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et sa méthode d’immanence
Un grand-père de Vatican II
1 — Annales de philosophie chrétienne, mai 1907, p. 126-127. Cité par l’abbé Emmanuel
BARBIER dans son Histoire du catholicisme libéral et du catholicisme social en France, Bordeau,
Cadoret, 1924, t. III, p. 229, n. 63.
2 — HOUTIN, Histoire du modernisme, Paris, 1913, p. 11.
3 — Abbé NAUDET (Justice sociale du 10 janvier 1903) cité par l’abbé BARBIER, ibid..
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L ES HOMMES qui ont fait le concile Vatican II ne se sont pas faits eux-
mêmes, ils ont subi des influences, ils ont été les héritiers d’idées qui
ont mûri peu à peu avant de produire leur fruit. Parmi ces prédéces-
seurs, Maurice Blondel eut un rôle éminent, et mérite d’être davantage connu,
car c’est un penseur original : beaucoup de choses chez lui n’existaient pas
avant lui, il en a été l’inventeur.
Maurice Blondel est né en 1861 à Dijon d’une famille bourgeoise et catho-
lique. Élève à l’École normale supérieure, il se heurte au rationalisme, et
ébauche une doctrine nouvelle pour proposer la foi à des incroyants. Le 7 juin
1893, il présente la thèse de doctorat qui devait le rendre célèbre : L’Action. Essai
d’une critique de la vie et d’une science de la pratique. C’est donc une œuvre de jeu-
nesse (l’auteur avait alors 32 ans). Il développe sa doctrine dans la Lettre sur les
exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique (1896), et Le point de
départ de la recherche philosophique (1906), sans compter des ouvrages mineurs et
de nombreux articles. Il enseignera la philosophie pendant trente ans à l’univer-
sité d’Aix-en-Provence. C’est là qu’il écrira ce qu’on appellera sa tétralogie : La
Pensée (1934), L’Être et les êtres (1935), L’Action reprise et augmentée (1937),
L’Esprit chrétien et la philosophie. Il mourra à Aix en 1949.
Maurice Blondel a contribué, durant un demi-siècle, à faire l’histoire intellec-
tuelle par les remous d’idées et les vives controverses qu’il suscita. Beaucoup
d’esprits ont été fascinés et embrouillés par ce maître. Il a eu une grande in-
fluence dans les milieux catholiques, où certains l’ont placé au rang suprême
parmi les philosophes chrétiens.
L’étude qui suit doit beaucoup au R. P. Joseph de Tonquédec S.J., qui a étudié
pendant quarante ans la pensée de M. Blondel, de manière attentive et exhaus-
tive, avec sérénité et bienveillance, et un grand souci d’exactitude. La contro-
verse blondélienne a été longue et complexe. Le P. de Tonquédec a voulu la dé-
brouiller, ce qui était loin d’être évident, à cause de « la complexité de la ma-
tière, les obscurités de la pensée du maître, ses efforts perpétuels et toujours in-
fructueux pour arriver à l’exprimer sous une forme définitive ». On trouve chez
M. Blondel, non seulement de l’obscurité des idées et du style 1, mais des am-
biguïtés qui trahissent quelque flottement de la pensée, des incohérences et des
contradictions.
Le P. de Tonquédec reconnaît les mérites de M. Blondel, « l’attrait puissant de
cette pensée merveilleusement riche et inventive », « ingénieuse », « les germes
de pensée féconde [qui] foisonnent dans l’œuvre de M. Blondel ». Il reconnaît
certains services, non méprisables, rendus par elle à l’apologétique, et singuliè-
rement la force de la dialectique de L’Action pour obliger l’homme à se poser la
question du surnaturel.
L’immanence, c’est l’intériorité : les êtres sont immanents les uns aux autres
dans la mesure où ils sont intimement unis, où ils se compénètrent.
Le principe d’immanence applique la notion d’immanence à toutes choses. Il
s’érige en principe premier, c’est-à-dire qu’il se donne pour une loi constitutive
de la pensée et de l’être. On peut le formuler ainsi : rien n’existe à l’état isolé ;
tout tient à tout, par l’essence même. Si l’on pousse ce principe à l’extrême, l’in-
— 1. L’extrinsécisme.
Cette erreur consiste à considérer la réalité « par tranches distinctes », exté-
rieures les unes aux autres, pouvant être examinées séparément sans perdre
leur vérité. Elle considère le réel comme une marqueterie de morceaux distincts
et juxtaposés. Or les diverses connaissances que nous pouvons avoir n’ont de
valeur qu’à une condition expresse : c’est qu’on ne les isole pas les unes des
autres. En détachant les parties du tout auquel elles tiennent, on les déforme, on
les mutile, on les détruit.
Chaque terme est lié à tous les autres par une solidarité telle qu’on n’en peut
connaître et affirmer un sans les impliquer tous… Il n’est donc aucun objet dont
il soit possible de concevoir ou d’affirmer la réalité sans avoir embrassé par la
pensée la série totale.
M. Blondel poursuit l’extrinsécisme dans ses différentes applications.
a) En philosophie. « Le fait de pensée y est pris en lui-même, comme réalité en
l’air, déraciné de ses origines vitales… » Les idées ne « communient pas de fa-
çon concrète et singulière à toutes les réalités… » « Les pensées isolées ne sont
que des abstractions, c’est-à-dire des parties artificiellement coupées comme des
tranches dans un tout dont il importe de restituer l’unité. »
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— 2. L’intellectualisme.
L’intellectualisme consiste à supposer que le réel est saisi exactement par la
perception ou l’observation, représenté exactement par l’image ou le concept.
Une philosophie de l’idée, par cela qu’elle tend à devenir un réalisme notion-
nel, est spontanément la doctrine des genres séparés et fixes, des ordres distincts
et juxtaposés.
Le principe de l’immanence ou de l’interdépendance universelle condamne
toutes ces conceptions. M. Blondel a l’horreur des genres séparés et des essences
distinctes.
L’observation ne connaît pas vraiment le réel, car elle délimite artificiellement
ce qu’elle observe, elle l’élabore.
Ce qui vaut pour l’observation vaut à plus forte raison pour le concept, en-
core plus éloigné du donné :
Il est artificiel et décevant de prendre ce qu’est la réflexion pour ce qui est, et
de regarder comme la vérité même de l’être le résultat toujours fragmentaire de
son effort.
J’affirmerais quelque chose de faux en prenant ce qu’il y a d’arrêté et de net
dans ma représentation pour la réalité même de l’objet.
La connaissance intellectuelle nous donne des notions incomplètes, qui ont
une forme d’existence appauvrie. Elle n’obtient qu’une caricature de la réalité.
Si le morcelage est un procédé commode, indispensable au point de vue pra-
tique, il doit être rigoureusement condamné au point de vue de la vérité.
Il en va de même du raisonnement, qui utilise les produits du morcelage.
Une démonstration spéculative, par elle-même et à elle seule, est donc sans va-
leur. C’est une naïveté de prendre les raides articulations de la logique pour
« les formes souples et mouvantes » de la réalité.
Une preuve qui n’est qu’un argument logique demeure toujours abstraite et
partielle, elle ne conduit pas à l’être.
M. Blondel reconnaît l’existence de preuves propres à convaincre l’esprit ;
mais, d’après lui, ces preuves « résultent du mouvement total de la vie ».
Ainsi donc il faut en prendre son parti : toutes les tentatives purement intel-
lectuelles sont d’avance condamnées à l’échec ; la voie de la spéculation est une
impasse. Le point de départ de la vraie philosophie, c’est précisément de
1 — Adéquation de la chose connue et de l’intelligence, ce qui pour les scolastiques ne veut pas
dire équation au sens mathématique, mais correspondance juste ; la vérité humaine n’est pas
une compréhension qui épuiserait son objet.
2 — Adéquation réelle de l’esprit et de la vie.
3 — En devenir.
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de la vie. Elle est bien encore un rapport, mais pas entre connaissance et réalité :
sont vraies les réalisations de la vie mentale qui sont en accord avec « les re-
quêtes de la vie intérieure ».
— 1. La connaissance de Dieu
Puisqu’au point de vue de la réalité nul argument ne porte, il ne peut être
question de démontrer spéculativement l’existence de Dieu. La connaissance de
Dieu provient de l’action seule, du dynamisme total de la vie.
La notion d’une cause première ou d’un idéal moral, l’idée d’une perfection
métaphysique ou d’un acte pur, toutes ces conceptions de la raison humaine,
vaines, fausses et idolâtriques, si on les considère isolément comme d’abstraites
représentations, sont vraies, vives et efficaces, dès qu’elles ne sont plus un jeu de
l’entendement, mais une certitude pratique.
Un argument logique, avons-nous dit, ne conduit pas à l’être. Mais « une
preuve qui résulte du mouvement total de la vie ; une preuve qui est l’action
entière aura, elle au contraire, cette vertu contraignante ».
C’est dans la pratique même, que la certitude de « l’unique nécessaire » a son
fondement. C’est de l’action et d’elle seule que ressort l’indiscutable présence et
la preuve contraignante de l’Être.
Comment cela ? En scrutant sa propre vie, ce qu’il est, ce qu’il veut, ce qu’il
fait, l’homme trouve en lui-même plus que lui-même.
— Dans mon action, il y a quelque chose que je n’ai pu encore comprendre et
égaler.
— 2. L’apologétique
Les démarches de l’apologétique classique étant inefficaces, c’est encore à
l’action de les suppléer. De même qu’on a trouvé Dieu en elle, on y trouvera
aussi le surnaturel. En effet, une apologétique établie sur le principe d’imma-
nence ne peut avoir pour but que d’amener l’homme à faire en lui-même cer-
taines expériences et certaines constatations, de le forcer à prendre conscience
de ce qu’il porte en lui et de ce qui lui fait défaut. Or, s’il est sincère, il verra que
sa volonté profonde appelle un surcroît de vie intérieure, un surcroît divin. Ce
n’est qu’en contredisant de manière délibérée ses aspirations intimes, qu’il cou-
vrira ses appels à l’infini. On découvrira en soi ce « grand vide », qu’« une
grande destinée et une grande chute ont creusé » ; on devinera qu’un bien né-
cessaire est absent, et c’est là « ce qu’il y a de présent encore dans l’absence du
surnaturel ». L’homme fera l’aveu de son insuffisance, qui lui fait sentir le be-
soin d’un surcroît.
Puisque tout tient au moi, une révélation extérieure est inacceptable si elle
n’est précédée par le besoin, l’exigence intérieure, et confirmée par la pratique.
Dès lors la révélation ne vient plus tout entière du dehors, et les exigences de la
méthode d’immanence sont satisfaites.
Il n’est pas question non plus de démontrer le fait d’une intervention divine.
Les motifs de crédibilité ne sont pas des preuves extérieures à la doctrine et qui
la précèdent.
— Les preuves de fait [d’une apologétique démonstrative] ne valent que pour
ceux qui sont intimement prêts à les accueillir et à les comprendre.
— Les signes, quoique nécessaires, ne sont jamais suffisants ; c’est l’interpréta-
tion, c’est le besoin intérieur qui est tout.
Donc, pas de prodiges physiques, capables de révéler à l’intelligence l’action
d’un agent surnaturel. L’argument classique du miracle est débile, non seule-
ment parce que le miracle, considéré aux points de vue physique et métaphy-
sique, n’a en lui rien de plus que les autres phénomènes, mais encore parce qu’il
n’offre à cet égard aucun sens religieux particulier. Ainsi le prodige n’a d’effica-
cité religieuse qu’associé aux idées mêmes qu’il atteste :
Le miracle n’est un miracle que s’il est confirmé par ce qu’il confirme.
Son rôle essentiel est d’en être le symbole et, pour ainsi dire, l’incarnation.
Par conséquent, dans la conversion, il ne faut pas se figurer qu’on puisse d’a-
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bord admettre les miracles pour eux-mêmes, et accepter ensuite le dogme sur
leur garantie. C’est d’un seul élan, d’un même mouvement que l’ensemble
(miracles et dogmes) sera accepté et cru. D’ailleurs la philosophie de l’imma-
nence nous avertit qu’on ne saisit pas la réalité par morceaux : c’est tout ou rien.
La croyance d’une personne ne saurait porter d’abord sur une vérité, puis sur
une autre. Aussi est-ce au moment de la conversion complète que l’ensemble
des réalités religieuses sera accepté par elle.
Toute la dialectique du livre l’Action a pour but de conduire l’homme à cette
action réfléchie, et à en accepter toutes les exigences. Il prouve qu’il est contra-
dictoire avec ce que nous voulons réellement, par le seul fait que nous agissons,
de ne pas accepter la réalité universelle, en particulier celle de Dieu et du surna-
turel. Il nous convie à un acte de volonté qui acceptera tout cela, qui le fera être
pour nous et nous en donnera la possession. Et cet acte sera conforme au prin-
cipe d’immanence, car il portera sur le tout.
— 3. Les dogmes
Où et comment se fera la rencontre de l’âme avec le surnaturel ? Il y a « deux
faits à vérifier, l’un en nous, l’autre hors de nous, et ces deux faits se cherchent
pour s’embrasser ».
L’immanentisme condamné par saint Pie X dans l’encyclique Pascendi est ce-
lui qui amène le surnaturel d’en bas, des profondeurs de la conscience et de la
subconscience, et qui par là le confond avec les productions de la nature. Dans
les dogmes d’une religion, il ne voit que des projections des aspirations inté-
rieures. La doctrine de M. Blondel se donne comme absolument différente de
cet immanentisme. D’après elle, la Révélation, bien qu’elle soit appelée par le
sujet, reste la divine étrangère qu’il doit accueillir prosterné.
Il reste à dire comment on la reconnaît.
Assurément, on trouve dans les ouvrages de M. Blondel une tendance à dé-
duire les dogmes catholiques. La Trinité paraît exigée par notre idée de la per-
fection divine :
Dieu est plus incompréhensible sans la trinité, que la trinité même n’est in-
compréhensible à l’homme.
Cependant ces déductions qui amènent dans l’esprit l’idée des objets de la
foi, sont impuissantes à en certifier l’existence. Elles n’ont pour but que de mon-
trer comment les conceptions dogmatiques s’implantent dans les conceptions
rationnelles et les prolongent, mais l’ordre réel, on s’en souvient, n’est pas at-
teint par la spéculation. Comment donc atteindre la réalité que recouvre le
dogme ? On devine la réponse : par l’action.
Les dogmes se présentent comme des hypothèses à vérifier par l’expérience.
On les essaie comme règles de pensée et de conduite, on pratique avant de
croire, et c’est la pratique qui fait voir si le divin est vraiment là. L’homme a
Critique philosophique
Partie négative de la philosophie de M. Blondel :
la valeur de la connaissance
l’ensemble de l’action, où les idées ont leur part, mais dont elles ne sont qu’un
moment. Celles-ci valent comme facteurs de mouvement, et non comme repré-
sentations exactes de la réalité. C’est la pratique, et elle seule, qui est le critère
de la vérité :
Morte et verbale, toute idée qui ne procède pas d’une expérimentation réelle
de la volonté ; morte surtout et fictive toute connaissance qui ne se tourne pas à
agir.
Pour M. Blondel, la vérité ne se trouve que dans le mouvement général de la
vie, de l’action, elle est donc toujours en devenir, jamais faite, jamais acquise,
désespérément insaisissable. Rien n’est achevé et fini, et par conséquent, aucune
connaissance ne pourra jamais être considérée comme une donnée fixe, comme
une acquisition définitive. Entre les représentations de la vie et la vie elle-même
subsiste toujours un « dénivellement » essentiel. La connaissance coupée de
l’action devient un « monstre », une « idole », un « fantôme ».
On sent partout l’influence de ce principe d’immanence, qui interdit de rien
séparer de l’ensemble : aucune idée, aucune observation, aucun raisonnement
n’a de valeur que dans le tout, appuyé, encadré par ses voisins. On ne peut
avoir aucune connaissance partielle, qui soit vraie et valide. Poussé à fond, ce
principe conduit à nier la possibilité même de connaître ; il mène au scepti-
cisme. En effet, si la connaissance du moindre détail est subordonnée à la
connaissance du tout, comme nous ne connaîtrons jamais tout, nous ne connaî-
trons jamais rien…
M. Blondel est parti de ce fait que toutes les connaissances que nous acqué-
rons ici-bas sont incomplètes ; il y a toujours des perspectives nouvelles et in-
définies. Mais s’ensuit-il que toutes nos acquisitions soient précaires, incer-
taines, et ne contiennent aucune part de vérité, au point que nous devions tou-
jours être dans l’inquiétude au sujet de ce que nous possédons ? Assurément
non. La raison profonde de ce sophisme est la confusion de l’incomplet et du
faux.
Il est vrai que la connaissance concrète, intuitive, expérimentale, a une valeur
sans égale ; que la pensée sans l’action est incomplète. Mais sans empoigner le
réel dans sa réalité intégrale, en particulier dans le rapport qui l’unit à son
Créateur, l’esprit humain peut en saisir quelque chose.
— 2. L’anti-intellectualisme
Le renversement de la notion de vérité est lié à une dépréciation de l’idée, du
concept, de toute représentation mentale du réel. M. Blondel les condamne de
manière péremptoire, les accable de son ironie et son mépris. La pensée, la
connaissance abstraite n’ont de valeur que prises en connexion avec tout le reste
de l’activité psychologique. Par crainte de rompre la continuité du réel et de le
découper « en tranches », la pensée seule, indépendamment de l’action, c’est-à-
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dire de toutes les autres activités humaines, est incapable de nous faire
connaître le réel, elle n’a pas le pouvoir de nous fournir la moindre parcelle de
vérité, elle est sans valeur au point de vue de la connaissance.
C’est toujours la même doctrine, hostile à la valeur de la connaissance, qui
affleure partout. Le concept ou l’idée n’est pas seulement imparfait – ce qui est
vrai –, mais il est impuissant à représenter une réalité quelconque, il est factice,
déformant, caricatural, il doit être mis au rang des purs symboles. La spécula-
tion ne peut rien démontrer. Le raisonnement ne porte pas dans l’ordre ontolo-
gique ; l’esprit a beau se trouver obligé d’affirmer une existence, peu importe :
cela ne prouve pas que cette existence soit donnée en fait. En effet, « une preuve
qui n’est qu’un argument logique ne conduit pas à l’être ; elle n’accule pas né-
cessairement la pensée à la nécessité réelle. » Une preuve rationnelle ne prouve
rien par elle-même : seule l’action dans son ensemble atteint le réel.
Alors que reste-t-il à la connaissance réfléchie ? Elle est utile en ce qu’elle
prépare l’action. La pensée est avant tout, pour M. Blondel, un moteur de l’ac-
tion, un « rouage », une « force ». Elle a toutes les utilités possibles, excepté une,
la plus haute, et qui est son caractère propre et spécifique : être capable de nous
procurer des vérités objectives.
En fait, ce que M. Blondel qualifie d’intellectualisme est simplement la philo-
sophie du sens commun. Pour lui, la raison est impuissante, il a une aversion
pour le primat de l’intelligence.
Cette doctrine a été formulée avec le souci avoué de se séparer des précé-
dentes philosophies. M. Blondel a ouvert le feu contre tous ses devanciers :
Il n’y a point eu encore, à la rigueur des termes, de philosophie chrétienne ; à
celle qui porte ce nom, il ne convient tout à fait ni philosophiquement, ni chré-
tiennement ; s’il peut y en avoir une qui le mérite pleinement, elle reste à consti-
tuer 1.
Autrement dit : j’ai découvert la vraie philosophie chrétienne.
Plus tard, en 1931, il s’amendera quelque peu :
En 1896, dans une lettre publiée par les Annales de philosophie chrétienne, j’avais,
avec une intrépidité juvénile dont j’ai à m’excuser, soutenu qu’en la rigueur des
termes « la philosophie chrétienne n’existe pas ». Je reviens sur ce jugement trop
sommaire… 2.
Mais il s’agit beaucoup plus de la forme que du fond. La conception de la vé-
rité et de son évolution, jamais reniée, réaffirmée presque à chaque page, reste
l’âme de ses nouveaux ouvrages. L’idée d’une correspondance exacte entre
l’esprit et son objet, fût-elle circonscrite, continue d’apparaître à ses yeux
comme l’absurdité même. Il éprouve toujours une répulsion irritée à l’égard de
la « vérité toute faite » ; il s’agace d’un « donné » qui serait à accepter tel quel
tème affirme des vérités absolues et définitives ; il est, comme les autres, une
« idéologie abstraite », avec des « concepts aux contours arrêtés ». Démontrer la
nécessité de l’action, ce n’est pas agir, c’est spéculer. Il n’y a pas deux manières
de philosopher. Alors pourquoi contredire si violemment le sens commun et la
vraie philosophie ?
Critique théologique
Les négations philosophiques désastreuses de M. Blondel ont évidemment
une influence sur les questions théologiques. Elles ouvrent la voie à bien des er-
reurs en ce domaine. En effet, si, pour aller à Dieu, la voie intellectuelle est fer-
mée, et s’il ne reste plus que celle de l’action, c’en est fait des arguments de la
théologie naturelle (la démonstration de l’existence et des attributs de Dieu) et
des motifs de crédibilité qui justifient rationnellement la Révélation ; alors que
la possibilité de ces démonstrations par la droite raison fait partie de l’ensei-
gnement de l’Église.
L’encyclique Pascendi dénonce ceux qui renvoient ces arguments « à l’intel-
lectualisme, ce système ridicule et périmé » : il est à craindre que l’attitude ainsi
décrite et réprouvée ne soit celle de M. Blondel.
—I—
L’apologétique
Parmi les questions soulevées par M. Blondel, celle des méthodes apologé-
tiques a été la plus discutée et controversée. Il a lancé une nouvelle méthode, un
nouveau procédé, appelé la méthode d’immanence, qui a eu un retentissement
considérable dans les milieux intellectuels catholiques.
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qui s’improvisa théologien. Ses déclarations – bien que toujours formulées d’un
ton hautain et péremptoire – ne donnent pas l’impression d’une pensée bien
sûre d’elle-même, mais plutôt d’une pensée qui se cherche, qui essaie successi-
vement plusieurs positions, et qui, tiraillée en des sens contraires, n’atteint ja-
mais son équilibre.
Il s’est rapproché du baianisme presque jusqu’à le toucher. « Je ne crois ce-
pendant pas, dit le P. de Tonquédec, que la pensée de M. Blondel soit en
contradiction évidente sur cette question, avec la pensée de l’Église. » En effet, il
a oscillé d’un parti à l’autre, voyant l’exigence du surnaturel tantôt dans le do-
maine de la nature tantôt dans celui de la grâce. Ces hésitations, ces contradic-
tions mêmes auraient suffi sans doute à le préserver des condamnations.
Mais il avait, dans sa philosophie, un autre moyen de s’en mettre à couvert,
qui tranche cette difficulté à la racine. Malheureusement il tombe, du même
coup, dans une autre erreur plus profonde. Il échappera à l’erreur de l’imma-
nentisme moderniste, qu’il côtoie ici, parce que, pour lui, la spéculation n’atteint
pas l’être. La nécessité du surnaturel pourra donc se manifester à l’intelligence,
sans que rien s’ensuive pour la réalité du surnaturel ; elle n’en prouve nulle-
ment l’existence. La pratique seule tranchera la question de réalité, et la pra-
tique est libre. Par conséquent M. Blondel échappe à l’erreur théologique qui
affirmerait la nécessité objective du surnaturel. Mais son moyen de défense lui
aura coûté cher : toute la valeur de la raison humaine.
C’est cette solution que suggèrent au fond certains passages des écrits de M.
Blondel, sans qu’il soit parvenu à la formuler. Son idée arrêtée que le divin n’est
pas connaissable « par tranches », l’a fait confondre les frontières des deux
ordres. Quoi qu’il en soit, rendons-lui cette justice qu’il a mis dans une lumière
intense l’inquiétude humaine, le besoin que nous avons de Dieu. Il a montré
l’impossibilité d’échapper au problème religieux. Est-ce assez cependant pour
un apologiste ? et une méthode complète ne devait-elle pas conduire plus loin ?
C’est ce qui nous reste à examiner.
montagne, bien que les qualités natives du chien le rendent particulièrement apte à cette
mission, si l’homme le sélectionne et le dresse pour cela. De même enfin, l’homme n’est pas
de soi (de par sa seule nature humaine) ordonné à la vision de Dieu et à l’ordre surnaturel
(qui, par définition, dépasse sa nature). Mais le fait d’être spirituel (doué d’intelligence et de
volonté) le rend apte à cette élévation, si Dieu daigne l’y appeler. On dit que l’homme est
en état de puissance obédientielle par rapport à l’ordre surnaturel.
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— Deux hypothèses
En quoi consiste au juste le surnaturel que M. Blondel prétend nécessaire à
l’homme ? Veut-on désigner par ce mot le surnaturel tel qu’il existe en fait dans
le catholicisme ? Prétend-on que la nature, en son état de déchéance, exige la ré-
vélation de la Trinité, l’incarnation et la rédemption, les sacrements au nombre
de sept, ni plus ni moins, etc. ? La vérité du catholicisme serait attestée par les
exigences précises, détaillées, qui lui correspondraient dans notre nature. Le
« vide » qui existe en elle, dessine par avance les contours exacts de ce qui doit
le remplir. Les religions fausses n’ont pas ces contours. Aussi dès qu’il a pris
conscience de ce qu’il porte en lui-même, l’homme ne peut plus les accepter ;
tandis que, mis en face de l’unique religion véritable, il la reconnaîtra, elle seule,
entre mille autres, à ce qu’elle s’emboîte exactement dans son vide intérieur.
Tout homme qui vient en ce monde devrait donc porter en lui, gravé d’avance
en sa conscience, le dessin précis de la Révélation chrétienne authentique. C’est
jusque là qu’il faut aller, si l’on prétend aboutir, par la méthode d’immanence,
au catholicisme. Est-ce bien la pensée de M. Blondel ? Il le semble, mais il est
possible de l’entendre de deux façons.
Dans la première partie de cette étude, nous avons exposé les principes géné-
raux que M. Blondel fait valoir contre l’argument classique du miracle : impos-
sibilité de considérer un fait à part, impuissance de la raison, etc. Ces principes
ont donné naissance à une théorie particulière sur le miracle.
Dans ses premiers écrits, la théorie de M. Blondel apparaît comme la négation
véhémente de la valeur des arguments logiques appuyés sur le miracle. En ef-
fet, les miracles ne sont qu’une partie des manifestations divines, caractéristique
à certains égards, mais qui n’a rien de particulièrement démonstratif. Les mi-
racles sont des signes figuratifs, dont il importe de saisir « le sens symbolique ».
Symboles et non preuves, équivoques en eux-mêmes, ils ont donc besoin d’in-
terprétation.
Ils servent, tout au plus, à rendre plus attentives au divin les bonnes âmes
qui, par excès de familiarité sans doute, le méconnaissent. Le « sens symbo-
lique » du miracle, c’est que tout est également plein de Dieu.
Par la suite M. Blondel a tenté d’expliquer et peut-être d’amender sa pensée
dans un sens plus traditionnel. Fidèle à sa foi, il a voulu adapter ses conceptions
aux enseignements de l’Église qu’on lui opposait, et s’attache à mettre en lu-
mière ce qui distingue le miracle, parmi les autres faits : les phénomènes mira-
culeux sont l’effet de l’intervention de Dieu ; ils dérogent à l’ordre physique, et
cette dérogation est « réelle et intentionnelle ». Mais sa position apparaît singu-
lièrement équivoque.
Terminons en rappelant brièvement la doctrine catholique. Les miracles se
distinguent des phénomènes ordinaires autrement que par des caractères sym-
boliques ; ils ne sont pas « des signes à double entente ». Ils ne sont pas seule-
ment le symbole de la grâce, mais le sceau de Dieu qui authentifie un message
surnaturel. Ils révèlent en eux celui qui les opère. Le miracle a pour but essentiel
de donner à notre foi un fondement rationnel :
— Pour que l’hommage de notre foi soit conforme à la raison, Dieu a voulu
que les secours intérieurs du Saint-Esprit soient accompagnés de preuves exté-
rieures de sa Révélation, surtout les miracles et les prophéties, qui sont des signes
très certains de la Révélation divine, adaptés à l’intelligence de tous 1.
— J’admets et je reconnais les arguments externes de la Révélation, c’est-à-dire
les faits divins, parmi lesquels, en premier lieu, les miracles et les prophéties,
comme des signes très certains de l’origine divine de la religion chrétienne. Et,
ces mêmes arguments, je les tiens pour parfaitement proportionnés à l’intelli-
gence de tous les temps et de tous les hommes 2.]
— II —
L’accession à la foi
Les étapes de la conversion
1 — VATICAN I, DS 3009.
2 — Saint PIE X, Serment antimoderniste, DS 3539.
1 — VATICAN I, DS 3033.
Les dogmes une fois atteints, quelle est leur valeur, d’après M. Blondel ?
Sont-ils, comme l’Église le proclame, des représentations du Réel divin,
– analogiques toujours, mais vraies cependant, d’une vérité formelle et fixe –,
immuables et définies ? Il est à peine besoin de signaler les difficultés que cette
conception rencontrera dans la notion de vérité de M. Blondel, puisque l’idée ne
représente pas le réel. Le rejet de toute vérité acquise et stable est une chose ex-
trêmement grave, au point de vue philosophique comme au point de vue reli-
gieux : le dogme révélé est l’expression assurée, immuable, quoique évidem-
ment insuffisante (on peut toujours progresser dans l’approfondissement de
cette vérité), de son objet surnaturel.
Si l’on se souvient en outre de l’application que M. Blondel a faite de ces
principes à la connaissance de Dieu, la déclarant « vaine, fausse et idolâtrique »
dès qu’elle ne se tourne pas à agir, on ne manquera pas d’être inquiet sur la va-
leur de signification qu’il laisse aux dogmes. Ne deviennent-ils pas de simples
aides pour la pensée religieuse personnelle, des règles d’action intellectuelle et
pratique ? « On va moins des dogmes à la foi qu’on ne va de la foi aux
dogmes », en ce sens que l’expérience précède la formule et la justifie. Quelle
est, après cela, la différence qui distingue les dogmes des purs symboles ? Et
d’où viendrait à ces formules le privilège, tout à fait exceptionnel, de la fixité ?
— III—
L’état du croyant
Le contenu intellectuel de la foi
M. Blondel substitue, en matière de foi, l’assurance de la pratique à la certi-
tude des énoncés ; cette assurance est la condition suffisante du salut. Mais
l’Évangile a un contenu, et la catéchèse propose un objet à l’intelligence : il faut
croire que Jésus est le Fils de Dieu, qu’il est ressuscité, etc. Un symbole est un
résumé intellectuel de la doctrine. C’est à la vérité qu’il faut se soumettre, et par
l’intelligence.
Une certaine connaissance exacte des vérités révélées est donc un moyen né-
cessaire de salut. Or la vérité révélée est proposée aux hommes de façon fort in-
égale, selon les temps et les lieux. Et c’est là ce qui scandalise certains : ils aime-
raient, comme M. Blondel, supprimer cet intermédiaire de la connaissance ob-
jective apportée du dehors et qui ne varie pas en proportion des dispositions
internes, afin de pouvoir estimer directement la personne à ce qu’elle fait avec
ce qu’elle a. Leur idéal serait que, par son action immanente, l’individu « se
créât » lui-même tout entier au point de vue moral. Malheureusement, dans le
plan divin, la grâce, c’est-à-dire le don gratuit, indépendant de tout mérite, joue
le rôle prépondérant. Une inégalité s’y étale partout. Dieu n’est pas égalitaire : il
donne à tous leur suffisance, mais certains sont plus aimés et comblés, sans
avoir rien fait pour cela.
sus de tout dont parlent les théologiens. Celui qui parlerait ainsi n’aurait pas la
foi.
Pour M. Blondel, la foi n’est pas purement subjective. Mais sa philosophie
fausse l’a entraîné dans une notion fausse de la foi : on voit que la foi est modi-
fiée dans sa nature même, et dans son motif. Elle n’est plus l’adhésion ferme et
stable de l’intelligence aux vérités révélées par Dieu, qui se fonde sur le témoi-
gnage, sur l’autorité de Dieu lui-même ; c’est une adhésion instable, à cause de
l’expérience intime que l’âme a faite.
Maurice Blondel
et la crise dans l’Église au XXe siècle
M. Blondel et le modernisme
Pour connaître les causes du modernisme, nous ne saurions mieux faire que
de le demander à l’encyclique Pascendi de saint Pie X. D’après elle, une des ca-
ractéristiques du modernisme est le refus de la philosophie scolastique, accusée
d’être abstraite et dogmatique :
Les actes solennels de Pie X lui ouvrirent les yeux, et il eut le bonheur de recevoir
de ce pape l’assurance que jamais son orthodoxie n’avait été mise en doute. Mais,
comme le remarque à ce propos M. Maritain, « l’orthodoxie personnelle des phi-
losophes et des théologiens ne suffit pas, on ne le sait que trop, à garantir la sû-
reté des doctrines qui ont leur vie et leur logique propre 1». 2
La doctrine de M. Blondel a été propagée, défendue, avec une ardeur ex-
trême, par les admirateurs du maître :
L’école dont il est, avec le P. Laberthonnière 3 , le maître incontesté, est un
groupe puissant. […] C’est une petite église, très militante, très intransigeante,
très fermée, et aussi très bien organisée pour la guerre comme pour la propa-
gande. Elle a ses périodiques, sa publicité, ses librairies, ses chaires et son index
des livres à ne pas lire (parmi lesquels Immanence figure en bonne place) ; elle
dispose d’influences nombreuses, efficaces, variées, atteignant les milieux les
plus divers. Il est dangereux de s’attaquer à elle. Malheur à qui égratigne les
idoles de la tribu 4 !
M. Blondel ne sera jamais condamné nommément par l’Église, il passera
entre les gouttes. Le cardinal Perraud 5, sollicité par le philosophe Ollé-Laprune,
intervint à Rome pour le protéger 6. Quant au père Lépidi, maître du Sacré
Palais et consulteur des congrégations du Saint-Office et de l’Index, il ex-
pliquera en avril 1906 :
Si on a laissé Blondel indemne, c’est parce qu’il était jeune professeur et
laïque ; on pouvait tolérer chez lui des expressions peu théologiques ; mais on ne
peut accepter d’un prêtre – qui doit être un théologien exact et rigoureux dans
son langage – ce qu’on a toléré chez un jeune professeur laïque 7.
Il existe cependant une réponse du Saint-Office (du 1er décembre 1924) à Mgr
Duparc, évêque de Quimper, qui l’avait interrogé au sujet de douze thèses : ces
thèses ressemblent étonnamment à celles de M. Blondel 8.
Les propositions dénoncées – écrit le cardinal Merry del Val – ou bien ont déjà
été proscrites et condamnées en bloc par le [premier] concile du Vatican et le
Le fond de l’immanentisme
més par notre vie spirituelle et morale. Ils ne viennent pas du dehors à la façon
d’une « consigne » qui devra être passivement reçue et exécutée.
C’est sur un tel point d’appui immanent qu’il va échafauder une apologie de
la foi chrétienne. Blondel prétend marier la philosophie immanentiste, qui tire
tout de l’homme, avec la religion chrétienne surnaturelle, qui ne peut venir que
de Dieu. C’est vouloir concilier l’inconciliable 1.
Blondel s’emploie à éviter l’accusation de modernisme en prétendant qu’il ne
veut en aucune manière s’opposer à l’enseignement des papes, mais qu’il
cherche au contraire un moyen d’atteindre les esprits pénétrés de philosophie
moderne, en se mettant à leur portée, en prenant comme point de départ leur
propre doctrine, pour les convertir au catholicisme. Il présentait sa philosophie
comme une méthode apologétique pour conquérir des esprits pénétrés de kan-
tisme ou de subjectivisme :
Quand on veut sauver les âmes, il faut chercher où elles habitent, et, si elles
sont tombées dans le subjectivisme, c’est dans le subjectivisme qu’il faut les
quérir 2.
Pour convaincre les personnes imprégnées de subjectivisme (c’est-à-dire
celles pour qui la vérité n’est pas soumission à la réalité extérieure, mais décou-
verte du tréfonds de chacun), il faut donc leur faire éprouver (subjectivement)
la vérité du catholicisme, leur donner une « expérience du divin », faire jaillir le
catholicisme de leur propre cœur. Il faut sauver par le subjectivisme les per-
sonnes tombées dans le subjectivisme. Mais on ne peut jamais sauver de l’erreur
par l’erreur ! Blondel est allé chercher l’homme moderne, malade de scepticisme
et de subjectivisme, non pour le guérir de ses graves erreurs, mais pour le lais-
ser s’embourber dans ces mêmes erreurs.
La philosophie catholique est réaliste et objective. L’apologétique classique
suppose cette philosophie ; l’apologétique de M. Blondel suppose une philoso-
phie subjectiviste et immanentiste. Sa philosophie débute par une critique de la
valeur de l’intelligence comme faculté de connaître. L’apologétique reçoit de
cette philosophie une forme nouvelle. Pour les apologistes classiques, le grand
point était de montrer que, comme l’enseigne le concile Vatican I, « non seule-
ment la foi et la raison ne peuvent jamais être en désaccord, mais encore elles
s’aident mutuellement 3 ». Une telle conciliation n’a plus de sens pour les nou-
veaux apologistes. Sur les raisons logiques doivent l’emporter les raisons per-
sonnelles ou les raisons du cœur, l’expérience intime. On a recours à l’action
pour susciter la foi. Pour M. Blondel, la vérité du catholicisme se cueille plus
avec la volonté, le cœur, l’expérience religieuse, qu’avec l’intelligence.
La postérité de Blondel
Les immanentistes purs de type kantien prétendent que tout sort de l’homme
et qu’il ne reçoit rien de Dieu. Les immanentistes modérés de type blondélien ont
une version adoucie de la même erreur. Au lieu de nier l’action surnaturelle pu-
rement et simplement, ils la confondent avec l’action naturelle et humaine. Le ré-
sultat est identique : on dénature le surnaturel, on surnaturalise la nature hu-
maine. 2
Pour sauvegarder et accentuer l’autonomie de l’homme, qui constitue sa per-
sonnalité, les successeurs de Blondel, comme Laberthonnière, diront qu’il n’y a
pas de vérité que l’homme ait à subir ; ils récuseront des vérités abstraites qui
nous seraient imposées du dehors, qui ne s’introduiraient en nous que par voie
d’autorité. La vérité est immanente à l’homme, il doit pouvoir la trouver en lui,
dans ce qu’il est.
Ces gens-là – dit Loisy – croient à tous les dogmes de l’Église, mais ils n’y
croient pas comme il faut, d’après une Révélation objective et sur le témoignage
de l’Église ; ils s’autorisent de leur expérience intérieure, tout comme les protes-
tants ; ils sont subjectivistes, ils ne sont pas orthodoxes 3.
Maurice Blondel occupe une place très importante dans l’histoire de la
« nouvelle théologie » – qui est en fait le néomodernisme ; sa philosophie a été
que Blondel m’a appris, mais de l’influence qu’il a exercée sur de nombreux
théologiens et, à travers eux, sur l’ensemble de la théologie 1.
Le P. Bouillard dit que la philosophie de Blondel « a contribué de la façon la
plus décisive au renouvellement [lire : bouleversement] de la théologie fonda-
mentale. […] La pensée blondélienne a, progressivement et dans ses thèses es-
sentielles, remporté la victoire. »
Le philosophe Étienne Gilson atteste également :
Il ne faut pas s’y tromper, ce premier Blondel, le seul qui compte, est aussi ce-
lui dont on voudrait (on a voulu) faire une sorte de Doctor communis des grands
séminaires 2.
A Rome M. Blondel pourra compter sur la sympathie du substitut de la
Secrétairerie d’État, Mgr Montini (futur Paul VI), qui lui adressera, le
2 décembre 1944, une lettre élogieuse au sujet du premier volume de La
Philosophie et l’Esprit chrétien. Mgr Montini loue sans réserve ce « monument de
haute et bénéfique apologétique ». La documentation catholique 3 publia la lettre
de Mgr Montini sous le titre Lettre du pape à M. Blondel, l’accompagnant de l’ex-
posé élogieux de la « doctrine et des principales œuvres » de Blondel, et affir-
mant que le témoignage du pape « ratifiait pleinement » la philosophie de
Blondel. Cette falsification fut reproduite et utilisée par Mgr de Solages
– recteur de l’Institut catholique de Toulouse et ami du P. de Lubac –, par Mgr
Philips, de Louvain, etc. Bel exemple de la fausseté moderniste !
La reconnaissance de Blondel a atteint le sommet de l’Église. On peut dire
qu’il était présent par son esprit à Vatican II, puisque la nouvelle théologie dont
il a été le précurseur a triomphé au Concile. Paul VI, dit Mgr Francesco
Spadafora, était un « amateur enthousiaste de Blondel 4 ». Le 19 février 1993,
pour célébrer le centenaire de la publication de L’Action, Jean-Paul II a envoyé
un message à l’archevêque d’Aix : « En faisant mémoire de l’œuvre, nous en-
tendons honorer surtout son auteur » qui a su, dans sa pensée et dans sa vie,
pratiquer « le catholicisme le plus authentique ». Le pape loue son « courage de
penseur », et le propose en exemple aux philosophes et aux théologiens ac-
tuels 5 . Aujourd’hui Blondel est chez lui dans les universités catholiques, y
compris pontificales, comme la Grégorienne. On y étudie les pères fondateurs
de la « nouvelle théologie » et on fait des thèses de doctorat sur Blondel. Dans le
cadre des conférences de carême à Notre-Dame de Paris, en 2003, le cardinal
Paul Poupard, président du conseil pontifical pour la Culture, a fait une confé-
rence sur Maurice Blondel qui fut un éloge solennel et enthousiaste. Il loua « la
lumière qu’il répand par son œuvre philosophique » et le présenta comme « le
vivant exemple plus que jamais nécessaire de l’intelligence de la foi » 1.
Conclusion
L’œuvre de M. Blondel est traversée de bout en bout par une grande aspira-
tion vers Dieu et le surnaturel. Il est vrai que, comme son contemporain
Bergson (1859-1941), il a pu exercer une influence salutaire sur certains esprits ;
il les a soustraits à l’empire du déterminisme matérialiste, du rationalisme et du
positivisme qui régnaient à la fin du XIXe siècle.
Mais pour ce faire, il a adopté une philosophie éminemment destructive, sur-
tout quant à la valeur de la pensée. Les conséquences religieuses sont tout aussi
négatives : plus de démonstration spéculative de l’existence de Dieu ni de la
divinité du catholicisme, et, même après la foi professée, aucune vérité fixe sur
laquelle on puisse s’appuyer pour toujours. Les négations se suivent et se tien-
nent, à partir du premier principe, comme les anneaux d’une lourde chaîne
qu’on fait peser sur l’intelligence, pour paralyser ce qu’on appelle ses
« prétentions » et qui n’est au vrai que son élan normal.
Pour reconstruire ce qu’il a démoli, M. Blondel s’appuie sur le subjectivisme.
Sa méthode d’immanence considère en tout le besoin de l’individu, ses aspira-
tions. Rien ne peut venir entièrement du dehors de l’homme, sans répondre en
quelque façon à un appel de lui-même.
Le cardinal Mercier fait cette analyse, qui s’applique en partie à l’immanen-
tisme :
Le fond du modernisme est ceci : que l’âme religieuse ne tire d’aucune autre
source que d’elle-même l’objet et le motif de sa propre foi 2.
D’abord l’objet de la foi :
La vérité va jaillir des besoins du sujet. L’homme doit pouvoir la trouver en
lui ; il la découvre en lui-même, dans son cœur. Le contenu de la foi n’est pas
purement présenté par une autorité extérieure, à laquelle l’homme doit se sou-
mettre. La foi vient de l’homme, elle jaillit du cœur, de l’expérience intime.
Ensuite son motif :
La certitude « ne surgit que de l’intimité de l’action toute personnelle ». Chez
M. Blondel, ce qui décide de tout, le critère de la vérité, c’est l’action person-
nelle, le témoignage intérieur. En matière de foi, c’est l’expérience religieuse. Le
1 — Les conférences du cardinal Poupard ont été réunies dans le volume La Sainteté au
défi de l’histoire, Paris, Presses de la Renaissance, 2003.
2 — Lettre pastorale de Carême de 1908 ; cité par Romano A MERIO, Iota unum, p. 42.
BLONDE L E T SA MÉ THODE D’IMMANE NCE 77
Le baiser de Judas