichit d'édition en édition ; celle de John
Mill, en 1707, allègue 30 000 variantes pour le texte reçu. Au courant
de ces travaux, les piétistes de Halle admettent la nécessité de renon-
cer à s'en tenir au texte reconnu par Luther. La voie est ouverte à un
labeur de rectification progressive, dont le premier artisan est Johann
Albrecht Bengel (1687-1752), qui donne en 1734 une édition considé-
rablement améliorée du texte traditionnel, bientôt complétée par un
commentaire paru, en 1742, sous le titre Gnomon Novi Testamenti.
Bengel demeure soumis aux normes piétistes, et son commentaire vise
surtout à l'édification ; la révolution épistémologique n'est pas faite,
mais elle s'annonce avec le souci de respecter le langage hébraïsant
des évangiles, sa stylistique et sa rhétorique particulières. La prédica-
tion de Jésus est située dans son moment historique et spirituel, rom-
pant avec le hiératisme intemporel dont elle se drapait jusque-là 347.
Un point de rupture est atteint lorsque la réflexion critique oblige à
renoncer à l'idée que le Nouveau Testament forme un ensemble unitai-
re et homogène imposé par la divinité au respect des fidèles. L'Ancien
Testament avait perdu, le premier, sa consistance quasi ontologique,
pour revêtir le caractère d'un recueil composite, dont les éléments
[217] n'étaient valables que sous réserve d'inventaire. Les mêmes
conclusions s'imposent avec quelque retard en ce qui concerne le
Nouveau Testament : son unité externe se dissout à l'analyse ; le livre
sacré où se trouvait consigné l'enseignement du Christ apparaît com-
me une collection de documents dont il faut étudier la date de compo-
sition, déterminer les auteurs et vérifier l'exactitude ; les textes sont
l'aboutissement d'un devenir dont il faudrait étudier les points de dé-
part. Cette problématique s'impose aux savants du siècle finissant, en
dépit de toutes les conséquences dangereuses qui peuvent s'ensuivre
pour les professions de foi de l'église chrétienne. Jusque-là, l'ortho-
doxie contrôlait l'exégèse, désormais c'est l'orthodoxie qui devra s'ac-
commoder des acquisitions de l'exégèse.
Cette révision des valeurs théologiennes s'annonce avec l'œuvre de
Johann David Michaelis (1717-1791), exégète et historien du Nou-

347 Cf. Em. HIRSCH, Geschichte der neuern evangelischen Théologie,


Gütersloh, 1951, Band II, pp. 179-186.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 287

veau Testament, dans son Einleitung in die göttlichen Schriften des


Neuen Bundes, dont la première édition paraît en 1750, et la quatriè-
me, après de constantes remises à jour, en 1788. La lettre des écritures
néotestamentaires a cessé de former un bloc intouchable ; elle est de-
venue le point de départ d'un travail de recherche, ce qui présuppose
comme un fait acquis que l'Esprit saint ne doit pas être considéré
comme inspirant directement le texte dans sa lettre. On peut être un
chrétien, et même un professeur de la Faculté de Théologie, sans se
considérer comme lié par un texte imposé par l'autorité ecclésiastique.
Les documents évangéliques forment un dossier historique, dont il
faut établir les sources et le développement historique, en recourant
aux voies et moyens de la méthode philologique, dont les résultats
seront complétés par des conjectures, qui appellent vérification. La
certitude dogmatique fait place à l'induction rationnelle et à l'hypothè-
se consciente de sa fragilité.
Sous le regard critique de Michaelis, le canon traditionnel se disso-
cie ; il faut mettre d'un côté les écrits d'origine apostolique, messagers
directs de la révélation divine, et de l'autre ceux qui émanent de sour-
ces indirectes. Le cas de l'épître aux Hébreux et de l'Apocalypse doit
être réservé, en l'absence de données sûres concernant leur origine.
Les évangiles de Marc et de Luc ainsi que les Actes des Apôtres doi-
vent avoir été rédigés par des disciples des premiers apôtres ; l'évangi-
le de Matthieu pourrait être une traduction grecque d'un original ara-
méen ; l'évangile de Jean trahit des influences gnostiques. Michaelis
est le premier à émettre l'hypothèse d'un Protévangile, d'une première
rédaction dont dériveraient les trois rédactions parallèles de la vie de
Jésus. On peut penser dès lors que les paroles et discours du Christ,
cités dans les Évangiles, sont littéralement authentiques, inspirés par
l'Esprit saint ; les divergences et contradictions entre les récits des
évangélistes sont à mettre au compte de la faillibilité humaine des ré-
dacteurs, dont le témoignage garde néanmoins la validité que mérite la
relation de tout historien consciencieux. Si le texte de Matthieu n'est
pas l'original, mais une traduction de l'original, rien n'empêche de
penser que ce texte peut comporter des contradictions. Si l'épître aux
Hébreux n'est pas de Paul, elle devrait être retirée du canon ; de même
pour l'épître de Jacques et [218] celle de Jude ; mais même non apos-
toliques ces textes conservent une grande valeur historique.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 288

Michaelis fait preuve de prudence autant que de sagacité. Déjà se


profilent les difficultés inévitables, à partir du moment où l'exégète,
l'historien, revendique un droit de préséance en matière de théologie
dogmatique ; il lui appartiendrait en effet de se prononcer sur l'authen-
ticité et la canonicité des textes fondamentaux pour la profession de
foi de l'église. Comme l'écrit Kümmel, « à partir du moment où les
textes néo-testamentaires sont reconnus comme des réalités histori-
ques, qui doivent être soumis à une investigation historique rigoureu-
se, la recherche historique s'élève à la dignité de critère de l'inspiration
des écrits néotestamentaires. Dès lors elle est prise, à tort, en considé-
ration pour la solution d'une question de dogmatique, et même elle se
trouve si fortement soumise à la pression de l'intérêt dogmatique que
le développement d'une véritable recherche historique risque d'en être
dangereusement entravé 348 ». Le choc en retour de l'exégèse sur la
dogmatique était inévitable ; le conflit ne pourrait être dépassé que par
l'établissement de nouveaux rapports entre l'herméneutique et la théo-
logie, mais le malentendu devait faire de nombreuses victimes, dont
Renan, qui ne fut ni la première ni la dernière.
Contemporain de Michaelis, Johann Salomo Semler (1725-1791)
est un homme de Halle, où il a étudié et où il enseignera. L'exigence
critique réagit en lui contre la formation piétiste, sans parvenir à en
abolir les effets. En réaction contre l'institution et ses contraintes, Se-
mler affirme le primat de la religion intérieure fidèle à l'inspiration
personnelle. Écrivain fécond, il formule sa pensée, non sans désordre,
dans les quatre volumes de son Abhandlung von freier Untersuchung
des Canons (1771-1775). Le progrès de la critique justifie une rééva-
luation des textes sacrés, dont il ne remet nullement en question l'ins-
piration ; mais cette inspiration ne saurait s'identifier avec la lettre et
les formes des textes traditionnels. La parole de Dieu ne coïncide pas
avec l'Écriture, dont certaines parties, correspondant à des situations
particulières, sont périmées, parce qu'elles ne répondent plus aux utili-
tés des hommes d'aujourd'hui. Le canon traditionnel, dont la critique
exégétique montre le caractère arbitraire, ne possède même pas d'unité
spirituelle ; il sanctionne seulement l'accord de l'église établie sur une
certaine composition du recueil des textes sacrés destinés à l'usage du
culte public. Mais les fidèles, individuellement, ne sont nullement te-

348 Georg KÜMMEL, Das Neue Testament, op. cit., p. 87.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 289

nus d'accorder une valeur égale à l'ensemble des écrits évangéliques ;


ceux-ci constituent une sorte de programme, déterminé depuis de
nombreux siècles, pour des raisons d'opportunité et de pédagogie, par
les autorités ecclésiastiques. Chaque chrétien peut et doit rechercher la
présence et l'inspiration du Dieu vivant dans les textes qui l'interpel-
lent plus particulièrement. En vertu de cet individualisme religieux, le
Saint-Esprit se prononce non pas dans l'église en tant que corps, mais
dans la conscience du fidèle à la recherche d'une vérité édifiante. La
marque [219] piétiste se reconnaît ici ; le salut est personnel ; tel texte
évangélique, décisif pour l'un, ne dit rien à l'autre.
Du point de vue individuel, Semler se prononce donc pour une
herméneutique privée, dans le respect absolu de la liberté de cons-
cience. Mais l'herméneutique est une science, ou plutôt un ensemble
de sciences, qui doivent elles aussi se développer librement. La
connaissance exacte de la signification des textes est le fondement de
l'édification, qui ne doit pas se développer à partir d'erreurs ou de ma-
lentendus. L'exégèse scientifique doit se réaliser à deux niveaux, celui
de la connaissance grammaticale et celui de la connaissance histori-
que. Une philologie rigoureuse est indispensable, ainsi que l'affirmait
Ernesti : la langue du Nouveau Testament n'est pas le grec classique ;
elle est teintée d'hébraïsme ; elle met en œuvre une stylistique et une
rhétorique particulière, dont les nuances permettent seules de saisir la
valeur des expressions et des images. Cette connaissance précise du
discours évangélique est fondamentale. Elle doit être accompagnée
d'une recherche historique, laquelle déterminera les temps, les circons-
tances, les incidences chronologiques dont les textes portent la mar-
que. Cette relativité temporelle fournit la clef d'une lecture en profon-
deur des textes consacrés. Il faut comprendre la signification de l'en-
seignement évangélique en son temps si l'on veut parvenir à la com-
préhension correcte de cet enseignement pour notre temps.
L'herméneutique de Semler lui permet de faire un certain nombre
d'observations importantes. L'étude rigoureuse des textes dissocie des
familles de manuscrits, en procédant comme on le ferait pour classer
les sources manuscrites d'Homère ou de Virgile. Semler distingue une
tradition orientale et une tradition occidentale. Il met en lumière, en
particulier dans les Épîtres, l'existence d'une tension entre les judéo-
chrétiens, de tendance hébraïsante, dont Pierre était le chef de file, et
les hellénistes qui, avec Paul, se préoccupent de diffuser l'enseigne-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 290

ment du Christ parmi les Gentils. De là un décalage entre le christia-


nisme palestinien et le christianisme prêché par l'apôtre Paul aux
païens. Il apparaît ainsi que le livre de l'Apocalypse, d'inspiration ju-
daïque, ne peut être attribué à l'auteur de l'évangile de Jean. Le canon
lui-même a une histoire ; les diverses églises primitives ne recevaient
pas toutes les mêmes textes comme canoniques 349.
Richard Simon, avec une science et une ténacité admirables, avait
entrepris de faire l'histoire du texte des Écritures ; il avait vérifié la
lettre, et constaté qu'elle était douteuse, altérée en maints endroits ;
seule l'autorité de l'Église une et sainte pouvait garantir la validité d'un
document aussi suspect. Semler ne s'intéresse pas au mot à mot, mais
à la cohérence interne du recueil néo-testamentaire, que les diverses
églises chrétiennes s'étaient un peu trop hâtées d'identifier à la Révéla-
tion même de Dieu. Son étude attentive lui montre que le Livre par
excellence des chrétiens est en réalité une littérature composite, dont
les éléments doivent être étudiés chacun pour soi, et appréciés selon
[220] leur valeur particulière. Dans un premier mouvement, il
convient de dissocier ce qui a été conjoint et comme solidifié par la
tradition des églises chrétiennes ; puis, dans un second temps, il fau-
dra appliquer à chaque élément de l'ensemble une étude de genèse, qui
situe chaque texte dans l'espace et le temps, et s'efforce d'en détermi-
ner le pourquoi et le comment.
Il faut donc renoncer à considérer le recueil néo-testamentaire
comme contenu littéral de la Révélation. Il a été rédigé pour consoli-
der la foi des premiers temps et non pour codifier à jamais la foi des
temps futurs, dont les premiers chrétiens, dans leur attente eschatolo-
gique, n'imaginaient pas la possibilité. Au lieu de projeter les repré-
sentations ultérieures dans les textes primitifs, il faut essayer de les
ressaisir en leur actualité, comme la cristallisation du germe chrétien
dans le milieu juif palestinien. Aux yeux de Semler, dans les docu-
ments évangéliques, l'exigence chrétienne est accompagnée ou conta-
minée par des éléments adventices ; « pour lui, la Bible ne contient
plus la vérité absolue ; si l'on veut parvenir à cette vérité, il faut la dé-
gager de ce qu'elle contient de local et de temporel 350 ». Les Livres

349 Sur tout ceci, cf. KÜMMEL, Das Neue Testament..., op. cit., pp. 73-80.
350 Wilhelm DILTHEY, Das Erlebnis und die Dichtung, 8e Auflage, Leipzig,
Berlin, Teubner, 1922, p. 105.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 291

saints contiennent plus que la religion essentielle ; et d'ailleurs le


christianisme est antérieur aux Écritures, qui se sont formées à partir
d'une communauté de foi qui leur préexistait. Les Évangiles, les Épî-
tres jalonnent un développement historique ; chacun de ces textes est
plus ou moins éloigné de l'origine qu'il remémore, en sorte que l'en-
semble n'est nullement contemporain. L'exégèse doit se constituer
comme une archéologie de la Révélation, dont elle repère les couches
superposées, en essayant de déterminer la configuration de l'affirma-
tion originaire.
Les travaux de Semler, parallèlement à ceux de Michaelis, attestent
l'avènement d'un espace mental de l'exégèse, devenue une discipline
qui s'émancipe de la tutelle ecclésiastique. Semler et Michaelis oc-
cupent des chaires d'université, où ils donnent un enseignement dans
le cadre de la faculté de Théologie. Leurs recherches se heurteront à
des résistances de la part de collègues au tempérament orthodoxe ; ces
contestations se limiteront à des polémiques, qui forceront les adver-
saires des novateurs à les suivre sur leur propre terrain. L'autorité hié-
rarchique ne manque pas de s'inquiéter, mais elle intervient timide-
ment, et de manière indirecte ; ses moyens d'actions demeurent limi-
tés. Semler et Michaelis sont d'authentiques chrétiens, aux yeux des-
quels le christianisme n'est pas incompatible avec la libre recherche de
la vérité. L'herméneutique, discipline de progrès, évite aux églises de
se mettre en contradiction avec l'esprit du temps, en se figeant dans un
conservatisme, à la fois stérile pour le présent et ruineux pour l'avenir.
Un élève de Semler, Johann Jakob Griesbach (1745-1812), publie
en 1774-1775 une édition grecque du Nouveau Testament qui enregis-
tre les progrès de l'exégèse et s'efforce, à travers la diversité des tradi-
tions, de discerner les éléments du texte primitif. Griesbach sépare
l'évangile [221] de Jean du groupe des trois autres, qu'il imprime en
colonnes parallèles, et qu'il appelle synoptiques. Ce procédé typogra-
phique mène naturellement à une confrontation, d'où il résulte que le
thème traditionnel de l’ « harmonie des Évangiles » doit être aban-
donné ; les discordances sont trop évidentes. L'Anglais Edward Evan-
son (1731-1805) reprendra ce thème dans un essai, publié en 1792, sur
La dissonance entre les quatre évangélistes généralement reçus. Les
divers récits évangéliques, disait déjà Griesbach, ne se présentent pas
dans le même ordre chronologique ; il n'est guère possible de discer-
ner l'ordre véritable des événements, ce qui remet en question la signi-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 292

fication et l'authenticité même des témoignages. Or, dit Evanson, la


vérité religieuse ne peut se mettre en contradiction avec la vérité his-
torique des documents sur lesquels elle se fonde. Sous peine de s'ef-
fondrer, le christianisme doit intégrer les éléments de la nouvelle re-
cherche.
Le travail des exégètes universitaires, levant le voile qui mettait les
textes sacrés à l'abri de la critique, allait au-devant des réflexions déis-
tes, si actives sur le plan philosophique. Le Jésus de l'herméneutique
cessait de se présenter comme une idole hiératique ; la recherche his-
torique lui restituait un visage plus humain. Le Christ déiste n'avait été
lui-même à l'origine qu'un personnage désincarné, le « maître des
Évangiles », une sorte de professeur de philosophie, tel qu'il apparaît
dans l'œuvre kantienne. La pensée déiste, qui tient pour l'universalité
de la raison, se meut au niveau des abstractions ; la figure historique
du Jésus des Évangiles ne l'avait guère préoccupée. La nouvelle lectu-
re du Nouveau Testament, à travers l'effort pour ressaisir les nuances
du style et la rhétorique du discours, les particularités de la mentalité,
autorise une approche à la fois concrète et authentique. On peut s'in-
terroger désormais sur la personnalité de Jésus de Nazareth comme
sur celle des autres grands noms de l'histoire. Si étrange que cela puis-
se paraître, quand on songe que les Évangiles sont des biographies, il
a fallu attendre jusqu'à la fin du XVIIIe siècle de l'ère chrétienne pour
que les spécialistes de l'Écriture se demandent qui avait été en réalité
le fondateur du christianisme. Jusque-là, le Jésus dogmatique des
théologiens, puis, plus tard, le Jésus rationnel des philosophes, blo-
quant la perspective, détournaient l'attention du Jésus historique,
transformé en porte-parole pour des idées préconçues, au prix d'un
anachronisme systématique. Les catholiques voyaient en lui un super-
pape ; les protestants une manière d'inspecteur ecclésiastique, et les
rationalistes un double anticipé de Spinoza.
Selon Albert Schweitzer, « avant Reimarus, personne n'avait tenté
de considérer historiquement la vie de Jésus. Pas une fois Luther
n'avait éprouvé le besoin de voir clair dans la succession des événe-
ments relatés par les évangiles 351 ». Hermann Samuel Reimarus
(1694-1768), professeur de langues orientales à Hambourg, auteur

351 Albert SCHWEITZER, Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, 5° éd.,


Tübingen, Mohr, 1933, p. 13.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 293

d'un essai en faveur de la religion naturelle, laissa, manuscrite, à sa


mort une énorme Apologie [222] oder Schutzschrift fur die vernünfti-
gen Verehrer Gottes. Cette apologie pour ceux qui honorent Dieu se-
lon la raison parvint entre les mains de Lessing, qui en publia succes-
sivement sept extraits sous le titre général Fragmente eines Unge-
nannten (Fragments d'un anonyme [1774-1778]. Le dernier de ces
textes, Du but poursuivi par Jésus et ses disciples, tente une démysti-
fication de la légende chrétienne. Faisant abstraction de ce que le
christianisme a fait du Christ, Reimarus, avec une lucidité sèche et
impitoyable, reconstitue ce que fut le Christ avant le christianisme, ses
intentions réelles et la mesure de leur accomplissement. « Cet écrit,
estime Schweitzer, n'est pas seulement un des plus grands événements
dans l'histoire de l'esprit critique, mais en même temps un chef-
d'œuvre de la littérature universelle. (...) Lessing était un penseur,
Reimarus seulement un historien. Mais c'était la première fois qu'une
tête historique, en pleine connaissance des sources, entreprenait la cri-
tique de la tradition. La grandeur de Lessing fut de comprendre la si-
gnification de cette critique, et de pressentir qu'elle devait conduire
soit à l'anéantissement soit à la transformation du concept de révéla-
tion. Il reconnut que l'élément historique entraînerait la reconversion
et l'approfondissement du rationalisme 352. »
Reimarus restitue l'enseignement de Jésus à partir de la prédication
de Jésus, mettant en évidence le décalage entre les affirmations du
maître et l'utilisation qu'en firent les disciples après sa disparition. Une
fois émise cette hypothèse de travail, il devient évident que l'on ne
peut mettre sur le même plan les Évangiles et les Actes des Apôtres et
les Épîtres, qui correspondent à des moments différents de maturation
de la pensée. Même les Évangiles, témoignages de disciples après la
disparition de Jésus, doivent être lus avec la préoccupation de distin-
guer entre ce qui appartient au héros de l'histoire, et ce qui émane du
rédacteur. Il s'agit de mener à bien une analyse stratigraphique, sépa-
rant les couches successives du message évangélique, contrairement à
l'opinion admise, selon laquelle le Christ et ses apôtres auraient été
animés par une parfaite unité d'intention, leur prédication se pronon-
çant dans une contemporanéité idéale.

352 Ibid., p. 15 ; KÜMMEL, op. cit., pp. 105-106, tend à minimiser l'originalité
de Reimarus, qui fut pourtant fortement soulignée par D.F. Strauss au XIXe
siècle.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 294

Reimarus distingue entre ce que Jésus a dit et ce qu'on lui a fait di-
re. On peut admettre l'authenticité des propos attribués au maître, et
qui procèdent sans doute de traditions immédiatement constituées,
mais il faut lire ces propos en eux-mêmes et pour eux-mêmes, indé-
pendamment des commentaires et interprétations des disciples déçus
par la disparition de celui en qui ils avaient cru, et qui, pour sauver
leur entreprise, transformèrent le Jésus juif en un Christ de la nouvelle
église. Reimarus, bon hébraïsant, dégage de sa lecture le signalement
d'un maître spirituel ou d'un petit prophète, dont la prédication s'inscrit
dans le contexte de la mentalité juive traditionnelle. Il prêche la repen-
tance, et l'imminence du Royaume de Dieu, mais n'explicite pas sa
conception de ce royaume, attestant ainsi qu'elle est conforme à une
espérance largement répandue, [223] où le thème de la délivrance du
peuple élu, opprimé par l'envahisseur romain, doit tenir une large pla-
ce. Jésus n'a pas voulu fonder une religion nouvelle ; il n'a pas préten-
du abolir la loi ; il n'a pas institué de rites nouveaux ; il n'a pas songé à
s'adresser aux païens. On ne trouve dans son affirmation nulle trace
des dogmes du christianisme futur, et en particulier aucune anticipa-
tion du système trinitaire. Jésus a nourri l'espoir d'être reconnu comme
Messie par le peuple juif, dont il assurerait à brève échéance la libéra-
tion ; l'entrée à Jérusalem est le moment culminant de cette espérance.
Mais l'aventure se solde par un échec ; Dieu n'a pas reconnu la mis-
sion de son serviteur et l'a abandonné. Jésus disparaît sans avoir an-
noncé ni sa mort ni sa résurrection.
Le christianisme, dès lors, trouverait son origine dans la déception
des disciples, et dans leur volonté de compenser cet échec grâce à un
report de l'espérance messianique, passée de l'ordre naturel et politi-
que à l'ordre surnaturel et spirituel. Les disciples font disparaître le
corps du maître défunt et créent le mythe de la résurrection. Ils annon-
cent le retour du Christ dans sa gloire pour libérer son peuple ; selon
Jésus, cette libération devait intervenir dans l'espace d'une génération
humaine ; les fondateurs du christianisme la font reculer jusque dans
les lointains eschatologiques. Cette argumentation, qui met en relief
nombre de points essentiels dans l'histoire des origines chrétiennes,
situe l'avènement de la nouvelle spiritualité dans le devenir de la men-
talité hébraïque et de son évolution historique. Là où les chrétiens
avaient vu un commencement radical, le début d'une ère nouvelle,
Reimarus rétablit une indéniable continuité. Les chrétiens oublient
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 295

que Jésus était juif, comme le prouve le fait qu'il leur arrive d'être an-
tisémites. Reimarus découvre un Jésus juif, ce qui lui permet de le
comprendre en fonction de ses origines et non pas dans la perspective
des héritiers qui ont dénaturé son héritage. Reimarus fait entrer en li-
gne de compte les représentations eschatologiques propres au judaïs-
me tardif ; il met en lumière l'existence de plusieurs couches de cette
pensée apocalyptique, l'une propre à Jésus lui-même, et l'autre mise en
œuvre par les apôtres après sa mort.
Reimarus est animé par la passion de démontrer le malentendu ori-
ginel sur lequel se fonde la tradition chrétienne. Mais la passion, dans
son cas, au lieu d'aveugler, rend lucide. Les Fragments d'un Anonyme
marquent une étape irréversible dans l'histoire des origines chrétien-
nes. L'œuvre de Reimarus, estime Schweitzer, « est peut-être ce qu'on
a réalisé de plus décisif dans l'ensemble des recherches concernant la
vie de Jésus en général, car il a été le premier à considérer historique-
ment l'espace mental (Vorstellungswelt) de Jésus, c'est-à-dire comme
une représentation eschatologique 353 ». L'anonyme de Hambourg,
mort sans avoir osé publier ses pensées, était trop en avance sur son
temps pour pouvoir espérer être compris. C'est l'honneur de Lessing
que d'avoir reconnu l'importance de ces textes, dont il ignorait l'au-
teur, et de les avoir publiés, en dépit du scandale prévisible. Des po-
lémiques passionnées suivirent, [224] où se distingua le pasteur Goe-
ze, de Hambourg, esprit particulièrement conservateur. Dans le climat
de l’Aufklärung, l'affaire se borna à des échanges d'idées, sans que les
autorités interviennent à l'encontre des textes ou de celui qui les pu-
bliait. Esprit libéral et scientifiquement avancé, Semler prit la peine de
publier, dès 1779, une réfutation, forte de plus de 400 pages, qui dé-
fend le terrain pied à pied contre les affirmations révolutionnaires de
Reimarus. Semler avait ouvert la voie ; sans doute se flattait-il de dé-
créter lui-même jusqu'où il était possible d'aller trop loin. La contre-
offensive devait réussir ; l'œuvre de Reimarus fut à peu près oubliée,
jusqu'au moment où les savants du XIXe siècle reprirent la recherche
dans le sens où Reimarus l'avait entreprise, et rendirent justice à
l'Anonyme, leur devancier méconnu.

353 SCHWEITZER, op. cit., p. 23 ; j'ai emprunté à l'ouvrage de Schweitzer les


éléments de cette analyse de l'œuvre de Reimarus.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 296

Lessing ne demeura pas impassible pendant la querelle suscitée par


ses publications, en dépit des conseils de prudence de ses amis Men-
delssohn et Nicolai. Il répondit aux attaques par une série d'écrits des-
tinés à défendre la liberté de l'exégèse ; cet Anti-Goeze montre que le
rationaliste Lessing est capable de participer aux débats avec une
compétence technique indiscutable. Un des écrits de cette période,
Nouvelle hypothèse sur les Évangélistes considérés comme des histo-
riens purement humains (1778), reprenant la question des synoptiques
à partir des travaux de Griesbach, formule la possibilité de rattacher
les évangiles de Matthieu, Marc et Luc à un texte primitif, dont ils au-
raient successivement dérivé. Ce texte hébraïque aurait été traduit en
grec pour les besoins de la propagande apostolique lorsqu'elle franchit
les limites des communautés juives, et s'étendit à d'éventuels sympa-
thisants païens. Le texte de Matthieu aurait été le premier à dériver de
la source originaire ; l'évangile de Jean, le dernier en date, n'est pas
étranger à cette source, mais il prend ses distances, et porte la marque
de l'esprit hellénique, qui a facilité la christianisation de l'Occident.
Lessing formule l'hypothèse d'un Protévangile (Urevangelium) ara-
méen, dont le texte, disparu, serait le fondement commun de la littéra-
ture évangélique 354. Cette hypothèse devait être développée par un
élève de Michaelis, J. G. Eichhorn, dans son traité Ueber die drei ers-
ten Evangelien (Sur les trois premiers évangiles, 1794), puis dans son
Introduction au Nouveau Testament (1804). La tradition des maîtres et
des études est assurée. L'Allemagne savante sera, au XIXe siècle, le
foyer des études bibliques.
Lessing, à la fin de sa vie, consacrait ses efforts à la recherche de
l'essence du christianisme et, par delà, à la recherche de l'essence mê-
me de la religion. Semler a détruit l'autorité du canon en tant que tel ;
il faut découvrir un autre principe de regroupement de l'exigence chré-
tienne, en dépit des incertitudes historiques. Lessing attribue à
l’évangéliste Jean un rôle décisif dans la constitution de la foi chré-
tienne : « C'est son évangile seulement qui a donné à la religion chré-
tienne sa véritable consistance, c'est à cet évangile que nous sommes
redevables de ce que la religion chrétienne, ainsi consolidée, en dépit
de toutes les attaques, persiste encore et persistera sans doute aussi
longtemps qu'il [225] y aura des hommes qui croiront avoir besoin

354 Cf. KÜMMEL, Das Neue Testament, op. cit., pp. 89-92.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 297

d'un Médiateur entre eux et la Divinité : c'est-à-dire


ment 355. » Lessing n'est pas un simple déiste, satisfait de raisonne-
ments qui se cantonnent dans l'ordre intellectuel. Lessing est un hom-
me de foi, aux yeux duquel la religion prend le sens d'un engagement
de l'homme tout entier. Sa religion ne se laisse pas ramener à une or-
thodoxie quelle qu'elle soit ; son projet serait de dégager, au sein du
christianisme, dont il a étudié avec passion les documents fondamen-
taux, une orthodoxie profonde, et comme la marque d'une révélation
transhistorique de Dieu à l'humanité entière.
Le cas de Lessing, homme de lettres, homme de théâtre, mainte-
neur des grandes idées philosophiques du siècle, peut être mis en pa-
rallèle avec celui de Voltaire, maître des Lumières à la française. Les-
sing et Voltaire sont des rationalistes de tendance déiste, et somme
toute, des militants de la même idéologie. Mais l'historien Voltaire ne
comprend pas grand-chose aux origines chrétiennes, qu'il connaît de
seconde main seulement. En l'absence totale d'études françaises vala-
bles concernant le domaine néo-testamentaire, il a picoré son informa-
tion dans les travaux étrangers, où il cherche des armes bien plutôt
que des connaissances. Dans sa lutte anticléricale, il ne voit partout
que forgeries, imposture des prêtres et mythomanie, ce qui rend in-
compréhensible le triomphe d'un système religieux fabriqué de toutes
pièces par d'astucieux charlatans, exploiteurs de la bêtise humaine. Du
coup, Voltaire historien ne peut accorder aucune valeur à la culture et
à la civilisation chrétiennes médiévales, bâties sur le fondement de la
superstition. Lessing n'est pas historien ; il ne reconnaît pas à la reli-
gion chrétienne une validité absolue, mais il ne nie pas la signification
ni la valeur de cette religion. Il entreprend de sérieuses études d'exé-

355 Cité dans W. DILTHEY, Das Erlebnis und die Dichtung, 8e Auflage, Leipzig,
Berlin, Teubner, 1922, p. 117. La pensée religieuse de Lessing pourrait sans
doute être comparée avec celle de Leibniz ; on perçoit de l'un à l'autre des
résonances communes, et une même générosité spirituelle. Cf. aussi le
jugement de Friedrich Schlegel : « Lessing était un de ces esprits
révolutionnaires qui, de quelque côté qu'ils se tournent, répandent
communément, avec la vigueur d'un produit chimique, les plus violentes
fermentations et les secousses les plus fortes. En théologie comme sur la
scène ou dans la critique, il a non seulement fait époque, mais produit à lui
seul, ou du moins supérieurement fait surgir une révolution générale »
(Prosaischen Jugendschriften, éd. Minor, 1882, t. II, p. 141, trad. Roger
AYRAULT).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 298

gèse, qui le rendent capable de se prononcer en connaissance de cau-


se, et de rendre justice, dans son Éducation du genre humain, aux
formes successives que revêt l'esprit religieux dans l'évolution de
l'humanité.
La pensée de Herder est l'aboutissement de l'herméneutique néo-
testamentaire au XVIIIe siècle. Le pasteur Herder (1744-1803) met en
œuvre les résultats acquis par la recherche contemporaine, ce qui lui
permet de poser les premiers jalons de ce qui sera la théorie de la
Formgeschichte, interprétation des textes sacrés non selon leur matiè-
re, mais selon la forme particulière et l'intention de leur affirmation.
Deux essais Sur le Rédempteur des hommes, d'après les trois premiers
évangiles [226] (1796) et Sur le Fils de Dieu, Sauveur du monde, se-
lon l’évangile de Jean (1797) exploitent les découvertes faites par
Griesbach et Lessing en ce qui concerne la composition et le groupe-
ment des quatre évangiles. « Il se peut, écrit Kümmel, que Herder,
dans sa conception des évangélistes comme conteurs de traditions ora-
les, ait été influencé par les hypothèses du philologue F. A. Wolf sur
l'origine des poèmes homériques ; mais plus essentielle fut son intui-
tion pénétrante du caractère testimonial de la plus ancienne tradition
chrétienne relative à Jésus, sur la base de l'histoire apostolique, et sa
capacité poétique de divination de l'individualité littéraire des évangé-
listes 356. » Le but est de reconstituer la personnalité propre des rédac-
teurs du Nouveau Testament, dont Herder suppose qu'ils ont procédé
non pas à partir d'une œuvre écrite, d'un Protévangile, mais à partir
d'une tradition orale, fixée par écrit tardivement, une fois les apôtres
disparus, par des écrivains dont chacun doit être compris en fonction
de sa situation particulière.
La foi chrétienne est antérieure aux évangiles, qui doivent être
considérés comme des produits du christianisme, des professions de
foi, plutôt que des biographies présentant le caractère d'un document
historique. Le mot même d' « évangile » souligne ce caractère de té-
moignage propre aux textes sacrés, qui se proposent de perpétuer les
souvenirs du maître disparu. Ces matériaux traditionnels, paroles et
paraboles, discours, gestes et actions sont ordonnés par l'un ou l'autre
en fonction de ses préoccupations et préférences particulières. Le té-
moin fidèle s'affirme lui-même en affirmant son témoignage ; la foi

356 Op. cit., p. 98.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 299

vivante est un dialogue, que chaque chrétien recommence pour son


compte. Le Jésus des évangiles est aussi celui des évangélistes en par-
ticulier, comme il doit être en particulier celui de chaque chrétien, re-
commençant pour son compte la tâche de ceux qui, annonçant aux
autres la « bonne nouvelle », se l'annonçaient ensemble à eux-mêmes.
L'œuvre néo-testamentaire de Lessing attestait la possibilité d'allier
l'exigence rationnelle avec la méthodologie historique et critique.
L'œuvre de Herder, synthèse plus rare encore, manifeste la coexisten-
ce possible, et la collaboration, entre les deux courants de l'Aufklä-
rung : piétisme et rationalisme. La raison et la foi, dont les radicaux
français affirment l'incompatibilité, trouvent en Allemagne un modus
vivendi, qui fait droit à l'essentiel des deux exigences opposées. Mais,
du coup, les fondements de l'affirmation religieuse vont se trouver
bouleversés. Le christianisme cesse de se définir comme répétition
d'un stock de vérités définitives, confiées par une initiative transcen-
dante à une autorité souveraine, qui en assurerait la gestion perpétuel-
le. L'immobilisme n'est qu'une fiction ; les théologiens projettent ré-
trospectivement dans les documents originaires les déductions et dé-
veloppements qu'ils en tirent au cours des temps. La révélation chré-
tienne, d'adultération en déformation, est devenue un amalgame où il
est impossible de dissocier le divin de l'humain ; l'échec final de la
scolastique et le dépérissement général de la théologie dogmatique en
Occident se trouvent ainsi justifiés. [227] Cette dialectique abstraite
n'intéresse même pas ceux qui ont charge de défendre les orthodoxies,
et semblent douter eux-mêmes des vérités qu'ils enseignent.
Les sciences religieuses et plus particulièrement l'herméneutique
proposent un nouveau fondement pour la foi menacée. L'exégèse,
conformément à des principes scientifiques, procède à une recherche
des étymologies judéo-chrétiennes, dégagées du voile de la tradition.
Il faut d'abord comprendre ce que fut, en son temps, la foi des pre-
miers jours, si l'on veut dégager ce que peut être la foi de notre temps.
Le théologien est tributaire de l'exégète ; l'ancienne théologie doit fai-
re place à une « néologie ». La révélation ne peut plus être identifiée à
un livre écrit noir sur blanc, et rédigé par Dieu lui-même ou sous sa
dictée ; la critique dissout l'unité et l'éternité du document biblique,
analysé comme un ensemble de textes écrits de main humaine. Ce re-
cueil documentaire est néanmoins inspiré, dans la mesure où il relate
les témoignages d'un certain nombre d'hommes concernant leur rela-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 300

tion avec Dieu. La révélation n'est plus un donné littéral ; elle prend la
forme d'un engagement, celui des meneurs du peuple élu, celui des
prophètes, celui des apôtres et des disciples ; et cet engagement, dont
il faut chaque fois préciser le sens dans une situation concrète donnée,
doit servir de modèle à l'engagement du fidèle, à son rapport à Dieu,
dans une situation historique différente.
L'exégèse biblique dégage le sens du document ancien en son ac-
tualité précise ; l'exigence piétiste insiste sur la conversion du fidèle,
sur la mobilisation de son être intime dans l'obéissance à la parole de
Dieu. Herder montre que ces deux grands axes spirituels, l'un histori-
que et scientifique, l'autre personnel, peuvent être mis en correspon-
dance, sans que l'un ni l'autre ait à renier ses principes. Schleierma-
cher, restaurateur de la pensée religieuse au XIXe siècle, se situera dans
cette perspective, où les droits de la connaissance objective sont re-
connus, sans que soit sacrifiée la prérogative de la subjectivité.
Les novateurs découvrent que la mise en lumière de l'historicité de
la foi est liée à celle de son actualité. Une théologie de l'éternité est
une théologie d'intemporalité ; elle conduit à une religion de l'indiffé-
rence et de l'absence. La révélation chrétienne en son authenticité est
un hic et nunc ; seule la manifestation de l’hic et nunc biblique, de
l'ici et maintenant de chaque affirmation révélée, conduit à la formula-
tion de l'hic et nunc de la fidélité présente. Le déblocage historique de
la révélation, loin de conduire à sa relativisation, entraîne sa réactuali-
sation. L'humanité vit dans le temps, ainsi que le manifeste l'œuvre
des historiens, comme aussi, en des sens divers, l'œuvre de Lessing et
celle de Herder. La catégorie du progrès, du développement ou de
l'évolution s'applique à la saisie humaine de l'éternité. La relation de
l'homme à Dieu s'historialise ; le rapport à Dieu passe par le devenir
de la culture.
De là des initiatives impensables dans l'espace mental des siècles
précédents. Le néologue Friedrich Wilhelm Jérusalem (1709-1789),
dans une lettre à Gottsched, vers le milieu du siècle, lui fait part d'un
projet révolutionnaire : « J'ai l'intention, si Dieu me prête vie, de cou-
ronner [228] ma carrière par l'hérésie consistant à montrer la validité
de la religion chrétienne dans toutes ses affirmations authentiques. Et
comme le témoignage de l'église primitive ne peut être négligé, depuis
quelques années j'ai commencé une histoire des dogmes depuis les
premiers siècles (eine historia dogmatum ex prioribus saeculis) qui
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 301

pourrait constituer le préambule de cette entreprise (...) Je m'en tien-


drai aux gros in-folio de Jérôme et d'Augustin 357. » Jérusalem repro-
che à ces autorités leur injustice et leur mauvaise foi à l'égard de Pela-
ge, qui ont conduit à brouiller irrémédiablement la doctrine de la grâ-
ce, ouvrant la voie à tous les extrémismes. Ceux qui ont étudié ces
questions n'ont pas obtenu de résultats satisfaisants « parce qu'ils ont,
à mon avis, négligé, dans le cas de chacun des docteurs de l'église, de
tenir compte suffisamment du caractère particulier de son affirmation,
laquelle est fortement influencée par son terroir d'origine et son tem-
pérament, ou encore par le caractère particulier de sa culture ou la phi-
losophie qu'il professait. Aussi longtemps que l'on néglige de tenir
compte de tout cela, il est possible de démontrer à partir des textes
patristiques aussi bien la Formule de Concorde que le Concile de
Trente ou le Catéchisme de Heidelberg ; aussi longtemps aussi, les
contestations sont vouées à se poursuivre indéfiniment 358 ».
Selon Karl Aner, dans ce texte « apparaît pour la première fois, sur
le sol du protestantisme allemand, l'idée d'une histoire des
mes 359 ». Jérusalem ne devait pas réaliser son projet, mais il est signi-
ficatif qu'il ait pu concevoir cette mise en perspective de la doctrine
théologique en fonction des particularités de temps, de lieu et de
culture qui affectent chacun des Pères de l'Église. Ceux-ci étaient cen-
sés jusque-là prononcer dans l'absolu une vérité immuable, alors qu'ils
sont les témoins de l'incarnation historique et culturelle d'une vérité en
devenir. Les travaux exégétiques de l'école anglo-hollandaise, relayée
par l'école allemande, mènent à cette prise de conscience du caractère
mouvant de la vérité chrétienne, remise en jeu d'époque en époque et
de maître spirituel en maître spirituel, aux antipodes de l'immobilisme
dogmatique d'un Bossuet. Désormais, selon le propos d'un historien,
en 1805, « l'exégèse et l'histoire de l'église sont les racines de la théo-
logie 360 ».

357 Lettre de JÉRUSALEM à Gottsched, 12 janvier 1747, dans Karl ANER, Die
Théologie der Lessingzeit, Halle, Niemeyer, 1929, p. 223.
358 Ibid., p. 224.
359 Ibid.
360 J. A. H. TITTMANN, Pragmatische Geschichte der Théologie und Religion
während der zweiten Hälfte des 18, Jahrhunderts, 1805, p. 72 ; cité dans
ANER, op. cit., p. 233.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 302

Il ne s'agit pas là de vœux pieux. Les programmes des facultés de


théologie tiennent compte du renouvellement des études. À titre
d'exemple, nous nous référerons à un livre de Haffner « professeur en
théologie à l'université de Strasbourg », intitulé De l'éducation litté-
raire ou Essai sur l'organisation d'un établissement pour les hautes
sciences. Publié en 1792, ce texte est adressé au gouvernement révolu-
tionnaire, qui projette de supprimer les universités d'ancien régime, au
nom de la seule université française qui, parce qu'elle est luthérienne,
échappe au dépérissement [229] général de l'enseignement supérieur
en pays catholique. La constitution et les programmes de l'université
de Strasbourg se rapprochent des institutions germaniques modernes.
Selon Haffner, « l'interprétation savante des livres sacrés sera un des
cours les plus importants que les étudiants en théologie auront à fré-
quenter (...) La philologie, une judicieuse critique ont fait dans l'espa-
ce de ce siècle des progrès considérables (...) L'esprit humain a pris en
général une marche plus libre ; et la crainte de hasarder une idée nou-
velle n'arrête plus tant le laborieux et modeste commentateur. Il est
deux autres cours qu'il faut lier avec celui sur l'Écriture sainte, et qui
servent à le compléter : l'un est une introduction historique dans les
livres du Vieux et du Nouveau Testament, l'autre en est une histoire
critique 361 » ; l'autorité de Richard Simon est ici alléguée.
Des précisions éclairent ces indications. « On peut et on doit cer-
tainement exiger d'un ecclésiastique qu'il sache par qui et en quel
temps les ouvrages qui composent son code sacré ont été écrits, qu'il
connaisse les preuves qui constatent leur authenticité. Chaque écrivain
du Vieux et du Nouveau Testament écrit d'une manière plus ou moins
pure, a son génie et une tournure de style qui lui est particulière (...)
Que dirait-on d'un humaniste qui ne serait point capable de dire quel
est le génie et le caractère des ouvrages d'un Cicéron, d'un Démosthè-
ne ; et que serait-ce qu'un ministre de la religion qui se trouverait dans
la même ignorance à l'égard des écrivains de son code sacré 362 ? »
L'herméneutique est une science de la culture ; « le génie de la langue
hébraïque et de la langue hébraïco-grecque, dans laquelle est écrit le
Nouveau Testament, diffère essentiellement de la marche et des ex-

361 HAFFNER, De l'éducation littéraire ou Essai sur l'organisation d'un


établissement pour les hautes sciences, Strasbourg, 1792, pp. 61-62.
362 Ibid., pp. 61-62.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 303

pressions familières aux langues occidentales (...) Ce sont les usages,


les mœurs, la religion, les idées et les opinions particulières par les-
quelles un peuple se distingue des autres qui influent en même temps
sur la signification des termes qui lui sont familières. Il faut chercher
dans le manque de ces connaissances si nécessaires la source de tant
d'interprétations mystiques, typiques, allégoriques, toutes également
fausses et ridicules 363 ».
Le renouvellement des valeurs entraîne une réforme des études.
« Pour se servir de l'Écriture dans le sens théologique, il faut d'abord
commencer par l'entendre dans le sens grammatical. Mais malheureu-
sement, on a presque toujours suivi la route inverse. On a interprété
l'Écriture d'après un système théologique une fois adopté, tandis qu'il
aurait fallu continuellement réformer et épurer le système, à mesure
qu'à l'aide d'une plus grande connaissance de la philologie et de la cri-
tique, on faisait plus de progrès dans l'intelligence du sens littéral des
textes sacrés. À voir les meilleurs orateurs français, qui ont illustré la
chaire, citer la plupart du temps les passages de l'Écriture à tort et à
travers, on doit [230] conclure que ce genre d'étude et de science leur
a été absolument inconnu 364. »
Cette dernière flèche — en 1792 — souligne le décalage mental
qui sépare l'enseignement donné par la faculté de théologie protestante
de celui qui se perpétue dans les séminaires catholiques. Herder avait
étudié à Strasbourg, et formé là certains de ses thèmes fondamentaux ;
au milieu du siècle suivant, le jeune Renan quittera le séminaire de
Saint-Sulpice pour les raisons qui auraient fait de lui un éminent pro-
fesseur dans une faculté de théologie germanique et protestante, à
Halle ou à Goettingen, à Marbourg ou à Tubingen. La nouvelle her-
méneutique fonde la possibilité d'une spiritualité à la mesure des
temps nouveaux. Les sciences religieuses s'annonçaient dès le XVIIe
siècle, mais Richard Simon, le plus brillant des exégètes, n'avait pas
osé remettre en question le cadre de la dogmatique traditionnelle. Les
continuateurs de Simon délivrent la révélation chrétienne des axioma-
tiques doctrinales qui la retenaient captive. Les temps sont mûrs pour
un néo-christianisme.

363 P. 63.
364 Pp. 63-64.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 304

Les sciences religieuses, si elles concernent les fondements épis-


témologiques de la religion, ne sont pas toute la religion. Une religion
est un ensemble d'institutions et d'habitudes sociales, un phénomène
total de mentalité, qui englobe bien d'autres éléments que l'état présent
des questions dans tel ou tel secteur de la science. Les confessions
chrétiennes fournissaient à l'Europe traditionnelle des cadres de vie
communautaire ; elles cautionnaient les usages de l'existence, et la
validité des autorités administratives et politiques. Un décalage consi-
dérable séparait le christianisme tel que pouvaient le définir les exégè-
tes et théologiens éclairés, du christianisme en tant que genre de vie
modulant depuis tant de siècles le devenir des sociétés d'Occident. La
foi des anciens jours, animée par une énorme force d'inertie, avait par-
tie liée avec trop d'intérêts temporels, que mettait en péril tout chan-
gement de l'ordre établi, pour que les découvertes de l'herméneutique
puissent prendre effet dans la conscience et dans l'existence de l'en-
semble des chrétiens.
L'histoire des sciences religieuses n'est pas toute l'histoire du chris-
tianisme. Bon nombre des autorités chrétiennes estimaient que le
christianisme pouvait fort bien se passer des sciences religieuses, les-
quelles présentaient l'inconvénient majeur de remettre en question un
ordre social complexe et subtil, où les motivations religieuses ne te-
naient peut-être pas une place aussi considérable qu'il paraissait au
premier abord. Quieta non movere, respecter le sommeil dogmatique
des chrétientés traditionnelles, cette devise vaticane aurait pu valoir en
dehors de la sphère d'influence romaine. Là même où l'on laissait les
savants, les professeurs de théologie poursuivre à peu près librement
leurs études, il n'était pas question de tirer toutes les conséquences du
renouvellement des idées et des valeurs en matière d'exigence chré-
tienne. Pour vraiment réactualiser un christianisme désincarné, il au-
rait fallu envisager une critique radicale des attitudes et habitudes en
matière morale, sociale et politique. Très peu de gens, même parmi les
savants réformateurs de [231] l'herméneutique, étaient prêts à accepter
une telle révolution. Mais ceci est une autre histoire.

V. Conclusion.

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Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 305

La culture du XVIIIe siècle apparaît comme le lieu et l'enjeu d'une


mutation de la conscience religieuse. Après une crise d'adolescence,
dont les origines remontent à la Réforme, l'âge des Lumières affirme
une maturité dans les rapports de l'homme avec Dieu. La théologie
traditionnelle imposait aux esprits un régime d'obéissance sous l'auto-
rité conjointe de la Révélation et de l'Église. Les esprits éclairés met-
tent en question la transcendance de l'Église et livrent la Révélation à
l'examen de la raison. Selon Kant, la religion, en tant qu'institution, en
tant que discipline cultuelle et en tant que mode de pensée, doit s'ins-
crire désormais « dans les limites de la simple raison ».
Ce renversement des autorités implique une restructuration de l'es-
pace mental. Marx disait que la critique de la religion est le commen-
cement de toute critique : la religion est le principe de conservation de
l'ordre établi dans les sociétés anciennes. Le développement de l'Oc-
cident, sous les formes diverses de sa culture, s'était poursuivi dans le
cadre d'une axiomatique chrétienne, système de sécurité garantissant
les structures mentales et sociales. La communauté humaine est assu-
rée de son assiette ontologique et axiologique aussi longtemps qu'elle
demeure fidèle à l'enseignement du Christ, pris en régie par ses suc-
cesseurs légitimes ; ainsi se trouvent garanties la vérité et la continuité
de la morale et de la politique, des doctrines et des mœurs aux siècles
des siècles. La Réforme bouleverse cet ordonnancement immuable.
L'institution d'un pluralisme chrétien détruit le mirage d'une vérité ab-
solue et définitive. Le fidèle doit choisir une vérité qui ne va plus de
soi ; il y a possibilité d'option. Pour le plus conformiste des hommes,
l'existence de l'autre, du non-conformiste, est vécue comme une me-
nace, car elle implique, au moins en puissance, une diminution capita-
le de la vérité. La vérité ne sera plus jamais ce qu'elle avait été au
temps où elle régnait sans partage. Du même coup, tout ce que fondait
le Dieu unique et unitaire se trouve soumis à une révision dont l'exi-
gence se propage de proche en proche à tous les aspects de la culture.
La relativisation de l'autorité divine crée un vide d'autorité, que
doit combler l'initiative de l'homme. L'esprit le plus traditionnel, un
Bossuet, doit justifier ce qui naguère n'avait pas besoin de justifica-
tion. La démonstration, pour combattre le doute d'autrui, impose à
l’apologète un doute provisoire, qui est un commencement de la fin.
Celui qui argumente pour Dieu vient au secours de Dieu ; mais Dieu,
par hypothèse, ne devrait pas avoir besoin de lui. Il est aussi absurde
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 306

et aussi dangereux de démontrer que Dieu existe que de démontrer


qu'il n'existe pas. Le Dieu de Bossuet n'a pas besoin des services de
Bossuet. D'ailleurs, si Bossuet se trompait dans ses calculs, Dieu ces-
serait d'être catholique pour devenir calviniste ou socinien.
[232]
Le combat de Bossuet est, déjà, un combat d'arrière-garde, perdu
d'avance. Bossuet n'aura pas de successeurs dignes de lui ; au XVIIIe
siècle, les dogmatiques ne sont que des problématiques, dont les au-
teurs paraissent creuser le sol sous leurs pieds et saper leurs propres
fondements. Ce que Leslie Stephen appelait l'« euthanasie de la théo-
logie » n'est pas un accident de l'histoire de la pensée religieuse en
Angleterre, lié à une pénurie momentanée en personnel qualifié dans
un compartiment particulier du savoir. Il s'agit d'un phénomène euro-
péen, et la théologie traditionnelle n'est que l'épicentre d'un renouvel-
lement de l'organisation de la culture. Le dépérissement des axiomati-
ques, dont le réseau protégeait les systèmes ecclésiastiques, atteste
l'affaiblissement des orthodoxies, en même temps que le déplacement
des préoccupations épistémologiques, solidaire de l'affirmation de
nouvelles valeurs.
Le remembrement de l'espace mental consacre l'abandon du projet
de théodicée au profit d'un projet d'anthropodicée. L'homme remplace
Dieu en tant que point de départ et point d'arrivée du savoir ; c'est la
présence de l'homme qui délimite désormais la sphère dont la cir-
conférence est partout et le centre nulle part. Non que l'impiété ait
triomphé, et que l'homme ait éliminé Dieu, ou même se propose de
l'éliminer. Ce qui a changé, c'est l'identité de l'homme et ensemble
l'identité de Dieu, avec la perception plus claire d'un rapport de corré-
lation entre l'homme et Dieu. Dans le schéma ancien, l'éternité de
Dieu contrastait avec la temporalité de l'homme ; cette disproportion
s'atténue à partir du moment où s'impose l'idée que la religion n'est
pas un soliloque de Dieu dans le silence des hommes, mais la confron-
tation de Dieu et des hommes dans une histoire toujours recommen-
cée, le dialogue des hommes avec le Dieu qu'ils invoquent.
La théodicée et la théologie traditionnelles se présentaient comme
un discours sans point de vue, où s'accomplissait l'épiphanie de l'abso-
lu. L'intervention du théologien revêtait le sens d'une cause occasion-
nelle ; à travers lui, Dieu parlait de Dieu, toute présence humaine de-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 307

vant faire silence au voisinage de la transcendance. De même, la phi-


losophie est discours de l'Être, ontologie, développement de l'ordre
éternel des premières vérités en lesquelles s'enracinent les vérités se-
condes. Innovation hardie, la philosophie de Descartes commence
avec un « je pense », en première personne ; mais ce « je pense »
trouve immédiatement sa source et sa ressource dans un « Dieu est »,
sans la garantie duquel ses évidences se dissiperaient en fumée.
Le XVIIIe siècle consomme la fin du régime théocratique, en politi-
que aussi bien que dans la connaissance. La grâce de Dieu ne justifie
plus les souverains qui, s'ils ne règnent pas, comme en Angleterre, par
le consentement de leurs sujets, prennent conscience du fait que leur
autorité est liée à leur utilité, et s'efforcent d'œuvrer pour le bien de
leurs peuples. La monarchie française est la plus attardée ; c'est pour-
quoi la Convention verra le « fils de Saint Louis » « monter au
ciel 365 » parce qu'il n'a pas su régner parmi les hommes. La transcen-
dance du « roi-prêtre » [233] ne prévaut plus par la seule vertu de
l'onction sacramentelle-le temps de l'autorité charismatique est révolu
ainsi que le manifeste par un acte délibéré, l'exécution du roi. La révo-
lution d'Angleterre en 1649, avait mis à mort Charles Ier, mais ce ré-
gicide n'était pas un sacrilège, en dépit des protestations de Bossuet.
Charles Ier était mort victime d'un conflit religieux ; pris entre deux
exigences concurrentes, il avait été condamné en vertu de la justice
transcendante du Dieu le plus fort, ou plutôt du Dieu du plus fort.
Louis XVI est voué à la mort par l'exécration du peuple français et de
ses représentants légitimes, sans que Dieu ait rien à voir en cette affai-
re.
Locke fait la critique de la monarchie théocratique, dans ses Trai-
tés sur le gouvernement (1690) ; la transcendance charismatique du
souverain cède la place à une autorité fondée sur le contrat, selon la
tradition des monarchomaques calvinistes. Il y a une relation évidente
entre la politique d'inspiration démocratique de Locke et son libéra-
lisme religieux, qui cautionne une morale de la tolérance. Le passage
de l'absolutisme au relativisme, en religion, en politique et en pédago-
gie est solidaire de la théorie de la connaissance exposée dans l’Essai
philosophique concernant l'entendement humain (1690). Le foyer de
toute pensée n'est plus l'intellect divin, qui échappe aux prises de la

365 Exhortations de l'aumônier à Louis XVI sur l'échafaud.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 308

réflexion philosophique. L'ontologie est un mirage ; une sagesse nou-


velle invite l'homme à se reconnaître comme un « indigène intellectuel
de ce monde », dira Kant un siècle plus tard. L'homme doit accepter
cette évidence qu'il ne peut se mettre à la place de Dieu, ce qui modi-
fie la modalité de toutes les affirmations humaines.
La philosophie devient une investigation des limites de la connais-
sance. Auparavant, l'espace du savoir était conçu comme virtuelle-
ment infini ; rien n'interdisait à la conscience humaine, éclairée au be-
soin par des secours surnaturels, de prétendre enclore le réel total dans
ses réseaux d'intelligibilité. Locke souligne l'échec de ces tentatives
qui se perdent en vaines et contradictoires phraséologies. Le penseur
doit prendre conscience de l'irrémédiable décalage existant entre un
intellect humain, aux moyens limités, et les capacités infinies du Dieu
tout-puissant. La science expérimentale, en augmentant la quantité et
la qualité de nos certitudes, met en lumière l'immensité de nos incerti-
tudes. Ce que nous savons bien est peu de chose à côté de ce que nous
savons mal et de ce que nous ne savons pas du tout.
La nouvelle épistémologie, fondée sur le paradigme de Newton,
sera une épistémologie comparée, fractionnée selon les degrés de cré-
dibilité atteints dans les divers compartiments de la connaissance. Il
est important de savoir ce qu'on sait, et d'être assuré qu'on le sait selon
les normes les plus rigoureuses ; mais il est capital d'être fixé sur ce
qu'on ignore, et sur ce qu'on ne connaît que d'une manière approxima-
tive et insuffisante. Locke enseigne la nécessité d'établir, avant toute
entreprise philosophique, un statut des régions du savoir. L’Essai de
Locke se propose « d'examiner la certitude et l'étendue des connais-
sances humaines aussi bien que les fondements et les degrés de
croyance, d'opinion et d'assentiment qu'on peut avoir par rapport aux
différents sujets qui [234] se présentent à notre esprit 366 ». Ces for-
mules ne consentent aucune exception de juridiction fût-ce en faveur
des « sciences sacrées », naguère bénéficiaires d'un régime d'immuni-
té épistémologique.
A partir du moment où la science exacte définit le maximum de vé-
rité accessible, l'ordre des priorités de la connaissance se trouve inver-
sé. Faire de l'entendement humain le point d'attache de toute connais-

366 LOCKE, Essai philosophique concernant l'entendement humain (1690) ; trad.


COSTE, Avant-propos, art. 2.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 309

sance, c'est renoncer à prendre pour point de départ et pour point d'ar-
rivée l'entendement de Dieu ou sa volonté. Si les procédures de la
science moderne définissent le prototype d'une vérité conforme aux
exigences de la raison, il faut cesser de considérer la connaissance
théologique comme fournissant des justifications satisfaisantes. Les
bases ne sont pas sûres, les concepts demeurent imprécis et toute véri-
fication paraît impossible. Cette conversion épistémologique, acceptée
par Hume, Condillac et leurs émules, et finalement imposée par Kant,
aboutit à consacrer le primat de l'anthropologie sur la théologie. La
théorie de la connaissance, porte étroite par où doit cheminer toute
affirmation valable, permet de distinguer les degrés de probabilité,
comme un échelonnement des certitudes, depuis le nécessaire jusqu'à
l'impossible, en passant par le probable et le douteux. Les dernières
lignes de l’Enquête sur l’Entendement humain, de Hume (1748), pré-
cisent l'aboutissement de ce mouvement de pensée : « Si nous prenons
en main un volume de théologie ou de métaphysique scolastique, par
exemple, demandons-nous : « Contient-il des raisonnements abstraits
sur la quantité ou le « nombre ? » Non. « Contient-il des raisonne-
ments expérimentaux sur « des questions de fait et d'existence ? »
Non. Alors, mettez-le au feu, car il ne contient que sophismes et illu-
sions 367. »
Hume n'est pas un athée, pas plus que Locke, Condillac ou Kant. Il
ne s'agit nullement de tuer Dieu, mais de préciser les conditions dans
lesquelles l'homme peut parler de Dieu, et le degré de validité de ce
discours. Car Dieu, par définition, placé au-delà des limites de l'ordre
humain, met en défaut toute tentative humaine pour l'englober dans le
réseau d'un discours. L'irrespect de Hume s'adresse aux livres, faux
témoins de certitudes infondées ; il dénonce un pseudo-langage. L'in-
tention de l'auteur des Dialogues sur la religion naturelle est de dé-
terminer si l'homme peut parler de Dieu, et le résultat de l'enquête
n'est pas différent des idées déjà anciennes de Nicolas de Cues, cardi-
nal romain, et des tenants de la théologie négative, elle aussi authenti-
quement chrétienne, qui soulignent le décalage, la disproportion entre
l'existence divine et l'existence humaine. Le théologien, le métaphysi-
cien sont toujours tentés de retourner les rôles, et de considérer leur

367 David HUME, Enquête sur l'Entendement humain, 1748, XII, 3 ; trad, A.
LEROY, Aubier, 1947, p. 222.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 310

discours comme l'origine et la fin de toute vérité, alors que la priorité


appartient au Verbe de Dieu dont la validité absolue dément et relati-
vise les propos de l'homme.
La réflexion spéculative ne peut donc établir de relation entre la
[235] région étroitement limitée des certitudes humaines et le règne de
la vérité divine. Pour une philosophie qui se veut connaissance des
limites, Dieu se situe au-delà de la limite ; Kant, sur ce point, ne pense
pas autrement que Hume. Lichtenberg (1742-1799), dans ses carnets
intimes, appelle Dieu « cette grande qualitas occulta 368 » ; il pose la
question : « Notre concept de Dieu est-il autre chose que la personni-
fication de l'incompréhensible (personifizierte
keit) 369 ?»
La philosophie critique, renforçant les pouvoirs de la raison, en-
gendre un certain scepticisme. Si la parole humaine ne peut coïncider
avec la parole de Dieu, il en résulte que l'homme n'est plus obligé de
croire Dieu sur parole, ou du moins sur la parole de ses porte-parole
traditionnels. Dans l'ancien style, les vérités religieuses étaient des
vérités toutes faites, formulées par les théologiens et gérées par les
églises. La nouvelle pensée, parce qu'elle est problématique et non
plus dogmatique, se défie des vérités préétablies. La connaissance de
Dieu ne peut plus se réduire à la récitation d'un catéchisme ; elle tend
à devenir une recherche de Dieu, dont les tenants et les aboutissants
demeurent sujets à caution.
Le Dieu de la chrétienté traditionnelle était la clef de voûte d'une
axiomatique dont les développements enserraient l'ensemble du do-
maine humain. La continuité axiomatique de Dieu à l'homme ayant
été rompue, la réalité humaine a pris ses distances par rapport à une
transcendance qui ne l'opprime plus sous la surcharge de ses détermi-
nismes. Le siècle classique se passionne pour la question de la prédes-
tination ; cette question ne préoccupe plus les esprits au XVIIIe siècle ;
elle a perdu toute actualité parce que le lien de la divinité à l'humanité
ne présente plus l'intelligibilité écrasante qu'il avait dans l'âge mental
précédent L'humanité récupère un droit d'initiative que les théologiens
n'osent plus lui contester. A quelques exceptions près, le nouveau ré-

368 Georg Christoph LICHTENBERG, Aphorismen, éd. A, Leitzmann, Berlin,


1902-1908, J 1265 (1790-1791).
369 Ibid., L 737.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 311

gime n'est pas celui de l'absence de Dieu ; il met en œuvre une pré-
sence de Dieu dont la signification intrinsèque est différente. Le Dieu
des temps nouveaux s'est éloigné de l'espace mental humain, par suite
de l'interruption de la continuité du discours. De là une décompression
du domaine humain, où s'affirme l'autonomie du sujet ; mais, dans son
recul, la présence de Dieu demeure nécessaire à la mise en place de
l'homme. Dépouillée de son caractère massivement ontologique, cette
présence s'affirme comme un foyer imaginaire par rapport auquel
s'organise le domaine mental, moral et social. Sans la référence à ce
Dieu, l'humanité se perdrait dans un vide de significations. Le Dieu du
déisme sauvegarde cette fonction fondamentale d'un fondement de
l'induction pour les vérités et les valeurs ; le déiste Voltaire professe
en toute lucidité que si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
L'existence de Dieu, comprise comme le foyer d'une polarité
s'exerçant sur le domaine humain, autorise un redéploiement des ini-
tiatives personnelles. Tout se passe comme si l'on assistait à une in-
version du [236] sens, ou à une conversion : le mouvement naturel de
la pensée métaphysique procédait de Dieu à l'homme, il va désormais
de l'homme à Dieu, ainsi qu'en témoigne l'affirmation de Kant, selon
lequel l'honnête homme veut que Dieu existe. Dieu étant la condition
de possibilité de la moralité et de la justice, dans ce monde et dans
l'autre, devient un postulat de la raison pratique. L'affirmation de Dieu
n'est plus imposée par la toute-puissance de Dieu, accablant le libre
arbitre humain ; elle est l'expression de la volonté d'un homme libre,
qui trouve en la divinité la plénitude de son accomplissement.
La religion des Lumières est celle d'un homme adulte, affirmant,
ainsi que l'a dit Kant, sa majorité. L'Ancien Testament enseignait que
nul ne peut voir Dieu et vivre ; cette confrontation ne paraît pas insou-
tenable à l'homme du XVIIIe siècle. L'image de Dieu a changé, les attri-
buts qui faisaient de lui un être formidable, tremendum et fascinons,
semblent s'atténuer ; le sacré d'intimidation fait place à un sacré de
justice et de raison, comme si Dieu prenait à son compte la vertu de
philanthropie qui figure à l'ordre du jour des Lumières. L'humanisa-
tion de l'homme a pour corollaire l'humanisation de Dieu ; le culte of-
ficiel établi par les autorités révolutionnaires, prolongement du déisme
et des rituels maçonniques, portera le nom significatif de Théophilan-
thropie, où se trouvent associés et confondus l'amour de Dieu et
l'amour des hommes.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 312

Dans la mesure même où Dieu, devenu problématique, a desserré


son étreinte, l'homme accède à une nouvelle compréhension de l'Être
Suprême. L'intelligence théologique ne se propose plus de décrire
Dieu selon Dieu, de parler de Dieu du point de vue de Dieu ; elle s'en-
hardit jusqu'à devenir l'instrument d'une confrontation entre l'humain
et le divin. Un dialogue s'institue non plus selon l'ordre de la dévotion,
de l'humilité de cœur et d'esprit, mais dans la conscience croissante
d'une interdépendance entre l'humanité et la divinité. Fontenelle, aux
origines de l'histoire comparée des religions, comprend que cette his-
toire a le sens d'un débat entre les hommes et leurs dieux. « A mesure
que les hommes sont devenus plus parfaits, les dieux le sont devenus
aussi davantage 370. » Le domaine théologique est un aspect privilégié
de la culture. La théologie chrétienne, naguère mise à part comme un
donné sacré et immuable, échappant à l'usure du temps (quoi ubique,
quod semper, quo dab omnibus), s'inscrit dans le contexte solidaire
d'une pensée en devenir. L'universalité de l'exigence religieuse va de
pair avec la relativité des formes qu'elle revêt dans la diversité des es-
paces et des temps. A l'époque des inventaires de la présence humaine
sur la terre, des recensements et des encyclopédies, la théologie de-
vient un secteur de l'anthropologie culturelle, et cette corrélation mo-
difie à la fois l'image de Dieu et l'image de l'homme.
Lichtenberg note : « Dieu a créé l'homme à son image — cela veut
dire sans doute que l'homme a créé Dieu à la sienne 371... » Un peu
plus [237] tard Schiller observe, à propos des primitifs, qui avaient
préoccupé Fontenelle : « L'homme se dépeint dans ses dieux (in sei-
nen Göttern malt sich der Mensch) 372. » De tels propos expriment
une nouvelle orientation de la conscience religieuse. La religion n'est
pas un enseignement extrinsèque, plaqué sur le domaine humain par
une volonté étrangère. La religion est une vocation de l'homme à
l'humanité par l'intermédiaire de la divinité ; sa certification se trouve
au plus profond de l'être humain. Herder dira : « le fait que la religion

370 FONTENELLE, De l'origine des Fables, 1724, éd. J.-R. Carré, Alcan, 1932, p.
19.
371 LICHTENBERG, Aphorismen, éd. citée, D 198, 1773.
372 SCHILLER, Was heisst und su welchem Ende studiert man
Universalgeschichte, Discours à Iéna, 1789 ; Werke, hgg von Ludwig
BELLERMANN, Band VI, p. 189.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 313

est intégralement humaine est un signe de reconnaissance intime de sa


vérité 373 ».
Herder est un témoin privilégié de la nouvelle alliance établie entre
le sacré et le profane. La transcendance et l'immanence, déliées des
anciennes incompatibilités, s'appellent et s'authentifient mutuellement.
Herder enseigne qu' « il faut lire la Bible d'une manière humaine ; car
c'est un livre écrit par des hommes pour des hommes 374 ». En s'hu-
manisant, le texte sacré ne se désacralise pas ; il acquiert, de par cette
humanité, une sacralité nouvelle. Lire la Bible humainement, ce sera
partir à la recherche du sens originaire selon les cheminements de
l'espace-temps où la Parole s'est faite chair, assumant les normes de la
culture instituée en un moment de l'histoire. L'herméneutique doit re-
monter de la lettre à l'esprit, pour retrouver l'éternité actuelle sous le
revêtement humain. Il ne s'agit plus de répéter des formules stéréoty-
pées, comme si leur libellé était doué d'une efficacité sacramentelle,
mais de délivrer l'intention réelle ensevelie sous les sédimentations de
l'histoire du langage et des mœurs, des institutions abolies. L'exégèse
remonte la pente de la dégradation de l'énergie religieuse pour éveiller
chez le lecteur une nouvelle conscience de Dieu en même temps
qu'une nouvelle conscience de soi.
Au lieu d'étudier le devenir de la religion au XVIIIe siècle selon les
normes intégristes du XVIIe siècle, ou du XIIIe, afin de le condamner, ou
de le louer, pour le non-conformisme certain dont il fait preuve à
l'égard des orthodoxies, une appréciation historique doit reconnaître
l'avènement d'un nouveau style religieux. La religion traditionnelle
imposait un cadre d'institutions, un cadre rituel et un cadre de pensée ;
il était demandé au fidèle de faire adhésion en bloc à cet ensemble de
structures stables ; une fois consentie cette obéissance, le chrétien pris
en charge par l'église est sûr de son salut éternel.
Les hommes du XVIIIe siècle n'acceptent plus ce sacrifice de l'esprit
et de la vie personnelle, même s'ils doivent acquérir à ce prix le
confort spirituel, la sécurité dans ce monde et dans l'autre. L'anticléri-
calisme de l'âge des Lumières signifie que l'église n'est plus perçue

373 HERDER, Vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele, 1778 ;
Werke, Carlsruhe, 1820, Band VIII, p. 92.
374 Briefe das Studium der Théologie betreffend ; Lettre I ; Werke, éd. Suphan,
t. X, p. 7.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 314

comme investie d'une validité ontologique ; on la considère comme un


cadre social d'importance seconde. Bon nombre de chrétiens, et non
des moindres, [238] refusent d'accorder une valeur décisive aux éti-
quettes confessionnelles. Naguère cheminement obligé entre l'humani-
té et la divinité, l'ordre ecclésiastique apparaît plutôt comme un écran,
et souvent comme un obstacle, dans cette confrontation entre le fidèle
et son Dieu, qui paraît définir l'essentiel de la religion. Si le XVIIIe siè-
cle, selon une formule de Starobinski, est le siècle de « l'invention de
la liberté », le point origine de cette invention de valeur doit se trouver
dans la négociation qui se poursuit entre la créature et le Créateur se-
lon les dimensions de l'existence humaine. Le principe de la liberté est
la spontanéité du sujet, qui prétend assumer la responsabilité de toutes
ses affirmations. Non que l'homme prétende se mettre à la place de
Dieu, ou éliminer Dieu ; il veut que ses positions et propositions dans
ce domaine expriment un engagement personnel et délibéré.
Le phénomène européen du piétisme affirme le souci d'un rajeunis-
sement de la dévotion, fondé sur le dialogue entre l'âme fidèle et le
maître divin, sans interposition des cadres ecclésiastiques et des styli-
sations liturgiques. Dans l'ordre intellectuel, la réflexion religieuse
oppose à la théologie fondée sur la méthode d'autorité une spéculation
rationnelle qui aboutit aux diverses formes du déisme, élaboration de
la révélation naturelle et universelle ; le déisme est une théologie de la
liberté intellectuelle. Mais le christianisme est une religion historique,
localisée dans l'espace-temps par le donné textuel de la Bible. Ici en-
core, l'esprit humain revendique son droit d'initiative, en procédant à
une lecture des textes sacrés selon les exigences de la philologie et de
l'histoire. « La théologie biblique est enlevée à la méthode dogmatique
et transférée dans le domaine de l'historiographie critique 375. »
Le XVIIIe siècle explore, en religion, des voies nouvelles, voie du
cœur et voie de la raison, voie de l'historicité. Ces approches de la di-
vinité se fécondent mutuellement. La piété peut nourrir, en sous-
œuvre, la tension de la réflexion ; la critique historique réagit sur
l'exigence rationnelle. La mise en perspective temporelle de la raison
introduit dans le domaine religieux la catégorie de l'évolution. Le dia-
logue présent de l'homme avec Dieu apparaît comme un moment pro-

375 H. J. KRAUS, Geschichte der historisch-kritischen Erforschung des Alten


Testaments, Neukirchen, 1956, p. 140.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 315

visoire, qui prolonge les formes du passé et cédera la place à d'autres


formes dans l'avenir. L'histoire de l'humanité est ensemble une histoi-
re de la divinité, et, dans cette éducation progressive, le Dieu qui est
venu annonce un Dieu qui viendra. Le présent et le passé prophétisent
un avenir du christianisme, estiment Lessing et Herder.
En réciprocité d'action avec les autres composantes culturelles, la
« néologie » chrétienne contribue à l'avènement d'une pensée à la me-
sure du monde moderne ; elle reconnaît à l'homme un nouveau statut
dans un univers en voie de renouvellement. L'espace mental, naguère
régi par l'analogie de la divinité, s'organise selon l'analogie de l'huma-
nité ; non que la présence de Dieu ait été effacée, mais l'évidence de
l'homme prend le pas sur l'évidence de Dieu, et la recherche de Dieu
devient un [239] aspect de la recherche de l'homme. A l'heure de la
révolution agricole et de la révolution industrielle, à l'heure du démar-
rage économique et technique de l'Occident, l'intelligence religieuse
affirme dans son ordre les responsabilités assumées par une humanité
capable de prendre en charge la planète Terre. L'homme éclairé peut
être un homme religieux, mais, tout de même qu'il rompt l'ancienne
alliance de l'homme avec le Cosmos, selon les rites immémoriaux de
la civilisation traditionnelle, pareillement il lui faut inventer une spiri-
tualité. Le rapport à Dieu ne se laisse pas emprisonner à jamais dans
les formulaires d'une époque périmée ; le rapport à Dieu, authentifica-
tion et certification du rapport aux hommes et au monde, commande à
toute époque l'élaboration d'une alliance renouvelée entre le temps et
l'éternité.
[240]
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 316

[241]

Les sciences humaines et la pensée occidentale.


Tome V. Dieu, la nature, l’homme
au siècle des lumières.

Deuxième partie
LES SCIENCES
DE LA VIE

Retour à la table des matières

[242]
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 317

[243]

Deuxième partie.
Les sciences de la vie

Chapitre I
L’histoire naturelle
dans la culture
des lumières

Retour au sommaire

Selon un manuel scolaire paru en 1732, « l'estime que l'on fait des
mathématiques a introduit depuis quelques années dans l'université de
Paris l'usage d'en expliquer les Éléments dans la plupart des classes de
philosophie ». Cette innovation pédagogique est motivée par le fait
que l'on peut considérer les mathématiques comme « une véritable
Logique pratique, qui ne consiste pas à donner une connaissance sè-
che des règles, mais qui les fait observer sans cesse et qui, à force
d'exercer l'esprit à former des jugements et des raisonnements cer-
tains, clairs et méthodiques, l'habitue à une grande justesse (...). La
méthode des Mathématiciens tend plus que toute autre à rendre l'esprit
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 318

net et précis, et à le diriger dans la recherche de la vérité sur quelque


sujet que l'on puisse travailler 376 ».
Ce manifeste est l'aboutissement de la révolution galiléenne, armée
du nouvel instrument épistémologique fourni par l'analyse des moder-
nes, telle que Descartes l'a constituée. La pensée de Spinoza, celle de
Leibniz et de Tschirnhaus comme celle de Christian Wolff mettent en
œuvre les mœurs intellectuelles qui régissent l'espace mental magis-
tralement formalisé par Newton. En 1786, dans l'intervalle qui sépare
les deux éditions de la Critique de la raison pure, Kant prononce que
« la théorie de la nature ne renfermera de véritable science que dans la
mesure où la mathématique peut s'y appliquer » 377 ; la chimie et la
psychologie empirique, disciplines où ne saurait prévaloir la rigueur
mathématique, ne peuvent être considérées comme des sciences di-
gnes de ce nom.
En 1754, Diderot, maître d'œuvre de l'Encyclopédie, bien placé
pour se faire une idée de la conjoncture intellectuelle, publie un traité,
De l'interprétation de la nature, où il formule un diagnostic tout à fait
différent : « Nous touchons au moment d'une grande révolution dans
les sciences. Au penchant que les esprits me paraissent avoir à la mo-
rale, aux belles-lettres, à l'histoire de la nature et à la physique expé-
rimentale, j'oserais presque assurer qu'avant qu'il soit cent ans, on ne
comptera [244] pas trois géomètres en Europe. Cette science s'arrêtera
tout court, où l'auront laissée les Bernoulli, les Euler, les Maupertuis,
les Clairaut, les Fontaine et les d'Alembert. Ils auront posé les colon-
nes d'Hercule. On n'ira point au-delà. Leurs ouvrages subsisteront
dans les siècles à venir, comme dans ces pyramides d'Egypte, dont les
masses chargées d'hyéroglyphes réveillent en nous une idée effrayante
de la puissance et des ressources des hommes qui les ont élevées 378. »
Un peu plus tard, en 1758, une lettre de Diderot à Voltaire affirme les
mêmes idées : « Le règne des mathématiques n'est plus. Le goût a
changé. C'est celui de l'histoire naturelle et des lettres qui domine.

376 Abrégé des Éléments de mathématiques par M. RIVARD, professeur de


philosophie en l'université de Paris, 1732 ; Préface non paginée, 3e éd.,
1752.
377 KANT, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, 1786,
Préface ; trad. J. GIBELIN, Vrin, 1952, p. 12.
378 De l'interprétation de la nature, art. 4, 1754 ; Œuvres philosophiques de
DIDEROT, p. p. Paul VERNIÈRE, Garnier, 1961, pp. 180-181.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 319

D'Alembert ne se jettera pas, à l'âge qu'il a, dans l'étude de l'histoire


naturelle, et il est bien difficile qu'il fasse un ouvrage de littérature qui
réponde à la célébrité de son nom 379... »
L'oraison funèbre des mathématiques était prématurée ; les ma-
thématiques feront, dès la fin du siècle, des progrès éclatants. Dans les
premières décades du siècle suivant, les hiéroglyphes d'Egypte seront
dépouillés, par la sagacité de Champollion, de leur mystère « ef-
frayant » (Précis du système hiéroglyphique, 1824) ; autour de 1830,
la découverte des géométries non euclidiennes, par Lobatchevski et
Bolyai, systématisée ensuite par Riemann, ouvrira la voie à la théorie
des ensembles et à l'axiomatique, opérant une véritable révolution
dans la pensée mathématique.
Le point de vue de Diderot doit être considéré comme un docu-
ment d'époque. Non pas seulement parce qu'il révèle une tension la-
tente, bientôt manifestée au grand jour, entre les deux animateurs de
l'entreprise encyclopédique. Mais aussi parce qu'il manifeste la nou-
velle association de la littérature et de l'histoire naturelle. L'esprit pu-
blic s'intéresse de moins en moins aux spéculations abstraites ; il se
passionne pour la physique expérimentale, dont la vogue se conjugue
avec celle de l'histoire naturelle, objet désormais privilégié de l'opi-
nion éclairée. Diderot pressent, dans le regroupement des belles-lettres
et des sciences naturelles, un objet épistémologique, qui ne sait pas
encore dire son nom, mais qui se fera bientôt reconnaître en tant que
« science de l'homme ». Le tour d'horizon encyclopédique n'est pas un
cercle dont la circonférence est partout et le centre nulle part ; l'entre-
prise a un foyer, en lequel convergent les avenues de la connaissance.
Ce foyer n'est autre que la condition humaine, que la science naturelle
étudie dans ses aspects physiques, cependant que la littérature, en l'ab-
sence provisoire de disciplines spécialisées, l'envisage sous ses as-
pects moraux, repris en compte, dès la fin du siècle, par l'anthropolo-
gie, la psychologie, l'ethnologie et bientôt après par la sociologie.
En un domaine, qui n'est pas le sien, l'auteur du Neveu de Rameau
a eu conscience que son temps en était venu à une coupure épistémo-
logique dans l'histoire des sciences exactes. « A tous les points de vue,
le visage des mathématiques au XIXe siècle, et au début du XXe, est très

379 Lettre à VOLTAIRE, 19 février 1758 ; Œuvres de DIDEROT, éd. Assezat, t.


XIX, p. 452 ; cité dans VERNIÈRE, op. cit., p. 181.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 320

[245] différent de celui qu'elles nous ont offert jusqu'ici (...) Les pro-
blèmes qui se posent sont entièrement nouveaux et doivent l'être... (...)
On a l'impression qu'en continuant dans la même voie, on n'obtiendra
plus que des résultats de minime importance 380. » Plutôt que d'accu-
ser Diderot de jugement téméraire, il convient de rendre hommage à
son flair.
L'entreprise mathématique, arrivée au bout de la course commen-
cée par la réflexion cartésienne, devra repartir sur nouveaux frais. Il
faut admettre l'existence d'un discrédit frappant cette discipline qui ne
s'accorde guère avec l'esprit du temps. Les grands penseurs du XVIIe
siècle sont souvent des mathématiciens éminents, tels Descartes,
Leibniz, Malebranche et Newton ; et certains, qui ne sont pas mathé-
maticiens, adoptent, comme Spinoza, le style géométrique. Or, les
meilleures têtes du XVIIIe siècle, à l'exception de Christian Wolff et de
d'Alembert, sont étrangères à cette forme de pensée : Locke et Hume,
Voltaire et Rousseau, Montesquieu, Lessing et Herder ne possèdent
aucune compétence en mathématiques, et portent ailleurs leur curiosi-
té. L'opinion de Diderot paraît être un signe des temps.
Dans une lettre de 1705, Bayle soulignait « l'incertitude réelle et
absolue des mathématiques. Elles ne roulent que sur des abstractions ;
elles supposent qu'il y a hors de notre esprit des superficies sans pro-
fondeur, et des lignes sans largeur, et des points sans aucune dimen-
sion. La plupart des démonstrations géométriques sont fondées sur
cela : d'où il s'ensuit que ce ne sont que de beaux et brillants fantômes,
dont notre esprit se repaît ; c'est-à-dire une suite d'objets évidents, à
quoi rien n'est semblable existant hors de notre esprit (...) Les proprié-
tés que l'on démontre d'un cercle, savoir que toutes les lignes que l'on
peut tirer de la circonférence au centre sont droites, et qu'elles sont en
aussi grand nombre que les points de la circonférence, sont des choses
qui ne peuvent exister hors de notre esprit ; (...) aucun cercle réelle-
ment existant ne peut avoir cela 381... ».
En un temps où les mathématiques sont florissantes, un demi-siècle
avant Diderot, Bayle pratique déjà l'objection de conscience au triom-

380 Pierre HUMBERT, dans l’Histoire de la Science, p. p. M. Daumas,


Encyclopédie de la Pléiade, 1957, p. 619.
381 Lettre à Desmaizeaux, 3 juillet 1705 ; dans BAYLE, Œuvres diverses, 2e éd.,
t. IV, p. 859 b.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 321

phalisme mathématique. « Ce que Bayle reproche aux mathématiques,


en soulignant l'idéalité de leur objet, commente Elisabeth Labrousse,
c'est de n'atteindre que de pseudo-vérités de raison, de posséder une
cohérence interne rigoureuse, mais de se dérouler dans le vide ontolo-
gique, parce qu'elles sont fondées sur des postulats qui, au départ, sé-
lectionnent, par une abstraction arbitraire, un simple aspect du
el 382. » Historien érudit et critique, Bayle accorde un degré supérieur
de validité à la réalité humaine concrète : « Il est métaphysiquement
plus certain que Cicéron a existé hors de l'entendement de tout autre
homme, [246] qu'il n'est certain que l'objet des mathématiques existe
hors de notre entendement 383. »
Cette affirmation du primat de l'existence concrète sur les essences
plus ou moins fictives constitue l'une des options du XVIIIe siècle.
Bayle et Diderot ont entrepris des dictionnaires, qui sont des répertoi-
res de faits ; et si Bayle fait surtout œuvre d'historien, alors que Dide-
rot possède un tempérament et des curiosités de naturaliste, dans la
classification baconienne des sciences, qui fait autorité au XVIIIe siècle,
histoire naturelle et histoire civile, aujourd'hui dissociées, constituent
deux espèces d'un même genre. L’Encyclopédie comporte une forte
proportion d'articles historiques, et l'on a relevé chez Bayle une ouver-
ture aux réalités naturelles, soulignée par l'examen du sommaire des
Nouvelles de la république des Lettres, revue dirigée par l'auteur du
Dictionnaire historique et critique. « Sur les trente-six fascicules pu-
bliés par Bayle, il n'y en a que six qui ne contiennent aucun article
relatif aux sciences naturelles ou à la médecine, et dans tous les autres
cas on trouve au moins un, et une fois (novembre 1684) jusqu'à quatre
articles sur ces questions. » La revue publia deux lettres de Leeuwen-
hoek sur la génération de l'homme ; Bayle lui-même « recensa en dé-
tail l'Histoire du fœtus humain de son ami le médecin
court 384 ». Le Dictionnaire historique et critique propose, à l'article
Leucippe, une théorie des « atomes animés », qui prend position sur ce
qui sera l'une des principales questions disputées du siècle dans le
domaine de la philosophie de la nature. Diderot lui-même, et aussi

382 Elisabeth LABROUSSE, Pierre Bayle, La Haye, Nijhoff, 1964, t. II, p. 231.
383 Projet d'un Dictionnaire critique..., en appendice au Dictionnaire, t. V,
Amsterdam, 1734, p. 712.
384 El. LABROUSSE, op. cit., p. 235.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 322

Buffon, avec sa doctrine des « molécules organiques » apparaissent


comme des continuateurs de Bayle.
Il n'existe pas encore de ligne de démarcation entre le domaine
épistémologique des réalités inorganiques et celui des réalités organi-
ques, qui font conjointement partie de ce qu'on appelle alors la « phy-
sique » ; la philosophie expérimentale correspond à une attitude glo-
bale qui s'applique de plein droit aux études physiologiques, biologi-
ques et à l'histoire naturelle dans son ensemble. Fontenelle écrit en
1702, à propos de l'organisation de l'Académie des Sciences : « Ce qui
regarde la conservation de la vie appartient pleinement à la physique
et, par rapport à cette vue, elle a été partagée dans l'Académie en trois
branches, qui sont trois espèces d'Académiciens : l'Anatomie, la Chi-
mie et la Botanique 385. » Au milieu du siècle, le polygraphe Juvenel
de Carlencas envisageait l'avenir dans la même perspective : « N'at-
tendons de la physique d'autres progrès que ceux qu'on fera dans l'his-
toire naturelle. On comprend sous ce nom toutes les sciences positives
et fondées sur l'expérience, qui regardent la cosmographie, c'est-à-dire
la construction de l'univers et de ses parties, l'anatomie des plantes et
des animaux, et les arts qui produisent des changements considérables
dans [247] les êtres naturels 386. » Buffon, considéré aujourd'hui
comme un naturaliste, passe au XVIIIe siècle pour un « physicien » 387.
Le même usage prévaut en Allemagne jusqu'à la fin du siècle. L'histo-
rien Johann Georg Meusel appelle « physiologie générale ou physique
au sens large (allge-meine Physiologie oder Physik im weiterem Sin-
ne) » la discipline qui se donne comme objet « la connaissance scien-
tifique des objets de la nature en général, selon leurs propriétés géné-
rales et leurs lois ». Sous la même rubrique se trouvent ainsi classées
les sciences qui se proposent d'étudier la constitution de l'univers
(Kosmophysiologie, Uranophysiologie, Geophysiologie) ; mais à côté
de ces théories du cosmos, du ciel et de la terre figure la Physiologie
de la nature organisée, qui opère selon la catégorie de la finalité, alors
que les disciplines du groupe précédent obéissent au principe du mé-
canisme. Au sens le plus large, la physique ou physiologie, que Meu-

385 FONTENELLE, Histoire de l'Académie royale des Sciences, année 1699 ;


publiée en 1702, Préface non paginée.
386 Juvenel de CARLENCAS, Essais sur l'histoire des Belles Lettres, des Sciences
et des Arts, 1740-1744, 3e éd., Lyon, t. II, p. 86.
387 Cf. par exemple Histoire de l'Académie des Inscriptions, t. XVI, 1751, p. 36.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 323

sel appelle aussi Physiographie ou description de la nature (allgemei-


ne Physiographie oder Naturbeschreibung), englobe la géographie
physique, la minéralogie, la phytologie, la zoologie et ses diverses
branches spécialisées 388. La physiologie figure aussi dans le domaine
médical, en tant qu'étude des fonctions du corps humain 389.
L'indétermination de la terminologie reflète l'indécision de la pen-
sée, dont on trouverait un autre exemple dans le Système figuré des
connaissances humaines proposé par les auteurs de l'Encyclopédie.
Cette classification des sciences comporte une rubrique : « Métaphy-
sique des corps ou physique générale », qui traite des qualités abstrai-
tes des corps : étendue, impénétrabilité, mouvement, vide, etc. En al-
lant du général au particulier, on distingue ensuite une « science de la
nature mathématique », laquelle comprend à la fois les mathématiques
(arithmétique, géométrie, etc.) et la physique telle que nous l'enten-
dons aujourd'hui : mécanique, statique et dynamique, hydrostatique,
astronomie, cosmographie, optique, acoustique et même géographie,
hydrographie, etc. A côté de cette « science de la nature mathémati-
que », une autre branche de la science de la nature, appelée « physique
particulière », recueille les sciences naturelles d'aujourd'hui : « La
physique particulière doit suivre la même distribution que l'histoire
naturelle 390. » On y trouve même l'anatomie et la physiologie, la mé-
decine, l'art vétérinaire, l'astrologie et la chimie...
La classification des sciences est une projection de l'espace mental,
dont elle dresse la carte. André-Marie Ampère, dans un Essai sur la
philosophie des sciences (1834), distinguera nettement les sciences
physiques [248] des sciences naturelles. De même Auguste Comte,
dans son Cours de philosophie positive (1830-1842), séparera de la
physique inorganique une physique organique, englobant la biologie
et la sociologie ; des expressions comme « physique organique », ou
« physique sociale » retiennent quelque chose de l'indétermination
ancienne. C'est seulement dans le cours du XIXe siècle que la chimie

388 Johann Georg MEUSEL, Leitfaden zur Geschichte der Gelehrsamkeit,


Leipzig, 1799) Band I, pp. 207-208.
389 Ibid., p. 209.
390 Explication détaillée du système des connaissances humaines, à la suite du
Discours préliminaire de l’« Encyclopédie », de d'ALEMBERT, Gonthier,
1966, p. 165. Le Système figuré des connaissances humaines, établi par
Diderot, se trouve dans cette édition aux pages 179-182.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 324

elle-même se divisera en deux domaines différents : l'expression


« chimie organique » aurait été employée pour la première fois par
Berzelius, dans son Manuel de Chimie, en 1808. Le mot de « biolo-
gie » pour désigner la connaissance de la vie dans ses propriétés spéci-
fiques apparaît lui aussi au seuil épistémologique du XIXe siècle. En
deçà de cette limite, le savoir des Lumières ne possède pas les moyens
de dissocier la science du vivant de la science du non-vivant. La réali-
té est appréhendée d'ensemble et confusément ; sans doute les repré-
sentations anciennes, retransmises par le néoplatonisme, qui faisaient
du monde un grand vivant, doué d'une âme unitaire, se sont effacées
devant l'affirmation du déterminisme physique et ses conquêtes inces-
santes, de Galilée à Newton. Mais si l'on songe aux interprétations si
diverses, et si fantaisistes, que l'on propose du concept d'attraction,
parfois utilisé comme un simple substitut, ou une réincarnation, de la
doctrine traditionnelle des sympathies et affinités, on constate l'ambi-
guïté persistante de la pensée du XVIIIe siècle dans la connaissance de
ce domaine immense et indéterminé qu'elle désigne sous le nom de
« physique ». L'étymologie même de ce terme consacré, hérité du bio-
logisme d'Aristote, renvoie à l'idée de croissance et de vie. La nature
aristotélicienne est animée ; elle ne reconnaît pas de coupure entre le
non-vivant et le vivant, pour l'excellente raison qu'à ses yeux tout est
vivant.
L'espace du savoir apparaît comme un champ unitaire que la pen-
sée peut parcourir de bout en bout sans se heurter aux cloisonnements
épistémologiques multipliés au XIXe siècle. Le « physicien » Buffon
s'est d'abord intéressé aux mathématiques, et son « histoire naturelle »
englobe aussi bien la géologie des modernes que leur anthropologie.
La méthode de Linné prétend soumettre à une classification unitaire
non seulement les animaux et les plantes, mais aussi les minéraux et
les hommes, et même les maladies, dans ses Genera morborum, où
325 espèces de maladies différentes sont ordonnées selon les exigen-
ces de la classification binaire ; ce vitalisme rémanent est constam-
ment présupposé. Même les matérialismes du XVIIIe siècle ne spécu-
lent pas sur des corpuscules réduits à des propriétés physiques ; ce
sont des philosophies de la nature qui reconstituent le réel à partir
d'unités élémentaires dotées de propriétés qui leur assurent une certai-
ne animation propre, comme si l'hylozoïsme traditionnel, chassé des
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 325

grands ensembles du réel, avait trouvé refuge au niveau inférieur des


particules primaires.
Ce territoire d'un seul tenant se trouve néanmoins polarisé en fonc-
tion d'exigences opposées. Le paradigme newtonien impose une exi-
gence d'intelligibilité radicale, conforme à l'idéal de la science rigou-
reuse. La synthèse de Newton a opéré la formalisation mathématique
d'un territoire épistémologique d'une manière si parfaite que la théorie
[249] obtenue par la recherche expérimentale rend inutile la poursuite
de l'expérimentation, réduite au rôle de moment provisoire dans l'ac-
quisition de la vérité. La physique inductive se trouve sublimée en
physique mathématique, discipline formelle qui, assurée de l'intelligi-
bilité intrinsèque du réel, n'a plus besoin de se préoccuper d'observer
le devenir concret.
Ce pôle théorique du savoir peut être incarné par d'Alembert, pro-
moteur d'une physique à prépondérance mathématique. « Aucune
théorie, estime-t-il, n'aurait pu nous faire trouver la loi que les corps
pesants suivent dans leur chute verticale, mais cette loi une fois
connue par l'expérience, tout ce qui appartient au mouvement des
corps pesants, soit rectiligne, soit curviligne, soit incliné, soit vertical,
n'est plus que du ressort de la théorie ; si l'expérience s'y joint, ce ne
doit être que dans la même vue et de la même manière que pour les
lois primitives de l'impulsion (...) Il en est de même d'un grand nom-
bre d'autres parties de la physique, dans lesquelles une seule expérien-
ce, ou même une seule observation, sert de base à des théories com-
plètes. Ces parties sont principalement celles qu'on a appelées physi-
co-mathématiques, et qui consistent dans l'application de la géométrie
et des calculs aux phénomènes de la nature 391. »
D'Alembert, esprit abstrait, est partisan d'un radicalisme mathéma-
tique ; on ne peut parler de science que dans la mesure où un savoir
est susceptible de s'exprimer selon les disciplines de la langue des cal-
culs. La table des matières de l'Essai sur les Éléments de philosophie,
ouvrage qui se propose de récapituler les « vérités qu'il importe le plus
de connaître 392 », atteste une indifférence significative à l'égard des

391 D'ALEMBERT, Essai sur les Éléments de philosophie ou sur les Principes des
connaissances humaines, 1759, ch. xx : Physique générale ; Œuvres, éd.
Bastien, 1805, t. II, pp. 464-465.
392 Ibid., ch. II, p. 14.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 326

disciplines d'observation, d'induction, de mémoire et d'érudition. Seu-


les y sont présentées en détail les mathématiques, l'algèbre, la géomé-
trie, la mécanique, l'astronomie, l'optique, l'hydrostatique et l'hydrau-
lique et la « physique générale ». Curieuse restriction mentale et épis-
témologique pour un ouvrage qui prétend résumer l'entreprise de l'En-
cyclopédie, au moment même où d'Alembert prend ses distances par
rapport à une initiative décidément trop dangereuse.
Ce paradoxe d'une science de la nature qui refuse la nature en ses
aspects concrets n'avait pas échappé aux contemporains. Condorcet,
pourtant disciple respectueux du maître, souligne cette carence dans
son oraison funèbre : « Longtemps occupé des sciences mathémati-
ques, écrit-il, d'Alembert avait contracté l'habitude de n'être frappé
que des vérités susceptibles de preuves rigoureuses ; il voyait la certi-
tude s'éloigner à mesure que l'on ajoutait des idées accessoires aux
idées simples, sur lesquelles s'exercent la géométrie pure et la méca-
nique rationnelle ; et son goût pour les sciences semblait suivre abso-
lument la même proportion. Il voulait que les sciences physiques se
bornassent à des faits [250] et à des explications calculées 393... »
Condorcet est, lui aussi, un mathématicien, mais préoccupé par l'his-
toire de l'humanité, ainsi que par l'étude de la réalité humaine actuelle,
rendue possible par l'instrument nouveau du calcul des probabilités, ce
qui fait de lui un des fondateurs de la démographie, dont d'Alembert
ne soupçonnait pas la possibilité. Dès lors, « on pourrait croire (...)
qu'il a poussé trop loin sa rigueur. (...) Peut-être donnait-il à l'esprit
humain des limites trop étroites ; peut-être qu'accoutumé à des vérités
démontrées et formées d'idées simples et déterminées avec précision,
il n'était pas assez frappé des vérités d'un autre ordre, qui ont pour ob-
jet des idées plus compliquées, et dans la discussion desquelles il faut
même se faire des définitions et, pour ainsi dire, des idées nouvelles,
parce que les mots employés dans ces sciences, tirés de la langue vul-
gaire, et employés dans le langage commun, n'ont qu'un sens vague et
indéterminé 394 ».

393 CONDORCET, Éloge de d'Alembert, in Œuvres de D'ALEMBERT, éd. citée, t. I,


p. 92.
394 Ibid., pp. 93-94 ; l'édition Bastien donne ici « déterminé », qui paraît être
une faute d'impression ; je rétablis « indéterminé ».
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 327

Ainsi donc, « l'opinion de d'Alembert a le danger de trop resserrer


le champ où l'esprit humain peut s'exercer 395 ». D'Alembert aurait
péché par excès de newtonianisme, s'il est vrai, comme il le dit lui-
même, que « Newton montra le premier ce que ses prédécesseurs
n'avaient fait qu'entrevoir, l'art d'introduire la géométrie dans la physi-
que et de former, en réunissant l'expérience au calcul, une science
exacte, profonde, lumineuse et nouvelle 396 ». Une science qui, à la
limite, aspire à valoir indépendamment de toute expérience, ne
conquiert sa vérité qu'en démentant, et comme en raturant, la réalité
du monde ; elle présuppose un acosmisme, dont le mot d'ordre serait
fiat veritas, pereat mundus : que la vérité s'accomplisse, même si le
monde doit disparaître. Cette aliénation mathématique, ou du moins
cette carence, avait suscité la protestation de Bayle et de Diderot, ré-
pondant par anticipation aux thèses de l'auteur des Eléments de philo-
sophie. « Toutes les sciences ont leur faible, avait écrit Bayle ; les ma-
thématiques ne sont point exemptes de ce défaut. Il est vrai que peu de
personnes sont capables de les bien combattre, car pour bien réussir
dans ce combat, il faudrait être non seulement un bon philosophe,
mais un très profond mathématicien. Ceux qui ont cette dernière qua-
lité sont si enchantés de la certitude et de l'évidence de leurs recher-
ches qu'ils ne songent point à examiner s'il y a là quelque illusion ou
si le premier fondement a été bien établi. Ils s'avisent rarement de
soupçonner qu'il y manque quelque chose 397. » Et Bayle, pour rétablir
un juste équilibre, dénonce l'irréalisme des mathématiques : « Les
points mathématiques et par conséquent les lignes et les surfaces des
géomètres, leurs globes, leurs axes sont des fictions qui ne peuvent
avoir jamais aucune existence ; elles sont donc inférieures à celles des
poètes ; car [251] celles-ci, pour l'ordinaire, n'enferment rien d'impos-
sible ; elles ont pour le moins la vraisemblance et la possibilité 398. »
La perspective de Newton et de d'Alembert vise à obtenir une véri-
té qui n'est parfaitement vraie que parce qu'elle est une vérité sans le
monde, acquise au prix d'une négligence systématique de l'incident et
de l'événement, discipline d'entendement et de calcul qui réprouve

395 Ibid., p. 94.


396 D'Alembert, Essai sur les Éléments de philosophie, ch. xx, éd. citée, pp.
459-460.
397 BAYLE, Dictionnaire historique et critique, article Zenon, note D.
398 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 328

pour indignité les disciplines de mémoire et d'imagination. Le pôle


abstrait de la connaissance paraît promouvoir la certitude à une si hau-
te excellence que la pensée scientifique risque de lâcher la proie du
réel pour l'ombre des formules géométriques. À la fascination newto-
nienne s'oppose l'exigence baconienne de fidélité aux phénomènes
dans leur teneur concrète. Les meilleurs esprits du siècle se trouvent
placés en face d'une alternative : ou bien les mathématiques sont
vraies absolument, elles se proposent comme l'essence intelligible de
toute réalité, dont les données empiriques ne nous fournissent qu'une
approximation ; ou bien ce sont les faits empiriques, révélés dans l'ex-
périence concrète, qui sont vrais, et les mathématiques ne nous four-
nissent que des moyens pour un déchiffrement d'une réalité dont elles
permettent une approximation toujours imparfaite. Entre une mathé-
matique absolue, considérée comme une fin en soi, et une mathémati-
que relativisée, réserve de schémas pour l'analyse du réel, il est indis-
pensable de choisir.
Leibniz, philosophe, savant et mathématicien, en face de cette si-
tuation, avait fait un choix opposé à celui de d'Alembert : « Je ne
considère plus les mathématiques pures que comme un exercice ser-
vant à pousser l'art de penser. Car pour la pratique tout y est presque
découvert depuis les nouvelles méthodes. Mais il n'en est pas de mê-
me pour la physique, où nous ne sommes que dans le vestibule 399. »
Leibniz est un génie concret, d'ambition encyclopédique ; dès le seuil
du siècle de l'Encyclopédie, il pressent l'orientation de l'effort à entre-
prendre. Avant Diderot, il prophétise la fin de l'histoire des mathéma-
tiques, et cette caution suffirait à laver l'auteur des Pensées sur l'inter-
prétation de la nature de l'accusation d'avoir manqué de flair. La ma-
thématique de l'avenir « ne sera, selon Leibniz, qu'un exercice de jeu-
nes gens pour se former au raisonnement. Mais la postérité n'aurait
qu'à tourner ses pensées sérieuses vers la physique. Et peut-être pour-
rions-nous aller fort loin, de notre temps même, pour la médecine, si
on s'y prenait mieux 400 ». Yvon Belaval commente ce dernier texte :
« Lorsqu'en 1748, Buffon et Diderot répéteront en écho que « le règne

399 Lettre à l'abbé Bignon, président de l'Académie des Sciences, 26 mai 1714,
texte inédit, cité par P. COSTABEL, dans le recueil LEIBNIZ, Aspects de
l'homme et de l'œuvre, Aubier, 1968, p. 116.
400 Lettre au P. de La Chaise, 1680, cité dans Y. BELAVAL, L'héritage
leibnizien au siècle des Lumières, même recueil, p. 256.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 329

des mathématiques est fini », ils vont bien au-delà de ce qu'annonçait


Leibniz. Ils veulent dire que nous ne sommes pas dans le monde su-
pra-lunaire où règne la mathématique de la phora ; nous avons affaire
avec la vie, qui ne peut se mathématiser ; ce n'est pas par hasard si
Buffon, un des introducteurs en France du [252] calcul infinitésimal
de Newton proclame cette incompétence. Du coup, les mathématiques
perdent le statut ontologique — ou si l'on préfère métaphysique —
qu'elles avaient jusqu'alors 401... »
Leibniz et Bayle, Diderot, Buffon et nombre d'autres maîtres à
penser du siècle des Lumières refusent l'impérialisme mathématicien
incarné par le paradigme des Principiae naturalis philosophia mathe-
matica. Mais les penseurs du concret ne s'opposent à Newton qu'en lui
obéissant ; on pourrait parler, dans leur cas, d'un newtonianisme sans
Newton. Reconnaître l'irréductibilité d'un territoire épistémologique à
toute forme de transparence mathématique, ce n'est nullement renon-
cer à toute intelligibilité unitaire ; c'est accepter l'idée d'une pluralité
des schémas épistémologiques, une fois abandonné l'espoir d'une for-
malisation qui autoriserait une déduction a priori de tel ou tel ordre de
connaissances. Hume, qui n'est pas mathématicien, et s'efforce de de-
venir le Newton de la psychologie, laisse de côté la formalisation ma-
thématique et ne songe pas à réduire la loi de l'association des idées à
une équation. Buffon, au début de son entreprise, est obligé de se jus-
tifier : l'histoire naturelle prétend se présenter comme une science ; or,
cette science ne pourra être ni exacte ni rigoureuse, elle se contentera
d'observer et de décrire une réalité dont la variété concrète est incom-
patible avec l'idéal d'une intelligibilité radicale. La grande œuvre de
Buffon s'ouvre par un plaidoyer pro domo, le discours De la manière
d'étudier et de traiter l'Histoire naturelle, discours de la méthode, in-
dispensable pour justifier une discipline mal assurée, et non reconnue
d'utilité publique par l'opinion intellectuelle. Le manifeste de Buffon
révèle une nouvelle dimension épistémologique.
« Il y a plusieurs espèces de vérités, et on a coutume de mettre
dans le premier ordre les vérités mathématiques ; ce ne sont pourtant
que des vérités de définition ; ces définitions portent sur des supposi-
tions simples, mais abstraites ; et toutes vérités en ce genre ne sont
que des conséquences composées, mais toujours abstraites, de ces dé-

401 BELAVAL, art. cité, ibid.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 330

finitions. Nous avons fait des suppositions, nous les avons combinées
de toutes les façons ; ce corps de combinaisons est la science mathé-
matique : il n'y a donc rien dans cette science que ce que nous y avons
mis 402. » Comme le diront les logiciens postérieurs, les sciences for-
melles se réduisent à des systèmes de tautologies, dont les transforma-
tions correspondent à une gymnastique mentale complexe, mais fina-
lement stérile.
Aux disciplines formelles s'opposent les sciences du réel : « Les
vérités physiques, au contraire, ne sont nullement arbitraires et ne dé-
pendent point de nous ; au lieu d'être fondées sur des suppositions que
nous avons faites, elles ne sont appuyées que sur des faits (...) En ma-
thématiques, on suppose ; en physique on pose et on établit. Là ce
sont des définitions, ici ce sont des faits. On va de définitions en défi-
nitions dans les sciences abstraites ; on marche d'observations en ob-
servations [253] dans les sciences réelles. Dans les premières, on arri-
ve à l'évidence, dans les dernières à la certitude 403. » L'intelligibilité
mathématique triomphe parce qu'elle se déploie dans le vide ; elle re-
présente une nouvelle logique formelle, moins absurde que la logique
scolastique, puisqu'elle fournit des schémas qui dans certains domai-
nes peuvent être utilisés pour l'interprétation des phénomènes. Mais
même dans ce cas, la mathématique n'est qu'un instrument, dont l'au-
torité est subordonnée à son efficacité, c'est-à-dire aux relations qui
peuvent être établies entre le domaine mathématique et la réalité exté-
rieure. Loin d'être les sciences les plus parfaites, les mathématiques
sont des disciplines de second ordre.
Une trentaine d'années plus tard, Buffon, dans son Essai d'arithmé-
tique morale (1777), reprend le thème, en insistant sur la stérilité d'un
savoir formel. « Les vérités qui sont purement intellectuelles, comme
celles de la géométrie, se réduisent toutes à des vérités de définition ;
il ne s'agit, pour résoudre le problème le plus difficile, que de le bien
entendre, et il n'y a dans le calcul et dans les autres sciences purement
spéculatives, d'autres difficultés que de démêler ce que nous y avons
mis, et de délier les nœuds que l'esprit humain s'est fait une étude de

402 BUFFON, Histoire naturelle ; Premier Discours : De la manière d'étudier et


de traiter l'histoire naturelle ; Œuvres complètes, éd. Verdière et Ladrange,
1824, t. I, p. 64.
403 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 331

nouer et serrer d'après les définitions et les suppositions qui servent de


fondement et de trame à ces sciences. Toutes leurs propositions peu-
vent toujours être démontrées évidemment, parce qu'on peut toujours
remonter de chacune de ces propositions à d'autres propositions anté-
cédentes qui leur sont identiques, et de celles-ci à d'autres jusqu'aux
définitions 404... »
Le « physicien » Buffon estime que, dans les jeux de l'esprit ma-
thématique, il ne se présente jamais d'obstacle irréductible à une par-
faite transparence. Les vraies difficultés commencent lorsque le dis-
cours scientifique, dépouillé de son autonomie, doit s'ouvrir au monde
et rendre compte d'une réalité extrinsèque. Le génie de Newton a
soumis à l'obéissance du calcul un domaine de réalité ; mais il existe
d'autres aspects du monde où le langage mathématique est tenu en
échec. L'achèvement de la connaissance implique le recours à des
voies et moyens d'un type différent. La méthode cartésienne n'était
qu'une généralisation de la procédure mathématique ; il faut inventer
une autre logique en ce qui concerne les sciences du réel, plus utiles à
la vie. Bacon avait proposé, le premier, des procédures adaptées à l'in-
vestigation de tous les aspects du monde. Mais les successeurs de Ba-
con, en créant la « philosophie expérimentale », n'avaient recueilli
qu'une partie de son héritage. La physique mathématique est une ma-
thématique appliquée ; son champ d'action s'arrête là où s'épuise la
vertu du langage chiffré.
« Lorsque les sujets sont trop compliqués pour qu'on puisse y ap-
pliquer avec avantage le calcul et les mesures, comme le sont presque
tous ceux de l'histoire naturelle et de la physique particulière, écrit
Buffon, il me paraît que la vraie méthode de conduire l'esprit dans ces
recherches, c'est d'avoir recours aux observations, de les rassembler,
d'en faire de [254] nouvelles et en assez grand nombre pour nous assu-
rer de la vérité des faits principaux, et de n'employer la méthode ma-
thématique que pour estimer les probabilités des conséquences que
l'on peut tirer de ces faits ; surtout il faut tâcher de les généraliser et de
bien distinguer ceux qui sont essentiels de ceux qui ne sont qu'acces-
soires au sujet que nous considérons ; il faut ensuite les lier ensemble
par les analogies, confirmer ou détruire certains points équivoques,

404 BUFFON, Essai d'arithmétique morale, 1777, art. 2 ; Histoire naturelle


générale et particulière, an VIII, t. XXI, pp. 100-101.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 332

par le moyen des expériences, former son plan d'explication sur la


combinaison de tous ces rapports, et les présenter dans l'ordre le plus
naturel 405. » Ce qui a été fait par Newton a été bien fait ; on ne peut
espérer aller plus loin que lui en suivant les voies qu'il a empruntées.
Pour augmenter le savoir, il faut procéder autrement. « Nous allons
donner des essais de cette méthode dans les discours suivants, de la
théorie de la terre, de la formation des planètes et de la génération
des animaux 406. »
La science de la nature, dont la science de l'homme est une partie,
ne peut apparaître qu'au prix d'une démultiplication des épistémolo-
gies. « Il y a des vérités de différents genres, affirme Buffon, des certi-
tudes de différents ordres, des probabilités de différents degrés 407. »
Le mot de probabilité atteste l'avènement d'un instrument mathémati-
que dont le développement est lié à celui de la nouvelle recherche. Le
calcul des probabilités porte sur des éventualités ; il donne la mesure
du possible, à défaut du certain. Leibniz avait pressenti l'importance
de ce nouveau langage en ce qui concerne l'intelligibilité du domaine
humain. Le siècle des Lumières fait de la statistique un des grands
chemins de la connaissance ; elle permet de parvenir à un certain de-
gré d'exactitude dans l'ordre de l'incertain.
Le débat sur le statut des mathématiques met en jeu les intérêts ma-
jeurs de la connaissance. Il s'agit d'une révolution dans l'ordre des va-
leurs épistémologiques. Les curiosités fondamentales du siècle des
Lumières ne concernent plus les domaines mathématique et physico-
mathématique, qui paraissent avoir livré leurs secrets. Le succès de
cette recherche autorise des espérances plus hardies encore : l'ordre
naturel, la réalité humaine, sous ses aspects biologiques, historiques et
sociaux définissent les intérêts primordiaux de l'intelligence occiden-
tale. Cette nouvelle investigation implique un renversement de l'ordre
des priorités scientifiques. La tradition platonicienne, relayée par Gali-
lée et Newton, mettait en place d'honneur la géométrie qui, dès le
temps du Tintée et jusqu'aux Philosophiae naturalis principia mathe-
matica, paraît seule capable de déchiffrer le secret du cosmos.

405 De la manière d'étudier et de traiter l'histoire naturelle, éd. citée, p. 65.


406 Ibid., p. 66.
407 Essai d'arithmétique morale, art. 2, éd. citée, p. 100.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 333

Les grands chemins de la culture, au XVIIIe siècle, débouchent sur la


science de l'homme. Le microcosme humain, naguère soumis à la loi
du macrocosme, affirme son indépendance et devient le thème central
du savoir, prenant ainsi la place reconnue à Dieu dans la pensée mé-
diévale. Le déplacement du centre d'intérêt de la connaissance corres-
pond au renouvellement du système des valeurs, qui s'esquissait dans
l'humanisme [255] renaissant. Ce dernier n'était qu'une ébauche, soli-
daire des mythologies anciennes, tandis que le siècle des Lumières se
donne un programme de travail positif ; le regard du savant poursuit
l'inventaire de la réalité, exorcisée des présupposés transcendants. La
réalité humaine n'est qu'un moment du réel total, dont il faut rendre
compte par les méthodes qui ont juridiction sur la nature dans son en-
semble.
L'histoire naturelle se constitue comme une discipline à part entiè-
re, et revendique l'homme lui-même comme un de ses objets. Il ne
s'agit pas là d'un banal événement épistémologique, intéressant la seu-
le histoire des sciences, mais bien d'une conversion de la mentalité,
qui correspond à l'apparition de nouvelles mœurs intellectuelles ;
l'opinion éclairée, jusque-là à peu près indifférente à cet ordre de faits,
suit le mouvement. Il y avait eu, dès avant, des naturalistes de valeur,
consacrant leur vie à l'inventaire de la création ; mais ils n'avaient pas
été de grands hommes dans l'ordre de la sociologie de la connaissance.
La gloire commence avec l'admiration de ceux qui ne peuvent com-
prendre ce qu'ils admirent. Linné et Buffon, prophètes en leur pays et
en leur temps, sont des génies unanimement reconnus ; leur renom-
mée s'étend à l'Occident entier. S'ils se disputent entre eux, cette ja-
lousie confraternelle n'entame pas leurs popularités respectives ; elle
en serait plutôt la contre-épreuve ou la sanction.
L'empereur d'Autriche Joseph II, qui refuse cet honneur au « roi
Voltaire », fait visite à Buffon sur ses terres. Linné, universellement
célèbre, est anobli par son souverain pour fait de science, comme
Newton l'avait été avant lui ; et, comme le chevalier Newton avait eu
les honneurs d'une sépulture à l'abbaye de Westminster, Carl von Lin-
né reposera, pour son dernier sommeil, dans la cathédrale d'Upsal.
Rousseau déclare en 1770 à un visiteur suédois : « Vous connaissez
donc mon maître et mon précepteur, le grand Linné ! Si vous lui écri-
vez, saluez-le de ma part, et mettez-moi à genoux devant lui (...) Dites-
lui que je ne connais pas sur la terre de plus grand homme que
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 334

lui 408. » Buffon, qui n'hésite pas à dresser sa propre statue, confie à
Héraut de Séchelles : « Il n'existe que cinq grands génies : Newton,
Bacon, Leibniz, Montesquieu et moi. » Linné lui-même n'a pas une
moins haute conscience de son personnage scientifique ; il a laissé
d'étonnantes litanies à sa propre louange : « Dieu lui-même, écrit-il en
parlant de soi, l'a conduit de sa main toute-puissante. Dieu l'a laissé
pousser d'une racine enfoncée dans les chaumes, l'a transplanté ma-
gnifiquement en une région lointaine, l'a laissé s'élever en un arbre
considérable (...) Dieu a voulu que tous les moyens souhaitables aient
existé de son temps afin qu'il pût progresser (...) Dieu lui a donné la
plus grande connaissance de l'histoire naturelle, plus grande [256] que
celle acquise par tout autre. Le Seigneur a été avec lui partout où il a
marché, et a exterminé tous ses ennemis devant lui, et a rendu son
nom grand comme le nom des grands de la terre 409... »
On peut sourire devant l'étalage de ces vanités trop humaines. Mais
la différence entre Buffon ou Linné et un paranoïaque du modèle cou-
rant, c'est que le paranoïaque est seul à se prendre pour un grand
homme, alors que les fondateurs de l'histoire naturelle moderne ont
été canonisés de leur vivant par l'opinion éclairée de l'Europe. L'his-
toire naturelle, créée par le génie d'Aristote, renaît après deux mille
ans d'interruption ou de demi-sommeil ; elle s'impose comme l'une
des aventures maîtresses de la connaissance. Les voies avaient été
préparées par les encyclopédistes de la Renaissance, un Conrad Ges-
ner (1516-1565) ou un Ulysse Aldrovandi (1522-1605) 410 ; au XVIIe
siècle, d'authentiques savants avaient succédé à ces compilateurs ;
parmi eux John Ray (1627-1705), Edward Tyson (1650-1708) et Jean

408 Lettre de BJOERNSTAEL, professeur à l'université d'Upsal, 14 septembre


1770, dans Correspondance générale de Rousseau, t. XIX, p. 373- Cette
même année 1770, Rousseau fit le pèlerinage de Montbard, pour rendre
hommage à Buffon, qui le reçut avec beaucoup d'égards. Selon le petit
neveu du naturaliste, « arrivé sur la dernière terrasse, devant le cabinet
d'études dans lequel furent écrites les plus belles pages de l'Histoire
naturelle, Rousseau se prosterna, adressant une invocation inspirée au génie
de Buffon » (cité dans P. CLARAC, Le dix-huitième siècle, Belin, 1954, p.
158).
409 Notes manuscrites de Carl LINNAEUS sur lui-même, p. p. AFZELIUS (1823),
dans Knut HAGBERG, Carl Linné, trad. HAMMAR et METZGER, Je sers, 1944,
p. 172.
410 Cf. nos Origines des Sciences humaines, Payot, 1967, pp. 453 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 335

Pitton de Tournefort (1656-1708) font passer le domaine naturel sous


le règne d'une raison analytique, purificatrice des mythologies réma-
nentes 411. Mais ces travailleurs honorables ne sortent pas d'une demi-
obscurité. L'éminente dignité de l'histoire naturelle ne s'impose
qu'après celle des mathématiques et de la physique. Le mécanisme,
modèle de la première méthodologie rigoureuse, ne convient que mé-
diocrement à l'étude des êtres vivants, ainsi que l'atteste le schéma de
l'animal-machine, obstacle épistémologique bientôt dénoncé comme
tel, bien plutôt qu'instrument de découvertes fécondes. La pensée d'un
Descartes demeure étrangère à l'histoire naturelle aussi bien qu'à l'his-
toire politique et sociale. Le sens du concret, l'esprit d'observation et
d'enquête lui font défaut. La pensée mécaniste n'a que mépris pour
tout ce qui paraît relever de la description et de l'érudition. L'avène-
ment de l'histoire naturelle présuppose la reconnaissance d'une intelli-
gibilité spécifique de la vie.
Rompant avec le schéma médiéval d'une Création providentielle,
simple décor pour le drame du salut, la tradition scientifique reparaît
timidement à la fin du XVe siècle. Pendant des siècles encore, les pion-
niers européens de la zoologie vont travailler dans les cadres d'Aristo-
te ; les compilations renaissantes prennent en considération des faits,
dont la masse ne cesse de s'accroître ; mais elle s'accumule d'une ma-
nière toute matérielle. La science ne pourra naître qu'avec la constitu-
tion d'un espace mental ordonné selon des normes intelligibles. Le
progrès de l'empirisme descriptif doit se doubler d'un rationalisme or-
ganisateur. Il ne suffit pas d'identifier des plantes et des animaux, il
faut les classer, les ordonner, les situer les uns par rapport aux autres,
et la vue d'ensemble du règne végétal ou animal se reflète, en quelque
sorte, dans la description même de chaque individu : l'énumération de
ses caractères distinctifs tient compte de l'importance respective de
chacun de ces caractères dans la détermination du signalement d'en-
semble. Le jugement de [257] réalité présuppose un ensemble de ju-
gements de valeur préalables. La connaissance mathématique procède
du simple au complexe ; l'histoire naturelle doit aller, plus pénible-
ment, du complexe au simple.
La révolution galiléenne propose un rationalisme de structure ;
l'hypothèse corpusculaire rend compte de l'essence du réel. Mais l'ex-

411 Cf. La révolution galiléenne, Payot, 1969, t. II, pp. 166 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 336

plication atomistique échoue dans le domaine de l'histoire naturelle ;


seule peut prévaloir une raison classificatrice qui, dans la lecture des
phénomènes, se donne pour tâche de ramener la diversité à l'unité,
tout en demeurant dans l'ordre du concret. La culture mécaniste, cultu-
re de l'intellect, dénonce les apparences sensibles pour prendre appui
sur les dimensions intelligibles de la matière sous-jacente. Les fem-
mes savantes de Molière s'enchantent du jeu non visible des tourbil-
lons cartésiens ; ainsi fera, un peu plus tard, leur sœur, la marquise des
Entretiens sur la pluralité des mondes, entraînée par Fontenelle à jouir
en esprit des harmonies secrètes du monde intelligible (1686). Plus
tard encore, le jeune comte Algarotti, dans les années 1730, donnera le
même enseignement austère avec son Newtonianisme pour les dames,
à l'époque où Madame du Chatelet sert de guide à Monsieur de Voltai-
re sur les sentiers ardus de la cosmologie.
Le siècle des Lumières, pourtant, réalise une conversion de l'atten-
tion. Le retrait de Dieu, le nouvel humanisme de l'immanence impli-
que une revalorisation du rapport au monde. Les êtres naturels, dans
leur singularité vivante, deviennent porteurs de valeurs, révélateurs de
signification. Les plantes, les animaux, depuis des siècles, n'avaient
retenu qu'un intérêt utilitaire ; le jardin botanique est une succursale
de la faculté de médecine, pour les besoins de la pharmacopée ; la ré-
volution agronomique implique une réflexion systématique sur les
espèces nutritives et fourragères ; elle s'appuie sur la zootechnie et
l'art vétérinaire. À ces motivations pratiques s'ajoute quelque chose de
plus. La culture intellectuelle, qui portait sur les essences, sans dispa-
raître pour autant, se trouve relayée, sinon supplantée, par une culture
du regard, attachée à connaître, et à discerner les existences. La plan-
te, l'animal rares ou communs, proches ou lointains, se mettent à exis-
ter en eux-mêmes dans le champ de vision humain, indépendamment
de l'usage que l'on peut en faire.
Il faudrait se demander pourquoi et comment se réalise ce passage
d'une attitude introvertie, caractérisée par la parabole cartésienne du
morceau de cire, à une attitude extravertie, soucieuse de l'existence
des êtres et des choses, dont elle entreprend de dresser des catalogues,
des inventaires, avec l'adhésion générale d'une opinion éclairée qui se
passionne pour ce genre de recherches. Les ouvrages de botanique ou
de zoologie du XVIe et du XVIIe siècle étaient le plus souvent rédigés en
latin et réservés à un public de spécialistes. Leurs illustrations, parfois
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 337

remarquables dès le XVIe siècle, et plus parfaites encore lorsque s'in-


troduit la gravure sur cuivre, n'intéressent pas les foules. L'Histoire
naturelle de Buffon, illustrée ou non, sera un inépuisable succès de
librairie, qui ne peut s'expliquer par le seul génie plastique du natura-
liste. Beaucoup plus technique dans ses écrits, Linné, qui n'est pas un
artiste, ni guère un écrivain, bénéficie d'une audience comparable.
[258]
Cette situation nouvelle doit être comprise dans le contexte de
l'éveil du sentiment de la nature au XVIIIe siècle. L'homme devient sen-
sible à des réalités familières, qu'il avait depuis toujours sous les yeux,
sans les avoir remarquées, ou du moins sans leur avoir attribué l'im-
portance qu'il leur accorde désormais. Grâce à une soudaine promo-
tion, un objet s'illumine jusqu'à prendre une dignité considérable, par-
ce qu'il sert de point d'appui à un équilibre personnel profondément
renouvelé. Toute perception revêt le caractère d'un test projectif ; la
personnalité y investit certains de ses intérêts ; l'objet perçu lui restitue
ce qu'elle lui a secrètement donné. Le Moyen Age contemple de préfé-
rence le domaine céleste ; la Renaissance revalorise le domaine hu-
main, qui définit encore l'horizon de l'âge classique. Ni Montaigne ni
Molière ne semblent accorder beaucoup d'importance à un autre
paysage que celui de la ville. Madame de Sévigné va bien passer
quelques semaines, l'été, dans ses terres de Bretagne, mais ce qu'elle
en dit atteste surtout une surprenante méconnaissance du genre de vie
rural.
Au début du livre VI des Confessions, Rousseau annonce qu'il
aborde le moment privilégié de son existence : « ici commence le
court bonheur de ma vie 412 ». L'évocation débute par le récit d'une
promenade en compagnie de Madame de Warens, non loin des Char-
mettes : « En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et
me dit : « Voilà de la pervenche encore en fleur ». Une trentaine d'an-
nées plus tard, au cours d'une autre promenade, poursuit Rousseau,
« je commençais alors d'herboriser un peu. En montant et regardant
parmi les buissons, je pousse un cri de joie : ah, voilà de la perven-
che ! et c'en était en effet 413 ». Comme la madeleine de Proust, la

412 Confessions, 1. VI ; Œuvres de ROUSSEAU, Bibliothèque de la Pléiade, t. I,


p. 225.
413 Ibid., p. 226.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 338

pervenche de Rousseau est un exemple de mémoire concrète ; suscité


par un détail du présent, le passé revient en masse, messager d'une
plénitude perdue et retrouvée. Il n'est nullement indifférent qu'une
fleur modeste se trouve ainsi revêtue d'une valeur emblématique. Cer-
taines fleurs appartenaient depuis toujours au répertoire des symboles,
mais c'étaient d'ordinaire des fleurs nobles, telles les roses ou les lys,
choisies sans doute pour leur valeur ornementale. La pervenche de
Rousseau, révélatrice d'une sensibilité intellectuelle d'un type diffé-
rent, a la valeur d'un signe des temps.
À la fin de sa vie, alors qu'il rédige les Rêveries du Promeneur so-
litaire, Rousseau note qu'il est arrêté, dans ses écritures, par des solli-
citations d'un autre ordre : « Un autre amusement (...) m'absorbe et
m'ôte même le goût de rêver. Je m'y livre avec un engouement qui
tient de l'extravagance et qui me fait rire moi-même quand j'y réflé-
chis 414. » Et Rousseau fait l'historique de cette passion : « Déjà vieux,
j'en avais pris la première teinture en Suisse auprès du docteur d'Iver-
nois et j'avais herborisé assez heureusement durant mes voyages pour
prendre [259] une connaissance passable du règne végétal 415. » A
Paris, absorbé par d'autres préoccupations il renonce à ce passe-temps
botanique. « Tout à coup, âgé de soixante-cinq ans passés, privé du
peu de mémoire que j'avais et des forces qui me restaient pour courir
la campagne, sans guide, sans livres, sans jardin, sans herbier, me voi-
là repris de cette folie, mais avec plus d'ardeur encore que je n'en
avais eu en m'y livrant pour la première fois (...) Je ne cherche pas à
justifier le parti que je prends de suivre cette fantaisie ; je la trouve
très raisonnable 416... » Rousseau le persécuté présente la botanique
comme une occupation innocente, qui détourne son esprit des préoc-
cupations relatives à ses persécuteurs.
Le goût de Rousseau pour le règne végétal ne doit pas être considé-
ré comme un simple hobby. L'auteur de la Nouvelle Héloïse n'a été
dans ce domaine qu'un amateur ; il n'en a pas moins rédigé, dans une
intention pédagogique, des Lettres sur la botanique, et il subsiste de
lui quelques fragments épars d'un dictionnaire de botanique, un mo-

414 Les rêveries du Promeneur solitaire, Septième Promenade ; Œuvres, éd.


citée, p. 1060.
415 Ibid.
416 Ibid., p. 1061.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 339

ment entrepris 417. L'intérêt épistémologique met en jeu un intérêt vi-


tal. Le poêle de Descartes, espace clos, retranché de l'environnement
hivernal, est le symbole d'une recherche de la vérité grâce à cet œil de
l'esprit que sont les démonstrations. Fils d'un pasteur de campagne,
passionné d'agronomie, l'enfant Linné ne travaille guère à l'école, pré-
fère vagabonder librement et rapporte de ses courses des plantes qu'il
met à sécher entre les pages des vieilles bibles de son père. Rousseau
aime la marche à pied, le grand air, et fait le procès de la civilisation
qui, comme son nom l'indique, est le produit de l'existence urbaine.
Selon Rousseau, « le premier malheur de la botanique est d'avoir
été regardée, dès sa naissance, comme une partie de la médecine ».
Cette perspective fausse le regard que l'on porte sur les plantes qui ne
sont pas considérées en elles-mêmes et pour elles-mêmes. « Comment
se serait-on beaucoup occupé de la structure organique d'une substan-
ce, ou plutôt d'une masse ramifiée qu'on ne songeait qu'à piler dans un
mortier 418 ? » La science de la nature rend leur identité à des êtres
naturels que la pharmacopée se refusait à voir. « La nature qui a mis
tant d'élégance et tant de choix dans toutes ses distributions a pris sur-
tout un soin particulier de couvrir la nudité de la terre d'une parure si
riche et si variée qu'elle fait le charme des yeux et l'étonnement de
l'imagination ; c'est dans l'examen de cette brillante parure, c'est dans
l'étude de cette profusion de richesse que le botaniste admire avec ex-
tase l'art divin et le goût exquis de l'ouvrier qui fabriqua la robe de
notre mère commune 419. » Si la botanique est devenue une passion de
l'âme, c'est parce qu'elle restituait à l'homme un rapport au monde ou-
blié. Le savant est l'homme des qualités sensibles : « Les formes les
[260] plus élégantes, les plus vives couleurs, des fleurs charmantes,
des parfums délicieux (...) Des prés émaillés de fleurs sont l'unique
laboratoire du botaniste. La promenade est son unique travail (...) Il ne
s'occupe que d'objets aimables et ne voit que des guirlandes pour les
bergers où l'herboriste ne voit que des herbes pour les lavements 420. »

417 Sur Rousseau et la botanique, cf. Roger de VILMORIN, dans les Œuvres de
ROUSSEAU, Bibliothèque de la Pléiade, t. IV, pp. cxciv sqq.
418 ROUSSEAU, Fragments pour un Dictionnaire des termes d'usage en
botanique ; Introduction ; Œuvres, éd. citée, t. IV, p. 1201.
419 Fragments de botanique, ibid., p. 1249.
420 Ibid., p. 1250.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 340

La révolution galiléenne enseignait qu'il fallait déprendre l'esprit


des sens (mentem abstrahere a sensibus). L'avènement de l'histoire
naturelle est suscité par l'irrésistible retour du refoulé. « Le botaniste
ne souffre point d'intermédiaire entre la nature et lui 421. » L'exigence
est celle d'une connaissance sans médiation ; l'acte épistémologique
recherche la plénitude d'une co-naissance, c'est-à-dire d'une commu-
nion. Chez Linné lui-même, le savoir se nimbe d'une auréole de fer-
veur ; aux yeux d'esprits plus ordinaires, l'histoire naturelle revêt par-
fois les aspects d'une nouvelle légende dorée, où le merveilleux oblitè-
re le réel. Comme le souligne Daniel Mornet, « science abstraite né-
cessairement, la physique en étudiant le vide ou les pressions des li-
quides ne suivait que de très loin les démarches familières de la pen-
sée humaine. Mais les pierres, les plantes ou les animaux tenaient leur
place nécessaire et vieille comme l'humanité dans le cercle où la vie
pratique avait accoutumé l'imagination à se mouvoir. Et l'imagination
comme l'intérêt furent lents à renier leurs droits 422 ».
Au siècle de la religion naturelle, l'histoire naturelle revêt parfois le
sens d'une histoire sainte. Le succès de Buffon est lié à la vertu de sty-
le, aux prestiges esthétiques de ses évocations des réalités de la nature.
Le développement d'une science est solidaire du prestige de cette
science dans l'espace mental de l'époque. La pervenche de Madame de
Warens est messagère, pour Rousseau, d'une vérité du cœur, mais la
fleur est ensemble l'attestation d'une vérité de l'esprit à laquelle l'au-
teur du Contrat social est sensible. Une autre fleur bleue, à l'âge ro-
mantique, le myosotis, dans le Heinrich von Ofterdingen de Novalis,
sera aussi messagère de plénitude, ainsi que l'enseigne le sage du ro-
man : « Je ne me suis pas lassé d'observer avec le plus grand soin les
diverses espèces végétales. Les plantes sont le langage le plus direct
du sol : chaque nouvelle feuille, chaque fleur particulière, c'est quel-
que secret qui s'efforce de paraître au jour et qui, transporté d'amour et
de joie, ne peut faire un mouvement ni prononcer une parole, et de-
vient alors une plante silencieuse et calme. Lorsqu'on trouve une telle
fleur dans un lieu solitaire, n'est-ce pas comme si toutes choses alen-
tour étaient transfigurées (...) On voudrait pleurer de joie et, séparé du

421 P. 1250.
422 Daniel MORNET, L'histoire naturelle fantaisiste au XVIIIe siècle, La Revue
du mois, 1910, p. 655 ; cf. du même auteur, Les sciences de la nature au
XVIIIe siècle, A. Colin, 1911.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 341

monde, enfoncer ses mains et ses pieds dans la terre pour y prendre
racine et ne jamais quitter cet heureux voisinage 423. »
[261]
Il n'y a pas, au XVIIIe siècle, de ligne de démarcation nette entre ce
que Daniel Mornet appelait 1' « histoire naturelle fantaisiste » et l'au-
tre la science « sérieuse », telle que la conçoit l'âge postérieur. L'atti-
tude scientifique se situe dans l'horizon d'un regard que l'homme porte
sur l'univers ; la science abstrait et systématise certains aspects du re-
gard ; sans le regard il n'y aurait pas eu de révélation. Le regard est
suscité par un pressentiment, une inquiétude d'ordre vital, qui trouvera
sa pleine expression dans la philosophie romantique de la nature, cel-
le-là même qui s'annonce dans la pensée du jeune Novalis. Le natura-
liste doit oublier qu'il est un homme de chair et d'imagination pour ne
retenir, dans son œuvre, que des schémas intellectuellement justifia-
bles ; mais il n'y parvient qu'au prix d'une restriction mentale, en met-
tant entre parenthèses sa propre humanité, laquelle n'est pas supprimée
pour autant.
Le XVIIIe siècle découvre que le paysage est un état de l'âme ; il re-
vendique le « retour à la nature » comme une compensation, parce
qu'il a conscience d'avoir été séparé de l'ordre vital qui seul peut justi-
fier son existence. Les sciences de la nature sont les produits, ou les
sous-produits, d'une forme de la conscience de soi. Aux schémas de
l'univers-machine, de l'animal-machine et de l'homme-machine, s'op-
pose la revendication d'une possession du monde en sa plénitude. La
science physico-mathématique fournit seulement une intelligibilité par
approximation et comme par défaut. Un reflux épistémologique susci-
te le vœu d'une prise en charge qui ne laisserait rien perdre de la mul-
tiple splendeur du domaine naturel ; il semble que ce soit là désormais
l'une des responsabilités majeures de l'espèce humaine.
On lit, dans l'Encyclopédie, à l'article Histoire naturelle, que les
cabinets d'histoire naturelle « se multiplient de jour en jour, non seu-
lement dans les villes capitales, mais aussi dans les provinces de tous
les États de l'Europe. Le grand nombre de ces cabinets prouve mani-
festement le goût du public pour cette science (...) Dans le commen-

423 NOVALIS, Heinrich d'Ofterdingen, 2e partie, 1799 ; trad. M. CAMUS, Aubier,


1942, p. 377.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 342

cement du siècle dernier, il y avait beaucoup plus de cabinets de mé-


dailles qu'à présent ; aujourd'hui on forme des cabinets d'histoire natu-
relle par préférence aux cabinets de machines de physique expérimen-
tale. Si ce goût se soutient, peut-être bien des gens aimeront mieux
avoir des cabinets d'histoire naturelle que de grandes bibliothèques.
Mais tout a ses vicissitudes, et l'empire de la mode s'étend jusque sur
les sciences. Le goût pour les sciences abstraites a succédé au goût
pour la science des antiquités ; ensuite la science expérimentale a été
plus cultivée que les sciences abstraites ; à présent l'histoire naturelle
occupe plus le public que la physique expérimentale et que toute autre
science. Mais le règne de l'histoire naturelle aura-t-il aussi son ter-
me ? ». Le fait que telle ou telle science est à l'ordre du jour en un
moment donné ne résulte pas d'un caprice collectif, ou d'un hasard
épistémologique. Les intérêts de chaque époque expriment la remise
en question de son régime intellectuel, et comme un réaménagement
de l'établissement de la communauté humaine dans l'univers.
Depuis le temps où Aristote avait mis en ordre une masse considé-
rable [262] d'informations concernant le domaine naturel, les lettrés
n'avaient guère éprouvé le besoin de se situer dans l'horizon de la
création, dont le Créateur, selon la Genèse, leur avait pourtant confié
la gestion. L'œuvre d'Aristote avait été à peu près oubliée. L'ouverture
aux nouveaux mondes géographiques et historiques avait suscité le
besoin d'une présence réelle au réel dans son ensemble. Par l'expan-
sion de sa curiosité, l'homme se veut citoyen du monde, non pas seu-
lement du monde humain, mais aussi de l'univers naturel. Les espaces
imaginaires se rétrécissent, avec les voyageurs qui diminuent l'impor-
tance des emplacements vacants sur la mappemonde. Mais tout se
passe comme si, par une évolution compensatrice, ces domaines loin-
tains devenaient les lieux d'élection d'une pensée avide d'un merveil-
leux différent, et d'autant plus attirant qu'il coïncide avec les réalités
de l'exotisme.
Le développement de l'histoire naturelle est le fruit d'un impératif
épistémologique ressenti non seulement par les savants, mais par une
large fraction de l'opinion éclairée. Les intérêts économiques et politi-
ques ne suffisent pas à tout expliquer. De leurs lointaines équipées,
Espagnols et Portugais n'ont pas seulement rapporté de l'or et des épi-
ces, mais aussi des livres d'histoire naturelle et de géographie humai-
ne. Au siècle de l'Encyclopédie, les expéditions coloniales, suscitées
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 343

par l'esprit de conquête, laissent la place à des missions scientifiques,


dont les chefs possèdent autant de prestige que les amiraux et géné-
raux d'autrefois. Cook et Bougainville, La Pérouse, Pallas, Carsten
Niebuhr, le capitaine Baudin, Alexandre de Humboldt sont des héros
de la connaissance, missionnaires de la curiosité occidentale aux
confins du monde, parfois amenés à donner leur vie, en confesseurs de
la foi scientifique, pour une cause qui, si elle suppose des implications
mercantiles ou stratégiques, ne saurait se réduire à ce genre de consi-
dérations. Le siècle de l'Encyclopédie est persuadé que le tour d'hori-
zon du savoir implique le voyage autour du monde ; les évocations
plus ou moins légendaires des cosmographes du XVIe siècle ne lui suf-
fisent plus ; le compilateur de traditions rassemblées sans critique doit
céder le pas au témoin qui rend compte d'une expérience directe, avec
preuves à l'appui.
L'histoire naturelle, présence épistémologique à la planète terre en
sa totalité, est une fonction anthropologique, dont il importerait de
rechercher les motivations sous-jacentes. La cosmologie de Newton
regroupait dans la perspective d'une intelligibilité unitaire l'ensemble
du système solaire ; ce savoir abstrait procure à certaines exigences de
l'esprit humain une satisfaction plénière. L'histoire naturelle répond à
des intérêts d'un type différent, de caractère plus concret, et où les va-
leurs esthétiques interviennent plus largement que dans les schémas
physico-mathématiques. Mais le naturaliste est aussi à la recherche
d'un savoir totalitaire, dont l'ambition se limite à la planète Terre. L'in-
tention est celle d'un inventaire des formes de la réalité naturelle, qui
ne se contente pas d'entasser les connaissances, mais s'efforce de les
répartir selon un ordre rationnel. La collection doit s'organiser en clas-
sification, ce qui suppose un déchiffrement de la structure de l'univers.
Les naturalistes du XVe siècle se contentaient de présenter les animaux
selon [263] l'ordre alphabétique, lui-même tributaire des hasards de la
linguistique ; d'autres rassemblaient en une série tous les êtres vivants
qui séjournaient dans les eaux, sans tenir compte de leurs caractères
morphologiques différentiels. L'histoire naturelle émerge de la préhis-
toire scientifique avec le passage du concret à l'abstrait, de la diversité
à l'unité. Or l'espace terrestre est plus encombré que l'espace céleste ;
l'intelligence doit y prendre en charge non pas un petit nombre d'ob-
jets géométriques, mais un nombre quasi-indéfini de réalités com-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 344

plexes, dont l'identification, puis l'ordonnancement sont une source de


difficultés sans cesse recommencées.
Après deux mille ans d'interruption, les naturalistes prennent en
charge un espace mental à peu près en déshérence. Il ne s'agit plus de
commenter Aristote, d'y ajouter quelques notes, à la manière d'Albert
le Grand, ou de disposer dans un ordre différent les informations qu'il
fournit. Le stade de l'érudition philologique est dépassé, et l'on en
vient à regarder les choses mêmes, les plantes, les animaux, les hom-
mes, tel Tyson considérant pour la première fois l'orang-outang dans
son admirable monographie de 1699, avec ce regard neuf que Vésale
avait, en 1543, dirigé sur l'être humain ; Swammerdam, en 1675,
consacre un livre à l'éphémère, l'un des plus chétifs d'entre les insec-
tes, et ce monument scientifique en l'honneur d'un vivant insignifiant
est un signe des temps. Si ces premières réussites de l'histoire naturel-
le moderne sont des monographies analysant une espèce particulière,
les chefs-d'œuvre du siècle des Lumières seront les synthèses d'une
intelligence unitaire qui, tout en rendant justice aux individus, s'effor-
ce de reconstituer l'ensemble du règne naturel. La nouvelle conscience
épistémologique admet qu'une espèce n'est vraiment connue que lors-
qu'elle a été mise en place dans l'ensemble des espèces ; l'ordre même
du classement est un élément fondamental d'intelligibilité.
La tâche est considérable. « Ce n'est que par le concours de plu-
sieurs nations dans une suite de siècles qu'il est possible de rassembler
des matériaux de l'histoire de la nature. Pendant qu'une foule d'obser-
vations les entassent à l'aide des temps, il paraît quelques grands gé-
nies qui en ordonnent la disposition, mais ils ne se succèdent qu'après
de longs intervalles. Ces grands hommes sont trop rares : heureux le
siècle qui en produit un dans son cours (...) Le chef-d'œuvre de l'esprit
humain est de combiner les faits connus, d'en tirer des conséquences
justes et d'imaginer un système conforme aux faits. Ce système paraît
être le système général de la nature parce qu'il renferme toutes les
connaissances que nous avons de la nature (...) Mais il ne faut pas
croire que l'on aura jamais de système vrai, parce qu'on n'acquerra
jamais tous les faits ; les principaux suffisent pour garantir la vérité
d'un système et pour assurer sa durée 424... » Le rédacteur de l'Ency-
clopédie met en garde ceux qui croient que l'ordre vrai pourrait être

424 Encyclopédie, au mot Histoire naturelle.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 345

une fois mis au jour : « Je ne sais si l'esprit humain est capable d'une
pareille découverte ; au moins elle paraît encore bien éloignée. On n'a
fait jusqu'à présent [264] qu'une très petite partie des observations qui
doivent la précéder » 425.
Il a suffi d'un siècle pour achever la mise en ordre du système so-
laire, des découvertes de Kepler et Galilée aux travaux de Newton ; la
même année 1642 voit la mort de Galilée et la naissance de Newton.
Mais les contemporains de Linné et de Buffon savent que l'histoire
naturelle est encore en chemin ; le mot même d' « histoire » atteste un
savoir descriptif, et donc approximatif. Les naturalistes attendront le
XIX siècle pour s'enhardir à parler de « sciences naturelles ». Analyse
et synthèse se développent parallèlement ; les observateurs sur le ter-
rain, les voyageurs sont les pionniers de l'induction, cependant que les
naturalistes de cabinet mettent au point des maquettes épistémologi-
ques, soumises à révision lorsque surviennent des faits nouveaux. Le
lieu de rencontre entre les deux catégories de savants sera l'institution
neuve, ou du moins rénovée, du cabinet ou du musée d'histoire natu-
relle.
Le cabinet de curiosités, depuis la Renaissance italienne, empla-
cement privilégié de la nouvelle intelligence, rassemblait sans ordre ni
classement tous les objets jugés dignes de fixer l'attention, soit par
leur provenance antique ou exotique, soit par leur rareté, soit simple-
ment par leur caractère bizarre ou monstrueux. On y trouvait aussi
bien des monnaies et médailles antiques, des camées, que des fossiles,
des squelettes d'animaux lointains, des œufs d'autruche, des peaux de
crocodile, ou encore des sculptures et des objets inaccoutumés. Les
princes, les souverains, les riches entassaient ce bric-à-brac dans des
armoires et se faisaient à grands frais une réputation d'amateurs éclai-
rés. De passage à Milan, en juillet 1739, le président de Brosses visite
le cabinet laissé par Settala (1600-1689), ou du moins ce qu'il en sub-
siste : « Les héritiers du chanoine Settala ont vendu ou donné une par-
tie des raretés qui le composaient. On peut pourtant s'amuser encore
de quelques bonnes choses qui restent dans les huit ou dix salles qui
composent le cabinet, et qui sont remplies de beaucoup de chiffonne-
ries. On y voit encore plusieurs belles agates-onyx antiques, de la
pierre et de la toile d'amiante, qu'on jette dans le feu pour la blanchir,

425 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 346

diverses machines pour le mouvement perpétuel (...) ; un plat bassin


d'ambre jaune, large de deux pieds et fort mince, des morceaux de
momie d'Egypte ; des idoles, des diptyques, sans parler des basilics
longs de cinq ou six pieds, et autres pauvretés du pays, des tapisseries,
non plus que d'une armoire de laquelle tout d'un coup, il sort une ef-
froyable figure de démon, qui se met à rire, à tirer la langue, et à cra-
cher au nez des assistants, le tout avec un énorme bruit de chaînes et
de rouages fort propre à causer une grande épouvante aux femmes, à
qui souvent on la fait voir 426. »
Le cabinet de curiosités constitue un espace mental caractéristique,
à la fois musée des horreurs, relevant d'une pathologie de la connais-
sance, et réserve de significations en attente d'une pensée qui les pren-
ne en charge. De Brosses, un peu plus loin, à Bologne, décrit un stade
plus rationnel de ce genre de collection, qui forme « l'Institut ou Aca-
demie [265] des Sciences », fondé par le comte de Marsigli (1658-
1730). Il s'agit d'un ensemble architectural où l'on trouve, sans ordre
apparent, des salles contenant des inscriptions et monuments antiques,
des séries de copies de statues, une académie de dessin, une académie
d'architecture, une salle de chimie, une salle de géographie et de mari-
ne, avec cartes, livres et modèles de navires, des collections de plantes
marines et coraux, de pierres, minerais et métaux, des salles de bota-
nique et de zoologie, des séries de pierres précieuses ; « tout cela est
disposé en un ordre charmant, dans des armoires de glaces, et il n'y a
si petite pièce qui ne porte son étiquette contenant le nom et une cour-
te description de la chose, avec la citation du livre où on en pourra
trouver l'histoire complète 427 ». Viennent ensuite des salles d'anato-
mie, de nouvelles salles d'antiquités, avec médailles, poids, urnes, la-
crymatoires, bronzes. Suivent des salles de physique expérimentale,
équipées d'un grand luxe de machines et instruments, une salle de for-
tification, avec une collection d'armes et machines de guerre, une salle
de mécanique avec un matériel concernant les arts et métiers, et enfin
des salles d'astronomie, avec des séries d'appareils de cet ordre et un
observatoire équipé de télescopes.

426 Charles de BROSSES, Lettres familières sur l'Italie, p. p. Yvonne BEZARD,


Didot, 1931, t. I, p. 119.
427 Ibid., p. 266 ; la description du cabinet occupe les pages 264-266.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 347

L'Institut de Bologne est différent de la collection Settala. D'abord


parce qu'il constitue un lieu de travail ; les objets y composent le dé-
cor d'une activité au service de la connaissance ; on y vient pour s'ins-
truire et des maîtres sont attachés à l'établissement. L'intention semble
être de rassembler en un lieu unique l’universitas scientiarum. Le mu-
sée est le médiateur d'un multiple rapport au monde, comme si le
comte Ferdinand de Marsigli, disparu en 1730, avait voué sa fortune
et sa vie à la réalisation d'une encyclopédie concrète ; le microcosme
du musée est l'image mentale de l'univers. Il existe une corrélation
entre le désordre du cabinet de curiosités et le type de l'érudit renais-
sant ou du polyhistor, encombré de connaissances qu'il ne domine pas
vraiment. L'ordre rationnel du musée moderne illustre le mythe de
l'encyclopédie, utopie nouvelle de l’uomo universale à la manière des
Lumières.
Le cabinet de curiosités est un corpus de l'anecdote ; le cabinet
d'histoire naturelle, dont certains éléments ont pu figurer parmi les
« curiosités » de l'âge antérieur, est un espace de raison, un raccourci
de la nature. « Qui oserait entreprendre de visiter toute la surface de la
terre pour voir les productions de chaque climat et de chaque pays ?
demande l'article Histoire naturelle dans l’Encyclopédie. Qui pourrait
s'engager à descendre dans les profondeurs de toutes les carrières et de
toutes les mines, à monter sur tous les pics les plus élevés, et à parcou-
rir toutes les mers ? De tels obstacles décourageraient les plus entre-
prenants et les feraient renoncer à l'étude de l'histoire naturelle. Mais
on a trouvé le moyen de raccourcir et d'aplanir la surface de la terre en
faveur des naturalistes ; on a rassemblé des individus de chaque espè-
ce d'animaux et de plantes et des échantillons des minéraux dans les
cabinets d'histoire naturelle. On y voit des productions de tous les
pays du monde, et pour ainsi dire un abrégé de la nature entière. »
[266] Et l'encyclopédiste célèbre ce microcosme épistémologique,
dont le seul défaut est que « l'on n'y voit pas la nature vivante et agis-
sante » ; mais le cabinet d'histoire naturelle trouve ses compléments
dans le jardin des plantes et la ménagerie. Le globus intellectualis de
l'histoire naturelle est le miroir où vient s'inscrire l'immense tour d'ho-
rizon d'un monde dont la pensée humaine a entrepris de prendre pos-
session.
C'est en Angleterre que s'effectue, dans l'ordre de la collection, le
passage de l'âge de la curiosité à l'âge de la raison. La Société royale
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 348

de Londres, fondée en 1662, reprend à son compte les rêves de Fran-


cis Bacon, dans sa Nouvelle Atlantide, où la Maison de Salomon com-
porte toutes sortes de trésors scientifiques : « Aussitôt qu'ils ont été
réduits en une assemblée fixe, l'une des intentions principales qu'ils se
sont proposés d'accomplir a été une collection générale de tous les
effets des arts, et des ouvrages communs et monstrueux de la nature. »
Les dons reçus de divers côtés, poursuit Thomas Sprat, ont été rapi-
dement si nombreux « qu'ils ont déjà amassé en un lieu la plus grande
part de toutes les diverses sortes de choses qui sont éparses par l'uni-
vers ». Hooke, curateur de la Société, a été chargé d'organiser la col-
lection. « Il a aussi commencé de réduire le cabinet sous des chefs di-
vers, selon l'exacte méthode des rangs de toutes les espèces de la natu-
re, qui a été composée par le docteur Wilkins, et qui sera bientôt pu-
bliée en sa langue universelle 428... » La référence à la langue univer-
selle prend dans ce contexte une valeur significative ; la méthode doit
déchiffrer l'ordonnancement de l'univers et le transcrire en un langage
intelligible. Le musée est la présence du monde réduite à la raison.
Les origines du British Muséum remontent à une donation faite à
la nation anglaise par le savant médecin, naturaliste, voyageur et col-
lectionneur Hans Sloane (1660-1753). Secrétaire de la Société royale
en 1693, éditeur des Philosophical Transactions pendant vingt ans,
médecin du roi, président du Collège of Physicians, Sloane est, en
1716, le premier médecin d'Angleterre à être anobli à titre héréditaire ;
en 1727, il succède à Newton en tant que président de la Société roya-
le. Ce savant chargé d'honneurs avait fait de son cabinet d'histoire na-
turelle la passion de sa vie ; et ce cabinet, légué à l'État, fut ouvert au
public en 1759. La collection comprenait une bibliothèque de 50 000
volumes, ainsi que certaines séries relevant du cabinet de curiosités
plutôt que du cabinet d'histoire naturelle : un ensemble de 23 000 mé-
dailles et monnaies anciennes et modernes, 700 camées et pierres gra-
vées et 1 125 objets classés sous la rubrique « Antiquities », ainsi
qu'un certain nombre d'instruments de physique. Mais l'essentiel était
constitué par des séries d'échantillons des règnes naturels : 12 506 vé-
gétaux, 334 volumes d'herbiers, 5 439 insectes, 521 serpents, 1 772
oiseaux, nids et œufs, 1 555 poissons, 5 843 coquillages, 1421 coraux

428 Thomas SPRAT, L'histoire de la Société royale de Londres établie pour


l'enrichissement de la science naturelle, 1667, trad. française, Genève, 1669,
pp. 308-309.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 349

et éponges, 1 886 quadrupèdes, 756 préparations anatomiques, 2 725


spécimens de minéraux, [267] 1 864 de cristaux, 1 275 fossiles, etc.
L'éloquence des chiffres est plus significative que de longues analy-
ses. Le rêve de Sir Hans Sloane était de récapituler l'univers dans ce
Muséum dédié au désir de science du peuple anglais 429.
Après la mort de Linné (1778) et de son fils, ses collections, her-
biers et manuscrits furent achetés par Sir Joseph Banks (1743-1820),
aristocrate naturaliste, intendant des jardins botaniques du roi, et pré-
sident de la Royal Society, comme Sloane avant lui. Ce Buffon an-
glais, grand collectionneur lui-même, enrichit le British Muséum de
l'héritage du naturaliste suédois. Joseph Banks avait participé au pre-
mier voyage de Cook (1768-1771) et révélé aux savants d'Occident
l'existence du kangourou et de l'ornithorynque. Grâce à ses efforts, les
collections rapportées des expéditions du navigateur allèrent s'ajouter
aux trésors de la grande institution britannique. L'histoire naturelle est
désormais reconnue d'utilité publique ; la Suède ne s'est jamais conso-
lée d'avoir laissé échapper les reliques de son naturaliste national.
Comme l'Angleterre, la France possède un centre d'études consacré
à l'étude de la nature. Le titre des premiers volumes du grand ouvrage
de Buffon, parus en 1749, est Histoire naturelle générale et particu-
lière avec la description du Cabinet du Roi ; quelques années aupara-
vant, alors que l'entreprise était à l'état de projet, Buffon songeait à
l'appeler Catalogue raisonné du cabinet du Jardin royal 430 ; il s'agis-
sait de dresser un inventaire systématique des richesses accumulées
dans cet emplacement privilégié. Buffon, parti pour faire le tour du
Jardin et des collections qu'il abritait, a fini par faire le tour du monde
naturel. Semblable à Candide, il a cultivé le microcosme confié à ses

429 J'emprunte ces chiffres à George EDWARDS, Gleanings of natural history,


London, 1760, t. II, pp. VII-VIII. Dans le domaine britannique, encore, un
exemple célèbre de cabinet de curiosités est fourni par la collection de John
Tradescant, intendant des jardins de la reine française Henriette-Marie,
épouse de Charles Ier d'Angleterre. Ce cabinet était connu sous le nom
significatif d' « Arche de Tradescant » ; passé aux mains d'Elias Ashmole, il
fut offert par lui à l'université d'Oxford, qui en fit le noyau de l’Ashmolean
Muséum (1683).
430 BUFFON, Lettre à Jalabert, 2 août 1745 ; citée dans Jean PIVETEAU,
Introduction aux Œuvres philosophiques de BUFFON, Corpus général des
philosophes français, P. U. F., 1954, p. VIII.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 350

soins ; il en est résulté une évocation du macrocosme en son intégrali-


té.
Les jardins botaniques avaient été créés, à l'initiative des universi-
tés, pour les besoins des écoles de médecine. Au milieu du XVIe siècle,
Padoue, Pise et Bologne se donnent successivement des enclos réser-
vés à la recherche thérapeutique et à la pédagogie. En 1593, la faculté
de médecine de Montpellier suit l'exemple de ses sœurs italiennes,
encouragée par Sully, selon lequel cette initiative doit « collaborer à
l'enseignement de la médecine et au progrès de l'agriculture ». Henri
IV et Sully songeaient à doter Paris d'une fondation analogue. Le pro-
jet sera repris par Héroard, médecin de Louis XIII, sur les conseils du
botaniste Guy de La Brosse ; ils seront placés tous deux à la tête de
l'entreprise, lorsque sera créé le Jardin du Roi, en 1635. Ce centre
d'études, illustré par Tournefort, Jussieu, Buffon et Daubenton avant
la Révolution, et [268] ensuite par Lamarck et Cuvier, une fois rebap-
tisé Muséum par la Convention, est un des lieux d'élection de la scien-
ce française. Le pouvoir politique n'a jamais réussi, sous la monarchie,
à sauver les universités d'une déchéance sans remède, mais il a su sai-
sir l'occasion de remédier, par un détour, aux lacunes de l'enseigne-
ment universitaire.
Le Jardin du Roi n'a pas limité son activité au domaine botanique.
À l'origine, il s'agissait d'une simple annexe de la Faculté de médeci-
ne, où des maîtres venaient faire aux étudiants des exposés et démons-
trations sur les plantes médicinales ; des collections de plantes, des
herbiers devaient fournir un matériel de référence pour les études.
L'intendant du Jardin était un médecin nommé par le roi, ce qui confé-
rait à ce lieu un caractère d'exterritorialité par rapport à l'Université.
D'où l'hostilité de la Faculté, jalouse de ses privilèges, qui n'admet pas
d'enseignement en dehors d'elle. Le nouvel établissement servira à
remédier à ses déficiences : lorsque la faculté de médecine prend fa-
rouchement parti contre la théorie de la circulation du sang, le pouvoir
royal, donnant raison aux modernes, crée au Jardin, en 1672, une chai-
re d'anatomie où l'on enseignera la circulation. L'initiative de Colbert
est riche d'avenir ; cette chaire sera un des foyers de l'anthropologie
française. Vicq d'Azyr y sera attaché en 1776 et y poursuivra ses étu-
des d'anatomie comparée. En 1832, elle deviendra, par un changement
de nom, la chaire d’Histoire naturelle de l'homme, confiée à Flourens,
et, en 1855, Quatrefages, modifiant de nouveau la dénomination, en
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 351

fera, pour y exercer son enseignement, la première chaire française


d'Anthropologie.
La carrière de Buffon se situe dans le cadre du Jardin, enlevé à
l'ordre médical. Il succède à son ami le physicien Du Fay (1698-1739)
dans la charge d'intendant du Jardin et du Cabinet du Roi ; pendant un
demi-siècle, depuis 1739 jusqu'à sa mort en ce jardin en 1788, Buffon,
avec l'aide de ses collaborateurs, organise un domaine épistémologi-
que, auquel sa gloire même servira de recommandation auprès de
l'opinion éclairée. Selon le jugement de Condorcet : « la botanique, la
métallurgie, les parties de l'histoire naturelle directement utiles à la
médecine, au commerce, aux manufactures avaient été encouragées ;
mais c'est à la science elle-même, à cette science ayant pour objet la
connaissance de la nature, que Monsieur de Buffon a su le premier
intéresser les souverains, les grands, les hommes publics de toutes les
nations. Plus sûrs d'obtenir des récompenses, pouvant enfin aspirer à
cette gloire populaire que les vrais savants savent apprécier mieux que
les autres hommes, mais qu'ils ne méprisent point, les naturalistes se
sont livrés à leurs travaux avec une ardeur nouvelle ; on les a vus se
multiplier à la voix de Monsieur de Buffon dans les provinces comme
dans les capitales, dans les autres parties du monde comme dans l'Eu-
rope 431 ».
Successeur de Buffon à l'Académie française, Vicq d'Azyr rend
justice à celui qui a renoué avec une tradition du savoir depuis long-
temps interrompue : « La France n'avait produit aucun ouvrage qu'elle
pût [269] opposer aux grandes vues des Anciens sur la nature 432 » ;
avec Buffon, la lacune est comblée ; il faut rendre justice à l'ampleur
totalitaire de son projet : « Avant de parler de l'homme et des ani-
maux, Monsieur de Buffon devait décrire la terre qu'ils habitent, et qui
est leur domaine commun ; mais la théorie de ce globe lui parut tenir
au système entier de l'univers 433. » En dépit des difficultés, des lacu-
nes impossibles à combler, l'auteur de l'Histoire naturelle « a voulu
lier par une chaîne commune toutes les parties du système de la natu-

431 CONDORCET, Éloge de Buffon : Œuvres complètes de BUFFON, éd. Verdière


et Lagrange, 1824, p. XXXIII.
432 Discours de réception de Vicq d'Azyr à l'Académie française, 1788, Œuvre
de BUFFON, éd. citée, pp. LIX-LX.
433 Ibid., p. LXIV.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 352

re 434 », sans oublier l'espèce humaine. « Monsieur de Buffon est donc


le premier qui ait uni la géographie à l'histoire naturelle, et qui ait ap-
pliqué l'histoire naturelle à la philosophie 435. » Les résultats acquis ne
sont pas définitifs ; Buffon n'a pas achevé la conquête de cet espace
mental qu'il a, en même temps que son confrère-ennemi Linné, ouvert
à la curiosité scientifique. Buffon et Linné ont illustré en leur person-
ne l'avènement d'un nouveau regard, grâce auquel l'homme accomplit
sa vocation de maître et possesseur de la nature.
La petite fleur bleue, la pervenche, messagère des profondeurs de
l'inconscient, rappelait à Rousseau le sens de sa vie, perdu et retrouvé.
Depuis le Siècle des Lumières, l'histoire naturelle est pour l'homme un
miroir, sur lequel il se penche pour y retrouver, per spéculum in ae-
nigmate, les étymologies de l'humaine condition. L'homme qui, na-
guère, découvrait dans la seule Écriture sainte les secrets de sa desti-
née, les recherche désormais dans l'étude du grand livre de la nature.
L'anthropologie cesse d'être un chapitre de la théologie pour devenir
une science de la nature ; cette péripétie est l'un des événements ma-
jeurs de l'histoire de la pensée au XVIIIe siècle.

434 Ibid., p. LXVI.


435 P. LXX.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 353

[270]

Deuxième partie.
Les sciences de la vie

Chapitre II
Le décor mythico-religieux
de l’histoire naturelle.

Retour au sommaire

Si l'histoire naturelle revendique la dignité de science, elle ne sau-


rait prétendre au statut épistémologique de la cosmologie de Newton ;
l'idéal de parfaite transparence d'une intelligibilité réductrice paraît
hors de son atteinte. Mais un savoir voué à demeurer inexact et non
rigoureux, condamné à passer par le cheminement de l'observation
concrète, n'est que la simulation d'une authentique discipline de rai-
son. Pour forcer la reconnaissance de l'opinion éclairée, l'histoire natu-
relle, dont la science de l'homme constitue un chapitre, doit surmonter
des résistances, qui suscitent de fortes tensions dans l'espace mental.
Les quelques lignes consacrées par d'Alembert à Buffon dans le Dis-
cours préliminaire de l'Encyclopédie sont significatives. D'Alembert
vient de louer Fontenelle qui a su vulgariser la science sans la trahir,
tout en la présentant avec goût et en l'enrichissant d' « ornements » qui
ne la dénaturaient pas. L'auteur de l'Histoire naturelle, poursuit le tex-
te, « a suivi une route toute différente. Rival de Platon et de Lucrèce,
il a répandu dans son ouvrage, dont la réputation croît de jour en jour,
cette noblesse et cette élévation de style qui sont si propres aux matiè-
res philosophiques, et qui dans les écrits du sage doivent être la pein-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 354

ture de son âme ». Il faut lire entre les lignes cet éloge teinté de mal-
veillance confraternelle. D'Alembert ajoute que l'authentique philoso-
phie ne doit pas abandonner le souci d'instruire pour celui de plaire ;
« c'est pour cette raison que le goût des systèmes, plus propre à flatter
l'imagination qu'à éclairer la raison, est absolument banni des bons
ouvrages 436 ». Suit un éloge de Condillac et de son Traité des Systè-
mes, qui a mis fin au règne de « l'esprit d'hypothèse et de conjecture ».
Les relations entre Condillac et Buffon devaient donner lieu à des po-
lémiques fort aigres 437. D'Alembert, en alléguant l'autorité de Condil-
lac, dénonce en Buffon un grand écrivain qui se prend, et que l'on
prend, à tort, pour un vrai savant — un poète comme Platon ou Lucrè-
ce, mais non un naturaliste digne de ce nom.
[271]
En cette affaire, c'est d'Alembert qui avait tort. À ses yeux, Buffon,
d'abord mathématicien, s'était laissé entraîner en dehors du savoir vé-
ritable par ses dons d'artiste, la vertu de style, qui faisait de lui un
grand écrivain, l'excès de l'imagination, et le « goût des systèmes »,
c'est-à-dire la propension fâcheuse à substituer à la connaissance
scientifique d'aventureuses constructions idéologiques. Certes,
d'Alembert, dans son exposé de la connaissance humaine, doit faire
une place à l'histoire naturelle ; mais c'est une place médiocre et sans
relief, parmi « les objets principaux de la mémoire », selon la classifi-
cation baconienne. « L'histoire de la nature est celle des productions
innombrables qu'on y observe, et forme une quantité de branches
presque égale au nombre de ces diverses productions. Parmi ces diffé-
rentes branches doit être placée avec distinction l'histoire des arts qui
n'est autre chose que l'histoire des usages que les hommes ont fait des
productions de la nature, pour satisfaire à leurs besoins ou à leur
curiosité 438. » Le groupement assez surprenant entre l'histoire naturel-
le et les techniques atteste qu'il s'agit là d'un savoir empirique et utili-
taire. L'histoire naturelle selon d'Alembert garde le statut ambigu de la

436 D'ALEMBERT, Discours préliminaire de l’ « Encyclopédie », Gonthier éd.,


1965 p. 110.
437 Sur cette affaire, cf. nos Principes de la Pensée au siècle des Lumières,
Payot, 1971, pp. 241-242.
438 Discours préliminaire, éd. citée, p. 65.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 355

botanique traditionnelle, naguère annexée à la médecine, et par là


même empêchée de parvenir à la maturité scientifique.
L'incompréhension d'un Alembert et d'un Condillac atteste que le
statut épistémologique de l'histoire naturelle demeure contesté. La
nouvelle discipline s'est imposée au public éclairé, mais ce succès flat-
teur auprès des simples curieux ne suffit pas à accréditer vraiment un
genre de connaissance encore confus, mal élucidé, et d'où les influen-
ces subjectives ne sont pas exclues. Avant que l'histoire naturelle soit
admise comme une science à part entière, beaucoup de temps s'écou-
lera encore. Lamarck, au début du XIXe siècle, passera inaperçu des
contemporains. Sans doute Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire furent-ils
les premiers, avant Darwin, à être reconnus par les savants comme des
savants dignes de ce nom ; c'est seulement dans la seconde moitié du
XIXe siècle que les sciences de la vie feront autorité, justifiant même
l'apparition d'un scientisme à référence biologique. En attendant, la
gloire de Linné et de Buffon sera contestée, au point que chacun des
deux conteste celle de son confrère ; de telles rivalités entre grands
savants ne sont pas exceptionnelles, mais, dans le cas présent, l'igno-
rance mutuelle, et le mépris, ne sont possibles que dans la mesure où
l'histoire naturelle demeure incertaine de ses voies et moyens aussi
bien que de son statut.
Condillac écrivait en 1749, dans le Traité des Systèmes, « tout
consiste en physique à expliquer des faits par des faits 439 ». Cette
formule positiviste avant la lettre s'applique mal dans le domaine de
l'histoire naturelle où la détermination des faits et leur enchaînement
n'apparaît pas aussi clairement que dans la physique de Galilée ou de
Newton. La physique mathématique permet de formaliser entièrement
le champ [272] expérimental. Dans le cas de l'histoire naturelle,
l'abondance des éléments d'information fait obstacle à une schématisa-
tion conceptuelle précise. L'une des objections de Buffon à Linné por-
te sur le fait que la classification linnéenne, dans sa sécheresse abstrai-
te, ne rend pas justice à la richesse de la vie, qui ne comporte pas d'es-
pèces, à proprement parler, mais seulement des individus. L'auteur de
l'Histoire naturelle oppose à la systématique de Linné des descriptions
concrètes des êtres vivants ; il ne s'agit pas de les définir arbitraire-
ment par un nombre restreint de caractéristiques, il faut les évoquer

439 CONDILLAC, Traité des Systèmes (1749), ch. XVI, éd. de 1822, p. 301.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 356

dans la richesse de leur présence. Buffon méprise les étiquettes rédi-


gées par Linné ; il leur substitue des portraits artistement élaborés par
la mise en œuvre de toutes ses ressources de grand écrivain. De ce
fait, il s'expose aux critiques de d'Alembert et de Condillac, objecteurs
de conscience aux prestiges du style, et qui lui reprochent de préférer
l'illusion, la magie, au savoir objectif. Buffon évoque, raconte, dépeint
l'éléphant, le cheval, l'âne, le chien ; il est très loin d' « expliquer des
faits par des faits ».
Buffon était un artiste, un homme du regard (Augenmensch), ainsi
que disait Goethe. Mais peut-être le naturaliste doit-il être avant tout
un homme qui a des yeux pour voir la réalité des formes vivantes. Le
positivisme du XIXe siècle a répété sur tous les tons qu'en matière de
science il fallait « laisser parler les faits », oubliant que les faits ne
parlent pas, car, s'il en était autrement, ils n'auraient pas attendu si
longtemps pour faire entendre leur voix. Dans le domaine de la scien-
ce rigoureuse, l'inertie, la pesanteur, la gravitation ne sont pas des
données immédiates de la connaissance, des faits directement appré-
hendés, mais des lois, des relations intelligibles, ressaisis par l'intellect
humain par-delà la diversité apparente des événements et en dépit de
cette diversité. La raison opère la réduction du sensible à l'intelligible,
du multiple à l'un, grâce à une initiative qui dément l'affirmation de la
conscience empirique. La marche de la science, qui est la démarche de
la raison, est la même partout ; mais cette démarche procède avec plus
ou moins de rapidité selon les domaines du savoir. D'Alembert se pré-
vaut des résultats de la synthèse newtonienne pour dénier à l'histoire
naturelle le statut de science ; mais le retard de l'histoire naturelle sera
comblé, en dépit des critiques, et bientôt s'affirmera un style d'intelli-
gibilité rationnelle propre à ce compartiment épistémologique.
En attendant, la connaissance de la vie au XVIIIe siècle demeure
ambiguë, entre le concret et l'abstrait, entre l'objectif et le subjectif,
entre l'évocation des réalités empiriques et les références métaphysi-
ques et théologiques. L'œuvre de Linné, celle de Buffon, appartien-
nent à un âge intermédiaire, où l'esprit scientifique fait valoir ses
droits sans parvenir à surmonter les obstacles à une formalisation
pleine et entière. Une science, même empirique, s'affirme sur l'arrière-
plan de présupposés ; les intuitions du naturaliste, lorsqu'il ressaisit tel
être en son individualité, mettent en cause une intuition fondamentale
qui ne se laisse pas circonscrire par les dimensions restreintes de l'être
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 357

en question. Parler d'une histoire de la nature, c'est déjà s'aventurer au-


delà des limites de la connaissance, qui perçoit des êtres naturels va-
riés, mais jamais [273] « la nature » elle-même. La Nature, ensemble
des ensembles et des sous-ensembles, totalisation en esprit d'un nom-
bre indéfini d'observations, demeure un être de raison, une idole trans-
cendante, dont on devrait reconnaître, en toute rigueur linguistique,
qu'elle est vide de sens. A l'arrivée, comme déjà au départ, l'histoire
naturelle met en œuvre une profession de foi.
Accusé par d'Alembert et Condillac d'avoir fait œuvre de système,
péché capital selon les normes des Lumières, Buffon se défend en
plaidant coupable. Ayant présenté quelques suppositions concernant la
genèse des mines métalliques, il prévoit sur ce point « l'objection tri-
viale, si souvent répétée contre les hypothèses », à savoir que, « en
bonne physique, il ne faut ni comparaison ni système ». Or, répond
l'auteur de l'Histoire naturelle, « il est aisé de sentir que nous ne
connaissons rien que par comparaison et que nous ne pouvons juger
des choses et de leurs rapports qu'après avoir fait une ordonnance de
ces mêmes rapports, c'est-à-dire un système ». Ainsi présenté, le sys-
tème n'est qu'une théorie scientifique, ordonnancement rationnel de
l'espace mental. Mais dans le cas de l'histoire naturelle, le système
n'est pas seulement un appareillage conceptuel ; il est considéré com-
me la structure même, l'essence d'une réalité personnifiée sous le nom
de Nature : « Celui qui l'embrasse par des vues plus générales recon-
naît la simplicité de son plan et ne peut qu'admirer l'ordre constant et
fixe de ses combinaisons et l'uniformité de ses moyens d'exécution. »
Une motivation esthétique surcharge l'analyse rationnelle. La Nature
semble fournir le point de vue des points de vue ; mais, pour parvenir
jusque-là, il est indispensable de transgresser la méthodologie puérile
et honnête de l'induction proprement dite : « Le but du philosophe na-
turaliste doit donc être de s'élever assez haut pour pouvoir d'un seul
effet général pris comme cause, déduire tous les effets particuliers » ;
en principe, nous sommes tout près du modèle axiomatique défini par
d'Alembert dans ses Éléments de philosophie ; mais Buffon ajoute une
considérable restriction : « pour voir la nature sous ce grand aspect, il
faut l'avoir examinée, étudiée et comparée dans toutes les parties de
son immense étendue ; assez de génie, beaucoup d'étude, un peu de
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 358

liberté de penser sont trois attributs sans lesquels on ne pourra que


défigurer la nature au lieu de la représenter 440 ».
Dans ce texte, l’ « étude », c'est-à-dire la connaissance objective,
s'inscrit entre deux composantes de nature différente, le « génie », qui
représente la puissance spéculative personnelle, la capacité de regrou-
per en un ensemble les données éparses, et la « liberté de penser »,
formule qui évoque les droits de l'imagination, la possibilité d'en ap-
peler même de l'autorité des faits à l'évidence supérieure de l'intuition.
Il ne s'agit plus d' « expliquer des faits par des faits », selon le précep-
te de Condillac ; Buffon n'hésite pas à ravaler les faits dans une posi-
tion d'infériorité, [274] incompatible avec les exigences de la saine
rigueur scientifique. L'espace mental de l'histoire naturelle, au milieu
du siècle, demeure en état de confusion, d'inorganisation ; les seules
ressources d'un entendement soumis à ses propres normes ne permet-
tront pas le passage de l'analyse à la synthèse. D'où la nécessité de re-
lâcher la discipline et de donner la priorité aux intuitions de la premiè-
re personne. Le génie dénomme la responsabilité propre de la person-
nalité scientifique lorsque, pour donner forme à la totalité des infor-
mations qu'elle a amassées, elle crée, en toute « liberté de penser », la
figure d'un savoir d'ensemble, au sein duquel les éléments isolés trou-
veront non seulement leur place, mais leur sens.
Buffon poursuit sa défense, en dénonçant « les ouvrages de ces
écrivains qui n'ont d'autre mérite que de crier contre le système, parce
qu'ils sont non seulement incapables d'en faire, mais peut-être même
d'entendre la vraie signification de ce mot qui les épouvante ou les
humilie. Cependant tout système n'est qu'une combinaison raisonnée,
une ordonnance des choses ou des idées qui les représentent, c'est-à-
dire un système en tout genre, parce que c'est au génie seul qu'il ap-
partient de généraliser les idées particulières, de réunir toutes les vues
en un faisceau de lumière, de se faire de nouveaux aperçus, de saisir
les rapports fugitifs, de rapprocher ceux qui sont éloignés, d'en former
de nouvelles analogies, de s'élever enfin assez haut et de s'étendre as-
sez loin pour embrasser à la fois tout l'espace qu'il a rempli de sa pen-
sée ; c'est ainsi que le génie seul peut former un ordre systématique

440 BUFFON, Histoire naturelle des minéraux, 1783, t. II, p. 341 ; dans Œuvres
philosophiques de BUFFON, Corpus général des philosophes français, 1954,
p. 27.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 359

des choses et des faits, de leurs combinaisons respectives, de la dé-


pendance des causes et des effets ; de sorte que le tout rassemblé, ré-
uni, puisse présenter à l'esprit un grand tableau de spéculations sui-
vies, ou du moins un vaste spectacle dont toutes les scènes se lient et
se tiennent par des idées conséquentes et des faits assortis 441 ».
Cette apologia pro vita sua mérite d'être examinée de près, puisque
Buffon définit la plus haute intelligibilité dont l'histoire naturelle soit,
à ses yeux, susceptible. Cette page ne s'appliquerait pas à Newton, qui
n'a pas créé un système, mais constitué une science valable en dehors
de toute référence à son auteur. Le génie, suivant Buffon, organise un
espace mental grâce à des intuitions dont il assume la responsabilité,
et qui lui permettent de combler les insuffisances du savoir. Le mot
« analogie » montre qu'il n'est pas question de science rigoureuse,
aboutissant à des lois mathématiques ; l'aboutissement de la recherche
sera « un grand tableau de spéculations suivies, ou du moins un vaste
spectacle » logiquement ordonné. Buffon songe à son œuvre person-
nelle ; les mots empruntés au vocabulaire des arts plastiques parais-
sent significatifs. Le génie de Newton a été d'articuler le système so-
laire en un schéma unitaire valable de la pomme et de la lune, mais ce
schéma demeurait une vue de l'esprit qui déréalisait, dématérialisait
les objets auxquels il s'applique. L'inventaire de la création tel que
l'entreprend le naturaliste doit porter sur l'ensemble des données im-
médiates de la [275] connaissance, non pas sur un squelette géométri-
sé du réel, mais sur sa présence concrète. Le moindre insecte, qui,
dans le système de Newton se réduit à quelques particules de matière
en mouvement, révèle au naturaliste un microcosme d'une extrême
complexité ; une goutte d'eau est plus compliquée que l'univers de
l'astronomie classique, lorsqu'on l'explore avec le regard de Leeuwen-
hoek.
L'histoire naturelle aurait pu choisir la patience, et se contenter
d'accumuler des informations de détail, en attendant de posséder les
ressources suffisantes pour l'élaboration d'une synthèse. Les grands
esprits du siècle des Lumières n'en ont pas jugé ainsi ; le précédent
newtonien leur faisait une loi de parvenir à des vues d'ensemble, seu-
les dignes de se présenter comme science. Cet impératif se manifeste
dans des titres comme le Système de la Nature, de Linné, le Spectacle

441 Ibid., pp. 27-28.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 360

de la Nature de l'abbé Pluche, les Époques de la Nature de Buffon, la


Contemplation de la Nature de Charles Bonnet, ou encore De la Natu-
re, de Robinet. Grands ou moins grands, ces ouvrages attestent une
impatience architectonique, un désir d'ordonnancement totalitaire qui
porte les auteurs à affirmer beaucoup plus qu'ils ne savent. Dès lors
l'apologie du génie par Buffon risque de justifier l'esprit d'aventure ;
Robinet, Pluche et même Charles Bonnet se sont laissés entraîner par
un lyrisme imaginatif en des spéculations qui, bien souvent, n'ont pas
le sens commun. Les hypothèses biologiques de Buffon ne valent guè-
re mieux, si bien qu'au bout du compte le jugement de d'Alembert,
sévère mais juste, résume assez bien les mérites de l'auteur de l'Histoi-
re naturelle, grand par le souffle qui anime son épopée de l'ordre natu-
rel, par la valeur évocatrice de l'écriture, par la densité du style.
Reste néanmoins que les grands naturalistes semblent malgré tout
avoir été des « génies », au sens où Buffon emploie ce terme. Un La-
marck, un Darwin ont mis en œuvre, par-delà le règne des observa-
tions précises, une faculté visionnaire, apte à s'aventurer au-delà des
données restrictives qui constituent l'horizon de la science certaine.
Capables de découvertes, de travaux localisés, qui garantissent leur
valeur de savants, ils ont pris le risque d'extrapoler, pour donner un
sens global au devenir de l'ordre naturel. Les botanistes, les zoologis-
tes, les anthropologistes, pionniers de telle ou telle discipline particu-
lière, ont un nom, selon leurs mérites et leurs trouvailles dans l'histoire
de leur spécialité. Buffon et Linné, Lamarck et Darwin, ont trouvé
place dans l'histoire de la pensée humaine, en dépit de certaines er-
reurs, pour l'envergure de leurs spéculations qui ont ouvert à la
connaissance de nouveaux horizons. Ce qui, en fin de compte, permet
de donner tort aux vues étriquées du mathématicien d'Alembert, qui
n'a pas soupçonné cette aventure proposée à la raison humaine par
l'investigation du domaine de la vie. Trois siècles après Newton, le
paradigme de la physique mathématique n'est pas parvenu à s'imposer
dans les sciences naturelles, et rien ne permet d'affirmer qu'il y pré-
vaudra jamais. Il y aura toujours de petits esprits pour reprocher aux
Buffon et aux Lamarck, aux Darwin d'avoir affirmé au-delà de ce
qu'ils savaient de science certaine. Mais leurs intuitions, et au besoin
leurs erreurs, ont orienté la recherche et suscité de nouveaux [276]
horizons. En histoire naturelle, ce sont les petits esprits qui risquent le
moins de se tromper.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 361

Le statut épistémologique de l'histoire naturelle est celui d'une


science inductive, qui ne procède pas par construction a priori de
concepts dont elle tirerait les conséquences selon les voies de la raison
démonstrative, à la manière des sciences théoriques. Le naturaliste
rassemble une information indéfinie, dont il lui faut assurer l'ordon-
nancement alors que sa recherche n'est pas achevée. La synthèse doit
précéder l'analyse, sous peine de voir l'espace mental transformé en un
bric-à-brac, où la raison perd ses droits. Le savant regarde les êtres
naturels dans leur diversité ; sa vision doit se prolonger en une intelli-
gence qui met en place les caractères apparents dans un schéma d'en-
semble, qui rend compte de la spécificité particulière des individus,
tout en situant le type considéré dans l'ensemble des types constituant
la nature. La complexité d'une telle appréhension suffit pour expliquer
le retard de l'histoire naturelle dans le devenir de la pensée scientifi-
que. On peut admettre, grâce au génie d'Euclide, une immaculée
conception de la géométrie, déduite d'un seul élan et jusqu'au bout.
L'histoire naturelle ne présente ni commencement ni fin ; elle procède
de classements arbitraires. L'inventaire de la nature n'est pas achevé ;
nul ne peut dire quand il s'achèvera, et pourtant il fallait bien com-
mencer. Aristote, au IVe siècle avant Jésus-Christ, avait osé concevoir
des normes et principes pour l'organisation du domaine naturel ; il
avait classé les êtres vivants et justifié leur fonctionnement. Son initia-
tive géniale avait découragé les imitateurs pendant deux millénaires.
Linné et Buffon furent les premiers à renouer la tradition d'une histoi-
re naturelle désireuse de se présenter comme science.
Entre temps, l'horizon épistémologique s'était modifié. Le culte de
la personnalité et de la pensée d'Aristote avait été remis en question à
partir de la Renaissance. La logique, la métaphysique et la physique
aristotéliciennes, telles que les avait systématisées la scolastique,
avaient connu un effacement à peu près total, consacré par la révolu-
tion galiléenne. L'histoire naturelle d'Aristote avait été la dernière à
résister au discrédit frappant les valeurs de la connaissance tradition-
nelle. Mais la pensée aristotélicienne était une pensée à référence bio-
logique ; le reflux de l'aristotélisme rend suspectes les catégories sur
lesquelles il s'appuie aussi bien que le système explicatif dont il fait
état. La nécessité se fait jour d'un nouveau langage scientifique.
D'autre part, les Modernes découvrent que l'univers du discours de
la biologie aristotélicienne ne couvre qu'une partie du monde désor-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 362

mais connu. De même que Voltaire prend acte, contre l'historien Bos-
suet, de l'exiguïté du domaine judéo-chrétien où se maintient l'histo-
riographie traditionnelle, confinée à une partie du bassin méditerra-
néen — de même, les naturalistes du XVIIe et du XVIIIe siècle voient se
multiplier le nombre des espèces vivantes. Des plantes inédites, des
animaux inconnus affluent par milliers des nouveaux horizons. Il ap-
partient aux Modernes de prendre en charge un inventaire singulière-
ment enrichi, en voie de constant enrichissement. Le discours aristoté-
licien de la [277] nature n'est plus approprié parce que la nature elle-
même s'est démultipliée, au-delà de ce qu'Aristote pouvait imaginer.
En dehors même des nouveaux continents, il faut tenir compte de la
dimension microscopique, province annexée à la réalité, échelle de
lecture, mais aussi niveau d'explication qui échappait au plus génial
d'entre les Grecs.
Devant ce vide de connaissance, creusé par l'insuffisance désor-
mais de la biologie aristotélicienne, Buffon répondant à d'Alembert
aurait pu faire valoir une loi du salut public de la pensée. La science
ne peut laisser à l'abandon le domaine naturel, ne fût-ce que pour des
raisons d'utilité publique. Il est indispensable de formuler un discours
des réalités vivantes ; un discours même faux vaut mieux que pas de
discours du tout. Si évidente que soit la diversité des espèces et des
individus, leur unité s'impose comme un postulat au témoin objectif ;
cette unité en appelle nécessairement à la raison humaine, qui ne peut
se contenter de procéder à des inventaires détaillés dans la complexité
desquels elle se sentirait perdue. De cette exigence unitaire, on trouve
un exemple dans le développement même de la grande œuvre de Buf-
fon. La description des animaux carnassiers s'interrompt brusquement
entre l'article consacré à l'Ondatra et au Desman et l'article concernant
Le Pécari ou le Tacaju ; à cet endroit, noyé dans la masse des batail-
lons de l'Histoire naturelle, vient s'intercaler un texte De la Nature,
précédé d'un Avertissement qui justifie cette rupture de continuité :
« Comme les détails de l'histoire naturelle ne sont intéressants que
pour ceux qui s'appliquent uniquement à cette science, et que, dans
une exposition aussi longue que celle de l'histoire particulière de tous
les animaux, il règne nécessairement trop d'uniformité, nous avons cru
que la plupart de nos lecteurs nous sauraient gré de couper de temps
en temps le fil d'une méthode qui nous contraint, par des discours dans
lesquels nous donnerons nos réflexions sur la nature en général, et
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 363

traiterons de ses effets en grand. Nous retournerons ensuite à nos dé-


tails avec plus de courage ; car j'avoue qu'il en faut pour s'occuper
continuellement de petits objets dont l'examen exige la plus froide pa-
tience, et ne permet rien au génie 442. »
L'accent personnel de ce texte montre que l'auteur, lorsqu'il parle
de soulager le lecteur, cède en réalité à sa propre exigence. Au dou-
zième volume de son œuvre, à la quinzième année de la publication, la
« froide patience » de l'analyse fait place, subitement, à un souffle de
synthèse, désigné par l'apparition du mot « génie ». Il est impossible à
un naturaliste comme Buffon de s'en tenir à ces monographies que
sont les articles de l'Histoire naturelle ; l'évocation de l'ensemble est
indispensable pour mettre en place les détails. Il est indispensable de
décrire le Desman, le Pécari ou le Tacaju, mais ces animaux ne consti-
tuent pas, pour la curiosité, autant de fins en soi. Le but d'une Histoire
Naturelle est de présenter le tableau d'une nature vivante soumise aux
lois de l'intelligibilité humaine ; en dehors de leur intérêt proprement
technique, la botanique, la zoologie, la minéralogie même, horizons
de la pensée, [278] permettent à l'être humain de se situer dans la tota-
lité du réel, et de prendre conscience de sa vocation en tant qu'être na-
turel.
L'histoire naturelle devient ainsi une discipline philosophique, pour
autant que son intention est de chercher à définir la situation de
l'homme dans l'univers naturel. En considérant la question dans sa gé-
néralité, les penseurs du XVIIIe siècle ont eu pour tâche de remédier au
vide épistémologique suscité par la révolution galiléenne. La biologie
d'Aristote était étroitement associée à sa métaphysique et même à sa
logique, mais elle était également solidaire de sa cosmologie, c'est-à-
dire du schéma astrobiologique dont on retrouve l'influence dans la
constitution de l'homme, des animaux et des plantes. Cet ordonnan-
cement du Cosmos se reflète en chacune de ses parties, dans la mesure
où l'espace mental est régi par les mêmes éléments d'intelligibilité ; les
pierres, les métaux doivent dépendre dans leur genèse, leur disposi-
tion, leurs caractères et leurs propriétés, de la même causalité astrale
que les organes de l'homme ; médecine et alchimie traditionnelles re-

442 Avertissement, en tête du tome XII de l'édition originale, 1764 ; Œuvres


philosophiques de BUFFON, Corpus général des philosophes français, P.U.F.,
1954, p. 30.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 364

lèvent d'un même système de la nature. Professeur à Padoue, Galilée


ne peut enseigner le système de Copernic, auquel il s'est rallié, parce
que son auditoire comprend des étudiants en médecine qui doivent se
familiariser avec le système astronomique de Ptolémée ; ce dernier
fournit les bases de la médecine astrologique, dont le diagnostic et la
thérapeutique dépendent des indications célestes.
L'avènement d'un nouveau savoir, grâce aux travaux exemplaires
de Galilée, oblige à une reconstitution des principes de la connaissan-
ce. L'œuvre biologique d'Aristote, en dépit de l'incontestable génie
d'observation du naturaliste, qui le premier a reconnu bon nombre de
caractères essentiels de la vie organique, doit être rejetée dans sa tota-
lité, car elle est construite sur des fondements désormais inadmissi-
bles. Les savants du XVIIIe siècle n'ont pas seulement pour tâche de
dresser un inventaire des espèces naturelles ; il leur faut mettre au
point des principes généraux conformes aux exigences de l'intelligen-
ce moderne. Le caractère le plus original de la nouvelle histoire natu-
relle est inapparent : aucune référence n'y est plus faite aux facteurs
astrologiques dont le déterminisme transcendant s'était imposé pen-
dant deux mille ans. Les analogies cosmiques, les affinités, les sympa-
thies se trouvent exclues du champ opératoire de la pensée ; les évi-
dences de naguère se sont effacées.
Mais la disparition d'un système d'évidences ne signifie pas que
l'intelligence, délivrée de la captivité de l'erreur, va désormais affron-
ter les faits dans leur teneur positive. La perception du naturaliste est
lecture d'une forme qui se dessine sur un fond ; elle met en cause un
système de présupposés substitués à l'ancien présupposé astrobiologi-
que. Chaque détail renvoie à un ensemble, comme le souligne la dé-
marche de Buffon, interrompant son catalogue des carnassiers pour
insérer une évocation de la nature en sa totalité. Ce nouveau champ
unitaire constitue le décor mythico-théologique de l'histoire naturelle
au siècle des Lumières.
Le premier thème, le plus fondamental, est le thème judéo-chrétien
de la Création qui, délié du thème astrologique avec lequel il avait fait
[279] cause commune à l'âge scolastique, garde son autorité au XVIIIe
siècle, en dépit des conflits de détail qui ont pu opposer tel ou tel natu-
raliste aux gardiens de telle ou telle orthodoxie. Les penseurs radi-
caux, qui soutenaient la cause de l'athéisme, devaient nier l'idée d'une
création opérée par un être transcendant, mais ces penseurs appartien-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 365

nent au domaine philosophique. Les naturalistes développent leur


pensée selon le schéma biblique, interprété librement. Il ne s'agit pas
là d'un acte de simple conformité, inspiré par la prudence ; un homme
comme Buffon était capable de liberté d'esprit. Or le grand traité de
Buffon, peut-être son chef d'œuvre, Des époques de la Nature (1778),
récapitulation de l'Histoire naturelle, adopte dans son développement
le schéma de la Genèse. Les sept « époques » de l'histoire naturelle
correspondent aux jours du mythe mosaïque. Buffon se permet même
d'interpréter les premiers versets de la Genèse pour faire apparaître
qu'ils ne sont pas incompatibles avec une explication scientifique :
« Tout dans le récit de Moïse est mis à la portée de l'intelligence du
peuple ; tout y est représenté relativement à l'homme vulgaire auquel
il ne s'agissait pas de démontrer le vrai système du monde, mais qu'il
suffisait d'instruire de ce qu'il devait au créateur, en lui montrant les
effets de sa toute-puissance comme autant de bienfaits : les vérités de
la nature ne devaient paraître qu'avec le temps 443... »
Le Dieu de Buffon est celui des philosophes et des savants plutôt
que le Dieu des bonnes gens ou des évêques. Sans doute est-il très
proche du Dieu du déisme ; mais il ne semble pas que l'on puisse met-
tre en doute la sincérité du naturaliste lorsqu'il affirme : « Chaque pas
que nous faisons dans la nature nous rapproche du créateur. » Buffon
ajoute que son intention serait « de concilier à jamais la science de la
nature avec celle de la Théologie. Elles ne peuvent, selon moi, être en
contradiction qu'en apparence 444 ». Si les Époques de la Nature peu-
vent être en opposition avec la lettre des textes sacrés, leur auteur est
persuadé qu'elles en respectent l'esprit. Buffon a alors 70 ans ; célébri-
té européenne, sa gloire le met à l'abri des vexations possibles. On
peut le ranger dans la catégorie nombreuse des artisans de la physico-
théologie, qui développent une apologétique fondée sur la finalité
immanente du devenir naturel, interprété dans un sens providentialis-
te. En 1764, le fragment sur la Nature, intitulé Première Vue, et inséré
dans l'Histoire naturelle, proclame que « la Nature est le trône exté-
rieur de la magnificence divine 445 » ; ce texte s'achève par une invo-
cation adressée au « grand Dieu, dont la seule présence soutient la na-

443 Des époques de la Nature (1778), Introduction ; Œuvres philosophiques de


BUFFON, éd. citée, p. 129.
444 Ibid.
445 Première vue, Œuvres philosophiques, éd. citée, p. 33.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 366

ture et maintient l'harmonie des lois de l'Univers 446... ». Buffon nour-


rissait une hostilité bien sentie à l'égard des dogmes et de la discipline
de l'église catholique, dont les institutions n'avaient à ses yeux qu'une
valeur de conservatisme social. Mais, dans l'ordre épistémologique,
son œuvre présuppose le [280] schéma biblique de la création, inter-
prété d'une manière rationnelle.
Linné, fils d'un pasteur de campagne, est un homme profondément
religieux, dont le rapport au monde est imprégné d'une piété qui dé-
couvre partout la présence du Créateur à travers la créature. Le Systè-
me de la Nature s'orne d'une épigraphe empruntée à un psaume de
David : « Seigneur, je dirai Tes merveilles, et que les générations cé-
lèbrent la puissance de Ton bras. » En 1737-1738, l'illustre médecin
hollandais Boerhaave publiait un recueil posthume d'écrits de son très
religieux compatriote le naturaliste Swammerdam, sous le titre Biblia
naturae ; il ne fait pas de doute que, dans l'esprit de son auteur, le Sys-
tème de la Nature est aussi une Bible de la nature. Le Discours préli-
minaire résonne comme un cantique : « Sortant comme d'un profond
sommeil, je lève les yeux ; ils s'ouvrent, et mes sens sont frappés
d'étonnement à l'aspect de l'immensité du Dieu éternel, infini, tout-
puissant, qui m'environne ; partout je vois ses traces empreintes dans
les choses qu'il a créées ; partout, jusque dans les objets les plus petits
et presque nuls, quelle sagesse ! quelle puissance ! quelle inconceva-
ble perfection » 447. Les mystères de la Création sont autant d'expres-
sions de la gloire de Dieu : « les choses créées sont les témoins de la
sagesse et de la puissance divine ; elles sont la richesse de l'homme et
la source de son bonheur ; la bonté du créateur se manifeste dans
l'usage qu'il en accorde ; sa sagesse se développe par leur beauté 448. »
Linné ne se contente pas de respecter le schéma épistémologique de la
création biblique ; la Bible est présente jusque dans la forme de son
expression. Cette familiarité avec les textes sacrés est attestée par le
fait que le savant fut choisi pour faire partie d'une commission char-

446 Ibid., p. 35.


447Système de la Nature de Ch. de LINNÉ, trad. V. de PUTTE, d'après la 13e éd.
latine, Bruxelles, 1793, Discours préliminaire, t. I, p. I.
448 Ibid., p. 9.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 367

gée de préparer une nouvelle traduction des Écritures en langue sué-


doise 449.
Si les déistes Buffon et Maupertuis, comme le luthérien Linné et le
calviniste Charles Bonnet choisissent de développer leur pensée dans
le cadre biblique de la création, ce n'est pas par une concession à l'es-
prit d'orthodoxie, mais bien parce que ce schéma est le seul disponible
en leur temps. Le naturaliste ne peut collectionner les êtres vivants à
la manière de Noé disposant les animaux dans l'arche selon le caprice
de leur arrivée ; l'espace de l'histoire naturelle doit être rationnelle-
ment ordonné. Le mythe de la Genèse a pu être à certains égards un
obstacle épistémologique ; il a inspiré à des autorités religieuses peu
éclairées des mesures répressives. Mais en dehors de tout esprit d'or-
thodoxie, il fournissait un fil conducteur rudimentaire pour la mise en
ordre de la diversité naturelle ; la création fractionnée en jours succes-
sifs atteste, dans la tradition hébraïque, un souci de classement inspiré
par un bon sens qui, si fruste et primitif qu'il ait été, a résisté à l'épreu-
ve des siècles. Il suffisait de transcrire le langage archaïque du mythe
dans les termes d'un langage rationnel pour obtenir une représentation
plausible, et [281] qui, en tout cas, valait mieux que rien. Le mythe
biblique de création demeurait disponible une fois abolie la cosmolo-
gie aristotélicienne ; il fournissait une intelligibilité de repli, utile non
seulement à ceux qui s'en réclamaient, à ceux aussi qui essayaient de
la préciser en la corrigeant, mais même à ceux qui la dénonçaient, car
un schéma que l'on critique est un point d'appui pour une pensée sou-
cieuse d'aller plus loin.
Le thème hellénique de l'éternité du monde offrait l'inconvénient
de proposer à l'intelligence un univers constitué de toutes pièces une
fois pour toutes ; le paradigme biblique évoquait une création succes-
sive et fractionnée selon la dimension temporelle. L'idée d'une « genè-
se » fait succéder le plus complexe au plus simple selon le principe
d'un ordonnancement dans la durée. Ce fil conducteur est doué d'une
intelligibilité intrinsèque si puissante qu'il s'imposera à la réflexion
scientifique alors même que celle-ci aura renoncé à faire appel à l'ini-
tiative originaire d'un Dieu tout-puissant. Les théories de l'évolution
rejettent le thème mythique de la création, mais elles conservent le

449 Indication fournie par VICQ D'AZYR, dans son Éloge de Linné ; Œuvres de
VICQ D'AZYR, p. p. Moreau de la SARTHE, 1805, t. I, p. 205.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 368

thème d'un devenir des formes vivantes dans le temps. L'histoire natu-
relle revêt le sens d'une généalogie des espèces dont le repérage chro-
nologique possède en soi valeur d'explication.
L'histoire naturelle de Diderot est de seconde main ; Diderot spé-
cule sur l'œuvre des naturalistes contemporains, et particulièrement de
Buffon. Mais son intelligence lui permet d'apercevoir les problèmes
essentiels, masqués par les solutions que propose la dogmatique chré-
tienne : « La question pourquoi il existe quelque chose est la plus em-
barrassante que le philosophe pût se proposer ; et il n'y a que la révéla-
tion qui y réponde 450. » A la différence de Buffon et de Linné, Dide-
rot ne se sent pas lié par le mythe de la Genèse ; sa réflexion joue avec
l'idée que la création a pu ne pas avoir lieu, avec l'idée aussi que la
création n'est pas achevée, mais qu'elle correspond au devenir indéfini
de l'univers réel. « De même que dans les règnes animal et végétal, un
individu commence, pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit et passe,
n'en serait-il pas de même des espèces entières ? Si la foi ne nous ap-
prenait que les animaux sont sortis des mains du Créateur tels que
nous les voyons, et s'il était permis d'avoir la même incertitude sur
leur commencement et sur leur fin, le philosophe abandonné à ses
conjectures ne pourrait-il pas soupçonner que l'animalité avait de toute
éternité ses éléments particuliers épars et confondus dans la masse de
la matière... » Et Diderot imagine un « embryon », formé par la ren-
contre de certains de ses éléments, passant « par une infinité d'organi-
sations et de développements », qui suscitent en lui successivement la
conscience, le langage et toutes les activités culturelles. Dans cette
hypothèse, on pourrait admettre « qu'il s'est écoulé des millions d'an-
nées entre chacun de ses développements », admettre aussi la possibi-
lité d'une disparition de l'humanité, ou d'un dépérissement ou d'un
changement de forme de cet être qu'est actuellement l'être humain 451.
[282]
Diderot, prophète du transformisme, prend ses distances par rap-
port à l'orthodoxie religieuse autant que scientifique, laquelle impli-
querait un certain fixisme, chaque espèce ayant été dotée à l'origine de
sa constitution définitive. Sur ce point le paradigme biblique pouvait

450 De l'interprétation de la Nature, 1753, art. 58 ; Œuvres philosophiques de


DIDEROT, p. p. P. VERNIÈRE, 1961, p. 242.
451 Ibid., p. 241.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 369

constituer un obstacle épistémologique ; mais le thème des jours de la


Création, en démultipliant l'initiative originelle, proposait un moyen
de contourner l'obstacle, dans la mesure où il évoquait la perspective
d'un échelonnement temporel. Si un Diderot, comme aussi un Lamet-
trie ont envisagé des hypothèses évolutionnistes, des savants comme
Linné et Buffon, plus proches de la réalité des faits, ont également
proposé certaines thèses transformistes, qui ne leur paraissaient pas
incompatibles avec le respect qu'ils professaient à l'égard du mythe de
la Genèse.
Ainsi le schéma judéo-chrétien fournit à l'histoire naturelle l'axe
d'une épistémologie génétique, déployant les êtres selon l'ordre du
temps. Une autre perspective, survivance de la pensée aristotélicienne,
vient compléter l'organisation de l'espace mental de la connaissance
en ce domaine. Il s'agit du thème de la chaîne des êtres, à la fois dog-
me métaphysique et principe heuristique, par la vertu duquel les for-
mes diverses de l'univers s'inscrivent dans un ordonnancement d'en-
semble qui n'admet qu'un intervalle minimum entre chaque forme et
ses voisines 452. Cette continuité se comprend dans un sens hiérarchi-
que : la proximité entre les diverses espèces doit se lire selon l'ordre
ascendant d'une échelle de valeurs. Les espèces se rangent en passant
du simple au complexe, du moins organisé au plus organisé, du moins
noble au plus noble. Aristote classe dans un ordre de dignité croissan-
te les êtres inanimés, puis les végétaux, puis les animaux, et enfin
l'homme. Ce classement est indépendant de la révélation judéo-
chrétienne, bien qu'il soit compatible, sans difficulté majeure, avec la
série mosaïque des « jours » de la Création. Cette compatibilité est
l'un des faits les plus décisifs de l'histoire de la connaissance naturelle,
les deux schémas ayant été en situation de se féconder l'un l'autre.
L'idée d'une création échelonnée se proposait comme un mythe assez
vague ; au contraire, Aristote, observateur génial, définissait une grille
épistémologique appuyée par une immense quantité de faits précis. La
diversité des niveaux d'affirmation facilitait la bonne entente entre les
présupposés d'origine différente.

452 Cf. l'ouvrage classique d'A. O. LOVEJOY, The Great Chain of Being,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 6e éd. 1957 ; G. GUSDORF, La
révolution galiléenne, Payot, 1969, t. II, pp. 180 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 370

Le thème de la chaîne des êtres est, au XVIIIe siècle, une évidence


imposée au sens commun scientifique, un peu comme aujourd'hui la
doctrine de l'évolution qui, en dépit des objecteurs de conscience
qu'elle suscite encore, bénéficie d'une sorte d'unanimité. Il ne s'agit
pas de connaissance scientifique à proprement parler, car l'existence
d'une telle chaîne des formes vivantes échappe à toute vérification ex-
périmentale ; c'est une hypothèse ontologique, relative à la structure
de l'être, et qui devient dans l'ordre empirique, un principe directeur
de la recherche. En l'absence d'une hypothèse de rechange, celle-ci
s'impose à l'adhésion à peu près générale.
[283]
L'affirmation d'un ordonnancement du réel gradué en valeur est so-
lidaire d'une métaphysique de la continuité. Leibniz a défini ce dogme
de la chaîne des êtres, l'un des fondements de sa conception du mon-
de ; et c'est souvent à travers les textes de Leibniz que le XVIIIe siècle a
approuvé le schéma directeur de la classification qui, chez lui, se lie à
des conceptions mathématiques aussi bien qu'à l'ontologie des mona-
des. « Toutes ces différentes classes d'êtres, écrit Leibniz, qui, prises
ensemble, constituent l'univers, sont, dans les idées de Dieu qui
connaît leur gradation essentielle, seulement autant d'ordonnées d'une
courbe simple, si serrées qu'il serait impossible d'en placer d'autres
entre deux d'entre elles, puisque cela impliquerait désordre et imper-
fection 453. » Cette formule met en cause de proche en proche tous les
présupposés de la métaphysique leibnizienne. L'histoire naturelle n'est
qu'un domaine particulier d'application pour un principe d'ampleur
universelle.
De ces affirmations ontologiques, il résulte que « les hommes tien-
nent aux animaux, ceux-ci aux plantes, et celles-ci derechef aux fossi-
les, qui se lieront à leur tour aux corps que les sens et l'imagination
nous représentent comme parfaitement morts et infirmes. Or, puisque
la loi de continuité exige, quand les déterminations essentielles d'un
être se rapprochent de celles d'un autre, qu'aussi en conséquence tou-
tes les propriétés du premier doivent s'approcher graduellement de
celles du dernier, il est nécessaire que tous les ordres des êtres naturels
ne forment qu'une seule chaîne, dans laquelle les différentes classes,

453 LEIBNIZ, Lettre à Herman (Appel au public par M. Koenig), Leyde, 1752, p.
44.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 371

comme autant d'anneaux, tiennent si étroitement les unes aux autres


qu'il est impossible aux sens et à l'imagination de fixer précisément le
point où quelqu'une commence ou finit : toutes les espèces qui bor-
dent ou qui occupent, pour ainsi dire, les régions d'inflexion et de re-
broussement devant être équivoques et douées de caractères qui peu-
vent se rapporter aux espèces voisines également 454 ».
Né en 1646 et mort en 1716, Leibniz n'a pu être le témoin de l'ex-
pansion considérable de l'histoire naturelle. Ses vues sont des spécula-
tions abstraites. Le thème de la continuité fournit le principe d'un or-
dre naturel fondé sur la proximité, selon le mouvement d'une ascen-
sion hiérarchique procédant par transitions insensibles : « Telle est la
force du principe de continuité chez moi que non seulement je ne se-
rais point étonné d'apprendre qu'on eût trouvé des êtres qui, par rap-
port à plusieurs propriétés, par exemple celle de se nourrir ou de se
multiplier, puissent passer pour des végétaux à aussi bon droit que
pour des animaux, et qui renversassent les règles communes, bâties
sur la supposition d'une séparation parfaite et absolue des différents
ordres des êtres simultanés qui remplissent l'univers ; j'en serais si peu
étonné, dis-je, que même je suis convaincu qu'il doit y en avoir de tels,
que l'histoire naturelle parviendra peut-être à les connaître un jour,
quand elle aura étudié davantage cette infinité d'êtres vivants que leur
petitesse dérobe [284] aux observations communes, et qui se trouvent
cachés dans les entrailles de la terre et dans l'abîme des eaux. Nous
n'observons que depuis hier, comment serons-nous fondés à unir à la
raison ce que nous n'avons pas encore eu occasion de voir 455 ? »
L'histoire naturelle de Leibniz est un pressentiment, et non une
science de l'ordre naturel. Mais le philosophe biologiste Charles Bon-
net, citant ce texte en 1752, peut écrire : « rarement la métaphysique
est aussi heureuse à deviner la nature 456 ». Chez Leibniz, la chaîne
des êtres est un postulat ontologique ; encore fallait-il qu'il résiste à
l'épreuve de la connaissance. Or, le schéma se heurtait à des évidences
de sens commun, qui imposent l'existence de discontinuités, par
exemple entre la pierre, matière inanimée, et un être vivant quel-

454 LEIBNIZ, texte cité ; trad. de Charles BONNET, dans ses Considérations sur
les corps organisés, Amsterdam, t. I, 1752, p. 218.
455 Ibid., p. 219.
456 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 372

conque, entre la plante et un animal, si simple soit-il. Ces coupures


entre les divers domaines naturels manifestent des ruptures, des inéga-
lités de distance mal compatibles avec l'existence d'un schéma harmo-
nieux. Le décalage entre l'hypothèse et la réalité pose la question du
chaînon manquant, du missing link, comme diront plus tard les théori-
ciens de l'évolution darwinienne. La réponse sera demandée à l'expé-
rience, qui fournira ou non l'anneau recherché.
Cette question avait été posée par Leibniz lui-même, dans le texte
que nous venons de citer, à propos du hiatus existant entre l'ordre vé-
gétal et l'ordre animal : « L'existence de Zoophytes, par exemple, ou,
comme Buddeus les nomme, de Plant-Animaux, écrit Leibniz, n'a rien
de monstrueux ; mais il est même convenable à l'ordre de la nature
qu'il y en ait 457. » Le pari de Buddeus et de Leibniz devait être gagné,
si l'on peut dire, grâce à une découverte, ou plutôt à une pseudo-
découverte, qui fit grand bruit dans l'opinion éclairée. Selon le pres-
sentiment du philosophe, le missing link se révéla dans le domaine de
ces êtres vivants « que leur petitesse dérobe aux observations commu-
nes », et qui se cachent « dans l'abîme des eaux ». En 1740, le jeune
Abraham Trembley, venu de Genève comme précepteur dans une fa-
mille hollandaise, observe dans un étang une substance vivante, de
consistance gélatineuse, se reproduisant par bourgeonnement. Ce po-
lype d'eau douce a été décrit et classé par le célèbre Leeuwenhoek,
spécialiste des études microscopiques, en 1703, comme une plante.
Trembley observe que cet être est capable de mouvement autonome,
de contraction et d'extension ; avec une série de prolongements, il sai-
sit une proie qu'il semble digérer et assimiler. Il ne s'agit donc pas d'un
végétal, mais d'un animal. Ces vues sont confirmées par l'illustre natu-
raliste Réaumur, que Trembley a alerté ; Réaumur communique à
l'Académie des Sciences des données nouvelles : coupé en plusieurs
morceaux, cet organisme suscite la constitution d'autant d'individus
différents. En 1744, Trembley publie des Mémoires pour servir à
l'histoire d'un genre de polypes d'eau douce, à bras en forme de cor-
nes, qui paraissent à Leyde et à Paris 458.

457 LEIBNIZ, loc. cit., p. 219.


458 Cf. Aram VARTANIAN, Trembley's Polyp, La Mettrie and eighteenth century
french materialism, dans Roots of scientific Thought, edited by Wiener et
Noland, New York, Basic Books, 1957.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 373

[285]
Pour Trembley, ce vivant paradoxal doit être identifié comme l'an-
neau manquant de la chaîne des êtres, le zoophyte ou plantanimal pro-
phétisé par Leibniz et d'autres philosophes de moindre renom. L'onto-
logie s'inscrit dans l'histoire naturelle, ce qui fera du polype de Trem-
bley une des questions contestées les plus passionnantes du siècle,
source d'observations sans cesse recommencées et d'interprétations
parfaitement contradictoires. Le fait important est l'incarnation d'un
concept qui a existé en idée bien avant de se matérialiser dans le
champ expérimental. Tout se passe comme si la notion de zoophyte
(animal-plante) était une notion limite de la pensée, dans le champ de
l'histoire naturelle telle qu'elle était issue de la classification aristotéli-
cienne ; on y classait des vivants dont le statut exact pouvait paraître
incertain. William Harvey, dans son traité de la circulation du sang,
affirme que les Plantanimaux (plantanimalia) ne possèdent pas de
cœur ; dans cette catégorie, il fait entrer les moules, les huîtres, les
éponges et autres zoophytes qui « en guise de cœur se servent de leur
corps tout entier ; un animal de cette espèce est comme un cœur (et
quasi cor hujusmodi animal est) 459 ». Les coraux, qui avaient été
considérés comme des plantes, furent reconnus comme des animaux
par Bernard de Jussieu (1699-1777), botaniste du Jardin du Roi, en
1741 460 ; la classification de Linné fait des Zoophytes un ordre parti-
culier des Vers, où se regroupent en désordre un certain nombre d'in-
vertébrés, et spécialement des mollusques 461. Les Plantanimaux ne
présentent un intérêt exceptionnel que s'ils ne sont pas des animaux,
c'est-à-dire s'ils possèdent la dualité de nature attestée par leur déno-
mination, et c'est ce qui faisait l'originalité du polype de Trembley par
rapport aux Zoophytes de Harvey ou de Linné. Réaumur et Buffon,
Lamettrie, Maupertuis, Charles Bonnet font de cet organisme en ré-
duction une articulation maîtresse de leur pensée.
Classé définitivement dans le règne végétal ou dans le règne ani-
mal, le polype perd tout intérêt ; ce qui fait son prix, c'est le caractère

459 William HARVEY, Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in


animalibus, ch. XVII, 1628, éd. de Rotterdam, 1648, p. 184.
460 Émile GUYENOT, Les sciences de la Vie aux XVIIe et XVIIIe siècles, Albin
Michel, 1941, p. 36.
461 Ibid., pp. 81-82.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 374

ambigu que certains lui attribuent. Voltaire s'est penché sur ce cas de
conscience épistémologique, en démystificateur qu'il était : « Ce n'est
pas que je n'aime l'extraordinaire, le merveilleux, autant qu'aucun
voyageur et qu'aucun homme à système ; mais pour croire fermement,
je veux voir par mes yeux, toucher par mes mains, et à plusieurs repri-
ses. Ce n'est pas même assez ; je veux encore être aidé par les yeux et
par les mains des autres. » Et l'auteur de Candide évoque sur le mode
de la vulgarisation « ces petites tiges qui croissent dans des bourbiers
à côté des lentilles d'eau. Ces herbes légères, qu'on appelle polypes
d'eau douce, ont plusieurs racines, et de là vient qu'on leur a donné le
nom de polypes. [286] Ces petites plantes ne furent que des plantes
jusqu'au commencement du siècle où nous sommes. Leeuwenhoek
s'avisa de les faire monter au rang d'animal. Nous ne savons pas s'ils y
ont beaucoup gagné 462 ». Voltaire ne partage pas le point de vue de
ses contemporains sur le polype de Trembley ; en effet, « pour être
réputé animal, il faut être doué de sensation », ce qui ne paraît pas être
le cas de l'espèce considérée : « Nous avons examiné ce jeu de la natu-
re avec toute l'attention dont nous sommes capables. Il nous a paru
que cette production appelée polype ressemblait à un animal beaucoup
moins qu'une carotte ou une asperge. En vain nous avons opposé à nos
yeux tous les raisonnements que nous avions lus autrefois ; le témoi-
gnage de nos yeux l'a emporté 463. »
Fontenelle, l'un des maîtres de Voltaire, avait affirmé : « Toute la
philosophie n'est fondée que sur deux choses, sur ce qu'on a l'esprit
curieux et les yeux mauvais 464. » Voltaire fait confiance à ses yeux
pour réduire les extravagances de l'esprit. « Il est triste, poursuit-il, de
perdre une illusion. Nous savons combien il serait doux d'avoir un
animal qui se reproduirait de lui-même et par bouture, et qui ayant
toutes les apparences d'une plante, joindrait le règne animal au règne
végétal 465. » Il s'agissait d'assurer une soudure en un point particuliè-
rement fragile de l'ordre naturel ; une philosophie de la nature se trou-
vait engagée dans le débat. Voltaire, à qui sa position devait être re-
prochée, conseille aux défenseurs du polype de reporter leurs espéran-

462 VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, au mot Polype.


463 Ibid.
464 FONTENELLE, Entretiens sur la pluralité des mondes, Premier Soir, 1686 ;
éd. de Marseille, 1780, p. 7.
465 VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, au mot Polype.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 375

ces sur telle ou telle plante carnassière, qui emprisonne et digère les
animaux ; « si quelqu'un de nos physiciens veut appeler animal cette
plante, il ne tient qu'à lui ; il aura des partisans 466 ».
Le scepticisme de Voltaire est lié à une position d'ensemble fort ré-
servée, sinon tout à fait négative, au sujet de la chaîne des êtres. Le
Dictionnaire philosophique se prononce en ces termes : « Cette grada-
tion d'êtres qui s'élèvent depuis le plus léger atome jusqu'à l'Être su-
prême, cette échelle de l'infini frappe d'admiration. Mais quand on la
regarde attentivement, ce grand fantôme s'évanouit, comme autrefois
toutes les apparitions s'enfuyaient le matin au chant du coq. » Voltaire
dénonce une illusion de la perception ontologique : « L'imagination se
complaît d'abord à voir le passage imperceptible de la matière brute à
la matière organisée, des plantes aux zoophytes, de ces zoophytes aux
animaux, de ceux-ci à l'homme, de l'homme aux génies, de ces génies
revêtus d'un petit corps aérien à des substances immatérielles ; et enfin
mille ordres différents de ces substances qui, de beautés en perfec-
tions, s'élèvent jusqu'à Dieu même. Cette hiérarchie plaît beaucoup
aux bonnes gens, qui croient voir le pape et ses cardinaux suivis des
archevêques, des évêques ; après quoi viennent les curés, les vicaires,
les simples [287] prêtres, les diacres, les sous-diacres ; puis paraissent
les moines, et la marche est fermée par les capucins 467. »
La critique de Voltaire met en lumière l'existence d'une imagina-
tion métaphysique dont l'intervention aboutit à fausser la connaissance
du réel. Animal et végétal tout à la fois, le polype de Trembley vient
boucher une case vide qui lui était réservée depuis longtemps. D'après
Leibniz, les transitions d'une forme vivante à une autre doivent être
insensibles ; de l'une à l'autre, il ne peut intervenir de coupure qui in-
terromprait la chaîne. Il n'existe dans l'univers que des êtres indivi-
duels, en nombre indéfini, tous dissemblables en vertu du principe des
indiscernables, mais pourtant tels que l'on passe de l'un à l'autre sans
prendre conscience d'une différence réelle. Le point de vue de Leibniz
est singulièrement proche de celui de son grand interlocuteur, ou an-
tagoniste, John Locke. Comme l'ontologiste, l'empiriste admet le thè-
me de la chaîne des êtres ; mais comme l'auteur de la Monadologie,
l'auteur de l'Essai philosophique concernant l'entendement humain

466 Ibid.
467 Op. cit., article Chaîne des êtres créés.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 376

accorde la réalité non aux espèces, mais aux individus. Les espèces
sont de pseudo-essences, nées de l'illusion du langage qui, par com-
modité, réunit plusieurs individualités analogues sous une même dé-
nomination. « La nature produit plusieurs choses particulières qui
conviennent entre elles en plusieurs qualités sensibles, et probable-
ment aussi par leur forme et constitution intérieure, mais ce n'est pas
cette essence réelle qui les distingue en espèces ; ce sont les hommes
qui, prenant occasion des qualités qu'ils trouvent unies dans les choses
particulières, auxquelles ils remarquent que plusieurs individus parti-
cipent également, les réduisent en espèces par rapport aux noms qu'ils
leur donnent afin d'avoir la commodité de se servir de signes d'une
certaine étendue sous lesquels les individus viennent à être rangés
comme sous autant d'étendards selon qu'ils sont conformes à telle ou
telle idée abstraite 468… »
Les affirmations des philosophes mettent en lumière la difficulté
pour l'histoire naturelle d'échapper à des querelles philosophiques aus-
si anciennes que la querelle des universaux. Le domaine épistémolo-
gique d'une discipline présuppose un champ métaphysique préétabli,
qui lui fournit les premiers éléments de son intelligibilité ; la science
nouvelle doit refouler la métaphysique pour faire valoir ses propres
certitudes. L'histoire naturelle doit être empirique, à la manière de
Locke, parce qu'elle est une science d'observation ; mais elle implique
une rationalisation, dans la mesure où elle prétend dévoiler les structu-
res de l'ordre naturel.
Il ne peut y avoir de science que du général, avait dit Aristote. Si la
nature se dispersait en une poussière d'individus irréductibles les uns
aux autres, la science naturelle serait impossible. Linné reconnaît
l'existence de l'échelle des êtres : « J'observe les animaux portés sur
les végétaux, les végétaux sur le règne minéral, celui-ci sur le globe
qui roule en sa [288] marche invariable autour du soleil dont il reçoit
la vie 469. » Mais l'entreprise scientifique du savant suédois consiste à
mettre à jour une identité commune à tous les individus rassemblés en
une même espèce. Espèces et genres constituent des points de regrou-

468 LOCKE, Essai philosophique concernant l'entendement humain, 1690, 1. III,


ch. IV, art. 36, trad. Coste, éd. d'Amsterdam, 1723, p. 578.
469 LINNÉ, Système de la Nature, 13e éd., trad. V. de PUTTE, Bruxelles, 1793,
Discours préliminaire, t. I, p. I.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 377

pement, c'est-à-dire des discontinuités dans l'ordre naturel. La chaîne


des êtres, au lieu d'être un fil continu, devient une échelle, dont le na-
turaliste doit déterminer les différents barreaux. La classification ainsi
réalisée permet de mettre en place n'importe quel être de la nature grâ-
ce aux repères que constituent les caractères dont il est porteur. Le
problème majeur sera alors celui de la distance épistémologique sépa-
rant les espèces dans l'échelle des êtres ; cette distance ne doit pas être
trop courte, si l'on veut éviter la confusion entre deux espèces voisi-
nes ; mais elle ne doit pas être trop grande, car un intervalle trop im-
portant susciterait un vacuum formarum, un vide de formes, dans le
développement harmonieux de la nature.
Le Système de la Nature, tout au moins à l'origine, correspond à un
réalisme des essences, qui s'affirme dans le grand dessein de Dieu à la
Création. « Rien de ce que Dieu a créé ne se détruit, il ne se crée plus
d'espèces, il ne s'en est jamais éteint. Tout se tient ; les plantes ont été
créées pour les animaux et ne peuvent à leur tout vivre sans eux. Le
monde périrait s'il venait à manquer une espèce à l'harmonie univer-
selle 470. » Le fixisme de Linné correspond à l'idée d'un schéma stati-
que de l'ordre naturel, constitué par les espèces, et non par les indivi-
dus.
L'œuvre de Linné repose sur le présupposé d'une harmonie prééta-
blie entre le langage et la réalité : un Locke, un Buffon, aux yeux des-
quels le langage est le résultat provisoire de nos habitudes mentales,
ne seraient pas parvenus à déterminer avec une telle rigueur un code
linguistique, doué aux yeux de son inventeur d'une validité quasi-
absolue, puisqu'il transcrit l'inventaire de la Création : « La méthode,
l'âme de la science, met à sa place, au premier aspect chaque corps
naturel, de façon que ce corps indique de suite son nom propre, et ce
nom tout ce qui en est connu par le progrès des lumières. C'est ainsi
qu'au milieu de la grande confusion apparente des choses le grand or-
dre de la nature se montrera à découvert 471. » L'ordre des noms est
l'ordre des choses ; « la science de la nature a pour guide la connais-
sance de la nomenclature méthodique et systématique des corps natu-

470 Systema Naturae, cité dans Paul TOPINARD, Éléments d'Anthropologie


générale, Delahaye, 1885, p. 29.
471 Système de la Nature, 13e éd., Discours préliminaire, trad. citée, p. 7.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 378

rels : c'est le fil d'Ariane sans lequel il n'est pas donné de se tirer seul
et avec sûreté du dédale de la Nature 472 ».
L'histoire naturelle avant Linné est un domaine confus, où s'accu-
mulent dans un ordre approximatif des éléments qui associent à l'ob-
servation la tradition et la légende. Linné est le fondateur de l'histoire
naturelle moderne, pour autant du moins, que la science, comme le dit
Condillac, est une langue bien faite. L'histoire naturelle commence à
exister comme science à partir du moment où Linné la dote d'une lan-
gue [289] rigoureuse et universelle, de même que Lavoisier, inspiré
par Condillac, donnera un nouveau départ à la chimie en lui consti-
tuant une langue et une écriture. Pour sortir la zoologie et la botanique
de leur sous-équipement intellectuel, des efforts avaient été faits, en
particulier par John Ray (1627-1705) et par Tournefort (1656-1708).
Le problème de la méthode avait été posé ; l'œuvre de Linné est la ré-
ussite qui vient couronner une série d'essais antérieurs : le seuil épis-
témologique de la science positive est franchi une fois pour toutes. La
science de Linné n'est pas parfaite, mais elle est perfectible. Désor-
mais les naturalistes sauront ce que parler veut dire. Leur activité se
déploie dans un univers du discours cohérent ; une place pour chaque
chose et chaque chose à sa place, telle est la norme du nouvel espace
épistémologique, où se regroupent les éléments d'un savoir constitué
en raison. La méthode opère la conversion de la réalité observable en
un monde intelligible, schématisé selon les exigences de l'esprit scien-
tifique. Le regard du savant réalise une mutation du concret à l'abs-
trait.
Savoir, c'est voir, puis décrire afin de pouvoir classer. « La des-
cription, écrit Linné, est l'ensemble des caractères naturels de la plan-
te ; elle en fait connaître toutes les parties extérieures, elle doit com-
prendre, pour chaque organe, le nombre, la forme, la proportion et la
position ; être faite dans l'ordre de succession des organes ; être divi-
sée en autant de paragraphes séparés qu'il y a de parties distinctes, et
n'être ni trop longue ni trop succincte, ce qui dans les deux cas est
également un défaut 473... » Pour passer de la description à la nomen-

472 Ibid., p. 8.
473 LINNÉ, Philosophie botanique, art. 326 ; sur les problèmes de la taxinomie
au XVIIIe siècle, cf. le livre suggestif de François DAGOGNET, Le catalogue
de la vie, étude méthodologique sur la taxinomie, P.U.F., 1970.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 379

clature et à la classification, il faut réduire cette description complète à


un signalement qui retienne le caractère essentiel, lequel désigne et
met en place une espèce parmi toutes. Un choix s'impose, qui corres-
pond à l'intervention d'un jugement de valeur pour définir les caractè-
res distinctifs.
Linné fonde la classification botanique sur la forme des organes
sexuels, étamines et pistil. La sexualité des plantes avait été reconnue
par certains naturalistes avant lui, mais nul n'avait songé à en faire le
principe directeur de la classification. Ce fil conducteur permet de dé-
finir les individus et les espèces selon les exigences d'une nomenclatu-
re rigoureuse. A l'intérieur de l'ensemble préalablement défini des
classes et des ordres, un système binaire situe chaque espèce au sein
du genre dont elle dépend.
La première édition du Systema Naturae paraît en Hollande en
1735. Œuvre d'un homme de vingt-huit ans, elle se présente comme
une brochure d'une dizaine de pages in-folio : deux pages pour les mi-
néraux, trois pour les plantes, deux pour les animaux. Ce document ne
cessera de s'enrichir, de réédition en réédition, jusqu'à devenir un ou-
vrage considérable, la Bible des naturalistes. Le système linnéen des
déterminations (classes, ordres, genres, espèces, variétés) s'est imposé
en dépit des résistances ; l'histoire naturelle avait désormais son code ;
elle doit aussi à Linné des termes nouveaux, si bien entrés dans les
mœurs que [290] nous n'imaginons pas qu'ils ont seulement deux siè-
cles d'existence : flore, faune, mammifère, primate...
L'auteur du Système de la Nature n'est pas un biologiste ; il n'ex-
plique pas, ou, quand il se mêle d'expliquer, il explique mal. Son génie
propre s'accomplit dans la positivité du regard. Visionnaire du réel,
Linné a le don de percevoir les êtres dans leur spécificité et dans leurs
rapports réciproques. La classification, fondée sur des repères arbitrai-
rement choisis, semble rejoindre un ordre naturel dans la prodigieuse
diversité et la prodigieuse unité de ses formes. La systématique appa-
raît comme une phénoménologie et ensemble une morphologie.
Nommer un être, c'est le situer dans l'ensemble des êtres. La taxinomie
n'est pas une simple mnémotechnique, mais une science intuitive.
Mieux qu'un penseur, Linné, comme Goethe, est un Augenmensch, un
génie du regard.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 380

L'opposition de Buffon à Linné est celle d'un nominaliste à un ré-


aliste ; le système des espèces, tel que Linné l'a construit, apparaît à
Buffon comme un édifice artificiel, qui dissimule la densité concrète
des êtres naturels. Dès 1745, alors que son Histoire naturelle n'est en-
core qu'à l'état de projet, Buffon écrit à un savant de Genève : « On
pèche en physique en attribuant à la nature trop d'uniformité ; c'est
aussi par là que pèchent toutes les méthodes de botanique ; et celle de
Linnaeus me satisfait moins encore que toutes les autres (...) La mé-
thode de Linnaeus est de toutes la moins sensée et la plus monstrueu-
se, puisqu'il met sous la même classe, et souvent sous le même genre,
des plantes absolument différentes : comme le chêne avec la pimpre-
nelle, l'orme avec la carotte, le mûrier avec l'ortie, etc. 474. » Buffon se
flatte d'avoir démontré devant l'Académie des Sciences, dès 1744, « le
défaut et l'insuffisance des méthodes, et l'impossibilité de les rendre
bonnes et générales en ne se servant que de quelques parties pour ca-
ractères 475 ».
Buffon reprend le procès de Linné dans le discours De la manière
d'étudier et de traiter l'histoire naturelle, en tête de sa monumentale
publication, en 1749, comme un exposé des motifs et un discours de la
méthode : « Cette prétention qu'ont les botanistes d'établir des systè-
mes généraux parfaits et méthodiques est donc peu fondée ; aussi
leurs travaux n'ont pu aboutir qu'à nous donner des méthodes défec-
tueuses, lesquelles ont été successivement détruites les unes par les
autres », l'erreur fondamentale étant « la liberté que les botanistes se
sont donné de choisir arbitrairement une seule partie dans les plantes,
pour en faire le caractère spécifique 476 ». Classer les plantes en fonc-
tion des caractères de la feuille, de la fleur ou du fruit, c'est commettre
le péché d'abstraction correspondant à une « erreur de métaphysique
dans le principe même de ces méthodes. Cette erreur consiste à mé-
connaître la marche de la nature, qui se fait toujours par nuances, et à
vouloir juger d'un tout par une seule de ses parties, (...) car presque
tous les nomenclateurs n'ont [291] employé qu'une partie, comme les
dents, les ongles ou ergots, pour ranger les animaux, les feuilles ou les

474 BUFFON, Lettre à Jalabert, 2 août 1745, citée par Jean PIVETEAU, dans son
Introduction aux Œuvres philosophiques de Buffon, éd. citée, p. VIII.
475 Ibid.
476 Discours de la manière d'étudier et de traiter l'Histoire naturelle, 1749 ;
Œuvres philosophiques de BUFFON, éd. citée, p. II.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 381

fleurs pour distribuer les plantes, au lieu de se servir de toutes les par-
ties et de chercher les différences ou les ressemblances dans l'individu
tout entier... » 477. L'appareillage de la classification demeure illusoi-
re ; elle développe une simple vue de l'esprit, une grille de lecture su-
rimposée à l'infinie multiplicité des phénomènes. Le Système de la
Nature n'est que le système de Linné, un code arbitraire qui ne saurait
faire autorité, « car en général plus on augmentera le nombre des divi-
sions des productions naturelles, plus on approchera du vrai, puisqu'il
n'existe réellement dans la Nature que des individus, et que les genres,
les ordres et les classes n'existent que dans notre imagination 478 ».
Le conflit ne se réduit pas à une jalousie confraternelle entre deux
grands patrons, dont chacun ferait ombrage à la gloire de l'autre. Au
Jardin du Roi, Buffon faisait porter les dénominations de la classifica-
tion linnéenne à l'envers de la planchette étiquette. Buffon accusait
Linné de ne décrire que des espèces, arbitrairement schématisées ; lui-
même, dans son Histoire naturelle, passe en revue des individus, dé-
crits avec art, dans leur présence concrète ; Buffon expose des ta-
bleaux vivants, Linné tente de présenter un organigramme de la Natu-
re. Mais Linné aurait pu répondre à Buffon que celui-ci, en décrivant
l'Ane, le Lion, le Pécari ou le Tamanoir, matérialise, lui aussi, des abs-
tractions, car la nature ne connaît pas 1' « Ane » en soi, mais des ânes
dont aucun n'est semblable à l'autre. Buffon essaie de s'en tenir à un
degré inférieur d'abstraction, mais son nominalisme demeure superfi-
ciel ; le recours au langage scientifique implique abstraction et généra-
lisation ; les animaux décrits par l'Histoire naturelle sont des types
idéaux, des essences qui permettent de reconnaître comme âne ou
comme lion des individus de ces espèces que Buffon n'avait pas ob-
servés.
L'opposition entre les deux maîtres naturalistes n'est pas du tout au
tout, mais du plus au moins. Linné, pour identifier ses espèces, s'ap-
puie sur l'observation des individus. Et Buffon a beau prétendre que
« la nature n'a ni classes ni genres ; elle ne comprend que des indivi-
dus. Ces genres et ces classes sont l'ouvrage de notre esprit 479 » ; il

477 Ibid., p. 13.


478 Ibid., p. 19.
479 De l'Homme ; De la nature de l'Homme, Œuvres de BUFFON, éd. Richard,
1833, t. VIII, p. 355.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 382

n'en est pas moins obligé de reconnaître une réalité au concept d'espè-
ce, quitte à relativiser le concept en question. « Il me paraît que le seul
moyen de faire une méthode instructive et naturelle, c'est de mettre
ensemble les choses qui se ressemblent, et de séparer celles qui diffè-
rent les unes des autres. Si les individus ont une ressemblance parfai-
te, ou des différences si petites qu'on ne puisse les apercevoir qu'avec
peine, ces individus seront de la même espèce ; si les différences
commencent à être sensibles et qu'en même temps il y ait toujours
beaucoup plus de ressemblance que de différence, les individus seront
d'une autre espèce, mais du même genre que les premiers ; et si ces
différences sont [292] encore plus marquées, sans cependant excéder
les ressemblances, alors les individus seront non seulement d'une autre
espèce, mais même d'un autre genre que les premiers et les seconds, et
cependant ils seront encore de la même classe, parce qu'ils se ressem-
blent plus qu'ils ne diffèrent ; mais si au contraire le nombre des diffé-
rences excède celui des ressemblances, alors les individus ne sont pas
même de la même classe. Voilà l'ordre méthodique que l'on doit sui-
vre dans l'arrangement des productions naturelles ; bien entendu que
les ressemblances et les différences seront prises non seulement d'une
partie, mais du tout ensemble 480... »
Dans ce texte, destiné à opposer sa méthode à celle de Linné, Buf-
fon reconnaît la nécessité de formuler des concepts d'espèce, et de leur
superposer des genres et des classes. La classification de Buffon af-
firme son caractère conventionnel, là où celle de Linné prétend mettre
en lumière l'ordre de la nature ; mais Buffon lui-même doit tendre à
exprimer l'ordre réel des êtres, et Linné doit reconnaître certaines ini-
tiatives plus ou moins artificielles dans l'établissement de sa classifi-
cation 481. Ceci dit, le discours de Linné ne diffère pas tellement de
celui de son rival français : « Le premier degré de la sagesse est de
connaître les choses mêmes. Cette connaissance consiste dans la va-
riété des objets, par laquelle on distingue les corps semblables d'avec
les dissemblables au moyen des caractères propres qui leur sont em-
preints par le Créateur. Et afin de pouvoir communiquer aux autres
cette connaissance, il est nécessaire que l'homme donne à chaque ob-

480 Discours de la manière d'étudier..., éd. citée, p. 13.


481 Dans sa Philosophia botanica, 1751, Linné estime que « l'espèce et le genre
sont toujours l'ouvrage de la nature ; la variété le plus souvent est l'ouvrage
de l'art ; la classe et l'ordre sont l'ouvrage de la nature et de l'art ».
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 383

jet différent des noms particuliers ; car si les noms périssent, la


connaissance des choses périra de même. Ils sont comme des lettres et
des syllabes sans lesquelles personne ne saurait lire dans le livre de la
Nature ; et toute description est vaine si l'on ignore le genre
pre 482... »
L'ordre de la nature selon Linné se présente comme une disconti-
nuité sur fond de continuité ; selon Buffon, il serait une continuité sur
fond de discontinuité ; continu et discontinu sont des pôles d'une pen-
sée qui ne peut se contenter de retenir exclusivement l'un des aspects
au détriment de l'autre. Tout se passe comme si l'une des fonctions
épistémologiques du thème de la chaîne des êtres était de combiner les
deux vecteurs du déchiffrement de la nature. Buffon évoque la décou-
verte de l'ordre hiérarchique des êtres par celui qui aborde l'histoire
naturelle : « Parcourant successivement et par ordre les différents ob-
jets qui composent l'univers, et se mettant à la tête de tous les êtres
créés, il verra avec étonnement qu'on peut descendre par des degrés
presqu'insensibles de la créature la plus parfaite jusqu'à la matière la
plus informe, de l'animal le mieux organisé jusqu'au minéral le plus
brut ; il reconnaîtra que ces nuances imperceptibles sont le grand œu-
vre de la nature ; il les trouvera, ces nuances, non seulement dans les
grandeurs et dans les [293] formes, mais dans les mouvements, dans
les générations, dans les successions de toute espèce 483. »
La continuité de l'échelle des êtres forme à tel point un présupposé
de la connaissance de la nature qu'elle peut fournir un principe heuris-
tique ; la série doit être complète, aucune place ne peut demeurer vide.
« Comme la nature ne connaît pas nos définitions ; qu'elle n'a jamais
rangé ses ouvrages par tas, ni les êtres par genres ; que sa marche au
contraire va toujours par degrés et que son plan est nuancé partout et
s'étend en tout sens, il doit se trouver entre le genre du singe et celui
du babouin quelque espèce intermédiaire qui ne soit précisément ni
l'une ni l'autre, et qui cependant participe des deux. Cette espèce in-
termédiaire existe en effet, et c'est l'animal que nous appelons ma-

482 LINNÉ, Système de la Nature, Discours préliminaire, trad. V. de PUTTE, t. I,


Bruxelles, 1793, p. 7.
483 BUFFON, Discours de la manière d'étudier..., éd. citée, p. 10.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 384

got 484... » L'ordre naturel permet ainsi d'anticiper sur la recherche en


vertu d'une nécessité transempirique.
La Nature, en elle-même, est une continuité ; elle ne peut être ex-
primée par une division méthodique, dont les classes, genres et espè-
ces seraient nettement distincts les uns des autres. Car « la Nature
marche par des gradations inconnues, et par conséquent elle ne peut
pas se prêter totalement à ces divisions, puisqu'elle passe d'une espèce
à une autre espèce, et souvent d'un genre à un autre genre, par des
nuances imperceptibles ; de sorte qu'il se trouve un grand nombre
d'espèces moyennes et d'objets mi-partis qu'on ne sait où placer 485 ».
Selon Buffon, le cas est fréquent dans le domaine de la botanique, où
d'ailleurs les espèces non classables peuvent être considérées comme
autant d'arguments favorables par les tenants de la continuité, qui s'in-
téressaient au Polype de Trembley, espèce frontière entre l'animal et le
végétal.
Buffon, champion de la continuité contre Linné, se montre plus
discontinuiste que lui dans le cas de l'homme, qui introduit une ruptu-
re dans la chaîne des êtres : « Nous avons dit que la Nature marche
toujours et agit en tout par degrés imperceptibles et par nuances ; cette
vérité, qui d'ailleurs ne souffre aucune exception, se dément ici tout à
fait ; il y a une distance infinie entre les facultés de l'homme et celles
du plus petit animal, preuve évidente que l'homme est d'une différente
nature, que seul il fait une classe à part, de laquelle il faut descendre
en parcourant un espace infini avant que d'arriver à celle des ani-
maux ; car si l'homme était de l'ordre des animaux, il y aurait dans la
Nature un certain nombre d'êtres moins parfaits que l'homme et plus
parfaits que l'animal, par lesquels on descendrait insensiblement et par
nuances de l'homme au singe ; mais cela n'est pas 486... » Il n'y a plus
de chaîne des êtres à partir du moment où l'on y introduit une solution

484 Histoire naturelle, Animaux sauvages, Nomenclature des Singes ; Œuvres,


éd. Pourrat, 1833, t. XIV, p. 6 ; cf. p. 8 : « Et comme la nature est constante
dans sa marche, qu'elle ne va jamais par sauts, et que toujours tout est
gradué, nuancé, on trouve entre les babouins et les guenons une espèce
intermédiaire, comme celle du magot l'est entre les singes et les
babouins... »
485 Ibid.
486 BUFFON, De l'Homme ; De la nature de l'Homme ; Histoire naturelle, t. II,
1749 ; Œuvres philosophiques, éd. citée, p. 297.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 385

de continuité dont [294] on reconnaît qu'elle constitue un écart infran-


chissable, qui exclut tout missing link. La continuité s'arrête au singe,
en vertu d'un spiritualisme rémanent, fort de « la distance immense
que la bonté du Créateur a mise entre l'homme et la bête 487 ». Au
contraire, Linné, à qui Buffon reproche d'avoir méconnu la continuité
des êtres naturels, groupera, dans la dixième édition du Systema Natu-
rae, l'homme et les singes supérieurs dans l'ordre nouveau des Prima-
tes : « Je ne puis découvrir de différence entre l'homme et le troglody-
te (orang-outang), quoique toute mon attention ait porté sur ce point, à
moins de prendre des caractères incertains 488... »
Ces hésitations et contradictions mettent en lumière le caractère
ambigu de la chaîne des êtres, principe heuristique pour la mise en
place des espèces vivantes, mais aussi dogme métaphysique dont les
répercussions et prolongements ne sont guère compatibles avec les
enseignements du travail scientifique. La difficulté se situe particuliè-
rement aux deux bouts de la chaîne, relève l'article Animal de l'Ency-
clopédie : « S'il est vrai, comme on n'en peut guère douter, que l'uni-
vers est une seule et unique machine, où tout est lié, et où tous les
êtres s'élèvent au-dessus ou s'abaissent au-dessous les uns des autres,
par des degrés imperceptibles, en sorte qu'il n'y ait aucun vide dans la
chaîne et que le ruban coloré du célèbre P. Castel, jésuite, où l'on pas-
se du blanc au noir sans s'en apercevoir, soit une image véritable des
progrès de la nature, il nous sera bien difficile de fixer les limites entre
lesquelles l'animalité, s'il est permis de s'exprimer ainsi, commence et
finit. »
Si l'on admet, avec Buffon, que l'homme ne fait pas partie de la
chaîne, la chaîne est tronquée ; s'arrêtant aux animaux, elle perd le
meilleur de sa force convaincante ; elle est infidèle au schéma aristo-
télicien dont elle s'inspirait. Mais si l'on inscrit l'homme dans la chaî-
ne, la difficulté sera de réaliser le raccordement entre les animaux su-
périeurs et l'être humain. Comme le relève Voltaire : « N'y a-t-il pas
visiblement un vide entre le singe et l'homme ? n'est-il pas aisé d'ima-
giner un animal à deux pieds sans plumes, qui serait intelligent sans
avoir ni l'usage de la parole, ni notre figure, qui répondrait à nos si-

487 Ibid.
488 Dans P. TOPINARD, Éléments d'anthropologie générale, Delahaye, 1885, p.
27.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 386

gnes et qui nous servirait ? et entre cette nouvelle espèce et celle de


l'homme, n'en pourrait-on pas imaginer d'autres 489 ? » Le vide signalé
par Voltaire est celui que s'efforceront de combler les partisans de la
doctrine moderne de l'évolution darwinienne, lorsqu'ils essaieront de
découvrir des formes intermédiaires entre le singe et l'homme.
Mais la chaîne traditionnelle des êtres ne s'arrêtait pas à l'homme ;
elle dressait, à la manière de l'échelle de Jacob, entre la terre et le ciel,
une hiérarchie d'êtres dégagés de l'existence charnelle. L'imagerie ju-
déo-chrétienne, renforcée par le néo-platonisme, situait au-dessus de
l'homme un règne des purs esprits, s'élevant progressivement jusqu'à
Dieu lui-même, l'homme assurant l'articulation entre le domaine orga-
nique et l'ordre spirituel. Voltaire ne manque pas de souligner la diffi-
culté de [295] superposer ainsi à la classification de l'histoire naturel-
le celle de l'imagerie théologique : « Par-delà l'homme, vous logez
dans le ciel, divin Platon, une file de substances célestes ; nous
croyons, nous autres, à quelques-unes de ces substances, parce que la
foi nous l'enseigne. Mais vous, quelle raison avez-vous d'y
re 490 ? » Voltaire ne se soucie pas de prolonger l'histoire naturelle par
une histoire surnaturelle, décrivant le monde des anges, des archanges,
trônes, dominations et autres puissances dont les cohortes assurent la
liaison avec Dieu le Père. Mais le naturaliste et philosophe Charles
Bonnet, de Genève (1720-1793), dont la pensée s'organise autour de la
chaîne des êtres, n'hésite pas à placer au-dessus de l'ordre humain le
domaine des anges, qui propose aux hommes, victimes de la chute, la
possibilité d'une existence supérieure, une fois accomplie la rédemp-
tion. Seulement, si la chaîne des êtres créés s'arrête aux anges, un hia-
tus existera tout de même entre les créatures et le Créateur ; et cette
solution de continuité sera d'une amplitude infinie, plus large encore
que la coupure supposée par Buffon entre l'homme et l'orang-outang.
Si la chaîne des êtres est menacée par le haut, elle rencontre éga-
lement des difficultés vers le bas. Le schéma proposé par Charles
Bonnet, dans son Traité d'Insectologie (1745), descend par des grada-
tions insensibles de l'ange, de l'homme et de l'orang-outang, en tête de
liste, jusqu'à une série inférieure qui, au-dessous des plantes, énumère
les champignons, les coraux, les pierres, les pierres figurées, les cris-

489 VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, article Chaîne des êtres créés.


490 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 387

taux, les sels, le vitriol, les métaux, la terre, l'eau, l'air et la matière
subtile. Cette récapitulation de l'histoire naturelle se subdivise en qua-
tre groupes : les êtres organisés animés et raisonnables, les êtres orga-
nisés et animés, les êtres organisés et inanimés et enfin les êtres bruts.
Bonnet raconte que la découverte du polype par son compatriote et
ami Abraham Trembley avait été pour lui un trait de lumière. Néan-
moins, il ne considère pas comme entièrement démontrée la série dé-
taillée qu'il a dressée : « Je ne la donnai que pour ce qu'elle était en
effet, je veux dire pour une faible ébauche, et je n'en pense pas plus
favorablement aujourd'hui. Il y a certainement une gradation dans la
Nature ; bien des faits concourent à l'établir. Mais nous ne faisons
qu'entrevoir cette gradation ; nous n'en connaissons qu'un petit nom-
bre de termes. Pour la saisir dans toute son étendue, il faudrait avoir
épuisé la nature, et nous n'avons fait encore que l'effleurer, ou, comme
le dit Leibniz, nous n'observons que depuis hier. Si le polype nous
montre le passage du végétal à l'animal, d'un autre côté nous ne dé-
couvrons pas celui du minéral au végétal. Ici la nature nous semble
faire un saut ; la gradation est pour nous interrompue, car l'organisa-
tion apparente de quelques pierres et des cristallisations ne répond que
très imparfaitement à celle des plantes (...) Nous ignorons le passage
du fossile au végétal 491. »
La chaîne des êtres s'appuyait sur la représentation traditionnelle
qui admettait une vie immanente à la nature dans son ensemble. Le
naturaliste [296] anglais George Edwards, insistant sur la difficulté de
définir rigoureusement les maillons de la chaîne, souligne que « nous
ne savons presque rien de la génération des minéraux parce qu'ils sont
cachés à nos yeux 492 ». Néanmoins les minéraux, les cristaux, dont le
développement évoque un bourgeonnement, ou la formation de grap-
pes, fournissent d'utiles points de repère, ainsi d'ailleurs que les co-
raux, qui présentent à nos yeux des fleurs de pierre, et les fossiles, qui
prouvent clairement que le monde minéral peut végéter et s'organiser
en forme de plantes. Les veines métalliques attestent dans le sein de la
terre une prolifération vivante. Jean-Baptiste Robinet, qui a longue-
ment exposé une philosophie de la nature fondée sur la continuité uni-

491 Charles BONNET, Considérations sur les corps organisés, Amsterdam, 1762,
t. I, p. 220.
492 George EDWARDS, Gleanings of natural History ; éd. bilingue anglo-
française, Londres, t. II, 1760, p. XV.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 388

verselle, évoque la génération des montagnes : « une chaîne de mon-


tagnes se forme de plusieurs roches qui étaient d'abord à des distances
considérables les unes des autres ; à force de pulluler, un très grand
nombre de générations les a accrues au point de se joindre et de s'ac-
coler 493 » ; il ne recule pas devant l'évocation d'une véritable obsté-
trique géo-morphologique, avec accompagnement de matrices, cor-
dons et placentas minéraux. Certaines descriptions de paysages mon-
tagneux prennent ainsi chez les auteurs du temps une allure de cau-
chemar psychanalytique.
Jean-Baptiste Robinet est l'auteur de Considérations philosophi-
ques de la gradation naturelle des formes de l'être, ou les essais de la
nature qui apprend à faire l'homme (1768), cas limite de cette imagi-
nation cosmologique, évocation d'une création évolutive tendue vers
l'avènement de la forme humaine. Un chapitre traite « de la première
ébauche de la forme humaine dans les fossiles », ces derniers consti-
tuant les « premières réalisations du prototype par lesquelles la nature
préparait de loin son chef-d'œuvre 494 ». Les fossiles sont des orga-
nismes vivants ; il faut l'admettre, même si cette vie se dérobe à nos
observations.
Le principe dogmatique de la chaîne des êtres s'impose même à
l'expérience proprement scientifique. La conscience divinatrice de
Robinet pressent que les fossiles vivent « au moins d'une vie interne,
enveloppée, mais très réelle en son espèce, quoique de beaucoup au-
dessous de celle de l'animal endormi et de la plante ; je n'ai garde de
leur refuser les organes nécessaires aux fonctions de leur économie
vitale ; et quelque forme qu'ils aient, je la conçois comme un progrès
vers la forme de leurs analogues dans les végétaux, dans les insectes,
dans les grands animaux, et finalement dans l'homme (...) Il y a des
pierres qui représentent le cœur de l'homme, d'autres imitent le cer-
veau, le crâne, la mâchoire, des os, un pied, une main, un rein, une
oreille, un œil, d'autres encore représentent les parties sexuelles de
l'homme et de la femme. La nature pouvait-elle nous annoncer d'une
manière plus intelligible où tendaient les premières métamorphoses de

493 J.-B. ROBINET, De la Nature, Amsterdam, 1761-1766, 1. II, ch. xv.


494 Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l'être
ou les essais de la nature qui apprend à faire l'homme, 1768, ch. III, p. 16.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 389

l'Être 495 » ? Robinet découvre « des [297] figures humaines emprein-


tes sur des agathes et autres pierres » 496, ce qui prouve que « la natu-
re, en travaillant les pierres, modelait véritablement les différentes
formes du corps humain 497 ». D'ailleurs, les fossiles et les minéraux
ne sont pas les êtres les plus inférieurs : « Ces êtres nous paraissent
placés bien bas dans l'échelle. Ils en ont cependant beaucoup d'autres
au-dessous d'eux. Les sels, les soufres, les bitumes, les huiles sont du
degré inférieur aux métaux et aux pierres. Au-dessous des huiles, il y
a les animalcules aériens, ignés, aqueux, terreux, systèmes organiques
les moins composés que l'on connaisse, et réputés pour cela les pre-
mières préparations de l'esprit animal. En contemplant l'Être dans les
pierres, nous devons donc nous souvenir que pour atteindre ce degré,
il a passé par un nombre et une variété de transformations qui excè-
dent la force de l'imagination la plus vaste et que toutes préparaient de
loin la forme humaine 498. »
Charles Bonnet présentait son échelle des êtres avec quelques réti-
cences, liées au retard de la science sur l'hypothèse. Robinet se lance
avec assurance dans des interprétations fantaisistes : « les pierres fi-
breuses, c'est-à-dire celles dont les fibres sont sensibles, forment le
passage des minéraux aux végétaux 499 ». La continuité est assurée
d'un bout à l'autre de la chaîne : « Les zoophytes, qui sont des insectes
aquatiques, nous conduisent aux insectes terrestres. Le passage des
uns aux autres est marqué par le rapport des vers d'eau douce aux vers
de terre. Quand on entre dans ce qu'on appelle l'empire des animaux,
on se croit transplanté dans un nouveau monde. On se trompe ; c'est le
même règne qui prend d'autres formes ; c'est le même plan d'être avec
des variations différentes. Ces différences, qui paraissent si grandes
dans des degrés éloignés, sont à peine sensibles dans les points de
contact 500. » Le cas type d'un « navet singulier représentant une
femme nue, assise sur ses pieds et ayant les bras croisés au-dessous de

495 Op. cit., pp. 17-18.


496 P. 35.
497 P. 36.
498 P. 37.
499 P. 42.
500 P. 67.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 390

la poitrine 501 » prouve cette présence prophétique de la forme humai-


ne dans les productions inférieures de la nature.
La pensée de Robinet représente un cas limite d'application du pa-
radigme de la chaîne, promu à une omniprésence hallucinatoire, ou
transformé en schéma onirique en même temps que surréaliste.
L' « échelle des êtres » est un de ces « systèmes » que la critique du
XVIIIe siècle dénonçait, non sans de bonnes raisons, car ils prétendent
s'imposer à l'expérience scientifique, alors qu'ils ne résultent pas de
l'expérience, mais prolongent des dogmes platoniciens et aristotéli-
ciens dont nul n'oserait soutenir au grand jour la validité.
L'ordre naturel correspond à une organisation hiérarchique et pro-
videntielle, où l'homme occupe une place d'honneur. Le thème chré-
tien de la Création a surchargé la biologie païenne, si bien que la chaî-
ne [298] des créatures présente à la fois un caractère théocentrique et
un caractère anthropomorphique, mis en évidence par les spéculations
de Robinet. Ce schéma offre une possibilité de classement, en même
temps qu'il propose une signification de cette classification, qui pro-
cède du simple au complexe, de l'inférieur au supérieur. Mais il ne
permet pas de résoudre l'antinomie entre la continuité et la disconti-
nuité, entre l'espèce et l'individu ; et surtout la prétendue chaîne parait
suspendue dans le vide, car on ne voit pas où elle commence ni où elle
finit. Faut-il la faire commencer aux minéraux, et, si oui, quelle conti-
nuité peut-on établir entre le non-vivant et le vivant ? Faut-il la faire
monter jusqu'à l'homme, ou, au-delà, jusqu'aux êtres supra-humains,
qui comblent la distance entre l'homme et Dieu ? Faut-il l'arrêter avant
l'être humain, puisque l'existence humaine paraît irréductible à l'exis-
tence animale ? Difficultés insolubles, à moins de recourir à des ima-
ginations théologiques ou à des spéculations pré-scientifiques.
Ainsi le déploiement de l'histoire naturelle repose sur un ensemble
de présupposés mal élucidés, et non élucidables. La classification, en
sa positivité, est solidaire de représentations qui ne correspondent nul-
lement aux critères scientifiques. Pour que l'histoire naturelle devien-
ne science naturelle, il fallait substituer au décor mythico-religieux,
dont se contentent bon gré mal gré un Linné et un Buffon, un schéma
moins suspect de concessions à l'imagination fabulatrice.

501 P. 58.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 391

[299]

Deuxième partie.
Les sciences de la vie

Chapitre III
NATURE

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L'ambiguïté épistémologico-ontologique de la chaîne des êtres em-


pêche de la prendre comme fil conducteur d'une histoire naturelle di-
gne de ce nom. La philosophie expérimentale, la méthode des sciences
exactes, l'hostilité pour les systèmes, et même le retrait de Dieu, toutes
ces influences contribuent à un rejet du schéma traditionnel, ou à une
limitation de son emploi dans les bornes d'une méthodologie digne de
foi. Le polype de Trembley suscite un tel intérêt parce qu'il est un être
réel, observable dans des conditions de précision qui excluent les in-
terférences imaginatives.
Si la pensée moderne commence, selon la formule de Gouhier,
lorsque les anges évacuent le domaine humain, le domaine de l'histoi-
re naturelle n'entre qu'avec retard dans l'ère de la modernité : les anges
trouvent refuge sur les barreaux supérieurs de l'échelle de Bonnet. Les
monstres, les signes abondent chez Robinet, le surnaturel parasite la
nature. Un Buffon, un Linné ne se laissent pas aller à de tels excès ;
mais, en dépit de leur réserve, ils refusent les impératifs de la révolu-
tion galiléenne, qui a imposé, dans la physique mathématique, l'hygiè-
ne stricte d'un mécanisme, délié de toute référence transcendante. Les
phénomènes naturels s'expliquent, dans la pensée moderne, par des
actions et réactions de corpuscules matériels, à l'exclusion de toute
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 392

considération qualitative et de tout recours aux causes finales. Les


maîtres de l'histoire naturelle, au contraire, voient dans la réalité une
création divine, dont l'ordonnancement correspond aux normes d'un
dessein providentiel.
Newton a relativisé la présence de l'homme dans l'univers ; pour
Buffon, comme pour Linné, l'être humain demeure le centre de réfé-
rence de l'histoire naturelle, dont il constitue l'aboutissement. Buffon
distingue entre les « animaux sauvages » et les « animaux domesti-
ques » ; en tête des animaux domestiques défile le cheval, parce qu'il
est « la plus noble conquête que l'homme ait jamais faite... ». Et lors-
que vient le chien, sa présentation est fonction du rapport que cet ani-
mal entretient avec son patron humain : « Le chien, indépendamment
de la beauté de sa forme, de la vivacité, de la force, de la légèreté, a
par excellence toutes les qualités intérieures qui peuvent lui attirer les
regards de l'homme 502. » [300] Anthropocentrisme et anthropomor-
phisme sont à peu près impossibles à éviter dans l'évocation de la na-
ture. Pourtant la botanique scientifique n'a pu apparaître qu'une fois
dégagée des considérations utilitaires de la pharmacopée. De même,
les sciences naturelles ne pourront accéder à leur identité véritable
qu'une fois débarrassées de cette échelle humaine des tailles et gran-
deurs, des qualités esthétiques et des utilités qui faussent le regard.
Les naturalistes du XVIIIe siècle en sont demeurés à un stade préscienti-
fique ; leur coup d'œil sur l'univers a quelque chose de l'inspection du
propriétaire, qui juge de tout par rapport à soi, quitte à se juger soi-
même, et à se mettre en place par rapport à Dieu.
La science de la nature naîtra avec la neutralisation du regard, lors-
que l'observation, la classification et l'explication se refermeront sur
elles-mêmes, lorsque chaque être sera étudié en lui-même et pour lui-
même à son échelle propre, indépendamment de son rapport à l'hom-
me, comme aussi de ce rapport à Dieu qui, sous les espèces de consi-
dérations physico-théologiques, dénature la description des plantes, ou
celle des insectes chez des savants aussi respectables qu'un Réaumur.
Le paradigme de la chaîne des êtres subordonnait la perception du réel
à un ensemble de valeurs théologiques, esthétiques et anthropomor-
phiques ; expulsées du domaine de la physique expérimentale, ces va-

502 BUFFON, Œuvres complètes ; Des animaux domestiques ; le Chien ; éd.


Pourrat, 1834, t. X, p. 363.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 393

leurs avaient trouvé refuge en un domaine où la légalité physico-


mathématique ne pouvait prendre pied.
La révolution galiléenne, dès le XVIIe siècle, avait eu des prolonge-
ments dans le domaine de la vie, en suscitant des études monographi-
ques précises de tel ou tel animal, ou encore sous la forme de schémas
explicatifs de fonctions motrices ou physiologiques. Mais ces résultats
demeuraient limités par rapport à la tâche immense de rendre compte
de la nature dans sa totalité. La synthèse finale ne pouvait attendre
l'achèvement des analyses portant sur la variété des êtres existants. Or
l'observateur, s'il rencontre des êtres naturels, ne rencontre jamais la
nature en personne, pour la raison que cette personne n'existe pas ;
elle est une expression de rhétorique, ou une figure mythologique. La
nature désigne l'ensemble des êtres naturels, non pas seulement leur
somme totale, mais aussi leur origine et leur fin, leur raison d'être, qui
n'est pas seulement un être de raison. La critique nominaliste paraît
inopérante ; le mot désigne une réalité, un champ épistémologique,
justiciable d'un ensemble de procédures ; la nature des naturalistes
s'impose comme le cosmos des astronomes ou la matière des physi-
ciens. « Nature, terme vague », est-il observé dans l'Encyclopédie ; le
problème est de réduire suffisamment cette confusion d'un terme in-
dispensable, pour qu'il s'en dégage un schéma opératoire.
La nature du physicien, celle de Newton interprétée par d'Alem-
bert, délivrée des influences occultes du modèle astrobiologique, est
réduite à un ordonnancement de matière et de mouvement, confor-
mément aux normes d'un statut mathématique. La géométrisation de
l'univers est en bonne voie, conformément aux grandes espérances
énoncées en 1686 par le titre même des Philosophiae naturalis princi-
pia mathematica. L'Encyclopédie, à l'article Nature, développe cette
acception du terme : [301] « Quand on parle de l'action de la nature,
on n'entend point autre chose que l'action des corps les uns sur les au-
tres, conformément aux lois du mouvement établies par le Créateur.
C'est en cela que consiste tout le sens de ce mot, qui n'est qu'une ma-
nière abrégée d'exprimer l'action des corps, et qu'on exprimerait peut-
être mieux par le mot de mécanisme des corps. »
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 394

Ce point de vue résume le sens du concept de nature dans le do-


maine matériel 503. La question est alors de définir le rapport qui peut
exister entre la nature des physiciens et la nature des naturalistes, la
nature de « l'histoire naturelle ». Le naturalisme du XVIIIe siècle, écrit
Lenoble, apparaît comme une protestation de la conscience contre la
nature mécanisée et proprement désanimée des physiciens 504. » La
« philosophie naturelle » de Newton ne recouvre qu'une partie, ou un
ordre, de la réalité. Elle doit être complétée par une « philosophie de
la nature » dans ce domaine de la vie, que Newton avait laissé en de-
hors de sa recherche. L'intelligibilité de la vie demande de nouveaux
investissements épistémologiques ; le paradigme de la chaîne des êtres
appartient au même âge mental que le modèle astrobiologique, articu-
lant l'immanence à la transcendance, et mettant en œuvre tout un arse-
nal de causes occultes. Le nouvel esprit expérimental ne peut à la lon-
gue s'en contenter.
L'histoire naturelle peut se limiter à une attitude de réserve épisté-
mologique : une « histoire » étant une description, on se contentera de
recenser les êtres vivants avec la plus grande exactitude possible, sans
« feindre d'hypothèses », en renonçant à toute explication. Telle est
l'attitude de Linné, dont la science est une phénoménologie analytique
soucieuse de caractériser les espèces dans les individus, et de mettre
en place ces espèces en un vaste tableau d'ensemble. Si le coup d'œil
du naturaliste est suffisamment précis, il en résultera un savoir en
forme d'inventaire, valable indépendamment de toute doctrine explica-
tive de l'économie intime de la vie. La taxinomie de Linné, corrigée,
précisée, augmentée, demeure le modèle de toute morphologie des-
criptive. Ce résultat est obtenu parce que le génie de Linné est un gé-
nie de l'apparence qui renonce à se prononcer sur l'essence, sur les
justifications intrinsèques des réalités observées. Linné énonce ce qu'il
voit, il formalise le champ visuel en un espace mental cohérent ; mais
il s'en tient à ce qu'il voit, et se refuse à prendre parti en ce qui
concerne l'envers, ou le dedans, de ce qu'il voit.

503 Cf. le chapitre sur le concept de Nature dans notre Révolution galiléenne,
Payot, 1969, t. I, pp. 259 sqq.
504 R. LENOBLE, L'évolution de l'idée de Nature du XVIe siècle au XVIIIe siècle,
Revue de Métaphysique et de Morale, 1953, p. 125.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 395

Une telle restriction mentale demeure insatisfaisante pour ceux qui


pensent que la vérité des apparences ne se trouve pas dans les appa-
rences elles-mêmes. Il faut découvrir le principe interne d'unité qui
justifie la diversité du visible. Le mécanisme s'est imposé comme une
hypothèse de structure unitaire, réduisant le déploiement apparent des
phénomènes au jeu de quelques lois économiques qui régissent la mi-
se [302] en œuvre d'éléments simples. La chaîne des êtres fournit une
explication unitaire, en termes de finalité, qui renvoie en fin de comp-
te au projet créateur du Dieu de la Genèse. Mais cette explication est
incompatible avec les exigences de l'intelligence mécaniste. L'idée de
nature, dans le domaine de la connaissance de la vie, intervient com-
me une hypothèse de remplacement, qui doit jouer le même rôle, en
vue du regroupement et de la justification des êtres naturels, que
l'échelle des espèces. La nature, telle que la conçoit la philosophie de
la nature, délie l'immanence de la transcendance et rejette toute réfé-
rence ontologique.
Le XVIIe et le XVIIIe siècle ne reconnaissent pas de ligne de démar-
cation nette entre le domaine du non-vivant et celui du vivant, qui
constituent ensemble le territoire de la « physique ». L'explication
mécaniste a prévalu en ce qui concerne l'étude des solides, des liqui-
des et des gaz ; elle a permis la constitution d'une astronomie positive,
d'une optique géométrique ; elle a produit, entre autres, la loi de
Boyle-Mariotte ; mais elle se heurte à une résistance lorsqu'elle aborde
les phénomènes vitaux. Des succès importants ont été enregistrés ;
d'abord en ce qui concerne la circulation du sang, puis dans la « stati-
que des végétaux », application de la mécanique des fluides à la phy-
siologie végétale, ou encore dans le cas de l'analyse du vol des oi-
seaux, qui lui aussi peut s'analyser comme un problème de mécanique.
Mais ce ne sont là que des réussites de détail, en des domaines où le
fonctionnement organique, sous tel ou tel de ses aspects, s'identifie
passagèrement avec le schéma de l'animal machine, déjà affirmé par
Descartes et ses contemporains.
Pour que l'histoire naturelle devienne science de la nature, il fallait
que l'explication mécaniste, cessant de se limiter à des schémas abs-
traits, aborde le phénomène total de la vie. La doctrine corpusculaire
mettait en œuvre des grains de matière, en repos ou en mouvement,
régis par les lois de la dynamique mathématique. Dès le XVIIe siècle,
on avait tenté de constituer une biologie mécaniste, fondée sur l'activi-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 396

té des esprits animaux et l'intervention de certaines forces spécifiques,


par exemple du « feu » siégeant dans le cœur. Ce matériel explicatif
devait apparaître bientôt insuffisant ; pour rendre compte de phéno-
mènes aussi complexes que ceux dont traite l'histoire naturelle, il était
nécessaire de se donner au départ des éléments susceptibles de rendre
compte du développement des activités vitales. Ce qui caractérise le
nouveau concept de nature, par opposition au schéma de l'échelle des
êtres, c'est la volonté de concevoir la réalité comme un ensemble im-
mense d'éléments et de forces en réciprocité d'action. La nature forme
une totalité qui doit s'expliquer par elle-même, sans référence à un
Créateur et à ses intentions particulières dans le devenir de la Créa-
tion.
L'explication se trouve rabattue dans les limites de l'expérience
possible, qui forme un domaine continu. Selon un théoricien de la
médecine, au milieu du XVIIIe siècle, « quand on parle de nature, on ne
doit pas s'imaginer une substance ou un être spirituel qui agisse en
nous ou avec nous ; on ne doit entendre par elle que le mouvement ou
l'action [303] de nos fibres, de nos organes et de nos humeurs (...) La
Nature, donc, ne consistera que dans le mouvement de nos organes et
de nos humeurs ; c'est à ce mouvement libre, égal et en équilibre entre
les solides et les liquides, qu'on doit rapporter la santé et la vie ; c'est à
la force et à la faiblesse de l'action des uns sur les autres qu'on doit
attribuer la maladie, comme ce n'est qu'à l'entier repos de nos organes
et de nos humeurs, ou à la cessation de tout mouvement qu'on doit
rapporter la mort 505 ».
L'idée de nature évoque une autonomie de fonctionnement, dont on
peut penser qu'elle pourra s'analyser un jour en termes positifs de re-
pos et de mouvement, de force et de faiblesse. Cette attitude épistémo-
logique est celle de Galilée, qui se proposait lui aussi d'éliminer du
champ épistémologique toute influence transcendante afin de réaliser
une axiomatisation géométrique du domaine physique. Ce rejet de la
transcendance et des références à la Bible lui avait valu sa condamna-
tion. La philosophie de la nature se heurte à son tour à des résistances

505 Dominique RAYMOND, Traité des maladies qu'il est dangereux de guérir,
1757 ; Préambule : De la nature selon les Médecins, cité dans Marc KLEIN,
Les mécanismes de défense de l'organisme, Bordeaux chirurgical, fascicule
3, juillet 1959.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 397

violentes. Les trois premiers volumes de l'Histoire naturelle de Buf-


fon sont condamnés le 15 janvier 1751 par la Faculté de Théologie de
Paris comme « renfermant des principes et des maximes qui ne sont
pas conformes à ceux de la religion ». Buffon, qui n'en pense pas
moins, mais ne se sent aucune vocation pour le martyre, s'empresse de
se rétracter. « Je déclare que je n'ai eu aucune intention de contredire
le texte de l'Écriture, que je crois très fermement à tout ce qui est rap-
porté sur la création, soit pour l'ordre des temps, soit pour les circons-
tances des faits ; et que j'abandonne ce qui, dans mon livre, regarde la
formation de la terre, et en général tout ce qui pourrait être contraire à
la narration de Moïse, n'ayant présenté mon hypothèse sur la forma-
tion des planètes que comme une pure supposition philosophique... »
Daté du 12 mars 1751, ce texte figure en tête du tome IV de l'Histoire
naturelle, publié en 1753.
Dans sa feinte humilité, la rétraction de Buffon caractérise le
conflit entre la représentation traditionnelle et les explications de type
mécaniste. Buffon, s'il n'est pas un gnostique à la manière de Newton,
est un déiste ; il rattache la création et l'organisation du monde à l'ini-
tiative d'un Dieu transcendant. Mais, ce monde une fois donné, il s'ef-
force de comprendre son développement sans recourir à des détermi-
nismes extérieurs à la nature elle-même. Le débat est l'une des ques-
tions contestées du XVIIIe siècle ; comme bien des débats essentiels, il
tourne autour d'une question mal posée. Les théologiens soupçonnent
les savants, à la recherche d'une explication scientifique du devenir
naturel, d'être secrètement des athées, ce qui est parfois le cas, mais
pas toujours. La constitution d'une épistémologie scientifique se situe
dans un autre ordre que la position métaphysique de l'athéisme.
Le mécanisme, renaissance de l'antique doctrine corpusculaire, est
[304] un matérialisme pour la physique, d'ordinaire doublé d'une for-
me de dualisme qui répartit l'être humain entre deux réalités, comme
on le voit chez Descartes, d'autant plus matérialiste pour le corps qu'il
est spiritualiste pour l'âme. Grâce à cette comptabilité en partie dou-
ble, un Mersenne, un Descartes, un Gassendi demeurent paisiblement
dans le sein de l'église catholique, dont ils respectent les enseigne-
ments traditionnels et l'eschatologie, tout en sauvegardant les droits de
la recherche en ce qui concerne le monde des corps. Aux yeux de cer-
tains orthodoxes, néanmoins, Gassendi et Descartes font figure de
suspects.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 398

L'équilibre précaire réalisé par le dualisme de l'âme et du corps se


trouvera rompu au XVIIIe siècle, sous la pression conjuguée de l'histoi-
re naturelle et de la médecine. L’Homme, de Descartes, paru après sa
mort, en 1664, est une interprétation radicalement mécaniste de la vie
organique ; le livre ne fait pas scandale ; il transporte même d'enthou-
siasme le très religieux Malebranche ; en Italie, les médecins de l'éco-
le iatro-mécanicienne, disciples de la physique galiléenne, ne parais-
sent pas suspects d'hérésie. Au contraire, L'Homme Machine de La
Mettrie, publié en 1747, et qui, sur le plan théorique, n'ajoute pas
grand-chose au mécanisme cartésien, est un manifeste du radicalisme
athée : La Mettrie, renonçant au dualisme, rabat toute la réalité hu-
maine dans l'ordre organique.
La philosophie de la nature représente une forme nouvelle de mé-
canisme ; le mécanisme physique de naguère ne suffit pas à rendre
compte du dynamisme vital. L'ordre biologique met en œuvre une
spécificité propre ; la vie suppose une orientation immanente, une ré-
gulation surimposée à l'interaction mathématique des forces physi-
ques. Mais la vie ainsi reconnue comme une activité intrinsèque appa-
raît revêtue de certaines des prérogatives réservées jusque-là à l'âme
ou à l'esprit. A la différence du matérialisme du XVIIe siècle, celui du
XVIIIe est moniste ; il se fonde sur l'affirmation d'une unité vitale, en
fonction de laquelle doivent s'expliquer les phénomènes de l'existence
animale ou humaine. Le spiritualisme, l'idéalisme traditionnels, dé-
mentis par la nouvelle approche empiriste en matière de philosophie,
se trouvent discrédités, parce qu'ils paraissent inutiles. La nature elle-
même contient les germes de la sensibilité et de l'intelligence, qui se
dégageront dans le développement progressif de l'histoire naturelle, au
long de la série des vivants. Le matérialisme a changé de sens, car il
ne s'agit plus de la même matière.
« Du moment qu'on a renoncé à la distinction cartésienne de la
pensée et de l'étendue et à la spécificité métaphysique de l'âme hu-
maine raisonnable et libre, écrit Canguilhem, on ne sait plus très bien,
quand on fait une théorie de la sensibilité et du mouvement univoque
pour tous les vivants, si l'on matérialise l'âme ou si l'on anime la ma-
tière 506. » La Mettrie a commencé sa carrière littéraire par des traduc-

506 Georges CANGUILHEM, La formation du concept de réflexe au XVIIe » et au


XVIIIe siècle, P.U.F., 1955, pp. 85-86.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 399

tions du médecin hollandais, d'inspiration mécaniste, Boerhaave ; et il


a fait précéder [305] son Homme machine d'une pompeuse dédicace
au physiologiste suisse Haller, professeur à Goettingen et célébrité
européenne. Bien que cette dédicace tienne de la machination et du
canular 507, l'une des thèses de Haller est l'affirmation que l'irritabilité
constitue une propriété spécifique des tissus vivants. La Mettrie s'ap-
puie sur cette propriété pour développer son matérialisme : « Posé le
moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu'il
leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir, et se conduire en
un mot dans le physique et dans le moral qui en dépend 508... » On
comprend que Haller n'ait pas été satisfait de l'hommage que lui ren-
dait l'athée militant La Mettrie, car Haller était un esprit profondément
religieux. À ses yeux, l'irritabilité constatée comme une propriété de la
matière vivante ne permet nullement de conclure à l'inutilité et à la
condamnation de Dieu.
La recherche d'une intelligibilité immanente à la nature vivante de-
vait, en principe, éliminer la métaphysique du domaine expérimental.
Mais la métaphysique refoulée est revenue en force ; le concept de
Nature est l'enjeu d'un débat passionné entre les tenants d'une ontolo-
gie et ceux d'une non-ontologie, plus métaphysiciens les uns que les
autres. « La fortune de l'idée de nature vient de son aptitude à unir les
contraires (...) Elle est le lieu géométrique des contradictions de l'épo-
que, de ses aspirations et de ses craintes, de ses hardiesses et de ses
timidités 509. » Plus un concept se charge de significations et de va-
leurs explicatives, plus il perd sa cohérence intrinsèque ; il finit par
devenir un slogan, doué de propriétés quasi-magiques. Le thème de la
Nature pourra être évoqué à la fois par ceux qui y voient une œuvre de
la Providence, et par ceux qui y voient le moyen d'éliminer toute réfé-
rence à une Providence.
« De Fénelon à Maupertuis, écrit Jean Ehrard, le grand dessein du
demi-siècle est de réintroduire une finalité dans l'univers mécanisé de
la « nouvelle physique ». Projet voué à l'échec ou à un succès ambi-

507 Cf. LA METTRIE, L'Homme machine, critical édition, by ARAM VARTANIAN,


Princeton University Press, 1960, pp. 199 sqq.
508 Ibid., p. 18.
509 Jean EHRARD, L'idée de Nature en France dans la première moitié du XVIIIe
siècle, S.E.V.P.E.N, 1963, p. 787.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 400

gu : à force de vouloir que l'univers prouve Dieu, on en vient à le di-


viniser. Le spiritualisme de Leibniz et surtout le mysticisme de New-
ton aident plus puissamment le matérialisme naissant que n'avaient pu
faire la géométrie de Descartes ou les atomes de Gassendi. Inverse-
ment la définition « naturaliste » du monde qu'on voit s'ébaucher vers
1750 rajeunit une vieille équivoque puisqu'elle introduit une intuition
matérialiste dans le langage du panthéisme. Lourde de survivances
mentales, l'idée de nature fausse et dévie les entreprises qu'elle sert.
C'est pourtant grâce à elle que se font jour des ambitions nouvelles,
qu'il s'agisse de rétablir entre la science et la religion un équilibre ori-
ginal ou de reléguer définitivement le surnaturel au musée imaginaire
des anciennes superstitions. Les fonctions qu'assume l'idée de nature
dans la vie intellectuelle [306] de cette époque condamnent à l'échec
les efforts lucides de quelques-uns pour analyser la notion, la clarifier
ou l'éliminer 510. »
L'idée de nature apparaît comme un paradigme épistémologique et
axiologique d'une telle complexité que, si l'on entreprend de le substi-
tuer au paradigme de l'échelle des êtres, il se heurte aux mêmes ques-
tions, posées dans un ordre différent. En ce combat douteux, l'analyse
du réel perd en intelligibilité au lieu d'y gagner. La science de la natu-
re est appelée à trancher un conflit qui n'est pas de sa compétence. Di-
derot proteste à l'occasion contre la confusion mentale introduite par
les références ontologiques : « Locke avait dit, dans son Essai sur
l'entendement humain, qu'il ne voyait aucune impossibilité à ce que la
matière pensât. Des hommes pusillanimes s'effraieront de cette asser-
tion. Et qu'importe que la matière pense ou non ? (...) Quand la sensi-
bilité serait le germe premier de la pensée, quand elle serait une pro-
priété générale de la matière ; quand, inégalement distribuée entre tou-
tes les productions de la matière, elle s'exercerait avec plus ou moins
d'énergie, selon la variété de l'organisation, quelle conséquence fâ-
cheuse pourrait-on en tirer ? Aucune. L'homme serait toujours ce qu'il
est, jugé par le bon et le mauvais usage de ses facultés 511. »

510 Ibid.
511 Encyclopédie, au mot Locke. Le texte de Locke dit exactement : « Nous
avons des idées de la Matière et de la Pensée ; mais peut-être ne serons-nous
jamais capables de connaître si un être purement matériel pense ou non »
(Essai..., 1. IV, ch. III, art. 6, trad. COSTE). Voltaire avait longuement
commenté ce passage dans la Treizième des Lettres philosophiques, 1734
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 401

Diderot n'a pas tort de soutenir que l'on peut analyser le devenir
naturel en faisant abstraction de toute implication métaphysique. Mais
les penseurs du XVIIIe siècle ne furent guère capables de pratiquer une
telle réserve ontologique. L'article Naturaliste de l'Encyclopédie indi-
que d'abord que ce mot désigne le spécialiste de la « connaissance des
choses naturelles, particulièrement de ce qui concerne les métaux, les
minéraux, les pierres, les végétaux et les animaux ». Ce sens épisté-
mologique est suivi d'un sens métaphysique : « On donne encore le
nom de naturalistes à ceux qui n'admettent point de Dieu, mais qui
croient qu'il n'y a qu'une substance matérielle, revêtue de diverses
qualités qui lui sont aussi essentielles que la longueur, la largeur, la
profondeur, et en conséquence desquelles tout s'exécute nécessaire-
ment dans la nature comme nous le voyons ; naturaliste en ce sens est
synonyme à athée, spinoziste, matérialiste, etc. » Commentant ce tex-
te, Jean Ehrard souligne qu'il est révélateur d'une nouvelle conjoncture
intellectuelle : le matérialisme naturaliste, inspiré d'Épicure et de Lu-
crèce, gardait une signification analogique ; il constituait une parabo-
le, dont les effets tenaient de la psychothérapie. Au contraire, le « na-
turalisme » du XVIIIe siècle se présente comme une philosophie scien-
tifique : « Avant Buffon et Diderot, il s'agissait de tentatives entachées
de superstitions ou vouées à l'échec [307] par les insuffisances de la
science mécaniste. Vers 1750, on semble au contraire glisser presque
nécessairement de l'histoire naturelle au naturalisme athée. Buffon et
Maupertuis s'en défendent, mais nourrissent malgré eux les hypothè-
ses audacieuses de Diderot 512. »
Le mécanisme considère la nature comme un immense complexe
de particules matérielles en mouvement ; l'univers de Newton n'est
pas autre chose. En l'absence d'une coupure épistémologique entre le
vivant et le non-vivant, l'ordre biologique doit se laisser analyser en
fonction du schéma atomistique, la seule différence avec la matière
brute étant un degré supérieur de complexité. « Une conception cor-
pusculaire de la matière et de la lumière, écrit Canguilhem, ne peut

(éd. Lanson, rééd. Didier, 1964, t. I, pp. 170 sqq). La rencontre entre ces
penseurs est d'autant plus significative que, si Diderot sympathise avec les
thèses matérialistes, Locke est un chrétien convaincu, et Voltaire un déiste,
qui ne fait nullement profession d'agnosticisme métaphysique.
512 Jean Ehrard, L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe
siècle, op. cit., p. 185.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 402

pas ne pas entraîner une conception corpusculaire de la matière vivan-


te pour qui pense qu'elle est seulement matière et chaleur (...) Une
théorie biologique naît du prestige d'une théorie physique. La théorie
des molécules organiques illustre une méthode d'explication, la mé-
thode analytique, et privilégie un type d'explication, l'imagination du
discontinu 513. »
Buffon, qui emploie le schéma finaliste de l'échelle des êtres, arti-
culé à la transcendance du Dieu créateur, utilise une explication mé-
caniste des phénomènes vitaux. « Dieu, en créant les premiers indivi-
dus de chaque espèce d'animal et de végétal, a non seulement donné la
forme à la poussière de la terre, mais il l'a rendue vivante et animée,
en renfermant dans chaque individu une quantité plus ou moins gran-
de de principes actifs, de molécules organiques vivantes, indestructi-
bles, communes à tous les êtres organisés. Ces molécules passent de
corps en corps, et servent également à la vie actuelle et à la continua-
tion de la vie, à la nutrition, à l'accroissement de chaque individu ; et
après la dissolution du corps, après sa destruction, sa réduction en
cendres, ces molécules organiques, sur lesquelles la mort ne peut rien,
survivent, circulent dans l'univers, passent dans d'autres êtres et y por-
tent la nourriture et la vie. Toute production, tout renouvellement, tout
accroissement par la génération, par la nutrition, par le développe-
ment, supposent donc une destruction précédente, une conversion de
substance, un transport de ces molécules organiques, qui ne se multi-
plient pas, mais qui subsistant toujours en nombre égal, rendent la na-
ture toujours également vivante, la terre également peuplée, et tou-
jours également resplendissante de la première gloire de celui qui l'a
créée 514. »
L'explication est conforme à l'exigence mécaniste ; les phénomè-
nes naturels s'analysent en mouvements simples de particules élémen-
taires. L'ambition de Buffon est de réaliser, dans le domaine de la bio-
logie, ce que Galilée et Newton ont mené à bien dans la physique des
corps bruts : « J'ai admis dans mon explication du développement et
de la reproduction, d'abord les principes mécaniques reçus, ensuite
celui de la force pénétrante de la pesanteur qu'on est obligé de rece-

513 Georges CANGUILHEM, La connaissance de la Vie, Hachette, 1952, p. 66.


514 Histoire naturelle, Animaux domestiques : le Bœuf ; Œuvres de BUFFON,
Pourrat éd., 1834, t. X, pp. 281-282.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 403

voir, et par [308] analogie j'ai cru pouvoir dire qu'il y avait d'autres
forces pénétrantes qui s'exerçaient dans les corps organisés, comme
l'expérience nous en assure. J'ai prouvé par des faits que la matière
tend à s'organiser, et qu'il existe un nombre infini de parties organi-
ques ; je n'ai donc fait que généraliser les observations, sans avoir rien
avancé de contraire aux principes mécaniques lorsque l'on entendra
par ce mot ce que l'on doit entendre en effet, c'est-à-dire les effets gé-
néraux de la Nature 515. »
Ce texte manifeste la fidélité de Buffon à la conception mécaniste
de la nature ; mais il souligne les extrapolations auxquelles l'auteur de
l'Histoire naturelle a délibérément recours : « par analogie, j'ai cru
pouvoir dire », « je n'ai fait que généraliser les observations ». La
physique de Galilée et de Newton procédait en terrain sûr, selon l'or-
dre expérimental ; Buffon se contente de spéculations abstraites, et le
domaine où il se hasarde ne met en œuvre, en fait d'expériences, que
des expériences de pensée. Les molécules organiques, germes de vie
diffus dans l'univers, ne sont pas dotées de qualités non réductibles à
celles des corps bruts. On passe par généralisation de l'intelligibilité
physique à l'intelligibilité chimique, puis à l'intelligibilité biologique.
Il suffit, en suivant Newton, d'aller plus loin que Newton. En effet,
« Newton a bien soupçonné que les affinités chimiques, qui ne sont
autre chose que les attractions particulières (...) se faisaient par des
lois assez semblables à celles de la gravitation, mais il ne paraît pas
avoir vu que toutes ces lois particulières n'étaient que de simples mo-
difications de la loi générale, et qu'elles n'en paraissaient différentes
que parce que, à une très petite distance, la figure des atomes qui s'at-
tirent fait autant et plus que la masse pour l'expression de la loi, cette
figure entrant alors pour beaucoup dans l'élément de la distance 516 ».
Le domaine de la vie met en œuvre une influence supplémentaire :
« C'est ainsi que je vois, que j'entends la Nature (et peut-être est-elle
encore plus simple que ma vue) ; une seule force est la cause de tous
les phénomènes de la matière brute, et cette force, réunie avec celle de

515 Histoire générale des Animaux, ch. III, in fine, 1749, dans Œuvres
philosophiques de BUFFON, corpus général des Philosophes français, pp.
249-259.
516 Seconde Vue, en tête du tome XIII de l'édition originale, 1765 ; Œuvres
philosophiques, éd. citée, p. 39.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 404

la chaleur, produit les molécules vivantes, desquelles dépendent tous


les effets des substances organisées 517. »
Une fois données les molécules organiques, le développement des
espèces et des individus se réalise par des voies simples, en vertu de la
théorie du moule intérieur. « Chaque espèce et des uns et des autres
ayant été créée, les premiers individus ont servi de modèle à tous leurs
descendants. Le corps de chaque animal ou de chaque végétal est un
moule auquel s'assimilent indifféremment les molécules organiques de
tous les animaux ou végétaux détruits par la mort et consumés par le
temps ; les parties brutes qui étaient entrées dans leur composition
retournent à la masse commune de la matière brute ; les parties orga-
niques, toujours subsistantes, sont reprises par les corps organisés ;
d'abord repompées par les végétaux, ensuite absorbées par les ani-
maux qui se [309] nourrissent de végétaux, elles servent au dévelop-
pement, à l'entretien, à l'accroissement et des uns et des autres ; elles
constituent leur vie, et circulant continuellement de corps en corps,
elles animent tous les êtres organisés 518. »
Sans entrer dans le détail de cette interprétation 519, il faut souli-
gner son caractère figuratif et symbolique ; il s'agit beaucoup moins
d'une explication scientifique que d'une allégorie. La nature, telle que
Buffon et ses contemporains la conçoivent, est un paradigme, un mo-
dèle idéal de la connaissance. Mais ce cadre, où se regroupe le savoir
existant, s'étend au-delà de ce que justifieraient les données disponi-
bles. Buffon évoque la nature sur le ton d'une célébration ; il s'agit
d'une liturgie de la présence divine ressaisie en filigrane à travers les
développements du schéma mécaniste : « La Nature est le système des
lois établies par le Créateur pour l'existence des choses et pour la suc-
cession des êtres. La Nature n'est point une chose, car cette chose se-
rait tout ; la Nature n'est point un être, car cet être serait Dieu ; mais
on peut la considérer comme une puissance vive, immense, qui em-
brasse tout, qui anime tout, et qui, subordonnée à celle du premier

517 Ibid., p. 41.


518 P. 37.
519 Pour plus de détails sur la pensée biologique de Buffon et de ses
contemporains, on se reportera à l'ouvrage déjà cité de Jean EHRARD, L'idée
de Nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, S.E.V.P.E.N.,
1963, ainsi qu'à la grande étude de Jacques ROGER, Les Sciences de la Vie
dans la pensée française du XVIIIe siècle, A. Colin, 1963.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 405

Être, n'a commencé d'agir que par son ordre, et n'agit encore que par
son concours ou son consentement. Cette puissance est de la Puissan-
ce divine la partie qui se manifeste ; c'est en même temps la cause et
l'effet, le mode et la substance, le dessein et l'ouvrage : bien différente
de l'art humain, dont les productions ne sont que des ouvrages morts,
la Nature est elle-même un ouvrage perpétuellement vivant, un ou-
vrier sans cesse actif, qui sait tout employer, qui travaillant d'après
soi-même toujours sur le même fonds, bien loin de l'épuiser, le rend
inépuisable : le temps, l'espace et la matière sont ses moyens, l'Uni-
vers son objet, le mouvement et la vie son but 520... »
Cette évocation, d'un poète plutôt que d'un savant, établit un rap-
port de dépendance entre la nature et Dieu. La Nature « pourrait tout
si elle pouvait anéantir et créer ; mais Dieu s'est réservé ces deux ex-
trêmes de pouvoir : anéantir et créer sont les attributs de la toute-
puissance : altérer, changer, détruire ; développer, renouveler, produi-
re sont les seuls droits qu'il a voulus céder 521... ». Buffon est déiste ;
sa pensée présuppose un Dieu créateur, dont l'activité est évoquée,
d'une manière grossière, par le mythe de la Genèse. Seulement l'uni-
vers, une fois créé par l'initiative divine, subsiste et fonctionne par ses
propres moyens, ainsi que l'avaient admis Galilée et Newton. Buffon
souligne qu'il suffit de supprimer l'intervention initiale d'un créateur
pour obtenir une pensée panthéiste ou matérialiste. Et comme le rôle
du Créateur est cantonné dans les lointains de l'eschatologie, il ne sub-
siste aucune différence, en [310] ce qui concerne l'explication des
phénomènes, entre la philosophie de la nature propre à Buffon et celle
d'un Diderot, d'un Helvétius ou d'un d'Holbach, entre autres. Les ma-
térialistes, qui ne possèdent aucune compétence en histoire naturelle,
se contentent de reprendre les thèmes des savants ; de même, l'athée
La Mettrie peut s'appuyer sur les travaux scientifiques de Boerhaave
et de Haller, étrangers à l'athéisme.
Bon nombre des polémiques majeures du XVIIIe siècle apparaissent
comme des débats autour de questions mal posées. Grimm n'avait pas
tort de dénoncer, en 1770, le « galimatias » des spéculations sur la na-

520 Première Vue, en tête du tome XII de l'édition originale, 1764 ; Œuvres
philosophiques, éd. citée, p. 31.
521 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 406

ture 522. « Ce n'est un des moindres paradoxes de l'histoire des idées,


observe Canguilhem, que l'Encyclopédie de d'Alembert et Diderot
(1751-1758), dans laquelle on voit communément, soit pour s'en ré-
jouir, soit pour s'en affliger, un puissant organe de diffusion d'une phi-
losophie matérialiste, expose dans l'ensemble des articles relatifs à la
physiologie, des doctrines d'inspiration vitaliste 523. » Dans l'univers
du discours de ce temps, il n'y a pas d'incompatibilité majeure entre
« matérialisme » et « vitalisme ». Certains penseurs conçoivent un
principe vital distinct de la matière et, en quelque sorte, personnifié, à
la manière de Stahl, d'autres situent des intentions vitales dans chacu-
ne des particules matérielles, auxquelles elles sont inhérentes.
Le mécanisme strict dans la tradition de Hobbes ou de Descartes se
heurte à l'influence de Leibniz qui patronne un dynamisme intrinsèque
de la matière et un monisme renouvelé d'Aristote. Maupertuis, physi-
cien et philosophe, propose des thèmes de cet ordre dans son Système
de la Nature, qui montre l'incapacité de réduire l'ordre de la vie à une
combinaison d'éléments matériels. « Quelques-uns ont cru qu'avec la
matière et le mouvement, ils pouvaient expliquer toute la Nature, et
pour rendre la chose plus simple encore, ils ont averti que, par la ma-
tière, ils n'entendaient que l'étendue. D'autres, sentant l'insuffisance de
cette simplicité, ont cru qu'il fallait ajouter à l'étendue l'impénétrabili-
té, la mobilité, l'inertie et enfin en sont venus jusqu'à
tion 524... » Mais on ne peut rendre compte de la vie par ce qui n'est
pas elle : « Plus on approfondit la Nature, plus on voit que l'impéné-
trabilité, la mobilité, l'inertie, l'attraction même sont en défaut pour un
nombre infini de ses phénomènes. Les opérations les plus simples de
la chimie ne sauraient s'expliquer par cette attraction qui rend si bien
raison des mouvements des sphères célestes. Il faut dès là supposer

522 GRIMM, Correspondance littéraire, juin 1770 ; éd. Tourneux, t. IX, p. 49 ; à


propos du traité de Delisle de Sales, De la philosophie de la nature ou traité
de morale pour l'expérience humaine, tiré de la philosophie et fondé sur la
nature, Amsterdam, 1770.
523 G. CANGUILHEM, La formation du concept de réflexe au XVIIe et au XVIIIe
siècles, P.U.F., 1955, p. 86.
524 MAUPERTUIS, Système de la Nature, Essai sur la formation des corps
organisés, édité d'abord en forme de thèse latine en 1751, réédité en
français, art. I ; Œuvres de MAUPERTUIS, nouvelle édition, Lyon, 1768, t. II,
pp. 139-140.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 407

des attractions qui suivent d'autres lois 525. » Et le leibnizien Mauper-


tuis soutient l'irréductibilité de la vie, contre le thème des animaux
machines : « Une [311] attraction uniforme et aveugle, répartie dans
toutes les parties de la matière, ne saurait servir à expliquer comment
toutes ces parties s'arrangent pour former le corps dont l'organisation
est la plus simple. Si toutes ont la même tendance, la même force pour
s'unir les unes aux autres, pourquoi celles-ci vont-elles former un œil,
pourquoi celles-là une oreille ? Pourquoi ce merveilleux agencement ?
Et pourquoi ne s'unissent-elles pas toutes pêle-mêle ? Si l'on veut dire
sur cela quelque chose qu'on conçoive, quoique encore on ne le
conçoive que sur quelque analogie, il faut avoir recours à quelque
principe d'intelligence, à quelque chose de semblable à ce que nous
appelons désir, aversion, mémoire 526. » La conclusion s'impose :
« Jamais on n'expliquera la formation d'aucun corps organisé par les
seules propriétés physiques de la matière ; et depuis Épicure jusqu'à
Descartes, il n'y a qu'à lire les écrits de tous les philosophes pour en
être persuadé 527. »
Pas plus que Buffon, Maupertuis n'est partisan du naturalisme
athée. La discussion porte sur l'économie interne de la nature, ce qui
laisse hors de cause le rapport à la transcendance. Diderot reprend la
question dans des termes analogues à ceux du théiste Maupertuis :
« Si l'on jette les yeux sur les animaux ou sur la terre brute qu'ils fou-
lent aux pieds ; sur les molécules organiques et sur le fluide dans le-
quel elles se meuvent ; sur les insectes microscopiques, et sur la ma-
tière qui les produit et qui les environne, il est évident que la matière
en général est divisée en matière morte et en matière vivante. Mais
comment se peut-il faire que la matière ne soit pas une, ou toute vi-
vante, ou toute morte ? La matière vivante est-elle toujours vivante ?
Et la matière morte est-elle toujours et réellement morte ? La matière
vivante ne meurt-elle point ? La matière morte ne commence-t-elle
jamais à vivre ? Y a-t-il quelque autre différence assignable entre la

525 Ibid., art. III, pp. 141-142.


526 Ibid., art. XIV, pp. 146-147.
527 Art. XXVIII, pp. 155-156.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 408

matière morte et la matière vivante que l'organisation, et que la spon-


tanéité réelle ou apparente du mouvement ? 528... »
Ce texte fait partie de la dernière section du traité De l'interpréta-
tion de la Nature, intitulée Questions. Cette série d'interrogations en
guise de conclusion atteste l'intelligence du maître d'œuvre de l'Ency-
clopédie, capable de s'arrêter au moment où toute certitude lui fait dé-
faut. Maupertuis, à la différence de Diderot, admet, à l'origine de toute
cosmologie, une initiative eschatologique : « la première production
dans tous les systèmes est un miracle 529 », mais cette initiative ayant
pris place, le devenir de la nature s'explique par lui-même. Si Dieu « a
doué chacune des plus petites parties de la matière, chaque élément,
de quelque propriété semblable à ce que nous appelons en nous désir,
aversion, mémoire, la formation des premiers individus ayant été mi-
raculeuse, ceux qui leur ont succédé ne sont plus que les effets de ces
propriétés 530 ». [312] Leibniz voyait dans la matière une mens mo-
mentanea ; Maupertuis reconnaît dans les éléments du réel un certain
degré de « perception », qui peut s'accumuler lorsque des parties élé-
mentaires se rassemblent dans l'univers : « Dans les animaux dont les
corps ont le plus de rapport avec le nôtre, il est vraisemblable qu'il se
passe quelque chose, je ne dis pas de pareil, mais d'analogue. Cette
analogie, en diminuant toujours, peut s'étendre jusqu'aux zoophytes,
aux plantes, jusqu'aux minéraux, aux métaux ; et je ne sais pas où elle
doit s'arrêter. Quant à la manière dont se fait cette réunion de percep-
tions, c'est vraisemblablement un mystère que nous ne pénétrerons
jamais 531. » Toute partie de la matière vivante bénéficie de certains
indices de conscience ; « il n'y a pas plus de péril à admettre dans les
parties de la matière quelque degré d'intelligence qu'à l'accorder aux
animaux que nous regardons comme les plus parfaits (...) Cet instinct,
qui rend les animaux si capables d'une si nombreuse multitude et
d'une si grande variété d'opérations, suffira bien pour arranger et unir
les parties de la matière 532 ».

528 DIDEROT, De l'interprétation de la Nature, art. LVIII ; Œuvres


philosophiques de DIDEROT, p. p. Paul VERNIÈRE, Garnier, 1961, pt 242.
529 MAUPERTUIS, Système de la Nature, art. XXX, éd. citée, p. 157.
530 Art. XXXI, pp. 157-158.
531 Art. LV, p. 174.
532 Art. LX, pp. 178-179.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 409

Maupertuis atteste une récurrence du thème de la chaîne des êtres


dans la compréhension de la nature immanente. S'il existe, entre les
vivants, une continuité sans rupture, les propriétés caractéristiques de
la présence au monde, de la conscience et de la spontanéité d'action ne
peuvent apparaître subitement, au moment où se situe l'émergence de
l'être humain. Les attributs de la vie, qui culminent au niveau de l'hu-
manité, doivent s'annoncer tout au long de la série des vivants. Le mé-
canisme physiciste qui s'affirmait dans le schéma dualiste de l'animal
machine ne propose qu'une grossière approximation d'une réalité dé-
sormais mieux connue.
Le facteur de progrès, pour une bonne part, est l'investigation mi-
croscopique, qui ouvre à la réflexion des théoriciens une dimension
épistémologique. Tout se passe comme si désormais ceux qui ne dis-
posaient que de leurs yeux pour observer, maintenus au niveau du
sens commun, n'avaient pas pu se faire une idée exacte de l'économie
du réel. Depuis Leeuwenhoeck, la vie scientifique, et la réflexion, sont
bouleversées par des faits nouveaux. Les animalcules, les infusoires,
les insectes, la vie qui grouille en deçà des limites ou à la limite du
visible, passent au premier plan, dans l'œuvre de Malebranche, de
Swammerdam, de Réaumur, de Spallanzani, de Charles Bonnet et de
bien d'autres ; le polype, point de fixation de la spéculation biologi-
que, est un être de taille réduite. Cet élargissement de la vision corres-
pond à un enrichissement de la nature ; la révélation de cette com-
plexité intrinsèque appelle la mise en œuvre d'une intelligibilité spéci-
fique. L'image traditionnelle de la montre est dépassée par la réalité ;
le plus petit animalcule révèle des architectures si complexes qu'elles
défient toute schématisation artisanale. Selon Jean Senebier, « les in-
sectes, avant l'invention du microscope, [313] étaient, suivant la défi-
nition d'Aristote, des êtres imparfaits que l'homme ne voyait qu'avec
mépris, où il ne savait apercevoir ni ordre, ni sagesse, et dans lesquels
il imaginait qu'un mouvement aveugle tenait lieu des ressorts et des
parties si artistement disposées qui les composent. Mais dès que ces
êtres si négligés et si avilis ont été mieux connus, ils ont tous excité
l'admiration par l'art merveilleux qu'on observe dans leur organisation,
par l'étonnante sagesse qui brille dans toutes leurs parties, et par
l'harmonie constante qui règne entre eux et les autres parties de l'uni-
vers. Si l'on fait attention à leur économie générale, on y trouve une
foule d'analogies avec celle des grands animaux ; des fluides circulent
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 410

dans leurs vaisseaux destinés à cette circulation ; ils ont un appareil


d'organes pour manger, digérer, s'assimiler ce qu'ils dévorent et se re-
produire 533 ». Un observateur a identifié et gravé 4 000 muscles dans
la chenille du saule. « On a lieu de croire que les insectes ont aussi à
leur manière des sens semblables à ceux des autres animaux ; une cor-
née taillée à facettes multiplie le nombre de leurs yeux ; ils paraissent
avoir le tact très délicat, l'odorat très fin et le goût si exquis que cha-
que espèce est formée à une nourriture particulière 534. »
La confrontation avec les êtres microscopiques revêt la valeur
d'une expérience gullivérienne ; elle équivaut aussi à une vision en
miroir qui, dédoublant sans fin l'objet du regard, approfondit vertigi-
neusement le champ de la vision. L'observation est un test projectif,
en un double sens : l'esprit se projette dans le panorama qui s'offre à
lui ; ce panorama s'intériorise en espace mental qui doit s'organiser
selon les exigences d'une nouvelle pensée. Les replis de la nature,
grouillants d'existences inaperçues, révèlent à l'esprit une réserve iné-
puisable de significations. La nouvelle échelle de lecture n'apporte pas
seulement un accroissement quantitatif du savoir ; elle change la figu-
re, en suscitant des possibilités inédites de questions et de réponses.
On pourrait songer à l'importance actuelle du modèle cybernétique,
schéma technologique aussitôt utilisé pour une compréhension analo-
gique des phénomènes naturels. La dimension microscopique apparaît
comme un espace épistémologique où l'on peut découvrir les explica-
tions que l'on cherchait vainement au niveau supérieur de l'échelle de
lecture.
« La foule des lecteurs, et peut-être même des soi-disant philoso-
phes, sont toujours tentés de demander à quoi sert l'étude de ces êtres
qui échappent à nos sens, avec lesquels il ne paraît pas que nous de-
vions avoir aucune relation. Il me semble entendre un homme igno-
rant de l'astronomie qui se moquerait d'un astronome parce qu'il cher-
cherait des astres invisibles à l'œil nu avec de fortes lunettes pour dé-
terminer les longitudes. Tout est si bien lié dans la nature, un si grand
nombre de chaînes unissent fortement les diverses parties qu'il fau-
drait être ou bien inattentif ou bien inconséquent pour n'en pas saisir

533 Jean SENEBIER, Introduction à sa traduction des Opuscules de Physique


animale et végétale de SPALLANZANI, Genève, 1777, p. xxx.
534 Ibid., p. XXXI.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 411

quelques-unes. La réflexion fera de même sortir de l'étroit champ du


microscope des vérités extrêmement utiles, et le monde invisible nous
apprendra peut-être [314] à connaître celui qui frappe nos sens 535 »
La découverte de l'univers microscopique consacre le progrès décisif
des Modernes par rapport aux Anciens : « Les plus beaux génies de
l'Antiquité, qui n'ont étudié la Nature qu'avec leurs sens, Aristote,
Dioscoride, Pline, Galien, après des travaux considérables et bien di-
rigés n'avaient acquis que des connaissances bien bornées sur la natu-
re, si du moins on les compare avec celles que les Modernes leur ont
ajoutées 536. »
Cette conscience de la densité intrinsèque du réel entre dans la
conception de la nature. Senebier, commentateur de Spallanzani, ima-
gine la vie comme une combinaison opérée à partir des éléments tradi-
tionnels du monde matériel : eau, feu, terre, air. « Si les végétaux et
les animaux sont les combinateurs de la matière et des éléments, ils en
sont seulement les derniers combinateurs, parce qu'ils ne combinent
que des combinaisons déjà faites, comme il paraît par l'air qu'ils respi-
rent et les aliments dont ils se nourrissent, et parce que leur destruc-
tion occasionne une désunion dans la combinaison qu'ils ont produi-
tes 537... » On peut imaginer une série d'opérations successives, depuis
la matière simple jusqu'aux organismes les plus compliqués : « Ainsi
donc, puisque les végétaux et les animaux qui nous environnent sont
les derniers combinateurs des éléments, il ne me paraît pas contraire à
la bonne physique d'imaginer que les végétaux et les animaux micros-
copiques sont aussi les combinateurs de combinaisons beaucoup plus
simples, et qu'il y a des végétaux et des animaux inaccessibles aux
meilleurs instruments qui sont véritablement les premiers combina-
teurs de ces éléments 538. » Au domaine réel s'ajoute un prolongement
imaginaire, qui accroît encore les dimensions du nouveau monde mi-
croscopique ; « chaque fluide, chaque infusion peuvent renfermer plu-
sieurs espèces d'animalcules et leur fournir les moyens d'y vivre, parce
que, comme ces fluides et ces infusions sont composés de diverses
parties, chaque espèce de ces animalcules peut en extraire la partie qui
convient à sa nourriture ; comme les cent espèces d'insectes qu'on

535 Ibid., pp. XLVII-XLVIII.


536 Pp. XLVIII-XLIX.
537 Pp. CIV-CV.
538 P. CVI.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 412

trouve sur le chêne vivent aux dépens des parties du chêne qui leur
conviennent particulièrement 539 ». Le pullulement des êtres révélés
par l'observation autorise à en multiplier partout la présence : « L'air
ou l'atmosphère est une infusion extrêmement composée, propre à
conserver les germes qui y nagent, à développer ceux qui doivent y
vivre et aies nourrir quand ils y sont nés (...). L'humidité et la chaleur
favorisent singulièrement le développement d'un très grand nombre
d'animalcules. (...) Il n'est pas plus difficile d'imaginer des animalcules
dans la flamme, dans les corps embrasés, peut-être dans la lumière
elle-même. Le phlogistique, la lumière sont des êtres composés où ces
animalcules pourraient trouver de quoi vivre ; d'ailleurs on peut ima-
giner une texture telle qu'elle résiste à l'action dissolvante du
feu 540… »
[315]
À partir de 1675, Leeuwenhoek entreprend l'exploration de la vie à
l'échelle microscopique. La découverte des infusoires et des bactéries
est suivie, dès 1677, de la découverte des « animalcules spermati-
ques » dans le liquide séminal des animaux. En quelques années, la
problématique de la biologie va se trouver transformée : l'explication
des phénomènes vitaux, naguère recherchée dans le champ visuel, fait
l'objet d'une inquisition à l'échelle microscopique. Pour un Descartes,
le développement animal devait être étudié au stade du fœtus ; à partir
de Leeuwenhoek, c'est à propos des germes que seront posées les
questions de la fécondation et de la croissance vitale 541. Dès 1688,
Malebranche, dans les Entretiens sur la Métaphysique et sur la Reli-
gion (XI), se prononce pour la thèse de la préformation des germes et
contre la génération spontanée des êtres vivants ; Leibniz évoque dans
les Nouveaux Essais sur l'entendement humain, rédigés en 1703, le
débat concernant les rôles respectifs des sexes dans la fécondation (1.
III, ch. vi, art. 23). C'est à ce niveau que se poursuivront les controver-

539 P. LXIII.
540 Pp. CXV-CXVI.
541 Pour plus de détails sur la biologie spéculative au XVIIIe siècle, cf. Emil
RADL, Geschichte der biologischen Theorien in der Neuzeit, Ier partie, 2e
éd., Leipzig und Berlin, 1913 ; Erik NORDENSKIÖLD, Die Geschichte der
Biologie, trad. G. SCHNEIDER, Iéna, G. Fischer ; Theodor BALLAUFF, Die
Wissenschaft vont Leben, Band I, Sammlung Orbis, Freiburg München,
1954.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 413

ses. Les animalculistes à la suite de Leeuwenhoek, de Hartsoeker


(1656-1725) et de Boerhaave (1668-1738) accordent au spermatozoï-
de une part prépondérante dans la génération, l'œuf étant une réserve
de nourriture en vue du développement. Au contraire, les ovistes,
parmi lesquels Malpighi, Swammerdam, Vallisnieri (1661-1730),
Spallanzani (1729-1799), voient dans l'œuf une préformation de l'or-
ganisme à venir ; l'animalcule spermatique, dans la fécondation, joue
seulement un rôle de déclencheur. Les ovistes admettent l'emboîte-
ment des germes, chaque œuf contenant en lui, par une prédestination
anatomique, tous les œufs des êtres qui descendront de lui.
Sur cette première opposition s'en greffe une seconde. Les tenants
de l'ovisme, une fois admise l'existence des germes, anticipation mi-
croscopique de l'organisme, tiennent que toute croissance est un déve-
loppement, ou une évolution de l'être préformé. Charles Bonnet, qui
partage cette vue, la résume brièvement : « J'avais admis l'Évolution
comme le principe le plus conforme aux faits et à la saine philosophie.
Je supposais que tout corps organisé préexistait à la fécondation et que
celle-ci ne faisait que procurer le développement du Tout organique
dessiné auparavant dans la graine ou dans l'œuf. J'essayais d'expliquer
comment la fécondation opérait cet effet, et à mesure que j'analysais,
je me persuadais de plus en plus qu'on démontrerait un jour la préexis-
tence du germe dans la femelle, et que l'esprit séminal n'engendrait
point. (...) Cependant, il restait toujours à démontrer que le germe ap-
partenait à la femelle, qu'il préexistait ainsi à la fécondation, et que
l'Évolution était la loi universelle des êtres organisés 542. »
La doctrine de l'évolution n'a rien de commun avec la théorie de
[316] Darwin ; « les termes inchangés de développement et d'évolution
en arrivent à signifier pour les embryologistes et les zoologistes de la
seconde moitié du XIXe siècle presque exactement le contraire de ce
qu'ils signifiaient pour les naturalistes du XVIIIe siècle. (...) Tenir la
génération pour un simple développement (evolutio), c'est identifier
génération et agrandissement, ou déploiement selon les trois dimen-
sions de l'espace. C'est réduire la forme apparente à l'exhibition pro-

542 Charles BONNET, Considérations sur les corps organisés, où l'on traite de
leur origine, de leur développement, de leur reproduction, etc., Amsterdam,
1762, t. I, Préface, pp. VI-VII.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 414

gressive d'une préformation 543 ». La dualité du microscopique et du


visible se réduit à une différence de dimension : « On peut définir
l'être formé comme la distension de l'être préformé, ou bien l'être pré-
formé comme la réduction de l'être formé 544. »
Cette prédestination des formes vivantes semble nier la spontanéité
de la nature dont on imagine qu'elle est tout entière contenue dans
l'acte créateur. Aucune forme nouvelle ne peut apparaître, aucune dé-
viation ne peut se produire au cours du développement, ce qui rend
inintelligible, par exemple, l'apparition des monstres, dont l'existence
est constatée par les observateurs. Seul Dieu est créateur, la nature
n'étant qu'une machine à reproduire des stéréotypes. De là la protesta-
tion de ceux qui voudraient reconnaître un rôle réel à l'activité naturel-
le ; la croissance organique doit être considérée comme une généra-
tion réelle. Caspar Friedrich Wolff (1733-1794), dont la Theoria ge-
nerationis paraît en 1759, un siècle avant le grand ouvrage de Darwin,
reprend la dénomination ancienne d'épigénèse : la forme d'un être vi-
vant correspond à une création continuée d'organes et d'éléments sus-
cités par une spontanéité vitale originaire, qui peut s'écarter du type
initial par des modifications de structure. L'étude des formes mons-
trueuses fournit des éléments de démonstration, utilisés par C. F.
Wolff dans son De ortu monstrorum (De l'origine des Monstres,
1772).
Les idées de Wolff se heurteront à la résistance de Haller et de
Bonnet ; elles tendaient à réaliser un déblocage de la nature, figée par
les tenants de l'évolution. « L'épigénèse wolffienne écartait du concept
de développement le préjugé de l'immutabilité, en prouvant que les
formes qu'il suscite successivement diffèrent profondément entre el-
les. L'existence des monstres exclut à son tour la stabilité de cet ordre
de succession lui-même et, en témoignant que son orientation ordinai-
re est subordonnée à des conditions très précises, le montre gros de
déviations éventuelles 545. » L'œuvre de Wolff est marquée par des
influences vitalistes qui transfèrent l'idée de création du domaine de la
transcendance divine dans le devenir de l'immanence. Les tenants de

543 Du Développement à l'Évolution au XIXe siècle, sous la direction de G.


CANGUILHEM, Thaïes, 1960, p. 3.
544 Ibid., p. 4.
545 Op. cit., p. 10.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 415

l'évolution favorisent l'idée d'un créateur qui, dès l'origine, a défini


dans le détail la série indéfinie des formes naturelles ; la théorie de
l'épigénèse reconnaît à toutes les individualités organiques une déléga-
tion de pouvoirs, qui introduit dans l'histoire naturelle des possibilités
de novation et de divergence. Ces spéculations se fondent sur l'obser-
vation de certains faits, mais [317] généralisent hâtivement leurs
conclusions. La révélation des « germes » invisibles à l'œil nu oblige à
renoncer aux schémas périmés de l'horloge ou de la montre dont le
mécanisme géométrique, partes extra partes, paraît simpliste. La part
faite aux catégories de la genèse, de l'embryologie, de la croissance,
de l'organisme correspond à un transfert de l'intelligence de l'espace
mental de Galilée à l'espace de Leeuwenhoek. Les « atomes animés »
de Bayle, les molécules organiques de Buffon et son hypothèse du
moule intérieur, les attributs vitaux et les degrés élémentaires d'intelli-
gence reconnus aux particules de matière par Maupertuis et Diderot
résultent de l'expérience microscopique. C'est elle qui justifie le carac-
tère vitaliste du matérialisme propre aux philosophes radicaux.
Les atomes animés permettent de faire l'économie d'une Providen-
ce extérieure à la réalité, et qui continuerait à veiller sur elle, par la
vertu du décret éternel de la création. L'animation des atomes équivaut
à une providence à l'échelle de la molécule, grâce à laquelle la nature
a un sens en elle-même et par elle-même, au niveau de chaque parti-
cule ou de chaque agrégat. D'Holbach a formé sa philosophie de la
nature à l'école de Leibniz ; c'est en s'inspirant de la chimie vitaliste de
Stahl, dont il a traduit certains ouvrages, qu'il a rédigé 375 articles
concernant la chimie, la minéralogie et la géologie pour l'Encyclopé-
die 546. Stahl pousse le vitalisme jusqu'à un animisme spiritualiste.
D'Holbach rejette l'inspiration religieuse de Stahl, mais il admet sa
conception de la matière animée. Pour les matérialistes français, la
matière n'explique pas la vie ; ce serait plutôt la vie qui expliquerait la
matière.
Les matérialistes évoquent la nature en possession des attributs de
la vie, de la sensibilité et de l'intelligence. D'Holbach, dans son Systè-
me de la Nature, considère l'univers comme une totalité assemblée par
des lois d'action et de réaction ; à l'intérieur de ce tout, la vie garde sa

546 Cf. Pierre NAVILLE, D'Holbach et la philosophie scientifique au XVIIIe


siècle, nouvelle édition, N.R.F., 1967, pp. 188 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 416

spécificité : « L'univers, ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ne


nous offre partout que de la matière et du mouvement ; son ensemble
ne nous montre qu'une chaîne immense et non interrompue de causes
et d'effets (...) Ainsi la nature, dans sa signification la plus étendue, est
le grand tout qui résulte de l'assemblage des différentes matières, de
leurs différentes combinaisons et des différents mouvements que nous
voyons dans l'univers. La nature, dans un sens moins étendu, ou
considérée dans chaque être, est le tout qui résulte de l'essence, c'est-
à-dire des propriétés des combinaisons, des mouvements ou façons
d'agir qui le distinguent des autres êtres. C'est ainsi que l'homme est
un tout, résultant des combinaisons de certaines matières, douées de
propriétés particulières, dont l'arrangement se nomme organisation et
dont l'essence est de sentir, de penser, d'agir, en un mot de se mouvoir
d'une façon qui le distingue des autres êtres avec lesquels il se compa-
re : d'après cette comparaison, l'homme se range dans un ordre, dans
un système, une classe à part, qui diffère de celle des animaux dans
lesquels il ne [318] voit pas les mêmes propriétés qui sont en lui. Les
différents systèmes des êtres ou, si l'on veut, leurs natures particuliè-
res dépendent du système général du grand tout, de la nature univer-
selle, dont ils font partie, et à qui tout ce qui existe est nécessairement
lié 547. »
D'Holbach nie l'existence d'une substance pensante immatérielle
dans la tradition du dualisme cartésien 548 ; sa conception d'un déter-
minisme universel a pour but de rejeter l'hypothèse d'une intervention
transcendante, d'un Dieu créateur, qui aurait suscité la réalité naturel-
le. « Si l'on eût observé la nature sans préjugés, on se serait depuis
longtemps convaincu que la matière agit par ses propres forces et n'a
besoin d'aucune impulsion extérieure pour être mise en mouvement ;
on se serait aperçu que toutes les fois que des mixtes sont mis à portée

547 D'HOLBACH, Système de la Nature ou des lois du monde physique et du


monde moral, 1770, Ier partie, ch. I, fin.
548 Cf. ibid., ch. VII, éd. de 1821, t. I, pp. 116-117 : « Le système de la
spiritualité tel qu'on l'admet aujourd'hui doit à Descartes toutes ses
prétendues preuves (...) Il est le premier qui ait établi que ce qui pense doit
être distingué de la matière : d'où il conclut que notre âme, ou ce qui pense
en nous, est un esprit, c'est-à-dire une substance simple et indivisible. N'eût-
il pas été plus naturel de conclure que, puisque l'homme, qui est matière et
qui n'a d'idées que de la matière, jouit de la faculté de penser, la matière peut
penser ? »
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 417

d'agir les uns sur les autres, le mouvement s'y engendre sur le champ,
et que ces mélanges agissent avec une force capable de produire les
effets les plus surprenants. En mêlant ensemble de la limaille de fer,
du soufre et de l'eau, ces matières ainsi mises à portée d'agir les unes
sur les autres s'échauffent peu à peu et finissent par produire un em-
brasement. En humectant de la farine avec de l'eau, et renfermant ce
mélange, on trouve au bout de quelque temps, à l'aide du microscope,
qu'il a produit des êtres organisés, qui jouissent d'une vie dont on
croyait la farine et l'eau incapables. C'est ainsi que la matière inani-
mée peut passer à la vie, qui n'est elle-même qu'un assemblage de
mouvements 549. »
La réduction matérialiste de la vie aboutit à une théorie de la géné-
ration spontanée, confirmée par l'observation microscopique des ger-
mes. Mais il ne s'agit pas d'une réduction de l'organique à l'inorgani-
que ; d'Holbach se contente de tirer les conclusions de la chimie pré-
lavoisienne, où, « de géométrique, l'atomisme devient naturel, vivace,
procréateur, organique 550 ». La Nature apparaît comme un continuum
immense où se poursuivent des fermentations, des actions réciproques
mettant en œuvre les propriétés vitales de toutes les catégories d'ato-
mes. La réalité ne se réduit pas à une combinaison de déterminismes
aveugles ; la Nature, si elle n'est pas providentielle, apparaît comme
un antihasard : « Les molécules de la Nature peuvent être comparées à
des dés pipés, c'est-à-dire produisant toujours certains effets détermi-
nés ; ces molécules étant essentiellement variées par elles-mêmes et
par leurs combinaisons, elles sont pipées pour ainsi dire d'une infinité
de façons différentes. La tête d'Homère ou la tête de Virgile n'ont été
que des [319] assemblages de molécules ou, si l'on veut, de dés pipés
par la nature, c'est-à-dire des êtres combinés et élaborés de manière à
produire l'Iliade ou l'Enéide. On en peut dire autant de toutes les pro-
ductions soit de l'intelligence soit de la main des hommes 551... »
À la Providence surnaturelle des « Déicoles », d'Holbach substitue
une finalité au détail, analogue au clinamen des atomes épicuriens, qui

549 Système de la Nature, Ier partie, ch. II, éd. citée, t. I, pp. 77-78.
550 P. NAVILLE, D'Holbach et la philosophie scientifique au XVIIIe siècle, op.
cit., p. 201.
551 D'HOLBACH, Système de la Nature, IIe partie, ch. v ; dans R. DESNE, Les
matérialistes français de 1750 à 1800, Buchet-Chastel, 1965, p. 144.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 418

fausse le jeu des nécessités aveugles, de manière à susciter les effets


les plus improbables, en orientant les déterminismes. Sa préoccupa-
tion majeure semble être d'éviter toute référence à une influence in-
corporelle, c'est-à-dire surnaturelle : « L'âme, bien loin de devoir être
distinguée du corps, n'est que le corps lui-même, envisagé relative-
ment à quelques-unes de nos fonctions, ou à quelques façons d'être et
d'agir dont il est susceptible tant qu'il jouit de la vie. Ainsi l'âme est
l'homme considéré relativement à la faculté qu'il a de sentir, de penser
et d'agir résultante de sa nature propre, c'est-à-dire de ses propriétés,
de son organisation particulière et des modifications durables ou tran-
sitoires que sa machine éprouve de la part des êtres qui agissent sur
elle 552. » Une fois accepté un présupposé moniste qui refuse toute
disjonction entre l'esprit et la matière, les fonctions psychologiques ou
spirituelles deviennent des fonctions naturelles associées à l'exercice
du cerveau, car « c'est à l'aide de cet organe intérieur que se font tou-
tes les opérations que l'on attribue à l'âme ; ce sont des impressions,
des changements, des mouvements communiqués aux nerfs qui modi-
fient le cerveau ; en conséquence, il réagit et met en jeu les organes du
corps, ou bien il agit sur lui-même et devient capable de produire au-
dedans de sa propre enceinte une grande variété de mouvements, que
l'on a désignés sous le nom de facultés intellectuelles 553 ».
Le matérialisme affirme l'unité de la nature, l'homme, dépouillé de
son privilège théologique d'exterritorialité, reprenant sa place dans le
rang. Mais le lien de cette unité, échappant au déterminisme physico-
chimique, est constitué par des régulations vitales. Le matérialisme
biologique, en tant que philosophie de la nature, tire les conséquences
de l'initiative de Linné, faisant figurer l'espèce humaine parmi les au-
tres espèces dans la classification du Systema Naturae. La Mettrie se
réfère à l'anatomie comparée ; son matérialisme consiste surtout à nier
l'existence d'une âme substantielle. Le traité de L'Homme machine ne
se contente pas d'un mécanisme simpliste, à la manière de Descartes et
des iatro-mécaniciens, qui se représentaient l'être humain comme un
assemblage de machines fonctionnant selon les lois de la physique.
« L'organisation, écrit La Mettrie, est le premier mérite de l'hom-

552 Ibid., Ier partie, ch. VII, dans DESNE, p. 95.


553 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 419

me 554. » Or la catégorie de l'organisation, qui donnera bientôt nais-


sance à l'idée d'organisme, l'un des thèmes du romantisme, évoque
une régulation, ou [320] un ensemble de régulations, spécifiquement
biologiques. De l'ordre mécanique à l'ordre biologique, la différence
n'est pas seulement celle d'un degré de complexité, mais aussi celle
d'un ordre d'intelligibilité.
Le Traité de l'Ame de La Mettrie a été publié sous le titre Histoire
naturelle de l'Ame ; l'édition collective de ses essais, à Londres en
1751, porte le titre : Mémoires pour servir à l'histoire naturelle de
l'homme. La formule consacre le refus de toute histoire surnaturelle,
mais pose la question de la spécificité de l'être humain. Car si l'hom-
me existe en être naturel parmi des êtres naturels, il n'en existe pas
moins en tant qu'homme, et l'existence humaine doit être étudiée sous
tous les aspects qui lui sont propres. « Des animaux à l'homme, affir-
me La Mettrie, la transition n'est pas violente ; les vrais philosophes
en conviendront. Qu'était l'homme avant l'invention des mots et la
connaissance des langues ? Un animal de son espèce qui, avec beau-
coup moins d'instinct naturel que les autres, dont il ne se croyait pas
roi, n'était distingué du singe et des autres animaux que comme le sin-
ge l'est de lui-même, je veux dire par une physionomie qui annonçait
plus de discernement 555. »
La philosophie matérialiste peut être considérée comme une tenta-
tive pour approfondir les données de l'histoire naturelle. « L'expérien-
ce et l'observation doivent seules nous guider ici, observe La Mettrie.
Elles se trouvent sans nombre dans les fastes des médecins qui ont été
philosophes, et non dans les philosophes qui n'ont pas été méde-
cins 556. » Ce réalisme méthodologique introduit à un ordre nouveau
de connaissance, une fois dissipés les mirages spéculatifs : « Les di-
vers états de l'âme sont toujours corrélatifs à ceux du corps. Mais pour
mieux démonter toute cette dépendance, et ses causes, servons-nous
ici de l'anatomie comparée ; ouvrons les entrailles de l'homme et des
animaux. Le moyen de connaître la nature de l'homme, si l'on n'est
éclairé par un juste parallèle de la structure des uns et des au-

554 La Mettrie, L'Homme machine, 1747 ; Œuvres philosophiques, sans nom


d'auteur, Londres, Jean Nourse, 1751, p. 34.
555 Ibid., p. 28.
556 P. 13.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 420

tres 557 ? » Le matérialisme biologique, accordant une attention sys-


tématique aux réalités corporelles, apparaît comme un facteur de pro-
grès scientifique. Si les influences organiques sont déterminantes, c'est
de ce côté qu'il faut chercher les justifications des différences manifes-
tées par l'expérience entre les espèces vivantes ; l'idée d'une âme subs-
tantielle, greffée sur un corps auquel elle demeurait étrangère, décou-
rageait toute recherche pour préciser les conditions positives d'émer-
gence et d'exercice de l'intelligence humaine.
Les intuitions de La Mettrie ont parfois quelque chose de prophéti-
que. « En général, écrit-il, la forme et la composition du cerveau des
quadrupèdes est à peu près la même que dans l'homme. Même figure,
même disposition partout, avec cette différence essentielle que
l'homme est de tous les animaux celui qui a le plus de cerveau, et le
cerveau le plus tortueux, en raison de la masse de son corps. Ensuite,
le singe, le castor, l'éléphant, le chien, le renard, le chat, etc., voilà les
animaux [321] qui ressemblent le plus à l'homme 558... » À quoi
s'ajoute l'idée que le « volume du cerveau » n'est pas seul en cause :
« Il faut que la qualité réponde encore à la quantité 559... » De telles
constatations pouvaient paraître, en 1747, scandaleuses et impies. El-
les formulent, en fait, certains éléments fondamentaux de l'anthropo-
logie qui, dès la fin du siècle, inspireront les recherches de la cranio-
métrie et de la phrénologie.
La philosophie de la nature joue ainsi le rôle d'une hypothèse
orientant la recherche en des directions nouvelles. Le matérialisme, au
niveau de l'être humain, ne peut se réduire à un mathématisme ou à un
physicalisme. Si l'on admet, à la suite de Linné et de Buffon, que
l'homme est un animal, et que l'anatomie comparée permet de relever
à travers le règne animal des analogies de structure, la différence n'en
apparaît que plus éclatante entre l'homme et les animaux dont il est le
plus proche. Du point de vue de son équipement anatomique, l'espèce
humaine n'est pas supérieure aux autres espèces ; elle paraît même
inférieure à plusieurs. Si donc elle a pu prendre le contrôle de la pla-
nète Terre, c'est grâce à la mise en oeuvre de possibilités dont elle
était seule à disposer. « La Nature nous avait donc faits pour être au-

557 P. 22.
558 P. 23.
559 P. 24.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 421

dessous des animaux, ou du moins pour faire par là même mieux écla-
ter les prodiges de l'éducation, qui seule nous tire du niveau et nous
élève enfin au-dessus d'eux 560. » L'espèce humaine a inventé le lan-
gage, première des grandes inventions, et source de beaucoup d'autres.
Le chemin qui a mené l'humanité au-delà de l'animalité est celui de
cet épanouissement que la pensée des Lumières a consacré sous les
espèces de la catégorie nouvelle du progrès. La philosophie matéria-
liste doit expliquer ce progrès en termes d'action et de réaction ; elle
doit dégager les conditionnements qui se trouvent au principe de
l'aventure humaine. Par le biais de cette analyse, la philosophie de la
nature s'articule à une philosophie de la culture ; la thèse de l'incarna-
tion corporelle de l'être humain se redouble au niveau d'une incarna-
tion culturelle. L'homme, dira-t-on plus tard, est l'animal qui s'est do-
mestiqué lui-même, l'homme agit sur l'homme grâce à l'institution, à
la fois mémoire collective, et instrument collectif de formation et de
réformation, dont l'un des moyens les plus efficaces est la parole arti-
culée.
Helvétius pose la question de savoir comment l'homme a été capa-
ble de construire la civilisation. Il met en lumière l'importance de la
structure de l'organisme et le rôle essentiel de l'adaptation au milieu ;
la causalité organique de la spontanéité humaine est confrontée avec
les influences du milieu. Le double déterminisme centrifuge et centri-
pète entraîne des ajustements qui permettent à l'être humain de s'adap-
ter à l'environnement, tout en le modifiant à son profit. « Les facultés
que je regarde comme les causes productrices de nos pensées, et qui
nous sont communes avec les animaux, ne nous occasionneraient
pourtant qu'un très petit nombre d'idées si elles n'étaient jointes en
nous à une [322] certaine organisation extérieure. Si la nature, au lieu
de mains et de poignets flexibles, eût terminé nos poignets par un pied
de cheval, qui doute que les hommes sans art, sans habitations, sans
défense contre les animaux, tout occupés du soin de pourvoir à leur
nourriture et d'éviter les bêtes féroces ne fussent encore errants dans
les forêts comme des troupeaux fugitifs 561 ? »
Empiriste, sensualiste, matérialiste, Helvétius rejette l'innéisme des
idées et des vérités premières, grâce auxquelles l'homme aurait pu être

560 P. 40.
561 HELVÉTIUS, De l'Esprit, 1758 ; éd. de Londres, 1776, t. 1 ; 1. I, ch. I, p. 2.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 422

prédestiné à la culture et à la civilisation, ce qui donne aux spiritualis-


tes la facilité de considérer d'avance le problème comme résolu. Hel-
vétius s'efforce de définir les grandes lignes d'une épistémologie géné-
tique, fondée sur l'affrontement entre l'organisation de l'être humain et
l'environnement dans lequel il se développe. Une fois mis en lumière
le secret de cette promotion de l'espèce, rien n'empêchera les hommes
de mettre en œuvre consciemment, pour améliorer leur sort, les prin-
cipes qui ont assuré jusqu'à présent, en dehors de toute volonté cons-
ciente, la supériorité croissante de l'homme dans l'univers. La notion
de « matérialisme » perd tout sens précis, puisque le domaine considé-
ré met en jeu non seulement la relation de la matière avec la matière,
mais aussi la relation de l'homme avec l'homme, qui passe par les
cheminements de la matière. Plusieurs déterminismes entrent en
concurrence : déterminisme physique de la matière brute, déterminis-
me biologique de la matière organisée, déterminisme psychologique,
action d'une volonté sur une autre volonté. Même si l'on admet que
ces déterminismes symbolisent entre eux, leur concurrence aboutit à
un enchevêtrement où il est difficile de retrouver un ordre clair et dis-
tinct.
Aux yeux d'Helvétius, le matérialisme correspond à l'extrapolation
systématique du paradigme de la science positive ; il désigne la forme
d'une procédure plutôt que la réalité proprement « matérielle » d'un
donné quelconque : « Les principes que j'établis sur cette matière sont,
je pense, conformes à l'intérêt général et à l'expérience. C'est par les
faits que j'ai remonté aux causes. J'ai cru qu'on devait traiter la morale
comme toutes les autres sciences et faire une morale comme une phy-
sique expérimentale 562. » Sur cette base, Helvétius affirme un droit
de reprise de l'humanité sur les mécanismes matériels, qu'elle peut
ordonner dans le sens qu'elle souhaite. La théorie des climats, com-
mune à un certain nombre des meilleurs esprits du siècle, reconnais-
sait une causalité directe des conditions physiques de l'existence ; le
moral dépend du physique. Pour Helvétius, au contraire, la vie psy-
chologique de l'homme, liée au développement de la sensibilité, doit
son expansion plus ou moins grande aux influences culturelles. Les
chances offertes à l'individu dans la société correspondent aux possi-
bilités proposées par le système éducatif. Helvétius conclut « que tous

562 Op. cit., éd. citée, Préface, p. II.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 423

les hommes communément bien organisés ont en eux la puissance


physique de s'élever aux plus hautes idées, et que la différence d'esprit
qu'on remarque entre [323] eux dépend des diverses circonstances
dans lesquelles ils se trouvent placés et de l'éducation différente qu'ils
reçoivent. Cette conclusion fait sentir toute l'importance de l'éduca-
tion 563 ».
Dans l'ordre de la culture, le matérialisme de Helvétius signifie la
possibilité d'une entreprise raisonnée de formation de l'homme par
l'homme, grâce à l'utilisation des mécanismes pédagogiques. Puisque
« c'est uniquement dans le moral qu'on doit chercher la véritable cause
de l'inégalité des esprits 564 », une réforme de l'éducation suffira à
transformer radicalement la vie sociale : « Il est certain que les grands
hommes, qui maintenant sont l'ouvrage d'un concours aveugle de cir-
constances, deviendraient l'ouvrage du législateur ; et qu'en laissant
moins faire au hasard, une excellente éducation pourrait, dans les
grands empires, infiniment multiplier les talents et les vertus 565. » La
philosophie naturelle s'accomplit en une philosophie sociale, dont il y
a lieu de penser qu'elle a inspiré les entreprises des assemblées révolu-
tionnaires dans le domaine de la pédagogie. A voir ainsi la loi de la
matière céder à l'initiative de l'esprit, et devenir le soubassement d'un
règne de la liberté, on a l'impression que le matérialisme, qui préten-
dait être une philosophie positive, est une métaphysique utilisable à
toutes fins, et qui redécouvre en fin de course les espérances — ou les
illusions — de l'idéalisme.
Le matérialisme présente un caractère aussi ambigu que le concept
de matière sur lequel il s'appuie. Au départ, il se propose comme une
philosophie de la nature, réaction contre les philosophies de l'esprit,
qui se contentent d'articuler des concepts sans rapport avec les réalités
concrètes du devenir des êtres et des choses. Mais, aux yeux mêmes
d'un Helvétius, d'un La Mettrie, d'un d'Holbach, la matière, si confuse
que soit son essence, ne suffit pas à tout expliquer. La pensée, la vo-
lonté, l'éducation sont des caractéristiques de l'individu humain. Dès
lors, le matérialisme ne se laisse pas définir comme cette réduction du
supérieur à l'inférieur, dont parlera Auguste Comte ; il serait plutôt,

563 Ibid., p. 634.


564 Ibid., p. 633.
565 Conclusion du Quatrième Discours, éd. citée, t. II, p. 223.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 424

selon Cabanis, une réflexion raisonnée sur les rapports entre le physi-
que et le moral de l'homme. Un matérialisme biologique serait démen-
ti par la seule constatation du fait que l'homme, soumis à ses condi-
tions d'existence, est capable de les transformer à son profit.
Le déterminisme naturel est un déterminisme à double entrée ; les
aptitudes psychologiques propres à l'espèce humaine lui permettent de
prendre un contrôle croissant de l'ordre naturel, grâce à une inversion
de la causalité. L'émergence de la conscience institue des possibilités
nouvelles. Natura non nisi parendo vincitur, avait dit Bacon ; l'ensei-
gnement majeur des philosophes matérialistes semble être pareille-
ment que la victoire sur la nature passe par l'obéissance à la nature.
Les radicaux matérialistes français ne font que reprendre les thèmes
développés par Locke, Hume et Condillac, qui n'étaient pas matéria-
listes, en y ajoutant un sens nouveau de l'incarnation corporelle, lié
aux progrès de la biologie et de la médecine, comme aussi de l'hygiè-
ne et de la pédagogie.
[324]
Si l'on laisse de côté certaines intempérances spéculatives, les phi-
losophies de la nature auraient pour fonction de mettre en lumière
l'autonomie du domaine d'ici-bas, par rapport à toute récurrence de
l'au-delà traditionnel. L'ordre naturel, homme compris, constitue une
communauté immense d'êtres et d'événements en réciprocité d'action
et de réaction ; des causalités s'exercent en concurrence, et nos diver-
ses normes d'intelligibilité s'efforcent de les restituer. L'homme appar-
tient à la nature dont il subit les déterminismes ; son rôle est privilégié
grâce au droit d'initiative qui lui est imparti, de par sa constitution
propre. Individu humain et espèce humaine, soumis au droit commun
de leurs conditions d'existence, jouissent du privilège d'infléchir les
séries causales dans le sens de leurs utilités, après en avoir déchiffré le
mécanisme. L'humanité est dans la nature un palier d'inflexion des
significations, domestiquées par l'intelligence. Un Helvétius, un
d'Holbach, en dépit de leur matérialisme, ou plutôt à cause de leur ma-
térialisme, sont des philosophes de la liberté ; leur pensée s'ordonne en
fonction d'une réforme pédagogique et politique, à la faveur de laquel-
le l'humanité s'affirmera maîtresse de ses destinées.
À considérer les choses avec un certain recul, abstraction faite de
toute considération eschatologique sur les origines radicales et sur les
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 425

fins dernières, il semble possible de reconnaître dans la philosophie de


la nature un thème commun à la plupart des savants et des penseurs du
XVIIIe siècle. Peu importe qu'un Buffon, un Maupertuis soient, en ma-
tière métaphysique, des déistes, et qu'ils admettent la création du
monde par une initiative transcendante. Hérault de Séchelles rapporte
que Buffon lui aurait dit : « J'ai toujours nommé le Créateur, mais il
n'y a qu'à ôter ce mot et mettre à la place la puissance de la nature... »
Propos « douteux » estime Jean Piveteau 566 ; les références théologi-
ques tiennent trop de place dans l'œuvre de Buffon pour qu'on puisse
les effacer avec désinvolture. Il se peut que l'auteur de l'Histoire natu-
relle ait simplement voulu dire que le thème de la Création ne change
rien dans l'interprétation positive des phénomènes naturels. Une fois
que la nature existe, le principe de continuité, ainsi que le schéma du
déterminisme causal, indissociable de la science expérimentale, obli-
gent l'observateur à considérer la nature comme un tout, au sein du-
quel la recherche doit relever les cheminements d'un déterminisme
global. Aucun être vivant n'est tout à fait différent de tous les autres ;
tout agit sur tout ; la multiplicité indéfinie des influences justifie au
sein de la nature les effets les plus différents, qui deviennent causes à
leur tour.
L'évocation du dynamisme naturel chez le théiste Buffon n'est guè-
re différente de ce qu'elle peut être chez un naturaliste radical comme
Diderot. Dans l'ordre de l'immanence, le seul auquel donne accès l'ob-
servation directe, l'impression dominante est celle d'une puissance
créatrice aux possibilités indéfinies. « La matière la moins organisée,
écrit Buffon, ne laisse pas que d'avoir, en vertu de son existence, une
[325] infinité de rapports avec toutes les autres parties de
vers 567. » Cette réserve de puissance et d'initiative créatrice suscite
une réflexion cosmologique tout à fait étrangère aux penseurs méca-
nistes du XVIIe siècle. « Ce n'est pas dans l'individu qu'est la plus gran-
de merveille, c'est dans la succession, dans le renouvellement et dans
la durée des espèces que la nature paraît tout à fait inconcevable. Cette
faculté de produire son semblable, qui réside dans les animaux et dans

566 Jean PIVETEAU, Introduction aux « Œuvres philosophiques » de Buffon,


Corpus général des philosophes français, P.U.F., 1954, p. XXXIV.
567 BUFFON, Histoire des Animaux, ch. I : Comparaison des Animaux et des
Végétaux, 1749 ; Œuvres philosophiques de BUFFON, Corpus général des
philosophes français, p. 233.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 426

les végétaux, cette espèce d'unité toujours subsistante et qui paraît


éternelle, cette vertu procréatrice qui s'exerce perpétuellement sans se
détruire jamais est un mystère dont il semble qu'il ne nous est pas
permis de sonder la profondeur 568... »
Buffon formule ici une intuition maîtresse de son époque, qui sus-
cite un intérêt toujours renouvelé pour les problèmes de la fécondation
et de l'embryologie, qui motive l'attention déployée à la recherche des
germes de toute espèce, et des particularités de la reproduction. L'au-
teur de l'Histoire naturelle décrit avec son lyrisme intellectuel la lon-
gue marche du savant : « Il a trouvé qu'il existait dans la matière une
force générale, différente de celle de l'impulsion, une force qui ne
tombe point sous nos sens (...), mais que la nature emploie comme son
agent universel 569. » Et Buffon estime que cette « force attractive »
développe son action sous les effets conjugués de la lumière et de la
chaleur. « Combinant ensuite les caractères communs, ces attributs
égaux de la nature vivante et végétante (le naturaliste) a reconnu qu'il
existait et dans l'une et dans l'autre un fonds inépuisable et toujours
réversible de substance organique et vivante ; substance aussi réelle,
aussi durable que la matière brute ; substance permanente à jamais
dans son état de vie comme l'autre dans son état de mort ; substance
universellement répandue qui, passant des végétaux aux animaux par
la voie de la nutrition, retournant des animaux aux végétaux par celle
de la putréfaction, circule incessamment pour animer les êtres 570. »
Ainsi la doctrine des molécules organiques fonde une philosophie de
la nature, dont le développement est régi par une loi d'autonomie.
« Chaque être vivant est un moule auquel s'assimilent les substances
dont il se nourrit 571... » La biologie romantique allemande, et le natu-
ralisme de Goethe, se trouvent en germe dans ces conceptions de Buf-
fon.
Le principe de continuité fonde une analogie de structure entre tous
les êtres vivants ; de l'un à l'autre, la différence ne peut être du tout au
tout, mais seulement du plus ou du moins. Le naturaliste évoqué par

568 Ibid.
569 Nomenclature des Singes, 1766 ; Œuvres philosophiques de BUFFON, éd.
citée, p. 388.
570 Ibid.
571 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 427

Buffon pressent les découvertes de l'anatomie comparée concernant la


corrélation des diverses fonctions organiques. « Il n'a cessé de compa-
rer les êtres (...) ; prenant son corps comme module physique de tous
les [326] êtres vivants, et les ayant mesurés, sondés, comparés dans
toutes leurs parties, il a vu que la forme de tout ce qui respire est à peu
près la même ; qu'en disséquant le singe, on pouvait donner l'anatomie
de l'homme ; qu'en prenant un autre animal, on trouverait toujours le
même fond d'organisation, les mêmes sens, les mêmes viscères, les
mêmes os, la même chair, le même mouvement dans les fluides, le
même jeu, la même action dans les solides : il a trouvé dans tous un
cœur, des veines et des artères ; dans tous les mêmes organes de circu-
lation, de respiration, de digestion, de nutrition, d'excrétion ; dans tous
une charpente solide, composée des mêmes pièces, à peu près assem-
blées de la même manière ; et ce plan, toujours le même, toujours sui-
vi de l'homme au singe, du singe aux quadrupèdes, des quadrupèdes
aux cétacés, aux oiseaux, aux poissons, aux reptiles ; ce plan, dis-je,
bien saisi par l'esprit humain, est un exemplaire fidèle de la nature vi-
vante, et la vue la plus simple et la plus générale sous laquelle on
puisse la considérer ; et lorsqu'on veut l'étendre, et passer de ce qui vit
à ce qui végète, on voit ce plan, qui d'abord n'avait varié que par
nuances, se déformer par degrés des reptiles aux insectes, des insectes
aux vers, des vers aux zoophytes, des zoophytes aux plantes et, quoi-
que altéré dans toutes ses parties extérieures, conserver néanmoins le
même fond, le même caractère, dont les traits principaux sont la nutri-
tion, le développement et la reproduction, traits généraux et communs
à toute substance organisée 572... »
Le génie de Buffon met en œuvre les possibilités de pensée ouver-
tes par la philosophie de la nature. Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire ne
feront que développer les pressentiments du vieux maître. Avec Lin-
né, et autrement que lui, Buffon est le naturaliste par excellence, le
savant authentique, et aussi le visionnaire, sans lequel Diderot, Helvé-
tius et d'Holbach, ainsi que leurs confrères théoriciens amateurs, n'au-
raient pas conçu leurs doctrines, variations sur les thèmes proposés
par l'Intendant du Jardin et du Cabinet du Roi. Un nouvel espace men-
tal est ouvert à la réflexion et à l'imagination des doctes, le même pour

572 Ibid., pp. 388-389.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 428

tous, puisqu'il est possible désormais, dans l'investigation des faits, de


faire abstraction des aboutissements ontologiques.
Si l'espace de la physique galiléenne est rigoureusement ordonné
selon des normes mathématiques, l'espace mental de l'histoire naturel-
le, étant donné la multiplicité et la complexité des déterminismes qui y
sont à l'œuvre, apparaît plus souple, ouvert aux initiatives des sponta-
néités qui s'y manifestent et souvent s'y affrontent. L'ordre immuable
du devenir physique contraste avec le désordre apparent du devenir
biologique ; la pensée est entraînée à rechercher une intelligibilité
immanente au jeu des forces qui se manifestent à travers les espèces et
les individus. Le grouillement, la surabondance des énergies dans le
champ d'observation de l'histoire naturelle paraît mal compatible avec
le schéma, d'une stabilité toute classique, d'un Dieu créateur organi-
sant les espèces selon l'ordre progressif et harmonieux de l'échelle des
êtres. Le schéma de la classification postule la fixité des espèces, toute
déviation par rapport [327] au type apparaissant comme un facteur de
désordre. Mais la classification, relève Buffon, porte sur des abstrac-
tions, non sur des êtres réels. L'empirisme retrouve les positions du
nominalisme traditionnel, aux yeux duquel il n'existe que des indivi-
dus, plus ou moins différents les uns des autres, et caractérisés par des
déviations par rapport au type idéal imaginé par le nomenclateur.
L'intuition d'une nature animée, en état de renouvellement et com-
me de création toujours recommencée, prépare l'esprit à renoncer à
l'idée d'une réalité prédestinée jusque dans son dernier détail par un
Dieu ordonnateur. L'affirmation fixiste correspond mal aux évidences
qui attestent une circulation de la vie à la faveur de laquelle la nou-
veauté peut se faire jour, ou le changement. Les grands thèmes du XIXe
siècle sont affirmés dès le XVIIIe. Les notions de dynamisme, de fé-
condité indéfinie préparent les esprits à admettre la possibilité de
changements dans le devenir des espèces et des individus. L'image
régulatrice n'est plus celle d'une arche de Noé dont la cargaison four-
nirait à jamais les exemplaires, mâles et femelles, de tous les degrés
de l'échelle des êtres. La vie qui grouille à l'échelle microscopique,
celle aussi qui se révèle à l'observation attentive, atteste un fourmille-
ment de possibilités dont il semble peu probable qu'elles se laissent
absorber par l'éternel retour du même. La nature, dont on admettait
qu'elle était une diversité dans l'espace, pourrait être aussi une diversi-
té dans le temps. Cette projection chronologique de l'ordre biologique
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 429

est corrélative de la mobilisation historique de l'humanité, dans le


schéma du progrès. Le cheminement temporel des peuples et des civi-
lisations paraît un fait indéniable, et rassurant, qui cautionne l'espé-
rance d'un avenir supérieur au présent. Si la culture fait mouvement du
passé vers le futur, il se peut que la nature aussi, riche de possibilités
qui ne peuvent se déployer toutes à la fois, s'exprime selon la dimen-
sion chronologique. La chaîne des êtres, au lieu de définir une archi-
tecture verticale et figée de toute éternité, correspondrait à un ordon-
nancement temporel des formes vivantes successives. Une nature en
devenir entraîne tous les êtres vivants, dont elle relativise les formes et
les existences.
Chez Leibniz déjà, l'explication mécaniste s'inscrit dans la perspec-
tive d'un dynamisme, qui mobilise la vérité, sinon pour Dieu, déten-
teur des vérités éternelles, du moins pour les sujets humains dont le
devenir se réalise selon l'ordre historique. Leibniz développe une phi-
losophie du progrès de la communauté humaine ; pareillement l'histoi-
re naturelle est une histoire, au sens d'un devenir des espèces vivantes,
dont l'immuabilité n'est qu'apparente. « Peut-être que, dans quelque
temps ou dans quelque lieu de l'univers, les espèces des animaux sont
ou étaient ou seront plus sujettes à changer qu'elles ne sont présente-
ment parmi nous, et plusieurs animaux, qui ont quelque chose du chat,
comme le lion, le tigre et le lynx pourraient avoir été d'une même race
et pourraient être maintenant comme des sous-divisions nouvelles de
l'ancienne espèce du chat. Ainsi (...) nos déterminations des espèces
physiques sont provisionnelles et proportionnelles à nos connaissan-
ces. » Constatations à l'appui, « les mélanges des espèces et même les
changements dans une [328] même espèce réussissent souvent avec
beaucoup de succès dans les plantes 573 ».
Les Nouveaux Essais sur l'entendement humain, rédigés en 1704,
antérieurs aux synthèses biologiques du siècle des Lumières, se pré-
sentent comme un commentaire du traité de Locke, dont la version
française avait paru en 1700. Ni le médecin Locke, ni Leibniz ne sont
des naturalistes ; la critique du concept d'espèce fait partie de la théo-
rie de la connaissance. Par ailleurs, bien que les Nouveaux Essais
n'aient été publiés qu'en 1765, les influences leibniziennes sont fortes

573 LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l'entendement humain, I. III, ch. VI, art. 23 ;
Œuvres philosophiques de LEIBNIZ, p. p. P. JANET, Alcan, 1900, t. I, p. 276.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 430

pendant le cours du XVIIIe siècle. Les catégories philosophiques ont


marqué la réflexion scientifique ; le dépassement du mécanisme strict,
la critique des idées innées, qui imposaient une sorte d'immobilisme
métaphysique, la prévalence d'une conception dynamiste de la pensée
sont des caractéristiques de l'espace mental des Lumières. Dépouillé
de sa consistance ontologique, le concept d'espèce biologique va se
trouver relativisé par ses utilisateurs. Le mythe de la Création inscrit
dans les limites d'un jardin aux dimensions restreintes, et tout entier
étalé sous les yeux d'un seul individu, est apparu insuffisant, à mesure
que l'investigation raisonnée des animaux, des insectes et des plantes
multipliait indéfiniment le nombre des formes vivantes. Le schéma
mosaïque pouvait déployer la totalité des êtres dans la contemporanéi-
té du premier instant ; mais les naturalistes modernes, à partir du mo-
ment où les découvertes font foisonner les informations venues de
tous les horizons du monde, ont le sentiment que le paradis de la Bible
n'est qu'un jardin de curé ; il leur faut, pour déployer leurs inventaires
de la nature, un espace plus vaste, encore élargi par la prise en consi-
dération du facteur temps, lequel était d'ailleurs suggéré par l'ordre
chronologique des initiatives créatrices du Dieu de la Genèse. Si l'on
veut parvenir à un ordonnancement intelligible des formes vivantes, il
faut tenir compte des « époques de la nature », et donc recourir au
schéma directeur d'un espace-temps, où proximités et distances se ré-
alisent non seulement selon l'ordre de la simultanéité, mais selon l'or-
dre de la succession.
La nature a un passé ; elle n'a pas toujours été comme elle est
maintenant. La face de la terre a changé, elle change sous nos yeux,
subissant l'influence de forces extraordinaires et catastrophiques, mais
aussi de forces plus ordinaires, par exemple celles du vent et de l'eau,
dont certains arrivent à penser qu'elles sont peut-être plus efficaces, à
la longue, que les tremblements de terre ou les éruptions volcaniques.
Mais le paysage géographique n'est pas seul à se transformer. Fonte-
nelle notait, dans les Entretiens sur la pluralité des mondes, que les
Anciens ont observé dans le ciel des étoiles fixes que nous ne pouvons
plus y découvrir aujourd'hui. Les soleils peuvent s'éteindre, et cette
« mort » des soleils fait déjà rêver une marquise de 1686 ; car si les
soleils meurent, tout ce qui pouvait vivre sur les planètes dépendant de
ces soleils doit mourir aussi. Le schéma de la « pluralité » des mondes
permet d'appliquer à des systèmes [329] astronomiques non soumis à
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 431

la juridiction de la Bible des modes de raisonnement qui développent


autant d'expériences de pensée. Pour Fontenelle, notre soleil peut
mourir comme les autres, et la vie pourrait un jour disparaître de la
planète Terre.
Dès la fin du XVIIe siècle, il apparaît à certains que la nature a une
histoire ; les controverses géologiques du XVIIIe siècle ne porteront pas
sur la réalité du changement, mais plutôt sur ses modalités. Par ail-
leurs, la modification du globe terrestre est corrélative de change-
ments considérables dans son peuplement. Le problème était posé par
l'existence des fossiles végétaux ou animaux, venus au jour en abon-
dance dans les carrières et dans les mines, depuis l'Antiquité. Certains
avaient soutenu qu'il s'agissait là de jeux de la nature, fruits du hasard
et dépourvus de toute signification particulière ; tout au plus s'agissait-
il d'une vis plastica, immanente au réel, et qui se plaisait à imiter les
formes naturelles. Telle était en particulier la pensée de l'illustre mé-
decin persan Avicenne, aux environs de l'an mille, trop soucieux d'as-
surer la fixité ontologique des êtres pour accorder une validité réelle à
ces formes bizarres. Certains penseurs antiques, influencés par l'exis-
tence de sources pétrifiantes, avaient émis l'hypothèse qu'il pouvait
s'agir d'être réels, et par exemple de monstres marins transformés en
pierre par un long séjour dans les eaux.
Tout au long de l'histoire du savoir, les fossiles constitueront un
chapitre anecdotique, fertile en hypothèses saugrenues. Coquilles,
poissons, feuillages et squelettes plus ou moins considérables, dont on
reconnaît qu'ils sont analogues, mais non identiques, aux espèces ac-
tuellement existantes, passent jusqu'à la fin du XVIIe siècle pour les
fruits des forces germinatives éparses dans les entrailles de la terre, et
qui appartiennent à l'ordre minéral. A partir de la Renaissance, ces
bizarreries deviennent des points de fixation de la curiosité ; on en fait
un des rayons de ces cabinets où s'accumulent dans un désordre ency-
clopédique toutes sortes d'objets rares ou étranges. Les pierres ima-
gées sont cataloguées dans les sommes d'histoire naturelle compilées
par Gesner et Aldrovandi au XVIe siècle. L'imagination mythologique
s'en mêle ; certains fossiles de grande taille sont parfois identifiés
comme des restes de géants ou de monstres de l'antiquité païenne ou
biblique.
Mais l'intelligence positive de Vinci, en présence de coquillages et
de poissons fossiles mis à jour lors de travaux de creusement de ca-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 432

naux en Lombardie, reconnaît qu'il doit s'agir de reste d'animaux réels


pétrifiés dans des dépôts alluvionnaires. La question qui se pose est de
savoir comment des restes d'espèces marines peuvent apparaître fort
loin de la mer, et parfois à une altitude qui défie tous les principes de
l'hydrostatique. Ces vues se trouvent aussi chez le médecin italien
Fracastor (1483-1553) ; elles sont reprises par le Français Bernard Pa-
lissy (1510-1590) qui rassemble un grand nombre de spécimens et
s'efforce de les identifier en les comparant aux espèces vivantes. Peu à
peu, les fossiles constituent une catégorie épistémologique ; et, bien
que les explications reprennent toujours les mêmes thèmes, la
connaissance progresse avec le dénombrement et la classification.
[330]
L'œuvre du naturaliste John Ray (1627-1705) illustre ce passage
graduel à une nouvelle intelligence : le domaine fossile pourrait cons-
tituer un chapitre préhistorique, si l'on peut dire, de l'histoire naturel-
le 574. Le mythe biblique du déluge fournissait, avec le récit d'une
submersion universelle, une hypothèse explicative pour justifier la
présence de restes d'espèces marines en n'importe quel point de la ter-
re. Le clergyman John Ray, comme la plupart de ses contemporains,
demeure fidèle à la lettre des Écritures, mais sa réflexion utilise les
possibilités offertes par ce cadre pour rejeter les anciennes théories sur
les pierres figurées, nées de la fermentation de la terre ou des caprices
de la nature. Ray a connu Nicolas Sténon, l'un des fondateurs de la
géologie positive dans son traité De solido intra solidum naturaliter
contento (1669), où se trouve entreprise une explication positive des
particularités du relief terrestre. Sténon avait soutenu que les coquilla-
ges trouvés dans le centre de l'Italie attestaient une présence antérieure
de la mer en ces régions. En 1673, Ray publie des Observations topo-
graphiques, morales et physiologiques faites dans un voyage à travers
une partie des Pays-Bas, de l’Allemagne, de l'Italie et de la France.
L'une des questions qui préoccupent le savant britannique est celle des
fossiles, auxquels il ne cessera de penser jusqu'à la fin de sa vie. Le
style de cette réflexion est objectif ; les possibilités sont examinées,
discutées, et la seule solution acceptable paraît être qu'il s'agit là de
vestiges de vivants disparus. Le mérite de Ray, en dehors de sa sagaci-

574 Cf. Charles E. RAVEN, John Ray naturalist, Cambridge University Press, 2e
éd., 1950, pp. 420 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 433

té critique, est d'avoir ressaisi la question dans son ampleur géogra-


phique et géologique ; il a visité des forêts englouties par la mer, ob-
servé des bois fossiles, étudié sur place les rapports mutuels de la terre
et de la mer dans le delta du Rhône et dans la lagune de Venise. Le
déluge ne suffit pas à tout expliquer, en particulier lorsque les fossiles
se trouvent en altitude. Une difficulté supplémentaire tient au fait que
l'on découvre à l'état fossile des espèces disparues, ce qui est en
contradiction avec l'idée de la fixité de la création.
Pas plus que ses contemporains, John Ray ne pressent les dimen-
sions de la durée géologique ; c'est seulement à partir des travaux de
Lyell, dans les années 1830, que la chronologie terrestre s'imposera à
tous les esprits comme une longue histoire, qui dément le schéma ju-
déo-chrétien des six mille années écoulées depuis la Création. Le mé-
rite de Ray est d'avoir aperçu les difficultés, sans prétendre les résou-
dre lorsqu'il ne disposait pas des moyens indispensables. Ésaïe est
pour lui une autorité au même titre que Nicolas Sténon ; mais, en tout
état de cause, les faits sont les faits, et la science peut progresser à par-
tir du moment où les interprétations n'interfèrent pas avec le champ de
l'observation. Edward Lhwyd, contemporain de Ray, pense que les
fossiles sont le résultat de la fertilisation des pierres par des semences
animales. Mais il publie en 1699 une Lithophylacii britannici icono-
graphia, où il décrit et catalogue 1 500 fossiles végétaux et animaux
d'Angleterre, dont 250 sont présentés sous forme de gravures. Jean-
Jacques Scheuchzer, médecin à Zurich, [331] lui aussi passionné par
les fossiles, découvre à Altdorf des vertèbres d'ichtyosaure, en les-
quelles il reconnaît des restes de l'homme antédiluvien, dont les pé-
chés ont motivé la catastrophe. Il publie en 1708 des Piscium querelae
et vindiciae, où l'on peut lire les plaintes des animaux marins fossiles,
victimes du déluge qui les égara au loin sur les terres où ils trouvèrent
la mort lorsque les eaux se retirèrent ; il donne dans cet essai des gra-
vures de poissons fossiles. En 1709, l’Herbarium diluvianum de
Scheuchzer est un recueil de plantes fossiles ; la collection du méde-
cin suisse, dont il publie un catalogue en 1716, comprend plus de mil-
le cinq cents pièces. Ainsi progresse la connaissance, en dépit de
l'obstacle épistémologique constitué par la question du déluge. En
1750, Georg Wolfgang Knorr et Ernst Immanuel Walch rassemblent
en quatre volumes in-folio une Collection des curiosités de la nature
et des antiquités de la terre afin de prouver un déluge général. Dès
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 434

cette époque figurent au nombre des antiquités de la terre des haches


de pierre et autres instruments préhistoriques, dont l'identification ne
se réalisera qu'au bout d'une très longue histoire.
En France, Fontenelle, à l'affût de toute actualité scientifique, ana-
lyse à l'Académie des Sciences, en 1710, les travaux de Scheuchzer :
« Voici des nouvelles espèces de médailles dont les dates sont, et sans
comparaison, plus importantes et plus sûres que celles de toutes les
médailles grecques et romaines. » En 1720, Réaumur présente à
l'Académie un mémoire sur les coquilles marines de Touraine. Fonte-
nelle commente ces trouvailles devant la savante assemblée : « Quoi-
qu'il ait dû rester, et qu'il reste effectivement sur la Terre beaucoup de
vestiges du Déluge universel rapporté par l'Écriture sainte, ce n'est
point le déluge qui a produit l'amas des coquilles de la Touraine (...)
Elles ont dû être apportées et déposées doucement, lentement, et par
conséquent en un temps beaucoup plus long qu'une année. Il faut donc
ou qu'avant ou qu'après le Déluge la surface de la Terre eût été, du
moins en quelques endroits, bien différemment disposée de ce qu'elle
est aujourd'hui, que les mers y aient eu un autre arrangement, et qu'en-
fin il y ait eu un grand golfe au milieu de la Touraine. » Ces modifica-
tions de la face de la terre devraient être étudiées pour elles-mêmes :
« Pour parler de cette matière, il faudrait avoir des espèces de cartes
géographiques dressées selon toutes les manières de coquillages en-
fouis en terre. Quelle quantité d'observations ne faudrait-il pas et quel
temps pour les avoir ! Qui sait cependant si les sciences n'iront pas un
jour jusque-là, du moins en partie 575. »
L'évidence de témoignages de plus en plus nombreux enseigne que
la terre et ses habitants n'ont pas toujours été ce qu'ils sont. La nature
se modifie à une allure qui échappe à la perception directe des hom-
mes, mais n'en est pas moins réelle. Toutes sortes de preuves viennent
confirmer cette mobilisation du réel. Grâce aux officiers suédois de
l'armée de Charles XII, vaincus à Poltava en 1709 et déportés par les
Russes en Sibérie, l'Europe apprit que le sol glacé de la toundra livrait
parfois [332] des défenses d'éléphants, et parfois même, au moment
du dégel, des dépouilles entières de ces énormes animaux qui durent,
semble-t-il, à la déformation du patronyme de l'un de leurs inventeurs,

575 Textes cités par R. FURON, dans l'Histoire générale des Sciences, publiée
sous la direction de R. TATON, P.U.F., t. II, 1958, p. 665.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 435

Messerschmidt, le nom de mammouth. Ces monstres furent d'abord


identifiés comme le Behemoth à poils de chèvre de la Bible ; mais des
croquis parvinrent jusqu'à Pétersbourg, et même des parties de l'ani-
mal, en lequel il fallut bien reconnaître une espèce disparue d'élé-
phants. En 1727, Fontenelle rend compte à Paris du Mémoire de Mon-
sieur le chevalier Sloane Sur les dents et autres ossements de l'élé-
phant trouvés dans la terre : « On a découvert des ossements d'élé-
phants en Angleterre, en Flandre, en Allemagne et jusqu'en Irlande et
en Sibérie (...) Ils appartiennent si bien à des éléphants que c'est assez
souvent de l'ivoire, dont on trafique. Cependant les Sibériens, et sur-
tout ceux qui sont idolâtres et encore fort sauvages, ont imaginé un
animal fabuleux, auquel ils donnent ces os. Ils l'appellent Mam-
mout 576... »
Pour que tous ces faits puissent recevoir une interprétation satisfai-
sante, il fallait que l'espace-temps de la Genèse, disqualifié, cède la
place à un espace mental différent, dont personne ne pouvait soup-
çonner la véritable ampleur. La reconnaissance de la nature des fossi-
les rattachait l'histoire des espèces vivantes à l'histoire de la terre,
obligeant à admettre l'insuffisance du cadre biblique. Pour cette raison
même, certains esprits demeurèrent aveugles à ce témoignage, qui
pouvait troubler leur confort intellectuel. Tel est le cas de Linné, pour
qui les fossiles appartiennent à l'ordre minéral. Buffon, au contraire, a
été l'un des premiers à pressentir l'ampleur du problème ; à travers les
fossiles, il semble apercevoir la signification future de la paléontolo-
gie. Tout à fait à la fin de sa vie, dans l'Histoire des Minéraux, dont le
tome IV paraît en 1786, il écrit : « C'est surtout dans les coquillages et
les poissons, premiers habitants du globe, que l'on peut compter un
plus grand nombre d'espèces qui ne subsistent plus ; nous n'entrepren-
drons pas d'en donner ici l'énumération qui, quoique longue, serait
encore incomplète ; ce travail sur la vieille nature exigerait seul plus
de temps qu'il ne m'en reste à vivre, et je ne puis que le recommander
à la postérité ; elle doit rechercher ces anciens titres de noblesses de la
Nature avec d'autant plus de soin qu'on sera plus éloigné du temps de
son origine. En les rassemblant et en les comparant plus attentive-
ment, on la verra plus grande et plus forte dans son printemps qu'elle

576 Histoire de l'Académie des Sciences, année 1727 (éditée en 1729), pp. 1-3 ;
cité dans J.-R. CARRÉ, La philosophie de Fontenelle ou le sourire de la
raison, Alcan, 1932, p. 191.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 436

ne l'a été dans les âges subséquents : en suivant des dégradations, on


reconnaîtra les pertes qu'elle a faites, et l'on pourra déterminer encore
quelques époques dans la succession des existences qui nous ont pré-
cédés 577. »
Ce texte quasi-prophétique, appuyé par une documentation qui
tient compte des découvertes récentes, atteste que l'auteur des Épo-
ques de [333] la Nature comprenait que l'état présent de la vie sur la
planète Terre ne fournissait qu'une coupe sur un devenir d'une durée
encore insoupçonnée. Les « reliques des animaux » de la terre et de la
mer contiennent des secrets que Buffon lègue à ses successeurs, et par
exemple à un Cuvier, âgé déjà de dix-sept ans lorsque paraît l'Histoire
des Minéraux : « Je le répète, c'est à regret que je quitte ces objets in-
téressants, ces précieux monuments de la vieille Nature, que ma pro-
pre vieillesse ne me laisse pas le temps d'examiner assez pour en tirer
les conséquences que j'entrevois (...) D'autres viendront après moi, qui
pourront supputer le temps nécessaire au plus grand abaissement des
mers, et à la diminution des eaux par la multiplication des coquillages,
des madrépores et de tous les corps pierreux qu'elle ne cesse de pro-
duire 578... » La problématique de Buffon demeure solidaire des idées
de son temps, mais certaines intuitions du vieux maître attestent qu'il a
sa place dans ce moment de l'histoire du savoir où se réalise le passa-
ge du muthos au logos en ce qui concerne la paléontologie et la géolo-
gie.
La question des fossiles met en cause, par-delà l'identification de
certains documents, la conception d'ensemble de l'ordre naturel, dont
la durée devient une dimension fondamentale et aussi un moyen d'ac-
tion. Jusqu'au XVIIIe siècle, on n'imagine pas que la Terre, et la vie sur
la Terre, puissent relever d'une chronologie différente de la chronolo-
gie historique, schématisée par les annales bibliques, dont on s'ingénie
à dénombrer les armées, génération par génération. Désormais, les
historiens ne se sentent plus à l'aise dans un cadre qui apparaît comme
celui d'une tradition ethnique et culturelle, mais ne convient pas à

577 Histoire des Minéraux, t. IV, dans Œuvres philosophiques de BUFFON, éd.
citée, p. 419 ; sur ces questions, cf. R. HOOYKAS, Natural Law and divine
miracle, The principle of uniformity in Geology and Theology, 2nd édition,
Leiden, Brill, 1963.
578 Ibid., p. 423.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 437

l'histoire universelle dans son ensemble. L'histoire de la nature ne


coïncide pas avec l'histoire des sociétés humaines ; cette dernière est
d'un ordre de grandeur différent. Il n'est pas possible de la chiffrer
avec une précision quelconque, mais certains soupçonnent que les an-
nées humaines, ou les générations, ne fournissent pas une échelle ap-
propriée à des phénomènes dont le rythme doit être considérablement
plus lent. Voltaire, qui se prononce sur ces questions en amateur au
jugement un peu léger, dans une Dissertation destinée à l'Académie de
Bologne « sur les changements arrivés dans notre globe, sur les pétri-
fications qu'on prétend en être encore les témoignages », examine des
opinions selon lesquelles les changements du globe ont pu s'étendre
sur des « millions d'années » 579.
Si l'histoire de la terre met en jeu des périodes d'une telle amplitu-
de, la notion même de Nature doit être reconsidérée. L'homme ne peut
plus donner une valeur absolue à sa présence éphémère en un moment
du temps ; les phénomènes dont il est le témoin ne lui offrent [334]
qu'une prise de vue sur un devenir, qui lui paraît stable pour la seule
raison qu'il se poursuit à une allure plus lente que les existences hu-
maines. La pensée, capable de tenir compte de la multiplicité des
échelles chronologiques, voit s'ouvrir à elle de nouvelles perspectives.
Données immédiates de la perception, éléments solides du paysage, la
montagne et la mer, la plaine, le fleuve apparaissent désormais comme
des moments provisoires, des états au sein d'un mouvement lent qui
défait et refait la face de la terre. « Les montagnes se dégradent et
s'abaissent, les fleuves charrient, la mer se comble et s'étend, tout tend
insensiblement au niveau, observe Rousseau ; la main des hommes
retient cette pente et retarde ce progrès ; sans eux, il serait plus rapide,
et la terre serait peut-être déjà sous les eaux 580... » La civilisation

579 Cette dissertation, rédigée en 1746, a été publiée en 1749, l'année même où
paraissaient les premiers volumes de l'Histoire naturelle de Buffon. Voltaire
refusait de reconnaître la véritable nature des fossiles ; une polémique
s'ensuivit entre les deux écrivains, qui d'ailleurs s'acheva par une déclaration
d'estime réciproque : « Je ne veux pas rester brouillé avec M. de Buffon
pour des coquilles », déclara Voltaire. La dissertation en question figure
dans les Œuvres complètes de VOLTAIRE, éd. Lahure-Hachette, 1860, t.
XVII, pp. 553 sqq.
580 Jean-Jacques ROUSSEAU, Essai sur l'origine des Langues, ch. IX ; dans
Traités sur la Musique, Genève, 1781, p. 274.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 438

humaine joue comme un agent géologique, capable de ralentir les


progrès de l'érosion.
S'il y a une érosion des formes géographiques, il existe aussi une
érosion des formes vivantes. La leçon des fossiles atteste que la force
plastique de la nature a bénéficié, dans l'histoire de la terre, du recul
des âges lointains où elle a déployé ses pouvoirs. Le texte de Buffon,
cité plus haut, évoque à propos des coquillages et des poissons, les
espèces en grand nombre « qui ne subsistent plus ». Voltaire, pour
mettre en doute le schéma de la chaîne des êtres, souligne « qu'il y a
des espèces de plantes et d'animaux qui sont détruites. Nous n'avons
plus de murex. Il était défendu aux Juifs de manger du griffon et de
l'ixion ; ces deux espèces ont probablement disparu de ce
de 581... ». L'activité de la nature n'est donc pas astreinte à l'éternelle
reproduction du même ; le déploiement de la puissance créatrice com-
porte des variations dans le temps, ainsi d'ailleurs que des variations
dans l'espace, pour peu que l'on songe au grand nombre de végétaux et
d'animaux inconnus révélés par les découvreurs du Nouveau Monde,
ainsi qu'aux espèces étranges que devaient révéler les explorateurs des
terres australes, aux environs de 1780. La diversité de l'espèce humai-
ne, partagées en races dissemblables que l'on s'accorde à faire remon-
ter à une même souche, atteste cette puissance de différenciation inhé-
rente au devenir naturel. La nature est créatrice et non pas seulement
reproductrice de formes déjà existantes ; la nature a le pouvoir d'in-
venter. Ce pouvoir à l'œuvre dans le passé, rien ne permet de supposer
qu'il n'agisse pas encore dans le présent, et qu'il ne prépare un avenir
différent de l'état actuel des choses.
Une telle perspective temporelle n'était nullement suggérée par le
mythe biblique de la création : les êtres vivants y semblent appelés à
l'existence une fois pour toutes, sous une forme qui ne paraît pas des-
tinée à se modifier si peu que ce soit. L'œuvre du Dieu Tout-Puissant
doit être supposée parfaite : dans la logique des textes sacrés, on
n'imagine pas un jeu des essais et des erreurs, où des ébauches se-
raient abandonnées après avoir été esquissées, et où d'autres types de
créatures seraient tenus en réserve pour les temps à venir. Le Dieu ar-
tisan de la [335] Genèse sait exactement ce qu'il veut et, une fois me-
née à son terme l'œuvre des six jours, il met fin à l'expérience, en se

581 VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, article Chaîne des êtres créés.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 439

déclarant satisfait du travail accompli. Si l'on s'en tient à la lettre et à


l'esprit de la Bible, la dimension temporelle de l'histoire naturelle au
XVIIIe est un fait nouveau, imposé par la brusque accumulation des
évidences et le rythme d'ensemble du développement du savoir. Le
XVIIIe siècle est le siècle où la vérité se met en mouvement, où la vérité
se conçoit elle-même comme vérité d'un mouvement.
Le transformisme apparaît ainsi comme l'une des intuitions fonda-
mentales des Lumières. La Nature est conçue comme le dynamisme
intrinsèque dont les êtres vivants jalonnent le sillage sans épuiser les
énergies latentes. La profusion, la variété indéfinie des formes, échap-
pe à toute prédestination rigide ; elle suggère une recherche créatrice,
réutilisant les mêmes moyens selon l'exigence d'une finalité sans fin,
dont les observations humaines perçoivent les manifestations sans ar-
river à en saisir l'essence. Comme les desseins de Dieu, ceux de la Na-
ture sont impénétrables, mais ce que le naturaliste parvient à en dé-
couvrir suffit à susciter son enthousiasme. Car le sens de la vie, même
pour ceux qui n'admettent plus aucune intervention de la Providence
dans son orientation, demeure positif et favorable à l'humanité,
conformément à la norme de l'optimisme prédominant. Nul n'admet
que ce gigantesque déploiement d'énergie puisse être le fruit d'un mé-
canisme aveugle.
Le dépassement du schéma biblique apparaît déjà chez Linné, l'un
des plus religieux parmi les naturalistes du XVIIIe siècle. Au début de
sa carrière scientifique, il s'en tient à l'idée d'une création réalisée une
fois pour toutes : « Rien de ce que Dieu a créé ne se détruit ; il ne se
crée plus d'espèces, il ne s'en est jamais éteint. Tout se tient ; les plan-
tes ont été créées pour les animaux et ne peuvent à leur tour vivre sans
eux. Le monde périrait s'il venait à manquer une espèce à l'harmonie
universelle 582. » Cette vision statique de la nature a valu à Linné
d'être considéré comme le patron de la doctrine fixiste, qui n'admet
aucune innovation dans l'ordre des formes vivantes ; certaines formu-
les du maître suédois résument cette idée qu'il existe aujourd'hui le
même nombre d'espèces qu'au jour de la création originaire : Species

582 Fragment d'une des premières éditions du Systema Naturae ; cité dans Paul
TOPINARD, Éléments d'anthropologie générale, Delahaye, 1885, p. 29.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 440

tot numeramus quot diversae formae in primitione sunt creatae 583.


Mais ce fixisme a priori, qui fait remonter chaque espèce à un couple
primitif, ou à un type, compris dans l'ordonnancement du plan divin,
se heurte au démenti d'une expérience que Linné, excellent observa-
teur, est obligé d'enregistrer telle qu'elle est. Peu sensible aux éviden-
ces fournies par les fossiles, Linné vient au transformisme par le biais
de l'hybridité et des monstruosités, qui préoccuperont beaucoup les
naturalistes du XVIIIe siècle, dans la mesure où elles consacrent des
divergences par rapport à la norme du type spécifique. Le phénomène
de l'hybridité était connu depuis [336] longtemps, mais la tradition
voulait que les hybrides, tel le mulet, fussent stériles, ce qui corrigeait,
si l'on peut dire, l'aberration. Dès sa jeunesse, employé dans les jar-
dins du riche amateur Clifford, en Hollande, Linné constate l'existence
d'espèces artificielles, capables de se reproduire, contrairement au
principe admis d'ordinaire ; ces espèces sont parfois l'œuvre du jardi-
nier, parfois elles se produisent spontanément, et Linné les considère
comme des ratés, ou des « espiègleries » de la Création : « Je fais la
distinction entre les espèces du Créateur tout-puissant, lesquelles sont
vraies, et les variétés anormales du jardinier : je considère les premiè-
res comme fort importantes, à cause de leur auteur ; je rejette les der-
nières à cause de leurs auteurs. Les premières dureront et ont duré de-
puis le début du monde ; les dernières, qui sont des monstruosités, ne
peuvent se vanter que d'une existence éphémère 584. » Les variétés
nouvelles, dès qu'elles cesseront de bénéficier de soins particuliers,
disparaîtront.
Un tel raisonnement était arbitraire, et Linné ne put maintenir cette
position de repli. En 1744, il expose le cas d'une plante qu'il appelle
Peloria, d'un mot grec qui signifie « monstre ». Cette plante, pour la
tige et la feuille, est une Linaire, mais sa fleur ne correspond pas au
type normal de l'espèce. Il s'agit donc d'un monstre ; seulement,
contrairement à la règle, la Peloria se reproduit ; elle doit donc rece-
voir le statut d'une espèce nouvelle : « Une conclusion stupéfiante
s'impose, écrit Linné, à savoir que de nouvelles espèces peuvent surgir
dans le règne végétal, que des genres différents au point de vue des
organes de fructification, peuvent avoir la même origine et le même

583 Philosophia Botanica, 1750 ; dans Knut HAGBERG, Karl Linné, trad.
Hammar, éd. Je Sers, 1944, p. 162.
584 Cité ibid., p. 80.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 441

caractère ; qu'il peut y avoir pour le même genre des organes de fructi-
fication différents. Il y a là de quoi renverser la base de la fructifica-
tion, qui est en même temps la base de toute la science botanique, de
quoi faire sauter les classes naturelles des plantes 585. »
Rompant avec son dogmatisme initial, Linné adopte la perspective
mutationniste, qui relativise l'acte originel de la Création. Il faut céder
à l'évidence : « J'ai vu moi-même quatre véritables espèces de plantes
hybrides se produire de mon temps, écrit Linné en 1760. Il n'y a aucun
doute que ce ne fussent des espèces nouvelles produites par généra-
tions hybrides. Il semble en résulter que beaucoup d'espèces apparte-
nant à un même genre n'ont constitué à l'origine qu'une même plante
et se sont produites depuis par hybridité 586. » Tout se passerait com-
me si l'initiative du Créateur n'avait porté que sur un schéma global,
sur une première esquisse de l'ordre des êtres ; la Nature aurait reçu
une délégation de pouvoirs pour parachever ou diversifier l'œuvre des
six jours. Le maître d'Upsal ne se résout qu'à contrecœur à accepter
une idée si contraire à ses présupposés ; il ne considère pas le problè-
me comme résolu. En 1762 encore, il indique qu'il s'agit là pour lui,
ou plutôt pour ses successeurs, d'une hypothèse de travail : « J'ai long-
temps nourri le soupçon, et je n'ose le présenter que comme une hypo-
thèse, que [337] toutes les espèces d'un même genre n'ont constitué à
l'origine qu'une même espèce, qui s'est diversifiée par voie d'hybridité.
Il n'est pas douteux que ce ne soit une des préoccupations de l'avenir,
et que de nombreuses expériences ne soient instituées pour convertir
cette hypothèse en axiome établissant que les espèces sont l'œuvre du
temps 587. »
Linné est un cas-limite : le plus grand classificateur et nomencla-
teur de l'histoire du savoir devait maintenir la fixité des types et la dis-
continuité des espèces afin de réaliser un ordonnancement statique du
domaine naturel. Or il est obligé de faire droit à l'exigence adverse,
d'admettre la variabilité des formes et la plasticité d'une nature enga-
gée dans un devenir dont les aboutissements sont indéterminés. Da-
vantage encore, c'est le principe même de son épistémologie qui se
trouve remis en question, en même temps que l'unité, l'identité et la

585 Dissertation sur la Peloria, 1744, citée ibid., p. 163.


586 Cité dans TOPINARD, op. cit., p. 31.
587 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 442

permanence des espèces. « Il paraît prudent et exact de dire que Linné


ne réussit jamais à bien fixer la notion des espèces, constate Hagberg.
Mais l'ancienne, celle sur laquelle se basait le Systema Naturae, est
totalement abolie. Il finit par supprimer aussi, dans les éditions suc-
cessives, sans cesse augmentées du Systema, son affirmation selon
laquelle de nouvelles espèces ne se produisent jamais 588. »
Ainsi, le Systema Naturae est construit sur un fondement dont Lin-
né lui-même doit constater la ruine. Paradoxe qui d'ailleurs se redou-
ble, puisque la classification des espèces selon Linné s'est imposée à
la science naturelle, bien que la notion d'espèce n'ait pas résisté à la
critique. Mais la classification de Linné a perdu en chemin la validité
absolue que lui attribuait d'abord son auteur ; elle est devenue un rele-
vé problématique, le schéma d'une situation donnée en un moment du
temps. Linné lui-même, génial observateur du présent, n'a pas songé à
ouvrir sa classification vers le passé et vers l'avenir ; cette ouverture
sera réalisée par d'autres que lui. Si la nature change sous nos yeux,
elle a changé et elle changera. Il y a place dans l'histoire naturelle pour
une paléontologie et, si l'on peut dire, pour une « futurologie ». La
classification, coupe dans un devenir, propose un ordre synchronique ;
il faut, d'autre part, la situer dans une perspective diachronique, celle
qui recevra de Darwin, un siècle plus tard, le nom d' « évolution ».
Ce gauchissement de l'œuvre linnéenne semble donner raison au
grand adversaire du naturaliste suédois. Buffon, pour des motifs d'ori-
gine philosophique, s'était élevé avec véhémence contre le schéma
proposé par le Système de la Nature. Empiriste comme tout son siècle,
l'auteur de l’Histoire naturelle ne voit dans la notion d'espèce qu'une
idée abstraite abusivement substantifiée. Il n'existe dans la réalité que
des individus, et la critique nominaliste s'applique à plein contre les
conceptions de Linné. Locke avait fait le procès des idées innées telles
que les maintenait Descartes ; Buffon reprend le même procès contre
la classification du Systema, en laquelle il voit un innéisme dans l'or-
dre de la nature. Le nomenclateur condense un certain nombre d'ob-
servations de fait en [338] un type qu'il dote d'une personnalité trans-
cendante. Il faut imposer des noms aux êtres naturels ; mais ces dé-
nominations ne servent qu'à regrouper les observations. En langage
moderne, on pourrait dire que pour Buffon les espèces désignent des

588 Knut HAGBERG, Karl Linné, op. cit., p. 168.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 443

fréquences statistiques plutôt que des normes de caractère impératif.


L'intérêt porté par l'auteur de l'Histoire naturelle au calcul des proba-
bilités a pu l'orienter vers l'idée que les schémas épistémologiques ne
sont que des approximations par rapport à la réalité des phénomènes,
alors que son rival suédois, du moins à l'origine de sa recherche, pou-
vait penser que les phénomènes constituent des approximations par
rapport à la vérité normative des types spécifiques.
Si Linné n'admet l'idée transformiste que contraint et forcé, à
contrecœur, cette idée constitue pour Buffon un présupposé de la re-
cherche. Linné, classificateur, postule la discontinuité de l'ordre du
monde ; il lui faut justifier la continuité et les variations lorsqu'il s'en
présente. Buffon postule la continuité ; pour lui c'est la discontinuité,
l'existence de genres et d'espèces relativement fixes, qui fait problème.
Linné pouvait séparer les règnes de la nature sans se préoccuper de
leur unité, que justifiait suffisamment la référence au dessein du Créa-
teur. Buffon au contraire doit accepter l'unité de la nature sous toutes
ses formes comme cadre global d'explication ; la nature dont il étudie
les aspects et le développement embrasse non seulement les espèces
vivantes, mais encore la réalité matérielle de la terre, le cosmos entier,
soumis à une même exigence d'intelligibilité. Avant d'aborder le do-
maine de la vie, Buffon définit le paysage de son déploiement.
L’Histoire naturelle, en 1749, commence par une « Histoire et Théo-
rie de la Terre », car « l'histoire générale de la terre doit précéder l'his-
toire particulière de ses productions, et les détails des faits singuliers
de la vie et des mœurs des animaux ou de la culture et de la végétation
des plantes appartiennent peut-être moins à l'Histoire naturelle que les
résultats généraux des observations qu'on a faites sur les différentes
matières qui composent le globe terrestre, sur les éminences, les pro-
fondeurs et les inégalités de sa forme, sur les mouvements des mers,
sur la direction des montagnes, sur la position des carrières, sur la ra-
pidité et les effets des courants de la mer, etc. Ceci est la Nature en
grand, et ce sont là ses principales opérations ; elles influent sur toutes
les autres, et la théorie de ces effets est une première science, de la-
quelle dépend l'intelligence des phénomènes particuliers, aussi bien
que la connaissance exacte des phénomènes terrestres ; et quand mê-
me on voudrait donner à cette partie des sciences naturelles le nom de
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 444

Physique, toute physique où l'on n'admet point de systèmes n'est-elle


point l'Histoire de la Nature 589 ? ».
Cette admirable ouverture définit la visée cosmologique de l'expli-
cation buffonienne. Sous le régime de la continuité, la réalité forme un
ensemble, au sein duquel l'homogénéité doit progresser de proche en
proche sans rencontrer de coupure. La nature doit s'interpréter par
[339] la nature, sans référence à des interventions transcendantes,
comme il arrive chez bon nombre de théoriciens contemporains, aux-
quels Buffon fait reproche de mélanger la physique et la théologie.
Les résultats obtenus par Buffon ne sont pas à la mesure de son ambi-
tion, et la théorie de la Terre est éloignée d'une géologie positive, qui
ne sait pas encore dire son nom. Mais l'immense mérite de Buffon est
d'avoir osé formuler l'exigence d'une connaissance de la totalité natu-
relle ; un seul mouvement doit relier la réalité matérielle brute à la ré-
alité organique, et l'homme lui-même apparaît comme le dernier terme
de la série continue des êtres matériels.
Buffon passe pour un des ancêtres du transformisme, alors que
Linné est souvent représenté comme le patron du fixisme. Les choses
ne sont pas si simples. Linné, nous l'avons vu, a reconnu la réalité des
mutations. Buffon, bien qu'il critique la rigidité de la classification
linnéenne, ne peut pas être confondu avec Darwin, ni même avec La-
marck. Il maintient le dogme théologique de la création, aux origines
de l'ordre naturel. L'intervention divine se produit une fois pour tou-
tes ; par la suite, les phénomènes doivent s'expliquer les uns par les
autres. Mais l'initiative primordiale de la divinité définit les grands
traits, les structures fondamentales de la nature, qui demeure soumise
à cette programmation imposée par Dieu. « Ministre de ses ordres ir-
révocables, dépositaire de ses immuables décrets, la nature ne s'écarte
jamais des lois qui lui ont été prescrites ; elle n'altère rien aux plans
qui lui ont été tracés, et dans tous ses ouvrages elle présente le sceau
de l'Éternel : cette empreinte divine, prototype inaltérable des existen-
ces, est le modèle sur lequel elle opère, modèle dont tous les traits
sont exprimés en caractères ineffaçables, et prononcés pour jamais ;

589 BUFFON, Histoire naturelle, Second Discours, Histoire et Théorie de la


Terre, 1749 ; Œuvres philosophiques de BUFFON, Corpus général des
philosophes français, P.U.F., 1954, P. 45.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 445

modèle toujours neuf, que le nombre des moules ou des copies, quel-
que infini qu'il soit, ne fait que renouveler 590. »
Ce langage fixiste correspond à une affirmation fondamentale de
Buffon. Le devenir de la nature ne comporte guère de possibilités de
renouvellement. « Les espèces, affirme Buffon, sont les seuls êtres de
la Nature ; êtres perpétuels, aussi anciens, aussi permanents qu'el-
le 591. » Cette permanence résulte de la biologie générale mise en œu-
vre dans l’Histoire naturelle : « Il existe sur la terre et dans l'air et
dans l'eau une quantité déterminée de matière organique que rien ne
peut détruire ; il existe en même temps un nombre déterminé de mou-
les capables de se l'assimiler, qui se détruisent et se renouvellent à
chaque instant ; et ce nombre de moules ou d'individus, quoique va-
riable dans chaque espèce, est au total toujours le même, toujours pro-
portionné à cette quantité de matière vivante. » L'idée selon laquelle
« on verrait paraître des espèces nouvelles 592 » semble à Buffon
contraire à sa conception, plutôt statique, d'une nature caractérisée par
la conservation de l'énergie organique inhérente aux molécules vitales.
Le transformisme de Buffon se trouve par là même maintenu dans
les limites de la fixité des espèces. Celle-ci n'est pas rigide, et certai-
nes [340] variations ont pu s'y produire, mais elles revêtent le caractè-
re plutôt négatif d'une « dégénération », qui, à l'intérieur d'un genre
donné, a pu produire des espèces voisines. Par exemple, le cheval, le
zèbre et l'âne appartiennent tous trois à une même famille ; ils consti-
tuent des espèces collatérales à l'intérieur d'un même genre ; on peut
diminuer le nombre des types sur lesquels a porté la création : « On
peut réduire à quinze genres et à neuf espèces isolées non seulement
tous les animaux qui sont communs aux deux continents, mais encore
tous ceux qui sont propres et particuliers à l'ancien », estime Buffon
en ce qui concerne les mammifères 593. A propos des oiseaux, Buffon
observe également : « On trouve fréquemment parmi eux des espèces
voisines et assez ressemblantes pour pouvoir être regardées comme
des branches collatérales d'une même tige, ou d'une tige si voisine

590 Histoire naturelle, Première Vue, 1764 ; Œuvres philosophiques, éd. citée,
p. 31.
591 Seconde Vue, 1765, ibid., p. 35.
592 Ibid., p. 38.
593 Cité dans PIVETEAU, loc. cit., p. XXXIII.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 446

d'une autre qu'on peut leur supposer une origine commune 594. » Il
s'agit d'une possibilité de diversification, qui revêt le caractère d'une
dégénérescence, et se manifeste surtout dans les espèces inférieures.
Buffon semble hésiter quant à la position à prendre : « L'âne et le
cheval viennent-ils donc originairement de la même souche ? sont-ils,
comme le disent les nomenclateurs, de la même famille, ou ne sont-ils
pas et n'ont-ils pas toujours été des animaux différents 595 ? » La ré-
ponse à cette question met en cause beaucoup plus que les deux espè-
ces intéressées. Ceux qui n'hésitent pas à regrouper végétaux et ani-
maux en familles d'une origine commune « ne paraissent pas avoir
assez senti toute l'étendue de ces conséquences, qui réduiraient le pro-
duit immédiat de la création à un nombre aussi petit que l'on voudrait :
car s'il était une fois prouvé qu'on pût établir ces familles avec raison,
s'il était acquis que dans les animaux et même dans les végétaux, il y
eût, je ne dis pas plusieurs espèces, mais une seule qui eût été produite
par la dégénération d'une autre espèce ; s'il était vrai que l'âne ne fût
qu'un cheval dégénéré, il n'y aurait plus de borne à la puissance de la
Nature, et l'on n'aurait pas tort de supposer que d'un seul être elle a su
tirer avec le temps tous les autres êtres organisés 596 ».
Si Buffon recule devant le transformisme, c'est qu'il a saisi la logi-
que du transformisme. Le mythe de la Création lui sert de garde-fou
devant des possibilités vertigineuses que son esprit positif ne peut ad-
mettre. Il invoque la révélation, puis il ajoute : « D'ailleurs, depuis
qu'on observe la nature, depuis le temps d'Aristote jusqu'au nôtre, l'on
n'a pas vu paraître d'espèces nouvelles, malgré le mouvement rapide
qui entraîne, amoncelle ou dissipe les parties de la matière, malgré le
nombre infini de combinaisons qui ont dû se faire pendant ces vingt
siècles 597... » L'hypothèse transformiste est contraire aux faits les plus
nombreux, bien que certains faits semblent la corroborer.
[341]
Une attitude de réserve s'impose. Buffon admet que c'est là un do-
maine mal connu et dans lequel devrait être mise en œuvre une re-

594 Cité ibid.


595 Des Animaux domestiques : l'Ane, 1753 ; Œuvres philosophiques de
BUFFON, p. 353.
596 Ibid., p. 355.
597 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 447

cherche expérimentale systématique. « En général, la parenté des es-


pèces est un de ces mystères profonds que l'homme ne pourra sonder
qu'à force d'expériences aussi réitérées que longues et difficiles.
Comment pourra-t-on connaître autrement que par l'union mille et
mille fois tentée des animaux d'espèces différentes leur degré de pa-
renté ?... Toutes les espèces animales étaient-elles autrefois ce qu'elles
sont aujourd'hui ? Leur nombre n'a-t-il pas augmenté ou plutôt dimi-
nué ? Les espèces faibles n'ont-elles pas été détruites par les plus for-
tes, ou plutôt par la tyrannie de l'homme, dont le nombre est devenu
mille fois plus grand que celui d'aucune espèce d'animaux puissants ?
Quel rapport pourrions-nous établir entre cette parenté des espèces et
une autre plus connue, qui est celle des différentes races de la même
espèce 598 ? » Le schéma fixiste d'une nature prédéterminée jusque
dans le détail recule devant une conception plus floue, où la nature
comme ensemble des ensembles des espèces vivantes est un lieu d'af-
frontement, où la vie agit sur la vie, où l'ordre établi n'est jamais qu'un
statu quo provisoire, toujours exposé à une remise en question.
Le transformisme de Buffon intervient sur l'arrière-plan d'une sta-
bilité fondamentale. « Il admet qu'en remontant à un état très ancien
de la nature, état que nous ne pouvons atteindre que par des inductions
et des rapports « presque aussi fugitifs que le temps qui semble « en
avoir effacé les traces », nous trouverons un certain nombre de sou-
ches originelles dont les unes, ou espèces mineures, auraient donné
par dégénération, des formes nouvelles, tandis que les autres, ou espè-
ces majeures, auraient persisté sans changement tout au long de l'his-
toire du globe 599. » Il y a bien une histoire de la vie, mais cette histoi-
re ne produit que des variations sur les thèmes de la nature qui persiste
en son essence. Le caractère décisif de la création divine empêche le
devenir du temps de produire des formes réellement nouvelles. Les
grandes lignes du développement sont fixées selon une structure hié-
rarchique, dont Buffon trouve le principe dans le schéma biblique des
jours de la création. La multiplicité des individus et des variétés suit
les grandes lignes du programme initial. L'âne, le cheval et le zèbre
proposent des différences qui respectent une même norme fondamen-
tale.

598 BUFFON, Supplément à l’ « Histoire naturelle », t. III, 1776, cité dans


PIVETEAU, p. XXIII.
599 PIVETEAU, loc. cit., p. XXXIV.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 448

Chez les grands naturalistes du XVIIIe siècle, la stabilité l'emporte


sur le mouvement. Les indications concernant de nouvelles variétés
sont restreintes, parce que Linné et Buffon, savants authentiques, sont
capables de maintenir leur spéculation dans les limites du contrôle
expérimental. Pour passer des observations sur la Peloria à une doc-
trine du transformisme universel, il fallait extrapoler avec une hardies-
se visionnaire qui ne se trouve pas chez l'auteur du Systema naturae.
D'ailleurs les travaux de Linné sur la Linaire et la Peloria trouvèrent
des critiques compétents qui s'efforcèrent de réduire à de modestes
proportions l'apparition [342] d'espèces nouvelles que le savant sué-
dois croyait avoir observées. Selon l'Allemand J. C. Koelreuter (1761-
1766) et l'éminent botaniste français M. Adanson (1769) une vérifica-
tion rigoureuse permet de constater que les prétendues espèces nou-
velles ne sont que des variétés instables qui s'écartent peu du type ori-
ginaire, auquel il arrive qu'elles fassent retour dans la suite des généra-
tions 600.
Pour un savant soumis à la discipline des faits, le transformisme
apparaît comme une hypothèse mal fondée en raison scientifique. Les
vues de Darwin, elles aussi, se heurteront de la part de savants scrupu-
leux à des objections de cet ordre. À cette objection contre le trans-
formisme s'ajoute, chez Linné et Buffon, un second obstacle épisté-
mologique, constitué par la tradition judéo-chrétienne. Bien que Buf-
fon soit, beaucoup plus que Linné, détaché de toute appartenance reli-
gieuse positive, il n'en reste pas moins attaché, comme son grand ri-
val, au schéma de la création ; la nature, dans ses grandes lignes, lui
paraît définie par une prédestination ontologique. Le développement
des espèces vivantes dans le temps ne saurait être soumis à des impul-
sions accidentelles, susceptibles de le conduire n'importe où. Le Créa-
teur a fixé le plan directeur dont les êtres vivants ne peuvent s'écarter
que dans des limites fort étroites.
Si l'idée transformiste se trouve contrecarrée et restreinte, chez
Linné et Buffon, par le présupposé épistémologique et le présupposé
dogmatique, ces restrictions joueront moins chez des penseurs dont les

600 Cf. Bentley GLASS, The establishment of modern genetical theory as an


exemple of the interaction of different models, techniques and inferences ;
dans Scientific change, edited by A. C. Crombie, Symposium d'Oxford,
London, Heinemann, 1963, pp. 526-528.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 449

idées se développent en dehors des contraintes de la science rigoureu-


se et de la théologie chrétienne. Des esprits indépendants ont rêvé le
transformisme dans les marges de la science avant qu'il devienne,
avec Lamarck et Darwin, un thème de la science. Le transformisme
spéculatif est répandu chez de nombreux esprits du siècle des Lumiè-
res qui, conscients de l'immense pouvoir de la Nature, se plaisent à
imaginer sur le thème d'une créativité spontanée inhérente au devenir
des vivants. Bien avant Linné, Fontenelle commentant des recherches
de botanique réfléchit, en 1719, « sur la production de nouvelles espè-
ces de plantes ». Ses propos d'amateur éclairé sont significatifs d'une
orientation de pensée : « L'art, la culture et encore plus le hasard,
c'est-à-dire certaines circonstances inconnues, font naître tous les
jours des nouveautés dans des fleurs curieuses, telles que les Anémo-
nes et les Renoncules, et ces nouveautés ne sont traitées par les bota-
nistes que de variétés qui ne méritent pas de changer les espèces, mais
pourquoi la Nature serait-elle incapable de nouveautés qui allassent
jusque-là ? Il paraît qu'elle est au moins constante et plus diverse dans
les plantes que dans les animaux, et qui connaît les bornes de cette
diversité ? À ce compte, les anciens botanistes n'avaient pas eu tort de
décrire si peu d'espèces d'un même genre ; ils n'en connaissaient pas
davantage, et c'est le temps qui en a amené de nouvelles. Par la même
raison, les botanistes futurs seraient accablés et obligés à la fin
d'abandonner les espèces pour se [343] réduire aux genres seuls. Mais
avant de prévoir ce qui sera, il faut se bien assurer de ce qui est 601... »
Fontenelle n'est pas un botaniste. Mais le secrétaire de l'Académie
des Sciences applique dans tous les secteurs de l'encyclopédie les exi-
gences d'une pensée précise et lucide. L'idée transformiste lui est ve-
nue à l'esprit, ce qui prouve bien qu'elle constitue dès le début du
XVIIIe siècle l'une des possibilités inhérentes à l'espace mental. Fonte-
nelle a eu, le premier peut-être, le pressentiment d'une « histoire de la
Raison » ; le texte que nous venons de citer atteste le pressentiment
parallèle d'une « histoire de la Nature ». Il faut mobiliser la connais-
sance, la faire passer d'un statut de stabilité à un régime de dévelop-

601 FONTENELLE, Sur la production de nouvelles espèces de plantes (compte


rendu des Observations sur la nature des Plantes, de Marchant), Histoire de
l'Académie royale des Sciences, 1719, pp. 57-58 ; cité dans Jean EHRARD,
L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle,
S.E.V.P.E.N., 1963, pp. 229-230.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 450

pement. Les normes rationnelles s'usent ; elles dépérissent pour se re-


constituer selon des principes nouveaux. Pareillement, il se pourrait
que les aspects actuels de la nature ne soient que des formes de transi-
tion, des formes en transition, dont nul ne peut prévoir les aboutisse-
ments à venir.
Lorsque commence à paraître la synthèse cosmologique de Buffon,
certains de ses lecteurs, plus audacieux que lui, renonçant à l'idée
d'une création initiale, et déjà à peu près définitive, en viendront à
démultiplier l'acte créateur, qui devient un simple attribut de l'ordre
naturel. En dehors de toute prédestination, la nature apparaît comme
un devenir aux possibilités illimitées, qui défie les catégories de la
pensée réfléchie. Diderot s'engage dans cette voie : « Si l'état des êtres
est dans une vicissitude perpétuelle ; si la nature est encore à l'ouvra-
ge, malgré la chaîne qui lie les phénomènes, il n'y a point de philoso-
phie. Toute notre science naturelle devient aussi transitoire que les
mots. Ce que nous prenons pour l'histoire de la nature n'est que l'his-
toire très incomplète d'un instant. Je demande donc si les métaux ont
toujours été et seront toujours tels qu'ils sont ; si les plantes ont tou-
jours été et seront toujours telles qu'elles sont ; si les animaux ont tou-
jours été et seront toujours tels qu'ils sont, etc. 602 ? »
Diderot n'est pas un Lamarck ou un Darwin ; il ne possède pas la
longue familiarité du savant avec les êtres naturels, ni sa longue pa-
tience. Il n'accède à la science que par la médiation de ses lectures ; il
spécule, il romance, mais sa pensée pénétrante lui permet certaines
intuitions qui anticipent sur l'état présent de la connaissance. « De
même, poursuit-il, que dans les règnes animal et végétal, un individu
commence pour ainsi dire, s'accroît, dépérit et passe — n'en serait-il
pas de même des espèces entières ? Si la foi ne nous apprenait que les
animaux sont sortis des mains du Créateur tels que nous les voyons ;
et s'il était permis d'avoir la moindre incertitude sur leur commence-
ment et sur leur [344] fin, le philosophe, abandonné à ses conjectures,
ne pourrait-il pas soupçonner que l'animalité avait de toute éternité ses
éléments particuliers épars et confondus dans la masse de la matière ;
qu'il est arrivé à ces éléments de se réunir, parce qu'il était possible
que cela se fît ; que l'embryon formé de ces éléments a passé par une

602 De l'interprétation de la Nature, art. 58, 1753 ; Œuvres philosophiques de


DIDEROT, p. p. Paul VERNIÈRE, Garnier, 1961, p. 241.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 451

infinité d'organisations et de développements ; qu'il a eu, par succes-


sion, du mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la ré-
flexion, de la conscience, des sentiments, des passions, des signes, des
gestes, des sons, des sons articulés, une langue, des lois, des sciences
et des arts ; qu'il s'est écoulé des millions d'années entre chacun de ces
développements ; qu'il a peut-être encore d'autres développements à
subir et d'autres accroissements à prendre, qui nous sont
nus 603... » Diderot n'hésite pas à envisager l'idée que ce vivant huma-
nisé « disparaîtra pour jamais de la nature, ou plutôt qu'il continuera
d'y exister, mais sous une forme, et avec des facultés tout autres que
celles qu'on lui remarque dans cet instant de la durée 604... ».
Cette page prophétique s'achève sur une pirouette : « La religion
nous épargne bien des écarts et bien des travaux 605. » Mais cet ironi-
que point d'orgue signifie que la réflexion de Diderot est capable de
cet « écart », qui permet à la pensée de se développer en dehors du
paradigme de la Genèse, dont un Linné et un Buffon ne parviennent
pas à s'affranchir. Diderot lit, dans la Lettre sur l'Homme et ses rap-
ports de François Hemsterhuis, penseur mystique et occultiste, que la
constitution de l'œil « a dû se faire dans la première semence ou dans
le premier individu ». Et Diderot proteste : « Je ne sais ce que c'est
que le premier individu. Je n'entends rien à la première semence ;
moins encore à une semence qui contient un œil fait de toutes pièces.
La génération animale ne s'est point faite ainsi. Et je ne sais, non plus,
ce qu'était l'animal il y a quelques centaines de milliards d'années, pas
plus que je ne sais non plus ce qu'il deviendra dans quelques autres
centaines de milliards d'années. Il aurait été fait tout à coup, cet œil,
cette machine admirable, son mécanisme serait encore mille fois plus
surprenant, que la matière produite par un agent immatériel n'en serait
pas moins absurde 606. »
Le transformisme de Diderot, beaucoup plus radical que celui de
Buffon, n'est qu'une vue de l'esprit, mais le patron de l'Encyclopédie

603 Ibid.
604 Ibid., pp. 241-242.
605 P. 242.
606 François HEMSTERHUIS, Lettre sur l'Homme et ses rapports avec le
commentaire inédit de DIDEROT, p. p. G. MAY, P.U.F., 1964, pp. 218-219 ;
dans Roland DESNE, Les matérialistes français de 1750 à 1800, Buchet-
Chastel, 1965, pp. 80-81.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 452

est un des semeurs d'idées de son époque. Les thèmes transformistes


seront de plus en plus répandus dans la seconde moitié du siècle. La
Mettrie imagine une formation progressive des êtres vivants à partir
de « graines ou semences », éléments primitifs de matière animée,
analogues aux molécules organiques de Buffon. Il conçoit la forma-
tion des espèces par l'agglomération de telles particules d'où résulte-
raient des [345] ensembles doués d'un degré supérieur d'organisation.
Ici encore il ne s'agit que d'une hypothèse sans rapport possible avec
un contrôle dans l'ordre de l'observation, mais la perspective trans-
formiste ou évolutive est clairement affirmée.
« Les premières générations ont dû être fort imparfaites, estime La
Mettrie. Ici l'œsophage aura manqué, là l'estomac, la vulve, les intes-
tins, etc. Il est évident que les seuls animaux qui auront pu vivre, se
conserver et perpétuer leur espèce auront été ceux qui se seront trou-
vés munis de toutes les pièces nécessaires à la génération, et auxquels,
en un mot, aucune partie essentielle n'aura manqué. Réciproquement,
ceux qui auront été privés de quelque partie d'une nécessité absolue
seront morts, ou peu de temps après leur naissance, ou du moins sans
se reproduire. La perfection n'a pas plus été l'ouvrage d'un seul jour
pour la nature que pour l'art 607. » La Mettrie admet, du moins à titre
d'hypothèse, la substitution à une création intemporelle, en elle-même
incompréhensible, comme le disait déjà Diderot, d'un schéma tempo-
rel où les espèces se forment peu à peu, grâce à une série d'essais et
d'erreurs ; les thèmes darwiniens de la sélection naturelle et de la sur-
vivance des plus aptes sont esquissés. Un déterminisme, sans orienta-
tion prédestinée, suffit pour justifier la formation progressive d'orga-
nismes complexes. « Comme, posées certaines lois physiques, il
n'était pas possible que la mer n'eût son flux et son reflux, de même
certaines lois du mouvement ayant existé, elles ont formé des yeux qui
ont vu, des oreilles qui ont entendu, des nerfs qui ont senti, une langue
tantôt capable et tantôt incapable de parler suivant son organisation ;
enfin elles ont fabriqué le viscère de la pensée. La nature a fait dans la
machine de l'homme une autre machine qui s'est trouvée propre à re-

607 LA METTRIE, Le système d'Épicure, 1750 ; Œuvres philosophiques,


Amsterdam, 1774, t. III, pp. 220-221.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 453

tenir les idées et à en faire de nouvelles (...) Ayant fait, sans voir, des
yeux qui voient, elle a fait sans penser une machine qui pense 608... »
Pour développer un mécanisme intégral, La Mettrie rejette l'idée de
Création, parce que la référence à une initiative originaire de la divini-
té implique une finalité immanente à la nature. Le Dieu de Linné ou
de Buffon a fixé par avance les limites du développement des espèces
et des formes. Pour La Mettrie, au contraire, la vie est une énergie la-
tente dans la matière et qui cherche sa voie dans des directions impré-
visibles. Une accumulation de causalités convergentes a suscité la
forme humaine ; rien ne dit que la nature s'en tiendra là ; d'autres for-
mes peuvent naître qui, elles non plus, ne seront pas le fruit du hasard,
mais la résultante d'une autorégulation ; les êtres non viables, les ratés
sont éliminés, seuls subsistent les êtres qui bénéficient d'un concours
favorable de circonstances. L'idée de hiérarchie, qui s'affirmait dans le
thème de la chaîne des êtres, est remplacée par la notion d'une com-
plexité croissante d'organisation. L'homme est lui-même un produit de
l'activité des forces naturelles ; l'être humain n'apparaît plus comme le
chef-d'œuvre [346] de la Providence divine, et l'objet de sa sollicitu-
de ; il doit se considérer comme l'aboutissement imprévisible de mé-
canismes aveugles qui ont fini par se compenser et se combiner.
« L'organisation est le premier mérite de l'homme 609. »
Le cas de La Mettrie fait voir que le transformisme proprement dit
implique l'abandon d'habitudes de pensée consacrées par un usage
immémorial. La Mettrie est un athée et ensemble un déraciné, qui
achève sa carrière dans l'exil de Berlin. Avant lui, un autre personnage
curieux évoque cette alliance entre la libre pensée et les spéculations
transformistes. Benoît de Maillet fut à peu près le contemporain de
Fontenelle, avec lequel il entretint des relations de pensée. Sa longue
vie, de 1656 à 1738, fut surtout occupée par une carrière dans le servi-
ce diplomatique. De Maillet fut consul général en Egypte à partir de
1692, consul général à Livourne en 1708, et, en 1714, inspecteur des
établissements français du Levant et des côtes barbaresques. Arabisant
de valeur, il publia un ouvrage important sur l'Egypte qu'il connaissait

608 Ibid., pp. 226-227 ; cf. LA METTRIE, L'Homme machine, critical edition by
ARAM VARTANIAN, Princeton University Press, i960, pp. 55 sqq.
609 LA METTRIE, L'Homme machine, 1747 ; Œuvres philosophiques, sans nom
d'auteur, Londres, 1751, p. 34.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 454

bien. Après quoi, ayant pris sa retraite, il composa aux environs de


1725 un ouvrage qui parut après sa mort en 1748 et 1756, à Amster-
dam, sous un titre constitué par un anagramme de son nom : Tellia-
med, ou Entretiens d'un philosophe indien avec un missionnaire fran-
çais sur la diminution de la mer, la formation de la terre, l'origine de
l'homme, etc.
Benoît de Maillet est un amateur, qui, en dépit de la grande liberté
de ses spéculations, proteste hautement son respect pour le Dieu créa-
teur de la Genèse, quitte pour lui à interpréter les indications du livre
sacré. Son hypothèse de travail, reprise souvent dans la suite, et en
particulier par Buffon, consiste à considérer les jours du texte mosaï-
que comme autant d'époques d'une durée indéterminée. De là une
cosmologie qui reconstitue l'histoire de la Terre sous l'influence de
facteurs à action lente et continue, qui se poursuivent sous nos yeux,
par opposition aux catastrophes subites et rapides, dans le genre du
Déluge traditionnel. La formation des systèmes planétaires se justifie
par l'action des tourbillons, sans doute dus à une inspiration cartésien-
ne, relayée par Fontenelle. Les soleils peuvent s'éteindre et se rallu-
mer, et le relief des planètes s'explique par la lente action des eaux,
dont témoigne la présence des fossiles. Quant aux espèces vivantes,
elles résultent du développement de germes préexistants. La Création
originelle s'analyse en une série d'apparitions dans le cours des temps.
L'une des idées remarquables est celle de l'origine marine de la vie ; le
peuplement de la terre et de l'air s'est réalisé à partir des premières
espèces développées dans la mer. C'est ce que prouve l'exemple des
mammifères, qui d'abord vécurent dans les eaux, tels les phoques, les
éléphants de mer, les ours marins et les baleines ; de même les histoi-
res d'hommes marins mettent en cause nos premiers ancêtres qui, telle
Vénus elle-même, sont sortis de l'onde amère. Un stade intermédiaire
est représenté par les espèces qui vivent à la fois dans les eaux et sur
la terre. Il se peut aussi que les œufs d'animaux [347] marins échoués
à l'air libre aient donné naissance, sous l'influence du milieu, à des
animaux de terre ferme. Ces transformations s'accomplissent de préfé-
rence dans les lieux déserts, au voisinage des pôles, ou encore dans
des grottes et cavernes, où règne une humidité féconde.
Il s'agit là d'un roman cosmologique, où le fourmillement des for-
mes s'explique par le jeu de l'imagination : la mer recule et les algues
deviennent plantes. Les poissons volants ont cessé d'être des poissons
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 455

pour devenir oiseaux. « Entraînés par l'ardeur de la chasse ou de la


fuite, ils ont pu tomber à quelque distance du rivage dans les roseaux,
dans les herbages, qui leur fournirent quelques aliments, tout en les
empêchant de reprendre leur vol vers la mer. Alors sous l'influence de
l'air, les nageoires se fendirent, les rayons qui les soutiennent se trans-
formèrent en plumes dont les membranes desséchées forèrent les bar-
bules ; la peau se couvrit de duvet, les nageoires ventrales devinrent
des pieds ; le corps se modela ; le cou, le bec s'allongèrent et le pois-
son se trouva devenu un oiseau 610... » Cette transmutation des formes
relève du fantasme onirique plutôt que de l'observation rationnelle.
Peu importe, car il suffit d'ouvrir les yeux pour constater l'évidence
quotidienne de transformations plus surprenantes encore : « La trans-
formation d'un ver à soie ou d'une chenille en un papillon serait mille
fois plus difficile à croire que celle des poissons en oiseaux, si cette
métamorphose ne se faisait chaque jour à nos yeux (...) La semence de
ces mêmes poissons, portée dans les marais, peut aussi avoir donné
lieu à une première transmigration de l'espèce du séjour de la mer en
celui de la terre. Que cent millions aient péri sans avoir pu en contrac-
ter l'habitude, il surfit que deux y soient parvenus pour avoir donné
lieu à l'espèce 611. »
Le transformisme a été rêvé avant de susciter des démonstrations
dignes de ce nom ; mais le rêve, l'utopie sont parfois le chemin de la
science. Selon Jean Ehrard, « ces chimères de Maillet ont incontesta-
blement contribué (...) à créer un climat de pensée transformiste. A ses
débuts, la théorie évolutionniste fait mal le départ entre les faits scien-
tifiquement établis et l'héritage des Métamorphoses d'Ovide 612 ». Le
Telliamed est dédié à la mémoire de Cyrano de Bergerac, explorateur
par anticipation des mondes de la lune et du soleil : Maillet lui-même
avait conscience de la modalité particulière de ses anticipations ; à ses
yeux, elles représentent des voyages imaginaires, elles développent
des possibilités. Et pourtant, « dans les idées comme dans la chrono-
logie, la distance n'est pas si grande du philosophe indien à celui de

610 B. de MAILLET, Telliamed, t. II, p. 169 ; cité dans A. de QUATREFAGES,


Darwin et ses précurseurs français, 2e éd., Alcan, 1892, p. 27.
611 Telliamed, t. II, p. 171 ; cité ibid., pp. 26-27.
612 Jean EHRARD, L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe
siècle, S. E. V. E. E. N., 1963, p. 233.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 456

Montbard 613 ». Quatrefages, esprit positif, observait déjà : « Il m'a


toujours paru qu'on a été injuste envers cet auteur 614. »
Benoît de Maillet a été lu en son temps ; Voltaire a cité et rejeté ses
[348] opinions. C'est-à-dire que l'intuition transformiste fait partie de
l'horizon intellectuel des Lumières, où elle anime des penseurs auda-
cieux ; en dehors même de Maillet, elle joue un rôle déterminant dans
les spéculations de Jean-Baptiste-René Robinet (1735-1820), disciple
de Leibniz et de Charles Bonnet, naturaliste amateur et métaphysicien
intempérant, Robinet procède à partir du principe de la continuité en-
tre les êtres vivants et du paradigme de la chaîne des êtres, interprété
non pas dans le sens d'une échelle ontologique des formes, données
dès le départ, mais comme le principe d'un développement qui se
poursuit au long de l'histoire de la nature. La temporalisation de la
chaîne des êtres devient le grand axe d'une progression, depuis les af-
firmations rudimentaires de la vie jusqu'aux organismes les plus com-
plexes et à l'homme lui-même.
Le vitalisme de Robinet s'applique même à la réalité de la nature
brute ; les minéraux sont des êtres animés d'une vie latente, et le mon-
de entier apparaît comme le sujet d'une croissance progressive selon
l'ordre de la différenciation. Les Considérations philosophiques de la
gradation des formes de l'être ou les essais de la nature qui apprend à
faire l'homme (1768) partent de l'idée d'un minimum vital, représenté
par les fossiles dont la forme atteste la présence d'un dynamisme im-
manent, qui se transforme et s'enrichit par métamorphoses successi-
ves, jusqu'à la plénitude de la forme humaine. « Quand nous ne re-
trouverions ni utricules ni trachées dans les minéraux, tout ce qu'on en
pourrait légitimement conclure, c'est qu'un appareil organique plus
simple suffit à ce degré de l'être. De quelle finesse, de quelle simplici-
té ne doivent pas être les organes d'une vie si simple dans des corps
aussi purs que l'or et le diamant ? Leur extrême ténuité les dérobe à
nos sens, et nous ne saurions nous faire une idée de leur structure.
Parce que nos yeux et nos microscopes, beaucoup meilleurs que nos
yeux, ne les aperçoivent point, nous en nions la réalité. C'est outrager

613 Ibid., p. 207.


614 A. de QUATREFAGES, op. cit., p. 21.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 457

la nature que de renfermer ainsi la réalité de l'Être dans la sphère


étroite de nos sens ou de nos instruments 615... »
Le recours à la vérification expérimentale est rejeté comme un ou-
trage aux bonnes mœurs intellectuelles. Sur cette base paradoxale,
Robinet affirme que les pierres vivent : « Je n'ai garde de leur refuser
les organes nécessaires aux fonctions de leur économie vitale ; et
quelque forme qu'ils aient, je la conçois comme un progrès vers la
forme de leurs analogues dans les végétaux, dans les insectes, dans les
grands animaux et finalement dans l'homme 616. » L'évolutionnisme
de Robinet est caractérisé par l'idée que tous les êtres naturels déve-
loppent un même modèle d'existence organique, « un seul Être, proto-
type de tous les Êtres ». Sur ce point aussi, les idées de Robinet peu-
vent paraître tout à la fois extravagantes et prophétiques : « Il n'y
avait, écrit-il, qu'un seul plan d'organisation ou d'animalité possible,
mais ce plan pouvait et devrait être infiniment varié. L'unité de modè-
le ou de plan maintenue [349] dans la prodigieuse diversité de ses
formes fait la base de la continuité ou de la liaison graduée des Êtres.
Tous les Êtres diffèrent les uns des autres, mais toutes ces différences
sont des variations naturelles du prototype qu'il faut regarder comme
l'élément générateur de tous les êtres. Il les engendre véritablement
par voie de développement (...) Chaque degré de développement don-
ne une variation du prototype, une combinaison nouvelle du plan pri-
mitif universel 617. »
La théorie de « l'organisme universel » prend comme élément de
base une forme vivante qui par variation, complication et association,
finira par engendrer la totalité des êtres vivants : « Un organe est un
trou allongé, un cylindre creux, naturellement actif : l'organisation la
plus compliquée se réduit à cette idée simple. Le corps humain, ce
chef-d'œuvre de l'organisation, n'est qu'un système de tubes plies, ar-
rangés, entrelacés, doué d'une force intrinsèque qui résulte de leur
structure (...) Un organe est composé d'autres organes plus petits enco-
re ; et cela dans une progression convenable à la richesse de la natu-

615 J.-B. ROBINET, Considérations philosophiques de la gradation naturelle des


formes de l'être..., 1768, ch. III, p. 17.
616 Ibid., pp. 17-18.
617 ROBINET, De la Nature, Amsterdam, 1766, t. IV, 7e partie, ch. VIII, pp. 17-
18.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 458

re 618. » Ainsi se trouve justifiée l'idée d'une création évolutive, selon


la loi de continuité, opposée au schéma discontinuiste de la Genèse :
« Moïse dit que Dieu fit le ciel et la terre en six jours et se reposa le
septième. Six jours c'est trop pour la puissance de Dieu, selon les uns ;
et trop peu pour le développement de la Nature selon d'autres 619. »
Robinet oppose à ces conceptions sa propre façon de voir ; au com-
mencement, « Dieu créa la matière séminale du monde et de tous les
êtres qu'il devait contenir 620 ». À partir de cette matière originelle se
développèrent successivement les diverses formes de l'être.
L'idée de l'unité de composition organique se trouvait dans Buffon,
qui avait pressenti la signification et la portée de l'anatomie compa-
rée : « Si dans l'immense variété que nous présentent tous les êtres
animés qui peuplent l'univers, nous choisissons un animal, ou même
le corps de l'homme, pour servir de base à nos connaissances, et y
rapporter, par la voie de la comparaison, les autres êtres organisés,
nous trouverons que, quoique tous ces êtres existent solitairement, et
que tous varient par des différences graduées à l'infini, il existe en
même temps un dessein primitif et général qu'on peut suivre très bien,
et dont les dégradations sont bien plus lentes que celles des figures et
des autres rapports apparents 621. » Buffon développait cette thèse :
« Il y a, dans les parties mêmes qui contribuent le plus à la variété de
la forme extérieure, une prodigieuse ressemblance qui nous rappelle
nécessairement l'idée d'un premier dessein sur lequel tout semble
avoir été conçu. Le corps du cheval, par exemple, qui, du premier
coup d'œil, paraît si différent du corps de l'homme, lorsqu'on vient à le
comparer en détail et partie par partie, au lieu de surprendre par la dif-
férence, [350] n'étonne plus que par la ressemblance singulière et
presque complète qu'on y trouve 622. »
Le « prototype » de Robinet et sa doctrine de la création évolutive
paraissent systématiser les principes de l’anatomie comparée : l'analy-

618 Ibid., p. 78.


619 De la Nature, éd. citée, t. III, Préface, p. XLVII.
620 Ibid., p. LIII.
621 BUFFON, Histoire naturelle, Des Animaux domestiques : l'Ane, 1753 ;
Œuvres philosophiques, Corpus général des philosophes français, pp. 353-
354.
622 Ibid., p. 354 ; cf. un texte parallèle à propos des singes, même édition, p.
386.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 459

se statique de Buffon est projetée dans la dimension du devenir. Le


transformisme se réfère à cette possibilité de variations sur un thème
commun. Ce qui manque au XVIIIe siècle, c'est la théorie cellulaire, qui
fournira un nouvel instrument épistémologique pour la compréhension
des phénomènes vitaux. Ceci mis à part, les schémas d'intelligibilité
pour la constitution de l'évolutionnisme sont en place. Seulement ils
ne sont pas pourvus de l'appareil des justifications indispensables ; ils
ne proposent pas une science de la nature, mais un roman, ou encore
une Naturphilosophie évoquant les spéculations de la biologie roman-
tique allemande.
Le concept de prototype reprend un thème d'époque. Le mot même
avait été employé par Buffon (Du Cheval) et repris par Diderot : « Ne
croirait-on pas volontiers, écrivait-il en 1753, qu'il n'y a jamais eu
qu'un premier animal, prototype de tous les animaux, dont la nature
n'a fait qu'allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer cer-
tains organes 623 ? » Le polémiste Abraham Chaumeix brode sur ce
thème, à propos d'Helvétius, qui attribue la supériorité de l'homme sur
le singe à une meilleure organisation physique : « Qui pourrait assurer
que tout cela ne changera pas ; que dans la succession des temps, les
pattes des animaux, par des changements successifs, ne deviendront
pas des mains ; que leur vie ne sera pas plus longue, que perdant les
armes et les vêtements que la nature leur a donnés, ils n'auront pas
plus de besoins et conséquemment d'industrie, qu'ils ne s'uniront pas
en société permanente, ne fût-ce que pour mieux résister à l'homme ;
qu'enfin, quelque espèce animale ne se multiplie pas autant et plus que
l'homme ? (...) Déjà les singes ont des mains et peut-être d'abord ils
n'en avaient point. Il ne leur manque que de vivre plus longtemps,
d'avoir plus de besoins, de vivre en société et surtout de s'ennuyer (...)
Pour moi, je suis étonné que cette grande révolution ne soit pas encore
arrivée (...) Peut-être aussi la révolution est commencée 624... »
Le fait nouveau dans l'avènement des sciences naturelles est que
l'utopie se rapprochera de la réalité. Lamarck, Cuvier, Geoffroy Saint-

623 DIDEROT, De l'Interprétation de la Nature, XII, 1753 ; Œuvres


philosophiques, p. p. Paul VERNIÈRE, Garnier, 1961, p. 187 ; Vernière
retrouve la même idée dans le Système de la Nature de MAUPERTUIS.
624 Abraham CHAUMEIX, La petite Encyclopédie, ou Dictionnaire des
Philosophes, au mot Beste.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 460

Hilaire et Darwin se préoccuperont d'appliquer aux imaginations de


leurs prédécesseurs un contrôle expérimental plus rigoureux ; mais les
idées sont déjà en attente. Même les thèmes complémentaires de la
concurrence vitale et de la sélection naturelle apparaissent, suscités
probablement par la théorie des climats, qui tend à mettre en lumière
le [351] rôle de l'environnement. Dans la Lettre sur les Aveugles à
l'usage de ceux qui voient (1749), Diderot, s'adressant aux tenants de
la finalité, à Leibniz, à Clarke, à Newton, leur pose la question : « Qui
vous a dit (...) que dans les premiers instants de la formation des ani-
maux, les uns n'étaient pas sans tête et les autres sans pieds ? Je puis
vous soutenir que ceux-ci n'avaient point d'estomac, et ceux-là point
d'intestins ; que tels à qui un estomac, un palais et des dents sem-
blaient promettre de la durée ont cessé par quelque vice du cœur ou
des poumons ; que les monstres se sont anéantis successivement ; que
toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu'il
n'est resté que celles où le mécanisme n'impliquait aucune contradic-
tion importante, et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se per-
pétuer 625. »
Dès 1749, Diderot indique la possibilité d'une création évolutive,
par le développement de la matière vivante, en conformité ou en dis-
cordance avec les possibilités offertes par le milieu. La nature peut se
régler et s'équilibrer par ses propres forces, sans recours à une finalité
immanente ou transcendante. En 1754, Rousseau, familier de Diderot
au temps de ses débuts, dans l'Essai sur l'Origine des langues, propo-
se des réflexions sur ce thème, qui ne sont pas présentées comme des
innovations. « On prétend que par une sorte d'action et de réaction
naturelle, les diverses espèces du règne animal se maintiendraient d'el-
les-mêmes dans un balancement perpétuel qui leur tiendrait lieu
d'équilibre. Quand l'espèce dévorante se sera, dit-on, trop multipliée
aux dépens de l'espèce dévorée, alors, ne trouvant plus de subsistance,
il faudra que la première diminue et laisse à la seconde le temps de se
repeupler ; jusqu'à ce que, fournissant de nouveau une subsistance
abondante à l'autre, celle-ci diminue encore, tandis que l'espèce dévo-
rante se repeuple de nouveau. » Rousseau n'admet pas cette façon de
voir, « car, dans ce système, il faut qu'il y ait un temps où l'espèce qui

625 Lettre sur les Aveugles à l'usage de ceux qui voient, 1749 ; Œuvres
philosophiques de DIDEROT, p. p. P. VERNIÈRE, Garnier, 1961, pp. 121-122.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 461

sert de proie augmente, et où celle qui s'en nourrit diminue ; ce qui me


semble contre toute raison 626 ». L'idée d'une autorégulation de la na-
ture par l'équilibre des espèces est clairement affirmée ; par son inter-
vention, l'homme n'a fait que prendre en régie un domaine où, avant
lui, le jeu des lois de la nature parvenait à maintenir l'ordre. « Avant
que les hommes réunis missent, par leurs travaux communs, une ba-
lance entre ses productions, il fallait pour qu'elles subsistassent toutes,
que la nature se chargeât seule de l'équilibre que la main des hommes
conserve aujourd'hui 627. » On voit même poindre une adaptation au
milieu par la survivance des plus aptes, que Rousseau applique aux
races humaines : « Quoique l'homme s'accoutume aux intempéries de
l'air, au froid, au malaise, même à la faim, il y a pourtant un point où
la nature succombe. En proie à ces cruelles épreuves, tout ce qui est
débile périt, tout le reste se renforce et il n'y a point de milieu entre la
vigueur et la mort. [352] Voilà d'où vient que les peuples septentrio-
naux sont si robustes ; ce n'est pas d'abord le climat qui les a rendus
tels, mais il n'a souffert que ceux qui l'étaient, et il n'est pas étonnant
que les enfants gardent la bonne constitution de leurs pères 628. »
Tel est l'aboutissement de l'application du mécanisme au domaine
de la nature vivante. À partir du moment où toute référence providen-
tielle est exclue du champ opératoire, il faut trouver des principes
d'explication qui justifient par les voies du déterminisme l'apparence
de la finalité. L'unité de la Nature forme un système où les interféren-
ces, les récurrences causales maintiennent un équilibre qui se perpé-
tue, grâce aux influences mêmes qui l'ont constitué, dans des condi-
tions aussi favorables que possible. L'ordre naturel se réalise par des
moyens naturels ; l'invocation du Créateur était une solution paresseu-
se, et qui ne devait pas dispenser de l'investigation des causes positi-
ves. À la fin du siècle, Vicq d'Azyr (1748-1794) reprend le thème de
la corrélation entre les espèces vivantes : « On a calculé que les races
dont certains animaux tirent leurs aliments périraient par surabondan-
ce si elles ne leur servaient point de pâture ; il est des animaux qui
naissent pour que d'autres s'en nourrissent. Les uns sont armés de
dents aiguës, de griffes menaçantes, les autres sont sans défense,

626 ROUSSEAU, Essai sur l'origine des langues, 1754 (publié en 1761), ch. IX,
note ; dans Traités sur la Musique, Genève, 1781, pp. 273-274.
627 Ibid., p. 272.
628 Ibid., ch. x, p. 280.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 462

quelques-uns n'opposent même pas la ruse à leurs ennemis, qui les


surpassent non seulement par la force, mais encore par la vitesse et
par l'industrie. À quels résultats, en se repliant sur soi-même, on est
conduit par cette vue, et comme il y a loin de là aux conseils que
l'homme éclairé reçoit de sa raison 629 ! »
Le recul instinctif de Vicq d'Azyr devant les perspectives entrevues
révèle la discordance entre les conceptions régnantes et les indications
fournies par l'analyse positive de la réalité. Les idées de la sélection
naturelle et de la concurrence vitale ne sont guère compatibles avec le
thème d'une nature personnifiée, humanisée, chère aux penseurs du
XVIIIe siècle. Les mécanismes biologiques sont cruels, impitoyables ;
ils imposent le droit du plus fort luttant pour maintenir sa propre vie
au détriment du plus faible. Avec l'élimination de la finalité, le do-
maine naturel cesse d'apparaître comme un jardin bien ordonné, objet
d'une contemplation esthétique. Avec la création disparaissent les in-
tentions du Créateur, la chaîne harmonieuse des êtres, et la position
privilégiée de l'homme. La nature devient une jungle où les espèces se
heurtent les unes aux autres, dans un effort désespéré pour échapper à
la mort ; les formes nouvelles se produisent sans raison et l'homme,
dont la présence ici-bas ne se justifie par aucune intention particulière,
n'est plus qu'un produit du déterminisme universel, aussi cruel, dans
son acharnement à survivre, que les espèces qu'il ne cesse de sacrifier
à ses besoins.
Le XVIIIe siècle finissant en vient à concevoir une nature indifféren-
te aux accidents de la vie, parce que la vie n'y est elle-même qu'un
accident. Dans son roman Volupté, Sainte-Beuve évoque l'enseigne-
ment [353] donné au Muséum par Lamarck. « Il construisait le monde
avec le moins d'éléments, le moins de crises et le plus de durée possi-
ble (...) Une longue patience aveugle, c'était son génie de l'univers (...)
La nature, à ses yeux, c'était la pierre et la cendre, le granit de la tom-
be, la mort. La vie n'y intervenait que comme un accident étrange et
singulièrement industrieux, une lutte prolongée avec plus ou moins de
succès ou d'équilibre, çà et là, mais toujours finalement
cue 630... » L'histoire naturelle a abandonné son optimisme providen-

629 VICQ d'AZYR, Troisième Discours sur l'Anatomie ; Œuvres, p. p. Moreau


DE LA SARTHE, 1805, t. IV, p. 308.
630 Sainte-Beuve, Volupté, ch. XI.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 463

tialiste ; la réalité, indifférente à l'homme, qu'elle finira par absorber à


nouveau dans les cycles de ses déterminismes, n'enseigne que le dé-
sespoir.
Ainsi la mort de Dieu prélude à la mort de l'homme ; ou du moins
une dissociation s'impose entre l'ordre naturel en proie à des détermi-
nismes aveugles, et la destinée de l'homme. Cette conjoncture, qui
s'affirme dans la pensée de Lamarck, peut être illustrée par un texte
attribué à Goethe, et paru en 1783. « La nature ! elle nous environne et
nous tient de partout, sans qu'il soit en notre pouvoir de mettre le pied
hors de ses limites ou d'entrer en elle un pas plus avant. Sans que nous
l'ayons demandé, et sans qu'elle nous ait avertis, elle nous reçoit dans
son tourbillon, nous entraîne dans sa danse, jusqu'à ce que nous pren-
ne la lassitude et que nous lui glissions des bras. Éternellement elle
engendre des formes nouvelles ; les choses qui sont n'avaient jamais
encore été ; les choses qui furent jamais ne reviendront, tout est nou-
veau et pourtant tout demeure pareil. Nous vivons au milieu d'elle et
lui sommes des étrangers 631... » Le développement du thème atteste
l'hésitation entre le consentement et le refus ; il faut renoncer à l'idée
que l'homme est la fin de la nature, ou même qu'il puisse seulement en
découvrir le sens : « La nature contient l'homme entier, et tout le
contenu de l'homme est nature (...) Même ce qui est le plus contre-
nature est de la nature (...) Elle fait jaillir les êtres du néant et ne leur
dit point d'où ils viennent ni où ils vont (...) On écoute ses lois, même
en se défendant d'elles ; on agit avec elle, même voulant agir contre
elle 632... »
Admirateur de Diderot, lecteur de Spinoza, passionné de science
naturelle, Goethe occupe une position intermédiaire entre le natura-
lisme du XVIIIe siècle et la biologie romantique. L'âge des Lumières
avait commencé par une représentation anthropomorphique de l'uni-

631 GOETHE, Aphorismes sur la Nature, trad. Pierre BERTAUX, Nouvelle Revue
Française, septembre 1928, p. 393.
632 Ibid., pp. 394-396. L'attribution de ce texte à Goethe n'est pas certaine ; lui-
même, en 1828, déclarait ne pouvoir se souvenir s'il en était l'auteur, tout en
y reconnaissant l'expression de son propre état d'esprit vers 1783. Si elles ne
sont pas de Goethe, ces pages pourraient être attribuées au Zurichois G. C.
Tobler (1757-1812) ; Curtius y retrouvait l'inspiration d'un hymne orphique
à la déesse Physis (cf. E. R. CURTIUS, La littérature européenne et le Moyen
Age latin, trad. BRÉJOUX, P.U.F., 1956, p. 132).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 464

vers ; la pensée humaine croyait pouvoir reprendre à son compte le


regard de Dieu sur l'œuvre des six jours. L'observation scientifique
retrouvait partout l'ordre et la loi que la Providence y avait fait régner,
[354] ainsi que le manifeste le bel ordonnancement de la classification
linnéenne. Chez Buffon encore, l'ordre l'emporte sur le désordre. Mais
les penseurs matérialistes suppriment les superstructures d'inspiration
théologienne ; l'homme n'est plus le maître du sens ; il subit une loi
qu'il ne domine pas ; il n'est plus la fin de la nature, mais un produit
parmi les autres et peut-être un accident. Ou bien il n'y a pas de sens,
et seulement une suite de mécanismes fonctionnant au hasard ; ou
bien, ce sens se dérobe à nous dans les profondeurs de la nature ; il
n'est pas à notre échelle. La biologie romantique admettra un incons-
cient de la nature, un sens latent dans l'immanence, étranger aux nor-
mes de la réflexion, et que nous pouvons tout au plus pressentir, en
nous abandonnant aux puissances secrètes de notre existence intime.
Avec le romantisme, l'anthropomorphisme cédera la place à un cos-
momorphisme.
Mais cette conception de la nature, qui enlève à l'homme un statut
privilégié au sein des réalités naturelles, peut aboutir à une prise de
conscience de la spécificité humaine. Lorsqu'on fait rentrer l'homme
dans le rang de la nature, on fait éclater sa transcendance en tant
qu'être culturel, créateur d'un ordre de valeurs qu'il a su imposer au
monde physique par l'opération de la civilisation. La Mettrie souligne
cette revanche de l'homme sur la nature : « Si l'organisation est un mé-
rite, et la source de tous les autres, l'instruction est le second 633. »
Grâce à la pensée, l'espèce humaine acquiert une autonomie, qui lui
permet d'exercer un contrôle sur les forces naturelles qu'elle utilise à
son profit. Cette capacité créatrice s'impose non seulement aux phé-
nomènes matériels, mais à la réalité humaine, capable de s'appliquer à
elle-même les déterminismes dont elle a percé le secret. « La nature
nous avait donc faits pour être au-dessous des animaux, ou du moins
pour faire par là même mieux éclater les prodiges de l'Éducation, qui
seule nous tire du niveau et nous élève enfin au-dessus d'eux 634. »

633 LA METTRIE, L'Homme machine, 1747 ; Œuvres philosophiques, Londres,


1751, p. 34.
634 P. 40.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 465

Les théoriciens qui insistent sur le déterminisme universel dans


l'ordre de la nature sont conduits à reconnaître à l'homme un droit
d'initiative, dont un Helvétius ou un d'Holbach semblent admettre qu'il
ouvre des possibilités illimitées pour la transformation de l'individu
par la réforme de la société. Le mécanisme intégral subordonne le rè-
gne de l'univers physique au règne de la liberté. Cette émancipation de
la réalité humaine, dimension nouvelle d'intelligibilité et d'action, est
un des aspects neufs de la pensée au XVIIIe siècle, qu'elle soit ou non
d'inspiration matérialiste. L'antique corrélation du microcosme et du
macrocosme s'est effacée ; l'homme a pris ses distances à l'égard de la
nature. Une nouvelle opposition se fait jour entre la science de la natu-
re et la science de l'homme, qui s'élabore dans le champ des sciences
de la culture.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 466

[355]

Deuxième partie.
Les sciences de la vie

Chapitre IV
L’ANTHROPOLOGIE

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Le XVIIIe siècle n'a pas inventé l'anthropologie ; dans la perspective


de la révolution galiléenne, elle avait pris conscience d'une partie au
moins de ses problèmes 635. À la date symbolique de 1699, la mono-
graphie d'Edward Tyson (1650-1708) : Orang Outang sive homo syl-
vestris, or the Anatomy of a Pygmie comparée with that of a Monkey,
an Ape and a Man est un modèle d'investigation positive. L'étude sys-
tématique d'un singe supérieur pose, en termes d'anatomie comparée,
la question des caractères distinctifs de l'être humain. Réédité en 1751,
l'ouvrage de Tyson connut un renouveau d'influence ; Buffon l'a utili-
sé, et à travers lui l’Orang-Outang a inspiré la pensée de Diderot et
celle de Rousseau 636.
Avec Tyson, l'anthropologie atteint le seuil critique de la positivité,
grâce à un travail raisonné, qui réalise pour un grand singe ce que Vé-
sale avait accompli pour l'homme avec son De corporis humani fabri-
ca, en 1543. Un regard objectif dresse l'inventaire d'un être naturel

635 Cf. notre Révolution galiléenne, Payot, 196g, t. II, pp. 178 sqq., Les débuts
de l'Anthropologie.
636 Cf. M. F. Ashley MONTAGU, Edward Tyson and the rise of human and
comparative Anatomy in England, Philadelphia, The American
philosophical Society, 1943, p. 402.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 467

anatomiquement et physiologiquement très voisin de l'homme, posant


ainsi du même coup le problème de la spécificité humaine. Il s'agit de
savoir pourquoi le singe est un singe, pourquoi l'homme est un hom-
me ; l'investigation du donné de nature ne parvient d'ailleurs pas à
établir ce qui, dans cet ordre de réalité, constitue l'homme en tant
qu'homme ; mais l'œuvre exemplaire de Tyson indique la voie à suivre
pour réussir là où il a, semble-t-il, échoué. Cette voie est celle de l'his-
toire naturelle ; l'anthropologie est un chapitre de la zoologie. Buffon
consacre à l'Homme une place beaucoup plus considérable qu'à l'Ane,
au Bœuf ou au Singe ; mais le fait est que l'espèce humaine, avec ses
diverses variétés, s'inscrit dans le cadre général d'une Histoire naturel-
le ; la méthode descriptive appliquée à l'être humain n'est pas différen-
te de celle qui met en lumière les caractéristiques du Cochon de Gui-
née, du Chien ou du Chat.
La mutation du regard et de l'intelligence traduit une révolution au
niveau des valeurs et des habitudes mentales. En 1773 encore, alors
[356] qu'avaient depuis longtemps paru les œuvres décisives de Linné
et de Buffon, un polygraphe français pouvait écrire : « J'ai toujours été
étonné de voir l'homme dans un cabinet d'histoire naturelle ; il me
semble qu'il ne devrait pas être l'objet des naturalistes ; car qui dit his-
toire naturelle dit l'histoire physique d'un être, les mots physique et
naturel étant synonymes. Il n'y a par conséquent que le corps à exa-
miner, mais le corps seul de l'homme n'est pas l'homme 637... » Savé-
rien est un attardé ; sa façon de s'exprimer traduit un présupposé dua-
liste, qui oppose l'ordre corporel, proprement animal, à l'ordre de la
conscience et de la pensée, constitutif de l'humain. Or l'avènement de
la philosophie expérimentale correspond à un rejet de tout dogmatis-
me ontologique. L'empirisme développe dans tous les domaines une
méthodologie d'observation sans parti pris de la réalité telle qu'elle se
montre.
Le phénomène humain s'offre comme une réalité unitaire, où l'on
ne peut dissocier que tout à fait arbitrairement le « physique » et le
« moral ». Tout au plus s'agit-il là de deux approches différentes des
mêmes comportements. Selon Locke, « nous avons des idées de la
matière et de la pensée ; mais peut-être ne serons-nous jamais capa-

637 SAVÉRIEN, Histoire des Philosophes modernes, t. VIII, Histoire des


Naturalistes, Discours préliminaire, 1773, pp. XIX-XX.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 468

bles de connaître si un être purement matériel pense ou non 638... » :


l'essence de la matière et l'essence de la pensée correspondent à des
notions métaphysiques, à propos desquelles on peut argumenter sans
parvenir à une certitude quelconque. Mais, aux yeux de Locke, méde-
cin, clinicien, rompu à la méthode expérimentale, il est possible de
constituer une psychologie et une anthropologie positives sans prendre
parti sur des questions qui nous échappent. A l'objection de Savérien,
« le corps seul de l'homme n'est pas l'homme », Locke répondrait que
le corps de l'homme n'est jamais « seul ». Nous n'avons affaire à lui en
sa solitude que lorsque, réduit à l'état de cadavre, il a perdu sa spécifi-
cité humaine. L'anthropologie inclut l'anatomie et la physiologie, mais
aussi la psychologie, qui ne peut en être dissociée ; elle est la connais-
sance des comportements humains sous toutes leurs formes.
Descartes avait cru possible d'étudier à part le fonctionnement phy-
sique de l'être humain. Le Traité de l'Homme, publié après sa mort, en
1664, est une description de la vie organique selon les schémas du
mécanisme rigoureux ; l'homme de Descartes, un siècle avant celui de
La Mettrie, est un homme machine ; il n'est pas plus humain que les
automates de Vaucanson. Le XVIIIe siècle refuse cette comptabilité en
partie double, qui rend l'esprit aussi inintelligible que le corps. L'em-
pirisme, le sensualisme des Lumières procèdent à partir d'un homme
incarné, s'exprimant par le cheminement des récepteurs sensoriels.
Pour Locke et Hume, Voltaire et Condillac, le corps n'est pas Vautre
de l'esprit, mais le même. Toute tentative pour aborder l'être humain
en dehors de sa présence charnelle est du ressort de la métaphysique,
au sens traditionnel, et réprouvé, du terme. D'Alembert fait honneur à
[357] Locke d'avoir réduit « la métaphysique à ce qu'elle doit être en
effet, la physique expérimentale de l'âme 639 ».
Cette formule paradoxale affirme l'unité fondamentale du physique
et du mental, soubassement de la nouvelle anthropologie. Maupertuis,
dans sa Lettre sur le progrès des sciences (1752), propose tout un
programme de recherches de « métaphysique expérimentale », qui
portent sur des problèmes concernant ce que nous considérons aujour-

638 LOCKE, Essai philosophique concernant l'entendement humain, 1. IV, ch.


III, art. 6, éd. d'Amsterdam, 1723, p. 686.
639 D'Alembert, Discours préliminaire de l’ « Encyclopédie », 1751, éd.
Gonthier, p. 100.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 469

d'hui comme le domaine de la « psychologie » expérimentale, par


exemple le sommeil et les rêves ou l'apprentissage du langage. La voie
traditionnelle admet l'autonomie de la substance pensante à laquelle
on accéderait par l'opération magique du cogito, pour procéder ensuite
d'idée en idée, en vertu d'une logique toute spirituelle. De telles pro-
cédures sont contraires à l'évidence constante de la pratique humaine.
Nous ne pouvons prendre l'esprit humain sur le fait qu'en condition
corporelle ; Descartes lui-même, victime de ses présupposés dualistes,
après avoir constitué en domaines séparés l'ordre de l'esprit et l'ordre
du corps, devant la difficulté insoluble, de justifier l'union de l'âme et
du corps, constitutive de l'être humain, s'était contenté de déclarer
qu'il s'agissait là d'un fait d'expérience, non intelligible en raison et
relevant de la seule observation concrète : la réalité humaine paraît
irréductible aux exigences fondamentales de la pensée.
La démarche anthropologique consacre une inversion de la procé-
dure. Il n'appartient pas à l'homme d'imposer à la réalité les lois de la
raison ; il doit subir la loi des faits, même si les faits refusent de se
soumettre aux principes rationnels. La substitution d'une approche
empiriste à l'approche ontologique n'est pas seulement une question
d'épistémologie ; elle met en cause le domaine axiologique. Si la phi-
losophie traditionnelle s'intéresse peu à l'existence humaine dans le
monde, c'est que l'incarnation n'est pour l'âme qu'un accident. La subs-
tance pensante et immatérielle, constitutive de l'esprit humain, est l'hé-
ritière de l'âme, telle que la conçoit la doctrine chrétienne. La disso-
ciation du corps et de l'âme est complétée par l'affirmation de
l’éminente dignité de l'âme, qui a priorité en valeur sur le corps.
L'âme immortelle possède une consistance ontologique étrangère au
corps périssable ; elle est l'enjeu d'une destinée spirituelle dont les ori-
gines et les fins se dérobent dans des lointains eschatologiques. Les
représentations du pythagorisme et de la gnose, que perpétue la dog-
matique chrétienne, renforcent les résistances à la reconnaissance de
l'aspect charnel de l'existence humaine ; le principe spirituel définit
l'essence de l'homme ; sa destinée surnaturelle pose des questions es-
chatologiques, car l'âme survit à son engagement corporel, et elle a dû
lui préexister. Le corps est un tombeau, le corps est une prison, le
corps est un lieu d'épreuve : ces thèmes mythiques surchargent l'inter-
prétation des faits.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 470

La constitution d'une anthropologie positive présuppose l'élimina-


tion de ces représentations parasites, afin qu'une attention objective
puisse [358] être portée à l'homme considéré comme un être naturel
parmi les autres êtres naturels. Le génie d'Aristote avait mis en œuvre
une perception entièrement neutralisée, mais ce coup d'œil, après lui,
s'était perdu et l'avènement du christianisme avait recouvert l'être hu-
main d'un voile surnaturel ; la compréhension symbolique l'emportait
sur l'intelligibilité positive. La physique moderne était née lorsque les
astres-dieux de la cosmobiologie avaient été chassés de l'espace men-
tal soumis aux normes de la raison mathématique. L'anthropologie
scientifique ne peut apparaître que lorsque l'être humain cesse d'être
aperçu à travers sa condition de créature de Dieu, dernier-né du Créa-
teur, avec lequel il entretient des rapports privilégiés d'enfant gâté. La
naturalisation de la nature humaine est une des conséquences du re-
trait de Dieu qui, cantonné dans sa transcendance, ne fait plus obstacle
à l'établissement de déterminismes au sein de la réalité globale. Avant
l'anthropologie, l'homme était saisi dans sa spiritualité, dont le corps
constituait un support occasionnel ; dans la perspective anthropologi-
que, l'être humain est perçu comme une réalité unitaire ; la matérialité
de la présence humaine fonde son identité. Il ne s'agit nullement de
nier l'âme, l'esprit, mais l'âme, l'esprit sont considérés comme des ca-
ractères anthropologiques parmi les autres, alors qu'on leur accordait
jusque-là une importance exclusive.
L'apparition de la discipline anthropologique est solidaire d'une ré-
évaluation de la condition humaine. L'anthropologie, science de
l'homme, mais ensemble conscience de l'homme, met en œuvre une
conception de l'univers, un rapport au monde et à l'homme, une affir-
mation de soi, caractéristiques des temps nouveaux. En se situant
comme un vivant parmi les vivants, en s'inscrivant à son rang dans le
devenir des espèces, le penseur des Lumières découvre la vocation
spécifique de l'humanité. Si la philosophie de la culture vient relayer
et prolonger la philosophie de la nature, si la philosophie de l'histoire
est un signe des temps, c'est parce que le point de vue anthropologique
a ouvert des perspectives nouvelles à la compréhension du rôle de
l'homme, collectivement et individuellement, dans le devenir de l'uni-
vers. Les grandes œuvres du temps peuvent être abordées de ce point
de vue : l'Encyclopédie, qui consacre la maîtrise, prophétisée par Ba-
con, de l'homme sur l'univers, l'œuvre historique de Voltaire, récapitu-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 471

lation de l'entreprise culturelle de l'humanité, comme aussi les grands


ouvrages de Monboddo, de Robertson, de lord Kames, les affirma-
tions résolument optimistes des matérialistes radicaux français, qui
donnent à l'espèce humaine un droit d'initiative quasi illimité sur le
domaine naturel, ou enfin la pensée de Herder, qui évoque la genèse
de l'humanité à partir de ses humbles origines dans le cosmos jus-
qu'aux plus hauts accomplissements de la civilisation. L'anthropologie
humanise l'homme, qui s'était plu à se considérer comme un enfant de
Dieu ; le fils de Dieu a découvert en soi un fils de l'homme, c'est-à-
dire un fils de ses propres œuvres. L'homme de l'anthropologie est
engendré par l'humanité ; il ne doit plus sa noblesse à la prédestination
divine, mais à sa propre lutte pour survivre, au prix d'une transforma-
tion du monde et d'une action éducative de soi sur soi.
[359]
La réflexion de l'homme sur l'homme, menée selon les voies de la
spiritualité religieuse, s'était laïcisée, de l'œuvre de Pétrarque aux Es-
sais de Montaigne, dont le disciple Pierre Charron publie en 1601 un
traité De la Sagesse, une des premières anthropologies en langue fran-
çaise. Mais Pétrarque, Montaigne et Charron procèdent selon la forme
de l'examen de conscience. L'observateur se penche sur le devenir de
ses états d'âme, s'interroge sur ses goûts et sur ses comportements en
vertu d'une préoccupation essentiellement morale. L'analyse de Mon-
taigne procède à une radicale désacralisation de l'espace du dedans.
L'observation d'autrui complète l'étude de soi-même ; elle recourt aux
témoignages du passé, et même il arrive à Montaigne de rechercher sa
propre image dans le miroir des cannibales, des sauvages importés
d'Outre-mer. Mais la science de l'homme telle que la développent les
Essais répond aux exigences d'une raison pratique ; le titre du livre de
Charron : De la Sagesse est révélateur. C'est la même inspiration qui
s'affirmera dans la lignée des moralistes du XVIIe siècle français, un
Pascal et un La Rochefoucauld, un La Bruyère, un Nicole.
L'anthropologie scientifique renonce au dogmatisme moral ; la
préoccupation fondamentale concerne désormais l'homme comme ob-
jet, et non plus comme sujet. Des procédures inductives s'efforcent de
définir rigoureusement le phénomène humain dans sa confrontation
avec les autres êtres naturels, et non plus seulement dans sa relation
avec soi-même et avec autrui. La nouvelle discipline se présente
comme un chapitre d'une histoire naturelle, c'est-à-dire d'un inventaire
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 472

général des formes vivantes. De là une approche épistémologique et


un vocabulaire conceptuel, un projet d'ensemble qui diffère profon-
dément de ceux mis en œuvre par les moralistes. Montaigne en parti-
culier, dans l'Apologie de Raymond de Seconde, avait esquissé une
confrontation entre le comportement animal et le comportement hu-
main, mais il s'agit là d'une ouverture conforme à une tradition huma-
niste, et qui, en ce qui concerne la documentation, ne met en œuvre
que les données de la littérature, du folklore et du sens commun. Mon-
taigne n'est pas un naturaliste. Son regard pénétrant ne s'aventure guè-
re en dehors du domaine humain, dont les valeurs morales constituent
à ses yeux des points de repère jamais perdus de vue. Montaigne hu-
manise l'animal bien plutôt qu'il n'animalise l'homme ; « l'humaine
condition » est le lieu propre de sa méditation.
Après l'instauration de la science anthropologique, écrit Margaret
Hodgen, « l'humanité cessait d'être considérée comme une totalité
fermée sur elle-même, dressée dans une solitude indivisible, en une
position inexpugnable au centre de la hiérarchie des êtres, avec, au-
dessous d'elle, les rangs ordonnés de la classification animale, et, au-
dessus, les rangs ordonnés des êtres angéliques. Dans le domaine de
l'investigation biologique et ethnologique, la découverte des espèces
intermédiaires (missing links) s'inscrivit à l'ordre du jour 640 ». Ce lan-
gage [360] atteste, à l'arrière-plan de la nouvelle représentation scien-
tifique, la permanence du schéma traditionnel de la chaîne des
êtres 641 ; mais ce paradigme, dépouillé de sa consistance ontologique
et dogmatique, devient un thème directeur de la recherche, sous réser-
ve d'inventaire et de contrôle expérimental. Tout se passe, au cours du
XVIIIe siècle, comme si ce qui avait été un présupposé doctrinal se
trouvait peu à peu dépouillé de son autorité, jusqu'à disparaître com-
plètement, dans l'œuvre de Lamarck par exemple, où la classification
des formes biologiques se suffit à elle-même, en dehors de toute im-
plication axiologique et de toute référence au décret éternel d'une Pro-
vidence qui aurait prédestiné l'ordre hiérarchique des espèces vivan-
tes.

640 Margaret T. HODGEN, Early Anthropology in the 16th and 17th centuries,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1964, p. 418.
641 Cf. plus haut, pp. 282 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 473

À la fin du XVIIe siècle, la représentation de la chaîne des êtres est


communément utilisée pour déterminer la place de l'homme dans
l'univers, dans un cadre correspondant à l'enseignement de la Genèse.
Matthew Haie (1609-1777) dans son essai : The primitive origination
of Mankind (1677) se propose de réfuter les idées de La Peyrère, selon
lequel il aurait existé une humanité avant Adam et indépendamment
de lui, les livres saints rapportant seulement l'histoire du peuple hé-
breu. Adam est le premier juif, mais non le premier homme, estime La
Peyrère, qui se fonde sur des arguments théologiques. Haie réaffirme
la thèse d'une Création unique, qui a constitué une fois pour toutes
l'ensemble des êtres selon l'ordre d'une perfection croissante. L'essai
de Haie, dépourvu de toute originalité, suscita les réflexions de Wil-
liam Petty (1623-1687), médecin et l'un des fondateurs de l'économie
politique et de la démographie, qui projeta d'écrire un livre sur le mê-
me thème ; il subsiste dans ses papiers divers fragments de ce travail
qu'il ne put achever. Le fait nouveau est la reconnaissance d'une situa-
tion particulière attribuée à l'être humain dans la chaîne, où il introduit
un point d'inflexion ; un segment supérieur relie l'homme à Dieu par
l'intermédiaire des anges et des hiérarchies célestes, et, dans cette
perspective ascendante, l'homme occupe le dernier échelon ; mais
l'homme se trouve en position de supériorité par rapport à tous les au-
tres vivants. La condition de l'homme doit se comprendre en fonction
de ces deux perspectives ascendante et descendante, qui s'articulent en
lui et lui proposent, selon un schéma dynamique, des axes de progrès
ou de régression.
« Plaçant l'homme au sommet de l'échelle inférieure, écrit Petty, je
fais toutes sortes de comparaisons entre lui et les animaux qui lui sont
inférieurs jusqu'au dernier, et je me permets d'en conclure qu'il existe
des gradations analogues dans l'échelle supérieure (...) Je ne compare
pas seulement l'homme avec les créatures inférieures, ou la petite
échelle (the small scale), mais je compare aussi les plus hauts déve-
loppements de l'humanité en corps avec la condition la plus grossière
que l'homme ait jamais connue. De là je conclus que, si l'homme s'est
à tel point amélioré pendant tous les siècles du passé et les âges du
monde, combien il pourrait progresser (proceed) en six mille ans de
plus, ou en un autre nombre de générations, c'est-à-dire combien loin
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 474

il pourrait avancer [361] depuis le bas, où il se trouve maintenant, vers


le sommet de la grande échelle 642. »
Ce schéma assigne à l'homme non une place fixée une fois pour
toutes, mais une zone intermédiaire où l'humanité peut se développer,
en prenant ses distances par rapport au règne animal, pour se rappro-
cher des esprits supérieurs tels que les concevait la représentation tra-
ditionnelle. La zone anthropologique apparaît comme un segment de
l'échelle des êtres, et peut-être une troisième échelle, entre l'échelle
inférieure et l'échelle supérieure ; un droit d'initiative en matière de
civilisation est reconnu comme caractéristique de l'espèce humaine.
Petty insiste sur la régulation sociale du besoin sexuel chez l'homme ;
l'activité sexuelle, naturelle chez l'animal, est transformée par l'institu-
tion du mariage, par la morale et par les mœurs dans l'espèce humaine,
qui a rompu la correspondance immédiate entre la sexualité et la fonc-
tion de reproduction. Le lieu propre de l'homme se situe entre l'ange et
la bête, mais il appartient à l'homme de marquer sa place en prenant
ses distances par rapport à l'un et à l'autre. Vers le bas, l'espèce hu-
maine se rattache à la série animale par l'intermédiaire de l'éléphant,
placé avant le singe, eu égard à la dextérité dont il fait preuve dans
l'usage de sa trompe, à son intelligence, à sa mémoire et à sa longévi-
té. Des places d'honneur sont aussi reconnues au perroquet, parce qu'il
émet des sons, bien qu'il ne s'agisse pas d'une parole organisée, et à
l'abeille, à cause de son sens social, bien que sa forme s'écarte beau-
coup de la forme humaine.
Petty se maintient au niveau d'un anthropomorphisme élémentaire.
Mais l'idée qu'il se fait de la condition humaine comme variable entre
des limites assez larges le conduit à souligner les différences qui peu-
vent exister entre l'homme et l'homme. « En ce qui concerne l'homme,
estime-t-il, il semble qu'il en existe plusieurs espèces (several spe-
cies) 643 », et il n'hésite pas à poser la question de savoir « si de nom-
breuses espèces d'hommes ont été créées en même temps, ou à peu

642 PETTY, Papers, édités par le marquis de LANDSDOWNE, London, 1927, t. II,
p. 23 ; dans J. S. Slotkin, Readings in early Anthropology, Chicago, Aldine
publishing company, 1965, p. 88. Ce volume offre une riche documentation
concernant l'histoire de l'Anthropologie, du moins pour le domaine anglo-
saxon.
643 Papers, éd. citée, t. II, p. 30 ; SLOTKIN, p. 89.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 475

près, et quand et où chacune d'entre elles a été créée 644 ». Le mode


interrogatif traduit l'impossibilité de découvrir une réponse positive et
satisfaisante. Il faut reconnaître la diversité intrinsèque de la réalité
humaine, en tenant compte même « des géants et des pygmées, ou de
cette espèce de petits hommes, qui n'ont qu'un langage restreint et se
nourrissent surtout de poissons nommés uries. De ces sortes d'hom-
mes, je ne me hasarde pas à dire quoi que ce soit, sinon qu'il est très
possible qu'ils forment des races (races) et des générations, puisque
nous savons qu'il y a des hommes de sept pieds de haut, et d'autres qui
ont seulement quatre pieds 645 ». Il existe des différences [362] analo-
gues entre les diverses espèces de chiens. Quant aux intelligences des
hommes, elles varient de l'un à l'autre tout autant que leurs tailles.
William Petty, virtuoso, membre de la Société royale, n'a pas re-
noncé à admettre les privilèges traditionnellement reconnus à l'homme
blanc, adulte et civilisé d'Occident, qui s'identifiait avec l'Adam de la
Genèse et s'attribuait les droits d'un fils aîné, et quasi unique, du Créa-
teur. Néanmoins, Petty sait que l'espèce humaine inclut aussi des
hommes qui n'ont pas la peau blanche ; il esquisse une généralisation
du concept d'homme, qui implique le dépassement de l'exclusivisme
occidental. Après avoir posé la question des géants et des pygmées,
Petty ajoute : « En dehors de ces différences entre l'homme et l'hom-
me, il y en a d'autres, encore plus considérables, entre les nègres de
Guinée et les habitants du centre de l'Europe ; comme aussi, parmi les
Nègres, entre ceux de Guinée et ceux qui vivent du côté du cap de
Bonne-Espérance et qui, d'entre tous les êtres humains suffisamment
connus de nos voyageurs, sont les plus proches des bêtes. Les Euro-
péens ne diffèrent pas seulement des Africains en question par la cou-
leur, autant que le blanc diffère du noir, mais aussi par leur chevelure,
qui diffère autant que la ligne droite diffère du cercle ; mais ils diffè-
rent encore par la forme de leur nez, de leurs lèvres et de leurs pom-
mettes, comme aussi par la configuration de leur visage et la forme de
leur crâne. Ils sont différents aussi en ce qui concerne leurs manières
naturelles et les qualités intrinsèques de leur intelligence 646. » Les

644 T. II, p. 40 ; ibid.


645 T. II, pp. 30-31.
646 T. II, p. 31 ; SLOTKIN, p. 90.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 476

Lapons, d'ailleurs, et les indigènes des terres nordiques diffèrent enco-


re et des blancs et des noirs.
À leur date, vers 1677, les réflexions de William Petty attestent un
effort réel pour considérer l'humanité dans sa diversité concrète, abs-
traction faite de tout préjugé religieux ou métaphysique. Les témoi-
gnages des voyageurs sont acceptés au même titre que celui de la Ge-
nèse ; le langage est celui de l'histoire naturelle. « Ainsi se trouvait
exposée aux yeux de tous, et peut-être pour la première fois, une divi-
sion de l'humanité en catégories, autres que des « nations », à la place
du concept d'une humanité universelle unitaire, homogène, uniforme
et identique 647. » Les papiers de Petty étaient demeurés inédits, mais
leur auteur avait eu sans doute l'occasion d'exposer ses vues devant
ses confrères de la Société royale, dans le climat mental de ce temps ;
le chef-d'œuvre de Tyson, Orang Outang sive Homo Sylvestris, s'ins-
crit dans cette perspective de pensée.
Le Journal des Savants du 24 avril 1684 publiait un texte, sans
nom d'auteur, intitulé Nouvelle division de la terre, par les différentes
espèces ou races d'hommes qui l'habitent. Cet écrit est attribué au
voyageur François Bernier (1620-1688), disciple de Gassendi et vul-
garisateur de sa pensée ; on y trouve un des premiers emplois connus
du concept de « race », en un sens qui se rapproche du sens moderne ;
chez Petty, le mot « race » est encore accouplé avec le mot « généra-
tion » ; il paraît garder quelque chose du sens traditionnel de « li-
gnée ». Bernier distingue [363] « quatre ou cinq espèces ou races
d'hommes », qu'il distingue par des caractères anthropologiques, et par
leur habitat géographique. La première espèce, qui correspond à la
race blanche, comprend les Européens, excepté une partie de la Mos-
covie, les Africains du Nord ainsi qu'une fraction importante des Asia-
tiques de l'Ouest et du Sud, dont la couleur cuivrée doit être un effet
de l'exposition au soleil. Les Africains sont caractérisés par la noirceur
de leur teint, qui ne disparaît pas lorsqu'ils sont transportés sous des
climats plus tempérés, et se transmet à leurs descendants ; ils ont aussi
un faciès particulier : lèvres, nez, une peau d'une contexture particuliè-
re, une chevelure laineuse et des dents très blanches. La troisième race
comprend les Asiatiques, considérés comme blancs, mais avec des

647 Margaret T. HODGEN, Early Anthropology in the 16th and 17th centuries,
op. cit., p. 422.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 477

yeux bridés, de larges épaules, un nez plat et une barbe rare. Les La-
pons forment une quatrième espèce, petite et massive, laide et dont la
stature évoque celle de l'ours. Quant aux Américains, Bernier hésite à
en faire une race à part, en dépit de leur teint basané et des traits spéci-
fiques de leur visage ; mieux vaudrait les classer parmi les Européens,
dont le groupe admet une assez grande diversité intrinsèque, diversité
qui d'ailleurs se retrouve entre les variétés de la race noire.
François Bernier ne propose qu'une esquisse superficielle, dont les
éléments se retrouveraient presque tous dans les cosmographies du
XVIe siècle. L'originalité de cet essai se trouve dans la positivité de la
description. Au soir de sa vie, un homme qui fut médecin, philosophe,
voyageur d'Orient et d'Extrême-Orient, récapitule son expérience et
s'efforce de mettre en ordre toutes les informations qu'il a rassem-
blées. Le disciple de Gassendi applique une méthode d'empirisme ra-
dical ; il décrit les hommes comme un naturaliste décrit les mammifè-
res ou les oiseaux, sans aucunement se soucier des interférences pos-
sibles ou des chocs en retour des présupposés traditionnels. Le méde-
cin Petty se préoccupait de situer l'espèce humaine dans l'échelle des
êtres ; cet arrière-plan n'existe pas pour le médecin Bernier ; l'humani-
té s'offre à lui comme un ensemble de faits à analyser.
Le Journal des Savants est une des principales revues européen-
nes ; le point de vue exposé par Bernier en 1684 peut être considéré
comme un signe des temps. Un discours sur l'homme devient possible
sur le mode de la recherche inductive, en laissant de côté tous les a
priori qui s'imposaient naguère ; il s'agit de savoir ce qui constitue
l'homme en tant qu'homme, par opposition aux espèces animales ap-
parentées. « Un animal, écrit Locke, est un corps vivant organisé (...)
et la notion que nous avons de l'homme, quelles que soient les autres
définitions qu'on en donne, n'enferme dans le fond qu'une espèce par-
ticulière d'animal (...) Ce n'est pas la seule idée d'un être pensant et
raisonnable qui constitue l'idée d'un homme dans l'esprit de la plupart
des gens, mais celle d'un corps formé de telle et telle manière, qui est
joint à cet esprit 648. » La définition la plus simple de l'homme le pré-
sente [364] comme « un être corporel et raisonnable 649 », la raison

648 LOCKE, Essai philosophique concernant l'entendement humain, I. II, ch.


XXVII, art. 8 ; trad. P. COSTE, Amsterdam, 1723, pp. 402-403.
649 Ibid., 1. III, ch. XI, art. 16, éd. citée, p. 653.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 478

apparaissant comme la différence spécifique de l'homme dans l'en-


semble du règne animal.
Lorsque Leibniz commente le livre de Locke, il n'hésite pas à trai-
ter de la nature humaine dans les termes de l'histoire naturelle, en se
référant au récent ouvrage de Tyson : « Peu de théologiens seraient
assez hardis pour conclure d'abord et absolument au baptême d'un
animal de figure humaine, mais sans apparence de raison, si on le pre-
nait petit dans le bois, et quelque prêtre de l'église romaine dirait peut-
être conditionnellement : « si tu es un homme, je te baptise » ; car on
ne saurait point s'il est de race humaine et si une âme raisonnable y
loge, et ce pourrait être un orang-outang, singe fort approchant de l'ex-
térieur de l'homme, tel que celui dont parle Tulpius pour l'avoir vu, et
tel que celui dont un savant médecin a publié l'anatomie 650. »
Plutôt que le fond de la pensée, le langage paraît significatif du re-
nouvellement de la problématique. La philosophie d'un Descartes,
d'un Spinoza, d'un Malebranche, ne se préoccupait pas des singes.
Méditation sur l'esprit, elle présupposait une coupure radicale entre
l'homme, constitué en raison, et le reste de la création, en sorte que le
doute n'était jamais possible. « Cet Orang, ce Pongo, observe Buffon,
n'est en effet qu'un animal, mais un animal très singulier que l'homme
ne peut voir sans rentrer en lui-même, sans se reconnaître 651. » La
rencontre avec l'orang-outang n'aurait pas troublé un Descartes ni un
Spinoza, qui n'eussent été nullement tentés de se reconnaître en lui.
Une telle reconnaissance suppose que l'on peut conclure du corps à
l'âme, ce que le dualisme cartésien interdit absolument.
« Je ne suis point cet assemblage de membres que l'on appelle le
corps humain 652 », estimait Descartes, et il ajoutait : « Je nie absolu-
ment que je sois un corps 653. » La logique du Cogito identifie l'exis-
tence humaine avec la conscience rationnelle. On trouve dans le Dic-

650 LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l'entendement humain, 1. II, ch. XXVII, art.
9 ; Œuvres philosophiques de LEIBNIZ, p. p. P. JANET, Alcan, 1900, t. I, p.
194.
651 BUFFON, Histoire naturelle, Nomenclature des Singes, 1766 ; Œuvres, éd.
de 1833, t. XIV, p. 4.
652 Méditations métaphysiques, II ; Œuvres de DESCARTES, Bibliothèque de la
Pléiade, p. 277.
653 Réponses aux Cinquièmes Objections (Gassendi), art. 3, éd. citée, p. 479.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 479

tionnaire philosophique de Voltaire, à l'article Homme, un « examen


d'une pensée de Pascal sur l'homme », qui s'en prend à un texte carté-
sien du maître janséniste : « Je puis bien concevoir un homme sans
mains, pieds, tête (car ce n'est que l'expérience qui nous apprend que
la tête est plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir
l'homme sans pensée 654... » À quoi Voltaire objecte : « Comment
concevoir un homme sans pieds, sans mains et sans tête ? Ce serait un
être aussi différent d'un homme que d'une citrouille. Si tous les hom-
mes étaient sans tête, comment la vôtre concevrait-elle que ce sont des
animaux comme vous, puisqu'ils n'auraient [365] rien de ce qui consti-
tue principalement votre être ? Une tête est quelque chose ; les cinq
sens s'y trouvent, la pensée aussi. Un animal qui ressemblerait de la
nuque du cou en bas à un homme, ou à un singe qu'on nomme orang-
outang, ou l'homme des bois, ne serait pas plus un homme qu'un singe
ou qu'un ours à qui on aurait coupé la tête et la queue... »
Dès 1734, Voltaire définissait ce nouveau cours de la philosophie
dans son Traité de Métaphysique ; on y voit d'une part que la réalité
humaine constitue désormais le point d'application de la réflexion phi-
losophique, et d'autre part qu'il est impossible de parler de l'homme
sans évoquer aussi les divers animaux, les singes et les sauvages. La
philosophie classique traitait en premier lieu de Dieu, ou de la cons-
cience réfléchie qui permet de rejoindre Dieu et de s'identifier à sa
pensée dans la perspective de laquelle se développent les vérités mé-
taphysiques. Voltaire ouvre son traité en réfléchissant sur la nature de
l'être humain. L'introduction, intitulée Doutes sur l'homme, commence
en ces termes : « peu de gens s'avisent d'avoir une notion bien enten-
due de ce que c'est que l'homme » ; le sens commun abonde en absur-
dités sur ce point, mais « si on croyait que les philosophes eussent des
idées plus complètes de la nature humaine, on se tromperait beaucoup
(...) Demandez au P. Malebranche ce que c'est que l'homme, il vous
répondra que c'est une substance faite à l'image de Dieu, fort gâtée
depuis le péché originel, cependant plus unie à Dieu qu'à son corps,
voyant tout en Dieu, pensant, sentant tout en Dieu. Pascal regardait le
monde entier comme un assemblage de méchants et de malheureux

654 PASCAL, Pensées, pet. éd. BRUNSCHVICG, Hachette, n° 339 ; Voltaire cite un
texte assez différent, qui doit être celui publié par Port-Royal.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 480

faits pour être damnés 655... ». A ces absurdités, Voltaire oppose la


nécessité d'adopter une attitude positive : « Je vais tâcher, en étudiant
l'homme, de me mettre d'abord hors de sa sphère et hors d'intérêt, et
de me défaire de tous les préjugés d'éducation, de patrie et surtout des
préjugés de philosophie 656. »
L'observateur, chargé de découvrir la réalité humaine du point de
vue de Sirius, présente ainsi son rapport : « Je débarque dans le pays
de la Cafrerie, et d'abord je me mets à chercher un homme. Je vois des
singes, des éléphants, des nègres qui semblent tous avoir quelque
lueur d'une raison imparfaite... » Après avoir étudié de jeunes repré-
sentants de ces diverses espèces, puis avoir suivi leur développement,
le naturaliste parvient à cette conclusion : « L'homme est un animal
noir qui a de la laine sur la tête, marchant sur deux pattes, presque
aussi adroit qu'un singe, moins fort que les autres animaux de sa taille,
ayant un peu plus d'idées qu'eux et plus de facilité pour les exprimer ;
sujet d'ailleurs à toutes les mêmes nécessités ; vivant, naissant et mou-
rant tout comme eux 657. » Mais, poursuivant son voyage, l'observa-
teur découvre des types d'hommes fort différents de celui qu'il avait
d'abord rencontré. Sa conclusion provisoire sera « qu'il en est des
hommes comme des arbres ; que les poiriers, les sapins, les chênes et
les abricotiers ne viennent point d'un même arbre, et que les blancs
barbus, les nègres portant [366] laine, les jaunes portant crin et les
hommes sans barbe ne viennent pas du même homme 658 ». Une ving-
taine d'années plus tard, dans sa Philosophie de l’Histoire (1756),
Voltaire reprend la même thèse : « Il n'est permis qu'à un aveugle de
douter que les blancs, les nègres, les albinos, les Hottentots, les La-
pons, les Chinois, les Américains soient des races entièrement diffé-
rentes 659. »
Voltaire n'est pas un anthropologiste ; son savoir est de seconde
main, comme celui de William Petty. Mais l'important est qu'un Traité
de Métaphysique, publié en 1734, consacre son chapitre premier à

655 Traité de Métaphysique, 1734, Introduction ; Œuvres de VOLTAIRE, Lahure-


Hachette, 1860, t. XVII, p. 119.
656 Ibid., p. 120.
657 Op. cit., ch. I, éd. citée, p. 120.
658 Ibid., p. 121.
659 Essai sur les Mœurs, Introduction, II, Des différentes races d'hommes ;
Œuvres, éd. citée, t. VII, p. 3.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 481

l'inventaire des races humaines, pour conclure dans le sens d'un poly-
génisme en contradiction avec le mythe de la Genèse. Il ne semble pas
que personne avant Voltaire ait fait choix d'une telle entrée en philo-
sophie, et son exemple n'a guère trouvé d'imitateurs. La procédure
adoptée souligne le fait que le problème de l'homme est passé au pre-
mier plan dans la culture des Lumières. Par ailleurs l'article Chaîne
des Êtres créés du Dictionnaire philosophique procède à une critique
des conceptions traditionnelles, le schéma dogmatique des degrés de
l'être est présenté sans aucune complaisance : « Cette gradation d'êtres
qui s'élèvent depuis le plus léger atome jusqu'à l'Être suprême, cette
échelle de l'infini frappe d'admiration. Mais quand on la regarde atten-
tivement, ce grand fantôme s'évanouit, comme autrefois toutes les ap-
paritions s'enfuyaient le matin au chant du coq. » Le poids des don-
nées de fait l'emporte sur la représentation de la grille hiérarchique,
encore décisive aux yeux de William Petty.
Dans ce domaine, Voltaire se montre plus radical que ses contem-
porains, un Linné, un Buffon, qui continuent à faire référence à la
chaîne comme à un fil conducteur d'intelligibilité. Ce qui subsiste de
cette représentation périmée, c'est l'idée d'un statut intermédiaire ca-
ractéristique de la condition humaine ; entre l'ordre infra-humain des
bêtes et l'ordre surhumain des anges, le domaine humain déploie une
zone de possibilités où la nature se transfigure en culture. Les impéra-
tifs spécifiques ne s'imposent que sous la condition restrictive de
l'exercice de la liberté humaine.
En 1713, le médecin anglais Richard Blackmore, développant les
vues de Tyson, insistait sur l'originalité de la situation de l'homme
dans la création : « L'homme, qui se rapproche le plus de la classe in-
férieure des esprits célestes (car nous avons tout lieu d'admettre un
ordre de subordination dans cette lignée supérieure), étant mi-corps,
mi-esprit, devient ainsi l'Equateur qui divise par le milieu l'ensemble
de la création, et sépare le monde corporel du monde intellectuel invi-
sible ; semblablement le chimpanzé ou le singe, qui présente la plus
proche similitude avec l'homme, est le premier ordre d'animaux en
dessous de lui. » La différence porte sur le langage. Si les singes en
étaient doués, « ils pourraient sans doute revendiquer le rang et la di-
gnité de l'espèce humaine aussi justement que le sauvage Hottentot ou
l'indigène stupide [367] de la Nouvelle-Zemble (...) Le plus parfait de
cette catégorie d'êtres, l'Orang-Outang, comme le nomment les natifs
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 482

de l'Angola, c'est-à-dire l'homme sauvage ou l'homme des bois, a


l'honneur de présenter la plus grande ressemblance avec l'espèce hu-
maine 660... » ; cette similitude se marque chez l'orang-outang dans la
stature, dans la station droite et la marche sur deux pieds et même
dans une humeur agréable et affectueuse.
Sa position « équatoriale » permet à l'homme de servir de centre de
référence pour l'ensemble des espèces vivantes. Quant aux êtres de
l'échelle supérieure, ils ne sont pas justiciables de l'histoire naturelle,
puisqu'ils appartiennent au domaine des représentations religieuses.
On peut comparer le singe à l'homme, mais on voit mal comment on
pourrait le comparer à telle des espèces d'anges. L'Equateur humain
correspond à une ligne de rupture épistémologique ; même en ce qui
concerne l'homme, l'immense majorité des observateurs ne se soucie
pas de spéculer sur les rapports avec les esprits incorporels, à la ma-
nière d'un Swedenborg. Les « rêves d'un visionnaire » paraissent à
Kant dépouillés de consistance. Tout se passe comme si l'échelle des
êtres perdait sa partie supérieure ; ou du moins les deux parties de
l'échelle relèvent de deux types différents d'intelligibilité ; à la hauteur
de l'homme s'achève la gradation de la science positive, au-dessus de
l'homme s'ouvre la perspective de la foi ; science et foi constituant
deux rapports au monde spécifiquement dissemblables. L'échelle des
êtres subsiste, mais tronquée ; dépouillée de son couronnement, elle
s'achève avec l'espèce humaine.
Linné et Buffon s'appuient sur le schéma hiérarchique de l'ordon-
nancement des vivants, mais ne se hasardent pas en dehors du domai-
ne terrestre ; leur propos est de dresser l'inventaire de la création.
Dans l'usage commun du XVIIIe siècle, la chaîne des êtres devient
« chaîne des êtres créés », comme le met en évidence l'intitulé de l'ar-
ticle consacré par Voltaire à cette notion dans le Dictionnaire philoso-
phique. Restriction significative, car elle transfère la problématique du
domaine de la théologie dans le domaine de l'épistémologie, où la
préoccupation des faits passe avant le souci d'orthodoxie. Du même
coup, l'homme-Équateur devient un homme-aboutissement ; il ne
s'agit plus de négocier son rapport avec Dieu selon les cheminements

660 Richard BLACKMORE, The Lay Monk, n° 5, London, 1713, repris dans le
recueil The Lay Monastery, 1714 ; texte cité dans A.-O. LOVEJOY, Essays in
the History of Ideas, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1948, pp. 59-60.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 483

de la spiritualité, mais de déterminer les rapports de l'espèce humaine


avec les espèces animales les plus proches. Arrêter à l'homme la chaî-
ne des êtres, c'est rattacher l'homme à cet ordre animal dont il est le
couronnement. Le principe de continuité justifie une enquête compa-
rative sur les similitudes et les dissemblances entre animaux « supé-
rieurs » et « inférieurs ». L'homme était apparenté à la hiérarchie des
esprits transcendants par son « âme », incorporelle ; cette âme n'entre
pas en ligne de compte dans le cas d'une zoologie comparée, qui
confronte l'homme avec les animaux, dépourvus, par hypothèse, de ce
principe immatériel. Dans le cadre de l'histoire naturelle, l'espèce hu-
maine se définit comme une constitution physique [368] associée à un
ensemble de comportements, qui peuvent être mis en parallèle avec
d'autres constitutions et d'autres comportements.
Cette perspective permet à l'anthropologie de se développer en de-
hors de toute récurrence métaphysique et théologique. Les animaux
n'ont pas d'âme, au sens religieux du terme ; ils ne participent pas à
l'aventure eschatologique du salut ; la confrontation avec l'homme
n'aura pas à faire état des destinées spirituelles de l'individu humain.
On se demandera, en termes positifs, pourquoi l'homme parle, alors
que le chimpanzé ou le perroquet ne parlent pas ; et le problème s'ana-
lysera en investigations anatomiques ou en hypothèses neurologiques.
Une des préoccupations majeures des Lumières sera, sous la présup-
position générale de la continuité, de déterminer les critères de l'hu-
manité, de fixer les limites où elle commence et où elle finit. La no-
tion d'espèce est venue à la science par la philosophie ; elle est l'enjeu
de l'interminable querelle des universaux, entre ceux qui croient à la
réalité ontologique des essences, et ceux qui ne voient en elles qu'un
sous-produit du langage. La querelle rebondit au XVIIIe siècle, elle op-
pose Leibniz à Locke, et Buffon à Linné sur la question de savoir si
nous rencontrons dans la réalité des espèces ou des individus.
L'histoire naturelle, en se constituant comme science, propose à la
réflexion le langage de l'observation expérimentale. L'espèce humaine
correspond à un inventaire précis de toutes les variétés de la forme
humaine, avec leurs ressemblances et leurs dissemblances. Il y a des
êtres qui ne sont manifestement pas dotés d'humanité, et qui pourtant
présentent bon nombre des caractéristiques de la forme humaine.
Pourquoi et comment l'orang-outang n'est-il pas un homme ? Et, d'au-
tre part, on rencontre des êtres, humains selon toute apparence, qui
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 484

pourtant semblent proches des mœurs simiesques plus que des com-
portements humains. Les Boshimans, les Hottentots, les Patagons, les
plus sauvages d'entre les sauvages, ne sont-ils pas les témoins d'un
stade intermédiaire entre l'animalité et l'humanité ? En Europe même,
des enfants qui ont échappé au contrôle de leurs parents, et se sont
séparés de l'espèce humaine, attestent qu'un individu humain peut
s'ensauvager, et demeurer aliéné par rapport à la communauté humai-
ne. Les « enfants sauvages », retrouvés par hasard dans les bois où ils
vivaient, incapables d'apprendre sur le tard le langage et le style de vie
de leurs semblables, manifestent une régression possible de l'humanité
à l'animalité ; ils enseignent du même coup que la civilisation consti-
tue un caractère anthropologique ; l'homme est éducable et perfectible,
alors que les animaux, même grégaires, semblent voués à persister
indéfiniment sous un régime de vie stationnaire 661.
Les penseurs se passionnent pour ces problèmes, qui nourrissent
les polémiques de l'époque. « Entendez-vous par sauvages, écrit Vol-
taire, des animaux à deux pieds, marchant sur les mains dans le be-
soin, isolés, errant dans les forêts, salvatici, salvaggi, s'accouplant à
l'aventure, [369] oubliant les femmes auxquelles ils se sont joints, ne
connaissant ni leurs fils ni leurs pères ; vivant en brutes, sans avoir ni
l'instinct ni les ressources des brutes ? On a écrit que cet état est le
véritable état de l'homme, et que nous n'avons fait que dégénérer mi-
sérablement depuis que nous l'avons quitté. Je ne crois pas que cette
vie solitaire, attribuée à nos pères, soit dans la nature humaine. Nous
sommes, si je ne me trompe, au premier rang (s'il est permis de le di-
re) des animaux qui vivent en troupe, comme les abeilles, les fourmis,
les castors, les oies, les poules 662... » Voltaire s'oppose à Rousseau en
ce qui concerne la nature et les fins de la condition humaine ; mais
tous deux sont d'accord pour décrire la condition humaine en termes
d'histoire naturelle, et non plus selon les schémas de la théologie.
Linné inscrit l'homme dans sa classification des espèces vivantes,
reprenant « l'idée d'Aristote et de Galien au point où le christianisme

661 Sur les confins de l'humanité, cf. Franck TINLAND, L'Homme sauvage,
Homo Férus et Homo Sylvestris, Payot, 1968.
662 VOLTAIRE, La Philosophie de l'Histoire, réédité comme Introduction à
l'Essai sur les Mœurs, VII : Des Sauvages ; Œuvres de VOLTAIRE, éd.
Lahure-Hachette, 1859, p. 14.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 485

l'avait laissée 663 ». Ce geste symbolique consacre un bond en avant


de la connaissance ; l'homme doit renoncer à l'exception de juridiction
dont il bénéficiait depuis dix-sept siècles de dogmatique chrétienne.
Au lieu de se comprendre par rapport à Dieu, l'homme rentre dans le
rang de la Création et se découvre dans une confrontation raisonnée
avec ses frères inférieurs. Dès la première rédaction du Systema Natu-
rae (1735), l'espèce humaine figure dans le tableau général de la clas-
sification ; « dans les premières éditions, Linné, à la suite de l'homme,
se bornait, en guise de description, à ajouter Nosce te ipsum. Dans la
dixième édition, cette description existe 664... ». Mais, dès 1735, la
péripétie est accomplie : l'invitation socratique à la connaissance de
soi prend un relief révolutionnaire, dès le moment où elle se situe dans
le contexte d'un inventaire général des vivants. L'homme doit s'aligner
par rapport aux êtres qui lui ressemblent, et non plus en fonction de la
transcendance divine.
Dans les premières éditions du Systema, l'homme est classé avec
les singes dans le groupe des anthropomorphes, qui font partie des
Quadrupèdes. A partir de la dixième édition (1758), les Quadrupèdes
cèdent la place à la nouvelle appellation de Mammifères (Mamma-
lia) ; le premier ordre des Mammifères est celui des Primates qui re-
groupe, sous cette désignation neuve, elle aussi, l'homme, le singe, le
maki et la chauve-souris. Une note de cette édition précise : « Je ne
puis découvrir de différence entre l'homme et le troglodyte (orang-
outang), quoique toute mon attention ait porté sur ce point, à moins de
prendre des caractères incertains 665. » La naturalisation de l'homme
se justifie d'autant mieux qu'aucun signe organique décisif ne permet
d'accorder à l'homme un statut privilégié dans l'ensemble des formes
vivantes. Dès 1746, dans la Préface de la Fauna Suecica, Linné affir-
mait sa perplexité : [370] « Jusqu'à présent, je n'ai pas réussi comme
naturaliste et en me conformant aux règles, à découvrir de caractère
distinguant l'homme du singe, car il y en a parmi ceux-ci qui sont
moins pileux que l'homme, se tiennent verticalement, vont sur deux
pieds et rappellent l'espèce humaine par leurs pieds et leurs mains, au
point que les voyageurs moins éclairés les prennent pour une sorte

663 Paul TOPINARD, Éléments d'Anthropologie générale, Delahaye, 1885, p. 26.


664 Paul TOPINARD, op. cit., p. 28.
665 Cité ibid., p. 27.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 486

d'homme (...) Mais il y a chez l'homme quelque chose qu'on ne voit


pas, d'où résulte la connaissance de nous-même et qui est la raison. La
Providence a donné à chaque animal un moyen d'attaque ou de défen-
se ; à l'homme nu, dépourvu de toute protection et n'ayant que deux
pieds pour se soutenir, elle a fait don d'une seule propriété : la rai-
son 666. »
L'intelligence devient un caractère anthropologique ; l'histoire na-
turelle, qui dépasse en les englobant l'anatomie et la physiologie com-
parées, revendique l'être humain dans sa totalité. Ainsi doit être com-
prise l'appellation homo sapiens, adoptée par Linné par opposition à
l’homo sylvestris, ou troglodyte, qui englobe les divers anthropoïdes.
La différence essentielle entre l'un et l'autre est d'ordre mental. La
dixième édition du Systema Naturae situe le genre homo sapiens par-
mi l'ordre des Primates, qui fait partie de la classe des animaux à ma-
melles ; une description précise fait ressortir les caractères distinctifs :
« L'homme diffère donc des autres animaux à mamelles, conclut Lin-
né, par son corps droit et nu, mais à tête chevelue, ayant des sourcils,
des cils, des poils dans les adultes au pubis, aux aisselles, au menton
dans le sexe masculin ; par ses deux mamelles pectorales ; par son
cerveau plus grand que dans aucun ; par la luette de sa trachée artère ;
par les organes de la parole ; sa face parallèle au bas du corps et nue ;
son nez proéminent, comprimé plus court ; son menton aussi proémi-
nent ; par le défaut de queue ; par ses jambes appuyées sur les talons ;
par la membrane de l'hymen et par les menstrues dans le sexe fémi-
nin 667. » Mais ces caractères somatiques se retrouvent, pour la plu-
part, chez des êtres qui ne sont pas humains, tel l'orang-outang qui, au
dire de Linné, ne diffère de l'homme que par la constitution du larynx,
et par la quadrupédie. Les seuls signes propres à l’homo sapiens se

666 Ibid., pp. 27-28 ; cf. ce texte de la Préface du Muséum régis Adolphi
Friderici, Upsal, 1754, cité ibid., p. 28 : « Lorsque nous soumettons le corps
humain au scalpel de l'anatomiste afin de trouver dans la structure de ses
organes internes quelque chose qui ne se rencontre pas dans les autres
animaux, nous sommes obligés de reconnaître la vanité de nos recherches. Il
faut donc nécessairement rapporter notre prérogative à quelque chose
d'absolument immatériel, que le Créateur n'a donné qu'à l'homme, et qui est
l'âme. »
667 Système de la Nature de Ch. DE LINNÉ, Du règne animal, trad. V. de PUTTE,
d'après la 13e éd. latine, Bruxelles, 1793, p. 36.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 487

résument à peu de chose : « Il est diurne, ou veillant de jour ; il varie


par l'éducation, par l'influence du climat 668. »
Ainsi les variations, à l'intérieur du genre humain, sont d'ordre
culturel. Linné n'utilise pas le terme de « race » ; et il décompose le
genre humain en « variétés », sans que s'intercale entre le genre et la
variété le palier intermédiaire de l'espèce, peut-être afin d'éviter des
[371] complications théoriques et théologiques. Le classement demeu-
re d'ailleurs, du point de vue de la science anthropologique à venir,
sujet à caution. Linné réserve une catégorie spéciale à 1'« homme sau-
vage » : « muet, hérissé de poils, il marche à quatre pieds ». Sous cette
rubrique sont rangés les enfants ensauvagés : le jeune homme ours de
Lithuanie, le jeune homme loup de Hesse, le jeune homme bœuf de
Bamberg, et quelques autres ; pourtant les enfants sauvages sont des
accidents de l'histoire, et non des variétés de l'espèce humaine, ne fût-
ce que pour la raison qu'ils ne se reproduisent pas 669. Les exemples
cités par Linné appartiennent certainement à la variété de l’homo eu-
ropaeus, dont le hasard seul les a séparés. Linné établit une catégorie
spéciale pour l’homo monstrosus, l'homme monstrueux « défiguré par
la rigueur du climat ou par l'art ». Sous cette rubrique figurent les ha-
bitants des hautes montagnes, petits, agiles et timides, ainsi que les
Patagons, grands et paresseux ; on y trouve aussi des hommes sans
barbe, dont certains groupes vivent en Amérique, et les Hottentots, qui
ne possèdent qu'un testicule. Parmi les monstres artificiels, Linné cite
ceux dont le crâne a été déformé, soit en forme de cône, chez les Chi-
nois, soit par aplatissement du visage chez les Canadiens. Ici encore,
Linné semble s'être fourvoyé ; car sa catégorie de la monstruosité
paraît disparate, avec des réminiscences folkloriques et des contami-
nations esthétiques. L’homo monstrosus sert de fourre-tout pour des
formes pathologiques hétéroclites, et répond aux exigences de l'ima-
gination plutôt qu'à celles de la science.
Quant à l'homme proprement dit, qui n'est ni sauvage, ni mons-
trueux, il se répartit en quatre rubriques fondamentales. L'Américain

668 Ibid., p. 32.


669 Sur la question des enfants sauvages, cf. L. MALSON, Les enfants sauvages,
Mythe et Réalité, U. G. E., 1964 ; et l'Histoire d'une jeune fille sauvage
trouvée dans les bois à l'âge de dix ans, texte attribué à Ch.-M. DE LA
CONDAMINE, réédité par Franck TINLAND, Bordeaux, Ducros, 1971.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 488

est représenté le premier en ces termes : « Il est basané, colère, il a le


port droit. Cheveux noirs, droits, gros, narines larges, menton presque
sans barbe. Il est opiniâtre, content de son sort, aimant la liberté. Il se
peint de lignes rouges, différemment entrelacées. Il se gouverne par
ses usages. » L'Européen vient ensuite : « Il est blanc, sanguin, mus-
culeux. Cheveux blonds, longs et touffus ; yeux bleus. Il est incons-
tant, ingénieux, inventif. Il se couvre de vêtements serrés. Il est gou-
verné par des lois. » L'Asiatique « est jaunâtre, mélancolique, à la fi-
bre roide » ; cheveux noirs, yeux bruns, « sévère, fastueux, avare. Il se
couvre de vêtements larges. Il est gouverné par l'opinion ». L'Africain,
« noir, phlegmatique, à la fibre lâche », se reconnaît à ses cheveux
crépus, à la structure de son visage ; « il est rusé, paresseux, négligent.
Il se frotte le corps d'huile ou de graisse. Il est gouverné par la volonté
arbitraire de ses maîtres 670 ».
Ce tableau du genre humain surprend par le mélange de caractères
somatiques sommaires et de traits psycho-sociologiques, eux aussi
rudimentaires ; le vêtement et l'ordre politique entrent en ligne de
compte : les variétés humaines sont variétés de culture autant que de
nature ; [372] l'anthropologie somatique n'est pas distinguée de l'an-
thropologie sociale, ni de ce qui s'appellera bientôt l'ethnographie. La
psychologie des races reflète de dangereux préjugés, qui nourriront les
affirmations racistes, au cours du XIXe siècle, en particulier aux États-
Unis. Le portrait du nègre « rusé, paresseux, négligent », et manifes-
tement fait pour l'esclavage, est significatif.
Linné ne s'est pas engagé bien avant dans le domaine de l'anthro-
pologie, et la perspective qu'il y ouvrait devait s'avérer dangereuse. Le
point important était l'initiative historique par laquelle le genre hu-
main est incorporé à l'ordre des primates, dans l'inventaire général des
mammifères. Linné ne devait pas aller plus loin, mais c'était déjà
beaucoup, ou plutôt c'était l'essentiel ; la réputation du naturaliste sué-
dois imposa au monde savant et à l'opinion éclairée en général la nou-
velle habitude mentale : l'homme devenait l'un des objets, parmi les
autres, de l'histoire naturelle. Linné a eu l'immense mérite, non seule-
ment de créer une langue, mais aussi de constituer un champ épisté-
mologique qui devait faire autorité, même aux yeux de ses adversai-
res, obligés de s'affirmer par rapport à lui. Désormais, l'être humain

670 Système de la Nature, 13e éd., trad. citée, pp. 32-33.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 489

prend forme sur le fond de l'ensemble des espèces vivantes ; il est jus-
ticiable des méthodes qui s'appliquent dans cette région du savoir. Les
précurseurs de Linné, un Bernier en particulier et un Tyson, pouvaient
avoir pressenti la nécessité de modifier le statut de l'objet humain ;
seul Linné était susceptible d'imposer une telle conversion du regard.
Linné consacre à l'homme quelques pages destinées surtout à met-
tre en place le genre humain dans le tableau général de la création.
Buffon étudie l'être humain dans ses caractéristiques générales, dans
ses mœurs et dans son développement ; il en fait la matière de plu-
sieurs volumes qui laissent loin derrière eux les sèches analyses du
maître d'Upsal. Le seul point commun est que la science de l'homme
et des hommes, telle que Buffon l'entreprend, est liée à l'ensemble de
la science de la nature. Linné a affirmé la possibilité d'une anthropo-
logie positive ; mais il n'a pas mis en œuvre cette possibilité ; Buffon
est le premier naturaliste à avoir appliqué à l'espèce humaine les voies
et moyens d'une science naturelle capable de se présenter comme une
discipline scientifique. Topinard pouvait écrire que Buffon « a fondé
ce qu'on allait bientôt désigner par le nom d'anthropologie, dont il a
esquissé toutes les grandes divisions, à savoir : l'homme en général,
considéré comme animal au point de vue morphologique et biologique
à tous les âges ; ses races, leur description, leur mode d'origine et leur
croisement ; enfin sa comparaison avec les singes et autres animaux
au point de vue physique et physiologique, la caractéristique de
l'homme, sa place au milieu des autres êtres et son origine ». Et Topi-
nard se rallie à l'opinion de Flourens, selon lequel « l'anthropologie
surgit d'une grande pensée de Buffon ; jusque-là l'homme n'avait été
étudié que comme individu, Buffon est le premier qui l'ait envisagé
comme espèce 671 ».
Rousseau écrit en 1754, au début de la Préface du Discours sur
l'origine [373] et les fondements de l'Inégalité parmi les hommes :
« La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humai-
nes me paraît être celle de l'homme 672. » Le paradoxe avait été signa-
lé par Buffon, dont Rousseau était un lecteur attentif : « Quelque inté-
rêt que nous ayons à nous connaître nous-mêmes, je ne sais si nous ne

671 P. TOPINARD, Éléments d'Anthropologie générale, 1885, p. 48.


672 ROUSSEAU, Œuvres, éd. Pléiade, t. III, p. 122, cf. J. STAROBINSKI, Rousseau
et Buffon, Gesnerus, 21, 1964.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 490

connaissons pas mieux tout ce qui n'est pas nous. Pourvus par la natu-
re d'organes uniquement destinés à notre conservation, nous ne les
employons qu'à recevoir les impressions étrangères ; nous ne cher-
chons qu'à nous répandre au dehors et à exister hors de nous 673... »
Linné avait mentionné le Nosce ipsum à la place réservée à l'homme
dans la première édition du Systema Naturae en 1735. L'histoire natu-
relle de l'homme semble emboîter le pas à la philosophie traditionnel-
le ; Buffon développe une théorie de la connaissance dans l'esprit de
l'empirisme de Locke. « Pourquoi vouloir retrancher de l'histoire natu-
relle de l'homme l'histoire de la partie la plus noble de son être 674 ? »
Le naturaliste ne renonce pas à tenir compte du domaine humain de la
pensée ; mais celle-ci ne constitue plus à elle seule l'identité de
l'homme ; elle apparaît comme une caractéristique parmi d'autres, et
qui sert de signe distinctif à notre espèce. La différence est perçue sur
un fond d'identité.
« La première vérité qui sort de cet examen sérieux de la nature est
une vérité peut-être humiliante pour l'homme, c'est qu'il doit se ranger
lui-même dans la classe des animaux, auxquels il ressemble par tout
ce qu'il a de matériel, et même leur instinct lui paraîtra peut-être plus
sûr que sa raison, et leur industrie plus admirable que ses arts 675... »
Buffon admet la révolution qui inscrit l'espèce humaine dans l'inven-
taire général de la nature ; du seul fait qu'il est étudié en situation
d'animalité, l'homme est compris d'une manière tout à fait différente.
Buffon met en œuvre cette perspective ouverte vers une nouvelle ima-
ge de la réalité humaine. « Comme ce n'est qu'en comparant, écrit-il,
que nous pouvons juger, que nos connaissances roulent même entiè-
rement sur les rapports que les choses ont avec celles qui leur ressem-
blent ou qui en diffèrent, et que s'il n'existait point d'animaux la nature
de l'homme serait encore plus incompréhensible, après avoir considéré
l'homme en lui-même, ne devons-nous pas nous servir de cette voie de
comparaison ? ne faut-il pas examiner la nature des animaux, compa-
rer leur organisation, étudier l'économie animale en général, afin d'en
faire des applications particulières, d'en saisir les ressemblances, rap-
procher les différences, et de la réunion de ces combinaisons, tirer as-

673 BUFFON, Histoire naturelle, De l'Homme, De la nature de l'Homme, 1749 ;


Œuvres philosophiques, Corpus des Philosophes français, p. 293.
674 Ibid., p. 295.
675 De la manière d'étudier et de traiter l'Histoire naturelle, 1749, ibid., p. 10.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 491

sez de lumière pour distinguer nettement les principaux effets de la


mécanique vivante et nous conduire à la science importante dont
l'homme même est l'objet 676 ? »
[374]
La comparaison de l'homme et de l'animal sur tel ou tel point parti-
culier figurait parmi les lieux communs de la rhétorique ancienne,
mais ces thèmes, que Montaigne devait orchestrer à nouveau, concer-
naient le domaine d'une sagesse pratique, nourrie de réminiscences
folkloriques. L'inspiration mécaniste avait suscité le paradigme de
l'animal machine, qui abandonnait le domaine animal aux basses œu-
vres des déterminismes matériels. Une discontinuité radicale s'intro-
duit ainsi entre l'être humain et les autres êtres naturels, puisque l'ani-
mal est incapable de « pensée » et qu'il n'y a pas d' « âme des bêtes ».
La doctrine cartésienne opposait une fin de non-recevoir à toute tenta-
tive d'anthropologie comparée ; le progrès de la connaissance ne sera
possible qu'une fois dépassé cet obstacle épistémologique 677. L'ani-
mal n'est pas constitué comme un montage de réflexes, simple machi-
nerie organique ; il est capable d'une présence au monde, grâce à
l'usage qu'il fait de son équipement sensori-moteur. Si son comporte-
ment n'est pas réfléchi, c'est-à-dire gouverné par des représentations
abstraites, il n'en atteste pas moins l'intervention d'une conscience ca-
pable de mémoire et même d'innovation.
Buffon n'est ni un rationaliste ni un innéiste. L'histoire naturelle se
déploie dans la perspective de la philosophie expérimentale. Les pré-
supposés sensualistes, qui justifient l'étude génétique de la connais-
sance à partir des données sensibles, peuvent s'appliquer aussi bien à
l'animal qu'à l'homme, permettant ainsi une étude différentielle des
deux domaines : la psychologie animale se constituera suivant la mê-
me méthodologie que la psychologie humaine, ce qui permettra de
préciser le seuil d'émergence de l'humanité, le moment où l'existence
humaine se sépare irréductiblement de l'expérience animale.
« Le plus stupide des hommes suffit pour conduire le plus spirituel
des animaux (...) parce qu'il a un projet raisonné, un ordre d'actions et

676 Discours sur la nature des Animaux, 1753 ; Œuvres philosophiques, éd.
citée, p. 317.
677 Cf. Hester HASTINGS, Man and Beast in French thought of the 18th Century,
Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1936.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 492

une suite de moyens par lesquels il contraint l'animal à lui


obéir 678... » L'animal n'est pas capable de langage ; or le langage est
une fonction de la pensée, irréductible à un mécanisme organique :
« Il est si vrai que ce n'est pas faute d'organes que les animaux ne par-
lent pas qu'on en connaît de plusieurs espèces auxquels on apprend à
prononcer des mots, et même à répéter des phrases assez longues (...)
mais jamais, on n'est parvenu à leur faire naître l'idée que ces mots
expriment 679. » L'étude comparée des êtres vivants maintient une
coupure entre l'animal et l'homme : « Le singe, que les philosophes
avec le vulgaire ont regardé comme un être difficile à définir, dont la
nature était au moins équivoque et moyenne entre celle de l'homme et
des animaux, n'est dans la vérité qu'un pur animal, portant à l'extérieur
un masque de figure humaine, mais dénué à l'intérieur de la pensée et
de tout ce qui fait l'homme ; un animal au-dessous de plusieurs autres
par les facultés relatives et [375] encore essentiellement différent de
l'homme par le naturel, par le tempérament et aussi par la mesure du
temps nécessaire à l'éducation, à la gestation, à l'accroissement du
corps, à la durée de la vie, c'est-à-dire par toutes les habitudes réelles
qui constituent ce qu'on appelle nature dans un être particulier 680. »
La conclusion est conforme au jugement traditionnel, mais la pro-
cédure est neuve, ainsi que le langage de l'observation expérimentale.
La position de Buffon n'est d'ailleurs pas claire. Il maintient la pri-
mauté de l'espèce humaine, en des termes empreints de résonances
ontologiques, évoquant le paradigme de la chaîne des êtres : « Il y a
une distance infinie entre les facultés de l'homme et celles du plus par-
fait animal, preuve évidente que l'homme est d'une différente nature,
que seul il fait une classe à part, de laquelle il faut descendre en par-
courant un espace infini avant que d'arriver à celle des animaux ; car
si l'homme était de l'ordre des animaux, il y aurait dans la nature un
certain nombre d'êtres moins parfaits que l'homme et plus parfaits que
l'animal, par lesquels on descendrait insensiblement et par nuances de
l'homme au singe. Mais cela n'est pas 681. » L'homme ne fait pas partie
de la chaîne des êtres qui s'arrête au-dessous de lui, pour des raisons

678 Histoire naturelle, De la nature de l'Homme, 1749 ; Œuvres philosophiques,


p. 296.
679 Ibid.
680 Nomenclature des Singes, 1766, in fine ; même recueil, pp. 392-393.
681 De la nature de l'Homme, loc. cit., p. 297.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 493

conformes à celles du spiritualisme : « L'homme est un être raisonna-


ble, l'animal est un être sans raison 682. » Une telle « distance infinie »
semble exclure toute possibilité de confrontation ; néanmoins, dans le
même texte, Buffon admet que l'espèce humaine et les espèces anima-
les font partie d'une même continuité épistémologique : « Pour peu
qu'on ait réfléchi sur l'origine de la connaissance, il est aisé de s'aper-
cevoir que nous ne pouvons en acquérir que par la voie de la compa-
raison : ce qui est absolument incomparable est entièrement incom-
préhensible ; Dieu est le seul exemple que nous puissions donner ici,
il ne peut être compris parce qu'il ne peut pas être comparé 683... »
Le fait de situer l'anthropologie dans le cadre de l'histoire naturelle
atteste qu'il n'y a pas de coupure entre l'homme et l'animal, pas plus
qu'il n'existe de « distance infinie » entre les volumes successifs d'un
même ouvrage. L'exposé, par le naturaliste, de la genèse de la
connaissance humaine selon les normes de Locke, avec le recours au
mythe du premier homme, sorte d'Adam épistémologique s'éveillant à
l'existence terrestre, inviterait à penser que Buffon constate chez
l'homme, doté d'un organisme animal, l'émergence de facultés qui lui
permettent d'accéder à une condition radicalement différente de la
condition animale. L'avènement des facultés rationnelles est un seuil
qui sépare l'humanité de l'animalité. Mais cette discontinuité apparaît
sur un fond de continuité, qui permet de traiter de toutes les espèces
vivantes dans le même langage et dans le développement d'un dis-
cours unitaire. S'il est vrai que l'homme « fait une classe à part », il
n'en est pas moins vrai, pour le même Buffon, [376] que l'homme
« doit se ranger lui-même dans la classe des animaux 684 ». Les deux
affirmations ne sont contradictoires qu'en apparence, d'autant que Buf-
fon, adversaire de toute classification rigoureuse, ne donne pas au mot
« classe » un sens précis. La position réelle de l'auteur de l'Histoire
naturelle doit se situer entre les deux formules opposées.
Par ailleurs, l'humanité telle que Buffon la considère ne se réduit
pas à l’homo philosophicus, à l'être de raison, à l'être réduit à la raison
des métaphysiciens, et qui ressemble comme un frère au blanc occi-

682 Ibid.
683 Ibid., p. 293.
684 De la manière d'étudier et de traiter l'Histoire naturelle, 1749, recueil cité,
p. 10.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 494

dental, adulte et bien élevé tel qu'on le rencontre dans les universités
ou les salons d'Amsterdam, de Londres ou de Paris. L'anthropologie
comme science implique le recours à un ensemble de méthodes objec-
tives dressant un inventaire complet de la documentation disponible
sur les formes de la présence humaine à travers l'étendue du monde
connu. Une section de l'Histoire naturelle est consacrée aux Variétés
de l'espèce humaine ; publiée en 1749, mais complétée une trentaine
d'années après, cette étude s'étend sur plus de 200 pages in-octavo, et
tient compte des dernières relations des voyageurs, en particulier de
Bruce et de Cook. Un siècle plus tard, Quatrefages louait la « merveil-
leuse sagacité de celui qui, disposant de matériaux aussi imparfaits, a
su en tirer tant de déductions et de conclusions justes (...) Les princi-
paux linéaments d'une anthropologie véritable sont nettement arrêtés,
avec une sûreté de coup d'œil faite pour étonner encore aujour-
d'hui 685... ».
L'anthropologie descriptive de Bufflon n'est pas seulement une an-
thropologie somatique, mais aussi une anthropologie culturelle, et
donc déjà une ethnologie. Cette recherche élargit les limites de l'hu-
manité, en relativisant cette raison qui semblait l'attribut privilégié de
l'espèce humaine. Les sociétés sauvages, décrites par les voyageurs,
ne sont « qu'un assemblage tumultueux d'hommes barbares et indé-
pendants qui n'obéissent qu'à leurs passions particulières, et qui, ne
pouvant avoir un intérêt commun, sont incapables de se diriger vers
un même but et de se soumettre à des usages constants, qui tous sup-
posent une suite de desseins raisonnes et approuvés par le plus grand
nombre ». Les sauvages se réunissent « sans savoir pourquoi » et se
séparent « sans raison ». Ils n'ont guère d'idées et leur langage demeu-
re rudimentaire 686.
Ces vues de Buffon, aujourd'hui contestables, donnent à penser que
l'existence du sauvage peut contribuer à diminuer la « distance infi-
nie » entre l'homme et l'animal, distance qui est une résultante de la
civilisation. Buffon souligne l'intérêt d'une recherche des origines hu-
maines, destinée à dégager la véritable nature de l'homme primitif.
« L'homme sauvage est en effet de tous les animaux le plus singulier,

685 A. de QUATREFAGES, Rapport sur les progrès de l'Anthropologie, 1867, p.


13.
686 Variétés de l'espèce humaine ; Œuvres de BUFFON, 1833, t. IX, p. 248.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 495

le moins connu et le plus difficile à décrire ; mais nous distinguons si


peu ce que la nature seule nous a donné de ce que l'éducation, l'imita-
tion, l'art et l'exemple nous ont communiqué, ou nous le confondons si
bien, qu'il ne serait pas étonnant que nous nous méconnaissions tota-
lement au [377] portrait d'un sauvage s'il nous était présenté avec les
vraies couleurs et les seuls traits naturels qui doivent en faire le carac-
tère. Un sauvage absolument sauvage, tel que l'enfant élevé par les
ours, dont parle Conor, le jeune homme trouvé dans les forêts de Ha-
novre, ou la petite fille trouvée dans les bois en France, serait un spec-
tacle curieux pour un philosophe ; il pourrait, en observant son sauva-
ge, évaluer au juste la force des appétits de la nature ; il y verrait l'âme
à découvert, il en distinguerait tous les mouvements naturels, et peut-
être y reconnaîtrait-il plus de douceur, de tranquillité et de calme que
dans la sienne ; peut-être verrait-il clairement que la vertu appartient à
l'homme sauvage plus qu'à l'homme civilisé et que le vice n'a pris
naissance que dans la société 687. »
L'opposition entre Nature et Culture est l'une des questions dispu-
tées de l'âge des Lumières ; Buffon est l'une des sources de Rousseau ;
il semble penser que l'homme de la nature est dénaturé par la société,
alors que pourtant les sociétés ont été des créations humaines. A
moins d'admettre une chute originelle, on comprend mal comment une
telle aliénation a été possible. Buffon n'a pas observé personnellement
les enfants sauvages dont il fait mention ; il ne connaît les sauvages
que par la personne interposée des auteurs de relations de voyage. S'il
avait bénéficié d'une expérience directe, peut-être aurait-il été moins
optimiste dans sa conception de ce degré zéro de l'humanité que re-
présente le « sauvage absolument sauvage » ; il consacre des études
précises aux « nains de Madagascar », aux Patagons, aux Indiens
d'Amérique, aux insulaires des mers du Sud et aux habitants des Ter-
res australes, derniers membres connus de la famille humaine. Les
variétés qu'il distingue paraissent liées surtout à la couleur de la peau
et à l'habitat géographique. Le parti pris de Buffon contre la classifica-
tion le détourne de toute tentative de nomenclature rigoureuse.
Les « variétés » de Buffon ne sont pas des espèces distinctes ; la
« classe » humaine est unique ; elle englobe tous les rameaux épars de
l'humanité. Cette attitude monogéniste paraît indépendante de toute

687 Ibid., p. 249.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 496

référence à l'orthodoxie judéo-chrétienne ; elle explique aussi sans


doute le fait que Buffon semble tenir à restreindre la distance entre les
primitifs et les civilisés. « Tout concourt, écrit-il, à prouver que le
genre humain n'est pas composé d'espèces essentiellement différentes
entre elles, qu'au contraire, il n'y a eu originellement qu'une seule es-
pèce d'hommes qui, s'étant multipliée et répandue sur toute la surface
de la terre, a subi différents changements par l'influence du climat, par
la différence de la nourriture, par celle de la manière de vivre, par les
maladies épidémiques, et aussi par le mélange varié à l'infini des indi-
vidus plus ou moins ressemblants ; que d'abord ces altérations
n'étaient pas si marquées et ne produisaient que des variétés indivi-
duelles ; qu'elles sont ensuite devenues variétés de l'espèce, parce
qu'elles sont devenues plus générales, plus sensibles et plus constantes
par l'action continuée de ces mêmes causes... » L'unité originaire de
l'espèce humaine [378] n'a été rompue que « par le concours de causes
extérieures et accidentelles », c'est-à-dire que l'apparente diversité
pourrait disparaître, ou qu'inversement pourraient apparaître de nou-
velles variétés si les conditions climatiques venaient à changer 688.
Buffon adopte la théorie des climats pour justifier les vicissitudes
de l'espèce ; c'est le milieu qui détermine les changements de la réalité
humaine dans sa dispersion sur la face de la terre, soit directement,
comme dans le cas de la couleur chez les nègres, soit indirectement,
par l'intermédiaire du genre de vie, lui aussi lié aux conditions régnant
dans l'environnement : « On peut regarder le climat comme la cause
première et presque unique de la couleur chez les hommes ; mais la
nourriture, qui fait à la couleur beaucoup moins que le climat, fait
beaucoup à la forme. Des nourritures grossières, malsaines ou mal
préparées, peuvent faire dégénérer l'espèce humaine ; tous les peuples
qui vivent misérablement sont laids et mal faits ; chez nous-mêmes,
les gens de la campagne sont plus laids que ceux des villes, et j'ai sou-
vent remarqué que dans les villages où la pauvreté est moins grande
que dans les autres villages voisins, les hommes y sont aussi mieux
faits et les visages moins laids. L'air et la terre influent beaucoup sur
la forme des hommes, des animaux et des plantes 689… »

688 Variétés dans l'espèce humaine ; Œuvres, 1833, t. IX, pp. 274-275.
689 Ibid., Œuvres, pp. 273-274 ; Œuvres philosophiques, p. 313.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 497

Ces considérations rudimentaires ne dépassent pas le niveau de


l'observation de bon sens, elles mettent en œuvre des idées reçues à
l'époque. Le XVIIIe siècle ne dispose pas de moyens d'approche bio-
logiques et physiologiques, ou microbiologiques, indispensables pour
étudier les phénomènes vitaux en deçà de l'observation perceptive.
Buffon introduit dans l'interprétation des faits des schémas déterminis-
tes, si insuffisants soient-ils en ce qui concerne le détail des mécanis-
mes allégués. Le thème lamarckien de l'adaptation donnera un relief
nouveau à la thèse du conditionnement de l'être vivant par l'environ-
nement ; Lamarck ajoutera l'idée que les transformations sont adapta-
tives : l'apparition des formes nouvelles met en œuvre une intention de
survivances.
L'œuvre anthropologique de Buffon comprend aussi une étude gé-
nétique de la condition humaine ; non seulement une théorie de la
connaissance où se trouve retracée la formation de la pensée à partir
des données sensibles, du même ordre que les tentatives de Locke, de
Hume et de Condillac dans ce domaine, mais aussi une analyse origi-
nale des âges successifs de l'existence. L'histoire naturelle de l'homme
comporte des études sur l'enfance, la puberté, l'âge viril, la vieillesse
et la mort, non plus en termes de sagesse morale, mais sous forme de
description objective des caractéristiques de ces stades de développe-
ment. Buffon fait œuvre de pionnier ; et l'on peut penser que la diffu-
sion de ses travaux à travers l'Europe lettrée a contribué à imposer à
ses contemporains un nouveau regard sur la condition humaine.
Enfin, last but not hast, l'anthropologie de Buffon comporte aussi
une section Des probabilités de la durée de la vie ; le fait d'inclure
cette dimension [379] statistique dans le contexte d'une histoire natu-
relle a quelque chose de neuf. Buffon avait d'abord entrepris une car-
rière de mathématicien, et le Genevois Cramer l'avait initié au calcul
des probabilités. Cette orientation de pensée lui demeurera familière,
puisqu'il publiera en 1777, dans la dernière partie de sa vie, un Essai
d'arithmétique morale, qui développe une épistémologie graduée.
L'anthropologie débouche sur des formulations mathématiques, et se
présente comme une science rigoureuse, même dans le domaine de
l'incertain et du hasard. « Après avoir fait l'histoire de la vie et de la
mort par rapport à l'individu, écrit Buffon, considérons l'une et l'autre
dans l'espèce entière. L'homme, comme l'on sait, meurt à tout âge, et
quoique en général on puisse dire que la durée de sa vie est plus lon-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 498

gue que celle de la vie de presque tous les animaux, on ne peut pas
nier qu'elle ne soit en même temps plus incertaine et plus variable. On
a cherché dans ces derniers temps à connaître les degrés de ces varia-
tions et à établir par des observations quelque chose de fixe sur la
mortalité des hommes à différents âges ; si ces observations étaient
assez exactes et assez multipliées, elles seraient d'une très grande utili-
té pour la connaissance de la quantité du peuple, de sa multiplication,
de la consommation des denrées, de la répartition des impôts 690... »
L' « arithmétique morale » prolonge 1' « arithmétique politique »
de William Petty ; l'anthropologie aborde le domaine social ; Buffon a
soupçonné le principe de cette discipline à laquelle le xixe siècle don-
nera le nom nouveau de « démographie ». L'histoire naturelle de
l'homme englobe un considérable dossier statistique qui comprend
près de deux cents pages. On y trouve des tables de la probabilité de la
vie, qui donnent année par année les espérances de vie, c'est-à-dire le
laps de temps de survivance sur lequel peut normalement compter un
individu d'un âge déterminé. Buffon fournit des statistiques des nais-
sances, mariages et morts pour certaines paroisses de Bourgogne pen-
dant la période 1760-1774, et des tables comparatives de la mortalité à
Paris et dans les campagnes, etc. De telles préoccupations sont de plus
en plus répandues pendant la seconde moitié du siècle. L'originalité de
Buffon consiste à avoir fait entrer cet ordre de recherche dans le cadre
d'une anthropologie, comprise comme un chapitre d'une « histoire na-
turelle générale et particulière ».
L'anthropologie de Buffon, à laquelle il ne manque guère que de se
présenter sous ce nom moderne, est par son ampleur, par la diversité
et la complémentarité des perspectives, la synthèse des acquisitions du
siècle dans le domaine de la science de l'homme. Linné s'était conten-
té de marquer la place de l'homme dans la série animale ; d'autres étu-
dieront tel ou tel aspect de la réalité humaine ; Buffon est ensemble un
naturaliste, un philosophe, un ethnologue et un démographe, ce qui
donne à son œuvre une valeur exemplaire, augmentée par le mérite de
l'écrivain. Bien peu d'autres après lui seront capables de proposer une
[380] synthèse interdisciplinaire où la biologie, l'étude anatomo-
physiologique n'est pas séparée de la croissance mentale, où l'homme

690 Histoire naturelle de l'Homme ; De la vieillesse et de la mort ; Œuvres de


BUFFON, 1833, t. IX, p. 61.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 499

est présenté, en tant qu'individu, mais aussi en tant que membre d'un
groupe social, dans sa relation avec l'environnement total de la nature
matérielle et vivante.
Topinard, historien de l'anthropologie, au temps du triomphe du
darwinisme, oppose les deux traditions rivales de Linné et de Buffon :
« L'école dont Linné fut le chef mérite le nom d'école des faits, ou
morphologique ; elle a produit Blumenbach et Cuvier. Elle s'attache
aux organes, aux individus, à la délimitation des espèces, à la classifi-
cation en familles, et ne va guère au-delà. Celle dont Buffon fut le
promoteur, et qui eut un retentissement immédiat en Allemagne com-
me en Angleterre et en France, mérite le nom d'école des idées ou phi-
losophique. Elle a engendré Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Goethe
et Darwin. Des organes, elle s'élève rapidement aux fonctions exté-
rieures d'existence, aux relations générales des êtres vivants les uns
avec les autres ; de la classification, elle s'élève à l'harmonie univer-
selle de la nature et aux causes médiates et immédiates de cette har-
monie. Buffon est l'instigateur initial de ce vaste mouvement qui,
après diverses alternatives, a abouti à celui dont nous sommes aujour-
d'hui les témoins, et qui embrasse toutes les sciences à la fois. Buffon,
en laissant de côté Aristote, qui a quelque droit éloigné à ce titre, est le
fondateur enfin de l'anthropologie. Depuis Aristote en effet, aucun
nom ne s'est présenté à nous qui mérite l'épithète d'anthropologiste ;
après Buffon, ils seront nombreux 691... »
L'œuvre de Buffon, point de départ d'une ère nouvelle, déploie
l'espace mental de cette discipline que constitue désormais 1' « histoi-
re naturelle de l'homme ». Communément reconnue, à travers l'Euro-
pe, elle constitue un présupposé auquel on se réfère sans avoir besoin
de le citer explicitement. Des savants plus spécialisés développent leur
recherche pour approfondir tel ou tel aspect particulier du domaine en
question, au sein duquel leurs travaux se trouvent mis en place sans
difficulté aucune. L'article Espèce humaine de l'Encyclopédie atteste
ce nouvel état de la pensée ; le titre de cet article, qui paraît aller de
soi, n'est possible qu'après Linné et Buffon, et grâce à eux. On y ap-
prend que « l'homme considéré comme un animal offre trois sortes de
variétés : l'une est celle de la couleur, la seconde est celle de la gran-
deur et de la forme, la troisième est celle du naturel des différents

691 Paul Topinard, Éléments d'Anthropologie générale, Delahaye, 1885, p. 32.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 500

peuples ». Vient ensuite un catalogue des diverses races d'hommes, le


mot « race », au sens moderne du terme, est entré dans les mœurs in-
tellectuelles. Et le rédacteur de l'article se contente, pour conclure, de
reprendre les thèses de Buffon : « Tout concourt donc à prouver que le
genre humain n'est pas composé d'espèces essentiellement différentes.
La différence des blancs aux bruns vient de la nourriture, des mœurs,
des usages, des climats ; celle des bruns aux noirs de la même cause.
Il n'y a donc eu originairement qu'une seule race d'hommes, qui,
s'étant multipliée et répandue sur la surface de la [381] terre a donné à
la longue toutes les variétés dont nous venons de faire mention ; varié-
tés qui disparaîtraient à la longue si l'on voulait supposer que les peu-
ples se déplaceraient tout à coup et que les uns se trouvassent ou né-
cessairement ou volontairement assujettis aux mêmes causes qui ont
agi sur ceux dont ils croient occuper les contrées. » Une référence
globale suffit : « Voyez l'Histoire naturelle de Messieurs de Buffon et
Daubenton. » La vérité est acquise, il suffit de la vulgariser.
Ou plutôt, la vérité acquise constitue un palier à partir duquel de
nouvelles investigations deviennent possibles. L'Histoire naturelle de
Buffon paraît à partir de 1749, avec la collaboration de Daubenton
(1716-1799)5 originaire de Montbard, comme Buffon, qui l'associe à
son œuvre au Jardin du Roi, où Daubenton continuera l'œuvre de son
maître. La publication monumentale s'étalera sur cinquante années,
compte tenu des sept volumes de Suppléments, jusqu'à la mort de l'au-
teur, en 1788. Mais dès la seconde moitié du siècle, l'histoire naturelle
de l'homme s'affirme comme une discipline cohérente et progressive.
En 1775 paraît la dissertation inaugurale du jeune Blumenbach, à
Goettingen : De Generis humani varietate nativa ; la même année est
publiée à Edimbourg la Disputatio inauguralis quaedam de hominum
varietatibus et harum causis exponens, de l'Écossais John Hunter. En
1777, suit l'œuvre de E. H. G. Zimmermann, professeur à Brunswick,
Spécimen geographiae zoologicae quadrupedum domicilia et migra-
tiones sistens. De ces travaux quasi contemporains Topinard note que
« à la première lecture, les trois sont très remarquables et à chacun
était réservé un grand succès, si les autres n'eussent été publiés en
même temps 692 ». Une nouvelle génération de savants reprend la re-
cherche à partir du point où Buffon l'avait menée, réaffirmant, par de-

692 Op. cit., p. 56.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 501

là l'anthropologie buffonienne, l'inspiration de Linné. L'auteur de


l'Histoire naturelle dédaignait la rigueur de la nomenclature et n'ac-
cordait pas d'importance à la classification, qui lui paraît fractionner
arbitrairement la continuité des êtres naturels. Le progrès du savoir est
caractérisé par la récurrence de l'esprit d'analyse après le triomphe de
l'esprit de synthèse, conformément aux exigences d'une époque au ju-
gement de laquelle une science doit être une langue bien faite. Buffon
méconnaît parfois les exigences de la raison critique, ainsi que le sou-
ligne discrètement le savant Vicq d'Azyr, dans l'éloge de son prédé-
cesseur à l'Académie française, en 1788 : « Il a voulu lier par une
chaîne commune toutes les parties du système de la nature ; il n'a
point pensé que, dans une si longue carrière, le seul langage de la rai-
son pût se faire entendre à tous et, cherchant à plaire pour instruire, il
a mêlé quelquefois les vérités aux fables et souvent quelques fictions
aux vérités 693. »
L'anthropologie de la nouvelle génération sera soucieuse d'exacti-
tude dans les faits, de rigueur dans les articulations épistémologiques.
Johann Friedrich Blumenbach (1753-1840) serait, d'après Topinard,
« après [382] Buffon, la plus grande figure de l'anthropologie 694 ». Sa
longévité lui a permis de devenir un patriarche de l'anatomie compa-
rée, le Cuvier germanique. Né peu après la publication des premiers
volumes de l'Histoire naturelle de Buffon, Blumenbach étudie à Iéna
et à Goettingen, se signale très tôt pour ses dons dans le domaine de
l'anatomie et de la physiologie ; sa dissertation de doctorat, De l'unité
du genre humain et de ses variétés, à l'âge de vingt-deux ans, est déjà
un coup de maître ; elle lui vaut, l'année suivante, en 1776, une chaire
d'anatomie qu'il illustrera pendant soixante années, jusqu'en 1835 ; sa
réputation est européenne. En Allemagne même, il est le premier
grand nom de l'anatomie comparée, ce qui lui a valu d'être honoré du
titre de Magister Germaniae, reconnu avant lui, en des domaines dif-
férents, à Melanchton et à Wolff.
Le De generis humani varietate nativa, thèse de médecine, ras-
semble en un précis cohérent les données disponibles en matière d'an-

693 VICQ D'AZYR, Discours prononcé dans l'Académie française le jeudi 11


novembre 1788 : Œuvres complètes de BUFFON, éd. Verdière et Ladrange,
1824, t. I, p. LXVI.
694 TOPINARD, op. cit., p. 56.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 502

thropologie physique. La pensée reprend la doctrine monogéniste ex-


posée par Buffon : « Les nuances insensibles qui rapprochent toutes
les variétés humaines, les causes et les modes de dégénération analo-
gues, observée chez les animaux domestiques, l'application de la phy-
siologie et de la zoologie à l'histoire de l'homme conduisent à cette
conclusion : les variétés connues du genre humain se rapportent à une
seule et même espèce 695. » Le mérite de Blumenbach ne tient pas à
cette position de principe, mais au caractère systématique et exhaustif
de son analyse, d'où résulte que Quatrefages pouvait écrire, près d'un
siècle plus tard, que cet essai d'un débutant demeure « un manuel
complet, très utile à consulter aujourd'hui 696 ».
Une première partie passe en revue les caractères qui distinguent
l'homme de l'animal, thème traditionnel, que Tyson avait traité d'une
manière systématique dans son Orang-Outang, en 1699. Buffon s'était
contenté de reproduire les caractères énumérés par son devancier ;
Blumenbach reprend la question, classant les signes différentiels selon
un ordre qui va de l'anatomie à la physiologie et aux facultés intellec-
tuelles. Anaxagore avait affirmé le premier la thèse d'une relation en-
tre l'intelligence de l'homme et la main, idée reprise par Helvétius,
selon lequel l'homme doit son savoir à ses mains. « Aristote, écrit
Blumenbach, a dit avec plus de raison que l'homme seul a vraiment
des mains. Chez les singes anthropomorphes, la partie principale de la
main, le pouce, est trop courte et presque avortée. La main de l'hom-
me mérite seule le nom d'organe des organes que lui donne le philoso-
phe de Stagire 697. » [383] Blumenbach signale que l'homme est dé-
pourvu de l'os intermaxillaire, dont Goethe prétendra avoir retrouvé la
trace ; les particularités anatomiques du cerveau sont mises en lumiè-
re. Dans l'ordre mental, l'homme est l'animal qui invente, ou, selon le

695 J.-F. BLUMENBACH, De l'unité du genre humain et de ses variétés, 3e éd.,


trad. CHARDEL, an XIII, 1804, p. 314. L'Anthropological Society de Londres
a consacré à la mémoire de Blumenbach l'une de ses premières
publications : The anthropological Treatises of J. F. BLUMENBACH, edited
by Thomas Bendyshe, London, 1865. On trouve dans ce recueil divers
textes du maître, en particulier les Beiträge zur Naturgeschichte (1806 et
1811) ainsi que des études sur Blumenbach par K. F. H. MARX et
FLOURENS.
696 A. de QUATREFAGES, Rapport sur les progrès de l'Anthropologie, 1867, p.
14.
697 BLUMENBACH, éd. citée, p. 59.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 503

mot de Franklin, celui qui fait des outils ; parmi ces inventions, le feu,
et le langage. L'homme seul est capable de rire et de pleurer, il se dis-
tingue par des maladies spécifiques. La liste des caractères anthropo-
logiques a pu être complétée ; du vivant même de Blumenbach, Dau-
benton signalait la position du trou occipital à la base du crâne, corré-
lative de la station droite chez l'homme. Mais le précis du De generis
humani varietate nativa est demeuré, à travers le temps, un chapitre
de l'anthropologie somatique.
La deuxième partie de la thèse traite « de la dégénération des ani-
maux en général, de ses causes et de ses modes » ; la notion de « dé-
génération » implique l'adoption de l'idée transformiste. Les espèces
vivantes se modifient sous l'influence du milieu ; Blumenbach partage
les opinions de Buffon : « Il paraît évident que le climat doit exercer
une puissance presque infinie sur tous les corps organiques, et particu-
lièrement sur les animaux à sang chaud ; liés intimement à l'atmosphè-
re, ils sont, tant qu'ils existent, exposés à son action. On sait aujour-
d'hui que l'air, qu'on regardait comme simple, est composé d'une mul-
titude d'éléments : les gaz en sont les parties constitutives, la lumière,
la chaleur, la matière électrique entrent comme accessoires dans sa
composition. La proportion de ces diverses parties varie prodigieuse-
ment, et chacun de ces changements doit modifier l'action de l'atmos-
phère sur les animaux qui y sont plongés 698. » Le relief, les différen-
ces d'altitude, le voisinage des fleuves, des lacs, de la mer entraînent
« diverses modifications du sang, des liquides qui en émanent et sur-
tout des humeurs huileuses, telles que la graisse, la bile, etc. ». Le jeu
de ces déterminismes avait déjà été reconnu, « mais c'est particulière-
ment dans ces derniers temps que les grands progrès de la chimie et la
précision des études physiologiques l'ont mise dans toute son éviden-
ce 699 ». La chaleur et le froid, le genre de vie influent sur la couleur et
la forme des animaux, ainsi que le régime alimentaire ; les exemples
sont nombreux et connus depuis toujours. Blumenbach souligne le fait
de la domestication, qui suscite, par une modification des conditions
d'existence, des variations considérables dans beaucoup d'espèces vi-
vantes.

698 De l'unité du genre humain et de ses variétés, trad. citée, sect. II, p. 119.
699 Ibid., pp. 120-121.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 504

L'idée de « dégénération », en dehors de tout présupposé de valeur,


désigne une variation par rapport au type antérieurement connu, qui
n'a rien à voir, en principe, avec le concept actuel de « dégénérescen-
ce ». Cette idée, dont la validité est assurée dans le domaine animal,
s'applique à l'espèce humaine ; le type se modifie dans les mêmes
conditions dans l'étendue entière de la zoologie. Blumenbach consacre
une partie de son travail aux « causes et modes de la dégénération de
l'espèce humaine en variétés 700 », étudiant successivement la couleur
de la peau, la constitution des cheveux, la structure du visage et la
forme du crâne, la stature [384] organique. La dernière partie a pour
thème : « Le genre humain ne constitue qu'une espèce qui renferme
cinq variétés. » L'anthropologie physique est soumise au droit com-
mun des espèces : « Dans le dénombrement que nous venons de faire
des variétés (variations) du genre humain, nous avons vu qu'il n'en est
pas qui ne se retrouvent parmi les animaux à sang chaud, surtout chez
les animaux domestiques ; que même elles y sont ordinairement beau-
coup plus apparentes et proviennent de causes dont l'évidence est ma-
nifeste. Nous nous sommes également assurés qu'il n'est aucune varié-
té soit pour la couleur, le visage, la stature, quelque considérable
qu'elle paraisse, qui ne se fonde insensiblement avec celles du même
ordre, de manière qu'elles sont toutes relatives, et ne diffèrent que par
le degré 701. »
L'espèce humaine forme un ensemble unitaire qu'il convient de rat-
tacher à une origine commune. Les variétés (ou races) ont été produi-
tes par les déterminismes du milieu. La première édition de la thèse de
Blumenbach dénombrait quatre variétés : l'une fixée en Europe et en
Asie jusqu'au Gange ; une autre fixée en Asie au-delà du Gange et en
Australie ; puis les Africains et enfin les Américains. Une cinquième
variété sera introduite en 1781, pour classer les Malais, les Philippins
et les indigènes du Pacifique. A partir de la troisième édition aussi, la
première race, qui représente pour Blumenbach la souche primitive,
reçoit le nom de « caucasienne », emprunté au massif montagneux,
« parce que c'est dans son voisinage que se trouve la plus belle race
d'hommes, la géorgienne, et que s'il est possible d'assigner un berceau
au genre humain, toutes les raisons physiologiques concourent à le

700 Ibid., sect. III.


701 Sect. IV, pp. 281-282.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 505

placer dans cet endroit. Les habitants de la Géorgie nous offrent en


effet cette belle forme des crânes dont les autres semblent dériver,
jusqu'à ce qu'ils arrivent aux points les plus éloignés, les crânes des
Mongols et des Nègres. Enfin la peau des Géorgiens est blanche, et
cette couleur paraît encore appartenir primitivement au genre humain ;
mais elle dégénère facilement en une couleur noirâtre, et se rétablit
avec peine quand la sécrétion et la précipitation du carbone se sont
profondément établies 702 ».
Ces indications attestent qu'aux yeux de Blumenbach la dégénéra-
tion, dans l'espèce humaine, tend à devenir dégénérescence. La priori-
té chronologique et esthétique de la race blanche fournira des justifi-
cations aux racismes du XIXe siècle, en Europe, et en Amérique, où le
problème noir suscite une abondante littérature polémique. L'autorité
scientifique, universellement reconnue, de Blumenbach servira de ré-
férence à des polémiques de caractère démagogique, auxquelles le
maître de Goettingen lui-même était étranger. Un article publié dans
une revue de Goettingen en 1781, Sur les capacités et les mœurs des
Sauvages, soutient que les capacités mentales des Africains ne sont
pas nécessairement inférieures à celles des Européens, d'ailleurs tout à
fait inégales d'un individu à l'autre. L'infériorité apparente des Afri-
cains tient surtout [385] aux conditions d'existence qui les empêchent
de développer leurs facultés. Malgré ces réserves, l'œuvre de Blumen-
bach traduit parfois la bonne conscience européenne, dont elle reflète
les préjugés en une époque où la prépondérance occidentale paraît dé-
finitivement établie.
Si l'on compare la classification de Blumenbach avec celle de Lin-
né, le fait important paraît être la disparition de deux des catégories
retenues par le savant suédois : l’homo ferus, l'homme sauvage, et
l’homo monstrosus, affecté de déformations pathologiques. Il faut voir
dans cette élimination un pas décisif dans le progrès de l'anthropologie
vers la positivité ; ces variétés maintenaient dans le tableau de Linné
des réminiscences légendaires, incompatibles avec l'esprit scientifi-
que. Blumenbach s'est intéressé de très près à un cas célèbre d'enfant
sauvage qui avait passionné l'opinion éclairée. En 1724 avait été dé-
couvert dans le Hanovre, près de Hameln, un garçon d'une douzaine
d'années, nu et ensauvagé, dont le comportement était entièrement

702 P. 299.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 506

animal. George Ier d'Angleterre, qui régnait aussi sur le Hanovre,


l'avait fait venir à Londres en 1726, où il avait été l'objet de l'attention
générale. Peter de Hameln, confié aux soins de l'illustre docteur Ar-
buthnot, ami de Pope et de Swift, avait figuré aux yeux de bon nom-
bre de grands esprits le type même de l'homme de la nature en sa pres-
tigieuse nudité. Linné, Buffon et de Pauw, Rousseau l'avaient considé-
ré sous cet angle ; lord Monboddo avait célébré en cet enfant sauvage
une sorte de patriarche de l'humanité, dont la découverte était plus im-
portante que celle d'une plante nouvelle ou de milliers d'étoiles igno-
rées. Plus prosaïque, le docteur Arbuthnot avait jugé qu'il s'agissait
d'un enfant idiot congénital, absolument inéducable, et l'avait placé
dans une ferme où il devait survivre longtemps sans faire aucun pro-
grès. Une enquête sérieuse établit qu'il s'agissait d'un infirme mental,
échappé à toute tutelle et réduit à l'état sauvage. Blumenbach, qui vit à
Goettingen, dans le Hanovre, ayant examiné de près le dossier,
conclut qu'il s'agit d'un enfant anormal, et qu'il faut penser de même
de tous les enfants sauvages qui avaient défrayé la chronique. Il n'y a
pas d'homme sauvage au sens traditionnel du terme ; l'homme est un
animal domestique, mais seul entre tous les vivants, il lui est donné de
se domestiquer lui-même 703.
L'anthropologie doit être débarrassée du folklore millénaire qu'elle
trame après soi. De même disparaît le décor mythico-religieux, si
puissant chez Linné, et qui subsiste dans l'œuvre de Buffon. La zoolo-
gie humaine doit être traitée dans le même esprit, avec les mêmes
moyens que l'étude des diverses espèces animales. Blumenbach, col-
lectionneur et classificateur, possède une belle série de fossiles, et s'in-
téresse aux crânes humains, dont il rassemble un nombre d'exemplai-
res suffisamment variés pour constituer une craniologie comparée. Ses
Décades craniorum diversarum gentium (1790-1808) sont l'un des
premiers monuments de cette discipline, qui connaîtra au XIXe siècle
de grands développements ; et cette craniologie est une craniométrie,
car c'est sur un [386] ensemble de mesures systématiques et rigoureu-
ses que se fondera la distinction des races d'après la boîte crânienne.
La Lettre préface de la troisième édition du De generis humani varie-
tate nativa, publiée en 1795, et adressée à Joseph Banks, président de

703 Cf. J. F. BLUMENBACH, Beiträge sur Naturgeschichte, zweiter Theil, 1811,


dans The anthropological Treatises of J. M. BLUMENBACH, éd. by Th.
Bendysche, London, 1865, pp. 329 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 507

la Société royale de Londres, le remercie pour l'hospitalité reçue et


pour le libre accès aux « richesses de votre muséum, relatives à l'an-
thropologie 704... ». Le mot anthropologie, en 1795, est loin d'être un
néologisme ; mais il ne se trouve ni chez Linné, ni chez Buffon, et,
sous la plume de Blumenbach, il atteint à une maturité scientifique
dont Blumenbach lui-même est un des principaux artisans.
La dissertation inaugurale de Blumenbach, en 1775, fait le point
des connaissances acquises, dans une conjoncture où de nombreux
savants partagent les mêmes préoccupations. En cette même année, le
professeur Kant, âgé lui-même d'un bon demi-siècle, publie le pro-
gramme de son cours de géographie sous le titre : Des diverses races
d'hommes. L'enseignement de la cosmologie, tel que Kant le dévelop-
pe à Königsberg, se divise en deux, d'une part la « géographie physi-
que », enseignée pendant le semestre d'été, d'autre part,
P« anthropologie », qui occupe le semestre d'hiver 705. L'article Von
den verschiedenen Racen der Menschen est le résumé de ce cours
d'anthropologie, ainsi considéré par Kant comme une discipline uni-
versitaire. Blumenbach n'est pas cité, mais Buffon est mentionné, ainsi
que divers savants et voyageurs contemporains. Kant distingue quatre
races, issues d'une même souche, et dont la diversité provient de l'in-
fluence du milieu. Le mot anthropologie apparaît assez tôt dans le vo-
cabulaire kantien ; par la suite, Kant distinguera une anthropologie
physiologique, consacrée « à l'exploration de ce que la nature fait de
l'homme », et une anthropologie pragmatique, « connaissance pragma-
tique de ce que l'homme, en tant qu'être de libre activité, fait ou peut
et doit faire de lui-même 706 ». Ce dernier point de vue prévaudra dans
l’Anthropologie du point de vue pragmatique de 1798.
Le dédoublement du concept en une anthropologie physique et une
anthropologie morale et culturelle est un signe de l'enrichissement
d'une discipline qui tient une place croissante dans la culture du
temps. En 1775 encore, l'année même où paraissent la thèse de Blu-
menbach et l'essai de Kant sur les races humaines, l'Écossais John

704 De l'unité du genre humain et de ses variétés, trad. citée, p. 27.


705 Von den verschiedenen Racen der Menschen, 1775 ; KANT's Werke, éd. de
l'Académie de Berlin, t. II, p. 443.
706 Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, Préface ; trad. M.
FOUCAULT, Vrin, 1964, p. 11.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 508

Hunter publie sa Disputatio inauguralis quaedam de hominum varie-


tatibus et harum eau-sis exponens qui expose, elle aussi, les variétés
physiques et morales de l'espèce humaine, et s'efforce de les faire re-
monter à une commune origine. Le climat, le genre de vie et les habi-
tudes morales sont la cause des divergences qui se sont produites à
l'intérieur de la communauté humaine.
Cette conjonction chronologique d'ouvrages animés de préoccupa-
tions [387] similaires atteste la constitution d'un domaine épistémolo-
gique, de mieux en mieux délimité et qui va rapidement devenir le
champ d'action d'un certain nombre de spécialistes. La péripétie est
acquise en l'espace d'une génération, entre la publication des premiers
volumes de l'Histoire naturelle de Buffon (1749), la dixième édition
du Systema Naturae de Linné (1758) et la thèse de Blumenbach
(1775). Très vite le cadre de l'anthropologie telle que la concevait
Buffon paraît trop vaste pour faire l'objet d'une recherche unitaire, et
se subdivise en disciplines indépendantes. L'histoire naturelle de
l'homme, apparue comme un chapitre de la zoologie, sort de ce cadre,
pour former un ensemble indépendant, bientôt fractionné en sous-
ensembles qui se subdiviseront à leur tour, jusqu'à perdre de vue la
forme humaine, horizon théorique de la recherche.
Dès la fin de cette période inaugurale de l'anthropologie, Sonnini,
dans une réédition des œuvres de Buffon, en 1800, protestait contre le
développement de l'esprit d'analyse, au détriment de l'esprit de synthè-
se incarné par Buffon. Sonnini met en question la subite expansion de
la craniologie et de la craniométrie, en particulier grâce aux travaux de
Blumenbach et de Camper. « L'un des moindres inconvénients de cet-
te méthode est de ne pouvoir être adaptée qu'aux têtes décharnées, à
des crânes ; et l'on sent combien une distinction, qui ne repose que sur
la configuration des os nus, quelque ingénieuse qu'on puisse la suppo-
ser, devient inutile pour la connaissance des variétés humaines, et en
même temps incertaine ; car l'on ne peut douter que les chairs, les
muscles, les cartilages, etc., ne constituent des accessoires très impor-
tants et vraiment caractéristiques du visage ; et que leurs formes, leurs
contours, leur couleur ne soient autant de traits qui différencient les
figures des hommes et des peuples. » Blumenbach s'est consacré à
l'étude des particularités crâniennes ; or, « un crâne n'est qu'une por-
tion de la nature morte (...) Si l'on veut fixer des signes qui puissent
faire distinguer entre eux les êtres animés, c'est dans l'ensemble de
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 509

toutes les parties vivantes qu'on doit les puiser et non dans l'image du
trépas. N'est-ce pas en effet un étrange moyen de reconnaissance que
d'attendre la mort et la dissection d'un homme pour connaître à quelle
nation il appartient, ou de tuer un animal pour découvrir dans ses os-
sements son genre et son espèce 707 ? ».
Protestation prophétique. La division du travail épistémologique, si
elle promet un approfondissement de la recherche, entraîne une perte
du sens. L'anthropologiste découpe la réalité humaine pour l'étudier de
plus près, mais du même coup il risque d'avoir détruit cette même ré-
alité, qui ne peut triompher dans l'oubli de la présence concrète de
l'être humain. Les réserves de Sonnini attestent qu'un nouvel âge de la
science a été atteint. De ce nouvel âge témoigne l'œuvre du Hollandais
Peter Camper (1722-1789), médecin, familier des savants de l'école
anglaise et de l'école française, et l'un des fondateurs de l'anatomie
[388] comparée, à laquelle il a consacré une partie de ses travaux. Re-
prenant la tradition de Tyson, il s'est intéressé de très près à l'anatomie
de l'orang-outang ; alors que son précurseur anglais n'avait pu étudier
qu'un seul exemplaire, mort jeune, Camper a disséqué plusieurs spé-
cimens de différents âges, et rendu compte de ses recherches dans ses
Mémoires sur l'orang-outang et autres espèces de singes (1779). Il
établit que l'orang-outang constitue une espèce différente de l'espèce
humaine, en particulier parce que, en dépit des apparences, il est un
quadrupède. Camper a étudié la structure et la fonction du pied hu-
main ; et c'est lui qui le premier a défini l'angle facial du crâne « qui
permet, devait écrire Goethe, de mesurer la saillie du front, enveloppe
de l'organe intellectuel, et d'apprécier ainsi sa prédominance sur l'or-
ganisme destiné aux fonctions purement animales 708 ». Camper a mis
en lumière les différences de cet angle facial dans les diverses variétés
humaines.
L'orientation de ces recherches a été indiquée par son fils : « Une
perspicacité étonnante, l'habitude de dessiner les parties les plus inté-

707 Histoire naturelle de BUFFON, nouvelle édition, an VIII, par SONNINI ;


addition de SONNINI au chapitre sur les Variétés de l'espèce humaine, t.
XXI, pp. 55-56.
708 Principes de philosophie zoologique discutés en mars 1830 au sein de
l'Académie des sciences par M. Geoffroy Saint-Hilaire, article de 1822, dans
Anatomie philosophique de GOETHE, p. p. MARTINS, Paris-Genève, 1839, p.
165.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 510

ressantes du corps humain en disséquant des sujets de tout âge, et l'es-


prit de comparaison qui lui était naturel ont conduit Camper à décou-
vrir l'analogie singulière qu'il y a entre un grand nombre d'êtres. L'al-
tération des formes dans l'espèce humaine depuis la naissance jusqu'à
l'âge de la décrépitude ; la diversité des traits du visage de différents
peuples ; la ressemblance remarquable de quelques races d'hommes
avec les singes, etc., furent des objets dont son esprit actif ne cessa de
s'alimenter. » De là devait se dégager une « méthode sûre de représen-
ter avec exactitude les traits caractéristiques qui distinguent entre eux
les différents peuples, ainsi que les altérations de ces traits produits
progressivement par l'âge 709 ». L'anatomie comparée permet d'établir
des schémas formels, dont les variations peuvent être étudiées d'une
manière quasi mathématique. Ces analyses structurales s'appliquent
aussi aux animaux. Au dire de son fils, Camper « mettait moins de
prix à leur classification d'après leurs caractères extérieurs qu'à la
connaissance de la conformation intérieure et de la singulière analogie
de quelques êtres qui, par leur figure et par leurs mœurs, paraissent au
premier aspect offrir les plus grandes disparités. Un examen ultérieur
lui fit apercevoir un rapprochement étonnant entre les oiseaux et
l'homme. Il ne tarda pas à découvrir une échelle de proportions par
laquelle tous les êtres tiennent les uns aux autres dans le système gé-
néral de la création 710 ».
C'est ainsi que s'affirme, avec Camper, un nouveau mode d'intelli-
gibilité scientifique. Buffon se maintient au niveau de la perception
des formes apparentes, sensible aux valeurs esthétiques. Camper tente
de passer du concret à l'abstrait, de l'esthétique au rationnel, de la vi-
sion à la structure. L'anatomie comparée s'efforce d'aller plus loin
dans [389] l'explication du réel que le savoir classificatoire de Linné
et le savoir descriptif de Buffon. En France, cette recherche, entreprise
par Daubenton, élève et collaborateur de Buffon, devait être poursui-
vie par Vicq d'Azyr (1748-1794), médecin apparenté aux Idéologues,
esprit encyclopédique, mort trop tôt, dans la tourmente révolutionnai-
re. Ami de Turgot, de Condorcet, de Cabanis, Vicq d'Azyr avait com-
pris que l'anatomie comparée permettait une généralisation de l'ana-
tomie, nécessaire à l'intelligence des faits, auxquels la confrontation

709 Notice d'Adrien-Gilles CAMPER, en tête des Œuvres de Pierre CAMPER, t. I,


Paris, 1803, p. XXXI.
710 Ibid., p. XLII.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 511

donne une valeur et une signification qu'ils ne possèdent pas à l'état


isolé.
Selon Vicq d'Azyr, « on distingue deux espèces d'anatomie, dont
l'une est simple, et l'autre comparée. La première s'exerce sur des ob-
jets qu'elle considère seuls et sans aucune relation avec ceux dont ils
sont environnés ; la seconde en démontre les rapports 711 ». L'anato-
mie animale a souffert d'avoir été traitée espèce par espèce ; c'est une
erreur que de n'avoir traité « que de l'anatomie simple des animaux
sans les comparer avec l'homme ou entre eux. C'est à M. Daubenton,
notre maître et notre modèle, qu'appartient l'honneur d'avoir créé par-
mi nous l'anatomie comparée proprement dite. Tout ce qui concerne la
forme générale et extérieure du squelette et des grands viscères des
quadrupèdes est exposé dans ses écrits 712 ». Une fois rendu cet hom-
mage à la science et à la famille, car Vicq d'Azyr avait épousé une
nièce de Daubenton, il faut reconnaître que l'entreprise n'a pas été me-
née assez loin : « Il nous reste une autre espèce d'anatomie comparée,
dont toutes les parties correspondent à celle de l'anatomie humaine.
L'on n'a pas encore assez décrit les articulations, les ligaments, les
muscles, les vaisseaux, les nerfs, les glandes, ni la structure interne
des viscères considérés dans les différentes classes d'animaux. J'ai
commencé depuis plusieurs années ce travail, dont les difficultés sont
immenses, je continuerai de m'y livrer avec courage 713... »
Cette discipline nouvelle s'appuie sur des techniques de dissection
et de préparation des pièces anatomiques. De là une approche de l'uni-
té et de la diversité de la structure animale, dont Buffon n'avait eu
qu'une idée très générale. « On ne peut voir le squelette d'un quadru-
pède, surtout celui d'un solipède ou d'un bisulque, sans être frappé de
l'énorme différence de ces extrémités avec celles de l'homme. Les os
du bras et de la cuisse sont gros et courts ; le col du fémur a peu
d'étendue, le péroné n'existe que dans un petit nombre de ces animaux,
le talon est couché obliquement de bas en haut ; les os qui représen-
tent le métacarpe et le métatarse s'allongent à mesure que ceux de la

711 VICQ d'AZYR, Deuxième Discours sur l’Anatomie comparée, publié dans les
Mémoires de l'Académie des Sciences en 1773-1784 ; Œuvres de VICQ
d'AZYR, p. p. MOREAU de la SARTHE, 1805, t. IV, p. 139.
712 Ibid., p. 140.
713 Ibid., p. 141.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 512

cuisse et du bras perdent de leur longueur, et l'animal n'est soutenu


que sur une partie de l'espace qui correspond à la plante du pied 714. »
L'étude comparée de la station droite chez les quadrupèdes et chez
l'homme [390] permet de conclure que « dans celui-ci, le corps est
soutenu sur tout le pied, et l'os du talon fait un angle droit avec la
jambe ; position dont aucun quadrupède n'offre l'exemple (...) Ainsi,
plus on s'éloigne de l'homme, plus on voit le pied se rétrécir et s'allon-
ger ; plus la partie qui sert d'appui diminue et plus l'angle que le talon
fait avec la jambe devient aigu 715 ».
L'anatomie comparée complète l'étude descriptive des particulari-
tés du corps par la mise en lumière des structures et des fonctions. La
statique de l'organisme n'est qu'une abstraction par rapport au dyna-
misme de son fonctionnement ; « l'Anatomie seule n'est, pour ainsi
dire, que le squelette de la science ; c'est la physiologie qui lui donne
du mouvement : l'une est l'étude de la vie, l'autre n'est que l'étude de la
mort 716 ». Ainsi se prépare une nouvelle intelligence des phénomènes
vitaux dans leurs articulations intrinsèques. Vicq d'Azyr affirme la
nécessité de compléter l'information procurée par la simple observa-
tion grâce à la mise en œuvre d'une « physiologie expérimentale 717 »,
élément important des études médicales.
L'anatomie comparée, voie d'accès privilégiée à l'anthropologie,
s'appuie sur des données précises, évitant ainsi le danger des systèmes
spéculatifs où s'égaraient les philosophes de naguère. Ce qui fera, au
XIXe siècle, le prestige européen d'un Cuvier, c'est la vérification expé-
rimentale de ses idées, rendue possible par la reconstitution des fossi-
les. L'écrivain Buffon faisait tort au savant ; le lyrisme des idées et des
images comblait les lacunes de l'information. Cuvier disposera d'en-
sembles de données matérielles, et de schémas de pensée qui man-
quaient à Buffon. Sur le chemin de Buffon à Cuvier, Goethe accom-
plit les acquisitions du XVIIIe siècle dans le domaine de l'anatomie
comparée. Goethe est un Augenmensch, un génie du regard, mais l'in-
tuition visuelle, chez lui, s'appuie sur la connaissance des acquisitions

714 P. 146.
715 Pp. 147-148.
716 VICQ d'AZYR, Plan d'un cours d'Anatomie et de Physiologie, Considérations
générales ; Œuvres, éd. citée, t. IV, p. 37.
717 Ibid., p. 39.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 513

du savoir, d'où il tire les thèmes de la métamorphose, catégorie fon-


damentale de cette discipline qu'il développe sous le nom de « mor-
phologie ».
« La ressemblance du singe avec l'homme, l'habileté avec laquelle
certains animaux se servent naturellement ou apprennent, par un exer-
cice préalable, à se servir de leurs membres, avaient mis sur la voie de
l'analogie qui existe entre les animaux les plus parfaits et ceux qui le
sont moins (...) Les métamorphoses des hommes en oiseaux et en bê-
tes, créées d'abord par l'imagination des poètes, furent déduites logi-
quement par d'ingénieux naturalistes de la considération de parties
animales. Camper fit ressortir avec éclat l'analogie des formes et la
poursuivit jusque dans la classe des poissons 718. » De là l'idée, déjà
entrevue par Buffon, que les animaux supérieurs « sont tous modelés
sur un type [391] primitif, dont les parties toujours les mêmes, et va-
riant dans des limites déterminées, se développent ou se transforment
encore tous les jours par la génération. Imbu de cette idée, Camper, un
morceau de craie à la main, métamorphosait sur une ardoise le chien
en cheval, le cheval en homme, la vache en oiseau. Il insistait sur cette
idée que, dans l'encéphale d'un poisson, il faut tâcher de retrouver le
cerveau humain (...) Peu à peu, on en vint à ne plus considérer isolé-
ment une partie quelconque d'un être organisé, et on s'habitua, sinon à
y reconnaître, du moins à y chercher l'image de la partie analogue d'un
organisme voisin ; on conçut l'espoir que des observations de ce gen-
re, complétées avec une persévérance nouvelle, pourraient mener à
l'édification d'un ensemble satisfaisant 719 ».
Goethe considère chaque être vivant comme la réalisation particu-
lière d'un dynamisme rationnel aux possibilités infinies. Il existe un
type universel, ou archétype, du vivant dans sa plus grande générali-
té : « Par l'observation, nous apprendrons à connaître quelles sont les
parties communes à tous les animaux, et les différences qu'elles pré-
sentent, puis nous les coordonnerons et nous en déduirons une image
abstraite et générale 720. » Cette mise en lumière, par une analyse

718 Leçons sur les trois premiers chapitres de l'Introduction à l'anatomie


comparée basée sur l'ostéologie, 1796, II, dans Anatomie philosophique de
Goethe comprenant l'histoire de ses travaux anatomiques, trad. Ch.
MARTINS, Paris, Genève, 1839, p. 66.
719 Ibid., pp. 66-67.
720 Ibid., p. 68.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 514

morphologique, des constantes et des variables parmi les formes de la


vie, dégage le type idéal de l'être vivant, qui ne correspond à aucune
espèce existant en fait. « Puisque nous avons reconnu que la nature,
dans la création des organismes parfaits, a travaillé d'après un dessin
primitif, il doit être possible de figurer ce type, sinon aux yeux du
corps, du moins à ceux de l'esprit ; de le prendre pour modèle dans
nos descriptions, et de lui rapporter toutes les formes animales dont il
serait lui-même le résumé. Si l'on se fait une idée juste de ce type, on
comprendra qu'aucune des espèces animales ne peut servir de type. La
partie ne saurait servir de modèle au tout, et ce n'est pas là qu'il faut en
chercher un. Les classes, les genres, les espèces et les individus se
comportent vis-à-vis du type comme le cas particulier vis-à-vis de la
loi générale ; ils y sont contenus mais ne le contiennent ni ne l'engen-
drent. L'homme, le plus parfait des êtres organisés, est, à cause de sa
perfection même, moins propre à servir de type que tout autre ani-
mal 721. » En 1785-1786, Goethe publie des mémoires tendant à prou-
ver qu'on retrouve chez l'homme la trace de l'os intermaxillaire de la
mâchoire supérieure, dont on faisait une caractéristique propre des
espèces animales. Vers 1790, l'idée de la métamorphose des plantes
découvre dans les divers organes des végétaux des transformations de
la feuille. En 1790 encore, Goethe, en méditant sur une tête de mouton
ramassée au Lido de Venise, conçoit l'hypothèse d'après laquelle la
boîte crânienne serait le produit d'un développement des vertèbres su-
périeures.
Goethe résume ses idées dans une Introduction générale à l'ana-
tomie comparée basée sur l'ostéologie (1795) qui sera publiée en
1820. La thèse [392] est celle d'une interprétation dynamique et géné-
tique des formes vivantes : « Si nous examinons attentivement un
animal, nous verrons que la diversité de formes qui le caractérisent
provient uniquement de ce que l'une de ses parties devient prédomi-
nante sur l'autre. Ainsi, dans la girafe, le cou et les extrémités sont fa-
vorisés aux dépens du corps, tandis que le contraire a lieu dans la tau-
pe. Il existe donc une loi en vertu de laquelle une partie ne saurait
augmenter de volume qu'aux dépens d'une autre et vice-versa. Telles
sont les barrières dans l'enceinte desquelles la force plastique se joue

721 Ibid., p. 68 ; cf. la théorie du prototype chez Buffon et J.-B. Robinet, plus
haut, pp. 348-350.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 515

de la manière la plus bizarre et la plus arbitraire, sans pouvoir jamais


les dépasser (...) Le total général du budget de la nature est fixé, mais
elle est libre d'affecter les sommes partielles à telle dépense qu'il lui
plaît. Pour dépenser d'un côté, elle est forcée d'économiser de l'autre ;
c'est pourquoi la nature ne peut jamais ni s'endetter ni faire
te 722. »
L'imagination esthétique de Goethe lui faisait apercevoir, dès
1787, à Naples, le type idéal de l’Urpflanze, de la plante originaire et
primordiale, clef de l'univers végétal 723. De même, il doit exister un
Uranimal qui fonde l'intelligibilité de l'économie interne dans l'indivi-
dualité zoologique, conçue comme une expression du dynamisme na-
turel. « L'Allemand, pour exprimer l'ensemble d'un être existant, se
sert du mot forme (Gestalt) ; en employant ce mot, il fait abstraction
de la mobilité des parties ; il admet que le tout, qui résulte de l'assem-
blage de celles qui se conviennent, porte un caractère invariable et
absolu. Mais si nous examinons toutes les formes, et en particulier les
formes organiques, nous trouvons bientôt qu'il n'y a rien de fixe,
d'immobile ni d'absolu, mais que toutes sont entraînées par un mou-
vement continuel ; voilà pourquoi notre langue a le mot formation
(Bildung), qui se dit aussi bien de ce qui a été déjà produit que de ce
qui le sera par la suite 724. » La morphologie goethéenne trouve son
principe dans l'intégration de la variable temporelle.
Les variations du type sont dues au fait qu'il « s'accommode pour
ainsi dire aux circonstances extérieures 725 ». Les métamorphoses ne
sont pas l'œuvre du hasard, mais des conditions d'existence : « C'est
ainsi que l'aigle est formé par l'air pour l'air, par les montagnes pour
les montagnes. Le cygne, le canard, qui sont des espèces d'amphibies,
trahissent leur affinité pour l'eau déjà par leur forme 726. » Le rôle du
milieu paraît capital : « La chaleur et l'humidité enflent le corps et
produisent dans les limites mêmes du type les monstres les plus inex-
plicables en apparence, tandis que la chaleur et la sécheresse engen-

722 Même recueil, pp. 29-30.


723 Cf. GOETHE, Voyage en Italie, Naples, 17 mai 1787, trad. MUTTERER,
Champion, 1931, p. 375.
724 But de l'auteur (1807), dans MARTINS, pp. 15-16.
725 Introduction générale à l'anatomie comparée..., 1795, même recueil, p. 32.
726 Ibid., p. 33.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 516

drent les êtres les plus parfaits et les plus accomplis, quoiqu'ils soient
fort différents de l'homme : tels sont les lions et les tigres. On peut
même dire qu'un climat chaud suffit pour communiquer quelque chose
d'humain [393] aux organisations imparfaites, témoin les singes et les
perroquets 727. » Dans l'organisation de la femelle, la matrice est
l'élément le plus important ; « aussi la force plastique semble-t-elle
dans les animaux supérieurs avoir tout dépensé pour cet organe, de
façon qu'elle est obligée de procéder avec parcimonie quand il s'agit
des autres. C'est ainsi que je m'explique la beauté moins parfaite des
femelles dans les animaux ; les ovaires avaient tant absorbé de subs-
tance qu'il ne restait plus rien pour l'apparence extérieure 728... ».
La philosophie naturelle de Goethe substitue à une finalité exté-
rieure régie par le Créateur une finalité organisatrice interne, à l'œuvre
dans chacun des individus vivants. L'homme ne constitue qu'un cas
dans cette biologie générale, qui découvre partout la même énergie
vitale dans la diversité des formes. L'œuvre immense de Goethe litté-
rateur a porté tort aux travaux de Goethe naturaliste, voué à n'apparaî-
tre que comme un amateur distingué. Les intuitions de Goethe,
contemporaines de celles de Lamarck, trouveront des prolongements
dans l'œuvre de Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), et le vieux Goe-
the se passionnera, en 1830, pour le débat qui opposera, à l'Académie
des Sciences, Geoffroy et Cuvier, hostile à des vues trop éloignées à
ses yeux de la réalité des faits. On considère d'ordinaire en Goethe un
précurseur de la biologie romantique allemande ; mais Goethe n'est
pas responsable des égarements de ses successeurs. Il serait plus juste
de voir dans sa réflexion l'aboutissement de la philosophie naturelle
du XVIIIe siècle, telle qu'elle s'affirme en particulier chez Buffon. Les
travaux de Goethe mettent en œuvre une lecture du réel, qui marque
un progrès par rapport aux spéculations de l'auteur de l’Histoire natu-
relle. La nature n'est plus comprise comme la réalisation d'un pro-
gramme transcendant ; elle développe une série d'essais et d'erreurs,
elle invente perpétuellement des formes inédites. Et cette biologie est
ensemble une anthropologie, car elle fonde un rapport au monde qui
est aussi un rapport à soi. La destinée de l'homme est de reprendre au
niveau de la conscience le projet créateur de la nature.

727 P. 34.
728 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 517

L'humanisme goethéen apparaît comme une transposition de la


morphologie dans l'ordre de la stylistique personnelle ; la plus haute
excellence de l'être humain consiste à poursuivre, à travers de succes-
sives métamorphoses, la mort et la résurrection de la personnalité.
L'anthropologie de Goethe englobe l'ordre naturel, mais pour le coor-
donner à l'ordre spirituel, dont les valeurs transfigurent les impératifs
de la vie universelle. Blumenbach, mais aussi Buffon, Vicq d'Azyr ou
Camper, bornent leur anthropologie à l'étude des réalités organiques
de l'être humain ; la question se pose, devant l'œuvre de Goethe, de
savoir si cette recherche unidimensionnelle peut déboucher sur une
anthropologie authentique. Les anthropologistes du XIXe siècle, de
Cuvier à Broca ou à Darwin, se contenteront d'étudier l'être humain en
tant que corps humain, comme si le corps, en l'absence de la pensée,
en l'absence de [394] la présence concrète pouvait être identifié avec
la réalité humaine. L'anthropologie positive ou positiviste du XIXe siè-
cle a peut-être lâché la proie pour l'ombre, et certaines des plus gran-
des pensées de ce temps doivent être comprises comme des protesta-
tions contre cette science sans l'homme, déshumanisée et inhumaine.
Un Kierkegaard, un Marx, un Nietzsche, chacun selon son exigence
propre, pourraient avoir figuré l'ombre portée ou la contrepartie des
anthropologies désespérément positives développées par des savants
aux yeux desquels les sciences de l'homme avaient cessé d'être des
sciences humaines, contrairement à ce qu'avaient enseigné un Herder
et un Goethe.
Dès le XVIIIe siècle, il apparaît que l'anthropologie somatique ne
peut rendre compte de la condition humaine dans son ensemble. Son-
nini protestait, contre la craniologie qui s'intéresse exclusivement à
une partie du squelette. Le crâne n'est pas la tête, et la tête d'un mort
ne peut être considérée comme représentative de la réalité d'un hom-
me vivant. L'anatomie comparée implique la perception de la constitu-
tion humaine dans la perspective de la série totale des formes vivan-
tes. L'individu humain ne doit pas être compris comme un ensemble
fermé sur lui-même ; sa forme spécifique se détache sur l'arrière-plan
d'une histoire des incarnations successives de la vie. D'autre part, cha-
que organisme est solidaire de son contexte géographique ; si la forme
humaine est un moment dans une genèse temporelle, il faut également
la situer dans l'espace au sein duquel son activité se déploie. Même si
l'on admet une certaine autonomie de la structure vivante, elle dépend
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 518

à tout instant de l'environnement d'où elle tire sa subsistance. L'idée


lamarckienne de l'adaptation reconnaît une réalité qui s'impose à l'ob-
servation. Enfin l'existence ne se présente pas sous une forme indivi-
duelle. L'homme isolé n'est qu'une abstraction, réalisée pour les be-
soins de l'analyse ; dans la réalité, l'être humain apparaît sous forme
de groupes, plus ou moins étendus, et solidaires les uns des autres.
L'enfant ne subsisterait pas en dehors de la protection du milieu fami-
lial, qui lui est indispensable pendant une durée plus longue qu'à tout
autre animal. Et l'instance familiale elle-même se situe au sein de l'en-
vironnement élargi constitué par la société. Aristote déjà caractérisait
l'homme comme un animal politique, ayant vocation de vivre dans
une communauté organisée.
Une véritable anthropologie dépasse de beaucoup la seule étude
descriptive de l'organisme humain ; l'anthropologie physique doit être
considérée comme une discipline parmi l'ensemble de celles qui se
donnent pour objet l'existence de l'homme. Linné, dans sa présentation
des variétés de l'espèce humaine, tenait compte des mœurs et coutu-
mes, de l'habillement ; Buffon rassemble une importante documenta-
tion ethnographique et Blumenbach lui-même indique les raccords
indispensables de l'ordre somatique à l'ordre culturel. D'autres savants
explorent les aspects non somatiques de la condition humaine ; ils
étudient le développement de l'homme comme espèce dans le temps et
dans l'espace, en dehors du cadre de la seule zoologie proprement dite.
L'une des tentatives originales est celle de E. A. W. Zimmermann,
[395] professeur à Brunswick, inventeur de la discipline qui porte au-
jourd'hui le nom de zoogéographie, et se donne pour tâche d'étudier
l'occupation de l'espace par les êtres vivants. Son œuvre maîtresse,
publiée à Leyde en 1777, est le Spécimen geographiae zoologicae
quadrupedum domicilia et migrationes sistens, dont le premier volu-
me est consacré à l'homme. Cette nouvelle perspective de l'histoire
naturelle étudie la relation de l'individu à l'environnement ; l'espèce
humaine est traitée comme une espèce parmi les autres, ce qui met en
lumière les aspects sous lesquels elle est différente de toutes les au-
tres. En effet, « l'histoire naturelle de l'homme et de l'espèce humaine
est le fondement de l'histoire (Historie), de la politique et de la mora-
le. On doit d'abord savoir ce que l'homme est par nature, et comment
se présentait l'homme primitif, avant de pouvoir déterminer avec pré-
cision l'état auquel il est parvenu grâce à la civilisation (Kultur), au
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 519

progrès et à la vie sociale 729 ». L'intérêt se porte sur l'articulation de


la nature et de la culture, caractéristique de l'espèce humaine ; c'est la
nature humaine en sa spécificité qui a permis à l'homme d'inventer la
culture.
L'histoire naturelle de l'homme doit rendre compte des raisons qui
ont permis à l'espèce de prendre le pas sur les autres vivants. « Lors-
que l'historien sait combien puissante est l'influence du climat sur
l'homme, combien son organisme peut s'écarter de sa forme originaire
sous l'influence de la situation géographique et du régime alimentaire,
et où le genre humain prospère le mieux — alors ces connaissances lui
facilitent les recherches sur la parenté entre les nations et les similitu-
des de leurs mœurs 730. » Grâce à cette « physique de l'histoire »,
Zimmermann se propose de faire prévaloir en raison scientifique la
thèse de l'unité originaire du genre humain, contre les arguments de
Voltaire et de Monboddo.
Après d'autres, Zimmermann pose la question des origines humai-
nes : l'homme est-il par nature un quadrupède, ce qui le rapprocherait
des singes, ou un bipède, destiné à la station droite ? Le langage est-il
une faculté originaire, ou une invention tardive ? Monboddo et Rous-
seau semblent concevoir le premier homme comme un proche parent
de l'orang-outang. Zimmermann affirme, contre Moscati, que l'hom-
me, de par son anatomie, est un bipède : « Si nous marchions à quatre
pattes, notre vue serait plus bornée que celle d'aucun animal. Il en se-
rait de même de l'ouïe, car les oreilles seraient placées directement
vers la terre 731... ». L'anatomie confirme ce diagnostic : « Les mol-
lets, la grosseur de l'os des cuisses, toute la construction du pied de
l'homme, la force du talon, sont des preuves manifestes de sa qualité
naturelle de bipède 732. » Mais la différence décisive se situe au ni-
veau du langage : [396] « quoique la distance entre l'orang-outang et
nous ne soit pas infinie, elle n'en est pas moins très grande, et nous le

729 E. A. N. ZIMMERMANN, Uber die Verbreitung und Ausartung des


Menschen-geschlechts, Leipzig, 1778, Vorbericht, non paginé ; ce texte est
une réédition séparée de la Geograpkische Geschichte der Thiere, parue en
1777.
730 Ibid.
731 E. A. N. ZIMMERMANN, Zoologie géographique, premier article : L'Homme,
trad. française, Cassel, 1784, p. 205.
732 Ibid., p. 211.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 520

surpassons de beaucoup en raison, au moyen de la faculté de parler.


On n'a pas trouvé une seule nation quelconque qui n'ait possédé cette
faculté et qui n'en ait fait usage. Je dis une nation, car un homme isolé,
abandonné absolument à lui-même pendant un certain temps, perdrait
enfin la faculté de parler 733 », ainsi que le prouve le cas du matelot
Selkirk, prototype de Robinson, qui, retrouvé après des années d'abso-
lue solitude, avait perdu l'usage de la parole. Les enfants sauvages,
allégués dans les controverses du temps, ne nous proposent nullement
l'image de l'homme à l'état de nature : « Ils vivaient isolés, et leur
exemple (...) ne nous apprend absolument rien touchant l'état naturel
de l'homme, puisqu'ils n'y étaient point. C'est vouloir étudier la phy-
siologie par l'observation d'un homme attaqué de la plus violente des
maladies 734. »
La géographie zoologique attribue aux conditions climatiques un
rôle déterminant pour la formation des espèces, dans tous les ordres de
la nature, y compris le domaine botanique ; en ce qui concerne la
« distribution des plantes », « on peut vraisemblablement affirmer
qu'elle suit l'ordre des climats, pourvu que sous ce mot on comprenne
le climat physique et non pas le géographique. Le premier est le résul-
tat combiné de la position d'un pays, de son atmosphère et de son ter-
roir. Il n'est pas uniquement déterminé par la latitude géographique ;
mais bien par son degré de chaleur ou de froid, auquel d'autres causes
concourent fort souvent ; et enfin par le degré d'humidité qui y rè-
gne 735 ». Zimmermann affirme que le climat physique « souvent n'a
point de rapport avec le climat géographique » : le système des longi-
tudes et des latitudes qui permet de repérer les diverses régions du
monde sur un globe théorique ne fournit qu'une première approxima-
tion pour la connaissance du milieu réel, influencé par des considéra-
tions non réductibles à une localisation mathématique. Le biologiste
allemand Haeckel devait créer en 1869 le mot oecologie pour désigner
la discipline qui étudie les rapports entre les êtres vivants et leur envi-
ronnement.
N'importe quelle espèce vivante ne peut pas se développer égale-
ment n'importe où. En botanique, « c'est le même climat physique qui

733 P. 202.
734 P. 203.
735 P. 21.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 521

favorise ou qui produit la même plante 736 » ; mais certaines plantes se


retrouvent identiques dans des conditions climatiques très différentes ;
« il y a donc aussi dans ce règne de la nature une distribution réglée,
quoique nous ne connaissions encore qu'une trop petite partie du globe
pour pouvoir décrire géographiquement toutes les plantes
connues 737 ». La même « distribution réglée » régit la distribution des
animaux sur la surface de la terre. La relation des espèces à l'espace
dépend des possibilités de nourriture, mais aussi des conditions de
température, d'hygrométrie, comme aussi de la salubrité de l'air en
telle ou telle
[397] région. Selon les espèces, la dépendance à l'égard des condi-
tions climatiques est plus ou moins étroite ; certains animaux, le chien
par exemple, subissent plus facilement que d'autres les variations dans
leur régime d'existence. Par ailleurs, le déterminisme du milieu n'est
pas absolu ; ce serait une erreur de « supposer que les climats égaux
ou semblables produisent les mêmes animaux (...) Il s'est formé une
distribution de quadrupèdes dès le commencement, et on ne saurait
bien imaginer qu'ils soient tous sortis d'une seule contrée pour se ré-
pandre sur le globe 738 ».
La géographie zoologique n'est pas seulement l'étude d'une réparti-
tion dans l'espace, « elle est intimement liée avec l'histoire de notre
globe 739 ». La situation actuelle des espèces doit être considérée
comme une coupe sur un devenir temporel. Si un animal terrestre se
rencontre à la fois sur le continent et sur une île située à quelque dis-
tance, « on pourra, ce me semble, en déduire avec assez de vraisem-
blance que cette île faisait anciennement partie de ce continent 740 ».
Une autre série de questions concerne l'apparition d'espèces nouvelles,
liées à la diversité ou à la modification des climats ; dans le cas des
animaux domestiques, « la puissance réunie d'un climat étranger,
d'une nourriture différente et de l'esclavage agissant pendant une lon-
gue suite de temps, peut-elle produire des espèces tout à fait nouvel-

736 P. 22.
737 P. 25.
738 P. 46.
739 P. 47.
740 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 522

les 741 ? ». La problématique est plus intéressante que les résultats ob-
tenus, car Zimmermann hésite à se prononcer sur le fond des choses,
en l'absence d'informations certaines : « En admettant même l'affirma-
tive, poursuit-il à propos de l'apparition d'espèces nouvelles, la chose
demanderait un espace de temps auquel la vie de plusieurs observa-
teurs ne suffirait pas 742. » Il est possible que des innovations zoologi-
ques se soient réalisées à la faveur des « grandes catastrophes » subies
par le globe terrestre, mais cette possibilité manque de confirmations
expérimentales. Zimmermann hésite à admettre que certaines espèces
aient pu disparaître : « Il est bien vrai qu'on a déterré des ossements de
quadrupèdes qui nous sont absolument inconnus jusqu'ici ; mais il faut
toujours songer combien de pays vastes et abondants en animaux il y
a, dont nous n'avons aucune connaissance physique ; combien il est
difficile de porter un jugement assuré sur les débris du squelette d'un
animal 743. »
La géographie zoologique permet de justifier la constitution de ra-
ces diverses à partir d'une origine commune sous l'influence des
conditions climatiques. A partir de la découverte de l'Amérique, la
présence d'êtres humains sur ces terres jusque-là inconnues et inacces-
sibles posait la question de l'insertion de ces frères séparés dans le ca-
dre unitaire imposé par le mythe biblique de la Genèse ; dans l'ordre
de l'histoire naturelle d'ailleurs, la présence de plantes et d'animaux
semblables [398] à ceux qu'on trouvait en Europe, ou différentes, sus-
citait des difficultés du même ordre. L'origine des Américains avait
fait l'objet de nombreux travaux et d'hypothèses contradictoires, géné-
ralement inspirés par le désir de raccorder à la généalogie de Noé ces
descendants écartés 744. L'idée avait prévalu de migrations terrestres
par un passage du Nord de l'Asie au Nord du continent américain,
dans les parages alors inconnus du détroit de Behring. Quant aux par-
ticularités de la flore et de la faune, ainsi qu'aux caractéristiques de
l'humanité indigène, Buffon et Cornélius de Pauw (1739-1799), dans

741 P. 42.
742 P. 42.
743 P. 45.
744 Cf. Marcel BATAILLON, L'unité du genre humain du P. Acosta au P.
Clavigero, Mélanges à la mémoire de Jean Sarrailh, Centre de recherches
de l'Institut d'études hispaniques, 1966, t. 1 ; Lewis HANKE, Aristotle and
the American Indians, London, Hollis and Carter, 1959.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 523

ses Recherches philosophiques sur les Américains (1768), les avaient


attribuées à l'influence d'un climat humide, fétide et malsain, propre à
un continent sorti à une époque toute récente d'une série de catastro-
phes et de déluges. Ainsi se trouvait sauvegardée l'unité originaire du
genre humain, dont le berceau se situerait, pour les théoriciens de la
seconde moitié du siècle, dans les confins mystérieux des montagnes
de l'Asie, ou même, selon la thèse de Bailly (Lettres sur l'Origine des
Sciences, 1777), sous le ciel de l'Inde.
Zimmermann reprend et systématise les vues généralement répan-
dues. La souche originaire est constituée par la race blanche, les autres
races étant produites, au cours de la diffusion géographique, par l'in-
fluence du climat. Les Africains doivent leur teint à la migration de
leurs ancêtres : « Peut-être que la mer Rouge n'existait pas encore, et
que l'Asie touchait à l'Afrique par quelque vaste plaine et que celle-ci
pouvait aisément recevoir aussi des habitants. Là, l'homme se plia peu
à peu au climat : il devint nègre 745. » Le même processus se produisit
dans les diverses régions du globe, produisant la race jaune ou la race
rouge, selon les conditions locales de l'établissement humain :
« L'homme s'emparait ainsi peu à peu de tous les climats, devint, au
moyen de leur influence, ici géorgien, là nègre, ailleurs eskimo 746. »
Il y a lieu de penser que le mouvement inverse se produirait, et que le
nègre retrouverait sa blancheur pour s'acclimater à un séjour occiden-
tal ; « le médecin italien Caldanus a vu un nègre qui, ayant été porté
comme enfant à Venise, avait si fort perdu sa couleur par son long
séjour dans un climat moins chaud qu'il ne paraissait plus que jaunâ-
tre. L'homme blanc peut donc devenir noir et le noir au contraire
blanc ; et ce changement roule encore sur les différents degrés de
chaud et de froid 747 ».
Ayant admis que la coloration de l'épiderme est produite par les
conditions climatiques, Zimmermann estime qu'on pourrait, à partir de
là, « former des conjectures très vraisemblables sur l'origine primitive
de bien des nations. On saurait par exemple combien de temps il fau-
drait, sous un climat donné, pour métamorphoser la peau du blanc au
noir. On saurait encore de combien la noirceur de la peau augmente

745 Zoologie géographique, éd. citée, p. 189.


746 Ibid., p. 190.
747 P. 135.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 524

[399] dans chaque siècle. Si alors, dis-je, on trouvait une nation clai-
rement teinte sous la zone torride, on pourrait marquer avec quelque
vraisemblance le temps de son émigration d'une contrée moins chau-
de. Le même raisonnement pourrait s'appliquer à d'autres peuples,
comme les Tartares par exemple. Alors, outre la couleur, il faudrait
encore avoir égard surtout à la taille, à la couleur des yeux, des che-
veux, etc. 748 ».
Zimmermann ajoute que « ce n'est là qu'une idée hasardée », et qui
devrait être soumise à vérification. Il s'en tient d'ailleurs à l'anthropo-
logie somatique, et ne met en cause ni le domaine psychologique ni
plus généralement l'ordre culturel. Ces spéculations s'expriment dans
un langage ingénu, qui ne correspond pas aux exigences de la science
rigoureuse. Mais l'œuvre de Zimmermann atteste la constitution d'un
nouvel espace mental ; l'anthropologie embrasse tous les horizons du
monde, et tous les âges de la terre ; elle tente de conquérir des modes
d'intelligibilité correspondant au schéma général de la mentalité mé-
caniste. Une discipline est née, qui pose en termes de développement
les questions concernant l'homme comme espèce. L'histoire naturelle
de l'homme ne peut se borner à une zoologie descriptive des organis-
mes humains dans l'état sous lequel ils s'offrent à notre investigation.
L'état présent des individus et des sociétés ne peut être compris que
comme l'aboutissement d'un très lent processus qui a permis à l'huma-
nité de parvenir à sa maturité actuelle. On peut s'intéresser aux lions
d'aujourd'hui, aux poissons et aux oiseaux sans tenir compte de ce
qu'ont pu être leurs ancêtres, il y a deux siècles ou il y a dix mille ans ;
même s'ils ont eu, en des temps reculés, des précurseurs différents
d'eux, la connaissance de ces espèces disparues n'est pas indispensable
au zoologiste d'aujourd'hui, pensaient les naturalistes de l'âge des Lu-
mières.
Le cas de l'espèce humaine paraît différent ; chaque individu est
capable de mémoire et d'éducation ; conjugué avec la mémoire, le
langage permet de stocker l'information et l'expérience acquises. La
conscience individuelle s'inscrit dans le contexte d'une conscience so-
ciale qui assure la tradition de la mémoire collective. Le caractère ad-
ditif de la connaissance est fondamental : ni les tigres, ni les moi-
neaux, ni les chiens ne sont capables de capitaliser l'expérience acqui-

748 P. 179.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 525

se au point de modifier leur rapport au monde, génération après géné-


ration. Seule l'espèce humaine poursuit à travers les millénaires sa
propre domestication, ainsi que le font apparaître les catégories nou-
velles du progrès et de la civilisation. L'anthropologie implique une
anthropogenèse ; l'histoire naturelle ne serait pas complète sans une
reconstitution chronologique de l'avènement de l'humanité en tant que
telle. Cette mise en perspective temporelle est liée à la découverte du
sauvage, perçu comme un homme, c'est-à-dire comme un semblable,
et pourtant séparé de l'occidental non seulement par une distance géo-
graphique mais surtout par une distance chronologique. La différence
dans l'identité, celle qui frappait Montaigne dans les Cannibales, celle
qui sépare Vendredi de Robinson, se résout par la supposition d'un
devenir de l'être humain, jalonné [400] par des stades successifs d'af-
firmation de la personnalité. Les climats « physiques » de Buffon et
de Zimmermann, fonctions de variables géographiques et écologiques,
doivent être complétés, dans le cas de l'espèce humaine, par l'hypothè-
se de climats mentaux, d'âges culturels successifs et différents, dont
chacun met en œuvre un ensemble de significations pour l'établisse-
ment de la communauté humaine dans l'environnement naturel.
L'histoire naturelle de l'humanité doit être étudiée non seulement
dans sa diversité géographique mais aussi dans la succession histori-
que de son épanouissement. Deux savants écossais ont fait œuvre de
pionniers dans ce domaine : Henry Home, lord Kames (1676-1782) et
James Burnet, lord Monboddo (1714-1799). Henry Home est un juris-
te, mais aussi un agronome, un philosophe et l'un des premiers théori-
ciens britanniques de la critique d'art. Ses études d'histoire du droit
(Historical Law Tracts, 1758), en particulier à propos des origines du
droit pénal, l'ont conduit à l'idée qu'il faudrait rechercher le point de
départ des institutions au-delà des temps historiques, avant l'existence
d'archives et l'usage régulier de l'écriture. L'histoire de l'humanité, en
corps, précède l'histoire des historiens, l'histoire des nations. Avant la
formation des sociétés civilisées, l'état sauvage nous propose un ta-
bleau de l'enfance de l'humanité ; c'est de cet état initial qu'il faudrait
partir, si l'on veut comprendre le développement des usages, des
mœurs et des lois jusqu'à l'âge présent. Le début des Esquisses de
l'histoire de l'Homme (1774) est significatif de cette recherche :
« L'espèce humaine est à tout point de vue un sujet intéressant, et elle
a été à toute époque le principal objet de la recherche philosophique.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 526

Les facultés de l'esprit ont été étudiées, ainsi que les affections du
cœur ; mais il nous manque toujours une histoire de l'espèce, dans son
progrès depuis l'état sauvage jusqu'au plus haut degré d'amélioration
et de civilisation 749. » Henry Home veut être l'historien de l'humanité
en tant qu'espèce, au moment où se développe chez les historiens eu-
ropéens le projet d'une histoire universelle de l'humanité en tant que
communauté des peuples et nations selon l'idéal cosmopolitique.
L'histoire de l'espèce apparaît comme une préhistoire qui ne sait pas
encore dire son nom.
Le projet de Henry Home est proche de celui que développe son
compatriote Monboddo, magistrat et philosophe amateur, qui écrivait
en 1766 au linguiste et grammairien Harris son désir de réaliser « une
Histoire de l'Homme, dans laquelle je le suivrais à travers les diverses
étapes de son existence, car il y a une progression de notre espèce de-
puis un état à peine supérieur à celui des brutes jusqu'à cet état de per-
fection que vous décrivez dans l'ancienne Grèce, état réellement stu-
péfiant, et particulier à notre espèce 750 ». Monboddo écrira encore, en
1784 : « Dans une époque où l'histoire naturelle a connu de tels déve-
loppements, [401] il est étonnant que l'on ait si peu étudié l'histoire
naturelle de notre propre espèce, laquelle, par opposition à son histoire
civile, n'est pas autre chose qu'une monographie de l'état de nature.
Or, avant Rousseau, il ne me semble pas qu'aucun auteur moderne ait
jamais rêvé qu'un tel état ait jamais existé en fait, ou pu exister 751. »
La référence au Discours sur l'origine et les fondements de l'inéga-
lité parmi les hommes (1754) révèle que l'histoire naturelle en ques-
tion conserve le caractère spéculatif et conjectural d'une confrontation
entre le civilisé, le sauvage, et les grands singes, en particulier l'orang-
outang qui tient la vedette depuis l'ouvrage exemplaire de Tyson
(1699) ; l'enjeu du débat est la notion d'état de nature, à propos de la-
quelle les références positives paraissent entremêlées d'implications
métaphysiques. L'anthropogenèse s'efforce de combler les vides de la

749 Henry HOME, Sketches on the history of Man, 1774, I, dans SLOTKIN,
Readings in early Anthropology, Chicago, Aldine publishing company,
1965, p. 423.
750 Cité dans A.-O. LOVEJOY, Monboddo and Rousseau ; Essays in the History
of Ideas, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1948, p. 57.
751 (Lord MONBODDO), Ancient Metaphysics, vol. III, containing the history
and philosophy of Men, Book II, ch. XIII, London, Edinburgh, 1784, p. 270.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 527

connaissance par le recours à des hypothèses, contraires à l'esprit de


Newton, qui se heurte dans le domaine humain à des obstacles irré-
ductibles. L'objet de la science de l'homme est ensemble son sujet ; la
physique se réfère à une métaphysique. L'intervention de la conscien-
ce et le développement du langage transforment les phénomènes en
significations, qui surdéterminent les faits, en les surchargeant d'une
ambiguïté constitutionnelle.
Henry Home présente une thèse polygéniste, opposée à la repré-
sentation traditionnelle qui fait descendre toutes les variétés humaines
du premier couple initial. Dieu aurait créé plusieurs souches différen-
tes, appropriées aux différents climats terrestres ; les diversités soma-
tiques et culturelles entre les races procéderaient d'un pluralisme ori-
ginaire. Cette hypothèse économise les difficultés auxquelles se heurte
la doctrine du strict déterminisme climatique. Les Esquisses d'une his-
toire de l'Homme se donnent pour tâche de retracer rapidement le pas-
sage graduel de la nature à la culture ; il s'agit d'une histoire conjectu-
rale de la civilisation, comprise comme le développement des facultés
et dispositions natives de l'homme. Home s'intéresse à l'action de
l'homme sur l'homme, et non à l'influence exercée par le milieu natu-
rel ; il s'efforce de suivre la croissance de la raison à travers les âges
de l'humanité. La première partie étudie les progrès de l'homme,
considéré indépendamment de la société ; elle traite du développe-
ment du langage, de la nourriture, de la population, de la propriété, du
commerce, des arts utiles et des beaux-arts, de la femme, de l'élevage,
des mœurs et du luxe. La deuxième partie est de caractère sociologi-
que ; on y voit les sociétés naître d'une exigence innée à l'homme ;
l'analyse porte sur les gouvernements et les institutions, la paix et la
guerre, le patriotisme, les systèmes financiers, les institutions militai-
res, l'assistance publique, les problèmes posés par les villes ; un chapi-
tre particulier est consacré à la société américaine. Les dernières par-
ties traitent rapidement du développement des sciences, de la morale
et de la théologie. Home ébauche une histoire de la civilisation, plus
proche de la philosophie de l'histoire telle que la concevait Voltaire,
que de l'histoire naturelle. Dans l'espèce humaine, la civilisation prend
[402] le relais des instincts animaux. L'homme est, entre tous les êtres,
l'animal capable de progrès. Le désir de perfection, inné à l'espèce
humaine, lui permet de subordonner à ses fins les mécanismes natu-
rels, dont il prend le contrôle sous le gouvernement de la raison. L'an-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 528

thropogenèse est solidaire de l'anthropologie culturelle, et celle-ci est


inséparable d'une anthropologie philosophique.
Juriste comme Henry Home, lord Monboddo est un esprit original,
dont les deux grands ouvrages ont pour objet fondamental l'anthropo-
genèse : le traité Sur l’origine et les progrès du langage (1773-1792)
comprend 6 volumes et 3 000 pages, et le traité De l'ancienne méta-
physique (1779-1799) n'est pas loin d'atteindre d'aussi considérables
dimensions. L'information est encyclopédique, au courant des derniè-
res acquisitions ; mais la mise en œuvre est influencée par des rémi-
niscences néoplatoniciennes, relayées par le platonisme de Cambrid-
ge ; l'anthropologie de Monboddo, fidèle au schéma ontologique de
l'échelle des êtres, ne prétend pas à une positivité qui ne saurait lui
être reconnue. L'idée maîtresse est celle d'une évolution de l'homme
vers l'humanité ; plutôt qu'une nature humaine, Monboddo admet une
vocation naturelle de l'homme à l'humanité. Lovejoy a pu dire : « Il
fut, autant que je sache, le premier tenant britannique de l'évolution-
nisme en biologie, précédant de vingt ans la Zoonomie d'Érasme Dar-
win 752. »
Monboddo s'efforce, conformément à l'épistémologie génétique du
XVIIIe siècle, de remonter jusqu'à un hypothétique degré zéro de l'hu-
manité, point de départ de la civilisation. En cette situation originaire,
l'homme apparaît dans une sorte de nudité, dépourvu du secours des
arts et techniques et réduit, en l'absence de toute société, à cette soli-
tude sauvage dont témoignent à présent certains individus exception-
nels. « J'ai choisi de considérer l'homme dans cet état purement ani-
mal, dans lequel je pense qu'il s'est effectivement trouvé à une certai-
ne époque et dans quelque partie de l'univers. Ou encore, quoique je
n'aie pas prouvé son existence effective dans cet état, j'estime que le
progrès technique dont nous sommes témoins atteste clairement qu'il a
dû y avoir une époque dépourvue de toute espèce de technique ; car
c'est le seul point où nous pouvions arrêter le progrès 753. » Monboddo
pense remonter jusqu'à l'animalité de l'homme, point de départ de sa
progression vers l'humanité ; « car la progression de l'homme d'un état
à l'autre est une partie essentielle de sa nature, qui le distingue de tout

752 A.-O. LOVEJOY, Monboddo and Rousseau, recueil cité, p. 53.


753 James BURNET, Lord Monboddo, Ancient Metaphysics, vol. III, Book II, ch.
XIII, Edinburgh, 1784, p. 269.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 529

autre animal ici-bas 754 ». Il faut renoncer à la thèse de l'universalité et


de l'identité de la nature humaine : « Les hommes ne sont pas et n'ont
pas toujours été dans tous les âges et dans toutes les nations sembla-
bles à ce qu'ils sont en ce moment en Europe 755. »
Ce retour à l'origine fait de Monboddo le tenant d'un état de nature,
où l'homme, qui n'a pas encore acquis son humanité, apparaît proche
[403] de la condition animale, telle qu'elle s'incarne dans l'orang-
outang, ou chez les primitifs. Les sauvages, « je l'ai observé, sont tel-
lement plus rapprochés de l'état naturel de l'homme que c'est d'après
eux seulement que nous pouvons nous faire une idée de la nature ori-
ginaire de l'homme ; j'irai jusqu'à dire que celui qui essaie de se faire
un système de la nature humaine d'après l'observation des nations ci-
vilisées, produira un système non de la nature, mais de l'art » ; il pré-
sentera « non pas l'homme naturel, tel que Dieu l'a créé, mais une
créature artificielle d'institution humaine 756 ». Monboddo renvoie au
discours de Rousseau sur l'Origine de l'Inégalité : « Je suis très heu-
reux, dit-il, de constater que mes idées, aussi bien en ce qui concerne
l'état originaire de la nature humaine que sur l'origine du langage,
concordent si parfaitement avec les idées d'un auteur aussi génial, aus-
si original et aussi cultivé 757. »
Locke admettait la présence, dans l'esprit humain, d'idées de ré-
flexion, non dérivées de l'expérience, et qui, grâce à un innéisme de la
raison, permettraient de reconnaître à notre espèce un statut préféren-
tiel. Selon Monboddo, l'homme n'est pas, à l'origine, un animal ra-
tionnel ; « car nous sommes assurés qu'il y a eu dans le monde, et qu'il
y a encore des troupeaux d'hommes (car ils ne méritent pas le nom de
nations), vivant à peu près complètement comme des brutes, et même
à divers égards plus sauvages que certains des êtres brutaux, car ils
n'ont ni gouvernement ni arts 758... ». La pensée humaine est le produit
d'une lente acquisition ; Monboddo fait profession d'un empirisme
radical : « Partout où il y a progrès, il doit y avoir un commencement ;

754 Ibid.
755 Op. cit., Appendice, ch. III, p. 377.
756 James BURNET, Of the origin and progress of language, vol. I, Edinburgh,
1773 ; Book I, ch. XI, p. 141.
757 Ibid., en note.
758 Op. cit., ch. x, p. 133.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 530

et le commencement, dans le cas qui nous occupe, ne peut être autre


que la pure animalité ; car, en remontant aux origines du progrès, nous
ne pouvons nous arrêter ailleurs (...) A partir des hommes sauvages,
nous sommes naturellement conduits à examiner la condition des bru-
tes ; entre elles et les sauvages, il y a tant de ressemblance, que bien
des gens refusent d'admettre une différence quelconque ; et même en-
tre ces brutes et nous, à l'époque de notre naissance et encore assez
longtemps après, il n'y a matériellement aucune différence 759... »
L'anthropogenèse de Monboddo situe les origines humaines au ni-
veau de l'animalité. Les témoignages sur le comportement de l'orang-
outang permettent de le considérer comme un homme à l'état naturel,
pas plus éloigné de notre condition actuelle que ne le sont les enfants
ensauvagés, auxquels Monboddo consacre de longs développements.
L'histoire naturelle de l'homme est l'histoire d'une promotion continue
selon l'ordre de la culture. La thèse de l’anthropologiste écossais se
résume en une métaphysique évolutive : « L'homme se trouve, en cet-
te vie, dans un état de progression, qui le mène de la simple animalité
à l'état de créature intellectuelle plus ou moins parfaite, et cette pro-
gression [404] ne doit pas s'achever dans cette vie 760. » Des perspec-
tives eschatologiques prolongent la recherche anthropologique ; il y
aura peut-être des disparitions et des renaissances de l'humanité, à la
manière de la palingénésie philosophique définie par Charles Bonnet,
mais toujours selon l'ordre d'une progression continue. Monboddo, en
dépit de son néo-platonisme, rejoint les présupposés de son époque :
la perfectibilité est l'attribut majeur de l'être humain ; l'état de nature
est un point de départ ; il ne justifie aucune nostalgie à l'égard d'une
situation qui ne saurait être considérée comme un âge d'or. Le « primi-
tivisme » traditionnel, pour reprendre la formule de Boas et Lovejoy,
qui rêvait d'un retour aux sources, d'une réintégration dans l'innocence
des premiers âges, cède la place à une idéologie progressive, aux yeux
de laquelle l'âge d'or se trouve transféré dans le futur. Pour une huma-
nité en voie d'humanisation, l'homme est l'avenir de l'homme, et non

759 Ibid., p. 134.


760 Ancient Metaphysics, vol. III, London-Edinburgh, Book II, ch. I, p. 69.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 531

pas son passé. Ni l'homme sauvage, ni l'orang-outang ne peuvent être


considérés comme des emblèmes de l'excellence anthropologique 761.
L'anthropogenèse de Henry Home et Monboddo se développe à
partir de l'histoire naturelle, mais elle accorde à l'homme la vocation
spécifique de transfigurer les significations de la nature, et par là elle
ouvre un passage de l'histoire naturelle à l'histoire culturelle. La philo-
sophie de l'histoire et l'histoire de l'humanité apparaissent comme des
prolongements de l'anthropologie ; déjà Henry Home franchit la ligne
de démarcation entre la zoologie et l'ethnologie. La science de l'hom-
me est une, au moins dans son objet, et toutes les apparences doivent,
au bout du compte, se recouper. Le grand ouvrage de Herder : Idées
pour servir à la philosophie de l'histoire de l'Humanité (1784-1791)
s'ouvre, lui aussi, sur une anthropogenèse, qui débouche sur une ana-
lyse du développement des sociétés historiques. La distinction n'est
pas facile à faire entre l'histoire naturelle de l'homme et l'histoire de
l'humanité, qui mobilise à la fin du XVIIIe siècle un grand nombre de
chercheurs. Sans doute la différence est-elle surtout épistémologique :
l'anthropologie génétique garde un caractère spéculatif ; elle laisse une
large place à l'interprétation des faits. L'orang-outang ne répond pas à
l'enquêteur ; l'enfant sauvage ne parle pas, et le sauvage lui-même, tel
qu'il apparaît à Monboddo, demeure un sauvage en soi, pure entité ou
espèce naturelle.
Or, le XVIIIe siècle met en œuvre une curiosité plus prudente, qui
préfère aux conclusions prématurées les observations bien conduites
portant sur des populations déterminées, qu'on s'efforce d'étudier sans
parti pris. L'anthropogenèse est menacée par les interdits qui frappent
l'esprit de système. L'histoire de l'humanité sera le fait d'observateurs
procédant à des inventaires raisonnes de la réalité sociale, selon les
normes d'une investigation empirique. L'anthropologie culturelle se
désolidarise de l'anthropologie physique ; elle renonce à franchir le
[405] hiatus qui sépare nature et culture, au moyen de spéculations
métaphysiques, et se propose comme objet l'investigation de l'homme
social selon les normes de la naissante ethnographie. Il y aura désor-
mais, distincte de l'histoire naturelle de l'espèce humaine, une science

761 Les thèses de Monboddo se trouvent en germe dans certaines pages de


Rousseau, en particulier dans la note 10 qui complète le Discours sur
l'Origine de l'Inégalité par l'esquisse d'une anthropologie.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 532

de l'humanité, aux côtés des disciplines historiques et géographiques.


Cette discipline étudie l'individualité humaine dans sa complexité, non
pour mettre en place les hommes dans l'ensemble hiérarchique du do-
maine animal, pour spéculer sur les origines et sur l'avenir de ce vi-
vant dans la perspective d'une zoologie comparée, mais pour mener à
bien une monographie de cet être concret dans sa condition présente.
L'être humain est accepté comme un donné de corps et d'esprit, carac-
térisé par certains comportements dont on se propose d'analyser les
aspects divers. Souvent aussi la curiosité positive est au service d'un
souci normatif qui dégage les normes d'un bon usage de la condition
humaine ainsi mise en lumière.
L'Encyclopédie de d'Alembert et Diderot reconnaît au mot anthro-
pologie un sens premier d'ordre religieux ; elle y voit une « manière
de s'exprimer par laquelle les écrivains sacrés attribuent à Dieu des
actions ou des affections qui ne conviennent qu'aux hommes, et cela
pour s'accommoder et se proportionner à notre intelligence ». Il s'agit
là d'une figure de style que nous appellerions aujourd'hui « anthropo-
morphisme ». Littré, qui relève ce sens, cite Malebranche : « Comme
l'Écriture est faite pour les simples autant que pour les savants, elle est
pleine d'anthropologies... » Mais le rédacteur de l'Encyclopédie indi-
que aussi un sens du mot qui concerne 1' « économie animale » :
« c'est un traité de l'homme » ; après cette brève notation, avec une
signification restrictive, le mot anthropologie est donné comme syno-
nyme d'anatomie. La situation demeure confuse, et c'est, semble-t-il,
dans le domaine germanique qu'elle va se préciser pour donner nais-
sance au concept moderne 762. Bon connaisseur de la culture alleman-
de, Mirabeau note, en 1787, que M. Kant « s'est montré très bon an-
thropologiste dans son écrit sur les diverses races humaines 763 ». En
1796, Cabanis lit à l'Institut le premier des mémoires qui constituent
ses Rapports du physique et du moral de l'homme, publiés en 1802. Il
y définit le programme de sa science de l'homme, et ajoute en note :

762 En 1761 paraît, sans nom de lieu ni de traducteur, une édition française d'un
livre publié en 1755 à Lucques par Gorini Corio sous le titre L'Uomo. Le
titre français est L'Anthropologie. Il s'agit d'un ouvrage d'apologétique,
dirigé contre « les athées, les déistes et les matérialistes », et qui rassemble
un certain nombre de lieux communs sur la condition humaine.
763 MIRABEAU, Sur Moses Mendelssohn, sur la réforme politique des Juifs,
Londres, 1787, p. 42.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 533

« c'est ce que les Allemands appellent l'Anthropologie 764 », preuve


que ce mot, qui n'appartient pas à la langue de Buffon, non plus qu'à
celle de Linné, garde à cette date en France une valeur de néologisme.
Littré, dont le dictionnaire commence à paraître en 1863, observe en-
core à ce mot : « D'après Kant et les philosophes allemands, nom don-
né à toutes les sciences qui se rapportent [406] à un point de vue quel-
conque de la nature humaine, à l'âme comme au corps, à l'individu
comme à l'espèce, aux faits historiques et aux phénomènes de cons-
cience, aux règles absolues de la morale comme aux intérêts les plus
matériels et les plus variables. »
Cette notion confuse, qui s'affirme dans le domaine germanique, se
trouve à l'origine des incertitudes propres au concept d'anthropologie
jusqu'à l'époque contemporaine dans l'usage international. Dans l'es-
pace mental de la zoologie comparée, où l'homme figure parmi les
mammifères, une même approche épistémologique doit être appliquée
à toutes les espèces, dont la description doit mettre en œuvre un lan-
gage commun. L'être humain, présenté comme un être parmi les êtres,
même si un droit de préséance lui est reconnu, apparaît comme un cas
particulier dans une doctrine générale de l'animalité. S'il ne se perd
pas dans la masse, il sera néanmoins perçu parmi les autres, en fonc-
tion des autres plutôt qu'en lui-même et pour lui-même.
L'anthropologie allemande se donne pour tâche l'étude de l'existen-
ce humaine sous les divers aspects qu'elle revêt dans l'expérience
commune. Les premiers emplois du terme semblent intervenir dans la
philosophie universitaire, avec les œuvres de Magnus Hundt (1501) et
d'Otto Casmann (1594-1596) 765. En 1605 paraît une Anthropologia
seu synopsis considerationis hominis quoad corpus et animant, de C.
Buthelius et J. Rethe ; en 1613, S. Gvenius publie une Anthropologia
seu de hominis secundum corpus et animam constitutione. L'anthropo-
logie se donne pour objet l'existence humaine dans sa dualité corporel-
le et spirituelle, et dans son unité. L'unité de l'être humain ne faisait
pas question dans la pensée traditionnelle, aux yeux de laquelle l'âme

764 Œuvres philosophiques de CABANIS, Corpus général des philosophes


français, t. I, P.U.F., 1956, p. 126.
765 Cf. La révolution galiléenne, Payot, 1969, t. II, pp. 183 sq. ; Michael
LANDMANN, De Homine, Sammlung Orbis Academicus, Freiburg München,
Verlag Karl Alber, 1962, pp. 360 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 534

était la forme du corps. La philosophie expérimentale accorde l'auto-


nomie à la réalité matérielle selon les normes de l'intelligibilité méca-
niste ; l'unité humaine se trouve dès lors dissociée, ainsi que l'atteste le
dualisme cartésien. La conjonction de l'âme et du corps en un même
individu apparaît comme un mystère irréductible à l’élucidation logi-
que.
Difficile à justifier en droit, la réalité humaine unitaire s'impose
comme un fait, ou plutôt comme un ensemble de faits, qui trouvent
dans l'homme leur foyer commun ; à défaut de réduire cette unité, on
peut du moins la décrire, en conjuguant les diverses approches. Selon
le Lexique philosophique de J. G. Walch, en 1726, l'anthropologie est
« la doctrine de l'homme (...) Celui-ci est constitué par une double na-
ture, physique et morale (...), dont on peut traiter séparément. L'en-
semble peut être désigné par le mot anthropologie, et se subdiviser en
une anthropologie physique et une anthropologie morale. L'anthropo-
logie physique peut être soit générale (...) et se consacrer à l'étude des
parties du corps humain dans leur structure et leur assemblage, com-
me on le fait en physique (Physic) ; ou bien elle peut être une anthro-
pologie particulière, qui s'attache à la santé et à la maladie du corps
humain, ce qui constitue l'anthropologie médicale. L'anthropologie
morale étudierait la [407] constitution morale de l'homme, dont on
traite en éthique ». Walch ajoute une réserve concernant « l'usage
commun de ce mot », en particulier chez les médecins qui ne tiennent
pas compte de la nature morale de l'homme.
Cet article, bien qu'il donne plus d'indications que n'en fournira,
plus tard, l’Encyclopédie française, atteste que le concept d'Anthropo-
logie désigne à cette époque la juxtaposition de disciplines, qui ne pa-
raissent pas avoir réalisé leur unité. L'obstacle épistémologique auquel
s'était heurté Descartes n'est pas supprimé ; il est seulement dénommé.
Le nom est mieux que rien ; il désigne un foyer de préoccupation, qui
ne cessera de prendre de l'importance en Allemagne dans la seconde
moitié du siècle 766. Même si les divers chapitres paraissent incohé-
rents, ils sont perçus comme un ensemble. En 1797, le Dictionnaire

766 Cf. l'étude de Fritz HARTMANN et Kurt HAEDKE, Der Bedeutungswandel des
Begriffs Anthropologie im ärztlichen Schrifftum der Neuzeit,
Sitzungsberichte der Gesellschaft zur Beforderung der gesamten
Naturwissenschaften zu Marburg, Band 85, 1963, qui donne une importante
bibliographie.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 535

encyclopédique de la philosophie critique, de Mellin, d'inspiration


kantienne, donne à l'article Anthropologie une liste de synonymes :
« Menschenkunde, Menschenlehre, anthropologia, science de l'hom-
me », la discipline en question est définie comme « l'étude des ques-
tions empiriques de l'existence humaine », soit dans l'ordre théorique
de la représentation, soit dans l'ordre de l'activité pratique. « Les sour-
ces empiriques de l'anthropologie, écrit Mellin, sont l'observation des
autres hommes, l'observation de soi et l'histoire. L'anthropologie
contribue à développer la moralité, ainsi qu'une certaine habileté dans
les rapports humains et dans la conversation, à laquelle elle fournit
une ample matière 767. »
Entre la définition donnée par Walch en 1726 et celle de Mellin en
1797, un élément nouveau semble s'être imposé. Il ne s'agit plus seu-
lement d'une addition de la connaissance du corps et de celle de l'es-
prit ; un domaine intermédiaire s'affirme, terrain de parcours pour une
curiosité encyclopédique. L'expression : « métaphysique expérimenta-
le », sous la plume de Maupertuis et de Diderot, correspond à
l’Erfahrungsseelenlehre germanique ; l'étude empirique du phénomè-
ne humain correspond à la préoccupation d'une psychologie descripti-
ve et au besoin expérimentale, opposée aux psychologies rationnelles
et déductives propres aux philosophes. Le littérateur Karl Philip Mo-
ritz publie en 1785-1793 sous le titre Gnothi Sauton (Connais-toi toi-
même) un Magasin zur Erfahrungsseelenkunde, périodique dont le
programme est de décrire les aspects normaux ou paranormaux, sinon
pathologiques, de l'expérience personnelle, dans un but d'éducation
pratique et morale. La littérature des voyages, qui connaît dans tous
les pays d'Europe un développement considérable, correspond à un
autre aspect de cette même curiosité. De plus en plus, l'homme est un
objet pour l'homme, en même temps qu'une question, ou un ensemble
de questions 768.
[408]

767 G. S. A. MELLIN, Encyclopädisches Wörterburg der kritischen Philosophie,


Bd I, 1797, au mot Anthropologie.
768 Cf. Félix GUNTHER, Die Wissenschaft vom Menschen, ein Beitrag zum
deutschen Geistesleben im Zeitalter des Rationalismus, Gotha, Perthes,
1907.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 536

Cette discipline se présente comme un carrefour interdisciplinaire


plutôt qu'un territoire autonome soumis à une unité de juridiction mé-
thodologique. L'investigation des faits y apparaît contaminée par des
considérations de valeurs, conformément à l'exigence pratique de
l'Aufklärung. L'anthropologie se situe aux confins de la psychologie et
de l'anatomie, de la morale et de la médecine, et encore de l'ethnolo-
gie. L'existence humaine dans sa spécificité devient le centre de gravi-
té de la réflexion et l'enjeu de la spiritualité. Les sagesses antiques ne
dégageaient pas la réalité humaine de la discipline générale du cos-
mos, dont elle constituait un aspect parmi les autres. Le christianisme
sépare l'âme du corps, et, sous l'inspiration d'un dualisme renouvelé de
Pythagore, déshonore le corps, piège, prison et tombeau, pour mieux
lier les destinées de l'âme aux volontés du Dieu Tout-puissant. L'hu-
manisme renaissant fut la condition métaphysique de possibilité de
l'anthropologie moderne ; l'individualité humaine devient un centre ou
du moins un relais de signification pour un Nicolas de Cues et pour
les platoniciens de l'école florentine. Mais l'anthropologie renaissante,
hantée par le thème chrétien de l'homme fait à l'image de Dieu, ne
desserre que fort peu les contraintes de la prédestination astrale, et
sauvegarde l'essentiel des schémas eschatologiques propres au plato-
nisme et au christianisme. L'âme importe plus que le corps, et doit
chercher son salut dans le sens d'une libération de toute dépendance à
l'égard des exigences du corps 769.
L'anthropologie moderne naîtra du reflux de l'ontologie ; l'espace
mental va devenir le terrain de parcours d'une connaissance et d'une
action libérées des hypothèques théologiennes. L'homme revendique
son autonomie dans un univers où, de plus en plus, il se reconnaît
comme le maître des significations. L'analyse de Montaigne accomplit
pour l'espace du dedans cette réforme intellectuelle que Bacon avait
prophétisée en ce qui concerne l'espace du dehors. Montaigne est le
fondateur de l'anthropologie empirique et expérimentale ; mais
l'exemple des Essais atteste que la libération psychologique pose le
problème des responsabilités morales. Les faits humains sont perçus
comme des faits-valeurs, dont la signification est liée à l'initiative per-
sonnelle. La connaissance de soi apparaît solidaire d'un choix de soi
par soi. La figure naturelle de l'homme demeure indécise ; l'homme ne

769 Cf. Bernard GROETHUYSEN, Anthropologie philosophique, N.R.F., 1952.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 537

prend forme que dans la mesure où il fixe lui-même la figure de sa


propre réalité.
Jusqu'à la Renaissance, la métaphysique, la théologie se char-
geaient de définir le type idéal de l'existence personnelle, en vertu
d'une axiomatique transcendante et intemporelle. Dans l'univers de la
révolution baconienne ou galiléenne, l'esprit humain, agissant selon
ses propres normes, fixe la forme du monde. La contrepartie anthropo-
logique de cette réforme est la nécessité de préciser la configuration
humaine, par la conciliation du fait et du droit, de la diversité psychi-
que et de l'exigence éthique. À partir de Montaigne, l'anthropologie
ontologique des humanistes fait place à la recherche de stylisations
plus proches du donné individuel et social. Une littérature de l'édifica-
tion de soi propose [409] des schémas de conformité, variables avec
les temps et avec les lieux : le gentleman, l’honnête homme, le courti-
san, objets de traités qui dessinent le devoir être de chacun selon l'exi-
gence d'une anthropologie concrète et normative. L’Oraculo manual
(1647) du Jésuite espagnol Baltasar Gracian (1601-1658), traduit en
français sous le titre l’Homme de Cour, est l'un des chefs-d'œuvre eu-
ropéens de ce genre littéraire, auquel on peut rattacher les œuvres des
moralistes français, un La Rochefoucauld ou un La Bruyère. Pascal,
qui par certains aspects de ses Pensées appartient au même mouve-
ment, se pose en objecteur de conscience par rapport à une inspiration
qui substitue à l'imitation de Jésus-Christ des normes de conformité
sociale et dessine de l'homme un portrait humain, trop humain 770.
Ce courant de pensée est l'une des sources de l'anthropologie alle-
mande du XVIIIe siècle, par l'intermédiaire de l'un de ses inspirateurs,
Christian Thomasius (1655-1728), professeur à l'université de Halle,
qui se donne pour tâche d'introduire dans une Allemagne dominée par
l'ordre scolastique les valeurs modernes. Juriste de profession, Tho-
masius se propose de substituer au dogmatisme théologien un dogma-
tisme moral conforme aux aspirations de la société bourgeoise qui se
développe en Occident. L'idéal de « l'homme de Cour » est celui de la
Hof-philosophie dont le maître de Halle développe les principes dans
son Introductio ad philosophiam aulicam (1688). Le courtisan s'oppo-

770 Cf. l'étude de Wilhelm DILTHEY, Die Funktion der Anthropologie in der
Kultur der 16. und 17. Jahrhunderts, Gesammelte Schriften, t. II, pp. 416
sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 538

se au pédant, mais il ne correspond pas au type de l'aristocrate ; il se


présente comme un homme de bon sens et de raison selon l'ordre du
droit naturel. La préoccupation de l'essence métaphysique selon l'ins-
piration cartésienne doit s'effacer devant le souci des exigences de la
nature humaine telle qu'elle se révèle à une observation sans présup-
posé. Il s'agit de formuler et de former un homme appelé à vivre dans
le monde selon les normes et pour les besoins du monde ; l'obéissance
chrétienne cesse de prévaloir comme un présupposé inconditionnel.
Thomasius ne rompt pas avec Luther ; il développe la tendance luthé-
rienne à la décléricalisation, à la rupture avec l'ascétisme monastique.
Il faut tirer les conséquences de ce nouveau rapport au monde dans le
sens d'une sagesse non plus contemplative, mais pratique et opérative,
telle que la préfigure l'enseignement d'un Pierre de La Ramée et d'un
Francis Bacon. Thomasius est le symbole de la nouvelle alliance entre
le piétisme et le rationalisme qui, à travers l'université de Halle, carac-
térise les débuts de l’Aufklärung.
L'avènement de l'anthropologie dans l'Allemagne du XVIIIe siècle
est la conséquence de cette conversion des valeurs chrétiennes de l'on-
tologie théologienne à la sagesse pratique. Les influences des moralis-
tes français se conjuguent avec celles des empiristes anglais, en parti-
culier celles de Locke et de Shaftesbury, dont les Characteristics of-
men, manners, opinions, times (1711) constituent l'un des premiers
monuments de la nouvelle connaissance de l'homme par l'homme. Il
s'agit d'une « psychologisation de [410] l'ontologie 771 », d'une
conversion du surnaturel à la nature, poursuivie dans le domaine ger-
manique tout au long du siècle, en particulier grâce à la vaste littératu-
re des Magazines qui, par leur diffusion, jouent un rôle considérable
dans la propagation de la nouvelle culture bourgeoise. Ce n'est pas par
hasard que les mots « psychologie » et « anthropologie » entrent dans
l'usage en Allemagne avant de se répandre dans le reste de l'Europe.
Mais il s'en faut de beaucoup que la science de l'homme ait réalisé
son unité. Le concept d'anthropologie conserve des contours mal défi-
nis ; il est souvent revendiqué par des études qui concernent l'aspect
organique de la réalité humaine, parfois avec des applications médica-
les. Il est clair que le traité De l'homme de Descartes (1662) n'est

771 La formule est de Max WUNDT, Die deutsche Schulphilosophie im Zeitalter


der Aufklärung, réédition, Hidesheim, Olms, 1964, p. 277.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 539

qu'une interprétation mécaniste de la réalité humaine, un Homme ma-


chine précédant d'un demi-siècle celui de Lamettrie (1747) ; de même
le De Homine de Hobbes (1658), simple schéma matérialiste. Nom-
breux sont les ouvrages de ce type, qui parfois revendiquent la déno-
mination « anthropologie ». Dès 1615, la Structura anthropologica
sive somatologica de Michael Poil ; en 1660, l’Anthropologia corpo-
ris humant et animae naturam et virtutes secundum circularem san-
guinis motum explicans, du Hollandais Albert Kypers, publiée à
Leyde, et qui développe elle aussi les principes du iatro-mécanisme.
La même inspiration se retrouve dans le Spécimen anthropologiae ex-
perimentalis, de Loescher (1722) et surtout dans l'ouvrage de H. F.
Teichmeyer, Elementa anthropologiae sive theoria corporis humani
in qua omnium partium actiones ex recentissimis inventis anatomicis
et rationibus tum chymicis tum denique mechanicis declarantur (Iéna,
1739), dont il est fait mention dans l'Encyclopédie ; ici encore, sous le
nom d'anthropologie il n'est question que des déterminismes corpo-
rels. En 1784, Johann Wilhelm Baumer, de Giessen, donne une An-
thropologia anatomo-physica et, en 1794, J. Ith publie son Versuch
einer Anthropologie oder Philosophie des Menschen nach rein kör-
perlichen Anlagen. Cette catégorie de travaux concerne l'anthropolo-
gie somatique, au sens restrictif du terme 772. Il en est de même pour
le traité anglais de J. Drake : Anthropologia nova, or a new system of
anatomy (1707), lui aussi mentionné dans l’Encyclopédie.
Une autre perspective anthropologique est jalonnée par des recher-
ches qui s'efforcent de mettre en lumière l'unité de l'organique et du
psychique selon les normes de la physiognomonie, postulant la cor-
respondance entre les structures du corps et les traits dominants de la
personnalité. Il s'agit là d'une tradition qui remonte à l'Antiquité, et fut
renouvelée par le Napolitain J. B. Porta (1541-1615) dans son traité
De humana physiognomonia (1601). Cette recherche présupposait
l'idée d'une magie naturelle, ou d'une divination, grâce à une procédu-
re permettant de conclure du manifeste au latent. L'analyse morpholo-
gique décompose l'apparence humaine, dont certains traits privilégiés
décèlent des aspects [411] de la personnalité ; le caractère peut être
induit à partir des caractéristiques du visage, du crâne, ou même de

772 Pour plus de détails sur cette littérature, cf. l'étude déjà citée de Fritz
HARTMANN et Kurt HAEDKE.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 540

certains aspects de l'individualité physique. L'intention est de lire


l'âme sur le corps, grâce à un système de pronostic et de diagnostic,
qui n'hésite pas à recourir à des éléments de signification empruntés
au règne animal ; on peut retrouver dans la forme humaine des confi-
gurations révélatrices selon l'analogie du lion, du loup, du chien, du
renard, etc. La physiognomonie est à la fois une pseudo-science et une
proto-science car, à travers bien des métamorphoses, sa tradition se
retrouvera dans la phrénologie du XIXe siècle, puis dans la caractérolo-
gie, et dans les tentatives de morphologie rationnelle ; sur la même
tradition se greffent des disciplines comme la chiromancie, qui inter-
prète les lignes de la main, et même la graphologie, attachée à recon-
naître les indications psychologiques mises en œuvre par le compor-
tement scripturaire.
Ces tentatives surmontent, dans leur principe même, le dualisme de
l'esprit et du corps, pour affirmer l'unité anthropologique. En 1615 est
publiée à Strasbourg la Metoposcopia et ophtalmoscopia de Samuel
Fuchs (1588-1630) qui analyse le visage et les yeux ; en 1647 paraît
l’Anthro-poscopia de Andréas Ottho, qui tire des conclusions de
l'examen de la figure humaine, examinée de la tête aux pieds. La Ce-
falogia fisionomica de Ghirardelli (Bologne, 1650) se limite à l'étude
de la tête. Plus globale est l'ambition du Sieur de La Chambre, méde-
cin ordinaire du Roi, qui publie en 1662 un ouvrage en quatre volu-
mes, intitulé les Caractères des passions : « Ce que je donne ici, écrit
La Chambre, n'est qu'une petite partie d'un grand dessein, où je veux
examiner les passions, les vertus et les vices, les mœurs et les coutu-
mes des peuples, les diverses inclinations des hommes, leurs tempé-
raments, les traits de leur visage, en un mot où je prétends mettre ce
que la médecine, la morale et la politique ont de plus rare et de plus
excellent 773. » Ce projet d'anthropologie concrète se fonde sur la
structure physique et la structure morale de l'individu : « La nature
ayant destiné l'homme pour la vie civile, ne s'est pas contenté de lui
avoir donné la langue pour découvrir ses intentions ; elle a encore
voulu imprimer sur son front et dans ses yeux les images de ses pen-
sées, afin que s'il arrivait que sa parole vînt à démentir son cœur, son
visage pût démentir son âme. En effet, quelque secrets que soient les

773 Les Caractères des passions, par le Sieur de LA CHAMBRE, conseiller du


Roi en ses conseils, et son premier médecin ordinaire, 1662, Avis au
Lecteur, non paginé.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 541

mouvements de son âme, quelque soin qu'il prenne de les cacher, ils
ne sont pas plutôt formés qu'ils paraissent sur son visage. (...) Ce qui
est de plus merveilleux, les actions que la vertu et le vice font naître se
découvrent de la même sorte, et bien que la bonté et la malice qu'elles
ont semblent n'avoir point de commerce avec le corps, elles lui en
laissent pourtant je ne sais quelles images 774... »
Ces grandes ambitions ne produisent en fait que de médiocres ré-
sultats. L'analyse psycho-somatique promise se réduit à une collection
de [412] lieux communs moralisateurs, émaillés d'observations bana-
les sur l'expression des émotions et des sentiments. Les novateurs rê-
vent de mettre au point une connaissance vraiment objective des rap-
ports entre l'âme et le corps. En 1663, J. S. Elsholtz donne une An-
thropometria (1663). Ce néologisme, conforme aux exigences du
nouveau savoir, exprime la conviction que seule la mesure introduit à
une science digne de ce nom. Pour soustraire la physiognomonie aux
influences occultes qui la déforment trop souvent, il faut en faire une
discipline rigoureuse, grâce à l'étalonnage mathématique. Elsholtz a
mis au point un anthropomètre, compas constitué par deux règles gra-
duées, avec lequel il est possible de mesurer la tête et les membres, les
diverses parties du corps, de déterminer des symétries et de donner
des schémas géométriques de l'individu humain. L'instrument d'Els-
holtz était en avance sur son temps ; celui qui l'avait inventé n'était
guère capable de s'en servir. La craniologie et la craniométrie atten-
dront encore un siècle avant de naître, par les soins de Camper, de
Daubenton et de Blumenbach ; quant à l'anthropométrie, elle devien-
dra au XIXe siècle une technique d'identification, en particulier grâce
aux travaux de Bertillon, qui sans doute ignorait le précédent lointain
d'Elsholtz.
La physiognomonie, ou physionomie, comme on dit parfois au
XVIIIe siècle, ne parvient pas à se constituer comme une science, car
les indications morphologiques ne se laissent qu'imparfaitement rédui-
re à des mesures et proportions mathématiques. Cette discipline cor-
respond à une perception globale de la forme psycho-physique, trans-
cendant les éléments sur lesquels elle s'appuie. L'existence d'une ap-
préhension et compréhension physionomique est indéniable, mais
guère justifiable en raison démonstrative. Tel est le paradoxe de l'an-

774 Ibid., ch. I, pp. 1-2.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 542

thropologie, dont l'objet est la conciliation des éléments contradictoi-


res qui s'incarnent dans la réalité humaine, en symbolisant mutuelle-
ment. L'âme de l'homme, son esprit, ses tendances et inclinations se
déchiffrent sur son corps, ainsi que le savent les artistes, sculpteurs et
peintres qui, depuis l'Antiquité classique, mettent en œuvre un code de
l'expression des émotions. Souvent réédités, les Physiognomica
d'Aristote fournissent les éléments de cette discipline, qui hésite long-
temps entre les interprétations transcendantes inspirées par la magie,
l'astrologie, la théorie des tempéraments, et une doctrine positive
orientée dans le sens de la biotypologie des modernes.
Selon Lichtenberg, « la surface terrestre la plus intéressante pour
nous, c'est le visage humain 775 ». Cette formule traduit l'une des
convictions majeures en matière d'anthropologie. Chez les peintres, la
préoccupation morphologique est sensible : les plus grands, un Durer,
un Vinci, s'entraînent, en leurs cahiers d'esquisses, à réformer et dé-
former les traits du visage et du corps humain, en les conjuguant par-
fois avec des silhouettes animales. Pierre Le Brun, peintre officiel de
Louis XIV, a laissé une Méthode pour apprendre à deviner les pas-
sions, [413] proposée dans une conférence sur l'expression générale
et particulière ; le chevalier de Jaucourt s'en réclamera dans l'article
Physionomie de l'Encyclopédie qui, tout en se refusant aux spécula-
tions hasardeuses de la physiognomonie, admet la nécessité d'une
science positive de l'expression. L'abbé Pernetty avait consacré au
problème ses Lettres philosophiques sur les physionomies (1746),
dont la deuxième édition paraît en 1751 776. Le naturaliste Peter Cam-

775 Lichtenberg, Aphorismes, troisième cahier, 1775-1779 ; trad. Marthe Robert,


Club Français du Livre, 1947, p. 86.
776 Dom Pernetty propose une conception totalitaire de la Physionomie qui
devient chez lui la science de l'interprétation des signes en général : « La
science physionomique est la plus étendue de toutes les sciences, le
fondement des autres, (...) elle est même la science universelle, si on la
considère dans la rigueur du terme. » Toute connaissance repose sur l'étude
des rapports entre les choses ; or, « ces différences et ces rapports consistent
dans des traits, des linéaments, des signes caractéristiques et distinctifs, par
lesquels nous jugeons des objets et des choses. Le terme Physionomie me
paraît donc plus propre à exprimer ce que nous entendons par science de la
nature et semble plus énergique que celui de physique (...) ; néanmoins
l'usage a restreint le sens du mot Physionomie qui désigne seulement la
science qui apprend à connaître le génie, l'esprit et le cœur des hommes par
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 543

per, l'un des fondateurs de l'anatomie comparée, qui est aussi un des-
sinateur et professe un cours d'anatomie à l'usage des artistes, est Fau-
teur d'une Dissertation sur les variétés naturelles qui caractérisent la
physionomie des hommes des divers climats et des différents âges,
rédigée en 1768 et publiée en 1791 777.
La physiognomonie est l'une des passions du siècle, au point de
susciter les moqueries de Jonathan Swif (1667-1745) qui note, dans
l'éloge du savant fantoche Martin Scriblerus : « En physiognomonie,
sa pénétration est telle qu'au vu d'un simple tableau représentant une
personne, il peut écrire sa vie, et d'après les traits des parents, il est
capable de faire le portrait de tout enfant à naître 778. » L'humoriste
met en lumière l'ambiguïté d'une science, dont les jugements risquent
de ressusciter une dangereuse prédestination. Lichtenberg, fasciné par
la vogue de ce nouveau type d'horoscope, prévoit l'apparition de la
doctrine du criminel-né, reconnu à son signalement avant toute mise
en œuvre de ses dangereuses facultés : « Si la physiognomonie de-
vient ce que Lavater attend d'elle, on pendra les enfants avant qu'ils
aient accompli les forfaits qui leur vaudront la potence. On organisera
chaque année une nouvelle manière de confirmation. Un autodafé
physiognomonique 779... » Avant Lombroso (1836-1909), Lichtenberg
développe jusqu'à son terme la logique de l'analyse signalétique appli-
quée à la défense sociale. C'est peut-être pour avoir pressenti ces dan-
gereuses perspectives que Diderot, critique d'art et homme de théâtre,
tenté lui aussi par les disciplines de l'expression et de la pantomime, et
au courant des recherches de Camper, finira par refuser de collaborer
à la traduction française des [414] Physiognomonische Fragmente de
Lavater, alors qu'il avait envisagé ce projet en 1775 780.
En dépit de l'opposition de tempérament entre l'illuminé Lavater et
Diderot, sensualiste et matérialiste, la physiognomonie les fascine

les signes extérieurs de leur corps » (Second Mémoire sur les connaissances
physionomiques, Nouveaux Mémoires de l'Académie royale des Sciences et
Belles Lettres, 1770, Berlin, 1772, p. 425).
777 Sur tout ceci, cf. Jacques PROUST, Diderot et la Physionomie, Cahiers de
l'Association internationale des Études françaises, juin 1961.
778 Mémoires de Martin Scriblerus ; Œuvres de Jonathan SWIFT, Bibliothèque
de la Pléiade, p. 671.
779 LICHTENBERG, Aphorismes, 1775-1779 ; recueil cité, p. 162.
780 Cf. Jacques PROUST, art. cité, p. 322.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 544

dans la mesure où elle propose une phénoménologie de la perception


de l'homme par l'homme. La connaissance d'autrui ne se laisse pas
réduire au déchiffrement des traits fournis par l'inspection du monde
extérieur ; un homme n'est pas perçu comme un rocher ou comme un
meuble ; il s'affirme sur un fond d'humanité, en fonction duquel les
traits du visage et les linéaments du corps se mettent en place. Cette
configuration première qui justifie la rencontre avec un être humain
rassemble l'information physique en vertu d'un complexe de valeurs
présupposé. La physiognomonie exprime, dans l'ordre de la connais-
sance anthropologique, le fait que l'homme n'est pas un objet quel-
conque ; la spécificité de l'espèce humaine transcende la description
naturelle, car elle revêt un caractère irréductiblement humain. Le de-
hors se propose comme l'envers d'un dedans ; selon la formule de He-
gel, « ce qui est dedans est aussi dehors » (Was innen ist, ist aussen).
Jean Gaspard Lavater (1741-1800), né à Zurich, est le grand nom
de cette physiognomonie philanthropique dans la dernière partie du
siècle. Poète et pasteur, il s'inscrit dans la tradition piétiste des Lumiè-
res, de Fénelon à Rousseau, en passant par les diverses écoles de la
piété protestante qui ont aussi marqué la pensée d'un Jacobi, d'un Her-
der et même d'un Goethe, avec lesquels Lavater entretint des relations
plus ou moins étroites. Lavater est un illuminé, en lequel s'affirme la
génialité romantique, prête à déchiffrer l'invisible dans le visible ; le
diagnostic physiognomonique sera œuvre d'intuition plutôt que de rai-
son, la systématique réfléchie viendra confirmer le pressentiment. Il
s'agit de parvenir à la révélation de l'occulte, mais sans recours aux
techniques astrologiques.
Selon son biographe, « jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans (Lavater) ne
s'était occupé en aucune manière d'objets relatifs à la psychologie. Sa
mobilité extrême, sa sensibilité, qui avait toujours quelque chose de la
vivacité de l'instinct et de la promptitude du pressentiment, lui avait
fait seulement éprouver quelquefois, à la vue de certains visages, des
répulsions et des sympathies très fortes, des impressions rapidement
suivies de jugements sur le caractère des personnes et la nature de leur
esprit ou de leurs passions. Il osa même d'abord avouer ces décisions
physiognomoniques, qui s'offraient à son esprit avec les apparences
d'une espèce de révélation ; mais la crainte de paraître téméraire ou
ridicule le rendit ensuite plus circonspect et il fut pendant plusieurs
années sans oser exprimer de semblables jugements ; néanmoins pen-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 545

dant tout ce temps, il consacrait une partie de ses loisirs au


sin 781... ». À force de dessiner, Lavater voyait se dégager une intelli-
gibilité immanente à la [415] forme du visage, qui lui fournit le prin-
cipe d'une « analogie physiognomonique », douée à ses yeux d'une
validité universelle.
Pour Lavater, qui avait été, au collège de Zurich, l'élève des phi-
lanthropes suisses Bodmer et Breitinger, toute perception de réalité
humaine est une rencontre de personne à personne, un événement doté
de résonances spirituelles. La typologie ne sera pas seulement une
technique de l'interprétation et du diagnostic ; elle est liée à la pratique
morale et religieuse. En 1772 paraît l'essai De la physiognomonique,
suivi par le grand ouvrage Fragments physiognomoniques pour pro-
pager la connaissance des hommes et la bienveillance envers leurs
semblables, publié de 1775 à 1778, qui connaît une diffusion euro-
péenne. Le but de l'entreprise, nonobstant les intentions généreuses
qui l'animent, est de constituer une discipline positive. « La physio-
gnomonie, écrit Lavater, peut devenir une science aussi bien que la
physique, car elle appartient à la physique, aussi bien que la médecine,
car elle en fait partie : que serait la médecine sans sémiotique, et la
sémiotique sans physionomie ? aussi bien que la théologie, car elle est
du ressort de la théologie : qu'est-ce en effet qui nous conduit à la Di-
vinité, si ce n'est la connaissance de l'homme, et qu'est-ce qui nous fait
connaître l'homme si ce n'est son visage et sa forme ? aussi bien que
les mathématiques, car elle tient aux sciences de calcul, puisqu'elle
mesure et détermine les courbes, les grandeurs et leurs rapports
connus et inconnus ; aussi bien que les belles-lettres, car elle y est
comprise, puisqu'elle développe et détermine l'idée de la beauté et de
la noblesse. La physiognomonie, comme toutes les autres sciences,
peut, jusqu'à un certain point, être réduite en lois déterminées, avoir
des caractères qu'on pourra enseigner et apprendre, communiquer, re-
cevoir et transmettre. Mais, ici comme dans toutes les autres sciences,
il faut beaucoup abandonner au génie, au sentiment ; et dans bien des

781 Notice de Moreau DE LA SARTHE, en tête de son édition de LAVATER, L'art


de connaître les hommes par la Physionomie, nouvelle édition, Paris, 1820,
t. I, pp. 55-56.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 546

parties, la science manque encore de signes et de principes déterminés


ou déterminables 782... »
Lavater souligne l'ambiguïté de la physiognomonie, et l'impréci-
sion de son statut. Il s'agit d'une tentative pour constituer une connais-
sance globale de l'individualité humaine en tant qu'imité du physique
et du moral ; mais le domaine en question, également revendiqué par
des intelligibilités concurrentes, apparaît surdéterminé. Son unité fait
l'objet d'un vœu pieux, mal compatible avec les exigences d'une
connaissance rigoureuse. La physiognomonie, si elle était possible,
serait l'anthropologie [416] elle-même ; et l'on peut se demander si
l'échec de la physiognomonie ne sanctionne pas l'impossibilité de l'an-
thropologie. Lavater n'est pas un savant, mais un prophète selon le
style du Sturm und Drang, un temps fasciné par le mage-escroc Ca-
gliostro. La physiognomonie surimpose à l'analyse du réel des valeurs
morales, esthétiques et religieuses ; elle peut tout au plus se proposer
comme une technique ou un art, comme une approche morphologique
de la réalité humaine, dont les indications et suggestions ne peuvent
être acceptées que sous réserve d'inventaire. Le sagace La Bruyère
observait dans ses Caractères : « La physionomie n'est pas une règle
qui nous soit donnée pour juger des hommes ; elle nous peut servir de
conjecture 783. »
La tentative pour formuler des lois de corrélation du physique et du
moral finissait par donner prise au soupçon d'occultisme et de mysti-
cisme. L'anthropologie concrète devait chercher sa voie dans d'autres
directions, pour découvrir un principe positif de l'identité humaine,

782 LAVATER, L'art de connaître les hommes, trad. citée, t.1, pp. 268-269 ; cf.
l'attitude entièrement négative de Buffon : « Les Anciens étaient fort
attachés à cette espèce de préjugé, et dans tous les temps il y a eu des
hommes qui ont voulu faire une science divinatoire de leurs prétendues
connaissances en physionomie ; mais il est bien évident qu'elles ne peuvent
s'étendre qu'à deviner les mouvements de l'âme par ceux des yeux, du visage
et du corps, et que la forme du nez, de la bouche et d'autres traits ne fait pas
plus à la forme de l'âme, au naturel de la personne que la grandeur ou la
grosseur des membres fait à la pensée (...) Il faut donc avouer que tout ce
que nous ont dit les physionomistes est destitué de tout fondement, et que
rien n'est plus chimérique que les inductions qu'ils ont voulu tirer de leurs
prétendues observations métoposcopiques » (Œuvres de BUFFON, éd.
Pourrat, 1833 ; De l'homme, De l'âge viril, t. IX, p. 16).
783 La BRUYÈRE, Caractères, XII, 31.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 547

clef de la correspondance entre l'ordre corporel et l'ordre psychologi-


que ou intellectuel. L'Allemand François Joseph Gall (1758-1828),
médecin et anatomiste de qualité, reproche à la physiognomonie son
arbitraire ; le système de signes qu'elle établit manque de fondement
organique ; il s'agit d'un code formel de l'expression faciale ou visuel-
le, qui dépend de l'appréciation de chacun. Gall n'est ni un artiste ni un
philanthrope, mais un savant dont l'intention est d'établir sur une base
somatique une science de l'homme concret. Gall « a démontré la né-
cessité de réunir les sciences de l'organisme avec la philosophie, la
morale et la politique 784 ». Comme il le dit lui-même, « à moins que
les lumières de ces trois études différentes, psychologiques et physi-
ques, philosophiques et morales, ne soient réunies et coordonnées
pour se prêter un mutuel secours et pour rapporter des causes commu-
nes et des effets analogues à une seule et même loi, elles n'offriront
pas un ensemble complet, une véritable science de l'homme 785 ».
La phrénologie de Gall propose une anthropologie positive, re-
groupant en faisceau toutes les dispositions innées d'un individu don-
né. A la suite d'observations systématiques sur les comportements,
corroborées par l'étude anatomique approfondie de l'encéphale, Gall
procède à un inventaire des facultés affectives et intellectuelles ; il les
compose en une mosaïque projetée sur le territoire de la boîte crâ-
nienne : la simple inspection d'une tête doit révéler les éléments prin-
cipaux d'une destinée. La phrénologie, après avoir joui d'une vogue
considérable pendant le premier tiers du XIXe siècle, sera victime d'un
discrédit total, et pourtant elle aura frayé la voie à la doctrine moderne
des localisations cérébrales. Le mouvement phrénologique sort du ca-
dre temporel de notre étude, mais ses origines se situent dans le
contexte de l'analyse idéologique. [417] L'entreprise est celle d'une
science de l'homme, capable de surmonter l'opposition du physique et
du moral. Localisation n'est pas raison ; même projetée sur le territoire
crânien, subdivisé en parcelles spécialisées, la composition de la per-
sonnalité humaine n'en serait pas plus intelligible. La phrénologie,
concession à l'imagination spatiale, présente un caractère statique, peu

784 H. DE BLAINVILLE, Histoire des Sciences de l'Organisation, 1845, t. III, p.


344.
785 F.-J. GALL, Discours d'ouverture de son cours public sur la physiologie du
cerveau, Paris, 1808, p. 6, dans G. LANTERI-LAURA, Histoire de la
Phrénologie, P.U.F., 1970, p. 15.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 548

propice à la compréhension de la vie personnelle comme histoire, et


comme accomplissement dans un cadre social. La physiognomonie
paraissait pêcher par un spiritualisme intempérant, la phrénologie est
un physicalisme, inspiré par les progrès de la craniologie et de la cra-
niométrie. Les localisations en mosaïque, même si elles présentaient
toutes les garanties de validité, ne fourniraient qu'un clavier de possi-
bilités. Le mystère de l'unité personnelle demeurerait entier, comme la
tâche de justifier le passage du possible au réel.
L'anthropologie allemande du XVIIIe siècle s'efforcera, en fin de
compte, d'appréhender la composition du physique et du moral, dans
la constitution de l'être humain. Ernst Platner, médecin de Leipzig,
publie en 1772 une Anthropologie à l'usage des médecins et des phi-
losophes, reprise et refondue en 1790 sous le titre : Nouvelle Anthro-
pologie à l'usage des médecins et des non-médecins particulièrement
en rapport avec la physiologie, la pathologie, la philosophie morale et
l'esthétique. Le domaine organique et le domaine psychique sont des
aspects complémentaires du phénomène humain ; l'anthropologie,
ayant pour objet l'étude des réciprocités entre le corps et l'âme, est la
science descriptive des confins et des correspondances. Tâche diffici-
le, sinon impossible : chacun des deux ouvrages annonçait une suite,
qui ne devait pas voir le jour. La Nouvelle Anthropologie de 1790 se
présente comme un ouvrage massif de 664 pages, dont la première
partie, essentiellement physiologique, est juxtaposée avec une seconde
partie, d'ordre psychologique. D'un côté, une mise au point des
connaissances en matière d'anatomie et de physiologie nerveuses,
avec des considérations sur la « vie animale » et le siège de l'âme. De
l'autre côté, Platner expose une théorie de la genèse des représenta-
tions ; il analyse le jeu des facultés de l'esprit, en partant des besoins
et désirs pour justifier les fonctions complexes : volonté, passions,
sentiments moraux. La troisième partie devait être consacrée à l'inte-
raction de l'esprit et du corps ; elle aurait étudié le rêve et la folie, la
mémoire, l'expression des émotions, les tempéraments, les sexes et les
âges de la vie ; enfin elle se proposait de fournir une explication phy-
siologique des perfections et imperfections de l'homme, des vertus et
des vices, en essayant de préciser les limites du bestial et de l'humain.
Ce programme, en partie inaccompli, permet de comprendre ce que
Platner entendait sous le nom d'anthropologie. Il hésite entre une dis-
cipline descriptive et une interprétation explicative du phénomène
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 549

humain. L'anthropologie voudrait justifier en droit une unité qui s'af-


firme en fait dans l'expérience concrète. L'inachèvement de l'œuvre
atteste que l'entreprise était prématurée. La science de la réalité hu-
maine rassemble des éléments empruntés à des territoires épistémolo-
giques divers, répondant à des régimes d'intelligibilité non compati-
bles entre eux. D'où [418] une impression d'incohérence, car le même
projet associe sans les confondre des chapitres d'anatomie et de phy-
siologie, des fragments d'histoire naturelle, mais aussi des analyses
descriptives qui relèvent de la morale pratique sinon même do la sa-
gesse des nations. Juxtaposition de matériaux d'ordres différents, l'an-
thropologie ne parvient nullement à une unité doctrinale. Son mérite
est d'exister du moins en tant que question. L'œuvre de Platner
s'adresse aux médecins ; elle leur rappelle que les mécanismes corpo-
rels sont indissociables des mouvements de l'âme. Elle affirme l'insuf-
fisance et l'invalidité de toute thérapeutique exclusivement corporelle,
et peut être considérée comme le manifeste anticipé d'une médecine
de la personne.
L'intention anthropologique, si forte dans l'Allemagne du XVIIIe
siècle, trouve son expression dans l'œuvre de Kant, qui devra à l'auto-
rité de son auteur d'exercer une grande influence, en particulier dans la
littérature médicale germanique du début du siècle suivant. Kant a
donné un cours d'anthropologie au moins pendant les vingt-cinq der-
nières années de sa carrière, à partir de 1772, ce qui prouve que cette
discipline était matière d'enseignement à la faculté de philosophie. Le
vieux maître renonce définitivement à l'enseignement en 1797, à l'âge
de soixante-treize ans ; il se décide à publier le cours qu'il ne donnera
plus, suivant un usage répandu chez les professeurs allemands. Le li-
vre paraît en 1798 sous le titre restrictif d’Anthropologie du point de
vue pragmatique : il ne s'agit pas d'un exposé général de la science de
l'homme, y compris ses aspects somatiques, mais d'un ensemble de
réflexions visant à constituer un art moral rationnel en vue de la prati-
que.
L'intérêt constant témoigné par Kant pour les problèmes de l'an-
thropologie manifeste que le créateur de la philosophie critique ne se
contente nullement de définir les fondements d'une métaphysique plus
digne de confiance que les ontologies spéculatives de naguère. Le
maître de Kœnigsberg est un témoin de l'idéal encyclopédique du siè-
cle, dont il partage l'universelle curiosité. S'il s'intéresse aux articula-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 550

tions de la conscience transcendantale, s'il développe les normes d'une


philosophie pratique de caractère impératif, il ne dédaigne pas l'étude
de l'homme concret sous ses aspects divers. Kant a contribué aux pro-
grès de la connaissance géographique ; il a étudié la classification des
races humaines et il s'est tenu au courant des acquisitions de son
temps en ce qui concerne la description compréhensive des primitifs
exotiques. De la cosmologie à l'histoire naturelle en passant par le ré-
gime des vents et l'origine des tremblements de terre, la problématique
kantienne embrasse à peu près la totalité des conditions et aspects de
l'existence de l'homme dans le monde, sans oublier la psychologie
empirique de tradition wolffienne, définie par Kant comme « la scien-
ce métaphysique expérimentale de l'homme » (Erfahrungswissens-
chaft vont Menschen) 786.
La préface des Fondements de la métaphysique des mœurs (1785)
distingue dans l'éthique deux subdivisions fondamentales ; d'abord
une partie [419] pure, la morale, laquelle relève d'une métaphysique
des mœurs, procédant entièrement a priori, de manière à déterminer
les normes rationnelle !, qui doivent présider à l'exercice d'une volonté
pure. Mais aussi une partie empirique, en laquelle se négocient les
rapports de l'abstrait et du concret, et qui développe l'anthropologie
pratique ; il s'agit d'étudier les conditions d'application de la volonté
rationnelle universelle en condition d'humanité 787. « L'anthropologie,
commente Delbos, est pour Kant la science de la nature humaine, telle
qu'elle est donnée dans l'expérience et telle aussi qu'elle apparaît dans
l'histoire 788. » Elle englobe la psychologie empirique, l'observation
des mœurs et coutumes des peuples, qui prendra bientôt le nom d'eth-
nologie ; elle emprunte aussi à la médecine, à l'étude des races et types
humains ainsi qu'à la description des divers caractères. Si la morale
pure peut être considérée comme le domaine des fins inconditionnel-
les de l'action, l'anthropologie étudie les moyens d'application des

786 Cf. Programme des cours pour le semestre d'hiver 1765-1766, Gesammelte
Schriften, éd. de l'Académie de Berlin, t. II, p. 309.
787 Cf. Fondements de la Métaphysique des Mœurs, éd. DELBOS, Delagrave pp.
75-76.
788 Note de DELBOS, éd. citée, p. 75.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 551

normes morales en fonction des aspects positifs de l'être humain, dé-


gagés par l'expérience 789.
Le point de vue est repris avec plus de détails dans l’Anthropologie
de 1798 : l'anthropologie a pour but l'étude systématique de l'homme ;
elle trouve ses matériaux dans l'étude du milieu proche et lointain,
dans l'observation immédiate comme dans les récits des voyageurs,
dans l'étude de soi et dans l'histoire du monde, dans la littérature mê-
me et dans la poésie. « Une doctrine de la connaissance de l'homme,
systématiquement traitée (Anthropologie) peut l'être du point de vue
physiologique ou du point de vue pragmatique, précise Kant. La
connaissance physiologique de l'homme tend à l'exploration de ce que
la nature fait de l'homme ; la connaissance pragmatique, de ce que
l'homme, en tant qu'être de libre activité, fait ou peut et doit faire de
lui-même 790. » L'épithète « pragmatique » employée pour désigner
une discipline appliquée et empirique est destinée à éviter le recours
au terme « pratique ». réservé à l'usage abstrait où il caractérise les
déterminations a priori de la volonté. L'anthropologie pragmatique
« comporte une connaissance de l'homme en tant que citoyen du mon-
de 791 ». Kant, à la différence de Platner, laisse de côté le domaine
anatomo-physiologique ; son domaine propre se situe aux confins de
la psychologie et de la morale usuelle ; il comporte une étude des fa-
cultés, des émotions et des passions humaines dans leur rapport avec
les valeurs éthiques. Une seconde partie sous le titre de Caractéristi-
que anthropologique, traite « de la manière [420] de connaître l'hom-
me intérieur à partir de l'homme extérieur 792 ». Kant examine d'une
manière sommaire le caractère de la personne, le caractère du sexe, le
caractère du peuple, le caractère d^ la race. Il s'agit d'une typologie
psychologique et morale, avec des références à la théorie traditionnel-

789 Dans l'essai Sur l'échec de toutes les tentatives philosophiques de théodicée
(1791), Kant évoque une enquête du naturaliste et géographe suisse Jean-
André de Luc, dans les montagnes d'Europe, pour découvrir par observation
directe si l'homme était naturellement bon. Il s'agissait là, selon Kant, d'une
« expédition anthropologique » (anthropologische Reise) (cf. FESTUGIÈRE,
Pensées successives de Kant sur la théodicée et la religion, Vrin, 1931, p.
157).
790 KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique, 1798, trad. M.
FOUCAULT, Vrin, 1964, p. 11.
791 Ibid.
792 Ibid., p. 15.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 552

le des tempéraments, à la physiognomonie de Lavater et à la psycho-


logie des peuples.
L’Anthropologie du point de vue pragmatique garde le caractère
didactique d'un cahier de cours ; le septuagénaire divulgue ce qui a
servi longtemps de matière à son enseignement, sans proposer de dé-
couverte majeure. Le plus significatif, dans cette approche anthropo-
logique, c'est la prédominance de l'intérêt moral ; l'étude des faits est
soumise à l'exigence des valeurs. Le souci de Kant est de sauvegarder,
en dépit des démentis empiriques, l'existence d'une disposition au bien
inhérente à la nature humaine. Les dernières lignes du livre évoquent
l'espèce humaine découvrant sa vocation dans l'exercice de la liberté ;
nous devons nous la représenter malgré tout « comme une espèce
d'êtres raisonnables qui s'efforce, au milieu des obstacles, à s'achemi-
ner dans un progrès continu du mal vers le bien ; en cela sa volonté en
général est bonne, mais l'accomplissement est rendu difficile, car ce
n'est pas du libre accord des individus qu'il faut attendre l'arrivée au
but, mais seulement de l'organisation progressive des citoyens de la
terre dans et vers l'espèce en tant que système dont le lien est cosmo-
politique 793 ». L'anthropologie pragmatique, en dépit de son caractère
positif, se rattache ainsi à la philosophie de la raison pratique. Si l'au-
tonomie de la volonté propose un idéal inaccessible, il appartient à
l'espèce, à l'humanité dans son ensemble, de réaliser ce qui n'est pas à
la portée de l'individu. La philosophie de l'histoire apparaît comme
une seconde voie pour mener la communauté humaine à bonne fin ;
l'anthropologie évoque non l'homme moral en son identité irréelle,
mais l'homme social, en sa réalité, que la politique rationnelle doit
prendre en charge, par les voies et moyens de l'hétéronomie de la vo-
lonté, jusqu'à cet accomplissement auquel il ne peut parvenir seul.
Une inspiration analogue se retrouve dans des textes de Guillaume
de Humboldt, qui rédige en 1795-1797 deux dissertations : Plan d'une
anthropologie comparée, et Le dix-huitième siècle, fragments d'un
ensemble inachevé qui virent le jour seulement en 1903-1904, dans la
grande édition des œuvres du penseur. Ces écrits sont antérieurs à la
publication de l'Anthropologie de Kant (1798), néanmoins Humboldt
a eu connaissance du cours professé depuis longtemps par le maître de
Kœnigsberg. Mais déjà le climat spirituel a changé : Kant appartient à

793 Ibid., p. 170.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 553

l'âge mental de l’Aufklärung ; le jeune Guillaume de Humboldt est


marqué par l'esprit du Sturm und Drang et du romantisme naissant. Le
Plan d'une anthropologie comparée est un travail d'approche en vue
d'une étude des mentalités humaines selon le schéma d'une évolution
régie par la norme du progrès spirituel et matériel ; en dépit des diffé-
rences, on y perçoit [421] des résonances kantiennes. Le but de l'an-
thropologie comparée est « la connaissance de la diversité des caractè-
res tant individuels que collectifs, cette connaissance devant être mise
au service des fins de progrès et de culture spirituelle que la raison
prescrit à l'homme de réaliser 794 ». Il s'agit de dégager les grands
traits de l'existence individuelle et sociale au moyen d'une analyse à la
fois intérieure et extérieure, spéculative et empirique ; Humboldt ne
propose qu'une esquisse de caractérologie individuelle, avec une at-
tention particulière à la composante sexuelle. Le dix-huitième siècle y
ajoute une caractérologie sociale des peuples de l'Europe. Dans l'ordre
individuel comme dans l'ordre collectif, Humboldt souligne la structu-
re d'ensemble et justifie son originalité. L'inspiration éthique propre à
l'humanisme allemand fait de cette originalité, ou de cette génialité,
une vertu que chaque individu et chaque communauté doivent déve-
lopper jusqu'à sa plus haute excellence. L'enjeu de cette lutte pour la
vie spirituelle est « la forme intérieure primitive de l'homme qui était
raison et instinct de perfection ». Sans cesse menacée de déséquilibre
ou de dénaturation, elle doit être restaurée malgré tout. Le projet de
Humboldt était « de fournir aux individus, spécialement aux éduca-
teurs, un moyen d'agir sur eux-mêmes et sur autrui. Le rôle de l'an-
thropologie est de découvrir dans quelle mesure la particularité des
caractères individuels est compatible avec l'image de l'homme idéal
qu'ils portent en eux, et en conséquence de dire dans quelle mesure ils
sont capables d'actualiser cet idéal, c'est-à-dire de travailler au progrès
de l'espèce. Ce progrès est la fin, l'anthropologie un instrument au ser-
vice de cette fin 795 ».
L'anthropologie telle que la conçoivent Kant et Humboldt est une
discipline culturelle à vocation philosophique, qui a pris ses distances
par rapport à l'histoire naturelle de l'humanité. Au XIXe siècle, l'écart se
creusera entre l'anthropologie des savants et celle des philosophes,

794 Robert LEROUX, L'Anthropologie comparée de Guillaume de Humboldt,


publication de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1958, p. 17.
795 Ibid., pp. 65-66.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 554

sous le régime de séparation des pouvoirs engendré par la division du


travail intellectuel. Il y aura une anthropologie somatique, marquée de
scientisme matérialiste, mais aussi une anthropologie culturelle, étude
empirique des sociétés et de leurs civilisations, et encore une anthro-
pologie philosophique, indépendante des deux premières, mais plus ou
moins fascinée par elles, à moins qu'elle ne se perde dans les nuages
de la spéculation. L'homme n'est pas un objet épistémologique unitai-
re ; la réalité humaine transcende les approches particulières et dément
chaque essai de réduction, par la persistance de résidus irréductibles à
la dimension adaptée.
La connaissance anthropologique, investigation systématique du
phénomène humain, apparaît comme le foyer trans-disciplinaire de
toutes les recherches qui se donnent l'homme pour objet. L'anthropo-
logie, peut-être irréalisable, demeure indispensable à titre de présup-
posé au départ et d'arrière-plan de la recherche. Le savant qui a choisi
de s'intéresser exclusivement à la mesure des crânes, objets maniables
et déterminables [422] en rigueur, ne peut faire abstraction du fait que
la boîte osseuse qu'il étudie est l'enveloppe d'un cerveau humain ; il
prétend ne pas mettre en question l'humanité de l'homme, mais sa re-
cherche n'aurait guère de sens en dehors de l'invincible référence à la
réalité humaine. L'anatomie et la physiologie de l'homme sont anato-
mie et physiologie humaines, expressions d'un mode d'être spécifi-
quement humain. De même, la psychologie, quelle que soit son orien-
tation, abstraite, concrète ou expérimentale, se réfère à la forme de
l'homme, à ce nœud de relations et significations préétablies qui
conditionnent la situation de l'homme dans le monde. La médecine,
bien qu'elle ait souvent tendance à l'oublier, ne peut remplir efficace-
ment son office que dans la mesure où elle comprend la santé et la
maladie non pas seulement comme un équilibre ou un déséquilibre
organiques, mais en même temps comme des régimes de la présence
au monde, caractéristiques globales de tel ou tel aspect d'une person-
nalité concrète, en tel moment de son histoire. Si l'anthropologie n'est
pas une science achevée, elle apparaît dès le XVIIIe siècle comme une
méta-science, comme un rappel de la science à l'ordre de la réalité
humaine démentant toutes les tentatives d'axiomatisation. Par-delà les
disciplines particulières qui prétendent l'absorber, l'anthropologie af-
firmerait la nécessité de rendre à l'homme ce qui est à l'homme :
l'homme ne peut en aucun cas se réduire à n'être pour l'homme qu'un
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 555

objet. Mais, s'il est vrai que l'œil ne peut se voir lui-même, peut-être
l'homme-sujet est-il à jamais condamné à voir l'homme-objet lui
échapper. Car l'existence humaine se déploie dans la réalité à la fois
comme un donné matériel, comme un vécu psychique et ensemble
comme un vouloir être moral, justifié seulement par les exigences qui
servent de règle à son action. L'unité de la science anthropologique
présupposerait l'unité de la réalité humaine.
Le XVIIIe siècle invente l'anthropologie, en même temps qu'il dé-
couvre la pluralité des épistémologies qu'elle met en œuvre. Topinard
dresse le bilan de la discipline aux environs de 1800 : « L'anthropolo-
gie était à ce moment déjà fondée dans ses parties essentielles. Elle
n'était pas encore admise à parler haut, ceux de ses adeptes qui s'écar-
taient de la doctrine orthodoxe rigoureuse passaient volontiers pour
des athées, des perturbateurs, mais elle existait. Elle était en posses-
sion du nom qui lui appartient, synonyme d'histoire naturelle de
l'homme ; de ses trois aspects : l'homme, les races et les peuples ; de
ses distinctions d'étude : les caractères physiques d'ordre anatomique
ou morphologique, les caractères physiologiques ordinaires, psycho-
logiques, ethnographiques et même sociologiques ; de ses moyens de
recherches, l'anatomie comparée, la craniométrie, l'anthropométrie, et
enfin de ses grands problèmes à résoudre : la place de l'homme dans la
nature, son origine simple ou multiple, la relation de ses races avec le
groupe total et leur mode de formation, les lois du progrès social dans
ses rapports avec l'organisation des hommes, etc. 796. » Dès l'origine,
l'anthropologie est plutôt un groupe de sciences qu'une [423] science
proprement dite. Elle se dérobe à toute appréhension unitaire ; le
contenu de cette discipline varie d'un théoricien à l'autre, ou d'un pays
à l'autre. En Angleterre, la recherche porte sur la genèse de l'espèce
humaine et l'histoire de l'homme social, avec l'œuvre de Kames, de
Monboddo, de Ferguson, en attendant Prichard, Darwin et Th. Hu-
xley. L'Allemagne, où l'anthropologie médicale a vu le jour, dévelop-
pera, après Blumenbach et Kant, la théorie des races, avec les sinistres
prolongements que l'on sait ; en même temps, l'anthropologie psycho-
logique et philosophique suivra la voie ouverte par les travaux de
Kant et de Humboldt. La France aura produit la grande synthèse de

796 TOPINARD, Éléments d'Anthropologie, Delahaye, 1885, p. 77.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 556

Buffon, qui demeure isolée, ou à peu près 797. C'est seulement à la fin
du siècle, avec la brillante floraison de l'école idéologique, que l'exi-
gence anthropologique sera pleinement ressentie, sous l'influence des
travaux allemands. Lamarck esquisse une anthropogenèse ; Cabanis,
dans ses Rapports du physique et du moral de l'homme, s'efforce
d'élaborer cette « science de l'homme », qui constitue l'espérance maî-
tresse de l'Idéologie, et se développe dans le sens d'une anthropologie
médicale, avec Pinel, Bichat et leurs émules, dans le sens d'une an-
thropologie culturelle avec Volney, Fauriel, etc. 798.
Faute de parvenir à définir en rigueur son identité épistémologique,
l'anthropologie démontre son mouvement en marchant. Mais l'ambi-
guïté de son statut suscite les objections et les contradictions. Le pro-
jet ultime de l'anthropologie est peut-être de justifier l'existence de
l'homme. L'échec du projet, l'impossibilité de le mener à bonne fin,
aura pour conséquence la proclamation, par certains, de l'inexistence
de l'homme. Solution radicale et absurde, car c'est l'existence de
l'homme en son irréductible spécificité qui commande l'inachèvement
de l'anthropologie.

797 On peut citer ici un ouvrage anonyme, paru en 1755 et réédité en 1799 : Idée
de l'homme physique et moral, pour servir d'introduction à un traité de
médecine, dont l'inspiration psycho-physiologique et la composition
évoquent les anthropologies médicales allemandes ; plus tard, A. GANNE,
L'homme physique et moral, Strasbourg, 1791.
798 L'anthropologie des Idéologues sera étudiée dans le cadre de ce mouvement
de pensée. Je n'ai pu utiliser, dans la rédaction de ce chapitre, l'ouvrage de
Michèle LELEU : Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières
(Maspero, 1971) qui, comme son titre ne l'indique pas, contient une analyse
utile de l'anthropologie de Buffon, Voltaire et Rousseau
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 557

[424]

Deuxième partie.
Les sciences de la vie

Chapitre V
Le progrès de
la conscience médicale
I. MÉDECIN ET MÉDECINE.

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« Tout cède au grand art de guérir. Le médecin est le seul philoso-


phe qui mérite de sa patrie : il paraît comme les frères d'Hélène dans
les tempêtes de la vie. Quelle magie, quel enchantement ! Sa seule vue
calme le sang, rend la paix à une âme agitée et fait renaître la douce
espérance au cœur des malheureux mortels. Il annonce la vie et la
mort comme un astronome prédit une éclipse 799... » Ainsi s'exprime,
en 1747, La Mettrie, médecin et philosophe, dans la dédicace de son
traité de L'Homme machine à « Monsieur Haller, professeur en méde-
cine à Göttingue ». Dans son enflure, ce texte manifeste hautement la
bonne conscience du corps médical au XVIIIe siècle ; il ne s'agit pas
seulement de rigueur scientifique dans le diagnostic ; le ministère mé-
dical revêt une valeur morale. L'exercice de la médecine est en lui-
même une psychothérapie. Le rôle social du médecin fait de lui l'héri-
tier des théologiens et directeurs de conscience de jadis. La fonction

799 Œuvres philosophiques de M. DE LA METTRIE, Amsterdam, 1774, t. III, p.


11.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 558

médicale, le pouvoir médical deviennent un aspect caractéristique de


la civilisation.
Peu importe en l'espèce que l'aventurier breton, commensal de
Frédéric II, ait fait preuve de la plus entière hypocrisie dans son adres-
se à Haller, qualifié de « double enfant d'Apollon, Suisse illustre, Fra-
castor moderne », et perfidement chargé de parrainer par la mention
de son nom un ouvrage anonyme, contraire à toutes ses convictions.
La Mettrie (1709-1751) avait largement contribué à la diffusion de la
pensée de Boerhaave, dont il avait traduit en français plusieurs ouvra-
ges, en particulier les Institutions de médecine (1739-1740). Or, les
Institutiones rei medicae avaient été publiées par Haller, élève de
Boerhaave, et La Mettrie ne mentionna pas le nom de l'éditeur, qui se
montra fort mécontent de cet oubli, La Mettrie s'attribuant ainsi aux
yeux des lecteurs la paternité de commentaires qui ne lui apparte-
naient pas. Aux protestations de Haller, La Mettrie répondit par une
dédicace dont l'une des intentions était de ridiculiser celui qu'elle pré-
tendait honorer 800.
En dehors de ce combat douteux, la pensée de La Mettrie doit
beaucoup [425] aux conceptions mécanistes de Boerhaave, ainsi qu'au
principe d'irritabilité, mis en lumière par Haller et fondement de sa
physiologie. La conjonction de ces trois noms de médecins met en
lumière l'importance de la réflexion médicale dans la culture du
temps. Boerhaave et Haller sont des célébrités européennes ; le relief
social du médecin a cessé d'être celui des pédants vaniteux et dange-
reux, immortalisés par Molière. La médecine d'autorité a fait place à
une médecine de raison qui représente bien, comme le dit La Mettrie,
l'une des espérances des Lumières. La clinique, la thérapeutique pro-
curent une approche de la réalité humaine concrète, qui se substitue
aux analyses abstraites des penseurs spéculatifs ; la préoccupation pra-
tique, distinctive du savoir médical, s'accorde avec l'esprit utilitaire
d'une époque soucieuse d'agir sur la nature pour le bien de l'humanité.
Selon La Mettrie, « l'expérience et l'observation doivent seules
nous guider ici. Elles se trouvent sans nombre dans les fastes des mé-
decins qui ont été philosophes, et non dans les philosophes qui n'ont
pas été médecins. Ceux-ci ont parcouru, ont éclairé le labyrinthe de

800 Sur cette affaire, cf. LA METTRIE, L'Homme machine, critical edition, by
Aram Vartanian, Princeton University Press, 1960, pp. 199 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 559

l'homme ; ils nous ont seuls dévoilé ces ressorts cachés dans des enve-
loppes qui dérobent à nos yeux tant de merveilles. Eux seuls contem-
plant tranquillement notre âme, l'ont mille fois surprise et dans sa mi-
sère et dans sa grandeur, sans plus la mépriser dans l'un de ces états
que l'admirer dans l'autre. Encore une fois, voilà les seuls physiciens
qui aient droit de parler ici. Que nous diraient les autres, et surtout les
théologiens 801 ?) ». Aux yeux d'une époque préoccupée par les pro-
blèmes anthropologiques, la médecine joue le rôle d'une discipline
pilote. La thérapeutique est un art dont les procédures se trouvent
constamment soumises à l'épreuve des faits. Le résultat obtenu vaut,
chaque fois, confirmation ou démenti.
La pratique médicale apparaît comme un emplacement privilégié
pour la mise en oeuvre de cette philosophie expérimentale, l'un des
enjeux du siècle. La Nouvelle Atlantide de Bacon, publiée en 1627,
œuvre de science-fiction qui décrit un centre pluridisciplinaire de re-
cherches scientifiques, comprend des hospices, infirmeries ou
« chambres de santé », ainsi que des « apothicaireries », destinées à
l'étude systématique des médicaments et des thérapeutiques, en dehors
des présupposés de la médecine traditionnelle. Descartes et Leib-
niz 802, qui ne sont pas médecins, sont préoccupés par les problèmes
de santé, étroitement associés à la connaissance biologique : la patho-
logie n'est qu'une physiologie dévoyée. La promotion sociale et intel-
lectuelle de la médecine apparaît comme une contrepartie du déclin de
la métaphysique. Le discours sur l'homme se référait naguère à l'ordre
des idées et des essences, dont il examinait les articulations intelligi-
bles ; le découragement ontologique rabat l'attention sur l'individu
concret. La philosophie, devenue théorie de la connaissance, trouve
son application dans l'univers du sensible, et cette forme de la présen-
ce au monde implique une vigilance constante à l'égard du normal et
du pathologique. La culture [426] médicale, dépouillée de son caractè-
re hermétique, devient un élément privilégié dans le milieu de la So-
ciété Royale. William Petty et Edward Tyson, qui s'illustrèrent en des
domaines variés, ont une formation médicale. Avant même la forma-
tion de la Royal Society, il convient de souligner l'importance de la
Faculté de Médecine dans l'université de Padoue, centre le plus actif

801 L’Homme Machine, éd. citée, pp. 5-6.


802 Cf. Mirko DRAZEN GRMEK, Leibniz et la médecine pratique, dans le recueil
collectif : Leibniz, Aspects de l'homme et de l'œuvre, Aubier, 1968.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 560

de la vie intellectuelle dans l'Europe du XVIIe siècle et du début du


xvne.
L'exemple le plus remarquable du rôle joué par la médecine en tant
que propédeutique philosophique est celui de Locke. Un biographe
écrivait : « Il est certain que, de 1667 à 1672, quand il avait de trente-
cinq à quarante ans, (Locke) était en voie de devenir un grand méde-
cin plutôt qu'un philosophe. Il cherchait ardemment les moyens d'em-
pêcher le retour d'un fléau comme la peste de Londres et de diminuer
la mortalité publique alors effroyable. Il aidait Sydenham dans ses ob-
servations, préconisait la description minutieuse des maladies et en
donnait l'exemple, notait, jour par jour et heure par heure, la marche
de celles qu'il soignait et des siennes propres. Il contribuait à d'heu-
reuses innovations dans le traitement de la petite vérole, le grand mal
de l'époque 803. » Le médecin Bordeu, choisi comme interlocuteur va-
lable par Diderot, dans l'entretien intitulé Le rêve de d'Alembert, écri-
vait en 1768 : « La médecine a des droits sur tous les ouvrages de ce
grand homme (...) Locke raisonne à la manière des médecins, princi-
palement dans son fameux traité de l'Entendement humain. Partout il
suit la marche et le développement des effets produits par les objets
des sensations dans l'intérieur des organes 804. » Les penseurs du XVIIIe
siècle invoquent le « docteur Locke » presque aussi souvent que le
« sage Locke ».
Par une rencontre assez rare, médecins et philosophes, au XVIIIe
siècle, se sont entendus pour parler de l'homme, objet commun de
leurs préoccupations. Il y eut en ce temps des médecins philosophes,
grands intellectuels, hommes du monde ou hommes de cour, capables
d'imposer à l'époque le respect de leur profession, tels La Mettrie lui-
même, Bordeu, Barthez, Vicq d'Azyr ou encore le célèbre Tronchin,
de Genève ; mais il y eut aussi des philosophes médecins, des pen-
seurs qui, tel le docteur Locke, se montrèrent capables d'utiliser leur
formation médicale en dehors de son domaine épistémologique. Linné
et Swedenborg étaient médecins, et aussi François Quesnay, fondateur

803 Henri MARION, John Locke, sa vie et son œuvre, Germer Baillière, 1878, pp.
15-16 ; cf. aussi Kenneth DEWHURST, John Locke, Physician and
Philosopher, London, The Welcome historical médical Library, 1963.
804 Recherches sur l'histoire de la Médecine, Œuvres complètes de BORDEU,
p. p. RICHERAND, 1818, t. II, p. 678 ; sur l'œuvre médicale de Locke et
Sydenham, cf. notre Révolution galiléenne, Payot, 1969, t. II, pp. 218 sq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 561

de l'école française d'Économie politique, chirurgien, psychologue et


médecin de la marquise de Pompadour, grâce à laquelle il espérait fai-
re de la physiocratie une doctrine de gouvernement. Mandeville, l'au-
teur de la Fable des Abeilles, avait étudié la médecine à Leyde, avant
de se fixer en Angleterre ; Jaucourt, l'homme à tout faire de l'Encyclo-
pédie, avait reçu lui aussi une formation médicale, à Genève, puis à
Leyde, où il avait suivi [427] l'enseignement de Boerhaave. L'école de
Leyde, comme celle de Montpellier apparaissent comme les foyers
d'une nouvelle intelligence libérale, dont le rayonnement s'étend bien
au-delà du domaine de la pratique thérapeutique.
Cette nouvelle image sociale de la médecine est une conséquence
tardive de la révolution galiléenne. Pour que le médecin soit reconnu
comme un homme de vérité et d'efficacité, digne de l'estime publique,
il fallait que disparaissent les séquelles de la scolastique aristotéli-
cienne et galénique, les traditions aussi de l'occultisme, de l'astrologie,
de la sorcellerie et du charlatanisme. Les nouveaux médecins seront
des hommes de raison et de vérité, dont l'autorité s'appuie sur la
connaissance expérimentale du domaine humain. Il faut accepter à
leur valeur les observations de Voltaire, à l'article Médecins du Dic-
tionnaire philosophique : « Il est vrai que régime vaut mieux que mé-
decine. Il est vrai que très longtemps, sur cent médecins, il y a eu qua-
tre-vingt-dix-huit charlatans. Il est vrai que Molière a eu raison de se
moquer d'eux (...) Il n'est pas moins vrai qu'un bon médecin nous peut
sauver la vie en cent occasions, et nous rendre l'usage de nos mem-
bres. Un homme tombe en apoplexie, ce ne sera ni un capitaine d'in-
fanterie ni un conseiller de la cour des aides qui le guérira. Des cata-
ractes se forment dans mes yeux, ma voisine ne les lèvera pas. Je ne
distingue point ici le médecin du chirurgien ; ces deux professions ont
été longtemps inséparables. Des hommes qui s'occuperaient de rendre
la santé à d'autres hommes par les seuls principes d'humanité et de
bienfaisance seraient fort au-dessus de tous les grands de la terre ; ils
tiendraient de la Divinité. Conserver et réparer est presque aussi beau
que faire. » Voltaire, de chétive santé dès sa naissance, et qui toujours
égrotant parvint à mener jusqu'à son terme une très longue vie, sait ce
dont il est redevable au corps médical. Après avoir évoqué les anciens
abus, l'article conclut : « Est-il rien de plus estimable au monde qu'un
médecin qui, ayant dans sa jeunesse étudié la nature, connu les res-
sorts du corps humain, les maux qui le tourmentent, les remèdes qui
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 562

peuvent le soulager, exerce son art en s'en défiant, soigne également


les pauvres et les riches, ne reçoit d'honoraires qu'à regret et emploie
ces honoraires à secourir l'indigent ? Un tel homme n'est-il pas un peu
supérieur au général des capucins, quelque respectable que soit ce gé-
néral ? »
L'illustre Newton fut fait chevalier par la reine Anne en 1705, sans
doute un des premiers exemples de reconnaissance publique accordée
à la valeur scientifique. En 1716, au début du règne suivant, Hans
Sloane, médecin et naturaliste, dont les collections devaient constituer
le premier fonds du British Muséum, fut honoré du titre de baronet,
premier médecin à recevoir en Angleterre l'honneur d'un titre hérédi-
taire. Sloane devait être, en 1719, président du Collège of Physicians
et succéder à Newton, en 1727, dans les fonctions de président de la
Royal Society. En France, le docteur Quesnay fut anobli, grâce aux
bons offices de sa patiente la marquise de Pompadour. Ces titres, dans
la société ancienne, avaient la valeur d'une consécration accordée à
une fonction jusque-là considérée comme inférieure. Ils étaient le ré-
sultat [428] d'une longue évolution, grâce à laquelle la profession,
d'abord réservée aux clercs, s'était laïcisée, tout en gardant un caractè-
re étroitement corporatif. Il faudra encore que le personnage médical
se dégage du conformisme communautaire pour acquérir cette stature
d'homme du monde et d'homme de bien qui faisait essentiellement
défaut à Thomas Diafoirus.
Le médecin, cet homme nouveau, est l'homme d'un nouveau savoir
et même, de plus en plus, l'homme d'une fonction nouvelle, conforme
à l'ordre des valeurs qui s'affirment dans la nouvelle société. La corpo-
ration médicale, installée dans les places fortes que constituent les
universités traditionnelles, a prolongé le combat retardateur contre la
mutation du rapport au monde qui s'annonçait dans la philosophie ex-
périmentale. L'espace mental de l'aristotélisme scolastique cantonnait
la pratique thérapeutique dans un domaine clos dont le rayon de cour-
bure perpétuait la configuration de l'antique cosmologie. Diagnostic,
pronostic et cure s'ordonnent suivant un ordre liturgique ; leurs rituels
semblent fermés sur eux-mêmes ; la médecine, telle qu'elle figure
dans les livres qui font autorité, est une science achevée ; l'observation
fournit seulement quelques repères qui suscitent des prescriptions uni-
formes ; le praticien n'a pas le pouvoir de modifier les routines que
garantit le formidable prestige des maîtres anciens. Le corps médical
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 563

résistera avec l'énergie du désespoir à la physiologie de la circulation


du sang, en Angleterre et davantage encore en France. Il n'est pas
question de mettre la théorie nouvelle à l'épreuve des faits ; le témoi-
gnage des faits ne saurait prévaloir contre la certitude massive de la
doctrine établie.
La science moderne, interdite de séjour dans les universités, se dé-
veloppa sous la tutelle des autorités civiles, dans les refuges que cons-
tituèrent les premières académies : académie del Cimento, sous la pro-
tection des Médicis, à Florence, au milieu du XVIIe siècle, puis Société
royale de Londres et Académie des Sciences parisienne. Pendant que
se poursuivaient les travaux de Galilée et de Newton, de Boyle et de
Huygens, les professeurs des universités continuaient à enseigner la
physique aristotélicienne. Cette coexistence de deux savoirs, l'un fer-
mé et traditionnel, l'autre ouvert et progressif, ne présentait pas trop
d'inconvénients dans le domaine des sciences de la nature. En France,
l'autorité royale, incapable de vaincre le misonéisme des universitai-
res, développait des institutions parallèles, l'Académie des Sciences
pour la recherche, le Collège royal et le Jardin du Roi pour l'ensei-
gnement ; l'obstacle épistémologique des institutions se trouvait ainsi
sinon supprimé du moins contourné.
La situation était plus délicate dans le domaine médical. L'exercice
de la physique, de la chimie ou de l'histoire naturelle n'étant pas
contrôlé, rien n'empêchait les amateurs de s'y livrer en toute liberté.
Un Boyle, un Willoughby, un John Ray, un Nollet, un Lavoisier, par-
mi d'autres, poursuivirent leurs recherches de manière indépendante,
les seules restrictions à leur activité étant d'ordre financier ; l'amateur
devait être riche, ou disposer de riches protecteurs. L'Académie des
Sciences correspondait à un mécénat d'État, qui s'exerçait aussi, par
l'intermédiaire [429] du Jardin du Roi, au bénéfice d'un Tournefort,
d'un Rouelle, ou encore des Buffon, Jussieu et Daubenton. Le cas était
différent en ce qui concerne la médecine qui, comme la justice et
l'église, correspondait à une fonction réglementée. La profession mé-
dicale se trouvait subordonnée à une consécration qui dépendait du
bon vouloir de la Faculté ; celle-ci disposait de moyens disciplinaires
contre les non-conformistes et les récalcitrants. Les maîtres du savoir
sont les gardiens du pouvoir, ce qui assure l'efficacité du conservatis-
me corporatif. Toute l'histoire de la médecine se trouve ainsi soumise
à un impératif administratif ; il n'existe pas de libre pensée en médeci-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 564

ne. Beaucoup plus tard, le chimiste Pasteur devait constater à ses dé-
pens que l'on n'a pas le droit de porter remède aux maux de l'humanité
souffrante, si l'on n'a pas reçu, en bonne et due forme, l'investiture de
la Faculté. La création de l'Institut Pasteur devait être une solution de
fortune pour contourner l'obstacle formidable de l'égoïsme du corps
médical. Le pouvoir absolu de Louis XIV lui-même n'avait pu en ve-
nir à bout ; la Faculté de Paris ayant opposé son veto à la découverte
de la circulation du sang, le seul moyen pour donner droit de cité à
une vérité déjà vieille de près d'un demi-siècle avait été de créer en
1672, au profit du circulateur Dionis, une chaire d'anatomie au Jardin
du Roi, qui bénéficiait d'un privilège d'exterritorialité épistémologi-
que. Encore Dionis, s'il pouvait enseigner la circulation, n'avait-il pas
le droit de conférer le grade de docteur en médecine.
L'histoire de la connaissance médicale apparaît ainsi liée non seu-
lement à l'histoire de l'enseignement, mais aussi à l'administration gé-
nérale et même, indirectement, à la politique sociale des différents
gouvernements. Le cas le plus favorable est celui des universités ani-
mées d'un esprit résolument moderne et qui, acceptant la mutation
épistémologique, enseignent la médecine du présent en préparant la
médecine de l'avenir. Telle est la situation dans ces emplacements pri-
vilégiés que constituent les institutions de création récente, moins
chargées d'une hérédité conservatrice : Leyde, créée à la fin du XVIe
siècle, auréolée des prestiges de de le Boë, d'Albinus et surtout de
Boerhaave, est, au début du XVIIIe siècle, la capitale de la médecine
vivante. En Allemagne, Halle, créée en 1694, bénéficie de l'enseigne-
ment d'Hoffmann et de Stahl ; Göttingen, qui date seulement de 1734,
est illustrée par le grand physiologiste suisse Haller. En France même,
il est une exception qui confirme la règle : Montpellier, siège d'une
Université ancienne, prouve qu'une Faculté de Médecine peut être
aussi le lieu d'une recherche théorique et pratique ; elle peut revendi-
quer les grands noms de Boissier de Sauvages, de Bordeu, de Barthez.
La gloire de l'école de Montpellier souligne la déchéance de Paris. Il
faudra attendre la suppression, sous la Révolution, de l'ancien système
universitaire et de ses contraintes abusives pour que surgisse aussitôt
une école de Paris, illustrée par les grandes figures de Cabanis, Bichat,
Pinel, Dupuytren, Bayle, Laennec, Corvisart et leurs émules, qui fera,
au début du XIXe siècle, et pour la première fois, de la capitale de la
France, une capitale de la médecine européenne.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 565

[430]
La situation de l'Angleterre, au début du siècle, en ce qui concerne
les études médicales est évoquée par Mandeville, ancien étudiant de
Leyde : « Nos universités, qui sont si riches, et où tant d'oisifs sont
bien payés pour boire et pour manger, et pour jouir de logements ma-
gnifiques et confortables, offrent si peu de ressources pour les études
médicales que, mis à part les bibliothèques et les services communs
aux trois facultés, un individu peut aussi bien se qualifier à Oxford et
à Cambridge pour le commerce des dindons que pour l'exercice de la
médecine 805. » Ce jugement sans complaisance est corroboré par des
critiques positives : « La théologie, chez nous, est généralement bien
pourvue, mais les deux autres facultés n'ont guère de quoi se vanter,
particulièrement celle de médecine. Chaque branche de cet art devrait
comporter deux ou trois professeurs, décidés à se donner de la peine
pour communiquer aux autres leur expérience et leur savoir 806. » Une
instruction donnée par petits groupes vaudrait mieux que des confé-
rences oratoires ; « la pharmacopée et la connaissance des simples est
aussi nécessaire que l'anatomie et l'histoire des maladies. C'est une
honte que lorsque des hommes ont acquis le doctorat, et que les auto-
rités leur ont confié la responsabilité et la vie des patients, ils soient
obligés de venir à Londres pour y apprendre la matière médicale, la
composition des médicaments, et pour recevoir un enseignement de la
part de gens qui n'ont pas fait pour leur part d'études universitaires. Il
est certain qu'il existe à Londres dix fois plus de possibilités pour se
perfectionner en anatomie, en botanique, en pharmacie, et en pratique
médicale, que dans les deux universités prises ensemble 807 ».
Le jugement sans aménité de Mandeville caractérise la formation
médicale dans un pays d'ancienne tradition universitaire. Oxford et
Cambridge donnent un enseignement théorique et livresque, sans rap-
port avec l'évolution des connaissances, et sans contact avec l'expé-
rience clinique ; les étudiants, ainsi gradués dans un milieu en pleine
décadence, ne possédaient aucune garantie de compétence. L'insuffi-

805 MANDEVILLE, An essay on Charity and Charity-schooh, 1723 ; in The Fable


of the Bees, éd. F. B. Kaye, Oxford University Press, new édition, 1957, t. I,
p. 293
806 Ibid., p. 292.
807 P. 293.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 566

sance de ce système étant de notoriété publique, l'autorité royale avait


imaginé, pour ne pas remettre en cause les privilèges universitaires, de
constituer un corps différent, où les praticiens pourraient recevoir une
formation digne de ce nom. Dès 1518 avait été organisé à Londres,
qui n'était pas ville d'université, le Royal Collège of Physicians, sorte
d'école libre de pratique médicale, associée aux grands hôpitaux de la
cité, ce qui permettait un enseignement clinique, complété par l'activi-
té de la Society of Apothecaries, créée en 1617, en ce qui concerne la
pharmacopée. L'activité de ces organismes permettait de garantir la
valeur professionnelle de ceux qui bénéficiaient de leurs bons offices.
La coexistence à Edimbourg d'une université vivante et du Royal Col-
lège of Physicians, organisé en 1681, suscitait en Ecosse une situation
privilégiée [431] en conjuguant la théorie et la pratique. C'est sans
doute ce qui permettra, dans le brillant contexte de la culture écossaise
à la fin du XVIIIe siècle, l'apparition d'une école de médecine illustrée
par les grands noms de William Cullen (1712-1790) et de John Brown
(1735-1788).
Aux difficultés suscitées par l'inexistence d'une formation profes-
sionnelle s'ajoute la persistance de la fragmentation du domaine médi-
cal, en vertu de traditions millénaires. L'obstétrique est considérée de-
puis toujours comme une discipline d'ordre inférieur, réservée à la
compétence des matrones et sages-femmes. Plus grave encore est la
dissociation entre la connaissance médicale et la chirurgie, technique
manuelle, discréditée en valeur, et rangée dans la même catégorie so-
cio-professionnelle que l'art du barbier. Le chirurgien prolonge, dans
l'opinion, le personnage du rebouteux et du faiseur de saignée, au sa-
voir empirique ; on admet qu'il n'a nul besoin de connaissances ana-
tomiques ou pathologiques. En l'absence de substances anesthésiques
et antiseptiques, les possibilités de l'intervention chirurgicale demeu-
rent restreintes ; le domaine interne est à peu près interdit. Néanmoins,
des progrès techniques sont réalisés dans la chirurgie de guerre, et sur
certains points particuliers : opération de la pierre, réduction des frac-
tures, amputations, réduction des hernies, et opération de la cataracte,
interventions liées à l'obstétrique. La constatation s'impose aux yeux
des observateurs compétents que la fonction chirurgicale doit être
considérée comme une médecine appliquée, et qu'elle requiert des
connaissances approfondies dans l'ordre de la physiologie et surtout
de l'anatomie.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 567

La consécration scientifique et sociale de la chirurgie emprunte, el-


le aussi, des filières extra-universitaires, d'autant plus indispensables
que l'enseignement de l'art chirurgical, étroitement lié à la pratique, ne
peut se développer que dans un cadre hospitalier, complété par un
amphithéâtre d'anatomie pour la pratique de la dissection. Or, au XVIIe
et au XVIIIe siècles, la plupart des facultés de médecine se désintéres-
sent de l'hôpital. La corporation des chirurgiens dut d'abord mettre fin
à l'antique et peu honorable association des barbiers et des chirur-
giens. En Angleterre, cette dissociation ne fut réalisée, par un acte du
Parlement, qu'en 1745 ; en même temps fut créée une Compagnie des
Chirurgiens, qui dut attendre jusqu'en 1800 une promotion nouvelle à
la dignité de Collège royal des Chirurgiens ; le Collège des Chirur-
giens prit rang à égalité avec le Collège des Médecins. Edimbourg, à
la différence de Londres, possédait depuis 1505 un Collège royal des
Chirurgiens, chargé de la formation médico-chirurgicale.
L'avènement de la chirurgie en Angleterre est liée à l'action de per-
sonnalités exceptionnelles. William Cheselden (1688-1752), praticien
brillant, fut célèbre à travers l'Europe pour ses interventions qui rendi-
rent la vue à des aveugles-nés, et constituèrent, par-delà la performan-
ce technique, une « expérience métaphysique », comme on disait
alors, car elle permettait d'étudier dans un cas particulier la constitu-
tion de la perception du monde extérieur. Mais les personnalités re-
présentatives de la nouvelle discipline chirurgicale furent les deux frè-
res Hunter, William (1718-1783) et John (1728-1793), originaires
d'Ecosse, dont la [432] carrière se développa dans le milieu médical et
hospitalier de Londres. Le cas de William Hunter illustre la constitu-
tion d'une nouvelle frontière entre médecine et chirurgie : il avait étu-
dié la médecine à Edimbourg, mais ne reçut un doctorat en médecine,
conféré par l'université de Glasgow, qu'en 1750 ; entre-temps, il s'était
établi à Londres et avait été affilié à la corporation des chirurgiens en
1747 ; il lui fallut dénoncer cette affiliation pour être admis au Collège
des Médecins en 1756. Il exerçait une activité privée d'enseignement
dans un amphithéâtre qui lui appartenait, et où il professait l'anatomie
en dehors de toute contrainte corporative, avec le secours de collec-
tions scientifiques amassées par ses soins. A partir de 1756, il se
consacra à l'obstétrique, et, devenu accoucheur de la reine, contribua
par sa grande réputation à donner à ce domaine le statut nouveau d'une
spécialité médicale à part entière. L'un de ses principaux ouvrages est
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 568

une Anatomie de l'utérus humain gravide (1774), magnifiquement il-


lustrée. Quant au frère cadet, John Hunter, il fut l'élève de Cheselden,
et assista longtemps son aîné en tant que prospecteur d'anatomie. Puis
il enseigna pour son compte, soit dans les hôpitaux, soit à titre privé,
amassant une collection de plus de 10 000 spécimens anatomiques et
pathologiques ; après sa mort, cet ensemble acquis par l'État fut confié
à la corporation des chirurgiens. John Hunter publia d'importants tra-
vaux en matière d'odontologie, de maladies vénériennes, etc. ; il est
l'auteur d'un traité sur les blessures par armes à feu qui résume son
activité comme chirurgien militaire.
Cheselden et les frères Hunter illustrent, pour l'Angleterre, le pas-
sage de l'ancien régime de la médecine à un régime nouveau. En de-
hors de l'enseignement universitaire, ils sont les maîtres d'une forma-
tion moderne, associant la théorie et la pratique, l'anatomie et la clini-
que, la médecine et la chirurgie ainsi que l'obstétrique, relevées de
leur infériorité traditionnelle. Grâce à eux et à leurs émules, se réalise
un remembrement de l'espace médical ; une évolution analogue prépa-
re, dans le reste de l'Europe, l'avènement de la médecine moderne.
En France, comme en Angleterre, l'insuffisance des facultés de
médecine s'impose à tous les esprits avertis. Dès 1707, le pouvoir
royal s'efforce de réglementer l'exercice de la profession médicale,
envahie par de dangereux incompétents. Entreprise difficile, car elle
suppose une réforme des études, qui a pour condition une mutation de
la mentalité universitaire, acharnée à défendre ses préjugés et privilè-
ges. Les résistances sont plus fortes que la volonté des réformateurs,
qui réclament la modernisation des programmes selon l'esprit de la
méthode expérimentale et l'association de la pratique à la théorie. Le
corps enseignant, presque partout, est médiocre, et dominé par l'esprit
de lucre, qui intervient même dans la collation des grades et l'attribu-
tion des chaires. L'enseignement demeure rétrograde : « À base de
commentaires d'ouvrages anciens et d'exercices dialectiques, il était
essentiellement formel et théorique ; sans travaux pratiques ni leçons
cliniques, il comportait de graves lacunes. En outre, il se donnait dans
une atmosphère close où l'enseignement scientifique se doublait d'une
éducation professionnelle tendant à éliminer les opinions particulières
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 569

susceptibles de s'opposer [433] à celles de la majorité 808. » Les au-


teurs fondamentaux sont toujours empruntés, dans leur majorité, aux
sources anciennes : Hippocrate, Galien, Celse, et aux compilateurs
arabes. Cet enseignement continue à être donné, pour l'essentiel, en
latin ; « en 1745, Winslow fit le premier cours d'anatomie en fran-
çais 809 » ; encore faut-il ajouter que Winslow professait non à la Fa-
culté, mais au Jardin du Roi. Les démonstrations sur des cadavres de-
meurent exceptionnelles, car on ne se soucie pas de se procurer des
corps en nombre suffisant. L'enseignement clinique se limite généra-
lement aux consultations gratuites qui ont lieu à la Faculté. Quant à la
chirurgie et à l'obstétrique, pour les raisons que nous avons indiquées,
ce sont des « enseignements accessoires, confiés par roulement à des
professeurs dont la plupart (...) n'avaient aucune pratique de la chirur-
gie ou de l'obstétrique 810... ».
Ainsi la médecine française est une médecine bloquée ; seul le
traumatisme de la Révolution, faisant table rase des institutions an-
ciennes, parviendra à la débloquer. Néanmoins des tentatives avaient
été faites pour remédier à des carences par trop apparentes. Une solu-
tion était de contourner l'obstacle universitaire, grâce à la création d'un
enseignement parallèle, échappant à la juridiction des maîtres de la
Faculté. Le Jardin du Roi jouait ce rôle dans une certaine mesure, grâ-
ce à ses chaires de botanique et de chimie, utiles compléments à la
formation médicale, et surtout grâce à la chaire d'anatomie, illustrée
par Winslow, Antoine Petit et Vicq d'Azyr, successeurs de Dionis.
Plus efficace aurait été la création d'une académie de médecine, qui
aurait pu jouer le rôle dévolu à Londres au Collège royal des Méde-
cins. Mais il n'y avait pas à Londres, pour contrecarrer cette fondation,
une Faculté de Médecine, tandis qu'il en existait une à Paris, qui réus-
sit longtemps à retarder l'institution d'un organisme indépendant d'elle.
Le retard de la France n'est pas moins grand en ce qui concerne la
clinique. Il existe une séparation de corps et de biens entre la corpora-

808 Pierre HUARD, L'enseignement médico-chirurgical, dans Enseignement et


diffusion des sciences en France au XVIIIe siècle, p. p. R. TATON, Hermann,
1964, p. 179.
809 Ibid., p. 180 ; selon HUARD, ibid., William Cullen a été un des premiers
professeurs européens à faire un enseignement en langue nationale et non en
latin, à l'université d'Edimbourg.
810 Ibid., p. 181.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 570

tion universitaire, qui se cantonne de préférence dans la théorie, et le


domaine hospitalier, le plus souvent abandonné aux basses œuvres des
congrégations religieuses. L'apprentissage de la pathologie et de la
thérapeutique, au lieu de se faire au lit du malade, demeure un jeu
d'abstractions. Tout se passe comme si le jeune médecin, livré à lui-
même, devait se former par la seule pratique, aux risques et périls des
patients. Les Facultés de Médecine ne sont pas des écoles de santé ; il
se peut que dans leur sein se perpétuent les préjugés contre les activi-
tés mercenaires d'une technique appliquée au réel. Le fait est que la
relation hospitalo-universitaire ne s'établit que très lentement ; les pro-
fesseurs gardent leurs distances à l'égard de l'activité thérapeutique, de
médiocre [434] qualité, qui a pour théâtre les hospices et asiles de
toute espèce.
On admet que l'enseignement clinique fut inauguré au milieu du
XVIIe siècle par Sylvius de le Boe, dans le cadre de la Faculté de Mé-
decine de Leyde. Il se peut qu'il ait eu des précurseurs ou des imita-
teurs dans certaines universités d'Italie, en particulier à Padoue. Mais
le véritable fondateur de la clinique fut le célèbre Boerhaave (1668-
1738), physicien et chimiste en même temps que médecin, et partout
soucieux de connaissance rigoureuse. Professeur à Leyde à partir de
1700, il fit de cette ville en son temps une capitale de la médecine eu-
ropéenne ; à partir de 1714, il exerce son activité dans une chaire de
médecine clinique. Débuts modestes : l'hôpital met à la disposition de
la clinique deux chambres de six lits chacune, hommes et femmes.
« Douze lits, écrit Sigerist, servirent à la formation des médecins de la
moitié de l'Europe 811. » Autour du professeur, les anciens étudiants se
mêlent aux jeunes et participent à la conférence ; on étudie chaque
cas, on établit le diagnostic, le pronostic, la thérapeutique ; on suit
l'évolution du mal, et l'on rédige des comptes rendus. Boerhaave
groupe autour de lui jusqu'à cent vingt étudiants, chiffre considérable
pour l'époque, dont une moitié d'étrangers.
Les élèves du maître imiteront son exemple, en créant des clini-
ques universitaires, à Edimbourg, dès 1720, puis en Angleterre. Ger-
hard van Swieten (1700-1772), l'un des principaux disciples, se verra

811 H. E. SIGERIST, Grosse Aerzte, 2e Auflage, München, Lehmann, 1931, p.


138 ; quelques indications dans M. FOUCAULT, La naissance de la clinique,
P.U.F., 1963, pp. 56 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 571

confier par Marie-Thérèse la réforme de la Faculté de Médecine de


Vienne, à laquelle, sous l'influence du caméralisme régnant, il impose
le contrôle de l'État ; le représentant du pouvoir civil a le pas sur le
doyen, et peut intervenir dans les questions d'examens, collation des
grades, promotions, organisation des études. Le despotisme éclairé
parvient ainsi à tenir en échec l'obscurantisme corporatif. Réorganisée
sur le modèle de Leyde, la Faculté de Vienne enseigne la botanique, la
chimie ; elle accorde une importance considérable à l'anatomie, dont
l'étude s'appuie sur la dissection de cadavres fournis par les hôpitaux.
Quant à l'enseignement clinique, il est développé sous la direction
d'un autre catholique hollandais Anton de Haen (1704-1776), disciple
lui aussi de Boerhaave. De cette initiative sortira la conception mo-
derne de l'hôpital, qui cesse d'être considéré, à la manière médiévale,
comme un simple asile où l'on entasse pêle-mêle les indigents, les ma-
lades et les asociaux de toute espèce, pour devenir le lieu d'un traite-
ment rationnel des maladies, qui doit contribuer tout ensemble à l'en-
seignement et à la recherche. Cette réforme de l'espace mental hospi-
talier est beaucoup plus décisive que telle ou telle découverte théra-
peutique, car elle conditionne d'une manière générale l'activité médi-
cale. À Vienne, le médecin de l'hôpital devient un observateur scienti-
fique et un chercheur ; chaque cas est examiné dans le détail et fait
l'objet d'une étude suivie. À partir de 1758, de Haen publie des rap-
ports annuels de la clinique, qui fournissent des ensembles précieux
de données pathologiques. Les tableaux cliniques sont établis [435]
avec soin ; on insiste sur l'emploi systématique du thermomètre ainsi
que, le cas échéant, sur les indications de l'anatomo-pathologie, grâce
à des procès-verbaux d'autopsie.
La clinique viennoise, indépendante de tout parti pris systématique,
se situe dans une perspective d'empirisme baconien, et se réclame du
précédent de Sydenham. Par opposition à l'enseignement livresque
perpétué par la Faculté, la clinique inaugure, au lit du malade, un type
de pensée et d'action, qui donnera naissance à la médecine moderne.
Mais les progrès seront lents ; l'exemple de Leyde fait école à Edim-
bourg et à Vienne ; il pourra même rayonner jusqu'en Italie, dans la
mesure où la souveraineté italienne s'exerce dans certaines régions au-
delà des Alpes. Les universitaires français se refuseront le plus long-
temps possible à entrer dans cette voie. Seule Strasbourg, géographi-
quement et spirituellement ouverte aux influences du Nord et de l'Est,
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 572

et qui possède déjà une bonne école d'accouchement, inaugurera un


enseignement de clinique médicale en 1729, en même temps que
Vienne 812. Montpellier, pourtant la plus vivante des Facultés françai-
ses, attendra jusqu'à la Révolution pour se donner une chaire de clini-
que. Seuls les hôpitaux militaires, à partir de 1775, se décideront à
instituer des enseignements cliniques à l'usage du personnel de santé.
La pédagogie médicale reflète un certain état de la conscience médica-
le ; l'attitude adoptée à l'égard de l'enseignement par le corps ensei-
gnant conditionne l'exercice de la médecine par les praticiens de de-
main. C'est dans cette perspective qu'il faut donner tout son sens au
rapport de Cabanis : Coup d'œil sur les révolutions et sur la réforme
de la médecine, rédigé en 1795 ; discipline de la connaissance, mais
ensemble maîtresse d'action, la médecine doit opérer une mutation de
ses structures fondamentales.
Dans le domaine chirurgical l'espace français paraît souffrir d'ar-
chaïsmes absurdes, contraires à l'intérêt général et particulier. Tradi-
tionnellement, et dans l'ensemble de l'Occident, la chirurgie est consi-
dérée comme une activité d'ordre inférieur, non libérale et sans lien
direct avec la profession médicale. Peut-être faut-il voir, à l'origine de
ce paradoxe, l'impératif canonique interdisant aux clercs de verser le
sang. En un temps où seuls les clercs faisaient des études, cela signi-
fiait que les chirurgiens seraient à peu près des illettrés, ce qui n'était
pas de grande conséquence en l'état rudimentaire de la technique, li-
mitant étroitement les possibilités d'intervention. Dans le système cor-
poratif, les chirurgiens sont liés aux barbiers par une association qui
scelle leur ignominie. La qualification sociale et culturelle du praticien
le distinguait mal « du barbier, de l'étuviste, du ventouseux, du sai-
gneur, du perruquier, du baigneur et quelquefois du bourreau 813 ».
L'enseignement pratique était assuré tant bien que mal par l'ancien
[436] collège corporatif de Saint-Côme, et comportait, en théorie, un

812 Ainsi se justifie l'hommage rendu par Cabanis à la Faculté de Médecine de


Strasbourg dans son Rapport au Conseil des Cinq Cents Sur l'organisation
des Écoles de Médecine (1799). Il préconise de « former les trois nouvelles
écoles sur le modèle de celle de Strasbourg » (cf. Œuvres philosophiques de
CABANIS, Corpus général des philosophes français, P.U.F., 1956, t. II, p.
422).
813 Pierre HUARD, L'enseignement médico-chirurgical, recueil cité, pp. 189-
190.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 573

tour de France, couronné par un examen de maîtrise devant un jury où


la Faculté de Médecine était représentée. L'histoire de la chirurgie se
développe comme une longue guerre d'émancipation des chirurgiens
contre l'ordre médical, qui s'obstine à maintenir en situation d'humilité
ses frères inférieurs. À la différence du médecin, le chirurgien n'est
pas gradué de la Faculté des Arts, et les modestes enseignements qu'il
peut recevoir sont donnés en français et non en latin. La Faculté de
Paris ne cesse de réprimer, par des moyens de justice, toute tendance à
l'émancipation de la part du collège de Saint-Côme ; il s'agit en parti-
culier d'empêcher le futur chirurgien de suivre un enseignement d'ana-
tomie. En 1660, par exemple, la Faculté obtient un arrêt de déchéance,
qui confirme l'unité des barbiers et des perruquiers. Un élément nou-
veau s'introduit lors de l'opération de la fistule subie en 1686 par
Louis XIV : cette intervention chirurgicale est un coup d'éclat qui re-
lance la guerre juridique. Un édit de 1692 opère la séparation des per-
ruquiers et des chirurgiens, dont le relief social se trouve augmenté
d'autant.
La lutte se poursuivra, avec une fortune indécise, pendant long-
temps encore, mais les médecins se trouvent désormais sur la défensi-
ve. Le combat est mené par Mareschal, premier chirurgien du roi, La
Peyronie, deuxième chirurgien, J.-L. Petit et Morand. En 1724, La
Peyronie obtient la création, au collège de Saint-Côme, de cinq chai-
res d'enseignement, dont une d'anatomie et une de saignée. Les dispo-
sitions répressives demeurent néanmoins en vigueur. Tout chirurgien,
candidat à la licence en médecine, était tenu de s'engager à ne plus
faire aucune opération, car, disaient les statuts de la Faculté, « il
convient de garder pure et intacte la dignité de l'ordre des méde-
cins 814 ». Les chirurgiens, aux yeux des médecins, ne sont que de
« vils artisans » ; comme l'avait proclamé en 1607 un arrêté du Parle-
ment, « les chirurgiens n'ont que la main 815 ». Mais le temps travaille
pour eux. Les animateurs de la profession entreprennent, avec l'appui
des pouvoirs publics, de tourner l'obstacle de la Faculté, en suscitant
un enseignement parallèle et indépendant.
Après l'échec d'un projet d'Académie de Médecine, lancé par Pier-
re Chirac, La Peyronie, premier chirurgien de Louis XV, et lui-même

814 A. DOYON et L. LIAIGRE, Jacques Vaucanson, P.U.F., 1966, p. 121.


815 Ibid., p. 120.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 574

fils de barbier, obtient la constitution d'une Académie royale de Chi-


rurgie, en 1731, « chargée de favoriser le progrès médical, de recevoir
les observations et d'en tirer un code de pratique et des directives
communiquées à tous ceux qui ont un rôle dans la conservation de la
santé publique ». A l'origine d'ailleurs, la nouvelle institution est
« beaucoup plus une société d'enseignement mutuel et professionnel à
caractère hautement collectif qu'une société savante 816 ». Le progrès
acquis est irréversible. En 1743, une ordonnance royale, inspirée par
La Peyronie, sépare définitivement les chirurgiens des perruquiers,
définit un régime d'études et un statut de la profession. Désormais, les
chirurgiens devront, comme les médecins, être préalablement titulai-
res de la maîtrise es arts, et leurs [437] études techniques seront cou-
ronnées par une thèse rédigée en latin. En dépit de quelques disposi-
tions destinées à sauvegarder la préséance du corps médical, l'écart se
comble entre chirurgiens et médecins. À l'issue d'un combat séculaire,
la chirurgie se voit reconnaître les prérogatives d'une profession libé-
rale.
La dispute se poursuivra longtemps encore, car la Faculté de Mé-
decine n'accepte pas la défaite. Un mémoire de La Peyronie, en 1746,
reprend les arguments des novateurs : « Est-il vrai qu'il est difficile et
même presque impossible aux chirurgiens d'acquérir la science, c'est-
à-dire la théorie de leur art ? (...) On objectait qu'ils ne savaient ni la
philosophie, ni la langue latine, et de là on inférait qu'ils ne pouvaient
ni pénétrer les véritables opérations de la nature, ni connaître les for-
ces mouvantes, l'équilibre des liqueurs, la nature des minéraux, la mé-
canique des divers mouvements animaux, etc., enfin on en concluait
que destitués de dialectique, les chirurgiens ne pouvaient ni raisonner
avec justesse, ni établir les principes, ni tirer les conséquences et que,
dès là, il ne leur était pas possible d'aspirer à la théorie de la chirur-
gie 817... » Le débat oppose la théorie et la pratique ; il se situe dans le
contexte de la polémique sur la saignée, médication traditionnelle,
remise en question par la découverte scientifique de la circulation du
sang. Le domaine organique apparaît désormais soumis aux principes
physiques de l'hydrostatique ; simple opérateur manuel, le chirurgien

816 P. HUARD, op. cit., p. 191.


817 Mémoire pour le Sieur La Peyronie... contre le doyen de la Faculté de
Médecine de Paris et contre l'Université, 1746, pp. 211-212 ; dans DOYON
et LIAIGRE, op. cit., p. 120.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 575

est censé incapable de juger des tenants et des aboutissants de son in-
tervention.
La solution rationnelle consistait à donner au chirurgien une for-
mation intellectuelle qui lui permette d'assumer ses responsabilités.
Tel fut le point de vue défendu par le docteur Quesnay (1694-1774),
théoricien de la médecine, avant de devenir le fondateur de l'école
physiocratique. « La science d'opérer, écrit-il, est si essentiellement
liée à celle du traitement des maladies chirurgicales et, par consé-
quent, avec celle de tout l'art de guérir, qu'on ne peut pas espérer d'ex-
cellents chirurgiens opérateurs qu'on ne prenne toutes les précautions
nécessaires pour qu'ils puissent acquérir toutes ces connaissances (...)
L'intérêt public demande qu'ils soient instruits à fond sur la cure des
maladies externes ; qu'ils le soient aussi pour traiter les maladies in-
ternes dans le menu peuple (...) La Faculté de Médecine ne cesse de
dire que la science est inutile aux chirurgiens, qu'en s'occupant à se
remplir la tête de la théorie de l'art de guérir, ils négligeraient l'exerci-
ce des mains qui doit faire leur occupation journalière dès leur tendre
jeunesse et non pas celle d'apprendre le latin, la philosophie et l'art de
guérir. (...) Un praticien servilement assujetti au manuel réglé des opé-
rations n'est qu'un ouvrier livré à une misérable routine, souvent per-
nicieuse pour les malades et toujours préjudiciable au progrès de l'art.
Il faut que l'esprit soit averti par la main et que la main soit conduite
par l'esprit, et nullement par une routine acquise par l'habitude 818... »
[438]

818 QUESNAY, Sur la théorie et la routine en médecine, dans HUARD, op. cit., p.
193. VICQ d'AZYR exprime une opinion proche de celle de Quesnay, dans le
Prospectus du Dictionnaire de Médecine de l'Encyclopédie méthodique. Il
évoque le cas des chirurgiens : « Plusieurs d'entre eux, après avoir pratiqué
longtemps la médecine, sont à la vérité parvenus à l'apprendre ; mais
puisque les circonstances les plus impérieuses les portent à l'exercer, la
nation a le plus grand intérêt à ce qu'ils l'étudient, et il entre dans ses devoirs
de leur en faire une loi. » Il faut donc que « tout chirurgien soit médecin »,
ce qui présuppose une formation commune : « Pourquoi deux sortes de
collèges ? Pourquoi deux sortes d'Académies ? Qu'une fête solennelle nous
rassemble... (...) En rendant ainsi la chirurgie à la médecine et la médecine à
la chirurgie, on se rapproche de la nature, dont les Anciens étaient moins
éloignés que nous... » (Œuvres de VICQ d'AZYR, p. p. MOREAU DE LA
SARTHE, 1805, t. V, pp. 46-47).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 576

Médecin et chirurgien, Quesnay, auteur d'un Essai physique sur


l’économie animale (1736) et d'un Traité des effets et de l'usage de la
saignée (1750), donne, avec La Peyronie, des lettres de noblesse à la
profession chirurgicale en France. Il s'agit là d'un aspect particulier
d'un regroupement général du domaine médical, qui se poursuit à tra-
vers l'Europe entière. La médecine, science de l'homme, doit se déve-
lopper librement, en dépit des catégories universitaires et des limita-
tions du système corporatif. La chirurgie, comme d'ailleurs l'obstétri-
que et l'odontologie, apparaîtront de plus en plus solidaires dans le
contexte d'une compréhension globale de l'homme sain et malade. A
la médecine académique de naguère, qui demeure pour beaucoup un
débat théorique dans l'enclos de l'espace scolastique, se substitue une
médecine du réel, solidaire de l'observation clinique et de l'expérimen-
tation thérapeutique. Le perfectionnement des techniques, la multipli-
cation des moyens d'action commandent un renouvellement des va-
leurs épistémologiques. Il n'est plus possible de séparer la théorie et la
pratique, ni de donner à la doctrine la priorité sur l'application. Le pra-
ticien impuissant pouvait se contenter de raisonner abstraitement sur
la maladie ; mais lorsque la médecine cesse d'être un discours et dé-
couvre son efficacité, elle doit se rapprocher du malade selon les voies
d'accès qui débouchent sur la réalité concrète de l'homme souffrant.
« Jusqu'ici, écrira Vicq d'Azyr à la fin du siècle, l'enseignement de la
médecine n'a consisté qu'en paroles ; et voilà pourquoi on en a si peu
profité ; ce sont les faits au contraire qu'il faut que l'on invoque. La
physique, l'histoire naturelle, l'anatomie, la chimie et l'observation cli-
nique sont les bases sur lesquelles doit s'appuyer l'édifice de l'institu-
tion médicale, considérée dans son entier 819. »

II. MÉDECINE ET SOCIÉTÉ.

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La mutation mentale est solidaire d'une mutation sociale. La pro-


fession médicale n'est pas une fin en soi ; elle s'exerce dans un certain
milieu au profit de la société dans son ensemble, et le rôle essentiel de
la magistrature médicale est mis en relief par les grandes épidémies

819 Ibid., p. 49.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 577

qui, de loin en loin, menacent dans leur ensemble des fractions consi-
dérables de la population. La peste de Marseille, en 1720, « la derniè-
re [439] grande peste de l'Occident 820 », fait 50 000 morts à Marseille
et 50 000 autres dans la région ; elle entraîne des mesures de mobilisa-
tion sanitaire à l'échelle nationale et même internationale. Le pa-
roxysme épidémique souligne une situation de fait, qui existe aussi
dans le cas des affections endémiques et des divers fléaux de la patho-
logie sociale. Traditionnellement, le médecin exerce son activité dans
les villes au profit des classes privilégiées ; le « médecin de campa-
gne », selon la formule de Balzac, innovation du XIXe siècle, permettra
de reconvertir utilement les officiers du corps de santé, démobilisés
des armées napoléoniennes. Au XVIIIe siècle, les campagnes, l'immen-
se majorité du pays, constituent un vide médical, abandonné aux bons
offices de rebouteux, sorciers et sorcières ou charlatans de toute espè-
ce. La médecine demeure un phénomène urbain, au bénéfice de l'aris-
tocratie et de la bourgeoisie aisée, capables d'en supporter les
frais 821 ; les pauvres sont réduits, dans les villes, à la charité publique
et à l'hôpital, conservatoire où s'entassent des misérables de toute es-
pèce bien plutôt qu'instrument d'une thérapeutique rationnelle.
Cette médecine de classe, respectueuse des structures d'une société
hiérarchisée, se heurte dans l'âge moderne à des évidences d'ordre pu-
blic. Le maintien de la santé individuelle est en apparence une affaire
privée ; mais lorsque l'État s'organise en système et prend conscience
de ses responsabilités dans les domaines les plus divers, il ne peut se
désintéresser de la situation sanitaire, qui conditionne l'activité éco-
nomique, et donc le rendement des impôts ainsi que la prospérité gé-
nérale. La santé des paysans est aussi importante que celle du bétail, et
même davantage. Des mesures doivent être prises par les autorités en
temps d'épidémie aussi bien qu'en temps d'épizootie. L'idée de santé
publique se fait jour dans le contexte de la rationalisation de la vie po-

820 Pierre CHAUNU, La civilisation de l'Europe des Lumières, Arthaud, 1971, p.


166.
821 Sébastien MERCIER, dans son utopie L'an 2240, publié en 1771, évoque
rétrospectivement les médecins de son temps qui se refusaient à monter plus
haut que le premier étage des maisons qu'ils visitaient, « et comme certaines
jolies femmes ne voulaient recevoir que des manchettes à dentelles, ils ne
voulaient guérir que des gens à équipage » (rééd. par R. TROUSSON,
Bordeaux, Ducros, p. 144).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 578

litique et sociale. Les praticiens isolés, les divers hôpitaux exercent


une activité dispersée ; il appartient aux gouvernements de coordonner
ces initiatives afin de les rendre plus efficaces dans l'intérêt de chacun
et de tous. Les souverains, les chefs d'armées avaient dû depuis long-
temps se préoccuper de constituer un service de santé militaire, illus-
tré par la grande figure d'Ambroise Paré dans la France du XVIe siècle.
De même, les autorités urbaines, en temps de peste, se trouvaient
obligées de prendre des mesures administratives en ce qui concernait
l'hygiène, la prophylaxie et la thérapeutique.
Il apparut petit à petit que ce qui s'imposait en temps de crise de-
vait être mis en œuvre dans des circonstances non exceptionnelles.
Dans la dernière partie du XVIIe siècle, l'attention portée aux statisti-
ques de mortalité révèle une dimension nouvelle, qui appelle une sol-
licitude particulière. [440] Cette prise de conscience peut suggérer des
moyens d'intervention auxquels on n'avait pas songé jusque-là. L'in-
formation statistique peut être complétée par des études sur les théra-
peutiques, point de départ d'interventions efficaces et d'expérimenta-
tions contrôlées suscitées par l'autorité publique. Leibniz fut l'un des
premiers à concevoir cette possibilité d'une politique médicale au bé-
néfice du corps social dans son ensemble. « Le public mieux policé,
écrivait-il, se tournera un jour, plus qu'il n'a fait jusqu'ici, à l'avance-
ment de la médecine ; on donnera, par tous les pays, des histoires na-
turelles, comme des almanachs ou comme des Mercures Galants. On
ne laissera aucune bonne observation sans être enregistrée ; on aidera
ceux qui s'y appliqueront. On perfectionnera l'art de faire de telles ob-
servations et encore de les employer pour établir des aphorismes.
Alors cette science importante sera bientôt portée fort au-delà de son
présent état et croîtra à vue d'œil (...) Un des plus grands fruits de la
bonne morale ou politique sera de nous amener une meilleure médeci-
ne 822. »
Leibniz a compris que la puissance de l'État doit se substituer au
système universitaire traditionnel, prisonnier de ses intérêts corpora-
tifs. En 1689-1690, Leibniz rencontre le médecin Bernardino Ramaz-
zini (1633-1714) qui s'est livré à des études systématiques sur la situa-

822 Esprit de LEIBNIZ ou Recueil de pensées, Paris, 1772, t. II, p. 364 ; dans
Mirko DRAZEN GRMEK, Leibniz et la médecine pratique, in Leibniz, Aspects
de l'homme et de l'œuvre, Aubier, 1968, pp. 157-158.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 579

tion sanitaire régionale. De même, Leibniz est au courant des travaux


du pasteur Caspar Neumann, qui étudie à la même époque les tables
de mortalité à Breslau, cependant que la Société royale de Londres,
avec Graunt et Petty, se préoccupe des mêmes questions en Angleter-
re. Ces initiatives devraient être multipliées ; « comme je déplore sou-
vent le mauvais état de la médecine et l'imprudence des hommes qui
négligent le plus important ! écrit Leibniz en 1692. C'est la raison qui
me fit pousser Monsieur Ramazzini, médecin de Monsieur le duc de
Modène, à nous donner tous les ans l'histoire médicinale annuelle de
son pays, qu'il méditait. Si cela se pratiquait partout, nous aurions
bientôt des trésors de nouvelles connaissances. Et mon opinion est
qu'après le soin de la piété, celui de la santé doit être le premier (...)
Une des choses les plus aisées qu'on pourrait faire et qui ne coûterait
ni embarras ni dépense serait cette histoire médicinale annuelle qu'on
devrait faire de plusieurs provinces du pays (...) Il suffirait que quel-
ques médecins habiles et de bonne volonté, qui eussent du jugement et
de la pratique, prissent la peine de mettre par écrit en peu de mots ce
qu'ils ont observé pendant la saison, le cours des maladies et l'effet des
remèdes pendant l'année 823 ».
Leibniz suggère à l'administration française de rassembler périodi-
quement des rapports sur l'état sanitaire des diverses régions, afin de
définir une politique médicale d'ensemble sous l'autorité de « Mon-
sieur le premier Médecin du Roi ». L'organisation de la science, une
des hantises [441] du philosophe, toujours préoccupé d'initiatives pro-
pres à accroître la sécurité et le bien-être de l'humanité, implique l'ins-
titution d'un service social de la santé, sous le contrôle des pouvoirs
publics. Il faut créer des bureaux d'état civil, contrôlant les mouve-
ments de la population, mais aussi une autorité médicale (Medizinal
Behörde) ou conseil de la santé publique (Sanitäts Collegium) qui ras-
semblera les informations sur la situation démographique, météorolo-
gique, sur le régime alimentaire, les récoltes, les épizooties, l'hygiène,
et se préoccupera de répartir dans l'ensemble du pays les médecins
disponibles, afin d'éviter les concentrations excessives aussi bien que
la pénurie de praticiens. Les suggestions de Leibniz ne demeureront

823 LEIBNIZ, Lettre inédite à Pellisson, décembre 1692, citée dans GRMEK, op.
cit., p. 160.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 580

pas sans effet ; un Collegium medicum est créé dans le Brandebourg


en 1685, et par la suite un Collegium Sanitatis 824.
Sur ce point comme sur d'autres, Leibniz était en avance sur son
temps. Mais la préoccupation de la santé publique devait entrer dans
le programme du despotisme éclairé. Tout au long du XVIIIe siècle, se
développe une conscience nouvelle des responsabilités de l'État, dont
les pouvoirs de contrôle, sinon même de gestion, ne cessent de s'éten-
dre. Aux compétences traditionnelles du souverain en matière de poli-
ce, justice, armée, finances et politique extérieure s'ajoutent des com-
pétences en matière d'administration, d'économie, d'éducation et d'as-
sistance. Depuis le haut moyen âge, les fonctions de caractère humani-
taire, en l'absence d'un pouvoir politique cohérent, avaient été assu-
mées par l'Église ; l'instruction des enfants, les soins aux malades et
aux indigents faisaient partie des tâches de la charité ; des ordres reli-
gieux, des confréries et congrégations, à l'initiative d'un pieux et géné-
reux fondateur, se consacraient à telle ou telle activité spécialisée au
profit des catégories défavorisées. Ces procédures empiriques subve-
naient tant bien que mal aux besoins, en un temps où la misère et
l'inégalité sociale faisaient partie de la vie quotidienne. Mais la consti-
tution des monarchies centralisées tend à imposer aux initiatives pri-
vées plus ou moins coordonnées et aux bonnes volontés plus ou moins
compétentes une tutelle administrative. Les problèmes de la misère et
de la maladie sont d'intérêt public et relèvent d'une pathologie sociale,
dont un gouvernement bien réglé ne saurait se désintéresser. Les ori-
gines de l'assistance publique, avec les poor laws en Angleterre et la
création de l'Hôpital général en France, répondent à des exigences de
droit commun et de police ; répression et thérapeutique, hygiène et
prophylaxie sociale sont mal dissociables.
Si l'intervention de l'Église en matière d'assistance répond d'ordi-
naire à des motivations charitables, les origines de l'assistance publi-
que sont moins désintéressées ; il s'agit de maintenir l'ordre social, de
protéger la sécurité générale contre les menaces de toute sorte. Le ma-
lade est un suspect, au même titre que le mendiant, le vagabond ou la
prostituée. L'État entre en concurrence avec l'Église, en particulier

824 Ibid., p. 163 ; cf. Caspar NEUMANN (1648-1715), Reflexionen über Leben
und Tod bei denen in Breslau Geborenen und Gestorbenen (1689), rapport
adressé par son auteur à la Société royale de Londres.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 581

dans les [442] pays catholiques où elle était le plus fortement établie.
Dans certaines régions d'Italie, par exemple à Naples, en Espagne, en
Autriche un anticléricalisme de gouvernement s'efforce d'enlever à la
tutelle ecclésiastique des responsabilités que le pouvoir civil revendi-
que comme siennes. L'enseignement et l'assistance font partie de ces
compétences discutées. Il ne s'agissait pas d'interdire au personnel re-
ligieux toute activité de cet ordre, comme cela se fit dans le cas ex-
trême des Jésuites ; ce que réclamait la puissance publique, c'était un
droit de regard, un contrôle de gestion et la possibilité de prendre des
initiatives d'ordre administratif. Les gouvernements modernes entre-
prennent de planifier le domaine politique et social. Les catégories du
progrès et de la civilisation leur imposent l'obligation d'assurer une
amélioration de la condition humaine dans son ensemble, ce qui inclut
une vigilance particulière à l'égard des problèmes d'hygiène et de san-
té.
Cette prise de conscience du caractère public de la médecine se ré-
alisera lentement. Il semblait naturel de penser que la vie et la mort
d'un individu, son état de santé, était une affaire d'ordre privé, intéres-
sant le sujet lui-même, ainsi que son médecin et sa famille, s'il était
assez riche pour avoir famille et médecin. L'intervention des pouvoirs
paraît un phénomène adventice, étranger à l'événement pathologique
lui-même. Il y avait pourtant un cas au moins où le pouvoir civil se
trouvait obligé de recourir au ministère médical pour trancher des
questions disputées, qui pouvaient être de la plus haute importance.
L’Encyclopédie de d'Alembert et Diderot, à l'article Médecine, ignore
le domaine de la santé publique, mais consacre des développements
assez considérables à la médecine légale (medicina forensis), définie
comme « l'art d'appliquer les connaissances et les préceptes de la mé-
decine aux différentes questions de droit civil, criminel et canonique
pour les éclaircir ou les interpréter convenablement ». En la personne
de l'expert commis par un tribunal, le médecin se trouve en collusion
avec la puissance publique. Or, les cas de justice où l'opinion du mé-
decin peut être requise ne concernent pas seulement les matières cri-
minelles, la répression pénale au sens étroit du terme. Les limites dans
ce domaine sont imprécises. L'intervention des experts médicaux a
joué un rôle dans l'évolution des idées en matière de sorcellerie ; la
diminution du nombre des procès, puis leur abandon par les juridic-
tions européennes à la fin du XVIIIe siècle et au début du XVIIe siècle
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 582

sont un signe des temps. Plus généralement, selon l’Encyclopédie, « la


médecine légale a pour objet la vie des hommes, la conservation, la
santé, la vie, la mort, les différentes lésions et les facultés de l'âme et
du corps considérées physiquement ; elle décide souvent des questions
d'où dépendent la vie, la fortune, l'honneur ou le salut spirituel des
citoyens ». L'expert dira si un individu est sain d'esprit, capable d'as-
sumer ses responsabilités matérielles et morales, ou s'il est incapable.
De proche en proche, le médecin expert pourra être consulté sur des
questions d'intérêt public, même en dehors du domaine judiciaire. Les
autorités s'adresseront à lui pour tirer au clair les incidences des mesu-
res administratives envisagées dans les secteurs les plus divers.
[443]
L’Encyclopédie plaide pour une prise de conscience des fins et des
moyens de la médecine légale, et pour l'institution d'un enseignement
spécialisé, regroupant les disciplines médicales, chirurgicale et la
pharmacologie. La France est fort en retard dans ce domaine ; « ce fut
surtout en Allemagne et en Italie qu'on cultiva avec succès cette bran-
che importante de l'art de guérir ». L'article donne une bibliographie
sur le sujet ; il indique les Institutiones medicinae legalis vel forensis
de H. Fr. Teichmeyer, parues à Iéna en 1723, et l'ouvrage plus récent
de D. I. E. Hebenstreit, publié à Leipzig en 1751 sous le titre caracté-
ristique de l’Anthropologia forensis sistens medici circa rempublicam
causasque dicendas offcium, cum rerum anatomicarum quae illud at-
tinent expositionibus. Ce traité, rédigé à l'instigation des autorités,
soucieuses de disposer d'experts compétents pour les tribunaux, met
en cause aussi la médecine publique (circa rem publicam). L'ouvrage
commence par une section concernant « le médecin responsable de la
sécurité publique » (De medico securitatem publicam curante), où il
est question de l'hygiène, des soins aux nouveau-nés, des dispositions
à prendre pour les morts, des traitements à appliquer aux convales-
cents, aux femmes, aux vieillards, et des états pathologiques d'ordre
corporel ou mental. La médecine légale ou criminelle se trouve englo-
bée dans un ensemble plus vaste, où se posent aussi, entre autres, les
questions d'incapacité au mariage et de bâtardise.
Les idées de l'époque, où s'opposent la nature et la culture considé-
rées comme des complexes de valeurs, suscitent la thèse selon laquel-
le la maladie doit être comprise comme un fait social, lié à la situation
globale de l'humanité. Une dissertation de Camper (1722-1789) pose
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 583

la question de savoir « pourquoi l'homme est sujet à plus de maladies


que les animaux ? ». Vicq d'Azyr résume la pensée du fameux anthro-
pologiste : « Les animaux sont restés fidèles à la nature ; les hommes
au contraire ont méconnu ses lois. Ils ont confondu les jours, les âges,
les saisons et les climats. Dans ce déplacement tout est contraint ;
dans ce désordre, tout est excès : partout on voit le travail sans repos,
ou le repos sans travail ; la faim se refuse à l'opulence et poursuit la
misère ; de tous côtés le plaisir touche à la douleur ; l'erreur s'attache à
la vérité, et le vice est le tourment de la vertu. De ces longs ennuis
naissent des maux sans nombre et le plus souvent sans remède ; l'ima-
gination qui les produit, qui les mêle avec art, ne les pallie, ne les gué-
rit jamais ; et sous des noms divers que la médecine invente, ce sont
les regrets, les remords, les excès, c'est le malheur enfin qui moisson-
nent la plus belle partie de la triste humanité 825. »
La maladie est un phénomène de civilisation. La pathologie doit
être une pathologie sociale, le seul remède, c'est « la raison privée
dans les conseils particuliers ; la raison publique dans les lois d'un
gouvernement sage et paternel, qui dispense avec équité le travail, le
pouvoir et la fortune, aux yeux duquel tout citoyen ait des droits sa-
crés ; tel enfin [444] que celui qu'on espère et dont le peuple français
est impatient de jouir 826... ». La prestigieuse aurore de la Révolution
française nourrit chez Vicq d'Azyr l'espoir de l'avènement en France
d'un véritable service d'assistance publique et d'une civilisation hospi-
talière, à l'édification de laquelle travailleront bientôt les médecins
idéologues. Mais cette « raison publique » en matière de santé s'était
manifestée hors de France, avec quelque avance. Le théoricien de cet-
te dimension sociale de la médecine est l'Allemand Johann Peter
Frank (1745-1821). Ce Badois, formé à Heidelberg et à Strasbourg,
s'efforce d'introduire dans l'exercice de la médecine les valeurs huma-
nitaires et philanthropiques de son temps. Médecin privé, il pratique
bientôt une médecine semi-publique dans le Sud-Ouest de l'Allema-
gne, se consacre à la formation professionnelle des sages-femmes et
combat efficacement la mortalité parmi les nouveau-nés, il se préoc-
cupe de contrôler le régime médical dans les infirmeries des casernes
et des prisons et dans les maisons d'incurables.

825 VICQ d'AZYR, Éloge de Camper ; Œuvres de VICQ d'AZYR, p. p. Moreau DE


LA SARTHE, 1805, t. I, p. 327.
826 Ibid., p. 328.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 584

Peu à peu se dégage chez Frank l'idée de ce qu'il appelle la medizi-


nische Polizei, la politique appliquée à la médecine. Les problèmes de
santé, problèmes de gouvernement, doivent faire l'objet de la vigilance
des pouvoirs publics. Cette conception d'un contrôle et d'une régle-
mentation de la profession médicale se heurte à une hostilité résolue
de la part des intéressés, qui honoreront Frank, tout au long de sa car-
rière, d'une haine vigilante. En 1779 paraît le premier volume du Sys-
tem einer Vollständigen medizinischen Polizei (Système complet de
politique médicale.) Une formule en épigraphe dit : servandis et au-
gendis civibus ; le but est de préserver les citoyens et d'accroître leur
nombre. L'introduction précise l'intention de l'ouvrage : « La politique
générale est la science qui a pour but la sécurité interne de l'État ; une
partie fort importante de cette science est la discipline qui traite, selon
des principes précis, de la santé des hommes vivant en société et de
celle des animaux dont ils usent pour leurs travaux et leurs loisirs. »
La politique médicale fournit à la population les moyens d'une vie
longue et agréable, en lui permettant de jouir des bienfaits du progrès,
et d'éviter les conséquences fâcheuses de la civilisation. « Comme la
science politique dans son ensemble, la politique médicale est un art
défensif ; elle enseigne à protéger les hommes et leurs auxiliaires
animaux contre les suites fâcheuses des grandes concentrations... » Il
est étrange que l'on ait attendu si longtemps pour prendre conscience
de la nécessité d'une telle discipline, poursuit l'auteur ; jusqu'à présent,
on n'en a entrevu que des fragments isolés 827...
Le premier volume paru, en 1779, traite du mariage et des enfants
dans la perspective de l'accroissement souhaitable de la population. Sa
documentation concerne les mœurs et les institutions des divers pays
d'Europe, parfois même les coutumes orientales. Les pouvoirs publics
ne devraient pas laisser les individus se marier avec n'importe qui. Au
[445] passage, Frank, à l'époque médecin du prince-évêque de Spire,
se prononce contre le célibat des prêtres. Le tome II de la Medizinis-
che Polizei (1780) étudie les rapports sexuels en dehors du mariage et
l'hygiène des enfants. Il préconise le contrôle de la prostitution, en vue
d'éviter la propagation des maladies vénériennes ; les autorités doivent
imposer des soins aux personnes malades, et prendre des mesures

827 Texte cité dans H. E. SIGERIST, Grosse Aerzte, 2e Auflage, München,


Lehmann, 1931, pp. 182-183.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 585

prophylactiques. En 1783 paraît le troisième tome de l'ouvrage, qui


expose l'hygiène de la nourriture, de l'habillement et du logement. Le
tome IV s'occupe de la médecine légale, des accidents et des crimes,
avec les moyens de les prévenir, sujet qui sera continué dans le tome
V, en 1814, où est abordée la question des inhumations. Un volume
VI et dernier couronnera l'œuvre en 1811 ; il traite De la médecine en
général et de son influence sur le bien de l'État, ainsi que Des institu-
tions d'enseignement de la médecine.
Johann Peter Frank est le premier théoricien de la santé publique et
de l'hygiène sociale, dont il a découvert bon nombre d'implications
jusque-là négligées. Homme d'action autant que théoricien, il a occupé
quelque temps une chaire de médecine pratique à Gœttingen (1784),
qu'il abandonna en 1785 pour une chaire à Pavie, où il devient le chef
de l'administration sanitaire dans la Lombardie gouvernée par l'Autri-
che et dans le duché de Mantoue. Il réforme le système hospitalier,
réorganise la faculté de médecine de Mantoue, qui donnera désormais
un enseignement commun aux médecins et aux chirurgiens, avec des
cours d'anatomie pathologique et de pharmacie. Cette activité rénova-
trice attire sur Frank l'attention du gouvernement impérial. Joseph II,
despote éclairé, pratique une politique de la santé publique conforme
aux idées du Protophysikus de Lombardie. En 1795, après la mort du
monarque, Frank sera appelé à la direction de l'Hôpital général de
Vienne, belle expression médicale du joséphisme et l'un des hauts
lieux de l'enseignement clinique en Europe. Mais l'animosité des
confrères ne désarme pas. Pour changer, Frank se laissera attirer en
Russie, où il sera médecin du tsar et directeur de la première académie
médico-chirurgicale (1805-1808). Revenu de Petersbourg à Vienne au
plus fort des guerres napoléoniennes, il décline les offres de l'empe-
reur des Français qui souhaite sa présence à Paris ; ainsi les idées aux-
quelles il avait dévoué sa vie étaient reconnues d'un bout à l'autre de
l'Europe, à Vienne, à Petersbourg et à Paris. Le despotisme éclairé et
la Révolution de France consacrent la même évolution des idées et des
mœurs vers une reconnaissance sociale de la fonction médicale et
l'institution d'un service de santé. Les idées nouvelles devront triom-
pher à la fois de l'inertie des gouvernements et de la résistance obsti-
née de la corporation médicale, groupée autour des facultés de méde-
cine, et hostile à toute ingérence de l'État, qui risquerait de menacer
ses privilèges.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 586

La situation varie d'un pays à l'autre. À en croire l'auteur de l'arti-


cle Médecine légale dans l'Encyclopédie, « c'est en Angleterre ou,
pour mieux parler, dans les trois royaumes de la Grande-Bretagne, que
la médecine fleurit avec le plus de gloire ; elle y est perfectionnée par
la connaissance des autres sciences qui y concourent, par la nature du
gouvernement ; par le goût de la nation ; par son génie naturel et stu-
dieux ; par les voyages ; [446] par l'honneur qu'on attache à cette pro-
fession ; par les émoluments qui l'accompagnent ; par l'aisance de
ceux qui s'y destinent ; enfin par la vraie théorie de Boerhaave, qui a
formé tous les médecins des îles Britanniques... ». Cette analyse du
relief social de la médecine anglaise, telle qu'on la voit de Paris, vers
1760, est sans doute flattée ; mais elle atteste une prise de conscience
de la fonction sociale de la médecine, considérée non comme une pro-
fession parmi les autres, mais comme un signe et un critère de civili-
sation.
Le rédacteur juge sévèrement la situation française, où la médecine
lui paraît en état de « triste décadence » pour toutes sortes de « causes
morales et physiques », parmi lesquelles en premier lieu « la fausse
méthode des Académies, des écoles médicinales », la routine et la fa-
cilité générale. Cette mauvaise conscience est caractéristique du mi-
lieu du siècle, où les esprits les plus éclairés prennent conscience du
retard français et de la nécessité d'une prise en charge par l'État de la
santé publique. Les assemblées révolutionnaires se mettront tôt à la
tâche de donner à la France une constitution sanitaire, en même temps
qu'une constitution politique, administrative et éducative. À cet égard,
on ne peut dire que l'année 1789 marque une coupure ; tout au plus
voit-on, à partir de ce moment, se précipiter un mouvement qui exis-
tait auparavant. L'effondrement des anciennes structures laisse au
mouvement novateur la maîtrise du terrain.
Les débuts de la réforme sont liés à l'expérience de monarchie
éclairée en France, au début du règne de Louis XVI, sous l'impulsion
de Turgot, philosophe et philanthrope, encyclopédiste et économiste.
La brève expérience Turgot (1774-1776) aurait sauvé le régime mo-
narchique en France, s'il avait pu être sauvé. Intendant du Limousin,
Turgot a une expérience d'administrateur ; il est capable de compren-
dre les implications concrètes de la politique, dont il a fait l'expérience
sur le terrain. Il sait que l'équilibre et la force de l'État dépendent en
fin de compte du bien-être et de l'aisance de la population ; la vigilan-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 587

ce de l'autorité publique peut avoir dans ce domaine une influence dé-


cisive, en protégeant les hommes et leurs bêtes contre les menaces de
toute espèce, grâce à une action à la fois prophylactique et éducative,
car l'un des principaux adversaires dont il faut triompher est la routine,
l'inertie des populations encouragée par la passivité des cadres locaux.
Turgot, dans son programme de Welfare State selon la norme des Lu-
mières, est conduit à une politique de la santé, dont l'impression la
plus accomplie sera la création, en 1776, de la Société royale de Mé-
decine.
« Turgot, écrit Cabanis, dont le génie embrassait tout, n'ignorait
pas les grands services qu'une société de médecine, organisée sur un
plan sage, pouvait rendre au gouvernement et à l'État. Une bonne to-
pographie médicale manquait à la France : de fréquentes épidémies
dévastaient plusieurs de ses provinces, et les causes n'en étaient
qu'imparfaitement connues. Des épizooties presque aussi redoutables
pour les habitants des campagnes, et dont les suites faisaient périr de
misère les familles que les maladies humaines avaient épargnées,
semblaient couvertes d'un voile impénétrable, qui rendait le danger
encore plus grand et qui, plus [447] d'une fois, avait doublé par la ter-
reur les effets trop déplorables d'un fléau trop réel. Les dessèchements
des marais, les constructions des ports ou des canaux, les assainisse-
ments de terrains, entrepris sans les précautions nécessaires, avaient
souvent donné la mort à des milliers d'hommes précieux et répandu
dans le sein des villes, ou dans les hameaux voisins, les causes des
plus effrayantes mortalités. La France, riche en sources minérales de
tout genre, ne jouissait qu'imparfaitement de ce bienfait de la nature,
faute d'une bonne police, soit pour la tenue des fontaines et des bains,
soit pour le transport et la distribution des eaux. Il s'était glissé dans
l'examen des remèdes secrets, et dans les autorisations accordées pour
leur vente, des abus d'autant plus odieux qu'ils étaient la source de
profits coupables pour des hommes riches et puissants. La tenue des
hôpitaux civils et militaires, des prisons, des casernes, en un mot de
tous les lieux publics, où beaucoup de personnes se trouvaient réunies
à la fois ; les améliorations dont l'enseignement et les lois relatives à
l'exercice de l'art de guérir avaient le plus pressant besoin ; enfin la
police médicale des pharmacies, des boucheries, des marchés, des ci-
metières, des voieries, etc., qui étaient dans le plus grand désordre,
avaient fixé l'attention de ce grand ministre ; et il savait que le gou-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 588

vernement ne peut s'occuper utilement de ces différents objets qu'en


réunissant autour de lui toutes les lumières d'un corps de savants mé-
decins 828. »
La création de la Société royale de Médecine atteste, chez Turgot
et ses inspirateurs, une conscience très précise des exigences de cette
« politique médicale » dont Johann Peter Frank entreprenait, au même
moment, d'énoncer les principes. Le dernier homme d'État de l'an-
cienne monarchie avait conçu l'idée d'une administration de l'hygiène
et de la santé publiques, dont l'Académie projetée devait être l'organe
centralisateur, en accord étroit avec l'administration du pays. Innova-
tion d'importance, car rien jusque-là n'avait été prévu pour regrouper
les informations, suggérer les mesures à prendre dans les nombreux
secteurs en rapport avec la protection sanitaire de la population, et
contrôler l'exécution des décisions et règlements. Turgot percevait les
multiples interférences de la perspective médicale avec l'ordre politi-
que et économique ; il voulait instituer un conseil supérieur de la san-
té, qui jouerait aussi le rôle d'un comité consultatif d'experts à la dis-
position du pouvoir. Mais l'expérience Turgot suscita la résistance
acharnée de tous ceux que menaçait la mise en œuvre du New Deal
projeté par un homme d'État suspecté de connivence avec les philoso-
phes radicaux. Les réformes du régime économique se heurtèrent aux
difficultés conjoncturelles de la production des grains ; les désordres
qui s'ensuivirent permirent aux puissants intérêts mis en cause de ba-
layer Turgot et son équipe. On avait réussi à éviter la réforme ; à recu-
ler pour mieux sauter, on suscita la révolution.
La commission royale de médecine avait néanmoins vu le jour,
sous une forme modeste. Elle comprenait, sous la présidence de Las-
sonne [448] (1717-1788), un commissaire général, Vicq d'Azyr (1748-
1794), et six médecins ; la commission était chargée d'enquêter sur les
épidémies et épizooties ; elle devait se livrer à des recherches et des
contrôles en matière de pharmacopée ; il était prévu qu'elle aurait une
sorte de droit de regard et de conseil en ce qui concerne l'exercice de
la profession médicale. Il s'agissait à la fois d'une académie scientifi-
que et d'un organisme administratif. Dès 1778, la commission fut

828 CABANIS, Éloge de Vicq d'Azyr, 1805 ; dans Œuvres philosophiques de


CABANIS, Corpus général des Philosophes français, P.U.F., 1956, t. II, pp.
373-374.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 589

transformée en une Société royale de médecine, dotée de pouvoirs


élargis, et pourvue de 40 000 livres de ressources, prélevées sur les
revenus des eaux minérales. « Organe du contrôle des épidémies, elle
devint peu à peu un point de centralisation du savoir, une instance
d'enregistrement et de jugement de toute l'activité médicale 829. »
La Faculté de Médecine ne pouvait assister impassible à la nais-
sance d'un parlement ou d'une assemblée supérieure de la santé, douée
de pouvoirs considérables, et qui mettait en question les privilèges
corporatifs aussi bien que les avantages acquis. Une lutte passionnée
s'engagea entre facultaires et sociétaires ; on échangea des pamphlets,
et la faculté alla jusqu'à recourir à l'arme de la grève. Mais le pouvoir
royal, pour une fois, fit preuve de fermeté ; en soutenant la Société, il
défendrait ses propres prérogatives. Le nouvel organisme put faire
œuvre utile ; son existence même attestait le principe d'une fonction
sociale de la médecine. L'institution fut supprimée, en même temps
que tous les corps savants de l'ancien régime, en 1793. Elle devait re-
prendre vie avec la création, en 1820, de l'Académie de Médecine.
L'un des animateurs de la Société royale fut son secrétaire perpé-
tuel Vicq d'Azyr. Membre de l'Académie des Sciences à vingt-six ans,
en 1774, et chargé de mission par Turgot pour étudier les épizooties,
Vicq d'Azyr n'est pas seulement l'un des initiateurs de l'anatomie
comparée. Médecin de la reine, bien vu à la cour, successeur de Buf-
fon à l'Académie française, il lutte avec acharnement jusqu'aux pre-
miers temps de la révolution pour la refonte de la médecine française :
« Il n'existe pas dans tout le royaume une école où les principes fon-
damentaux de l'art de guérir soient enseignés dans leur entier (...) Que
peut-on attendre en effet de quelques années d'études, qui se passent à
dicter ou à lire des prolégomènes de médecine, uniquement formés de
définitions et de divisions stériles ? Que peut-on attendre d'écoles dans
la plupart desquelles on n'enseigne ni l'anatomie complète de l'hom-
me, ni l'art de la dissection, ni la botanique, ni la chimie médicale, ni
l'art de formuler, ni la nosologie, ni l'histoire de la médecine, ni le trai-
té des maladies ; où l'on ne dit pas un mot des fonctions publiques du
médecin, où nul encore n'a professé son art près du lit du malade, et

829 Michel FOUCAULT, Naissance de la clinique, P.U.F., 1963, p. 27.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 590

d'où l'on sort enfin sans avoir rien appris de ce qu'un médecin-
praticien doit savoir 830 ? »
Le constat de carence prend l'allure d'un réquisitoire. L'enseigne-
ment français de la médecine est complètement périmé. Vicq d'Azyr
insiste sur la nécessité de la formation clinique et de l'anatomie patho-
logique : [449] « Les maladies et la mort offrent de grandes leçons
dans les hôpitaux. En profite-t-on ? Écrit-on l'histoire des maux qui
frappent tant de victimes ? Y ouvre-t-on les corps de ceux qui péris-
sent pour découvrir le foyer des diverses affections auxquelles ils ont
succombé ? Y rédige-t-on un exposé des différentes constitutions mé-
dicales ? Y recueille-t-on les faits nombreux et intéressants qui s'y
présentent ? Y enseigne-t-on l'art d'observer et de traiter les maladies ?
Y a-t-on établi des chaires de médecine clinique 831 ? » On ne saurait
mieux justifier la prochaine suppression des facultés de médecine, qui
ont failli de leur tâche. Il faut créer de nouvelles écoles : « Qu'on en
jette les fondements au sein même des hôpitaux : l'exemple serait au-
près du précepte ; la théorie surveillée par la pratique y deviendrait
plus réservée 832. »
La mutation de la conscience médicale bientôt triomphera du ré-
gime traditionnel, imposant partout les normes d'une formation nou-
velle. Vicq d'Azyr souligne le caractère social de la fonction médicale.
« La médecine que l'on croit bornée au soulagement des particuliers,
écrit son biographe, se trouva étendue avec succès à plusieurs parties
du service public, et principalement aux mesures nécessaires dans les
cas d'épizootie et d'épidémie, aux exhumations, à la vente des médi-
caments, aux choix de la nourriture de l'homme et des animaux ; enfin
à des recherches sur les différents genres de méphitisme et à plusieurs
autres points d'hygiène publique et d'édilité médicale 833. » Fonction
collective, la connaissance médicale doit devenir une conscience col-
lective. La Société royale de Médecine n'est qu'un élément au sein du
réseau d'une internationale en matière d'information et de savoir, pour

830 VICQ d'AZYR, Réflexions sur les abus dans l'enseignement et l'exercice de
la médecine ; Œuvres, p. p. MOREAU DE LA SARTHE, 1805, t. V, pp. 57 et
58-59.
831 Ibid., p. 64.
832 Ibid., p. 65.
833 MOREAU DE LA SARTHE, Discours sur la vie et les ouvrages de Vicq d'Azyr,
en tête de son édition des œuvres de ce dernier, 1805, t. I, pp. 18-19.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 591

le bénéfice de l'humanité souffrante. Vicq d'Azyr prophétise le cos-


mopolitisme médical ; il faut susciter une république de la médecine
selon l'analogie de la république des lettres : « Les médecins de Bre-
slau, de Copenhague et de Berlin sont les premiers qui se soient réunis
pour publier leurs travaux en commun ; les médecins suédois, distri-
bués par provinces et par cantons, ont aussi un centre de correspon-
dance près de celui de l'administration, et longtemps avant qu'une so-
ciété de médecine fût instituée en France conformément au vœu formé
par Chirac et par Fontenelle, par d'Alembert et par Bordeu, des socié-
tés semblables, qui ont servi de modèle à la nôtre, avaient été établies
à Barcelone et à Madrid, à Edimbourg et à Londres 834... »
Le débat sur la variolation ou vaccination peut être considéré
comme un symptôme de l'apparition d'une forme nouvelle de préoc-
cupation médicale. La variole faisait chaque année des centaines de
milliers de victimes. Or, il existait en Extrême-Orient et dans le Pro-
che-Orient des procédés empiriques permettant d'immuniser un sujet
en lui communiquant volontairement une forme bénigne de la mala-
die. Cette pratique, [450] introduite en Angleterre par l'épouse d'un
ambassadeur à Constantinople, au début du XVIIIe siècle, passionna et
divisa l'Europe, jusqu'au moment où le médecin anglais Jenner (1749-
1823) rationalisa la technique utilisée. Son entêtement, et l'évidence
des résultats, finirent par donner gain de cause à Jenner, entre 1796 et
1802. Or le problème impliquait une responsabilité publique, dans
l'acceptation d'abord, puis dans l'application, de cette forme de méde-
cine préventive. La victoire sur la maladie, dans chaque pays, ne pou-
vait être acquise par des initiatives individuelles. Les autorités durent
lentement prendre conscience de leurs responsabilités au cours du XIXe
siècle.
Ainsi les utopies, les projets de Leibniz ont trouvé leurs accomplis-
sements. La santé et la maladie sont en voie de devenir des réalités
sociales ; le contrôle médical apparaît comme une responsabilité pu-
blique. En retard sur le reste de l'Europe, et en particulier sur l'Angle-
terre et l'Autriche, en ce qui concerne l'organisation de l'activité médi-
cale, la France, grâce à la mutation révolutionnaire, va se trouver en
mesure de tout effacer pour tout recommencer selon des impératifs

834 VICQ d'AZYR, Fragments de philosophie médicale, éd. citée des Œuvres, t.
V, p. 52.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 592

rationnels ; au début du XIXe siècle, grâce à la brillante génération des


Idéologues, elle sera une nation-pilote dans le domaine de la médecine
théorique, pratique et administrative. Vicq d'Azyr lui-même est em-
porté par la tourmente révolutionnaire ; il meurt de souci et d'inquié-
tude en 1794. Mais le rapport de Cabanis au Conseil des Cinq Cents
en 1799, Sur l’organisation des Écoles de Médecine, s'inspire des
idées de Vicq d'Azyr, et préconise l'institution d'une société nationale
de médecine, qui reprendra les tâches de l'ancienne Société royale.
L'Ancien Régime finissant avait préparé les voies au radicalisme
révolutionnaire ; il lui légua des cadres administratifs, et des projets
nombreux de réforme du système médical, hospitalier et pénitentiaire,
selon l'esprit européen des Lumières. Il y avait beaucoup à faire, ou
plutôt tout était à refaire. L'ancien régime hospitalier prolonge sans
guère d'amélioration le système médiéval qui entasse les malades dans
un espace restreint, à plusieurs par lit, sans souci de la contamination
dont on ne soupçonne pas les effets meurtriers. L'indifférenciation no-
sologique se traduit par le caractère élémentaire et primitif des théra-
peutiques appliquées sans grand discernement. L'hôpital tue autant et
plus que la maladie ; il sécrète ses propres infections, la « pourriture
d'hôpital », qui triomphe d'organismes chétifs et sous-alimentés. A
l’Hôtel-Dieu de Paris, vers 1770, six mille malades croupissent en
plein centre de la capitale, où ils constituent un foyer majeur d'insalu-
brité. Mirabeau compare les hôtes de Bicêtre, en 1788, à « une cargai-
son de nègres dans un navire africain 835 ».
Ces taudis hospitaliers sont réservés aux indigents. Mais les pau-
vres constituent la masse de la population. Le progrès de la conscience
médicale, la recherche thérapeutique demeurent des problèmes aca-
démiques aussi longtemps que les pouvoirs publics ne se sentent pas
[451] responsables de l'état sanitaire dans son ensemble. L'un des
exemples de cette préoccupation concerne la réorganisation de l'Hôtel-
Dieu, le grand centre parisien, incendié en 1772. Les autorités posent
à cette occasion la question générale des soins aux malades dans les
institutions publiques. En 1785, l'Académie des Sciences nomme une
commission, où figurent en particulier Daubenton, Tenon, de Lasson-
ne, Bailly, Lavoisier et Coulomb, pour examiner un plan d'hôpital

835 MIRABEAU, Observations d'un voyageur anglais sur la maison de force


appelée Bicêtre, 1788, p. 4.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 593

modèle, qui devait être élevé dans l'île des Cygnes. L'architecte Poyet
proposait un édifice circulaire pour cinq mille malades, disposant cha-
cun d'un lit ; les salles étaient disposées comme les rayons d'une roue
autour d'un centre commun, projet utopique dont on relève la parenté
avec les architectures visionnaires de Ledoux (les travaux aux salines
de Chaux datent de 1775). L'hôpital modèle, comme la prison modèle
proposée par Bentham aux révolutionnaires français, incarne l'ambi-
tion d'une réformation de l'homme par la vertu de l'ordonnancement
du paysage ; grâce à un système d'enseignement organisé selon la rai-
son, estime d'Holbach, la société fabriquera en série une humanité su-
périeure. Une même discipline sociale triomphera de l'ignorance, du
crime et de la maladie. La grande espérance de la Révolution n'a pas
attendu, pour prendre conscience d'elle-même, les journées de 1789.
L'Académie des Sciences avait assez de bon sens pour reculer de-
vant l'architecture totalitaire et délirante de Poyet. Mais, consciente
des problèmes hospitaliers, elle suscita une enquête à l'échelle euro-
péenne, centralisa des informations sur les édifices originaux de Fran-
ce, d'Italie, d'Ecosse, etc. ; elle chargea Tenon d'une mission en An-
gleterre. De ces recherches sortit un ensemble de documents publiés
par Tenon (1724-1816) sous le titre Mémoires sur les hôpitaux de Pa-
ris, en 1788, testament, ouvert sur l'avenir, de l'ancien régime médical.
Ce volume de 472 pages devait être suivi d'un second, consacré aux
hôpitaux étrangers, et que les circonstances empêchèrent de paraître.
Cet ouvrage est, au dire de Dagognet, un « véritable atlas national de
la maladie 836 », pourvu de tableaux statistiques, grâce auxquels « on
n'ignore rien du nombre des accouchées, des aveugles, des teigneux,
des varioleux, des épileptiques, des galeux, des pulmoniques, des fié-
vreux, des blessés, etc. Année par année, mois après mois 837 ». Le
rapporteur de l'Académie des Sciences n'est pas un visionnaire, com-
me l'architecte Poyet ; son but est de parvenir à des estimations préci-
ses en matière de santé publique, avec des pourcentages comparés
permettant de confronter les réalités parisiennes et provinciales, et
même les données relatives à certains grands hôpitaux étrangers. « A
travers cet immense catalogue, on s'avise des transformations de la
société (qui créent à elle seule la médecine) et des surcharges démo-

836 François DAGOGNET, Le catalogue de la Vie, P.U.F., 1970, p. 126.


837 Op. cit., p. 127.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 594

graphiques qui en sont la conséquence : la quantité des infectés, des


indigents, des vagabonds, des enfants exposés 838. » Cette approche
hospitalière des réalités sanitaires comporte des conséquences en ma-
tière thérapeutique. Il faut décongestionner ces [452] univers concen-
trationnaires de la maladie que sont les gigantesques hôpitaux pari-
siens ; il faut séparer les malades et spécialiser les services selon l'or-
dre des pathologies. L'hôpital moderne devra être l'incarnation archi-
tecturale des nouvelles valeurs médicales selon l'exigence de la santé
publique. L'assistance bien ordonnée n'est pas seulement une œuvre
de charité ; elle est d'intérêt national.
Cette prise de conscience du caractère social de la maladie et de la
santé est l'un des faits essentiels de la médecine du XVIIIe siècle. Il
s'agit là non d'une acquisition de détail, mais d'un progrès définitif. La
notion d'assistance publique, la notion d'hygiène sociale, avec l'idée
corrélative de la responsabilité de l'État dans la gestion du service de
santé s'imposeront à tous les gouvernements, et deviendront des critè-
res de civilisation. La nouvelle perspective remet en question l'essence
de la médecine. L'acte médical avait été jusque-là une relation de per-
sonne à personne, réalisée en privé entre le malade et le patient, et ce
circuit étroit et fermé sauvegardait quelque chose des anciennes ma-
gies. Le nouvel espace thérapeutique est ouvert et public, non pas seu-
lement dans le cadre des institutions hospitalières, mais même dans
l'exercice libéral de la profession médicale. Chaque malade est un cas
qui s'inscrit dans les statistiques, et figure d'une manière ou d'une au-
tre dans le budget sanitaire du pays. L'État, conscient de l'intérêt que
présente l'équilibre physique et moral de la population, s'efforcera de
maintenir une surveillance constante sur les éléments pathogènes, sur
les causes possibles d'infection, d'épidémies, d'accidents ; la préven-
tion est le premier degré de la thérapeutique. La police sanitaire, au-
trefois limitée aux grandes circonstances des pestes et épidémies, est
une responsabilité de tous les jours. Du coup se réalise une désacrali-
sation et démystification de la maladie, qui devient un phénomène na-
turel ; la statistique médicale introduit dans le domaine des accidents
de santé la rationalité des grandes séries. Le mal du corps ou de l'es-
prit n'est plus une fatalité à laquelle il faut se soumettre ; la politique
sanitaire met en œuvre une tactique et une stratégie dont les résultats

838 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 595

apparaissent clairement sur les tableaux chiffrés. La médecine, l'une


des utopies du siècle des Lumières, incarne la volonté d'un contrôle de
la condition humaine, d'une prise en charge de la nature par l'entrepri-
se systématique de la raison éclairée. A mi-chemin entre la théorie et
la pratique, entre la spéculation et l'action, la médecine, science de
l'homme, devient une forme privilégiée de la conscience de l'homme
au service d'une politique de l'homme.

III. La théorie médicale.

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La médecine, en tant que discipline de la connaissance, ne réalise


pas, dans le cours du XVIIIe siècle, de considérables progrès. Syden-
ham, l'Hippocrate anglais (1624-1689), maître de l'observation clini-
que dans la perspective ouverte par Bacon, règne sur l'expérience mé-
dicale avec une autorité analogue à celle qui est reconnue à son
confrère et ami [453] Locke dans l'ordre de la réflexion philosophi-
que. Un Bordeu, un Cabanis ne se considèrent pas comme beaucoup
plus avancés que lui, en dépit du temps écoulé.
Or, la médecine de Sydenham est une médecine de l'œil, qui s'ef-
force de découvrir le réel en dehors de tout présupposé théorique, dans
le seul souci d'une élucidation du champ opératoire de la pratique mé-
dicale ; ce décrassage intellectuel, préalable à toute réforme, se com-
plète par une pharmacopée qui met en œuvre prudemment des moyens
nouveaux. L'observation clinique ne se sert guère des moyens d'ob-
servation et de mesure dont elle dispose dès le XVIIe siècle. Sanctorius
(1561-1636), professeur à Padoue, avait songé à réaliser une observa-
tion expérimentale fondée sur l'emploi systématique de la balance,
dont il rend compte dans son De medicina Statistica (1614), où il s'ef-
force de fonder sa doctrine de la « perspiration insensible ». Le rap-
port mathématique entre les aliments ingérés et les excrétions était
censé devoir fournir des indications fondamentales pour le maintien
de la santé, le principe de son système, qui en valait bien un autre,
consistant à rattacher les vicissitudes de la santé à l'évolution du poids.
De même Sanctorius devait inventer divers appareils de mesure, un
thermomètre à eau rudimentaire, un pendule à compter les pulsations,
ainsi qu'un hygromètre destiné à établir le degré d'humidité dans la
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 596

chambre du malade et à l'extérieur. En dépit de tout cet appareillage,


scientiste plutôt que scientifique, Sanctorius n'a pas été le Galilée de la
médecine ; la mesure ne devient raison qu'à la condition de savoir ce
qu'on mesure. La biométrie suppose un approfondissement des
connaissances physiologiques ; la doctrine rudimentaire des iatro-
mécaniciens plaque des chiffres sur une réalité qu'elle est incapable de
ressaisir. C'est en 1780 que les recherches positives de Lavoisier et de
Laplace fonderont la science calorimétrique sur l'étude systématique
de la chaleur animale.
Ce ne sont pas les moyens qui font la science, c'est la science qui
fait les moyens, pour l'investigation d'un espace mental dont elle a
préalablement défini les coordonnées. Les premiers microscopes
composés, formés de plusieurs lentilles, sont contemporains de la lu-
nette de Galilée, entre 1590 et 1610. Le mot microscope est créé par
Demisiano en 1609. Mais l'instrument une fois constitué, il faut que
s'écoule une bonne partie du XVIIe siècle avant qu'il développe ses pos-
sibilités. En 1665 seulement paraît la Micrographia de Robert Hooke,
l'un des premiers traités de microscopie, où le mot de cellule est em-
ployé dans son sens moderne. Hooke découvre la cellule, composant
élémentaire des êtres vivants, parce qu'elle s'inscrit dans le champ
mental de la théorie corpusculaire, adoptée à l'âge mécaniste 839.
Il y a loin de la Micrographie à l'histologie, à la microbiologie, à la
pathologie cellulaire et à l'anatomie pathologique, fondées sur le re-
cours systématique à l'analyse microscopique. Le progrès de l'instru-
ment suit les progrès de la pensée épistémologique ; il ne les précède
pas et [454] ne les détermine nullement. Sans doute, après Hooke,
Leeuwenhoek (1632-1723) se fera le révélateur du nouveau monde
microscopique et l'Europe lettrée se passionnera pour ses découver-
tes : globules du sang, « atomes animés », qui sont nos microbes, de-
puis que Sédillot leur a donné ce nom en 1878, « animalcules sperma-
tiques », observés d'abord par de Hamm en 1677. Leeuwenhoek re-
garde à l'échelle de son instrument les dents, les os, les vaisseaux san-
guins, les filets nerveux et les tissus musculaires, le cristallin de l'œil,
etc. Mais ce sont là des informations en vrac, entassées par une obser-
vation fruste. L'ancien commis drapier est un autodidacte, incapable

839 Cf. Marc KLEIN, Histoire des origines de la théorie cellulaire, Hermann,
1936.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 597

d'interpréter ce qu'il voit, et qu'il révèle à l'Europe savante par l'entre-


mise de la Royal Society. Et c'est justement parce qu'il est en état
d'innocence scientifique, que Leeuwenhoek a pu voir ce qu'il a vu.
Plus savant, sa science l'aurait gêné, et il n'en aurait pas cru ses yeux ;
tel qu'il est, il enregistre des données, qu'il confie à l'interprétation
d'autrui. Après Leeuwenhoek, pendant un bon siècle, son appareil ne
sert plus à grand-chose. Schryok note, après 1700, « un ralentissement
sensible dans l'usage des méthodes améliorées d'observation et de me-
sure. Du vivant même de Leeuwenhoek, son instrument tomba dans
l'oubli et, malgré certains perfectionnements apportés au microscope
après 1750, des textes anglais parlèrent jusqu'en 1830 de la microsco-
pie comme d'un « art à peu près abandonné » 840. C'est en 1827 qu'un
nouveau progrès technique permet la construction du microscope
achromatique, reculant les limites de l'investigation. Mais le perfec-
tionnement technique n'est pas la cause du nouveau pas en avant ; il
en serait bien plutôt la conséquence. L'histologie, la pathologie cellu-
laire, l'anatomie pathologique se fonderont sur l'usage systématique du
nouvel instrument ; mais le progrès de la conscience médicale, s'il
s'appuie sur le microscope, n'est nullement déterminé par lui. Ainsi en
va-t-il des autres perfectionnements de l'appareillage technique. Le
thermomètre médical existe, sous une forme rudimentaire, dès l'épo-
que de Galilée ; il met en œuvre l'idée que la fièvre, étant plus ou
moins forte, peut être mesurée, mais l'indication chiffrée ne fournit
pas pour autant une interprétation de la réalité sous-jacente. Par la sui-
te, l'amélioration des techniques de fabrication du verre permettra la
mise au point du système de Réaumur (1730), puis de Fahrenheit
(1736) et de Celsius (1742). La thermométrie, mesure du normal et du
morbide, permet de suivre à la trace l'évolution du phénomène patho-
logique, mais celui-ci n'en est pas mieux compris dans sa spécificité.
Au début du XVIIIe siècle, l'Anglais Floyer invente une « montre médi-
cale à mesurer le pouls », longtemps inutilisée, tout comme la mesure
de la tension artérielle, préconisée dès 1733 par Stephen Haies. Ces
appareils mettent en œuvre la doctrine de la circulation sanguine ; ils
ne deviendront opérationnels que dans le cadre d'une pathologie circu-
latoire, d'une théorie médicale capable de mettre en œuvre des indica-
tions qui demeurent, en attendant, dépourvues de signification précise.

840 R. H. SCHRYOK, Histoire de la médecine moderne, trad. Tarr, Colin, 1956,


p. 25.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 598

Les Recherches sur le [455] pouls par rapport aux crises (1756) de
Bordeu, s'efforceront de faire entrer la mesure des pulsations dans le
cadre d'une intelligibilité d'ensemble de la santé et de la maladie. Le
stéthoscope de Laennec (De l'auscultation médicale, 1819), instru-
ment dont le principe technique est d'une grande simplicité, ne repré-
sente un progrès médical considérable que dans la mesure où il donne
accès à un champ épistémologique préalablement défini avec exacti-
tude.
L'équipement technique se trouve en étroite dépendance par rap-
port à l'équipement épistémologique. Or, le XVIIIe siècle ne paraît pas
caractérisé par un accroissement considérable des connaissances posi-
tives ; on peut parler d'un certain piétinement. Les « systèmes »,
condamnés en physique, fleurissent encore dans le domaine médical,
où les interprétations d'ensemble prétendent faire régner un ordre tota-
litaire dans des ensembles de faits imprécis. La médecine ne sortira de
la confusion qu'avec le triomphe de la méthode anatomo-clinique et
l'exigence d'un langage scientifique dans la dernière partie du XVIIIe
siècle et au début du XIXe.
L'empirisme de Sydenham, qui s'efforce de réaliser une observa-
tion sans présupposé métaphysique, exige en réalité un parti pris mé-
taphysique assez puissant pour neutraliser les sollicitations des systè-
mes ambiants. Le passage de l'âge métaphysique à l'âge scientifique
requiert le dévouement de praticiens désireux de voir ce qu'ils voient,
et non ce qu'ils croient savoir ; la perception médicale court le risque
de ne proposer à l'observateur que des tests projectifs ou de véritables
hallucinations. L'anatomie pathologique, la recherche des causes de la
mort sur les corps des malades décédés à l'hôpital, ouvrira la voie d'un
progrès réel. Encore faudra-t-il que la dissection, enfin dégagée des
interdits et suspicions, entre vraiment dans les mœurs de la recherche
médicale, et prenne le caractère d'une enquête systématique. A l'origi-
ne, c'étaient les corps des suppliciés qui étaient livrés aux basses œu-
vres des anatomistes ; il s'agissait donc d'individus en pleine santé,
victimes d'une mort accidentelle. Déjà Harvey avait affirmé que la
dissection d'un phtisique serait plus riche d'enseignements en matière
de pathologie que dix cadavres de pendus 841.

841 H. E. SIGERIST, Grosse Arzte, 2. Auflage, Leipzig-München, Lehmann,


1931, p. 171.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 599

L'anatomie pathologique permet la recherche des causes en méde-


cine ; elle est liée au développement de la clinique. Il ne s'agit plus
seulement de s'intéresser aux cas particuliers, plus ou moins mons-
trueux, qui avaient de tout temps suscité la curiosité, mais de considé-
rer d'un œil neuf le tout venant de la pratique quotidienne dans les hô-
pitaux. La voie est ouverte, en 1679, par le Sepulchretum de Théophi-
le Bonet, de Genève, qui propose un certain nombre d'observations
d'anatomie pathologique. Bien que ses recherches manquent de ri-
gueur et mélangent la vérité positive et les résidus mythiques, Bonet
définit sous le nom d’anatome practica, une anatomie appliquée, ap-
pelée à vérifier les inductions du médecin : l'organisme du malade est
le grand livre dont l'étude [456] doit remplacer celle des ouvrages tra-
ditionnels. En Italie, puis à Leyde cette nouvelle attention au réel s'af-
firme peu à peu.
Le grand nom est celui de l'Italien Giovanni Battista Morgagni
(1682-1771) ; il résume l'expérience de sa vie dans les deux volumes
de son De sedibus et causis morborum per anatomen indagatis, parus
à Venise en 1761, et se flatte de réunir les résultats d'innombrables
dissections. Professeur de médecine pratique à Padoue à partir de
1711, Morgagni occupe en 1715 la chaire d'anatomie, illustrée deux
siècles auparavant, par Vésale. L'idée maîtresse de Morgagni consiste
à rapprocher systématiquement le syndrome morbide constaté de ma-
nière empirique avec les lésions constatées à l'autopsie, ce qui suppo-
se, contrairement aux théories humorales en vigueur à l'époque, une
localisation possible des causes morbides. Il s'agit là, estime Sigerist,
d'une « grandiose tentative de synthèse. La pathologie spéciale est ex-
posée dans son ensemble avec son soubassement anatomique. Le
symptôme n'est plus une entité aérienne. Il est poursuivi dans l'orga-
nisme jusqu'à l'organe où il a pris naissance 842 ». L'enseignement cli-
nique issu de Boerhaave tel qu'on le pratique à Vienne insiste sur l'his-
toire de la maladie ; Morgagni, fondateur de l'anatomie pathologique,
cherche l'explication dans les protocoles de dissection, ce qui permet
d'individualiser les entités morbides.
Le titre de l'ouvrage de Morgagni implique que le mal a un siège
localisable, et que l'analyse anatomique permettra d'établir les causes
des processus morbides. Le territoire organique donne prise à une

842 Op. cit., p. 172.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 600

géographie qui étale sous les yeux la réalité matérielle de la maladie,


comprise désormais comme la corrélation entre un ensemble de symp-
tômes et un ensemble de lésions. La spéculation perd ses droits ; le
médecin doit savoir de quoi il parle. Par exemple, il existe diverses
affections des poumons : bronchites, pneumonie, phtisie, etc. ; mais le
phtisique est le seul des malades de cette catégorie dont les poumons
révèlent à l'autopsie des tubercules caractéristiques. Un diagnostic dif-
férentiel est donc possible. Le De sedibus et causis morborum étudie
dans l'ordre traditionnel les maladies de la tête, du thorax, du ventre,
puis les affections chirurgicales et celles qui concernent le corps dans
son entier.
L'œuvre de Morgagni se heurte à de considérables résistances, et
ne s'imposera qu'au XIXe siècle, où l'expression « aller chez Morga-
gni », dans le jargon des hôpitaux, signifiera « recourir à l'autopsie ».
Au XVIIIe siècle, cette conception neuve pose de nombreux problèmes,
en ce qui concerne l'interprétation des lésions, et la distinction entre
l'état normal et l'état pathologique des tissus considérés. Il faudra mul-
tiplier les observations, recourir à de nouvelles méthodes d'analyses, y
compris l'approche histologique, pour conférer à la dissection toute la
rigueur désirable. Les adversaires de Morgagni soulignaient qu'un
diagnostic post mortem ne présente pas grand intérêt pour la médecine
pratique, préoccupée modestement de guérir les malades. Certains
ajoutaient que les révélations de l'autopsie sont suspectes ; les consta-
tations faites sur le cadavre ne sauraient valoir du vivant, dépouillé
entre temps de sa caractéristique [457] la plus essentielle. Enfin les
réalités anatomiques ne pouvaient être interprétées correctement que
dans la mesure où la physiologie donnait une bonne connaissance du
fonctionnement des organes considérés. Le retard épistémologique de
la physiologie, en dépit de l'œuvre de Haller, ne devait être comblé
que peu à peu, et le décalage entre l'anatomie et la physiologie expli-
que le temps écoulé avant que la discipline anatomo-pathologique
puisse pleinement porter ses fruits.
La médecine du XVIIIe siècle sera une médecine des idées et une
médecine des concepts, faute de pouvoir être une médecine des faits et
des malades. Mais c'est à travers les idées et les concepts que la prati-
que médicale finira par trouver le chemin des faits et des hommes. Le
XVIIe siècle avait développé l'application de la révolution mécaniste au
domaine organique, entré dans le droit commun de l'intelligibilité
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 601

physico-mathématique. L'école des iatro-mécaniciens procède, en Ita-


lie, de l'exigence galiléenne, développée par Sanctorius (1561-1636),
par Borelli (1608-1678), Bellini (1643-1703) et Baglivi (1668-1706),
dont la Praxis medica est un des grands livres du siècle (1695) 843. Le
schéma cartésien invite à une interprétation du fonctionnement orga-
nique selon le modèle d'une machine complexe dont les rouages exé-
cutent plus ou moins régulièrement la tâche qui leur a été dévolue par
le constructeur de l'automate humain. La géométrisation de l'univers
commande la géométrisation de l'homme, robot dont les membres et
les organes sont autant d'outils pour la mise en œuvre des énergies
physiques selon des normes calculables. Comme le constate en 1702
le médecin londonien Mead (1673-1754) : « Maintenant les médecins
s'intéressent aux mathématiques. La médecine va devenir une science
exacte. » L'interprétation des épures physiques va permettre de mettre
en équations l'ordre de la vie. Dès le XVIIe, toutes sortes de computa-
tions sur des bases incertaines et contradictoires établissent la comp-
tabilité du travail du cœur, de l'estomac ou des membres ; les chiffres
que l'on met en avant, bien qu'ils correspondent à des analogies gros-
sières, procurent à ceux qui les manipulent des satisfactions indiscuta-
bles.
Ces imaginations trouvent des défenseurs au XVIIIe siècle. La circu-
lation du sang, qui suscite parmi les médecins et chirurgiens, aux alen-
tours de 1730, la querelle de la saignée, paraît pouvoir être axiomati-
sée selon les normes de l'hydrostatique. Le Cat, chirurgien de l'Hôtel-
Dieu de Rouen, communique en 1744 à l'Académie des Sciences et
Belles-Lettres de cette ville un projet d'homme artificiel, capable
d'exercer mécaniquement les diverses fonctions vitales. Par cet auto-
mate, peut-on lire dans le procès-verbal de l'Académie, Le Cat « espè-
re faire voir toutes les opérations de l'homme vivant, la circulation du
sang, le mouvement du cœur, le jeu des poumons, la déglutition des
aliments, leur digestion, les évacuations, la réplétion des vaisseaux
sanguins et leur déplétion par la saignée, la parole même et l'articula-
tion des mots, le tout par le moyen d'un nombre infini de grands et
petits ressorts et de contrepoids, et il a [458] rendu son projet sensible
à l'Académie en exposant à ses yeux plusieurs planches où il avait fait

843 Cf. notre Révolution galiléenne, Payot, 1969, t. II, pp. 213 sqq., sur l'école
des Iatro-Mécaniciens.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 602

donner les différentes parties intérieures et extérieures de la machine


qu'il médite et la figure des ressorts qui y seront employés 844. »
Le merveilleux mécaniste de l'homme machine demeure présent en
ce siècle qui se passionne pour les automates de Vaucanson. Dès
avant Le Cat, en 1741, le mécanicien soumettait à l'Académie des
Beaux-Arts de Dijon « un projet qu'il a imaginé, de construire une fi-
gure automate, qui imitera dans ses mouvements les opérations anima-
les, la circulation du sang, la respiration, la digestion, le jeu des mus-
cles, tendons, nerfs, etc. L'auteur prétend que l'on pourra par le moyen
de cet automate faire des expériences sur les fonctions animales et en
tirer des inductions pour connaître les différents états de la santé des
hommes afin de remédier à ses maux. Cette ingénieuse machine qui
représentera un corps humain pourra servir enfin à faire des démons-
trations dans un cours d'anatomie 845 ». La machine de Le Cat ne fut
pas réalisée et les automates de Vaucanson ne présentaient que des
simulations mécaniques des fonctions physiologiques. Le fameux ca-
nard construit par ses soins prétendait représenter la fonction digesti-
ve : il picorait du grain et rejetait des excréments, mais ceux-ci
n'étaient qu'une bouillie préalablement disposée à l'intérieur de l'en-
gin. Cet habile truquage n'avait rien à voir avec les opérations réelles.
Quesnay, médecin et chirurgien, dans son Traité des effets et des
usages de la saignée (1750), évoque la possibilité de mettre au point
un modèle mécanique de la circulation du sang, grâce à un système de
tubes de fer blanc, obéissant aux lois de l'hydrodynamique ; d'autres
avaient songé à un ajustage de tubes de verre. Mais ces tentatives
étaient vouées à l'échec, même dans l'ordre proprement technique ;
comme le souligne Quesnay, « nos liquides n'éprouvent pas le même
frottement dans les artères parce qu'elles ne sont pas comme les ca-
naux (de fer blanc) dont nous venons de parler, privées d'action. Au
contraire, leurs parois sont actives et agissent dans tous leurs
points 846 ». Il faudrait mettre en œuvre des matériaux doués de l'élas-
ticité propre à la matière vivante. L'obstacle matériel avait attiré l'at-

844 Cité dans A. DOYON et L. LIAIGRE, Jacques Vaucanson, P.U.F., 1966, p.


150.
845 Séance du 9 août 1741, procès-verbal cité dans DOYON et LIAIGRE, op. cit.,
p. 148.
846 QUESNAY, Traité des effets et des usages de la saignée, 1751, p. 161, dans
DOYON et LIAIGRE, op. cit., p. 152.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 603

tention de Vaucanson ; pour surmonter cette difficulté, des mesures


furent prises en France en vue d'utiliser la gomme élastique recueillie,
aux confins de la Guyane et du Brésil, sur un arbre, baptisé par Linné
Hevea Brasilensis. Les autorités encouragèrent ces recherches, mais
elles ne donnèrent pas, du vivant de Vaucanson, des résultats suffi-
sants ; l'industrie du caoutchouc ne devait s'affirmer que plus tard 847.
La fabrication de tubes élastiques n'aurait pas suffi pour résoudre
[459] la question. Il existe une différence d'ordre entre le mécanique et
le vivant, qui se manifeste dans l'expérience par l'extrême complexité
de chaque dispositif organique ; la réduction analytique se perd dans
le détail, elle est condamnée à ne pas aboutir, parce qu'elle est appli-
quée ici à un domaine qui n'est pas le sien. D'Alembert, mathémati-
cien et physicien, dans ses Éléments de philosophie, au chapitre
consacré à l'hydrostatique et à l'hydraulique, souligne que ces disci-
plines doivent renoncer à l'espérance de soumettre à leurs lois les
fonctions physiologiques. « Il ne faudrait pas s'imaginer surtout, avec
quelques médecins modernes, que la théorie du mouvement des flui-
des dans des tuyaux ou solides ou flexibles pût nous conduire à celle
de la mécanique du corps humain, de la vitesse du sang, de son action
sur les vaisseaux dans lesquels il circule. Il serait nécessaire, pour ré-
ussir dans une telle recherche, de savoir exactement jusqu'à quel point
les vaisseaux peuvent se dilater, de quelle manière et suivant quelle loi
ils se dilatent, de connaître parfaitement leur figure, leur élasticité plus
ou moins grande, leurs différentes anastomoses, le nombre, la force et
la disposition de leurs valvules, le degré de chaleur et de ténacité du
sang, les forces motrices qui le poussent. Encore quand chacune de
ces choses serait parfaitement connue, la grande multitude d'éléments
qui entreraient dans une pareille théorie nous conduirait vraisembla-
blement à des calculs impraticables. C'est en effet ici un des cas les
plus composés d'un problème dont le plus simple est fort difficile à
résoudre. Lorsque les effets de la nature sont trop compliqués et trop
peu connus pour pouvoir être soumis à nos calculs, l'expérience est le
seul guide qui nous reste ; nous ne pouvons nous appuyer que sur des
indications déduites d'un grand nombre de faits (...) Il n'appartient qu'à

847 Cf. ibid., pp. 153-160.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 604

des physiciens oisifs de s'imaginer qu'à force d'algèbre et d'hypothè-


ses, ils viendront à bout d'en dévoiler les ressorts 848... »
La médecine, ne pouvant adopter le statut d'une science rigoureuse,
doit se contenter d'être une science expérimentale. La biologie méca-
niste a eu tort d'utiliser pour l'explication du fonctionnement organi-
que la désastreuse procédure a priori mise en œuvre par Descartes
dans les Principes de la philosophie. La voie du progrès est de se li-
vrer sans parti-pris à l'investigation des phénomènes selon les procé-
dures préconisées par Bacon et mises en œuvre par Newton et son
contemporain Sydenham. Les hypothèses de structure, dans la mesure
où elles égarent les esprits sur le chemin d'une prétendue vérité, qui
masque la réalité, sont dangereuses. En pathologie comme en théra-
peutique, il faut s'occuper du malade concret plutôt que de la maladie
en son abstraction.
De cette orientation, la meilleure illustration pourrait être fournie
par le grand nom de l'école hollandaise, Hermann Boerhaave (1668-
1738), gloire européenne de la Faculté de Leyde où, rapporte la tradi-
tion, il attirait des étudiants en si grand nombre que l'on fut obligé,
pour les loger, de mettre bas une partie des remparts de la cité. Or
Boerhaave, [460] par sa formation et par l'essentiel de sa doctrine, doit
être rangé au nombre des iatro-mécaniciens. Il avait été l'élève d'un
maître de cette école, l'Écossais Archibald Pitcairn (1652-1713) ; en
même temps qu'un médecin, il est un physicien, un chimiste et même
un botaniste. Son cours de chimie, publié à Paris, sans son autorisa-
tion, en 1724 (Expérimenta et institutiones Chemiae), atteste sa répu-
tation dans ce domaine ; il finira par éditer lui-même à Leyde des
Elementa Chemiae en 1732 pour sauvegarder l'authenticité de sa pen-
sée. Il a pour collègues à l'université Musschenbroek et s'Gravesande,
introducteurs de la physique newtonienne sur le continent. Partisan,
comme Newton, de la doctrine corpusculaire, il admet que l'explica-
tion des phénomènes physiques et vitaux doit être recherchée, en der-
nière analyse, dans des combinaisons de différents types de particules
animées de mouvements divers. Sa thèse de médecine, en 1693, por-
tait sur l'utilité de l'analyse des excréments et des urines, en tant que
révélateurs des processus morbides. Mais ces conceptions atomisti-

848 D'ALEMBERT, Essai sur les éléments de philosophie ou sur les principes des
connaissances humaines, 1759, ch. XIX ; Œuvres, 1805, t. II, pp. 448-449.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 605

ques, comme chez nombre de ses contemporains, ne constituent que


des incitations à la recherche expérimentale ; ce ne sont nullement des
présupposés métaphysiques. Son discours sur la recherche de la vérité
en physique (De comparando certo in physicis) qui, selon Brunet,
« ne devait pas tarder à devenir en quelque sorte le manuel de la mé-
thode expérimentale » développe l'idée de « l'impossibilité dans la-
quelle nous nous trouvons de découvrir les principes des choses. Qu'il
y ait derrière le changement et les apparences, que nous révèle l'uni-
vers, quelque chose qui en fonde l'existence, cela est bien certain.
Mais nous pouvons assurer avec la même assurance que nous ne par-
viendrons pas à la connaissance de cette réalité 849 ». Les représenta-
tions que l'on peut esquisser à ce sujet n'ont aucune valeur probante ;
il faut imiter l'humilité épistémologique de Newton à propos du
concept d'attraction. « On a beau examiner la nature de l'âme et du
corps, les connaissances qu'on a jusqu'à présent ne nous apprennent
point comment ces deux substances peuvent agir mutuellement l'une
sur l'autre, ou souffrir tour à tour l'une de l'autre. En effet, comme on
n'en connaît que les effets qu'on a observés, on n'explique rien en les
alléguant 850. » On doit s'en tenir à l'étude attentive des effets, des
phénomènes, sans prétendre remonter jusqu'aux raisons essentielles :
« Quant aux dernières causes métaphysiques et aux premières physi-
ques, comme les éléments, l'origine, etc. de la première forme, des
semences et du mouvement, il n'est ni utile, ni nécessaire, ni même
possible à un médecin de les rechercher 851. »
Les œuvres médicales de Boerhaave furent traduites et commen-
tées en français par le jeune Lamettrie qui pensa pouvoir appuyer sur
le mécanisme du médecin hollandais le matérialisme de son Homme
machine. La Mettrie se trompait, ou il abusait de la confiance de ses
[461] lecteurs, ainsi que le fit voir la protestation de Haller 852. On
trouve parfois chez Boerhaave le vocabulaire et le style de pensée des
iatro-mécaniciens : « Les solides sont ou des vaisseaux qui contien-

849 Pierre BRUNET, Les physiciens hollandais et la méthode expérimentale en


France au XVIIIe siècle, Blanchard, 1926, p. 42.
850 Institutions de Médecine de M. Hermann BOERHAAVE, trad. LA METTRIE,
art. 27, 2e éd., 1743, p. 97.
851 Ibid., art. 28, pp. 104-105.
852 Sur la polémique à propos de la dédicace de L'Homme machine à Haller, cf.
plus haut, p. 424.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 606

nent les humeurs, ou des instruments tellement construits, figurés et


liés entre eux qu'il se peut faire, par leur fabrication particulière, cer-
tains mouvements déterminés, s'il survient une cause mouvante. On
trouve en effet dans le corps des appuis, des colonnes, des poutres, des
bastions, des téguments, des coins, des leviers, des aides de leviers,
des poulies, des cordes, des pressoirs. La faculté d'exécution des mou-
vements par le moyen de ces instruments s'appelle fonction ; ce n'est
que par les lois mécaniques que ces fonctions se font, et ce n'est que
par ces lois qu'on peut les expliquer 853. » La réduction de la biologie
est clairement affirmée ; Boerhaave soutient dans le domaine vital la
prépondérance des solides sur les fluides, contrairement à la doctrine
plus souple des humoristes qui admettent des régulations d'ensemble
sous l'influence des principales humeurs de l'organisme. « Les parties
fluides sont contenues dans les solides, mues, déterminées dans leur
mouvement, mêlées, séparées, changées. Elles meuvent les vaisseaux
avec les instruments qui sont liés avec eux, usent, changent leurs pa-
rois et réparent les pertes qu'elles y ont causées. Ces actions se font
selon les lois hydrostatiques, hydrauliques et mécaniques. On doit
donc les expliquer conformément à ces lois, quand on est venu à bout
de connaître auparavant la nature de chaque humeur en particulier, et
les actions qui en dépendent uniquement, autant qu'on peut les décou-
vrir par toutes sortes d'expériences 854. »
Boerhaave a choisi le physicalisme solidiste. Mais il s'agit là d'une
question de doctrine, à propos de laquelle le maître de Leyde répète ce
que cent autres avaient dit avant lui. Haller, dans les notes de son édi-
tion des Institutions de Médecine, soulignait le caractère arbitraire et
fantaisiste des interprétations physicistes, qui nient la spécificité de
l'ordre vital : « N'appliquons jamais au corps humain des théorèmes
qui regardent des corps d'une autre nature connue ; car tout ce qu'on
nous a dit sur des tuyaux d'une résistance infinie, sur un liquide qui
n'est ni compressible ni visqueux, ne peut que porter à faux, étant ap-
pliqué à nos vaisseaux, qui sont flexibles et élastiques et qui contien-
nent des humeurs susceptibles de compression et visqueuses 855. » Si

853 Institutions de Médecine, art. 40.


854 Ibid., art. 41.
855 Institutions de Médecine, commentaire de l'article 193 éd. citée, t. I, p. 69 ;
La Mettrie présente ces réflexions comme reproduisant » les excellentes
notes de M. Haller, habillées à la française ».
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 607

Boerhaave a dominé la médecine de son temps, ce n'est pas à cause de


son mécanisme, c'est en dépit de ce mécanisme. Ce n'est pas lui qui a
écrit l'Homme machine ; il aurait repoussé fermement ce genre de
spéculations.
On trouve chez lui les éléments d'un discours de la méthode en
médecine selon les normes de la philosophie expérimentale, fondée,
en dehors de toute intempérance spéculative, sur « l'observation et
l'expérience ». [462] Celles-ci doivent être acquises : « 1. par l'histoire
exacte de la maladie, de ses causes, de sa nature, de ses effets ; 2. par
la juste énumération des choses qui ont paru favorables ou contraires,
soit qu'on les ait employées par hasard ou suivant les règles de l'art ; 3.
par la dissection et l'examen des cadavres de ceux dont on avait aupa-
ravant observé les maladies 856. » Ce qui est esquissé ici, c'est la mé-
thode clinique, à laquelle Boerhaave devra sa célébrité. Le même texte
décrit la procédure à employer pour « décrire l'histoire et la curation
des maladies » ; il convient d'abord d'exposer fidèlement et avec ordre
« les symptômes inséparables, propres et communs, de chaque mala-
die », puis « de détailler tout ce qu'un malade a fait, mangé, bu, rete-
nu, évacué, et quelles ont été les suites » ; enfin il faut « indiquer les
secours qu'on peut tirer du régime, de la chirurgie, de la pharmacie,
avec la meilleure manière de les appliquer 857 ». L'interprétation vien-
dra ensuite, avec la préoccupation constante de fixer des règles préci-
ses pour la pratique.
Boerhaave a mis au point le code de procédure de la médecine cli-
nique, en étroite union avec la pratique hospitalière. Leyde a été le
centre de rayonnement de la clinique médicale moderne. L'arrière-
plan théorique de référence pourra changer sans que soit compromis le
nouvel espace mental de la clinique, au sein duquel se définit au jour
le jour une conception de l'exercice de la fonction médicale. L'initia-
teur de la physiologie moderne, Haller, pourra se réclamer de Boer-
haave, bien qu'il rejette la métaphysique solidiste et les schémas dé-
suets de l'Homme machine. La discontinuité théorique n'exclut nulle-
ment une continuité pratique. Si Boerhaave est à certains égards un
continuateur de Descartes, sur la voie qui mène à Lamettrie, il n'en est

856 Aphorismes de M. Herrmann BOERHAAVE, Sur la connaissance et la cure


des maladies, trad. LA METTRIE, Rennes, 1738, p. 3.
857 Ibid., p. 4.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 608

pas moins l'héritier de Sydenham et le maître de la clinique moderne.


On lui doit d'admirables descriptions de la pleurésie, de la pneumonie
et des affections inflammatoires du poumon ; ses examens systémati-
ques mettent en œuvre le thermomètre, la loupe, l'analyse des urines ;
il se préoccupe de pharmacopée et de diététique, dans le même esprit
de sagacité expérimentale, et fait du jardin botanique de Leyde un lieu
célèbre dans l'Europe entière. Sous son impulsion la médecine tend à
devenir une pratique rationnelle, valable en dehors même du cadre
conceptuel où elle a pris naissance. Le clinicien Boerhaave a racheté
le théoricien attardé du mécanisme ; de même pour Baglivi (1668-
1707), dont la doctrine mécaniste compte moins que l'empirisme ex-
périmental en matière de pratique médicale.
Dans l'œuvre de Boerhaave, le passage s'opère entre une médecine
d'obédience métaphysique et une médecine positive qui élimine peu à
peu les résidus doctrinaux. Si Boerhaave et Leyde demeurent marqués
par le mécanisme, l'université de Halle, fondée en 1694, maintient en
sa faculté de médecine la tradition d'un dynamisme animiste, qui se
réclame des précédents de Paracelse et de Van Helmont et, dans le
présent, offre certaines affinités avec la pensée de Leibniz. Les deux
[463] maîtres de cette école sont Friedrich Hoffmann (1660-1742) et
Georg Ernst Stahl (1660-1734). L'Université est le haut lieu d'où
rayonne l'influence du renouveau piétiste. Hoffmann, ami de Spener et
de Francke, est associé à leur œuvre dès la création de la nouvelle ins-
titution ; l'un de ses livres est dédié « au Dieu en trois Personnes, le
Médecin Suprême ». Les œuvres de Stahl portent en exergue la devise
Soli Deo gloria, qui figure sur les cantates de Bach. Il existe un lien
entre cette atmosphère spirituelle et l'intérêt porté par les maîtres de
Halle à la chimie ; ils se réclament de la chimiatrie ou de la iatro-
chimie, qui s'oppose à la iatro-physique. Or, bien que la chimie ait
réalisé de grands progrès dans le sens de l'autonomie expérimentale
grâce à Robert Boyle, tout se passe comme si se perpétuaient en elle
des rémanences de l'alchimie traditionnelle, qui mettait en œuvre les
propriétés vivantes des substances organiques. L'idéal épistémologi-
que du mécanisme est d'étaler dans l'espace le fonctionnement de l'or-
ganisme, décomposé partes extra partes. La chimiatrie se réfère au
contraire aux puissances immanentes, aux forces constituantes de l'ac-
tivité vitale.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 609

Le modèle épistémologique mis en œuvre par Hoffmann est celui


de la monade leibnizienne. Sa doctrine, influente en son temps, est un
organicisme, mais qui respecte l'exigence de l'intelligibilité mécaniste
pour l'interprétation du détail des phénomènes, ce qui lui évite de suc-
comber à la tentation des systèmes d'inspiration alchimique, à la ma-
nière de Paracelse, de Van Helmont, où l'imagination prend trop sou-
vent le pas sur l'observation des phénomènes, et lui permet de pro-
mouvoir certaines innovations en matière thérapeutique. Il y a parmi
ses œuvres une Medicinae mechanicae idea universalis (1693) et un
recueil intitulé Dissertationum physico-medicorum selectiorum decas
(1729), qui attestent son souci de précision scientifique. Mais ses
Fundamenta physiologiae (1718) révèlent que la chimiatrie a été une
voie d'approche pour la compréhension de la spécificité vitale, irré-
ductible au déterminisme physique. La vie est un ensemble de proces-
sus mécaniques, où l'âme ne prend aucune part ; les fonctions corpo-
relles sont assurées par le métabolisme de fluides, dotés de propriétés
organiques : fluide nerveux, fluide séminal et sang. Ce dernier est
composé de soufre, qui entretient la chaleur vitale, d'air et de terre ; le
poumon mélange les composantes du sang et y ajoute de l'éther at-
mosphérique. Cette chimie organique se développe d'une manière au-
tonome, et la santé ou la maladie correspondent à l'équilibre ou au dé-
séquilibre des composantes de la vie corporelle. La théorie des hu-
meurs est complétée par une doctrine des fibres musculaires, éléments
constitutifs du corps humain, dont le tonus sous-tend la situation or-
ganique, donnant lieu à deux sortes d'insuffisance, atonie et spasme,
qui correspondent à des troubles hypo- ou hyper de l'individualité.
Ces indications montrent le caractère spéculatif des idées de Hoff-
mann, en dépit de ses prétentions à l'exactitude scientifique. Sa phy-
siologie comme sa chimie manquent de positivité. Il construit avec
des éléments incertains, les seuls disponibles, un système qui apparaît
comme une allégorie du réel et non une interprétation scientifique.
Une histoire des [464] sciences conçue comme une histoire des signi-
fications peut relever ici une nouvelle orientation de la pensée, dans le
sens d'un rejet des fantasmes traditionnels, qui, à travers les hésita-
tions du langage, prépare la mise en œuvre de nouveaux schémas ex-
plicatifs. Ceux-ci apparaissent déjà clairement dans l'œuvre du grand
collègue et confrère de Hoffmann à Halle, son ami et parfois son ad-
versaire, Georg Ernst Stahl. Esprit de large envergure, Stahl a sa place
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 610

à la fois dans l'histoire de la chimie et dans celle de la médecine ; sa


Theoria medica vera (1707) mérite autant de considération, mais pas
davantage, que ses Fundamenta chymiae dogmatico-rationalis et ex-
perimentalis (1732). La gloire chimique de Stahl, sa théorie du phlo-
gistique, souffre d'avoir été éclipsée, à la fin du siècle, par la réforme
de Lavoisier ; cette théorie représentait pourtant dans l'histoire du sa-
voir un incontestable progrès. En 1837, le savant J.-B. Dumas, dans
ses Leçons de philosophie chimique, notait que « à cette époque obs-
cure, la pensée de Stahl produit l'effet d'un éclair au milieu de la nuit,
qui fend la nue et brille tant que l'œil peut le suivre 858 ». Un historien
récent estime que « le système de Stahl élevait brusquement la chimie
au rang de science ordonnée. Compatible avec la philosophie newto-
nienne, qui donnait naissance aux affinités chimiques, ce système fut
universellement admiré et considéré comme le dernier perfectionne-
ment que la chimie était susceptible de recevoir. Tous les chimistes du
XVIIIe siècle furent formés à son école 859 ». En France, la chimie sta-
hlienne eut pour introducteur le baron d'Holbach, qui traduisit en 1766
le Traité du Soufre ; passionné de minéralogie et de chimie, le baron
trouve chez Stahl certains éléments de sa philosophie de la nature. Se-
lon Daumas, « il faut se débarrasser de cette idée qu'avant Lavoisier,
la chimie n'existait pas 860 ».
Dans une large mesure, la chimie prélavoisienne est une chimie
stahlienne. Stahl systématise et rationalise un domaine dont le statut
hésitait entre l'immanence et la transcendance. La chimie est la scien-
ce de la matière ; les éléments constituants de la réalité ne se réduisent
pas à des caractères géométriques ; ils sont conçus comme des princi-
pes de vie et d'action. C'est seulement au XIXe siècle, en particulier
grâce aux travaux de Wöhler, que la chimie « organique » se séparera
de la chimie minérale. La philosophie de la nature au XVIIIe siècle
s'appuie sur l'existence d' atomes animés » ou de « molécules organi-
ques », corpuscules doués de propriétés vitales, dont la mise en œuvre
facilitait l'élaboration des synthèses matérialistes, procédant à partir
d'une vie présupposée au départ.

858 J.-B. DUMAS, Leçons de Philosophie chimique, 2e éd., 1878, p. 83.


859 Maurice DAUMAS, Lavoisier théoricien et expérimentateur, P.U.F., 1955, p.
12.
860 Ibid., p. 158 ; cf. Hélène METZGER, Newton, Stahl, Boerhaave et la doctrine
chimique, Alcan, 1930.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 611

La théorie biologique et médicale de Stahl s'apparente à sa théorie


chimique. La doctrine du phlogistique permet une élucidation ration-
nelle d'un certain nombre de phénomènes chimiques, ainsi libérés de
l'emprise des représentations alchimiques. Le vitalisme sera un effort
[465] pour interpréter les phénomènes tels qu'ils s'offrent à l'observa-
tion. Or le dualisme cartésien, qui se perpétue dans le iatro-
mécanisme, et jusque dans les thèses de Boerhaave, est infidèle à la
réalité, laquelle n'autorise nullement une comptabilité en partie double
pour ce qui concerne l'âme et ce qui concerne le corps. « Avant toute
chose, estime Stahl, il convient de savoir en quoi consiste ce qu'on
appelle vulgairement la vie. Quelle est sa réalité formelle ? (...) Quelle
est son utilité et sa nécessité dans le corps ? (...) Est-elle seulement
utile au corps, et quand, ou bien absolument nécessaire ? 861 » Le mé-
canisme ne permet pas d'établir une distinction nette entre un être vi-
vant et un cadavre ; Descartes, emporté par la logique de son système,
a été conduit à refuser aux bêtes toute espèce de conscience. Or la
théorie de l'animal-machine est manifestement contraire à l'évidence
des faits.
Le vitalisme de Stahl ne prétend pas nier le mécanisme, mais seu-
lement intégrer, dans le domaine de la vie, les systèmes mécaniques à
une réalité plus vaste où se font sentir des impulsions d'un ordre spéci-
fiquement différent. La vie organique ne peut exister en l'absence de
dispositifs physiques fonctionnant suivant leurs propres principes,
mais ces mécanismes sont surdéterminés et orientés par l'intervention
d'une finalité immanente. Lorsque cette finalité cesse de s'exercer, le
corps, physiquement subsistant, se trouve bientôt en proie à la décom-
position. Stahl publie en 1706 une Disquisitio de mechanismi et orga-
nismi diversitate, et en 1707 un essai De vera diversitate corporis vivi
et mixti, dont le thème est l'affirmation de la spécificité de la vie.
L' « organisme » de Stahl (nous dirions aujourd'hui « organicisme »)
est la doctrine opposée au mécanisme : un corps vivant n'est pas un
simple mixte composé d'éléments matériels soumis aux seules lois
physiques. La Theoria medica vera de 1708 se propose, dit le sous-
titre, d'établir, par la raison et par l'expérience, les principes d'une
physiologie et d'une pathologie (physiologia et pathologia), les deux
parties d'une médecine authentique. L'âme est immanente à la matiè-

861 STAHL, Theoria medica vera, Halle, 1708, p. 253.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 612

re ; elle meut le corps du dedans, en vertu de la spontanéité qui lui est


propre ; mais l'animisme de Stahl demeure plus près de l'expérience
que le système de Van Helmont, qui personnifiait les forces vitales, et
s'appuyait sur une mythologie des dynamismes organiques. Les fonc-
tions sont observées dans l'expérience et déterminées d'après leurs ef-
fets.
La pensée de Stahl consacre un retour au thème hippocratique de la
nature médicatrice. L'âme intervient à la manière d'un principe régula-
teur, selon le schéma de l'attraction newtonienne. Si l'animisme de
Stahl a été souvent dénoncé et condamné, par des gens qui d'ordinaire
ne l'avaient pas lu, c'est qu'il heurtait de front les préjugés physicalis-
tes des iatro-mécaniciens du XVIIIe siècle, aussi bien que le scientisme
positiviste du XIXe. C'est à Stahl que revient le mérite d'avoir tiré la
médecine de l'ornière mécaniste. Comme le souligne Canguilhem, la
biologie de Stahl s'appuie (ou tente de s'appuyer) sur les propriétés
positives d'excitabilité et de réactivité des tissus ; selon le De motu
tonico vitali [466] (1692), le mouvement tonique, lié à la force vitale,
est lié à l'intervention de l'âme raisonnable et immatérielle : « Sous ce
rapport, lui aussi se veut newtonien à sa façon, en refusant de suppo-
ser une diversité de causes pour expliquer des effets semblables entre
eux. Tout mouvement involontaire du vivant est encore, dans la mesu-
re où une finalité s'y révèle, un mouvement déterminé par l'âme, bien
que sans calcul explicite et sans conscience 862. »
L'âme seule assure l'unité organique, inspire et coordonne les
mouvements vitaux. Il existe une coupure entre l'ordre physique et
l'ordre biologique ; Stahl reprend à son compte, pour caractériser cette
discontinuité, l'adage antique : ubi incipit medicus, ibi desinit physi-
cus ; le domaine du médecin commence là où s'arrête celui du physi-
cien. L'âme règle les rythmes des fonctions organiques, elle inspire les
émotions et les sentiments, elle tend à préserver la santé et permet, par
l'intermédiaire de la maladie, le retour à l'ordre dans les cas de désé-
quilibre ; sans l'action constante de ce dynamisme naturel, le corps
humain tombé en putréfaction fait retour à la matière. Le mérite de
Stahl se trouve dans le refus de toute intempérance spéculative ; le
domaine propre à la recherche est celui de l'observation ; les tentations

862 G. CANGUILHEM, in Histoire générale des Sciences, p. p. R. TATON, t. II,


P.U.F., 1958, p. 607.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 613

de la métaphysique sont rejetées autant que faire se peut ; il ne s'agit


jamais de renoncer aux exigences de la discipline rationnelle. Stahl a
pu être un des inspirateurs de la philosophie romantique de la nature
en Allemagne, mais il ne s'est jamais abandonné pour sa part aux ex-
cès de l'irrationalisme. « Il se pourrait, écrit Canguilhem, que Stahl, si
injustement décrié, alors et depuis, pour son « animisme » — réaction
pourtant initialement saine contre les exagérations caricaturales des
mécanistes — soit plus important que Boerhaave en raison de l'inspi-
ration profondément chimiste de ses théories. L'intérêt qu'il accordait
aux réactions de fermentation maintenait l'attention des biologistes
fixée sur les phénomènes qui devaient jeter, par les travaux de Liebig
et de Pasteur, un pont entre la chimie minérale et la chimie organi-
que 863. »
A la génération suivante, le grand nom de la théorie médicale est
en Europe le Suisse Albrecht von Haller (1708-1777), originaire de
Berne où commença et prit fin sa glorieuse existence, mais qui consa-
cra la meilleure part de sa carrière au service de l'université de Goet-
tingen où il enseigna de 1736 à 1753. Enfant prodige, doué pour les
lettres autant que pour les sciences, poète célèbre de l'idylle et de
l'élégie alpestre, Haller est un scrupuleux, imprégné d'esprit piétiste, et
dont le journal intime atteste les tourments pascaliens. Il appartient à
la famille des encyclopédistes, soucieux de totaliser la connaissance ;
il est capable d'opposer au système de Linné une synthèse botanique
de son invention. Il a étudié la médecine à Leyde, où il eut pour maî-
tres le célèbre anatomiste Albinus et surtout Boerhaave, dont il se pro-
clamera le disciple reconnaissant. Il a complété sa formation à Lon-
dres et à Paris, avec l'anatomiste Winslow. Revenu en Suisse en 1728,
il projette d'écrire une [467] flore du pays ; à la suite d'un voyage dans
les Alpes avec son ami le poète Gesner, il compose le poème Die Al-
pen. L'événement décisif de sa vie est son appel à Goettingen, univer-
sité nouvelle du Hanovre, où on lui offre une chaire d'anatomie, de
chirurgie et de botanique. Goettingen devient vite un centre actif de la
vie culturelle en Europe, en dehors des sujétions traditionnelles ; de
par la volonté même des fondateurs, les activités d'enseignement doi-
vent se prolonger en travaux de recherche. Haller, maître d'oeuvre
pour les études médicales, imite à Goettingen l'exemple de Leyde. Il

863 Ibid., p. 594.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 614

crée un jardin botanique, un enseignement clinique à la manière de


Boerhaave, insiste sur les travaux d'anatomie, contribue au dévelop-
pement de la riche bibliothèque et aux travaux de la Société royale des
Sciences, créée en 1751 pour encourager les professeurs à l'enrichis-
sement du savoir. Haller est le premier président de cette brillante
académie. Après dix-sept années fécondes, Haller quitte Goettingen
en 1753, pour des raisons de santé physique et morale, qui tiennent à
son caractère scrupuleux et tourmenté. Dans la patrie bernoise retrou-
vée, il mettra au point et publiera l'œuvre maîtresse de sa vie, les Ele-
menta physiologiae corporis humant, parus en huit volumes de 1757 à
1766.
Haller (1708-1777) est le contemporain de Linné (1707-1778) et
de Buffon (1707-1788). Il appartient à la famille des esprits de synthè-
se dont l'ambition, renouvelée de Newton, est de réduire la nature en-
tière à l'intelligibilité des lois simples et universelles. Un mot résume
l'entreprise de Haller, le mot physiologie, imposé au langage scientifi-
que avec un sens nouveau. Il ne s'agit nullement d'un néologisme ;
physiologia est un mot grec classique ; Aristote l'emploie pour dési-
gner toute recherche ou réflexion portant sur la nature. A l'origine
donc, physiologie est un synonyme de physique ; à la racine commune
s'ajoute l'idée d'une raison raisonnante. Le sens traditionnel désigne
donc une étude de philosophie naturelle ; on le trouve par exemple
dans le sous-titre du grand traité de William Gilbert, De Magnete, pa-
ru en 1600 : Physiologia nova, plurimis et argumentis et experimentis
demonstrata ; Campanella, l'un des derniers tenants de la philosophie
naturelle renaissante, publie en 1617 un Compen-dium physiologiae.
Mais une acception plus spécialisée tend à s'affirmer dans le domaine
médical ; selon Wightman, « Jean Fernel fut le premier à utiliser le
terme physiologie dans un sens quelque peu analogue au sens moder-
ne 864 ». Le Français Fernel (1497-1558), surnommé le Galien moder-
ne, est l'auteur d'une Therapeutica universalis et d'une Medicina uni-
versa.
Le concept nouveau de physiologie résulte d'une spécialisation du
sens primitif. Alors que la physique évoque indistinctement la nature

864 William WIGHTMAN, The growth of scientific ideas, Edinburgh and London,
Oliver and Boyd, 1951, p. 339, avec renvoi à C. S. SHERRINGTON, The
Endeavour of Jean Fernel, Cambridge, 1946.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 615

en général, animée et inanimée, la distinction entre les deux domaines


n'étant pas faite jusqu'au XVIIIe siècle, la physiologie devient la disci-
pline qui s'occupe du fonctionnement des êtres vivants.
L’Encyclopédie donne la définition suivante : « Partie de la médecine
qui considère en quoi [468] consiste la vie, ce que c'est que la santé et
quels en sont les effets. On l'appelle aussi économie animale 865, traité
de l'usage des parties... » Le rédacteur de l’Encyclopédie se réfère à
Boerhaave et à Haller ; mais le mot physiologie figurait dans le sous-
titre de la Theoria medica vera de Stahl (1708), et Frédéric Hoffmann
avait publié en 1718 des Fundamenta physiologiae. Un titre est plus
ou moins un slogan, et les mots sont des signes des temps. Le nouveau
concept est entré dans les mœurs dès le début du XVIIIe siècle. Preuve
de sa consécration, il trouvera bientôt des adversaires ; Friedrich Au-
gust Carus écrit en 1808 : « Il conviendrait de supprimer le mot Phy-
siologie, trop voisin de Physique, pour éviter les malentendus, à sa
place, on devrait adopter le mot Zoonomie pour désigner l'étude des
lois de la nature animale, de la nature des êtres doués de la vie anima-
le 866. » Zoonomie ne devait pas s'imposer, le terme physiologie devait
subsister, son apparition se situe dans la préhistoire du concept de bio-
logie, intervenu à son tour à la jointure de XVIIIe et du XIXe siècle.
Ainsi se fait jour un nouveau complexe de significations : il faut
reconnaître aux êtres vivants une intelligibilité spécifique. Dans la
préface des Primae lineae physiologiae (1747), premier manuel élé-
mentaire de physiologie, Haller définit cette discipline comme une
anatome animata, une anatomie animée, ce qui signifie que l'anatomie
à elle seule ne peut prétendre expliquer la vie. Stahl avait déjà abordé
ce thème : l'anatomie, la dissection, l'autopsie donnent accès à un
corps mort ; elles sont nécessaires, sans doute, mais non suffisantes
pour rendre compte du fonctionnement d'un être vivant concret. La vie
implique des propriétés de réaction, de résistance, de compensation,
des propriétés générales de régulation et de restauration, qui viennent
surcharger les déterminismes simplement physiques. « Celui qui traite
de physiologie, écrit Haller, doit exposer les mouvements internes du
corps animal, les fonctions des viscères, les mutations des humeurs

865 Cf. l'Essai physique sur l'Économie animale de QUESNAY paru en 1736.
866 Fr. August CARUS, Psychologie, Leipzig, 1808, t. I, p. 36 ; le célèbre
ouvrage d'Érasme DARWIN, Zoonomia or the law of organic life avait paru
en 1794.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 616

ainsi que les forces grâce auxquelles la vie se maintient » ; il faut éga-
lement traiter des fonctions intellectuelles et des procédures de la per-
ception, de la digestion qui assimile les aliments absorbés, etc. 867.
Il n'est pas question de renoncer au secours de l'anatomie en dehors
de laquelle on risque de s'égarer dans des hypothèses fantaisistes et
d'absurdes calculs. Haller rend hommage à la physiologie de ses pré-
décesseurs, et en particulier à Fernel et à Harvey. Mais il faut tenir
compte de toutes les acquisitions de la science moderne. « Chaque
jour, poursuit Haller, je constate par expérience qu'il est impossible de
porter un jugement valable sur le fonctionnement de la majorité des
parties du corps humain sans avoir pris connaissance de la structure de
chacune de ces parties et dans l'homme, et dans les divers quadrupè-
des, chez les oiseaux [469] et les poissons et même souvent chez les
insectes 868. » La physiologie, science comparative, devra, pour éviter
de se limiter à l'anatomie des morts, recourir à des vivisections ; en
dépit de la cruauté de cette procédure, c'est seulement ainsi que l'on
pourra acquérir une information précise sur la manière dont s'effec-
tuent les métabolismes vitaux dans le temps de leur fonctionnement.
Cette orientation systématique permet à Haller de s'affirmer com-
me l'initiateur d'une science nouvelle : « la physiologie dans son en-
semble est la description des mouvements qui agitent la machine ani-
mée » ; mais on ne peut transférer sans autres formes de procès les
lois de l'hydrostatique et de l'hydraulique dans le domaine de la vie :
« Il y a bien des choses dans la machine animale qui sont tout à fait
étrangères aux lois de la mécanique ; de grands mouvements sont sus-
cités par de petites causes ; le rythme de circulation des humeurs est à
peine ralenti par des causes qui, selon les lois reçues, auraient dû l'in-
terrompre ; des mouvements sont produits par des causes complète-
ment inconnues... » Il n'est pas question de rejeter absolument les
principes des forces motrices dans la nature physique ; mais il faut
étudier attentivement ce que ces lois deviennent dans le domaine ani-
mal. La circulation de l'eau dans des canalisations n'a rien de commun
avec celle des humeurs dans des conduits organiques capables d'accé-

867 HALLER, Elementa physiologiae corporis humani, t. I, Lausanne, 1757,


Préface, p. I.
868 Ibid., p. III.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 617

lérer ou de ralentir la progression des fluides qui les empruntent 869.


Toutes les observations doivent respecter les exigences les plus sévè-
res de la méthode expérimentale. Fier de son œuvre, Haller se sent en
droit de proclamer, comme Newton l'avait fait avant lui : « Je n'ai ad-
mis aucune hypothèse (hypothesin nullam admisi...) 870. »
Haller propose un principe spécifique d'intelligibilité pour le do-
maine de la physiologie. Le concept clef est celui d'irritabilité, déjà
formulé par le médecin anglais Francis Glisson (1597-1677) dans son
Anatomia hepatis (1654). La réaction des tissus vivants à une excita-
tion, même si elle ne s'accompagne pas de perception, n'est pas un
simple mouvement mécanique ; elle est le signe propre de la vie. Hal-
ler appelle irritable une partie du corps, par exemple une fibre muscu-
laire, qui réagit par un raccourcissement à l'action d'un stimulus exté-
rieur ; l'irritabilité, propriété fondamentale de la matière vivante, est
d'autant plus grande que la contraction est plus considérable. Haller
parle de sensibilité lorsque l'excitation produit une impression sensi-
ble, lorsqu'elle met en jeu une forme de conscience, ce qui mobilise la
substance nerveuse 871.
À partir de ces concepts fondamentaux, Haller développe une
conception de la physiologie, appuyée sur l'observation et l'expéri-
mentation, sur la dissection et la vivisection, avec le secours du mi-
croscope et des techniques diverses de coloration des tissus. La doc-
trine de l'irritation explique tous les phénomènes vitaux, aussi bien la
santé que la maladie, [470] due à l'excès ou au défaut de l'irritation.
Une telle interprétation est abusive par excès de systématisation ; mais
elle est simple, claire, aisée à vulgariser ; elle s'appuie sur d'immenses
investigations, qui font de Haller un pionnier dans des secteurs variés
de la biologie. Fidèle à l'esprit de Boerhaave, le maître de Goettingen
n'a jamais renoncé à l'exigence mécaniste ; il a confirmé la nécessité
d'un statut propre à la réalité vivante, à laquelle il reconnaît une auto-
nomie de gestion selon des normes propres. Il contribue à l'avènement
d'un état d'esprit vitaliste, développant dans un style plus scientifique
les intuitions de Stahl. La science expérimentale des fonctions organi-

869 Ibid., pp. V-VI.


870 Ibid., p. XII.
871 Cf. Emil RADL, Geschichte der biologischen Theorien in der Neuzeit, Ire
partie, 2e éd., Leipzig und Berlin, Engelmann, 1913, pp. 238 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 618

ques ouvre la voie aux recherches systématiques et à la méthodologie


que mettront au point, dans le siècle suivant, un Claude Bernard et un
Virchow.
Dès le milieu du XVIIIe siècle, une conversion épistémologique est
en cours dans le domaine de la vie. Si le vitalisme de Stahl — ou plu-
tôt son animisme — n'est pas exempt d'implications ontologiques, la
pensée de Haller s'efforce de développer un newtonianisme de la bio-
logie. Selon Canguilhem, « les vitalistes du XVIIIe siècle ne sont pas
(...) d'impénitents métaphysiciens, mais plutôt de prudents positivis-
tes, ce qui revient à dire pour l'époque, des newtoniens. Le vitalisme,
c'est d'abord le refus simultané de toutes les théories métaphysiques
concernant l'essence de la vie. Et c'est pourquoi la plupart des vitalis-
tes se réfèrent explicitement à Newton comme au modèle du savant
soucieux d'observations et d'expériences et n'utilisant, dans leur inter-
prétation, que des notions aptes à permettre l'énoncé, sous forme de
principes, de faits sinon toujours perçus, du moins toujours induits,
dont la cause n'est pas recherchée sous forme d'hypothèses. Le vita-
lisme, ce serait simplement la reconnaissance de la vie comme ordre
original de phénomènes, et donc de la spécificité de la connaissance
biologique 872 ».
Significative est l'attitude de Maupertuis, physicien et physiologis-
te, newtonien convaincu, et qui a œuvré de son mieux pour faire
triompher sur le continent la physique de Newton. Maupertuis souli-
gne l'échec de toutes les tentatives pour rendre compte de la nature
universelle dans les seuls termes de la matière et du mouvement à la
manière de Descartes, même si l'on ajoute à ces principes d'intelligibi-
lité l'impénétrabilité, l'inertie et encore l'attraction. La nature vivante
met en jeu des influences irréductibles aux principes physiques. « Une
attraction uniforme et aveugle, répartie dans toutes les parties de la
matière, écrit Maupertuis, ne saurait servir à expliquer comment ces
parties s'arrangent pour former le corps dont l'organisation est la plus

872 G. CANGUILHEM, La formation du concept de réflexe au XVIIe et au XVIIIe


siècle, P.U.F., 1955, p. 113 ; cf. la définition proposée par COURNOT : « Le
vitalisme consiste précisément à faire ressortir les analogies que présentent,
dans leur étonnante variété, toutes les manifestations de la vie, à prendre ces
analogies pour fil conducteur, sans prétention aucune à pénétrer l'essence de
la vie » (Considérations sur la marche des idées et des événements dans les
temps modernes, 1872, Boivin, t. II, p. 136).
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 619

simple. Si toutes ont la même tendance, la même force pour s'unir les
unes aux autres, pourquoi celles-ci vont-elles former un œil, pourquoi
celles-là l'oreille ? [471] Pourquoi ce merveilleux agencement ? Et
pourquoi ne s'unissent-elles pas toutes pêle-mêle ? (...) Jamais on
n'expliquera la formation d'aucun corps organisé par les seules pro-
priétés physiques de la matière ; et depuis Épicure jusqu'à Descartes, il
n'y a qu'à lire les écrits de tous les philosophes qui l'ont entrepris pour
en être persuadé 873. »
Sur ce présupposé de la spécificité de la vie se développe la reven-
dication d'une médecine expérimentale, délivrée de l'esprit de système
qui inspirait les mécanistes. Dans le domaine français, l'un des initia-
teurs du renouveau est François Quesnay (1694-1774), futur maître de
l'école physiocratique, mais d'abord champion d'une médecine du réel,
dont il expose les thèses dans son Essai physique sur l'économie ani-
male en 1736, puis, en 1743, dans sa Préface au premier volume des
Mémoires de la jeune Académie royale de Chirurgie. Le vitalisme de
Quesnay est un vitalisme de transition, imprégné de réminiscences
mécanistes. C'est aux théoriciens de Montpellier que l'honneur revien-
dra d'assurer en France le triomphe de la nouvelle conscience médica-
le.
Parmi les maîtres de cette école figurent Vend (1723-1775), qui
collabora à l’Encyclopédie, de la Mure (1717-1787), Boissier de Sau-
vages (1706-1767), fondateur de la nosologie, et surtout Bordeu
(1722-1776), qui assura la diffusion parisienne des idées de Montpel-
lier. Richerand, professeur à l'École de Médecine de Paris, préfaçant
en 1818 la réédition des œuvres de Bordeu, lui attribue, non sans em-
phase, un rôle prépondérant : « Boerhaave régnait dans les écoles et,
pour le plus grand nombre, le corps de l'homme était une machine
dans laquelle tout s'accomplissait selon les lois de la mécanique, de la
chimie et de l'hydraulique. Vainement Stahl, en son latin tudesque,
proposait l'âme rationnelle comme le principe unique de l'économie
animale ; les médecins s'égaraient à l'envi sur les pas du professeur de
Leyde (...) Telle était parmi les médecins la disposition générale des
esprits, lorsque naquit en France, au milieu des Pyrénées, l'homme qui

873 MAUPERTUIS, Système de la nature : essai sur la formation des corps


organisés ; la 1re édition est de 1751 ; Œuvres de MAUPERTUIS, nouvelle
édition, t. II, Lyon, 1768, art. 14, pp. 146 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 620

devait renverser ce brillant édifice et jeter sur ces débris les premiers
fondements de la doctrine de l'organisme qui, développée à l'École de
Médecine de Paris à la fin du XVIIIe siècle, et pendant les premières
années du XIXe, est devenue aujourd'hui celle de tous les bons es-
prits 874. »
Ce texte révèle l'étymologie de la pensée médicale française mo-
derne. Alors que la Faculté de Paris s'en tient au mécanisme, celle de
Montpellier est partagée entre l'influence de Boerhaave et celle de
Stahl, théoricien de l'organisme, doctrine qui n'a nullement pris nais-
sance à Montpellier, mais y a trouvé un terrain favorable à son déve-
loppement. Bordeu forme sa pensée dans l'atmosphère montpelliérai-
ne, et s'établit à Paris en 1752. Dès 1752, il publie ses Recherches
anatomiques sur la position des glandes et sur leur action, dont Ri-
cherand estime qu'elles [472] constituent « un des plus beaux monu-
ments élevés à la science de l'homme 875 ». En 1756 paraissent les Re-
cherches sur le pouls et en 1768 les Recherches sur l'histoire de la
médecine, longue polémique doctrinale en faveur de la vaccination.
Bordeu assure la prépondérance de la physiologie sur l'anatomie.
Les Recherches sur les glandes insistent, bien avant les travaux de
Brown-Séquard, sur l'originalité et sur l'importance des sécrétions qui
s'y réalisent en vertu d'un déterminisme autonome, irréductible à une
action physique ou chimique. Bordeu souligne ce que Richerand ap-
pelle « l'action vitale de l'organe glandulaire 876 » ; il donne une nou-
velle jeunesse aux anciennes théories humorales, qui défendaient
l'unité fonctionnelle de l'être vivant. C'est dans cette perspective,
confirmée par l'anatomie et la physiologie, que se dégagera le concept
d' « organisme » 877. L'idée d'organisme s'applique à l'individualité
vivante, caractérisée par une finalité interne, qui s'exprime dans l'ac-
tion régulatrice de certains organes. Chez les femmes, par exemple,
l'action de la matrice et des glandes sexuelles s'étend de proche en
proche à la totalité du corps. Bordeu signale « cet espèce d'organe

874 RICHERAND, Notice sur la vie et les ouvrages de Bordeu ; en tête des
Œuvres complètes de BORDEU, t. I, 1818, p. I ; Richerand, ami de Cabanis et
de Brillat-Savarin, est aussi le préfacier de la Physiologie du goût.
875 Ibid., p. VII.
876 Ibid., p. VIII.
877 « Organisme » ne figure pas dans l'Encyclopédie, qui connaît seulement
organe et organique.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 621

central qui part du bas-ventre et qui a certains rapports avec toutes les
autres parties ». La tête et la poitrine jouent le même rôle d'organes
régulateurs ; le bas-ventre aussi, « d'où part une sorte d'action néces-
saire à tous les organes ; il serait aisé, en suivant cette idée, de conce-
voir par exemple comment la matrice peut agir sur des parties comme
les extrémités, car il faudrait dire que cette action ne se communique
qu'au moyen de l'organe qui part du bas-ventre. Il est vrai, ajoute Bor-
deu, que l'existence de cet organe n'est pas encore assez connu, et qu'il
y a bien des recherches à faire là-dessus 878... ».
Le thème d'une unité solidaire de l'existence organique renvoie à
Van Helmont, non point en tant que théoricien des archées, mais en
tant qu'observateur de faits qui attestent la réalité globale du vivant.
Seize ans plus tard, dans les Recherches sur l'histoire de la médecine
(1768), la doctrine de Bordeu est présentée avec sa dénomination
nouvelle, qui l'oppose au iatro-mécanisme et à ses séquelles : « L'or-
ganisme moderne laisse bien loin derrière lui les copistes et les com-
mentateurs des Hecquet, Baglivi et autres de cette espèce, qui ont tant
parlé de ressorts, d'élasticité, de battements, de fibrilles. Ces physi-
ciens légers furent aussi éloignés des vrais principes d'observation, qui
conduisent dans les détours des fonctions de l'économie animale, que
des enfants qui jouent avec des morceaux de cartes, pour bâtir des pe-
tits châteaux, sont éloignés des belles règles d'architecture 879... »
La doctrine de l'organisme met en lumière une finalité interne,
immanente [473] aux phénomènes vitaux. Kant donnera un statut phi-
losophique à cette finalité, non pas opposée au mécanisme, mais su-
bordonnée en seconde lecture, à l'enchaînement des faits observables,
dans la Critique du Jugement (1790). L'idée, qui se retrouve chez
Herder, sera l'un des thèmes fondamentaux de la biologie romantique.
Bordeu lui-même, à l'école de Stahl, fournit un exemple à l'appui de
cette pensée de Whewell selon laquelle les théories d'une époque de-
viennent les faits de l'époque suivante.
Bordeu est, avec Haller et Spallanzani, l'un des inspirateurs de Bi-
chat. Néanmoins, au dire de Richerand, « Bordeu ne vit point le

878 Recherches anatomiques sur la position des glandes et sur leur action,
1752 ; Œuvres complètes de BORDEU, 1818, t. I, p. 193, note.
879 Recherches sur l'histoire de la médecine, 1768 ; ibid., t. II, p. 670.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 622

triomphe de ses idées 880 ». Si le milieu médical, de tempérament


conservateur, demeure hostile, les idées de Bordeu trouvèrent auprès
des philosophes un accueil plus favorable, dont on trouve un témoi-
gnage dans le Rêve de d'Alembert, le dialogue de Diderot. L'anthropo-
logie philosophique profitera des recherches physiologiques, où elle
puisera des éléments pour la construction du naturalisme biologique.
L'organisme de Bordeu sera bientôt relayé par le vitalisme de Paul-
Joseph Barthez, le grand nom de l'école de Montpellier, lui aussi fami-
lier des Encyclopédistes. Bordeu disparaît en 1776 ; Barthez, qui vivra
de 1734 à 1806, assez pour traverser la Révolution et être comblé
d'honneurs par l'Empire, publie en 1778 les Nouveaux Éléments de la
science de l'homme.
Il s'agit de définir la forme nouvelle « que doit prendre la physio-
logie ou la science de la nature humaine 881 ». Celle-ci échappe à la
métaphysique abstraite, aussi bien qu'à la physique des principes :
« La philosophie naturelle a pour objet la recherche des causes des
phénomènes de la Nature, mais seulement en tant qu'elles peuvent être
connues d'après l'expérience 882. » Barthez ne manque pas de se ré-
clamer du positivisme newtonien : « Dans chaque science, on ne doit
point se proposer de deviner la nature par des hypothèses, où l'on em-
ploie des principes opposés aux faits qui sont l'objet de cette scien-
ce 883. » La notion d'attraction est ici alléguée, ainsi que la critique par
Hume de la causalité, purgée de toute influence occulte ; d'Alembert
et Condillac illustrent le bon usage d'une épistémologie rigoureuse
dans la science de la nature et la science de l'esprit humain.
Dans ces conditions « la science de l'homme est la première des
sciences », et singulièrement la « science de l'homme physique (...)
base des connaissances nécessaires à l'art de guérir 884 ». Seulement
cette science n'a guère progressé, parce qu'on a « négligé dans l'étude
de l'homme, les règles fondamentales de la vraie méthode de philoso-

880 RICHERAND, notice citée, p. XXII.


881 P.-J. BARTHEZ, Nouveaux Éléments de la Science de l'Homme (1778) ; 2e
éd., 1806, t. I, p. 4.
882 Ibid., p. 5.
883 Ibid., p. 14.
884 Ibid., p. 2.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 623

pher 885 ». Il faut sortir de l'impasse où s'engagent résolument les te-


nants des partis pris théoriques divers, animistes et mécanistes ou
[474] solidistes. Barthez affirme la spécificité des processus organi-
ques : « Quelque estimable que soit la science de la chimie, il paraît
que jusqu'ici elle ne peut occuper une place dans l'ensemble des
connaissances physiologiques que par les analyses qu'elle donne des
humeurs lorsqu'elles ne sont plus vivantes ; tandis que la Science de
l'Homme est essentiellement la connaissance des lois que suit le prin-
cipe de la vie dans le corps humain 886. »
Le principe vital, qui assure l'ensemble des régulations constituti-
ves du phénomène biologique humain, est distinct de l'âme pensante.
L'âme gère, au niveau de la conscience réfléchie, les fonctions de l'es-
prit cartésien, capable de prévoyance et de liberté. Le principe vital
doit être compris comme une fonction proprement organique, dont
l'intervention maintient, entre toutes les activités, cette coordination
que les anciens auteurs expliquaient par l'intervention d'une « sympa-
thie », plus ou moins mythique. Sans cesse, les processus organiques
réparent les pertes, comblent les déficits, maintiennent autant que pos-
sible la santé menacée par les influences nocives. Le seul automatisme
de l'homme machine ne permet pas de justifier cette finalité immanen-
te de la vie biologique, apte à modifier son activité, selon l'exigence
d'une situation mouvante, pour la réalisation d'une même fin.
La notion de principe vital, dégagée de l'observation des faits, ne
doit rien ajouter à ce que les faits nous enseignent. Il s'agit d'une réali-
té expérimentale, et non d'une entité métaphysique, d'une substance.
« J'appelle principe vital de l'homme la cause qui produit tous les phé-
nomènes de la vie dans le corps humain. Le nom de cette cause est
assez indifférent et peut être pris à volonté 887. » La désignation est
conventionnelle : « Je personnifie le principe vital de l'homme, écrit
Barthez, pour pouvoir en parler d'une manière plus commode. Cepen-
dant je ne veux lui attribuer que ce qui résulte immédiatement de l'ex-
périence. » Car « cette faculté vitale du corps humain (...) douée des
forces motrices et sensitives (...) nous est inconnue dans son essen-

885 Ibid.
886 P. 35.
887 P. 47.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 624

ce 888 ». Dans un autre exposé de sa pensée, Barthez précise que les


expressions dont il se sert sont employées par lui « comme les lettres
le sont dans l'algèbre 889 », sans aucune présupposition sur leur nature
intrinsèque, qui nous échappe. « On doit se réduire à un scepticisme
invincible sur la nature du principe de la vie dans l'homme 890. »
Les phénomènes vitaux constituent un ordre original de réalité :
« les affections du principe vital, qui produisent et renouvellent, dans
un ordre constant, les fonctions nécessaires à la vie, sont absolument
différentes des causes productives des mouvements qui ont lieu dans
la nature morte, comme sont ceux que déterminent les opérations de
[475] la chimie 891 ». Les lois de la mécanique ne s'imposent pas mas-
sivement à l'être humain, « parce que les organes sont destinés à être
mus par un agent beaucoup plus libre ou plus variable que les agents
physiques connus 892 » ; le dynamisme vital emprunte les schémas
mécanistes sans leur être subordonné ; il conserve sur eux une préro-
gative, et comme une latitude d'interprétation. Les « causes prochai-
nes » sont d'ordre mécanique, mais la cause première, l'initiative, ap-
partient au principe vital. Barthez fournit comme application de sa
méthode une théorie du mouvement des êtres vivants. Borelli, dans un
ouvrage posthume, publié en 1680, le De motu animalium, avait pré-
senté la doctrine des iatro-mécaniciens, où le jeu des membres et des
muscles s'expliquait comme un système de bielles et de leviers. Bar-
thez reprend la question, en 1798, dans sa Nouvelle Mécanique des
mouvements de l'homme et des animaux ; il s'agit de battre le méca-
nisme sur son propre terrain, en montrant que les mouvements pro-
gressifs de l'être vivant, tout en s'ordonnant suivant des schémas phy-
siques, obéissent à une régulation d'un ordre supérieur, qui se sert de
la causalité physique au lieu de la servir.
Le parti pris de positivité rigoureuse qui caractérise l'inspiration de
Barthez ouvre la voie de la médecine expérimentale, qui s'imposera
grâce à l'œuvre de Cabanis, de Bichat, de Claude Bernard. Barthez est

888 P. 107.
889 Nouvelle Mécanique des mouvements de l'homme et des animaux, 1708,
Discours préliminaire, p. 11.
890 Nouveaux Éléments..., op. cit., p. 27.
891 Ibid., p. 36.
892 P. 39.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 625

déjà davantage que le prophète de la « science de l'homme » ; son vi-


talisme n'est pas seulement l'opposé du mécanisme ; il le dépasse en
l'englobant. Par-delà la médecine proprement dite, les Nouveaux Élé-
ments de la science de l'homme aspirent à constituer une anthropolo-
gie concrète, parfois même une géographie humaine, dans le prolon-
gement de la théorie des climats et des milieux 893. La constitution de
l'être humain met en jeu la présence au monde en son ensemble, dans
l'affrontement du sujet et de l'environnement. Ainsi se trouvent re-
groupés bon nombre des acquisitions caractéristiques du siècle des
Lumières. Cabanis pourra se sentir le continuateur des travaux de
l'école de Montpellier et spécialement de Barthez. « Bientôt, affirme-
t-il en 1804, ce ne sera plus une doctrine particulière : en profitant des
découvertes réelles, éparses dans les écrits de toutes les sectes (...) elle
deviendra la seule théorie incontestable en médecine, car elle sera le
lien naturel et nécessaire de toutes les connaissances rassemblées sur
notre art jusqu'à ce jour 894. » La synthèse humaniste, qui fera la gloire
de l'école médicale française au début du XIXe siècle, se situe dans le
prolongement du nouvel esprit médical, tel qu'il s'affirme chez Bar-
thez.
La vogue du vitalisme, newtonianisme appliqué au domaine de la
[476] vie, suscite à travers l'Europe le triomphe du concept d'organis-
me, et l'intérêt désormais accordé aux perspectives neuves de la phy-
siologie et de la biologie. En France, les influences de Stahl et de Hal-
ler, réinterprétées par l'école de Montpellier, subiront la discipline res-
trictive imposées par les Idéologues, hostiles à toute résurgence méta-
physique. La contrainte positiviste refoule l'esprit métaphysique ;
l'école de Paris sera caractérisée par un esprit positif, sinon positivis-
te ; c'est à peine si l'on peut relever chez Geoffroy Saint-Hilaire, et
parfois chez Claude Bernard, quelque sympathie pour la pensée spé-
culative.
En Allemagne, l'esprit du positivisme scientifique ne s'imposera
qu'avec le retard lié à l'existence d'une phase romantique du savoir. La

893 Cf. Nouveaux Eléments..., éd. citée, t. II, ch. XIV, 3e sect. : Des rapports que
le tempérament a dans les divers lieux de la terre aux causes générales qui
agissent sur le physique de l'homme et sur ses mœurs.
894 CABANIS, Coup d'œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine ;
Œuvres philosophiques, Corpus général des philosophes français, 1956, t. II,
p. 144.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 626

pensée vitaliste développera un réalisme biologique ; les phénomènes


vitaux seront interprétés comme des modes d'une substance, dont sa-
vants et philosophes s'efforceront de déchiffrer et de magnifier les
mystères. Cette orientation est amorcée dès le XVIIIe siècle, par exem-
ple dans l'essai de Friedrich Casimir Medicus (1736-1808), Sur la for-
ce vitale (Von der Lebenskraft, 1774), qui fédère les puissances corpo-
relles sous la direction d'un principe vital, distinct de l'âme pensante.
Des idées analogues seront développées par Karl Friedrich von Kiel-
meyer (1765-1844) dans un discours appelé à un grand retentissement
Sur les rapports des forces organiques entre elles dans la série des
diverses organisations, sur les lois et les conséquences de ces rap-
ports (Ueber die Verhältnisse der organischen Kräfte, 1793). Kiel-
meyer s'efforce de rationaliser le jeu des forces à l'œuvre dans la natu-
re vivante, dont il affirme la spécificité et l'originalité. La biologie
romantique trouvera ici le point de départ scientifique pour ses spécu-
lations audacieuses.
Mais c'est sans doute le théologien et philosophe Herder qui a pré-
paré les voies à une métaphysique de la vie, en célébrant la force plas-
tique de la nature, dans ses Idées pour une philosophie de l'histoire de
l'humanité (1784-1791). Évoquant la formation de l'embryon, Herder
écrit : « Celui qui verrait cela pour la première fois, quel nom donne-
rait-il à ce miracle ? Il y a là, dirait-il, une force vivante, organique ; je
ne sais d'où elle vient, ni quelle est son essence intime ; mais elle est
là, elle vit, elle s'approprie les matières organiques d'un chaos de ma-
tières homogènes, cela je le vois, c'est un fait incontestable. » Cette
force à l'œuvre dans le vivant « se manifeste dans un ensemble à elle
propre, et elle doit avoir en elle-même le type de sa conformation ex-
térieure, de quelque nature qu'il puisse être. La créature nouvelle n'est
que la réalisation d'une idée de la nature créatrice, dont la pensée est
une activité continuelle 895 ». Le dynamisme immanent à la réalité
apparaît ainsi comme le déploiement d'un réseau architectonique uni-
taire ; les êtres vivants sont « formés chacun d'après son organisation
particulière, mais tous d'après la loi d'une analogie qui règne dans tout
ce qui vit sur la terre 896 ». Distincte de l'intelligence réfléchie, « cette

895 Herder, Philosophie de l'histoire de l'Humanité, trad. Tandel, nouvelle


édition 1874, 1. VII, ch. iv, t. I, p 239.
896 Ibid., p. 330.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 627

force est innée, organique, originaire ; [477] c'est le principe des for-
ces de ma nature, le génie caché de mon existence 897... ».
Ainsi se dégagent les principes que développeront un Goethe, un
Schelling et leurs émules dans le climat de l'Allemagne romantique.
La philosophie de la nature, distincte de la science de la nature, reven-
diquera les droits de l'imagination créatrice, plus propre que la raison
critique à sympathiser avec l'essence de la nature vivante 898. Des ré-
serves se font entendre, par exemple celle du médecin et psychiatre de
Halle, Johann Christian Reil (1758-1813), dans son traité De la force
vitale (1795), qui proteste contre les interprétations subjectives ; on
n'a pas le droit de personnifier, de substantifier la vie, qui doit être
analysée comme la résultante des influences physico-chimiques sous-
jacentes. L'intervention de Reil avait été suscitée par l'Essai sur la
force vitale du médecin danois J. D. Brandis (1795), qui identifiait la
force vitale à l'électricité, entité polymorphe jouissant d'un grand pou-
voir explicatif.
La prudence de Reil était justifiée. Mais cette réserve épistémolo-
gique n'était pas faite pour plaire à une époque capable de s'enthou-
siasmer pour la pseudo-science d'un Mesmer, dont le Mémoire sur la
découverte du magnétisme animal, publié en 1779, passe pour un
chef-d'œuvre aux yeux de toute une génération européenne. L'électri-
cité, circulant à travers le monde dont elle assure la cohésion, peut être
utilisée par le magnétiseur pour la guérison des maladies ; le fluide
vital relie l'homme à l'homme et à l'univers, grâce au maintien d'un
équilibre qu'il suffit de rétablir par des moyens appropriés lorsqu'il a
été troublé. La vertu magnétique attribuée à l'électricité en fait l'ins-
trument de propagation d'une pseudo-science, qui favorise l'abus de
confiance et le charlatanisme pur et simple. Dans l'histoire de la pen-
sée aussi, il arrive que la fausse monnaie chasse la bonne : par une
filiation adultérine, le principe vital de l'école de Montpellier peut se
travestir sous les apparences du fluide magnétique. La philosophie
romantique de la nature consacrera, en terre germanique, la régression
du logos au muthos, qui se perpétuera jusqu'au milieu du XIXe siècle.

897 P. 331.
898 Cf. Theodor BALLAUFF, Die Wissenschaft vom Leben, Band I, Sammlung
Orbis, Freiburg München, Karl Alber Verlag, 1954.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 628

En France, le thème d'une science de la vie, et le mot même de bio-


logie, apparaît dans le contexte des œuvres de Bichat et de Lamarck,
hostiles à toute référence métaphysique. Au même moment, en Alle-
magne, le terme biologie entre en usage, dans cette résurgence des
occultismes traditionnels que développe la philosophie romantique de
la nature.

IV. La constitution d'un champ épistémologique :


la nosologie.

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Les spéculations sur le sens de la santé et de la maladie demeurent


des débats académiques, où l'on reprend inlassablement des thèmes
déjà proposés dans l'Antiquité. Il arrive que la doctrine aboutisse à
justifier telle ou telle thérapeutique ou pharmacopée ; mais ces procé-
dures [478] auraient pu s'imposer aussi bien, sinon mieux, par la seule
autorité de l'expérience et de l'observation. La théorie fait souvent fi-
gure de rationalisation abstraite, menée à bien pour assurer le confort
intellectuel des intéressés. L'activité médicale est d'abord une prati-
que ; l'application d'un remède nouveau (quinine, ipéca, opium) peut
revêtir une grande importance, en dehors de toute justification ration-
nelle de son efficacité. Le principal est de venir en aide au malade,
fût-ce par les voies et moyens d'un empirisme non justifiable en raison
démonstrative. Cela vaut toujours mieux que de faire périr le patient,
par des médications intempérantes, comme à la belle époque de la sai-
gnée, pour assurer le triomphe de la théorie.
L'âge des Lumières est hostile aux systèmes abstraits en médecine
comme ailleurs ; la faveur dont bénéficie l'enseignement clinique il-
lustre le besoin ressenti de substituer une médecine des malades à la
médecine des doctrines. On peut faire remonter à Francis Bacon au
moins une tradition de la médecine expérimentale, fondée sur l'idée
que les moyens thérapeutiques peuvent faire l'objet d'essais rationnels.
La Nouvelle Atlantide (1627) décrit, en cette île d'utopie, des « salles,
appelées parmi nous chambres de santé, dont nous savons modifier
l'air à volonté, en lui donnant toutes les qualités que nous jugeons
convenables, soit pour guérir différentes espèces de maladies, soit
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 629

pour entretenir simplement la santé. Nous avons des bains aussi beaux
que spacieux, dont l'eau est chargée de différentes substances, soit
pour la cure des maladies, soit pour amollir toute l'habitude du corps
humain lorsqu'il est trop desséché, et d'autres pour donner du ton et de
la force aux nerfs, aux viscères, en un mot à toute la substance du
corps, soit solide, soit fluide 899 ». De même est évoquée la possibilité
d'expérimenter systématiquement sur les drogues traditionnelles et
d'essayer de nouvelles préparations ; la diététique elle-même fait l'ob-
jet de soins attentifs. Le rêve est l'esquisse ou la prophétie d'un espace
mental appelé à prendre une consistance croissante. Dès la dernière
partie du XVIIe siècle, les membres de la Société royale de Londres,
médecins ou non, poseront des problèmes de thérapeutique dans le
même esprit que leur génial devancier.
Une histoire de la médecine digne de ce nom devrait englober le
domaine de la pratique médicale, l'histoire des médicaments et des
thérapeutiques. Sans doute existe-t-il, pour chaque praticien, un rap-
port entre les doctrines qu'il admet et les traitements qu'il ordonne ;
mais l'écart entre les traitements est moindre que l'écart entre les doc-
trines. Lorsqu'un remède jouit d'une certaine faveur dans le corps mé-
dical, il sera administré par des praticiens d'opinions différentes, et
même par des praticiens qui ne professent aucune opinion dans l'ordre
de la théorie.
Mais si la pratique médicale peut, à la rigueur, se passer d'une phi-
losophie médicale, elle ne se déploie pas dans un vide de significa-
tions. [479] L'activité du médecin, à partir de l'examen clinique, pour
formuler un diagnostic, fondement d'une thérapeutique et d'un pronos-
tic, présuppose non seulement un outillage mental, un ensemble de
moyens d'action, mais aussi un ensemble d'éléments de connaissance
et de lignes de reconnaissance. En dehors de toute hypothèse méta-
physique, de toute interprétation explicative, l'acte médical consiste à
identifier le mal, c'est-à-dire à le mettre en place dans l'ensemble des
possibilités qui constituent en un temps donné l'espace mental de la
médecine. La justesse du diagnostic, condition de l'intervention théra-
peutique, est subordonnée à l'existence préalable d'un champ épisté-
mologique régi par des normes d'intelligibilité précises. Pour désigner

899 Francis BACON, La nouvelle Atlantide, trad. TRABUCCO ; Works of Francis


Bacon, éd. Spedding et Ellis, London, 1876, new édition, vol. III, p. 158.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 630

le mal dont souffre le patient, il faut le distinguer sans équivoque des


affections similaires et plus ou moins analogues, sinon le diagnostic
s'égarera, et la thérapeutique produira des effets contraires à ceux
qu'elle escomptait.
L'avènement de la médecine moderne ne sera pas la conséquence
d'une philosophie médicale plus pénétrante que les doctrines antérieu-
res ; il a pour condition la mise en ordre du domaine pathologique
dans son ensemble. Les débats théoriques de l'âge classique, où s'op-
posaient solidistes et humoristes, iatro-physiciens et iatro-chimistes,
étaient encouragés par l'imprécision générale de ce qui était en ques-
tion ; comme on ne savait jamais exactement de quoi on parlait, on
pouvait se flatter, dans les camps opposés, de posséder une vérité, qui
relevait de la rhétorique plutôt que de la connaissance scientifique. La
tâche fondamentale était donc de procéder à un inventaire systémati-
que du domaine de la pathologie, jusque-là demeurée dans un état de
confusion qui, s'il facilitait les développements oratoires, ne pouvait
servir de fondement à une pratique médicale rationnelle. Il s'agit, re-
nonçant à tout schéma présupposé, de prendre possession du donné
empirique dans sa singularité, puis de constituer une totalité assurant
le regroupement des informations élémentaires ; d'abord le déchiffre-
ment du réel, puis son ordonnancement. Les maîtres de l'époque invi-
taient à pratiquer ce retour aux choses mêmes.
La voie de la médecine comme science paraît se situer entre l'em-
pirisme désordonné de Bacon et la rationalité rigoureuse de la physi-
que mathématique de style newtonien. Les sciences du concret, scien-
ces de la nature et sciences de l'homme, doivent accepter d'entrée de
jeu la complexité intrinsèque de leur objet ; œuvres de raison, elles ont
pour tâche de mettre de l'ordre dans la confusion apparemment indé-
chiffrable des êtres concrets. La formalisation mathématique demeure
un idéal inaccessible ; il faudra se contenter d'une intelligibilité inter-
médiaire entre la confusion du sensible et la transparence de l'essence
mathématique. L'intention épistémologique est la même : la discipline
scientifique a pour but d'introduire l'ordre de la pensée systématique
parmi les évidences contradictoires du visible. Pour employer le lan-
gage de Foucault, « lorsqu'il s'agit d'ordonner les natures simples, on a
recours à une mathesis dont la méthode universelle est l'algèbre. Lors-
qu'il s'agit de mettre en ordre des natures complexes (les représenta-
tions en général, telles qu'elles sont données par l'expérience), il faut
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 631

[480] constituer une taxinomia et pour ce faire instaurer un système de


signes. Les signes sont à l'ordre des natures composées ce qu'est l'al-
gèbre à l'ordre des natures simples. Mais dans la mesure où les repré-
sentations empiriques doivent pouvoir s'analyser en natures simples,
on voit que la taxinomia se rapporte tout entière à la mathesis ; en re-
vanche, puisque la perception des évidences n'est qu'un cas particulier
de la représentation en général, on peut dire aussi bien que la mathesis
n'est qu'un cas particulier de la taxinomia. De même, les signes que la
pensée établit elle-même constituent comme une algèbre des représen-
tations complexes, et l'algèbre inversement est une méthode pour don-
ner des signes aux natures simples et pour opérer sur ces
gnes 900... ».
Les diverses sciences correspondent à des degrés différents d'abs-
traction. Toute science tend à systématiser, mais les systématisations
de l'intellect pur paraissent plus radicales que les systématisations ré-
alisées dans l'ordre de la perception. Dans les deux domaines, il s'agit
néanmoins de définir un langage fournissant la possibilité d'une for-
malisation. Le problème épistémologique de la médecine n'est qu'un
cas particulier du problème des sciences de la nature. La médecine
apparaît comme une partie de l'anthropologie ; pour la théorie, elle est
une anthropologie pathologique, et pour la pratique, un art rationnel,
un ensemble de techniques destinées à compenser ou corriger les dé-
viations de la nature humaine. L'espace médical se dessine dans le
contexte de l'entreprise du « catalogue de la vie », selon la formule de
Dagognet. Si la gloire de Linné fut, au XVIIIe siècle, presque aussi
grande que celle de Newton, ce n'est pas seulement à cause de ce gé-
nie visuel qui fait de lui l'un des grands noms de la botanique, ce n'est
pas non plus parce qu'il a inséré l'anthropologie positive dans les ca-
dres de la zoologie. Par-delà ses mérites de naturaliste, Linné est l'or-
ganisateur du territoire de la vie, le logicien des individus et des espè-
ces, qui ne se contente pas d'inventorier un savoir acquis, mais, de par
cet inventaire, fonde un savoir nouveau : par la classification, ce qu'on
savait déjà, on le sait autrement. « Inventorier l'univers, c'est moins le
consacrer ou l'épeler que le dominer et déjà le transformer, écrit Da-
gognet. Catégoriser constitue l'acte majeur de la modification (...) La
systématique, l'administration, la logique du répertoire des plantes et

900 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, N.R.F., 1966, pp. 86-87.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 632

des animaux métamorphose brusquement ce qu'elle croyait collecter


seulement ou mettre en place. La médecine tout entière naîtra de cette
entreprise de recensement (...) De nommer et ordonner le monde le
changeait jusque dans ses profondeurs (...) La connaissance de
l’ordre, paradoxalement, ouvre la voie aux transformations réelles et
positives 901. »
La doctrine médicale n'a pas fait de considérables progrès dans
l'intervalle qui sépare Sydenham et Boerhaave de Barthez et de Pinel.
Mais dans cet intervalle la face de la médecine a été changée, permet-
tant la transformation d'un art approximatif en une discipline qui pou-
vait revendiquer le statut de science. Linné avait lui-même une forma-
tion [481] médicale ; il n'a pas oublié la médecine dans sa codification
de la nature : ses Genera morborum, en dépit de leur insuffisance,
constituent l'une des premières tentatives de systématisation nosologi-
que, apparentée à la classification du montpelliérain Boissier de Sau-
vages.
La botanique était traditionnellement associée à la médecine par le
biais de l'herboristerie et de la pharmacopée. Linné établit entre les
deux disciplines, désormais indépendantes, une nouvelle liaison épis-
témologique. La botanique a été la première à introduire dans son do-
maine une intelligibilité liée à la détermination d'un ordre rigoureux.
Cette priorité tenait au fait que l'ordre végétal comporte à première
vue plus d'identité, ou moins de disparité, que le domaine zoologique
par exemple ; la plupart des plantes semblent des variations sur le
thème d'un schéma commun, qui peut servir de guide pour la mise en
lumière des analogies structurales, en dépit des différences de forme
et de taille. La botanique a joué le rôle de domaine pilote, ainsi que le
souligne Linné : « La division systématique et les définitions exactes
dont les botanistes se servent dans l'histoire des plantes ont répandu
sur cette partie de l'histoire naturelle un jour si lumineux qu'il est de la
plus grande facilité de connaître ces plantes et de les distinguer les
unes des autres. C'est en suivant une pareille méthode, c'est-à-dire en
divisant les maladies en classes, en genres et en espèces, et en assi-

901 François DAGOGNET, Le catalogue de la Vie, P.U.F., 1970, p. 8.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 633

gnant à chacune une définition exacte qu'on pourrait parvenir à élever


la Médecine au même degré de clarté dont jouit la Botanique 902. »
Si la médecine peut désormais se présenter comme science, c'est
par l'institution d'un langage, grâce auquel l'ordre médical passera du
monde de l'à-peu-près à l'univers de la précision, pour reprendre une
formule de Koyré. Mais la détermination de la langue est corrélative
d'une réforme du regard, liée à une mutation de la pensée. « Les noms
des maladies ne sauraient être fixes et invariables si leur signification
n'est déterminée par des caractères tirés non de ce qui se passe dans
l'intérieur du corps, et qui échappe aux sens, mais de l'assemblage des
symptômes que les sens aperçoivent. Ce n'est qu'à l'aide de pareils
caractères qu'on peut débrouiller le chaos des maux dont le corps hu-
main est assailli, en donner des notions certaines et leur assigner des
dénominations exemptes de variations 903. »
La nosologie ne définit pas une problématique ni une thérapeuti-
que. Elle se présente comme une phénoménologie de la perception
médicale ; comme dans la physique de Newton, l'inventaire du phé-
nomène, dans les symptômes de la maladie, exclut la recherche des
causes. Les initiateurs de la médecine du XVIIIe siècle, un Sydenham,
un Boerhaave, un Hoffmann, ont proposé une nosologie rudimentai-
re ; mais leurs tentatives n'étaient pas inspirées par une claire cons-
cience des fins et des moyens : « quelques-uns, confondant dans le
diagnostic des maladies [482] les causes avec les symptômes, se sont
entièrement écartés du but 904 » ; aucun d'entre eux n'a conçu un or-
donnancement systématique et complet des espèces morbides. Le fait
nouveau est l'entreprise raisonnée d'une cartographie de l'espace pa-
thologique, tentée dès 1731 par Boissier de Sauvages, sous une forme
qu'il élargira ensuite ; la nosologie de Linné date de 1763 ; d'autres
suivront dans la dernière partie du siècle. La nosologie, entrée dans les
mœurs médicales, devient partie intégrante de l'enseignement dans les
écoles de médecine.

902 LINNÉ, Genera morborum in auditorum usu edita ; à la suite de la traduction


française de la Nosologie méthodique de BOISSIER DE SAUVAGES, Lyon,
1772, t. X, pp. 421-423.
903 Ibid., p. 421.
904 P. 423.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 634

L'apparition de la nosologie, qui, au dire de Cabanis, aurait été ain-


si dénommée par Sauvages, n'est pas dans l'histoire des disciplines
médicales un simple incident de parcours. La fixation de la langue
marque le seuil d'émergence d'une science digne de ce nom : « On
peut fixer à quelle époque les diverses parties de l'histoire naturelle, la
botanique, la minéralogie, l’insectologie, etc., ont formé un corps ré-
gulier de doctrine, et ont mérité à juste titre le nom de sciences ; c'est
lorsque les objets connus, qui étaient du ressort de chacune d'elles,
sont venus se placer comme d'eux-mêmes dans un cadre donné, qu'ils
ont été désignés et décrits par des caractères manifestes aux sens,
qu'on a pu, par conséquent, en transmettre aux autres et indiquer mê-
me d'avance la place que viendront occuper d'autres objets nouveaux,
à mesure que l'esprit d'observation prendra un nouvel essor. Le but de
ma Nosographie a été de prouver qu'une époque semblable était arri-
vée pour la médecine 905. »
La première édition du traité de Pinel, en 1798, est intitulée : No-
sographie philosophique, ou Méthode de l'analyse appliquée à la mé-
decine. Ce titre souligne l'appartenance de Pinel à l'école idéologique ;
le maître de l'école psychiatrique française se place, comme les autres
membres de son groupe de pensée, sous le patronage de Condillac.
Entre le développement de la nosologie et l'œuvre de l'auteur du Trai-
té des Sensations, il n'y a pas une simple rencontre chronologique,
mais une connexion épistémologique. Continuateur de Locke, Condil-
lac veut réaliser une réforme intellectuelle totalitaire par la substitu-
tion à la métaphysique traditionnelle d'une théorie de la connaissance,
analysant la genèse du savoir à partir des sensations initiales. Cette
analyse de constitution a pour contrepartie une analyse du langage,
rappelé à l'ordre de l'expérience concrète et de la précision logique.
Une science exacte dispose d'une langue rigoureuse, comme le prouve
l'exemple des mathématiques et en particulier celui de l'algèbre. La
thèse se trouve dans l'Essai sur l'origine des connaissances humaines,
premier ouvrage de Condillac, paru en 1746 ; elle ne cessera de se
préciser dans la suite.
On lit dans la Logique (1780) : « Faut-il s'étonner qu'on ne sache
pas raisonner quand la langue des sciences n'est qu'un jargon composé

905 Ph. PINEL, La Médecine clinique, 2e éd., 1804, p. 324 ; cité dans DAGOGNET,
Le catalogue de la vie, P.U.F., 1970, pp. 125-126.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 635

de beaucoup trop de mots, dont les uns sont des mots vulgaires, qui
n'ont pas de sens déterminé et les autres des mots étrangers ou barba-
res que l'on entend mal ? Toutes les sciences seraient exactes si nous
savions [483] parler la langue de chacune... 906 » Condillac, s'apprê-
tant à traiter de l'économie politique, reproche aux Physiocrates le
manque de rigueur de leur vocabulaire : « Chaque science demande
une langue particulière, parce que chaque science a des idées qui lui
sont propres. Il semble qu'on devrait commencer par faire cette lan-
gue ; mais on commence par parler et par écrire, et la science reste à
faire 907. » Après la mort de Condillac paraîtra un traité intitulé La
langue des calculs « dans lequel, précise le sous-titre, des observa-
tions faites sur les commencements et les progrès de cette langue dé-
montrent les vices des langues vulgaires, et font voir comment on
pourrait, dans toutes les sciences, réduire l'art de raisonner à une lan-
gue bien faite ». L'algèbre est donnée en exemple, parce que « l'algè-
bre est une langue bien faite, et c'est la seule : rien n'y paraît arbitrai-
re 908 ».
L'enseignement condillacien a marqué une époque de la pensée.
Lorsque Lavoisier propose à l'Académie des Sciences, en 1787, sa
réforme de la connaissance chimique, il invoque le patronage de l'au-
teur de la Langue des Calculs : « Les langues n'ont pas seulement
pour objet, comme on le croit communément, d'exprimer, par des si-
gnes, des idées et des images ; ce sont, de plus, de véritables méthodes
analytiques, à l'aide desquelles nous procédons du connu à l'inconnu,
et jusqu'à un certain point à la manière des mathématiciens (...) L'al-
gèbre est une véritable langue ; comme toutes les langues, elle a ses
signes représentatifs, sa méthode, sa grammaire, s'il est permis de se
servir de cette expression. Ainsi une méthode analytique est une lan-
gue ; une langue est une méthode analytique, et ces deux expressions
sont, dans un certain sens, synonymes. Cette vérité a été développée

906 La Logique ou les premiers développements de l'art de penser, 1780, 1. II,


ch. VIII ; Œuvres de CONDILLAC, Corpus général des Philosophes français,
t. II, p. 409.
907 Le commerce et le gouvernement considérés relativement l'un à l'autre,
1776, Introduction, même édition, t. II, p. 242.
908 La langue des Calculs, Objet de cet ouvrage, 1798 ; même édition, t. II, p.
420.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 636

avec infiniment de justesse et de clarté dans la Logique de l'abbé de


Condillac... 909 »
Lavoisier est lié au groupe des Idéologues ; avec lui, des savants
comme Guyton de Morveau, Berthollet, Fourcroy estiment que le
temps est venu pour la chimie de sortir de sa préhistoire épistémologi-
que pour devenir une science digne de ce nom. Une telle mutation
n'est réalisable que si, grâce à une convention collective entre les inté-
ressés, le discours chimique devient, lui aussi, une langue bien faite.
La révolution chimique est une révolution condillacienne : « Cette
méthode qu'il est si important d'introduire dans l'étude et dans l'ensei-
gnement de la chimie est étroitement liée à la réforme de sa nomencla-
ture ; une langue bien faite, une langue dans laquelle on aura saisi
l'ordre successif et naturel des idées, entraînera une révolution néces-
saire et même prompte dans la manière d'enseigner ; elle ne permettra
pas à ceux qui professeront la chimie de [484] s'écarter de la marche
de la nature ; il faudra ou rejeter la nomenclature ou suivre irrésisti-
blement la route qu'elle aura marquée. C'est ainsi que la logique des
sciences tient essentiellement à leur langue 910... » La langue chimique
est viciée par les résidus et sédimentations des représentations collec-
tives et interprétations accumulées au cours des siècles. Il faut purger
toutes ces hypothèques : « La perfection de la nomenclature de la
chimie (...) consiste à rendre les idées et les faits, dans leur exacte vé-
rité, sans rien supprimer de ce qu'ils présentent, surtout sans rien y
ajouter ; elle ne doit être qu'un miroir fidèle 911... »
La naissance de la chimie moderne se situe en ce moment où le
chimiste entreprend de repartir à zéro, en n'admettant dans son dis-
cours que des éléments de signification définis, dotés des seules pro-
priétés que leur reconnaît l'investigation expérimentale. La langue
nouvelle ne saurait être parfaite : l'achèvement de la langue suppose-
rait l'achèvement de la science. L'imperfection de la nomenclature
n'est pas un obstacle : « Pourvu qu'elle ait été entreprise sur de bons
principes, pourvu que ce soit une méthode de nommer plutôt qu'une

909 LAVOISIER, Mémoire sur la nécessité de réformer et de perfectionner la


nomenclature de la Chimie, 1787 ; Œuvres de LAVOISIER, Imprimerie
nationale, t. V, 1892, pp. 356-357.
910 Ibid., p. 359.
911 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 637

nomenclature, elle s'adaptera naturellement aux travaux qui seront


faits dans la suite ; elle marquera d'avance la place et le nom des nou-
velles substances qui pourront être découvertes et elle n'exigera que
quelques réformes locales et particulières 912... »
La réforme de la médecine est corrélative de la réforme botanique
et de la réforme chimique ; un même esprit s'impose à l'espace mental,
sans tenir compte des lignes de démarcation entre les disciplines.
L'exigence condillacienne d'une épuration et purgation des significa-
tions du langage est l'un des traits d'une époque dont l'un des chefs-
d'œuvre est un dictionnaire encyclopédique. Sans doute Linné n'avait-
il pas attendu Condillac pour constituer une langue de l'histoire natu-
relle, mais Condillac systématise l'exigence linnéenne 913.
Vicq d'Azyr, maître de l'anatomie comparée dans le domaine fran-
çais, consacre une partie de ses Discours sur l’Anatomie à la critique
de la langue de cette discipline, demeurée à l'état de terrain vague. Il
se place sous le patronage de « Condillac, qu'on ne loue point assez,
Condillac, aussi grand que Locke, au moins dans quelques parties de
ses ouvrages... 914 ». L'anatomie n'a pas procédé à la réforme condilla-
cienne de son langage : « On a créé autant d'idiomes nouveaux qu'il y
a de branches dans l'histoire naturelle ; les botanistes ont donné
l'exemple (...) De nouveaux substantifs ont exprimé par un seul mot
des idées très complexes et qui exigeaient auparavant, pour être en-
tendues, le secours des périphrases ; d'autres termes aussi nouveaux
ont déterminé les diverses modifications des corps, et leur valeur a été
fixée en tête de [485] chacun de ces systèmes. Au milieu de ces inno-
vations, l'anatomie seule n'a fait presque aucun changement de son
langage 915… »
Le retard linguistique va de pair avec le retard épistémologique.
« Les diverses sortes de langues se forment et se développent dans la
même progression où le champ des idées s'étend ; et soit que l'imagi-
nation s'élève ou que la raison s'éclaire, il faut bien exprimer d'une

912 P. 361.
913 Cf. W RIESE, La méthode analytique de Condillac et ses rapports avec
l'œuvre de Philippe Pinel, Revue philosophique, juillet-septembre 1968.
914 VICQ d'AZYR, Deuxième discours sur l’Anatomie ; Œuvres, p. p. Moreau
DE LA SARTHE, 1805, t. IV, p. 211.
915 Ibid., p. 209.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 638

manière nouvelle des sensations que l'on n'a pas encore éprouvées, ou
des combinaisons qui n'ont pas encore été faites. Il n'y a point de no-
menclature ni de méthode qui ne puisse être changée par cette in-
fluence des progrès de l'esprit (...) Pour remettre de l'ordre dans la fa-
culté de penser, il faudrait, a dit Bacon, refaire l'entendement humain.
Nous dirons : pour remettre l'ordre dans l'entendement humain appli-
qué à l'étude de quelque science, il faut refaire leur langue 916. » L'or-
donnancement de l'univers du discours équivaut à la résolution de
l'univers réel en un monde intelligible, docile à l'exigence de la pen-
sée. Linné a intitulé Philosophia botanica le traité où il exposait les
principes de sa nomenclature : « C'est que ce grand homme a compris
que la base de tout édifice de l'esprit est la science élémentaire des
mots sans laquelle nul genre de connaissance ne peut ni s'élever ni
s'affermir 917. »
Si Vicq d'Azyr se propose d'être le Linné de l'anatomie, si Pinel se
propose d'être le Lavoisier de la médecine, sous la commune invoca-
tion du maître Condillac, l'Écossais Cullen se réclame, pour sa Noso-
logie méthodique, du précédent linnéen. Linné et Condillac, Boissier
de Sauvages, Cullen et Pinel sont les témoins d'une même exigence,
révélatrice de l'esprit du temps (Zeitgeist) : le siècle des Lumières,
après avoir dénoncé les spéculations métaphysiques, se préoccupe de
savoir ce que parler veut dire, et se consacre à la détermination de
nomenclatures, premier stade vers la formalisation de l'espace mental.
William Cullen (1712-1790) observe, dans les Prolégomènes de sa
Nosologie méthodique : « Les gens compétents savent que l'illustre
Linné a perfectionné la méthode des plantes (methodus plantarum)
dans la mesure où il a donné plus de précision à la langue botanique,
grâce à l'emploi de termes aussi appropriés et aussi bien définis que
possible. Je ne doute pas que le signalement de la maladie (delineatio
morbi) sur le modèle du signalement de la plante mis en œuvre par
Linné ne doive grandement aider au développement de la Nosolo-
gie 918. » Les symptomatologies en usage manquent de rigueur ; il faut

916 Pp. 210-211.


917 P. 212.
918 William CULLEN, Nosologia methodica (genera morborum), trad. latine,
Ticini Regii, 1787, d'après la 4e éd. d'Edimbourg, 1785, Prolegomena, p.
XXXIV.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 639

procéder dans l'ordre médical selon les règles fixées par Linné pour la
nomenclature botanique. Johann Peter Frank, théoricien de la médeci-
ne sociale, dans sa présentation de la traduction latine du traité de Cul-
len, souligne le rapport entre nosologie et thérapeutique : « A premiè-
re vue, les systèmes nosologiques ne semblent guère accroître la
science, mais ils la rendent beaucoup plus facile. Ils fixent, en vue de
la thérapeutique, un signe de [486] reconnaissance de la maladie, in-
dispensable aux praticiens ; ils les rendent plus attentifs aux symptô-
mes principaux ou caractéristiques ; en un tout petit nombre de pages,
ils embrassent le labeur des siècles, disposé selon un ordre défini ; ils
constituent une langue de la médecine, intelligible pour les nations les
plus diverses d'un bout du monde à l'autre. C'est la si longue négligen-
ce à l'égard de cette langue, et sa confusion vraiment babylonienne
(babylonica) qui avait fait naître la grande discorde entre les spécialis-
tes, et la grande obscurité du langage 919... »
L’Encyclopédie, à l'article Nosologie, se réfère à Linné et à New-
ton, et souligne le caractère phénoménologique de l'inventaire nosolo-
gique : « On ne peut connaître et classer les maladies que par les
symptômes ; le genre de connaissance qu'on acquiert par les causes est
toujours incertain, parce qu'il est fondé sur les raisonnements, qui va-
rient autant qu'il y a d'êtres raisonneurs. Nous croyons donc qu'on doit
confondre la nosologie avec la symptomatologie. » Dans l'élaboration
de cette discipline, le médecin ne devra avoir égard « qu'au concours,
à la multiplicité, à l'ordre et à la marche des symptômes, semblable au
naturaliste, qui se tromperait grossièrement s'il voulait fonder un sys-
tème et des classes de botanique sur la texture intime des plantes qu'on
ne découvre qu'à l'aide d'un microscope, et que souvent on imagine,
sur le lieu, le pays de leur naissance, sur leur durée plus ou moins lon-
gue, etc. Il ne peut proposer une méthode solide et facile à saisir que
sur la forme apparente des fruits, des fleurs et des feuilles ; l'aspect
varié et constant des phénomènes frappe seul les yeux du nosologiste,
il ne voit que rarement la partie qu'on croit le siège du mal et les cau-
ses éloignées, et jamais la cause prochaine. C'est en suivant la marche
que Newton indique au physicien, en passant de l'analyse à la synthè-
se, en remontant des effets connus par l'observation aux causes, en

919 Johann Peter FRANK, Introduction au volume cité à la note précédente, pp.
IV-V.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 640

pénétrant des choses connues aux inconnues, des faits constatés à


ceux qui sont incertains, qu'on vient à bout de former et d'affermir la
chaîne des connaissances humaines ».
L'article Maladie de l'Encyclopédie confirme que l'histoire des ma-
ladies est « susceptible de presque autant de précision que la botani-
que », pour autant du moins que l'on entreprenne de distribuer les enti-
tés morbides « par classes, genres et espèces, comme on le pratique
pour les plantes ». Certains grands noms de l'histoire de la médecine
ont pressenti l'importance de la tâche à entreprendre, en particulier
Félix Plater, Sydenham et Boerhaave, « cependant cette méthode, sans
doute parce qu'elle demande trop de travail, n'a encore été employée,
et même seulement ébauchée, que par Monsieur de Sauvages, célèbre
professeur de Montpellier, grand botaniste, dans son livre des Nouvel-
les Classes des maladies, édition d'Avignon, 1731, qu'il a retracées
dans sa pathologie : Pathologia methodica, Amsterdam, 1752... » Ce
dernier ouvrage « contient le dénombrement des classes des maladies,
de leurs genres, avec leurs caractères particuliers et leurs espèces in-
diquées par des qualifications distinctives... ».
[487]
Boissier de Sauvages (1706-1767) pouvait se flatter d'avoir reçu
l'approbation de Boerhaave lui-même. La première nosologie de Sau-
vages est antérieure à la première édition du Systema naturae de Lin-
né (1735), qui a longtemps enseigné la classification de Sauvages,
avant de mettre au point ses propres Genera morborum. Les deux sa-
vants étaient en relation de correspondance, et Linné tenait en haute
estime le catalogue de la flore montpelliéraine établi par son confrère
français, attaché au Jardin royal de Montpellier depuis 1740, et nom-
mé en 1751 professeur royal de botanique dans la ville provinciale où
devait s'accomplir sa carrière. Boissier de Sauvages est l'un des initia-
teurs du vitalisme montpelliérain, opposé au mécanisme spéculatif,
sous le patronage de Newton. Sa systématique médicale, remaniée et
augmentée, trouvera sa forme quasi-définitive avec la Nosologia me-
thodica sistens morborum classes, gênera et species, parue en 5 vo-
lumes à Amsterdam en 1763, « dictionnaire des maladies universel et
raisonné 920 », selon le biographe, et qui dénombre 10 classes, 295

920 DE RATTE, Éloge de M. de Sauvages, en tête de B. de SAUVAGES, Nosologie


méthodique ou distribution des maladies en genres et en espèces suivant
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 641

genres et 2400 espèces pathologiques. Cette encyclopédie du phéno-


mène morbide vise à constituer une science de l'apparence, toutes
réserves faites sur la réalité intrinsèque des faits considérés. Avant
Barthez, Sauvages affirme que l'on peut utiliser la notion d'âme de la
même manière que le concept d'attraction, sans aucune hypothèse
transexpérimentale : « Les mathématiciens emploient les lettres x et y
pour désigner les quantités inconnues, et cela avec tant de succès
qu'ils découvrent des vérités inaccessibles aux autres 921. » Une
connaissance peut être rigoureuse, même si elle demeure incomplète.
Tel est le cas de la nosologie, pour peu qu'elle s'appuie sur des faits
précis et vérifiés, en pratiquant une restriction mentale systématique à
l'égard de ce qu'elle ignore ; connaissance de l'imparfait, de l'inachevé,
elle prépare l'avènement d'une science plus parfaite, laquelle trouve-
rait sa consécration dans la formalisation mathématique. Nomenclatu-
re et classification représentent un degré intermédiaire d'abstraction,
entre l'empirisme pur et la parfaite intelligibilité.
« La connaissance philosophique, écrit Sauvages, diminue le nom-
bre des propositions, de sorte qu'en nous apprenant à concevoir une
observation particulière sous des rapports abstraits, elle nous met en
état, avec moins de principes, de rencontrer moins d'objets nouveaux.
Enfin la connaissance philosophique facilite la connaissance histori-
que et mène à la mathématique ; elle a je ne sais quoi de satisfaisant
pour l'esprit (...) Il s'ensuit donc que la Nosologie philosophique est
extrêmement utile aux médecins, qu'elle l'emporte sur l'historique, et
qu'elle distingue les dogmatiques des empiriques, qui n'ont d'autre
connaissance que l'historique. Cependant, si elle est fausse et appuyée
sur de faux principes, elle est fort inférieure à l'historique simple 922. »
Ainsi le [488] projet de Sauvages tend à constituer une véritable théo-
rie de la connaissance.
« La nosologie est la science des maladies, ou l'art de démontrer
tout ce qui les concerne soit d'une manière affirmative ou négative, et
elle fait partie de la pathologie. Pour que la démonstration soit sûre, le
raisonnement doit être fondé sur des expériences ou des faits histori-

l'esprit de Sydenham et la méthode des botanistes, 1763, trad. française,


Lyon, 1772, t. I, p. 49.
921 B. de SAUVAGES, op. cit., Discours préliminaire, art. 209, t. I, p. 218.
922 Ibid., art. 120, p. 169.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 642

ques indubitables, sur des définitions, sur des axiomes et des proposi-
tions démontrées. Elle exige des définitions des maladies, des descrip-
tions historiques et des principes certains, puisés de l'anatomie, la
chimie, l'hydraulique et la mécanique 923. » L'axiomatisation d'un do-
maine aussi vaste requiert une rigueur particulière, aussi bien dans la
détermination des éléments que dans leur mise en ordre : « lorsque le
nombre des choses que l'on veut connaître est considérable, il est né-
cessaire de suivre un ordre, tant pour en faciliter l'intelligence que
pour aider la mémoire, observant autant qu'on le peut celui qu'elles
gardent entre elles. L'ordre qu'on suit en traitant d'une science se
nomme méthode 924. »
Il s'agit de fixer un code de procédure, de définir les règles pour la
direction de l'esprit médical, dans un domaine où le progrès de l'intel-
ligibilité se heurte à des obstacles redoutables. Selon Sauvages, théo-
ricien de la formalisation en matière d'épistémologie médicale, « la
nosologie historique a pour fondement la méthode et la nomenclatu-
re 925 », et l'on peut retrouver dans cette conception un prolongement
du panlogisme leibnizien, revu et corrigé selon l'exemple de Christian
Wolff. La tâche du théoricien est de constituer un ensemble de
concepts, soumis à la discipline d'un ordonnancement rigoureux. « La
définition des mots et des termes d'un art se nomme nomenclature. Si
celle-ci est vague et incertaine, elle excitera dans l'esprit des lecteurs
des idées différentes de celles de l'auteur, ce qui consacrera une équi-
voque. Pour l'éviter, il faut donner à chaque chose différente un nom
propre, et qui ne convienne qu'à elle seule, ne point comprendre sous
le même nom des choses différentes, ni une même chose sous diffé-
rents noms 926. »
Ces formules attestent une récurrence néo-aristotélicienne dans
toute tentative de classification. On postule que le réel est construit sur
des articulations rationnelles dont la systématique déchiffre la cohé-
rence. Sauvages distingue entre deux types de nosologie, l'une synop-
tique, l'autre systématique. « La synoptique est la division des mala-
dies en deux parties opposées, que l'on divise de nouveau en deux au-

923 Ibid., p. 95.


924 Ibid.
925 P. 97.
926 P. 96.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 643

tres, comme si l'on divise les maladies en externes et en internes, et


chacune d'elles en particulières et en universelles. Les maladies parti-
culières, externes et internes, en maladies de la tête, de la poitrine, du
bas-ventre et des membres. Cette méthode emploie les livres, les arti-
cles et les paragraphes, mais les naturalistes et surtout les botanistes
ont remarqué depuis longtemps qu'elle est moins claire et moins aisée
que la systématique 927. » [489] Un logicisme intempérant menace de
fausser la compréhension des phénomènes ; la perception du domaine
humain est subordonnée à des exigences a priori.
D'où le recours à la méthode systématique, laquelle « joint ensem-
ble les maladies qui se ressemblent et les sépare de celles qui ne leur
ressemblent point ; elle réduit toutes les maladies particulières à leurs
espèces, ces espèces à leurs genres, les genres en ordres et ceux-ci à
un petit nombre de classes. Ceux qui cultivent l'histoire naturelle ont
abandonné depuis longtemps la méthode synoptique et ont adopté la
systématique 928 ». L'ordonnancement logique doit partir d'un inven-
taire de la réalité empirique ; il convient d'opérer non sur une forme
humaine présupposée, mais en fonction des réalités observées. On doit
décrire les maladies une à une ; « la ressemblance des maladies parti-
culières s'appelle Espèce, la ressemblance des espèces constitue le
Genre, celle des genres l'Ordre, et la convenance des ordres la Clas-
se 929 ». Le botaniste Sauvages pose le problème nosologique dans les
termes de la systématique linnéenne, non sans tomber parfois dans les
excès d'un pédantisme et d'un apriorisme, auquel Linné lui-même
n'avait pas échappé.
Aux yeux de Linné, l'ordre logique fait autorité non seulement
dans le domaine de la nature mais aussi dans celui de la culture. La
Philosophia botanica (1751) enseigne que la structure de la classifica-
tion botanique se retrouve en géographie (royaume, province, territoi-
re, paroisse, hameau) et même dans la hiérarchie militaire où l'on dis-
tingue régiment, bataillon, compagnie, escouade, soldat... ; ce rythme
unitaire semble correspondre non pas à une simple analogie, mais à
une structure ontologique de la réalité. La systématique possède un

927 P. 97.
928 P. 98.
929 P. 100 ; cf. L. DULIEU, François Boissier de Sauvages, Revue d'Histoire des
Sciences et de leurs applications, octobre-décembre 1969.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 644

droit d'initiative par rapport à la réalité empirique, comme la classifi-


cation périodique des éléments par Mendeleef (1869), qui accordera
par anticipation une place marquée à des substances non encore
connues. Linné affirme pour sa part : « La systématisation est pour la
botanique le fil d'Ariane sans lequel elle est un chaos. Qu'on prenne
pour exemple une plante des Indes, inconnue, et qu'un botanophile
feuillette descriptions, figures, tous index, il ne trouvera point, si ce
n'est par hasard ; mais un Systématique en déterminera sur-le-champ
le genre, soit ancien, soit nouveau (...) Le système indique les plantes,
même celles dont il n'a pas fait mention, ce que ne peut jamais faire
l'énumération d'un catalogue 930... » Par la vertu de l'ordre vrai qu'elle
met en œuvre, la systématique sait beaucoup plus qu'elle ne sait ; elle
n'enregistre pas seulement le savoir acquis, elle prophétise le savoir à
venir.
La nosologie de Sauvages et de ses successeurs ne pouvait être
qu'une espérance prématurée. Le domaine épistémologique de la pa-
thologie était trop complexe, les connaissances disponibles demeu-
raient approximatives et confuses, les moyens de recherche insuffi-
sants. Dès le début du XIXe siècle, Cuvier souligne ces insuffisances :
« De quelque côté [490] qu'on ait envisagé les analogies qui résultent
de l'observation médicale sur les altérations de l'économie organique,
on ne leur a pu adapter de lien commun, les observations sont restées
fragmentaires ; et la distribution régulière des altérations, d'après cer-
tains caractères apparents, est le seul but que nous puissions jusqu'à
présent espérer d'atteindre dans cette partie de la science médicale,
comme dans toutes les sciences naturelles dont les objets sont un peu
compliqués. Il en résulte ce qu'on appelle nosologie, c'est-à-dire un
catalogue méthodique des maladies tout à fait comparable aux systè-
mes des naturalistes, quoique d'une application infiniment plus diffici-
le, parce que les caractères des naturalistes restent toujours les mêmes,
tandis que chaque maladie est en quelque sorte un tableau mouvant, et
se compose d'une suite souvent fort disparate de métamorphoses. Ce-
pendant l'ordonnance de ce catalogue, sa nomenclature, ses caractères
distinctifs, ses descriptions sont susceptibles d'amélioration journaliè-

930 LINNÉ, Philosophie botanique, 1751 » trad. QUESNE, 1788, p. 5.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 645

re, et l'on a malheureusement occasion d'y ajouter quelquefois des ma-


ladies nouvelles 931. »
Cuvier remet les choses au point. La nosologie triomphante de
Sauvages prenait modèle sur les ambitieuses synthèses de Wolff qui
prétendaient soumettre à l'ordre conceptuel rigoureux toutes les ré-
gions du savoir. La plupart des doctrines du XVIIIe siècle gardent cette
consistance scolastique qui ne devait pas résister aux démentis de
l'expérience et à l'enrichissement du savoir. La nosologie n'est pas la
science des essences morbides, la classification naturelle de l'ordre
pathologique, telle qu'aurait pu la concevoir un Créateur animé de
mauvaises intentions à l'égard de ses créatures. La complexité de la
vie échappe aux prétentions rigides des catégories intellectuelles.
L'état de confusion préscientifique où se trouvait la médecine ne per-
met pas la constitution d'un univers du discours rigoureusement intel-
ligible. Il en est de même en ce qui concerne les diverses zones de la
biologie : « Les vivants nous échappent. Ils déroutent par leur foison-
nement et leur multitude. Bien avant de les domestiquer ou de les mo-
difier, la biologie devra jeter sur eux le filet de ses mailles conceptuel-
les, se borner à des rapprochements et à des appellations 932. » Dago-
gnet cite une formule d'A.-L. de Jussieu (1774), selon lequel « l'ordre
naturel est comme la pierre philosophale des Chimistes 933 ».
La nosologie ne fait pas de miracles ; la systématisation ne saurait
engendrer une certitude qui aille au-delà des données qu'elle met en
œuvre. La définition même du normal et du morbide pose des ques-
tions d'une complexité quasi-insoluble, qui rend à peu près impossible
la détermination de leurs limites. Ces problèmes, non résolus aujour-
d'hui, suscitaient des difficultés plus insurmontables encore il y a deux
[491] siècles. La pathologie demeure un terrain vague, où chacun s'ef-
force de déceler, avec les faibles moyens disponibles, quelques îlots
d'intelligibilité. Aucun critère ne faisant autorité, les systèmes se

931 CUVIER, Rapport historique sur les progrès des sciences naturelles depuis
1789 et sur leur état actuel, présenté au gouvernement le 6 février 1808 par
la classe des sciences physiques et mathématiques de l'Institut,
conformément à l'arrêté du 13 Ventôse, an X ; nouvelle édition, 1828, pp.
309-310.
932 F. DAGOGNET, Le catalogue de la Vie, P.U.F., 1970, p. 11.
933 A.-L. de JUSSIEU, Exposition d'un nouvel ordre de plantes adopté dans les
démonstrations du Jardin royal, Académie des Sciences, 1774, cité ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 646

contredisent mutuellement, sans qu'un arbitrage puisse trancher en


faveur de l'un ou de l'autre. Auteur lui-même d'une nosographie, Pinel
dénonce les insuffisances de celle de Sauvages : « Il a pu, dans sa dis-
tribution nosologique, admettre encore des subdivisions plus vagues et
plus défectueuses, sous le nom de maigreur, d'intumescence, de protu-
bérances, d'affections impétigineuses, renfermer même sous ces divers
ordres les genres les plus disparates ; sous celui d'intumescence, par
exemple, comprendre l'embonpoint, l'anasarque, l'œdémasie, la gros-
sesse (...). Pourrait-on maintenant établir des divisions sur des fonde-
ments aussi frivoles et réunir des objets aussi disparates, à une époque
où les méthodes de distribution en botanique, en chimie et dans cer-
taines parties de la zoologie ont été si perfectionnées 934 ? »
Pinel lui-même se trouve obligé de procéder à des options non
moins arbitraires qui tiennent aux insuffisances du savoir médical dis-
ponible. Avant de créer une langue, il faut savoir exactement de quoi
on parle. Vicq d'Azyr est aussi sévère pour la tentative nosologique de
Linné que Pinel pour celle de Sauvages ; il lui reproche d'avoir « em-
ployé, avec une sorte de profusion, des expressions inusitées et barba-
res pour indiquer et classer les différentes maladies, et même les in-
commodités les plus légères ; de sorte qu'en le lisant, il semble que le
nombre des maux dont l'espèce humaine est affligée soit au moins
augmenté de moitié 935... ». On ne saurait prétendre achever la carto-
graphie de l'espace pathologique avant que l'exploration en ait été
achevée. Or la connaissance du microcosme morbide est plus com-
plexe, elle pose plus de questions préalables que la connaissance du
macrocosme géographique. Rien ne permet d'assurer que l'ordre des
maladies se prête à la même intelligibilité extensive que la surface ter-
restre, dont les fragments s'étalent, partes extra partes, sous l'œil de
l'observateur. Une maladie est un être de raison, une essence justicia-
ble de la critique nominaliste, laquelle peut soutenir que la pratique
médicale a affaire à des malades, et non à des maladies. Le donné pa-
thologique présente des contours incertains ; une réalité polymorphe
se refuse aux analyses en discontinuité, qui isolent et parfois opposent
des éléments capables de communiquer, de s'associer entre eux, dé-

934 Ph. PINEL, Nosographie philosophique, 3e éd., Introduction, t. I, p. XXXIX ;


dans DAGOGNET, p. 147.
935 VICQ d'AZYR, Éloge de Linné ; Œuvres de VICQ d'AZYR, p. p. MOREAU DE
LA SARTHE, 1805, t. I, p. 199.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 647

fiant toute formalisation rigoureuse. L'entreprise nosologique suppose


résolus des problèmes insolubles ; elle déploie dans le vague des ré-
seaux d'articulation logiques.
Le mirage nosologique devait être dénoncé par ceux que préoccu-
pait la fidélité au réel plutôt que la cohérence. La classification n'est
pas seulement un inventaire ; elle présuppose un ordonnancement sys-
tématique du divers de l'expérience, obéissant souvent à des exigences
de symétrie qui conduisent à créer de toutes pièces des espèces mor-
bides [492] pour boucher un trou dans le tableau général des maladies.
« Je ne chercherai point en conséquence, écrit Laennec, sur les pas de
Linné, de Sauvages, de Cullen et de Monsieur Pinel, à diviser les ma-
ladies en genres et en espèces à la manière des naturalistes : la nature
de la science que nous cultivons ne permet pas d'espérer la résolution
d'un semblable problème. Les espèces botaniques et zoologiques sont
des êtres, et les maladies ne sont que des modifications dans la texture
des organes de l'économie animale, dans la composition de ses liqui-
des ou dans l'ordre de ses fonctions 936. »
Chaque vivant constitue une structure distincte, définissable en el-
le-même et pour elle-même, qui peut s'inscrire dans les rangs du cata-
logue naturel. Mais la maladie est une affection du seul être humain ;
toutes les espèces pathologiques communient au moins en ceci qu'el-
les constituent des perversions d'une même physiologie, ce qui interdit
de les séparer les unes des autres, par la vertu de telle ou telle localisa-
tion topographique. Les dissociations ne sont qu'apparentes, et les dis-
continuités s'affirment sur l'arrière-plan commun d'une identité biolo-
gique. Chaque partie du corps, solidaire de toutes les autres, ne peut
être retranchée de toutes les autres pour assurer la domiciliation de
telle ou telle affection. Toute classification pathologique comporte le
risque d'une dislocation de la totalité vivante. À l'intelligibilité exten-
sive qui désarticule le champ unitaire de l'existence humaine s'oppose
l'intelligibilité intensive, soucieuse de ne jamais perdre de vue la tota-
lité.

936 LAENNEC, Traité de l'auscultation médicale, 1819 ; 2e éd., 1826, t. I, p.


133 ; dans DAGOGNET, pp. 146-147. On trouvera dans le livre de Dagognet
un certain nombre de précisions historiques sur les principes et articulations
des principaux systèmes nosologiques.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 648

De là l'ambiguïté de l'entreprise nosologique. Comme le relève


Cabanis, « la multiplicité des matières, peut-être aussi l'idée qu'en di-
visant et en distinguant toujours, on devait arriver à les simplifier, à
les éclaircir, à faciliter leur étude, engagea souvent les scolastiques à
séparer ce qui ne devait point l'être ; en même temps que d'autres rai-
sons, aussi peu réfléchies, les portaient plus souvent encore à confon-
dre des objets qui n'avaient aucun rapport entre eux 937 ». En dépit de
ces écueils, la nosologie répond à une nécessité mnémotechnique et
pédagogique : « La variété des malades et leurs complications n'em-
pêchent-elles pas absolument que nous puissions en avoir des notions
complètes ? La tête la plus vaste, la mémoire la plus heureuse peut-
elle avoir toujours présents à la fois tant de souvenirs si divers ? Il est
sûr que pour les fixer et les retenir, il faut pouvoir les rapporter à un
certain nombre de principes généraux : et voilà ce qui rend les systè-
mes, considérés comme expositions méthodiques, absolument indis-
pensables 938. » Encore ne faut-il pas accorder à ce genre d'entreprises
plus de valeur qu'elles ne le méritent. « Les nosologistes, (...) en rap-
portant toutes les maladies à [493] certaines divisions principales, en
les rangeant par familles, comme les botanistes rangent les plantes,
ont fait, il est vrai, des tables plus propres à secourir la mémoire d'un
bachelier qui soutient thèse qu'à montrer au praticien l'ordre dans le-
quel ses connaissances et ses plans de curation doivent être enchaî-
nés 939. »
Il y a un risque de la nosologie, même chez les savants compé-
tents : « Au lieu de s'étendre entre leurs mains, l'art s'est donc rétréci.
En ramenant tout à des vues rigoureusement générales, espérant par là
remplir les vides qui se trouvent encore dans l'ensemble le plus com-
plet des faits médicaux, ils éteignent chez leurs lecteurs le véritable
esprit d'observation ; et la pratique qui résulte de leur manière de
considérer l'économie animale est presque toujours mesquine, faible et
souvent erronée 940. » La classification représente un pôle de la

937 CABANIS, Coup d'œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine,
1804 ; Œuvres philosophiques de CABANIS, Corpus général des philosophes
français, t. II, p. 214.
938 Du degré de certitude de la médecine, rédigé en 1788, publié en 1798 :
même édition des Œuvres, t. I, p. 68.
939 Ibid., p. 69.
940 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 649

connaissance médicale ; ce pôle abstrait trouve sa contrepartie, et


comme son équilibre, dans la référence à un pôle concret, où l'empi-
risme observateur tient en échec l'artificialisme des catégories. « A
considérer les maladies par leurs causes ou par leurs circonstances
déterminantes, et par la liaison, les rapports et la gravité de leurs
symptômes, c'est-à-dire à les considérer dans leur ensemble et sous
tous leurs points de vue, l'une ne ressemble jamais à l'autre. Deux
rhumes, deux simples fièvres éphémères ne sauraient être exactement
les mêmes ; il y a toujours, comme dans les physionomies les plus
semblables en apparence, des traits ou des nuances qui les distin-
guent 941. »
L'avènement de la conscience médicale moderne permet d'assister
à un nouvel épisode de la querelle des universaux ; il s'agit de savoir si
la réalité se situe au niveau du malade, ou si elle ne prend sens que
dans l'entité morbide, si la science est détermination du général ou
investigation du particulier. L'alternative épistémologique, en définis-
sant les tendances extrêmes de l'explication, donne accès à la solution
moyenne en laquelle se composent pour l'usage quotidien les exigen-
ces opposées. La nosologie ne peut dresser une épure définitive du
monde intelligible de la maladie ; elle propose un ensemble de sché-
mas préalables à l'affrontement de la réalité. Relativisée, la nosologie
garde sa valeur, à la fois comme bilan provisoire du savoir disponible,
et comme paradigme pour l'étude des phénomènes pathologiques,
guide pour l'établissement du signalement de toute affection connue
ou inconnue.
Cabanis, après avoir fait le procès des fantasmagories classificatri-
ces, formule le programme d'une nosologie militante, en laquelle il
voit une sorte de « méthode naturelle » : « Le classificateur et l'empi-
rique philosophe, quand ils ont également du talent, ne suivent pas des
routes si différentes qu'on pourrait le croire. La nature les guide l'un et
l'autre, comme par la main. Elle leur montre les objets sous leurs véri-
tables couleurs, les grave dans leur souvenir par des traits frappants,
les y classe par des analogies, ou par des dissemblances réelles. Elle
résume enfin pour eux, et souvent presque à leur insu, les généralités
fondamentales [494] qui doivent leur servir de guide 942. » Il existe un

941 Pp. 70-71.


942 P. 70.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 650

bon usage de la nosologie ; chaque praticien en dégage une, comme


une stylisation de son expérience personnelle. L'observation clinique
met en lumière certains traits fondamentaux, reliés par des rapports
d'analogie ; « on ne tarde pas à reconnaître que les uns et les autres
peuvent être diversement gradués, diversement combinés et nuancés ;
et qu'enfin dans tous les objets de nos recherches, d'un petit nombre de
faits, ou de phénomènes communs, se forment tous les faits particu-
liers, quelque admirable que soit leur variété, quelque infinie que soit
leur multitude. C'est ainsi que dans le chant et dans la voix parlée, très
peu de sons suffisent pour peindre toutes les affections de
l'âme 943... ».
Cabanis ne renonce nullement à l'espérance d'une systématisation
de l'observation pathologique, qui ramènerait à une unité simple la
confusion du réel, tout de même que la rhétorique est parvenue à codi-
fier les possibilités indéfinies de l'expression : « Dans l'état pathologi-
que, il n'y a jamais qu'un petit nombre de phénomènes principaux :
tous les autres résultent de leur mélange et de leurs divers degrés d'in-
tensité. L'ordre dans lequel ils paraissent, leur importance, leurs rap-
ports directs suffisent pour donner naissance à toutes les variétés des
maladies. A partir de la douleur la plus faible jusqu'à la plus insuppor-
table ; de l'incommodité la plus simple jusqu'à la maladie la plus com-
pliquée ; de la fièvre éphémère jusqu'aux fièvres pestilentielles, on
n'observe partout que les mêmes formes, les mêmes traits, les mêmes
couleurs générales. C'est de leur alliance, de leurs teintes opposées ou
combinées ; c'est de leur concordance ou de leurs contrastes, que la
nature fait sortir cette multitude de tableaux, si différents les uns des
autres au premier coup d'œil ; comme on vient de voir que l'art savait,
au moyen d'une très petite quantité de signes, reproduire aux yeux
tous les chefs-d'œuvre du génie musical, ou leur faire entendre toutes
les merveilles de la parole 944. »
Une telle procédure, au dire de Cabanis, serait différente des sys-
tèmes qu'il dénonce : « Cette méthode symptomatique est l'ouvrage de
la nature elle-même ; elle n'a rien de l'arbitraire des méthodes facti-
ces 945. » Cette critique de la nosologie apparaît comme une définition

943 P. 71.
944 P. 72.
945 P. 73.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 651

de la nosologie authentique, réduction du domaine morbide grâce à la


mise en œuvre d'une combinatoire, fondée sur la détermination et
l'appréciation des signes et symptômes des diverses maladies. Les
schémas de l'univers pathologique proposés par Sauvages, Linné, Cul-
len, Pinel et leurs émules n'ont plus aujourd'hui qu'une valeur docu-
mentaire et rétrospective. La préoccupation nosologique, après avoir
dominé une époque, est passée à l’arrière-plan, avec les progrès de la
méthode anatomo-clinique, puis l'identification d'éléments pathogènes
jusque-là insoupçonnés, parce qu'ils échappaient à l'observation direc-
te.
La nosologie, au moment où s'impose au médecin la positivité du
[495] regard et la précision de l'intelligence, réalise un apprentissage
de la pensée : « Que dirait-on d'un botaniste qui, voulant nous donner
les caractères des plantes, les définirait et les diviserait, ou voudrait
nous les faire connaître par des qualités douteuses, obscures, qui
échappent aux sens, ou par leur structure intime et hypothétique, par
leurs follicules, leurs trachées, etc. ? On en rirait, et avec raison, car il
y a de la folie à vouloir découvrir ce qui est caché par le moyen des
choses qu'on ignore. C'est pour éviter cette erreur que les botanistes
déterminent les classes, les genres et les espèces des plantes par le
nombre, la figure, la situation et la proportion des parties externes que
tout le monde aperçoit, et n'ont recours aux racines que le plus rare-
ment qu'ils peuvent, et lorsque les autres caractères deviennent insuf-
fisants 946. »
Sauvages plaçait son entreprise sous le patronage de Sydenham,
maître de l'observation sans présupposé des réalités morbides, qui a
laissé des monographies classiques de certaines affections. L'« histoire
des maladies », à la manière de Sydenham, est la première étape d'une
nosologie digne de ce nom : « Quiconque entreprend une histoire des
maladies doit renoncer à toute hypothèse et à toute théorie philosophi-
que, étudier leurs causes d'après cette histoire et imiter les géomètres
qui se servent des quantités connues pour découvrir les
nues 947. » Cette manière de procéder, caractérisée en formules new-
toniennes, paraît d'une extrême banalité ; mais il fallait le triomphe de

946 BOISSIER DE SAUVAGES, Nosologie méthodique, trad. française, Lyon, 1772,


t. I, Discours préliminaire, p. 120.
947 Ibid., p. 122.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 652

l'empirisme expérimental pour que l'espace mental de la médecine


prenne des contours précis.
Pour constituer la science médicale, il ne suffit pas de créer une
langue, il faut apprendre à voir. L'œuvre de nomenclature n'est qu'un
moment dans l'apprentissage de la perception du domaine pathologi-
que ; le langage consigne les résultats d'un déchiffrement du réel.
Locke avait consacré son Essai sur l'entendement humain à affirmer la
nécessité d'une mutation de la présence au monde, le recommence-
ment de la conscience devant aller de pair avec une réforme du langa-
ge. La nosologie prolonge cette entreprise ; cette nosologie, en tant
que classification et nomenclature, doit avoir partie liée avec une sé-
méiotique, ou séméiologie, qui se propose de déceler et d'interpréter
les signes de la santé et de la maladie. L'histoire des maladies rassem-
ble, au niveau de l'observation, les indications significatives qui servi-
ront de fondement au diagnostic du clinicien, et lui permettront, grâce
à leur succession réglée, de suivre le progrès ou la régression du mal.
Science du concret, la séméiologie propose les voies et moyens d'une
herméneutique de l'expérience clinique.
« J'appelle signes, écrit Boissier de Sauvages, les qualités intrinsè-
ques des choses qui servent à les faire connaître et à les distinguer les
unes des autres (...) La nosologie a pour but de nous faire connaître les
maladies et de nous les faire distinguer (...) Un médecin qui cultive la
nosologie doit principalement s'attacher à connaître les signes des ma-
ladies. Les botanistes donnent à ces signes le nom de caractères. La
définition est [496] l'énumération des signes nécessaires et suffisants
pour faire connaître la chose définie et pour la distinguer des au-
tres 948... » La séméiologie fournit la matière concrète de la nomencla-
ture et de la classification ; les points de repère qu'elle propose sont le
résumé de l'expérience passée ; ils serviront de norme à l'expérience à
venir.
L'Encyclopédie définit la Séméiotique comme la « science des si-
gnes », associée à la physiologie et à la pathologie ; « son objet est
l'exposition des signes propres à l'état de santé et aux différentes ma-
ladies ». L'idée de signe implique le choix de certains aspects privilé-
giés dans la multiplicité indéfinie de la réalité en expérience ; l'inven-
taire du donné, normal ou pathologique, accorde une priorité épisté-

948 BOISSIER DE SAUVAGES, op. cit., pp. 98-99.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 653

mologique à un phénomène, ou à une conjonction de phénomènes,


auxquels sera reconnue une signification indicative de l'état général.
« Il n'y a point de partie dans le corps humain, poursuit l'encyclopédis-
te, qui ne puisse fournir à l'observateur éclairé quelques signes ; toutes
les actions, tous les mouvements de cette merveilleuse machine sont à
ses yeux comme autant de miroirs, dans lesquels viennent se réfléchir
et se peindre les dispositions intérieures, soit naturelles ou contre-
nature ; il peut seul porter une vue pénétrante dans les replis les plus
cachés du corps, y distinguer l'état et les dérangements des différentes
parties, connaître par des signes extérieurs les maladies qui attaquent
les organes internes, et en déterminer le caractère propre et le signe
particulier. » Ainsi se trouve réalisée la liaison entre l'abstraction no-
sologique et l'individualité vivante : « s'élevant plus haut et presque
au-dessus de l'homme, le séméioticien instruit porte plus loin ses re-
gards : le voile mystérieux qui cache aux faibles mortels la connais-
sance de l'avenir se déchire devant lui ; il voit d'un œil assuré les
changements divers qui doivent arriver dans la santé ou les maladies ;
il tient la chaîne qui lie tous les événements, et les premiers chaînons
qui sont sous sa main lui font connaître la nature de ceux qui viennent
après, parce que la nature n'a que les dehors variés, et qu'elle est dans
le fond toujours uniforme, toujours attachée à la même marche ».
Le mot « séméiologie » prend place en 1762 dans le dictionnaire
de l'Académie française ; mais « séméiotique » avait déjà été employé
par Ambroise Paré au XVIIIe siècle ; Locke, dans son Essai sur l'enten-
dement humain, appelle « séméiotique » la science des signes, qui
comprend la critique du langage en vue de la constitution d'une logi-
que d'un type nouveau. « Nosologie » et « nosographie » sont des néo-
logismes du XVIIIe siècle ; néanmoins on aurait tort de penser que, en
l'absence des mots, la pensée médicale avait ignoré toute classification
des maladies et toute détermination des caractères pathologiques. La
pratique médicale a toujours présupposé des systèmes de repérages et
d'identification dans le domaine immense et confus de la pathologie.
Le fait nouveau est que ces exigences implicites forcent l'accès à la
conscience réfléchie des théoriciens ; elles entrent dans les program-
mes d'enseignement, et s'imposent, à partir du moment où l'école de
médecine est jumelée [497] avec l'hôpital. Les fins et les moyens de la
médecine sont en train de changer, et les nouvelles mœurs intellec-
tuelles portent témoignage de ce changement.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 654

Le XVIIIe siècle ne voit pas encore se développer une médecine de


masse, mais la préoccupation de la santé publique annonce le moment
où s'imposera l'idée d'un service de santé, responsable de la population
dans son ensemble. Corrélativement, la médecine de la raison théori-
que fait place peu à peu à une médecine de la raison pratique, dont le
centre d'intérêt se trouve sur la terre des hommes. Nosologie et sé-
méiologie attestent cette mutation de la connaissance médicale.
La révolution de l'attention commande la révolution du regard. De
quoi l'on trouve une expression significative dans quelques définitions
d'une Séméiotique, rédigées par un collaborateur de Pinel à la Salpê-
trière. « Le phénomène, écrit-il, est tout changement du corps, sain ou
malade, perceptible par les sens. (...) La physiologie s'occupe de l'ex-
position des phénomènes de la santé. L'exposition des signes des ma-
ladies est une des parties les plus essentielles de la pathologie 949. »
Quant au symptôme, c'est « un changement, une altération de quelques
parties du corps ou de quelques-unes de ses fonctions, produit par une
cause morbifique et perceptible aux sens. C'est par la collection et la
succession des symptômes qu'on reconnaît une maladie ». Le signe
enfin est un symptôme interprété : « Le signe est tout phénomène, tout
symptôme par le moyen duquel on parvient à la connaissance d'effets
plus cachés. Il se rapporte à l'état actuel, à ce qui a précédé, à ce qui
surviendra. Le signe est donc un effet apparent qui fait connaître des
effets plus cachés passés, présents ou futurs. Le signe dans son essen-
ce est une conclusion que l'esprit tire des symptômes observés par les
sens, au lieu que le symptôme n'est qu'une perception des sens. Le si-
gne appartient plus au jugement, et le symptôme aux sens. » En effet
les symptômes apparaissent à tout le monde, mais leur valeur de signe
n'est intelligible qu'à un œil averti : « Le médecin seul découvre des
signes dans ces symptômes. Omne symptoma signum est, sed omne
signum non est symptoma 950... »
Ces définitions, introduction à un traité où sont passés en revue les
signes cliniques relatifs à l'ensemble des fonctions physiologiques,
consacrent l'institution d'un nouvel espace mental. La nosologie met

949 Séméiotique ou Traité des signes des maladies, par J.-A. LANDRÉ-
BEAUVAIS, professeur de médecine clinique, médecin adjoint de l'Hospice
de la Salpêtrière, 1809, pp. 2-4.
950 Op. cit., p. 4.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 655

en usage une histoire naturelle des maladies, fondée sur l'observation


et la rationalisation du divers de l'expérience ; la méthode anatomo-
clinique sera la première forme de la positivité médicale. La séméio-
logie développe une phénoménologie, en l'absence d'une connaissance
exacte des agents pathogènes, microbes, bacilles et virus, dont l'exis-
tence demeure ignorée. Les tableaux cliniques se constituent dans
l'ordre de la connaissance sensible ; l'identité des espèces morbides se
précise, en attendant le moment où, avec les Virchow et les Claude
Bernarel, les Lister, [498] les Pasteur, les Hansen et les Koch, la mé-
decine atteindra à la dignité de la véritable connaissance par les cau-
ses.
L'importance accordée par le siècle des Lumières à la nosologie et
à la séméiologie caractérise une époque de déflation spéculative où,
faute de pouvoir ressaisir la spécificité des processus morbides, on se
contente de rechercher la correction dans l'ordre du discours. Une des-
cription exacte n'est pas une explication, mais la détermination des
phénomènes conditionne le progrès dans l'interprétation. L'application
aux réalités pathologiques de l'épistémologie, qui a fait ses preuves
dans l'histoire naturelle, permet de considérer le XVIIIe siècle comme
une période intermédiaire entre la préhistoire de la médecine et son
histoire.
Sydenham, précurseur de la méthode nosologique, s'était immorta-
lisé par sa monographie de la goutte ; il avait donné de bonnes des-
criptions de la syphilis, de la rougeole, de la dysenterie. À son exem-
ple, des praticiens s'efforcèrent d'isoler certaines entités morbides ;
mais la règle générale demeure une confusion de pensée, au sein de
laquelle les affections identifiées de manière précise (la variole, l'épi-
lepsie, par exemple) demeurent l'exception. Peu de progrès avaient été
réalisés dans cet ordre d'idées depuis l'antiquité ; bien souvent, on fai-
sait d'un symptôme, tel que la fièvre ou le mal de tête,
1' « inflammation », une espèce nosologique indépendante, ce qui jus-
tifiait le recours à des médications systématiques, appliquées à tort et
à travers : saignée, quinquina, opium, ipéca... L'entreprise nosologique
est un essai pour y voir clair.
Les progrès seront lents. La tuberculose n'est guère connue avec
précision que depuis les travaux de Laennec, au début du XIXe siècle.
La fièvre typhoïde, décrite par Trousseau en 1826, est baptisée par
Louis en 1829 ; c'est seulement en 1880 que l'appendicite sera recon-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 656

nue et dénommée par le chirurgien américain Mac Burney. En 1871,


Hansen découvre le bacille de la lèpre ; Koch met en évidence celui
de la tuberculose en 1882. La révolution chirurgicale sera rendue pos-
sible par l'anesthésie, d'abord utilisée par le dentiste américain Morton
et son ami Ch. T. Jackson en 1846 ; les techniques d'antisepsie et
d'asepsie, décrites par Lister et Pasteur, multiplieront les possibilités
d'intervention dans la dernière partie du XIXe siècle. Lorsque l'on es-
saie ainsi de restituer à la médecine du XVIIIe siècle ses ignorances et
ses impuissances, il apparaît que la constitution d'un champ épistémo-
logique délimité et ordonné est un préalable indispensable à l'avance-
ment du savoir réel.

V. L'avènement de la psychiatrie 951.

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« Le mot psychiatrie, créé par Johann Christian Reil, fait son appa-
rition au début du XIXe siècle 952 », écrit Jean Starobinski. Si cette in-
formation [499] est exacte, elle fournit l'acte de naissance de la psy-
chiatrie. Un mot nouveau, pour désigner une discipline de la connais-
sance, est l'expression d'une mutation mentale. Le créateur du néolo-
gisme a conscience qu'il est temps de regrouper un savoir dispersé et
disparate et de le constituer en un ensemble susceptible d'intéresser
désormais des savants spécialisés. L'invention du mot, signe des
temps, marque à la fois un commencement et une fin, le passage de la
préhistoire à l'histoire de la discipline en question. D'autre part, l'auto-
nomie de gestion accordée à tel ou tel secteur épistémologique entraî-
ne de proche en proche des répercussions qui mettent en cause l'espa-

951 Ce chapitre reprend, en la complétant, une étude parue dans l'Information


psychiatrique en avril 1962.
952 Jean STAROBINSKI, Histoire du traitement de la mélancolie des origines à
1960, Acta psychosomatica, Genève, Geigy, 1960, p. 54. C'est en 1803 que
paraissent les Rhapsodien Uber die Anviendung der psychischen
Kurmethode auf Geisteszerrütungen, de Reil. Selon Yves ÉPICIER (Histoire
de la Psychiatrie, P. U. F., 1971, p. 6) le mot Psychiatrie figurerait en
premier lieu dans une publication de REIL et HOFFBAUER, Beiträge zur
Beforderung einer Kurmethode auf psychischen Wege, « entre 1808 et
1810 ».
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 657

ce total du savoir ; des configurations se modifient, de nouveaux en-


sembles apparaissent, et des correspondances jusque-là méconnues.
L'apparition du mot psychiatrie est un événement, tout comme cel-
le du mot psychologie et du mot ethnologie, ou encore un peu plus
tard, l'apparition du mot sociologie sous la plume d'Auguste Comte.
Le néologisme psychiatrie est à peu près contemporain du néologisme
biologie, dont le surgissement premier, difficile à préciser, se situe
aussi à la limite entre le XVIIIe et le XIXe siècle, sous une plume françai-
se ou allemande. Le baptême de la psychiatrie consacre la vocation du
psychiatre, qui s'adonne à la seule médecine mentale, et l'existence
d'institutions spécialisées dans le traitement des aliénés. Pinel n'est pas
encore un aliéniste au sens étroit du terme. Il a enseigné l'anatomie
comparée à la Société d'Histoire naturelle de Paris, avant de professer
à l'École de Médecine ; sa Nosographie philosophique embrasse l'en-
semble du domaine médical, et il est médecin consultant de l'empereur
en même temps que médecin-chef de la Salpêtrière ; il est le maître de
Bichat, de Laennec et de Broussais aussi bien que d'Esquirol, qui sera,
lui, un psychiatre spécialisé. De même, Reil est professeur de clinique
à Halle, pathologiste et hygiéniste. La médecine mentale prend cons-
cience d'elle-même au sein de la médecine « générale », et ce n'est que
lentement, sous le poids de l'enrichissement de son épistémologie par-
ticulière, qu'elle se séparera du tronc commun. Pareillement l'espace
psychiatrique se trouve englobé, à l'origine, dans l'espace pathologi-
que commun de l'hôpital général, ou dans ces lieux réservés à la pa-
thologie sociale que sont les dépôts de mendicité, les asiles ou même
les prisons, tous emplacements dans lesquels s'entassent ceux que les
autorités estiment prudent de retirer de la circulation. En 1792. Wil-
liam Tuke et un groupe de Quakers fondent à York la « Retraite »,
modèle d'une nouvelle civilisation asilaire 953, et d'après Diepgen, la
première maison de santé privée destinée au traitement des aliénés
aurait été créée à Paris, par Esquirol, en 1800 954. D'autres institutions,
auparavant, avaient pu accueillir les aliénés ; le fait nouveau est [500]
le projet rationnel d'une méthode conçue en vue du traitement des ma-

953 Cf. Charles E. GOSHEN, Documentary history of Psychiatry, New York,


Philosophical Library, 1967, pp. 475 sqq.
954 Paul DIEPGEN, Geschichte der Medizin, t. II, I, Berlin, de Gruyter, 1951, p.
60.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 658

lades mentaux, identifiés comme tels, et objets d'une sollicitude qui


s'adresse à eux seuls.
L'apparition d'une psychiatrie consciente et bientôt organisée, pré-
parée par un mouvement de la pensée et un renouveau de la sensibili-
té, marque une coupure et une rupture. L'anatomie prend un nouveau
départ avec Vésale ; la physique après Galilée ne sera plus ce qu'elle
était avant ; de même la chimie après Lavoisier. La psychiatrie situe
aux environs de 1800 son année sainte inaugurale. Événement euro-
péen ; les grandes nations d'Occident ont chacune un nom à proposer,
ou plusieurs, lorsqu'il s'agit de désigner l'initiateur de la révolution
psychiatrique. Si l'Allemand Reil (1759-1813) a imposé son nom à la
science nouvelle, l'Allemagne peut être également fière de l'œuvre
philanthropique de Wagnitz et des travaux scientifiques de J. G. Lan-
germann (1768-1832), qui s'efforce de mettre de l'ordre dans les don-
nées de la clinique et définit des thérapeutiques. L'Italie est la patrie
de Vicenzo Chiarugi (1759-1820) qui, dans sa clinique modèle de Flo-
rence, s'efforce d'assurer aux malades un traitement humain ; le traité
de Chiarugi De la folie en général et en particulier (1793) fournit des
moyens d'analyse, de diagnostic et de pronostic en matière d'aliéna-
tion mentale. L'Écossais Cullen, dans ses Éléments de médecine prati-
que (1777-1779), esquisse un classement des névroses, mais l'Angle-
terre a aussi ses philanthropes militants en la personne de John Ho-
ward (1727-1790), et de William Tuke (1732-1822), dont l'œuvre sera
continuée par son petit-fils Samuel (1784-1857). La France s'honore
des noms de Philippe Pinel (1745-1826) et de son continuateur Esqui-
rol (1772-1840), pionniers dans l'ordre de la réflexion et de l'action ;
leurs efforts aboutiront à la loi de 1838, qui définit pour plus d'un siè-
cle le régime d'administration de la santé mentale en France.
La concentration des noms, des ouvrages et des institutions dans
les années 1790-1800 est impressionnante. Reste à préciser pourquoi
et comment cette période a été effectivement la période critique au
cours de laquelle se constitue cette relation neuve de l'homme qu'est la
médecine mentale, génératrice d'une anthropologie et d'une sociologie
de forme inédite. L'avènement de la psychiatrie ne doit pas être consi-
déré comme un épisode cantonné dans un secteur particulier de l'espa-
ce épistémologique ; la psychiatrie n'est pas seulement un sous-secteur
de la médecine, elle implique une réévaluation des valeurs qui consti-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 659

tuent traditionnellement le patrimoine solidaire de la communauté


humaine.
Avant Lavoisier, la chimie n'existe pas ; il y a seulement un en-
semble de disciplines et de recettes, d'habitudes mentales dont certai-
nes sont millénaires ; ces pratiques se regroupent en un ensemble aux
contours incertains qui, depuis la révolution mécaniste, tend à se sys-
tématiser en un discours cohérent. Avant Lavoisier, il y a eu des chi-
mistes tels Robert Boyle, Stahl, Lémery Rouelle, puis Scheele et
Priestley. Mais c'est Lavoisier qui organise la chimie comme science,
lui fixe une intelligibilité propre, la dote d'un langage rigoureux et
d'une constitution épistémologique. Sur ces fondements nouveaux, la
recherche va se systématiser e[501] t connaître à travers l'Europe des
succès décisifs. En toute rigueur, on devrait s'interdire de parler de
« la chimie dans l'Antiquité » ou de la « chimie au Moyen Age », car
les ensembles de procédures que l'on désigne sous ce nom mettent en
œuvre des fins et des moyens qui n'ont rien de commun avec la disci-
pline définie par Lavoisier. C'est pourquoi bon nombre de prétendues
« histoires des sciences » sont étonnamment dépourvues de sens histo-
rique. La continuité des mots y fausse la personnalité intellectuelle des
hommes et la signification de leurs travaux. Il serait absurde de faire
comme si la maladie mentale, le malade, le médecin et l'hôpital psy-
chiatrique avaient existé depuis toujours, si bien qu'on pourrait ra-
conter leur histoire avec des mots désignant des réalités identiques à
travers la suite des temps. Comme l'observe Starobinski à propos d'un
cas particulier, « la persistance du mot mélancolie, conservé par le
langage médical depuis le cinquième siècle avant l'ère chrétienne,
n'atteste rien d'autre que le goût de la continuité verbale ; l'on recourt
aux mêmes vocables pour désigner des phénomènes divers (...) Sous
la continuité de la mélancolie, les faits indiqués varient considérable-
ment 955 ».
En vertu d'une théorie de la connaissance aussi simpliste que spon-
tanée, nous imaginons que la science est la prise de possession par le
sujet humain, toujours semblable à lui-même, d'un objet donné une
fois pour toutes. Le progrès scientifique s'identifierait à l'approfondis-
sement de la connaissance jusqu'au déchiffrement complet du donné
extérieur. L'histoire réelle dément cette conception de la vérité comme

955 STAROBINSKI, Histoire du traitement de la mélancolie..., op. cit., p. 9.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 660

une progressive adéquation de l'esprit et de la chose. L'esprit et la cho-


se, le sujet et l'objet sont eux-mêmes dans l'histoire ; ils se modifient
avec l'histoire, dont le devenir se constitue au fur et à mesure de l'in-
cessante remise en jeu de leurs significations. Le psychiatre est l'opé-
rateur d'un savoir dans la constitution duquel ses propres exigences
mentales prennent en charge les éléments plus ou moins confus que la
réalité lui propose ; l'histoire des sciences doit être comprise comme
une histoire de la conscience humaine agissant selon des normes, dont
on ne doit pas méconnaître la précarité. On aurait tort d'imaginer le
schizophrène, prostré, depuis la création du monde, dans quelque coin
d'une clinique zurichoise, tout équipé de son tableau clinique méconnu
par des praticiens sans esprit d'observation, et attendant patiemment
du fond des âges jusqu'au début du XXe siècle, le moment où le méde-
cin-chef Bleuler, nouvellement nommé, fera sa première visite dans
l'établissement et décrétera le diagnostic définitif : « C'est une belle
schizophrénie... » Parole d'ailleurs nullement libératrice, car elle ne
suffit pas à assurer une miraculeuse résolution de la destinée du mal-
heureux.
Il peut arriver qu'un psychiatre, interprétant des documents dignes
de foi, diagnostique un syndrome schizophrénique chez un pharaon
d'Egypte ou quelque grand personnage médiéval. Un tel jugement ré-
trospectif peut aider l'historien à comprendre certains comportements
de l'individu en question. En pareil cas néanmoins, le concept de schi-
zophrénie [502] est pour le moderne un instrument d'intelligibilité, qui
ne peut être domicilié dans la période lointaine à laquelle on l'appli-
que. La schizophrénie n'a pas d'effet rétroactif, elle demeure étrangère
et vide de sens en ce qui concerne la culture égyptienne ou médiévale.
Le problème est analogue à celui que se posaient les docteurs chré-
tiens à propos du salut des païens qui avaient vécu en dehors de la
sphère d'influence de la Révélation ; il fallait recourir à toutes sortes
d'artifices plus ou moins convaincants pour faire entrer ces infidèles
de bonne foi dans l'espace-temps dogmatique de l'histoire du salut. En
toute rigueur logique, le pharaon ne semble pas avoir droit à l'appella-
tion contrôlée « schizophrénie », tout de même que Socrate, en dépit
du patronage d'Érasme, ne saurait être mis au nombre des saints du
christianisme. Il pourrait en être autrement dans le cas d'une affection
purement organique : une tuberculose devait présenter les mêmes ca-
ractères au temps des dynasties égyptiennes qu'à l'époque moderne ;
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 661

l'étiologie était identique, et l'évolution, en l'absence de thérapeutiques


efficaces, devait être celle que nous avons connue jusqu'à une époque
récente. Encore cette tuberculose devait-elle être vécue et conçue,
avant la découverte du bacille de Koch, tout autrement qu'après cette
découverte. L'histoire de la phtisie révélerait une évolution et une
transformation des significations, dans la mesure où la maladie est
aussi une entité intellectuelle et une réalité sociale, jusqu'à la mise au
point des médications récentes qui ont dépouillé cette affection d'une
grande partie de son urgence et de son relief tragique.
Mais si l'on peut concevoir une histoire de cette affection organi-
que qu'est la phtisie, il n'est nullement certain que l'on ait le droit de
faire l'histoire de la schizophrénie avant Bleuler, qui l'a proprement
inventée. La schizophrénie est le produit d'un certain état du savoir et
d'un certain état de la culture. Conception provisoire, mise au point
par un grand clinicien, pour la compréhension d'un certain type de ma-
lade, en un lieu et en un temps donnés. C'est un instrument épistémo-
logique ; il est venu à son heure, mais son heure passera sans doute ;
elle est peut-être déjà passée. Il n'y a plus d'hystériques, mais cela ne
veut pas dire que l'hystérie n'ait jamais existé, que le concept d'hysté-
rie ait été intrinsèquement faux, inutile ou nuisible. Sous nos yeux, la
psychanalyse de Freud s'est dépouillée peu à peu de ses harmoniques
victoriennes ; elle a revêtu des styles nouveaux, avec le renouvelle-
ment des structures sociales. La réalité humaine est une matière histo-
rique, en état de perpétuelle remise en question. La science de l'hom-
me est une enquête de l'homme sur l'homme ; l'homme qui cherche est
un homme qui se cherche, et qui se modifie lui-même pour autant qu'il
croit s'être trouvé ; idées, thèmes et valeurs sont les points d'appui
momentanés dans cette quête de soi, où le sujet ne dispose d'aucune
autre assurance que celle de voir la solution définitive se dérober à son
ambition désespérée d'une coïncidence de soi à soi.
Selon Esquirol, la folie était « la maladie de la civilisation ». Sta-
robinski commente : « Les maladies humaines ne sont pas de pures
espèces naturelles. Le patient subit son mal, mais il le construit aussi,
ou le reçoit [503] de son milieu : le médecin observe la maladie com-
me un phénomène biologique mais l'isolant, la nommant, la classant,
il en fait un être de raison, et il y exprime un moment particulier de
cette aventure collective qu'est la science. Du côté du malade comme
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 662

du côté du médecin la maladie est un fait de culture et change avec les


conditions naturelles 956. »
Il existe une différence entre la maladie organique et la maladie
mentale, bien que l'orientation psychosomatique de la pensée médica-
le actuelle tende à soupçonner des implications psychologiques dans
l'ensemble du domaine pathologique. La maladie organique possède
des tenants et des aboutissants socio-culturels, mais sa définition
comporte surtout des signes visibles et tangibles ; naturelle par essen-
ce, elle est culturelle par accident, et secondairement. Au contraire la
maladie mentale est perçue, et le plus souvent vécue, comme une alié-
nation, comme un écart par rapport à la norme sociale ; elle est, ou du
moins elle se montre, comme une maladie de la culture plutôt que
comme une maladie de la nature. L'opposition entre Nature et Culture
est une articulation maîtresse du Siècle des Lumières. La nouvelle ap-
proche du fou et de sa folie présuppose la révolution galiléenne, la
naturalisation de la nature et la maturation des valeurs neuves, régula-
trices de la condition humaine, dans les temps modernes. L'émergence
de la psychiatrie n'est pas un épisode isolé dans une histoire de la mé-
decine, mais un foyer de cristallisation des savoirs et des préoccupa-
tions, des certitudes, des pressentiments et des rêves au travers des-
quels l'homme moderne accède à la conscience de sa personnalité.
L'histoire de la connaissance se développe dans le prolongement
d'une histoire de la perception. Contrairement au présupposé positivis-
te selon lequel il existerait une saisie objective du réel tel qu'il est,
chacun voit ce qu'il est capable de voir, en fonction de ses possibilités
intellectuelles et de son envergure mentale. On affirme que Darwin a
découvert les faits et la doctrine de l'évolution au cours de sa croisière
scientifique autour du monde sur le Beagle (1831-1836), et en particu-
lier grâce à ses observations aux îles Galapagos, comme s'il y avait un
lien de cause à effet entre le voyage et les pensées divulguées une
vingtaine d'années plus tard. Bien d'autres, auparavant, avaient visité
les Galapagos, et Darwin n'était pas seul sur le Beagle. Lui seul pour-
tant a vu ce qu'il a vu, parce qu'il portait en lui les pressentiments, le
génie de Darwin. Les singularités biologiques de ces îles perdues n'ont
été qu'une occasion pour le développement d'une pensée en quête de
ses propres certitudes. Et il a fallu des dizaines d'années pour que

956 STAROBINSKI, op. cit., p. 9.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 663

Darwin lui-même élabore ses idées, pour qu'il ose les publier, sous la
pression de ses amis, puis pour que les évidences de Darwin devien-
nent les évidences de tout le monde, ou du moins de la plupart des
esprits informés.
L'espace mental est un domaine où s'articulent les significations
déchiffrées par les uns et les autres et reconnues d'un commun accord
par une opinion moyenne. Pour le psychiatre d'aujourd'hui, la mélan-
colie, [504] la manie, la paranoïa, la schizophrénie sont des réalités
familières qui s'imposent sans problème à un œil exercé. La facilité de
ces diagnostics ne doit pas dissimuler qu'ils sont le résultat, et le rac-
courci, de recherches séculaires, soumis d'ailleurs à d'incessantes révi-
sions. Aucun tableau clinique n'est prédestiné en termes de vérités
éternelles dans la pensée d'un Dieu créateur de l'univers du discours
psychiatrique. La psychiatrie apparaîtrait plutôt comme une création
continuée, œuvre précaire et révocable qui dresse le bilan des conclu-
sions établies par la communauté des doctes.
Ainsi se comprend le retard de la psychiatrie sur la médecine orga-
nique. Le personnage du médecin, puis celui du chirurgien, corres-
pondent à des fonctions consacrées depuis l'Antiquité, et socialement
reconnues par l'institution de Facultés et d'Écoles, de Sociétés royales
et d'Académies, bien avant que la médecine mentale, consciente d'el-
le-même, s'impose à l'opinion éclairée. Pour qu'une maladie soit admi-
se comme réelle, il faut d'abord qu'elle soit possible. L'obstacle épis-
témologique du système explicatif, régissant les mœurs intellectuelles,
empêche la reconnaissance de la maladie mentale comme telle. Si elle
n'existe pas légitimement, c'est qu'elle est impensable, parce que non
compatible avec la vision du monde généralement admise.
La maladie organique est d'emblée assez claire pour forcer le
consentement de l'intéressé et des témoins. Une enflure, une éruption
cutanée, une douleur rhumatismale, une hémoptysie, un frisson de fiè-
vre ont tous les prestiges et privilèges de l'évidence. Le malade sait
qu'il est malade, et le praticien de la médecine organique est comblé,
d'entrée de jeu, de ces signes visibles et tangibles que l'incrédule
Thomas Didyme réclamait pour admettre la résurrection de Jésus. On
ne doute pas de la lèpre quand on a vu un lépreux, et l'on saisit aisé-
ment la réalité de l'inexorable processus morbide dont il est la victime.
La sagacité suffit pour regrouper les symptômes en un tableau clini-
que, auquel correspondront les indications appropriées de diagnostic,
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 664

de pronostic et de thérapeutique. Hippocrate fournit d'excellents


exemples de constitution de cette intelligibilité médicale.
La réussite d'Hippocrate est celle du génie grec, et du génie d'Hip-
pocrate. Dans l'histoire de la médecine, Hippocrate demeure un cas
unique, et son esprit n'a pas toujours prévalu. La fracture accidentelle
d'un membre, phénomène simple, est justiciable de procédures techni-
ques et d'une thérapeutique appropriée. Mais les entités morbides
complexes se découpent moins aisément dans le champ de l'expérien-
ce clinique. Les données immédiates sont confuses ; elles s'inscrivent
dans l'espace culturel que régissent les valeurs de l'époque. En un
temps où l'église capitalise le savoir, le praticien est un prêtre, et les
significations théologiques parasitent le champ de l'observation ; de là
par exemple le retard de la chirurgie, lié au véritable tabou qui s'oppo-
se longtemps à la dissection des cadavres. De même, la souveraineté
de l'astrologie jusqu'au XVIe siècle impose à la pathologie les présup-
posés d'une axiomatique incompatible avec la saine perception du ré-
el.
La médecine moderne prend place dans cet « univers de la préci-
sion », [505] lentement dégagé des empiétements dogmatiques ; le
médecin apprend à voir en même temps qu'il apprend à penser. Le
schéma mécaniste s'applique au corps humain devenu un corps dans le
monde des corps ; l'explication physique commande un traitement
quantitatif des phénomènes dans un champ épistémologique débarras-
sé, non sans peine, des qualités occultes et des résidus mythiques dont
il avait été encombré jusque-là. Le modèle du déterminisme physique
autorise une intelligibilité matérielle des troubles corporels : une bles-
sure, une lésion accidentelle donnent à voir des symptômes provoqués
par une cause précise. Par extension, on peut supposer la cause du mal
dans les cas d'évolution morbide où elle est moins évidente. La mala-
die organique atteint l'homme dans le corps et par le corps. Le dualis-
me cartésien fournit un équipement intellectuel satisfaisant ; pour Ga-
lilée, pour Gassendi, pour Hobbes également, l'organisme appartient à
la nature matérielle ; la médecine mécaniste est une partie de la physi-
que. Le médecin oppose déterminisme à déterminisme, pour triom-
pher du mal en contrecarrant le processus morbide.
Le corps humain est un emplacement privilégié pour les représen-
tations mystiques, les interprétations symboliques de toute espèce, les
imaginations qui parasitent la conscience du malade aussi bien que
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 665

celle du médecin. La constitution de la physique mécaniste impose la


profanation du corps, désormais librement ouvert à une intelligence
objective, dont le premier triomphe sera la découverte de la circula-
tion du sang. Le schéma circulatoire servira de modèle pour une intel-
ligibilité qui, de proche en proche, s'efforcera de réduire à ses normes
la totalité du fonctionnement organique. Mais l'avènement d'une phy-
siologie objective et d'une médecine en voie de rationalisation n'auto-
rise pas la naissance de la psychiatrie. Le mécanisme, s'il abandonne
volontiers le corps humain aux basses œuvres de la matière, maintient
la spécificité de la vie mentale. Dans la perspective ascétique et mys-
tique, le corps avait toujours été l’autre de l'esprit, un frère inférieur
dégradé en valeur, sinon même déshonoré. Affirmer qu'il est une ma-
chine, c'est reconnaître d'une autre manière son indignité. L'esprit, la
pensée qui est le propre de l'homme, devient la position de repli, le
sanctuaire des valeurs sacrées, pour les tabous qui avaient si long-
temps protégé le corps lui-même.
Selon Descartes, le corps s'explique par le corps, et l'esprit par l'es-
prit, ce qui répond à l'évidence. Les pensées vraies s'enchaînent en
vertu d'une nécessité analogue à celle qui lie les mouvements physi-
ques. La validité de l'idée vraie, garantie par Dieu lui-même, est le
fondement inébranlable de toute vérité. Seul un malin génie, qui serait
le diable en personne, peut empêcher Descartes de penser juste quand
il a conscience de penser juste. Celui qui déraisonne doit être un sup-
pôt de Satan ; il est une contradiction dans les termes car, s'il y a des
illusions des sens, il ne saurait y avoir d'illusion de la raison. La mala-
die mentale, maladie honteuse, ne peut avoir qu'un statut bâtard, parce
qu'elle est une infraction au bon sens universel, privé de toutes ses
assurances. L'animal-machine humain, décrit par Descartes, est justi-
ciable d'une psycho-physiologie, exposée dans le Traité des Pas-
sions ; [506] mais ces schémas ne mettent pas en cause l'ordre ration-
nel. L'immaculée conception de la pensée, présente en totalité dans
l'embryon, au ventre de sa mère, échappe aux déterminismes organi-
ques. La psychophysiologie ne concerne que les « passions » ; la subs-
tance pensante s'affirme selon les normes de la nécessité intelligible
de la pensée vraie.
La maladie mentale défie toute intelligence. Malebranche, carté-
sien revu et corrigé, souligne ce point avec une entière netteté : « Il n'y
a nul rapport de causalité d'un corps à un esprit. Que dis-je ? Il n'y en
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 666

a aucun d'un esprit à un corps (...) Aussi est-il clair que dans l'union de
l'âme et du corps, il n'y a point d'autre lien que l'efficace des décrets
divins (...) C'est cette volonté constante et efficace du Créateur qui fait
proprement l'union de ces deux substances. » Quant à la raison de cet
assemblage, dans la réalité humaine, de deux composantes aussi hété-
roclites, Malebranche ne peut la trouver que dans l'insondable mystère
des desseins divins : « C'est apparemment que Dieu a voulu nous
donner, comme à son Fils, une victime que nous puissions lui offrir
(...) Assurément, cela paraît juste et conforme à l'Ordre. Maintenant
nous sommes en épreuve dans notre corps 957. »
Malebranche admet en même temps une psycho-pathologie d'inspi-
ration mécaniste, grâce à laquelle il lui est possible de rendre compte
de certains désordres mentaux en termes de déterminisme, par exem-
ple en invoquant la « communication contagieuse des imaginations
fortes ». Mais ces faits, qui se déploient selon l'ordre physiologique,
ne mettent pas en cause l'intégrité mentale, régie par les indications
transcendantes de la vision en Dieu. L'homme de Malebranche, com-
me celui d'Augustin, est disloqué et dissocié, pour peu que Dieu cesse
d'assurer souverainement son unité. La seule aliénation véritable est la
distraction qui détourne la créature de son Créateur, vidant ainsi sa
pensée de toute signification authentique. Au moment même où la
nouvelle physique triomphe avec la publication des Principes de
Newton (1687), Malebranche met en lumière l'obstacle épistémologi-
que à l'avènement d'une médecine mentale. La folie est un scandale
logique et ontologique tout autant qu'un scandale social.
La psychiatrie ne sera possible qu'au moment où se sera constituée
une intelligence capable de l'appréhender et de l'identifier. Avant ce
moment, la folie implique une illégalité linguistique et rationnelle,
tout autant que morale, sociale et théologique. Il n'y a pas de loi ni de
langage pour ce qui est hors la loi de par son essence même. Aussi
longtemps que l'âme est opposée au corps et mène pour sa part une
aventure eschatologique, le fou viole les interdits intellectuels en mê-
me temps que les interdits de l'Église et de l'État. Le fou trouble l'éco-

957 MALEBRANCHE, Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, 1688 ;


Quatrième entretien, art. XI ; p. p. Paul FONTANA, Colin, 1922, t. I, pp. 89-
90.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 667

nomie générale du domaine humain et divin ; sa non-conformité radi-


cale fait de lui le tout autre, à la fois dangereux et sacré par là même.
Le dualisme philosophique prolongeait le dualisme ascétique et
mystique opposant, dans la spiritualité chrétienne, l'âme et le corps. Il
[507] avait une pathologie de l'âme, représentée par le péché, justicia-
ble du prêtre et des thérapeutiques spécialisées, les liturgies de l'Égli-
se. La maladie mentale revêtira le sens du péché contre l'esprit, ou de
la possession démoniaque, soumise aux rituels de l'exorciste. Compli-
ces des démons ou de Satan, les sorciers, s'ils ne viennent pas à rési-
piscence, sont envoyés au bûcher. L'effroyable répression de la sorcel-
lerie jusqu'au milieu du XVIIe siècle doit être considérée comme une
forme de médecine mentale, qui n'hésite pas à aliéner radicalement les
aliénés. Dans l'espace culturel de l'inquisiteur, le fou est un témoin et
un suppôt du diable, et par là même une preuve, ou une contre-
épreuve, de la puissance et de la gloire de Dieu. Lorsque l'intelligence
moderne mettra en question les procédures judiciaires contre les pos-
sédés et démoniaques, dès la fin du XVIe siècle, les défenseurs de la
tradition, y compris le grand esprit qu'était Jean Bodin, dans sa Démo-
nomanie des sorciers (1580), objecteront aux novateurs, non sans
bonnes raisons, que celui qui ne croit pas à la présence réelle des dé-
mons ne croit pas non plus à celle des anges, ni à celle de Dieu lui-
même, qui a, si l'on peut dire, partie liée avec le Diable.
Dans la perspective du dualisme métaphysique ou religieux, il ne
peut y avoir d'atteinte organique de la pensée, parce que toute pensée
se réfère à une caution ontologique. Le fou commet un acte de haute
trahison spirituelle, dont l'explication mobilise les puissances garantes
de l'ordre du monde, dans le ciel comme sur la terre. L'aliéné sera per-
çu comme une parcelle de transcendance égarée dans l'immanence,
signe de contradiction, affirmateur d'une vérité par-delà les contradic-
tions, en laquelle se concilient les opposés. Ce statut d'ambiguïté, s'il
expose le fou aux pires répressions, peut lui valoir aussi des franchises
particulières, un privilège d'exterritorialité accordé à l'émissaire d'une
affirmation qui défie les normes puériles et honnêtes du bien et du
mal. Le fou est l'exception qui infirme la règle ; en lui s'incarne la nos-
talgie d'une transvaluation de toutes les valeurs, espérance des sages.
La raison refoule la folie ; mais il arrive que la raison, fatiguée d'elle-
même, découvre dans la folie une dénonciation de son propre arbitrai-
re. Dans la déraison se définit une image inversée où toute légitimité
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 668

se découvre illégale et toute légitimation absurde. Expérience aux li-


mites, la folie relève d'une eschatologie de la vérité.
Entre le fou et l'ordre, à première vue, il faut choisir. Mais peut-
être, réflexion faite, une seconde vue enseigne-t-elle qu'il est plus sage
de ne pas choisir, et d'accepter le défi. D'où la répression sauvage de
l'aliéné, mais aussi cette indéniable immunité qui souvent s'attache à P
« innocent ». Seulement, l'indulgence pour le fou ouvre la perspective
vertigineuse où la raison se demande si elle n'est pas elle-même dans
son tort. L'homme de bon sens, tout en se défendant contre le défi de
la folie, éprouve avec délice sa tentation et ses sortilèges. La condition
du fou revêt la signification d'un indice culturel 958. Au Moyen [508]
Age, la fête des fous représente une saturnale du bon sens ; le monde
renversé, le renversement du monde contribue sans doute à maintenir
le monde à l'endroit, par la vertu d'une réassurance ontologique. Telle
est aussi la fonction du fou de cour, dans l'humanité grouillante de la
Renaissance, ou encore associé aux nabots et aux nains dans les ta-
bleaux de Velasquez et dans le théâtre de Shakespeare. La mise en
honneur du fou oppose la raison des extrêmes à la raison des moyens,
en un rite propitiatoire : il s'agit de faire la part du fou. Un fou à côté
du roi, cela préserve d'un roi fou, car c'est l'attestation que le roi n'est
pas fou. Et l'on se prend à regretter qu'il n'y ait pas eu, auprès d'un Hi-
tler ou d'un Staline, quelque fou de cour, reconnu comme tel, avec les
privilèges de sa fonction ; le prétendu fou aurait pu servir de révéla-
teur de la folie de son maître...
Le fou domestique et domestiqué est témoin de l'insolite, pourtant
rassurant parce que récupérable. Quand il joue avec le fou, le prince se
flatte d'avoir le dernier mot pour l'ultime raison qu'il peut faire fouet-
ter le fou. Néanmoins persiste une ambiguïté délicieuse : le prince
joue avec le fou, le fou joue avec le prince. Et, comme dit Montaigne,
quand je joue avec ma chatte, qui sait si c'est moi qui me joue d'elle

958 Il y aurait une étude à faire sur les origines de la dénomination fou appliquée
à l'une des pièces majeures du jeu royal des échecs. À l'origine, le
vocabulaire évoque des images militaires, et le « fou » français est appelé en
perse éléphant ; les Anglo-Saxons l'appellent évêque (bishop). On attribue le
français fou à une transcription phonétique de l'arabe ; mais l'interprétation,
même exacte, demeure insuffisante, car l'espace phonétique est aussi un
espace culturel.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 669

ou elle de moi. Le jeu avec le fou permet la traversée du miroir magi-


que de l'ordre intellectuel et de l'ordre social.
La fascination exercée par le fou dans l'espace mental prégaliléen
ne s'est pas éteinte avec la désacralisation des processus pathologi-
ques. Il y a un romantisme éternel, dont la dernière incarnation s'af-
firme avec le surréalisme, acharné à transfigurer l'idiot du village en
un saint des Derniers Jours. L'aliéné, en son irréductible inviolabilité,
porte à sa plus haute excellence la vertu de défi. Les rationalisations
de la psychiatrie n'ont pas suffi pour exorciser les anciens tabous. Ves-
tiges et réminiscences de l'âge préscientifique continuent à flotter au-
tour du visage du fou tel que le voient les braves gens, et même cer-
tains esprits très avertis qui se plaisent à transformer le malade mental
en un être emblématique paré de vertus transcendantes. Son témoi-
gnage dément les professions de foi d'une civilisation accablée par sa
supériorité technique et sa bonne conscience. Hölderlin, Nerval,
Nietzsche, Van Gogh, Antonin Artaud sont évoqués comme interces-
seurs, fous de cour pour une époque démocratique, par des princes
intellectuels déchus et nostalgiques, paladins d'un âge d'or où l'absolu
libertaire faisait de l'existence le théâtre grandiose d'une alchimie lyri-
que toujours recommencée 959.
La psychiatrie est impossible aussi longtemps que, réprouvé ou
saint, le fou c'est l'Autre ; brûlé ou mis sur les autels, dans les deux
hypothèses, il échappe à la juridiction des sciences humaines, qui se
propose modestement d'analyser les phénomènes tels qu'ils s'offrent
aux prises [509] d'une investigation positive. Le romantisme, le sur-
réalisme, par respect du sacré, refusent de reconnaître la psychiatrie ;
de même la philosophie intellectualiste traditionnelle, installée sur la
voie de garage du dualisme cartésien. Si l'on maintient que les mou-
vements dialectiques de l'intellect n'ont rien à voir avec les régulations
biologiques, et que la conscience, en sa souveraine autonomie, n'entre-
tient aucun rapport avec les processus organiques, alors l'idée même
de maladie mentale est une mystification ou un sacrilège.
La naissance de la psychiatrie se situe dans le contexte mental
d'une science de l'homme considérée dans son unité. Le XVIIIe siècle
voit se réaliser, dans l'ordre épistémologique, une naturalisation de

959 Cet éloge surréaliste de la folie est le postulat du livre de Michel FOUCAULT,
Histoire de la folie à l'âge classique, Plon, 1961.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 670

l'idée d'aliénation, qui perd ses prestiges pour entrer dans le rang de la
pathologie générale. À la théodicée de la folie se substitue dans la
nouvelle intelligence une anthropodicée. Il faut comprendre l'homme
selon les normes de la seule humanité, en faisant de lui le sujet, ou le
foyer, de toutes les significations qui le mettent en cause. Une épisté-
mologie unitaire, placée sous l'invocation de Newton, se propose d'or-
ganiser en un réseau cohérent les phénomènes observables, qu'ils ap-
partiennent à l'ordre physique ou à l'ordre moral ; il existe dans le do-
maine culturel des liaisons rationnelles, comme il en existe dans le
domaine de la nature matérielle. De Vico à Montesquieu, à d'Holbach
et à Cabanis, cette idée animera les philosophies de la nature aussi
bien que les philosophies de l'histoire ; un titre d'Holbach résume la
nouvelle espérance : Système de la Nature, ou des lois du monde phy-
sique et du monde moral (1780). « On a dit qu'il y avait deux mondes,
le physique et le moral, écrit l'abbé Raynal. Plus on aura d'étendue
dans l'esprit et d'expérience, plus on sera convaincu qu'il n'y en a
qu'un, le physique, qui mène tout, lorsqu'il n'est pas contrarié par des
causes fortuites, sans lesquelles on eût constamment remarqué le mê-
me enchaînement dans les événements moraux les plus surpre-
nants 960. »
Ni d'Holbach ni Raynal ne sont des aliénistes, tous deux font pro-
fession de matérialisme. Mais leur propos s'applique de plein droit à la
réalité de l'homme. Pour que la médecine mentale devienne possible,
il suffit que le monisme dogmatique du matérialisme cède la place à
un simple monisme épistémologique. La nouvelle anthropologie se
donne pour objet l'homme en état de santé ou de maladie, jouissant ou
non de toutes ses facultés. Cabanis, dont l'ouvrage principal traite Des
rapports du physique et du moral de l'homme, souligne le caractère
totalitaire du fait humain : « On commence à reconnaître aujourd'hui
que la médecine et la morale sont deux branches de la même science
qui, réunies, composent la science de l'homme. L'une et l'autre repo-
sent sur une base commune, sur la connaissance physique de la nature
humaine. C'est dans la physiologie qu'elles doivent chercher la solu-
tion de tous leurs problèmes, le point d'appui de toutes leurs vérités
spéculatives et pratiques. De la sensibilité physique ou de l'organisa-

960 G.-T. RAYNAL, Histoire philosophique et politique des établissements et du


commerce des Européens dans les deux Indes, 1770, éd. de Genève, 1782, t.
X, p. 14.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 671

tion qui la détermine et la [510] modifie découlent en effet les idées,


les sentiments, les passions, les vertus et les vices. Les mouvements
désordonnés ou réguliers de l'âme ont la même source que les mala-
dies ou la santé du corps : cette véritable source de la morale est dans
l'organisation humaine, dont dépendent et notre faculté et notre maniè-
re de sentir 961. »
Cabanis n'acceptait pas d'être considéré comme un matérialiste ou
comme un athée. Il s'agit d'une nouvelle épistémologie médicale, fon-
dée sur le fait que l'homme s'offre à l'homme comme un fait global,
dont il est absurde de disposer les diverses manifestations selon le
schéma d'une comptabilité en partie double. Au lieu de présupposer
que l'esprit et le corps sont étrangers l'un à l'autre, ce qui rend inexpli-
cable le fait qu'ils se rencontrent toujours ensemble, il est plus simple
d'admettre que la pensée et l'organisme sont deux aspects corrélatifs
d'une existence unique, en état d'interdépendance et de mutuelle sym-
bolisation. La « science de l'homme » telle que Hume rêve, dès 1739,
de la constituer, sur le modèle de la science de la nature, regroupera
les phénomènes mentaux sans référence à des influences transcendan-
tes. Cette naturalisation du domaine humain avait été annoncée dès la
fin du XVIe siècle par des esprits éclairés, tel Montaigne qui, après
avoir examiné une vieille sorcière, concluait qu'il fallait lui donner de
l'ellébore et non de la ciguë 962, c'est-à-dire que son cas relevait du
médecin et non de l'inquisiteur.
La constitution d'une science de l'homme sain et malade permettra
de donner un sens précis au concept d'aliénation mentale. Mais l'avè-
nement de la psychiatrie est un point d'arrivée autant qu'un point de
départ ; il y a eu une psychiatrie avant la psychiatrie, et l'on aurait tort
d'imaginer que tous les fous aient été indistinctement traités comme
des possédés et livrés au bourreau. L'existence de dérèglements de
l'esprit, liés ou non à des affections corporelles, est un fait d'observa-
tion constante : les débiles mentaux, les idiots, les déments, les épilep-
tiques ont toujours existé ; il fallait leur faire une place dans le monde
intelligible de la pathologie régnante, si peu exacte qu'elle fût, comme

961 Coup d'œil sur les révolutions et la réforme de la Médecine, 1805 ; Œuvres
de CABANIS, Corpus des philosophes français, t. II, pp. 209-210.
962 MONTAIGNE, Essais, 1. III, ch. XI, Des Boiteux, Bibliothèque de la Pléiade,
p. 1003.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 672

aussi les loger quelque part dans un espace social plus ou moins orga-
nisé. Les délires dus à la fièvre fournissaient un exemple de déraison,
qui s'affirmait sous des formes plus extrêmes dans les délires systéma-
tiques. Jean Starobinski a suivi la notion de mélancolie depuis ses ori-
gines dans la culture antique ; on pourrait retracer la préhistoire des
entités nosologiques modernes, en montrant comment elles ont été
perçues à travers les âges, et quels types de traitements leur ont été
appliqués. Seuls les délires à forme religieuse, nombreux dans le
contexte culturel de sociétés à forte tension ecclésiastique, attiraient
l'attention de l'exorciste et de l'inquisiteur. Les autres syndromes de la
pathologie mentale ne se prêtaient guère à des interprétations de cet
ordre ; il fallait tenir compte de leur existence, ne fût-ce que pour des
raisons de sécurité publique, [511] et donc les identifier, leur donner
un nom, et les mettre en place dans la pensée médicale.
Hippocrate avait laissé une monographie demeurée classique de
l'épilepsie. Mais l'esprit hippocratique avait été refoulé par la montée
de la scolastique. C'est dans la perspective de l'empirisme baconien,
transféré dans le domaine médical par Sydenham, que devient possi-
ble une médecine mentale descriptive d'où les motivations théologi-
ques sont exclues. Les maladies mentales se présentent à l'observateur
comme une déviation du fonctionnement normal de la pensée. La per-
ception d'une psychologie déviée présuppose la connaissance d'une
psychologie normale. Pour que soient réunies les conditions de possi-
bilité de la psychiatrie, il fallait que le fonctionnement mental fût
constitué en un système autonome dont l'esprit soit capable de définir
les normes d'intelligibilité. Locke, rompant avec le dualisme cartésien,
se contente d'étudier les phénomènes de la vie psychologique, avec la
même attention que les nouveaux physiciens accordent aux réalités
matérielles. Cette naturalisation du psychisme permet de discerner des
principes d'enchaînement qui lient les uns aux autres les états de cons-
cience, selon l'analogie de la philosophie expérimentale.
Une fois formulés les schémas d'une psychologie normale, qui dé-
finissent les mécanismes d'association entre les idées, il est possible
d'analyser les perturbations de ce fonctionnement. La pensée d'un in-
dividu apparemment normal peut comporter des enclaves de dérai-
son : « Un homme fort sage et de très bon sens en toute autre chose
peut être aussi fou sur un certain article qu'aucun de ceux qu'on ren-
ferme aux Petites Maisons si, par quelque violente impression qui se
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 673

soit faite subitement dans son esprit, ou par une longue application à
une espèce particulière de pensée, il arrive que des idées incompati-
bles soient jointes si fortement ensemble dans son esprit qu'elles y
demeurent unies 963. » La folie est un illogisme dû à la perturbation du
fonctionnement mental sous une influence accidentelle.
Condillac reprend les vues de Locke : les mêmes principes doivent
valoir dans l'usage normal et l'usage pathologique de la pensée : « Par
le physique, l'imagination et la folie ne peuvent différer que du plus au
moins. Dans les songes par exemple, les perceptions se retracent si
vivement qu'au réveil on a quelquefois de la peine à reconnaître son
erreur. Voilà certainement un moment de folie 964... » La psychologie
empirique démystifie la maladie mentale ; le délire se réduit à « une
imagination qui, sans qu'on soit capable de la remarquer, associe des
idées d'une manière tout à fait désordonnée, et influe quelquefois dans
nos jugements et dans notre conduite. Cela étant, il est vraisemblable
que personne n'en sera exempt 965... ». Une telle explication ne couvre
pas l'ensemble de la pathologie mentale ; mais elle la dépouille de ses
prestiges en la rapprochant de l'usage normal de la vie.
La psychopathologie deviendra une pathologie parmi les autres. Le
[512] traité de Baglivi : De la médecine pratique (1695) atteste un
éveil à la pathologie mentale dans le cadre de la clinique médicale. Un
chapitre traite « des moyens de guérir les maladies de l'âme et de faire
leur histoire 966 ». Le maître italien se place dans une perspective psy-
chosomatique, pour employer un langage moderne. Il admet, en se
fondant sur un ensemble d'observations, que certaines dispositions
psychiques peuvent engendrer des maladies organiques ; la conclusion
est « qu'il existe réellement un ordre de maladies produites par les
passions de l'âme, et que l'imagination toute seule, par ses propres for-
ces, est un moyen capable de produire une maladie ou de la
rir 967 ». Les chagrins entraînent souvent des affections de l'estomac ;
« la plupart des maladies de l'âme ne sont que le résultat d'un excès de

963 LOCKE, Essai sur l'entendement humain, trad. COSTE, 1. II, ch. XI, art. 13.
964 CONDILLAC, De l'art dépenser, ch. v ; Œuvres complètes, 1821, t. V, pp. 38-
39.
965 Ibid., p. 41.
966 BAGLIVI, De la médecine pratique, 1695, trad. BOUCHER, 1851,1. I, ch.
XIV.
967 Op. cit., p. 283.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 674

tension morale ou intellectuelle, ou d'un genre de vie uniformément


plongé dans les méditations, les affaires ou les inquiétudes, sans aucun
mélange de repos et de distraction 968 ».
L'explication de ces faits supposerait la connaissance des modalités
d'interaction entre l'âme et le corps. Or, nous sommes encore loin de
compte en ce domaine ; il faut se contenter de décrire ce qu'on ne peut
pas justifier. Baglivi souhaite « une histoire des affections produites
par les souffrances morales ; il faudrait qu'on y déterminât la nature
des maladies qui sont le résultat particulier de telle ou telle impression
de l'âme, qu'on y décrivît leurs symptômes, leur marche, leur termi-
naison, leur durée, leurs transformations habituelles ; il faudrait qu'on
y rapportât les moyens thérapeutiques utiles dans chacune de ces ma-
ladies, ceux, au contraire, qui y sont nuisibles, les bonnes méthodes de
traitement pour les combattre, et une foule de choses enfin que je
voudrais voir et qui manquent encore à la science médicale 969 ».
Si les maladies organiques peuvent avoir un aspect psychique, les
maladies psychiques peuvent avoir une contre-partie organique. La
psychiatrie devient possible dans cette perspective d'une compréhen-
sion globale de l'être personnel ; elle présuppose un réseau d'intercon-
nexion entre les déterminismes du corps sur le corps, de l'esprit sur
l'esprit, du corps sur l'esprit et de l'esprit sur le corps. Significatif est le
titre de l'ouvrage d'Antoine Le Camus, écrit vers 1744 et publié en
1753 : « Médecine de l'esprit, où l'on cherche :

1° le mécanisme du corps qui influe sur les fonctions de l'âme ;


2° les causes physiques qui rendent ce mécanisme ou plus défec-
tueux ou plus parfait ;
3° les moyens qui peuvent l'entretenir dans son état libre lorsqu'il
est gêné. » La médecine de l'esprit passe par le corps, comme la
médecine du corps met en cause l'esprit. La philosophie de la
nature au XVIIIe siècle est moniste, l'unité de la nature cautionne
l'unité de l'homme. La nouvelle intelligibilité permet d'instituer
une recherche, qui peut se substituer aux entreprises spéculati-
ves de naguère. « Ouvrons la barrière, s'écrie [513] Le Camus

968 P. 288.
969 Pp. 286-287.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 675

(...), et pénétrant dans les labyrinthes les plus secrets de notre


constitution, saisissons, s'il se peut, le mécanisme de nos corps,
déchirons ce voile qui couvre nos âmes (...) Ici la physique et la
métaphysique semblent s'unir si intimement qu'en voulant les
séparer, on ne peut pas atteindre le but qu'on s'était proposé. Il
n'appartient qu'à la science qui doit connaître également les es-
prits et les corps de traiter de ces combinaisons abstraites. Or
cette science n'est autre que la médecine 970. »

La maladie organique met en œuvre une série de symptômes qui


s'enchaînent les uns avec les autres en vertu d'une nécessité physique
dont on peut repérer les cheminements ; au contraire la maladie men-
tale implique une correspondance entre l'organisme et la conscience,
c'est-à-dire une solution de continuité qui se dérobe à l'analyse ; sou-
vent d'ailleurs les signes physiques ne sont pas apparents, le dérègle-
ment de la pensée ne semble pas avoir de contrepartie dans le domaine
organique. Il s'agit de troubles impalpables, conséquences sans pré-
misses dont les symptômes et manifestations sont protéiformes.
Comme l'écrit Dagognet, « l'aliénation mentale stupéfie, frappe par sa
consternante vacuité, une étrangeté qui décourage la nosologie ». Le
soubassement physique paraît inconsistant, et se refuse sous l'effet du
« décalage trompeur, anatomo-clinique (...). Plus encore, par son atti-
tude fuyante, ses dérobades et ses ruses, l'aliéné approfondit le trou-
ble, lié à une maladie bien réelle, mais qu'on ne parvient pas à cerner
(...) Dans aucun autre domaine médical, on ne voit les espèces se muer
aussi facilement les unes dans les autres, se faufiler à travers les ran-
gées qui les ordonnent 971... ».
De là l'aspect incaractérisable que garde la folie. Selon
l’Encyclopédie, à l'article Folie, être fou, c'est s'écarter de la raison
« avec confiance et dans la ferme persuasion qu'on la suit », par
exemple « c'est une folie que d'entendre les concerts des anges comme
certains enthousiastes, ou de voir, comme don Quichotte, des géants
au lieu de moulins à vent... » Cette folie morale n'a pas été suffisam-

970 A. LE CAMUS, Médecine de l'esprit, 1753 ; 2e éd. 1769 ; cité par Aram
VARTANIAN dans l'introduction à son édition critique de L'Homme machine
de Lamettrie, Princeton University Press, 1960, pp. 92-93.
971 F. DAGOGNET, Le catalogue de la Vie, P.U.F., 1970, pp. 137-138.
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ment définie par les médecins ; ils y voient « une espèce de lésion
dans les fonctions animales ; cette maladie de l'esprit est si connue de
tout le monde qu'il n'est aucun des plus fameux nosographes qui ont
cru devoir en donner une idée précise, une définition bien distincte ; il
n'en est traité expressément nulle part ». Lorsque commence la se-
conde moitié du XVIIIe siècle, ce texte souligne la confusion persistante
de la pensée : « Comme la folie consiste dans une sorte d'égarement
de la raison, dans une dépravation de la faculté pensante (dont l'aboli-
tion est ce qu'on appelle démence), dépravation qui a lieu avec diffé-
rentes modifications dans le délire, dans la mélancolie, dans la manie,
on a confondu la folie avec l'une ou l'autre de ces maladies, mais plus
communément avec la dernière de ces trois, parce que la folie est
comme le prélude de la manie. » La folie est définie comme un délire
« sans violence et sans fureur » ; elle est distinguée [514] de la mélan-
colie « en ce que le délire dans celle-ci rend les malades inquiets, ne
roule que sur un seul objet, ou sur un petit nombre d'objets le plus
souvent tristes, et n'est pas universel ; au lieu qu'il a cette dernière
qualité et qu'il est sans inquiétude et sans tristesse dans la mélancolie
et dans la manie ; que dans celle-là par conséquent le malade est tran-
quille et s'occupe de toutes sortes d'objets indifféremment avec la
même extravagance, et que dans la manie le délire est accompagné
d'audace, de fureur, toujours sans fièvre essentielle, ce qui distingue la
manie de la phrénésie, et si la fureur dans celle-là est portée à l'extrê-
me, on lui donne le nom de rage ».
La pathologie codifie le bon sens, en donnant des signalements ap-
proximatifs de troubles plus ou moins caractérisés. Les premières ten-
tatives de nosologie systématique du domaine mental s'efforcent d'or-
donner en un réseau rigoureux une matière qui se dérobe aux symé-
tries qu'on prétend lui imposer, en fonction de repères arbitrairement
choisis. Linné, dans ses Genera morborum (1763), distingue trois ca-
tégories de maladies mentales : les unes sont idéales, ce sont des « ex-
travagances » d'ordre intellectuel (délire, transport, démence, manie,
démonomanie, folie) ; d'autres sont imaginaires, c'est-à-dire qu'elles
mettent en cause l'imagination ; on y trouve le tintouin, perception
imaginaire d'un son, la vision, le vertige, le somnambulisme, l'hypo-
condrie. Un troisième groupe rassemble des troubles pathétiques, dé-
pravations des désirs : boulimie, polydipsie, érotomanie, rage, antipa-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 677

thie, anxiété, etc. 972. L'univers de la psychiatrie s'ordonne par rapport


au domaine de la connaissance, dont il pervertit les diverses fonc-
tions ; un tel système demeure théorique, sans grand rapport avec une
véritable expérience clinique. Linné définit des êtres de raison ; les
étiquettes qu'il leur impose défigurent la réalité polymorphe des trou-
bles mentaux. Il propose un catalogue de symptômes, mais non une
définition et classification des entités nosologiques réelles.
Boissier de Sauvages, pour sa part, introduit, dans son dénombre-
ment des folies, un principe topographique. Il distingue entre les éga-
rements, perversion d'un organe hors du cerveau (vertige, berlue, hy-
pocondrie, somnambulisme, etc.) et les délires, suscités par des vices
du cerveau (aliénation, démence, mélancolie, manie, démonomanie),
auxquels on peut joindre les folies irrégulières (amnésie, insomnie).
En dehors de cette division territoriale, il ajoute le groupe des bizarre-
ries, engendrées par la dépravation des désirs : boulimie, polydipsie,
antipathie, nostalgie, fureur utérine, tarantisme, rage, etc.
La classification de Sauvages ne vaut guère mieux que celle de
Linné ; ni Linné, ni Sauvages ne sont des spécialistes des troubles
mentaux ; le point important est qu'ils admettent l'unité de ce secteur
de la pathologie, dont ils tentent de dissocier les éléments, afin de les
articuler en un ensemble intelligible. En un temps où il n'existe pas
encore d'hôpitaux psychiatriques spécialisés, où les malades mentaux
sont mélangés [515] avec les autres dans la promiscuité de l'hospice,
les nosologies préparent l'avènement d'une médecine réservée à une
certaine catégorie de malades et s'exerçant dans un cadre hospitalier
réservé à cet usage.
Bientôt après, un progrès se fait jour dans la nosologie de Cullen,
qui crée une rubrique destinée à regrouper les « névroses » : « Je pro-
pose ici de comprendre sous le titre de neuroses ou maladies nerveu-
ses toutes les affections contre nature du sentiment ou du mouvement,
où la pyrexie ne constitue pas une partie de la maladie primitive ; et
toutes celles qui ne dépendent pas d'une affection topique des organes,
mais d'une affection plus générale du système nerveux et des puissan-
ces du système d'où dépendent plus spécialement le sentiment et le

972 LINNÉ, Genera morborum 1763 ; en appendice à la Nosologie méthodique


de Boissier de Sauvages, éd. française, Lyon, 1772, t. X, pp. 459 sqq.
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mouvement 973. » Les maladies nerveuses, à la jointure de l'esprit et


du corps, permettent de regrouper un certain nombre de maladies dont
la symptomatologie est à la fois organique et psychique. Cullen donne
des descriptions précises de certaines affections comme l'hypocondrie
et l'hystérie. Surtout, il rattache les vésanies, ou troubles des fonctions
intellectuelles, à l'ensemble des troubles du système nerveux.
La nosologie psychiatrique sera relancée par l'œuvre de Pinel
{Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, 1800). Noso-
logiste lui-même, Pinel proteste contre les systématisations abusives,
la symétrie des concepts préoccupant le classificateur au détriment de
l'observation. Il faut « s'en tenir strictement à observer les faits » ;
c'est ainsi que l'on parviendra à « s'élever à une histoire générale et
bien caractérisée de l'aliénation mentale, ce qui ne peut résulter que du
rapprochement d'un grand nombre d'observations particulières, tracées
avec un grand soin durant le cours et les diverses périodes de la mala-
die, depuis son début jusqu'à sa terminaison 974 ». La nosologie n'est
pas une dogmatique d'un type nouveau ; mais le schéma provisoire du
savoir acquis, ordonné en vue de nouvelles acquisitions : « Toute dis-
cussion métaphysique sur la nature de la manie a été écartée, et je n'ai
insisté que sur l'exposition historique des diverses lésions de l'enten-
dement et de la volonté, sur les changements physiques qui leur cor-
respondent et qui se marquent au-dehors par des signes sensibles, des
mouvements du corps désordonnés, des incohérences ou absurdités
dans les propos, des gestes bizarres et insolites. L'histoire de l'aliéna-
tion mentale rentre alors dans l'ordre des sciences physiques et elle
mérite d'autant plus de faire l'objet d'une étude sérieuse que le traite-
ment dépourvu de cette base se réduit à des tâtonnements dangereux
ou à un aveugle empirisme 975. »
À cette date, la psychiatrie, à qui Reil impose son nom, a conquis
son autonomie épistémologique ; elle met en œuvre la spécificité d'un
regard. Mais elle n'est pas un regard seulement, ni la seule formalisa-
tion d'un savoir spécialisé ; sa raison d'être est la relation thérapeuti-

973 CULLEN, Éléments de médecine pratique ; 1777-1779) trad. BOSQUILLON,


1787, t. II, p. 185.
974 Ph. PINEL, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, 28 éd.,
1809, p. 2.
975 Ibid., p. 56.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 679

que entre une catégorie de malades et un type de médecin. La science


de [516] l'aliénation mentale n'est qu'un moyen en vue de mener à
bien la désaliénation du patient. « Un ouvrage de médecine publié en
France à la fin du XVIIIe siècle doit avoir un autre caractère que s'il
avait été écrit à une époque antérieure ; un certain essor dans les idées,
une liberté sage et surtout l'esprit d'ordre et de recherche qui règne
dans toutes les parties de l'Histoire naturelle doivent le distinguer. Ce
ne sont plus des vues particulières ou les écarts d'une imagination ar-
dente qui doivent l'avoir dicté, c'est une philanthropie franche et pure,
ou plutôt le désir sincère de concourir à l'utilité publique 976. »
La révolution psychiatrique, en France, se situe dans l'espace men-
tal de la Révolution française, ainsi que l'atteste la légende dorée qui
fait de l'idéologue Pinel le héros d'une prise de cette Bastille où crou-
pissaient les malheureux aliénés, pêle-mêle avec les criminels de toute
espèce. La médecine mentale telle que la conçoit et la pratique le maî-
tre de Bicêtre et de la Salpêtrière n'est pas science seulement, mais
aussi conscience ; parmi les motivations de la psychiatrie moderne, il
faut compter les valeurs de philanthropie, d'utilité publique et privée
qui inspirèrent l'âge des Lumières bien avant de triompher, au moins
en théorie, dans la révolution de Paris.
Le développement de la médecine s'inscrit dans le contexte d'une
nouvelle conscience des responsabilités de l'autorité politique. Les
pauvres, les déshérités, les malades et infirmes de toute espèce doivent
être pris en charge par un gouvernement qui se donne pour program-
me le bien-être de la population dans son ensemble. L'idée du Welfare
state est une acquisition des Lumières : la fin de l'État n'est plus la
puissance et la gloire du souverain mais l'ordre dans la sécurité, et le
minimum vital assuré à chacun des habitants d'un pays. Les normes de
ce temps ne sont pas les nôtres, et les inégalités, les injustices sociales
font partie de la réalité quotidienne. Mais c'est déjà beaucoup que l'ex-
trême misère et l'abandon total soient considérés comme un scandale ;
et c'est déjà quelque chose que des philanthropes aient donné l'exem-
ple d'une nouvelle attitude envers telle ou telle catégorie de malheu-
reuses victimes, c'est déjà beaucoup que les souverains éclairés aient
admis la nécessité, pour la fonction publique, de suivre l'exemple des
philanthropes.

976 Ibid., Préface de la 1re éd. p. XXXII.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 680

L'avènement de la psychiatrie résulte d'une orientation neuve de la


curiosité scientifique, sous-tendue par la préoccupation d'identifier,
pour les aider, certaines catégories de misérables, considérés comme
dangereux, et confondus avec diverses espèces d'asociaux dans les
maisons de force, les prisons ou les divisions spécialisées de certains
hôpitaux. Tous les fous ne sont pas dangereux, tous les asociaux ne
sont pas fous ; de là la nécessité d'une sélection des malades mentaux,
qui ne se laisse pas déterminer par les seules normes de la défense so-
ciale. Enfermer les fous, c'est les aliéner définitivement ; la thérapeu-
tique est mue par l'espérance d'une réinsertion dans la communauté
sociale. La psychiatrie s'efforce de rétablir la communication avec ce-
lui que sa maladie isole ; elle rend la parole à celui que sa différence
avait transes [517] formé en un sourd-muet social. En un temps où les
ressources de la pharmacopée sont symboliques, la psychothérapie
apparaît comme la voie privilégiée de la bonne volonté psychiatrique.
L'universalisme rationnel des Lumières favorise l'idée d'une efficacité
de la parole pour rappeler à la raison celui qui a momentanément per-
du la raison.
On trouve dans le roman de Goethe, Les années d'apprentissage de
Wilhelm Meister (1795), un curieux document sur le nouvel état d'es-
prit en matière de psychothérapie. Le vieux musicien, le harpiste,
compagnon d'aventure de Wilhelm, a été victime d'une sorte de dé-
pression, et Wilhelm le confie aux soins d'un pasteur de campagne qui
s'occupe de cas de ce genre ; la méthode de cet autodidacte de la psy-
chiatrie est simple et naturelle : « En dehors des troubles organiques,
qui nous créent souvent des obstacles insurmontables, et pour lesquels
je consulte un sage médecin, je trouve que les moyens de guérir la fo-
lie sont très simples. Ce sont précisément les mêmes que l'on applique
aux individus sains pour les empêcher de devenir fous. Que l'on sti-
mule leur activité personnelle, qu'on les habitue à l'ordre, qu'on les
amène à comprendre que leur état et leur sort sont communs à beau-
coup d'autres, que le talent exceptionnel, le plus grand bonheur et le
plus grand malheur ne sont que de légères déviations du cours ordinai-
re des choses ; et alors la folie ne trouvera pas où s'installer, ou, si elle
existe, elle cédera peu à peu. J'ai réglé l'emploi du temps du vieillard ;
il enseigne la harpe à quelques jeunes enfants, aide aux travaux du
jardin, et il est déjà beaucoup plus serein (...) En ma qualité de pas-
teur, je ne cherche pas trop à l'entretenir de ses étranges scrupules,
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 681

mais une vie active fait naître tant d'événements qu'il sentira bientôt
que seule une activité réelle parvient à lever toute espèce de
te 977... »
Cette page résume certaines expériences contemporaines en matiè-
re de traitement des malades mentaux. Le XVIIIe siècle est un siècle
pédagogique ; le pasteur mis en scène par Goethe est un contemporain
de Basedow et de Pestalozzi ; « que de chaos, hélas, dans notre éduca-
tion et dans nos institutions prédisposent à la folie, nous et nos en-
fants », dit-il encore 978. L'aliénation est comprise comme une perver-
sion ou une rupture des liens sociaux ; la thérapeutique doit tenter de
mener à bien la réintégration, par le discours, par l'affection, par le
travail, de celui qui s'est détaché de la communauté. L'approche hu-
manitaire de la folie est souvent liée à des motivations religieuses,
comme il est normal en un temps où le service des hommes est recon-
nu comme une forme privilégiée du service de Dieu. Un même esprit
se retrouve, aux origines de la psychiatrie anglo-saxonne, dans la fon-
dation de la « Retraite » d'York par un groupe de ces Quakers en les-
quels Voltaire reconnaissait la vertu d'humanité portée à sa plus haute
excellence. Le cadre religieux est fondamental : à l'origine, les Qua-
kers sont une secte d'enthousiastes, objets de la suspicion des bien-
pensants, parfois même en butte à certaines formes larvées de persé-
cution. Le vrai Quaker, le « trembleur », [518] possédé de l'esprit de
Dieu, peut passer aux yeux d'une opinion hostile pour un possédé du
démon ; chez les Quakers eux-mêmes, il y a des faibles d'esprit, qu'il
faut distinguer des autres, et guérir si possible. L'esprit de charité fra-
ternelle propre à une communauté qui avait choisi de s'appeler Société
des Amis impose à l'égard des malades une approche inspirée par la
patience et la douceur.
La « Retraite » d'York fut fondée en 1792 par un groupe d'Amis,
dont faisait partie William Tuke. Des expériences malheureuses
avaient convaincu les Quakers que les membres de leur communauté,
isolés de leur groupe et confondus dans la promiscuité des malades
entassés sans discrimination dans les hôpitaux où l'on enfermait les

977 GOETHE, Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister, 1795, 1. V, ch.


XVI, Romans de Goethe, trad. BLAISE BRIOD, Bibliothèque de la Pléiade, p.
707.
978 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 682

fous, perdaient leurs chances de guérison. De là, l'idée que « la Socié-


té des Amis tirerait un avantage particulier d'une institution de ce gen-
re dont elle aurait la charge, dans laquelle on adopterait un système de
traitement plus doux et plus approprié que celui pratiqué d'ordinaire,
et où, dans ses périodes lucides ou dans l'état de convalescence, le ma-
lade pourrait bénéficier de la société des gens ayant les mêmes habi-
tudes et professant les mêmes opinions que lui. On pensait à juste titre
que dans les grands établissements publics doit se produire un mélan-
ge sans discrimination entre personnes de sentiments religieux et de
rituels opposés, entre dissipés et vertueux, entre esprits profanes et
sérieux. Tout cela était bien fait pour contrarier le progrès du retour à
la raison, et pour fixer plus durablement les dispositions mélancoli-
ques et misanthropiques, caractéristiques de certaines descriptions de
la folie. On pensait aussi que le traitement généralement appliqué aux
malades mentaux était trop fréquemment calculé pour déprimer et dé-
grader, plutôt que pour éveiller une raison en sommeil, ou pour corri-
ger ses sauvages hallucinations 979 ».
Dans un climat où les valeurs religieuses sont en honneur, la « Re-
traite » d'York est un lieu privilégié pour la mise au point d'une psy-
chothérapie consciente. L'établissement ne reçoit pas les idiots incura-
bles et, s'il recourt à certaines médications physiques (par exemple les
bains chauds), il insiste sur la nécessité primordiale du « traitement
moral », qui, évitant les procédures répressives, s'efforce de désaliéner
le malade, en réveillant en lui la présence d'autrui et le contrôle de soi.
La persuasion est plus efficace que la peur et le médecin ne doit pas se
comporter comme un dompteur parmi les fauves ; c'est en traitant le
patient comme un être raisonnable qu'on renforcera en lui la conscien-
ce rationnelle. Une nourriture saine, la vie au grand air, des exercices
physiques appropriés, des occupations, si possible un travail régulier,
sont des éléments essentiels de ce traitement moral, dont l'efficacité
força l'attention des hommes compétents à travers l'Occident, suscitant
un nouveau style thérapeutique.
Le but poursuivi est de rompre la solitude dans laquelle est enfer-
mé [519] l'aliéné ; la désaliénisation sera une réinsertion dans les ré-

979 William TUKE, Description of the Retreat, 1813, dans Charles R. GOSHEN,
Documentary history of Psychiatry, New York, Philosophical Library, 1967,
pp. 476-477.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 683

seaux de relations qui constituent la réalité, communauté de la langue


et des significations, communauté des valeurs, communauté du tra-
vail... Les textes de Goethe et de Tuke, comme ceux de Pinel, établis-
sent que l'avènement de la conscience psychiatrique ne peut se com-
prendre exclusivement en termes de défense sociale et de répression
des individus dangereux. Aucune société ne peut laisser en liberté les
aliénés criminels, il y en a, ni ceux qui représentent un danger pour les
autres ou pour eux-mêmes. D'où les maisons de force, le régime car-
céral et les chaînes. Mais la réforme hospitalière dénonce l'inhumanité
de ces traitements, même en ce qui concerne les aliénés dangereux. La
révolution psychiatrique va de pair avec la critique du système péni-
tentiaire, et les progrès de l'idée d'assistance publique. L'oppression se
tempère de compassion, et il arrive que la compassion prenne le pas
sur la répression. La philanthropie du XVIIIe siècle est animée par l'idée
que le plus misérable des hommes, l'esclave, le criminel, le fou doit
être considéré comme un membre de la famille humaine, en dépit de
la forme d'aliénation dont il souffre. Si cette passion qui anime un
John Howard ou un Tuke apparaît comme un objet d'incompréhension
ou de dérision aux yeux de certains historiens contemporains, le fait
est qu'elle est la marque d'une époque où charité chrétienne et charité
humaine inspiraient aux meilleurs l'exigence active d'une reconnais-
sance de l'homme par l'homme, qui imposait à chacun des devoirs en-
vers tous. Même dans le cas de l'aliénation la plus radicale, celle qui
frappe le condamné à mort, les révolutionnaires français se préoccu-
pent d'adoucir son sort, si l'on peut dire. La guillotine, invention d'un
philanthrope, figure un cas limite, et l'on discute sérieusement, dans
les milieux autorisés, la question de savoir si ce mode d'élimination
expéditif est plus ou moins humain que ceux auparavant en usage.
S'il ne s'agissait que de réprimer la folie ou le crime, le mieux était
de s'en tenir aux institutions traditionnelles qui assuraient la dégrada-
tion morale et la destruction physique des aliénés et des criminels. Il
était inutile de dresser, comme Pinel, les plans de nouveaux hôpitaux
psychiatriques, ou, comme Jérémie Bentham, de proposer au gouver-
nement révolutionnaire français le projet du Panopticon, prison modè-
le pour la rééducation des condamnés. La révolution psychiatrique
correspond à une réévaluation du fou, jusque-là laissé pour compte de
la médecine et considéré, dans les cas les plus graves, comme un dan-
gereux incurable, cependant que les syndromes légers demeurent ina-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 684

perçus ou sont traités par le mépris. L'apparition des nosologies psy-


chiatriques, dans leur imperfection même, implique une perception de
l'aliénation mentale comme un domaine unitaire, justiciable d'une mé-
decine spécifique. Le regard qui rassemble s'efforce en même temps
de dissocier, d'établir des nuances et des gradations permettant de va-
rier le diagnostic, le pronostic et la thérapeutique. Une attention sys-
tématique isole peu à peu des entités pathologiques, pour les mettre en
place dans le cadre d'un tableau cohérent. La nosologie, en dépit de
toutes les erreurs et lacunes, procure une lumière nouvelle, née de la
seule juxtaposition des éléments qu'elle [520] rassemble. De même
que la classification incarne des modes de pensée, elle suggère des
indications thérapeutiques.
L'apparition de l'hôpital psychiatrique est une projection architec-
turale de la classification nosologique. La folie forme un monde intel-
ligible, et non plus un sous-ensemble dans l'ensemble d'un hôpital gé-
néral, ou d'un hospice pour asociaux, où la confusion de la pensée
commande la promiscuité des malades, d'ailleurs distingués en fonc-
tion du danger plus ou moins grand qu'ils représentent pour la société
qui a jugé nécessaire de les mettre à part. Entre les anciens « départe-
ments de force » des hôpitaux généraux et les hôpitaux psychiatriques
comme la « Retraite » d'York ou l'asile de Pinel, la notion d'interne-
ment a perdu le caractère répressif d'une misère mise hors d'état de
nuire, pour revêtir la valeur positive d'un séjour thérapeutique dans un
milieu dont la constitution même doit multiplier les chances de guéri-
son. La philosophie de la nature au XVIIIe siècle insiste sur l'unité de
l'homme, esprit et corps. Cette anthropologie unitaire justifie la possi-
bilité d'influer sur l'esprit par le corps, et réciproquement. L'action du
climat, le rôle du milieu dans la formation des espèces, des races hu-
maines, des mœurs et habitudes individuelles et sociales, est une pré-
occupation maîtresse du siècle des Lumières, de Montesquieu à Hel-
vétius. Le développement de l'être humain est conditionné par le jeu
complexe des déterminismes physiques et moraux qui s'exercent sur
lui. D'où la possibilité d'une pédagogie raisonnée, à la fois directe et
indirecte, usant de tous les moyens d'action possibles pour parfaire
l'éducation du genre humain.
On comprend dès lors la relation vécue par un Pinel entre la révo-
lution psychiatrique et la révolution française. La révolution de France
est la tentative d'une rationalisation radicale du devenir social, qui jus-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 685

tifie l'immense législation révolutionnaire en matière d'éducation et


d'assistance. Le redressement de l'ordre social, réordonné selon la rai-
son et selon la justice, doit, à lui seul, apporter une contribution ma-
jeure à la régression des maladies mentales. Cabanis, familier de Ma-
dame Helvétius, et membre de la commission des Hôpitaux en 1791-
1793, tirera de son expérience un texte intitulé Quelques principes et
quelques vues sur les secours publics, où s'affirme la thèse d'une thé-
rapeutique totalitaire, réalisée par les institutions et le milieu : « Par
l'effet des institutions sages qui constituent une véritable république,
la démence et tous les désordres de l'esprit doivent également devenir
plus rares. La société n'y dégrade plus l'homme ; elle n'enchaîne plus
son activité ; elle n'étouffe plus en lui les passions de la nature, pour y
substituer des passions factices et misérables, propres seulement à cor-
rompre la raison et les habitudes, à produire des désordres et des mal-
heurs. Les autorités révoltantes, les préjugés tyranniques cessent de lui
faire la guerre ; les mœurs de l'ignorance, de la déraison, de la misère
ne l'environnent plus de leur contagion dès le berceau. Soumis aux
seules douleurs qui sont inséparables de sa nature, il ignorera toutes
les altérations de l'esprit que produisent directement les désordres d'un
mauvais état social, et par suite les funestes penchants que développe
son influence. Enfin, le moment viendra peut-être où la folie n'aura
d'autre source que le dérangement primitif de l'organisation, [521] ou
ces accidents singuliers de la vie humaine qu'aucune sagesse ne peut
prévenir 980. »
Cabanis refuse l'utopie qui consisterait à prophétiser la fin de l'his-
toire de la folie. Mais le redressement des structures sociales suppri-
mera une partie des cas d'aliénation engendrés par le désordre établi ;
subsisteront seulement les affections d'origine organique, ou celles
engendrées par les malheurs privés. Une telle analyse suscite une thé-
rapeutique : si les institutions sociales sont aliénantes, la réforme de
ces structures peut produire, en sens contraire, une désaliénation. Le
milieu asilaire, société en réduction, doit jouer le rôle d'un relais, in-
termédiaire entre la solitude du fou, désaccordé par rapport au contex-
te social global, et la réinsertion dans la société de plein exercice, où
le malade guéri sera capable à nouveau de jouer le rôle qui lui revient.

980 Quelques principes et quelques vues sur les secours publics, 1803, ch. VII,
art. 5 ; Œuvres de CABANIS, Corpus des Philosophes français, t. II, p. 59.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 686

L'asile n'est pas seulement un lieu de garde ; il n'est pas seulement un


emplacement où sont administrées les médications appropriées à cha-
que cas ; il a une fonction essentielle à accomplir dans la cure. Selon
Pinel, qui partage les vues de Cabanis, « la disposition intérieure et les
avantages du local sont des objets d'une si haute importance dans un
hospice d'aliénés qu'on doit désirer de voir un jour s'élever un établis-
sement nouveau destiné à cet usage et digne d'une nation puissante et
éclairée ; mais l'architecte prendra-t-il encore pour modèle de ses
constructions les loges où l'on enferme les animaux féroces ? et un
aliéné n'a-t-il pas besoin de respirer un air pur et salubre 981 ? ».
Maladie de l'homme tout entier, la folie appelle un traitement tota-
litaire ; le décor de pierre et de jardins, le plan d'ensemble en fait par-
tie, mais aussi le système des relations humaines et la discipline géné-
rale de l'établissement. La thérapeutique de Pinel, comme celle de la
« Retraite » d'York, comprend l'architecture, mais aussi les rations
alimentaires, l'emploi du temps des malades, leurs occupations et le
travail régulier auquel il leur est recommandé de se livrer. Les voies
du rationalisme révolutionnaire se recoupent avec celles de l'empiris-
me philanthropique selon la norme des Lumières. La réforme psychia-
trique se poursuit en même temps dans les pays qui n'ont pas connu la
révolution politique et sociale, en Angleterre, en Hollande, en Alle-
magne et à l'hôpital de Saragosse. À Bicêtre même, Pinel avait eu un
précurseur en la personne du surveillant Pussin qui, sans posséder une
grande envergure intellectuelle, avait contribué efficacement à amélio-
rer l'effroyable condition des malades mentaux. Dès le début du XIXe
siècle, le nouveau statut de l'aliénation prévaudra dans l'Europe entiè-
re, suscitant une civilisation asilaire originale.
La pathologie mentale est un domaine privilégié de l'anthropolo-
gie. L'étude positive et systématique de la pensée et de l'existence en
état d'altération ou de dissociation ouvre des voies nouvelles pour la
compréhension de l'équilibre personnel dans l'ordre intellectuel com-
me [522] dans l'ordre axiologique. Le fou perd une partie de ses pres-
tiges à partir du moment où on essaie de comprendre son état comme
une perversion dont chacun d'entre nous porte en lui, plus ou moins, le
pressentiment. L'aliénation, de radicale qu'elle était, se relativise ; elle

981 PINEL, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, 2e éd., 1809,


Préface, p. VIII.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 687

apparaît comme une situation limite de l'humanité, et non plus comme


une inhumanité ou une déshumanisation. Le fou, cessant d'être le
« tout autre », devient un semblable en proie au malheur.
La relativisation de la maladie mentale est liée à sa naturalisation.
La science est solidaire d'un projet moral et spirituel ; les pionniers de
la psychiatrie voulaient rendre un visage humain à ceux qui l'avaient
perdu, obéissant ainsi au mot d'ordre de l'âge des Lumières. L'aliéné,
naguère perçu comme un monstre, comme un hors-la-loi, reçoit le sta-
tut de malade, ce qui transforme sa condition. Le geôlier cède la place
au médecin, dans un climat matériel et humain renouvelé. Il ne s'agit
pas d'un miracle, et le souci de la sécurité publique ne cesse pas de
s'imposer à l'administration. Une note de Cabanis résume la complexi-
té de la nouvelle situation : « Un fou doit être considéré sous trois
rapports : comme malade, comme capable de nuire et comme interdit.
Les deux premiers rapports sont, relativement aux soins et aux précau-
tions qu'ils indiquent, du ressort de la médecine, ou de la police ; c'est
le dernier seulement qui est du ressort des tribunaux 982. » Ce qui si-
gnifie que désormais la maladie mentale donnera matière à une triple
problématique ; la première est celle de la sollicitude médicale, la se-
conde concerne la sécurité publique, la troisième enfin, d'ordre admi-
nistratif et judiciaire, se préoccupe de sauvegarder les intérêts person-
nels d'un individu momentanément ou définitivement hors d'état d'as-
sumer ses responsabilités matérielles et morales.
Dans l'énumération de Cabanis, la préoccupation médicale vient en
premier lieu ; avant d'être un suspect et un incapable, l'aliéné est un
malade. Cette priorité reconnue à la sollicitude thérapeutique est une
conséquence de l'avènement de la psychiatrie en tant que science de
l'homme. Jusqu'au XVIIIe siècle, la médecine hésitait à prendre en
charge les aliénés, en face desquels elle se sentait impuissante. Ils se
trouvaient abandonnés au bras séculier de la police et de l'administra-
tion, qui se contentaient d'un tri grossier entre les individus apparem-
ment inoffensifs et ceux qui paraissaient dangereux. Cette attitude ré-
pressive vouait les malades les plus agités à la damnation sociale dans
les séjours infernaux qu'étaient les anciennes maisons de force telles
que les décrit le neveu et biographe de Pinel : « Qu'on se figure des

982 CABANIS, Quelques principes et quelques vues sur les secours publics ;
Œuvres, éd. citée, ch. VII, art. 2, p. 53, en note.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 688

cachots bas, humides et infects, sans lumière et sans air, désignés sous
le nom de loges, présentant un mauvais grabat ou une paille pourrie
jonchant le sol de pierre ; qu'on se figure des êtres humains nus ou
couverts de haillons, presque toujours furieux, enchaînés et renfermés
dans ces lieux de désolation et de misère, véritables tombes d'où ils ne
sortaient que pour être transportés à leur dernière demeure ; qu'on se
figure des gardiens [523] féroces, pris parmi les condamnés, les trai-
tant comme des brutes, usant à leur égard des moyens les plus barba-
res (...), les frappant impitoyablement ou engageant avec eux des lut-
tes terribles et souvent sanglantes ; (...) qu'on se figure ces malheureux
réputés incurables, abandonnés par leurs familles, privés de soins mé-
dicaux, pâles, hâves, décharnés, croupissant dans leurs propres déjec-
tions, gémissant sous le poids des fers qui déchiraient leurs membres
(...) — et l'on n'aura qu'une idée très imparfaite de l'état affreux des
asiles d'aliénés en général et de Bicêtre en particulier 983. »
Dans cet espace de la folie, qui semble sorti des caprices oniriques
de Goya, se développe la réforme de Pinel : « Semblable à un nouveau
Messie, écrit son neveu, il entreprit l'œuvre de régénération et de déli-
vrance à laquelle la Providence l'avait destiné ; avec lui, la bonté et la
douceur, la pitié et l'humanité, la justice et la philanthropie, la philo-
sophie et la science firent aussi leur entrée dans ce séjour de l'infortu-
ne et du désespoir 984... » À cet éloge hagiographique, il convient
d'opposer la thèse soutenue par Michel Foucault, dans son Histoire de
la folie à l'âge classique (1961), telle que la résumait le prière d'insé-

983 Casimir PINEL, Note sur la vie de Philippe Pinel ; Introduction à Lettres de
Pinel, extrait de la Gazette hebdomadaire de Médecine et de Chirurgie,
Victor Masson, r859, p. 20. On peut compléter ce témoignage tardif par
celui de Sébastien Mercier, qui date de 1771 : « Il y a à Bicêtre une salle
qu'on nomme la salle de force : c'est une image de l'enfer. Six cents
malheureux, pressés les uns sur les autres, opprimés de leur misère, de leur
infortune, de leur haleine mutuelle, de la vermine qui les ronge, et d'un
ennui plus cruel encore, vivent dans la fermentation d'une rage étouffée (...)
Les magistrats sont sourds aux réclamations de ces infortunés. On en a vus
qui ont commis des homicides sur les geôliers, les chirurgiens ou les prêtres
qui les visitaient, dans la seule vue de sortir de ce lieu d'horreur et de reposer
plus librement sur la roue de l'échafaud » (Sébastien Mercier, L'An 2440,
1771, rééd. R. TROUSSON, Bordeaux, Ducros, 1971, en note). La salle en
question devait être supprimée peu avant la Révolution.
984 C. PINEL, ibid., pp. 20-21.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 689

rer : « Les historiens de la médecine parlent volontiers de la libération


des fous par Pinel, au milieu de la Révolution ; ce n'est qu'un mythe
par lequel la psychiatrie contemporaine cherche à se donner bonne
conscience ; Pinel et les fondateurs de la médecine moderne n'ont pas
libéré les fous, ils ont solidifié dans une pratique et une théorie médi-
cale tous les gestes par lesquels la raison classique se débattait avec la
folie. Ils les ont investis dans les présomptions d'une science et dans
des justifications philanthropiques. L'âge moderne n'a pas libéré le fou
des vieilles cruautés, il l'a aliéné. »
Ce que Pinel a réalisé dans le contexte politique et social de la Ré-
volution française a été mené à bien, hors de France, par des hommes
qui s'inspiraient de l'idéologie des Lumières. La remise en cause de la
réforme psychiatrique apparaît ainsi comme la remise en cause des
valeurs qui inspirèrent la culture de l'Occident moderne. La critique de
Foucault répudie non seulement la révolution française mais aussi la
révolution galiléenne, qui a enfermé le savoir dans le carcan de la rai-
son et, ce faisant, désacralisé le fou, pour le soigner et peut-être le
guérir, c'est-à-dire le ramener dans le rang de la médiocrité démocra-
tique. [524] L'esthétisme surréaliste récupère d'archaïques nostalgies,
en lesquelles se perpétue un romantisme éternel. La désaliénation ra-
dicale du fou aurait pour contrepartie l'aliénation de l'ensemble de la
population à l'exception des fous, puisque l'exception deviendrait la
règle.
La Déclaration des droits de l'homme, dans son texte d'août 1789,
stipule en son article IV : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce
qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque
homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la
société la jouissance de ces mêmes droits ; ces bornes ne peuvent être
déterminées que par la loi. » Ces définitions s'appliquent aux malades
mentaux aussi bien qu'aux individus réputés sains d'esprit ; elles dé-
terminent la portée et les limites du régime restrictif imposé aux alié-
nés.
Pour faire de Pinel un agent de l'oppression sociale, il faut soutenir
que l'espérance révolutionnaire n'était qu'une mystification destinée à
écraser l'individu sous les lois qui prétendaient le libérer. Pour soute-
nir que l'organisation psychiatrique est un despotisme inhumain, il
faut admettre que la Déclaration des droits de l'homme, avec ses
contreparties d'obligation et de discipline civiques, n'est qu'un disposi-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 690

tif répressif, destiné à empêcher l’éclosion d'un libre arbitre gratuit,


totalitaire et génial. Tout homme a dans le cœur un Ubu-roi qui som-
meille ; tout homme rêve peut-être de devenir le despote absolu,
échappant à toute loi, dont notre époque retrouve l'incarnation fantas-
matique en ces archanges que furent un Sade, un Hitler, un Staline.
Une époque se juge elle-même, et se déshonore, lorsqu'elle met Sade
en prison ou à l'asile, au lieu de lui permettre d'exercer librement son
génie sur la personne de ses concitoyens.
Il se peut que la Déclaration des droits de l'homme paraisse, aux
yeux de la génération de 1968, un effroyable carcan. Elle eut aux yeux
de la plupart des contemporains le sens d'une « splendide aurore ». Il y
a bien pire qu'une société où règnent les droits de l'homme ; c'est une
société où les droits de l'homme, si formels soient-ils, ne sont pas re-
connus. Il paraît surprenant que le défenseur des droits du fou soit par
ailleurs l'annonciateur de la mort de l'homme. Selon Michel Foucault,
le concept d'homme est un concept historique et périmé, la mort de
l'homme étant une conséquence logique de la mort de Dieu 985. Mais
si l'homme est mort en tant que valeur et centre d'intérêt, et les droits
de l'homme avec lui, on ne voit pas ce qui peut fonder les droits du
fou, ni son éminence en tant que prototype d'une humanité supérieure.
La même exigence qui a imposé la Déclaration des droits de l'homme
a justifié la proclamation par Pinel des droits du fou à l'humanité, à la
sollicitude et à la raison. Celui qui nie les droits de l'homme détruit
aussi les droits du fou ; Hitler ne s'y est pas trompé, qui envoya en
priorité les malades mentaux incurables vers l'abattoir nazi des cham-
bres à gaz.
Un épisode du roman de Madame de Staël : Corinne ou l'Italie, il-
lustre l'attitude humanitaire de l'Europe des Lumières. Pendant l'hiver
1794-1795, [525] le jeune aristocrate écossais lord Nelvil, qui voyage
en Italie, se trouve à Ancône, dans les États pontificaux, au moment
où un incendie ravage la ville. La population, passive et résignée,
contemple le sinistre sans le combattre autrement que par des prières.
Lord Nelvil, aidé par des marins anglais, organise la lutte contre le
feu, dont il parvient à contenir les progrès. C'est lui qui libérera les
Juifs, prisonniers du ghetto et qu'on abandonnait à leur sort. Après
quoi, il sauvera les habitants d'un immeuble menacé, et dont personne

985 Cf. Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, N.R.F., 1966, pp. 396 sqq.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 691

ne se soucie. C'est la maison des fous ; et nul ne comprend que lord


Nelvil risque sa vie pour tirer du brasier ces malheureux : « C'est une
bénédiction du ciel, disaient-ils, pour eux et pour leurs parents, s'ils
meurent ainsi sans que ce soit la faute de personne 986... »
On peut juger Pinel ou Tuke à la façon des habitants d'Ancône, ré-
prouvant l'héroïsme de lord Nelvil ; on peut souhaiter que les fous
puissent brûler librement au petit feu de leur folie. Le surréalisme a
ses raisons que la raison ne connaît pas. Mais l'humanité a ses raisons
aussi, et la science. Au surplus, l'histoire de la psychiatrie ne se réduit
pas à l'histoire du régime administratif imposé aux aliénés. Le point
capital est l'apparition d'une médecine mentale enfin digne de ce nom.
Tuke, Pinel, Chiarugi et leurs émules n'ont pas pour préoccupation
première de mettre les fous hors d'état de nuire, ils entendent les gué-
rir ; il ne vouent pas les fous à la prison perpétuelle, leur but est de les
faire sortir de l'hôpital. L'histoire de la folie ne peut être comprise en
dehors de l'histoire de la médecine, laquelle exerce pour le service du
prochain une générosité sans doute devenue ridicule et absurde en un
temps où s'affirme la dérision de toutes les valeurs.
[526]

986 Madame DE STAËL, Corinne ou l'Italie, 1. I, ch. iv ; Œuvres complètes,


1820, p. 29.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 692

[527]

Les sciences humaines et la pensée occidentale.


Tome V. Dieu, la nature, l’homme
au siècle des lumières.

CONCLUSION

Retour au sommaire

Le développement des sciences de la vie ne doit pas être considéré


comme un moment dans le devenir autonome de l'histoire de la biolo-
gie, moment qui se décomposerait en rubriques indépendantes, sim-
plement juxtaposées, consacrées à la botanique, la zoologie, l'anthro-
pologie, la biologie générale, la classification, la médecine, la psy-
chiatrie, etc. Chacun de ces domaines s'analysant lui-même en sous-
ensembles plus spécialisés, par exemple la zoologie en mammalogie,
ichtyologie, ornithologie, conchyliologie etc., l'histoire de la science
se dissoudrait en une mosaïque d'histoires particulières. Les arbres
généalogiques des savoirs atomisés cacheraient la forêt de la connais-
sance.
La croissance des sciences de la vie est un phénomène coordonné
dont les implications mettent en cause la culture dans son ensemble.
Le développement des disciplines anciennes, l'apparition des discipli-
nes neuves traduisent l'avènement d'une nouvelle conscience de soi-
même et du monde. Les thèmes et questions de l'histoire du savoir
s'inscrivent dans le contexte d'urne civilisation. Les savants ne sont
pas des êtres abstraits, opérant dans un univers du discours intempo-
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 693

rel, afin de mettre en lumière des vérités éternelles formulées une fois
pour toutes. L'histoire des sciences est solidaire de l'histoire des hom-
mes, dont elle commente et justifie les péripéties culturelles. Quoi
qu'en pensent des spécialistes ingénus, l'histoire des vérités est indis-
sociable d'une histoire des valeurs qui sous-tendent les occupations et
préoccupations de la communauté humaine en un temps donné.
L'expansion de la connaissance biologique est un fait de mentalité,
qui intéresse la représentation du monde, non seulement celle des sa-
vants et de leur public, mais par vulgarisation et résonance, celle d'une
large partie de la population. Et par-delà la mentalité, l'ordre des idées
et des sentiments, c'est le genre de vie lui-même qui se trouve mis en
cause. Lorsque Linné inscrit l'homme dans le tableau des espèces qui
constituent le système de la nature, lorsque Buffon consacre deux vo-
lumes de son Histoire naturelle à la zoologie humaine, ces initiatives
ne correspondent pas à des jeux d'écriture, modifiant les convenances
établies dans un secteur du savoir. C'est l'identité de l'homme qui se
trouve modifiée, et toutes les significations de la vie en seront trans-
formées. Linné, Buffon et après eux la masse de leurs disciples et lec-
teurs auront d'eux-mêmes une conscience différente de la conscience
de soi qui était celle de leurs prédécesseurs.
[528]
Cette articulation de la science et de la conscience intéresse de
proche en proche la sociologie de la connaissance, l'histoire des men-
talités et l'histoire de la civilisation. Le phénomène fondamental est la
nouvelle alliance établie entre l'homme et sa propre vie, ainsi que la
relation, par l'intermédiaire de la vie individuelle, entre l'homme et la
nature vivante. La littérature et l'art de l'Occident, au XVIIIe siècle, sont
caractérisés par l'affirmation d'un « sentiment de la nature », qui
n'existait guère au siècle précédent. De quoi témoigne la vogue de
l'idylle et de l'élégie, qui s'étend de l'Angleterre à la Suisse en passant
par l'Allemagne ; ce renouveau poétique est solidaire d'une tradition
romanesque dont les jalons principaux seraient le Télémaque de Féne-
lon et la Nouvelle Héloïse, chefs-d'œuvre européens à l'immense re-
tentissement. Sur une ligne parallèle, on relèvera le renouveau de l'art
des jardins, à partir de la mode anglaise des parcs à la chinoise. L'ar-
chitecte paysagiste remodèle l'environnement, afin que l'artifice per-
mette de retrouver une nature perdue et passionnément regrettée.
L'aristocratie compense l'exode rural de jadis par un exode urbain, qui
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 694

peuple les lointaines banlieues de petits Trianons ou de villas à l'ita-


lienne, propres au déploiement d'une vie simple, ou prétendue telle : la
princesse se fait bergère, et la reine joue à la fermière.
Ces faits, et d'autres du même ordre, jalonnent un devenir de la
sensibilité, solidaire du devenir de l'intelligence. L'amateur de jardins,
mais aussi le passionné d'agronomie, le fervent de botanique, ont rêvé
sur les planches des grandes éditions de l'Histoire naturelle, et, s'ils
n'ont pu herboriser eux-mêmes, ils se sont penchés sur les magnifi-
ques gravures sur cuivre qui permettent aux ouvrages spécialisés de
rivaliser avec les herbiers où se construit le catalogue de la végétation
terrestre. Le développement des sciences trouve en lui-même sa justi-
fication la plus apparente, selon l'exigence d'une logique interne : la
vérité appelle la vérité et dénonce les erreurs établies. Mais ce sépara-
tisme de la vérité scientifique ne doit pas faire oublier que la recher-
che, en tant que déploiement de la curiosité, revêt le sens d'un test pro-
jectif, obéissant aux pulsions d'une spiritualité immanente. Le savant
est le porte-parole d'une sorte d'inconscient collectif. En poursuivant
le jeu de la connaissance selon les règles de l'intellect, il est en quête
d'un équilibre personnel : les motivations de la spéculation pure,
comme celles de l'utilité technique, se mêlent, dans la démarche scien-
tifique, avec l'exigence d'une libération par l'expression, analogue à
l'effort créateur qui anime l'artiste. La régulation scientifique donne à
l'œuvre achevée un caractère d'impersonnalité ; cette prééminence de
l'aspect objectif dans l'exposé des résultats ne doit pas dissimuler la
fonction des forces motrices subjectives dans la position des questions
et dans l'orientation du travail. Il existe une sensibilité intellectuelle
propre à chaque chercheur, un style caractéristique de la démarche et
de l'exposé : le style de l’épistémologie linnéenne est différent du sty-
le de Buffon, comme le montre l'opposition des deux maîtres. Ce qui
n'empêche pas les deux savants, par-delà leur mésentente, de se situer
tous deux dans le contexte culturel de leur époque.
[529]
Cette implication des savoirs, des motivations et des valeurs est
sensible dans les sciences de la vie, qui ne relèvent nullement d'une
« science pour la science », comme on parle d'un art pour l'art. Dago-
gnet souligne le fait que la taxinomie, la science de la classification,
ne saurait être considérée comme une passion inutile. « Avec et à tra-
vers elle se joue le destin de la société. On a longtemps affirmé que
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 695

l'amour des collections, l'étude des fleurs (herbiers, jardins, cabinets)


occupaient des âmes sacerdotales, sensibles aux merveilles d'une natu-
re profuse. Remarque insuffisante, puisque la science du rangement, la
cartographie des productions végétales ou animales, transformera di-
rectement l'économie, renouvellera les marchés, inquiétera les rois et
leurs conseillers (...) Le magasin ne se borne pas à ramasser ni à éta-
ler. Ni la simple joie de posséder, ni l'esthétique du spectacle, ni l'atta-
chement à l'inconnu, l'exotique ou le curieux. Il implique surtout la
volonté secrète de « maîtriser la nature ». On tend à lui dérober son
plan ; on vise à s'emparer de sa logique. Et il en jaillira abondance et
richesse 987 ».
Mais le thème de la maîtrise du monde à des fins utilitaires n'est
pas la seule motivation des sciences de la vie. Les médecins entendent
lutter contre la maladie avec des armes nouvelles. Néanmoins l'inten-
tion de Linné ou de Buffon n'est pas celle de l'agronome ou de l'éle-
veur, en dépit des conséquences pratiques dégagées de leurs travaux
par les spécialistes ; la conquête de la pomme de terre et du caout-
chouc, la pratique de l'assolement ou celle de la vaccination n'épuisent
pas la signification intrinsèque de l'expansion de la biologie. Les bien-
faits de la recherche appliquée ne sont que les sous-produits de cette
recherche fondamentale dont l'exigence, après avoir passionné les
grandes âmes, renouvelle par leur intermédiaire l'esprit et le cœur des
contemporains.
Les sciences de la vie enseignent un style d'humanité suscité, chez
les savants, par la conscience d'un nouveau rapport au monde ; elles
développent chez leurs élèves et admirateurs une forme neuve de rat-
tachement à l'univers et à soi-même. La philosophie classique, héritiè-
re de la tradition chrétienne, suscite une spiritualité qui dissocie l'âme
humaine du corps humain aussi bien que du monde des corps maté-
riels. Pascal ne trouve dans son corps maladif qu'un empêchement à la
plénitude de l'être ; grâce à l'ascèse, un moyen de salut. Le corps de
Descartes est un autre de l'esprit, dont on n'arrive pas à expliquer, en
raison raisonnante, pourquoi il est aussi le même que l'esprit. La bio-
logie du XVIIIe siècle entraîne une péripétie capitale dans le domaine
anthropologique en supprimant cette distance, et cette étrangeté, de
l'homme à son corps. L'homme n'est plus un habitant occasionnel d'un

987 François DAGOGNET, Le catalogue de la Vie, P.U.F., 1970, p. II.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 696

organisme avec lequel il n'entretiendrait que des rapports de coexis-


tence plus ou moins hostile, et en tout cas provisoire. L'homme réintè-
gre son corps et s'identifie avec lui, pour le meilleur et pour le pire ;
l'homme fait corps avec son corps. Le matérialisme du XVIIIe siècle,
dans le domaine philosophique, n'est pour beaucoup que l'affirmation
polémique d'une nouvelle conscience de soi, intégrant le corps à
l'identité personnelle [530] et, pour mieux assurer ce renversement des
valeurs, substituant le primat de la réalité matérielle au primat tradi-
tionnel de la réalité spirituelle.
Les sciences de la vie tendent à faire de l'incarnation le phénomène
fondamental de l'existence humaine, ainsi que l'atteste l'empirisme
sensualiste qui fait dépendre la théorie de la connaissance de l'équi-
pement sensori-moteur du sujet connaissant. Fondateur de la nouvelle
tradition, Locke est un médecin, familier avec les réalités organiques.
La psychologie a désormais partie liée avec l'anthropologie, la biolo-
gie générale et la médecine. Du coup se trouve supprimé le discrédit
ontologique frappant l'organisme d'une indignité congénitale. L'hom-
me qui se reconnaît corps adopte son corps ; il accepte de vivre son
corps, au lieu de voir en lui un perpétuel adversaire, l'avocat du diable.
Les puissances obscures de naguère doivent être examinées à la lu-
mière de la connaissance, et les sciences fournissent les matériaux in-
dispensables à l'élaboration d'un régime nouveau de la conscience de
soi.
D'autre part, le corps vivant, reconnu comme le fondement de
l'identité humaine, assure le rattachement de l'être humain avec les
autres vivants, et avec la nature dans son ensemble. La mise en place
de l'homme dans le tableau du système de la nature, comme une espè-
ce zoologique parmi les autres, noue des solidarités qui entraînent la
négociation d'un nouveau contrat d'établissement de l'homme dans le
monde. Le « sentiment de la nature » est l'expression de la situation
ainsi créée. Les indications des sciences positives retentissent au ni-
veau d'une conscience des valeurs ; être au monde, c'est se découvrir
en familiarité, en harmonie avec les formes de la vie sur la face de la
terre. Le superbe isolement intellectualiste fait place à une expansion
solidaire : je est aussi les autres, les autres sont aussi je. « Aucun
homme n'est une île », non seulement parce que tous les hommes sont
liés entre eux par un pacte de solidarité, mais parce que la communau-
té des vivants fait écho de toutes parts aux élans de notre cœur, parce
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 697

que l'humble pervenche est pour Jean-Jacques un interlocuteur vala-


ble, messagère de l'âge d'or disparu et inoublié. La botanique n'est pas
seulement la botanique, elle peut être la clef du paradis.
Cet exemple atteste la surdétermination des sciences de la vie. Les
faits, les observations, les classifications, en leur précision rigoureuse,
l'accumulation du savoir objectif, ne représentent que l'endroit, ou
peut-être l'envers, d'un ensemble de significations correspondant à une
évaluation de la place qui revient à l'homme dans l'univers. Le pano-
rama des sciences de la vie n'est pas complet sans une évocation de la
vie de la science, de la science en tant que conscience de la vie. L'in-
tégration du corps propre à la vie personnelle permet une nouvelle in-
timité de soi à soi ; et, comme le corps appartient lui-même à la réalité
naturelle, il devient le médiateur d'une intelligibilité nouvelle entre la
pensée et le monde. Le mécanisme du XVIIe siècle disjoignait la pensée
d'un monde considéré comme extérieur ; la résurgence du vitalisme
réconcilie le dehors et le dedans, associant l'existence personnelle aux
rythmes de l'univers. Locke accédait à la réalité par la seule opération
des sens externes ; le sentiment de la nature atteste que l'homme peut
aussi [531] rejoindre la communion des vivants par la voie du sens
interne. L'existence organique est le, principe d'une compréhension
unifiante, ralliant les individus séparés dans l'unité cosmique. Le sen-
timent, médiateur entre le corps et la pensée, ouvre les voies d'une
épistémologie qui embrasse et transfigure les enseignements de la
science positive, ainsi qu'on le voit dans le cas de Rousseau, lecteur
fervent de Linné et de Buffon. Avant lui déjà, le physiologiste Haller
avait été l'un des révélateurs de la nouvelle sensibilité qui s'enchante
des beautés, jusque-là inapparentes, de la nature alpestre. Connaissan-
ce scientifique et conscience poétique se trouvent associées, comme
elles le seront dans la vie d'un Ramond de Carbonnières, littérateur et
l'un des fondateurs de la science des montagnes, ou chez le géologue
Horace Benedict de Saussure, vainqueur du mont Blanc en 1787. La
communication, la compénétration entre le savoir sur la nature et un
lyrisme proche de la célébration s'affirme dans le style de pensée de
Herder, dont les Idées pour une philosophie de l'histoire de l'humanité
paraissent de 1784 à 1791.
Le renouvellement du sens de la présence de l'homme dans le
monde permet de comprendre l'importance que prend au XVIIIe siècle
la théorie ancienne des climats, d'autant plus fréquemment invoquée
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 698

qu'elle ne peut guère s'expliciter clairement, ce qui multiplie sa valeur


explicative. L'idée de climat désigne une relation entre l'homme et son
environnement, relation à double entrée car, si l'homme subit la loi du
milieu, il modifie le milieu, dont il utilise les possibilités. Le détermi-
nisme géographique suscite un déterminisme compensateur, selon les
voies et moyens de la technique. Mais la référence au climat implique
aussi une solidarité biologique entre les groupes humains et leur espa-
ce vital. Le climat fournit la justification des différences anthropolo-
giques entre les diverses races ; il sert à rendre compte des aspects
spécifiques de la psychologie des peuples. Une continuité s'établit en-
tre les conditions de la vie et les formes de la vie, ce qui montre bien
que la pensée humaine n'est pas un phénomène isolé, surgissant du
néant comme une conséquence sans prémisses. La conscience porte la
marque du monde, et le surgissement de cette conscience, en un cer-
tain moment du devenir cosmique, en fait un aspect parmi les autres
de ce devenir global. À partir de cette notion de climat, médecins et
penseurs poseront le problème de la nostalgie : le mal du pays se
comprend comme celui d'une conscience errante, parce que désenca-
drée. Le nostalgique souffre d'être une personne déplacée ; extrait du
paysage de ses évidences, il ne pourra être guéri que par la réintégra-
tion dans son espace vital 988. Chaque conscience humaine est une
conscience en expansion, qui requiert autour de soi un ensemble de
points d'appui et de certifications.
La représentation astrobiologique du monde avait imposé l'idée
d'une corrélation entre le microcosme et le macrocosme, réglant la
mise en place de chaque individu au sein de la totalité. La révolution
galiléenne [532] détruit, sans espoir de retour, le schéma traditionnel.
Les sciences de la vie ne rétablissent pas cette systématique transcen-
dante, mais elles dénoncent la restriction intellectualiste qui définit
l'existence personnelle selon les normes du seul entendement. Le pré-
supposé de l'autonomie rationnelle rompt le lien ombilical entre l'être
humain et les autres formes de la vie sur la planète Terre. L'homme
n'est pas seulement un « indigène intellectuel de ce monde », selon la
formule de Kant ; il est un natif de la terre, dont la vie est solidaire de
toutes les vies environnantes. Le sentiment de la nature développe

988 Cf. Jean STAROBINSKI, La Nostalgie : théories médicales et expression


littéraire, Studies on Voltaire and the eighteenth Century, XXVII, 1963.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 699

l'obscure conscience de ces solidarités et implications ; il exprime la


protestation de l'être concret contre la rupture galiléenne qui condam-
ne l'esprit pur à une errance acosmique. Comme le Peter Schlemihl de
Chamisso, l'homme galiléen a perdu son ombre, ce lest à la fois vital
et ontologique grâce auquel se trouve assurée la liaison entre la per-
sonne humaine et sa patrie terrestre.
Il ne s'agit pas là de thèmes métaphysiques, réservés à la médita-
tion des penseurs et des poètes. Ce qui se trouve en jeu, c'est le sens
de la vie en sa réalité quotidienne. Le retour à la nature, exigence de la
culture au XVIIIe siècle, doit être compris comme une réaction de com-
pensation. La révolution galiléenne, mais aussi la révolution technique
et industrielle, la révolution urbaine, et même la révolution agronomi-
que, raturant et défigurant l'environnement naturel, suscitent ce retour
du refoulé, ce retour aux origines vitales de la condition humaine.
Toute nostalgie s'enracine dans le regret des sécurités inoubliées du
sein maternel, dans l'exigence d'une patrie où l'être humain se sente
chez soi. Le réseau de ces relations archaïques, plus profondément que
l'intelligibilité arachnéenne de l'univers du discours, est le soubasse-
ment de la présence au monde.
Les sciences de la vie explorent les coordonnées de l'existence
humaine en sa plénitude ; elles précisent les articulations entre chaque
vie et les autres vies. Mais leur rôle ne se limite pas à cautionner cette
politique extérieure de la personnalité ; elles interviennent aussi, au
for intérieur, pour modifier ce que Pierre Chaunu appelle « les dimen-
sions de l'homme 989 ». Le desserrement de la contrainte théologique
sur le domaine humain et l'épanouissement d'une conscience anthro-
pologique confèrent une importance neuve aux disciplines qui étu-
dient les divers aspects de la vie et se proposent de remédier aux maux
de toute espèce qui affectent l'humanité. Anatomie et physiologie,
médecine, hygiène, psychiatrie ne proposent pas seulement des systè-
mes d'information, mais aussi des moyens d'intervention en vue du
mieux-être général. Centre de perspective pour la pensée, l'homme
devient, plus qu'auparavant, un centre de préoccupation non seulement
pour les détenteurs de l'autorité, mais pour chaque individu en particu-
lier, responsable de la gestion de sa propre destinée.

989 P. CHAUNU, La civilisation de l'Europe des Lumières, Arthaud, 1971, p. 95.


Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 700

« De sursis en sursis, écrit Pierre Chaunu, l'Européen moyen du


XVIIIe siècle a arraché près de dix ans sur la mort ; dix ans après [533]
vingt-cinq ans, c'est beaucoup plus qu'un doublement de la vie adulte.
Au bénéfice de l'enfance. L'universelle passion du XVIIIe siècle pour
l'éducation résulte en partie de cette constatation implicite, presque
toujours inconsciente. On n'investit pas sur la mort ; l'alphabétisation
générale n'est rentable qu'avec une espérance de vie suffisante 990… »
Le langage chiffré de la statistique et de la démographie, dont l'essor
est caractéristique de l'attention portée par le siècle des Lumières aux
sciences de l'homme, revêt une importance décisive en dehors même
de l'histoire des sciences. L'accroissement considérable de l'espérance
de vie est corrélative d'une mutation du sens de la vie. « La mort, au
XVIIIe siècle, change de face 991. » Si la mort change, c'est que la vie
elle-même a changé, un même changement affecte la mort et la vie.
Les axiomatiques religieuses soumettaient l'existence à une discipline
rituelle, ordonnançant l'ici-bas en vue de l'au-delà. La célébration de
la mort était l'accomplissement d'une destinée qui jamais ne s'était ap-
partenue tout à fait à elle-même. La mort cérémonielle fait place à une
mort privée ; « la mort publique est devenue familiale 992 », parce que
la vie personnelle est devenue privée et familiale, parce que la vie s'est
donné une validité intrinsèque, et qu'elle revendique un sens en deçà
de la mort.
Cette conscience de soi, qui donne chaque vie à elle-même, est en-
semble le principe d'une attention nouvelle accordée à autrui. Le thè-
me de la communion des saints, ou encore la théologie du corps mys-
tique, assuraient entre les hommes une coexistence de caractère escha-
tologique : l'accomplissement dans l'unité ne se réaliserait que dans
l'au-delà. L'attention à la vie, qui caractérise l'épistémologie du XVIIIe
siècle, apparaît comme un aspect de la désacralisation de la vie, qui
cesse d'être un mystère divin. Mais les sciences de la vie imposent
aussi une resacralisation, qui s'affirme avec l'idée moderne du respect
de la vie. Ce n'est pas par hasard que les penseurs des Lumières ont
dénoncé à peu près unanimement la théorie cartésienne de l'animal-

990 Ibid., p. 151.


991 Ibid., p. 167.
992 Ibid.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 701

machine 993. La question n'est pas tellement de savoir si les animaux


pensent, et dans quelle mesure ils pensent ; la protestation porte sur le
fait que très certainement les animaux sentent. L'analogie de la vie
établit un lien entre l'animalité et l'humanité, qui appelle la sympathie
de chaque vivant pour tous les vivants. Les traditions du végétarisme
reprennent vie ; on dénonce les cruautés inutiles. Par-delà le débat sur
1' « âme des bêtes », la conscience se fait jour qu'il existe des devoirs
envers la vie sous toutes ses formes.
À plus forte raison, le respect de la vie commande une attitude po-
sitive à l'égard de l'être humain. L'humanitarisme et la philanthropie,
caractéristiques de la civilisation des Lumières, ont partie liée avec le
développement des sciences naturelles. La vertu nouvelle de bienfai-
sance développe le thème de la solidarité entre les vivants, y compris
les plus humbles, les plus déchus : les pauvres, les malades, les escla-
ves, les fous, les [534] criminels même ont droit à la sollicitude éclai-
rée de ceux qui reconnaissent la valeur impérative des liens de l'hu-
manité. Les êtres les plus faibles et les plus exposés, les femmes et les
enfants, se voient reconnaître des droits à l'existence sous la forme
spécifique qu'elle revêt chez chacun d'entre eux. La curiosité neuve
pour l'existence féminine et enfantine est attestée aussi bien par la ré-
flexion des penseurs que par les œuvres des écrivains et des artistes.
La réévaluation générale de la vie suscite une analyse différentielle de
la condition humaine, principe d'un enrichissement de la culture.
C'est pourquoi le siècle des Lumières est celui des cœurs sensibles.
On reproche aux hommes du XVIIIe siècle leur intellectualisme dessé-
chant ; il faudrait tenir compte de leur passion d'humanité, de leur zèle
pour le service des faibles, des pauvres et des opprimés. Ces compor-
tements ne répondent pas seulement à des motivations spéculatives ;
ils mettent en œuvre l'intuition d'une solidarité fondamentale entre les
vivants. La même intuition suscite le goût nouveau des peintres pour
les paysages naturels et pour les animaux ; les fêtes galantes ou les
scènes de genre se situent souvent en plein air, et de nombreux por-
traits exposent le personnage principal sur un arrière-plan d'arbres ou
de campagne. Ce ne sont pas là des éléments décoratifs, destinés à
faire jouer les contrastes de l'ombre et de la lumière, à faire chanter les

993 Cf. Hester HASTINGS, Man and Beast in French Thought of the 18th
Century, Baltimore, The Johns Hopkins Press, 1936.
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 702

couleurs. La peinture de paysage chez Rousseau et Bernardin de


Saint-Pierre implique un rapport au monde, un dialogue de l'homme
avec l'environnement végétal et animal ; pareillement dans le portrait
ou la scène de genre, une harmonie s'affirme entre la figure humaine
et les formes vivantes qui servent de cadre à son évocation.
On a reproché à Buffon l'anthropomorphisme de ses descriptions
d'animaux. Le savant naturaliste se comporte en peintre animalier ; il
présente les bêtes non telles qu'elles sont, mais telles que les découvre
l'œil humain. L’Histoire naturelle de Buffon apparaît comme un in-
ventaire de la cargaison de l'arche de Noé, dressé par un connaisseur
sensible à la beauté des apparences, et qui s'efforce de leur rendre jus-
tice grâce aux vertus de son style. Les zoologistes d'aujourd'hui écri-
vent n'importe comment, ou pas du tout ; ils auraient honte de passer
pour des écrivains, la vocation scientifique étant incompatible, à leurs
yeux, avec un hommage rendu à la magie des formes. Chez Buffon, la
connaissance de la vie est indissociable d'une sensibilité à la vie ; la
perception de l'univers est une perception esthétique ; elle saisit dans
la réalité la présence significative, l'habitation des valeurs.
Le cas de Buffon illustre une constante culturelle de l'âge des Lu-
mières. L'histoire des sciences de la vie ne peut être pleinement com-
prise que dans la mesure où elle s'articule à une histoire du sens de la
vie. Husserl faisait reproche à la science moderne, sous l'influence de
Galilée, d'avoir suscité une aliénation intellectuelle, qui dissocie la
variété de la réalité, suscitant un désétablissement de l'être humain
devenu étranger à ses conditions d'existence. Le retour « aux choses
mêmes », la nouvelle alliance avec le monde concret (Lebenswelt),
correspondent à une conversion spirituelle, qui rétablit l'harmonie en-
tre la personne en sa présence [535] totale, et l'univers en la plénitude
concrète de ses significations. Le rôle des sciences de la vie au XVIIIe
siècle correspond à une préfiguration de la révolution husserlienne. Le
recul des mathématiques et de la physique, l'importance neuve des
sciences naturelles expriment, dans l'ordre de l’épistémologie, un re-
tour aux sources communes de l'anthropologie et de la cosmologie,
grâce à la mise en œuvre d'une intuition fondamentale, qui échappe
aux restrictions des formalisations intellectualistes. Le XVIIIe siècle, de
Bach et de Rameau à Haendel et Mozart, est l'un des grands siècles de
la musique. L'expression musicale aussi met les disciplines rigoureu-
ses de l'acoustique au service d'une conscience sensible qui transfigure
Georges Gusdorf, Dieu, la nature, l’homme, au siècle des lumières. (1972) 703

les déterminismes physiques, devenus les messagers de la délivrance


de l'âme.

Fin du texte

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