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lités, non des réalités, car toute génération d'une chose réelle
est en vue d'une fin. Le monde des mathématiques reste un
monde de pures possibilités parce que le principe du Bien ne
joue aucun rôle » (ibid., p. 43). — Nous avons vu jusqu'ici
que sensible et intelligible étaient deux moments différents
d'un même processus qui se déduisaient l'un de l'autre par
complication x croissante ou décroissante, suivant qu'on allait
des Idées au devenir, ou inversement ; et qu'au fond toutes les
essences n'étaient que des générations qui s'étaient stabilisées
dans la formule et la composition la plus « viable » et la plus
harmonieuse, la plus solide et la plus permanente, celle qui
imite le mieux la perfection du Bien. C'est cela le sens, en
dernière analyse, de la phrase : yiveaiç eiç oùaiav, dont
l'explication constitue la clef de tout le problème posé dans le Philèbe.
Comparons maintenant nos résultats avec l'étude, si fine par
ailleurs et si pénétrante, que Bergson a consacrée à la philosophie
de Platon vers la fin de son Évolution créatrice. On y lit entre
autres le passage suivant :
Elle [l'intelligence] s'installe donc dans l'immuable, elle ne
se donnera que des Idées. Pourtant il y a du devenir, c'est un fait.
Comment, ayant posé l'immutabilité toute seule, en fera-t-on en
sortir le changement ? Ce ne peut être par l'adddition de quelque
chose, puisque, par hypothèse, il n'existe rien de positif en dehors
des Idées. Ce sera donc par diminution. Au fond de la philosophie
antique gît nécessairement ce postulat : il y a plus dans l'immobilité
que dans le mouvant, et l'on passe, par voie de diminution ou
d'atténuation, de l'immutabilité au devenir. C'est donc du négatif,
ou tout au plus du zéro, qu'il faudra ajouter aux Idées pour obtenir
le changement. En cela consiste le « non-être » platonicien, la
« matière » aristotélicienne — un zéro métaphysique qui, accolé à
l'Idée, comme le zéro arithmétique à l'unité, la multiplie dans
l'espace et le temps. Par lui l'Idée immobile et simple se réfracte
en un mouvement indéfiniment propagé (L'évolution créatrice,
p. 316). ... Dégradez les idées immuables : vous obtenez par la
même le flux perpétuel des choses » (ibid., p. 316).
Nous saisissons tout de suite, en lisant ces phrases, par quel
B. Dialectique et physique.
C. Proportion et harmonie.
la vérité, l'intégrité des Idées, et elle aussi qui, sous son autre
nom d'ordre et de règle, constitue la solidité et la viabilité de
toutes ces ysvscreiç sîç oùoiav dont nous parle le Philèbe. Car
sans elle aucune génération ne pourrait se stabiliser en entité
viable, et tout serait en mouvement désordonné et chaotique,
caractérisé par l'acosmie la plus irrémédiable.
S'il y a des essences permanentes et identiques à elles-mêmes,
« des réalités qui demeurent toujours dans le même état, de
la même manière » (rà ael xaxà Ta aura coctocutcuç syovTa)
(Philèbe, 59 c), c'est bien grâce à elle.
Le « sans aucun mélange » (àu-siXTOTocroc) du même dialogue
n'est pas pour nous dérouter. Car, outre que Platon se hâte
d'ajouter aussitôt : « ou bien en celles qui leur sont le plus
possible apparentées », le àu.eiXfOTam ne signifie autre chose,
à notre avis, que le fait que, les proportions étant parfaites, il
se fait un si heureux équilibre dans le mélange de la Limite
ct de l'Illimité, une fusion si intime et si proche de l'Unité
complète, que le tout tend à ressembler à la pureté idéale du
Bien.
Plus la proportion géométrique et l'analogie sont puissantes
et plus la composition ontologique tout entière se trouve voisine
de l'Un. Ainsi tout le mélange platonicien ne sera, au fond,
qu'une longue série où chaque terme imite, autant que possible,
la pureté du terme qui les régit tous (celui du Bien, ou Un)
tendant avidement vers son prédécesseur (le terme
immédiatement supérieur) qui est plus pur et plus parfait que lui, étant
de proportions plus proches de l'Unité Suprême.
Ainsi donc les choses s'avèrent posséder ce caractère, cette
vertu d'organisation et de tendance vers l'Harmonie. Elles
imitent le Modèle immuable, source de toute géométrie, tendant
à s'identifier à lui (ôu.oioua9ai) 1.
Mais il y a toute une gamme de degrés en ce qui concerne
ce dynamisme organisateur et harmonique. Au plus haut de
l'échelle se trouve le Bien lui-même ; vient ensuite l'âme humaine
qui, avec la pensée et la conscience qui la caractérisent, possède
une acuité et une vertu d'élaboration et d'information
remarquables. Elle est ainsi une force-forme, une cause finale qui met
partout de l'ordre et de la cosmicité.
Au fond il s'agit toujours d'une détermination intégrale de
la Matière, de ce Non-Être, de cet Autre, cause nécessaire de
toute confusion, de tout mal, de tout obscurité et désordre. En
l'une est celle de l'Être ou du vouç (125 : TaÙTOv S' ècm voeïv xal o&vexev
èan v6fj[i.a) ; l'autre — seule praticable par les mortels — est la voie de la
86£a (121). Il en va de même chez Anaxagore, dans le système duquel nous
avons, d'une part, le vouç, et de l'autre, le mélange primitif qui représente le
CFCOji.aTOEt.Sec; le cw[i,a constitué (du Cosmos) n'appartenant qu'au genre mixte
(mélange du <jco[i.a et du mélange primitif).
1. Cf. Timée, 50 c pour cette pénétration : la matière — àvoia en terminologie
des Lois — est xivoojisvov te xal 8iaax7](i.aTt.Ç6[i.Evov ûtto twv elat,6vTcov
(les Idées, le voùç) ; ibid : elciôvxa xal èÇiévTa (formules de pénétration).
2. Cf. notre article sur le mélange chez Anaxagore {Bulletin Guillaume Budê,
3, 1956).
3. Ibid.
4- fWrf.
LA DERNIÈRE DOCTRINE PLATONICIENNE 43 1
Ce dernier dialogue nous apprend que le vouç doit son pouvoir
de domination l, au fait qu'il possède « la science (ÈTUaTYjjATjv)
de ce qui est utile (ÇufxcpspovToç) à chaque partie (de l'âme) et
à la communauté qu'elles (ses trois parties) forment à elles
trois » 2. Or le £uu,cpépov, qui implique le mouvement universel 3,
s'avère le synonyme du beau et du bon 4 — ou encore du
xspSocXéov — qui se mélange à toutes choses en les traversant 5.
En définitive l'âme, grâce à sa connaissance du Bien
— connaissance qui est la source de sa §uvoc[i,iç 6 — met en
contact le Non-Être qu'est la Matière — aoo|jiaTOSt.8èç ou
àvoia — avec les Idées, Formes immédiates du Bien 7.
C'est grâce donc à cette action psychique 8 — ■ homologue
du mouvement de pénétration et de mixtion, ainsi que
d'harmonisation et de justice — que s'effectue, en dernière analyse,
la Siaxocrfi.YjG'iç de cette Cité Universelle qu'est le tout organisé
du Sensible.
E. Le temps.
dre1. résidu
absolument Que
rien.led'espace
temps est
et une
de temps.
entité limitée,
En dehorson peut
donc leduvoir
Cosmos,
peut-être
il n'y
dans
aura
la théorie
platonicienne de la grande Année, « au bout de laquelle toutes les apparences
célestes reviennent à leur situation initiale » (cf. Notice du Timée, p. 151).
2. Timée, 36 e.
3. Timée, 37 d.
4. Le nombre est né avec la constitution de l'Ame du Monde : n'est-il pas,
en effet, le produit de l'union du Même et de l'Autre, génératrice de la j
5. Timée, 37^-380 : xax' àpiôfjLov ... xuxXoupiivou.
6. Le nombre est en liaison directe avec la fonction diacritique et divisante
de la Metrétique du Politique 287 c : SeT yàp etç tov èyyÛTaTa ... Tépiveiv
àpi6[jt,6v. Or la metrétique ([jiéTpov, [zÉTpiov) n'est qu'un synonyme du noâ-
piov, instance par excellence du jaillissement du TcacvreXtoç 6v et du temps qu'il
englobe (ef. notre étude sur L'esthétique de la composition platonicienne des mixtes :
harmonie et néant des mixtions, p. 88 et suiv,)
7. 4? «»
436 LA DERNIÈRE DOCTRINE PLATONICIENNE
Nicolas-Isidore Boussoulas.