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Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues

Chapter · January 1995

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Serge Moscovici
Fondation Maison des Sciences de l'Homme
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Serge MOSCOVICI (1925- )
Directeur du Laboratoire Européen de Psychologie Sociale (LEPS)
Maison des sciences de l'homme (MSH), Paris
auteur de nombreux ouvrages en histoire des sciences, en psychologie sociale et politique.

(1993)

“Modernité, sociétés vécues


et sociétés conçues”

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca
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professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 2

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Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, profes-
seur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Serge MOSCOVICI

“Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues”.

Un article publié dans Penser le sujet. Autour d'Alain Touraine. Colloque


de Cerisy en 1993 sous la direction de François Dubet et Michel Wierviorka, pp.
57-72. Paris : Librairie Arthème Fayard, 1995, 633 pp.

[Autorisation formelle accordée par l’auteur le 1er septembre 2007 de diffuser


la totalité de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriel : moscovic@msh-paris.fr

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2004 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition numérique réalisée le 17 mai 2008 à Chicoutimi, Ville


de Saguenay, province de Québec, Canada.
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 4

Serge MOSCOVICI (1925- )


Directeur du Laboratoire Européen de Psychologie Sociale (LEPS)
Maison des sciences de l'homme (MSH), Paris
auteur de nombreux ouvrages en histoire des sciences, en psychologie sociale et politique.

“Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues”

Un article publié dans Penser le sujet. Autour d'Alain Touraine. Colloque


de Cerisy sous la direction de François Dubet et Michel Wierviorka, pp. 57-72.
Paris : Librairie Arthème Fayard, 1995, 633 pp.
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 5

Table des matières

I
II
III
IV
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 6

Serge MOSCOVICI (1925- )


Directeur du Laboratoire Européen de Psychologie Sociale (LEPS)
Maison des sciences de l'homme (MSH), Paris
auteur de nombreux ouvrages en histoire des sciences, en psychologie sociale et politique.

“Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues”.

Un article publié dans Penser le sujet. Autour d'Alain Touraine. Colloque


de Cerisy sous la direction de François Dubet et Michel Wierviorka, pp. 57-72.
Paris : Librairie Arthème Fayard, 1995, 633 pp.

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Pourquoi le titre qui s'est présenté à moi spontanément pour cette


conférence peut-il surprendre certains d'entre vous, qu'ils y aient ou
non reconnu la référence à un travail publié naguère 1 ? Parce que
vous pressentez que je vous parlerai, en fait, de la modernité en tant
que chiasme de la connaissance à travers la croyance, si je puis avoir
recours à un lexique aussi « rétro »dans le paysage de ces journées.

Avant de commencer vraiment mon exposé, il me faut dire l'im-


pression forte que m'a laissée, dans le dernier livre de Touraine, sa
vision d'un permanent retour de la déchirure entre rationalisation et
subjectivation, vision au cœur de laquelle flamboie une protestation
contre la raison moderne, et aussi affirmation passionnée du subjectif
Elle nous rappelle qu'une société n'agence pas seulement des pou-
voirs, des institutions ou des actes. C'est aussi un assemblage précaire

1 S. Moscovici, La Machine à faire des dieux, Paris, Fayard, 1988.


Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 7

d'êtres en chair et en os, cherchant à briser les barrières qui les isolent
et les bornent. Ainsi, quand la vie en commun est pleine et calme, rè-
gnent la stabilité et la sécurité grâce à une raison qui prévoit et justifie
tout, à condition que les individus consentent à suivre ses principes.
La subjectivation n'est pas encore nécessaire à ce stade. Elle le devient
lorsque éruptions et convulsions remuent cette vie en profondeur,
lorsque la raison entre en crise. Il devient alors nécessaire de croire à
quelque chose, puisque l'image unitaire et confiante du monde se
fragmente et que l'on éprouve une inquiétude croissante à propos de la
société où l'on vit et de ce qui s'étend au-delà.

Puisque l'existence de chacun se dérobe aux schèmes et aux règles


qui la maîtrisaient, il faut faire retour vers l'abri du corps : c'est le
moment privilégié de la subjectivation. Elle procure l'inspiration et la
fermeté qui permettent d'évoluer face aux désirs et aux craintes que la
société suscite sans parvenir ni à conjurer les secondes, ni à rassasier
les premiers. Cependant, dans la culture moderne - si j'ai bien compris
Touraine -, la subjectivité demeure un succédané passager de la ratio-
nalité. Le reflux vers la réalité, illustré par la fameuse cage d'acier,
signifie toujours une décompression brutale ; la preuve que nous
sommes devenus moins humains que nous n'avions commencé à l'être.

Or, en m'imprégnant de cette vision d'une déchirure de la rationali-


sation et de la subjectivation, qui traverse de nombreux champs de la
pensée, j'ai eu tout à coup l'impression qu'elle laisse néanmoins de
côté, et presque dans l'obscurité, les concepts qui y ont été engagés par
la sociologie elle-même. Est-ce une impression juste ? En tout cas, je
voudrais revenir sur ces concepts qui participent au travail de rationa-
lisation et subjectivation, pour continuer une réflexion dans l'optique
même de Touraine. Sans doute me faudra-t-il le faire avec l'idée néga-
tive que tout ce qui va suivre vous est familier, et que la seule chose
que je puisse espérer est d'y introduire un soupçon de clarté.

Je veux dire, jeter un soupçon de clarté sur l'animal irrationale qui


hante les deux figures de la modernité. Ou peut-être sur la modernité,
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 8

sinon sur la sociologie elle-même en tant que thérapie de l'irrationalité


humaine. Que faire de l'animal irrationale ? Telle est, à mon avis, la
seule question sérieuse qui s'est posée à l'homme moderne en quête de
justification, chaque fois qu'il s'est aventuré au-delà de l'individu pour
réfléchir sur sa société. Question que Daniel Bell a formulée de ma-
nière spécifique, en disant que « le vrai problème de la modernité est
le problème de la croyance ».

Abordons donc ce problème de façon aussi sobre que possible, afin


de mieux en apercevoir les motifs et les conséquences. Eu égard à sa
difficulté, j'ai proposé naguère de distinguer entre sociétés vécues et
sociétés conçues. Comme toute distinction, celle-ci a quelque chose
d'arbitraire. Ce qui ne l'est pas, c'est que les sociétés conçues veulent
se fonder exclusivement sur la connaissance - rationnelle, empirique,
dialectique, peu importe -, donc une connaissance autonome, partant
de l'observation et de l'inférence, à l'abri de toute idée et de toute pra-
tique fondées sur la croyance. Elles se profilent en même temps que la
théorie de la connaissance acquiert son autonomie 2 au sein de la phi-
losophie et que la science étend ses méthodes dans les domaines reli-
gieux et politique des États réorganisés sous forme de nations. Ha-
bermas peut, à juste titre, associer l'émergence de ces sociétés et
l'autonomie de la connaissance en écrivant que « dans le concept kan-
tien d'une raison formelle et différenciée en soi se trouve la trame de
la modernité ». Mais ce n'est pas la seule. La théorie de la connais-
sance de Hume, de Comte ou de Hegel recèle d'autres trames.

Une chose est certaine : les sociétés conçues s'instituent de manière


à satisfaire aux conditions qui rendent la connaissance possible, car
leurs rapports et leur destin historiques en dépendent. Elles substituent
les catégories du vrai et du faux à celles du bien et du mal, du sacré et
du profane, pour justifier la solidarité humaine. Dans ces sociétés,,
rien n'est légitime pour le seul motif qu'il s'agit d'une chose partagée,
que nous y sommes accoutumés ou que nous la considérons comme

2 Id., « Le démon de Simmel », in Sociétés, 37, 1992, p. 215-236.


Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 9

sacrée. Seul a droit de cité ce qui est démontré à partir de principes


fermes ou validés par le calcul. Souvenez-vous du mot de Condorcet :
« Prouvez et nous croirons. » Bref, lorsque nous cherchons une solu-
tion aux difficultés de ces sociétés, il faut savoir selon quelle méthode
on la cherche., discuter nos principes, critiquer notre critique au préa-
lable de l'agir. Car agir de manière rationnelle, au sens général, c'est
agir en se fondant sur une connaissance. En l'occurrence, la démarche
consiste à proposer une société idéale, modèle de la société réelle, in-
corporant les procédés formels, portant sur des informations précises
et garantis libres de toute supposition métaphysique. L'action politique
ou historique repose dès lors sur des fondations sures, puisque les
énoncés des problèmes sont formulés au sein de cette société idéale.
Si elle est vraie, elle est, par nécessité, bonne et juste. Ce pour quoi on
peut en corriger les erreurs - la notion d'erreur historique est fabu-
leuse ! -comme le soutiennent le marxisme et le libéralisme.

Si vous y réfléchissez, vous voyez que la conclusion radicale que


l'on pourrait tirer de cette vision est que les problèmes épistémolo-
giques sont des problèmes sociaux ou politiques. Et on n'a pas man-
qué de la tirer. On soutient que les civilisations qui n'ont pas accédé
ou n'accèdent pas à cette autonomie de la connaissance perdent le
droit à un mode de vie et de pensée propre et que les rapports avec
elles doivent s'établir en conséquence. N'avons-nous pas vu, en ce
siècle même, des hommes et des partis condamnés au cours de débats
sur la vraie connaissance - la dialectique, la rationalité instrumentale -,
avec ses icônes, ses saintes écritures, comme d'autres le furent jadis au
cours de querelles sur ce qu'est la vraie religion ?
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 10

II

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On comprend sans peine pourquoi, dans le livre de Touraine, Des-


cartes apparaît emblématique de la modernité. Il a tracé la voie de
cette autonomie de la connaissance et, comme le fit remarquer Popper,
substitue à l'autorité d'Aristote ou de la Bible l'autorité de la raison.
Dans les pages admirables du Discours et des Méditations, le plus lu-
cide des penseurs commence par refuser tout ce qui faisait la matière
de ses attachements vécus et de ses croyances, tout ce qui est produit
et admis collectivement. Afin de nous dévoiler ensuite que cette con-
naissance, qui n'affirme rien qu'à bon escient, pourra tout se donner, à
condition de se libérer des exemples et des coutumes, du sens com-
mun que partage une société tout entière et qu'appuient ses institu-
tions. Supérieur est donc le point de vue de l'individu qui seul pense et
pense seul : « Nous sommes par cela seul que nous pensons », écrit
Descartes. Donc que nous vivons à l'écart des pressions de la collecti-
vité habitée, quant à elle, par le fonds irrationnel hérité du passé, son
malin génie, qui « emploie toute son énergie » à tromper. Ainsi la
fonction millénaire de la croyance s'avère n'engendrer dans l'humanité
rien d'autre qu'erreurs et illusions, enracinées dans le sous-monde de
la culture. Alors débute l'ère de l'incroyance -n'est-ce pas le véritable
sens de la rationalisation ? - dont le mot d'ordre, depuis Voltaire, est :
« N'en croyez rien ! » Que ce soit bien là l'intention cartésienne, la
réplique douloureuse de Pascal l'atteste : « Le croire est important. »

Si vous jugez cette description trop obscure ou trop simple, j'aurai


du mal à me défendre et j'avouerai volontiers que je me suis fourvoyé.
je m'efforçais seulement d'esquisser, en raccourci, la matrice dans la-
quelle vont s'inscrire, depuis le Discours inaugural de notre époque
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 11

moderne, les figures de l'animal irrationale. On peut supposer que,


bien davantage que l'instinct, l'émotion, ou la confusion des désirs
avec la réalité, c'est le croire qui le marque et le distingue dans notre
histoire.

Ferrarotti dit à juste titre : « Le destin de la raison est donc au


centre de la recherche sociologique, il constitue son intérêt fondamen-
tal 3. » En ce sens, toute théorie sociologique se veut en même temps
une généalogie de la raison et de l'élimination de ce qui lui fait obs-
tacle., de ce qui en est l'inversion ou la perversion exprimée par des
concepts. Et, en particulier, les plus significatifs, ceux de magie et
d'idéologie qui irriguent cette irrationalité dont la modernité ambi-
tionne de nous guérir.

je ne sais pas si beaucoup d'entre vous lisent encore Le Rameau


d'or de Frazer, ce recueil de superstitions extravagantes, ce florilège
de bizarreries de la pensée humaine. Il établit cependant la magie
comme une donnée fondamentale de notre histoire, celle des primitifs
mais aussi de la majorité des hommes civilisés. Il l'analyse en mon-
trant que les esprits qui s'adonnent à la magie utilisent deux principes
d'association d'idées. L'un dit, par exemple, que le semblable produit
le semblable, ou que l'effet ressemble à sa cause. L'autre, qu'une fois
qu'elles ont été en contact, les choses continuent à agir l'une sur
l'autre, même lorsqu'on les sépare de nouveau. C'est faute de savoir les
appliquer correctement que naissent les confusions d'idées et les pra-
tiques incongrues, ruinant les prétentions à la toute-puissance de la
magie qui règnent dans les sociétés primitives et les couches popu-
laires des nôtres.

N'oublions pas toutefois que Frazer dessine une évolution. Elle a


pour première phase la magie, relayée ensuite par la religion qui reste
sous le charme de ses rituels et de ses cultes, et enfin, pour dernière
phase, la science. Ce sont les moments de cette évolution présupposée

3 F. Ferrarotti, Max Weber e il destino della ragione, Rome, Laterza, 1974.


Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 12

par la fameuse généalogie de la rationalité que nous devons à Weber.


Nous le savons : pour expliquer le caractère unique du capitalisme
moderne, il choisit la religion protestante, significative, selon lui,
parce qu'elle abjure et condamne la magie, l'art d'agir sur les choses et
les âmes par des moyens extraordinaires. Pour elle, la foi réside bien
plus dans l'observance des règles morales et le sacrifice de nos pro-
pensions naturelles que dans l'obéissance aux dogmes et la fidélité aux
rituels. Elle prépare ainsi les conditions d'une rationalité spécifique de
l'économie et du savoir, en se libérant des cérémonies magiques et des
règles édictées par l'autorité externe d'une Église. Le sacré ne s'appuie
plus sur telle ou telle idée, mais impose l'obligation de respecter cer-
taines propriétés formelles de toutes les idées.

En d'autres termes, la rationalisation n'appelle pas le dégagement


de toute religion, comme pour Marx et Freud, mais seulement des re-
ligions « magiques ». Weber montre ainsi que les fondations d'une
société conçue ont beau ne pas être scientifiques, toutefois leur sens, à
travers l'ordonnance, le calcul et la séparation des moyens et des fins,
implique l'ascension de la rationalité, donc celle de la science mo-
derne. Si, aujourd'hui encore, on répète la formule « démagification
du monde », il faut l'entendre au sens littéral et non pas l'assimiler à
un vague enchantement métaphorique. D'autant plus que, une fois la
magie évacuée, la rationalisation capitaliste amène la religion à s'éva-
porer. Elle nous fait accéder à la troisième phase de l'évolution dessi-
née par Frazer, celle de la science et de la technique qui, au lieu de
nous libérer, sont devenues notre cage d'acier.

Quoique mieux averti des phénomènes anthropologiques, Haber-


mas adopte un schème analogue concernant les bizarres déclarations
des cultures lointaines, les formes de la pensée mythique, et assimile
les rituels à la magie. Il suppose que le critère de la rationalité est de
pouvoir les éclairer et les déraciner pour accomplir les tâches de la
société moderne. Je n'ai pas à en juger ici, mais vous comprenez que
c'est essentiellement par l'élimination de l'animal irrationale, dont la
magie renvoie l'image, qu'est justifiée l'alliance de l'économie capita-
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 13

liste et d'une rationalité spécifique à l'Occident, qui ne se serait réali-


sée qu'une fois dans l'histoire.

Il me faut cependant avouer que ces terribles anathèmes lancés


contre la magie et le mythe par les admirables expressions « démagi-
fication du monde » ou « guerre des dieux » paraissent bénins, et sur-
tout bons à dire. Ce sont presque des formules incantatoires, colorées
par la nostalgie d'un monde en train de se dissoudre. Elles n'ont jamais
fait de mal à une mouche. Tout au plus, comme aurait dit Schopen-
hauer, aident-elles à « rendormir plus profondément le dormeur ».
Alors que le deuxième concept que je vais évoquer est, lui et ses ana-
thèmes, un vrai killer. Et toutes les entreprises de toilettage que l'on
voit aujourd'hui, de gauche à droite, n'effacent pas ce fait d'expé-
rience.

L'idéologie, de toute évidence, a en effet le pouvoir de stigmatiser,


et nul ne peut en parler sans avoir présent à l'esprit son poids dans le
discours public. D'emblée, on présume qu'elle est une affaire d'erreur
et de fausseté, d'illusion et de représentation erronée d'une action et
d'un groupe. Ricœur résume bien une opinion générale en disant que
« l'idéologie est l'erreur qui nous fait prendre l'image pour la réalité, le
reflet pour l'original ». je n'ignore pas plus que vous que le concept
nous ramène sans cesse aux jeunes hégéliens, à leur attitude critique
vis-à-vis de tout donné, de tout préjugé hérité. Marx épouse leur atti-
tude et leur aspiration à une théorie universelle du processus histo-
rique.

Cela étant, je crois que l'origine véritable du concept se trouve


dans l'idée que la science, donc la rationalité, ne peut s'épanouir
qu'aux dépens de la religion. Aux yeux de Marx, celle-ci n'est pas seu-
lement un contenu de l'idéologie, mais l'idéologie par excellence. Il
me semble donc qu'il faut en comprendre le sens à partir de la distinc-
tion qu'opère Hegel entre une religion déterminée, celle d'un groupe,
d'une ethnie, et une religion absolue ou, pour faire image, entre le ju-
daïsme et le christianisme. On a ainsi quelques raisons de penser
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 14

l'idéologie comme un savoir déterminé, lié à une classe, à un lieu et à


un temps, et qui, propulsé par l'Ausbreitungssrucht, l'appétit d'expan-
sion, se projette au-delà de ses limites pour apparaître comme un sa-
voir absolu, voire universel. Ainsi s'opère un déplacement qui trans-
forme une vérité déterminée en erreur indéterminée. Et fait apparaître
comme une conclusion valable pour tous ce qui n'est en réalité que le
présupposé d'un groupe particulier. De la pseudo-science, disait-on il
y a peu.

Tout bien considéré, l'idéologie est moins une inversion du ciel et


de la terre, une distorsion de la vérité, qu'une extension de la partie qui
simule le tout, du singulier camouflé en universel. Pour mieux dire,
c'est une pensée mimétique - imitation de la science, imitation de l'art,
imitation de la religion. Bref un Doppelgänger de tout savoir : pou-
vons-nous dire une folie idéologique ? En tout cas, son empire ne
s'expliquerait pas, me semble-t-il, si elle n'offrait pas un triple avan-
tage : pensée non rationnelle, elle reproduit les formes d'une pensée
rationnelle ; elle donne l'illusion d'une vision totale ; elle permet de
communiquer sans entraves, et n'importe quoi - idées, valeurs, pra-
tiques -, comme des textes qui peuvent se glisser dans n'importe quel
contexte. En vérité, l'idéologie figure l'animal irrationale comme un
grand automate mental, semblable à un automate hypnotique qui re-
produit les actions et les idées d'un autre comme si c'étaient ses idées
et ses actions propres.

J'abrège. Pour Marx, cet automate mental n'est pas, comme pour
Weber, sous l'influence de la magie mais de la religion. C'est elle qu'il
dénonce comme obstacle à toute modernité, à toute sortie de la préhis-
toire. Et la tâche de la science, comme celle du parti qui s'y appuie, est
de faire que l'idéologie perde son soutien, en éliminant copies et con-
trefaçons pour ne garder que l'original de la raison. C'est la fonction
de la critique marxiste des formes aliénées de la conscience, en parti-
culier de la conscience religieuse qui imprègne toute la vie mentale et
morale des hommes et des femmes, surtout dans les classes oppri-
mées. Oui, tous les penseurs marxistes, y compris Lénine et Gramsci,
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 15

jugent de manière défavorable les connaissances sociales acquises di-


rectement et transmises de génération en génération par la majorité
des individus. Ce qui fait écrire à l'historien Parkin qu'ils impliquent
#in the most oblique and scholarly manner that the proletariat [is]
suffering from a kind of collective brain damage ». Je ne dis pas, no-
tez-le bien, qu'ils expriment toujours une vision péjorative, mais que
l'association entre idéologie et religion conduit à dévaloriser les
croyances communes, la science devenant alors une thérapie de l'idéo-
logie des classes.

Sans insister davantage sur ce que vous connaissez bien, disons


simplement que cette famille de concepts - magie, idéologie - joue
dans la théorie de la modernité un rôle analogue à celui des pulsions
inconscientes dans la théorie des névroses et à celui des biais dans la
théorie cognitive. Rien d'étonnant, donc, si, pour mériter son nom, la
rationalité les dévalorise tandis que la subjectivité (ou l'intersubjectivi-
té) les revalorise. Mais cela dans la figure de la modernité, où la se-
conde apparaît comme le revers, Kehrseite, de la première.

Quoi qu'il en soit, il est certain que notre vision post-moderne re-
prend, pour l'essentiel, nombre de traits que l'on reconnaissait autre-
fois à l'anti-modernité. En fait, la critique de la modernité s'est élargie
jusqu'à mettre en question la rationalité elle-même. -Plutôt que la dé-
mocratie et le progrès, on suggère qu'elle engendre la bureaucratie et
la répression. Elle ne génère ni connaissance, ni liberté. Elle n'a pas
pour alliées la science ou la technologie afin de comprimer la magie
ou l'idéologie, puisque science et technologie elles-mêmes viennent
d'être reléguées dans le purgatoire des idéologies. À coup sûr, il s'est
récemment produit un événement d'importance pour déplacer la raison
du carré objectif au carré subjectif et, à cet effet, substituer à la notion
« négative » d'idéologie une notion « positive », ayant une significa-
tion locale ou « franchement ethnocentrique », pour reprendre une ex-
pression de Rorty -celle dont la valeur de connaissance se fonde sur la
négociation entre « gens civilisés ». Et la critique de l'idéologie se
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 16

mue ainsi en une idéologie de la critique, ayant pour but d'assurer la


communication réflexive et la démission du pouvoir.

À vrai dire, on ne sait pas qui fait ces choix, les mass media ou les
universités. Mais on sait quelles sont les idées-forces de cette connais-
sance post-moderne, le sensus communis, la communauté des sujets
avec eux-mêmes et les autres qui a le droit de juger, en matière de ra-
tionalité, selon ses propres lumières, et l'herméneutique du monde de
la vie. Dans cet esprit, Alistair MacIntyre nous demande de regarder
ce qu'il y a derrière les questions de connaissance rationnelle et de
nous poser la question : en chaque situation, quelle conception de la
rationalité est opérationnelle ? On sourira de ce tableau d'oppositions
frustes. Cependant, au fur et à mesure que le scandale du post-
moderne s'estompe, on saisit que son problème est celui de la connais-
sance - disons scientifico-technique, mais pas seulement - de même
que celui de la modernité était le problème de la croyance. Cependant,
à travers ces oppositions, je veux aussi indiquer que l'oscillation entre
la rationalisation moderne et la subjectivation moderne autour de
l'animal irrationale se produit dans le même cadre des sociétés con-
çues. Et l'on ne change pas de cadre parce qu'on change de sens. Sans
doute est-ce là la raison pour laquelle, Lyotard l'évoquait récemment,
on ne peut les identifier comme des unités historiques circonscrites.

III

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Je voudrais suggérer, idée un peu rétive, qu'un concept clé ouvre


sur une autre vision, même s'il est fortement marginal parmi nous,
sauf en psychologie sociale et anthropologie. Pour autant qu'il per-
turbe l'apologie de la modernité en faveur des sociétés conçues, il a
plus d'affinités avec les sociétés vécues -celles qui maintiennent une
continuité entre leurs savoirs et leurs croyances, ritualisent leurs insti-
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 17

tutions en passions communes. Ce qui leur importe, à coup sûr, c'est


de générer de tels savoirs pour élargir le champ des croyances reli-
gieuses et mythiques qui assurent l'unité et permettent à chacun de
leurs membres d'y participer. Elles ressentent la volonté de créer des
idées vivantes, au sens où l'entendait William James, afin d'éviter
l'insatisfaction radicale qu'observe Wittgenstein lorsque la forme du
jugement et de l'action se détache du contexte vécu pour s'exprimer
seulement en pensées et en phrases. Sans doute la teneur des savoirs,
des langages, les formes de raisonnement varient-elles d'une société à
l'autre ; mais ce qui persiste, c'est leur valeur de conviction et d'action
collectives. « En matière de croyance, disait Goethe, tout revient à
croire, et ce que l'on croit n'a pas d'importance. » Comme de juste,
c'est le sens même du concept, fondamental à mon avis, de représenta-
tions sociales ou collectives, dont la sociologie ne fait guère usage,
tant il prend à contre-poil les discours convenus sur l'animal irratio-
nale.

Quoique j'aie essayé de bâtir une théorie à partir de ce concept, je


m'en tiens pour aujourd'hui aux thèses liminaires de Durkheim. De
toute évidence, l'animal irrationale marqué par la magie et l'idéologie
est l'homme collectif, la masse humaine. Or, selon Durkheim, si les
croyances, religieuses ou autres, de tous les peuples sont des illusions
ou des erreurs, en ne comprend pas pourquoi ils en seraient à la fois
les artisans et les dupes. En outre, si les croyances sont uniformes et
stables, elles doivent résulter d'une pensée collective. A travers sa cri-
tique de Hume et de Kant, il vise Descartes quand il affirme que la
seule façon d'expliquer pourquoi nos associations d'idées sont régu-
lières et pourquoi nous sommes obligés d'admettre les catégories de
causalité, de force, c'est d'admettre la contrainte d'une représentation
collective, oeuvre de la communauté et qui s'impose à chacun de ses
membres de manière impersonnelle. On ne saurait donc commencer
au degré zéro de la connaissance et faire table rase des exemples et
des coutumes. Car c'est par eux, par leur rituel, que la société transmet
les représentations collectives qui ont toutes les qualités de stabilité et
de généralité d'un concept. La rationalité ne se manifeste donc pas
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 18

seulement au terme de l'évolution, dans notre société moderne, elle est


implicitement présente dès le départ, au cœur des croyances et des
rituels des religions primitives. Les hommes vivent dans un clan, une
société déterminée ; et leurs croyances, prenant appui sur un fonds
conceptuel au sujet duquel ils s'accordent, animent leurs institutions et
les consolident. Donc il n'y a rien de moderne dans la rationalité,,
même s'il y a une rationalité moderne. Car, écrit Durkheim, « un
homme qui ne penserait pas par concepts ne serait pas un homme ; car
ce ne serait pas un être social ». Si animal irrationale il y a, ce ne peut
être que l'individu détaché de son groupe, en état d'apathie, lorsque la
représentation sociale relâche sa contrainte.

Or ce concept de représentation sociale devient à la fois sulfureux


et fécond quand il ruine le postulat selon lequel il existe des sociétés
et des cultures moins rationnelles que d'autres, à l'instar des fameux
animaux d'Orwell moins égaux que d'autres. Il élimine la référence à
un critère absolu de jugement, d'une part, et à une validation externe,
de l'autre. Vous saisissez pourquoi ; les représentations sociales ne
sont pas les reflets subjectifs ou les superstructures d'un ordre social
qui aurait une existence physique ou économique indépendante. Bien
plutôt elles sont parties constitutives de cet ordre en classant, en don-
nant un sens et une valeur aux actions sur le monde. En somme, la
réalité d'une société ou d'une culture, pour paraphraser Hilary Putnam,
n'est pas indépendante de la représentation que partagent ses
membres. Et puisqu'elles diffèrent grandement d'une société ou d'une
culture à l'autre - le plus grand écart apparaissant entre les sociétés
traditionnelles et les sociétés modernes, on n'ose plus dire civilisées -
la façon dont ailleurs les hommes se comprennent, communiquent,
agissent est par nécessité différente, voire opposée à la manière dont
nous le faisons. Non parce qu'ils sont incapables de penser d'une ma-
nière impersonnelle et sont non rationnels, mais parce que leurs repré-
sentations - que Lévy-Bruhl nommait mystiques -sont incompatibles
avec nos représentations scientifiques. Les unes et les autres étant aus-
si incommensurables entre elles que les paradigmes de Kuhn, et pour
des motifs analogues. Mais, du fait qu'ils sont incommensurables,
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 19

vous n'en déduisez Pas qu'un paradigme est moins scientifique qu'un
autre. Il en va de même de la rationalité des cultures et des représenta-
tions qu'elles partagent et sur lesquelles se fonde leur vie. Que, sous sa
forme classique, cette notion et sa vision du rapport entre croire et
connaître demeurent insatisfaisantes, je l'admets. Mais le récent ver-
dict de Gellner me paraît juste : « On ne dispose pas d'une meilleure
théorie. »

Nous hésiterons donc à dire : la société moderne a le monopole de


la rationalité. Tout au plus peut-on affirmer qu'elle a le monopole
d'une rationalité singulière. De même, on ne soutiendra pas que les
notions d'idéologie ou de magie expriment quelque chose de fécond
dans la mesure où elles supposent qu'il a fallu se débarrasser d'un fa-
tras de savoirs empiriques, de croyances illusoires, pour acquérir cette
rationalité singulière qui abat le couperet sur les temps passés tout en
gémissant sur le temps présent. Nous avons simplement changé de
rationalité, comme font les scientifiques quand ils substituent une vi-
sion statistique à une vision déterministe des phénomènes.

IV

Retour à la table des matières

En guise d'improbable conclusion, je voudrais vous présenter deux


observations relatives à la modernité qu'une théorie des représenta-
tions sociales nous suggère.

D'une part, il est clair, même pour l'ignorant que je suis, que les
questions de modernité touchent aujourd'hui un nerf sensible, du fait
qu'elles se changent aussitôt en questions angoissées sur notre destin.
Il nous est cependant devenu plus difficile qu'autrefois de découvrir,
sous les strates d'images superposées, celle qui, comme la statue du
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 20

Commandeur, provoque un tel frémissement. Sans doute est-ce tou-


jours l'image de l'homme rationnel dont la maîtrise de lui-même au
moyen de la nature et la prévision scientifique de l'avenir expriment le
projet d'une société vraie. Malgré les humeurs mélancoliques de
l'époque, ceux qui ont le pouvoir, en parlant de globalisation, de libre-
échange, de démocratie de marché, évoquent les diverses manières de
réaliser ce projet et de rectifier la modernité. L'étonnant est que, dans
les sciences sociales, il est fort peu question des formes de pensée qui
le concernent, même dans le discours public. Toutefois, si vous
m'avez suivi jusqu'ici, vous percevez une opposition profonde entre
une pensée stigmatique et une pensée symbolique visant à donner un
sens à la modernité.

En peu de mots. la pensée stigmatique sépare la modernité de tout


le reste, comme un événement unique en Europe, ainsi Weber, ou
dans l'histoire, ainsi Marx. Cette séparation est constitutive du mou-
vement social qui veut dégager la société rationnelle sous-jacente aux
autres sociétés, comme la vérité cachée derrière l'apparence des
choses, des institutions. Ceux qui impulsent ce mouvement, en vertu
d'un savoir précis, sauraient aussi le guider vers la conscience de soi,
vers celle d'un but et du monde social tel qu'il est et non pas tel qu'il
nous trompe. Oui, la pensée est stigmatique et, au sens strict, presque
diabolique, pour autant qu'elle vise à briser les « symboles » qui nous
lient les uns aux autres, et nos oeuvres par là même. Vous pouvez
énumérer les étapes : connaissance séparée de la croyance, progrès
coupé de la tradition, histoire sevrée de la préhistoire, science dis-
jointe de la conscience commune, etc. Pour cette pensée, la rationali-
sation consiste en une série d'expulsions des seconds termes au profit
des premiers, en une répudiation de la subjectivité individuelle et de
l'intersubjectivité collective. Et les figures de l'irrationalité, magie ou
idéologie, diabolisent en quelque sorte tout ce que l'on se prépare à
exclure, à condamner comme restes inadéquats ou stades prélimi-
naires de la modernité. Au même titre que les peuples, les sacralités
n'ont plus de terre promise. je pense que l'on peut parler d'une rationa-
lité obtenue par des négations successives de sociabilités vivantes et
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 21

dont les stigmates sont dénoncés au cours de la glaciation progressive


des valeurs et des sentiments collectifs - afin qu'on puisse en faire la
théorie, bien entendu, mais aussi prononcer le verdict qui les con-
damne à la mort ou au désert. Je serais curieux de savoir s'il existe une
autre époque dans l'histoire de la culture aussi marquée que la nôtre
par la volonté d'une mort annoncée - mort de Dieu, mort du sujet,
mort de l'homme, mort de l'histoire, et ainsi de suite.

Quant à la pensée symbolique, elle nous rappelle qu'une oeuvre


humaine, une culture, même à bout de souffle, conserve sa valeur à
titre de tessera, de geste de reconnaissance et de lien. Dans la mesure
où elles visent à restituer une qualité de raison aux religions, aux
croyances magiques, aux cultures dites primitives, aux savoirs popu-
laires, la notion, puis la théorie des représentations sociales donnent
un sens à ce geste de reconnaissance et de lien. Elles présupposent que
l'idée selon laquelle, en procédant à toutes ces séparations, nous pou-
vons faire « place nette » et prendre un nouveau départ, un départ mo-
derne, est une vue trop simple de la rationalisation, et de plus ruineuse
pour notre société. Au contraire, c'est en renonçant à faire place nette
que l'on parvient à traduire la science en une croyance et un sens
commun partagés, à transformer les structures actuelles de la raison en
une seconde nature, inconsciente, susceptible d'agir comme des pas-
sions collectives et des normes morales.

Oui, la modernité signifie à toute société tard venue de compléter


le monde qui la précède et de déployer l'éventail des possibilités hu-
maines. Elle peut se vouloir neuve, mais ne l'est pas vraiment et ne
peut subsister que si elle rétablit une alliance suspendue avec les
autres, si elle tire une énergie du rayonnement qui émane du big bang
initial. De ce point de vue, la rationalisation apparaît comme une suite
d'inclusions des savoirs et des croyances éclos au cours de l'histoire
pour leur donner une autre valeur et une autre motivation. C'est donc
en priorité un travail symbolique des hommes en société, ayant pour
vocation d'expliquer les choses de façon rigoureuse et de les interpré-
ter pour leur conférer un sens. À cette seule condition, elle prépare les
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 22

hommes à vivre ou à oeuvrer sous l'impératif de la déchirante ascèse


qu'exigent d'eux l'individuation et la complexité croissante de tout ce
qui les environne. Comme l'a écrit il y a peu le sociologue Peacock :
la modernité signifie « la conscience plutôt que la condition d'être
moderne ».

Bien entendu, la pensée stigmatique et la pensée symbolique ne


sont pas aussi sommaires que l'esquisse que j'en trace, faute de temps.
Mais je soutiens qu'elles expriment l'alternative en matière d'attitudes,
de langage, d'action, de mentalité, voire de sentiments intimes accom-
pagnant la modernité. Ce sont les deux voies qu'elle aurait pu prendre,
mais l'une seulement a prédominé de bout en bout. Et, pour ne pas
rester dans le vague, quant aux sciences sociales, il me semble que
l'on peut associer la première aux noms de Weber et de Marx, la se-
conde à ceux de Durkheim et Simmel 4. En remontant plus haut, on en
aperçoit l'épure chez Descartes pour l'une et chez Pascal pour l'autre.
On peut néanmoins se demander pourquoi la France et même l'Europe
ont choisi une de ces voies vers la modernité au détriment de l'autre.
Et je n'hésiterai pas à définir la tendance post-moderne comme une
des tentatives de remettre en question le caractère définitif de ce
choix.

Il n'est pas dans mon intention de me laisser entraîner dans un


monde de débats dont vous n'ignorez pas l'importance. Mais, au risque
d'apparaître provocateur, je n'ai pu m'empêcher d'exprimer le peu de
bien qu'on peut attendre de la ligne de pensée dont sont issus les con-
cepts de magie, d'idéologie et de rationalité instrumentale. je vous en
ai suggéré une autre, à mes yeux plus cohérente et féconde au regard
de notre anthropologie. A suivre cette ligne, on pose un autre regard
sur la tragédie de notre culture qu'a si bien comprise Simmel. Pour lui,

4 Il est intéressant de noter que la notion de représentation collective n'est même


pas évoquée dans les exposés concernant la pensée de Durkheim. Cet efface-
ment s'explique par son « intégration » dans la première vision de la moderni-
té qui ne peut se dispenser des notions de rationalité instrumentale et d'idéolo-
gie.
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 23

elle serait due au fait que la science, la technique, les arts, engendrés
par l'élan de l'action humaine en quête de maturité et de perfection,
ont perdu peu à peu leur rapport à leurs propres créations et leurs fins
intellectuelles - cela en raison même de leur réussite, peuplant ainsi la
culture d'êtres étranges, impersonnels, autonomes, menaçants par leur
extranéité et incompatibilité avec les formes de vie personnelles. Ainsi
notre force créatrice, en particulier dans les sciences et les techniques,
révèle en même temps une impuissance glacée.

Que doit-on en penser ? Nous sentons bien, par simple introspec-


tion, que ces réflexions sont en accord avec notre expérience. Et pour-
tant il nous faut admettre que la tragédie exprime en profondeur da-
vantage notre impuissance à transformer le monde de nos connais-
sances, porteuses de vérités, en monde de nos croyances, porteuses de
valeurs. Une scission atteste ce fait : notre existence repose d'un côté
sur des savoirs, des pratiques, des langages qui ont une origine et, de
l'autre, sur des symboles, des convictions et des idéaux qui en ont une
autre. Concrètement : d'un côté nous nous appuyons sur les énergies
de la science, de la technique ou de l'économie, de l'autre sur les va-
leurs de la nation ou de la religion, voire d'un mythe rémanent comme
celui de la race. Et il nous est tout aussi impossible de les harmoniser
entre elles que de les opposer par la médiation des structures de la so-
ciété, comme en témoigne la violence généralisée aujourd'hui.

Certains estiment pouvoir y parvenir grâce à une pensée critique,


une communication transparente ou une déconstruction radicale des
présupposés de la science, de la technique ou de l'économie. La plu-
part cependant attendent une issue de la recherche d'une identité salva-
trice, alors que la cause en est bien cette scission due à notre oubli de
l'art immémorial qui permet de doter nos connaissances d'une force
propre de croyance, l'art de transformer nos actions en valeurs, nos
idées en convictions « fermes et consistantes », comme le disait
Hume, de faire surgir de notre raison une foi collective manifestant le
contenu de notre vie et de nos institutions. Une foi qui change notre
société elle-même en un fonds de croyance destiné à servir, écrivait
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 24

Simmel, « comme jadis l'idée de Dieu, de réceptacle canalisant les


perceptions multiples des réalités fondamentales et des nonnes
idéales ».

Faute de quoi, tout, y compris la morale, baigne dans la nostalgie


des vertus et des sens perdus, dans ce que les Anglais appellent
« émotivisme », et les discours éthico-politiques aussi bien que les
mass media ne communiquent plus des informations ou des opinions,
mais des émotions. je suis enclin à voir là une des raisons de l'implo-
sion à l'Est, dans la mesure où les idées socialistes sont restées en-
closes dans la sphère d'une idéologie scientifique, sans force de con-
viction et d'emprise sur le sens ordinaire de la vie en commun. Ce que
redoutait Lénine lorsqu'il pressentait qu'« il ne faut pas tenir pour réa-
lité que ce qui entre dans la vie culturelle, dans les mœurs, dans les
coutumes ». Or rien n'est plus évident, car si la croyance ne régit pas
la connaissance de la réalité, elle seule donne une réalité à la connais-
sance.

Mais, encore une fois, souvenez-vous de la formule de Goethe, qui


est aussi celle de Pascal : la croyance ne dépend pas d'un contenu par-
ticulier, scientifique ou religieux. Toute idée, toute image, tout lan-
gage peut en devenir le support lorsqu'un appel existe ou que l'action
le requiert et dont chacun puisse se ire, comme le note Wittgenstein :
« Voici ce à quoi je pense out le temps et sur quoi je guide ma vie. »
Nous en sommes conscients, la démocratie et la rationalité elles-
mêmes seraient moins vulnérables aujourd'hui si elles étaient investies
du pouvoir indiscutable d'une foi collective. Sans elle, on ne verra pas
se former cette « personnalité démocratique » que Touraine et moi-
même appelons de nos vœux.

Je vous sais réticents et vous entends me répliquer que tout cela


implique une régression, la croyance étant un préalable, en deçà et
non pas au-delà du savoir rationalisé. Mais puisque tout le monde, de
nos jours, invoque l'autorité de Freud à propos de la tragédie de notre
civilisation ou des malaises de notre raison, permettez-moi d'évoquer,
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 25

à titre d'argument, sa version du progrès de la spiritualité humaine.


Selon lui, le moment initial de ce progrès vise à l'éveil de nos sensa-
tions et de nos pulsions ; le moment suivant a pour condition de re-
noncer aux unes et aux autres en faveur de l'intelligence et du savoir.
Mais le dernier moment et le véritable progrès spirituel s'expriment
sous la forme mystérieuse de la croyance. À la fois elle marque un des
sacrifices de la raison et les hommes voient en elle « une splendide
réalisation ». Si nous ne réussissons pas à accomplir ce progrès, à mé-
tamorphoser nos sociétés conçues en sociétés vécues, nous continue-
rons à nous débattre et à nous déchirer sous ce qu'un poète imagine
être notre geteilte Himmel, le ciel divisé.

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