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Modernite Societes Vecues
Modernite Societes Vecues
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Serge Moscovici
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(1993)
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Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Clas-
siques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif
composé exclusivement de bénévoles.
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, profes-
seur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Serge MOSCOVICI
Courriel : moscovic@msh-paris.fr
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
I
II
III
IV
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 6
d'êtres en chair et en os, cherchant à briser les barrières qui les isolent
et les bornent. Ainsi, quand la vie en commun est pleine et calme, rè-
gnent la stabilité et la sécurité grâce à une raison qui prévoit et justifie
tout, à condition que les individus consentent à suivre ses principes.
La subjectivation n'est pas encore nécessaire à ce stade. Elle le devient
lorsque éruptions et convulsions remuent cette vie en profondeur,
lorsque la raison entre en crise. Il devient alors nécessaire de croire à
quelque chose, puisque l'image unitaire et confiante du monde se
fragmente et que l'on éprouve une inquiétude croissante à propos de la
société où l'on vit et de ce qui s'étend au-delà.
II
J'abrège. Pour Marx, cet automate mental n'est pas, comme pour
Weber, sous l'influence de la magie mais de la religion. C'est elle qu'il
dénonce comme obstacle à toute modernité, à toute sortie de la préhis-
toire. Et la tâche de la science, comme celle du parti qui s'y appuie, est
de faire que l'idéologie perde son soutien, en éliminant copies et con-
trefaçons pour ne garder que l'original de la raison. C'est la fonction
de la critique marxiste des formes aliénées de la conscience, en parti-
culier de la conscience religieuse qui imprègne toute la vie mentale et
morale des hommes et des femmes, surtout dans les classes oppri-
mées. Oui, tous les penseurs marxistes, y compris Lénine et Gramsci,
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 15
Quoi qu'il en soit, il est certain que notre vision post-moderne re-
prend, pour l'essentiel, nombre de traits que l'on reconnaissait autre-
fois à l'anti-modernité. En fait, la critique de la modernité s'est élargie
jusqu'à mettre en question la rationalité elle-même. -Plutôt que la dé-
mocratie et le progrès, on suggère qu'elle engendre la bureaucratie et
la répression. Elle ne génère ni connaissance, ni liberté. Elle n'a pas
pour alliées la science ou la technologie afin de comprimer la magie
ou l'idéologie, puisque science et technologie elles-mêmes viennent
d'être reléguées dans le purgatoire des idéologies. À coup sûr, il s'est
récemment produit un événement d'importance pour déplacer la raison
du carré objectif au carré subjectif et, à cet effet, substituer à la notion
« négative » d'idéologie une notion « positive », ayant une significa-
tion locale ou « franchement ethnocentrique », pour reprendre une ex-
pression de Rorty -celle dont la valeur de connaissance se fonde sur la
négociation entre « gens civilisés ». Et la critique de l'idéologie se
Serge Moscovici, “Modernité, sociétés vécues et sociétés conçues.” (1993) 16
À vrai dire, on ne sait pas qui fait ces choix, les mass media ou les
universités. Mais on sait quelles sont les idées-forces de cette connais-
sance post-moderne, le sensus communis, la communauté des sujets
avec eux-mêmes et les autres qui a le droit de juger, en matière de ra-
tionalité, selon ses propres lumières, et l'herméneutique du monde de
la vie. Dans cet esprit, Alistair MacIntyre nous demande de regarder
ce qu'il y a derrière les questions de connaissance rationnelle et de
nous poser la question : en chaque situation, quelle conception de la
rationalité est opérationnelle ? On sourira de ce tableau d'oppositions
frustes. Cependant, au fur et à mesure que le scandale du post-
moderne s'estompe, on saisit que son problème est celui de la connais-
sance - disons scientifico-technique, mais pas seulement - de même
que celui de la modernité était le problème de la croyance. Cependant,
à travers ces oppositions, je veux aussi indiquer que l'oscillation entre
la rationalisation moderne et la subjectivation moderne autour de
l'animal irrationale se produit dans le même cadre des sociétés con-
çues. Et l'on ne change pas de cadre parce qu'on change de sens. Sans
doute est-ce là la raison pour laquelle, Lyotard l'évoquait récemment,
on ne peut les identifier comme des unités historiques circonscrites.
III
vous n'en déduisez Pas qu'un paradigme est moins scientifique qu'un
autre. Il en va de même de la rationalité des cultures et des représenta-
tions qu'elles partagent et sur lesquelles se fonde leur vie. Que, sous sa
forme classique, cette notion et sa vision du rapport entre croire et
connaître demeurent insatisfaisantes, je l'admets. Mais le récent ver-
dict de Gellner me paraît juste : « On ne dispose pas d'une meilleure
théorie. »
IV
D'une part, il est clair, même pour l'ignorant que je suis, que les
questions de modernité touchent aujourd'hui un nerf sensible, du fait
qu'elles se changent aussitôt en questions angoissées sur notre destin.
Il nous est cependant devenu plus difficile qu'autrefois de découvrir,
sous les strates d'images superposées, celle qui, comme la statue du
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elle serait due au fait que la science, la technique, les arts, engendrés
par l'élan de l'action humaine en quête de maturité et de perfection,
ont perdu peu à peu leur rapport à leurs propres créations et leurs fins
intellectuelles - cela en raison même de leur réussite, peuplant ainsi la
culture d'êtres étranges, impersonnels, autonomes, menaçants par leur
extranéité et incompatibilité avec les formes de vie personnelles. Ainsi
notre force créatrice, en particulier dans les sciences et les techniques,
révèle en même temps une impuissance glacée.
Fin du texte